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Title : Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne

Author : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Publisher : Presses universitaires de France (Paris)

Publisher : BelinBelin (Paris)

Publication date : 1986-07-01

Relationship : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780

Relationship : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780/date

Type : text

Type : printed serial

Language : french

Format : Nombre total de vues : 25346

Description : 01 juillet 1986

Description : 1986/07/01 (T33)-1986/09/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Rights : Consultable en ligne

Rights : Public domain

Identifier : ark:/12148/bpt6k54463607

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-117877

Provenance : Bibliothèque nationale de France

Online date : 06/01/2009

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revue cThistoire moderne et contemporaine

Publiée chaque trimestre par la Société d'Histoire moderne avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Directeurs honoraires : f Charles H. POUTHAS, Roger PORTAL et Jean-Baptiste DUROSELLE

Directeur : Pierre MILZA

Rédacteurs en chef : Jacques BOUILLON et Daniel ROCHE

sommaire

ÉTUDES

Marie-Claude DINET-LECOMTE : Recherches sur la clientèle hospitalière aux xvrp et xvrrF siècles :

l'exemple de Blois 345

Bruno BENOIT : Trévoux et ses tireurs d'or et d'argent au xvm* siècle 374

Pierre JARDIN : L'occupation française en Rhénanie, 1918-1919. Fayolle et l'idée palatine 402

MÉLANGES

Daniel TOLLET : Les manifestations anti-juives dans la Pologne des Wasa (1588-1668) 427

Marcel GRANDIERE : L'éducation en France à la fin du XVIIIe siècle : quelques aspects d'un nouveau

cadre éducatif, les « maisons d'éducation », 1760-1790 440

Monique CUBELLS : Franc-maçonnerie et société : le recrutement des loges à Aix-en-Provence dans

la deuxième moitié du XVIIIe siècle "&$

Danièle ZERAEFA : Les centristes, la Nation, l'Europe 485

COMPTES RENDUS

Jean-François BERGIER, Histoire économique de la Suisse (Patrick Verley), 499 ; Les problèmes de l'exclusion en Espagne, publié par Augustin REDONDO (Claude Larquié), 501 ; Alain COLLOMP, La Maison du père. Famille et village en Haute-Provence aux XVIIe et XVIIIe siècles (Bernard Derouet), 503 ; Suzy HALIMI, Aspects de la vie des campagnes dans le roman anglais de 1740 à 1780 (Guy Boquet), 505 ; Marita Gnxi, Pensée et pratique révolutionnaire à la fin du XVIII' siècle en Allemagne (Claude Michaud), 506 ; Morris SLAVIN, The French Révolution in Miniature. Section des Droits de l'Homme, 1789-1795 (Raymonde Monnier), 508 ; Jean-René AYMES, La déportation sous le Premier Empire. Les Espagnols en France (1808-1814) (Christian Hermann), 509 ; Alexis de TOCQUEVILLE, OEuvres complètes, t. XVIII : Correspondance d'Alexis de Tocqueville avec Adolphe de Circourt et avec Madame de Circourt, volume établi par A. P. KERR, texte des lettres mis au point par André JARDIN (Paulette Enjalran), 511 ; Protokolle des Ministerrates der Ersten Republik. Kabinet Dr Engelbert Dolifuss, I : 20. Mai 1932 bis 18. Oktober 1932 ; II : 26. Oktober 1932 bis 20. Marz 1933, Herausgeaeben von Rudolf NECK und Adam WANDRUSZKA (Nicole Pietri), 519.

(g) Société d'Histoire moderne, Paris, 1986

ABONNEMENTS

Abonnement annuel :

1986 (4 numéros) : France : 290 F Étranger : 310 F

Chaque numéro séparé : 140 F Le numéro spécial : 170 F

Par courtiers :

Prix fort : France : 340 F Étranger : 370 F

Prix net : France : 306 F Étranger : 333 F

Les abonnements doivent être réglés au C.C.P. de la Société d'Histoire moderne, Paris 418-29, ou au Trésorier, M. J.-P. Cointet, 4, square Émile-Zola, 75015 Paris.

RÉDACTION DE LA REVUE

Toute correspondance rédactionnelle destinée à la Revue doit être adressée à M. Jacques Bouillon, 104, avenue Saint-Exupéry, 92160 Antony.

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE

La Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre à juin, le 1er dimanche de chaque mois. Les sociétaires reçoivent la Revue et un Bulletin, qui publie le compte rendu des séances, édités avec le concours du C.N.R.S. et de la Ville de Paris. Se renseigner auprès du Secrétaire général de la Société, M. Boquet, 49, boulevard Bessières, 75017 Paris.


revue d'histoire moderne TOME xxxni

xw» w.w v* xixoi.vj.iw iu"«wuw JUILLET-SEPTEMBRE 1986

et contemporaine

RECHERCHE SUR LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII» ET XVIIIe SIÈCLES : L'EXEMPLE DE BLOIS

Il est indéniable que l'histoire de la pauvreté, de l'assistance et de la délinquance à l'époque moderne a beaucoup progressé depuis plusieurs décennies. Seulement, en dehors de quelques grands travaux de synthèse 2 qui ont renouvelé la problématique, il n'y a que des études ponctuelles et partielles souvent axées sur un seul type de documents 3 ou des monographies d'histoire hospitalière d'inégale valeur qui accordent plus d'importance aux aspects institutionnels qu'à l'évocation du vécu 4.

1. Thème évoqué dans la troisième partie de notre thèse de 3e cycle sur l'assistance et les pauvres à Blois au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, dirigée par R. Sauzet et soutenue à Tours en 1982.

2. FOUCAULT (M.), Folie et déraison. Histoire de la folie à l'époque classique, Paris, 1961 ; Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, 1975.

GurroN (J.-P.), La société et les pauvres. L'exemple de la généralité de Lyon, 1534-1789, Paris, 1971 ; L'État et la mendicité dans la première moitié du XVIIIe siècle, Auvergne, Beaujolais, Forez, Lyonnais, Lyon, 1973.

MOIIAT (M.), Études sur l'histoire de la pauvreté (Moyen Age - XVIe siècle), Paris, 1974.

HUFTON (O. H.), The poor of XVIII "■ (1750-1789), Oxford, 1974.

GEREMEK (B.), Les marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1976.

3. ENGRAND (Ch.), « Paupérisme et condition ouvrière dans la seconde moitié du xvnF siècle : l'exemple amienois », R.H.M.C., t. XXIX, juillet-septembre 1982, pp. 376-410, à partir des états des indigents de 1767, 1768, 1769 et 1778 conservés aux archives communales d'Amiens. Si l'auteur a été soucieux de confronter ses statistiques d'indigents (un quart à un tiers de la population, p. 382) à celles fournies par le registre de la capitation de 1776 (29,70 %, p. 383), il n'a pas, hélas ! examiné les archives hospitalières.

ROMON (C), « Le monde des pauvres à Paris au xvnr siècle », A.E.S.C., juillet-août 1982, pp. 729-763 ; la seule utilisation des archives judiciaires (338 liasses de la série Y des A.N., également exploitées par A. Farge) ne saurait suffire quand on cherche à faire une sociologie de la pauvreté.

« Crimes et criminalité en France sous l'Ancien Régime, xvrF-xvirF siècles », Cak. Annales, n° 33, 1971.

« Assistance et assistés de 1610 à nos jours », Actes du 97e Congrès Nat. Soc. Sav., Nantes, 1972 ; Paris, 1977.

« Crimes, délits et répression dans la société classique », XVIIe siècle, n° 126, janviermars 1980.

Si ces recueils d'articles montrent la vitalité de la recherche, ils ne sont pas pour autant des synthèses définitives sur les questions abordées.

4. BELLANDE (B.), L'ancien hôpital d'Issoire, histoire institutionnelle et sociale de 1615 à la Révolution, Montpellier, 1961. La destination de l'hôpital présentée en deuxième partie (pp. 131-211) ne repose sur aucune exploitation statistique ; en revanche, PATUREAU (N.),

1


346 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Même les grandes thèses urbaines n'exploitent pas la totalité des archives hospitalières ; ce que leurs auteurs reconnaissent et justifient d'une façon fort légitime. Il est en effet impossible d'embrasser la totalité des archives de dépôts comme Lyon, Caen, Rouen ou Bordeaux ! Une vie de chercheur n'y suffirait pas 5.

Si l'histoire de la famille a suscité de nombreuses recherches sur l'enfance abandonnée dans les années 1970, elle n'a pas autant poussé les historiens à s'intéresser à la clientèle hospitalière 6. Ce thème n'est pas moins pittoresque et émouvant que le précédent. Il serait donc bien fâcheux pour l'histoire de la misère et de la pauvreté de ne relever que les enfants dans les registres d'entrées et de sorties des hôpitaux. Tous les autres (hommes, femmes, vieillards, mendiants...) méritent d'être recensés 7.

L'hôpital général de la Charité de Tours, 1656-1802, 2 vol.. Thèse Ec. Chartes, 1967, essaie de combler la perte de neuf registres d'entrées et de sorties (1772-1787) en utilisant au mieux les délibérations, les comptes et les règlements.

CUGNETÏT (P.), L'hôpital de Grenoble, des origines à la fin du second Empire (XI'-1870), 2 vol., Doct. d'État Droit, Grenoble, 1978, a su dans son deuxième chapitre sur « la condition des assistés », pp. 306-379, quantifier les différentes catégories.

LAMARRE-TAINTURIER (C), L'hôpital de Dijon au XVIII' siècle, Thèse Doc. 3' cycle, Dijon, 1978 ; monographie exemplaire de par l'abondance et la maîtrise des sources ; nous utiliserons ici l'apport de la deuxième partie fondée sur l'examen de 27 539 hospitalisés.

5. GOUBERT (P.), Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, 2 vol., Paris, 1960, précise p. xx qu'il a surtout cherché « des renseignements d'ordre économique sur les prix, les baux à ferme et les salaires dans les séries B et C du fonds de l'Hôtel-Dieu de Beauvais ».

DEYON (P.), Étude sur la société urbaine au XVII' siècle. Amiens, capitale provinciale, Paris, 1967, a « utilisé partiellement la comptabilité de l'Hôtel-Dieu de 1520 à 1789 », p. 573.

GARDEN (M.), Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, 1970, reconnaît que « les archives des deux grands hôpitaux lyonnais, la Charité et l'Hôtel-Dieu, forment deux fonds considérables, mais qu'il a à peine exploités », p. xxv. Outre les nombreux registres d'entrées et de sorties de la Charité et des registres de malades de l'Hôtel-Dieu de Lyon aux xvw et XVHF siècles, J.-P. GUTTON a aussi utilisé ceux de la Charité de Saint-Étienne (1682-1744), op. cit., pp. xxi-xxxn.

BARDET (J.-P.), Rouen aux XVII' et XVIII' siècles. Les mutations d'un espace social, Paris, 1983. En dehors des registres d'enfants et de nourrices dont il avait déjà tiré un article : « Enfants abandonnés et enfants assistés à Rouen dans la deuxième moitié du xvni* siècle », Hommage à M. Reinhard, Sur la population française au XVIII' et au XIX' siècle, 1973, pp. 19-47, il a fait des sondages dans la population hospitalière de l'HôtelDieu et de l'Hôpital général pour écrire « Assister et guérir », pp. 128-139.

6. Signalons, parmi de multiples travaux sur la question, les thèses de PBYRONNET (J.-C), Recherches sur les enfants trouvés de l'hôpital général de Limoges au XVIIIe siècle, étude économique et sociale, Poitiers, 1972, et de BLANC (F.-P.), Les enfants abandonnés à Marseille au XVIII' siècle (Hôtel-Dieu, 1700-1750), Aix, 1972. Le numéro de 1973 des Annales de Démographie Historique intitulé « Enfant et sociétés », l'article de DELASSELLE (C), « Enfants abandonnés à Paris au xvnic siècle », A.E.S.C., 1975, n° 1, pp. 187-218... ; notre maîtrise sur « Les enfants trouvés d'après les archives du Bureau des Pauvres de Chartres, 1780-1792 », Tours, 1976, résumé dans les Cahiers d'histoire, 1982, n° 1, pp. 66-79.

7. Outre les thèses de M. GUTTON et de Mmc LAMARRE, mentionnons l'existence d'un bon article trop méconnu : LOUPES (Ph.), « L'hôpital Saint-André de Bordeaux au XVIIF siècle », Revue hist. de Bordeaux et du département de la Gironde, 1972, t. XXI, pp. 79-111, qui ne s'est pas contenté de faire des sondages dans les registres de décès mais aussi dans les entrées et les sorties des malades. Que de fois la Société Française d'Histoire des Hôpitaux a-t-elle regretté, en analysant les travaux présentés pour le concours, que l'histoire sociale ne soit qu'effleurée ; aussi n'a-t-elle pas manqué de saluer l'apport des 10 139 fiches de la maîtrise de MARTIN (F.) et PERROT (F.), L'Hôtel-Dieu de Provins et la population des pauvres


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII" ET XVIII' S. A BLOIS 347

Pour notre sujet, l'essentiel des sources provient naturellement des archives hospitalières, non seulement des registres d'entrées, de sorties et de sépultures mais aussi des règlements, des comptes et des délibérations 8. Dépouiller tout ceci pour plusieurs hôpitaux peut déjà représenter une vaste entreprise mais ne saurait nous satisfaire car la seule consultation de ces archives impose une vision partielle et partiale de la pauvreté. C'est encore plus flagrant dans le cas de l'unique consultation des archives judiciaires.

La confrontation de toutes les sources susceptibles de nous donner des informations sur les pauvres s'avère indispensable pour rendre compte à la fois du poids du déterminisme social dont ils sont les victimes impuissantes et de la multiplicité de leurs devenirs divergents ; en effet, si nous les trouvons dans la même situation d' « économiquement faibles », nous constatons très vite une différenciation, par exemple entre ceux frappés par la maladie qui se retrouvent à l'Hôtel-Dieu, les vieillards, les veuves, les orphelins ou les enfants abandonnés qui sont assistés à domicile ou reçus en priorité dans les hôpitaux généraux, les mendiants et marginaux de toute espèce qui font l'objet d'une législation de plus en plus répressive au xvnr siècle 9.

En définitive, nous ne saurons jamais assez souligner la complémentarité nécessaire des sources : hospitalières, fiscales, communales, judiciaires, notariales, révolutionnaires10... L'étude de la clientèle hospitalière

malades à la fin du XVIIe siècle, Paris-I, 1974 ; des 9 978 fiches de la maîtrise de LELU (F.), La population des pauvres malades de l'Hôtel-Dieu de Provins de 1762 à 1791, Paris-I, 1976 ; du sondage au 1/12* sur 169 135 individus réalisé par GUILLON (J.), Un aspect de la population pendant la Révolution. Les entrées à l'Hôtel-Dieu de Paris, 1" nov. 1791 -10 nov. 1799, Paris-I, 1976, ainsi que les 4 405 fiches de JABERT (M.), L'Hôtel-Dieu de Sully-sur-Loire au XVIII' siècle, Orléans, 1975.

8. Les archives hospitalières de Blois sont intéressantes en quantité et en qualité :

— pour l'Hôtel-Dieu : délibérations de 1677 à 1792 (E 1 à E 3) ; comptes du xvne et du xvni 6 siècle avec quelques lacunes (E 120 à E 164), complétés par des journaux de dépenses ; registre des entrées et des sorties des hommes malades de 1720 à 1737 (F 1), lacunaire ; fragment d'un registre d'admission des femmes de 1733 à 1734 (F 2) ; liste des soldats du régiment royal reçus à l'Hôtel-Dieu de 1719 à 1720 (F 3) ; règlement général (68 H 6) ; mises en apprentissage (68 H 11) ; dons et legs (68 H 14) ; état civil de 1737 à 1789 (E 33 à E 35) ;

— pour l'hôpital général : délibérations de 1769 à 1792 (E 1 et E 2) ; comptes de 1657 à 1789 (E 3 à E 45) ; registre des pauvres admis à l'hôpital de 1752 à 1813 (F 1) ; registre des pauvres qui veulent entrer de 1772 à 1807 (F 2) ; extraits de baptême des pauvres admis, fin xvrF-xvnF siècle (F 3) ; fondations et dons (69 H 1 et 69 H 2) ; état civil de 1765 à 1792 (E 36).

9. Se reporter aux remarquables chapitres de la thèse de J.-P. GUTTON, op. cit., archives de la misère et typologie des pauvres, pp. 6 à 211.

10. Dans le cas de Blois :

A.C. BB 20 à BB 34, délibérations municipales de 1628 à 1790 ;

A.D. série B en cours de classement, des pièces nous ont été aimablement signalées par le personnel des archives ; série C, C 10 à C 15 : rôles des impôts de Blois et des quatre paroisses principales (Saint-Honoré, Saint-Nicolas, Saint-Solenne, Saint-Saturnin) ; série E, notaires, dépôts 10, 11, 12 (nombreux contrats en faveur des pauvres de la ville) ; série L qui contient des états et des plans des hôpitaux.

Sources imprimées : LESUEUR (F.) et CAUCHIE (A.), Cahiers de doléances du bailliage de Blois et du bailliage secondaire de Romorantin, Blois, 1907.


348 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

ne se réduit pas au laborieux dénombrement des hospitalisés, c'est aussi, dans la mesure du possible, l'évocation de leurs antécédents à la lumière des difficultés subies par l'ensemble des pauvres.

Situé à mi-chemin de Tours et d'Orléans, Blois n'a jamais pu vraiment s'affirmer. Les fastes de la Renaissance ont été trop éphémères pour lui donner un autre destin. Aussi, dès le xvr siècle, apparaît-elle comme une petite ville d'Ancien Régime, trois à quatre fois moins peuplée que ses deux rivales 11. Pourtant, elle s'enorgueillit d'une chambre des comptes, d'un présidial, d'une élection, d'un grenier à sel, d'une maîtrise des Eaux-et-Forêts et devint le siège d'un évêché en 1697 n. Désormais, la cité vivait d'une double fonction commerciale et administrative, plus ou moins marquée selon les paroisses. Alors que Saint-Solenne regroupait un bon nombre d'officiers, de privilégiés et de marchands, Saint-Honoré était surtout peuplé d'artisans et de commerçants ; le reste de la population laborieuse se répartissait entre les paroisses périphériques de SaintNicolas-du-Foix et de Saint-Saturnin-en-Vienne.

Comme beaucoup de villes, Blois s'est doté progressivement d'infrastructures hospitalières : d'abord un Hôtel-Dieu dès le début du xir siècle, destiné à recevoir les pauvres malades, puis un hôpital général fondé en 1657 pour renfermer les mendiants. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, les deux établissements gardèrent leur autonomie et surent entretenir une certaine complémentarité des services en faveur des pauvres de la ville et des environs. L'un et l'autre ont sans doute disposé d'une capacité d'accueil comparable entre 160 et 200 personnes 13. Vite saturé, l'Hôtel-Dieu n'hésitait pas à recourir au contingentement des enfants (20 en 1652, 30 en 1680...) et à refuser des malades en 1713. La capacité d'hébergement de l'hôpital général semble avoir été plus extensible dans la mesure où il devait absorber le flot grossissant des mendiants en temps de crise et recevoir les pauvres que l'Hôtel-Dieu refusait faute de place. Il était, en effet, plus facile de rassembler un grand nombre de pauvres valides sur un espace assez aéré que d'entasser plus de 200 malades dans les salles étroites et insalubres de l'Hôtel-Dieu 14.

Quand les grandes crises font monter la proportion des pauvres à 20 ou 30 % de la population totale, les hôpitaux, les distributions de la

11. DUPAQUIER (J.), Statistiques démographiques du Bassin Parisien, 1636-1720, Paris, 1977. Blois. — 1709 : 1 859 feux ; 1725 : 2 882 feux et 8 730 gabellants, p. 324.

Orléans. — 1713 : 10 560 feux ; 1725 : 7 766 feux, p. 349. Tours. — 1709 : 6 368 feux ; 1720 : 5 918 feux, p. 672.

12. BERJOER (J.), Histoire de Blois..., Paris, 1982, p. 3.

13. Les hôpitaux blésois sont trois à quatre fois moins grands que ceux de Caen, Dijon ou Tours, deux fois moins que l'Hôtel-Dieu de Bordeaux, celui de Toulouse et que l'hôpital de Grenoble. « L'espace utile de l'hôpital général de Caen n'a pas changé : 700 places, les ressources financières étant à la traîne du coût de la vie », PERROT (J.-C), op. cit., p. 1224.

14. Cf. chapitre III de notre thèse, pp. 58-106, qui a fait l'objet d'un article sur « Les bâtiments hospitaliers de Blois aux XVIF et xvm* siècles », Bulletin de la Société Française d'Histoire des Hôpitaux, n° 46, 1983, pp. 14-20.

Si l'hôpital général a pu multiplier sa superficie par 6 (12 ares à 80), l'Hôtel-Dieu ne l'a pas doublée (20 ares à 35).


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIIIe S. A BLOIS 349

ville, les aumônes des couvents et des particuliers ne parviennent pas à éteindre la misère 15. Qu'en est-il en temps ordinaire? La relative lourdeur des effectifs que semble avoir connue nos deux hôpitaux prouve-t-elle leur incapacité à combattre à la fois la misère structurelle et conjoncturelle ? Ne soulagent-ils pas cependant de nombreux déshérités ?

C'est ce que nous allons vérifier en analysant le rythme des entrées et la composition du monde des hospitalisés.

RYTHME INÉGAL DES ENTRÉES SELON L'ÉTABLISSEMENT

A la différence du Mans, de Dijon ou de Grenoble où Hôtel-Dieu et hôpital général furent réunis à la fin du xvir 5 siècle, Blois garda comme à Tours et à Orléans deux hôpitaux bien distincts. Est-ce un signe d'archaïsme qui témoignerait d'un particularisme plus poussé ou un indice de modernité avec l'amorce d'une spécialisation ? Nous ne sommes pas encore en mesure de répondre. Or les différences sont telles qu'elles nous obligent à envisager séparément les entrées de l'Hôtel-Dieu et de l'hôpital général; ce qui n'exclut pas les comparaisons.

I. L'Hôtel-Dieu.

A défaut des belles séries des hôpitaux de Lyon, de Bordeaux ou de Marseille 16, nous pouvons par recoupement penser que le rythme des entrées aux xvir et xvnr siècles doit ressembler à celui que nous appréhendons pour la période 1720-1737. En effet, le compte 1683-1685 nous apporte cette précision inattendue : en hiver, il y a 64 hommes et 20 femmes ; en été, 42 hommes et 13 femmes et plus de 80 enfants, ce qui représente 135 à 164 malades selon la saison sans compter les 21 religieuses et une dizaine de domestiques 17. L'Hôtel-Dieu semble se vider à l'approche de l'été pour se remplir au début de l'hiver. Seulement, ceci ne remplace en rien le dénombrement des malades à partir duquel nous saisissons les variations saisonnières.

De 1720 à 1737, l'Hôtel-Dieu reçoit 200 à 500 hommes malades par an, soit 28 en moyenne par mois. Si nous ajoutons 25 à 45 % d'enfants

15. A.C. BB 22, avril-mai 1662 : environ 3 000 pauvres dénombrés à la revue faite dans la cour du château de Blois, beaucoup d'entre eux assiègent l'hôpital général. Comme l'abbaye de Saint-Laumer ne fait pas des bouillons de la qualité requise, elle fut taxée à 68 livres par semaine. Outre les distributions de soupes aux portes des couvents d'hommes, il y eut les libéralités de la duchesse d'Aiguillon, des quêtes à domicile, la taxation des protestants...

Ce qui correspond à la fourchette proposée par CHARTIER (R.), « Les élites et les gueux. Quelques représentations (xvr=-xviF siècles) », R.H.M.C, 1974, pp. 376-388, de 5 à 20 %, p. 377.

16. BLANC (F.-P.), « L'admission des mendiants à l'assistance d'un hôpital général. La Charité de Marseille, 1641-1800 », in Études offertes à J. Macqueron. Fac. Droit et Se. Eco. Aix, 1972, pp. 101-125. Voir note 35 et les tableaux des admissions de 1641 à 1800.

Les registres d'entrées et de sorties de mendiants ont été partiellement exploités par ETCHEPARE (M.), L'hôpital de la Charité de Marseille et la répression de la mendicité et du vagabondage (1641-1750), Aix, 1961.

17. Hôtel-Dieu 3 J E 146.


350 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

et 10 à 20 % de femmes à cet apport masculin, nous obtenons un total d'entrées annuelles qui a dû varier vraisemblablement entre 500 et 100018, soit trois à quatre fois moins qu'à Bordeaux et à Rouen. En dépit des lacunes, nos résultats confirment ce que certains historiens ont déjà remarqué 19 :

— décrue des entrées en hiver (20 par mois) ;

— augmentation relative en avril-mai, au moment de la soudure ;

— afflux des malades en août, septembre et octobre (43, 47, 36).

S'agirait-il de bandes de moissonneurs fatigués ou de migrants dont l'organisme est affaibli par les effets cumulés de la soudure, des privations, des premières chaleurs et des gros travaux ? Cherchent-ils à se refaire « une santé » avant les vendanges et leur retour au pays ? Pas uniquement, la répartition géographique et socio-professionnelle permettra de nuancer le propos.

La confrontation de la courbe des entrées avec celle du prix du blé s'avère décevante 20. Il nous a cependant semblé honnête et utile d'en fournir la preuve sur un graphique (n° 1). Certes quelques correspondances existent :

— par exemple, entre la hausse du prix du froment en 1724-1725 et le niveau assez élevé des entrées qui culminent les années suivantes. Mais un tel décalage nous interdit de parler d'un parallélisme véritable entre les deux courbes.

— la corrélation paraît plus nette entre 1731-1737 ; la baisse des entrées reflète d'abord une période de bas prix (1732-1735) puis les entrées augmentent au même rythme que le prix du blé. Dès 1737, la courbe des entrées qui s'accélère semble anticiper quelque peu la crise de 1739-1740 pour laquelle nous ne possédons, hélas, aucune donnée.

En revanche, prix et entrées se trouvent en totale opposition pour les années 1727-1729. Y a-t-il en règle générale plus de concordances que de disparités ou le contraire ? Nous penchons en faveur de la première ana18.

ana18. par les comptes suivants, Hôtel-Dieu, 3 J E :

161. — 1785-1786 : 757 malades, dont 593 H, 121 F, 67 H décédés, 19 F décédées.

162. — 1786-1787 : 695 malades, dont 589 H, 106 F, 53 H décédés, 13 F décédées.

163. — 1787-1788 : 679 malades, dont 553 H, 126 F, 34 H décédés, 13 F décédées. Le nombre des enfants n'est pas indiqué.

LOUPES (Ph.), op. cit., p. 100. BARDET (J.-P.), op. cit., p. 132.

19. Au lieu de porter sur 17 ans complets, l'enregistrement ne concerne que 11 ans 1/4, soit 135 mois, qui correspondent à 3 863 entrées. Notre échantillon se réduit à 3 413 hommes malades quand on compte les mois complets.

Pointe en août remarquée par LAMARRE (C), op. cit., p. 255, et par MARTIN-PERROT, op. cit., pp. 74-79.

20. Comme il n'existe pas de mercuriales blésoises antérieures à 1756, nous avons utilisé celles de Montoire, A.D. Blois, dépôt n° 409, liasse 40 (1722-1790). Suivant les conseils de P. GOUBERT qui considère que les coefficients de Wailly sont difficilement applicables aux prix des grains pour la période 1718-1726, nous avons laissé nos prix en valeur nominale, op. cit., pp. 376 et 399.

Reconnaissons qu'il aurait été préférable de corriger l'envolée de 1725-1726 ; la hausse des prix nominaux du froment à Beauvais, Châteaudun, Janville et à Chartres en 1724-1725 a presque la même intensité que celle de 1739-1740.



352 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

lyse. Mais il faudrait au moins un siècle de relevés continus et d'autres exemples pour comparer et répondre sérieusement 21.

2. L'hôpital général.

Alors que l'hôpital général dispose d'une capacité d'accueil comparable à celle de l'Hôtel-Dieu, il ne reçoit pas autant de personnes ; il enferme en moyenne une trentaine de pauvres par an au début du xvnF siècle. Puis tout s'éclaire à partir de 1752 avec les registres : les entrées oscillent entre 9 en 1769 et 78 en 1782, mais leur niveau moyen annuel sur l'ensemble de la période (1752-1813) reste compris entre 35 et 40 si l'on ne tient pas compte de l'augmentation sensible de la décennie pré-révolutionnaire 22. Une continuité certaine semble avoir prévalu aussi bien du côté des enfants (15 à 20 en moyenne par an) que des adultes (20 à 25).

De plus, les entrées à l'hôpital général n'obéissent pas au même rythme que celles de l'Hôtel-Dieu. Elles augmentent progressivement à partir du mois d'avril, culminent en juillet mais aussi en novembre et présentent un bon niveau en hiver; ce qui n'est pas très surprenant au regard de la clientèle particulière qui aspire à rentrer à l'hôpital général, déjà transformé en hospice. Les enfants, les infirmes et les vieillards, victimes des rigueurs de la conjoncture à bien des égards, ne peuvent s'installer à l'hôpital général qu'en fonction des places disponibles. Beaucoup d'historiens du « Renfermement » l'ignorent et considèrent trop rapidement les hôpitaux généraux comme des prisons ou des maisons de correction 23. C'est pourquoi les registres des postulants nous donnent l'occasion de réviser cette vision caricaturale et simpliste.

La spécificité de la clientèle, les délais d'admission..., sont autant de facteurs qui jouent en défaveur d'une quelconque corrélation entre l'évolution du prix du pain et celle des entrées. Notre graphique (n° 2) comporte plusieurs années où les deux courbes sont en opposition : 1761-1763, 1768-1770 et surtout de 1780 à 1786. Il serait absurde de nier quelques rapprochements :

— la hausse parallèle en 1764-1765,

— les hauts niveaux des prix et des entrées entre 1770 et 1776,

— et les trois poussées d'amplitude différente en 1775, 1782, 1789 et 1792.

21. DEYON (P.), op. cit., le graphique n° 10, p. 494, montre que l'évolution des entrées à l'Hôtel-Dieu d'Amiens suit celle du prix du blé, de 1620 à 1700, avec toutefois une sensibilité plus forte des entrées qui ont tendance à amplifier ou à anticiper les crises de subsistances. Complété par le graphique d'ENGRAND (Ch.), op. cit., p. 404.

22. L'hôpital général de Tours a accueilli quelquefois plus de 1 000 pauvres avant 1700 ; mais les admissions étaient très variables d'une année à l'autre, 100 à 200 dans la décennie 1660, puis elles se stabilisent à 600 au xvm» siècle, op. cit., pp. 223-244. Celui de Dijon, de la même importance, reçoit plus de 800 pauvres par an au xvmc siècle, op. cit., p. 254.

23. Déjà souligné par J.-P. BAKDET à rencontre de M. Foucault qui « a exagéré l'aspect coercitif du Renfermement [en s'appuyant] sur une documentation réglementaire et des exemples éparpillés », op. cit., p. 128.



354 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Ce qui nous permet au total de penser qu'à l'hôpital général les disparités l'emportent sur les concordances 24 à l'inverse de l'Hôtel-Dieu dont l'afflux des malades reflète davantage les variations du prix du blé. Essayons maintenant de saisir les particularités de tous ces admis afin de mieux définir la destination de chaque hôpital.

AGE ET SEXE DES ASSISTÉS. DURÉE DU SÉJOUR

1. Une majorité d'hommes « jeunes » à l'Hôtel-Dieu.

Bien que les âges soient souvent approximatifs et comportent beaucoup de chiffres ronds ou pairs, ils sont signalés dans plus de 96 % des cas ; aussi l'importance de l'échantillon (3 714) réduit-elle ces défauts d'enregistrement.

6-10 ans 0,9 %

11-15 ans 3,4 %

16-20 ans 15,2 % J )

21-25 ans 20,8 % ) ,„ . 0/ } ,-,, n. f ,. , ■„.

26-30 ans lôiô % \ 37' 4 % ) 52- 6 % [ ?U %

31-40 ans 18,6 % )

41-50 ans 10,6 %

51-60 ans 7,6 %

Plus de 60 ans 63 %

La population masculine reçue à l'Hôtel-Dieu de Blois est donc dans la force de l'âge, bien plus jeune que celle de son époque; les hommes de plus de 40 ans et surtout les enfants (0,9 % ^ 23 %) sont sous-représentés 25.

Plus encore que l'âge, la durée du séjour est un critère qui singularise les Hôtels-Dieu. Un tiers des hommes reste moins de dix jours, les deux tiers moins de trois semaines et 80 % moins d'un mois. Une infime minorité séjourne plus de trois mois (3 % sur un échantillon de 3 829 cas) 26.

L'importance relative des retours (120 au moins) semble démontrer que la brièveté des séjours et la rapidité de la rotation des hospitalisés nuisent au bon rétablissement des malades. En fait, il s'agit moins d'un

24. Signalé par MERLE (Dr L.), L'Hôpital du Saint-Esprit de Niort (1665-1790). Contribution à l'histoire de la lutte contre la mendicité sous l'Ancien Régime, Fontenay-le-Comte, 1966, p. 68.

LAMARRE (C), op. cit., graphique p. 149, la liaison entre l'admission des enfants et le prix du froment est moins nette à la fin de l'Ancien Régime.

25. MOHEAU, Recherches et considérations sur la population de la France, 1778, Paris, 1912, p. 44 (les 1 à 20 ans = 44,6 °/o, 21 - 40 ans = 28,3 %, les plus de 51 ans = 14,6 %).

Jeunesse des hospitalisés remarquée par de nombreux historiens :

LEBRUN (F.), La mort en Anjou aux XVII' et XVIII' siècles, Paris, 1971. « La moitié

environ des malades sont restés à l'hôpital [de Baugé, 1728-1741] moins de 15 jours ; pour

l'ensemble des malades décédés, la durée moyenne est de 21 jours, de 19 pour les autres »,

p. 258.

LAMARRE (C), op. cit., p. 259 ; LOUPES (Ph.), op. cit., p. 87, même proportion de 27 %

entre 20 et 30 ans ; MARTIN-PERROT, op. cit., pp. 85-81.

26. Rotation plus rapide à Dijon : LAMARRE (C), op. cit., p. 257, de 5 à 10 jours.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIII' S. À BLOIS 355

traitement que d'un repos réparateur avec l'assurance de manger à sa faim. Ainsi, Paul Hobineau, 52 ans, jardinier de Loudun, invalide, est entré le 25 avril 1728, est sorti le 28, est revenu le 30, est sorti le 29 juin; ou Jacques Letronne, 27 ans, charretier de Saint-Laurent-des-Eaux, entré le 30 janvier 1728, sorti le 22 février, revenu le 1er mai 1728 et décédé le 3 mai.

Comme les places sont rares, les administrateurs ont sans doute voulu éviter que les malades ne « s'installent » à l'Hôtel-Dieu. Volonté d'efficacité ou de rentabilité ? Rien ne prouve qu'ils aient anticipé sur les méthodes des gestionnaires actuels, d'autant que le séjour moyen a tendance à s'allonger dans les années 1785-1787 à 30 jours 27.

Toutes ces remarques s'appliquent au contingent masculin. En est-il de même chez les femmes ? A défaut de véritables registres d'entrées, plusieurs indices nous laissent penser que les femmes ne représentent qu'un tiers des adultes assistés à l'Hôtel-Dieu 28. Elles resteraient en moyenne de 2 à 6 semaines et appartiendraient à toutes les classes d'âge ; le veuvage contribuant à amener des jeunes femmes et des moins jeunes à l'Hôtel-Dieu.

2. Équilibre relatif entre les hommes, les femmes, les petits garçons et les petites filles à l'hôpital général™.

A la différence de l'Hôtel-Dieu, l'hôpital général reçoit presque autant d'enfants (42,2 %) que d'adultes (57,8 %), de femmes (44,9 %) que d'hommes (55,1 %). Par ordre décroissant, voici le classement des quatre catégories de 1752 à 1813M :

TABLEAU 1

Catégories Hommes Femmes Petits ^tes Total

— garçons filles

Ceux encore vivants en 1752 — — — — —

/ % 51/24,4 72/34,4 47/22,5 39/18,7 209/100

Admis après 1752 / % 727 / 32,4 568 / 25,2 526 / 23,5 425 / 18,9 2246/100

TOTAL / % 778/31,7 640/26,1 573 / 23,4 464 / 18,8 2455 / 100

27. Même constatation à Bordeaux, LOUPES (Ph.), op. cit., p. 97.

28. Hôtel-Dieu 3 J E 146, 161, 162, 163 et 3 J F 2.

Un tiers à Provins, plus nombreuses en période de crise, 25 % à Bordeaux...

Quant au chiffre avancé par CROIX (A.), La Bretagne aux XVIe et XVII' siècles. La vie, la mort, la foi, 2 vol., Paris, 1981, plus de 40 % (p. 648), il nous semble sujet à caution car il n'a pas étudié la clientèle hospitalière à partir des entrées (pp. 639-650), mais seulement à partir des sépultures qui peuvent déformer la réalité initiale.

29. Les tableaux des admissions à la Charité de Marseille dressés par F.-P. BLANC montrent que l'équilibre entre les quatre catégories est anéanti au xvine siècle par l'irruption des entants, op. cit., pp. 108-109.

30. Chiffres qui ne correspondent pas tout à fait à ceux de notre thèse, p. 335, car nous avons retranché les quelques cas de retour et les gens qui ne sont pas entrés.


356 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Les proportions devaient être comparables au début du siècle car il ne faut pas se laisser impressionner par le taux assez élevé des femmes survivant en 1752 (34,4 ^ 24,4). Ou les femmes étaient plus nombreuses 31 que les hommes, ou l'espérance de vie de celles-ci l'emportait sur celle des hommes. Les deux phénomènes ont pu jouer en même temps. De toute façon, la proportion s'est renversée en faveur des hommes à l'approche de la décennie 1780 et pendant la Révolution.

TABLEAU 2 Age des adultes à l'admission

Age Hommes (%) Femmes (%) Total (%)

é, 20 ans 12 1,5 21 3,3 33 2,3

21-30 ans 19 2,4 26 4,1 45 3,2

31-40 ans 27 3,5 32 5 59 4,2

41-50 ans 43 5,5 33 5,1 76 5,4

51-60 ans 102 13,1 55 8,7 157 11,1

61-70 ans 229 29,6 139 21,7 368 26

71-80 ans 197 25,3 162 25,3 359 25,3

81-90 ans 26 3,4 45 7 71 5

> 90 ans 4 0,5 1 0,1 5 0,3

? 119 15,2 126 19,7 245 17,2

TOTAL 778 100 640 100 1418 100

Le tableau démontre que l'hôpital général s'est vite transformé en hospice puisqu'il reçoit une majorité de vieillards 32. Près des deux tiers ont 60 ans (6,3 % à l'Hôtel-Dieu) alors que 8 % à peine ont moins de 40 ans (75,5 % à l'Hôtel-Dieu). La proportion un peu plus faible de femmes âgées (54,1 %), qui se distribuent davantage dans les classes d'âge de 20 à 60 ans, fait ressortir comme à l'Hôtel-Dieu les effets du veuvage (au moins 258 veuves) et de la solitude sur une femme démunie, plus encline à demander son admission qu'un homme placé dans les mêmes conditions.

L'enfant qui arrive à l'hôpital général a déjà connu bien des malheurs : décès d'un des parents ou des deux (31 % d'orphelins), la misère et le drame de l'abandon. Comme l'Hôtel-Dieu reçoit des enfants en bas âge dont une forte majorité de trouvés, nous constatons sans surprise que les enfants «naturels» et iniirmes sont très minoritaires (— 3 %). Le portrait type est celui de l'enfant légitime orphelin de 7-8 ans que l'on confie à l'hôpital général pour quelques années comme les deux petites Julliard, orphelines, de Saint-Nicolas, placées en décembre 1782.

31. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à Dijon, op. cit., pp. 195-197 ; à Tours, op. cit., p. 244, et à Grenoble, op. cit., p. 322 ; mêmes proportions à Niort : 41 % d'enfants, 32 % d'hommes et 27 % de femmes, op. cit., pp. 66 sq.

32. Après avoir comparé rapidement la population de l'hôpital général de Rouen en 1767 avec celle de 1789, J.-P. BAKDET écrit : « Au xvnF siècle, l'hôpital est devenu un hospice pour personnes âgées ou invalides et une pension pour les mineurs délaissés », op. cit., p. 131. Développé dans nos articles : « Vieillir et mourir à l'hôpital de Blois au xvni 0 siècle » et « La vie des personnes âgées à l'hôpital de Blois au xvnr= siècle, d'après le journal d'Isaac Girard, ancien horloger (1722-1725) », à paraître dans Annales de Démographie Historique, 1986.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIII' S. À BLOIS 357

TABLEAU 3 Age des enfants à l'admission

Age Garçons (%) Filles (%) Total (%)

^ 5 ans 12 2,1 13 2,8 25 2,4

6 ans 47 8,3 51 11 98 9,5

7 ans 141 24,6 105 22,5 246 23,8

8 ans 133 23,3 85 18,3 218 21

9 ans 87 15,2 70 15 157 15,1

10 ans 45 7,8 49 10,5 94 9

> 10 ans 47 8,2 52 11,3 99 9,6

? 60 10,5 40 8,6 100 9,6

TOTAL 572 100 465 100 1037 100

TABLEAU 4 Durée du séjour des enfants à l'Hôpital général

2 m O) M BJ »

S d 2 S3 c « G o g

Durée O^OJI^S^^ 1" 10

% % % % % % % % %

Pt G 10,2 19,3 23,5 26,4 16,8 3,2 0,6

Pt F 7,8 9,1 16,2 33,2 27,3 4,3 0,9 0,9 0,3

La durée du séjour des enfants à l'hôpital général n'appelle pas de longs commentaires car elle dépend en grande partie de l'âge à la réception. Ainsi, un enfant peut passer plus de cinq ans, s'il survit.

L'importance relative des « sorties » avant un an a une funeste signification, surtout du côté des petits garçons, apparemment plus fragiles que les petites filles (29,5 y* 16,9). Certes, quelques-uns ont été retirés par des parents avant un an, mais la quasi-totalité d'entre eux sont morts. Notons que la moitié des garçons séjourne en moyenne entre un et cinq ans et les deux tiers des filles entre deux et dix ans, avec cette particularité de rester plus longtemps que les garçons (33,7 % s* 20,6 % au-delà de 5 ans). Ceux et celles qui demeurent plus de vingt ou trente ans sont des infirmes ou des enfants devenus les domestiques de la maison (F. Duverger devenu toucheur d'âne, J. Poulevé maître d'école...).

Si le séjour moyen des adultes est inférieur à cinq ans, nous devons souligner que le temps a une toute autre « épaisseur » que celui de l'Hôtel-Dieu. Nous l'avons divisé en conséquence. Ce n'est plus le jour ou le mois qui servent d'unité mais l'année ou la décennie !


358

REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

TABLEAU 5 Durée du séjour des adultes à l'Hôpital général

2 m W W W

Durée v5*7|<sin2^«?A

% % % % % % % % %

H 14,1 17,8 193 27,4 14,9 5,1 1,2 0,1 0,1

F 18 13,5 17,8 21,9 14,7 10,2 1,3 2 0,6

L'étalement plus sensible de la durée des séjours féminins au-delà de cinq ans (28,8 ^ 21,4) reflète naturellement celui des classes d'âge constaté ci-dessus. Il n'est pas rare de voir une jeune veuve de 25 ou 30 ans y demeurer plusieurs décennies ; ce qui arrive moins souvent du côté des hommes dont la majeure partie, reçue à un âge déjà avancé, va s'éteindre assez rapidement. Comme les enfants, les vieillards franchissent difficilement le cap de la première année (31,5 % de femmes et 31,9 % d'hommes), compte tenu des problèmes de transplantation et d'adaptation à un nouveau milieu 33.

Nous sommes tentée, au terme de ces deux paragraphes, d'opposer l'Hôtel-Dieu, heu de passage où défilent de nombreux malades, à l'hôpital général, hospice ou prison (?) qui retient les gens jusqu'à leur mort. Mais n'existe-t-il pas enfin un point commun entre nos deux clientèles : l'appartenance aux classes les plus basses de la sociétéM ?

RÉPARTITION SOCIO-PROFESSIONNELLE ET GÉOGRAPHIQUE

Même si les différences sont moins marquées dans ce domaine, il convient de distinguer deux types d'assistés.

/. Malades et pauvres passants du Centre-Ouest à l'Hôtel-Dieu.

Les hommes reçus à l'Hôtel-Dieu, de 1720 à 1737, se répartissent sur près de quarante catégories socio-professionnelles les plus modestes de la société. C'est une évidence indéniable. En raison de l'existence de frontières mouvantes entre telle ou telle catégorie et de problèmes de terminologie que rencontre tout historien, nous avons dès le dépouillement

33. Idem à Dijon, op. cit., p. 210.

34. Un sondage à Saumur et à Angers fait écrire à F. LEBRUN qu'il s'agit « des catégories socio-professionnelles les plus défavorisées », op. cit., note 106, p. 260.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIII' S. A BLOIS 359

procédé à des regroupements logiques et retenu finalement quatre grandes catégories et leurs subdivisions 35.

%

Indéterminés 8,9

Monde rural 32,7

Dont les journaliers 11,3

Vignerons 9,5

Laboureurs 3,6

Valets-domestiques 1,9

Charretiers 1,8

Mareux 36 1,5

Scieurs de long 1,2

Meuniers 1,1

Jardiniers 0,7

Bergers 0,1

Soldats 22,7

Dt gardes du Roi de Pologne .. 6

Artisanat 38

Dt textile 11,6

Bâtiment 8,2

Alimentation 1,8

Autres (cuir, bois) 16,4

Divers 6,6

Petits métiers 3

Déclassés 1,4

Mendiants 0,9

Invalides 0,9

Pèlerins, prisonniers 0,1

Avec 32,7 %, le monde rural est sous-représenté. Aurait-il moins besoin des services de l'Hôtel-Dieu que les autres ? Ne sont-ils acceptés qu'après les citadins ou occupent-ils les petits Hôtels-Dieu ruraux 37 ? Grave problème que nous ne pouvons pas trancher. Notons cependant que ce sont les plus nécessiteux, les journaliers et les vignerons, qui figurent et que ce ne sont pas les artisans aisés ou réputés comme tels qui fréquentent les salles surpeuplées de l'Hôtel-Dieu mais ceux du textile et du bâtiment.

Si commode soit-elle, la séparation entre monde rural et artisanat est assez arbitraire, tout comme celle qui existe entre des hommes à l'affût de ressources d'appoint et les marginaux dont ils peuvent grossir les rangs. Le cardeur, le texier, le faiseur de bas qui vient du Maine ou le journalier-maçon du Limousin n'a-t-il pas été ici et là journalier, homme de peine ou même mendiant en période de crise ? M. Vovelle, depuis longtemps, a bien décrit les étapes de la déchéance : d'abord la mendicité exceptionnelle, puis intermittente et définitive qui conduit au brigandage x. L'équilibre familial est si précaire qu'une mauvaise récolte, des dettes,

35. Sachons que toute classification a ses limites ; par exemple, il est très difficile de distinguer les domestiques de la campagne de ceux des villes et même des apprentis et des compagnons. L'indication du lieu de travail ne résout pas toujours la question. Les scieurs de long, les ramoneurs, les colporteurs, les mendiants occasionnels... sont des migrants dont les occupations peuvent varier à l'infini. Instabilité évoquée par P. GOUBERT qui a retenu le cas d'un « pittoresque quatuor, M. Dupont, 19 ans, escorté de sa mère, de son frère et de son concubin Chapelle » in « Errants, mendiants et vagabonds à Paris et autour de Paris au xvnie siècle », Clio parmi les hommes, Paris, 1976, pp. 265-278 (p. 271).

36. Journalier qui travaille dans les vignes, cf. A. THIBAULT, Glossaire du pays blaisois, Blois, 1892, p. 218.

37. Ces petits hôpitaux restent très mal connus car ils n'ont pratiquement pas d'archives en dehors des lettres de fondation et de quelques comptes. Il semblerait toutefois qu'ils n'aient joué aucun rôle important aux XVIP et xvur= siècles.


360 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

une maladie, un décès.., le rompent et transforment l'homme besogneux, à la santé déjà délabrée, en pauvre hère qui se retrouve dans un HôtelDieu à 20 ou 100 lieues de chez lui. L'étude de l'origine sociale des femmes (145 cas connus sur 175) confirme l'importance du monde rural (39 femmes ou veuves de journaliers et de vignerons), de la domesticité (34) et des petits métiers.

En recevant des soldats du régiment royal, des miliciens et des gardes du Roi de Pologne 39, l'Hôtel-Dieu fonctionne aussi comme un hôpital civil et militaire. Beaucoup de soldats sont affublés de sobriquets candides, dignes de défier la mort ou à défaut la morosité : « Sans Chagrin, Sans Souci, Sans Regret, Pied Ferme, la Tourmente, Belle Rose, Saint Amour, Brin d'amour » (décédé le 3-10-1719) ; les surnoms peuvent quelquefois révéler leurs origines géographiques : « Orléans, Parisien, Artois, Valencienne, Bourguignon, Poitevin, Basque, Provençal...»

Ce n'est pas tant l'origine géographique des soldats, appelés à se déplacer et à grossir la proportion des étrangers que nous analyserons, mais celle des hommes et des femmes malades reçus à l'Hôtel-Dieu entre 1720 et 1737.

Étrangers: 3,6 % (44 Savoyards, 31 de Liège et de ses environs, 14 Allemands, 10 Espagnols, 9 Suisses, 7 Irlandais, 6 Polonais, 4 Luxembourgeois, 3 Hongrois, 3 Italiens, 1 Londonien, 1 Hollandais, 1 Portugais et 1 Canadien).

Sud-Est (France) : 3,6 % dont 2/3 de Lyonnais.

Est : 7,2 % dont beaucoup de soldats et de gardes.

Sud-Ouest: 7,8 % dont plusieurs dizaines de serruriers, de couteliers du Poitou.

Centre: 10,4 % dont plus d'un tiers de journaliers-maçons du Limousin, un tiers de journaliers du Berry et plusieurs chaudronniers et fondeurs d'Auvergne «.

Nord: 10,6 % métiers divers.

Ouest: 13 % dont beaucoup d'ouvriers du textile originaires du Maine, beaucoup de ruraux de Bretagne et de Normandie 41.

Val de Loire (sans Blésois) : 16 % ruraux et ouvriers qualifiés du bâtiment.

Blésois: 27,8 % dont 10,8 % pour la ville et 17 % pour les environs.

Le classement des provenances démontre que l'Hôtel-Dieu de Blois, organisé et administré par la ville, accueille une minorité de Blésois

38. VOVELLE (M.), « De la mendicité au brigandage : les errants en Beauce sous la Révolution française », Actes du 26e Congrès Nat. Soc. Savantes, Montpellier, 1961, pp. 484-512.

Selon C. ROMON, « L'arrestation surprend le mendiant dans son impasse professionnelle... », op. cit., p. 735.

39. Le roi Leczinski séjourna de 1725 à 1733 à Chambord où plusieurs de ses gardes attrapèrent des fièvres, RAIN (P.), Les chroniques des Châteaux de la Loire, Paris, 1921, pp. 209-221.

40. Cf. la carte de la spécialisation des migrants auvergnats de POITRINEAU (A.), « Aspects de l'émigration temporaire et saisonnière en Auvergne à la fin du xvm* siècle et au début du XIXe siècle », R.H.M.C, 1962, pp. 5-50, ainsi que les thèses de CORBIN (A.), Archaïsme et modernité en Limousin au XIX' siècle, 1845-1880, Paris, 1975 (chap. III), et de CHÂTELAIN (A.), Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914, Publ. Univ. Lille III, 1976.

41. Bois (P.), Paysans de l'Ouest, Paris, 1960, p. 520.

JACQUART (J.), La crise rurale en Ile de France, 1550-1670, Paris, 1974, p. 635.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVIIe ET XVIII' S. A BLOIS 361

et nationale, celles des femmes se limitent à l'horizon local. Veuvage, fatigue et enfants les empêchant d'aller plus loin. Ces raisons ne valentelles pas pour l'hôpital général qui reçoit une clientèle plus féminine et plus âgée que l'Hôtel-Dieu ?

Carte de l'origine des hommes malades reçus à l'Hôtel-Dieu de Blois de 1720 à 1737


362 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

2. Vieillards et enfants de la région à l'hôpital général.

Comme il ne s'agit plus d'une population « active », les indications socio-professionnelles manquent pour la moitié des cas. Néanmoins, nous constatons que les pauvres admis à l'hôpital général se répartissent (27,8 %) 42. En revanche, plus des deux tiers des malades sont originaires des régions limitrophes qui semblent dessiner autour du pôle blésois un cercle de gros satellites. Puis les apports s'amenuisent avec la distance comme le suggère la carte 43. L'essentiel du recrutement se fait bien sur le Centre-Ouest, ce qui met en valeur l'existence d'un double carrefour en pays blésois entre l'axe de communication Ouest-Est et celui Nord-Sud. 43 % de ligériens contrebalancent les passants venus de la région parisienne, du Maine, du Poitou, du Limousin et du Berry; Tours, Blois et Orléans étant des passages obligés pour ces migrants et surtout pour ceux qui résident au sud de la Loire.

L'axe Ouest-Est ne présente pas la même continuité vers l'Est en raison de la rupture géographique et économique entre l'Orléanais et la Bourgogne 44. Ainsi les migrations depuis l'Est et le Sud-Est apparaissent comme de modestes infiltrations suivant deux directions préférentielles : Dijon, Auxerre, Gien et celle plus marquée de Lyon, Clermont-Ferrand et Bourges.

Comme toutes les régions fournissent des journaliers, il faut constater qu'il existe un fonds commun qui se retrouve partout mêlant le prolétariat des campagnes à celui des villes, sur lequel s'ajoute telle ou telle catégorie sociale. Nos relevés ne sont pas assez étalés dans le temps pour vérifier si ces migrations sont plus structurelles que conjoncturelles, plus temporaires que définitives. Elles nous semblent inévitables, inhérentes au système économique et social. La crise ne fait qu'amplifier le phénomène, jetant alors sur la route plus d'errants malgré les sévères dispositions de la déclaration royale de 1724.

Quant à notre petit échantillon de femmes, il confirme que la mobilité géographique est un fait surtout masculin, maintes fois souligné par les historiens du vagabondage 45. Les trois quarts des femmes sont des

42. Vérifié ailleurs, par exemple à l'Hôtel-Dieu de Provins, op. cit., pp. 133-146 ; à l'Hôtel-Dieu de Bordeaux à partir des registres de sépultures par LOUPES (P.), op. cit., p. 88 : « Le type moyen de l'hospitalisé est un homme plutôt jeune, d'origine étrangère à la ville, ayant pour toutes richesses ses mains pour travailler et quelques rudiments d'un métier, en un mot, un immigrant pauvre probablement fixé à Bordeaux depuis peu », et par Ponssou (J.-P-), « Note sur la mobilité urbaine dans la deuxième moitié du xvmc siècle à travers les registres de sépultures de l'hôpital Saint-André de Bordeaux », Hommage à M. Reinlwrd, 1973, pp. 535-545.

43. Nous avons préféré le maillage plus lâche des généralités à celui des diocèses, de façon à pouvoir répartir le plus d'indications possible. Une grande parenté existe entre notre carte et celles de ROMON, op. cit., p. 753, et de BOUCHERON (V.), « La montée du flot des errants de 1760 à 1789 dans la généralité d'Alençon », Ann. de Normandie, mars 1971, pp. 55-86. Bien que la moitié des errants arrêtés soient originaires de la généralité d'Alençon et les trois quarts du nord-ouest de la France, les autres se distribuent sur tout le reste du royaume et ses marches.

44. Si nous comptons fort peu de Bourguignons à Blois, C. LAMARRE souligne de son côté la faiblesse des apports des pays de Loire à Dijon, op. cit., p. 267.

45. BOUCHERON (V.), op. cit., pp. 60 sq., 74 % d'hommes jeunes ; GUTTON (J.-P.), L'État et la mendicité..., p. 201 ; ROMON (C), op. cit., pp. 730-733 ; SURRAULT (J.-P.), Mendiants et vagabonds en Touraine au XVIIIe siècle, maîtrise, Tours, 1972.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIIIe S. A BLOIS 363

Blésoises, les autres ont souvent suivi le mari dans ses pérégrinations. A l'exception de quelques cas, elles viennent toutes d'une région voisine. Alors que les migrations des hommes s'effectuent à l'échelle régionale comme à l'Hôtel-Dieu entre deux groupes dominants : les ruraux et les petits artisans.

TABLEAU 6 Origine socio-professionnelle des assistés de l'Hôpital général

Catégories H F Pg Pf

Ruraux 49,4 % dt 23,5 vignerons % %. %

Artisans 41,9 % dt 11,4 bât. et 10 text. 40 53 55

Divers 8,7 % dt 3 domest. voituriers 50 38 34 dt 27 textile

portefaix 10 9 11

Seulement, la bonne représentation de l'artisanat nous rappelle que le recrutement d'un hôpital général est avant tout local et urbain. Plus de 96 % des femmes et des enfants sont originaires du Blésois, près des trois quarts nés à Blois. La seule petite nuance que nous puissions apporter concerne les hommes dont la proportion de Blésois — stricto sensu — est un peu moins élevée !

TABLEAU 7

Origine géographique des assistés de l'Hôpital général

Catégories H F Pg Pf

% % % %

Blois 69,3 73,8 75,8 76,3

Blésois 26,7 22 23 21,2

Ailleurs 4 3,9 1,2 2,5

La répartition des pauvres admis à l'hôpital général, selon les paroisses, fournit une intéressante hiérarchie où les critères démographiques et socio-économiques interviennent. On devine enfin leur spécificité :

Saint-Saturnin (faubourg de Vienne, hôpital général) : entre 20 et 24 % (moyenne : 22 %).

Selon les catégories.

Saint-Solenne (cathédrale) : entre 19 et 21 % (moyenne : 20 %).

Saint-Honoré : entre 15 et 20 % (moyenne : 18 %).

Saint-Nicolas (faubourg du Foix) : entre 16 et 17,2 % (moyenne : 17,1 %).

Saint-Martin (Hôtel-Dieu) : entre 0,1 et 5 % (moyenne : 2,6 %).

Saint-Sauveur (Château): entre 0,1 et 3,3 % (moyenne: 1,8 %).

Indéterminés (moyenne : 16,5 %).

Saint-Martin et Saint-Sauveur apparaissent comme deux petites paroisses «aisées» par rapport aux précédentes, plus peuplées et bigarrées. A Saint-Solenne semblent se côtoyer des privilégiés, des artisans.


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des portefaix, des charretiers... Il se peut que les contrastes sociaux aient été moins aigus dans les quartiers commerçants et besogneux de Saint-Honoré qui comptent beaucoup d'artisans et de vignerons. Le caractère populaire et rural des faubourgs est plus accentué : c'est à SaintNicolas et en Vienne qu'on trouve le plus de journaliers, de jardiniers, de vignerons, de pêcheurs, de bateliers, de petits métiers, de compagnons et d'artisans modestes.

L'hôpital général renferme donc les pauvres et les moins pauvres de Blois et des alentours, en refuse quand les places sont prises, tandis que l'Hôtel-Dieu, en accueillant les pauvres passants, perpétue la tradition d'hospitalité. Que ces deux types de clientèle ne nous fassent pas oublier que chacun des deux hôpitaux reçoit des enfants : à l'hôpital général, 42 % des effectifs, légitimes et âgés pour la plupart de 7-8 ans ; à l'Hôtel-Dieu, seulement des enfants en bas âge, trouvés en majorité et mis en nourrice, qui représentent 20 à 40 % des effectifs. Cette diversité nous laisse déjà entrevoir l'existence de disparités dans leur destin et surtout face à la mort.

SORT DES ASSISTÉS

Nous écarterons volontairement les conditions de vie des pauvres de l'Hôtel-Dieu et de l'hôpital général 46 pour concentrer notre attention sur les problèmes soulevés par leur mort et leur sortie. Les hôpitaux fonctionnent-ils comme « d'étranges puisards où tombent les épaves du développement urbain, enfants délaissés, passants étrangers saisis de mort, soldats migrateurs » 47 ? Ou sont-ils, au contraire, des refuges momentanés où l'on aspire à entrer et d'où l'on peut ressortir?

Sans retomber dans le manichéisme du xviir siècle **, nous défendrons la seconde hypothèse en prouvant que les hôpitaux — notamment dans les petites et moyennes villes — ne sont ni des « mouroirs » épouvantables, ni d'affreuses prisons. Les listes d'attente, inexploitées jusqu'à ce jour, en apportent un flagrant démenti. C'est pourquoi nous insisterons sur l'intérêt de ce document.

1. L'Hôtel-Dieu n'est pas un « mouroir », mais un lieu de passage.

D'après le registre d'entrées et de sorties des hommes de 1720 à 1737, 490 sur 3 863 sont décédés à l'Hôtel-Dieu de Blois (12,6 %)®. Même si la

46. Cf. chapitre II de la troisième partie de notre thèse .

47. PERROT (J.-C), op. cit., p. 1229.

48. Cf. conclusion de C. LAMARRE, pp. 417 sq.

49. BARDET (J.-P.), op. cit., entre 9 et 13 % au xvn" siècle, p. 132 ; LOUPES (Ph.), op. cit., de 10 à 13 % entre 1760-1770, de 14 à 18 % avant 1789, pp. 97 sq.

Les grands Hôtel-Dieu ont une mortalité plus importante : 20 % à l'Hôtel-Dieu de Marseille -selon TERISSE (M.), La population de Marseille et de son terroir de 1694 à 1830, Marseille, 1971, C.R. de BARDET (J.-P.) in A.D.H., 1973, pp. 353-375. 24 % à l'Hôtel-Dieu de Paris entre 1737-1743, 19,2 % entre 1780-1789, soit 5 054 décès annuels sur 26 279 selon FOSSEYEUX (M.), L'Hôtel-Dieu de Paris, Paris, 1912, p. 339. Chiffres comparables en 1754: 5 568 décès, 1755: 4 868 décès, 1756 : 4 042 décès... Archives de l'Assistance publique, Hôtel-Dieu, supplément, 61e liasse, cinq registres.

Pas de statistiques à Caen.



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mauvaise distribution des décès nous empêche de tirer de solides conclusions sur la mortalité saisonnière, nous observons que l'automne et le printemps sont les périodes les plus meurtrières 50. Ainsi de nombreux journaliers et migrants reçus en septembre dans un état de fatigue avancé expirent peu de temps après. La mortalité reste élevée en hiver, remonte en avril pour baisser fortement en juin-juillet quand les effectifs tarissent.

Les registres de sépultures de l'Hôtel-Dieu constituent un excellent relais à partir de 1737 permettant de comptabiliser plus de 4700 décès jusqu'en 1789 qui se répartissent de cette façon : 52 % d'hommes, 22,5 % de femmes (soit 31 % des adultes), 25,5 % d'enfants 51.

Le nombre des défunts varie entre 39 en 1745 et 163 en 1739. Les 120 suaires annuels que prévoyait l'Hôtel-Dieu en 1685 restent donc valables au xvnr siècle 52. Jusqu'en 1767, on enregistre encore un assez haut niveau, plus de cent en moyenne par an. Puis une légère décrue s'amorce et s'accentue entre 1774 et 1778, vite compromise durant la décennie suivante (graphique n° 3).

Il n'existe malheureusement pas de sources particulières qui puissent nous renseigner sur l'état physiologique des sortants. Certes plusieurs mandements en faveur de tel ou tel pauvre attestent que les administrateurs ne laissent pas quelqu'un sans ressources quitter l'Hôtel-Dieu ( « 15 sols à J. Roy qui va avec une béquille en décembre 1674, 10 sols à J. Gallet, aveugle, en juillet 1675... »)s.

Quant à penser que nos pauvres passants sortent tout ragaillardis, cela relèverait d'un total anachronisme puisque l'hôpital n'est pas encore un lieu de médicalisation, ni une fontaine de jouvence. Tout au plus peuvent-ils profiter de quelques soins, de repos, d'une alimentation correcte et sortir partiellement guéris 54. De ce fait, l'Hôtel-Dieu apparaît à bien des égards comme un heu de convalescence qui contribue à soulager la misère chronique de l'Ancien Régime. L'hôpital général l'est aussi à sa manière.

2. L'hôpital général, hospice-prison ou. rejuge inaccessible?

Quand les portes de l'hôpital général se referment sur un vieillard, un mendiant ou un petit enfant, c'est souvent pour toujours. La mort emporte inévitablement l'un ou l'autre à plus ou moins brève échéance en raison de la longueur des séjours.

50. DINET (D.) et LE BRAS (H.), « Mortalité des laïcs et mortalité des religieux : les bénédictins de Saint-Maur aux xvir et xvrrjrç siècles », Population, 1980, pp. 347-383, voir tableau n° 9 p. 374 et graphiques p. 375.

51. Pourcentage trompeur qui ne tient pas compte de la disparition des nourrissons, mais seulement de celle des enfants restés à l'Hôtel-Dieu.

52. Hôtel-Dieu 3 J E 146.

53. Détail de ces aumônes dans les journaux de dépenses.

54. L'achat de drogues n'a jamais dépassé 300 livres, soit 3 % des dépenses totales, alors que l'achat de viande peut dépasser 20 %.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVIIe ET XVIII' S. A BLOIS 367

TABLEAU 8 Sort des admis à l'Hôpital général

Catégories H F Pg Pf

% % % %

Indéterminés 16,3 19,9 20,2 23,4

Décédés 87,3 92 40,8 46,5

Sortis 12,7 8 59,2 53,5

dont rendus aux parents 14,2 34

Apprentissage 7,3 16

Engagés 3,7 2,2 0,2 2,5

Évadés 0,25 7,7 0,5

Expulsés 1,5 0,5 0,2 0,5

Comme les cas indéterminés peuvent masquer autant de décès que de sorties, nous sommes persuadée que près de 90 % des adultes et 43 % des enfants disparaissent. Si la surmortalité des adultes ne nous étonne guère, compte tenu de l'importance grandissante des personnes âgées, la forte mortalité juvénile, notamment des petites filles, doit être soulignée et expliquée. Sans être maltraités, ces enfants de cinq à quinze ans s'étiolent fatalement dans cet univers caractérisé par des brimades, une mauvaise alimentation 55 et surtout par un manque criant d'affection.

Selon les registres de sépultures de l'hôpital général conservés à partir de 1765, les décès d'enfants se comptent par unités entre 1765 et 1778 avant d'augmenter brutalement pendant la décennie pré-révolutionnaire (18 en 1779, 17 en 1783, 21 en 1784...) trahissant ainsi la plus grande vulnérabilité des enfants en temps de crise (plus de 40 % des décès alors que la moyenne est de 25 % pour les enfants, 35 % pour les femmes et 40 % pour les hommes).

La chance de ceux qui échappent à la mort est toute relative. Bien des drames personnels et familiaux se devinent à travers la sécheresse apparente des chiffres ; en particulier ceux de la misère qui oblige des parents, une mère et un père, à placer temporairement un ou plusieurs enfants à l'hôpital général avec l'espoir de le ou les reprendre. Par exemple, M.-A. Papin, 7 ans, de Saint-Nicolas, entrée le 29 décembre 1783, est reprise par ses parents dès le 15 février 1784. Après le décès de M.-Marguerite Mordelet, de Vienne, à l'hôpital général, survenu le 25 avril 1778, la mère s'empresse de retirer la petite soeur M.-Victoire deux jours plus tard.

Des arrangements familiaux peuvent intervenir en faveur de l'enfant : un oncle, une tante, des grands-parents... le reprennent ou manifestent le désir de le garder; c'est ainsi que la petite M.-Madeleine Ferron, orpheline de Saint-Honoré, réclamée par sa tante, n'est pas entrée à l'hôpital général en 1775.

55. Démontré dans notre article : « L'alimentation des hôpitaux de Blois aux xvn* et xvnr siècles », Le corps et la santé, Actes du 110e Congrès National des Sociétés Savantes, Montpellier, 1985, Histoire Moderne et Contemporaine, T. 1, fasc. 1, Paris, C.T.H.S., 1985, pp. 127-146. '


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Mais la majorité des enfants traversent des épreuves plus dures ; si quelques-uns sont renvoyés auprès d'un de leurs parents quand ils atteignent l'âge de travailler, les autres doivent affronter seuls la vie. D'abord « oubliés » comme les deux petits Sandrier, âgés de 5 et 7 ans, laissés en août 1752 par leur père migrant berrichon qui travaillait dans la forêt de Molineuf (l'aîné mourut le 18 mars 1757 et le deuxième « partit en condition » à 16 ans), puis placés au plus vite. Ne fait-on pas remarquer à Anne Château, fille de jardinier, âgée de 13 ans, qu'elle doit rapidement « aller en condition»; c'est chose accomplie un an après, à la Saint Jean 1759.

L'hôpital général comme l'Hôtel-Dieu se charge de l'apprentissage de quelques adolescents (10 à 15 % ?). Bien qu'ils ne soient pas placés chez les artisans les plus honorables mais chez des cloutiers, des cordonniers, des serruriers, des menuisiers, des tisserands..., ou chez des couturières et des Iingères, ces garçons et ces filles font figure de « privilégiés » qui échappent à la morne existence de l'hôpital général. Une solution moins onéreuse consiste à confier des enfants à des curés, à des ordres mendiants ou à les garder comme domestiques 56.

Non moins dramatiques sont les fugues, même si elles ne constituent qu'un phénomène très marginal à Blois 57. Concentrées dans les années 1779-1785, elles résultent d'un effet d'entraînement comme le suggère l'histoire de trois petits orphelins de 9, 10 et 11 ans dont les pères étaient jardiniers à Suèvres et qui ont été mis à l'hôpital général en mars 1782. Le plus jeune, Jean Bournigal, meurt le 4 février 1783 ; son frère, vraisemblablement perturbé par le décès du petit Jean, s'évade en mars 1783. Son ami J. Dury en fait autant en août 1785, deux autres garçons les imitent en octobre.

Quant aux expulsions et aux évasions des adultes, elles sont plus pittoresques et cocasses. A la suite d'insolences répétées, d'ivrognerie ou de mauvaise conduite, les directeurs, qui se trouvent dans l'obligation de sévir, distribuent des avertissements et prononcent quelquefois des renvois. Isaac Girard témoigne en ce sens : « le bonhomme Guesdon a tenu tête et manqué de respect au très digne Supérieur, il revint deux jours après son renvoi, ledit Supérieur lui ayant pardonné...» 58. Une délibération de septembre 1771 évoque l'audace d'un certain Breton « chassé trois fois pour mauvaise conduite, désobéissance, emportement, fainéantise... [qui] a porté plainte au présidial pour se faire rendre ses 100 Livres d'entrée». Voilà un pensionnaire qui n'a rien d'un renfermé prostré et des directeurs finalement plus impuissants que féroces !

Si l'hôpital général avait été réellement cette horrible prison que certains philosophes des xvnF et XXe siècles ont stigmatisée, on comprendrait mal pourquoi de plus en plus de pensionnaires y négocient leur

56. Pourtant, Pascal Denois, entré en 1752 à l'âge de 7 ans, devint précepteur de philosophie chez M. Duchesne, trésorier de France.

57. Très peu nombreuses à Grenoble, CUGNEÏTI (P.), op. cit., p. 326 ; moins de 20 % de garçons fugueurs à l'hôpital de Dijon, op. cit., pp. 388 sq.

58. Pensionnaire de l'hôpital général de 1722 à 1725, dont le journal conservé à la Bibliothèque municipale de Blois (ms. 91) a été publié par DUFAY (P.), dans Mémoires de la Société des Sciences et des Lettres de Loir-et-Cher, 1913, t. 23.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIII' S. À BLOIS 369

TABLEAU 9 Réceptions différées et refusées

Demandeurs :

H 23 + 15 + 16 + 19 + 20 + 24 = 117

F 20 + 16 + 16 + 19 + 6 + 24 = 101

Pg 33 + 23 + 22 + 15 + 7 + 13 = 113

Pf 27 + 19 + 11 + 11 + 4 + 6 = 78

T 103 + 73 + 65 + 64 + 37 + 67 = 409

1784 1785 1786 1787 1788 1789 T

Réceptions différées :

H F Pg Pf T

1784 8 5 12 7 32

31%

1785 9 8 10 5 32

43,8 %

1786 8 5 4 1 , 18

27,7 %

1787 11 8 2 3 24

37.5 %

1788 3 4 4 1 12

32,4 %

1789 2 10 5 4 21

31,3 %

TOTAL 41 40 37 21 139

35% 39,6% 33% 27% 34%

Réceptions refusées :

H F Pg Pf T

1784 12 8 19 10 49

47,5 %

1785 7 9 1 10 27

37%

1786 3 4 2 5 14

21,5 %

1787 4 5 3 8 20

31%

1788 4 2 1 2 9

24,3 %

1789 8 7 5 4 24

36%

TOTAL 38 35 31 39 143

32,4% 34,6% 27,4% 50% 35%


370 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

réception contre divers avantages 59 et surtout pourquoi 35 % des demandeurs sont refusés et près de 70 % ne sont pas reçus tout de suite.

En effet, selon les années, entre 1784 et 1789 f 0) la proportion des refusés par rapport à l'ensemble peut varier de 21 à 47 %. Ce sont les femmes (34,6 %) et les petites filles (50 %) qui éprouvent le plus de difficultés à se faire recevoir. On comprend mal que la veuve Perrin, infirme de la Chaussée-Saint-Victor « à la charge de ses parents dans la misère », présentée le 20 avril 1788, ne soit pas reçue !

Il existe en outre presque autant de gens (34 %) dont la réception est différée. Des pourcentages un peu moins élevés du côté des enfants laissent penser qu'on évite de les faire attendre aussi longtemps que certains adultes. Par exemple, Ch.-Henri Baron, 5 ans, fils d'un boulanger d'Oucques dont le frère a été reçu le 14 février 1785 après un mois d'attente, n'a été accepté qu'au bout de deux ans et huit mois. Ceci constitue une exception car l'ensemble des enfants — s'ils ne sont pas refusés ou reçus immédiatement — attendent quelques mois en moyenne.

En revanche, les records de durée se rencontrent chez les adultes. Ainsi, Et. Rousseau, 56 ans, de Saint-Nicolas, « hors d'état de gagner sa vie », obtient enfin une place après six ans et trois mois d'attente (du 28 février 1785 au 30 mai 1791). M. Marjolat, âgée de 56 ans, fille de tonnelier de Saint-Honoré, doit patienter pendant cinq ans. Souvent l'inévitable arrive, quand la mort emporte la veuve Couteau, infirme, de Saint-Sauveur, le 30 mai 1791, alors qu'elle avait demandé sa réception à l'hôpital général le 12 novembre 1787. D. Chevau, 67 ans (couvreur de Saint-Honoré), Ch. Denis, 71 ans (maître savetier de Saint-Honoré) hors d'état de gagner leur vie... subissent le même sort.

Cas indéterminés 136 j 143 refusés

Morts avant d entrer 7 )

Délai d'attente non précisé 6 \

Délai inférieur à un mois 15 J

Entre 1 à 3 mois 32 i

Entre 3 à 6 mois 24 ( 139 différés

Entre 6 mois a 1 an 311

Entre 1 à 2 ans 21V

Entre 2 à 5 ans 8 |

Plus de 5 ans 2 ;

Les cas indéterminés (136) camouflent-ils beaucoup de décès ? Un certain nombre, mais il nous est impossible de le quantifier par rapport à ceux qui se font assister d'une autre façon à domicile, par la famille,

59. Des listes de pensionnaires dressées à partir des recettes (chap. « Pensions ») nous révèlent l'existence de plusieurs centaines de personnes qui peuvent payer leur pension — quelquefois avec l'aide d'un bienfaiteur — et qui attendent en conséquence un traitement de faveur. Exemple : Poitraz reçu avec son domestique en 1717 verse 500 livres par an, a droit au menu « amélioré ».

60. Sondage qui porte sur les six années les mieux enregistrées.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIII' S. A BLOIS 371

des voisins... Cependant l'échantillon des 139 réceptions différées nous fournit d'intéressantes remarques sur les délais d'attente : un tiers des postulants sont admis avant trois mois, les trois quarts avant un an. Mais des personnes âgées doivent attendre plus de deux ou trois ans et n'hésitent pas à se présenter plusieurs fois à l'hôpital général comme la veuve Langlois de Vienne, âgée de 69 ans, reçue le 18 avril 1785, ou la veuve Pelevrault, âgée de 68 ans, très pauvre, qui est venue le 10 mars 1788, le 17 novembre 1788 et le 23 mars 1789, date de son admission.

Opiniâtreté, recommandations pressantes, cas désespérés ne suffisaient pas toujours à forcer les portes de l'hôpital général. Si le petit Michel Chereau de Vienne, âgé de 8 ans, obtient enfin gain de cause le 30 juin 1788 après avoir demandé les 7 et 14 avril précédents et peut-être toutes les semaines, Hureau, veuf, vigneron de Huisseau, ne réussit pas à placer sa fillette infirme de 6 ans, présentée en vain le 28 août 1786 et le 26 février 1787.

Comment se fait-il donc que l'insistance du curé (par exemple celui de Saint-Nicolas en faveur d'un tonnelier « hors d'état de gagner sa vie ») ou des cas de force majeure comme celui de « M.-Anne Lespagne, 20 ans, incommodée d'une descente qui ne lui permet pas de rester sur ses jambes, ses père et mère ayant dix enfants dont cinq ne travaillent pas », ne soient pas pris en considération ? Le choix des directeurs serait-il arbitraire ? Beaucoup d'éléments nous autorisent à penser le contraire car les admissions ne se font pas n'importe quand ni n'importe comment. Elles obéissent à trois facteurs principaux :

— il faut d'abord être jugé « admissible », c'est-à-dire ne pas être « teigneux, galeux, incurable » comme M.-Anne Lespagne, « imbécile » comme Mad. Bezeau qui fut « placée ailleurs » ou étranger. Reconnaissons que cette condition écarte peu de gens et qu'elle est facilement tournée par le versement d'une pension et par l'intervention d'un notable ;

— ensuite, « l'admissible », inscrit sur le registre, doit relever des cas les « plus pressés », comme le petit Fougerot, orphelin de père auquel « on luy a promis la première place » (neuf mois d'attente entre mai 1788 et février 1789). Parmi les prioritaires figurent naturellement les enfants, les infirmes et les personnes âgées dans la plus grande détresse ;

— en fait, le noeud du problème est le manque de places disponibles que l'histoire des petits Chereau et Fougerot met bien en lumière ; comme il n'y a aucun décès d'enfant et très peu de sorties pour l'année 1788, les places se font rares. Il en résulte fatalement une compétition malsaine entre les demandeurs et des erreurs d'appréciation de la part des directeurs. N'avouait-on pas dès 1746 que « des gens sont abusivement reçus par des voies indirectes autres que celles de l'administration ! » (délibération du 14 février 1746).

La direction a beau dresser des listes d'attente, classer les priorités, se montrer la plus efficace possible..., elle est incapable comme celle de l'Hôtel-Dieu d'augmenter la capacité d'hébergement et de réduire massivement la misère.


372 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Ce n'est pas sur l'insuffisance notoire des structures hospitalières aux XVIF et xvnr siècles que nous insisterons mais sur trois aspects moins connus : la spécificité des clientèles hospitalières, l'intérêt de leur représentativité et une nécessaire redéfinition de l'hôpital général qui n'a peut-être jamais été un véritable lieu de renfermement.

Si l'Hôtel-Dieu se caractérise par une rotation rapide d'une majorité d'hommes jeunes originaires du Centre-Ouest et une faible mortalité, l'hôpital général reçoit en revanche une clientèle locale et d'âge varié dont les deux tiers meurent sur place. De par son instabilité professionnelle et sa mobilité géographique, la première ressemble beaucoup à celle appréhendée par la maréchaussée ; à cette différence que les patients de l'Hôtel-Dieu et même de l'hôpital général paraissent de « braves » gens, victimes de l'âge, de la maladie et de la conjoncture6I qui n'ont pas commis — ou pas encore — d'acte répréhensible grave. Certes, la terminologie des registres hospitaliers est plus neutre et rassurante («pauvre journalier»...) que celle des procès-verbaux d'arrestation « qui ne retiennent que l'existence criminelle du sous-prolétariat » 62 («faux mendiant, prostituée, débauché, fainéant...»).

Bien que nos sources ne mettent pas assez en évidence les Mens entre la misère, le vagabondage, le vol, la délinquance..., nous restons persuadée que les hôpitaux hébergent fort peu de canaille virtuelle ou potentielle. Aussi les archives hospitalières demeurent-elles une des meilleures sources pour retrouver « les obscurs parmi les obscurs »e parce qu'elles offrent un bon échantillon des catégories « paupérisables »(A, de ces pauvres et des moins pauvres dont l'immense majorité n'a laissé aucune trace dans les archives judiciaires. Sachons enfin que toute étude approfondie de la clientèle fait vite entrevoir une subtile hiérarchie parmi les hospitalisés car il y a bien des degrés dans la détresse. Les enfants abandonnés, les petits ramoneurs, les moissonneurs fatigués, les infirmes..., sont plus à plaindre que certains soldats, artisans et surtout que les pensionnaires qui ne sont pas dénués de ressources 65.

Depuis les travaux de M. Foucault, nous possédons un beau schéma intellectuel de l'idéologie du renfermement qui repose sur l'analyse de règlements et de déclarations. Seulement, l'historien habitué au dépouillement des entrées et des sorties des « renfermés » sait qu'il existe un monde entre l'intention et l'application et qu'il ne faut pas en conséquence considérer tous les hôpitaux généraux comme des maisons de correction qui emprisonnent et redressent les exclus de la société et

61. GUTTON (J.-P.), L'État et la mendicité..., p. 209 ; pas de véritables fainéants, p. 219.

62. RoMON (C), op. cit., p. 759.

63. DEÏON (P.), Le temps des prisons. Essai sur l'histoire de la délinquance et des origines du système pénitentiaire, Paris, 1975, p. 51.

64. GASCON (R.), « Économie et pauvreté aux xvie et XVTF siècles : Lyon, ville exemplaire et prophétique », Études sur l'histoire de la pauvreté, t. 2, p. 753.

65. Thèse de FORTIN (M.), La charité et l'assistance publique à Montbéliard sous l'Ancien Régime, Besançon, 1933. Les directeurs de l'hôpital distinguent les pensionnaires, les rendus, les demi-rendus, les pauvres, les maniaques, les orphelins..., p. 144.


LA CLIENTÈLE HOSPITALIÈRE AUX XVII' ET XVIII' S. A BLOIS 373

encore moins comme des entreprises pré-capitalistes 66. Beaucoup d'études ont déjà souligné l'impuissance des hôpitaux généraux et démontré qu'ils avaient vite été détournés de leur destination primitive 67. La foule des demandeurs qui aspire à entrer à l'hôpital général de Blois nous rappelle que l'hôpital constitue un « secteur abrité » : c'est un refuge quelquefois inaccessible, mais ni un paradis ni un enfer pour des malheureux qui préfèrent la dureté des règlements à celle des aléas quotidiens. La soi-disant mauvaise réputation des hôpitaux n'a pas toujours été mise en relation avec l'injustice dont souffrent les ruraux d'être repoussés. Aussi les doléances rurales sont-elles souvent sévères à l'égard des hôpitaux réservés aux citadins.

Que penser de la finalité des hôpitaux généraux ? Sans doute ont-ils pu réduire le spectacle de la misère mais ils ne l'ont pas réprimée. La misère est un problème qui les dépasse. Ce n'est pas en polarisant l'attention sur les cachots de Bicêtre, sur les brimades et la forte mortalité de quelques grands hôpitaux généraux qu'on retrace le vécu d'une telle institution.

Marie-Claude DINET-LECOMTE, Agrégée d'histoire.

66. Pour FOUCAULT, l'hôpital général est le « tiers ordre de la répression... une instance de l'ordre monarchique et bourgeois », p. 61, avec « toute une population bariolée... recluse dans les asiles... de vénériens, débauchés, dissipateurs, homosexuels, blasphémateurs, alchimistes, libertins... », op. cit., édit. 1972, p. 116.

67. Patente à Tours, à Grenoble... De plus, CUGKETTI (P.), op. cit., p. 328, et QUETEL. (C), « En maison de force au siècle des Lumières », Cah. Ann. Normandie, n° 13, Caen, 1981, p. 47, estiment que ce ne sont pas les hôpitaux généraux du xvn» siècle qui ont « renfermé », mais les dépôts de mendicité de la deuxième moitié du xvirï* siècle.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT AU XVIIIe SIÈCLE

Maurice Garden a écrit à propos de Trévoux à l'époque moderne : « Cette petite capitale, d'une dimension à peine supérieure à un bourg médiocre, doit à sa fonction de capitale un grand nombre d'institutions, source de son importance sociale, politique et économique » K Trévoux est sous l'Ancien Régime la capitale de la Principauté de Dombes, véritable enclave dans le royaume de France et survivance, en pleine monarchie absolue, de la féodalité la plus archaïque.

Cet état souverain et indépendant confine à la Bresse au nord et à l'est, au Franc-Lyonnais 2 et au Lyonnais au sud et à la Saône à l'ouest qui la sépare du Lyonnais, Beaujolais et Maçonnais. Sa longueur est de 7 à 8 lieues et sa longueur de 6, soit environ 500 km 2, mais elle ne s'étend pas d'un seul tenant.

La Principauté de Dombes consiste en douze châtellenies qui sont celles de Trévoux, Beauregard, Montmerle, Thoissey, Lent, Chalamont, Baneins, Le Châtelard, Lignieu, St Trivier, Villeneuve et Ambérieux. Dans cette Principauté résident, au xviiF siècle, entre 20.000 et 30.000 habitants 3.

La Dombes souffre d'une réputation de méchant pays. Le préfet Bossi n'avait-il pas écrit en 1808 : « La vue de ce pays, comme celle de l'espèce qui l'habite, porte la tristesse dans l'âme de l'observateur philanthrope. C'est un tombeau sur les bords duquel l'habitant traîne doucement sa courte existence et dont il semble mesurer chaque jour la profondeur» 4. Or, Trévoux n'appartient pas à la Dombes marécageuse mais

1. M. GARDEN, G Trévoux, une " capitale miniature " : vers une histoire sociale de Trévoux à l'époque moderne », in Études sur la presse au XVIIIe siècle : Les Mémoires de Trévoux (Centre d'études du xvm* siècle de l'Université Lyon II, 1973, n° 1, p. 104).

2. G. DEBOMBOURG, Histoire du Franc-Lyonnais, Trévoux, 1857.

3. L'abbé D'EXPILLY dans son Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, à l'article « Dombes », pp. 656 à 669, t. II, recense, en 1764, 22.842 âmes. L'intendant de Bourgogne, Amelot de Chaillou, à la veille de la Révolution, arrive au chiffre de 28.063 habitants.

4. G. Bossi, Statistique générale et particulière de la France : département de l'Ain, Paris, Testa, 1808, p. 291.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 375

à la Dombes des bords de Saône, celle des bons pays dombistes, peuplés et fertiles.

La ville de Trévoux, sur la rive gauche de la Saône, bénéficie d'une situation et d'un site exceptionnels comme l'observait déjà une enquête de 17735: «Au bas d'un coteau en forme d'amphithéâtre en perspective au midi, à trois lieues de Lyon. Son exposition est des plus belles, du levant au couchant, et son paysage est très beau et bien varié... » : Trévoux mérite bien le titre de « Reine de Dombes » 6.

C'est sous le règne de Louis-Auguste I" de Bourbon, duc du Maine (1693-1736), que la petite cité des bords de Saône s'épanouit dans son rôle de capitale, rôle qu'elle occupe depuis le début du XVe siècle. En effet, en décembre 1696, le transfert du Parlement de Dombes, de Lyon à Trévoux, amorce un processus de croissance qui va être caractéristique des deux premiers tiers du xviir siècle.

Trévoux, première ville de la Principauté par le nombre des hommes, entre 2.500 et 3.000 habitants, et le nombre de dignitaires, devient, à l'aube du xviiF siècle, une authentique capitale, dotée de tous les attributs d'une telle fonction: Parlement, Chambre du Trésor, Hôtel de la Monnaie, Hôpital, Palais du Gouverneur, Chapitre, Imprimerie, Collège, Prisons... Elle n'en demeure pas moins par la taille de sa Principauté et la puissance de ses princes une capitale miniature 7.

Durant plus de trois siècles d'indépendance 8, du début du XVe siècle à 1762, date de son rattachement à la France, la Dombes a joui de franchises, de privilèges en matière fiscale comme l'exemption de taille jusqu'en 17399 ou de taux d'imposition pour les aides et gabelle peu élevés, d'une législation propre 10 et d'une administration particulière et complète. Cette situation géo-politique rare dans la France du xvnr siècle a eu des incidences sur la physionomie économique de Trévoux.

Pour saisir l'activité urbaine en l'absence de tout recensement professionnel ou de liste nominative, ni les rôles de taille qui indiquent plus souvent en marge du nom de chaque contribuable la qualité de propriétaire ou de locataire que la qualification professionnelle, ni les minutes notariales dont le dépouillement n'a pu avoir lieu que par sondages n, ne

5. Série C 518, Villes et paroisses de la souveraineté par ordre alphabétique et observations sur les mérites de chaque lieu, Archives départementales de l'Ain (A.D.A.).

6. J. DUPOND, Légendes et histoires trévoltiennes, 1901 (2e édition Trévoux, 1977), p. 197.

7. Ce titre de capitale semble ne faire qu'un avec cette petite ville puisque, même après le rattachement de la Dombes à la France, l'en-tête du cahier de doléances de Trévoux, en 1789, porte l'inscription : « Trévoux, capitale de la Principauté de Dombes » (Série 51 B, liasse n° 7, A.D.A.).

8. De 1523 à 1560, la Principauté de Dombes est rattachée à la France.

9. Il existe cependant un don gratuit prélevé tous les sept ans.

10. Depuis la séparation de 1560, les ordonnances françaises avaient cessé d'avoir cours dans la Principauté. Un acte de 1718 permettait de les consulter dans le silence des lois dombistes.

11. Les archives notariales déposées aux A.D.A. étant, en 1981, au moment où j'ai achevé mon 3e cycle, en instance de classement, il était très délicat de prétendre à un dépouillement exhaustif, pour une période donnée, de tous les contrats de mariage impliquant des Trévoltiens. La marge d'erreur apparaissait plus grande que par la méthode qui a été retenue.


376 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

nous fournissent une série de renseignements aussi continue et homogène que les registres paroissiaux de mariage 12.

On ne peut pourtant généraliser à l'ensemble de la population des résultats obtenus à partir du relevé des actes de mariage ; tout au plus, connaissons-nous la répartition professionnelle des hommes mariés à Trévoux. Une distorsion doit alors exister entre les réalités professionnelles trévoltiennes et les données fournies par mon enquête 13. En effet, d'un côté tous les couples mariés à Trévoux ne s'y fixent pas et, de l'autre, de nombreux couples s'y installent après leur mariage, sans compter les célibataires des deux sexes 14. Dans l'incapacité de trancher précisément, j'ai pris le parti de considérer les mesures faites à partir des actes de mariage comme représentatives de la composition professionnelle de Trévoux, même si le volume de chaque activité peut être parfois sur, ou sous-estimé 15.

Trévoux n'offre ni une grande diversité professionnelle, ni une nébuleuse de petits métiers puisque soixante à quatre-vingt-dix professions sont recensées du début au deuxième tiers du xvnr siècle.

Si l'on examine les grands traits de l'évolution des différentes catégories d'activité, on remarque tout d'abord la primauté de l'agriculture et ce, pendant tout le xviir siècle : un homme marié sur cinq travaille la terre. La surprise vient ensuite du travail des métaux précieux qui supplante au cours du siècle le textile, comme si une petite ville n'était pas en mesure d'assumer deux activités artisanales importantes.

Quant à la fameuse imprimerie de Trévoux, elle n'occupe qu'une place marginale dans la composition professionnelle ; mais les imprimeurs ne s'installent-ils pas à Trévoux après un mariage contracté à l'extérieur ? Cependant, le développement de l'imprimerie a entraîné en aval un marché pour certains métiers comme le travail du cuir qui connaît une croissance assez forte au cours du siècle.

La flambée de la catégorie « vêtement » s'explique par l'augmentation de la population de Trévoux et l'existence dans cette ville de dignitaires parlementaires et administratifs, gros consommateurs de ces produits.

12. Il faut souligner que le caractère homogène de cette source souffre des défauts dus aux conditions de rédaction des actes.

13. J'ai procédé à deux enquêtes : l'une, de 1697 à 1720, concerne 473 mariages ; l'autre, de 1748 à 1771, porte sur 571 mariages.

14. On peut supposer qu'en régime de conjoncture stable et de stabilité démographique, un phénomène compensatoire s'établit entre les professions des individus qui quittent la ville et ceux qui y arrivent, mais que devient cet équilibre en période de développement économique s'accompagnant d'une immigration nette, ou de crise suivie d'une émigration nette ? Si l'on admet que les professions des individus qui échappent à notre enquête se répartissent à peu près de la même façon que celles des individus mariés à Trévoux, la marge d'erreur devient très faible. En revanche, si certaines professions sont réservées à des célibataires, à des femmes ou à des immigrants de telle ou telle région, la marge d'erreur grandit.

15. L'activité étant saisie au moment du mariage, les divers métiers que ces hommes mariés peuvent avoir exercé durant leur existence sont de ce fait ignorés. La reconstitution des familles m'a permis d'évaluer ce phénomène qui, pour la période 1697-1750, demeure marginal puisque les individus ayant pratiqué, au cours de leur vie professionnelle, plusieurs professions ne représentent que 4 % des mariés.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 377

Composition professionnelle des hommes mariés à Trévoux

d^acthSéf Professions 1697-1720 1748-1771

Fermier 1

Granger 4

Jardinier 12 32

Laboureur 48 33

Vigneron 20 49

Agriculture Jardinier

Laboureur 4

Vigneron

Travailleur de terre 1 2

Pêcheur 5

TOTAL 90 121

Charpentier 7

Maçon 7

Maçon - Charpentier 17 7

Bâtiment Plâtrier 1

Tailleur de pierre 1

Vitrier 1 2

TOTAL 18 25

Bourrelier 1

Chamoiseur 1 1

Cordonnier 20 33

Cuir Sellier 1 1

Tanneur 2

TOTAL 23 37

Boisselier 2

Galocher 1

Menuisier 7 7

Bois Peintre doreur 1

Scieur de bois 1

Tonnelier 1 3

TOTAL 9 14

Canabassier-Tissier-Tisserand ... 46 30

Cordier 1

Fabricant de bas de soie 2

Textile Matelassier 1 2

Peigneur de chanvre 3

Teinturier 1

Toilier 1

TOTAL 51 36

2


378 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

dfcttrrité Professions 1697-1720 1748-1771

Armurier 1

Charron 1 1

Chaudronnier 1

„,. Ferblantier 1

Métaux Horloger 1

Maréchal 4 4

Serrurier 3 4

TOTAL 9 12

Batteur d'or 2

Métaux Tireur d'or 31 58

précieux Orfèvre 3 6

TOTAL 36 64

Livre Imprimeur 3 4

et papier ToTAL 3 4

Travailleurs Affaneur 18 2

sans Journalier 2 6

spécialisation ToTAL 20 8

Chapelier 9

Guimpier 1

Vêtement Perruquier 4 10

Tailleur d'habits 13 32

TOTAL 18 51

Boucher - Tripier 15 12

Boulanger 23 11

Cabaretier - Hôte - Traiteur 11 8

Chandelier 2 1

Charcutier 1

Ciergier 1

Alimentation Épicier 3

Fournier 1

Marchand de blé 1

Marchand de vin 3

Meunier 3 3

Pâtissier 2

TOTAL 59 42

Batelier 4

Bennier 5 2

Charretier 2

T„,„„ i Pontanier 1

Transports pourvoyeur r

Voiturier par terre 1

Voiturier sur eau 4 16

TOTAL 14 22


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 379

^activité Professions 1697-1720 1748-1771

Colporteur 1

Drapier 2 1

Fripier 2

Marchand 18 17

Marchand cartier 5 1

Commerce Marchand quincaillier 1

Marchand sur Saône 1

Mercier 4

Négociant 2

Négociant en bas de soie 1

TOTAL 29 27

Cocher 1

Cuisinier 2 2

Gens Domestique 15 12

de maison Garde 1

TOTAL 17 16

Commissaire en droits seigneuriaux 3

Administration Conseiller du Roi 3

générale Contrôleur pour le Roi 1

Fermier des rentes nobles 1

Marguillier 1

TOTAL 2 7

Avocat 2 2

Avocat général 1

Conseiller 2 1

Greffier 1 2

Administration Huissier 1 2

de justice Notaire et procureur 6 4

Procureur 2 5

Praticien 1 2

TOTAL 15 19

Chirurgien 2 3

Maître de musique 1

Santé Maître écrivain 1

et culture Médecin 2

TOTAL 3 6

Archer 3

Armée Cavalier de la maréchaussée ... 2

et police Militaire 1 1

TOTAL 4 3

Bourgeois 1 1

Inactifs Écuyer 1 2

Noble 3 1

TOTAL 5 4

TOTAL 425 518

Sans indication 48 53


380 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Pour les gens de maison, peu représentés à mon grand étonnement étant donné la présence de nombreux notables dans la capitale dombiste, il faut rappeler que cette profession doit employer surtout des femmes et des célibataires que mon enquête n'a pu saisir.

On ne compte que 4 % d'officiers de justice et d'hommes de loi à Trévoux, ce qui est très peu eu égard à ses fonctions de capitale parlementaire. Il faut en chercher l'explication dans le fait que la plupart des avocats, procureurs et conseillers au Parlement dombiste n'ont pas de racines trévoltiennes et qu'ils ne résident à Trévoux que par nécessité et, de plus, fort épisodiquement 16.

Pendant tout le xvnF siècle, la physionomie économique générale n'évolue guère et donne l'image d'une petite ville où les activités agricoles, artisanales et de service s'équilibrent. Ce panorama professionnel de Trévoux au xvnr siècle recèle pourtant un métier rare : le tirage d'or et d'argent qui est « l'industrie » 17 la plus caractéristique de l'espace économique trévoltien.

1. Trévoux ou « l'or de la Bombes »I 8.

L'industrie des métaux précieux est représentée à Trévoux par des orfèvres, des batteurs et des tireurs d'or. L'industrie de la dorure est donc divisée en deux branches : l'une très réputée, celle de l'orfèvrerie 19, l'autre moins connue, celle de l'affinage et du tirage de l'or et de l'argent. Que ces deux activités coexistent dans la petite ville de Trévoux, cela a de quoi étonner puisque seules des villes de l'importance de Paris et de Lyon dans le royaume de France ou de Milan, de Nuremberg, d'Amsterdam, de Genève 20, de Chambéry..., hors du royaume offrent la même situation.

Ce ne sont pas les orfèvres, malgré la réputation de leurs poinçons qui ont donné à Trévoux son d3^namisme économique mais bien les tireurs d'or et d'argent et en cela, ils sont exemplaires.

• Le cycle de l'or à Trévoux.

Depuis le xrx* siècle, l'opinion s'est accréditée que « l'industrie » du tirage d'or et d'argent fut portée à Trévoux au commencement du XVe siècle par les Juifs chassés de Lyon à cette époque 21.

16. Un sondage de la composition professionnelle a été mené, de 1718 à 1727, pour les couples aysat eu des enfants à Trévoux mais ne s'y étant pas mariés.

Toutes les professions gravitant autour du Parlement totalisent 15 %, ce qui est beaucoup plus que les 4 % dénombrés, confirmant ainsi que les conseillers ou procureurs au Parlement ne sont pas de Trévoux, n'y vivent pas en permanence, mais y possèdent une résidence (obligation de résidence datant de 1697) et y ont à l'occasion des enfants.

17. Le mot « industrie » est pris ici au sens abstrait d'activité de production.

18. C'est sous ce titre que ma thèse de 3e cycle a été éditée en 1983 aux Éditions de Trévoux (Ain).

19. Il faut lire, à propos des orfèvres trévoltiens, l'ouvrage de G. GODEFROY, Les orfèvres de Lyon et de Trévoux, éd. Picard, Paris, 1965.

20. A. PEREENODD, La population de Genève du XVIe au début du XIXe siècle, Étude démographique, Genève 1979, t. I. A Genève, où l'industrie de la dorure est florissante à la fin du XVIIe siècle, elle n'emploie que 2 % des actifs.

21. Le premier ouvrage à émettre cette assertion est la statistique du département de l'Ain du préfet Bossi, datant de 1808.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 381

Pourtant aucune preuve n'existe pour affirmer de tels faits. Il semble que tous les auteurs qui partagent ce sentiment rapprochent hâtivement deux événements historiques, mais qui ne sont pas forcément contemporains : l'arrivée des Juifs et l'existence du tirage de l'or et de l'argent à Trévoux. La présence au xvnr siècle de nombreux tireurs d'or installés rue Juiverie a dû influencer leur jugement. Il est cependant possible, voire fort probable, que les Juifs réfugiés à Trévoux aient amené l'industrie de l'affinage et de l'orfèvrerie, mais pas celle du tirage.

En effet, si l'on en croit l'édit de mars 1688 rendu par la Grande Mademoisellen où l'on peut lire « les maîtres tireurs et écacheurs d'or et d'argent de notre ville de Trévoux nous ont fait représenter que quoi qu'ils soient établis depuis plus d'un siècle dans icelle... », les tireurs d'or se seraient établis à Trévoux dans la deuxième moitié du xvr siècle. Cette date correspond à un renforcement des mesures administratives prises à rencontre de cette profession dans le royaume de France : un édit de Charles IX fait défense d'affiner et de fondre en dehors de l'Hôtel des Monnaies de Paris et de Lyon 23. En 1672, une déclaration royale supprime les argues particulières et établit dans les deux Hôtels des Monnaies des argues royales dans lesquelles tout lingot destiné à être transformé en fil sera porté et travaillé aux frais et pour le compte du tireur d'or contre un droit d'argué. Aux portes de Lyon, Trévoux, capitale de la Principauté de Dombes, libre de toutes ces entraves administratives et de ces charges fiscales apparaît comme un véritable « paradis » pour les tireurs d'or, puisqu'il y est possible de posséder chez soi fourneaux et argue.

Or en 1699, le nombre des maîtres tireurs d'or, qui avait été fixé à seize par l'édit de 1688, n'est plus que de deuxM. Que s'est-il donc passé ? A la conjoncture difficile de la fin du xvir siècle s'ajoute une réaction du Corps des tireurs d'or lyonnais fatigués de la concurrence sauvage de leurs homologues trévoltiens. Les arrêts de 1685, 1689 et 1691, défendant expressément de faire venir en France des pays étrangers ou des principautés enclavées dans le royaume aucun trait battu ni fil d'or, sont appliqués strictement et les grandes douanes amènent cette « industrie » trévoltienne au bord de l'asphyxie. Les tireurs d'or et d'argent de Trévoux quittent alors les rives de la Saône pour d'autres cieux plus hospitaliers.

Heureusement pour Trévoux qu'en 1708, certains tireurs d'or lyonnais, indisposés par l'édit royal du mois de septembre 25, viennent s'installer dans la capitale dombiste comme André Charroin, natif de Lyon, qui épouse en 1712 une fille de marchand tireur d'or de Trévoux. Ce genre

22. Anne-Marie-Louise d'Orléans ou la Grande Mademoiselle, souveraine de Dombes de 1627 à 1693.

23. Cet édit reprend en l'élargissant une ordonnance de 1347.

24. Cité par VALEOTIN-SMITH et M.-C. GUIGUE, Biblotheca Dumbensis, Trévoux, 1854-1885. « Articles concernant plusieurs affaires de la souveraineté de Dombes avec les réponses de M. Cachet (1699)», p. 641. Question 48.

25. L'édit de septembre 1708 réclame au Corps des Tireurs d'or et d'argent de Lyon la somme de 130.000 livres. Les tireurs ne pouvant payer leur part perdent le droit de mettre des lingots à la forge et de les faire tirer à l'argue.


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d'attitude, véritable trahison pour les autorités lyonnaises, est passible de sanctions : le 27 février 1709, la Cour des Monnaies de Lyon condamne Antoine Flacheron, accusé de transport d'outils et d'effets propres à la manufacture du tirage d'or et d'argent dans la Principauté de Dombes, à être mis au carcan sur la place du Change, un jour de marché, à y rester attaché une heure durant avec un écriteau portant ces mots « déserteur tireur d'or avec transport d'outils », enfin à être déchu de la maîtrise7t.

A partir de la deuxième décennie du xvrir siècle, le tirage de l'or et de l'argent connaît un développement spectaculaire à Trévoux. Les traits métalliques et les filés trévoltiens d'un prix inférieur à ceux fabriqués à Lyon, bien que faisant l'objet d'une prohibition absolue, inondent le marché lyonnais grâce à une contrebande imaginative: le dénommé Balmont ne faisait-il pas entrer à Lyon, vers le milieu du xvine siècle, des lingots d'or cachés dans des dindes ^ ! Dans l'impossibilité d'empêcher une telle fraude et devant le préjudice qu'elle porte à l'argue royale, les autorités prennent le parti de transiger. Aussi, l'édit royal de 1760 ouvret-il les marchés du royaume, et particulièrement le marché lyonnais, aux produits fabriqués à Trévoux moyennant un faible droit d'entrée de 10 sous par marc, lequel est réduit à 8 sous en 1761 : cet expédient n'arrête pas pour autant la contrebande.

Quand en août 1762 la Dombes devient française, Trévoux perd sa situation privilégiée, ce qui entraîne le déclin du tirage d'or et d'argent. L'édit du 14 août 1766, enregistré au Parlement de Dombes le 14 octobre 1766, stipule qu'une argue royale est créée à Trévoux dans laquelle l'argent, mais non l'or, sera affiné, forgé et tiré. Les tireurs d'or trévoltiens perdent ainsi le droit de pouvoir affiner et forger à domicile. En 1781, cet établissement est même supprimé et rattaché à celui de Lyon 28. Le désespoir est alors immense car, si les produits taxés à Trévoux rentrent désormais librement à Lyon, ils ne sont malheureusement plus concurrentiels.

L'économie de la petite ville de Trévoux a beaucoup de mal à supporter les changements brutaux du dernier tiers du XVTIT siècle. Un mémoire de 1784 s souligne que « cette ville déchue successivement depuis peu de temps de tous ses avantages, réunie enfin à la province de Bresse pour payer avec elle toutes les impositions du royaume dont elle était auparavant exemptée, trouvait encore dans le travail du tirage d'or le moyen de faire subsister les plus pauvres de ses habitants. Cette ressource vient de lui être presque entièrement enlevée ». Les cahiers de

26. Cette anecdote et de nombreux renseignements relatifs au tirage de l'or à Trévoux sont contenus dans un manuscrit de M. Valentin-Smith.

27. Cette histoire prouve que la contrebande existe à tous les stades de la fabrication du lingot affiné aux filés, certes plus difficiles à dissimuler.

28. Cet établissement est confié au régisseur des affinages de Lyon, Barthélémy Gabet. En proie à la jalousie des tireurs d'or lyonnais, il perd son poste à Lyon en 1767. En 1781, les tireurs d'or trévoltiens rendent le Sr Gabet responsable de la ruine de leur commerce. Ils semblent ignorer la conjoncture.

29. Série C 941, A.D.A.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 383

doléances, à leur tour, sollicitent le rétablissement des affinages, mais il faut attendre 1798 pour voir cette demande suivie d'exécution.

Ainsi se termine, au xvnr siècle, l'histoire du tirage de l'or et de l'argent à Trévoux qui va connaître au xix* siècle, avec les filières en diamant, un deuxième souffle 30. C'est de 1710 à 1766 que le tirage de l'or et de l'argent connaît ses plus belles années. Elles coïncident avec l'indépendance dombiste et un marché lyonnais très demandeur.

• Les savoir-faire.

Tout commence par l'affinage qui est l'art de purifier les métaux et de les amener au degré de fin déterminé par l'Hôtel des Monnaies de Trévoux 31. On procède à une double opération de raffinage dans un fourneau à réverbère et d'épuration dans un fourneau à vent 32. Le lingot d'argent affiné est amené à la forge pour être étiré et divisé en deux parties, appelées pièces ou barres. Chaque barre, aussi ronde que possible et effilée à une extrémité, est introduite dans un trou de filière plus large d'un côté que de l'autre. Elle est alors saisie et tirée par une tenaille dentée fixée à un câble qui s'enroule autour d'un cabestan ou argue mû par plusieurs ouvriers comme nous le montrent les planches de l'Encyclopédie de Diderot et de d'Alembert 33. Cette opération est renouvelée avec des trous de plus en plus petits, autant de fois qu'il est nécessaire pour atteindre la grosseur d'une plume à écrire. La pièce, appelée désormais gavette, est alors roulée sur une roquette ou bobine et subit plusieurs manipulations successives :

— le dégrossissage qui consiste à faire passer par la vingtaine de pertuis d'une filière moyenne, dénommée « ras », la gavette pour la réduire à la taille d'un ferret de lacet. Cette opération se fait par le moyen d'une espèce de banc appelé banc à dégrosser, qui n'est en fait qu'une petite argue que deux hommes peuvent tourner ;

— l'aprimage est le moment où la gavette devenue fil ou trait est tirée sur un autre banc que l'on nomme banc à tirer. Le trait passe par 20 nouveaux pertuis d'une filière appelée « prégaton »M. A partir de cette étape, le travail est réservé à des femmes ;

— enfin, ce fil est porté à son dernier point de finesse grâce au grand rouet et à la petite filière nommée fer à tirer. Lorsque le fil est plus fin qu'un cheveu, il porte le nom de lancé. Pour arriver à cet extrême stade de finesse, plus de 140 pertuis de plus en plus petits ont été utilisés. On rapporte qu'un gramme de métal porté à sa plus grande finesse peut produire 43,5 m de fil.

30. La dernière tréfilerie d'or et d'argent à Trévoux a arrêté sa fabrication au moment de la Deuxième Guerre mondiale.

31. A Trévoux, l'Hôtel des Monnaies cesse sa fabrication des espèces dès 1675, mais subsiste néanmoins pour la surveillance de l'orfèvrerie et de l'affinage.

32. Le métal utilisé provient de piastres, de vaisselle ou de barres d'orfèvrerie. Le problème est de savoir par quelles voies les métaux précieux pénètrent dans la Principauté.

33. Cf. le tome X de l'Encyclopédie.

34. On utilise également une autre filière aux trous plus petits, appelée demi-prégaton, et cette opération s'appelle « avançage ».


384 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Ici se termine la confection du trait ou fil d'argent. Parvenu à sa dernière ténuité, on le dévide sur des roquetins ou petites bobines.

Le lingot d'or n'est pas étiré ; ce que l'on nomme fil d'or est en réalité un trait d'argent doré grâce à des feuilles d'or, que l'on trouve chez le batteur d'or, à la suite d'opérations complexes. La barre d'argent doré subit ensuite les mêmes transformations que la barre d'argent, les filières devant être extraordinairement polies pour éviter de faire blanchir le trait 35.

Les traits métalliques n'ont qu'un emploi restreint : paillettes, cannetilles... La consommation réclame surtout de véritables « filés » composés d'un textile enveloppé d'une lame métallique très mince. Cette fabrication comprend deux étapes : l'écachage et le moulinage. L'écachage, ce que certains appellent également battre l'or et le mettre en lame, consiste à faire passer le trait entre deux rouleaux d'une petite machine, le moulin à battre ou moulin à écacher 36. Les rubans métalliques enroulés sur des roquetins sont portés à un rouet où ils sont filés sur de la soie : on obtient alors un filé d'or ou d'argent. Cette dernière opération porte le nom de moulinage.

La réputation de Trévoux tient à sa fabrication du trait d'argent plus blanc et plus pur qu'ailleurs. On rapporte qu'un lingot de 50 marcs 37 d'argent affiné à Trévoux donne 37 marcs de traits contre 34 pour un lingot affiné à Lyon.

• Maîtres et compagnons tireurs d'or.

Est-il possible d'évaluer approximativement le nombre de travailleurs de cette « industrie » au milieu du xvnr siècle, au temps de sa prospérité ?

Si l'on se réfère à l'édit de 1688, la profession est limitée à seize maîtres et dix-sept compagnons, plus les fils de maîtres. Sachant que les couples de tireurs d'or ont une descendance nombreuse et que les tâches ne réclamant aucune spécialisation existent en grand nombre, comme transporter les roquetins ou les lingots, pousser l'argue ou les bancs à dégrosser, nettoyer les ateliers... les fils de maîtres représentent un effectif non négligeable. Il faut ensuite prendre en compte les épouses de tireurs d'or qui doivent participer à l'activité de l'atelier comme nous le laisse entrevoir la forte pratique de la mise en nourrice. Il y a enfin de nombreux ouvriers, ouvrières et apprentis employés à tourner la bobine ou le rouet et à accoutrer. C'est donc autour de cent cinquante personnes qu'il paraît possible de chiffrer les travailleurs de cette « industrie » au cours des deux premiers tiers du xvnr siècle.

35. Des ouvriers et des ouvrières sont chargés de l'entretien des filières, ce sont les accoutreurs. Lors de chaque opération, pour faciliter le passage de la pièce dans un pertuis, on la frotte de cire neuve.

36. Durant cette opération, le trait, qui était mat, devient une lame brillante.

37. L'unité de mesure du lingot est le marc qui se divise en 8 onces. Le lingot utilisé à Trévoux pèse entre 50 et 60 marcs, soit entre 12,5 et 15 kilogrammes. Selon M. ValentinSmith, 100.000 marcs, soit 25 tonnes, étaient affinés à Trévoux, au cours du xvnie siècle.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 385

Si l'on considère le statut socio-professionnel des tireurs d'or et d'argent, la hiérarchie suivante peut être établie 38 :

— la première catégorie est constituée par tous les ouvriers et ouvrières qui ne prétendent pas à la maîtrise et qui travaillent soit à temps plein, soit irrégulièrement selon les besoins de cette industrie 39. Des fils cadets de maîtres, exclus de la maîtrise et même du compagnonnage par leurs aînés, doivent se rencontrer dans cette catégorie. Un élément de réponse peut ainsi être apporté à la difficile question : « Que deviennent sur le plan professionnel tous les fils de tireurs d'or » ?

— la seconde catégorie est formée par les compagnons tireurs d'or qui peuvent, quand l'occasion se présente et celle-ci prend souvent la forme du mariage, devenir maîtres. Cette catégorie doit être moins nombreuse que la première, mais beaucoup plus stable;

— la troisième catégorie est celle des maîtres et des marchands tireurs d'or. Ce groupe, depuis les années 1720 où la maîtrise s'est géographiquement et socialement fermée, se réduit à un petit nombre de familles telles les Chalandon, Charbonnet, Danguin, Fucher, Rozet..., et se renouvelle essentiellement par hérédité. Les rares nouveaux venus sont cooptés par mariage. Au milieu du xviir 5 siècle, l'époque, où des étrangers tels que les Volker d'Amsterdam pouvaient s'installer et accéder à la maîtrise, est révolue.

Quant aux femmes, il ne semble pas, du moins aucun document ne le mentionne, qu'elles puissent accéder à la maîtrise 40. En revanche, rien ne leur interdit d'être marchande tireuse d'or.

Si l'on en croit les rôles de taille 41, les ateliers d'affinage et de tirage des métaux précieux sont assez bien répartis dans la vieille ville, sans qu'il y ait une rue qui soit spécialisée dans cette activité.

Il existe deux types d'ateliers, ceux qui affinent et tirent à l'argue et ceux qui se contentent de dégrossir et d'aprimer, voire d'écacher. Les premiers réclament un espace assez conséquent pour pouvoir caser fourneaux, enclume et argue ; ils doivent occuper la partie inférieure de la maison d'habitation 42. Les seconds peuvent prendre place dans le domicile même du tireur d'or, rouets et bancs étant de taille réduite.

Ces tireurs d'or et d'argent qui ont animé Trévoux, ses activités et ses échanges, étaient passablement peu considérés par les élites intellectuelles de l'époque. En effet, la dernière édition du dictionnaire de Trévoux, en 1771, à l'article « Trévoux », évoque le Parlement, l'imprimerie,

38. Il est parfois difficile de savoir qui est quoi, si l'on se réfère aux inscriptions des chanoines-curés de Trévoux. Jean Gravillon n'est-il pas successivement garçon tireur d'or, maître tireur d'or, ouvrier au tirage de l'or, marchand tireur d'or !

39. En 1748, on apprend que les époux Raby et Chatanay « donneront de l'ouvrage au nommé Guinet, jusqu'à huit prises par semaine », A.D.A., 3 E 11075.

40. A. PERRENOUD, op. cit., p. 519, note que dans le règlement de 1640, à Genève, relatif à la maîtrise des tireurs d'or, il est interdit à toute femme de travailler audit état de tireur d'or sinon pour tourner la bobine.

41. C 614 et C 616, Rôles de taille (1747-1748 et 1766-1767), A.D.A.

42. La ville de Trévoux, pendant tout le xvm= siècle, continue à vivre essentiellement à l'intérieur de ses murs où les maisons sont construites en hauteur.


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le duc du Maine, les bords de Saône... mais oublie le tirage de l'or et de l'argent. Avec plus de 2 siècles de retard, justice lui est ainsi rendue.

Si le tirage de l'or et de l'argent est déjà en lui-même une activité fort originale, les comportements démographiques de ses travailleurs méritent eux aussi d'être présentés.

2. Les comportements démographiques des couples de tireurs d'or.

Ma démarche s'est assigné comme objectif une comparaison au niveau des comportements démographiques entre les tireurs d'or et les autres professions. Cette comparaison a pour but de montrer les particularismes d'un milieu professionnel «homogène» et original à tous les stades de l'analyse des comportements démographiques 43.

• Mariage, veuvage et remariage.

Si l'on considère l'âge au mariage des mariés célibataires ou l'âge au premier mariage, les données sont les suivantes :

Homme Femme

Tireur d'or 24 ans 223 ans

Autres professions 29 ans 25,5 ans

La précocité de l'âge au mariage chez les tireurs d'or est remarquable eu égard aux autres professions mais également aux résultats publiés sur la démographie des villes au xvnf siècle. En effet, 25 % des femmes de tireurs d'or se marient avant 20 ans contre 18 % pour les femmes des autres professions. De leur côté, les garçons se mariant avant 20 ans représentent près de 8 % des mariages de tireurs d'or pour seulement 5 % des mariages des autres professions.

Avant 30 ans, pour les filles, 93 % des tireurs d'or et 78 % des autres professions ont contracté un premier mariage, les pourcentages étant respectivement pour les garçons de 91 % et de 62 %.

L'analyse de la répartition par année d'âge des mariages célébrés à Trévoux de 1697 à 1750 donne les résultats suivants :

Femme Femme Femme

plus jeune plus âgée du même âge

que son mari que son mari que son mari

Tireur d'or 533 % 35,0 % 11,7 %

Autres professions 69,1 % 273 % 3,6 %

On retrouve ici une conséquence de la précocité de l'âge au mariage des tireurs d'or de Trévoux qui forment, dans la France du xvnr siècle,

43. Cet objectif a pu être atteint grâce à la reconstitution des familles. L'échantillon alphabético-thématique a été de 504 familles (113 de tireurs d'or et 391 autres professions) formées à Trévoux entre 1697 et 1750. Nous avons donc affaire à des fiches de type M.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 387

une catégorie socio-professionnelle tout à fait particulière, où les conditions économiques et démographiques propres à leur profession (accès à la maîtrise assez jeune, apprentissage réduit **, tour de France restreint, investissements en matériel importants, besoin élevé de main-d'oeuvre familiale, les poussent très jeunes à prendre pour épouses, des filles ou des veuves, parfois plus âgées, donc plus fortunées.

Sous l'Ancien Régime, mariage, veuvage et remariage sont souvent des étapes successives d'une vie. La mort de l'un des conjoints est chose courante et le veuvage se rencontre fréquemment.

Les mariages où au moins l'un des conjoints est veuf constituent 28,8 % au total des unions entre 1697 et 1750. Trévoux est alors sagement en dessous de la barre des 30 % et en cela confirme le schéma classique qui est, qu'au xviir siècle la proportion des remariages dépasse rarement 30 % 45. Mais quand on oppose les tireurs d'or aux autres professions, la particularité du cas de Trévoux réapparaît.

Dans une France qui ne fait pas la part belle aux veufs et surtout aux veuves voulant se remarier, Trévoux leur offre, dans la première moitié du xviir siècle, des conditions assez favorables puisque un veuf sur deux se remarie aussi bien chez les tireurs d'or que chez les autres professions et pour les veuves, une sur quatre chez les tireurs d'or contre une sur deux pour les autres professions 46. L'originalité provient de cette grande proportion de veuves qui se remarient, ce qui peut s'expliquer par un déséquilibre entre les sexes au moment du mariage, déséquilibre résultant du mouvement des naissances et des décès et d'une migration différentielle 47.

Les veuves de tireurs d'or restent davantage en dehors de ce mouvement. Plus à l'aise sur le plan des ressources, pouvant poursuivre l'exercice du métier même après le décès de leur mari, elles hésitent à contracter un remariage si celui-ci est socialement peu intéressant, confirmant par ce comportement leur appartenance au groupe des notables locaux. De plus une certaine homogamie professionnelle restreint les choix possibles des veuves de tireurs d'or.

Quant aux célibataires, le mariage avec un veuf ou une veuve est souvent très recherché. Il permet aux filles d'éviter de connaître la misère en se mariant et aux garçons, en épousant des veuves de maîtres, de progresser plus rapidement sur le plan professionnel.

44. En effet, l'hérédité professionnelle étant forte, les futurs maîtres sont le plus souvent les fils de maîtres tireurs d'or. Leur apprentissage commence dès qu'ils reviennent de chez la nourrice. Je n'ai rencontré, de ce fait, qu'un seul contrat d'apprentissage au cours de mes sondages dans les minutes notariales.

45. G. CABOURDIN, « Le remariage », in Annales de démographie historique, 1978, p. 306.

46. Les morts sont vite remplacés car au xvmc siècle, compte tenu des réalités économiques et sociales, on n'a ni le temps, ni les moyens d'avoir un chagrin qui dure : 80 % des veufs qui se remarient le font dans l'année qui suit leur veuvage, contre 22 % pour les veuves. Celles qui ont peu d'enfants à charge se remariant évidemment les premières.

47. Durant la période 1697-17S0, les veuves bénéficient d'une situation favorable sur le marché matrimonal grâce aux nombreuses arrivées de travailleurs célibataires.


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• L'origine des mariésw.

L'étude de l'origine des mariés ne permet pas de mesurer l'immigration, mais l'attraction d'une ville et l'enracinement social des étrangers.

Les tireurs d'or pour près des trois quarts, aussi bien hommes que femmes, sont originaires de Trévoux. Cependant, une évolution est à noter, surtout pour les hommes, dans la première moitié du xvnr siècle.

A la fin du xvir siècle et au début du xvnr siècle, la profession de tireurs d'or traverse une crie, liée aux mauvaises relations commerciales avec Lyon qui rendent la conjoncture maussade. Cette crise désorganise le métier et en rend ainsi l'accès plus facile pour les tireurs d'or lyonnais ou d'origine plus lointaine avec, pour exemple, la famille Volker, originaire d'Amsterdam qui, par deux mariages à Trévoux en 1699 et 1717, s'installe dans la capitale dombiste pour y exercer l'activité de tireur d'or et ce, avec succès. En revanche, à partir des années 1720, le métier, en conjoncture prospère, se restructure et se ferme géographiquement à d'éventuels nouveaux venus 49 puisque, de 1721 à 1750, près de 80 % des tireurs d'or mariés à Trévoux y sont nés. Des couples de tireurs d'or, mariés à l'extérieur, s'installent cependant à Trévoux mais ils ne représentent que 20 % environ des couples de tireurs d'or présents à Trévoux dans la première moitié du xviir siècle. L'origine des épouses de tireurs d'or confirme les racines essentiellement trévoltiennes du métier de tireur d'or : plus des trois quarts des épouses de tireurs d'or sont nées à Trévoux et qui plus est sont parfois filles de tireurs d'or. Dans de telles conditions, le fort pourcentage d'intermariages 50, 43,4 % chez les tireurs d'or, n'a rien d'étonnant et s'oppose aux 5,4 % des autres professions. Ce dernier chiffre démontre le brassage de population existant pour les autres professions, au moment du mariage, brassage qui reflète l'esprit du siècle qui est au mouvement, au déplacement même dans un espace limité 51. L'endogamie géographique des tireurs d'or est originale et permet d'avancer l'idée de « caste ».

La répartition en pourcentage des immigrants mariés à Trévoux selon la région d'origine nous renseigne sur l'attraction trévoltienne.

Pour les deux catégories socio-professionnelles, sexes confondus, plus de la moitié des immigrants viennent des quatre régions les plus proches

48. Cette étude a été menée à partir des actes de mariage qui permettent d'appréhender les déplacements féminins. Le dépouillement de contrats de mariage a permis parfois de corriger certaines imprécisions ou de réparer certains oublis. La notion « d'origine » a été prise dans un sens large. Si les mentions « natif de » ne posent aucune problème, celles de « originaire de » introduisent une interrogation : la paroisse en question est-elle le lieu de naissance ou de résidence des futurs mariés ?

49. Les quelques étrangers, Italiens et Hollandais, arrivés au début du siècle, ont été soit assimilés à la communauté des tireurs d'or, soit ont quitté Trévoux, soit ont disparu faute de descendance.

50. Un intermariage est un mariage unissant des conjoints nés l'un et l'autre à Trévoux et y résidant au moment de leur mariage.

51. Plus de 80 % des mariés de Trévoux appartenant aux autres professions sont nés à l'extérieur. Les mariées, quant à elles, sont deux fois plus nombreuses à être nées à Trévoux que les mariés. Il y a de ce fait, pour cette catégorie professionnelle, un fort renouvellement de la population.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S.

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Époque du mariage

1697-1720 17214750

Grandes régions :

Tireurs d'or Autres prof. Tireurs d'or Autres prof.

Hom. Fem. Hom. Fem. Hom. Fera. Hom. Fem.

La petite couronne (Dombes. Beaujolais, Lyonnais,

Bresse) 53,8 88,9 76,8 78,8 66,6 73,3 63,7 85,4

La grande couronne (Bugey, Savoie*, Bourgogne,

Forez, Dauphiné) 15,4 11,1 11,6 17,5 25 26,7 26,5 13,4

Reste de la France 11,6 3,7 8,4 7,1 1,2

Étranger 30,8 2,7

Ensemble 100 100 100 100 100 100 100 100

* La Savoie, bien que non française, a été classée dans la grande couronne et non avec l'étranger.

de Trévoux qui apparaît ainsi comme un petit pôle attractif au nord de Lyon. S'il est logique de rencontrer dans la capitale de la Dombes des Dombistes, voire des Bressans, il est déjà plus curieux de noter que certains habitants du Beaujolais n'hésitent pas à traverser la Saône alors que d'autres petits centres urbains existent sur leur route avant Trévoux. Enfin le nombre élevé de garçons et de filles originaires de Lyon est à relever. On a souvent parlé de la petite ville comme étape dans l'immigration vers la grande ville, mais on évoque moins souvent, faute de pouvoir les appréhender correctement, ceux qui quittent la grande ville. On a, à Trévoux, un bel exemple de ces pulsations lyonnaises. Mais ces Lyonnais le sont-ils vraiment ou n'étaient-ils à Lyon que depuis peu ?

Il semble que Trévoux, au-delà de la grande couronne, n'attire plus beaucoup d'immigrants. Voilà une donnée propre à la petite ville : l'étroitesse de son aire d'immigration 52.

Les femmes ont une aire d'origine plus locale et régionale 53 que les hommes qui ont toujours parcouru une distance plus longue pour venir à Trévoux. Entre le début et le milieu du xviiP siècle, les tireurs d'or

52. Il semble que la fréquence de l'origine des mariés dépende de la distance et que l'on puisse distinguer, comme G. CABOUEDIN l'a fait à Vézelise, en Lorraine, au XVOP siècle, in Annales de démographie historique, 1970, p. 155 :

— l'horizon familier, zone des échanges privilégiés unissant la ville de Trévoux aux villages proches, dans un rayon de 5 km ;

— l'horizon proche de 5 à 20 km, qui unit Trévoux à quelques villages épars de la Dombes ou à quelques petites villes, même sur l'autre rive de la Saône ;

— l'horizon « urbain ». Dans cette auréole de 20 à 30 km autour de Trévoux, les liens sont essentiellement entre la capitale dombiste et Lyon.

53. Les épouses non natives de Trévoux sont originaires entre 96 et 100 % des régions de la petite ou grande couronne.


390 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

mariés à Trévoux mais nés à l'extérieur sont originaires d'un espace de plus en plus proche. La situation s'inverse pour les autres professions pour qui l'espace s'élargit entre les mêmes dates en relation avec la conjoncture économique plus prospère 54.

• Naissances et dimensions des familles.

Avoir beaucoup d'enfants, en régime dit de fécondité «naturelle», dépend du rythme auquel on peut les mettre au monde.

De 1697 à 1750, on relève 53 conceptions prénuptiales pour 321 premières naissances, soit 16,5 %. Cette proportion est très élevée à une époque où les conceptions prénuptiales oscillent généralement autour de 10 % des naissances 55. Cela m'amène à rechercher les facteurs pouvant expliquer cette forte fréquence trévoltienne :

— L'idée que Trévoux soit une ville de débauche, bafouant la morale catholique, ne peut être retenue 56. L'étude sur l'illégitimité donne des résultats tout à fait conformes à ceux habituellement observés, soit 1,2 % de l'ensemble des naissances.

— Si l'on considère l'âge au mariage, il n'exerce qu'une influence limitée sur la répartition des conceptions anténuptiales. Les mariées d'aucune tranche d'âge, à Trévoux, n'offrent la même liberté sexuelle que les veuves de Tourouvre au Perche 57, mais c'est dans la tranche de l'âge moyen au mariage que la fréquence des conceptions prénuptiales est la plus forte. Cela nous renseigne sur l'existence de rapports sexuels entre garçons et filles, fiancés ou non, avant le mariage.

— Si dans tous les milieux professionnels, des conceptions prénuptiales sont enregistrées, c'est chez les tireurs d'or qu'elles sont les plus nombreuses. Ne peut-on pas alors avancer l'idée que les ateliers de tirage de l'or et de l'argent, où se côtoient hommes et femmes, maîtres et compagnons 5S, travailleuses et filles de maîtres, favorisent ces rapports ? Il semble que oui, puisque sur les vingt-deux tireurs d'or ayant conçu hors mariage, dix l'ont fait avec des filles de tireurs d'or ou des femmes travaillant au tirage de l'or.

54. L'exemple des tireurs d'or ne confirme pas l'hypothèse que M. PERRENOUD a démontrée pour Genève, op. cit., p. 263, qui veut c qu'en conjoncture prospère, l'espace s'élargit, se dilate ; en temps de crise et de difficultés économiques, il se rétracte... ». Les tireurs d'or, par leur comportement de caste, se mettent à l'écart des mouvements qui affectent l'ensemble des populations au xvmc siècle.

55. Certes, quelques exceptions ont déjà été signalées pour le XVIIIe siècle, à Sérignan, dans le Bas-Languedoc, par A. Molinier, et à Sainghin-en-Mélantois, dans le nord de la France, par R. Deniel et L. Henry.

56. En 1752, le curé de Toussieux et de Pollieux, paroisse proche de Trévoux, note sur son registre paroissial qu'il y a peu de religion et que le libertinage règne beaucoup. Registre paroissial de Toussieux, archives communales de Reyrieux.

57. H. CHAHBONNEAU, Tourouvre-au-Perche, aux XVII' et XVIIIe siècles, I.N.E.D., cahier n° 55, 1970, p. 143.

58. Sur les vingt-deux maris tireurs d'or qui ont conçu des enfants avant le mariage, onze sont maîtres et onze sont compagnons. Cela prouve que les conceptions prénuptiales ne sont pas l'apanage des groupes sociaux les moins favorisés et qu'il existe une sociabilité propre aux tireurs d'or.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIIIe S. 391

Les tireurs d'or et d'argent, formant une communauté de vie et de travail original, apparaissent comme le milieu socio-économique le plus favorable aux relations sexuelles hors mariage 59.

De toute façon, même pour les couples qui respectent strictement les règles religieuses, très peu de temps s'écoule entre le mariage et la première conception, l'intervalle protogénésique moyen étant de onze mois. Dans de telles conditions, il n'y a pas lieu de s'étonner que les deux tiers des premiers nés, conçus dans le mariage, naissent avant le premier anniversaire de mariage pour les tireurs d'or. La proportion est de 54 % pour les autres professions.

Les accouchements qui suivent la première naissance se succèdent à une cadence plus que rapide : trois quarts des secondes conceptions ont lieu moins de quinze mois après la première et pour les suivantes, les intervalles dépassent rarement vingt mois. Le rythme d'une naissance par an est même enregistré chez certains couples de tireurs d'or: tel est le cas de Jean-Pierre Girard et de Françoise Desplaces qui, mariés en 1730, voient dix-huit naissances se succéder entre 1731 et 1750. De ce fait, les femmes de tireurs d'or ayant quatre enfants en cinq ans de vie conjuguale sont les plus nombreuses, tandis que la fréquence la plus rencontrée chez les autres professions est de trois enfants en cinq ans.

On peut comprendre désormais sans difficultés que la dimension des familles soit impressionnante. La dimension des familles complètes est de 10 enfants pour les tireurs d'or et de 6,6 enfants pour les autres professions. Les tireurs d'or accumulent les records dans cette France et cette Dombes du xviir siècle où les familles de dix enfants et plus dépassent rarement le tiers des familles complètes ; or à Trévoux, les familles de tireurs d'or représentent près de 60 % de cet ensemble. De telles descendances confirment l'absence de méthodes contraceptives.

La dimension importante des familles achevées 60 et complètes de tireurs d'or est en étroite relation avec la fécondité des épouses de tireurs d'or. En effet, cette fécondité peut être qualifiée d'exceptionnelle comme l'avait été, avant elle, celle des épouses des bouchers lyonnais 61. Les couples de tireurs d'or ne sont pas des couples physiologiquement sélectionnés, mais ont des comportements socio-culturels favorisant une forte fécondité : pratique intensive de la mise en nourrice, rapports sexuels plus fréquents, meilleure alimentation, mariage précoce, communauté de vie et de travail originale...

• La mise en nourrice.

La mise en nourrice participe aux échanges humains entre villes et campagnes. La ville envoie ses enfants en nourrice et en perd alors beau59.

beau59. comportements des couples de tireurs d'or s'apparentent par certains côtés à ceux des couples anglais.

60. Les familles achevées de tireurs d'or ont en moyenne 7,7 enfants, ce qui les place très au-dessus des résultats publiés pour le xvn? siècle, tels les 5,6 enfants de Meulan, dans le Bassin parisien (étude de M. Lachiver) ou les 6,3 enfants trouvés à Thoissey par A. Bideau, et très au-dessus également des autres professions de Trévoux qui n'ont que 4,3 enfants.

61. M. GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles^Lettres, 1970, pp. 95 et 96.


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coup mais attire, pour alimenter sa croissance, les adolescents et les adultes du monde rural. La petite ville de Trévoux n'échappe pas à ce phénomène.

En effet, les enfants décédés à la campagne n'en représentent pas moins de 33,3 % des décès d'enfants de moins de un an en 1740-1749 et 27,8 % en 1770-1779, ce qui souligne l'importance sociale et démographique de la mise en nourrice 62.

La mise en nourrice touche bien toutes les couches de la société, mais c'est le secteur artisanal et plus particulièrement le tirage de l'or et de l'argent, avec respectivement 57,8 % et 21,7 % des parents des enfants morts en nourrice 63 qui fournissent la majorité des couples qui envoient leurs enfants en nourrice.

La source principale de la mise en nourrice réside bien évidemment dans le travail féminin puisque derrière l'étal ou l'établi, près du fournil ou du métier à tisser et surtout autour du moulin à écacher ou du banc à tirer la femme est présente. Pour cette raison, l'enfant ne peut être qu'une gêne pour elle et pour l'entreprise familiale et il est, de ce fait, exclu de la famille.

A mesure qu'au cours du xvnr siècle augmente la mise en nourrice, le besoin de trouver de nouvelles familles nourricières pousse les habitants de Trévoux à élargir le cercle des paroisses d'accueil. Excepté les trois communes les plus hospitalières, qui sont aussi les plus proches, pour les enfants en nourrice de Trévoux, il n'existe pas de courant régulier entre Trévoux et telle ou telle paroisse. Aucun particularisme socioprofessionnel n'a été également dégagé de l'étude des différents registres paroissiaux de décès : des enfants de tireurs d'or sont retrouvés dans toutes les localités sondées.

Cet élargissement de l'aire de « nourrissage » de Trévoux n'est pas sans poser le problème de la concurrence rencontrée, dans la recherche de nourrices, avec des familles d'autres petites villes ou de gros bourgs, Villefranche-sur-Saône ou Montmerle par exemple, et surtout avec une grande ville comme Lyon dont la préoccupation est de trouver chaque année de nouvelles nourrices 64. L'auréole de 5 km autour de Trévoux peut être considérée comme une zone réservée aux familles trévoltiennes, surtout quand on sait que la ville même de Trévoux abrite de nombreuses nourrices 65, même si, à la fin du xviir siècle, les enfants lyonnais

62. Pour retrouver les enfants décédés en nourrice, je suis parti à leur recherche dans vingt-huit paroisses de la Dombes, du Franc-Lyonnais et du Lyonnais. Des sondages portant sur trois périodes décennales, 1710-1719, 1740-1749, 1770-1779 ont été effectués] ainsi que le dépouillement systématique des registres de sépulture des paroisses les plus proches de Trévoux et ce, pour tout le xvnr 5 siècle. N'ont été retrouvés que les enfants décédés en nourrice et non le nombre global d'enfants mis en nourrice.

63. M. GARDEN, op. cit., p. 136. L'auteur note qu'à Lyon, les artisans et le monde de la Fabrique totalisent près de 70 % des parents envoyant leurs enfants en nourrice. Trévoux confirme sa dimension de ville industrielle.

64. M. GARDEN, op. cit., p. 120.

65. Trévoux présente une véritable bivalence : elle reçoit et envoie des enfants en nourrice. Les nourrices de Trévoux doivent être très recherchées par les mères de Trévoux vu qu'elles sont sur place et qu'il n'y a pas de trajet à effectuer. Les nourrices sur place mais non à domicile permettent, peut-être, de concilier intérêt de l'enfant et intérêt des parents.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIIIe S. 393

sont de plus en plus nombreux à y être placés. En revanche, le cercle de 5 à 10 km est beaucoup plus ouvert. Dès que l'on traverse la Saône, la concurrence avec Lyon devient très vive et tourne au désavantage de Trévoux.

La décennie qui précède la Révolution voit diminuer le nombre d'enfants trévoltiens décédés en nourrice à la campagne. Dans le cas de Trévoux, la mise en nourrice est étroitement dépendante des fluctuations de la conjoncture économique. Avec la crise qui touche le tirage de l'or et de l'argent, la population de Trévoux et l'importance numérique de la communauté des tireurs d'or diminuent ; il s'ensuit tout naturellement une baisse du nombre d'enfants morts en nourrice 66.

• La mortalité des enfants.

Le problème des populations au xvrrT siècle n'est pas tant de faire des enfants que de les garder. C'est donc vers la mortalité 67 qu'il faut désormais se tourner.

La mortalité infantile et junévile est anormalement basse à Trévoux : sur 1.000 enfants nés vivants, il en survit 850 à 1 an, 700 à 5 ans et 550 à 10 ans 68. Les corrections fournies par la connaissance de la mise en nourrice 69 n'apportent que peu de changements. Le sous-enregistremênt des décès est tel que les résultats obtenus doivent être considérés comme des valeurs minimales.

Cependant, l'étude de la mortalité différentielle des enfants selon la catégorie socio-professionnelle révèle que lorsque les conditions de vie sont difficiles, ce qui est le cas au début du xvnr siècle, l'inégalité devant la mort est grande: sur 1.000 enfants nés vivants entre 1694 et 1724, il en survit, à 10 ans, 577 chez les tireurs d'or et 481 chez les autres professions. Les tireurs d'or doivent bénéficier, hors épidémies, d'un environnement plus favorable (revenus, logement, alimentation) qui fait que la mortalité de leurs enfants est plus faible que celle des enfants des autres professions. Quand la conjoncture s'améliore, l'inégalité sociale devant la mort recule. Des différences significatives, tendant à prouver qu'il continue à exister une spécificité des tireurs d'or, demeurent 70.

66. Dans les quatre paroisses limitrophes de Trévoux, Quincieux, Saint-Bernard, Reyrieux et Toussieux, le nombre d'enfants morts en nourrice, qui était de 44, dont 9 de tireurs d'or, entre 1760 et 1769, tombe à 36, dont 7 de tireurs d'or, entre 1770 et 1779, et à 19 entre 1780 et 1789. À cette date, aucun décès d'enfant de tireur d'or n'est relevé dans les registres.

67. La mortalité des enfants peut donc être étudiée à partir des comptages globaux effectués à Trévoux entre 1690 et 1789, mais également grâce à la reconstitution des familles entreprise entre 1697 et 1750, soit un échantillon de 209 familles qui ont eu des enfants.

68. Cette faiblesse de la mortalité des enfants est essentiellement due à la manière dont sont tenus les registres paroissiaux à Trévoux. Il existe un roulement dans la tenue des registres entre les prêtres chanoines et la qualité de l'enregistrement varie avec le degré de conscience professionnelle desdits concurés de Trévoux.

69. La connaissance de la mise en nourrice est fondamentale pour étudier la mortalité des enfants dans les villes au xvmc siècle. De son côté, la surmortalité des enfants mis en nourrice ne peut être que supposée, étant donné les conditions déplorables d'hébergement et de soins offertes par les parents nourriciers à cette époque.

70. Les enfants de tireurs d'or meurent davantage de 1 à 4 ans que de 0 à 1 an. La situation inverse se rencontre pour les autres professions.


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Au-delà des chiffres et des statistiques, au-delà de la qualité médiocre de l'enregistrement, il y a tous ces décès d'enfants qu'ils soient fils, filles de tireurs ou non. Mourir est donc chose courante au xvnr siècle.

Ces différentes analyses m'amènent à me demander si Trévoux a une démographie de petite ville ou s'il existe plutôt une originalité trévoltienne ?

L'étude des comportements démographiques de l'ensemble de la population de Trévoux fait ressortir, à quelques nuances près, les caractéristiques que de nombreuses monographies, du nord au sud de la France, ont dégagées pour les populations de petites villes ou de gros bourgs au xviir siècle.

En revanche, Trévoux offre une originalité de taille quand on oppose tireurs d'or et autres professions. En effet, les couples de tireurs d'or, aussi bien maîtres que compagnons, se marient jeunes et ont une fécondité très forte, liée en partie à une intense pratique de la mise en nourrice et au petit rôle que tiennent les veuves dans la nuptialité. Leur descendance est d'autant plus forte que le tribut prélevé par la mortalité infantile et junévile est faible.

Il semble que ce soit la pratique d'un métier géographiquement peu répandu qui fasse des couples de tireurs d'or un groupe aux comportements démographiques très particuliers. Ces mêmes comportements les situent à part des autres professions et tranchent également, dans l'espace français du xvnr siècle, sur ceux de l'ensemble des populations.

La petite ville de Trévoux, qui est en même temps capitale de la souveraineté de Dombes, a donc bien un double visage : d'un côté, elle présente des aspects démographiques conformes à ceux des autres petites villes françaises, de l'autre, elle apparaît comme tout à fait originale si l'on ne considère que le milieu professionnel des tireurs d'or et d'argent.

3. Le tireur d'or dans la société trévoltienne du XVIII' siècle.

Mon but est d'établir une stratification sociale qui me permette de situer le tireur d'or dans la société trévoltienne du xvnr siècle et de savoir si son comportement est semblable à celui des autres professions ou si, au contraire, il est fortement individualisé.

• Le tireur d'or et d'argent : un notable.

En 1747 et 1767, les documents fiscaux 71 indiquent, en ce qui concerne la cote moyenne d'imposition, que les tireurs d'or sont en bonne place,

71. Série C 614, C 616, A.D.A. L'édit du mois d'août 1739 supprimant les États de Dombes et ordonnant qu'il sera imposé annuellement sur tous les bourgeois, marchands, fermiers, receveurs, cultivateurs, grangers, locataires, artisans, forains de la Principauté une somme de 50.000 livres, moyennant quoi le Don Gratuit est aboli. En 1747 et 1767, Trévoux est imposé à 2.500 livres environ. Les sommes à payer sont fixées en fonction des biens et des ressources trévoltiennes. Ces documents ignorent les domaines et les revenus qui en découlent situés dans d'autres paroisses. Ainsi, en ne prenant pas en compte la totalité de leur richesse, un pan des fortunes des bourgeois de Trévoux est ignoré. De plus, chaque rôle de taille est précédé de la liste des exemptés qui comprend les officiers parlementaires, les Messieurs du Chapitre, les boucheries, les ordres religieux, l'imprimerie, le châtelain, le collège... soit environ 15 personnes et 7 établissements. S'ajoutent à cette liste les personnes déchargées de la cote pour pauvreté. Les plus riches et les plus pauvres sont donc exemptés.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 395

r. .. . ,, .. .,, Cote moyenne d'imposition

Catégories d activité *en livres v

Agriculture 4,8

Bâtiment - bois 2,7

Cuir 1,8

Artisans divers 2,1

Vêtements 33

Textile 3,1

Tireurs d'or 8,4

Alimentation 5,7

Commerce 7

Gens de justice 8,6

Professions libérales et administratives 5,1

Ensemble 5

tout de suite après les gens de justice et avant les commerçants. Il est vrai que la taille « tarifée » tient compte du fonds situé à Trévoux mais tous les artisans ne sont-ils pas à la même enseigne ? Peut-on alors aller jusqu'à affirmer que les revenus et les biens des tireurs d'or sont supérieurs à ceux des autres professions artisanales ?

Les tireurs d'or sont situés, au point de vue des revenus et des biens, à la charnière entre le monde de la production et celui des services. Il faut cependant ne pas oublier que ce métier ne forme pas un tout homogène comme l'indique l'étude des augments de survie 72. Si les deux tiers des tireurs d'or détiennent des fortunes moyennes, certains se rencontrent en bas de l'échelle des fortunes et d'autres vers le haut où, à aucun moment, ils ne se rapprochent des fortunes nobiliaires et parlementaires. Le plus fort augment de survie concernant un tireur d'or est de 2.000 livres, soit un écart de un à vingt avec celui de Louis Cachet de Montezan, héritier de la famille la plus riche et la plus titrée de Dombes.

L'affinage et le tirage d'or et d'argent appartiennent à la bourgeoisie des professions car à statut égal, les salariés, les maîtres, les marchands et les maîtres tireurs d'or et d'argent sont plus riches que ceux des autres professions.

Il n'est de ce fait pas étonnant qu'on rencontre le tireur d'or parmi les personnes ayant de l'argent à prêter, non à des puissants mais à des gens de condition plus modeste à l'échelon de l'horizon familier. Albert Volker, natif d'Amsterdam, marié à Trévoux le 27 novembre 1699 et décédé le 17 octobre 1728 à l'âge de 55 ans, est une des figures les plus en vue du tirage d'or et d'argent au début du xviiF siècle. Consul en 171372.

171372. Trévoux, il semble que le régime matrimonial soit le régime dotal assorti de clauses concernant, en particulier, les augments ou donations de survie. Comme tous les contrats de mariage ne chiffrent pas le montant de l'apport féminin et encore moins de l'apport masculin, j'ai préféré retenir les augments de survie qui, dans 92 % des cas, sont mentionnés et qui intéressent aussi bien les hommes que les femmes. On peut alors estimer que ces indications représentent le niveau de vie du jeune couple et permettent d'établir un étagement des fortunes puisque entre la plus faible donation, qui est de 10 livres, et la plus forte, qui est de 40.000 livres, existe un écart de 1 à 4.000.


396 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

1714, il prête, pour trois mois, 120 livres à Benoît Frangin, laboureur à Parcieux. Le 19 août 1719, il passe un contrat de grangeage avec Guillaume Fouillet pour un domaine situé à Rancé en Dombes.

Les tireurs d'or font donc bien partie des élites bourgeoises qui exercent dans le cadre de l'espace urbain 73 et des campagnes environnantes une certaine domination due à leur fortune et à leur situation sociale. Albert Volker ne marie-t-il pas sa fille Jeanne, en 1719, à Etienne Bouchet, procureur aux Requêtes et capitaine châtelain de Villeneuve ; il lui offre, à cette occasion, le domaine de Montberthoud sis à Savigneux et acquis, pour 4.000 livres, quelques années plus tôt d'un autre maître tireur d'or de Trévoux, Charles Pistre.

Être parmi les riches de sa ville, permet-il aux tireurs d'or d'accéder au pouvoir ? Au pouvoir communal bien évidemment, le pouvoir politique, le vrai pouvoir, étant confisqué par la noblesse. Une seule source à Trévoux nous renseigne à ce sujet : la liste des consuls-échevins. Constatant que la règle qui veut qu'au moins l'un des deux consuls soit procureur ou notaire n'est pas toujours respectée, quatre-vingt-quatre professions, autres que ces deux-là, constituent mon assiette statistique pour le XVIIF siècle.

Dans l'ordre décroissant de la hiérarchie socio-politique, on trouve les gens de justice, les maîtres et marchands du secteur alimentaire, les marchands et les tireurs d'or qui représentent 15 °/o environ de l'effectif total. Ces quatre groupes accaparent près de 82 % des postes de consulséchevins pour ne rassembler que le tiers des professions au moment du mariage. En comparaison des autres groupes dominants, les tireurs d'or sont un peu en retrait. Leur pouvoir « politique » ne traduit pas tout à fait leur puissance économique et sociale. Y aurait-il à Trévoux un léger ostracisme à rencontre de cette profession considérée comme impure du fait de ses origines, des techniques utilisées et des gains réalisés 74 ?

Si les tireurs d'or sont influents dans leur ville, ils n'appartiennent cependant pas au cercle restreint des dominants, ceux que l'on considère comme des puissances locales. En effet, aucun d'entre eux n'accède à une charge parlementaire, véritable tremplin socio-économique. Ils font partie de la bourgeoisie trévoltienne qui, à l'échelle régionale et encore plus nationale, a bien modeste allure. Leur puissance, qui est une réalité dans l'horizon familier des liens et dépendances, s'estompe à mesure que l'on s'éloigne de la capitale dombiste.

e Le monde des métiers.

Les mariés tireurs d'or sont ceux qui familialement ont des racines professionnelles les plus diverses à la différence des paysans, des gens

73. Un intéressant document de 1768, Archives Nationales, série P 2188 B, fournit un état détaillé des noms et qualités des détenteurs de tous les terrains faisant partie des murs, fossés et remparts de la ville de Trévoux, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Il permet d'entreprendre une approche, certes imparfaite, de la propriété foncière des tireurs d'or : ils détiennent 8 lots sur les 46 recensés à l'intérieur des murs de la ville. A côté du Chapitre, de l'hôpital et des officiers parlementaires, les tireurs d'or font figure, dans l'espace urbain trévoltien, de notables, eu égard aux biens possédés.

74. Un fait semble infirmer cette hypothèse : vers le milieu du xvni* siècle, un maître tireur d'or, Antoine Renard, ex-consul de Trévoux, en devient son capitaine châtelain.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII" S. 397

de justice ou de santé dont les professions sont peu perméables. Le tirage d'or, comme tout secteur moteur dans une économie, est un métier largement ouvert et qui attire particulièrement les fils d'artisans, de marchands et de commerçants de l'alimentation.

Mais le noyau de forte hérédité n'a-t-il pas tendance à confisquer le pouvoir à l'intérieur de cette communauté, en fondant de véritables dynasties ? Balthazard Poncet, apprenti tireur d'or en 1714, bien que non issu d'une famille de tireurs d'or, est déjà maître en 1723 lors de son mariage avec une fille de tailleur d'habits et il est même qualifié de maître et marchand tireur d'or en 1743 lors du mariage de sa fille Antoinette avec un tireur d'or et en 1747 pour le mariage de son fils Jean avec une veuve de tireur d'or. Cette ascension socio-professionnelle, sans être exceptionnelle, est encore possible au début du xvnr siècle quand le tirage d'or est en pleine structuration mais devient beaucoup plus difficile par la suite.

Si cet exemple révèle combien peut être grand l'enracinement dans le métier de tireur d'or, il semble qu'à l'intérieur de cette profession deux ensembles cohabitent :

— un noyau où l'hérédité professionnelle est forte à l'image d'Antoine Rigolet qui, dans son testament en 1714, recommande que sa soeur soit instruite à l'art de tireur d'or aux frais de sa femme qui doit la recevoir et lui apprendre. C'est ce noyau formé le plus souvent de maîtres et de marchands qui imprime à la profession tout entière son homogénéité et son originalité;

— un creuset où les origines professionnelles sont nombreuses et dont les membres se renouvellent fréquemment. Il comprend essentiellement des compagnons et des ouvriers qui n'ont ni la possibilité ni la volonté de s'enraciner dans ce métier.

L'hérédité professionnelle est renforcée par une homogamie professionnelle remarquable. En effet, les filles de tireurs d'or épousent préférentiellement des tireurs d'or, des maîtres artisans, des notaires ou des médecins, car ceux-ci appartiennent aux mêmes catégories sociales, celles qui possèdent. Pour cette raison, on peut s'interroger pour savoir, si audelà de la profession, il n'y a pas une réalité plus fondamentale qui est le niveau de fortune ?

Si la fille de maître tireur d'or, située le plus souvent dans le haut de l'échelle des fortunes, recherche par le mariage à s'élever socialement, elle aspire à le faire de préférence en contractant un mariage avec un tireur d'or, montrant ainsi l'originalité de comportement de cette profession au moment de l'alliance. De leur côté, les filles de simples ouvriers au tirage de l'or épousent des domestiques ou des compagnons artisans n'ayant pas d'autres choix possibles.

Les époux tireurs d'or se marient avec des filles issues de tous les horizons professionnels mais leur fréquence d'intermariage est très supérieure à celle des autres professions 75. Cependant, six tireurs d'or seule75.

seule75. effet, leur fréquence d'intermariages est de 74 %, celle des artisans n'étant que de 27 %.


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ment ont un père et un beau-père tireurs d'or soit environ un tireur d'or sur vingt. Quand hérédité et homogamie professionnelles se mêlent aussi étroitement, on est confronté au noyau dynastique de la communauté, celui qui officie à ses destinées.

Le choix du parrain et de la marraine renforce-t-il les clivages socioprofessionnels du « tendre » trévoltien ?

Pour moitié, les parents tireurs d'or choisissent un parrain tireur d'or et une marraine épouse de tireur d'or ou tireuse d'or elle-même. Pour l'autre moitié, ils se tournent vers la catégorie des maîtres, des marchands et des gens de justice affirmant ainsi leur appartenance au cercle des dominants. Ils entretiennent la distance socio-économique qui les sépare des compagnons et de domestiques en ne faisant qu'exceptionnellement appel à eux pour parrainer leurs enfants lors du baptême. Comme cette cérémonie d'entrée dans la vie chrétienne est également celle d'entrée dans la communauté d'habitants, le parrainage ne fait que reproduire les affinités sociales des tireurs d'or. Un seul parrain est laboureur!

Pour ce qui est des maîtres, marchands et gens de justice, ils choisissent parrains et marraines d'abord dans leur catégorie socio-professionnelle, ensuite chez les tireurs d'or.

Les compagnons et domestiques, eux, au contraire, regardent vers le haut de la hiérarchie sociale et demandent à des tireurs d'or, à des marchands, à des notaires ou aux maîtres artisans de leur corporation et aux épouses de ceux-ci de bien vouloir parrainer leurs enfants, ce que ces derniers acceptent bien volontiers, trouvant ainsi l'occasion d'étendre leur réseau de relations de dépendances. Il ne semble donc pas exister de réelles solidarités à l'intérieur de ce groupe. Marc Antoine Picard, maître et marchand tireur d'or, illustre parfaitement ce qui vient d'être dit. Il est, à ma connaissance, vingt fois parrain d'enfants de tireurs d'or et huit fois d'enfants des autres professions entre 1720 et 1740. Voilà un beau tableau de chasse pour un petit notable local.

Dans la mouvance de l'étude du parrainage, une incursion peut être faite dans l'univers mental trévoltien par le biais du choix du prénom.

La part de garçons et de filles de tireurs d'or possédant plusieurs prénoms est presque identique à celle de l'ensemble des professions 76. Cependant, le choix de prénoms est plus restreint pour les enfants de tireurs d'or qui ont une somme de prénoms, variantes comprises, beaucoup moins grande que celle des autres professions 77.

76. La proportion des enfants ayant plusieurs prénoms augmente au cours du XVUF siècle aussi bien pour les garçons que pour les filles, ces dernières étant cependant plus nombreuses à être désignées par un double prénom : 26 % des filles contre 21 % des garçons. De même, les enfants qui portent plus de deux prénoms sont rares à la fin du xvrjrç siècle, mais deviennent plus fréquents dans le courant du xvme siècle.

77. Le nombre de prénoms principaux n'augmente que légèrement au cours du siècle pour les enfants des deux sexes, soit environ 70 prénoms pour les garçons et 50 pour les filles. Cette apparente immobilité cache des mutations internes importantes : entre le début et la fin du siècle, 12 et 15 prénoms de filles et de garçons ont disparu pour respectivement 15 et 21 apparitions. Ce sont les variantes autour des prénoms qui permettent d'enrichir le fonds limité de prénoms, le plus souvent avec Marie chez les filles et Jean chez les garçons. C'est parce que les tireurs d'or entretiennent par le parrainage des liens étroits avec les membres de leur corporation, que le choix du prénom au moment du baptême est limité.


TRÉVOUX ET SES TIREURS D'OR ET D'ARGENT, XVIII' S. 399

La comparaison, ensemble des professions 78 — tireurs d'or, ne révèle aucune originalité profonde pour ces derniers TO.

Les tireurs d'or prénomment plus volontiers leurs enfants Antoine et Antoinette. Saint Antoine serait-il le patron des tireurs d'or? MalheureuGarçons

MalheureuGarçons Ensemble des professions Tireurs d'or

1695-1714 1670-1770 1697-1771

Jean 15,4 143 13

Jean-Baptiste 3,8 6,1 6

Antoine 8,6 8,6 11,8

Pierre 8,6 8,8 6,1

Claude 7,6 9,5 8,8

François 7,1 63 63

Jacques 4,1 2,8 4,7

Benoit 3,7 2,9 3

Etienne 2,9 33 2,8

Michel 2,9 — —

Joseph — 3,1 —

Marc — — 5,8

Pourcentage de l'ensemble

des prénoms 64,7 65,7 68,3

Filles : Ensemble des professions Tireurs d'or

1695-1714 1670-1770 1697-1771

Marie 20,8 17,1 16,6

Madeleine (Marie) — 3 3

Jeanne 13,8 19,9 15,7

Claudine 10,1 9 10,7

Françoise 6,2 63 7,4

Antoinette 6 4,3 8,3

Marguerite 5,8 63 10,9

Catherine 3,8 3 2,4

Anne 2,8 4,1 3

Benoîte 2,7 4,1 —

Jacqueline 2,4 — —

Barthélémie — — 2,7

Pourcentage de l'ensemble

des prénoms 74,4 77,1 80,7

78. J'ai procédé, à partir des registres paroissiaux, à deux comptages. L'un entre 1695 et 1714 où 1.445 prénoms ont été recensés, dont 733 pour les garçons et 712 pour les filles. L'autre, de 1760 à 1770, où 1.397 prénoms ont été dénombrés, 718 pour les garçons et 679 pour les filles. Lors de ces deux sondages, les enfants de tireurs d'or sont compris parmi les enfants de l'ensemble des professions. De 1697 à 1771, l'échantillon de prénoms d'enfants de tireurs d'or porte sur 701 cas, dont 363 garçons et 338 filles.

79. L'originalité apparaît davantage quand on compare les prénoms trévoltiens à ceux des enfants du Bas-Quercy. Cf. P. VALRAMY, Familles paysannes au XVIII' siècle en BasQaercy, I.N.E.D. 1965 — ou de la Provence —, cf. M. VOVELLE, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIH' siècle, Pion, 1973.


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sèment, je l'ignore. Certains prénoms, comme Isaac, Judith, Simon et Zacharie, ne sont rencontrés que dans le groupe des tireurs d'or. Ils évoquent fort vraisemblablement l'existence, au sein de la corporation des tireurs d'or, d'une communauté juive. Seul le prénom de Marc est vraiment caractéristique de ce groupe. Les prénoms de Gaspard, Balthazard et Melchior, impliquant l'Orient et ses richesses, n'attirent pas particulièrement les tireurs d'or.

Les tireurs d'or et d'argent, ne cherchant pas à s'individualiser par des prénoms originaux, affirment ainsi leur intégration à la société trévoltienne.

Pour achever cette présentation des tireurs d'or dans la société trévoltienne, il me faut désormais étudier les niveaux d'instruction selon les différents secteurs d'activité 80.

Chez les hommes, rares sont les agriculteurs à savoir écrire pendant toute la première moitié du xvnr siècle et aucun progrès n'est enregistré durant cette période. Les artisans, avec une proportion d'un sur deux sachant signer, se situent dans la moyenne trévoltienne. C'est au secteur tertiaire que revient le mérite d'avoir le plus progressé entre le début et le milieu du xviir siècle. Quant aux tireurs d'or, ils forment le groupe professionnel le plus alphabétisé de Trévoux avec plus des deux tiers de leurs membres sachant signer.

La femme, dans presque tous les secteurs d'activité, a un degré d'instruction inférieur à celui de son conjoint. Les épouses de paysans signent dans une infime proportion, alors que les épouses de marchands et de gens de justice sont approximativement aussi nombreuses à signer que leurs maris. Les épouses d'artisans apparaissent comme peu alphabétisées en comparaison du pourcentage général et surtout des femmes de tireurs d'or ayant le niveau apparent d'instruction le plus élevé (55,7 %).

A côté des structures officielles pour accéder à la culture 81, il est vraisemblable que les ouvriers et compagnons de Trévoux, à l'image de ceux de Lyon 82, apprennent des rudiments d'écriture et de lecture pendant leur apprentissage, à l'atelier ou au domicile du maître chez lequel ils logent. La grande mixité professionnelle des tireurs d'or peut expliquer la forte alphabétisation des femmes de ce groupe.

Il y a indiscutablement un lien étroit entre niveau de fortune et degré d'instruction. Les tireurs d'or, une fois encore, se classent parmi les professions privilégiées qui détiennent pouvoir, avoir et savoir.

De 1690 à 1789, et plus précisément de 1697 à 1771, Trévoux, à la fois ville et village, tire sa puissance, certes toute relative, de son Parlement de sa fonction de capitale de la Principauté de Dombes et puise son dyna80.

dyna80. me suis appuyé sur les signatures au mariage qui, pour n'être pas toujours un critère sûr du niveau d'instruction, sont la source la plus commode pour appréhender les degrés d'alphabétisation.

81. Il existe à Trévoux, au xvnic siècle, un collège, mais cette appellation semble bien prétentieuse pour celui qui sait que cet établissement ne dispose que de locaux modestes et d'un seul titulaire chargé à la fois des fonctions d'enseignant et de directeur ! Les congrégations religieuses, telles les Ursulines, s'occupent également d'enseignement.

82. M. GAEDEN, op. cit., p. 350.


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misme économique dans le tirage d'or et d'argent. Trévoux ne serait donc qu'une petite ville parlementaire bien peu active sans les tireurs d'or et d'argent qui, de leur côté, n'auraient pu connaître, au pied de la tour octogone 83, une telle prospérité sans les privilèges fiscaux que l'indépendance dombiste leur a procurés. Au xvnr siècle, Trévoux et les tireurs d'or et d'argent sont donc bien étroitement associés.

Ces tireurs d'or peuvent-ils être considérés comme un modèle ? Ne sont-ils pas à la fois uniques et exemplaires ? Mais n'est-ce pas là la caractéristique de toutes les études portant sur la France d'Ancien Régime où les particularités locales nuancent fortement les lois générales ?

Bruno BENOIT,

Centre Pierre-Léon,

Université de Lyon IL

83. La tour octogone, dont les ruines dominent encore Trévoux et la Saône, est le donjon d'un château construit au Moyen Age pour veiller à la sûreté du péage de Trévoux.


L'OCCUPATION FRANÇAISE EN RHÉNANIE, 1918-1919. FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE

Que l'occupation d'une partie de la Rhénanie impose une intervention active dans les destinées de ces provinces, voilà qui va de soi aux yeux des militaires français. Ils émaillent à l'envi leurs rapports d'allusions à ce qu'ils appellent « notre tâche », comme si la patrie leur avait confié, en plus de celles qu'ils assument déjà, une nouvelle et lourde responsabilité morale. Cette obligation est d'ailleurs d'autant plus nettement resentie que, Vaubans de l'époque des premiers chars, ils conçoivent la défense des frontières comme d'autant plus sûre qu'elle sera précédée par un glacis protecteur, où l'ennemi ne pourra déboucher qu'au prix d'énormes difficultés, tandis que la riposte pourra être immédiate et massive : idée stratégique à conséquence politique, le contrôle du glacis, à défaut d'annexion, se faisant par l'établissement d'un système de type semi-colonial, une sorte de protectorat. Voilà le but, très général. Bien des schémas peuvent guider la réalisation pratique : entre le démembrement complet de l'Allemagne revenue à l'état d'une sorte de Saint-Empire anarchique (quel idéal!) et de simples garanties d'ordre diplomatique et militaire (bien aléatoires!), la gamme est vaste des solutions qui s'offrent et peuvent permettre de protéger, avec plus ou moins d'efficacité, la frontière toujours menacée par un ennemi toujours héréditaire et toujours dangereux. Car on ne doit pas s'y tromper, la victoire ne saurait être tenue pour définitive, bien au contraire l'Allemagne garde une force presque intacte, en tout cas supérieure à celle d'une France ruinée.

De cela, les militaires français sont dramatiquement conscients. Leurs réflexions, en découvrant les villages intacts de la Rhénanie et les villes florissantes peuplées d'enfants, ces futurs soldats, le montrent bien clairement. Voici ce que dit, entre autres, le colonel de Metz, administrateur supérieur à Spire :

Je crois devoir exprimer un voeu : c'est que des personnalités importantes, nombreuses, viennent de France, appartenant aux classes les plus diverses de la société mais surtout à celles qui ont une action sur les masses. Je comprendrais volontiers dans cette qualification des ouvriers et employés chefs de syndicats, des membres des groupements professionnels ou autres associations d'intérêt.

Ils constateront de visu en parcourant les pays rhénans que l'allemand n'est nullement écrasé ni jeté à genoux par sa défaite, qu'il est encore très fort et qu'il constituera rapidement un grave danger pour la France si les conditions


FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 403

du traité de Paix ne savent pas y parer et si nous ne devenons pas aussi forts que lui. Us jugeront aussi certainement qu'une démobilisation trop rapide serait une faute lourde, qui pourrait nous laisser sans moyens de coercition devant une Allemagne ergoteuse et de mauvaise foi qui aura vite fait de retourner à ces armes qui lui sont habituelles dès qu'elle ne sera plus directement menacée par nos troupes.

Enfin ils verront, non sans réflexions sérieuses sans doute, des villes qui sont toutes en croissance au milieu de villages bien bâtis, entièrement peuplés et comptant des milliers d'habitants et surtout les flots d'enfants des deux sexes et de tout âge déferlant dans les rues des villes et des villages à la sortie des écoles. « C'est l'espérance de l'Allemagne », disait il y a peu de temps un fonctionnaire allemand.

Tout cela me semble devoir fournir abondante et utile matière à une propagande rhénane à faire en France, tout aussi nécessaire sans doute que la propagande française dans les pays rhénans occupés 1.

Réflexions intéressantes, qui montrent le souhait, plus que jamais, de l'Union Sacrée, face à un ennemi qui a évité une défaite mortelle et dont le redressement constitue une simple question de temps. La France reste menacée.

Comment la protéger ? Certains chefs militaires s'emploient à définir les buts et les moyens, compte tenu des impératifs essentiellement militaires qu'ils perçoivent, d'une politique française. Les nécessités proprement politiques et diplomatiques n'entrent qu'accessoirement dans le cadre de leurs réflexions, d'autant moins qu'ils pensent — à juste titre pendant un certain temps — être en accord profond avec la politique gouvernementale. Parmi ces militaires, en première ligne de par ses fonctions, le chef de cette armée qui tient à nouveau le Rhin allemand, le général Fayolle. Sur ce qu'il pense et veut, les archives du Service Historique des Armées fournissent de multiples témoignages, en particulier une longue « Note sur la Paix » et la série des rapports bimensuels qu'il adresse au G.Q.G. de Foch.

Le hasard des campagnes seul avait amené en Rhénanie le Groupe d'Armées Fayolle et ses deux Armées, la VIIIe du général Gérard et la Xe du général Mangin. S'étaient-ils posé avant l'armistice, Fayolle en particulier, des questions sur les « buts de guerre » de leur pays et quelles réponses avaient-ils données à ces questions ? Les archives ne permettent pas d'éclairer ce point, mais ce qui est certain, c'est qu'immédiatement après le 11 novembre, Fayolle se manifesta clairement comme un homme décidé à voir la France profiter pleinement de sa victoire pour chercher à se mettre à l'abri d'un inévitable conflit nouveau.

Sa première intervention significative à cet égard date du 26 novembre 1918, et concerne la fameuse ligne numéro 2 qui séparait, aux termes de l'armistice, les territoires français libérés des territoires allemands occupés et avait placé du côté lorrain une partie de la Sarre. Dans une lettre adressée à Pétain, Fayolle écrit:

1. Rapport du colonel de Metz, 22 janvier 1919. VIIIe Année, Administration des Territoires Occupés. [Saut indication contraire, nos sources sont empruntées aux Archives de la Guerre, à Vincennes].


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L'étude des diverses questions d'ordre économique et administratif qui se sont présentées, concernant le bassin de la Sarre, depuis l'organisation de la ligne n° 2, montre la nécessité de placer tout le bassin sous une même administration et sous un même commandement.

Or, la frontière telle qu'elle était tracée entre 1815 et 1870 coupe ce bassin en deux parties. Si cette frontière est considérée comme la limite entre l'administration civile d'Alsace-Lorraine et l'administration militaire du Palatinat, il en résultera que ce bassin sera coupé en deux parties placées sous des régimes très différents, alors qu'il forme depuis 1870, disposition qui avait grandement contribué à son développement, un tout homogène et unique.

J'estime qu'il y a le plus grand intérêt à ce que, dès maintenant et sans préjuger des décisions qui seront arrêtées au traité de paix, tout le bassin soit placé sous l'aclrninistration du Commissaire de la République en Lorraine.

Je n'insiste pas sur les considérations d'un ordre plus élevé pouvant servir d'argument en faveur d'une solution qui donnerait dès maintenant à la Lorraine ses frontières de 18142.

On ne saurait être plus clair. Il s'agit de réaliser, par un biais administratif, une annexion de fait, un 1870 à l'envers, pour maintenir l'unité du bassin. L'histoire d'ailleurs rappelle que ce sont anciennes provinces françaises... On voit mal comment le traité ne viendrait pas entériner finalement l'état de fait ainsi créé. L'État-Major en jugea autrement, ou plutôt le gouvernement, puisque la ligne numéro 2 fut abandonnée avec le rétablissement de la frontière de 1870 lors de l'établissement d'une frontière douanière 3.

Quant au problème rhénan, Fayolle en a une vue simple. Il faut couper politiquement la Rhénanie de l'Allemagne et ce dès maintenant. L'occasion en est offerte par la façon dont sera solutionné le problème des élections à l'Assemblée Constituante qui doit être élue pour donner de nouvelles institutions au pays. Le 23 décembre, Fayolle transmet à Pétain un rapport de Mangin, où celui-ci aborde la question, qui n'a pas encore reçu de réponse définitive, Pétain ayant seulement pris une mesure provisoire d'interdiction des réunions et autres manifestations de la campagne électorale, la France n'étant pas officiellement avisée de la convocation des électeurs. Mangin déclare :

Il est permis de penser que des élections dans les territoires de la rive gauche du Rhin auraient pour effet de rattacher au bloc allemand une région que, au seul point de vue d'une occupation militaire prolongée, nous avons intérêt à en détacher.

Beaucoup plus net, Fayolle ajoute :

J'estime que les élections à une Assemblée nationale allemande ne sont pas admissibles sur la rive gauche du Rhin 4.

Il ne s'agit pas seulement de prendre des mesures pour préserver l'ordre, qu'une campagne électorale pourrait menacer, il s'agit bien d'éta2.

d'éta2. État-Major, 2' Bureau, S.R.A.C.

3. Le gouvernement allemand avait protesté le 12 décembre contre le tracé de la ligne n° 2. Cf. Note de Enberger du 12 décembre 1918, remise au maréchal Foch en réponse à sa note du 11. Der Waffenstikstand 1918-1919, Berlin, 1928, p. 123.

4. Instruction de Pétain du 17 décembre, rapports, etc., dans : G.Q.G. État-Major, 2" Bureau, S.R.A.C.


FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 405

blir un statut spécial sur le plan politique. Là encore, l'État-Major ne suit pas les désirs du général, puisque Weygand fait savoir le 24 décembre que la campagne est autorisée.

L'attitude de Fayolle apparaît donc tout de suite comme maximaliste, et on peut en relever une autre expression dans un rapport d'un officier supérieur en mission au G.A.F. qui a rencontré le général :

Le général Fayolle estime que les populations rhénanes considèrent avant tout leur intérêt. Leurs attaches avec la Bavière sont nulles au fond... Un régime d'indépendance serait possible.

Le général Fayolle voit en somme trois frontières différentes : 1) une frontière politique : à déterminer par les diplomates, tracé de 1814 à 1815 par exemple, ou quelque chose d'approchant ; 2) une frontière militaire : c'est le Rhin. Pour lui, pas de transaction possible sur ce point ; 3) une frontière économique : probablement le Rhin également 5.

On notera la parfaite conformité de vues qui existe entre les grands chefs militaires : la frontière militaire au Rhin, c'est ce que Focli veut obtenir lors des négociations de paix 6. On relèvera le refus de l'annexion, qui s'accompagne de l'idée d'influence économique dominante de la France dans une zone devenue peut-être indépendante : une telle discrétion veutelle éviter de choquer les bonnes âmes wilsoniennes ? L'important reste la frontière militaire qui doit être au RMn, ce point ne souffre pas de discussion : et alors que Fayolle fait allusion à une fixation de la future frontière politique française par les diplomates, auxquels on abandonne ce point presque secondaire, il marque clairement que les militaires considèrent comme intouchable le principe de la frontière établie sur la ligne stratégique du RMn. Soulignons enfin, parce que c'est une clé intéressante du problème, la référence psychologique, qui renvoie à l'image d'un Palatin (Rhénan) avant tout concerné par des intérêts égoïstes ; matérialisme typiquement allemand, sans doute, qu'un Français comprend mal, tant pour lui l'intérêt de la patrie prime tout le reste, mais qui Justine indirectement sur le plan moral l'annexionnisme économique et discret du général. Lorsque l'Allemagne arrache à la France l'Alsace toute vibrante de sentiments français, c'est mal ; mais détourner vers la France des populations attachées à un confort qui sera assuré en tout état de cause alors que toute l'Allemagne sombre dans le bolchevisme, c'est bien. Qu'en l'occurrence le bien se confonde avec les intérêts de la France, ce n'en est que mieux.

On retrouve ici, et on la retrouve souvent, l'idée implicite, qui sent quelque peu son Lavisse, d'une mission traditionnelle de la France, chargée par le bienveillant Destin d'assurer le bonheur de certains peuples. Après tout, pourquoi le Palatinat serait-il privé de ses bienfaits ? On y sent aussi, autre idée implicite, la vieille opposition entre les conceptions française et allemande de l'idée nationale : si les populations rhénanes ne considèrent que leur intérêt, n'est-ce pas la preuve de la valeur des théories françaises ? Car leur attitude ne peut s'expliquer que parce que l'empire de Bismarck (dont on sait bien comment il a été

5. G.Q.G. 1er Bureau. Armistice. Compte rendu de liaison du lieutenant-colonel Alexandre.

6. Sur ce point, voir le développement de BARIETY, Les relations franco-allemandes après la première guerre mondiale, Paris, 1977.


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fondé) n'a jamais su leur inspirer d'amour de la patrie, pas plus que ne leur en ont inspiré les liens de domination dynastiques créés en 1815. L'idée a d'autant plus de valeur que certains vont vite suspecter sous cette apparente indifférence le souvenir endormi des enthousiasmes révolutionnaires et impériaux, au fond de l'inconscient une France refoulée qui ne demande qu'à renaître.

La « Note sur la Paix » que Fayolle rédige le 14 février 1919 donne de ses idées un tableau d'ensemble 7. Appuyé sur une analyse historique et politique, c'est un discret réquisitoire contre le programme de Wilson, un net plaidoyer en faveur des droits de la France.

Fayolle commence par relever le « cynisme » et 1' « impudeur » de l'Allemagne qui, après avoir nourri des rêves impérialistes fantastiques (dont la liste un peu gonflée d'ailleurs est rappelée pour les besoins de la démonstration), se réclame maintenant avec véhémence du programme de Wilson. Voici le loup revêtu du manteau de l'agneau : qui pourrait s'y laisser prendre (à part peut-être le président américain) ? Face à cette manoeuvre impudente, les Alliés entament lentement une discussion promise à s'éterniser.

Voilà trois mois que le dernier coup de canon a été tiré et rien n'est encore fait... ni même commencé. Au train dont vont les choses, avec des commissions se rendant sur les territoires contestés aux fins d'enquête, nul ne peut dire quand la paix sera signée.

Visiblement les modalités d'application au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne satisfont guère le général, qui voit la démobilisation se préparer et se demande si, les conditions de la paix une fois fixées, les Alliés disposeront encore d' « une force militaire capable de les imposer à l'Allemagne » : l'expression même montre que, dans l'esprit de Fayolle, la paix ne peut être que dure et imposée par la force, conséquence logique de la victoire militaire.

Or cette situation est d'abord néfaste pour la France. Non sans quelque justesse, il remarque que l'Angleterre a obtenu dès l'armistice satisfaction de ses buts propres (livraison de la flotte, occupation des colonies allemandes), alors que la France, la France qui a payé le prix le plus lourd, la France qui, « fidèle à son rôle historique, a sauvé la civilisation de la barbarie », la France attend et risque de ne pas gagner la paix:

Il est trop évident qu'aujourd'hui, entre elle et sa frontière naturelle, la France va retrouver le programme Wilson que déjà l'Allemagne brandit contre elle ; elle se heurtera aux principes des nationalités, du libre consentement des peuples, etc. (...) Il est probable... que les théories domineront les réalités et que la question du Rhin ne sera pas résolue avec cette grandiose netteté qui assurerait pour longtemps la paix du monde, en donnant à l'Allemagne la leçon qu'elle mérite, la seule qu'elle soit capable de comprendre 8.

7. G.A.F., 3e Bureau, État-Major. S.Id.


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Or on sait bien que l'Allemagne ne comprend que la force et le risque qu'on courrait à ne pas imposer une solution de force paraît particulièrement grave à Fayolle. D'abord, parce que l'Allemagne reste forte d'une richesse intacte et d'un élan démographique permanent, sans parler du risque de l'Anschluss : son expansion reprendra vite et la guerre renaîtra. Ensuite parce que l'Allemagne restera, quoi qu'on puisse en dire, peuplée de Germains, êtres « de proie, de fourberie, de vol et de rapines » : caractère de race. Et ces Germains seront toujours dangereux, d'autant plus qu'ils resteront unis, une fois surmontés les soubresauts de la révolution. En fait « la fédération des républiques allemandes sera toujours l'Empire. »

La vigueur de l'expression peut certes se comprendre au sortir d'une guerre où le sentiment de lutter contre la barbarie incarnée par les hordes du Kaiser a été très vif, et d'ailleurs propagé par une propagande qui, pendant quatre ans, ne s'est guère embarrassée de nuances. L'allusion au vieux combat entre les Gaulois et les Germains donne à ce tableau la dimension historique de la fresque. Mais ce qui frappe peutêtre le plus, c'est cette certitude, malgré la victoire, de la précarité de la situation, du danger de guerre toujours présent.

Face à cette situation, quelles garanties la France peut-elle avoir ? La S.D.N. ? « Désirable », selon le terme de Fayolle, et le mot même marque le peu d'intérêt qu'il accorde à une institution dont on ne peut savoir quels seront ses moyens d'action. Des alliances ? Elles existent, ce qui est un avantage, mais ne peuvent être éternelles, ni toujours efficaces : « Un moment viendra toujours où l'Allemagne aura les mains libres. » Il faut donc à la France (et à la Belgique) « des sûretés matérielles, durables, définitives... une barrière matérielle (qui) ne doit pouvoir être ni forcée, ni tournée ». Où ? « L'histoire du monde depuis dix siècles répond : sur le Rhin. » Et on sent que parvenu à ce point de sa démonstration, Fayolle veut marteler les mots, lorsqu'il écrit :

Il n'y a point de principe qui puisse prévaloir contre le droit absolu qu'ont la France, la Belgique d'assurer leur indépendance. Que les populations de la rive gauche du Rhin restent ou non allemandes, la frontière militaire des nations de l'Occident de l'Europe contre la Germanie est au Rhin et la Conférence de la Paix ne peut que se borner à régler le statut politique de ces populations de la rive gauche 9.

Entendons bien : il s'agit d'un droit, il n'y a rien à discuter, les diplomates ne peuvent que fixer le détail, c'est-à-dire imposer une constitution aux peuples rhénans.

Mais ce droit est imprescriptible. Il faut à la France la ligne du Rhin, « obstacle naturel extrêmement fort » 10, avec des têtes de pont réduites aux dimensions de camps retranchés. Le fleuve sera internationalisé « afin que le monde entier soit intéressé à sa place d'armes, elle devra commencer une nouvelle invasion éventuelle sur un sol allemand (danger

9. U.

10. Dans plusieurs études de caractère strictement militaire (également dans G.A.F., 3e Bureau, État-Major), Fayolle développe l'idée que les progrès de l'armement rendent nécessaires des protections avancées des frontières, la frontière du Rhin s'imposant de ce fait comme idéale.


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auquel les Rhénans ne pourront pas être indifférents), et la marche rhénane couvrira les mines de fer et de charbon françaises : bref, d'immenses avantages seront ainsi obtenus.

Ce principe posé, quel sera le statut des populations rhénanes ? Fayolle rejette l'incorporation à la Belgique et à la France, car

il suffit de considérer la frontière militaire comme appartenant soit au faisceau des alliances, soit à la Société des Nations, comme on voudra, et de régler ce statut de telle façon que les pays cis-rhénans échappent totalement à l'influence militaire de l'Allemagne.

Ce serait même la meilleure façon de fonder la Société des Nations et de lui donner une existence réelle, en lui attribuant des droits et des devoirs. L'internationalisation du Rhin entre dans le même cadre d'idées n.

Ainsi l'idée wilsonienne, un peu floue, recevrait un contenu concret et quelque solidité, avec la responsabilité de la police sur les frontières occidentales de l'Allemagne. Au sortir du conflit marqué par la coalition alliée, et malgré la méfiance qu'il semble éprouver pour les thèmes wilsoniens, le général français n'est pas sans éprouver quelque penchant pour des idées proches : ordre international, garantie multinationale... Les choses vont évoluer sur ce point assez vite.

A ce point du raisonnement, Fayolle anticipe sur une objection possible, qui tirerait argument du principe wilsonien du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes pour rejeter ce qui ressemble fort à un annexionnisme déguisé. S'appuyant sur les renseignements qu'il possède concernant l'état des esprits, il développe le fameux argument psychologique que nous avons déjà mentionné. On ne trouve pas trace d'hostilité à la France, à laquelle les populations s'attendent à être rattachées, pas plus qu'il n'y a de liens profonds avec Munich ou la Prusse.

Au fond, ces gens ne tiennent qu'à deux choses : la liberté religieuse et leur richesse, d'où découle leur bien-être. Ils iront tout naturellement et franchement à ceux qui les leur assureront. Cela n'est pas douteux.

On ferait actuellement un plébiscite sur les bases suivantes :

a) Les provinces du Palatinat et de la Hesse seront libres, indépendantes, maîtresses de leurs destinées ; elles s'administreront elles-mêmes ;

V) Elles ne fourniront aucun service militaire ;

c) La France s'engage à favoriser leur développement économique ;

d) Elles resteront en communication libre avec la mer par le Rhin.

On leur ferait, dis-je, ces propositions qu'elles accepteraient sans peine leur détachement de la rive droite.

Que faut-il donc pour obtenir leur adhésion ? Leur offrir ces mêmes conditions.

Ce ne serait pas la première fois qu'en apportant à des populations vaincues et hostiles — et celles-ci ne le sont pas — la liberté, l'ordre et la prospérité que la France se serait concilié non seulement leur sympathie, mais même leur affection.

Ainsi, les pays de la rive gauche du Rhin qui comprennent : la Province Prussienne, la Province de Hesse, le Palatinat, sont à organiser en républiques autonomes et indépendantes, complètement libres, sous la sauvegarde des nations victorieuses de l'Entente, en attendant que soit constituée la Société des Nations.

Y a-t-il lieu d'envisager le groupement de ces républiques en une fédération de républiques cisrhénanes ? Non, attendu qu'une fédération aurait l'inconvénient

11. Note sur la Paix, G.A.F., 3* Bureau, État-Major.


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de former un bloc d'autant plus difficile à dissocier, tandis que séparées les unes les autres, il est plus facile de les dominer.

Ce qu'il faut éviter par-dessus tout, c'est la formation de républiques à cheval sur le Rhin (rhéno-westphalienne par exemple). Elles sont d'ailleurs incompatibles avec l'existence d'une frontière militaire sur le Rhin n.

Voilà le programme, à la fois militaire et politique. Non sans rappeler le thème des colonisateurs français qui voient volontiers dans leur pays l'agent du progrès et le missionnaire du bonheur pour les peuples confiés à sa tutelle, il propose de façon tout à fait cohérente plusieurs objectifs qui doivent permettre à la France de se protéger contre une nouvelle agression. Et ce plan aurait des conséquences fort heureuses pour les Rhénans eux-mêmes qui seraient les seuls à tirer un véritable bénéfice du conflit. Quant à l'Allemagne, il doit être bien entendu que sa position de vaincu lui interdit de présenter quelque objection que ce soit :

Outre qu'elle n'est pas à consulter et doit subir les conditions de paix qui lui seront imposées, elle serait mal venue à protester contre la situation privilégiée créée en faveur de populations qui l'accepteraient de plein gré.

Reste à fixer dans ce schéma un dernier point : quelle sera la frontière future de la France ? Outre les vieilles villes françaises de Landau et Sarrelouis, elle devra englober la Sarre (à titre de dédommagement) et une bande frontalière permettant d'assurer la sécurité du bassin minier. L'annexion complète, comme une défense de seconde ligne, le système des états-tampons et de la ligne du Rhin.

Nous avons déjà relevé que les vertus d'une paix négociée ne semblent pas évidentes au général : la lenteur même de la réunion de la conférence semble compromettre les acquis de la victoire, car elle permet à l'Allemagne de se ressaisir et de tenter de retrouver sa place dans le jeu avec les cartes que Wilson semble lui fournir avec trop d'obligeance. Et il semble bien ressortir de ce texte que nous venons d'analyser que la solution indiquée en filigrane serait une solution imposée et imposée rapidement : l'insistance avec laquelle il souligne que l'Allemagne n'a rien à dire, l'idée d'un « plébiscite » organisé « en ce moment » suggèrent assez la tentation d'un fait accompli politique couvert par l'exercice du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Dans l'incertitude où ils sont entre une Entente victorieuse et une Allemagne livrée à l'anarchie, les Rhénans se laisseraient faire une douce violence, pour peu que le gouvernement français manifestât de la détermination. En tout cas, sur le plan purement militaire, Fayolle préconise ouvertement un tel fait accompli puisqu'il écrit en conclusion :

Pourquoi ne pas imposer de suite à l'Allemagne la seule solution qui vaille, la Garde du Rhin, puisqu'il n'en est pas d'autre acceptable 13 ?

Imposer immédiatement la frontière militaire du Rhin, en profitant des circonstances créées par l'armistice, l'idée a de quoi séduire les militaires qui peuvent pencher pour une solution de force. Indirectement, cela permettrait de préparer les voies de l'autonomie, car comment ima12.

ima12.

13. Id.


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giner qu'une Rhénanie séparée définitivement par un cordon militaire du reste de l'Allemagne pourrait rester liée politiquement à ce reste ? Mais pour séduisante qu'elle puisse paraître, cette solution ne va pas sans quelques difficultés (que les généraux n'ont pas pu ne pas reconnaître et regretter), car elle impliquerait une action concertée des pays de la coalition qui sont directement menacés par une renaissance du militarisme allemand, c'est-à-dire une volonté politique commune et le désir de ne pas trop faire de concessions aux idéaux wilsoniens. Or, une fois l'armistice signé, les intérêts nationaux ont retrouvé toute leur vigueur, relégant au second plan les intérêts communs. Une telle action supposerait un accord des Anglais : autant dire qu'il ne faut pas trop se faire d'illusions sur les chances de réussite d'une proposition française visant à organiser immédiatement une protection militaire sur le Rhin.

Remarquons enfin l'insistance avec laquelle les militaires français se sont fixés sur l'idée de la « Garde au Rhin » : ici, Fayolle rejoint parfaitement les vues que de son côté Foch développe dans nombre de lettres à l'intention de Clemenceau 14. L'idée même de deux frontières, l'une militaire au Rhin, l'autre politique bien au nord de l'actuelle frontière française se retrouve dans les projets de Foch, qui écrit par exemple le 21 novembre au Président du Conseil, une note qu'il conclut ainsi :

En résumé :

1) La frontière de 1815 est inacceptable à tous points de vue.

2) La frontière de 1814 peut servir de point de départ aux discussions, elle ne nous donnerait qu'une sécurité précaire. Elle doit donc être améliorée.

A ce prix seulement, la frontière entre la France et les pays allemands de la rive gauche du Rhin garantira, dans une certaine mesure, la France contre les attaques venant de ces pays.

Mais, en tout cas, il est certain qu'elle ne peut, combinée avec les frontières actuelles du Luxembourg et de la Belgique, mettre l'Occident de l'Europe à l'abri d'une attaque exécutée, comme en 1914, par un ensemble de 70 à 75 millions d'Allemands.

C'est seulement au Rhin que l'Occident de l'Europe trouvera la frontière capable de parer à un pareil danger 15.

La certitude d'un rapport de forces constamment défavorable et destiné à le rester conduit les militaires à demander au gouvernement des garanties très vastes, sauf à imposer immédiatement ces garanties.

La « Note sur la Paix » de Fayolle présente donc un programme d'action et des buts précis : action aussi immédiate que possible, garanties militaires, création d'états nouveaux (coïncidant avec les provinces existantes). Or sur ce point, essentiel, ce programme est condamné à ne pas

14. Sur ce point, cf. les développements de J. BAKE-TY, op. cit.

15. Le 4 février, Foch précise, dans une nouvelle note à Clemenceau, que la frontière de 1814 améliorée se situerait sur une ligne parallèle à l'actuelle frontière, à une distance d'une trentaine de kilomètres (Fonds Clemenceau, Conférence de la Paix, 1918-1919).


FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 411

être suivi : réaliser « de suite » la Garde au Rhin supposerait des décisions politiques que le gouvernement, à supposer qu'il ait eu connaissance du projet, ne voulait certainement pas prendre. Mais les autres buts restent valables et réalisables selon des modalités différentes : la frontière militaire, but à obtenir à la Conférence de la Paix ; l'autonomie rhénane, but à obtenir sur place, en escomptant un mouvement politique séparatiste que l'occupant pourrait appuyer discrètement voire susciter par une action en profondeur. Une telle action peut d'ailleurs être gênée par deux facteurs. L'idéal serait évidemment de voir naître un mouvement spontané, mais on court le risque de ne pas bien contrôler ses ambitions, qu'il convient de maintenir dans le cadre de ce que peut désirer la France : comment y arriver sans nuire à l'image autonome du mouvement ? D'autre part le programme français est d'abord celui, tout à fait officieux, des militaires, alors que le gouvernement garde un prudent silence, ce qui n'exclut pas le risque de le voir présenter un jour, officiellement, des exigences très en-deçà de ce qu'espèrent les militaires : risque d'un clivage, risque de mécontentement chez ceux qui ont cru pouvoir s'engager au nom de la France, risque de découragement chez les séparatistes amenés à douter de la volonté française.

Les termes du problème sont donc complexes d'autant plus que les conceptions des généraux évoluent au fur et à mesure qu'ils apprennent à mieux connaître le milieu où ils se trouvent. De ce point de vue, les rapports que Fayolle adresse à Foch, à partir de ceux que lui adressent ses armées, présentent un intérêt tout particulier : on peut y suivre cette évolution, évolution de l'analyse, évolution des conclusions qui en sont tirées, évolution des conceptions d'ensemble en fonction desquelles sont transmises les consignes politiques aux armées 16.

Un premier rapport est consacré, le 28 janvier, au problème électoral 17. Fayolle, dont nous avons vu qu'il était hostile à l'autorisation des élections en Rhénanie, déplore sans ambages qu'elles aient pu avoir lieu :

L'autorisation accordée aux pays occupés de participer aux élections a incontestablement raffermi dans leur esprit l'idée de l'unité allemande.

16. Évidemment, on trouve dans ces conceptions un reflet des analyses que présentent les différents organismes militaires qui étudient l'opinion publique, l'attitude des partis... Le G.Q.G. avait demandé l'établissement de rapports décadaires visant les rubriques suivantes :

— situation électorale, position des partis ;

— divers statuts politiques et constitutionnels envisagés par les partis (rattachement à l'Allemagne et aux États confédérés, autonomie, forme de gouvernement) ;

— campagnes de presse ;

— statuts économiques envisagés par les intéressés ; chômage, salaires ;

— rapports avec les autorités locales et la population ; tendance des autorités locales et des fonctionnaires ;

— propagande (cf. Lettre de Weygand du 16 janvier 1919, G.Q.G. - E.M., 2e Bureau - S.R.A.C.).

Il s'agit, plus ou moins nettement, d'estimer les chances d'une politique française en relevant tout ce qui peut manifester un sentiment favorable à la France (ou hostile au Reich), réel ou supposé. Le risque de tomber dans la mésestimation des résistances tout en privilégiant des faits peu significatifs ne doit pas être négligé : malgré leur circonspection, les militaires semblent y avoir parfois succombé.

17. Archives Nationales, AJ9 2892.


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Les populations se sentent désormais rattachées à des centres politiques et législatifs qui sont en dehors de nous et dont elles comptent recevoir des directions.

Cette situation apporte au développement de notre influence des difficultés nouvelles.

Le développement de l'influence française, but ouvertement affirmé, aurait été assuré si le vainqueur s'était purement et simplement substitué aux « centre politiques » allemand. Faute de l'avoir fait, il faut que la France affirme néanmoins son intention de rester sur le Rhin, demande qui reviendra souvent :

Il serait du plus haut intérêt que, sans plus tarder, la population des Pays Rhénans sache que, quel que soit son sort définitif, elle restera placée longtemps sous notre autorité. Sa manière d'être changerait immédiatement, et on éviterait ainsi la naissance ou le développement de certaines aspirations contre lesquelles il nous sera malaisé de réagir quand elles auront pris racines.

Ce que Fayolle demande clairement, c'est un engagement au plus haut niveau, l'affirmation par le gouvernement d'une politique rhénane. La pusillanimité ou l'ambiguïté ne peuvent que préparer des difficultés. Après tout la France est victorieuse...

Pour affirmer cette autorité, il faut se concilier certaines forces politiques, non pas qu'elles soient a priori pro-françaises, mais parce que les circonstances peuvent les amener à devenir des alliés objectifs. Il n'est pas encore question, au moment où Fayolle écrit ce rapport, de séparatisme, il n'est question que de rallier une force considérable déjà existante, le parti du Centre, dont la position est analysée avec un réalisme qui mérite d'être noté:

Par ses traditions et ses tendances nationalistes, il paraît devoir être l'un des plus réfractaires au ralliement.

Toutefois, ce parti subordonne toutes les autres questions à la question religieuse. L'esprit nouveau qui se fait jour à cet égard dans le reste de l'Allemagne lui inspire des craintes très vives. Il serait possible qu'une politique de laïcisation intégrale de la part des pouvoirs centraux allemands le ramène franchement vers nous si, dans la mesure des intérêts de notre occupation, nous savons lui faire des concessions de doctrines nécessitée par les besoins de l'assimilation.

Cette tactique semble de nature à porter des fruits à l'égard d'un parti qui, depuis sa fondation dans l'Empire allemand, a toujours pratiqué le marchandage !8.

Ralliement et assimilation, tactique et marchandage : la noble cause de l'idée française peut passer par des manoeuvres politiciennes que ne désavouerait pas un vieux radical. Mais les termes du « marchandage » évoqué posent un problème fondamental : il s'agit tout simplement de manifester tin intérêt nouveau pour la religion, alors que l'Allemagne semble devoir suivre les voies du petit père Combes.

L'analyse des résultats des élections occupe encore le long rapport que Fayolle envoie le 12 février 19. Opposant terme à terme les deux grands vainqueurs, socialistes majoritaires et catholiques du Centre, les

18. Id.

19. G.Q.G., État-Major, 2= Bureau, S.R.A.C.


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uns centralisateurs, réformistes et laïcs, les autres favorables à une large décentralisation, méfiants face aux réformes sociales et attachés à la religion, le général souligne l'intérêt qu'il y a à s'appuyer sur le Centre, car il convient de «favoriser toute politique tendant à séparer la rive gauche du reste de l'Allemagne », politique qui semble devoir être facilement acceptable par ce parti.

Le terme de « séparation » apparaît donc pour résumer les buts que doit se fixer la France et Fayolle estime que les circonstances sont favorables à une telle action. Il relève en effet que le désordre qui règne en Allemagne transrhénane fait ressortir par contraste l'ordre dû aux troupes françaises. L'attitude des populations montre d'ailleurs qu'elles sont sensibles à ce contraste, comme en témoignent les démarches de certains hommes politiques 20.

Dans ce contexte, la voie à suivre semble toute tracée : « C'est en opposant sans cesse et, dans tous les domaines, notre politique à celle de Berlin, en nous faisant les défenseurs de l'ordre public, de la propriété individuelle et des traditions de la rive gauche du Rhin, que nous attirerons à nous et séparerons de l'Allemagne tous les intérêts menacés. » Beau programme conservateur, dont le contrepoint sera fourni par la menace bolchevique plus supposée que réelle (dans son analyse, Fayolle souligne que l'extrême-gauche est insignifiante) : l'armée française sera le rempart contre l'émeute et la spoliation, gardienne des champs et des églises (ce qui ne manque pas d'un certain humour, lorsqu'il s'agit de confier la défense de l'Église et de l'enseignement religieux aux soldats d'une République qui n'entretient pas précisément de bons rapports avec ladite Église depuis Ferry et Combes).

La réalisation suppose d'abord un rapprochement qui vise à se concilier les populations, soit à travers leurs élites politiques (le parti du Centre), soit directement (par la propagande). Action d'autant plus impor20.

impor20. 8 février, le général Gérard fait état de démarches auprès des autorités occupantes de plusieurs hommes politiques. Le député Albrecht, qui s'est rendu à l'Ëtat-Major pour obtenir un laisser-passer, s'est contenté de déclarations fort pessimistes sur la situation allemande. Le député Richter a demandé l'autorisation de réunir une conférence en présence d'un officier français pour y étudier la rédaction d'une adresse à la France. « J'ai fait répondre, écrit Gérard, que je recevrai toutes pétitions pour les transmettre au gouvernement français, mais que je n'enverrai pas d'officier, » Face à cette ouverture, l'attitude reste de prudence, mais elle est jugée digne d'intérêt, car il s'agit de parvenir à l'autonomie sous la protection de la France. Quant au Dr Heim, leader paysan bavarois farouchement antisocialiste, il tient à un officier français des propos forts nets : « Le Dr Heim propose une politique active qui tendrait à grouper les pays du sud de l'Allemagne, y compris l'Autriche et à les séparer des États du Nord en les orientant vers la France. Ce serait, dit-il, la reprise de la politique traditionnelle de la France sous Louis XIV et Napoléon ; d'ailleurs, la situation faite à la France par la reprise de l'Alsace-Lorraine créera forcément des rapports plus étroits entre l'Allemagne du Sud et la France. Vous reprenez votre place sur le Rhin et une politique française sur le Rhin n'est possible qu'à la condition qu'elle s'appuie sur les États rhénans et sur l'Allemagne du sud... Pour ma part, je préférerai cent fois me tourner vers l'ouest où s'est réfugié l'ordre, plutôt que de continuer à risquer la contagion venue de l'est. » Pour Fayolle, ces démarches méritent « la plus sérieuse attention » (G.Q.G., ÉtatMajor, 2« Bureau, S.R.A.C.).

Notons qu'il s'agit de personnalités du Palatinat et de la Bavière : zone sensible en Rhénanie, zone fragile dans le Reich.


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tante que le risque apparaît très vite de voir Berlin allumer un contre-feu en prenant l'initiative de créer un état rhéno-westphalien, à cheval sur le Rhin, alors que Fayolle veut un état sur la rive gauche ( « seule thèse conforme à nos intérêts »).

Ce rapport du 12 février annonce donc un plan précis : état de la rive gauche, séparée du Reich, connivence avec le Centre. Il présente également un plan d'action pour la propagande qui doit être relevé.

Jusqu'ici, écrit Fayolle, nous nous en sommes tenus seulement à l'envoi de directives et de fonds, il est urgent de passer à la réalisation. Mais cela suppose un matériel spécialement adapté que l'Office de Propagande parisien semble incapable de fournir : sa production consiste en effet essentiellement en brochures très violemment anti-allemandes, assez peu adaptées aux buts poursuivis en Rhénanie. Et Fayolle se plaint de la lourdeur bureaucratique de l'Office, incapable de se pénétrer

de cette idée que les méthodes qui conviennent pour l'Alsace-Lorraine et celles qu'il 5r a lieu d'appliquer dans les pays rhénans sont nettement distinctes. Nous voulons ici nous concilier des populations et les attirer vers nous. Il serait d'une mauvaise politique de heurter de front leurs sentiments par des publications nettement tendancieuses ou rédigées en termes violents.

Ce que souhaite Fayolle, c'est un matériel documentaire sur les origines et le déroulement du conflit, conçu bien entendu comme une agression allemande, menée avec férocité. Il faut amener les populations « à reconnaître d'elles-mêmes où sont les responsabilités dans les origines de la guerre » et « à faire la comparaison entre les procédés allemands et les nôtres ». La volonté impérialiste et les atrocités d'un côté, l'humanisme et la culture de l'autre : image simple qui doit permettre une prise de conscience, invitation adressée aux Allemands à reconnaître les fautes qu'ils ont été amenés à commettre, incitation à se soumettre à la démarche rédemptrice de la réparation. On relèvera la croyance fort classique qui apparaît ici de la toute-puissance du bon sens, ainsi que celle de l'attrait de la culture (la France présentée comme le pa3rs des grands classiques attire à elle les peuples encore barbares) 21.

Il est de toute nécessité de pousser activement cette propagande. Certes, il eût été préférable de battre le fer alors qu'il était encore très chaud au début de l'occupation. A trop attendre, nous risquons de perdre les bénéfices d'une situation favorable que la lenteur de notre action, conjuguée avec le resserrement inévitable des liens politiques et économiques entre les deux rives du Rhin, risque de compromettre chaque jour davantage. Mais la partie est encore belle. Les témoignages reçus fréquemment le prouvent et il ne dépend que de notre activité de la gagner 22.

En fait, ce resserrement que prévoit Fayolle ne se produit pas, freiné qu'il est par la lenteur avec laquelle la situation politique allemande se

21. Fayolle demande l'envoi de matériel d'origine allemande et de documents « de caractère authentique indiscutable » : livres comme le Mémoire de Lichnowsky, ordres et proclamations, extraits de carnets de route, etc.. (G.Q.G., État-Major, 2e Bureau, S.R.A.C.).

22. Id.


FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 415

stabilise : la grave crise bavaroise (suivie avec une attention particulière en Palatinat), les grèves de la Ruhr voisine (menacée de bolchevisation intégrale), l'impuissance apparente du gouvernement de Berlin, autant de facteurs d'inquiétude dont les répercussions se font sentir dans l'attitude de populations par ailleurs anxieuses de connaître leur avenir et impatiente de voir régler leur statut. C'est dans ce contexte qu'il faut situer la naissance du mouvement autonomiste, qui sort des cadres politiques traditionnels et offre à l'occupant des possibilités d'action nouvelles. Les premiers symptômes sont décelés par Mangin et Gérard vers le milieu de février : deux mouvements assez nettement distincts commencent à naître, celui qui prend forme au Palatinat semblant bien entendu, étant donné la situation géographique de la province, le plus prometteur.

Le 15 février, Gérard fait savoir qu'un nombre « assez important » de personnes « cultivées » (entendons par là membres de la bourgeoisie) « désirent le rattachement du Palatinat à la France ou tout au moins la constitution d'une République Palatine sous notre protectorat » 23. Un avocat a d'ailleurs fait des ouvertures directes en vue d'entreprendre une campagne séparatiste « avec quelques amis », demande que le Contrôleur du Cercle de Homburg, auquel il s'est adressé, a accueillie avec toute la circonspection recommandée par ses supérieurs. Mais Gérard relève que l'idée de la séparation peut fournir un thème « que l'on peut actuellement propager dans le Palatinat ».

Par contre, dans le domaine de la Xe Armée, les perspectives sont moins simples. Mangin note le 16 février 24 que des discussions ont lieu au sein du Centre où on joue avec l'idée d'une république westphalo-rhénane, fondée sur deux principes : « Le désir d'échapper à la mainmise de la Prusse. La volonté de ne pas laisser s'établir une frontière sur le Rhin » qui doit être une « artère » et non une « frontière ». Un tel projet est, notons le, moins intéressant pour la France : d'abord il suppose une fusion d'états, des abandons de souveraineté, une construction constitutionnelle, alors que le cas palatin est beaucoup plus simple ; ensuite, il va directement contre l'idée de la « garde au Rhin » chère aux militaires. Mais il y a un symptôme d'évolution intéressant.

C'est ce que relève Fayolle le 5 mars, en préconisant un pas en avant très net. Il ne s'agit plus seulement de « se concilier » les populations, il faut leur montrer que la France est disposée à leur offrir un abri permanent contre les maux qui ravagent le reste de l'AllemagneM :

II est indispensable, écrit-il, que nous puissions laisser entendre sans plus tarder... que notre intention n'est pas de laisser retomber les Pays Rhénans sous la domination de la rive droite mais, au contraire, d'assurer leur autonomie en dénouant les liens qui les rattachent au pouvoir fédéral et en les dotant d'institutions propres.

23. Rapport de la VIII<= Armée, 15 février 1919, G.Q.G., État-Major, 2<= Bureau, S.R.A.C.

24. Rapport confidentiel sur la situation politique, Xe Armée, B.A.C., G.Q.G., État-Major, 2e Bureau, S.R.A.C.

25. Rapport du 5 mars, G.Q.G., État-Major, 2e Bureau, S.R.A.C.


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L'appel est direct : la France doit s'engager clairement. Le plan est précis : des États — ou un État — rhénans.

En conséquence, il se propose de donner aux armées, sous réserve de l'approbation de Foch, les directives suivantes :

— Pour la Xe Armée, intensifier la propagande dans la partie prussienne du bassin de la Sarre pour y combattre l'opposition des éléments immigrés de la rive droite qui paraissent plus ou moins soutenus par des éléments étrangers ;

— pour la VHP Armée, profiter des concours qui s'offrent à nous parmi la population pour faire une campagne tendant à obtenir que le Palatinat soit détaché de la Bavière aussi bien que de l'Empire (dont il ne peut attendre que des limitations de ses droits, des aggravations de charges et des exercices de politique collectiviste) et soit constitué en État entièrement autonome avec l'appui et la protection de la France. Ce mouvement sera d'ailleurs facilité par l'exaltation du particularisme palatin qui est très vif 26.

Ainsi l'évolution constatée mène à définir une action aux objectifs différenciés, le but d'ensemble étant la création d'un ensemble de petits états (ce qui va dans le sens des idées exposées dans la « Note sur la Paix»). On ne recherchera plus l'appui d'un parti (le Centre), peut-être trop impliqué dans la politique nationale pour être un bon allié, on se servira comme levier du nationalisme local, dont la vivacité peut donner à espérer un recours au principe de l'autodétermination. Le Palatinat apparaît donc comme le pivot de l'action qui peut amener un morcellement de la Rhénanie, action qui se prolongera en Sarre voisine où on tentera de susciter un mouvement autonomiste. Les éléments « immigrés » que vise Fayolle sont en effet les ouvriers venus de Prusse transrhénane dont l'influence ne peut être que nocive, l'« étranger » qui les soutient n'étant autre que... Berlin ! En clair il s'agit de lutter contre les influences centralisatrices dont le parti socialiste, au pouvoir à Berlin, est le promoteur décidé, de façon à faire entrer la Sarre dans l'orbite française. Sur ce point d'ailleurs, Fayolle recommande tout particulièrement d'éviter, dans la solution à donner au problème, de rattacher les cercles palatins de la Sarre aux cercles prussiens, ce qui briserait l'unité palatine et provoquerait le mécontentement de sa population.

Le 10 mars, Gérard et Mangin reçoivent instruction de faire ce « pas de plus » dont parlait Fayolle : Foch a donc donné son aval, au moins tacite. Le cadre politique général leur est clairement délimité : pas d'annexion, pas de république unique, pas de république à cheval sur le Rhin. L'action doit essentiellement être une action de propagande par la presse locale et par des contacts avec des personnalités locales' pour développer les idées séparatistes. Les thèmes de cette propagande seront marqués du sceau du réalisme : il faudra souligner que c'est l'intérêt des populations de se séparer de l'Allemagne, parce qu'ainsi leurs libertés seront garanties (la France n'est-elle pas le missionnaire de la liberté?), parce qu'ainsi leur statut économique sera tout particulièrement favorable (on pourra leur faire miroiter une exonération des charges militaires, un allégement des charges dues au titre des réparations, des facilités dans les échanges avec l'Ouest,...) K

26. ld.

27. G.Q.G., État-Major, 2' Bureau, S.R.A.C.


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Pour être efficace, cette propagande doit être appuyée par des réalisations concrètes, qui montrent la volonté française d'agir. D'où l'importance que le général accorde à l'élaboration d'un programme économique dont la réalisation doit commencer immédiatement. Dans son rapport déjà cité du 5 mars 28, il soulignait l'intérêt qu'il y aurait à accorder un régime particulièrement favorable aux territoires de la rive gauche dans la question du ravitaillement de l'Allemagne par les Alliés : ce ravitaillement se ferait en commençant par la Rhénanie, dans le but d'en faire, bien évidemment, une opération de prestige, mais aussi pour permettre le redémarrage de son économie, et ce sous le contrôle exclusif des militaires. Plus encore, Fayolle soulignait l'importance du problème commercial : en établissant des liens économiques avec les pays rhénans, on les orientait tout naturellement vers la France, mais il faudrait agir vite pour prendre position avant que les Anglo-Saxons ne se soient taillé la part du lion, et pour cela appliquer rapidement les décisions du Conseil Economique Interallié assouplissant les échanges, modifier le système de dérogations existant, agir sur l'Allemagne pour qu'elle lève l'interdiction faite à ses nationaux de commercer avec les puissances ennemies, enfin mettre en mouvement les milieux d'affaires français. « Il serait utile », écrit Fayolle, «que le Ministère du Commerce prît l'initiative d'une propagande très active auprès des Chambres de Commerce et des Syndicats du Commerce et de l'Industrie, en leur fournissant des indications sur la nature et l'importance des divers débouchés, sur les moyens à employer pour se rendre dans les pays rhénans et d'entrer en relations avec les commerçants allemands. »a II faudrait également envisager « dès maintenant» la liberté du commerce, car «la multiplicité des affaires est un facteur d'influence politique qu'il ne faut pas négliger» 30. Et pour faciliter ces échanges, il faudrait créer une monnaie rhénane qui serait indépendante vis-à-vis du mark et échapperait à ses fluctuations : « Des propositions nous ont déjà été faites en vue de la constitution d'un consortium des principales banques de la zone française, consortium auquel on donnerait le pouvoir d'émission. Le moment parait venu de passer à l'étude de ce projet de façon que l'autonomie financière et l'autonomie politique aillent de pair. » 31

28. G.Q.G., État-Major, 1" Bureau, S.R.A.C.

29. Id.

30. Id.

31. Dans un rapport du 8 février, Mangin avait fait état d'une évolution dans l'attitude des milieux industriels et financiers : « Des faits précis, des démarches faites permettent d'affirmer que cette attitude s'oriente nettement vers nous. Les personnalités industrielles et financières des régions occupées se rendent compte de plus en plus que leur intérêt véritable est de marcher dans notre orbite. Un mouvement lent, mais certain, les amène vers nous. » Et il relevait particulièrement la demande de création d'une Banque d'Émission faite par le Comité Économique Rhénan (G.Q.G., État-Major, 2= Bureau, S.R.A.C.).

Fayolle revient à plusieurs reprises sur l'importance des problèmes économiques et en particulier du traitement de faveur qu'il demande pour la rive gauche. Cf. Rapport du 30 mars (id.).


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Entre l'idée d'un Palatinat indépendant que caressent les généraux et le plan visant à la création d'un Territoire de la Sarre dont on discute à Paris, il y a une certaine contradiction qui explique peut-être l'extension nouvelle des plans de Fayolle, auxquels il donne une forme plus ambitieuse dès le milieu de mars en proposant une synthèse entre les deux projets : le 13, puis le 30 mars, il développe en effet un nouveau schéma et suggère de nouvelles actions, dont le but est de faire naître un nouvel état entre la Moselle et le Rhin, un « Grand Palatinat ». 32

Ce nouvel état se composerait de la province bavaroise et de cercles de Hesse et de Prusse. Sa création se justifierait, selon Fayolle, par diverses considérations historiques et par les sentiments autonomistes des populations concernées. « Nous y trouverions, souligna-t-il, « le double avantage de flatter l'opinion palatine et de rattacher au Palatinat qui paraît nous être favorable les populations des cercles de Hesse et de Prusse rhénane qui nous sont le moins hostile. » Ainsi, en assignant au particularisme un but « national », on créerait une dynamique qui amènerait comme double effet la simplification des données géographiques et la création d'un nouvel équilibre au profit du sud rhénan où s'instaurerait un nouvel état : programme révolutionnaire d'une certaine façon, puisqu'il envisage un bouleversement des frontières existantes, puisqu'il entend faire jouer une volonté nationale pour provoquer ce bouleversement. On voit que Fayolle situe volontiers son action dans le cadre des changements opérés en Europe sous l'égide du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

L'idée du « Grand Palatinat » s'inscrit, le rapport du 30 mars 33 le montre bien, au sein d'une analyse d'ensemble de la politique française que Fayolle trouve à l'évidence peu nette et peu déterminée. Notons la date : c'est au moment où s'engage à Paris une phase capitale des négociations sur le problème rhénan que le général manifeste à nouveau son impatience devant les atermoiements des négociateurs et peut-être aussi quelque inquiétude sur les intentions réelles du gouvernement. Entendons bien que le gouvernement ou la politique de Paris ne sont aucunement cités, mais l'insistance avec laquelle Fayolle parle du succès menacé de la cause française (« notre cause ») n'est pas sans prendre indirectement valeur de reproche adressé de façon voilée à la direction politique par le hiérarchique truchement de Foch. Fayolle s'en tient, veut s'en tenir strictement à l'objectif qui était celui du début de 1919 et réclame, dans ce cadre, une action claire et décidée. Cette demande d'action se justifie,

32. Le 5 mars, Gérard rend compte de la rédaction d'une adresse pro-française par une assemblée de notables palatins qui s'est réunie le 22 février : l'intérêt économique, la peur du désordre, le réelles sympathies pour la France les poussent à se séparer de l'Allemagne. Mais le succès de leur entreprise est encore incertain car la masse est indifférente et une minorité hostile existe (id.). Ce signe mérite toutefois d'être noté comme celui d'un engagement un peu plus net. De son côté, Mangin relevait à nouveau chez les industriels une tendance au rattachement à la France, spécialement en Sarre, 25 février, id.), alors que le séparatisme reste dans d'autres zones beaucoup plus faible. On comprend que l'idée ait pu germer de souder ensemble, comme le propose Fayolle, deux éléments qui paraissent les plus sûrs, de façon à créer un bloc solide et un pôle d'attraction tout à la fois.

33. G.Q.G., État-Major, 2e Bureau, S.R.A.C.


FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 419

non pas par la seule nécessité implicite, de défendre la frontière française, mais par le fait que les choses en sont arrivées à un point tel que l'opinion publique unanime en Rhénanie s'attend à une séparation provoquée par la France, et qu'un recul aurait de graves conséquences.

Il relève, en effet, que la grande question qui agite les esprits est de savoir « sous quelle forme se réalisera la séparation que le statut futur déterminera nécessairement entre la région rhénane et le reste de l'Allemagne. » Sur ce point de la séparation, il y a unanimité : elle est inévitable. De plus une minorité importante («un grand nombre») la souhaite, tandis que la majorité («la plupart») l'accepte: en somme Fayolle constate une attente de l'opinion, dont il fait état pour peser sur les décisions parisiennes, car il y a un problème : « si la séparation est reconnue inévitable, nul ne sait quelles en seront les modalités et là réside la cause d'un malaise réel dans les esprits. » Citant les rumeurs qui arrivent de Paris, échos contradictoires d'une lointaine conférence, Fayolle en souligne l'aspect négatif au moment où il conviendrait de mobiliser les énergies de cette minorité prête à s'engager : « Il est indispensable au succès de notre cause que l'opinion publique soit éclairée et que des directives plus précises orientent les offres de concours qui se présentent et qui ne demandent qu'à se réaliser, à condition de savoir dans quel sens agir. »M

Quels sens ? Il est à nouveau indiqué, et de façon détaillée : le Rhin sera «une frontière naturelle, ce qui ne l'empêchera nullement d'être en même temps une « artère », par suite de l'internationalisation de la navigation », ce qui imposera de « prendre parti » contre la création d'un éventuel état rhéno-westphalien à cheval sur le fleuve ; on devra « prévoir et orienter sur la rive gauche du fleuve la constitution de plusieurs états » et « faire de la politique Palatine » parce qu'il y a là une entité politique déjà formée, qui possède une certaine conscience nationale et qui se trouve à la frontière française, la constitution de plusieurs états préservant et renforçant cette individualité ; enfin, ce renforcement passera par la création d'un « Grand Palatinat » dont la capitale pourrait être Mayence, solution en faveur de laquelle plaident d'impérieuses considérations stratégiques : cet état entre Moselle et Rhin protégerait la frontière contre toute nouvelle menace d'invasion en permettant aux armées françaises d'exercer une menace permanente sur le flanc gauche d'un nouveau mouvement à la Schlieffen.

La frontière militaire Rhin-Moselle, à défaut de la ligne du Rhin tout entière, est la condition vitale de notre sécurité pour l'avenir. Or, elle est le corollaire stratégique de la constitution politique d'un grand Palatinat sans lequel elle ne peut être réalisée 35.

Voilà énoncée l'expression la plus nette, la plus complète de l'idée du « Grand Palatinat », forteresse de la France entre Rhin et Moselle, qui offre une alternative à la politique qui pouvait se résumer dans la phrase : « la frontière militaire des nations de l'Occident de l'Europe contre la

34. G.Q.G., État-Major, 2e Bureau. Rapport du 30 mars.

35. Rapport du 30 mars, G.Q.G., État-Major, 2« Bureau, S.R.A.C.


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Germanie est le Rhin» 36. Car si le Rhin reste frontière naturelle, l'accent mis ici sur la nécessité, pour la France, et pour la France seule, de pouvoir articuler ses défenses sur la ligne des deux fleuves, laissant, si on le comprend bien, ses alliés disposer du reste. En somme, l'idée d'une garantie militaire internationale, « Garde au Rhin » assurée par l'ensemble des nations victorieuses, s'efface discrètement derrière l'égoïsme sacré de la France qui doit se protéger elle-même, et obtenir à la Paix, au mimmum, le triangle mosellan, si elle ne peut obtenir tout le Rhin. La conséquence est, on le voit, d'importance puisqu'il faudrait procéder à des transformations politiques non négligeables.

La question est donc essentiellement politique, et Fayolle la pose d'ailleurs clairement :

Jusqu'ici, nous avons secondé le développement de tendances favorables à la France, sans donner à ces tendances d'objectifs bien définis.

Pour les raisons sur lesquelles je me suis expliqué plus haut, il est grand temps de sortir des généralités et de faire connaître notre programme.

C'est donc dans l'esprit des directives que je viens de résumer que je me propose de diriger notre action, à moins que je ne reçoive de vous des instructions contraires 37.

Ce que Fayolle demande, c'est donc de pouvoir faire un nouveau pas en avant, décisif cette fois, dans la mesure où il s'agit de donner des objectifs clairs aux « tendances favorables à la France » qui ne peuvent avoir de valeur que si ce sont ceux du gouvernement et non des seuls militaires. Même si Foch donne son aval aux directives proposées, on restera dans les « généralités », dans le flou, tant que Paris n'aura pas fait connaître clairement son programme. Et on sent percer une nouvelle fois une sorte d'impatience face aux silences du gouvernement, qui, depuis ses instructions secrètes adressées aux Armées au début de l'occupation, n'a pas fait savoir dans quel sens irait sa politique rhénane. Or, seule une telle prise de position pourrait éclairer l'opinion de façon non équivoque 38.

Qu'il y ait ici un appel indirect mais pressant au gouvernement, la fin du rapport du 30 mars le montre bien, où on voit Fayolle s'en prendre à la presse française qui contribue à maintenir cette équivoque dont il se plaint :

II ne faut pas se dissimuler que les résultats à attendre des instructions que je donne seront gravement compromis si les journaux français continuent

36. Cf. la « Note sur la Paix » analysée ci-dessus.

37. Rapport du 30 mars.

38. De cette impatience devant les lenteurs de la politique, on relève des manifestations à divers échelons. Ainsi, une « Note sur l'occupation française du Palatinat » de la fin mars 1919, rédigée par la VIIIe Armée, demande « qu'on se presse : nous sommes parvenus à la limite où l'attente risque de se changer, à notre égard, en découragement, en incrédulité et peut-être en haine ». Cette note où se trouve exposée longuement la question palatine est un véritable plaidoyer pro domo. Gérard y défend l'oeuvre entreprise (en grande partie de sa propre initiative) et marque clairement sa méfiance devant les idées des diplomates : c La VIIIe Armée a su admirablement préparer les voies à notre influence sociale, économique, politique. Elle a su le faire alors qu'elle manquait de directives et de moyens. Elle continuera » (VIIIe Armée, 2e Bureau, Occupation du Palatinat).


FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 421

à agir au rebours de la politique suivie ici, soit en donnant par l'imprécision ou la discordance des thèses qu'ils soutiennent l'impression que nous ne savons pas ce que nous voulons, soit même en publiant des articles qui vont directement à rencontre de nos intérêts...

Il serait indispensable que les efforts de la presse française puissent être canalisés, de façon à favoriser la politique que nous pratiquons, au lieu de la desservir, et qu'une vigilance particulière évite à l'avenir la publication d'articles inopportuns 39.

De telles doléances posent bien un problème de gouvernement. Qui, sinon, pourrait agir sur la presse ? Et indirectement, la question posée est bien de savoir si le gouvernement a un programme et la volonté de l'imposer.

Or cette volonté politique tarde à se manifester. Bien plus, l'écho de divergences entre Alliés fait craindre le pire. Il faut revenir à la charge, multiplier les arguments.

Fayolle reprend donc sa démonstration en faveur de la création d'un état palatin en soulignant l'écho que l'idée trouve en Palatinat même : la presse locale développe à l'envi des considérations qui plaident pour une telle création, en faveur de la création de plusieurs états... *>, au point d'ailleurs que le risque apparaît d'être débordé par un nationalisme palatin trop vigoureux qu'il faut s'employer à freiner. « Je m'appliquerai », écrit Fayolle, « dans mes instructions aux armées, à éviter que la conception du « plus grand Palatinat autonome » ne puisse être interprétée par les autres populations des zones d'occupation, en ce sens que notre politique de séparation de la rive gauche et de la rive droite du Rhin s'arrêterait à la Moselle». On relèvera qu'il y a bien une politique de séparation engagée, qui concerne donc toute la Rhénanie, et que le Palatinat est le pivot principal de cette politique : l'idée du « grand Palatinat » semble bien être devenue la doctrine officieuse des mihtaires, la façon dont Fayolle en parle dans un rapport adressé à Foch semble montrer que ce dernier est familier d'une telle idée.

L'évolution favorable des esprits qui est notée est renforcée par une série d'événements et de mesures prises par les autorités de Munich, qui facilitent le jeu français : la révolution bavaroise, les mesures anticléricales (abolition de la surveillance de l'instruction par le clergé, supression de l'instruction religieuse obligatoire) mettent la France en mesure de jouer ce rôle de défenseur de l'ordre et de la religion que Fayolle attribuait à ses troupes. Ce qui doit être du meilleur effet sur les indécis.

A ces considérations qui n'ont rien de nouveau s'ajoutent deux arguments originaux. Tout d'abord une considération de prestige, dont le poids est certainement très grand pour un soldat, mais qui n'avait pas

39. Rapport du 30 mars, G.Q.G., État-Major, 2<= Bureau, S.R.A.C. Fayolle se plaint de ce que la presse française ait publié des articles « qui jettent le discrédit sur les tendances des séparatistes rhénans », ce qu'il juge « infiniment regrettable ».

40. Rapport du 14 avril. G.Q.G., État-Major, 2« Bureau, S.R.A.C.

41. Id.


422 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

été invoqué jusqu'ici. Alors que les divergences entre Alliés semblent s'afficher à Paris, on voit se créer une situation qui peut donner à l'Allemagne la possibilité d'intervenir dans la négociation en opposant ses ennemis les uns aux autres. Or, on se souvient que Fayolle avait souligné avec force qu'il ne saurait être question de laisser l'Allemagne s'exprimer lors de la paix, à plus forte raison semble-t-il impossible d'admettre que la situation lui laisse la possibilité de pratiquer un jeu diplomatique fondé sur les divisions de ces adversaires :

II importe de ne pas perdre de vue que cette politique, préjudiciable à la France, ne l'est pas à un moindre degré aux autres gouvernements qui nous sont unis. C'est contre l'Entente tout entière que l'Allemagne s'efforce de reconstituer son unité et ses forces en implorant des concessions et en cherchant particulièrement à réduire les moyens d'action de la puissance que sa situation géographique appelle à l'honneur et à la charge de monter la garde, pour le compte des autres autant que pour le sien, à la frontière interalliée de l'est 42.

Désunions, concessions : preuves de faiblesse, atteintes au prestige du vainqueur, qui serait tout particulièrement terni par une politique de faiblesse dans l'affaire rhénane.

Si la lenteur et l'apparente difficulté avec laquelle s'élabore la solution de la question de la rive gauche est déjà par elle-même une menace pour notre situation, à plus forte raison en serait-il de même d'une solution qui resterait en-deçà du programme que nous avons poursuivi et dont les populations escomptent l'application (...), nous nous exposerions à un revirement qui peut être gros de conséquence.

1° Si nous restons en-dessous de ce que l'opinion publique s'attend à nous voir réaliser, notre prestige international s'en trouvera sensiblement atteint aux yeux des populations rhénanes. Elles verront là de notre part un recul qu'elles interpréteront comme un signe de faiblesse. Or, l'Allemagne ne respecte que la force dont notre occupation lui a donné jusqu'ici l'impression.

2° Étant donné la duplicité du caractère germanique, les groupements qui nous sont actuellement favorables se tourneront le plus énergiquement contre nous le jour où ils croiront sentir le besoin de donner des gages à un pouvoir allemand qui reprendrait pied dans ce pays.

3° Les partis hostiles à la France prendront peu à peu le dessus ; or, ces partis sont les partis avancés qui, dans un avenir plus ou moins éloigné, sont voués à être débordés par les fractions extrémistes 43.

Après l'argument de prestige, l'argument révolutionnaire est invoqué, dont l'apparition inopinée peut sembler destinée à impressionner, voire à inquiéter les gouvernants. Il est vrai que les grèves récentes de la Sarre, d'ailleurs bien vite terminées, et divers autres symptômes dont le rapport fait un tableau circonstancié peuvent suggérer l'idée d'une agitation, encouragée par les fonctionnaires prussiens sur ordre d'un gouvernement qui pratique contre l'Entente le « chantage au bolchevisme ». Certains renseignements, dont on trouve des échos divers dans les rapports militaires,

42. là.

43. Id. En deçà est souligné dans l'original. On voit que Fayolle reste fidèle au stéréotype de l'Allemand fourbe, respectueux seulement de la force. Sur ce point, il se différencie de ceux qui considèrent le Rhénan comme hétérogène au bloc germanique et de caractère « latin . Et s'il a pu reprocher à la presse française de jeter le discrédit sur les séparatistes, il n'y va pas par quatre chemins pour caractériser la constance de leurs sentiments...


FAYOLLB ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 423

font en effet état d'un plan du gouvernement allemand, qui, pour ne pas avoir à accepter un traité imposé, laisserait la place à un pouvoir révolutionnaire : l'Entente se trouverait dès lors face à un pouvoir irresponsable. Quoi qu'il en soit, voilà qui plaide encore une fois pour la domination de l'Entente sur la Rhénanie : « La rive gauche est la barrière de l'Entente contre le bolchevisme ; toute fissure que pourrait y laisser subsister un manque d'unité de vues entre les puissances intéressées, au sujet des solutions à adopter, est une voie ouverte à l'invasion des pays de l'Entente par les idées bolchevistes »M. Face à cette menace, qui relève peutêtre surtout de l'intoxication, Fayolle conseille donc la fermeté, mais aussi, à titre de précaution, l'établissement d'un cordon sanitaire sur le Rhin.

Au cours du mois de mai 1919, les conditions de paix sont connues progressivement en Rhénanie. Elles constituent pour les militaires français un échec certain : leur programme n'a pas été retenu, leur politique déjà engagée subit un démenti. C'est l'heure d'un premier bilan.

Une première chose nous semble apparaître clairement : les dirigeants politiques ont laissé faire, sans déclarer ouvertement leurs intentions, sans freiner non plus l'action engagée, cette « politique suivie par nous dans les régions occupées », ces « efforts pour y développer les tendances autonomistes et les sympathies françaises », dont Fayolle fait le bilan, positif bien entendu, le 1" mai 45.

Mais en laissant faire, ils ont créé une situation ambiguë, comportant des risques non négligeables : un certain ressentiment peut naître dans l'armée, l'impression d'avoir été manoeuvré sans être écouté. Risque d'autant plus grave que les militaires se sont personnellement engagés et ressentent le goût un peu amer d'une sorte de trahison qu'on leur fait commettre. Le reproche, Fayolle l'adresse d'ailleurs sans ambages au gouvernement lorsqu'il écrit :

Tous ceux qui se sont compromis pour nous et qui ont sacrifié leur situation vis-à-vis des pouvoirs de la rive droite, parce qu'ils nous faisaient crédit, vont être livrés à des représailles prochaines et implacables et nous accuserons de faire faillite à nos traditions 46.

Réflexe de l'honneur, un officier n'abandonne pas volontiers ses alliés.

A cela s'ajoute que ce qu'on sait des conditions du traité, encore connu de façon vague, montre que rien n'a été retenu des analyses des militaires sur la vigueur des sentiments séparatistes et la possibilité de l'utiliser pour créer un état rhénan. Pour eux le démenti est flagrant que leur opposent des hommes politiques qui semblent avoir traité leurs idées de pures et simples affabulations. De là peut-être la tentation de mettre Paris devant le fait accompli, un mouvement sécessionniste qui provoque44.

provoque44. L'argument du bolchevisme ne doit pas être surestimé : une réelle menace ne semble pas exister. Il a plutôt un rôle rhétorique.

45. G.Q.G., État-Major, 2<= Bureau, S.R.A.C. Rapport du 1er mai.

46. Id.


424 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

rait la séparation par un coup de force étant la preuve de cette vigueur, une sorte de contre-démenti infligé à Paris 't 7.

D'une façon générale, les conditions du traité ne répondent pas à ce qu'on pouvait en espérer dans les États-Majors. Outre que certaines dispositions peuvent provoquer un sursaut de nationalisme agressif, ce qui est pour l'avenir un danger indéniable, il ne tient pas compte des « intérêts rhénans », n'offre pas cette solution toute faite du problème à laquelle les populations se seraient pliées sans difficulté (si on en croit du moins les rapports), pas plus qu'il ne concède un statut économique spécial à la rive gauche (on a vu que Fayolle défendait l'idée d'une atténuation des charges dues au titre des réparations). Au contraire, il traite la Rhénanie comme partie intégrante, à tous égards, du Reich allemand, tout en provoquant ce démembrement du Palatinat (dont certains cercles miniers seront rattachés au terirtoire de la Sarre) contre lequel Fayolle avait mis en garde. Sur tous ces points, les conditions considérées comme fondamentales par les généraux n'ont pas été retenues.

Est-ce à dire que toute politique devient impossible ?

Même si le regret perce de façon manifeste, Fayolle semble vouloir croire qu'une solution conforme aux intérêts de la France, tels qu'il les conçoit, reste possible :

L'oeuvre entamée en pays rhénans depuis l'armistice nous avait concilié les populations et avait produit des fruits qu'il n'y avait qu'à cueillir.

En dépit du désappointement et du mécontentement des Rhénans, cette oeuvre n'est pas entièrement compromise et le terrain demeure favorable 48.

De nombreux facteurs expliquent, à ses yeux, cet optimisme prudent : la sympathie qu'a su faire naître l'armée et qui est un bon atout auprès des populations ; la haine de la Prusse, levier psychologique capital ; la crainte que continue à susciter la politique socialiste et anticlérical de Berlin; enfin ce Palatinat qui reste plus que jamais le pivot de toute action, et où une évolution nouvelle se dessine:

En ce qui concerne spécialement le Palatinat que je persiste à considérer comme le plus sûr terrain d'action pour notre politique de la rive gauche, l'idée commence à y prendre corps que, puisqu'il lui est très difficile d'assurer son existence économique sans les cercles qui en ont été détachés pour être incorporés au territoire de la Sarre, il aurait eu bénéfice à tout prendre, à suivre le sort de ces cercles et à demander son rattachement à la Sarre.

La solution « la Sarre au Palatinat » n'ayant pas été adoptée, la solution « le Palatinat à la Sarre » est ouvertement préconisée par les journaux palatins ■".

Ainsi, malgré les conditions nouvelles que crée la publication de clauses de la paix, Fayolle maintient son idée d'une politique rhénane dont le pivot restera le Palatinat. Nouvel avatar du « Grand Palatinat » entre Moselle et Rhin, voilà proposé un nouveau plan : la création d'un petit état palatino-sarrois. Cette création ne peut être immédiate : il faut attendre que l'idée ait pris corps, qu'un mouvement orienté en ce sens se

47. Le putsch de Dorten, au début de juin, s'inscrit dans ce contexte.

48. G.Q.G., État-Major, 2' Bureau, S.R.A.C. Rapport du 19 mai.

49. Id.


FAYOLLE ET L'IDÉE PALATINE, 1918-1919 425

manifeste, que le rattachement soit demandé des deux provinces l'une à l'autre. La solution, considérée comme la meilleure, sera remise à plus tard.

Point important, car il éclaire les relations qui existent entre les volontés françaises et les mouvements séparatistes (qui se manifestent au début de juin). Fayolle connaît l'activité de leurs chefs 50, accorde à certains une grande importance, mais à la différence peut-être de Mangin, il ne semble pas croire que leurs projets puissent aboutir à court terme 51 et reste sceptique sur les chances de création d'un état viable :

Si le projet dont MM. Dahlen, Salin et Monikes ont pris l'initiative en vue de la constitution d'une république ouest-rhénane n'aboutit pas, j'estime que c'est dans un autre sens qu'il sera opportun de canaliser les courants actuels d'opinion. Il semble, en effet, que l'union des populations du Sud avec celles du Nord de la rive gauche soit pour soulever de vives oppositions et de grosses difficultés.

Au point de vue religieux — qui joue une place essentielle dans la politique rhénane —, les Palatins répugnent à être juxtaposés aux Rhénans de la région de Cologne dont le catholicisme intransigeant et combatif les inquiète. Leur formation historique et leur mentalité ne sont pas les mêmes également.

Le programme qui, sans doute, rallierait le plus de partisans serait celui de la constitution de deux États rhénans distincts, l'un du Nord, l'autre du Sud, au besoin rattachés l'un à l'autre par certains liens « fédératifs » si.

50. Le colonel Cochet, chef de la mission française à Trêves, et le général Mangin, lui ont adressé, les 6 et 12 mai, des rapports sur leurs contacts avec ceux-ci. Le premier est en relation avec une personnalité politique du Centre qui souhaite un appui effectif de l'Entente pour réaliser une séparation, ce qui a évidemment peu de chances de trouver un écho positif. Le second a eu une série d'entretiens avec Dorten et avec trois membres du Comité de la République Rhéno-Westphalienne (Dahlen, Salm, Monikes), qui sont en c relations suivies » avec l'État-Major du 33e Corps d'Armée, chargé de l'occupation de la zone d'Aix-laChapelle (avec l'Armée belge), dont Mangin est allé passer l'inspection. A ses interlocuteurs qui lui ont exposé leurs projets, le général, affirmant parler en son nom personnel, a exposé un programme d'indépendance totale vis-à-vis de l'Allemagne, excluant un État à cheval sur le Rhin, programme auquel ils ont déclaré se rallier (G.Q.G., État-Major, 2e Bureau, S.R.A.C.).

51. Dans son rapport du 19 mai, il écrit : « Je suis, avec un intérêt sous spécial, le mouvement spontanément issu du Comité d'Action constitué à Cologne par MM. Dahlen, Salm et Monikes, en vue de la proclamation presque immédiate d'une république rhénane complètement indépendante, provisoirement limitée au Rhin.

» Si ce mouvement, né d'initiatives purement rhénanes et dans lequel le Commandement du Groupe d'Armée n'est pas intervenu, réalise le but proposé, il va de soi que notre avenir, dans les pays de la rive gauche, prendrait une face nouvelle.

» Si touefois ses promoteurs se sont fait illusion sur la facilité de leurs tâches et n'obtiennent pas le succès qu'ils escomptaient, ce mouvement n'en reste pas moins à retenir comme un symptôme de l'intensité et de la force agissante des tendances autonomistes. »

On notera le relatif scepticisme de Fayolle quant à ce mouvement, qui trouve (comme ceux de Trêves ou d'Aix-la-Chapelle) son centre hors de la zone française et qui entend se limiter provisoirement au Rhin (frontière pourtant impérative pour Fayolle). Par ailleurs, Fayolle ne parle pas de Dorten, ce qui peut surprendre, mais reconnaît indirectement que le Commandement intervient dans certains mouvements...

La façon dont il aborde la question montre bien qu'il s'agit de plans à long terme : « Dans les nouvelles formations politiques dont on peut prévoir et orienter la création, il me paraît d'intérêt majeur que le Rhin soit au moins conservé comme limite d'États et sépare la rive droite des régions sur lesquelles nous pouvons espérer que, malgré tout, notre empreinte subsistera profondément. La rive gauche une fois constituée en formation distincte, on pourra examiner les chances de réussite d'un mouvement de sécession d'avec l'Empire allemand, en profitant des conflits que les tendances politiques de Berlin et de Weimar ne manqueront sans doute pas de provoquer en pays rhénans » (id.).

52. Id.


426 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Le traité préparé à Paris n'a pas apporté satisfaction, loin de là, aux généraux français. Nous avons relevé à plusieurs reprises combien ils ont essayé de peser, sans résultat, pour que soit définie clairement et ouvertement une politique rhénane. Fayolle, pour son compte, aurait voulu voir la France agir en vainqueur et s'installer sur le Rhin : l'occupation prévue est très en-deçà.

Mais les généraux restent malgré tout décidés à obtenir cet état tampon qui doit, dans une perspective essentiellement stratégique, protéger la frontière française toujours menacée par une Allemagne mal vaincue. On voit avec quelle insistance et quelle persistance leur regard se tourne vers le Palatinat qui doit devenir cette marche tant souhaitée. Et Fayolle ne perd aucunement l'espoir de pouvoir, grâce au statut d'occupation et même dans des conditions fondamentalement différentes, réaliser ce plan dont il a donné des formulations diverses, toutes marquées par la même angoisse : préparer d'ores et déjà la défense contre cette nouvelle agression germanique, qu'ils jugent inévitable.

Pierre JARDIN, C.N.R.S.


MÉLANGESLES

MÉLANGESLES ANTI-JUIVES DANS LA POLOGNE DES WASA (1588-1668)

Poser le problème de l'anti-judaïsme dans la Pologne des Wasa, c'est aborder au moins deux questions essentielles : celle de la signification de la « tolérance religieuse » en Pologne et celle du passage d'un sentiment anti-juif à un sentiment anti-sémite.

S'il est vrai qu'à la fin du xvT siècle le Rabbin Moïse Iserles écrivait à un ami d'Allemagne : « ici, en Pologne, on ne manque pas d'égards aux juifs comme en Allemagne », il ajoutait aussitôt : « Dieu fasse que cela dure ! » 1. C'est dire qu'il avait une claire conscience du caractère exceptionnel de la situation mais, également, le sentiment de la fragilité de l'équilibre. Les contemporains le savaient bien, la tolérance avait des limites. Précisément, l'une de ces limites résidait dans une certaine agitation anti-juive qui avec le temps et les arguments devenait une haine des gens dont la tare ne pouvait plus se laver par la seule abjuration de leur religion.

Jusqu'à présent, les historiens ont surtout étudié les sentiments antijuifs, en Pologne, à travers l'image qu'en donne la littérature spécialisée dans ce genre 2. Grâce à l'examen des « Actes des villes » (Advocatiala et Consularia de Poznan et de Cracovie) 3 on peut tenter d'aborder la question par le biais des actions anti-juives et, sur ces quatre-vingts années qui constituent une unité politique et juridique — celle du règne des trois Wasa — de déterminer l'ampleur et les causes du mouvement judéophobe.

Les manifestations anti-juives se présentent sous plusieurs formes. Elles sont violentes ou verbales ; elles émanent d'individus ou d'institutions. Au total, on en compte :

1. Cité par Dr PEKIES, Histoire des juifs de Poznan, Breslau, 1867, en allemand, p. 3.

2. Voir surtout BARTOSZEWICZ K., L'antisémitisme dans la littérature polonaise aux XVIe et XVIIe siècles, Cracovie, 1914, en polonais, et aussi, pour les aspects quantitatifs, D. TOLLET, « La littérature antisémite polonaise de 1588 à 1668 », in Revue Française d'Histoire du Livre, n° 14, 1" trim. 1977, Bordeaux, pp. 3, 35.

3. Ces actes sont déposés dans les archives de Vojévodies de Poznan et de Cracovie. Ce sont, à Posnan, les AA 383 à 431 et les AC 30 à 58 ; à Cracovie, les AA 209 à 244 et les AC 450 à 456, auxquels s'ajoutent les actes de Kazimiers, AA kaz, 388 à 419.


428 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Villes Sans violence Avec violence Total

Cracovie 23 48 71

(32,4 % du total) (dont

19 « tumultes »)

Poznan 40 182 222

(18 °/o du total) (dont

12 « tumultes »)

Il y a donc plus d'actions anti-juives à Poznan qu'à Cracovie et aussi plus d'actions violentes dans cette ville (82 %) que dans l'ancienne capitale (67,6 %), mais ces actions ont un caractère plus individuel. Au contraire, on note plus de « tumulty »4 à Cracovie qu'à Poznan.

La démographie peut-elle constituer un élément d'explication des faits ? En vérité, nos connaissances en la matière sont très faibles puisque le premier recensement des juifs de Pologne date de 17645. Toutefois, des évaluations ont été faites sur lesquelles il est possible de s'appuyer.

La ville de Cracovie, selon les travaux de Marian Friedberg 6, comptait 18.700 habitants en 1551 et 19.750 en 1642, auxquels s'ajoutaient 7.000 habitants dans les faubourgs et 2.000 juifs. Pour sa part, Majer Balaban pensait qu'il y avait eu 2.000 juifs en 1599 et 4.500 juifs entre 1590 et 16407. Par la suite, le nombre des habitants, les juifs comme les autres, diminua considérablement du fait de la décadence de la cité. Si l'on se base sur les plus forts chiffres, les juifs représentent, à Cracovie, 15 % de la population.

A Poznan, J. Topolski 8 évalue la population dans la première moitié du xvir siècle à 20.000 habitants, intra et extra muros. Z. KulejewskaTopolska a compté 2.000 juifs en 1618 et Waszak les estimait à 1.500 en 15909. La population juive ne représentait donc que 5 % de la population totale de Posnan.

Le facteur démographique n'est donc pas un élément d'explication convaincant puisqu'on a beaucoup de juifs à Cracovie et peu d'actions anti-juives en regard de la situation inverse de Poznan.

Plus intéressante est l'observation de l'organisation spatiale des villes. A Poznan, les juifs habitaient « la rue juive » et ses alentours, en plein centre de l'agglomération au contact permanent des chrétiens. A Cracovie,

4. A la même époque on parlait en français de « tumultes populaires » dans le sens de c désordres », cf. Dictionnaire de l'Académie Française, t. II, Paris, 1694.

5. Cf. GIEYSZTOROWA I., Introduction à la démographie de l'ancienne Pologne, Varsovie, 1976, P.W.N., 311 p., chap. III, en polonais.

6. FRIEDBERG Marian, « Cracovie pendant la Renaissance », in Études sur le développement de la ville de Cracovie, Cracovie, 1957, p. 203, en polonais.

7. BALABAN Majer, Histoire des juifs de Cracovie, 2 t., Cracovie, 1935, en polonais, cf. t. I, p. 209.

8. TOPOLSKI Jerzy (et coll.), Histoire de Posnan, en polonais, Posnan, 1973, W.P., pp. 39,40.

9. KULEJEWSKA-TOPOLSKA Zona, Les structures juridiques de l'agglomération de Poznan du XVe siècle à la fin du XVIIe siècle, Poznan, 1969, en polonais, pp. 67, 69 ; et WASZAK S., « La population et la construction des maisons à Poznan au xvp et au XVIIe siècles », in Sludia Wielkopolski, 9/19, 1953, pp. 80, 81 et 113.


LES MANIFESTATIONS ANTI-JUIVES EN POLOGNE, 1588-1668 429

les juifs avaient été relégués, à la fin du Moyen Age, de l'autre côté de la Vistule, à Kasimiez 10, et en théorie ils n'avaient pas le droit de s'installer dans les murs de Cracovie. Cette séparation explique certainement le caractère des actions anti-juives à Cracovie, tout comme la promiscuité des communautés de Poznan explique le nombre important des injures et des blessures faites aux juifs dans cette ville.

Un autre facteur est encore à prendre en considération — le facteur économique. Si l'on considère les quatre opérations les plus simples du prêt, de l'emprunt, de la vente et de l'achat entre juifs et chrétiens, on totalise 623 cas à Cracovie et 1.628 à Poznan. Apparemment, l'anti-judaïsme est proportionnel à l'intensité des contacts économiques entre les communautés.

La composition sociale du groupe des auteurs d'actions anti-juives est également intéressante:

Cracovie Poznan

Catégories sociales Nombre Dont Nombre Dont

catégories sociales d'actions violentes d'actions violentes

individuelles — individuelles —

Nobles 2 1 1 1

Patriciat 18 12 75 59

Plèbe 15 7 94 82

Étudiants/Église 14 10 5 4

Indéterminés 14 14 38 37

TOTAL , 63 44 213 183

La composition sociale du groupe des auteurs d'actions anti-juives est un reflet modifié de la composition globale des villes. Ainsi, à Cracovie, le patriciat domine avec 28,5 % des actions suivi par la plèbe avec 23,8 % ; la noblesse est presque absente tandis que les étudiants et les gens d'église avec 22,2 % occupent une place plus importante que celle qui est la leur dans la ville. A Poznan, c'est la plèbe qui domine, avec 44,13 % des actions, suivie par le patriciat avec 35,2 % des actions. La place des étudiants est trop faible par rapport à la réalité et il faudrait sans doute leur créditer un bon nombre des «indéterminés».

Il faut indiquer que si l'on connaît bien les auteurs d'actions individuelles, en revanche on ne connaît jamais exactement le nombre ni l'origine sociale des gens qui ont pris part aux « tumultes ». D'autre part, l'une des difficultés d'appréciation de la représentativité des différents groupes judéophobes réside dans le fait que nous ne connaissons pas de manière précise la composition sociale des villes ; S. Gierszewski, dans un travail de 1973, invitait les historiens à se pencher sur ce problème mais cet appel est encore sans écho u.

10. En 1495, cf. BALABAN, op. cit., t. I, pp. 55 sq.

11. GIERSZEWSKI S., Les bourgeois des villes polonaises d'avant les Partages ; étude de sources, Varsovie, 1973, P.W.N., 179 p., en polonais, cf. pp. 161, 162.


430 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'anti-judaïsme est donc un fait général dans les deux grandes villes polonaises de l'époque des Wasas. Il est encore répandu dans toutes les catégories de la société urbaine et se développe en relation avec le mouvement des affaires et en fonction de la proximité géographique des communautés dans la ville. L'importance de ce phénomène est certaine, mais il reste encore dans des limites supportables par la population juive avec une moyenne de 8,8 actions par décennie à Cracovie et de 27 à Posnan, et toutes les actions n'étaient pas collectives ni même violentes.

Le cadre général posé, il faut aller plus avant dans l'analyse des actions anti-juives. Toutes n'étaient pas le fait d'individus mais parfois celui d'institutions. Ces derniers cas sont rares mais il faut les examiner.

Institutions Cracovie Poznan

Roi et fonction, et tribun, du Roi 3 1

Villes et organes urbains 4 11

Diètes et Diètines 1 0

Église et organes ecclésiastiques 0 1

TOTAL 8 13

Presque toujours, ces actions se sont limitées à des déclarations discriminatoires mais sans violence physique. A Cracovie, la Diètine a déclaré, en 1614, que les juifs s'enrichissaient grâce à l'usure 12. En 1657, puis en 1662, le Conseil de Ville accusait les israélites d'être porteurs de la peste 13. En 1664, le Roi leur avait interdit, pour le même motif, d'entrer en ville pendant la Diète 14.

A Poznan, en 1607, la ville a fait fermer le quartier juif sous prétexte de peste et ceci jusqu'en 1613IS. En 1618, elle a fait peindre à l'hôtel de ville un juif fuyant Jérusalem sur le dos d'un porc 16. En 1620, la ville a limité le nombre des juifs car, estimait-elle, «la sauterelle était trop grosse pour les fleurs de la ville » 17. Les mêmes arguments ont réapparu en 163018. En 1636, la ville a fait insérer dans les livres de la ville (et probablement diffuser) des accusations de crime rituel faites à l'encontre de Marek, juif, devant le tribunal de Lublin 19. En 1647, la tension est montée lorsque le Conseil de la Ville a proposé de reprendre aux juifs, « les maisons qu'ils ont volées » 20. En 1648, les corporations ont accusé

12. Akty sejmikowe Woj. Krakowskiego, Cracovie, P.A.U., 3 tomes, 1932-1955, cf. 1/114.

13. Cf. BALABAN, op. cit., t. II, p. 69, et POEKOSINSKI F., in Acta historiae res geste polonia..., t. XII, Prawa, prsywileje i statuta m. Krakova, texte 1208.

14. POEKOSINSKI, op. cit., t. XII, 1237.

15. Dr PERLES, op. cit., p. 50.

16. Ibid., p. 5.

17. Ibid., pp. 51, 52.

18. AA Posn, I 4, £» 218, 219.

19. AA Posn I, 4, f°s 1472, 1473, imprimé chez Mathias Andréov, à Cracovie.

20. AC Posn, 47, f°s 180 v, 182 v.


LES MANIFESTATIONS ANTI-JUIVES EN POLOGNE, 1588-1668 431

les israélites d'avoir tiré des profits de la période de guerre 21. Enfin, en 1664, le juif Baron a été accusé d'avoir volé des objets sacrés n.

L'analyse des différents reproches adressés aux juifs de Cracovie et à ceux de Poznan révèle une permanence des accusations. Les juifs sont considérés comme malhonnêtes, comme nuisibles aux chrétiens et à leur Église. Ils sont également porteurs de la peste, thème très fréquent, mais il est vrai que l'on peut compter douze épidémies à Cracovie entre 1592 et 1652 et de fortes pestes à Poznan autour de 1607.

Parmi les actions anti-juives des individus isolés, il faut distinguer entre celles qui étaient violentes et les simples injures. Des injures, il y en a eu beaucoup et souvent, à Cracovie comme à Poznan ; elles n'ont été bien souvent que le résultat de différends commerciaux. Parfois, elles ont pris un sens plus nettement anti-juif. A Poznan, certaines formes d'injures n'étaient pas fondées sur des faits précis. Ainsi, en 1641, Albert Budzyniewicz a-t-il décidé de troubler le quartier juif en pleine nuitz ; ainsi, Christian Daniel a-t-il déposé du fumier dans la rue juive, en 164424.

D'autres injures ont eu des racines plus profondes. A Poznan, le juif Londer a été expulsé, en 1611, de la maison de Jan Jancelka sous prétexte de « saleté juive » 25. En 1626, Humerowicz a décidé de ne payer que la moitié du vin qu'un chrétien et le juif David lui avaient livré, car «les juifs sont porteurs de la peste » M. A Cracovie, en 1621, Daniel Barankowicz a accusé les juifs de tromper les chrétiens 27. En 1622, à l'occasion d'un différend commercial, Martin Lemierz a accusé le juif Josef d'être comme ses semblables, le «Diable incarné» 28. En 1638, un serviteur cracovien de l'évêque de Przemysl a accusé le juif Jacob Pinczewski d'avoir incité des chrétiens à voler des objets religieux 30. Enfin, en 1658, le chanoine Gogolewski a accusé les juifs de trahison nationale devant le tribunal de Lublin 30.

Les injures proférées par les individus puisent donc aux mêmes sources idéologiques que celles proférées au nom d'institutions.

La prolongation de l'injure, surtout lorsqu'elle était publique, était la violence. On pourrait en multiplier les exemples à tous les moments de la période étudiée. Citons, pour mémoire, à Cracovie, le cas de Paul Raczkowski, qui, en 1597, a blessé le juif Abraham Marek 31, celui de Laurent Wasowicz qui a déchiré la veste du juif Josef Markowicz, en 1608, lors d'une discussion portant sur des dettes 32. A Poznan, relevons

21. Cf. Statut des forgerons, AC Posn, 47, f" 735, 738 v.

22. AC Posn, I 56, f° 1654.

23. AC Posn, I 48, P* 1 v sq.

24. AA Posn, I 413, f° 335.

25. AA Posn, 393, £» 645 sq.

26. AC Posn, 36, f°s 825 sq.

27. AA Crac, 238, 509 sq.

28. AA Crac, 228, f<« 553 sq.

29. AC Crac, 461, f°= 19 sq.

30. Akty Grodz. i Ziem. Krak., t. XC, f°s 1689 sq.

31. AA Crac, 220, f° 179.

32. AA Crac, 221, 648.


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l'exemple de Gelbor Wotnik qui a blessé le juif Simon Harin, à la douane, en 1627 33.

Dans d'autres cas, la violence faite aux juifs était absolument gratuite. A Poznan, en 1625, Silvert a blessé la juive Dobrosna « sans raison »M; en 1664, le juif Beniasz Lewek a été attaqué par des inconnus sur la Grande Place 35. A Cracovie, on retrouve des comportements analogues, gratuits, en 1618, lorsque les juifs ont été violemment expulsés d'une maison 36 ou plus tragiquement, en 1665, lorsque le juif Marcin Aber a été assassiné par des étudiants 37.

De l'action individuelle à l'action collective, la frange est étroite. On dénombre, pour les quatre-vingts années étudiées, dix-neuf « tumultes » à Cracovie et douze à Poznan.

A Cracovie, ces tumultes ont été essentiellement le fait des étudiants qui pouvaient se permettre de créer le désordre grâce à la mansuétude de leurs recteurs et en dépit des mises en garde répétées des autorités urbaines et royales soucieuses du maintien de l'ordre. La diminution du pouvoir de la ville et les difficultés du pouvoir royal ont été la cause de la recrudescence de ces tumultes lors des deux dernières décennies. Au contraire, au début de la période, les troubles de 1618, liés à la publication du livre violemment anti-juif de Sébastien Miczynski, avaient été sévèrement punis et l'ouvrage avait été interdit 38. Ces tumultes démarraient parfois sur une accusation d'ordre religieux, comme celui de 1635, avec une affaire de vol d'hosties 39. Souvent, les protagonistes ne se limitaient pas à la destruction mais ils commettaient de très nombreux vols comme ce fut le cas en 1663 *.

A Poznan, les tumultes apparaissaient moins fréquemment, à l'exception d'une période chaude allant de 1619 à 1648, période d'ébranlement des structures économiques. Là encore, les étudiants du Collège des Jésuites ont pris une part active à ces actions. Ce fut le cas, en 1610 et en 162841. Mais les tumultes étaient aussi la conséquence de fortes tensions sociales et les acteurs en étaient alors des membres de la plèbe, parfois des membres du patriciat. Ce fut le cas, en 1627, en 1632, en 1639, en 1646 et surtout en 1662, lorsque la foule incendia le quartier juif 42.

Notons, enfin, que les accusations de crimes rituels et de violation d'objets du culte sont relativement rares. Elles n'apparaissaient qu'au

33. AA Posn, 399, 914.

34. AA Posn, 398, f°* 14 sq.

35. AA Posn, 413, 346.

36. AA Crac, 237, f=" 631 sq.

37. AA Kaz, 419, 842 sq.

38. MICZYNSKI Seb., Zwierciadlo koronne Polski..., Cracovie, 1618, édité chez Andréov (éditeur déjà cité à la note 19). L'ouvrage, alors interdit, sera republié en 1648.

39. A.G. i Z., Ks Woj. Krak. II, F» 704 sq.

40. PIEKOSINSJOE, op. cit., t. XII/1232.

41. KOEHLER Kl., « Deux impôts sur les juifs, le " kozubales " et la taxe des cimetières », in Roczniki Tow. Przyj. Nauk Poznan. R. XXVI, p. 526 (en polonais). Et, d'autre part, AA Posn, 400, f» 313, 594 sq.

42. WUTKE H., Les livres de ville de la région de Posnan, Leipzig, 1864, en allemand, p. 405, et aussi AA Posn, 403, f°* 186 sq et f°' 283 v sq, et AC Posn, 49, 584, et encore PERLES, op. cit., p. 60.


LES MANIFESTATIONS ANTI-JUIVES EN POLOGNE, 1588-1668 433

cours de mauvaises périodes économiques et surtout lorsque le pays était humilié comme ce fut le cas à l'issue des guerres suédoises 43.

Dépassant le cadre trop restreint des deux grandes villes étudiées plus en détail, il faut dire un mot des révoltes cosaques. Les cosaques étaient persuadés que les juifs, qui étaient les agents économiques des terres orientales, les gouvernaient. Selon le chroniqueur, Nathan Hannover, le fils du magnat Koniecpolski, arrivant dans sa ville de Czerhyn aurait demandé à parler au fermier des droits de la ville; celui-ci était le juif Zacharia Sabilenski. Nathan Hannover ajoute que c'était là la fonction de tous les juifs de Russie et que de là est venu le malheur qui s'est abattu sur les juifs 44. En juillet 1649, lors des pourparlers de paix, l'Hetman a exigé du Roi de Pologne, pour conclure, « que les juifs soient expulsés des Terres Orientales » 45.

Le nombre des victimes juives des cosaques, pendant les troubles de 1648 à 1655, est impossible à évaluer avec précision. Nous sommes toutefois renseignés par des témoignages littéraires, outre Nathan Hannover, par Pierre Chevalier, qui compare Chmielnicki à Cromwell et par le Tit Yaver de Feiwel, publié en 1656, à Venise qui donne des matériaux bruts sur les massacres.

Il convient de manier avec prudence l'ouvrage de Nathan Hannover, Javen Mesula, qui estime que les juifs comme les Polonais ont été victimes des troubles, car c'est Dieu qui a transformé Chmielnicki en persécuteur des partisans de l'Antéchrist. Toutefois, les persécutions des juifs auraient pu cesser si ceux-ci avaient accepté de changer de religion, ce qu'ils ne firent pas, car, selon Hannover, ils y voyaient des épreuves prémessianiques 47. Je ne suis pas loin de donner raison à Hannover, car le magnat lithuanien A. S. Radziwill notait dans ses mémoires que « les juifs étaient plutôt une foule d'esclaves qu'une nation glorieuse, préférant l'argent à la gloire des armes >>4S. De plus, dans les villes de Cracovie et de Poznan, le nombre de violences juives en réponse à la violence chrétienne était extrêmement limité : six cas à Cracovie et dix-sept à Poznan.

La description des manifestations de l'anti-judaïsme ne suffit pas. Il faut en chercher les racines. Deux directions complémentaires que nous avons repérées, dans les sources, s'ouvrent ; la dimension idéologique et la dimension économique.

43. Il faut évoquer ici la célèbre affaire Calahora, juif condamné par le Tribunal de Piotrkow, cf. DUENOW S., Histoire des juifs, Philadelphie, 1946, 2 t. ici, t. I, p. 164.

44. HANNOWER Nathan, Javen Mesula (en transcription française), Venise, 1652, publié en polonais par Majer BALABAN, in Sprawach i rzeszach ukrainskich, édité par F. Gawronski, à Lwow, 1914, p. 18 ; notons l'édition française de J.-P. OSIER, Le fond de l'abîme, Paris, 1982, 109 p., U.I.S.F., Centre d'Études Don Isaac Abravanel.

45. Ibid., p. 60.

46. BEAUFLAN (LE VASSEUR DE), Description des contrées du Royaume de Pologne, Rouen, 1651, chez Guilloué.

47. Cette interprétation du texte de N. Hannover est due à J.-P. Osier qui m'a aimablement confié sa préface avant l'édition (cf. note 44).

48. RADZIWILL A. S., Memoriale rerum gestarum in Poloniae, édit. Wroclaw, 1968-1975, Ossol., t. IV, p. 22.


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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'idéologie était diffusée par le truchement de la littérature anti-juive. Il est donc nécessaire de comparer l'évolution des actions et l'évolution des écrits.

Total des actions , ?.. ..

Décennies antijuives **$*££*>

Cracovie Poznan comprises

1588-1598 6 9 7

1599-1608 8 8 14

1609-1618 11 9 12

1619-1628 7 17 11

1629-1638 9 28 14

1639-1648 5 97 13

1649-1658 11 34 4

1659-1668 14 20 4

TOTAL 71 222 79 + 3

(sans date)

(dont 30 à Cracovie

et 1 à Poznan)

L'examen du graphique n" 1 fait apparaître le parallélisme des courbes des actions et des publications anti-juives pour la ville de Cracovie. Par contre, le mouvement des actions et celui des publications pour la ville de Poznan sont tout à fait différents. Ces faits ne doivent pas nous surprendre outre mesure puisque Cracovie, de par la présence de son Université, a été un important lieu d'édition et de contact avec les idées d'Europe Occidentale.

Il faut encore remarquer que sur 34 auteurs anti-juifs connus, 10 étaient des bourgeois, 5 des nobles et 13 des gens d'Église. 22 auteurs avaient suivi des études supérieures, dont 10 à Cracovie. Ces gens étaient pour la plupart liés au mouvement de la Contre-Réforme et se donnaient pour mission d'alimenter les curés et les chanoines en arguments théologiques et théoriques. Les curés et les chanoines exposaient ensuite les idées au grand public.

Il est tout à fait frappant de remarquer que l'on retrouve les arguments que nous avions évoqués à l'analyse des actions anti-juives, dans la littérature. D'abord on reprochait aux juifs leur nombre, jugé trop élevé, et J.A. Kmita allait jusqu'à en compter 100.000 à Poznan et plus encore à Cracovie ! Les juifs pullulent et menacent les chrétiens 49.

Reprenant le vieux fond européen de l'anti-judaïsme que l'on trouve dans la Bulle « Cum nimus absurdum » promulguée par le Pape Paul IV, en 1555, on reprochait aux israélites de vouloir dominer les chrétiens et de les mépriser 50. Kmita, encore lui, estimait que pendant que les juifs

49. KMITA J. A., Kruk w zlotej klatce, Cracovie, 1648.

50. Cf. DELUMEAU J., La peur en Occident du XIV' au XVIII' siècle, Paris, 1978, p. 265.


LES MANIFESTATIONS ANTI-JUIVES EN POLOGNE, 1588-1668 435

se gavaient d'oies grasses, le chrétien mangeait du pain trempé 51 et Hubicki pensait que si, certes, les juifs servaient les finances de l'État, ceci se faisait aux dépens du peuple 52.

La manière de laquelle les israélites gagnaient leur argent était source d'indignation. S. Miczynski constatait qu'ils étaient présents dans tous les secteurs de l'économie et ne respectaient pas les fêtes chômées. Jarzebski ajoutait que s'il était vrai qu'ils ne vendaient pas les marchandises cher, ce qu'ils vendaient ne valait pas cher non plus. Alembeck pensait que c'était l'usure des juifs qui faisait la pauvreté des chrétiens M.

Une autre série d'arguments dénonçait les juifs en tant qu'agents du Mal, comme ennemis des chrétiens. Mojecki faisant écho au Fortelicium fidei publié en Espagne, en 1460, par Alphonse de Spina, affirmait qu'entre 1401 et 1589 les juifs avaient tué 34 enfants chrétiens dont 10 en Pologne 55, ce que Miczynski expliquait par le fait que le Talmud soit un recueil de blasphèmes contre le Christ 56. Kmita les accusait d'être responsables de tous les maux des villes, des incendies, des famines, des épidémies ; pour Sleskowski, les médecins juifs n'étaient que de faux médecins 58.

A ce fond classique de l'argumentation anti-juive, s'ajoutaient des éléments nouveaux qui faisaient des juifs de Pologne des ennemis de leur patrie d'adoption et des alliés des Turcs. On retrouve, en particulier, ces arguments chez Mojecki et chez Miczynski.

Presque tous les auteurs se proposaient de convertir les juifs mais pensaient qu'il faudrait trouver des solutions pour ceux qui résisteraient. L'auteur anonyme du xvr siècle du Piesn o zydach Wylenskich pensait avec les gens de l'Inquisition qu'il fallait les brûler. Kmita ajoutait que ceux qui ne respectaient pas le droit polonais devaient être condamnés à mort, Mojecki proposait leur expulsion et Slekowski de ne rien leur acheter &.

Le type littéraire qui se dégage de cette trop rapide analyse est celui du marchand juif impitoyable en affaires, tout-puissant, fanatique au point de tuer, maléfique à l'égard des chrétiens et porteur de calamités endémiques. Ces thèmes sont bien ceux qui étaient apparus à l'étude des justifications données aux actions anti-juives qui, de toute évidence, y ont puisé leur substance.

Toutefois, il n'est pas possible de réduire les causes des actions antijuives aux seules raisons idéologiques dont nous avons vu que la correspondance avec les faits n'était pas établie pour la ville de Poznan. Il faut

51. KMITA, op. cit.

52. HUBICKI S., Wigilia narodzenie Christa Pana ? 1602.

53. MICZYNSKI, op. cit.

54. JARZEBSKI A., Gosciniec, Varsovie, 1543, réédité en 1974 par W. TOMHEWICZ, à Varsovie, et ALEMBECK J., Kronika albo kodeks alembecka, Lwow, 1605.

55. MOJECKI P., Zydowskie okrucienstwa, Cracovie, 1590.

56. MICZYNSKI, op. cit.

57. KMITA, KRUK..., op. cit.

58. SLESCOVIUS S., Jasne dowody o doktorach zydowskich, Kalisz, 1623, édit. Gedel, qu'il faut comparer aux éléments apportés sur l'Espagne par H. MECHOULAK, in Le sang des autres, Paris, 1979, pp. 153 à 161.

59. SLESCOVIUS, Vaticana ex natura et moribus depromata, Cracovie, 1612.


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donc chercher dans les mouvements de l'économie et des rapports économiques entre juifs et chrétiens une autre série de raisons.

J'ai donc choisi de mettre la série des actions anti-juives en relation avec l'évolution des plaintes survenues entre juifs et chrétiens dans les quatre opérations simples du prêt, de l'emprunt, de la vente et de l'achat qui constituent en Petite comme en Grande Pologne la majorité des relations économiques et des sources de conflits 60.

Nombre total des plaintes Décennies dans les quatre opérations

A Cracovie A Poznan

1588-1598 57 228

1599-1608 49 87

1609-1618 40 55

1619-1628 18 93

1629-1638 21 126

1639-1648 16 228

1649-1658 9 51

1659-1668 9 7

TOTAL 219 plaintes 875 plaintes

sur 623 opérations, sur 1.628 opérations,

soit 35 % de litiges soit 53 % de litiges

L'évolution des nombres absolus et relatifs des litiges commerciaux et financiers est parallèle à l'évolution du nombre des actions anti-juives dans la ville de Poznan, comme le fait apparaître le graphique n° II. On peut en conclure que la composante essentielle des tensions sociales entre juifs et chrétiens est la tension économique entre ces deux groupes.

Par contre, le parallélisme est beaucoup moins net, sauf pour la période qui va de 1609 à 1648, période économique extrêmement troublée et lors de laquelle les corporations tentèrent de résister aux difficultés conjoncturelles au moyen d'un système juridique protectionniste et par le freinage des mouvements d'ascension sociale.

De cet examen des actions anti-juives, quel enseignement peut-on tirer?

L'idée s'impose que dans les différents exemples locaux examinés les comportements judéophobes ont en commun les méthodes et les arguments utilisés Pourtant, leurs causes et leur fréquence varient en fonction d'un dosage dans lequel entrent l'environnement culturel, le niveau local des affaires économiques et la proximité géographique des communautés.

D'une manière générale, c'est encore le vieux sentiment judéophobe qui domine, celui dans lequel il y a toutefois un espoir que la conver60.

conver60. ma communication à la Société des Études Juives de Paris, « La place faite aux juifs dans la société polonaise (fin des xvie-xvnc s.), représentation sociale et aspects politiques », in Revue des Études Juives, Paris, CXXXVIII (34), juil.-déc. 1979, pp. 533 à 546, je n'avais considéré que les plaintes pour dettes à Posnan (cf. pp. 537 à 538). Cette fois-ci, l'étude, élargie aux plaintes commerciales, confirme le point de vue exprimé en 1979.




LES MANIFESTATIONS ANTI-JUIVES EN POLOGNE, 1588-1668 439

sion sera la voie de la rédemption. Pourtant, certains arguments, notamment l'utilisation de la notion de caractère national appliquée aux juifs laissent apparaître le sentiment que la conversion ne sera pas suffisante pour modifier l'Homme. On passe timidement de l'anti-judaïsme à l'antisémitisme dans la Pologne du xvir siècle, phénomène qui n'est pas sans présenter d'analogies avec celui qu'avait connu l'Espagne 61.

Il faut pourtant bien reconnaître que le sentiment judéophobe, même s'il est omniprésent en Pologne, est, dans ses manifestations, infiniment moins violent que dans bien d'autres pays de l'Europe de cette époque. C'est là l'une des composantes de la tolérance religieuse polonaise. Cette tolérance est en fait un fragile équilibre qui trouve ses racines dans les fonctions économiques et sociales des différents groupes constitutifs de la Pologne du xvir siècle. Ce dernier point de vue doit encore être précisé par une étude du rôle économique des juifs à l'époque des Wasa.

Daniel TOLLET,

Centre d'études juives,

Université de Paris IV - Sorbonne.

61. MECHOULAN H., op. cit., pp. 117 à 196, montre bien, à cette époque, les manifestations en Espagne d'un antijudaïsme sans juifs. Cet auteur permet d'appréhender la naissance de l'antisémitisme laissée pour compte dans les travaux du colloque de Lille. Les textes de ce colloque publiés par V. NIKIPROWETSKI, à Lille, en 1980, laissent le lecteur sans informations sur la situation des juifs entre Isidore de Séville et Bismark.


L'ÉDUCATION EN FRANCE A LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE :

QUELQUES ASPECTS D'UN NOUVEAU CADRE ÉDUCATIF,

LES « MAISONS D'ÉDUCATION », 1760-1790

Les historiens de l'éducation au xviir siècle ont remarqué le développement, dans les décennies qui précèdent la Révolution, d'une forme nouvelle d'école, les « pensions particulières » mieux définies sous l'appellation de « maisons d'éducation » 1. Ces maisons s'établissent en grand nombre à Paris et aussi en province.

L'apparition de nouvelles structures dans un système éducatif mérite toujours l'attention par tout ce qu'elle peut révéler d'opposition par rapport à ce qui existe — ici, les petites écoles et surtout les collèges — et de volonté de changement dans les méthodes et dans le contenu de l'éducation. Ces nouvelles structures sont donc des indices importants pour qui veut mieux comprendre, par les changements apportés à l'organisation des lieux, au plan d'études et à la pédagogie, l'évolution des idées éducatives.

Pour cette recherche, nous avons eu à notre disposition deux outils documentaires principaux; ce sont d'abord les prospectus des instituteurs publiés à part, ou parus dans des journaux comme les Affiches ou Annonces des Provinces 2 ou plus spécialisés comme le Journal d'éducation. Les prospectus présentent par nature ce qui peut attirer le public : les instituteurs 3 aimaient à présenter, même succinctement, l'esprit de leur méthode et prouver leur capacité à appliquer avec succès les conceptions modernes de la pédagogie. Il s'agit ensuite de la littérature péda1.

péda1. « L'éducation familiale », de Ph. ARIES, dans L'histoire mondiale de l'éducation, Paris, 1981, t. II, pp. 240-241.

2. Annonces, affiches et avis divers pour la ville de Bordeaux; Annonces, affiches et avis divers pour la ville du Mans et pour la province ; Affiches, annonces et avis divers du Dauphiné; Affiches du Poitou, apanage du Comte d'Artois; Affiches d'Angers, capitale de l'apanage de Mgr le Comte de Provence et de la Province d'Anjou; Annonces, affiches, nouvelles et avis divers pour la ville de Nantes ou Affiches générales de la Bretagne (quelques années seulement).

3. Voici une définition de l'instituteur par l'un d'eux, Verdier, mécontent des restrictions que veut lui imposer le Grand Chantre : interdiction de faire des livres, de publier des prospectus ou des programmes, obligation de changer son titre « Maison d'éducation » en celui de « Petite École » et de n'enseigner que la lecture, l'écriture, la grammaire, l'arithmétique et le calcul. « En vain, écrit-il, je représente que je ne suis point un maître d'école, mais un instituteur, et qu'en cette qualité mon dessein est d'élever, enseigner et faire enseigner mes élèves conformément à mes grades, aux lois et aux usages », in Mémoire à consulter sur les fonctions et les droits respectifs des trois classes d'instituteurs établis en France pour les trois ordres de l'État, p. 30, par M. VERDIER, instituteur à Paris, s.d., 54 p. Si les « maîtres d'école » et les « professeurs » correspondent aux petites écoles et collèges, les


LES « MAISONS D'ÉDUCATION », 1760-1790 441

gogique, particulièrement des cours d'éducation, des méthodes, des plans d'études, des lettres et mémoires... publiés en grand nombre. Nous en avons lu beaucoup. Ils sont écrits pour la plupart — le succès des Chalotais, Guyton de Morveau et autres ne doit pas nous tromper — par des hommes qui ont pratiqué eux-mêmes le métier d'éducateur. C'est cet ensemble de documents qui nous permet de mieux cerner quelques-uns des aspects de l'idéal éducatif que portaient en elles les «maisons d'éducation ».

Comment se présentent donc ces « maisons » si en honneur dans le public ? Les prospectus vantent toujours la qualité du lieu choisi pour leur établissement. Il y faut de l'air pur ! Parents et instituteurs se préoccupent, en effet, tout d'abord du « physique », de la santé donc des enfants. La pédagogie et la médecine font bon ménage ! Force et développement physique vont de pair dans la nouvelle pédagogie avec le développement de l'esprit et du coeur : sans cet équilibre, tout est vain et même dangereux car ce sont les déséquilibres, pense-t-on, qui conduisent au vice, à l'immoralité. A ce stade de l'évolution des idées sur la nature de l'homme où les portes de la connaissance sont ouvertes par les sens, où l'homme n'apporte en naissant qu' « une capacité vide » — pas d'idées innées donc — toute connaissance lui vient par le physique. Il importe donc que le corps soit développé dans les meilleures conditions possibles. Il faut rappeler ici que les idées de Locke sont alors bien répandues en France chez beaucoup d'instituteurs, de même que celles de Condillac et de Bonnet entre autres, imposées par l'éclat tout scientifique d'une théorie de la connaissance qui semble tout expliquer, et bien faciliter la voie du travail éducatif puisque chacun peut connaître, ou approcher au moins, la vraie nature de l'enfant. C'est là «l'éducation naturelle» tant vantée par nos éducateurs, c'est-à-dire une éducation selon la nature.

Ce qui attire les parents, c'est donc d'abord les lieux. Les instituteurs les décrivent dans les avis ou annonces des journaux, les font admirer aux pères et mères lors de leur visite. Voici l'avis de MM. Loyseau et Lemoine, établis depuis 1775 à l'extrémité des Champs-Elysées «sur le penchant de l'Étoile » : « Leur premier objet 4 a été le choix d'un lieu où

instituteurs sont ceux qui ont en charge les « maisons d'éducation » qui ont pour origine les pensions particulières (avec un « Maître de Pension ») destinées théoriquement à accueillir les élèves des collèges. Les maîtres de pension ont reçu leur « lettres de permission » du Grand Chantre, ou portent le titre de « maître de pension de l'Université » quand ils ont été admis dans cette « compagnie » par le Recteur après présentation devant le tribunal de l'Université ; « le nouveau maître » faisait un discours de réception. Les « pensions académiques, institutions académiques » et beaucoup de « pensions » sont en fait des « maisons d'éducation » puisqu'elles ont un enseignement propre dans leurs murs. Le terme « maison » est d'ailleurs parfois employé pour ces établissements par les maîtres — des instituteurs, en fait, mais le terme n'a pas d'existence institutionnelle — dans les programmes qu'ils présentent au public.

4. Affiches d'Angers, 4 juillet 1777, et Annonces, Affiches du Mans du lundi 21 juillet de la même année. On lit encore dans les Annonces, Affiches... de Bordeaux du 28 décembre 1769, un avis pour le « pensionnat établi dans la ville de Barbezieux, en Saintonge », par le sieur Pelletard : « La salubrité de l'air, la bonté des vivres, l'abondance des ressources et des commodités relatives aux besoins et au tempérament de la jeunesse ont déterminé son choix. »


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la salubrité de l'air peut concourir avec leurs soins pour former aux élèves un tempérament sain et robuste ». Pas de maison d'éducation qui vaille sans un bon air, sans l'indispensable « grand jardin », sans les « bosquets agréables » 5, c'est-à-dire sans le contact direct avec la nature présente donc au coeur même de l'institution. Il faut de l'espace à la jeunesse 6. Ces grandes maisons se veulent en effet des « anticollèges », à l'opposé de ces vieux bâtiments serrés au milieu des villes, « entassés au milieu des hôpitaux », où la jeunesse n'a pour horizon — et pour tout plaisir — que des murs hauts et étroits, comme les représente l'abbé Crevier dans son traité De l'éducation publique. Les écoliers ne sont-ils pas obligés « au premier rayon de soleil, ainsi qu'à la première goutte de pluye de se réfugier dans des chambres souvent obscures et infectes ? »7 Tout dans les maisons d'éducation doit donc s'opposer aux « misérables prisons » que sont les collèges.

La description des bâtiments eux-mêmes manque le plus souvent de précision ; les instituteurs se contentent des principes (aération, propreté, salubrité, espace...). L'environnement compte tout autant, nous l'avons vu, que la maison elle-même. M. Verdier, qui se donne le titre révélateur « d'instituteur physicien et médecin », dit avoir établi à Paris une « maison superbe »6 sans plus, ou encore , « une maison vaste, magnifique 9 ». Pas de détails sur les « grands dortoirs » ; il explique par contre qu'elle se situe près du Jardin du Roi, qu'elle est, de plus, agrémentée d' « une belle cour » avec « un enclos d'un arpent (contenant) un jardin botanique et de vastes allées qui servent de gymnase» 10. La maison du sieur Verdier possède aussi, signe des préoccupations du temps, de grandes salles (autour de la cour) appelées « bibliothèque », « Cabinet d'observations et d'expériences » où sont réunis « livres, gravures, sphères, cartes, tables d'histoire, médailles, instruments de mathématiques, machines de Physique, substances d'histoire naturelle, échantillons des Arts nécessaires à l'instruction des choses »u. Voilà ce qu'était une « maison d'éducation » de bon ton pédagogique avant la Révolution : il fallait adapter les lieux pour ouvrir les portes de la connaissance, les sens.

5. Plan d'une Institution académique et militaire, avec des observations sur l'éducation pour la jeune noblesse, sous la conduite M. Robin, n.d. (B.N.). Elle était située à Paris, « en bon air, dans la rue Sève..., vis-à-vis du couvent de l'Enfant-Jésus ».

6. A Paris, les instituteurs recherchent la proximité des jardins ouverts au public, comme M. Lefourmentin qui a établi sa demeure en 1789, rue de Tournon, vis-à-vis l'Hôtel Brancas, « un des plus beaux quartiers de la ville..., pour la salubrité de l'air et pour l'agrément de la promenade du Luxembourg » (Affiches de Poitou, apanage de Monseigneur, comte d'Artois).

7. L'abbé Jean-Baptiste Crevier fut professeur de rhétorique au collège de Beauvais pendant vingt ans.

8. Annonces, Affiches... pour la ville du Mans, 27 sept. 1773.

9. Dans son Cours d'éducation à l'usage des élèves destinés aux premières professions et aux grands emplois de l'État, Paris, 1777, p. 329.

10. Id., p. 329.

11. Id. Dans un Prospectus de la maison d'éducation et du cours d'éducation et d'économie, 9 p., 1788, le même auteur dit avoir installé dans sa maison un « musée élémentaire d'éducation » où est exposé « tout ce qui peut exciter leur curiosité, les instruire et les occuper utilement », avec, en plus de ce qui a été dit, un herbier, un < grainier » et même <t un petit Arsenal pour les élèves destinés à l'Art militaire ».


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La propreté et l'hygiène générale préoccupent aussi grandement le public, en un temps où les auteurs des traités d'éducation influencés par la philosophie nouvelle consacrent une partie entière de leur texte à l'éducation physique, où des auteurs connus, comme Ballexserdn, Tissot 13 donnent tous leurs efforts à ce sujet dans un contexte général de recherche sur l'homme: la «réhabilitation de la nature humaine» 14 est aussi physique 15. Protéger les écoliers par une bonne hygiène fait donc partie des attraits des « maisons d'éducation ». « Les dortoirs seront tenus très proprement, de même que les lits », précise M. Robin dans son prospectus 16 ; il donne des détails, pour mieux assurer son objet, précise le nombre de fois, par an, où les lits seront nettoyés à fond, où les matelas seront battus. Les dortoirs de la « maison d'éducation » du sieur Gordas à Versailles, rue Saint-Louis, «vastes, bien éclairés, exposés d'un côté au midi... (ont) des meubles neufs (des) lits uniformes et dont les bois ont reçu une teinte vermifuge » n. Il y a même une salle de bains pour la propreté des élèves 16. Ainsi les plans, les programmes des instituteurs abordent ce thème de la propreté et de l'hygiène des élèves, comme si c'était une chose bien nouvelle dans l'éducation des élèves : on semble au moins le découvrir alors.

L'hygiène corporelle, comme d'ailleurs tout ce qui concerne la propreté de la maison, est à la charge de la maîtresse de maison, le plus souvent l'épouse de l'instituteur. Sa présence dans une maison d'éducation est quasiment indispensable. C'est encore là une des caractéristiques de cette structure éducative ; comment en effet imaginer une éducation naturelle si les « maisons d'éducation » ne sont pas l'image des familles où père et mère régnent sur la maisonnée ? Tout un courant éducatif fait du père le premier éducateur de ses enfants avec sa femme 19. Les « maisons d'éducation» apparaissent, — dans les prospectus tout au moins —, et se veulent comme des « maisons » — ce terme a un contenu pédagogique, et s'oppose à celui de «collège» — semblables ou presque aux maisons paternelles, l'instituteur ayant le rôle et la conduite du père, l'institutrice le rôle et l'attention d'une mère. Elle « représente les mères

12. BMAEXSERD, Dissertation sur l'éducation physique des enfants depuis leur naissance jusqu'à l'âge de puberté, ouvrage qui a remporté le prix, le 21 mai 1762, à la société hollandaise des sciences, Paris, 1762, 248 p.

13. TISSOT Samuel-Auguste écrivit de nombreux c traités », avis (.Avis au peuple sur sa santé, 1769), ou essais.

14. Pour reprendre le titre de Roger MERCIER, La réhabilitation de la nature humaine (1700-1750), 1960.

15. « On peut, en luttant, au prix d'efforts et d'attention, conduire l'enfant à l'âge d'homme » (CHAUNC, La Civilisation de l'Europe des Lumières). L'auteur fixe à 1730 le moment à partir duquel, « dans quelques secteurs privilégiés, le combat pour l'enfant vaut la peine d'être livré » (p. 33). Dans les décennies précédant la Révolution, et dans un milieu cette fois plus vaste, la lutte pour la vie est donc engagée et déjà sur la bonne voie ; les nombreux articles concernant l'hygiène et la médecine en général que l'on trouve dans les Annonces, Affiches des Provinces prouvent qu'un large public s'y intéresse.

16. Op. cit.

17. Affiches d'Angers, 4 décembre 1778.

18. Dans l'Institution de M. Robin, il était prévu que les élèves se lavent les pieds tous les mois...

19. Voir, par exemple, le roman éducatif Adèle et Théodore, de Mme de Genlis.


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à l'égard de leurs enfants » 20. A elle de veiller à la propreté des enfants. Ainsi dans la « Pension académique de MM. Loyseau et Lemoine 21, la propreté et les détails du physique y sont tenus avec une attention si scrupuleuse par la Dame Loyseau que cet objet a toujours emporté les suffrages des parens en faveur de cette maison ». Elle veille à la propreté du linge, dans la maison de M. Verdier, et « sur les Gouvernantes chargées des soins continus que demande [le] régime physique et moral [des élèves] ; et... singulièrement avec l'instituteur à prévenir les maladies des enfans » 22. Un jeune médecin vit dans la maison de M. Verdier et les bouches des élèves sont visitées chaque mois par un dentiste 23. L'institutrice dirige donc les soins apportés à la surveillance de la santé des enfants.

C'est elle encore qui veille à la bonne hygiène de la cuisine. La façon de nourrir les enfants est généralement indiquée, et fait donc partie des préoccupations des parents et des instituteurs. Dans une « maison d'éducation», on cherche à approprier la nourriture à l'âge, au tempérament et à l'état des élèves, comme dans une famille. Des règles diététiques sont respectées : « la nourriture est combinée de gras et de maigre » dans la maison Verdier 24. Dans la même maison il est demandé à l'institutrice de veiller à ce que la cuisinière ne prenne toujours que la viande la moins grasse, «les oeufs et le poisson le plus frais, les légumes les mieux nourris et les plus tendres, et les fruits les plus charnus et les plus mûrs 25. Le poivre est interdit, le vinaigre, le sel, le beurre utilisés en petite quantité. On met en garde la cuisinière contre l'utilisation de la farine... qui épaissit les sauces, fait grossir les enfants et leur donne une bonne mine ! Les élèves faisaient-ils bonne chère ? Les instituteurs avaient certes la préoccupation de ne pas habituer les enfants à la gourmandise, mais les menus apparaissent quand même copieux : « deux entrées avec la soupe et le bouilli, une de viande et l'autre de légumes avec le dessert » pour dîner les jours gras. Au souper, « un rôti avec une salade ou un plat de légumes pour la table des grands ; et deux plats de poisson, d'oeufs ou de légumes pour celle des petits »2é. Dans l'institution de M. Robin, il était prévu, au dîner, «la soupe, le bouilli, une entrée, le dessert et du vin de Bourgogne avec de l'eau » 27. La santé du corps exigeait tous ces détails ; il s'agissait aussi d'apprendre aux enfants l'art de s'alimenter sainement. Les repas entraient encore dans le plan d'éducation morale des pensionnaires qui devaient acquérir l'habitude de ne pas tomber dans l'intempérance. L'éducation des instituteurs et institutrices, qui se veulent les père et mère de leurs élèves, a pour

20. Cours d'éducation..., VERDIER, p. 300.

21. Affiches d'Angers, 4 décembre 1778.

22. Cours d'éducation..., VERDIER, pp. 360-361.

23. Ibid. Verdier est opposé au tabac qui « produit sur les nerfs du nez une forte irritation qui détruit l'odorat » (p. 65).

24. Prospectus de la maison d'éducation..., op. cit.

25. Cours d'éducation..., VERDIER, p. 393.

26. Id.

27. Plan d'une institution..., de ROBIN, op. cit.


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objectif d'être complète, concernant tous les aspects de la vie quotidienne, les repas compris donc.

C'est dans cet état d'esprit que les instituteurs précisent le contenu du trousseau ; aisance, propreté et simplicité, voici les qualités exigées pour les vêtements, dans le but de s'opposer au luxe, à l'orgueil d' « être plus » que les autres. Les uniformes imposés aux élèves — non partout — visent à l'ordre général de la maison, à la propreté aussi, mais encore à suggérer aux enfants, par l'égalité de la mise, que la valeur tient, non aux apparences flatteuses d'un beau vêtement que peut donner la richesse de la famille, mais seulement aux qualités personnelles de chacun 28.

Les préoccupations qui ont conduit les choix des instituteurs pour l'installation de leurs « maisons d'éducation » et pour leur organisation ont déjà laissé paraître les grandes lignes de leur plan d'éducation. Il s'agit bien de plan d'éducation, et non d'un plan d'étude seulement, ce dernier terme n'étant plus de mise quand le succès de l'éducation dépend de tout un contexte dépassant largement les Lettres et même les Sciences. Déjà, dans la première partie du xvnr siècle, le célèbre Rollin, largement cité tout au long du siècle, avait bien insisté dans le discours préliminaire de son traité sur les trois objets de l'instruction des jeunes gens, la science, les moeurs et la religion 29. Les «maisons d'éducation», suivant en cela l'ancien recteur de l'Université de Paris, cherchent à donner une éducation totale : « les facultés de l'âme, du corps et de l'esprit » 30 doivent être simultanément développées et redressées pour former des chrétiens et des hommes sociables, des citoyens utiles à l'État. C'est le grand leitmotiv bien connu 31 des décennies d'avant la Révolution : sauvegarder et enraciner la vertu, forger un homme moral qui sache et assume ses devoirs envers la société, former un citoyen donc, instruire solidement des préceptes de la religion chrétienne, donner aux enfants des connaissances utiles, voilà les lignes de force du travail d'éducation, avec, en même temps, la formation du corps. Sur tous ces points, les collèges auraient échoué si l'on en croit l'avalanche de reproches qui les attei28.

attei28. la pension du sieur Bourson, maître-écrivain de Paris, établi à Bergerac, vis-à-vis de l'hôtel de ville, les parents, s'ils le veulent, donnent à leurs enfants un habit bleu de roi, « boutons dorés, collets, revers et parements écarlates ». L'institution de M. Robin, déjà citée, exigeait pour tous « le même uniforme, qui consiste en un habit bleu de roi, galonné d'une tresse d'argent, doublure, veste et culotte rouge avec un plumet blanc, une épée, un fusil, une giberne et un ceinturon pour le maniement des armes ». La couleur bleu de roi est celle des uniformes des élèves.

29. De la manière d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres par rapport à l'esprit et au coeur, 4 volumes, 1726, 1728.

30. Maison d'éducation pour la jeune noblesse, de M. Moret, rue de Sève, à Paris.

31. Jean DE VIGUERIE, « Le mouvement des idées pédagogiques au xvm? siècle », dans Histoire mondiale de l'éducation, t. II. Du même auteur. L'institution des enfants. L'éducation en France, XVI'-XVIII' siècles, 1978. Dans L'éducation en France du XVIe au XIII' siècle, de R. CHARTIER, MM. COMPÈRE et D. JUIIA, le chapitre VII est intitulé : « Les " Révolutions " pédagogiques ou l'équivoque des Lumières ».


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gnent alors. Le modèle éducatif à la mode et recherché est la «maison d'éducation » qui tente de réaliser le plan d'éducation nouveau quand les collèges, malgré leur évolution, symbolisent le modèle ancien.

Que devient la religion dans les « maisons d'éducation » ? Elle est la base même du plan des instituteurs, avec la morale, mais ces derniers ont une certaine méfiance vis-à-vis d'exercices trop nombreux. C'est le principal objet de l'éducation que les maîtres prennent soin de mettre en avant, dès les premières lignes de leurs programmes, ce qui montre que les parents étaient attachés à ce point précis de la formation des enfants. « C'est par l'étude de la religion qu'on peut former les élèves à la vertu. C'est la première de toutes les études » 32. C'est « la science qu'il importe le plus de savoir et qui seule fait l'homme» 33. La crainte des pédagogues est l'irréligion qui s'insinue dans la société et particulièrement dans la jeunesse: tout doit être entrepris pour faire face. Les collèges n'avaient-ils pas échoué, selon leurs détracteurs, dans ce domaine comme dans les autres, en laissant se répandre l'impiété chez les jeunes gens ? La formation de l'âme et du coeur y était négligée, les Belles-Lettres pourvoyant à tout! Ils n'avaient qu'un plan d'études. C'est donc par réaction que les pédagogues de la fin du xvirr siècle consacrent une place spéciale à la religion. Cet attachement des instituteurs à l'éducation chrétienne de la jeunesse est peut-être aussi l'un des aspects du catholicisme en France dans le dernier siècle d'Ancien Régime 34.

Ainsi, Verdier, dans le Plan général des différentes parties de l'Éducation, intitule son quatrième article : « Plan d'éducation chrétienne » 35, l'enseignement de la religion forme donc une matière à part. Les principes exposés sont décrits : « Sans religion, point de probité, point de vraie vertu, point de talent utile. Si la religion présente donc à tous les hommes leur dernière fin, son enseignement doit être le premier objet des travaux et de l'art de l'instituteur» 36. Mais le problème de Verdier comme de beaucoup de ses contemporains est d'ordre philosophique, beaucoup d'idées inassimilables les unes aux autres se heurtent sur un même terrain. Verdier, par exemple, veut combattre «le système horrible des matérialistes "qui" ne présente l'homme que comme une machine» 37, mais sa philosophie est sensualiste, ses maîtres à penser en matière de philosophie de la connaissance sont les «métaphysiciens modernes »x : Locke, Condillac, Bonnet. Sa théorie de l'éducation est fondée sur la nature de l'homme : l'enfant, nous l'avons vu, est une terre totalement libre, ouverte à l'ensemencement par les sens. Ses organes tendres et délicats peuvent se plier « à toutes les conformations qu'on

32. Pension de M. Le Bon, à Beauvais.

33. Journal d'éducation, janvier 1768, art. « De l'éducation morale ».

34. Voir à ce sujet J. DE VIGUERIE, « Quelques aspects du catholicisme des Français au XVHF siècle », Revue historique, 1981.

35. VERDIER, Cours d'éducation..., op. cit., p. 87. Les autres articles sont consacrés à l'éducation littéraire, physique et morale.

36. Id., p. 87.

37. Ibid.

38. Ibid.


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veut [lui] donner» 39. Donc l'attachement à la religion chrétienne qui paraît bien sincère chez cet instituteur — pourquoi le lui contester ? — ne l'empêche pas d'adhérer aux courants de la nouvelle métaphysique. Verdier achoppe ainsi sur la question classique de la bonne ou mauvaise nature de l'homme : il n'abandonne pas l'idée de penchants mauvais qui portent chacun au péché alors que son système d'éducation repose sur les sens, sur la certitude que l'enfant «naît encore tout informe dans l'ignorance et l'impuissance les plus absolues »n : il est alors une table rase, sans idée, où l'instituteur pourra tracer à sa guise. Sa nature ne peut donc être mauvaise. L'attrait des conceptions nouvelles de la philosophie de l'homme, claires, raisonnées, aboutissement logique d'un développement, enthousiasme les nouveaux pédagogues sensibles à cette forme d'esprit. Mais leur attachement à la religion catholique n'est généralement pas mis en défaut ; « toute la science et toute l'industrie des Élèves devant avoir la piété pour dernier objet bien marqué, tout ce qu'ils disent et ce qu'ils font doit être une prière continuelle » 41, écrit le même instituteur.

L'autre écueil à l'éducation chrétienne est le « système dangereux des spiritualistes » qui ne s'occupent que de l'âme, négligeant la vie du corps. L'anémie du corps, expliquent les modernes moralistes, facilite la montée des passions mauvaises devant lesquelles la volonté la plus pure a du mal à lutter. Les « instituteurs » de « maisons d'éducation » normalement acquis aux idées pédagogiques nouvelles, et parfois ayant quitté les collèges pour n'y plus suivre les méthodes traditionnelles, se trouvent naturellement à l'opposé du parti des dévots. Ils refusent cette « philosophie trop exaltée qui [veut] élever l'homme à la dignité d'un ange » 42, Au siècle philosophique, voilà l'éducation ballottée entre deux tentations, le spiritualisme et le matérialisme, ce dernier étant promis au plus bel avenir. Les deux composantes de l'homme, l'âme et la matière, sont mal reliées, trop indépendantes l'une de l'autre. Comment faire alors puisque l'éducation doit porter son effort sur les deux ? Les maîtres d'éducation ne vont que rarement tomber dans les extrêmes dont nous avons parlé. Mais il est certain que les sciences nouvelles concernant l'homme et l'univers les entraînent plutôt nettement vers une religion raisonnée et « sage », éloignée de la superstition, proche de la nature sans renier toutefois la Révélation.

L'approche de la religion se fait donc par l'admiration du « tableau de la nature » et par l'étude des livres classiques des pasteurs de l'Église. Mais à une époque où la raison a ses droits, où les idées doivent être claires et démontrées, entrer dans un développement, la « nature » est l'élément de base pour prouver — il faut maintenant le faire — l'existence et la bonté de Dieu, l'univers nécessitant un Créateur 43. Cette

39. Id., p. 3.

40. Id., p. 2.

41. Id., p. 90.

42. Id., p. 88.

43. De nombreux auteurs démontrent ainsi l'existence de Dieu. Voir MERCIER, op. cit. Autre exemple, L'existence de Dieu démontrée par les merveilles de la Nature (BULLET, professeur royal de théologie et doyen de l'Université de Besançon).


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approche de Dieu par la création est parfois un peu puérile, sentimentale. Ne voit-on pas des maîtres décrivant avec admiration et enthousiasme la beauté, la complexité de la nature provoquer l'émotion de leurs élèves ? « II m'écoutera avec attendrissement, écrit Serane ** et je réchaufferai de plus en plus, jusqu'à ce que me serrant la main ou me sautant au cou... » Le même auteur, du clan des catholiques éclairés proches du déisme, veut que les maîtres évitent de « s'élever dans les instructions au-dessus de la portée des enfants ». « La connaissance de Dieu par l'observation de la nature met les cérémonies au second plan (les prêtres seraient prodigues de cérémonies mais avares de sentiments !), appelle au contraire à l'adoration intérieure de l'« Être par qui tout existe » 45. La plupart des maîtres sont plus réservés : ils établissent leur éducation sur une solide religion, religion que tout démontre dans la nature mais que la Révélation impose aussi aux hommes.

La part de la morale dans les plans d'éducation des instituteurs occupe une place particulièrement importante. Jamais peut-être l'intérêt porté à la morale n'avait été aussi grand 46. Les mauvaises moeurs des jeunes gens, comme l'impiété dont nous avons parlé, effraient le xvrrr siècle finissant ; la débauche n'était pourtant pas nouvelle chez les jeunes, mais la volonté de former un corps politique et social homogène, entre autres choses, rend les égoïsmes et les écarts individuels plus insupportables. La morale, source des vertus domestiques, civiles, humaines et politiques, unit les hommes entre eux : elle est la base de cette communauté politique formée d'hommes tous préoccupés d'agir utilement au bien général. « La morale est de plus indispensable pour donner aux hommes le bonheur. Donc toutes (les) études doivent se rapporter (aux) devoirs auxquels nous sommes obligés ou comme hommes ou comme citoyens»'' 7. Les collèges, selon une opinion bien répandue, trop occupés à ne faire apprendre que des mots, accablant la jeunesse d'une masse de livres et de cahiers, chargeant inutilement leur mémoire, ont négligé l'essentiel : former des coeurs purs sans quoi toute éducation ne peut être que stérile et vaine4S.

La morale est avant tout sociale, s'acquiert par l'habitude précocement prise de la vertu. Elle s'enseigne et s'apprend comme tout autre science. Les maîtres d'éducation pensent former un homme moral comme ils le souhaitent: l'enfant n'apportant ni bonnes ni mauvaises passions à la naissance, c'est l'art de l'instituteur par l'usage des sens qui en fera

44. SERANE, Théorie d'une éducation républicaine, suivant les principes de J.-J. Rousseau, 1774, pp. 49-50. L'auteur dirigeait une « maison d'éducation », rue Cherche-Midi, n° 97.

45. ld., p. 59.

46. De nombreux traités de morale sont publiés. Voir aussi la Lettre de M. Daragon, professeur de l'Université de Paris, à M. l'abbé..., sur la nécessité et la manière de faire entrer un cours de morale dans l'éducation publique.

47. Journal d'éducation, mai 1768.

48. Par exemple, voici l'opinion de M. Borère, principal du collège d'Arras : « Il y a longtemps que je regarde les collèges comme peu intéressants, à moins que l'étude de la morale ne soit réunie à celle des connaissances littéraires. » L' « ancienne routine », dit encore ce principal, ne forme que « des automates au lieu de citoyens vertueux et instruits », Journal d'éducation, janvier 1776.


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un être moral ou non. « Virtus discenda est, disait Sènèque, vida non innobis innascuntur, sed ingeruntur» 49. On façonne le coeur, l'esprit, le corps. L'optimisme des nouveaux pédagogues et des instituteurs est bien vaste, avant la Révolution, puisqu'il est de former des individus, une nation entière selon leurs normes faites de droits et de devoirs, mais aussi risque de tomber dans le piège d'une tentative de type « totalitaire » de direction des esprits.

La morale ne consiste plus en une lutte acharnée contre les mauvais instincts. La nature est bonne, les passions ne sauraient être par essence mauvaises, à détruire. Elles sont nées des sens comme le reste ; elles sont nécessaires, considérées comme les ressorts de l'âme. L'art de l'instituteur consiste à les bien appliquer à des objets vertueux. N'est-ce pas le sentiment d'amour-propre par exemple qui peut stimuler un jeune homme à mieux travailler pour obtenir un rang honorable dans le palmarès ? Mais tout doit être équilibre — l'amour-propre se rapproche de l'orgueil — dans les passions ; c'est cet équilibre qui fait la sagesse. Le travail de l'instituteur consiste donc à déceler chez les enfants les défauts des passions, les vices, à déceler surtout l'origine et le moment de ces vices pour mieux les éliminer 50.

Verdier dans son Plan d'éducation morale attribue les premiers vices à la première éducation de la famille. «L'enfant est souvent, dans la plus honnête famille, sur le bord d'un précipice », écrit-il. La tendresse aveugle des mères et des nourrices, les mauvais exemples, les jeux des subalternes, tout se conjugue dans une famille pour détériorer un enfant. Il conseille donc à la nourrice de ne jamais donner à boire à l'enfant que le besoin ne l'avertisse d'en demander pour lui faire contracter l'habitude de la tempérance. Quand l'intelligence de l'enfant s'ouvre à la raison, il faut l'habituer à la justice et à la probité en lui faisant découvrir «les droits imprescriptibles de la propriété». Par l'expérience, par l'observation de son environnement, l'enfant apprendra la prudence, le courage. A ces quatre vertus cardinales, l'instituteur aura soin d'ajouter le sentiment de pitié qui doit saisir l'enfant devant l'homme qui souffre, pour le conduire à la bienfaisance. Le xviiF siècle sentimental autant que raisonnable apparaît encore ici. La pitié n'échappe pas à une certaine conception sensualiste de l'homme : c'est par le développement de ses nerfs, le développement de la sensualité physique que l'instituteur pourra enter « sur elle cette sensibilité morale qu'on appelle pitié ».

Reste dans le plan d'éducation le développement des connaissances, la culture de l'esprit. Ce n'est pas l'essentiel, précisent les instituteurs. « Je cherche beaucoup plus à former des chrétiens et des hommes, mais des hommes vraiment fraternels, que des sçavans », rappelle M. Robin dans son Plan d'une Institution académique et militaire 51. Mais les connaissances ne sont-elles pas elles-mêmes le meilleur garant de la pureté

49. Cité dans VERDIER, Cours d'éducation..., p. 69.

50. là., pp. 68 et sq.

51. Plan d'une institution..., ROBIN, op. cit.


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du coeur ? 52 Les connaissances sont donc l'un des fondements de la formation générale du chrétien et du citoyen, but que recherchent les maîtres. L'esprit et le coeur doivent donc aller de conserve : les auteurs les plus attachés à la morale ne se plaignent-ils pas que la plupart des parents n'ont d'yeux que pour les résultats dans les lettres et les sciences ?

Le succès des «maisons d'éducation» tient en bonne partie, nous l'avons vu, au discrédit des collèges, à leurs difficultés accrues après l'expulsion des jésuites, à la trop grande lenteur de l'évolution de leur enseignement malgré les efforts des «bureaux d'administration» pour faire moderne. Les fonds manquent et la « routine » retarde les changements. Les «maisons d'éducation» au contraire sont des structures plus neuves, moins rigides, moins administratives, plus proches des courants pédagogiques nouveaux et s'adaptant vite aux désirs des parents. Elles vont dans le sens du voeu général de la population « éclairée » c'est-à-dire former des citoyens qui soient utiles, dont l'occupation soit au bénéfice de tous, pour la patrie. Les «maisons d'éducation» sont l'expression de ce voeu : elles ouvrent leurs portes aux connaissances « utiles ». De plus, le goût du public pour la nature, la jurisprudence, la physique expérimentale, l'astronomie, la médecine... qui apparaît dans les Affiches des Provinces par de longs articles 53, le succès aussi des parutions plus scientifiques 54, la phéthore de savants qui pénétrent toujours plus avant dans la connaissance de l'Univers ss, tous ces faits font espérer à beaucoup que les matières d'enseignement évoluent, que le vieux plan humaniste d'éducation soit adapté aux réalités du jour. La volonté des pédagogues d'aligner l'enseignement sur la société n'est donc pas nouvelle.

Quel est donc le programme des études des maisons d'éducation ? Comme partout la lecture, récriture, l'orthographe, le calcul. A «l'institution académique de la jeune noblesse » d'Angers, dirigée par le sieur Nicolleau, les enfants pouvaient entrer dès l'âge de 5 ans 56, et recevaient

52. « Qu'on instruise les hommes, tôt ou tard, ils seront gens de bien. La semence de la vertu ne se perd jamais, et en général on peut dire qu'il n'y a de méchans sans ressource que ceux qui sont ignorans », écrit M. Tallerye, archiprêtre de Parthenay, dans une lettre à M. Jouyneau-Desloges. Affiches de Poitou, 18 février 1779.

53. Par exemple, Relation sur des expériences sur le thermomètre, sur la Manière de se procurer une forte électricité à peu de frais, Observations sur la Navigation (par M. DIGARD, hydrographe du Roi), dans Affiches générales de la Bretagne, 27 février 1761. La même année, une Observation du passage de Vénus sur le disque du soleil, le 6 juin 1761, est faite au collège jésuite par le R.P. Chardin, professeur de l'École Royale d'Hydrographie et de Mathématiques à Nantes. La haute tenue des sciences dans les collèges jésuites n'empêcha pas ces derniers d'être accusés de maintenir un enseignement d'un autre âge et de se voir expulsés du Royaume...

54. Voir, par exemple, le Journal de Physique, ou Observations sur la physique, sur l'histoire naturelle et sur les arts, avec des planches en taille douce, par l'abbé ROZOER, chevalier de l'église de Lyon, et M. J. MONGEZ, chanoine régulier de Sainte-Geneviève (mensuel commencé en 1771).

55. Par exemple, Jérôme DB LALANDE, né le 12 juillet 1732, à Bourg-en-Bresse, l'un des plus grands astronomes de son temps. Il contribua « de manière majeure à la théorie des comètes », sujet qui passionnait et inquiétait l'opinion. Voir l'article de J.-C. RECKER, professeur au Collège de France, dans & Le Monde », 25 août 1982.

56. On n'entre plus généralement dans une maison d'éducation après 12 ans, les instituteurs ne pouvant plus alors diriger ces enfants, trop endurcis dans des mauvaises habitudes, comme ils le voulaient.


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donc leur première instruction dans l'Institution. Des maîtres enseignaient aussi l'histoire, le calcul, les mathématiques, la physique expérimentale, différentes langues, « les principes des Négociations »S 1. Chez le sieur Gorsas, dont la « maison d'éducation » est établie à Versailles, on enseigne « la grammaire générale, les langues française, latine et grecque, la géographie, l'histoire, la mythologie, la rhétorique, la poésie. On leur donnera aussi les principes de l'écriture et des comptes » ss. Par des leçons particulières, les élèves pouvaient encore faire des mathématiques, de la danse, des exercices militaires, de l'escrime, du dessin, de la musique, et apprendre les langues allemande, anglaise et italienne. Il semble que ces listes de matières proposées aux parents et aux élèves soient interminables : la mode, ne l'oublions pas, est à l'ouverture la plus large possible du plan d'études. Mais c'est surtout un plan d'études «à la carte», sauf le fonds commun somme toute bien classique. Les « maisons d'éducation » ont pour tâche d'offrir à leurs élèves, selon leur état et leur destination, le plus de possibilités possibles ; elles cherchent à s'adapter à chacun, ce que ne pouvaient offrir les collèges. Mais l'introduction d'activités nouvelles ne chasse pas l'enseignement des lettres. Le latin, et même parfois le grec, sont toujours au programme, le français prenant évidemment l'importance qui lui est due en tant que langue « utile » : elle est citée la première dans le programme de la « maison » du sieur Gorsas. Le latin n'est pas obligatoire partout — dans la « maison d'éducation » de Verdier, par exemple —, mais reste donc l'une des bases de l'éducation pour la majorité des jeunes gens. C'est moins le latin qui est décrié, que l'absence du français et le temps trop long qui y est consacré 59 interdisant aux élèves d'acquérir d'autres connaissances, faute de temps. Quant à l'importance de l'histoire et de la géographie dans les programmes d'éducation, elle tient au moins à quatre facteurs : le goût du public pour ces matières — en témoigne par exemple la publication de nombreuses histoires locales, provinciales ou régionales — qui honorent dans le monde ceux qui peuvent en parler avec aisance, la détente qu'elle procure aux élèves et leur caractère agréable puisque les élèves peuvent, en les étudiant, se rendre actifs, regarder ou tracer des cartes par exemple 60; il y a aussi pour l'histoire surtout la volonté, par la prise de conscience d'un passé commun, de former les citoyens d'une patrie unie; enfin, l'histoire est le miroir des actions et des passions des hommes, la science de la vie grâce à laquelle les instituteurs espèrent bien former des hommes vertueux, enrichis par l'expérience de ceux qui les ont précédés.

Les mathématiques et la physique expérimentale ont tout l'attrait de ce qui est juste et clair, de ce qui ne se dispute pas inutilement. En effet, la

57. Affiches d'Angers, 3 septembre 1773.

58. Ibid., le 4 décembre 1778.

59. D'où les « essais » pour enseigner le latin en moins de temps. Par exemple, RIVAED, Méthode facile pour apprendre le latin, 1760.

60. De nombreux outils pédagogiques sont à leur disposition, tableaux historiques, mappemonde, atlas... Le sieur Marne, à Angers, imprimeur, annonce dans les Affiches qu'il vend des cartes de géographie, des globes célestes ou terrestres (le 28 juin 1782). De nombreux atlas ont été édités, ceux, par exemple, de Montelle, Boudet, Robert de Vangondi, abbé Raynal.


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dispute des collèges, l'habitude que les élèves y contractent d'ergoter sur des riens, selon les « nouveaux pédagogues », n'est-elle pas préjudiciable à la tranquillité de la société ? L'esprit de raisonnement, plutôt que 1' « esprit » tout court qui est avant tout légèreté et qui ne s'exerce sur rien d'utile, voilà ce qu'il importe de faire acquérir aux jeunes gens : c'est le but des « maisons d'éducation ».

D'autres « maisons d'éducation » ont des programmes d'études plus modernes que ceux dont nous avons déjà parlé, ou se réforment ellesmêmes. Ainsi la «Maison particulière» pour l'Institution académique d'Angers change de cap en 1783 après le départ de M. Nicolleau. Son successeur, le sieur Besnard, maître es art, « se croit autorisé à prendre une route différente... L'éducation vulgairement adoptée faisait rarement des sujets instruits », pense-t-il 61. « Pourquoi donc s'obstiner à apprendre des mots, écrit-il encore, tandis qu'on peut apprendre des choses ? » Mais il n'exclut pas le latin de l'enseignement tout en donnant la première place au français. Les matières qu'il annonce, à part la lecture et l'écriture, sont, « à fond », le calcul numérique, algébrique, trigonométrique, l'arpentage. Ses élèves seront en état, dit-il, de tenter seuls les « routes les plus épineuses des sciences sublimes et abstraites des mathématiques » 62. Certains instituteurs n'hésitent pas à établir leur plan d'études sur des bases neuves, dans la forme tout au moins. Verdier organise les différentes matières d'instruction en « cours » de façon à ce que les élèves les entreprennent presque toutes à la fois, mais en ne prenant que ce qui convient à chacun d'eux, et qui correspond aux vues des parents 63. Les différents « cours » sont ceux des « Éléments », d' « Humanités », de « langues savantes » (anciennes comme l'hébraïque, la phénicienne, la celtique ou la grecque, ou modernes, l'italien, l'anglais ou l'allemand), de «Démonstrations économiques », des « Beaux-Arts » et des Jeux, de « Religion », d' « Histoire et de Géographie » de « Philosophie », et enfin un « cours pratique d'éducation» soit neuf ateliers différents, mais celui de philosophie n'était pas assuré dans la maison, les élèves étant alors inscrits dans un collège. Les cours sont divisés en classes et l'élève y reste « le temps nécessaire pour bien posséder les matières qu'on y enseigne et passe dans une supérieure aussitôt qu'il en est instruit »M. Le « cours » des éléments et d'humanité comprend neuf classes, ce qui correspond à l'usage « que nous n'avons pu détruire », avoue l'auteur. Dans la IXe classe, celle des abécédaires — programme : éléments de lecture latine et française, d'écriture et d'orthographe — les jeunes enfants composent sur le bureau typographique6S des leçons de lecture à copier. Les enfants apprennent les éléments français (classe VIIIe) avant les éléments latins (classe

61. Affiches d'Angers, 27 juin 1783.

62. Ibid.

63. Cours d'éducation..., 3e partie du livre.

64. Ibid., p. 332.

65. L. DUMAS, La Bibliothèque des enfans ou les premiers élémens des lettres contenant le sistème du bureau tipographique à l'usage de Mgr le Dauphin et des augustes enfans de France, Paris, 1733.

L'enfant utilise des cartes, « d'un coup d'oeil saisit tout..., n'est point efrayé corne à la vu d'un livre odieus qui le fait pleurer ».


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VIIe). L'auteur insiste pour l'apprentissage du latin, sur sa méthode de double traduction de questions et de dialogues scholastiques — français, latin et latin, français. Les six classes du cours d'humanités suivent le cours commun des études : les grammairiens et logiciens (VIe-Ve) apprennent la formation des mots, les « systèmes ou arbres étymologiques des dérivés ou composés d'un mot», et utilisent la grammaire de Clarke. En VIe, pour la traduction d'un discours, le maître dicte les mots. Les « humanistes » (IVe) étudient les « épithètes françaises », le « système analytique de la langue latine», expliquent les extraits en prose de Chompré 66 et font thèmes et versions sur les auteurs de « vraie latinité ». Les élèves de IIIe (versificateurs) et ceux de IIe (poètes) travaillent à la fois sur des auteurs français (du Marsais, Boileau) et latins dont Chompré a fait des extraits (Horace surtout) et expliquent un livre de l'Enéide. Les rhétoriciens, enfin, traduisent les orateurs et les historiens (dans des extraits), suivent un traité du style, apprennent les principes d'éloquence. Mais n'est-ce pas là l'ordonnancement général des collèges que suit cet instituteur ?

La nouveauté est plutôt dans les autres « cours », celui des « langues savantes » à la disposition des élèves qui veulent s'y livrer, celui bizarrement intitulé « cours de démonstrations économiques » divisées en deux classes. La petite classe est consacrée aux nomenclateurs français et latins, la grande classe à rechercher et à démontrer la vérité, et les mathématiques, la physique, les arts, la morale — « Principes de dialectique morale, avec des éléments de cette science, et de Droit naturel» — la dialectique positive (droit public) et enfin la métaphysique 67. Le « Cours des beaux arts et des jeux » comprend trois « compagnies » où l'élève apprend successivement, entre autres choses, la lecture courante de discours en vers et en prose, le maintien, la déclamation, le plain-chant, la musique, le dessin et aussi la danse. Les trois « cathéchismes » du « Cours de religion » ont pour but d'apprendre aux enfants leurs prières françaises et latines, de même que les réponses de la messe et le catéchisme du diocèse. Les enfants récitent en français et en latin l'Évangile, le Cathêchisme des -fondements de la foi, les Maximes chrétiennes, lisent enfin Holden 68 ou Bossuet 69 en fin d'études. Les auteurs donnés à étudier pour l'histoire et la géographie sont l'Histoire de France de Fortier 70, l'Abrégé de géographie de Lenglet 71, l'Histoire universelle de Bossuet, la Cosmogonie de Mornas 72 et la Grammaire géographique de Gordon 73.

66. CHOMPRÉ a publié en plus un Petit cours d'études depuis l'alphabet jusqu'à Ventrée des humanités.

67. Cours d'éducation.., p. 338.

68. HotDEN Henry. Une édition de son Divinae fidei analysis... fut réalisée en 1767.

69. BOSSUET.

70. FORTIER, instituteur à Paris après avoir été professeur à Nantes. Il écrivit un Abrégé chronologique de l'histoire de France en vers techniques, avec leur explication, 1770, 130 p.

71. LENGLET DU FRESNOY (Nicolas) publia des « méthodes » pour étudier l'histoire, la géographie au début du xvrtp siècle. Du même, Principes de l'Histoire pour l'éducation de la jeunesse, 1736, 39, 6 vol.

72. BUY DE MORNAS, en outre un Atlas méthodique et élémentaire de géographie et d'histoire..., 1761.

73. GORDON, plusieurs Discours historiques édités en France à partir de 1742.


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Les jeunes gens apprenaient de plus à connaître, à analyser les vices, les tempéraments, le génie des élèves grâce au « cours pratique d'éducation». Voilà donc nos jeunes gens parés, de plain-pied avec la vie, tout au moins l'espère-t-on, prêts à affronter la société, à se comporter en chrétiens et en citoyens. C'est le but des efforts de Verdier et de tous les instituteurs en ouvrant leurs maisons d'éducation à des enseignements propres à fortifier leur religion, leur vertu, leur science de l'homme en général 74. Mais les changements ne sont pas aussi révolutionnaires que pourraient le faire accroire les avertissements des instituteurs étant donné surtout l'évolution des collèges eux-mêmes. Les nouvelles « routes » sont construites sur les soubassements anciens. Est-il vraiment possible, d'ailleurs, de faire autrement en matière d'éducation ?

Les méthodes et les principes d'éducation des instituteurs correspondent tout à fait à l'ensemble des changements qu'ils ont voulu introduire par rapport à l'image négative qui était donnée des collèges. L'essentiel tient aux courants qui agitent l'opinion quant à l'importance d'une morale sociale et civile pour former un corps politique solide à l'imprégnation des esprits d'une philosophie nouvelle, participant de tout un courant de pensée mécaniste, « expérimental », donnant à la psychologie une place importante. Cette science nouvelle indiquait clairement l'obligation de suivre une voie «naturelle» pour réussir l'éducation faisant de l'enfant, nous l'avons vu, un objet, voire une machine à bien diriger et à bien modeler ; il faut noter aussi dans le succès des « maisons d'éducation » l'importance donnée à la famille dans l'éducation, au père surtout en fait — les mères étant souvent chargées du défaut de détériorer leurs enfants par leurs « contes de bonnes femmes », leurs jeux, leurs agacements d'où viennent les premières mauvaises habitudes — sur qui retombe (en théorie au moins!) la charge de l'institution des jeunes gens. Or la «maison d'éducation » est la structure qui se rapproche le plus de la famille, l'instituteur et l'institutrice prenant le rôle et la place des père et mère ; tout était bien : les parents se déchargeaient de leur progéniture que leurs occupations ou leurs talents empêchaient d'élever, mais les principes à la mode d'éducation naturelle, par un père et une mère donc, étaient respectés dans la « maison d'éducation ». Ceci sans compter bien sûr un certain discrédit de l'éducation préceptorale dans les maisons que le manque d'émulation, la tendresse fautive d'une mère, l'absence d'apprentissage de la vie sociale et civile, l'enracinement dans l'esprit des enfants

74. Voir dans l'Histoire mondiale de l'éducation, 1981, t. II, dans « Les collèges en France », « L'évolution et déclin des collèges au xvm» siècle », p. 313, par J. DE VIGUERIE. L'auteur fait remarquer l'apparition d'enseignements nouveaux comme l'histoire, la géographie, « la part de plus en plus grande [consacrée] à la science expérimentale moderne », comme aussi la dotation des établissements en matériels nouveaux enfermés dans des c cabinets de physique ».


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de l'orgueil familial de richesse ou de naissance... condamnaient de plus en plus à un moment de prise de conscience de l'importance, pour la nation, de l'uniformité des esprits des citoyens.

Dans la méthode, ce qui apparaît le plus nettement c'est donc l'attachement des instituteurs à se conformer exactement à la nature, « à suivre pas à pas les progressions lentes et presque insensibles de la nature » 75. « A six ans, écrit encore le même éducateur, quand ils sont confiés au maître, ils ne sont pour ainsi dire que des machines organisées..., le germe de leur intelligence est caché sous une écorce épaisse : ils n'ont pour ainsi dire que des yeux. C'est donc aux yeux qu'on doit parler » 76. Pour Verdier, les « métaphysiciens modernes » « ont mis à découvert l'origine des connaissances et la mécanique des sens ». « Ils inspirent les grandes règles de l'analyse et de la synthèse, propres à développer puissamment les esprits dont on n'ose presque espérer aucun progrès, B 77 On espère donc par les moyens appropriés cultiver les terres les plus ingrates ! L'exercice des sens est la base de la nouvelle pédagogie et la préoccupation des maîtres sera, nous l'avons vu, de présenter aux parents leur matériel pédagogique comme le directeur du pensionnat de Grenoble qui dit posséder « un cabinet très riche en sphères, globes, cartes de toutes espèces, et machines de physique » 78. Les élèves doivent donc voir pour apprendre. « Il faut donc que tout ce qui environne les enfants soit une représentation sensible des éléments de leurs études. Ils se familiariseront bientôt avec ces objets qui se copieront dans leur imagination, et aideront merveilleusement leur mémoire »TO.

Suivre la nature et s'y adapter pour mieux éduquer les jeunes gens, c'est encore connaître le tempérament de chacun, « étudier » les enfants pour découvrir vices et qualités, l'origine des passions naissantes. Pas d'enseignement dispensé ex-cathedra à une foule d'auditeurs ! La méthode est plutôt d'approcher suffisamment la nature de chacun des élèves, pour s'y adapter afin de parvenir à ses fins. « C'est une vérité reconnue aujourd'hui que ce qu'on peut appeler l'Art de l'Éducation morale, consiste en partie à sçavoir observer et connaître les enfants, et à les sçavoir gouverner» 80. D'où la publicité que font les instituteurs sur le petit nombre d'enfants qu'ils veulent recevoir — trente dans le cas de l'institution citée plus haut — ou le peu de cas qu'ils font d'avoir beaucoup d'élèves. Les instituteurs disent aussi veiller au recrutement d'enfants « dont les moeurs et la docilité ne sont point équivoques » 81. De plus, les élèves

75. Pension de M. Le Bon, Beauvais. Journal d'éducation, op. cit.

76. Ibid.

77. Cours d'éducation..., VERDIER, op. cit., p. 8.

78. Affiches du Dauphiné, 13 février 1778. Ce « pensionnat i> du collège, tenu uniquement par des ecclésiastiques, a créé un enseignement propre dans ses murs et s'est donc attiré des inimitiés allant jusqu'à s'exprimer dans des libellés répandus dans la ville. Le « pensionnat » est devenu donc « maison d'éducation » mais d'un type tout particulier. Il se maintient quand le collège crée une pension. Il annonce directement l'enseignement « privé » du xrx° siècle.

79. Pension de M. Le Bon, Journal d'éducation.

80. Plan d'une Institution académique..., op. cit., p. 17.

81. Affiches du Dauphiné, 2 octobre 1778.


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vicieux et considérés comme dangereux pour la collectivité des élèves sont purement et simplement renvoyés.

On ne fait pas confiance à l'enfant dans la pédagogie moderne des « maisons d'éducation » ! L'un des aspects les plus remarquables de cette pédagogie n'est-il pas la surveillance continue des élèves 82 qui est peutêtre aussi l'une des raisons de leurs succèss vu la préoccupation des parents à ce sujet. La théorie est simple, nous l'avons vue : un enfant se modèle. « Toute sa substance molle et contractile prend par l'exercice, les mouvements les plus correspondants, ou les plus contraires à sa destination » M. Les enfants, très « impressionnables » donc, ne doivent pas être déformés par de mauvais exemples, par des attitudes contraires à la vertu. D'où cette surveillance exacte — les enfants, si l'on en croit les prospectus, étaient toujours contrôlés par des adultes — qui permettait aussi, nous l'avons vu plus haut, de les mieux connaître, surtout dans les jeux, car c'est « lorsqu'ils sont plus libres les uns avec les autres que le Maître peut connaître leur caractère et le former» 85. Cette surveillance permet en outre de régler l'impétuosité naturelle aux jeunes gens. « Rien de plus dangereux, écrit Verdier, que ces mouvements tumultueux auxquels se donnent les enfants abandonnés à eux-mêmes (...). L'inexpérience et l'étourderie des enfants exigent qu'ils soient toujours sous les yeux de personnes instruites de l'organisation. On doit absolument leur interdire la lutte, tous les jeux de mains, et tous les plaisirs tumultueux, pour ne les occuper que des jeux réglés » ^ 87. Cette propension à surveiller, donc à tout régler, étend ses vertus aux récréations mêmes : en fait il n'y en a même pas dans la maison de Verdier — « Dans une maison d'éducation bien réglée, il ne doit point y avoir de récréation proprement dite» 88 —, c'est toute la journée qui doit n'être qu'une récréation « distribuée par exercices littéraires et gymnastiques » m.

L'application à suivre la nature conduit encore le maître à varier le plus possible les activités des élèves. Les enfants n'aiment pas s'appliquer longtemps à un même objet, les fibres de leur cerveau encore tendres, pense-t-on, ne le permettraient d'ailleurs pas. Il faut donc avoir soin

82. Voir notre article « Quelques remarques sur l'enfant au xvm<: siècle », in Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest (Anjou, Maine, Touraine), 1980, n° 1.

83. Ph. ARIES parle, à ce propos, de « conditionnement J> des élèves dans les pensions particulières (Histoire mondiale de l'éducation, t. II, art. « L'éducation familiale », p. 240).

84. VERDIER, Cours d'éducation..., op. cit. Voir aussi le Journal d'éducation, février 1768 : <t Tout fait impression sur ces cerveaux tendres et délicats ; ...la moindre démarche faite en leur présence tire à conséquence et il n'est point jusqu'à une parole, jusqu'à un geste, jusqu'à un coup d'oeil indiscret, qu'ils ne tâchent de deviner et qui ne puisse porter atteinte à l'intégrité de leur innocence. On ne devrait leur présenter que des tableaux de la vertu, de la probité, du désintéressement, de la solide gloire et la pureté du coeur. »

85. Pension de M. Le Bon, cité.

86. Cours d'éducation... VERDIER, op, cit., in « Plan d'éducation physique », lre partie du livre.

87. « La jeunesse, toujours bouillante et impérieuse, a besoin d'un guide qui sache réprimer la fougue de ses caprices et de ses volontés. Dans « Plan d'une institution... ■>, op. cit.

88. Cours d'éducation..., VERDIER.

89. Ibid.


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« d'égayer les matières en les variant » 90. « La fatigue qu'attire un travail indique plutôt un changement d'exercice qu'un vrai repos » 91.

Il faut donc avant tout soutenir l'intérêt des élèves en tenant compte du caractère de la jeunesse fait de gaîté, d'inconstance, d'impatience et de vivacité. Les enfants raisonnent peu 92, mais sont curieux de beaucoup de choses ; ils retiennent aussi beaucoup. Ils agissent par sentiment 93 et sont facilement impressionnables. L'art de l'instituteur sera donc de leur présenter des « vérités sensibles et nouvelles » 94 qui privilégient l'histoire, la géographie, l'histoire naturelle des oiseaux, des insectes..., les fables aussi de Phèdre et de la Fontaine. Ce sont des matières agréables aux enfants qui doivent permettre aux instituteurs d'éviter le dégoût pour l'étude, et les échecs scolaires quasiment généralisés qui touchent l'éducation des collèges, si l'on croit la plupart des auteurs pédagogiques de la fin du siècle. L'un des buts des instituteurs est donc d'attirer les enfants à l'étude par des matières « nouvelles » et agréables. On voit par là que la pédagogie des « maisons d'éducation » se veut une pédagogie douce qui cherche à adoucir les difficultés des élèves en ne les mettant pas en position d'échec, qui demande aussi à l'éducateur de se mettre à la portée de l'âge et de l'esprit de chacun, marquée de plus par la volonté d'agir le plus possible par incitation, émulation, en évitant totalement la dure et ancienne pratique des châtiments. « L'aridité des principes y est adoucie (dans la maison de M. Moret, à Versailles) 95 par tout ce qu'on peut attendre d'une expérience longue et réfléchie, et de la tendresse la plus marquée pour les enfants ». De même, « le sieur Rolin guidera plutôt ses élèves par les sentiments et la douceur que par aucune voie de rigueur, attachés à lui par amitié et par reconnaissance, ils lui donneront toute la satisfaction qu'il en espère » 96. Ceci est bien connu : le xvnr siècle, surtout la deuxième moitié, n'aime pas que les enfants soient battus, la férule et le fouet sont des armes usées qui ne font qu'endurcir les coeurs. Montaigne déjà n'aimait pas les coups, mais il dut, lui, en passer par là ! Pas de cris donc ni pleurs dans les « maisons d'éducation », mais la vigilance continue et un dosage de mesures qui touchent à l'honneur, aux petits plaisirs des élèves et aux devoirs extraordinaires : interdiction d'être à table avec ceux qui ont fait leur devoir, système de bons ou mauvais points, « pensums » ou « étude pénale », suppression de

90. « Pension pour l'éducation de la jeunesse, établie au château de Virieu en Forez par MM. Martin et Desmarais, prêtres ». Prospectus dans les Affiches du Dauphiné du vendredi 8 mai 1782.

91. Cours d'éducation..., VERDIER, p. 60.

92. « Ferais-je raisonner un enfant lorsqu'il n'a encore que des idées simples, comme son âge ? », interroge M. Goullier, « maître de pension » à Versailles. Dans Journal d'éducation, mars 1768.

93. Une sentimentalité parfois puérile unit quelquefois maîtres et élèves au xvriF siècle. Les maîtres aiment bien, en certaines occasions, les étreintes de leurs élèves qui montrent ainsi l'innocence et la bonté de leur coeur. « Jamais je ne suis plus content que quand les attraits de la vérité excitent dans leur coeur des émotions qui répandent sur leur visage encore naïf une aimable rougeur », écrit M. Goullier, déjà cité.

94. Affiches du Dauphiné, vendredi 3 mai 1782.

95. Affiches d'Angers, 19 octobre 1781.

96. Plan d'une institution..., ROLÏN, déjà cité.


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récréation... Les instituteurs comptaient beaucoup, dans leurs programmes au moins, sur le sentiment d'amour-propre, de honte 97 qu'ils inspiraient à leurs élèves quand ils avaient mal agi. Mais il y avait aussi « les arrêts et la prison pour les actes de diligence, de paresse, de dissipation ou d'indocilité »9S. Les méthodes nouvelles calquées sur la nature des enfants ne réglaient donc pas tout ! Et de toute façon, il faut rappeler que les « maisons d'éducation » ne gardent jamais les élèves qui montrent vraiment trop de mauvaise volonté, surtout ceux qui pèchent contre les bonnes moeurs.

Ceci est un peu le côté négatif de la méthode — les sanctions —, le côté positif, l'émulation, n'était pas, loin de là, laissé de côté. On peut même dire que c'est l'un des traits caractéristiques de l'éducation à la fin du xviiF siècle, toutes structures éducatives confondues — héritage de la pédagogie des jésuites ? — Les « maisons d'éducation » ne sont donc pas seules en cause, mais se mettent en relief dans ce domaine comme dans tous ceux qui apparaissent aux yeux des contemporains comme nouveaux. Inciter les élèves à bien faire par tous les moyens autorisés, c'est-à-dire qui ne peuvent détériorer le coeur, c'est ce que recherchent tous les instituteurs. Utiliser l'honneur et la gloire, en distribuant louanges, et aussi livres, médailles, titres... en ayant soin de ne pas entraîner les élus dans la vanité et l'orgueil, voilà la bonne méthode. La vieille recette qui consiste à créer un groupe d'élite à l'intérieur d'une maison n'est pas oubliée non plus. L'instituteur Verdier avait aussi établi une « Société Littéraire des Élèves ». Un examen à la fin de chaque mois organisé par les membres permettait d'y être agrégé". Ces méthodes exigent autant de tact que de sagesse. Tous les instituteurs promettent en plus à leurs élèves des exercices publics qui leur permettent de se montrer devant les adultes, manifestation très appréciée des parents et qui permet au directeur de faire connaître ses succès éducatifs... La tentation d'ailleurs de certains instituteurs est de promettre beaucoup aux parents, en particulier des progrès rapides dans les études — ce que cherchaient à prouver les exercices publics — pour faire contraste avec la décourageante lenteur des collèges, où six ans de latin, ou plus, avec tous les exercices que cela suppose, aboutissaient à pas grand-chose dans la grande majorité des cas selon l'aveu quasiment généraL La précocité des élèves de certains instituteurs, par contre, n'avait pas de limite, puisque M. Serane — il avait établi, nous le savons, une «maison d'éducation» à Paris, rue Cherche-Midi — fait publier, à la fin de sa Théorie d'une éducation républicaine..., un Essai sur la physique, la géométrie, la géographie et sur la technique des langues latine et française de 48 pages, écrit par un de ses élèves, P.-A. Desmoles, âgé de 9 ans, alors qu'il exerçait encore à Toulouse, {l'Essai est de 1774).

Il est toujours intéressant de lire les emplois du temps des élèves pour cerner de plus près les études et la méthode. La journée commence

97. Verdier veut utiliser, dans sa « maison d'éducation », « le sentiment d'amour-propre, ce grand ressort des âmes honnêtes » ; dans son Cours d'éducation..., p. 85.

98. Id., p. 371. Même chose dans la maison de M. Rolin.

99. Cours d'éducation..., VERDIER, p. 344, déjà cité.


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à 5 h 30 ou 6 heures, s'achève à 9 h - 9 h 15. Après l'habillement, « l'accomodage des cheveux » — chose importante, toujours précisée — le « lavement des mains et du visage », et de la bouche, vient la prière, particulière ou à la chapelle. L'étude commence vers 6 h-6 h 30, dans la salle même parfois où les élèves se font peigner. Dans l'institution de M. Rolin, les élèves ont même des leçons de mathématiques, d'allemand et de latin avant le petit déjeuner qui se donne à 8 heures. La première récréation a lieu avant 8 heures, ou un peu après, suivie d'une récitation et de chant de prières communes, avec lecture de morale ou de piété. (Dans la maison de M. Verdier.) La matinée est ensuite équilibrée entre les exercices physiques (équitation par exemple, ou exercices gymnastiques...), les études d'agrément (dessin, musique, ou démonstrations diverses dans un « cabinet d'expériences et d'observations ») et les matières plus classiques (Belles-Lettres, Latin, Arithmétique, Grammaire française...). Après le dîner et la troisième récréation, étude, puis leçons diverses — langues anciennes ou modernes, mathématiques — suivies d'une quatrième récréation et du goûter vers 5 heures. La place de l'histoire et de la géographie se situe habituellement après cette récréation, avec les leçons sur les Beaux-Arts quand ces matières n'ont pas été données le matin juste avant dîner. En fin de journée les élèves font leurs devoirs, restent à l'étude après le souper et la cinquième récréation. Ils se couchent après une prière. Les occupations des élèves tout au long de la journée sont donc variées et les enfants n'étaient jamais laissés à eux-mêmes : la journée était bien remplie, surtout avec les récréations dites « réglées » !

Le développement des «maisons d'éducation» et le succès de cette formule ne pouvaient pas aller sans critiques, sans ripostes : la situation des collèges se dégradait, et il leur était difficile de recruter un nombre suffisant de disciples 100. D'où bien des rancoeurs dont nous allons parler maintenant. C'est l'enseignement « public » qui conteste, celui des collèges tenu essentiellement par des clercs. L'Église voyait avec déplaisir que l'éducation des jeunes gens lui échappait hors des collèges qu'elle contrôlait encore, malgré les bureaux d'administration institués par la réforme de février 1763. Les « maisons d'éducation » tombent donc à leur tour sous le coup de sévères critiques, l'irréligion, la pratique de principes pédagogiques d'essence matérialiste, l'incompétence des instituteurs, voire leur cupidité. Qui pouvait en effet connaître et contrôler ce qui se passait dans ces « maisons d'éducation » particulières ? « Pour donner de la célébrité à ces Maisons, écrit Pélicier, pour se faire connaître, j'ai presque dit, pour tromper plus sûrement un plus grand nombre de personnes, on se fait annoncer dans les Écrits Publics, Gazettes, Journaux, Mercures. Dans ces annonces, on dit tout ce qu'on veut, et dans les Maisons, on fait tout ce qu'on peut. Certain public en est d'abord la dupe, et par la communi100.

communi100. Collège d'Angers n'avait plus que 150 élèves environ avant 1789. Voir Jacques MAILLARD, L'Oratoire à Angers aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 97.


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cation de proches en proches, la contagion fait des progrès... »JM. Pas d'éducation dans ces maisons, dit le même auteur, du coeur et des moeurs. « On a trouvé que le chemin facile pour les vertus, est l'étude de toutes les langues et de presque toutes les Sciences » 102. Le plan d'études des « maisons d'éducation », et les méthodes annoncées irritent en effet beaucoup de ceux qui ont l'expérience de la difficulté d'enseigner. L'abbé Proyart, principal du collège du Puy, use d'une ironie peu amène contre les plans d'éducation nouveaux qui font, « en très peu de temps, des sujets admirables, des prodiges de science, de petits encyclopédistes »103- m. La mode des mathématiques lui est insupportable — « On ne voit partout, écrit-il, que des apprentis mathématiciens, ceux-mêmes qui n'ont pas la plus légère idée de cette science ne tarissent point sur ses avantages » 105 — alors que la religion est traitée « à peu près comme le latin ; (nos modernes instituteurs) ont calculé géométriquement, et à leur manière, ce qu'il convenait d'en prendre et ce qu'on pouvait en laisser »I 06. Le principal du collège du Puy regrette que, le discrédit des collèges aidant, l'éducation de la jeunesse soit devenue l'objet de « spéculations de fortune » qui expliquent l'origine de pompeuses annonces des journaux. « Qui n'a pas d'état aujourd'hui s'en fait un de celui d'Instituteur » 107. Il ne mâche pas ses mots : « Nous voyons, dit-il, les charlatans croître en nombre et redoubler d'audace »10S.

Le conflit entre les deux structures d'éducation se place en fait à un autre niveau que celui de la simple « spéculation de fortune ». Il y a en effet incompatibilité bien marquée entre l'uniformisation des esprits et des coeurs tant souhaitée par les réformateurs 109 qui, dans l'esprit de la fin du xviir siècle, passe par la nécessité d'une instruction publique — « l'éducation, l'instruction de la jeunesse est un bien public, le bien de la patrie 110 — et les éducations particulières autorisant tous les systèmes, toutes les nouveautés perverses pour l'âme et pour l'État. « Toute éducation clandestine est suspecte, et par là même doit être réprouvée », écrit l'abbé Pelicier. Cet auteur pourtant voit la nécessité de créer une structure éducative nouvelle, entre les petites écoles qui n'enseignent pas l'essentiel, la religion, les moeurs et les sciences, et l'enseignement des Universités qui ne convient qu'à une petite partie des élèves. Il propose des « maisons

101. Mémoire sur la nécessité de fonder une école pour former des maîtres, selon le plan d'éducation donné par le Parlement en son arrêt du 3 septembre 1762, 1762, 1763, S. 1., 4 parties en 1 vol. (Abbé PELLICÏER, pp. 22, 23).

102. Id., p. 24.

103. LIEVIN-BONAVENTURE PROYART, De l'éducation publique et des moyens d'en réaliser la réforme, p. 100, Paris, 1785.

104. « Dans les Annonces..., ici, on promet de donner dans un an plus de sçavoir qu'on n'en acquiert dans cinq ans par les méthodes usitées ; ailleurs, on a trouvé le secret de communiquer toutes les connaissances par infusion, sans études, sans travail, tout n'est qu'amusement, tout est jeu » (PELLICÏER, op. cit., p. 23).

105. Id., p. 105.

106. Id.

107. Id., p. 14.

108. Id., p. 15.

109. Voir, par exemple, les différents écrits de Rivard.

110. PELLICÏER, ouvrage cité, p. 24.


LES « MAISONS D'ÉDUCATION », 1760-1790 461

d'éducation » — c'est aussi l'expression qu'il emploie — qui éviteraient ainsi l'échec de ceux à qui le latin n'est pas nécessaire, et qui sortent des collèges sans aucune connaissance. Mais ces maisons seraient, dans la conception de l'auteur, placées sous « la protection et dépendance » des Universités, et donc, de ce fait, publiques 111. C'est de cette incompabilité avec l'aspiration à une « éducation nationale » m uniforme et au service de la patrie, aspiration quasiment générale à la fin du siècle, que les instituteurs des « maisons d'éducation » souffrent le plus. Leur liberté d'organiser comme bon leur semble la forme et l'esprit de leur établissement se heurte à un grand courant qui fait de l'éducation l'une des bases principales d'une nation nouvelle formée de citoyens responsables et conscients de leur devoirs.

Ceci explique, en même temps que la défense du corps, le frein mis par l'Université à la floraison de «maisons d'éducation». Elle s'appliqua à limiter leur nombre à Paris, refusant ainsi à M. Verdier lors de son arrivée dans cette ville l'autorisation de s'établir comme instituteur 113. L'Université délivrait en effet des «Lettres de pédagogie» 114 aux maîtres es Arts qui désiraient créer une pension, et les refusa à M. Verdier. Le prétexte donné fut le trop grand nombre de maîtres de pension (cinquante-six à Paris) alors que l'Université avait statué qu'il n'y en aurait que quarante. Les raisons étaient autres, selon l'instituteur qui invoque l'audace de ses idées pédagogiques répandues dans le public; il y avait aussi certainement sa volonté de ne pas se cantonner dans le rôle subalterne de maître de pension pour assurer celui d'instituteur, de conduire lui-même, donc dans sa maison, l'éducation des élèves alors que obligation était faite aux maîtres de pension d'envoyer au collège les enfants dont ils avaient la charge. Les collèges d'ailleurs s'employèrent à la même époque à créer eux-mêmes des pensions pour retenir les élèves dans leurs murs. Les limites de compétence dans lesquelles étaient tenus les maîtres illustrent bien la compétition existante entre les collèges et les « maisons d'éducation». Le même Verdier donne en exemple le cas d'un instituteur de province qui retira ses élèves du collège pour les instruire dans sa maison en raison d'un différend avec un régent à propos d'une traduction latine. Il est suspendu par le Parlement requis par le Principal, et s'il peut continuer quelque temps grâce à la protection de M. Malesherbes, un arrêt ordonne le 6 août 1779 aux maîtres de pension de province d'envoyer leurs pensionnaires au collège dès la cinquième 115. Le contrôle des Universités et du Parlement sur les « maisons d'éducation » existe donc bien malgré l'attrait du public et les accommodements divers.

111. PRI.TTCIER, op. cit., voir pp. 15 à 18.

112. « L'idée d' " éducation nationale " est dans l'air. Nous relevons l'expression dans un grand nombre d'ouvrages. » Jean DE VIGUERIE, « Le mouvement des idées pédagogiques aux xvne et xvrne siècles », dans Histoire mondiale de l'éducation, t. II, 1981.

113. Voir le Mémoire à consulter... (VERDIER, op. cit.).

114. Les Lettres de pédagogie sont données par le recteur de l'Université à un maître de pension.

115. Voir le Mémoire à consulter..., p. 32.


462 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Il convient donc de noter que les « maisons d'éducation » ou « pensions particulières » n'ont pas totalement réussi à se dégager des entraves de l'Université pourtant tant décriée : l'idée d'uniformisation de l'éducation, de contrôle de ceux qui étaient chargés de former les coeurs et les esprits était trop ancrée en France quelques décennies avant la Révolution pour laisser se former une structure d'enseignement libre de ses méthodes et de ses innovations. Les «maisons d'éducation» sont donc le fruit d'une volonté, celle des instituteurs et des parents, de sortir du cadre ressenti comme figé des vieux collèges, et apparaissent pour ainsi dire spontanément à côté d'eux, trouvant dans le champ de l'éducation un espace libre que les collèges ne voulaient, ou ne pouvaient occuper. Les « maisons d'éducation » naissent un peu comme les collèges étaient nés à la fin du Moyen Age auprès des Universités, pour prolonger et compléter leur action, avant de s'y substituer en partie.

Les « maisons d'éducation » témoignent donc de l'échec des collèges à la fin de l'Ancien Régime. Méthodes et contenus éducatifs se voulaient neufs, il fallait donc une organisation neuve. Cette forme nouvelle d'école ressortit au grand effort des Lumières pour hisser la société hors des cadres du passé, éducatifs, politiques..., effort qui appelle, par l'audace de ses idées, à la création de structures nouvelles.

Marcel GRANDIÈRE, E.N.M., Angers.


FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIÉTÉ :

LE RECRUTEMENT DES LOGES A AIX-EN-PROVENCE

DANS LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XVIII» SIÈCLE

Le recrutement des loges maçonniques d'Aix-en-Provence n'est pas, en l'état actuel des choses, totalement connu. L'obscurité demeure pour les premières loges, antérieurement à 1768, à peine traversée de quelques lueurs de connaissance. Mais après 1768, le milieu maçonnique aixois devient largement accessible. D'une part, dès cette date, les registres d'architecture de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis sont parvenus jusqu'à nous, conservés au fonds maçonnique de la Bibliothèque Nationale : ce fut la principale loge écossaise de la capitale provençale, et par moments la seule. D'autre part, avec la formation du Grand Orient en 1772, de solides archives se constituent pour les ateliers en dépendant : tableaux des membres, statuts, correspondances, etc., archives rassemblées aujourd'hui pour l'essentiel à la Bibliothèque Nationale encore.

L'intérêt d'une sociologie des loges n'est plus à démontrer. Qui devient franc-maçon ? Des hommes de quelle profession, de quelle qualité, de quel âge aussi? Y a-t-il une ségrégation sociale entre les loges, soit de rites différents, soit d'un même rite? L'exercice des responsabilités vient-il favoriser une catégorie, ou est-il largement partagé ? Comment les maçons eux-mêmes conçoivent-ils leur rapport à la société de leur temps ? Ces questions sont fondamentales. La maçonnerie relève bien, dans son idéal, de l'univers culturel des Lumières. Si elle ne manifeste pas d'esprit révolutionnaire, étant fidèle au Roi et attachée à la croyance en Dieu, se refusant à un bouleversement, elle propose à ses membres une philosophie fondée sur les notions de tolérance, de progrès, de bonheur, de fraternité et d'égalité. Par là même, elle nie implicitement les conceptions sociales traditionnelles de l'ordre, de la naissance, du statut hérité, comme formes essentielles de l'existence collective. Ainsi placée sous le signe de la nouveauté idéologique, la communauté maçonne constitue un terrain privilégié pour poser la question de l'élite. L'élite est ordinairement conçue, par les historiens contemporains, comme un milieu social où se rencontrent des gens de conditions différentes, mais rapprochés par un certain nombre de traits communs : l'aisance, la culture, l'éducation et les manières. On peut alors accorder à l'élite la valeur d'un véritable creuset social, où s'estompent les distinctions de classes, où fusionnent bourgeoisie et noblesse, où se révèlent déjà, quasiment accomplies, les mutations sociales


464 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

consacrées par la Révolution. On peut aussi s'interroger sur la profondeur de la sociabilité élitaire, y voir un compromis fragile entre des groupes sociaux qui demeurent bien distincts, voire antagonistes, ne pas l'accepter comme la preuve que la Révolution s'est déjà accomplie dans les faits avant de l'être dans le droit, n'y voir que les prémices mal assurés de transformations réelles, mais non point achevées. La connaissance du milieu maçonnique peut aider à résoudre l'alternative ainsi posée. Voilà des hommes qui se proclament frères, qui affirment l'égale dignité de tous les êtres humains, qui prônent la vertu de tolérance, et vivent un optimisme spiritualiste peu compatible avec les dépendances et les subordinations comme avec les supériorités. Leur pratique réelle est-elle fidèle à la vocation affirmée ? Les distinctions sociales, niées dans le Temple, sont-elles vraiment laissées à la porte et abandonnées au monde profane ? Ou sont-elles réintroduites, et de quelle manière ? Confrontés à des hiérarchies sociales qu'ils ne nient pas explicitement, mais qu'ils refusent comme principe d'organisation de leur association, quelle figure font les maçons ? Sont-ils une élite ? De quelle dimension ? Et de quelle nature ?

Pour essayer de répondre à ces questions, on évoquera d'abord rapidement l'histoire de la franc-maçonnerie aixoise; puis on envisagera le recrutement social des diverses loges et ateliers ; on verra ensuite l'exercice des fonctions de responsabilité; on déterminera divers éléments, comme l'âge des maçons, et leur origine géographique; et l'on pourra enfin conclure, sans oublier de poser le problème de la spécificité du milieu aixois.

L'existence à Aix d'une loge écossaise, nommée Saint-Jean de Jérusalem, est attestée de 1749 à 1751 par les nombreuses allusions que renferme à son propos le registre de la loge Saint-Jean de Jérusalem d'Avignon, pendant ces mêmes années!. Les échanges entre l'atelier aixois et l'atelier avignonnais paraissent alors assez étroits, et le premier semble bien exercer un rôle dirigeant par rapport au second. Mais, la loge d'Avignon ayant cessé ses activités en 1751, la trace de la loge aixoise se perd et ne se retrouve plus.

Dans les années 60, les fondations sont multiples, sinon toujours solides. C'est d'abord l'Étroite Persévérance, fondée en 1762 par la Prudence de Marseille, probablement écossaise 2. Puis ce sont Saint-Jean

1. Voir Alain MERGET : « Le marteau et le maillet. Études sur les débuts de la francmaçonnerie à Marseille et à Aix jusqu'en 1751, et la réaction de Mgr Belsunce » {Provence Historique, t. XXVIII, janvier-mars 1978), pp. 57 et sq., et notamment p. 62 (note 15) et pp. 75 à 78. La loge aixoise fait l'objet d'une mention dans l'ouvrage d'A. LE BIHAN : Loges et chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France (deuxième moitié du XVIII' siècle), Paris, 1967, p. 8.

2. Louis AMIABLE, dans son ouvrage sur La franc-maçonnerie et la magistrature en France à la veille de la Révolution (Aix, 1894), donne la loge marseillaise la Prudence pour écossaise, ce qui laisse supposer l'adoption du rite écossais par la loge fille.


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d'Ecosse de la Réunion, constituée en 1764; les Amis Réunis, fondée en 1766 par la Grande Loge de France, de rite français ; la Réunion au Jardin de Calissane, fondée par la loge Saint-Jean d'Ecosse de Marseille, à une date proche, mais indéterminée; et les Amateurs de la Vertu, fondée par l'Étroite Persévérance à la fin de 1767 ou au début de 1768.

Les destinées de ces divers ateliers furent très variables. En 1768, l'Étroite Persévérance et les Amis Réunis fusionnèrent pour former l'Étroite Persévérance des Amis Réunis, d'abord sous des constitutions françaises, puis très vite, à partir de 1770, sous des constitutions écossaises 3. Saint-Jean d'Ecosse de la Réunion n'a guère laissé de traces de son existence, mais on sait que plusieurs de ses anciens membres rejoignirent l'Étroite Persévérance des Amis Réunis en 1779. La Réunion au Jardin de Calissane fut éphémère et cessa ses travaux vers 1770. Quant aux Amateurs de la Vertu, ils entrèrent en conflit avec l'Étroite Persévérance, leur fondatrice, en 1768, et une rupture intervint, après laquelle on ne sait plus rien d'eux.

Les années 70 et 80 voient la situation se clarifier relativement, et les obédiences se distinguer nettement l'une de l'autre. La constitution du Grand Orient est largement à l'origine de ce passage à un degré d'organisation supérieur. En 1772, une loge de rite français, dite l'Amitié, est constituée par l'Amitié de Bordeaux. Son existence fut courte, puisqu'elle prit fin en 1774, mais ses travaux furent reconnus rétrospectivement par le Grand Orient, lorsqu'il fonda une deuxième loge de l'Amitié en 1781, en quelque sorte dans le prolongement de la première. Par la suite, le Grand Orient devait donner des constitutions à deux autres loges, la Réunion des Vrais Amis et le Choix de l'Homme Libre, en 1785 pour toutes les deux 4. La coordination entre les loges provençales du Grand Orient fut assurée, à partir de 1784, par la fondation de la Grande Loge Provinciale de Provence, regroupant des représentants de toutes les loges régionales. Enfin, ayant adopté les hauts grades, le Grand Orient forma trois chapitres à Aix: le chapitre de l'Amitié ou chapitre d'Aix, érigé en 1787; le chapitre provincial de Provence, érigé la même année; et le chapitre de la Réunion des Vrais Amis, reconnu en 1791, mais existant en fait depuis 17875.

A la même époque, le rite écossais est représenté par l'Étroite Persévérance des Amis Réunis essentiellement. Cette loge, sauf une brève interruption de ses travaux de 1777 à 1779, est désormais le temple de l'écossisme à Aix jusqu'à la Révolution. En 1787, elle donne des constitutions

3. Lors de sa formation, l'Étroite Persévérance des Amis Réunis garda la correspondance avec la Prudence, de Marseille, mère de l'Étroite Persévérance. En 1769, la Prudence fusionna avec la mère loge écossaise de Marseille. C'est alors que l'Étroite Persévérance des Amis Réunis demanda à cette dernière des constitutions écossaises, qu'elle obtint en 1770.

4. Cependant, les constitutions de la Réunion des Vrais Amis portaient qu'elle devait prendre rang au 30 mai 1784, les premières réunions de ses membres datant de cette époque-là (on a un tableau des membres pour 1784).

5. Je suis Alain LE BIHAN, qui distingue ces trois chapitres, et notamment le chapitre d'Aix et le chapitre provincial de Provence (pp. cit., pp. 6 et 7). Mais la distinction entre ces deux derniers n'apparaît pas clairement d'après les documents d'archives : FM2 133 bis et FM2 134 his à la B.N. Il se pourrait qu'ils n'en fassent qu'un seul.


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à une loge-fille, la Douce Harmonie, qui sera installée en chapitre par la Grande Loge de Kilwinning l'année suivante.

Enfin, des procès-verbaux de réunions, en date de 1787 et 1788, conservés aux Archives communales d'Aix, attestent l'existence à ce moment-là d'une loge indépendante de toute obédience, l'Harmonie des Amis Libres. Elle était assez ancienne puisque en 1774 la chambre d'administration du Grand Orient délibérait à son propos des moyens de la régulariser, ce qui ne se fit pas.

Pour les premières loges aixoises, le recrutement reste fortement nébuleux. Quelques indications partielles, dont il faut bien se contenter, font surgir de l'obscurité certains de leurs membres, mais il est rare d'avoir une connaissance exhaustive. Ainsi, pour la loge Saint-Jean de Jérusalem au milieu du siècle, on sait, d'après les registres de la loge d'Avignon, sa correspondante, que le marquis de Forbin la Barben en était vénérable en 1751, le marquis de Vence vénérable en 1750 et adresse en 1751, le président de Fauris-Saint-Vincens adresse en 1750, et l'avocat Pazery orateur en 1751. Suivant les généalogies familiales, il doit s'agir de Claude-François-Palamède de Forbin la Barben, officier de cavalerie, de Jean-Alexandre-Romée de Villeneuve de Vence, officier d'infanterie et futur maréchal de camp, de Jules-François-Paul de Fauris-Saint-Vincens, président au Parlement d'Aix, et d'André de Pazery, avocat, professeur de droit en l'université d'Aix, frère d'un conseiller au Parlement. Ces quatre personnages sont nobles, les deux militaires d'une noblesse fort ancienne (xv* siècle pour les Forbin, chevaleresque pour les Villeneuve), les deux robins d'une noblesse plus récente (xvir siècle pour les Fauris, début xvrir pour les Pazery), mais ces derniers liés tous deux au milieu de la Haute Robe. Si toute la loge était sur leur modèle, son caractère aristocratique devait être très marqué. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps, et nous ne sommes pas en droit d'étendre à tout le groupe les caractères de quelques-uns 6.

La Réunion au Jardin de Calissane nous échappe totalement 7 et Saint-Jean d'Ecosse de la Réunion presque totalement. Tout au plus sait-on, à propos de cette dernière, qu'il y avait, parmi ses anciens membres qui rejoignent l'Étroite Persévérance des Amis Réunis en 1779 et dans les années suivantes, quatre nobles ou prétendus tels (dont un directeur des postes et un conseiller aux Comptes), deux négociants, un avocat, un secrétaire des commandements de la province, un officier suisse et le frère d'un marchand 8.

6. A. MERGET, op. cit., pp. 75 à 78. Mais ses identifications des quatre personnages sont partiellement inexactes.

7. A propos de cette loge, sur laquelle on sait fort peu de choses, voir B.N. : Fonds Baylot, Étroite Persévérance, mss sans date.

8. LE BIHAN, op. cit., p. 8 et registres d'architecture de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis à la B.N. : FM3 231 (notes après la délibération du 2 mars 1777), FM3 233 (les délibérations de la loge du 24 juin 1779 au 24 juin 1780 y figurent à l'envers du registre, et on


FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIÉTÉ : AIX-EN-PROVENCE, XVIII' S. 467

La loge des Amis Réunis est mieux connue grâce aux registres de ses délibérations entre 1766 et 1768. Si l'on ajoute les membres fondateurs et les reçus pendant cette période, on obtient un effectif de 40 maçons ainsi répartis :

4 bourgeois \

3 procureurs J

3 avocats ( 13 professions libérales,

1 médecin ( bourgeois et officiers (32,5 %)

1 architecte de la ville d'Aix 1

1 greffier en chef des Comptes /

8 marchands ) ,, c ,

2 négociants 13 Pressions du commerce

3 artisans ) et de l'artisanat (32,5 %)

1 peintre (?) 13 indéterminés (tous roturiers)

Le milieu ainsi révélé est de niveau social moyen. Seul le greffier en chef à la Chambre des Comptes peut prétendre, de par sa fonction, à la noblesse. Encore est-ce y entrer par la petite porte. Par ailleurs, on trouve une bourgeoisie assez mêlée, où les procureurs (peu considérés : c'était une profession dérogeante) voisinent avec les avocats et les bourgeois rentiers. Les professions économiques, présentes pour un tiers, sont dominées par les marchands, dont la dénomination était moins prestigieuse que celle des négociants, et admettent quelques artisans 9. Au total, un monde ni populaire, ni aristocratique, où coexistent principalement des couches intermédiaires de la bourgeoisie 10.

L'Étroite Persévérance reste beaucoup plus mystérieuse. On peut déduire les noms de ses maçons, en les distinguant de ceux des Amis Réunis, lors de la fusion des deux loges en 1768. Mais il y a peu d'indications professionnelles et beaucoup d'indéterminés. Relevons la présence d'un conseiller aux Comptes, de deux prêtres, d'un avocat, d'un médecin, d'un notaire, et faute de pouvoir aller plus loin, restons-en là 11.

L'Étroite Persévérance des Amis Réunis, résultant de la fusion des deux loges précédentes, offre, lors de sa constitution, la composition suivante, sur 43 maçons :

4 nobles 1 prêtre

peut déduire des listes de présents et des reçus les noms et professions de ceux qui proviennent de Saint-Jean d'Ecosse de la Réunion), FM3 231 (délibérations du 20 janvier et du 4 février 1781).

9. La distinction entre marchands et négociants n'est pas totalement rigoureuse. Cependant, ces termes tendent à désigner des activités commerciales différentes par l'ampleur du rayon d'action, la part de contact direct avec la clientèle, et sans doute le volume des affaires traitées. Le négociant serait ainsi au sommet de l'échelle de l'échange, dont la base serait constituée par l'artisan vendeur, et le niveau moyen par le marchand libéré du travail manuel. Quant au terme de bourgeois, il désigne essentiellement un rentier.

10. B.N. : FM3 226 et Fonds Baylot - Amis Réunis.

11. On trouve des indications sur l'Étroite Persévérance à la B.N. : Fonds Baylot - Étroite Persévérance. Voir aussi LE BIHAN, op. cit., p. 7.


468 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

2 avocats \

2 procureurs J

2 médecins f 970 o/

1 architecte ( z/'y °

1 greffier 1

4 bourgeois /

1 négociant 1

5 marchands [ 18,6 %

2 artisans )

1 peintre 17 indéterminés

C'est un milieu assez semblable à celui des Amis Réunis, ce qui n'est pas étonnant puisque les maçons de cette loge ont été assez bien identifiés, et beaucoup moins bien ceux de l'Étroite Persévérance. Toutefois, l'ordre nobiliaire a 4 représentants (moins de 10 %), et les professions économiques sont un peu moins nombreuses 12.

On sait enfin que l'Étroite Persévérance, avant de mettre fin à son existence autonome par la réunion de 1768, avait fondé une loge intitulée les Amateurs de la Vertu. Un manuscrit conservé dans le fonds Baylot à la Bibliothèque Nationale, et malheureusement non daté, nous indique que ce nouvel atelier était composé des frères à talents de la loge fondatrice, « et autres artisans dénommés dans les constitutions » 13. La bonne entente ne devait pas durer entre la mère et la fille, celle-ci refusant toute ingérence de celle-là dans la réception des profanes. En fait, d'après le manuscrit relatif à cette fondation, les Amateurs de la Vertu se montrèrent indépendants et « reçurent des profanes de qualité discutable ». Le conflit devait aboutir à la rupture : une loge de recrutement populaire s'était révélée intolérable.

A ce stade de l'enquête, on peut déjà constater deux choses. D'une part, le milieu franc-maçon n'est pas nécessairement, dès cette époque, particulièrement aristocratique : les exemples connus témoignent plutôt de l'importance d'ores et déjà d'une bourgeoisie moyenne. D'autre part, le cas des Amateurs de la Vertu offre l'exemple d'une ségrégation précoce de loge à loge entre un milieu bourgeois et un milieu plus populaire. Ce fut certes un échec, mais la tentative demeure.

De 1770 à la Révolution, l'écossisme est représenté principalement à Aix par l'Étroite Persévérance des Amis Réunis. On sait en effet que cette loge passa du rite français au rite écossais deux ans après sa formation. Globalement, de 1768 à 1789, elle a accueilli 151 maçons, membres d'origine ou reçus par la suite. Parmi eux :

12. La composition en 1768 de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis peut se déduire de la liste des présents aux délibérations dans les registres d'architecture de la loge : B.N., FM3 231.

13. B.N. : Fonds Baylot - Étroite Persévérance, mss sans date. Il existe aussi dans FM2 133 une délibération des Amateurs de la Vertu, en date du 19 juin 1768.


FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIÉTÉ • AIX-EN-PROVENCE, XVIII' S. 469

21 nobles ou prétendus tels (dont 8 magistrats de Cours )

Souveraines, 6 militaires, 1 directeur des postes, 6 sans | 13,9 % profession) )

4 ecclésiastiques (dont 1 noble) \

49 hommes de loi et de plume (dont 30 avocats, 14 procureurs 14, 1 notaire, 3 greffiers, 1 secrétaire des commande- / ments de la province) > 443 %

9 professions scientifiques (4 médecins, 5 architectes et ingé- i nieurs) ]

9 bourgeois /

2 militaires étrangers

11 négociants )

9 marchands f ,„ r „.

1 fabricant 18' 5 /o

7 artisans 1

1 étudiant en pratique 1 peintre (?) 27 indéterminés

Cette vue d'ensemble permet d'identifier un milieu largement dominé par la bourgoisie des robins, des rentiers ou des professions libérales. Si les avocats sont fortement présents, ils laissent cependant une place non négligeable aux procureurs. Aux côtés de ce groupe principal, on compte un petit contingent nobiliaire (à peine 14 °/o). Les professions économiques (18,5 %) offrent un éventail de conditions assez variées : les négociants se mêlent aux marchands, et même à quelques artisans. L'impression est bien d'une certaine ouverture, si l'on considère la coexistence, dans la même loge, du conseiller et futur président aux Comptes de Duranti de La Calade et du frère Mathieu, cuisinier. Mais l'ouverture paraît relative, si l'on prend en compte le caractère extrême des conditions représentées par ces deux personnages, et le rassemblement massif des bons bourgeois.

L'évolution de la loge peut être retracée de la manière suivanteI 5 :

1768 1772 1780-1781 1784 1788-1789

Nobles 4 (9,3%) 3 (10%) 5 (10,8%) 7 (15,9%) 2 (7,4%)

Ecclésiastiques 1 0 1 1 0

Professions libérales, 12 (27,9 %) 15 (50 %) 21 (45,6 %) 23 (52,2 %) 10 (37,0 %)

robins, rentiers l) 2) 3) 3) 0)

Négociants 5 (18,6%) 2 (13,3%) 1 (8,6%) 2 (11,3%) 1 (3,7%)

Marchands 2) 0) 0) 0) 0)

Artisans 1 1 0 0 0

Divers 17 (39,5 %) 7 (23,3 %) 15 (32,6 %) 8 (18,1 %) 14 (51,8 %)

Indéterminés 43 30 46 44 27

14. Dont certains, procureurs lors de leur initiation, seront avocats par la suite.

15. La composition de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis n'est pas connue par des tableaux de membres, mais par les registres d'architecture, dont les procès-verbaux de délibérations donnent les listes de présents et, naturellement, les réceptions. Voir B.N. : FM3 231232-233. Les périodes retenues, pour déterminer le nombre des maçons présents, régulièrement ou non, sont mai à juillet 1768, janvier à juin 1772, novembre 1780 à avril 1781, janvier à avril 1784, décembre 1788 à juin 1789.


470 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Il n'y a pas de bouleversement fondamental. Toutefois, on note un relèvement du niveau social du recrutement dès 1772, plus net encore dans les années 80. Les bourgeois de robe, de rente, de profession libérale, forment désormais la moitié de l'effectif (avocats et procureurs se côtoyant toujours). Le groupe noble augmente quelque peu sa participation. Mais les professions marchandes jouent un rôle moindre, et les artisans disparaissent complètement. Le milieu relativement ouvert de 1768 fait donc très vite place à un milieu plus sélectif, d'où le travail manuel est exclu, et où le monde du commerce est moins bien accueilli. A la veille de la Révolution, la loge paraît sérieusement en crise, comme l'atteste la faiblesse du nombre des maçons présents. La noblesse a presque déserté. Cet état de langueur et cette trahison de l'aristocratie s'expliquent sans doute par les événements de 1784. Le 7 avril de cette année-là, 19 membres de la loge, dont la plupart des nobles, font scission et quittent l'atelier, bientôt suivis par quelques autres. Les transfuges essaieront d'abord de former une autre loge écossaise, nommée Saint-Jean d'Ecosse 16; mais très vite ils rallieront l'Amitié, loge du Grand Orient, dont on verra la composition aristocratique.

En 1786, l'Étroite Persévérance des Amis Réunis envisage la fondation d'une seconde loge écossaise à Aix, la Douce Harmonie. Des problèmes se posent, à cette occasion, avec la mère loge écossaise de Marseille, dont dépendait la loge aixoise. Les maçons marseillais refusent d'accorder des constitutions au nouvel atelier. L'Étroite Persévérance des Amis Réunis décide de passer outre, et accorde elle-même les constitutions demandées en 1787. L'année suivante, elle les retire en accord avec les intéressés, dans le but de parvenir à s'entendre avec Marseille. Les choses paraissent s'être réglées à un autre niveau, puisque la Douce Harmonie est finalement érigée en chapitre par la Grande Loge de Kuwirming 17. D'après le procès-verbal d'installation de la Douce Harmonie, le 14 janvier 1787, 18 maçons en faisaient partie. Malheureusement, leurs professions ne sont pas indiquées. Mais une chose est sûre : tous sont de bonne roture, il n'y a pas un seul noble 18. A-t-on voulu mettre dans une loge à part des frères moins distingués, ce qui expliquerait les réticences de Marseille ? En l'absence de renseignements plus abondants, ce ne peut être qu'une hypothèse.

Passons maintenant aux loges fondées sous les auspices du Grand Orient ou reconnues par lui. Lors de sa constitution en 1772, la première Amitié comprenait 10 personnes : 7 nobles (dont 4 magistrats ou futurs magistrats de Cours Souveraines, 1 militaire, 2 sans profession), 2 avocats,

16. Archives du palais de Monaco : GR 353, pièce 1 (délibérations de l'éphémère loge Saint-Jean d'Ecosse, en avril et mai 1784).

17. B.N. : FM3 232, fî° 72™-73, 74-74>°, 94™, et A. LE BIHAN, op. cit., p. 8. Voir aussi B.N. : FMI 80 (délibération n° 617 de la chambre des provinces du Grand Orient de France).

18. B.N. : FM3 232, f° 78.


FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIÉTÉ : AIX-EN-PROVENCE, XVIII' S. Ail

et le greffier des États, également avocat. Lors de sa dissolution en 1774, la même loge comptait 20 maçons : 9 nobles (dont 4 magistrats ou futurs magistrats, 1 militaire, 4 sans profession), 6 avocats, le greffier des États et avocat, 2 militaires, 1 bourgeois, et 1 mdéterminé 19. Le recrutement est donc fortement aristocratique, d'autant plus que certains roturiers frôlent la noblesse. La bourgeoisie elle-même est faite essentiellement d'avocats, et exclut les professions dérogeantes de procureur et de notaire. La coexistence maçonne est ici nettement sélective. Le monde du commerce est totalement exclu.

La deuxième Amitié est formée en 1781. Sa composition est connue jusqu'en 1786 seulement 20. Dans cette période de six années, elle accueille 134 maçons, ainsi répartis :

66 nobles ou prétendus tels 21 (26 officiers de Cours Souveraines, 4 officiers

subalternes, 15 militaires, 14 gentilshommes sans profession, 6 avocats,

1 contrôleur des postes) 6 ecclésiastiques, dont un conseiller-clerc au Parlement 62 roturiers (7 officiers, 1 receveur des fermes, 29 hommes de loi, dont

28 avocats, 6 professions scientifiques, 2 artistes, 3 militaires, 1 bourgeois

rentier, 6 négociants, 7 indéterminés)

Le groupe nobiliaire constitue presque la moitié de l'effectif 22. Les roturiers exercent presque tous des professions distinguées : parmi les hommes de loi, 28 avocats et un seul procureur. Les métiers du commerce se glissent à peine dans les rangs de nos maçons, et c'est seulement en la personne de négociants, couche sociale supérieure dans les activités de l'échange. La deuxième Amitié est donc, à peu de choses près, aussi sélective que la première : elle admet un milieu aux limites assez étroites, fait de nobles et de bourgeois choisis, moins ouvert que celui de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis.

La comparaison avec les deux autres loges du Grand Orient, constituées en 1784 et 1785, fait apparaître un contraste très net. La Réunion des Vrais Amis recrute 66 maçons de 1784 à 1789a :

12 personnes de la bourgeoisie robine, rentière et technicienne )

(1 avocat, 2 procureurs, 1 vétérinaire, 1 élève en chirurgie, f 1010/ 1 dessinateur de parterre, 3 géomètres, 1 architecte, 1 étu-1 ' °

diant en pratique, 1 bourgeois rentier) )

2 professions artistiques 2 agents de maisons nobles 4 ecclésiastiques

46 professions économiques (6 négociants, 16 marchands, 22 mai- ) ,. , 0 tres-artisans, 2 entrepreneurs de chemins) ] 6y' 6 °

19. B.N. : FM2 133 bis Gettres de constitution de l'Amitié du 23 avril 1772) et Fonds Baylot - l'Amitié (tableau de l'Amitié du 7 août 1774).

20. B.N. : FM2 133 bis, tableaux des membres de l'Amitié en 1781, 1783, 1784, 1785 et 1786 (l'année 1782 manque).

21. 51 nobles assurés, 11 présumés et 4 bourgeois à prétentions nobiliaires.

22. Soit 49 % si l'on accepte les prétentions nobiliaires, et 38 % encore si l'on ne tient compte que des cas assurés. Mais parmi les nobles présumés, beaucoup le sont réellement, sans aucun doute. Il s'agit souvent d'étrangers à la province, dont les ramilles ne me sont pas aussi bien connues que les ramilles provençales.

23. B.N. : FM2 135, tableaux des membres de la Réunion des Vrais Amis, de 1784 à 1789 inclus.


472 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

La loge du Choix de l'Homme Libre, quant à elle, reçoit 36 maçons de 1785 à 1787 »:

1 notaire \

1 « praticien » /

1 étudiant en droit / 19,4 %

1 architecte \ 3 bourgeois rentiers / 8 négociants )

17 marchands ^ 75 %

2 graveurs ) 1 ecclésiastique

1 personnage signalé par la seule mention « Académie »

Il est évident que ces deux loges sont essentiellement celles du commerce et de l'artisanat. Dans les deux cas, les professions économiques constituent de très forts pourcentages : des deux tiers aux trois quarts. Dans les deux cas aussi, les négociants sont moins nombreux que les marchands. La Réunion des Vrais Amis accueille en outre un nombre non négligeable d'artisans, qualifiés maîtres certes, mais représentant des professions manuelles. Aux côtés des hommes du commerce, aucun noble ne vient s'aventurer. Et la bourgeoisie traditionnelle, limitée en proportions, présente un caractère modeste : les professions judicaires s'éclipsent presque complètement.

Ainsi, les loges du Grand Orient offrent l'exemple d'une ségrégation particulièrement marquée d'un atelier à l'autre. La communauté maçonne est ici assez large puisqu'elle englobe des maîtres-artisans, mais on ne mélange pas ses membres : à chacun son Temple.

Reste à envisager les francs-tireurs de l'Harmonie des Amis Libres, loge indépendante de toute obédience, on le sait. Les procès-verbaux de ses réunions, en 1787 et 1788, contiennent essentiellement des décisions de réceptions. Sont reçus successivement un maître perruquier, un maître tailleur, un maître cafetier, deux maîtres menuisiers, deux cuisiniers, un traiteur, et cinq personnages de profession non indiquée, roturiers de toute évidence. L'atelier paraît à dominante artisanale, ce qui explique peut-être que personne n'en ait voulu. Les frères plus modestes sont ici bien à part 25.

Les ateliers de niveau supérieur méritent également qu'on s'y arrête. Les chapitres sont relativement tardifs, le Grand Orient n'ayant admis les hauts grades qu'après 178026. Le chapitre provincial de Provence, érigé

24. B.N. : FM2 134 bis, tableaux des membres du Choix de l'Homme Libre, de 1785 à 1787 indus.

25. Archives communales d'Aix : II 59. Voir aussi B.N. : FMI 115 (dossier des délibérations de la chambre d'administration du Grand Orient, 357, où il est question d'une régularisation de l'Harmonie des Amis Libres, qui ne se réalisa pas).

26. Ils apparaissent sur le tableau de l'Amitié en 1783. On sait qu'un chapitre est un atelier réunissant des maçons ayant atteint un certain grade, variable suivant les rites.


FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIÉTÉ ■ AIX-EN-PROVENCE, XVIII' S. 473

en 1787, mais prenant date dès 1786, comprenait 10 personnes l'année de sa fondation : 3 nobles (dont deux magistrats de Cours Souveraines), 1 ecclésiastique, 2 avocats, 1 ingénieur, et 3 négociants. En 1789, il comptait 16 personnes : 4 nobles (dont 3 magistrats de Cours Souveraines), 3 militaires (dont 2 peut-être nobles), 1 ecclésiastique, 4 avocats, 1 ingénieur, et 3 négociants. La sélection est assez rigoureuse et la quasi-totalité des membres proviennent de l'Amitié en 17862!. Seuls, deux négociants, Jean-Joseph Damnas et Joseph Féraud, appartiennent au Choix de l'Homme Libre. Personne ne représente la Réunion des Vrais Amis, la loge la plus «populaire» du Grand Orient 28.

Les exclus ne devaient pas l'entendre de cette oreille, puisqu'en 1787 la Réunion des Vrais Amis demande à être égirée en chapitre auprès du grand chapitre général du Grand Orient. Le chapitre provincial d'Aix ayant fait opposition, les lettres capitulaires seront accordées en 1791 seulement. Mais le groupement fonctionne dès 1787, avec 24 personnes, dont 7 négociants, 8 marchands, 1 fabricant, l'entrepreneur des Ponts et Chaussées de la province, et 7 bourgeois divers (dont un seul avocat). La majorité des participants viennent de la Réunion des Vrais Amis, mais on note aussi la présence de 8 Marseillais : 7 négociants et 1 marchand, représentant deux loges de la capitale phocéenne, la Réunion des Élus et le Choix des Vrais Amis 29. Ainsi, la ségrégation sociale déjà constatée entre les loges du Grand Orient se retrouve très nettement au niveau des chapitres.

Autre instance supérieure : la Grande Loge Provinciale de Provence, fondée en 1784 pour représenter les loges régionales du Grand Orient et coordonner leur action. D'après les statuts, en étaient membres les maçons présents aux trois assemblées constitutives de 1783 et 1784, les vénérables et ex-vénérables des loges concernées, et les députés de ces mêmes loges, choisis parmi les maçons résidant à Aix (le fait est à considérer). Du point de vue de la composition sociale en 1784, le résultat est le suivantM :

24 nobles (dont 16 robins, 5 militaires, 3 sans profession) 23 %

3 ecclésiastiques

4 militaires (dont 2 peut-être nobles)

40 bourgeois de robe, rentiers, ou exerçant des professions ( 354 0/0 à caractère scientifique '

18 négociants )

8 marchands [ 26,9 %

2 courtiers \

5 divers

. Le côtoiement de diverses catégories sociales est un peu mieux assuré qu'à la loge de l'Amitié. Notamment, la participation des professions éco27.

éco27. ne peut plus savoir, par la suite, si les participants sont membres de l'Amitié, les tableaux ne l'indiquant pas et la composition de i'Amitié étant inconnue après 1786.

28. B.N. : FM2 134 bis (tableaux des membres du chapitre provincial de Provence de 1786 et 1789) et FM2 133 bis (tableau des membres de 1787). La composition du chapitre de l'Amitié n'est pas connue, peut-être tout simplement parce qu'il se confond avec le précédent.

29. B.N. : FM2 135 (tableau des membres du chapitre de la Réunion des Vrais Amis de 1787).

30. B.N. : Fonds Baylot - Grande Loge Provinciale de Provence (procès-verbal de fondation et tableau des membres en 1784).

5


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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

nomiques dépasse le cinquième, et celle de la noblesse atteint à peine cette proportion. Mais les professions judiciaires s'ouvrent peu aux conditions moins réputées (2 notaires et 2 procureurs contre 20 avocats), les négociants l'emportent sur les marchands, et les artisans n'accèdent pas à ce niveau. Il fallait bien faire place aux représentants des loges marseillaises. Mais l'influence aixoise est tout à fait déterminante. Tout d'abord, le siège de la Grande Loge Provinciale était à Aix, dans le Temple de l'Amitié. Ensuite, chacune des loges membres devait choisir comme député un maçon résidant à Aix, et tous les députés de 1784 sont pris à l'Amitié, à l'exception d'un seul, celui de la Réunion des Vrais Amis. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, de trouver 40 maçons de l'Amitié sur 104 participants à la Grande Loge Provinciale, alors que 22 loges en dépendaient. Le poids du milieu aixois était donc essentiel.

Des bornes sont donc imposées au recrutement et des séparations apparaissent. Mais il y a aussi des coexistences. Comment sont-elles vécues à l'intérieur d'un même atelier? Tous les maçons sont-ils sur pied d'égalité, une fois franchies les portes du Temple? Un bon moyen de s'en assurer est d'étudier l'exercice des principales fonctions de responsabilité. En général, dans une loge, les offices sont nombreux et peuvent se disperser sur beaucoup de monde. Mais certains comportent des attributions plus prestigieuses et un rôle plus développé. Qu'en est-il alors ?

Voyons d'abord le cas de la loge écossaise, l'Étroite Persévérance des Amis Réunis. Elle a désigné des responsables pendant vingt ans (de 1768 à 1789, mais avec une interruption en 1777 et 1778 ) 31.

jS *j S S 8 || S-S g

* * l l l II SI s

o

Vénérables 5 84 20 13 0 2

Premiers surveillants.. 6 22 54 23 12

Deuxièmes surveillants. 2 32 24 11 17

Orateurs 1 12 1 3 0 2 0 1 3

Secrétaires 0 3 1 7 3 2 0 1 2

Trésoriers 1 0 0 5 0 6 0 1 9

31. Le vénérable, le premier et le deuxième surveillant, l'orateur, le secrétaire, le trésorier et le maître d'hôtel étaient élus par les membres de la loge. Puis le vénérable procédait à la nomination d'autres officiers : le terrible, le maître des cérémonies, le chancelier garde des sceaux, le trésorier des aumônes, l'infirmier, etc.. Certaines années, le départ d'un officier nécessitait son remplacement. Il peut donc arriver qu'on ait plus de vingt personnes pour les vingt années considérées. Chaque année a été comptée séparément, même au cas où le titulaire d'une fonction la gardait deux ou trois ans de suite. Il y avait en effet élection, et donc choix annuel.


FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIÉTÉ : AIX-EN-PROVENCE, XVIII' S. 475

Les nobles font l'objet d'un double comptage. Ils sont dans une colonne à part, en tant que nobles, mais se retrouvent aussi dans les rubriques professionnelles, là où les place leur activité. En tant que nobles, ils fournissent les vénérables pendant cinq ans, les premiers surveillants pendant six ans, les deuxièmes surveillants pendant deux ans, les orateurs et les trésoriers une année seulement, et jamais les secrétaires. L'indication est nette : la condition nobiliaire, assez peu représentée dans la loge, on le sait, rend plus facile l'accès aux fonctions de direction, et l'on se porte moins, dans le second ordre, vers les tâches plus techniques. Si l'on considère maintenant les hommes de loi, dont l'effectif domine souvent dans l'accès aux offices, les avocats et magistrats sont plus souvent élus que les procureurs aux postes principaux, sauf dans le cas du premier surveillant. Ils accaparent presque totalement les attributions d'orateur (éloquence du barreau oblige). Mais ils cèdent la place aux procureurs quand il s'agit des travaux du secrétariat et de la trésorerie. Quant aux négociants et marchands, qui étaient tout de même 18 % des maçons de notre loge, ils ne donnent un vénérable qu'une seule fois, le frère Turrel, en 1779, deux fois un premier surveillant, une fois un deuxième surveillant, deux fois l'orateur, deux fois le secrétaire, mais six fois le trésorier. Hommage aux compétences : on leur accorde volontiers le maniement des deniers, moins volontiers la direction des travaux de la loge. Bien sûr, il y a aussi les indéterminés, ceux dont la profession n'est pas connue. Ils sont, dans certains cas, assez nombreux, mais pas toujours, et il ne semble pas que leur identification éventuelle puisse modifier beaucoup la nature des renseignements recueillis.

Voyons maintenant la deuxième Amitié, dont les responsables sont connus pour 1781, et pour les années 1783 à 1786 (pour 1782, on sait seulement que le conseiller au Parlement d'Alphéran de Bussan était vénérable) .:

w S as o flw.Sw

o> ri h <u tscjwco^i

2 g .» Ê? "g 3 « 8 g

I I | § £ ê*° à

S m z a

Vénérables 4 2 4 0 0 0 0

Premiers surveillants. .3 14 0 0 0 0

Deuxièmes surveillants. 5 0 4 0 0 10

Orateurs (32) 2 7 2 0 0 0 0

Secrétaires (32) 2 6 3 0 0 0 0

Trésoriers 0 2 0 0 2 0 1

(1 architecte)

L'aristocratique Amitié apprécie manifestement les vénérables nobles : 4 sur 6 de 1781 à 1786, et cela d'autant plus que l'avocat Ventre de La Tou32.

Tou32. années, on en désigne plusieurs.


476 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

loubre, vénérable en 1783 et 1784, est un bourgeois à prétentions nobiliaires. Les premiers surveillants sont nobles à 3 sur 5, les deuxièmes surveillants en totalité. Par contre, les orateurs et secrétaires sont plus rarement du second ordre, et jamais les trésoriers. Parmi les hommes de loi, la prépondérance des magistrats dans les hautes fonctions ne fait que répéter le phénomène précédent. Ces magistrats sont en effet presque tous des officiers en Cours Souveraines, en particulier des parlementaires. La place des négociants est nettement circonscrite. On sait qu'ils n'étaient que six. Deux d'entre eux sont trésoriers, Etienne Michel en 1784, et Perrin en 1785. C'est la seule grâce qui leur est faite : pas question pour eux de présider les réunions de la loge.

Qu'en est-il pour les autres loges du Grand Orient, de recrutement plus modeste ? A la Réunion des Vrais Amis, les choses se présentent de la manière suivante de 1784 à 1789 :

03

8- -a .b c "g s £ S

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Vénérables 2 1 0 3 0 0 0

Premiers surveillants.. 0 3 0 2 1 0 0

Deuxièmes surveillants. 0 2 2 0 2 0 0

Orateurs 0 1 0 2 1 1 1

Secrétaires 3 2 0 1 0 0 0

Trésoriers 0 4 2 0 0 0 0

Ici l'égalité paraît mieux respectée. Pourtant, les professions du commerce, qui forment plus des deux tiers de la loge, fournissent seulement la moitié des vénérables, la moitié des premiers surveillants, et les deux tiers des deuxièmes surveillants il est vrai. Elles n'accaparent pas la direction, là où leur importance numérique leur permettrait de le faire. De plus, les marchands se taillent une part importante, et celle des maîtres-artisans, pourtant plus nombreux dans l'association, est relativement réduite. Une hiérarchie se dessine dans l'exercice des responsabilités, déplacée par rapport à celle de l'Amitié, mais réelle.

Par contre, au Choix de l'Homme Libre, de 1785 à 1787, les professionnels de l'économie occupent la totalité des six offices étudiés, sans laisser aucune place à la bourgeoisie non commerçante, pourtant présente pour un cinquième. Une différence existe seulement entre les négociants, qui se font la part du lion, et les marchands, moins bien placés dans les dignités malgré leur plus grand nombre.

Quant à la Grande Loge Provinciale, elle nous ramène à des phénomènes désormais connus. Si l'on met en regard les catégories sociales qui la composent et l'état de ses officiers, on constate tout de suite l'avantage de la noblesse en matière d'autorité.


FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIÉTÉ : AIX-EN-PROVENCE, XVIII' S. 477

Membres Officiers

Nobles 24 (23,0 %) 9 (33,3 %)

Professions libérales, robins et rentiers .. 40 (38,4 %) 11 (40,7 %)

Professions du commerce 28 (26,9 %) 7 (25,9 %)

Ecclésiastiques 3 0

Divers 9 0

L'égalité entre les maçons d'un même atelier n'est donc pas tout à fait totale. De subtiles hiérarchies se glissent dans l'attribution du pouvoir et des dignités, à des degrés divers, et avec des manifestations diverses, suivant la composition sociale de la loge. Notons qu'il y a là un choix des maçons, puisque les fonctions envisagées sont électives. Pressions occultes ? Poids de l'idéologie du temps ? Inégalité de capacités culturelles, et notamment d'aptitudes à l'éloquence ? On aura à revenir sur cette irruption, au coeur de la lumière maçonnique, de la réalité des rapports sociaux.

Ouvrons une parenthèse pour nous interroger sur l'âge et l'origine géographique des maçons aixois. Ce n'est pas une question vaine si l'on veut déterminer le degré d'ouverture du milieu.

En matière d'âge, l'Étroite Persévérance des Amis Réunis présente le cas le plus significatif, car on peut connaître l'âge des reçus, donc celui de l'initiation, pour la plupart d'entre eux. Cependant, on ignore l'âge des membres présents aux origines de la loge en 1768, et celui des frères déjà maçons à l'entrée. Sur 52 initiés, de 1768 à 1789 :

3 ont moins de 20 ans 14 ont de 20 à 24 ans 12 ont de 25 à 29 ans 14 ont de 30 à 34 ans

2 ont de 35 à 39 ans

1 a de 40 à 44 ans

2 ont de 45 à 49 ans

4 ont 50 ans et plus

Les nouveaux venus sont très majoritairement des hommes jeunes, comme en témoigne la prépondérance du groupe des 20 à 34 ans.

Pour la deuxième Amitié, l'âge des membres n'est porté que sur le tableau de 1781. Deux d'entre eux ont de 20 à 24 ans, 10 de 25 à 29 ans, 10 de 30 à 34 ans, 3 de 35 à 39 ans, 1 a 40 ans, et 1 a 47 ans. La tranche des 25 à 34 ans est prédominante. Mais certains maçons présents à l'Amitié en 1781 sont initiés depuis plusieurs années déjà. On peut donc dire, là aussi, que le milieu est jeune.

Le Choix de l'Homme Libre, lors de sa fondation en 1785, recrute 2 maçons de 20 à 24 ans, 3 de 25 à 29 ans, 2 de 30 à 34 ans, 1 de 36 ans et 1 de 43 ans. La moitié a moins de 30 ans. La situation évolue peu dans


478 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

les années suivantes. En 1786, 20 maçons ont moins de 35 ans sur 28, et en 1787, 18 sur 26 : un plus grand étalement des âges peut-être, mais pas de bouleversement.

A la Réunion des Vrais Amis, la situation est différente. En 1784, année de la constitution de la loge, les frères se répartissent ainsi :

0 de 20 à 24 ans

1 de 25 à 29 ans (il a 29 ans)

2 de 30 à 34 ans 6 de 35 à 39 ans 8 de 40 à 44 ans

1 de 45 à 49 ans (il a 45 ans)

0 de 50 à 54 ans

2 de 55 à 59 ans (56 ans et 57 ans)

1 de 60 ans

Ici l'on est plus vieux, et la tendance se corrige à peine par la suite. Quelques jeunes maçons de moins de 30 ans sont bien recrutés, mais les âges moyens dominent toujours, et les gens d'âge ne sont pas absents. La constatation a sa valeur lorsqu'on sait que la Réunion des Vrais Amis est la loge la plus «populaire» du Grand Orient. La franc-maçonnerie attire des gens plus jeunes dans les milieux de l'élite, nobiliaire, bourgeoise ou négociante, moins jeunes dans les milieux marchands et artisanaux, où l'on se laisse plus tard tenter.

Le degré de fidélité maçonne est très difficile à déterminer. Pour y parvenir, il faut disposer d'histoires de longue durée, ce qui n'est réalisé qu'avec l'Étroite Persévérance des Amis Réunis, et dans une certaine mesure avec les deux loges de l'Amitié, l'une prolongeant l'autre. Dans les deux cas, la constance est extrêmement variable, sans qu'on puisse mettre les variations en rapport avec un facteur apparent. Il y a certes de belles carrières maçonnes. A l'Étroite Persévérance des Amis Réunis, le nommé Sicard, bourgeois, le fabricant de bas Gérard, les frères Cellony, l'un bourgeois, l'autre procureur, et un certain Noé, de profession inconnue, assistent aux réunions avec régularité de 1768 à 1789. Plusieurs membres de la première Amitié se retrouvent à la seconde dans les années 1780 : les conseillers au Parlement d'Allard de Néoules et d'Alphéran de Bussan, l'avocat général au Parlement d'Eymar de Montmeyan, MM. de Matheron d'Aubenas et de Gastaud, gentilshommes, les avocats Brémond, Ricard et de La Touloubre, et Balthazar de Miollis, officier au régiment d'Angoumois. Certains maçons passent du rite écossais au rite français, et totalisent de l'un à l'autre de nombreuses années d'exercice maçonnique. Le conseiller, puis président aux Comptes, de Duranti, membre de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis jusqu'en 1784, passe ensuite à l'Amitié, où il est toujours en 1786. Le lieutenant général au siège d'Aix, Àudier, fidèle de la loge écossaise de 1772 à 1784, rallie également l'Amitié. L'avocat Paul, le directeur des postes Coye de Castellet, le négociant Turrel, probablement venus de Saint-Jean d'Ecosse de la Réunion, s'agrègent à l'Étroite Persévérance des Amis Réunis en 1779, et la quittent en 1784, pour aller aussi à l'Amitié. Mais à côté de ces adhérents tenaces, combien de maçons viennent dans les loges deux ou trois ans, puis disparaissent, sans parler des étoiles filantes, que l'on voit quelques mois seulement ! La jeunesse d'ensemble du milieu plaiderait plutôt, au bilan final, pour un renouvellement fréquent.


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L'origine géographique n'est pas toujours décelable. Elle n'est pas régulièrement indiquée dans les registres de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis. Pour les loges du Grand Orient, le lieu de naissance figure sur le premier tableau, celui de l'année de fondation, mais plus ensuite. Toutefois, la prédominance des origines aixoises n'est pas douteuse. A l'Étroite Persévérance des Amis Réunis, il est difficile d'établir des données chiffrées, en l'absence de renseignements complets. Mais, en utilisant les précisions disponibles, et en exploitant ce que l'on sait du milieu aixois, on relève à peine une vingtaine « d'étrangers » sur 151 maçons. Sans doute certains m'échappent-ils, ils sont probablement un peu plus nombreux en réalité, mais sûrement pas de beaucoup. De plus, ces nonAixois sont souvent des Provençaux (de Marseille, Pertuis, Pelissane, Éguilles, Salon, La Ciotat et Brignoles). Les Français non provençaux se retrouvent à quatre : d'Archimbaud, de l'Isle-en-Comtat, Paoli (que je suppose corse, bien évidemment d'après son nom), d'Oreill et de Vienne de Trigny, dont j'ignore la provenance, mais qui ne sont certainement pas de la région. Quant aux véritables étrangers, la loge écossaise en accueille 6 : en 1768 un officier suisse du régiment d'Erlach ; en 1769 deux négociants allemands; en 1772 un autre négociant allemand, de Dresde; en 1779 un officier d'artillerie anglais ; et en 1780 un genevois de profession non indiquée.

A la deuxième Amitié, un tableau complet des lieux de naissance peut être dressé, mais pour 1781 seulement. Sur 27 maçons membres de la loge cette année-là, 20 sont nés à Aix et 5 dans le reste de la Provence (Marseille, Roquevaire, Coudoux, La Roquebrussane et Lorgues). Des deux autres, l'un, de nationalité française, exerçant le métier de contrôleur des postes, est né « en Orient » ; l'autre est officier au régiment suisse d'Erlach. Dans les années suivantes, où l'effectif de l'Amitié se gonfle sensiblement, il ne semble pas que les choses évoluent beaucoup. Quelques non-Provençaux sont recrutés, notamment des officiers de finance, mais le seul étranger est toujours l'officier suisse, Duplessis de Bussy.

A la Réunion des Vrais Amis, en 1784, 15 membres fondateurs sont nés à Aix, 4 dans le reste de la Provence, 1 en Picardie, 1 en Dauphiné, aucun à l'étranger. Au Choix de l'Homme Libre, en 1785, 8 membres fondateurs sont nés à Aix, 1 à Orange. Là encore, les choses ne paraissent guère changer par la suite.

Au total, nos loges sont assez peu ouvertes aux origines exotiques : aixoises fortement, provençales un peu, françaises timidement, et rarement étrangères. On notera à cet égard pourtant une certaine différence entre la loge écossaise, qui reçoit six étrangers, et les loges du Grand Orient qui, à trois, n'en reçoivent qu'un seul.

La maçonnerie aixoise est-elle une élite? Incontestablement. D'une part, elle offre l'exemple de la coexistence de conditions sociales différentes ; d'autre part, elle exclut totalement les classes populaires : paysans et salariés. Tout au plus admet-elle le monde de l'artisanat, mais dans


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des conditions qui ne sont pas celles d'une intégration, ainsi qu'on doit encore le préciser.

Cette élite, en effet, fonctionne de façon beaucoup plus restrictive que ne le laisserait soupçonner une vue par trop globale du monde des maçons aixois. Au cours de l'analyse, une ségrégation sociale est apparue, permettant de distinguer quatre types de milieux. Le premier type est celui des deux Amitiés : beaucoup de noblesse, une bourgeoisie distinguée dominée par les avocats, et quelques négociants admis au compte-goutte, représentant la couche supérieure des professions du commerce, et elle seule. Le deuxième type est celui de l'Étroite Persévérance des Amis Réunis : peu de noblesse, une bourgeoisie plus variée mais encore essentiellement robine, des professions économiques peu nombreuses, mais englobant désormais négociants et marchands. Le troisième type est celui du Choix de l'Homme Libre et de la Réunion des Vrais Amis : pas de noblesse, une bourgeoisie socialement médiocre, et un groupe majoritaire de professionnels de la marchandise, donnant la priorité aux marchands, et s'ouvrant même aux maîtres-artisans (Réunion des Vrais Amis). Enfin, un quatrième type pourrait être cité, celui de l'Harmonie des Amis Libres : une loge artisanale, mais se situant hors de toute obédience, irrégulière et rejetée.

Ainsi, l'ordre nobiliaire ne s'accommode pas de n'importe quel côtoiement. Il tolère une bourgeoisie choisie, et de façon très sélective une élite marchande. Plus ses représentants sont nombreux, plus le milieu se ferme. A l'inverse, que les commerçants dominent, et il n'y a plus de noble. Le clivage social permettant de définir la cohabitation tolérée par la noblesse ne passe pas ici entre bourgeoisie et gens du peuple, fussent-ils artisans, mais à l'intérieur de la bourgeoisie elle-même. Les hommes sont frères, soit, mais certains le sont à distance. Un noble, en règle générale, ne veut pas d'un atelier ouvert à toutes sortes de bourgeoisies, et ne supporte pas la prépondérance numérique des marchands.

Certes, l'élite est restrictive. Mais, dira-t-on, c'est là le propre d'une élite. Les nobles n'acceptent pas tous les compagnonnages maçonniques, mais ils en acceptent certains. Ils ne s'enferment pas dans des loges qui leur seraient réservées. Cela est vrai. Mais il faut alors se souvenir que l'exercice des responsabilités, à l'intérieur des ateliers, répartit les fonctions d'autorité avec de subtils dosages, où la hiérarchie sociale trouve son compte. La prépondérance nobiliaire à l'Amitié, nobiliaire et robine à l'Étroite Persévérance des Amis Réunis, doit prêter à réflexion. Ce n'est pas un hasard si l'égalité est mieux respectée (encore ne l'est-elle pas totalement) dans les loges de commerçants. Entre maçons d'un même Temple, partageant même rite et même philosophie, la réalité des rapports sociaux du monde profane parvient à introduire des distinctions. L'élite est une réalité, mais ce n'est pas la fusion des classes.

Est-ce une question de rites ? Il ne le semble pas. Le Grand Orient, avec sa loge aristocratique et ses loges commerçantes, offre l'exemple des séparations les plus nettes, mais la loge écossaise n'est pas véritablement démocratique : le milieu y est « moyen » et a plutôt tendance à devenir homogène au cours du temps. De plus, le problème de la Douce Harmonie demeure. N'est-elle pas plus modeste dans son recrutement que sa fonda-


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trice ? En tout cas, le rite écossais ne saurait répondre à Aix à sa réputation d'attirer plus particulièrement les aristocrates, en raison de sa pratique précoce des hauts grades.

Ce n'est pas non plus une question de temps. L'accès à la maçonnerie d'éléments de la bourgeoisie artisane se rencontre dès les années 1760, on l'a vu. On a même le cas d'une loge artisanale, avec les Amateurs de la Vertu, dès cette époque-là. Le milieu maçon aixois paraît s'être constitué assez tôt avec toutes ses caractéristiques, ségrégation comprise.

Dans quelle mesure les maçons avaient-ils conscience d'exercer un tri parmi les profanes à admettre dans le Temple? Comment concevaient-ils leur association dans ses rapports avec la société ? Quelle était, dans leur pratique réelle, la part de l'idéologie reconnue et celle des influences subreptices de la tradition ? Quelques textes, parmi beaucoup d'autres, éclairent un peu la question. Ce sont d'abord les statuts de la première Amitié en 1772, dont l'article 12 est rédigé comme suit :

Il ne sera proposé en loge pour l'initiation que des hommes libres et vertueux, d'un état honnête, d'une réputation honorée, d'un commerce doux et facile, et de l'âge de 21 ans révolus 33.

Il est évident ici que les qualités morales interfèrent avec les qualités sociales. En 1784, la deuxième Amitié écrit au Grand Orient, en évoquant les difficultés qu'éprouve la Réunion des Vrais Amis à obtenir des constitutions des instances supérieures :

Vos motifs sont très sages sans doute, et il serait impossible de ne pas applaudir à la vérité de vos principes, mais il nous paraît que ce nouvel atelier mérite d'être excepté de la loi générale que vous vous êtes imposée de ne pas accorder des constitutions à des maçons dont le caractère n'a point été épuré par l'éducation. Ceux qui composent jusqu'à ce moment la loge de la Réunion des Vrais Amis sont des citoyens très recommandables par des moeurs douces et une conduite sans reproche. Depuis l'instant où nous vous avons adressé leur supplique, nous n'avons pas cessé d'inspecter leurs travaux, et nous pouvons vous attester qu'il règne dans leur atelier la décence la plus austère 34.

On se souvient que la Réunion des Vrais Amis est la loge des marchands et des artisans. Il est significatif que le Grand Orient ait hésité à la reconnaître, et que l'Amitié ait accepté de la parrainer sous condition de surveillance. La même année 1784, la Grande Loge Provinciale de Provence expose aux responsables parisiens du Grand Orient les problèmes posés par la loge dite la Vraie Humanité, de Grasse, qui prétendait avoir des constitutions émanées directement du Souverain Grand Maître :

Cette irrégularité dans le titre constitutif était son moindre vice, sa mauvaise composition la rendait encore plus irrégulière. La plupart de ses membres, d'une condition très médiocre, privés dans leur enfance des bienfaits de l'éducation, étaient des jeunes gens qui portaient habituellement dans leur atelier la fougue de leur caractère originel... Parmi ces ouvriers, il en était quelques-uns qui, nés dans un état plus distingué, enrichis par une éducation plus éclairée, nourris de nos maximes, fidèles à nos lois, s'efforçaient de ramener à la décence et aux vrais principes de l'ordre ceux que le hasard leur avait donnés pour frères 35.

33. B.N. : FM2 133 bis (règlements de l'Amitié du 1er juin 1772).

34. B.N. : FM2 133 bis (lettre de l'Amitié au Grand Orient du 13 octobre 1784).

35. B.N. : FM2 134 bis (lettre de la Grande Loge Provinciale au Grand Orient du 19 novembre 1784).


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Finalement, la loge « défectueuse » s'est dissoute, et la Grande Loge Provinciale met en garde le Grand Orient contre toute demande de reconstitution de sa part. La même question se pose, en 1786, à propos de la Parfaite Harmonie de Marseille. La Grande Loge Provinciale demande au Grand Orient de ne pas lui accorder le droit de se reconstituer. Voici les raisons alléguées :

...les ouvriers qui composent cette loge appartiennent presque tous à la classe des artisans. On n'a pu donner à son vénérable que la qualité d'ancien fabricant de faïence, quoique, dans le fait, il soit l'agent et le commis des perruquiers de Marseille. Son premier surveillant est un cuisinier. Ses autres membres, quelque soin qu'on ait pris d'altérer, de dissimuler les véritables qualités civiles de la plupart d'entre eux, sont des hommes de métier, des hommes du peuple, qui, par leur état, ne peuvent ni illustrer la maçonnerie, ni en étendre les progrès, ni la rendre respectable aux yeux des profanes. Il résulte des informations les plus exactes et les plus scrupuleuses... qu'à l'exception du vénérable dont la probité est universellement avouée... tous les autres ouvriers de cette loge ne sont pas à l'abri du soupçon : on ne les distingue ni pour la pureté de leurs moeurs, ni pour la délicatesse de leurs sentiments, et il paraît qu'ils ont tous les vices de leur état 36.

L'homme du peuple est proche d'être un délinquant : il ne peut être maçon, on ne saurait être plus clair.

Le discours maçonnique est ici ouvertement élitiste. Il refoule de l'accès à la lumière ceux qui n'ont pas l'éducation nécessaire pour en comprendre et en promouvoir les bienfaits. Or, l'éducation est un privilège de la condition, d'où la nécessité d'un « état honnête ». L'égalité s'en trouve certes ébréchée, mais la carte d'introduction du candidat maçon ne répond pas à d'autres exigences. On ne lui demande pas d'être noble plutôt que bourgeois, avocat plutôt que notaire, rentier plutôt que commerçant. Il suffit qu'il appartienne à la république des gens de bien. Voilà pour l'expression consciente des choix à opérer. Mais, dans le comportement de fait des ateliers, nous avons relevé plus d'une restriction à cette fraternité des meilleurs. L'homme bien né répugne à côtoyer l'homme du négoce, l'avocat ne s'aventure guère aux côtés du maître- artisan. Les membres des loges désignent aux fonctions de responsabilité ceux de leurs compagnons qui sont socialement les plus huppés, par préférence, sinon exclusivement. Autres choix, non formulés ceux-là, non théorisés, mais effectivement accomplis. Les hiérarchies sociales ne sont pas mises en question dans le monde profane, mais elles ne devraient plus apparaître dans le Temple, une fois éliminés les exclus de la communion. Or elles apparaissent bel et bien. Les francs-maçons aixois sont ainsi tributaires de deux réalités : l'état des rapports sociaux de leur époque avec l'idéologie qui les sous-tend et les justifie, les aspirations à vivre un autre mode de relations, forme idéologique et signe des mutations qui se préparent. Le Temple du Grand Architecte ne saurait être un monde à part: il reflète les contradictions du temps. Il innove, mais il n'échappe pas au poids obsédant des contraintes sociales.

36. B.N. : FM2 134 bis (Lettre de la Grande Loge Provinciale au Grand Orient du 4 juillet 1786).


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On peut encore se demander si la capitale provençale n'offre pas un cas spécifique. Aix-en-Provence est une ville terrienne, une ville de justice et d'administration, donc de robins, et une ville de grands robins, où les magistrats des Cours Souveraines occupent le haut du pavé. On l'imagine fermée aux étrangers, conservatrice, volontiers ségrégative. La francmaçonnerie aixoise n'est-elle pas une exception, jaillie de ce milieu particulier ? Il ne le semble pas. Les travaux de M. Agulhon sur les loges de la Provence orientale ont nettement établi l'existence de deux sortes de loges, «les unes aristocratiques à peine ouvertes aux plus riches négociants, les autres axées sur le monde du négoce et s'ouvrant à la boutique et à l'artisanat» 37. Ces deux types de regroupements sociaux se retrouvent à Aix, où ils ne constituent donc pas une originalité. A Avignon, la noblesse paraît s'accommoder plus volontiers de la présence des négociants, au moins dans le rite écossais, mais pas davantage de celle des autres commerçants et des métiers. Le milieu est ici moins facilement porté vers la ségrégation, mais elle n'en existe pas moins : il y a une loge assez aristocratique (Saint-Jean de la Vertu Persécutée), une loge de négociants (la Parfaite Union), et une loge de négociants, autres commerçants et métiers (les Amis à l'Épreuve) 38. Quant à Marseille, on ne s'étonnera pas d'y trouver des loges largement dominées par des négociants. Elles admettent quelques nobles, toujours en très petit nombre. Mais cela peut s'expliquer par les caractères sociaux de la ville, peu fréquentée par l'aristocratie, tout autant que par la répugnance du second ordre à se mêler au monde du commerce. Par contre, les loges connues se montrent assez peu réceptives à l'égard des marchands, et nettement méfiantes à l'égard des artisans 39. Dans une cité carrefour, fortement ouverte au monde extérieur, où l'essentiel se joue entre les professions économiques, les hiérarchies ne sont donc pas absentes. Sans qu'il y ait des contrastes aussi nets qu'à Aix entre les ateliers, il y a des nuances cependant : à la veille de la Révolution, la mère loge écossaise, sur 215 membres, compte 128 négociants, 11 artisans, pas un seul marchand, et 11 nobles, mais le Choix des Vrais Amis mêle, parmi ses 47 maçons, 12 marchands, 8 négociants, 2 artisans, et pas un seul gentilhomme. Si Avignon et Marseille, plus cosmopolites, plus orientées vers les échanges, pratiquent un certain brassage, celui-ci reste tout relatif.

37. M. AGULHON, Pénitents et francs-maçons de l'ancienne Provence (Paris, 1968), pp. 173 à 179 (on trouvera, pp. 174-175, le tableau de la composition de seize loges d'Antibes, Aups, Barjols, Brignoles, Draguignan, Fréjus, Grasse, La Seyne, Solliès-Pont et Toulon).

38. C. MESLIAND, « Renaissance de la franc-maçonnerie avignonnaise à la fin de l'Ancien Régime (1774-1789) » (Bulletin d'histoire économique et sociale de la Révolution française, 1970, pp. 40 à 45). On trouvera, à la p. 41, le tableau de la composition de quatre loges. Un signe de relative ouverture est que les nobles, quand ils sont présents, n'ont pas de mainmise sur les fonctions dirigeantes (p. 43).

39. R. VERRIER, La mère loge écossaise de France à l'Orient de Marseille (1751-1814) (Marseille, 1950). On trouvera, à la p. 20 de cet ouvrage, un tableau de la composition de huit loges marseillaises à la veille de la Révolution.


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L'élite maçonnique aixoise ne constitue pas un tout semblable dans toutes ses parties. Elle est cloisonnée, fractionnée. Le noble n'est pas tout à fait l'égal du bourgeois, ni l'avocat du procureur ou du commerçant. Le négociant l'emporte sur le marchand, et ce dernier sur le maître-artisan. Les distinctions de classes, d'ordres, de statuts, d'états, affleurent à la surface. Les maçons aixois vivent donc simultanément et contradictoirement les clivages de la société d'Ancien Régime et la volonté de les abolir dans une cellule isolée et protégée du monde. L'échec, partiel sans doute, mais réel cependant, à créer un cénacle d'honnêtes gens égaux, dans une même communion philosophique, souligne la lourdeur, le poids, la force des structures sociales dans lesquelles vivaient les adeptes de la lumière ou à tout le moins d'une nouvelle convivialité. Le compromis élitaire apparaît ici fragile, tant que les bases de la société d'Ancien Régime ne sont qu'ébranlées et point encore abattues. La preuve de cette fragilité viendra d'ailleurs de la Révolution elle-même. Les loges maçonniques seront à peu près dispersées lors des affrontements révolutionnaires. C'est seulement ensuite qu'elles pourront se reconstituer dans le cadre d'un milieu social transformé, et avec, pour elles, de nouvelles perspectives.

Monique CUBELLS, Université de Provence, Marseille.


LES CENTRISTES, LA NATION, L'EUROPE

Les Centristes dont il s'agit ici sont ceux qui participent de la sensibilité démocrate-chrétienne, depuis la IVe République jusqu'à nos jours : d'abord le M.R.P. (Mouvement Républicain Populaire), puis ses héritiers : le Centre Démocrate (CD., 1966) et l'actuel Centre des Démocrates Sociaux (C.D.S., 1976). Trois partis qui entendent se situer entre la droite et la gauche, non pas par le seul rejet des extrêmes, mais par une doctrine positive, originale.

Chacune de ces formations a voulu et veut toujours apparaître comme le « parti de l'Europe » tout en demeurant rigoureusement « national ». Notre titre, « Centristes, Nation, Europe », correspond à un cas de double appartenance, de double fidélité politique. Après René Rémond et Serge Berstein, on doit rappeler quels problèmes devaient fatalement affronter ceux qui s'affirmaient à la fois gardiens des intérêts nationaux et défenseurs d'intérêts supranationaux ou internationaux 1. Notre propos est précisément de voir de quelle manière ces Centristes vivent leur égal attachement à la Nation et à l'Europe. A travers leurs discours exprimant une volonté d'être un parti européen, on discerne une problématique à trois degrés :

— la tradition centriste (démocrate-chrétienne) en matière européenne ;

— les Centristes entre la Nation et l'Europe ;

— une évolution vers une sorte d' « euronationalisme » impliqué sans doute par cette double fidélité.

I. — LA TRADITION EUROPÉENNE CHEZ LES CENTRISTES DÉMOCRATES-CHRÉTIENS

La vocation européenne des Centristes de sensibilité démocratechrétienne n'est pas un phénomène récent. Sans remonter à Lamennais (1782-1854), qui fut un fervent « européen », on peut regarder l'action en faveur de l'unification européenne comme un trait marquant de la tradition démocrate-chrétienne française.

1. On fait ici référence à notre D.E.A. d'Histoire Contemporaine : « Nation et nationalisme », Université de Paris X - Nanterre, 1980-1981.


486 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Cette action prendra une vigueur nouvelle après la Première Guerre mondiale. Elle sera le fait du P.D.P. (Parti Démocrate Populaire) qui, au début des années 20, appuiera d'une part la politique de coopération internationale dont les principes ont été posés par la S.D.N., d'autre part la politique d'entente avec l'Allemagne que mène Aristide Briand. Parallèlement se déploient les efforts de Marc Sangnier, fondateur du Sillon, inspirateur de la Jeune République et qui, durant l'entre-deux-guerres, organise de nombreux congrès pour la paix et pour la réconciliation avec l'Allemagne.

Sous la IVe et la Ve République, le M.R.P., puis le CD., enfin le CD.S. vont reprendre cette image européenne et la renforcer au point d'apparaître primordialement comme le parti de l'Europe. Ce sera d'ailleurs le problème européen qui entraînera, le 16 mai 1962, la démission des ministres M.R.P. du gouvernement Pompidou. Ils reprochent au général de Gaulle sa conception de l'Europe telle qu'il l'a exposée dans sa conférence de presse du 15 mai (où il lance le fameux « Volapiik ») : Europe des États, et non l'Europe intégrée voulue par les Centristes. Dès lors, les Centristes resteront dans l'opposition jusqu'en 1974, et cette opposition se fonde au premier chef sur une critique de la politique européenne des différents gouvernements. Aussi bien l'Europe demeure-t-elle un des thèmes majeurs de leur presse et fait-elle l'objet d'un rapport particulier à chaque congrès 2. Et l'Europe sera l'une des premières raisons qu'ils allégueront pour justifier leur ralliement à Valéry Giscard d'Estaing.

Sans doute faut-il approuver P. Letamendia de considérer, dans sa thèse sur le M.R.P. 3, que l'image européenne a rempli pour ce parti une triple fonction:

— une fonction de substitution en ce sens que si le M.R.P., à sa création (1944), fonde son existence sur l'esprit de la Résistance, la fidélité au général de Gaulle, et l'anti-communisme (dès 1947), ces trois thèmes perdent assez vite leur efficacité. Le thème «Europe» permet alors aux Républicains Populaires de développer leur propagande sur un nouveau point d'ancrage;

— pourtant, il ne s'agit pas de simple propagande : l'Europe confère au M.R.P. une originalité lui permettant de s'individualiser face aux gaullistes et aux communistes qui rejettent l'Europe unie, et face aux autres partis (notamment la S.F.I.O.) qui, tous, se divisent sur l'Europe. Autrement dit, l'Europe devient pour le M.R.P. un élément profond de son identité ;

— enfin, troisième fonction, l'Europe cimente le parti, eu égard aux divergences qui le marquent sur les questions coloniales et économiques

2. Cf. notamment les rapports de politique étrangère présentés par J. Seitlinger au Congrès de Dijon (1962), Théo Braun au Congrès de La Baule (1963), A. Monteil au Congrès du Touquet (1964), et Pour l'indépendance européenne, rapport établi par Ch. Dasville pour pour la 2e Convention du CD. (Nice, 1967).

3. P. LETAMENDIA, Le Mouvement Républicain Populaire, thèse de doctorat d'État, Bordeaux, pp. 116-120, exemplaire dactylographié.


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entre autres ; dès lors, à chaque congrès, l'Europe recrée l'unité : peu de Républicains populaires abandonneront le parti à cause de la question de l'Europe.

On ne saurait toutefois limiter à cette « trifonctionnalité » le rôle de l'Europe dans l'élaboration de la doctrine ou de la propagande, ni dans l'action politique des centristes considérés ici. Car lorsqu'on examine les textes qui, de 1950 à 1954, rendent compte du débat sur la C.E.D. — ou plutôt de la querelle de la C.E.D. (qui devait vicier la vie politique française d'une façon comparable au scandale de Panama ou à l'Affaire Dreyfus) —, on observe que la volonté des Républicains populaires de construire l'Europe ne va pas sans inquiétude ni malaise : il leur est difficile de trouver la fonction idéologique pertinente — facilement utilisable — du thème européen, qui ne remette en question leur qualité de citoyens français.

Ainsi sera-t-on amené à penser que la question de l'Europe, impliquant un engagement nouveau, a pu être a priori ressentie comme antinomique de l'idée de nation, mais que par là même elle suscitait une réflexionnouvelle sur les rapports entre Nation et Europe.

En effet, à côté de fervents européens comme P. H. Teitgen ou R. Schuman, le M.R.P. comptait des Européens mitigés (G. Bidault) ou même hostiles à l'Europe (L. Hamon) qui méditaient et insistaient sur la difficulté d'une synthèse ou d'un compromis entre Nation et Europe 4. Ce « malaise européen » dans le centrisme d'alors est attesté par une série de faits.

Le problème de l'Europe ne s'est pas posé d'emblée au M.R.P. A la Libération, celui-ci apparaît comme un parti nationaliste en politique extérieure, et ce nationalisme aura pour traits principaux : une attitude nettement anti-allemande, un souci constant de rendre à la France sa place dans le monde et de restaurer la cohésion de l'Union Française, enfin la volonté de participer au concert des Quatre Grands. Autant de facteurs contribuant à donner du M.R.P. l'image d'un parti conforme aux vues du général de Gaulle.

Pourtant, dès 1944, l'orientation du parti en politique extérieure, si elle dénote une attitude anti-allemande, traduit aussi une volonté de se placer dans une perspective de coopération internationale 5. Cet état d'esprit pouvait favoriser une évolution « européenne ». Cette tendance, la Guerre froide va la précipiter, et en 1948-1949, les Républicains populaires commencent à parler d'unification européenne. Au Congrès national de 1949,

4. P.-H. TEITGEN, Chacun pour soi, séparément, ou pour ou contre la C.E.D., brochure éditée par l'Union Française des Fédéralistes, 1953, R. SCHUMAN, La déclaration du 9 mai 1950, et Pour l'Europe, Nagel, Paris, 1964. Pour les réserves sur la C.E.D., cf. dans les Congrès entre 1950 et 1954, les positions de MM. Monteil, Hamon, Denis Bouret. Voir aussi les déclarations des Comités Nationaux du M.R.P. des 28 janvier 1952 et 7 juillet 1952. Enfin, l'article de A. DENIS, « D'un vide à combler », Le Monde, 5 février 1954, à la suite de son exclusion du M.R.P. pour ses positions sur l'Europe.

5. Déclaration du Conseil National du M.R.P. des 25 et 26 août 1945, notamment le dernier paragraphe : « Démocratie internationale pour l'organisation de la paix ».


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Robert Schuman déclare qu'il faut «pour décourager l'agression, bâtir l'Europe » et « rapprocher les mondes ».

Mais la politique extérieure du M.R.P. apparaît encore plus atlantiste qu'européenne. En apparence du moins, le cadre de l'Alliance Atlantique accorde plus d'importance à la nation, et plus d'autonomie, que le cadre européen : reposant sur des solidarités, l'Alliance Atlantique n'implique pas, a priori, un projet d'intégration.

Le grand tournant du M.R.P. quant à l'Europe sera l'année 1950, durant laquelle deux projets tendront à accélérer le processus de construction européenne.

Le premier projet concerne la création de la C.E.C.A., annoncée par la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950. Les Centristes y voient le texte fondateur de l'Europe, et le Républicain populaire Schuman devient du même coup le « Père de l'Europe ».

Le second projet sera le plan de René Pleven (membre, toutefois, de l'U.D.S.R. : Union Démocratique et Socialiste de la Résistance) pour la création d'une Communauté Européenne de Défense: la C.E.D. Par sa conception même, ce plan assignera au projet Schuman, et à toutes les initiatives en faveur de l'Europe, une double finalité: créer un système de défense contre l'U.R.S.S., et plus généralement contre le communisme, édifier une Europe fondée sur la supranationalité, nécessaire pour que la C.E.D. ait un sens et soit efficace.

Et là surgit un problème fondamental pour les Centristes : comment concilier Europe et Nation ? — dont plusieurs indices ou symptômes signaleront l'acuité.

Tout d'abord la C.E.D. — et en particulier le réarmement de l'Allemagne — est présentée comme une nécessité, comme quelque chose d'inéluctable: il faut s'y résoudre, de façon (selon le mot de Georges Bidault) à « faire d'un mal [réarmer la R.FA.] un moindre mal ». La C.E.D. est nécessaire en raison de l'expansion du communisme (Chine, Corée) et inéluctable, puisque les initiatives belliqueuses des pays communistes ne peuvent qu'amener les Européens à créer un système de défense commun 6. Le célèbre général allemand Guderian publiait aux États-Unis un livre, intitulé Ça ne peut plus durer, qui affirmait la nécessité de réarmer la R.F.A. devant le péril communiste : perspective inacceptable en France, cinq ans après la chute du IIP Reich. II fallait donc s'unir militairement, comme d'ailleurs le souhaitaient les États-Unis, qui voyaient dans l'Europe occidentale un paravent anti-communiste. En bref, on choisit l'intégration européenne pour éviter une renaissance du militarisme allemand.

Tous ces arguments se font jour dans le débat de politique extérieure du Comité national du M.R.P. du 12 juillet 1952. « Il ne reste désormais d'autre choix qu'entre l'intégration de l'Allemagne à l'Europe occidentale, seul moyen d'éviter une armée nationale allemande, et son utilisation au

6. Débats des Comités Nationaux du M.R.P. des 15 janvier 1950 et 23 octobre 1950.


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service de la politique ou d'un germanisme conquérant. Que l'armée européenne comporte des aléas et des risques, nul ne songe à le nier, mais ces risque pâlissent au regard de ceux qu'elle permet précisément d'éviter, et dont on ne parle jamais », déclare Alfred Coste-Floret, qui résumera ainsi son attitude : « Il n'y a pas le choix parce qu'il n'y a pas de politique de rechange » 7.

En second lieu, le problème des garanties tourmente les Républicains populaires. Quatre années durant, ils voudront obtenir toutes sortes d'assurances avant de signer l'accord sur la C.E.D., et ce souci semble indiquer qu'ils mettent en balance le désir d'une Europe pouvant résister au communisme et un héritage de défiance à l'égard de toute puissance allemande. En témoigne le rapport sur l'Europe d'Alfred Coste-Floret au congrès de mai 1952 : le M.R.P. accepte la C.E.D., mais pas à n'importe quelles conditions. On se méfie toujours de l'Allemagne, comme il apparaît clairement dans la motion de politique extérieure votée le 31 mai : «Résolument opposé à la résurrection de toute armée nationale allemande, il [le Congrès] veut que le projet de Communauté Européenne de Défense ne soit ratifié que s'il comporte les garanties demandées par l'Assemblée nationale, notamment une garantie efficace des États-Unis et de la Grande-Bretagne en cas de sécession allemande. » Autre garantie réclamée par le Congrès : la mise en place d'institutions politiques destinées à servir de support à l'armée européenne.

De 1950 à 1954, de longues et laborieuses négociations aboutiront finalement à un échec dont le M.R.P. porte la responsabilité indirecte. La C.E.D. sera rejetée par le Parlement en 1954. Référons-nous en effet à J. Mallet qui avait la charge des relations internationales au M.R.P. : « Il y a eu un débat animé dans le M.R.P. au sujet des garanties et préalables (...) les plus européens étaient inquiets (...) de voir ce projet rendu trop perfectionniste pour être accepté par l'Assemblée nationale» 8. Pour J. Mallet, de tels atermoiements furent la cause principale de l'échec du projet.

La lenteur, la complexité, l'âpreté du débat chez les Républicains populaires montrent combien le saut vers l'Europe leur était difficile. Mais l'essentiel, dans notre perspective, reste qu'à travers les positions diverses au sein du M.R.P. transparaît une réflexion nouvelle sur les rapports entre Nation et Europe. Sous la Ve République, cette réflexion sera approfondie par le Centre Démocrate, puis par le Centre des Démocrates Sociaux :

— la Nation est une réalité à laquelle on doit rester fondamentalement attaché ; elle constitue cependant un cadre politique et économique dépassé ;

— l'Europe : elle répond aux intérêts bien compris de la Nation.

Mais cette réflexion ne laisse pas d'apparaître complexe et contradictoire.

7. Comité National du M.R.P. du 12 juillet 1952.

8. Cité par I. TRANCART, Le M.R.P. et la C.E.D., Mémoire de maîtrise (Administration économique et sociale), Université de Paris X, Nanterre, p. 41, exemp. dactyl.


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II. — LES CENTRISTES ENTRE LA NATION ET L'EUROPE

Sur le rapport « Nation-Europe », la réflexion des Républicains populaires comporte trois éléments principaux:

1. Ils rejettent très vite l'accusation de constituer un autre «parti de l'étranger », celui de 1' « Internationale noire ». A cette fin, ils se déclareront résolument fidèles à la nation. Plus exactement, ils s'affirmeront conscients de ce que la nation demeure une réalité vivante, au nom de laquelle, précisément, ils refusent le dilemme : ou défendre la nation, ou la renier. Rappelons la formule de Georges Bidault : « Faire l'Europe sans défaire la France ». Mais pourquoi et comment ce dilemme est-il rejeté ? Parce qu'il s'agit là d'un problème insoluble et qu'en conséquence, au lieu de vouloir le résoudre, il faut le dépasser. Le seul moyen d'y parvenir sera l'émergence de l'idée communautaire, qui trouve ses fondements à la fois dans le catholicisme social et dans la philosophie personnaliste. Ainsi l'Europe représente-t-elle une occasion privilégiée d'inscrire dans les faits, de concrétiser, le dépassement communautaire d'une réalité nationale toujours vivace.

2. Cette démarche implique nécessairement que l'on ne fasse pas de la nation un absolu, un mythe, une totalité en soi. Robert Schuman le dira expressément dans la déclaration du 9 mai 1950 : « ...il faut combattre partout les étroitesses du nationalisme politique (...), nous ne pourrons valablement refuser le nationalisme d'autrui en lui opposant notre propre nationalisme (...), le sentiment de la solidarité des nations l'emportera sur les nationalismes désormais dépassés ».

Dès lors, les Centristes développeront le thème que la nation n'est pas, en sa nature même, un absolu, mais un héritage qui, dans l'histoire du monde occidental, renvoie tout aussi bien au concept de Cité Antique qu'à celui d'Empire Romain, ou encore de Chrétienté Occidentale. L'idée de nation sera donc rapportée d'une part à une réalité politique plus large, plus englobante : l'Empire, d'autre part à une réalité politique centrifuge et fragmentaire : la Cité, que la nation a justement dépassée au XIXe siècle.

La nation-héritage renferme donc une contradiction, dont les Centristes feront une dialectique. C'est-à-dire : le XIXe siècle a donné la primauté à des représentations issues de l'idée de cité; ces représentations devaient provoquer en partie l'essor des nationalismes, en suscitant la formation des États-Nations et surtout les systèmes politiques qui se sont succédé en Europe, en France notamment, et qui ont tous voulu réaliser l'idée de démocratie incluse dans l'idée de cité. L'État, la Nation désignent et définissent alors une communauté d'hommes, avec son organisation

9. Cf. Etienne BORNE, C Valeur et avenir de l'idée de nation dans la Communauté Européenne », France Forum, n« 105-106, 1970, pp. 10-12.

10. Ibid., p. 11.


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politique et sociale propre, communauté originale par rapport aux populations périphériques.

Mais, d'autre part, et de façon concomitante, État et Nation conservent l'idée d'Empire, ou d'Europe unie dans le Saint Empire. Témoin cette observation d'Etienne Borne, dans un article de France-Forum, qui inspire et résume tout ensemble l'essentiel des thèses centristes sur la dialectique Europe-Nation : « La France s'est affirmée et conquise contre l'Europe impériale. En refusant la vassalité du Saint Empire, le roi de France a voulu être empereur dans son royaume (...), il y a dans la nation bien des survivances impériales... »

A la fois Cité et Empire, tout en ne pouvant être pleinement ni l'une ni l'autre, la nation comporte sa négation en amont, peut-on dire, avec le régionalisme, et en aval son dépassement avec l'Europe, qui assume le souvenir de l'Empire.

Toutefois, lorsque les Centristes définissent la nation comme un héritage, ils n'entendent nullement faire de la nation un concept périmé, réactionnaire, qui dès lors s'opposerait à toute évolution. Bien au contraire, il est facile de porter un bilan positif au crédit de la nation en tant que telle, et qui d'ailleurs témoigne de sa vitalité. En effet, disent les Centristes, si l'on se place dans la longue durée, on pourra voir que la nation :

— a permis, en dépassant le morcellement lié à la féodalité, de créer des solidarités nouvelles et de faire naître des peuples qui représentent le dépassement des égoïsmes, des rivalités d'ethnies ;

— a suscité l'émergence, en Europe, de cultures diverses mais ouvertes les unes aux autres.

Cette vision évolutionniste de l'histoire est contestable en soi, mais l'important est de voir qu'aux yeux des Centristes il n'est pas de cultures nationales au sens strict : il y a des cultures différentes s'influençant les unes les autres. C'est pourquoi, dans le domaine du politique comme dans celui du culturel, la nation, par sa spécificité, son originalité, peut continuer à jouer un rôle d'innovation, de création, d'échange, tandis que les multiples contacts ou relations entre les nations doivent permettre le développement d'une communauté culturelle plus large, où les acquis de chacune d'elles se révéleront complémentaires, et non plus exclusifs, les uns des autres.

De la sorte se réalisera le dépassement de l'État-Nation — dépassement qu'impliquait la nature même de l'idée de nation — au profit de l'ensemble de la communauté européenne, et même de l'Homme Européen. Et Robert Schuman aura représenté par excellence cette volonté de synthèse propre à toute démarche centriste. Symbole de la culture européenne, premier exemple d'un « Homme Européen » espéré, Robert Schuman fut en effet «luxembourgeois de naissance, germain d'éducation, romain de toujours, et français de coeur », observa le député du Bundestag J. Millier".

11. Cf. J. MULLER, « Mener l'entreprise à son terme », ibid., p. 7.


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3. Mais pour constituer une réalité culturelle, affective, idéologique toujours vivante, la nation n'en est pas moins devenue un cadre politiquement et économiquement dépassé 12.

En un monde dominé par les superpuissances et la concentration de la production comme de la décision, les nations du XIXe siècle ne sont plus viables. On retrouve ici un argument qui s'était fait jour lors de la querelle de la C.E.D., et qui devait ensuite se développer dans trois directions principales :

— la construction de l'Europe est une nécessité en raison du nouveau contexte international ;

— cette construction répond aux intérêts bien compris de chaque nation ;

— construire l'Europe est même d'un intérêt mondial, afin d'assurer le maintien de la paix: l'Europe pourra faire contrepoids à l'hégémonie américaine et soviétique si elle-même constitue un ensemble politique, économique, militaire comparable à ces deux puissances.

Aujourd'hui, croyons-nous, une querelle de la C.E.D. ne serait plus pensable dans son acuité d'autrefois. A travers les structures européennes déjà établies, un sentiment européen s'est frayé sa voie. En outre, l'affirmation de son identité par chaque Ëtat tend à ne plus passer par la comparaison avec le voisin immédiat, mais par la comparaison avec les superpuissances. Car chaque pays européen, n'étant plus en mesure de rivaliser avec celles-ci, se voit contraint de mettre en avant des faits de civilisation, ou une organisation politique et économique permettant de construire un modèle aussi attractif que celui des géants politiques. On insistera, par exemple, sur la mise en commun de moyens économiques ou techniques, ou sur la nécessaire élaboration d'un modèle original de civilisation.

Ainsi chaque nation se donnera les moyens d'exprimer librement ses caractères propres, ses aspirations, parce que le cadre dans lequel chacune agira sera plus vaste, et plus efficace à l'échelle internationale. Toutefois, ce cadre nouveau n'est point une fin en soi, un stade ultime : « La Communauté Européenne est l'authentique salut des nations, car sans elle les nations sont condamnées à durcir ou à pourrir; mais, de même, une Europe qui serait le terme dernier d'une évolution mentirait à l'élan qui l'a engendrée, car elle ne prend tout son sens que dans la Communauté Mondiale qui est notre lointain et plus profond espoir», écrit Etienne Borne 13.

A partir de cette réflexion sur la nation, dans la seconde moitié du XXe siècle, et sur sa place dans la construction européenne, se développe un discours sur l'Europe elle-même : sur la réalité, la nature du phéno12.

phéno12. rapport du Comité National du M.R.P. (12 janv. 1954). Rapport de Théo BRAUN, op. cit. ; Ch. DASVILLE, op. cit., notamment pp. 10-11, 20 et sq., qui indiquent trois positions successives des centristes sur l'Europe.

13. Cf. Etienne BORNE, ibid., p. 12.


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mène européen. Discours qui, dans son contenu comme dans sa forme, évoque une sorte d' « euronationalisme ».

III. — VERS UN « EURONATIONALISME » ?

Notre analyse comportera cinq points :

1. En lisant les textes des Centristes sur l'Europe — notamment entre 1970 et 1980 — on est frappé par leur souci constant de montrer que l'Europe existe déjà. Il n'est pas d'article ou d'étude sur l'Europe qui ne s'appuie sur les réalisations accomplies. On veut montrer ainsi non seulement que le fait européen est passé dans la réalité, mais encore qu'il faut parachever l'Europe.

Car ce qui existe, c'est l'Europe économique, l'Europe des Affaires qui, pour les Centristes, ne saurait constituer ni une fin en soi, ni une fin efficace : une Europe seulement économique serait vite vouée à l'échec si elle ne se doublait pas d'une Europe politique.

Ainsi « l'Europe du Zollverein » ne répond-elle pas au projet centriste, qui repose sur la vision d'une Europe totalement unie, à savoir :

— une communauté issue de la fusion partielle et progressive des souverainetés ;

— une communauté plurinationale, sans reniement ou destruction des patries ;

— une communauté démocratique qui demande donc de démocratiser les structures communautaires actuelles, et de créer de nouvelles structures de concertation ou de participation — selon un modèle de démocratie qui, au demeurant, reprend les schémas constitutionnels élaborés par l'Europe du XIXe siècle. « Sur une telle démocratisation se joue tout l'avenir de cette idée européenne qui serait trahie si, comme le disait P. H. Teitgen, l'Europe en train de se faire n'était que l'Europe des Affaires ou que l'Europe d'une technocratie incontrôlée, ou on ne sait quel avatar réactionnaire de la Diète du Saint Empire» 14.

En outre, plus plus qu'en 1950-1954, l'Europe ne saurait être l'Europe de la C.E.D. : pour les Centristes, une politique militaire commune est impensable sans structures politiques communes. Considérons cette double exigence :

— Dans leurs prises de position sur la défense de l'Europe, les Centristes insistent sur l'inefficacité d'une défense strictement nationale. Il est remarquable qu'en ce domaine, et depuis une dizaine d'années, les Centristes tendent à penser les problèmes de défense en termes rigoureusement européens. Bien sûr, ils refusent les SS20 soviétiques, mais ils souhaitent de moins en moins les fusées américaines qu'ils aimeraient voir remplacées par un armement européen. Affirmation d'un capitalisme

14. H. BOURBON, « Pour une Europe démocratique », ibid., p. 2.


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européen se sentant de plus en plus menacé par le capitalisme américain ? Vraisemblablement, mais ceci excède les limites de cette étude. Retenons surtout qu'à partir du moment où un parti parle de défense commune, en insistant sur la nécessité de se donner des moyens pleinement autonomes, il se place dans une politique de défense stricto sensu, telle qu'elle s'était jusque-là exprimée en termes de défense nationale. Car dans les texte qui traduisent cette conception nouvelle, on trouvera non pas l'expression d'une volonté de défendre une civilisation, mais un discours nationaliste étendu aux frontières de l'Europe occidentale. Le « sanctuaire » (c'est-à-dire, en termes militaires : l'espace à défendre absolument, et dont la disparition entraînerait celle de la communauté), c'est l'Europe.

2. D'où la revendication d'une supranationalité, terme ambigu, mais dont les acceptions multiples laissent pourtant apparaître une volonté de dégager l'existence de la réalité européenne 15.

« Supranationalité » ne signifie pas, pour les Centristes, création d'un super-État, ou d'une super-nation susceptibles d'absorber les divers petits États ou les diverses petites nations :

— d'abord, ce serait là une entreprise impossible et dangereuse, eu égard à la vitalité des nations ;

— ensuite, la supranationalité des Centristes renvoie essentiellement à un intérêt commun bien compris, enfin perçu;

— enfin, cette supranationalité repose sur l'idée de civilisation commune. « L'Europe démocratique et plurinationale ainsi comprise apparaîtrait alors comme un modèle de civilisation qui sauvegarderait une certaine qualité de l'existence et tout un art de vivre et qui manifesterait ainsi sa libre originalité par rapport aux types de société américaine ou soviétique et pourrait rivaliser avec eux dans le reste du monde» (H. Bourbon). De même Robert Schuman soulignait-il, pour sa part : « Cet ensemble [créé par la Communauté] ne pourra et ne devra pas rester une entreprise économique et technique; il lui faut une âme, la conscience de ses affinités historiques et de ses responsabilités présentes et futures, une volonté politique au service d'un même idéal humain » 16.

La supranationalité a donc pour fonction de renvoyer à un modèle. Mais, là, on sent gripper le mécanisme du raisonnement, car les Centristes, soucieux de ne pas transposer le discours nationaliste sur le discours européen, n'y parviennent finalement pas. « L'Europe ne doit pas se faire comme s'est faite la nation. Celle-là doit être aussi neuve que celle-ci l'a été lorsqu'elle est apparue » 17. Et pourtant, le discours « supranationa15.

supranationa15. n'est pas de texte publié par les centristes sur l'Europe qui ne prenne pour postulat le caractère nécessaire de la supranationalité. Cf. les rapports de politique extérieure aux Congrès du M.R.P. (à partir de 1950), du CD. et du C.D.S., France Forum, notamment les n»s 105-106 (1970), n" 119, 120, 121 (1972), 179, 180 (1980), Démocratie Moderne, les numéros spéciaux sur l'Europe.

16. Cf. Léo TINDESMAKS, France Forum, n°! 105-106, p. 6.

17. Cf. Etienne BORNE, ibid.


LES CENTRISTES, LA NATION, L'EUROPE 495

liste» du centrisme reprend pour beaucoup celui du nationalisme. On dirait que pour exprimer l'unité, la communauté, la solidarité, les Centristes recourent (consciemment ou non) au cadre de référence déjà utilisé pour imposer l'idée de nation.

3. Quel est, en effet, ce cadre, et comment se développe-t-il ?

Qu'il s'agisse des thèmes mis en avant pour expliciter les fondements d'une Civilisation européenne, des expressions utilisées, ou des moyens envisagés pour parachever la construction européenne, on constate un déplacement des composantes du discours nationaliste sur l'Europe. Deux textes sont particulièrement significatifs : l'article de Jean Chelini (« La culture, héritage et instrument de l'unité européenne») 16, et Les défis du futur, ouvrage publié sous la direction d'André Diligent, secrétaire général du CD .S. 19 notamment le chapitre au titre éloquent : « Pour une Europe prophétique ».

Si l'on définit, schématiquement, le nationalisme comme l'affirmation d'une identité, celle-ci apparaît pleinement dans le discours centriste sur l'Europe :

— d'abord à travers le concept de civilisation, le postulat centriste étant qu'il existe une civilisation européenne différente et de la civilisation asiatique, et de la civilisation américaine ;

— ensuite, et surtout, à travers les éléments qui fondent cette idée de « civilisation européenne » : passé commun — histoire commune — vision du monde commune, formée à partir de l'Humanisme et du Christianisme qui ont chacun suscité une conception originale du rôle des Européens dans le monde : trois éléments sur lesquels s'était fondé, au xix 6 siècle, l'idée d'identité nationale.

En effet, le passé commun, générateur d'affinités, n'est autre que le passé gréco-latin qui connut un premier apogée dans le cadre de l'Empire romain, et auquel les invasions allaient ajouter l'apport de la germanité. Pour Jean Chélini, cette unité gréco-latino-germanique trouve à s'exprimer pour la première fois devant la cavalerie musulmane. Poitiers devient ainsi le Valmy de l'Europe, puisque l'armée de Charles Martel réunit Francs et Germains, conscients de leur homologie face à l'Autre, l'antithétique : l'Islam. Second apogée : la Chrétienté médiévale.

Quant à l'histoire et à la vision du monde communes, elles ont contribué à élaborer non seulement une littérature, une production artistique propres à l'Europe, mais aussi un Homme Européen, caractérisé par une certaine conception des relations entre les hommes, et par une certaine vision de la société, de la famille, de l'organisation politique. Les libertés fondamentales, la tolérance, le pluralisme des idées sont autant de notions ou d'attitudes particulières à l'Europe, mais les Centristes

18. A. DILIGENT, Les défis du futur, Paris, Fayard, 1977.

19. J. CHELINI, C La culture, héritage et instrument de l'unité européenne J>, France Forum, n« 105-106.


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tendent à les considérer comme spécifiques de celle-ci. Il est significatif que la Communauté Européenne, pour être fondamentalement démocratique, doive s'établir, selon les Centristes, sur les principes du parlementarisme libéral élaboré en Europe.

Enfin, ce modèle de civilisation qu'est l'Europe est présenté par une série de métaphores qui rappellent directement le discours nationaliste classique. Ce seront le plus souvent des métaphores biologiques ou bibliques. On se réfère à la Nature en parlant d' « élan vital », de « sève » ou de « flot », tandis que la « Lumière de l'Europe » est opposée aux « ténèbres » du reste du monde 20.

Reconnaissons cependant une différence par rapport au discours nationaliste classique : l'Europe est en effet sur la défensive, ce qui exclut thèmes belliqueux ou visées expansionnistes. En ce qui concerne l'U.R.S.S., on parle non pas de la détruire, mais de 1' « isoler ». On insiste particulièrement sur la volonté européenne de paix. Mais cette position défensive implique avant tout le refus d'une décadence. Pour valoriser l'Europe, et compte tenu de ce que son intégration politique et économique n'est pas achevée, on met l'accent sur sa mission civilisatrice.

4. Définir la civilisation européenne, sa culture et finalement l'Homme Européen, implique de délimiter l'Europe dans l'espace : elle va, pour les Centristes, jusqu'aux frontières de la « Russie » qui est exclue de l'Europe parce que, dit par exemple Jean Chélini, elle a indirectement hérité les prétentions byzantines à 1' « hégémonie ». C'est là une façon bien byzantine de soutenir que la Russie (et non l'U.R.S.S., dont on passe ainsi sous silence le caractère socialiste) s'exclut de la Communauté Européenne.

Sans doute ces remarques engagent-elles d'abord Jean Chélini, mais celui-ci est un membre influent du C.D.S. En outre, on trouve de plus en plus fréquemment, dans les textes de ce parti, 1' « européen » opposé tant à 1' « américain » qu'au « soviétique ». Mais surtout, l'on ne peut s'empêcher de penser, en présence de ces transpositions ou comparaisons historiques assez excessives, que si, dans l'Europe chrétienne du Moyen Age, la croisade fut un moyen de s'affirmer contre l'Autre (Byzance ou Islam), aujourd'hui l'Europe apparaît le plus souvent comme un instrument de la croisade anti-soviétique, étant entendu que l'ennemi, le principal coupable, est TU.R.S.S., les autres membres du Pacte de Varsovie n'étant que des peuples « asservis », « colonisés », ravis à la Communauté Européenne. « Le rideau de fer comme le mur de Berlin mutilent profondément l'Europe. Ces barrières sont le péché mortel contre l'Europe» 21.

5. Enfin, cette conception d'une civilisation commune implique une volonté de développer et de faire s'exprimer l'unité culturelle de l'Europe, dans un ensemble politique unifié. Les moyens en seront, par exemple : le bilinguisme, l'enseignement de l'histoire de l'Europe, l'unification des

20. A. DILIGENT, op. cit., pp. 61-63.

21. J. CHÉLINI, art. cité.


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systèmes scolaires et universitaires, la création d'institutions communes. Démarche qui n'est pas sans rappeler celle des fondateurs de la IIIe République, dans leur vision unificatrice de la nation. Ainsi n'aura-t-il pas été possible d'éviter des modes de pensée analogues à ceux qui présidèrent à la naissance de la Nation. Cet échec, nous l'attribuerons à ce que, fondamentalement, tout le discours sur l'Europe repose sur la notion d'individualisme. Profondément attachés à l'humanisme, les Centristes le définissent au premier chef comme « une conception de l'homme comme pivot de la construction politique et sociale » (Jean Chélini). Cet homme, c'est l'individu, mais ce présupposé n'est jamais affirmé dans leurs analyses. Les notions d'individualisme ou d'individu jouent dans leur raisonnement de manière plus ou moins inconsciente. On en veut pour preuve que de l'idée d'échange, de concertation entre individus comme source de la culture, de la civilisation nationales, les Centristes passent à l'idée de nation comme individualité. Et de l'échange entre nations comme individualités naîtra, doit naître une civilisation plus large, plus synthétique : la civilisation européenne. Le cadre institutionnel, juridique, éducatif que les Centristes envisagent pour l'Europe Unie présente de nettes ressemblances avec le ciment idéologique de la IIP République, dont le «non-dit» fut aussi l'individualisme.

Concluons cette étude par trois ordres de remarques :

1° Le discours analysé ici est celui de Centristes français : il conviendrait de le comparer avec celui de leurs homologues italiens ou allemands, par exemple, pour savoir s'il reflète un raisonnement semblable. On peut, en effet, se demander si l'affaiblissement du nationalisme n'est pas un phénomène particulièrement français, qui aurait pour corollaire une tendance à l'internationalisme. Aujourd'hui encore, on peut méditer sur ce passage de l'Histoire sincère de la nation française de Charles Seignobos : « La nation française est plus hétérogène qu'aucune autre nation d'Europe ; c'est en vérité une agglomération internationale de peuples. Ainsi s'explique la tournure internationale de l'esprit françaisDans cette agglomération de peuples qui n'avaient entre eux rien de commun, l'unité nationale n'a pu se faire par aucune communauté naturelle ni d'origine, ni de coutume, ni de langue... La France n'a donc jamais eu de frontières ethnographiques ni linguistiques. »

2 II faudrait analyser avec plus de précision le rôle du facteur « démocrate-chrétien » dans l'élaboration de la vision centriste de l'Europe, du moins celle des Centristes considérés ici. L'action des démocrates-chrétiens en faveur d'une coopération internationale s'avère très frappante dès l'entre-deux-guerres. Elle est la même dans tous les États européens, et elle s'accentuera après la Seconde Guerre mondiale. Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, Robert Schuman forment, déjà, une Europe. Pour eux, tout se passe comme si l'intérêt national était dépassé par l'idée d'une Communauté supérieure, issue de la notion de civilisation occidentalechrétienne.


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3° On ne peut manquer de confronter les conceptions des Centristes sur la nation et sur l'Europe avec celles des régionalistes ou de la gauche. Il y a, en fait, trois types de relations possibles entre Europe et Nation, trois conceptions possibles de l'Europe :

— la vision centriste, selon laquelle l'Europe ravive des réflexes nationalistes qui replongent dans des sources très anciennes : les vieux rêves de la chrétienté médiévale, prolongeant eux-mêmes l'Empire romain. Nuance importante cependant : tout impérialisme est abandonné, encore que l'anti-communisme évoque fortement l'idée de croisade;

— la conception régionaliste des mouvements autonomistes qui oppose Région à Nation. Ici l'on plonge dans le XIXe siècle : dans le mouvement des nationalités. Le fondement de la revendication, c'est l'ethnie. Objectif des régionalistes : échapper à une Nation comme à une Europe, où ils connaîtraient, par exemple, le statut des Slovènes dans l'AutricheHongrie. En revanche, ils seraient plutôt partisans d'une Europe où chaque région serait reconnue ;

— le projet de la gauche trouve sa source dans l'internationalisme. Socialiste ou communiste, la gauche voit dans l'Europe une étape, un moyen de réaliser une vision internationaliste du monde. Dans cette ligne se situe l'Eurocommunisme, où le préfixe « euro » est destiné à marquer une volonté de liberté par rapport au seul « communisme ».

Chacune de ces visions de l'Europe est contradictoire des deux autres. A travers leur projet européen, les Centristes retrouvent sans doute les schémas, les valeurs d'une pensée nationaliste traditionnelle.

Danièle ZERAFFA, Université de Paris X - Nanterre.


-COMPTES HEIV DU SJean-François

SJean-François Histoire économique de la Suisse, Paris, Armand Colin - Lausanne, Éditions Payot, 1984, 376 p.

Jean-François Bergier nous avait déjà proposé deux ouvrages importants qui donnaient une vue d'ensemble des conditions du développement industriel suisse (Problèmes de l'histoire économique de la Suisse. Population, vie rurale, échanges et trafics, Berne, Éditions Francke, 1968; Naissance et croissance de la Suisse industrielle, Berne, Éditions Francke, 1974). Avec l'Histoire économique de la Suisse, il apporte enfin la synthèse qui manquait : elle nous montre les cheminements, le jeu des continuités et des discontinuités depuis l'âge du fer et le Moyen Age jusqu'aux multinationales d'aujourd'hui. Après avoir déploré la pauvreté particulière des sources statistiques suisses des XIXe et XXe siècles, qui interdit toute histoire quantitative, il écrit (p. 117) : « L'essai que constituent les chapitres qui suivent est-il donc prématuré ? Sans aucun doute si l'on veut n'y puiser que des certitudes et voir en lui une synthèse plus ou moins définitive. Mais tel n'est point mon but.» C'est là trop de modestie et de scrupule scientifique car cet ouvrage est bien une synthèse, articulant toute l'histoire suisse autour de quelques idées-force.

La principale est la permanente capacité d'adaptation des Suisses à des conditions physiques et économiques contraignantes. Des handicaps, ils ont fait des atouts. A chaque nouveau défi qu'ont lancé les évolutions économiques du passé, ils ont trouvé des réponses originales pour éviter le déclin.

La Suisse est un pays montagneux dont un quart seulement du territoire est utilisable ; elle a très tôt tiré parti de ce handicap. Comme la culture demandait beaucoup de travail dans la montagne pour de mauvais résultats, seigneurs, paysans et monastères se sont tournés au Moyen Age vers l'élevage intensif : productions à destination de l'Italie, de la France, des pays germaniques, mais aussi de plus en plus des villes du plateau. Ainsi s'est nouée entre l'alpe et les cités une solidarité qui est un des fils directeurs de l'histoire suisse. Milieu xrv" - début XVe siècle, en période de dépression économique européenne — mais la conjoncture suisse est paradoxalement souvent à contrecourant —, l'élevage prospère et entraîne la formation d'un important capital rural.

Les Alpes sont aussi une barrière entre l'Europe du nord et la Méditerranée. Les Suisses en ont fait une source de richesse en aménageant et en contrôlant les chemins qui la franchissent (Grand-Saint-Bernard, Saint-Gothard, Simplon). La renaissance du commerce européen (XIe siècle) allait, après le déclin des foires de Champagne, faire de Genève la plaque tournante du grand commerce de luxe, source d'importants profits. Avec la croissance de Lyon à la fin du XVe siècle, le déclin des foires et le recul des grandes cités italiennes, la Suisse n'est plus au centre des échanges européens.

Le défi est relevé, au XVIe siècle, siècle de difficultés à l'inverse de la conjoncture européenne générale. Trois réponses originales s'ébauchent : le mercenariat, le grand négoce et la banque, et enfin l'industrialisation. La Suisse est un petit pays qui a toujours été surpeuplé; jusqu'à l'aube du XXe siècle, elle est le point de départ d'un fort courant d'émigration. Le mercenariat suisse allait devenir, à l'époque moderne, jusqu'à son interdiction, en 1815, la principale « industrie », en tout cas si l'on en juge par les capitaux qu'il a rapportés. De 1517 à 1612, les rois de France ont versé à Bâle entre 12 et 16 tonnes d'or pour le simple droit de lever des troupes (donc soldes et pensions non comprises). Le XVIIe siècle, riche en guerres et en difficultés, a donc fortement enrichi la Suisse : une fois encore, la conjoncture est à contre-courant. L'abondance des capitaux explique le développement de la finance suisse.

Toute une aristocratie d'affaires se constitue autour du «Refuge» protestant, négociants français réfugiés à Genève, avec leurs capacités professionnelles et leurs capitaux, à la suite des guerres de religion, puis de la Révocation de l'Édit de Nantes. Cette «internationale huguenote» (H. Lùthy) va dominer les grandes opérations financières et les campagnies coloniales. Au


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xvrrr 3 siècle, les Suisses inventent la profession bancaire : les banquiers de Genève sont alors les premiers et les seuls en Europe à être totalement dégagés du négoce. Leur prudence, leur discrétion, leur politique à longue vue, mais aussi leur conservatisme, ont permis à nombre de ces maisons d'exister encore aujourd'hui.

Les traits caractéristiques de l'industrie suisse sont perceptibles dès l'époque moderne: pour lutter contre la concurrence, ce petit pays, qui ne dispose pas de matières premières, et qui est forcé d'exporter, ne peut jouer que sur une spécialisation étroite et une haute qualité (déjà au Moyen Age, le G des toiles de Saint Gall était signe de qualité). Au xviir siècle, le travail du coton investit tout le pays à partir de Zurich. L'absence de matières premières, qui est un handicap, joue moins sur ce textile puisque les autres pays sont aussi obligés de l'importer. Une main-d'oeuvre qualifiée, mais abondante du fait du surpeuplement, et donc bon marché, permet de produire dans de bonnes conditions, avec une énorme extension du Verlagsystem. Bâle se spécialise dans la rubannerie et la passementerie, et la qualité de sa production allait s'imposer jusqu'à la crise de 1930. De 1667 à la fin du xviir siècle, la productivité du travail dans la rubannerie a été multipliée par quatorze. L'horlogerie genevoise s'impose aussi, avec une division poussée du travail. Dans ces deux secteurs, on pourrait presque parler de révolution industrielle si les progrès ne s'étaient pas faits dans un cadre strictement proto-industriel (seule rindiennerie connaît la manufacture concentrée). La mécanisation de l'industrie cotonnière anglaise porte un coup fatal à la Suisse : elle perd tous ses marchés à partir de 1780, le produit national régresse de 30 à 40 %. Découragés, d'aucuns prêchent un retour à l'agriculture.

Mais le défi allait être encore relevé. La Suisse fait sa révolution industrielle très tôt, juste après l'Angleterre, dans des conditions originales : elle n'a pas de charbon, peu de minerai de fer, pas de matières premières, son marché intérieur est très limité, l'agriculture ne suffit pas aux besoins, ce qui oblige donc à exporter des produits industriels. Mais elle a une main-d'oeuvre qualifiée, bon marché, d'un niveau d'éducation supérieur à celui des pays voisins. Elle dispose aussi d'une tradition industrielle, d'une connaissance du coton comme matériau : le cas suisse est à verser au dossier du passage de la protoindustrialisation à l'industrialisation. Elle possède enfin des réseaux commerciaux grâce à ses négociants, ses banquiers, et ses émigrés. Le rôle de la « Deuxième Suisse », celle de l'extérieur, ne cessera de croître au cours du XIX 0 et du XXe siècle. Des entrepreneurs se lancent dans la mécanisation d'une seule industrie, celle de la filature du coton, qui est presque complètement achevée vers 1814. L'ouverture du monde et de l'Europe aux produits anglais, en 1815, est un nouveau défi. Après une dure crise, la filature suisse consolide ses positions. Elle entraîne peu à peu derrière elle la mécanisation du tissage, où le Verlagsystem domine jusqu'au milieu du siècle, et l'industrie des machines.

Au milieu du siècle, le durcissement des concurrences étrangères constitue un nouveau défi. La réponse est toujours la même : innovation, spécialisation, qualité. Trois produits textiles de luxe vont de plus en plus l'emporter à l'exportation : les soieries de Zurich, la rubannerie de Bâle et la broderie de Saint Gall. La construction mécanique s'oriente vers l'électrotechnique, car l'électricité naissante donne un nouvel atout à ce pays jusqu'alors dépourvu d'autre énergie que l'abondance de ses ressources en eau. Faute de rivaliser avec la chimie lourde allemande, la Suisse se spécialise sur la chimie des colorants et la pharmacie ; elle invente aussi de nouveaux secteurs économiques : les industries alimentaires (lait condensé, chocolat) et le tourisme. Mais la plus grande innovation suisse du siècle, c'est le développement des sociétés internationales. Pour mieux correspondre aux besoins locaux, pour lutter contre les protectionnismes, les sociétés suisses ouvrent des filiales à l'étranger. Le mouvement est continu jusqu'à aujourd'hui, où la Suisse est le siège de colossales holdings et où la production est assurée de 50 à 90 % dans d'autres pays. Seule la production horlogère est entièrement suisse, car la qualité « Made in Switzerland » l'impose. La Suisse, qui a toujours vécu au coeur des courants interna-


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tionaux, présente un cas extrême d'ouverture sur l'extérieur : par ses hommes, ses sociétés, ses liens financiers.

Le xxe siècle apporte son nouveau lot de défis : l'évolution de la mode féminine qui tue la broderie et la rubannerie, et la crise mondiale qui met le textile et les industries alimentaires en péril. Depuis 1950, la Suisse a participé à la croissance occidentale en innovant toujours (fibres artificielles, plastiques, pharmacie) et en assurant la meilleure qualité (constructions mécaniques, horlogerie). Elle est parvenue à limiter les effets de la dernière crise: le P.N.B. n'a guère augmenté en termes réels, mais inflation et chômage ont pu être contenus. Mais la solidité du franc suisse a pénalisé le pays en le frappant dans ses exportations. Et, pour l'instant, un défi technologique n'a pas été relevé : l'horlogerie s'est laissée distancer par l'irruption de l'électronique, ses exportations sont passées en une décennie de 40 à 17 % du marché mondial. Quelles seront les réponses aux défis économiques d'aujourd'hui ?

Cet ouvrage de Jean-François Bergier est un grand livre d'histoire qui ne sacrifie pas au mythe de l'or, de la finance secrète, des « gnomes de Zurich », mais retrace dans la continuité séculaire les efforts patients des hommes et des femmes pour construire des économies successives. Ainsi comprenons-nous mieux le paradoxe suisse : un petit pays, aux ressources naturelles médiocres, au territoire montagneux, sans accès sur la mer, qui est cependant internationalement présent et qui jouit d'un des niveaux de vie les plus élevés du monde. Le lecteur appréciera aussi la beauté, la richesse et l'intérêt de l'iconographie.

Patrick VERLEY.

Les problèmes de l'exclusion en Espagne (XVI'-XVW siècles), colloque international de la Sorbonne, publié par Augustin REDONDO, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, 292 p.

Le Centre de Recherches sur l'Espagne des xvie et XYII" siècles de l'Université de Paris-III a organisé un colloque du 13 au 15 mai 1982, sous la direction de Augustin Redondo, qui avait pour thème les problèmes de l'exclusion dans la Péninsule Ibérique aux XVIe et XVIIe siècles. Les éditions de la Sorbonne assurent aujourd'hui la publication de la totalité des communications dans un volume de remarquable présentation matérielle, précédées par une introduction, qui pose très clairement les aspects méthodologiques soulevés par cette direction de recherche. Le thème de l'exclusion appartient, en effet, à ces nouveaux domaines que tentent de défricher les historiens des mentalités, des comportements religieux et juridiques et des représentations littéraires en partant à la rencontre du passé avec une problématique forgée dans la réflexion contemporaine. Si la marginalité avait suscité il y a une dizaine d'années un ouvrage et une série de recherches ponctuelles, l'exclusion n'avait pas encore été l'objet d'une mise au net systématique. Et d'entrée de jeu le colloque s'est attaché à définir la spécificité de ces deux situations : le marginal vit aux frontières des groupes sociaux, qu'il peut à un moment ou à un autre réintégrer ; l'exclu, en revanche, est retranché définitivement de l'ensemble de la société sans espoir de retour ou de récupération.

Les historiens retiendront essentiellement les deux premières des trois directions empruntées par les intervenants. La troisième, en effet, qui s'est attachée aux représentations littéraires de l'exclusion au Siècle d'Or, les interpelle moins directement, même si certaines communications touchent à l'histoire sociale, en particulier celle de J. Canavaggio sur le thème du galérien.

Dans l'Espagne Moderne, où la défense de l'orthodoxie fut l'obsession incessante, il était naturel que l'Inquisition donnât l'exemple d'une politique systématique de ségrégation et qu'elle entraînât le pouvoir et l'ensemble de la société dans une vision et un projet simplificateurs, qui repoussaient tous les porteurs d'éléments de désagrégation religieuse ou morale. Son discours rejette sans ambiguïtés les Morisques, les Nouveaux Chrétiens, les gitans et les renégats. L. Cardaillac montre comment la pensée inquisitoriale assimile les groupes minoritaires au Mal n'hésitant pas à faire de Mahomet le disciple


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du Diable et des gitans les vassaux du prince des Enfers ; cette vision disqualificatrice s'appuie sur raffirmation de la supériorité du peuple des fidèles. La peur de l'Autre, qui en fait reposait sur des jalousies économiques ou sociales, s'habille commodément de religiosité afin de nier radicalement les différences et les possibilités de coexistence. Augustin Redondo, dans sa communication, insiste sur cette pratique, qui permit de définir les déviants et de les isoler de la communauté par l'intermédiaire d'un discours idéologique, antiracial et antisémite, qui n'hésitait pas à parler de « race dépravée ». Même exclusion pour les sorciers, dont R. Garcia Carcel a le mérite d'établir, à partir de l'exemple aragonais, la relative marginalité et la réelle spécificité ; ce qui met en cause très judicieusement la vision réductrice de Carlo Ginzburg attribuant à la sorcellerie des traits communs à toute l'Europe d'alors. L'Inquisition alla même jusqu'à utiliser contre elle un langage rationnel, qui calma les passions. Dans la Péninsule Ibérique, la chasse aux Sorcières resta toujours un phénomène secondaire, Bodin n'y suscita pas d'émulés. Mais le Saint-Office retrouvait toute sa vigueur idéologique contre les renégats. Bartolomé Bennassar analyse un groupe de dix-neuf cas à partir des archives du tribunal de Séville de l'année 1606. Ils lui permettent de les ranger en trois catégories : la première est constituée par des renégats de pure occasion qui, pour sauver leur vie, embrassent l'Islam. La seconde par des hommes conduits par les événements à la suite de leur capture en mer et de leur emprisonnement dans les geôles maghrébines. La troisième, moins nombreuse, par des sujets ayant volontairement changé de camp pour des motifs où les aspects religieux comptent sans doute moins que l'esprit d'aventure et de lucre. Discours, procès inquisitoriaux attestent d'une pratique constante pendant la période moderne. Elle était complétée par une infrastructure en quelque sorte technique. Il fallait que les déviants fussent physiquement retranchés de la communauté. D'où l'importance des prisons du Saint-Office dont Bernard Vincent fait une remarquable description à partir de l'exemple grenadin dans les années 1570. Les espaces d'exclusion étaient alors nombreux, le pouvoir royal disposait de ses propres établissements pénitenciaires, mais la prison inquisitoriale est tout à fait originale. Elle est installée au sein même des édifices du Saint-Office, peuplée de prévenus et partagée entre deux tendances contraires, l'une privilégiant les supplices, l'autre la discipline et la régénération par le travail, afin d'établir comme l'efficience pédagogique des procès et des peines.

La deuxième voie empruntée lors de ce congrès concernait les aspects idéologiques de l'exclusion. En premier heu le contexte juridique dont deux cas de figure sont étudiés par Jean-Marc Pelorson : la folie et l'illégitimité, comme révélateurs du désordre social et éléments de remise en question du consensus moral. Les textes des juristes et la législation, qui les concernent, permettent d'appréhender le fonctionnement normatif de la société espagnole. Les fous sont retranchés de l'ordre social, du jeu des transmissions de biens mais avec cette réserve que la démence doit être rigoureusement établie. C'est adoucir la pratique de la séparation. En revanche, l'illégitimité suscite une réprobation totale, même si les enfants concubins ont quelques avantages juridiques par rapport aux bâtards, qui ne peuvent jamais hériter de l'un ou l'autre de leurs parents. En revanche, en un temps et dans une société où l'honneur est la clé de voûte de l'idéologie sociale, il était naturel que le travail manuel soit déprécié et qu'il puisse être considéré comme appartenant au monde de l'exclusion. José-Antonio Maravall a raison d'insister sur ces exils économiques, qui ont frappé le monde des travailleurs et orienté la société vers les prestiges de l'ostentation. Exclus encore les mendiants, l'Espagne étant en ce domaine à l'heure européenne, mais aussi les enfants abandonnés dont le sort tragique et lamentable est évoqué dans l'oeuvre, peu connue, de Antonio Bilbao, Destruction y conservation de los expositos, parue à Antequera en 1789. A. Dominguez Ortiz en fait une présentation magistrale.

Ce rapide compte rendu ne reflète qu'imparfaitement la richesse du colloque sur l'exclusion, qui fera date tant au niveau de l'apport méthodologique que des premières conclusions avancées. L'Espagne, une fois encore, ouvre la voie à des recherches d'avant-garde. On regrettera toutefois que le volume des travaux, comme l'habitude en a été prise par suite des coûts d'impression,


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n'ait pu recueillir l'essentiel des discussions qui ont suivi les communications : elles contribuaient, elles aussi, à ouvrir de nouvelles frontières. On aurait aimé en garder le témoignage.

Claude LARQDIÉ.

Alain COLLOMP, La Maison du père. Famille et village en Haute-Provence aux XVII' et XVIII' siècles. Paris, P.U.F., 1983, 341 p.

Voilà une oeuvre exemplaire et qui va faire date, car elle offre une synthèse réussie entre la meilleure histoire rurale de monographie régionale et les préoccupations récentes sur la parenté et la famille dans les sociétés européennes. Alain Collomp reprend dans ce livre certains des thèmes qu'il a développés depuis une quinzaine d'années dans de nombreux articles, mais en les étoffant de recherches et d'analyses nouvelles qui donnent à son travail une vision plus complète de la société haute-provençale. Grâce aux sources des notaires, de l'état civil, des archives judiciaires, des correspondances privées, mais grâce aussi à la connaissance intime d'un pays dont il a la familiarité, l'auteur propose de la région de Saint-André-les-Alpes — et au-delà de l'ensemble de la Haute-Provence — une vision pénétrante où l'histoire comme l'ethnologie trouvent leur compte.

Une bonne moitié du livre est consacrée au système familial et à l'anthropologie de la parenté : les manières d'habiter, le jeu de l'alliance, les pratiques successorales, le cycle familial, les relations et les tensions à l'intérieur du groupe domestique.

Au centre, la figure du père, dont l'autorité quasi monarchique au sein de la famille s'appesantit sur sa femme et ses enfants. Autorité qui, au-delà de la vie quotidienne de la « domus », s'exerce pleinement dans le pouvoir d'organiser la stratégie du mariage de ses enfants, de décider à sa guise des modalités de sa succession, voire d'exhéréder tel ou tel de ses enfants le cas échéant. Autorité d'autant plus prégnante que la liberté et l'indépendance des enfants, même devenus adultes, ne peut naître que d'une émancipation expresse, qui est une grâce volontaire du père.

Comme le montre bien Alain Collomp, le pouvoir du père, s'il s'appuie partiellement sur une tradition « romaine », vient en fait surtout de l'organisation du groupe domestique, où s'impose la règle d'une cohabitation entre les parents et le couple d'un des enfants mariés, presque toujours un fils lorsqu'il y en a un. Le père, qui ne « passe la main » qu'au tout dernier moment, assure ainsi la perpétuation de sa maison en offrant à l'un de ses enfants la place de continuateur privilégié de la lignée, dont le revers est cependant un état de dépendance prolongé bien au-delà du mariage. Rien de rigide, toutefois, dans ces cohabitations et ces ménages à double noyau : la composition des unités domestiques évolue sans cesse en fonction notamment des données démographiques, comme le montre l'étude finement menée du cycle familial. Signalons aussi, comme une des réussites de ce travail, l'analyse judicieuse de l'interaction entre système familial, composition et cycle des ménages, et les formes de l'habitat, où l'auteur rend compte à la fois de la structure de ces hautes maisons jointives et de la plasticité de l'habitat, avec les « fusions » et les « fissions » de maisons.

Dans l'étude de l'alliance qui donne matière à l'un des chapitres les plus importants du livre, Alain Collomp montre qu'un mariage ne se comprend jamais isolément : il est à replacer au sein d'une stratégie concernant l'ensemble des mariages à l'intérieur d'une « domus », voire d'un groupe de parenté plus large, ne prenant sens que rapporté aux alliances antérieures ou contemporaines (voire simultanées) qui seules fournissent les clés d'une stratégie globale.

Reste le problème essentiel de la nature exacte du système familial pratiqué en Haute-Provence aux xvir et xviir 5 siècles. Les analyses d'Alain Collomp, qui ont le mérite de ne pas figer dans un modèle trop rigide le subtil jeu de la succession et de l'alliance, donnent l'impression d'une coexistence et parfois d'un compromis entre deux orientations majeures. D'un côté, la désignation


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par le père d'un héritier principal avantagé par rapport à ses frères et soeurs, l'absence de frérèches (sauf dans le cas minoritaire des fermiers de bastides), rapprochent la Haute-Provence des pays de famille-souche des Pyrénées et du Massif central. Il y a là un souci de la « lignée » verticale qui ressortit à un « modèle aristocratique », même si ce n'est pas toujours l'aîné qui reprend le flambeau.

Mais concurremment, bien des situations analysées laissent percevoir la présence d'une autre stratégie sous-jacente, celle qui privilégie la totalité du groupe des fils à l'exclusion des filles et qui, au-delà, met en avant l'ensemble de la descendance par les mâles, porteuse du même patronyme et éventuellement du même surnom. Si les dots des filles ne prélèvent qu'une part réduite du patrimoine familial, ce dernier donne lieu à un partage entre les garçons que le père réalise souvent avec une certaine volonté d'équilibre, qui rejoint l'esprit des Statuts de Provence à propos des successions àb intestat. Cette tendance, combinée à la virilocalité qui caractérise le système de l'alliance, aboutit à ancrer sur des espaces bien précis des groupes assez denses de parenté agnatique, situation que l'on retrouve aussi bien dans chaque quartier du bourg de Saint-André que dans la plupart des hameaux de la région. A quoi il faut ajouter qu'il n'y a pas en Haute-Provence de surnom de maison, mais des sobriquets dont la fonction est de différencier des sous-groupes de descendance à l'intérieur d'ensembles plus vastes de porteurs d'un même patronyme.

Bien qu'Alain Collomp insiste davantage sur le premier de ces modèles que sur le second, ses analyses ont le mérite de faire percevoir leur coexistence, qui marque l'originalité de sa région. Coexistence qui d'ailleurs aide à comprendre pourquoi, lorsqu'un successeur principal est choisi par le père, c'est presque toujours d'un garçon qu'il s'agit, alors que dans d'autres pays de famille-souche la continuité de la « maison » peut être assurée aussi souvent par une fille que par un garçon (cf. certaines vallées pyrénéennes où règne l'aînesse « intégrale », et la Lozère de P. Lamaison où les parents peuvent choisir indifféremment une fille ou un garçon, aîné biologique ou non).

Les tensions engendrées par la nature du système familial sont aussi largement abordées. Le mérite de l'auteur est d'avoir très bien compris que les problèmes majeurs ne se posaient pas entre le père et le (ou les) fils, contrairement à ce que nous aurions pu attendre à la vue de telles pratiques d'autorité paternelle. Les « affaires de familles », accompagnées ou non de violences, surviennent entre deux frères dont la cohésion n'est plus maintenue par la présence du père, ou encore fréquemment dans le cas de gendre installé chez une héritière et éventuellement la mère de celle-ci, situation de contradiction majeure entre un pouvoir issu du sang et de l'héritage et un autre pouvoir qui dérive de l'autorité masculine.

L'ouvrage comporte enfin certains chapitres formés de recherches nouvelles sur l'économie de ces hautes vallées, les groupes sociaux, l'institution communautaire et le pouvoir local, les rapports entre le seigneur et les habitants, les fêtes et les dévotions locales. Parmi les passages qui nous ont le plus séduit, signalons une analyse détaillée du phénomène migratoire sous ses diverses formes : migrations définitives ou temporaires, échanges entre bourg et villages et entre haut et bas pays, migrations des riches et des pauvres, individuelles ou collectives, migrations des troupeaux en transhumance, rôle charnière des muletiers dans la société haute-provençale. De l'institution communautaire, Alain Collomp fait ressortir surtout les stratégies pour le pouvoir local et les inégalités sociales dans l'accès aux biens et aux droits collectifs : analyse tout à fait pertinente, mais qui rejette un peu trop dans l'ombre la vigueur des institutions et pratiques communautaires qui marquent la spécificité de la Provence par rapport à bien des régions de la France septentrionale. Il est possible cependant que le bourg de Saint-André, aux activités agro-pastorales réduites, soit susceptible de donner heu sur ce point à une appréciation différente de celle que peuvent justifier les villages d'alentour. Est malgré tout bien mis en valeur le caractère collectif, et institutionnalisé au niveau de la communauté, d'activités et de « services » tels que l'abonnement du chirurgien-barbier, la ferme de la boucherie, l'auberge dans certains villages, etc..


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Le plaisir que donne la lecture de ce livre vient aussi de son style, clair et élégant, qui le rendra accessible et agréable également à ceux qui ne sont pas des spécialistes des problèmes de la parenté. D'autant qu'Alain Collomp a réussi à garder un parfait équilibre entre les analyses théoriques et le récit de voyage ethnographique par lequel nous pénétrons, sur les pas des notaires et de bien d'autres témoins, au coeur des vallées et des maisons de la HauteProvence des xviF et xvme siècles .

Bernard DEROUET.

Suzy HALIMI, Aspects de la vie des campagnes dans le roman anglais de 1740 à 1780, Université de Paris-III, Sorbonne nouvelle, série Sorbonne 8, Paris, Publications de la Sorbonne, Imprimerie nationale, 1983, 452 p.

Version condensée d'une thèse de civilisation anglaise, le livre de Suzy Halimi a pour champ d'observation la période où la civilisation rurale anglaise atteint son apogée avec l'accélération de la mise en bocage, tandis que démarre la révolution industrielle, et où la production littéraire est dominée par le roman de moeurs assez réaliste, entre les grandes utopies de Swift ou Defoe et les romans gothiques et les contes orientaux de la fin du siècle, alors que le mécénat royal et aristocratique disparaît au profit d'une intensification de la lecture dans la gentry et la bourgeoisie, voire dans des milieux plus modestes grâce aux bibliothèques itinérantes de prêt à tarif modéré qui se développent « à Londres et dans les stations balnéaires à la mode, puis dans la plupart des villes de province ». Encore plus que les romans sentimentaux de Richardson, Sterne et leurs émules, chez qui la campagne n'est guère que le cadre d'une introspection psychologique, les romans d'aventures un peu picaresques à la manière de Fielding et de Smollett nous présentent un large éventail de la société rurale, tout en cherchant à définir un art de vivre exaltant la vie rustique, propice à un bonheur calme loin des déchéances et des turpitudes inhérentes aux villes.

Avant 1770, ces romans ont surtout pour cadre les riches comtés du sud à l'agriculture florissante et aux paysages paisibles, de surcroît proches de la capitale, des villes universitaires et des stations thermales en vogue où se dissipent les protagonistes. Au cours des décennies suivantes, l'évolution d'une sensibilité plus accessible à la beauté des sites sauvages au relief tourmenté élargit l'horizon romanesque au district des Lacs, au Pays de Galles et à l'Ecosse, avec plus de précision et de recherche du pittoresque dans la description du cadre, mais l'origine sociale des personnages essentiels, privilégiés de la naissance ou de la fortune, dotés d'une éducation identique, interdit de parler de régionalisme. Soucieux de donner du relief au tableau pour mieux fustiger les vices, les romanciers ménagent des effets de contraste pour faire apparaître une communauté rurale en noir et blanc : au châtelain exemplaire s'oppose le squire rustaud et inculte ne cessant de boire que pour traquer le renard avec sa meute ; au pasteur vertueux moqué pour sa misère répond le chapelain parasite ou le curé incompétent trop attaché aux biens de ce monde et aux plaisirs des squires ; par contre, le petit peuple n'a, dans ces romans, qu'une présence discrète, sauf pour raisons didactiques les indigents et les déviants vivent aux dépens de la bonne société. S'ils font le procès des superstitions, dénoncent la rudesse des moeurs et s'indignent des combats de coqs, les auteurs nous montrent pourtant des campagnes en mutation: l'isolement cesse grâce aux nouvelles routes à péage malgré l'inconfort des diligences et la menace des voleurs de grand chemin; les bibliothèques itinérantes et les comédiens ambulants affinent peu à peu la culture de la gentry ; les somptueuses villas palladiennes témoignent du raffinement d'une oligarchie whig en quête de prestige social ; bien que les auteurs soient souvent discrets sur les enclosures, Smollett apprécie en connaisseur les progrès de l'économie rurale ; les défenseurs des méthodistes sont submergés par leurs détracteurs qui voient en eux des hystériques, voire des hypocrites, mettant en danger la société


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géorgienne par leur « enthousiasme » irrationnel faisant un peu trop fi des oeuvres et leur remise en question des inégalités sociales. Dénonçant la corruption électorale, l'arbitraire des squires et les humiliations infligées aux pauvres dans un monde où l'argent est le roi, le souffle subversif imputé à ces oeuvres y demeure pourtant moins fort que les forces d'intégration : la pauvreté y est considérée comme le fruit de la paresse, la populace (the mob) agit «sans vertu ni bons sens» (Fielding), la mésalliance est perçue comme une déviance ; la hiérarchie doit être respectée, mais la naissance et l'argent y accueillir le mérite.

La vie à la campagne doit permettre d'assurer le bonheur ; héritage littéraire, cette idée bénéficie alors d'une conjonctiure favorable : boudant la cour des « rats de Hanovre » et écoeurée par la corruption de l'entourage de Walpole et de ses successeurs, une bonne partie de l'aristocratie et de la gentry s'est repliée sur ses terres pour les mettre en valeur à l'exemple de quelques pionniers dynamiques. La campagne offre de l'espace vital, un air salubre, une nourriture et une boisson saines que l'on ne saurait trouver dans une ville tentaculaire sur laquelle plane la fumée de ses usines. En exaltant la frugalité de la vie rurale, les romanciers participent à la controverse contemporaine sur les effets pervers du luxe, même si leurs personnages n'ont rien des stoïciens ou des ascètes chrétiens dont ils empruntent le langage. La richesse sans ostentation dont jouissent ces gentilshommes campagnards leur permet de goûter aux nourritures spirituelles que peuvent assurer une bonne bibliothèque et quelques instruments de musique dans l'intimité de la tendresse conjugale et la compagnie d'amis choisis. La contemplation de la nature et du ciel, même sans instrument scientifique, procure une satisfaction esthétique qui conduit à l'émotion religieuse devant une oeuvre dont la beauté reflète la sagesse et la bienveillance du Créateur. L'homme selon la nature est raisonnable, mais surtout sentimental et vertueux, bien que les romanciers ne tombent pas dans un manichéisme sans nuances qui ne verrait que vertu à la campagne et vice à la ville. Refusant la solitude, aussi peu satisfaisante pour l'esprit que pour le coeur, ils repoussent aussi en général les utopies égalitaires par crainte de l'anarchie et les rêves collectivistes par le respect de la propriété : la communauté rurale idéale prônée dans les romans des années 1740-1780 repose sur la présence en son sein d'un squire entreprenant et charitable dont la générosité assortie de sagesse est la vertu maîtresse. Ce primitivisme paternaliste veut croire à des rapports sociaux harmonieux au moment où les débuts de l'industrialisation vont en faire naître de nouveaux.

Guy BOQUET.

Marita Gnil, Pensée et pratique révolutionnaire à la fin du XVIII' siècle en Allemagne, Paris, Les Belles-Lettres, 1983, 349 p. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 285. Centre de Recherches d'histoire et littérature aux xvrrr et xix' siècles, vol. 15).

Avec cet ouvrage, nous disposons de la vulgate marxiste sur le sujet. D'entrée de jeu, le Saint-Empire est défini comme un État féodal « comme les autres États européens » (p. 25). Les paysans sont uniformément exploités par un régime féodal sévère (ibid.) ; l'historiographie distingue pourtant l'Allemagne de la Grundherrschaft de celle de la Gutsherrschaft. Le despotisme éclairé qui n'a pas éliminé « les séquelles du Moyen Age », veut gouverner pour le bien des sujets et non plus de façon arbitraire. Mais absolutisme voudrait-il dire arbitraire, à moins que de donner au terme son ancien sens d'arbitral ? Dans cette Allemagne où toutes les conditions sont favorables au développement du cosmopolitisme, VAufkldrung et le Sturm und Drang, fruits de la pensée bourgeoise naissante, introduisent en littérature les problèmes sociaux du temps ainsi que le thème de la germanité ; leurs auteurs reflètent « la lutte des classes entre l'ordre féodal qui pourrit et la bourgeoisie montante » (p. 39). Toute une élite libérale, Klopstock, Wekhrlin, Wieland... s'enthousiasme pour les débuts de la Révolution mais recule devant le désordre (Goethe) et la violence populaire ; elle


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préfère bientôt à la révolution l'évolution organique de la nation (Humboldt, Herder, Einsiedel). En revanche, tout un groupe de théoriciens évolue du kantisme au jacobisme. Kant, qui n'est pas le contre-révolutionnaire que certains désirent voir, mais qui demeure légaliste et opposé au suffrage universel comme au droit à l'insurrection, a des disciples bien plus radicaux comme J. B. Erhard, auteur du Droit du Peuple à la Révolution, S. Ascher et Fichte, nourris de droit naturel et de rousseauisme. Certains comme Frolich et Ziegenhagen, anciens piétistes, se réfugient dans un socialisme utopique sans écho. Forster, le plus connu, âme de la révolution mayençaise, « colle » jusqu'à sa mort en janvier 1794 aux événements parisiens, persuadé que l'homme se perfectionnera et que la raison triomphera des passions. Le roman (Campe, Albrecht, Knigge, le baron von der Trenck), le drame bourgeois, le théâtre aux titres suggestifs (La rébellion, l'Arbre de la Liberté, le Roi lamentable), la presse en plein développement (La Minerva d'Archenholz, le Journal historique de Wûrzer auquel collabore le frère de Sébastien Mercier,...), les chants et les poésies font connaître le modèle révolutionnaire français. Quelques Allemands n'hésitent pas à quitter 1' « Allemagne féodale » pour la France, tels Oelsner, Reinhard, ministre des Affaires Étrangères en 1799, ou, moins chanceux, Cloots et Euloge Schneider, guillotinés comme Trenck en 1794. L'épisode éphémère de la République mayençaise — neuf mois — est mieux connu. L'auteur s'inscrit en faux contre ceux qui en font l'oeuvre des armées françaises ; elle est celle des jacobins allemands. L'armée de Custine n'a fait que « cré(er) la situation révolutionnaire... Les soldats de Custine n'ont pas fait la Révolution de Mayence, ils en ont seulement créé les conditions » (p. 20). D'aucuns diront que là est l'essentiel ! Il s'agit aussi de laver Forster, qui a prôné au profit de la France la frontière naturelle du Rhin, de l'accusation de trahison. Un révolutionnaire pouvait-il avoir l'Allemagne féodale comme patrie ? D'ailleurs « des mots comme... un « Allemand » n'ont aucun sens » (p. 246). Est-ce si sûr? Il est tragique, pour une minorité, mais aussi pour une majorité, d'avoir besoin de l'aide étrangère pour s'installer au pouvoir. L'auteur le reconnaît pour Mayence... Ne tient-on pas là la clé du non-consensus tel qu'on le constate en Europe de l'Est ? Le jacobinisme mayençais ne fut peutêtre pas, comme l'affirme F.-G. Dreyfus, une association d'intellectuels... mais 100 artisans, 50 commerçants et 15 prolétaires pour 350 médecins, administrateurs, juristes et étudiants, cela donne tout de même une connotation élitiste ; on ne s'étonne pas que le message n'ait pas passé. Le jacobisme mayençais se prolongea dans le mouvement cisrhénan, après Campo-Formio, qui vit naître une vingtaine de « cercles » constitutionnels. Des groupes jacobins existèrent aussi à Altona et Hambourg ; si le groupe de Reimarus prit ses distances dès 1793, des démocrates révolutionnaires comme Wiirzer, Meyer ou Kerner s'engagèrent plus là fond. Kerner préféra néanmoins la Suisse à la France durant la Terreur : « Il n'a pas compris la phase de 1793-94 parce qu'il s'était distancé des masses populaires » (p. 293). Un chapitre rapide sur les États des Habsbourg clôt un ouvrage qui vaut surtout par les abondantes analyses d'oeuvres, de pièces politiques, de discours dus à des auteurs souvent tombés dans l'oubli et récemment redécouverts par la science historique de la R.D.A. Cette documentation sera plus utile que des jugements moraux (« Paris est infesté de voleurs et de chenapans. En effet, les filles de joie ont repris leur activité » (p. 268)) ou partisans : Rebmann qui approuve la politique économique de Robespierre récuse Babeuf « ce qui montre à quel point il était difficile à cette époque d'avoir une pensée cohérente jusqu'au bout » (pp. 267-68) ; id est seul Babeuf a une pensée économique cohérente.

Claude MICHAUD.

Morris SLAVIN, The French Révolution in Miniature. Section des Droits de l'Homme, 1789-1795, Princeton University Press, 1984, XVII - 449 p.

Dans la bibliographie de l'histoire de Paris à l'époque révolutionnaire, le livre de Morris Slavin s'inscrit dans une série de travaux qui, en centrant


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l'analyse sur un quartier de la capitale, rendent plus intelligible la complexité du tissu urbain à la fin du xviir siècle. Le choix de la section des Droits de l'Homme est particulièrement heureux. Section dense du centre, proche de l'Hôtel de Ville, elle s'est signalée à plusieurs reprises lors de la poussée populaire de l'été 1793 : c'était la section de l'enragé Varlet.

En treize chapitres, agencés en combinant plan chronologique et plan thématique, l'auteur nous fait un récit agréable et bien documenté des principales séquences de la Révolution dans la section : la formation de la garde nationale du district du Petit-Saint-Antoine, les 13 et 14 juillet 1789, la mise en place de la nouvelle organisation sectionnaire en juin 1790, les émotions successives à la prison de la Force, située rue Pavée.

La direction bourgeoise de la section est mise en brèche à la veille du 10 août avec l'émergence des futurs chefs populaires du quartier, mais les modérés restent puissants malgré l'influence grandissante de Varlet. Les luttes restent vives jusqu'à la régénération de la section, le 20 mai 1793. Dans une séance mémorable, tandis que se consument les drapeaux inciviques, les sections voisines venues fraterniser permettent aux patriotes de l'emporter. Au comité révolutionnaire régénéré entrent des hommes comme Eudes, capitaine des canonniers, Duclos, Gervais et le futur commissaire aux accaparements, Caron. Ces militants dominent la vie politique de la section jusqu'au 9 thermidor.

La radicalisation s'est donc faite par étapes et non sans luttes. On aimerait comprendre sur quelles bases sociales s'appuyaient les divers partis qui se sont disputé la direction de la section de 1789 à l'an IV. Morris Slavin, dans le premier chapitre de son livre, a tenté d'esquisser la structure sociale du quartier. Le tableau des professions des volontaires des 13-14 juillet 1789 reflète la composition bourgeoise de la garde nationale du district du Petit-Saint-Antoine (p. 36) : 30 % des hommes environ relèvent de la bourgeoisie rentière ou à talents. Cette première analyse est corrigée par le tableau 4 (p. 41), dressé à partir des demandes de petites coupures en 1790-1792 : on remarque l'importance des métiers du bâtiment (70 % des travailleurs).

On peut regretter que l'auteur n'ait pas poussé plus loin l'analyse socioéconomique de cette section de structure sociale complexe. Ce quartier bourgeois, qui comprenait une partie du Marais, était aussi populaire, abritant les travailleurs du bâtiment, qui logeaient près de l'Hôtel de Ville, et ceux de l'industrie de luxe parisienne, ameublement et mode surtout ; la plupart relevaient de l'artisanat traditionnel. En croisant les sources, particulièrement riches pour la section, les procès-verbaux du commissaire de police, du juge de paix, avec les documents concernant la propriété, le sommier des biens nationaux, et, ce qui est plus rare pour Paris, les sommiers des rôles de contribution foncière de 1793 et de l'an II, l'auteur aurait pu dégager les hiérarchies concrètes de cette micro-société, le tissu complexe de ce petit espace au coeur de la ville. Cela aurait permis de mieux comprendre les luttes politiques et l'engagement de la section dans la révolution démocratique en 1793 et en l'an II.

Morris Slavin étudie longuement le personnel révolutionnaire, son évolution de 1789 à l'an III. Les membres des professions libérales dominent au comité civil pendant toute la période (p. 218-220), tandis que les gens de métier sont prépondérants au comité révolutionnaire (p. 248). La présentation des militants sans-culottes est bienvenue et s'ouvre sur un excellent portrait de Descombes, ce patriote ardent, injustement condamné dans le procès d'Hébert (p. 251-256). Mais était-il utile de reprendre, au fil du récit, le détail de l'histoire des institutions et de la Révolution à Paris ? Le lecteur anglais y trouvera sans doute son compte.

Quel fut le poids de la Terreur dans la section ? L'examen des registres d'écrou de la Force, de septembre 1793 au printemps de l'an II, montre que le comité révolutionnaire a fait arrêter en moyenne une personne par semaine (p. 276). Cinq suspects furent guillotinés, dont Descombes. Pourtant la section fut l'une des plus durement touchées par la répression anti-terroriste de l'an III. L'agitation y avait été très vive au printemps et, lors des journées de prairial, les autorités sectionnaires durent faire face à une forte volonté insurrectionnelle.


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Les militants sans-culottes font preuve tout au long de la période d'une grande initiative politique et d'un haut degré de politisation, donnant l'exemple de la résistance : face à la mise au pas gouvernementale d'abord, puis à la répression anti-terroriste et à la désansculottisation. En prairial an III, les chefs insurrectionnels font preuve d'une audace remarquable, comme ils l'avaient déjà fait au 9 thermidor. Si Morris Slavin avait suivi l'action des militants après prairial an III, il aurait vu que, malgré la répression, le même noyau d'hommes décidés se retrouve dans la conspiration babouviste et le mouvement démocratique sous le Directoire.

Quelques confusions dans les dates peuvent déconcerter le lecteur, ainsi page 266 («On 10 vendémiaire, Year III, that is, on the very eve of the attempted royalist coup »), à propos d'une décision de l'assemblée générale contre les membres de l'ancien comité révolutionnaire prise, ce qui est plus plausible, le 10 ventôse an III. Page 381, tel militant poursuivi en prairial an III, comme un des chefs de la révolte, est finalement réarmé en floréal (c'est-à-dire le mois précédent). Ces légères inexactitudes mises à part, cette histoire de la section des Droits de l'Homme est neuve et richement documentée. Morris Slavin évoque avec un sens aigu du concret la vie du quartier sous la Révolution. La sympathie qu'il porte à ses militants donne à son livre une grande qualité humaine et un intérêt soutenu.

Raymonde MONNIER.

Jean-René AYMES, La déportation sous le Premier Empire. Les Espagnols en France (1808-1814), Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, 568 p.

Les publications de la Sorbonne nous livrent la thèse soutenue par Jean-René Aymes en octobre 1978, refondue et sensiblement allégée. Elle y perd sans doute en érudition, et les hispanistes déploreront que l'importante étude linguistique et lexicale de la correspondance des prisonniers espagnols soit réduite à un bref chapitre. Mais il nous semble qu'elle y gagne en densité et en agilité. Le livre ne se Ut pas comme une thèse, mais comme un bon roman, d'un seul trait, avec passion.

Pour comprendre la démarche de l'auteur, il importe de rappeler que « littéraire » de formation, il est peu à peu devenu historien. L'hispanisme français a été particulièrement marqué par les courants de notre siècle qui, répudiant une approche individualiste et bourgeoise de la littérature « en soi », ont affirmé le primat de la production socio-culturelle sur le génie créateur de l'artiste, de l'infra-littérature ou de la littérature de masse sur le chef-d'oeuvre classique, du reflet politique et social du temps sur le prétendu imaginaire littéraire. Jean-René Aymes s'inscrit dans ce courant : « Il nous plaît assez, avouons-le, qu'un déporté inconnu, à peine capable de manier la plume, soit choisi au départ comme un témoin plus apprécié qu'un vicomte de Chateaubriand ou qu'un duc de Dalmatie» (p. 20).

Ceci dit afin que le lecteur historien ne se laisse pas dérouter par une première partie qui analyse longuement la représentation, ou plutôt la reconstitution idéologique du prisonnier de guerre espagnol, par les mémorialistes, romanciers et historiens français et espagnols, et par la correspondance des détenus, illustres ou obscurs (p. 17-142).

Au contraire de la France, où les récits de capitivité des soldats de l'Empire sur les pontons anglais abondent sous la Restauration, le prisonnier espagnol rentré au pays est muet. Il faut attribuer cette amnésie à la censure que la réaction du règne de Ferdinand VII fit peser sur l'insurrection nationale et populaire de la guerre d'Indépendance. Progressistes et traditionnalistes espagnols forgèrent de concert, quoiqu'avec des motivations contradictoires, le mythe de la conversion des prisonniers aux idéaux de la Révolution française et du libéralisme, par le canal de la franc-maçonnerie. Les uns le déplorent, les autres n'en sont pas fâchés, mais seuls les conservateurs français ont vu dans le


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prisonnier espagnol le modèle de la fidélité à la foi catholique et de la dévotion à la papauté. Bref, chacun tire la couverture à soi. Quant aux conditions de vie des captifs, à leurs souffrances, nul ne s'en soucie. La correspondance des déportés, prudente ou ambiguë, reste décevante : « La littérature de captivité nous aura tout juste appris qu'un certain nombre de prisonniers ont été formés en bataillons de travailleurs, tandis que leurs compatriotes officiers avaient parfois le privilège de jouir d'une semi-liberté dans les villes » (p. 141). Désireux d'en savoir plus, l'auteur a sauté le pas et plongé dans les archives policières et militaires.

La seconde partie (p. 143-262), étudie l'organisation adroinistrative de la détention et les conditions de vie des déportés. Il révise en baisse le chiffre traditionnellement avancé de 100 000 détenus. Il propose 50000 prisonniers de guerre (militaires et partisans), auxquels s'ajoute une population hétéroclite de 10 000 civils. Il décrit l'acheminement et la répartition des hommes, les conditions sanitaires du voyage et du séjour, le régime des soldes et d'entretien, les réactions à la captivité. Les régimes de détention sont très diversifiés, suivant le statut social des déportés et la défiance politique qu'ils inspirent. La rigueur va de l'incarcération au secret en forteresse jusqu'à l'assignation à résidence, en passant par le casernement. L'administration impériale, soucieuse de limiter la dépense pour tous ces « oisifs », formera des bataillons de travail employés aux chantiers publics et s'efforcera d'enrôler dans la Grande Armée les combattants captifs.

Jean-René Aymes souligne que les détenus affectés aux bataillons de travail perdent rapidement la mentalité de prisonniers et se comportent en travailleurs ordinaires, revendicatifs, mais disposés à un effort à la mesure du salaire. On peut lui reprocher de n'avoir pas perçu combien l'attitude de radministration impériale et le sort des prisonniers sont éloignés des guerres de masses du XXe siècle et perpétuent les usages de l'Ancien Régime européen : par les facilités relatives de correspondance et d'évasion, par le régime d'élargissement fondé sur la parole d'honneur de l'officier, ou par le rengagement des soldats vaincus, considérés comme des mercenaires et non comme des citoyens patriotes. Frédéric II de Prusse réparait ainsi ses pertes, au cours de la guerre de Sept Ans.

Les troisième et quatrième parties (p. 263458), abordent successivement les attitudes politiques des captifs et l'attitude des Français à leur égard. Les premiers manifestent un solide patriotisme : une minorité de soumissionnaires prêtera serment au roi Joseph et s'engagera dans la Grande Armée. La pression des camarades de détention annulait largement les efforts de l'administration impériale. La détermination reste calme, les révoltes sont exceptionnelles, toujours motivées par les excès de fonctionnaires tyranniques ou incapables. Les déportés espagnols n'éprouvent aucune aversion envers les Français ; seuls les militaires polarisent leur haine. L'examen de l'attitude de l'empereur, du roi Joseph, des ministres et des généraux, confirme ce qu'on pouvait attendre. Mais à mesure qu'on descend dans la hiérarchie, le comportement des fonctionnaires et des autorités locales s'écarte des instructions officielles, laisse cours à la tolérance et à l'humanité. Les manisfestations d'hostilité des populations sont peu fréquentes et nettement circonscrites : elles sont le fait des soldats de l'Empire et des travailleurs concurrencés par les bataillons de prisonniers.

Il est significatif, sur le plan politique, que les Espagnols engagés dans l'armée impériale suscitent seuls une animosité générale. Si une minorité de déportés fréquenta les loges maçonniques françaises, le phénomène massif fut la chaleureuse rencontre du clergé réfractaire, des émigrés, des chouans, des nobles français et des captifs espagnols, chacun confortant l'autre dans la religion, la fidélité aux Bourbons et la haine de l'Empire. La compassion ou la sympathie active de la majorité des Français envers les détenus fut apolitique et dictée par la simple humanité.

On voit qu'il vallait la peine d'étudier sérieusement la déportation sous le Premier Empire. Jean-René Aymes disposait de rapports administratifs impersonnels et ambigus (il faut éviter les ennuis et être couvert), de la masse de notations insignifiantes et dispersées livrée par la correspondance des prisonniers.


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De ce puzzle décourageant, il a tiré un livre vivant, construit sur une démarche historique solide, mais profondément humain. Serait-il resté un « littéraire » ?

Christian HERMANN.

Alexis de TOCQUEVIIXE, OEuvres complètes, t. XVIII, Correspondance d'Alexis de Tocqueviïle avec Adolphe de Circourt et avec Madame de Circourt, volume établi par A.P. KERR, texte des lettres de Tocqueviïle mis au point par André JARDIN, Paris, Gallimard, 1983, 591 p.

Les dix-huit volumes de cette édition des OEuvres de Tocqueviïle s'éclairent les uns par les autres et apportent chacun un appareil de notes et un index où l'on finit par retrouver toute la société de l'époque. L'annotation du présent ouvrage, parfois plus étendue que le texte même, ne néglige l'explication d'aucune allusion et permet de profiter pleinement d'une correspondance qui en est remplie. Le nombre des correspondants d'Alexis de Tocqueviïle édités dans la même collection est maintenant assez grand pour que l'on puisse établir entre eux une sorte de classification souple et situer ces deux nouveaux venus, Adolphe de Circourt et sa femme, d'origine russe, née Klustine.

Circourt n'entretiendra des rapports épistolaires assez réguliers avec l'auteur de La Démocratie qu'à partir de 1849, durant les dix dernières années de la vie de Tocqueviïle. Après les quelques mois passés au Ministère des Affaires étrangères, Tocqueviïle ne reviendra pas au gouvernement et finira par abandonner toute activité politique, qu'il s'agisse de son mandat de député de Valognes ou de ses tâches de conseiller général de la Manche. Le moment où la conjoncture politique (le coup d'Etat du 2 décembre 1851) lui impose cette retraite coïncide à peu près avec celui où sa santé, depuis longtemps précaire, s'est détériorée, l'obligeant à un séjour de plusieurs semaines à Sorrente.

Tocqueviïle, alors, avec l'apparente facilité que l'on pourrait croire la sienne, a connu sur tous les plans une réussite élégante, accumulant responsabilités et honneurs, dans sa province, à l'Assemblée, au Ministère. C'est un homme célèbre à l'époque où se développe sa correspondance avec Circourt. Cette correspondance vient s'intercaler parmi celle des intimes de longue date. Parmi eux, Louis de Kergolay, l'ami d'enfance qui demeure le confident de tout projet, Jean-Jacques Ampère, le fils du physicien, présenté à Tocqueviïle par Chateaubriand dès 1832 : ami loyal et admiratif, dévoué lecteur de manuscrits, correcteur d'épreuves et pourvoyeur d'ouvrages, historien et poète ; Tocqueviïle aime en lui le rare privilège de s'intéresser à toutes choses, sa curiosité, « tantôt littéraire, tantôt savante, sautant d'un sujet à un autre avec un égal bonheur ». Il est surtout l'hôte rêvé pour ce que Tocqueviïle appelle « l'amitié à la campagne », ayant le mérite d'introduire une gaieté un peu plus expansive dans le bonheur uni et triste des soirées d'hiver; il fait rire aux éclats Tocqueviïle et sa femme par ses boutades, ses bons mots, sa verve créatrice un peu désordonnée; on reparle de ses saillies, en tête à tête après son départ. Il est de retour en 1852 d'un voyage de trois ans en Amérique.

Les échanges avec ceux qui ont été associés aux étapes de la vie publique diminuent en fréquence et urgence : Gustave de Beaumont, ancien collègue du Ministère de la Justice, compagnon de voyage et de mission aux États-Unis, coauteur du rapport sur le service pénitentiaire aux États-Unis, Corcelle, député de Sées en 1843, collaborateur de publications engagées, allié des luttes électorales et que Tocqueviïle devenu Ministre des Affaires étrangères avait retrouvé dans les fonctions d'envoyé spécial en Italie au moment de la révolution romaine : leurs lettres particulières confidentielles se croisaient alors à un rythme accéléré. En revanche, la correspondance avec Arthur de Gobineau, son ancien directeur de Cabinet des Affaires étrangères, ne se ralentit pas après 1849. Gobineau est le collaborateur que Tocqueviïle a choisi et qu'il espère lancer sur une carrière brillante; il admire l'envergure de sa pensée tout en en redoutant les écarts. Gobineau lui voue une admiration réciproque et une amitié ombrageuse. Au moment où il se brouille ou va se brouiller avec ses chefs de postes successifs, il estime (6 août 1850) que six mois pareils à ceux passés avec Tocqueviïle « dans la barque gouvernementale ne se rencontrent


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jamais deux fois dans la vie d'un homme public ». Ils ont maintenant à débattre, philosophiquement, des grands problèmes. Tocqueville, toujours attiré par l'Orient, attend en 1855 des révélations de la mission en Perse.

Adolphe de Circourt n'avait pas eu l'heur de devenir le collaborateur de Tocqueville en 1849, malgré l'offre de service non déguisée formulée dans une lettre du 4 juin. Circourt avait été, comme Chateaubriand ou Lamartine d'ailleurs, un de ces jeunes aristocrates lettrés qui avaient vu dans la diplomatie la carrière la plus conforme à leurs origines et à leurs goûts. Fidèles à leur légitimisme, ils s'en étaient écartés avec la Monarchie de Juillet. Paradoxe, c'est sous la deuxième République qu'ils retrouvèrent parfois du service. Tocqueville lui-même soulignait cette étrangeté dans ses Souvenirs. Ce fut le cas de Circourt lorsque Lamartine l'avait nommé en 1848 ministre plénipotentiaire à Berlin où il s'était distingué. Bastide ne l'avait pas repris. Tocqueville lui écrivait un jour : « J'aurais voulu faire de vous un ministre aux États-Unis ». Chez l'auteur de La Démocratie, ce n'était pas un petit éloge. A l'époque, pourtant, il ne lui avait pas confié le moindre poste, faute de temps peut-être, mais peut-être aussi dans son peu d'empressement à l'égard des anciennes équipes de la rue Neuve-des-Capucines, pour lesquelles Tocqueville trouve les mots les plus durs i, estimant que « créatures de la Monarchie » ils « détestaient furieusement au fond de leur coeur le gouvernement qu'ils servaient », les jugeant timorés, d'une « nullité volontaire et qui, à la vérité, n'était qu'un perfectionnement artificiel de la nature » : il avait préféré recruter des hommes nouveaux. Tocqueville exprimera les mêmes sentiments sur le personnel diplomatique au moment de l'entrée dans la carrière de son neveu. Il s'en ouvrira à Circourt lui-même.

Ce dernier, cependant, écarté de la diplomatie s'accommodait tant bien que mal d'un dilettantisme forcé occupé par la vie mondaine, l'étude, des travaux littéraires, apportant à des revues, telles que La Revue contemporaine et la Bibliothèque universelle de Genève, la collaboration du talent le plus fin, rassemblant les Souvenirs d'une mission à Berlin, publiés par Georges Bourgin en 1908. Connaissant l'Allemagne mieux que quiconque, il avait, non sans habileté, fait tenir à Tocqueville les rapports qu'il avait rédigés sur ce pays. Fort occupé, souvent emporté dans un tourbillon de courses, de visites et d'affaires, Circourt garde une amertume de sa carrière manquée. « J'étais fait pour servir l'État et non pour me faire connaître par mes travaux », répondit-il un jour à Tocqueville qui lui conseillait de se consacrer à une longue étude.

Tocqueville avait écrit en 1839 : « C'est un rude métier que celui d'écrivain et l'on ne me reprendra pas à le pratiquer ». Il n'empêche qu'une douzaine d'années plus tard, à Sorrente, sa décision est prise de livrer à la postérité un nouvel ouvrage de « littérature politique ». Son travail, sa santé, vont le tenir assez souvent éloigné de Paris. Il réside à Tocqueville, chez son père, à Compiègne ou à Saint-Cyr-lès-Tours. « Observateur du monde » : il s'intitule ainsi, soucieux dans sa retraite de ne pas perdre le contact avec l'actualité, car après avoir étudié le passé, il espère bien fixer à nouveau ses regards sur le présent — de son propre aveu, il n'y a, au fond, que les choses de son temps qui l'intéressent 2 — il va donc plus que jamais être à l'écoute de ses correspondants : il recueille à la fois auprès d'eux informations sur la vie contemporaine et documentation historique sur le sujet qui, à cette époque, l'absorbe exclusivement. La mauvaise circulation des journaux en province nécessite alors impérativement une transmission épistolaire des nouvelles. Détail piquant, Tocqueville avouait à Gobineau, en 1855, ne même plus savoir qui dirigeait alors le Ministère des Affaires étrangères. Suivant sa vieille habitude, ses lettres sont en partie des questionnaires. Il ne tarde pas à apprécier la valeur peu commune des réponses de Circourt, rapides, empressées, précises jusqu'au scrupule. Circourt possède la serviabilité enthousiaste de ces érudits trop heureux des questions variées qu'on leur pose et qui leur sont un prétexte pour étudier des sujets nouveaux. Il y a dans sa déférence comme

1. Voir Souvenirs, p. 236.

2. Lettre à Louis de Kergolay, 15 décembre 1858.


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la satisfaction de servir avec retard celui qu'il aurait aimé avoir pour chef au Ministère. Circourt est un véritable professionnel de la lettre d'information. Tocqueville ne cesse de lui dire et redire l'intérêt qu'il prend à ses missives, évoquant d'autres amis qui, sachant beaucoup, ne prennent pas la peine de l'écrire, comme s'ils gardaient ces trésors pour leurs propres oeuvres. « Ne ménagez, je vous en prie, ni l'encre, ni le papier ».

Tocqueville et Circourt, pour des raisons bien différentes, avaient eu la même attitude indignée à la proclamation de l'Empire. Tocqueville qui se sent dépaysé dans le milieu social environnant rencontre en Circourt, comme en Gobineau, des affinités de classe, qu'il ressent au plus haut point, en dépit d'un libéralisme politique très authentique et qui va très loin. Trouvant, lors de ses séjours à Paris, un peu plus de temps qu'auparavant pour la vie mondaine, instructive aussi pour lui, il fréquente le salon de Mme de Circourt. Il aura ainsi deux interlocuteurs et, suivant son humeur, les dispositions de sa plume, l'état de ses recherches, il s'adressera à l'un ou à l'autre, Circourt ou sa femme, et cela jusqu'à sa mort, en 1859

Parmi bien des choix possibles, nous survolerons cette correspondance, nous arrêtant aux aspects suivants : vingt années du Second Empire vues par un opposant légitimiste, M"" de Circourt, le monde des lettres, les dernières années de Tocqueville.

Dans ses premières lettres, tout au long de l'année 1851, Circourt avait senti le futur Napoléon III « percer » sous le prince président, relevant les indices avec d'autant plus de perspicacité qu'il redoutait l'issue fatale. Qu'il ait abhorré ensuite le nouveau régime n'influe pas sur la véracité de sa chronique qui est celle du diplomate le plus consciencieux et d'un analyste subtil. La violence de ses sentiments transparaît cependant dans son interprétation des. faits et, d'une manière générale, marque sa philosophie et son style.

L'observation de la période porte à la fois sur la politique intérieure et la politique étrangère dont il fait ressortir l'interaction, sous un régime entraîné par sa nature à certaines solutions inéluctables et, en tout premier lieu, à la guerre qui deviendra plus difficile et plus meurtrière qu'on ne s'y attend. Un nouvel équilibre des forces européennes se met en place. « En un jour, notre pays s'engage dans une lutte qui doit changer la face de l'Europe », dans des conditions interdisant tout optimisme : la Turquie alliée s'effondrera au printemps ; Circourt souligne l'ambiguïté de l'alliance anglaise, détestée en France. La Grande-Bretagne, d'ailleurs, qui se lance avec avidité dans les affaires d'Orient, se ruinera elle-même par des dépenses folles, notamment les recrutements qu'elle opère aux États-Unis. L'Allemagne reste dans l'expectative. Circourt, au mois de février 1854, soulignera les efforts de l'Autriche et de la Prusse pour conduire entre elles une alliance ainsi qu'un traité de neutralité avec les États Scandinaves et les États allemands, remarquant l'acharnement des petits États à éviter le passage de nos troupes, convaincus que cela annoncerait des manifestations « qui conduiraient l'Allemagne à un règlement unitaire ». Il pense que si toutes ces puissances entraient dans la guerre, ce serait pour faire cause commune avec la Russie. L'Autriche elle-même veut gagner des points sur la Russie et ensuite imposer la paix.

Circourt doit reconnaître que la Prusse, d'après les nouvelles qu'il reçoit de Berlin, de Coblenz, ne peut dès lors suivre une autre politique que celle de la France. « On s'y arme jusqu'aux dents. » Quant à l'Empire des tsars, tout le monde soutient qu'on y est las de la guerre, toutes raisons qui font admettre « à des esprits sérieux et à des hommes bien informés, la possibilité et même la probabilité de la paix ». Ne négligeant aucun corollaire du conflit principal, Circourt s'indigne des déclarations de Napoléon III au roi de Grèce sur une attaque éventuelle contre la Thessalie et l'Épire : il relate avec ironie les rebondissements de la question de Naples, le partage du royaume des DeuxSiciles étant, selon lui, « la seule chose que les Tuileries et Saint-James puissent mener de concert ». Prophète de malheur, il annonce le rétablissement de l'esclavage aux État-Unis et le retour de l'inquisition en Espagne où grandit le discrédit d'Isabelle.


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C'est sous l'influence du clergé que s'est posée la question des Lieux Saints ; aussi, la politique cléricale où le pouvoir s'est enferré l'emportera-t-elle. En ce qui concerne la politique intérieure, Circourt illustre en quelque sorte la phrase que Tocqueville lui écrivait un jour : « C'est la politique intérieure qui est l'étranger », allusion à une mutation sociale qui voit le développement des puissances d'argent, l'emprise des intérêts matériels, la bassesse des ralliements politiques, les progrès de la centralisation et l'influence excessive de Paris, d'ailleurs complètement défiguré par les grands travaux, l'acceptation massive d'actes arbitraires, mais aussi l'entrée en scène des classes populaires, une fermentation latente qui recèle de terribles orages.

C'est dans un style recherché que Circourt poursuit ses longues épitres où la diatribe n'exclut nullement la nuance, style si intimement imprégné de culture que l'auteur peut émailler ses lettres de trois ou quatre citations d'Horace, Virgile, Shakespeare ou Dante, sans paraître pédant, tant ces citations s'adaptent au discours.

A défaut d'ouvrages de longue haleine, c'est sa correspondance qui constitue son oeuvre littéraire, avec ce registre très riche que l'on rencontre chez quelques chroniqueurs politiques de partis extrêmes et où, souvent, se marient le désenchantement romantique et l'éloquence indignée, où l'auteur sait manier le fouet de la satire : « ce préfet qui fait de sa préfecture un mauvais lieu », ce prélat, « déserteur des idées gallicanes, devenu rétrograde et tortueux »... « Il ne suffit pas d'être fourbe pour être un disciple de Machaviel. » « Nous sommes descendus au fond de l'abîme », telle est la conclusion qui se dégage de ces pages, dont le ton passionné correspond à une souffrance véritable.

Tout autres sont les lettres d'Anastasie de Klustine, comtesse de Circourt. Son mari avait épousé à Genève en 1832 cette jeune fille russe qui parcourait l'Europe avec sa mère, née Véra Tolstoï. Jeune intellectuelle, mêlée aux milieux littéraires suisses, correspondante de Cavour, elle avait, dès 1829, publié un article sur la littérature russe, puis des récits de voyage. Après trois ans passés en Italie, un long voyage en Russie en 1835, le jeune ménage s'était fixé à Paris. Le salon de M™ de Circourt, rue des Saussaies, légitimiste, bien sûr, mais sans étroitesse, politique ou littéraire, marqué de cosmopolitisme, n'avait pas tardé à être très recherché.

Tenir un salon revêtait pour elle le sérieux d'un métier. Elle s'y consacrait avec la passion d'une vocation. Ses lettres à Tocqueville dépeignent le désarroi mondain qui saisissait parfois, sous le nouveau régime, les salons de la capitale : « Les salons que vous connaissez s'entrouvent à peine », crainte de la guerre, fêtes officielles, cherté de la vie... « Madame de Vogue pense épurer sa liste. » Quant à elle-même, elle s'interroge pour reprendre ses jours.

Le ton de la mondanité, chez M™ de Circourt, est celui de l'enthousiasme et d'une gentillesse questionneuse, que Tocqueville accueille avec son élégance habituelle, répondant aux interrogations par des explications très simples, sans rien de hautain, sans nul ton de supériorité. Sa plume, avec elle, se fait plus légère, son style moins abstrait. Il peut dire, par exemple : « La politique est comme certaines femmes qui ont, dit-on, le pouvoir de vous agiter et de vous troubler longtemps encore, après qu'on ne les aime plus ». Il exprime volontiers des états d'âme, il n'omet pas le compliment : « Quoique vous soyez la femme du monde qui sachiez le mieux donner à chacun... sa part d'amabilité..., vous avez tant de langues à votre disposition... ».

Son éducation russe, et par conséquent européenne, permet à Mmt de Circourt de dire de jolies choses sur les sujets qu'elle connaît bien. A Tocqueville, qui désire savoir l'allemand, sans arriver à l'aimer et trouve cette langue gutturale, elle répond qu'elle a entendu en allemand des paroles fort douces mais que « la douceur peut y être aussi fade que dans les autres langues ». « J'ai appris le français mais j'ai toujours su l'allemand », sa peur de l'oublier au moment des graves maladies... elle souhaiterait avoir une journée entière pour causer à fond de la langue allemande... La Russie apparaît aussi ça et là dans leurs propos; le ménage Circourt connaît toute la société russe de Paris, le trop grand afflux de Russes semble les importuner parfois. On commente la mort de M"' de Lieven en 1857. On cite les deux filles de Nesselrode. On


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déclare la femme de Morny la plus décriée de Russie. Circourt souligne après la guerre de Crimée que les cercles russes ne sont pas enchantés d'une alliance « entre la France bonapartiste et la Russie des illusions ». M™ de Circourt croit que « l'Empire russe ne survivra pas », sans que l'on puisse prêter à ces propos un sens exagérément prophétique. Tocqueville découvre dans l'ouvrage de Haxhausen Les classes agricoles en Russie : « la seule chose intéressante et parfois grande en Russie, le peuple », Mme de Circourt a trouvé un grand charme au dernier volume de Thiers sur la campagne de Russie; elle s'y est replongée dans l'atmosphère de son enfance et les contes de sa nourrice, enveloppés dans le manteau de la grande histoire. Au centre de cette société russe : Anne-Sophie de Swetchine, amie de longue date des Circourt, l'une des quelques femmes que Tocqueville prenait au sérieux et avec laquelle il entretint une correspondance déjà publiée : « C'est une perte dont personne mieux que vous et peut-être autant que vous n'apprécie la grandeur », lui écrit Mme de Circourt lorsque M™" Swetchine disparaît en 1857, dans une grande solitude familiale, avec seulement auprès d'elle le Père Lacordaire et le comte de Falloux : on voit déjà ce dernier décidé à entreprendre son étude sur la vie et les oeuvres de la défunte. M™ de Circourt rappelle qu'AnneSophie disait : « Monsieur de Tocqueville a le vrai sentiment de la liberté, il l'aime avec son âme et la comprend comme dans l'Antiquité ».

Tocqueville, parlant d'Anastasie de Circourt, lui reprochait de préférer le bien-dire au bien-penser. Il aurait fallu aussi insister sur la finesse de la sensibilité, sur le sérieux... Cavour l'avait perçu, rappelant dans une lettre « tout ce que le plus aimable vernis recouvre dans votre esprit de profond et de solide ».

Grandes cependant furent la compassion et l'admiration de Tocqueville, qui luttait lui-même alors au milieu d'entraves de santé perpétuelles, lorsque la pauvre femme, en 1855, faillit être brûlée vive. Elle parvenait pourtant, chaque jour, pendant quelques heures, dans son salon transporté aux Bruyères, près de la Celle-Saint-Cloud, à recevoir comme auparavant, véritable martyr de la vie mondaine. Donnant raison à Tocqueville, elle trouve alors, dans ce calvaire des expressions à enchâsser : « Je me couche au fond du bateau et j'attends l'avenir », « Je ne vis pas, je souffre ».

Tocqueville qui reconnaissait ne pas prendre, trait commun à bien des écrivains, un intérêt excessif aux oeuvres de ses contemporains, écrivait cependant un jour à Anastasie de Circourt : « Parlez-moi de ce qui se passe à Paris, de ce qui s'écrit si l'on écrit encore ». On glane dans les lettres de Circourt et de sa femme des propos de chronique littéraire. Tocqueville absent est mis au fait de la vie des Académies. Ainsi réapparaissent les noms de quelques immortels oubliés qui nous renvoient aux soubassements de nos savoirs actuels : Guillaume Patin de l'Académie française, professeur de littérature latine à la Sorbonne, Charles-Joseph Giraud, juriste titulaire d'une chaire de droit romain, Guillaud de Lavergne, enseveli lui aussi comme tant d'autres. Aux inscriptions, Emile Egger, professeur de littérature grecque et son prédécesseur, Edme Guérard, historien des divisions territoriales de la Gaule. Toutes ces élections suscitèrent en leur temps intrigues, interventions gouvernementales, pronostics, polémiques et, chez Tocqueville, des scrupules. « Pourquoi d'ailleurs conserver des Académies », plaisante-t-il, « puisqu'il semble qu'il n'y ait en France personne qui sache lire, ni écrire ».

En 1851, Mgr Dupanloup, élu depuis plusieurs années, prononce son discours de réception, « homélie superficiellement littéraire », d'après Circourt. Nous assistons pendant cette période, en 1852, à l'élection de Berryer, qui retarda sa réception jusqu'en 1855, en 1854 à celle d'Ernest Legouvé ; le duc de Broglie, en 1855, remplace Louis de Beaupoil de Sainte-Aulaire, l'ancien ambassadeur, très regretté. Falloux, que prise Mme de Circourt autant que le méprise son mari, prend le fauteuil de Mole, associé autrefois à la vie politique de Tocqueville. C'est Emile Augier qui, non sans peine, remplaça Achille Salvandy en 1857. Victor de Laprade, son rival, avait impressionné un moment le public par des poèmes philosophiques publiés dans la Revue des Deux Mondes : « On baille en les lisant, écrivait Circourt, mais on baille d'admiration », Le comte de Carné,


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élu plus tard, représentait aux yeux de M" de Circourt le type du candidat par excellence, qu'aurait pu peindre un La Bruyère contemporain.

Charles-Ernest Beulée, membre de l'École d'Athènes qui, en 1854, découvrit la porte de l'Acropole, fréquente chez Mme de Circourt : elle se demande s'il n'est pas un peu chagrin que Renan soit entré à l'Académie avant lui. Il se taille en attendant, depuis 1857, de très larges succès par ses cours publics sur le sculpteur Phidias : « De belles dames vont l'entendre ». Mmc de Circourt est tombée dans le ravissement en écoutant sa leçon d'ouverture : Tocqueville commente le morceau avec quelque ironie. Son auteur est selon lui un de ces jeunes gens « qui ont tout, excepté la jeunesse ».

Les poètes romantiques qui, avec le temps, se sont installés dans la noblesse des anthologies, apparaissent sans leur auréole. Circourt parle des diatribes « abominables » de Victor Hugo ; que ne ferait pas Vigny (« gémir, pleurer, prier... ») pour un fauteuil de sénateur ? échec de La bouteille à la mer ; quant à Lamartine, pour qui Circourt avait été autrefois « sa bibliothèque d'Alexandrie », il appartient « aux mariages qui devraient être cotés en bourse, plutôt qu'affichés à la mairie » ; « il n'attache pas trop d'importance à ce qui tombe de sa plume »... Circourt se refuse à lire Histoire de Turquie, ayant « le dégoût du snobisme musulman ». Tocqueville classe Alfred de Musset dans les écrivains de second ordre. Villemain fait paraître ses Souvenirs contemporains d'Histoire et de Littérature. « Qu'en pense votre bon goût ? » interroge Tocqueville s'adressant à M™" de Circourt. En 1852, Gobineau avait commencé la publication de son Essai sur l'inégalité des races humaines, Tocqueville un peu horrifié par ces thèses — « Je croyais lire la revue des haras » et par ce « savoir entassé à l'allemande » — a recours à Circourt pour vérifier si « l'érudition est de bon aloi ».

...« Me charme, me captive, me transporte dans une région pure et élevée »... c'est dans ces termes que Mme de Circourt parle, dans une expression d'admiration un peu naïve, c'est vrai, de L'Ancien Régime d'Alexis de Tocqueville, sorti en librairie au mois de juin 1856 et dont la première édition s'est épuisée en sept semaines. Elle le Ut et le relit. Un ouvrage sujet de conversation présente le même intérêt que l'oeuvre pâture des critiques professionnels : les habitués du salon se rencontrent dans une grande unanimité d'éloges pour celui de Tocqueville. Michel Chevalier, que Tocqueville n'aime pourtant guère, « n'en déparle pas ». Avec « le ton d'oracle élégant qui lui est propre », Mignet a déclaré sa plus grande admiration « pour le fond, la forme, le style et tout l'ensemble ». Barante approuve et aussi Vieil-Castel, moins hésitant que l'habitude. On s'émeut parce que Villemain a semblé un peu froid. Lamartine — son attitude vis-à-vis de Tocqueville fut toujours un peu ambiguë — se permet de préférer La Démocratie en Amérique. Quant au maître de maison, son éloge de l'ouvrage commence en ces termes : « On admirait beaucoup Tite-Live sous Tibère, Tacite sous Commode, Montesquieu sous Bonaparte... », ce qui est clair.

Arrivons à Tocqueville lui-même. Le dénouement du 16 août 1859, connu d'avance et que l'on sent se rapprocher, donne à la lecture de cette correspondance un caractère plus émouvant, surtout depuis 1858. Jusqu'à la publication de L'Ancien Régime, Tocqueville se concentre sur la conception du nouvel ouvrage. La nature du sujet lui fait adopter une méthode toute différente de celle de La Démocratie, où l'enquête sur place, très diversifiée, les questionnaires soigneusement préparés et minutieusement remplis, avaient servi de base principale. Pour L'Ancien Régime, les études imprimées et les documents d'archives tiennent plus de place dans le travail de réflexion et d'analyse. Les recherches archivistiques furent considérables, à Tours, où Tocqueville fut guidé par l'archiviste départemental, de Grandmaison, et à Paris, aux Archives nationales. On mesure l'étendue de ces dépouillements en consultant la publication posthume du tome IL

Les travaux de préparation s'étendront environ jusqu'à la fin de 1852. Le 16 octobre, il décide déjà de se fixer un jour où il devra « jeter de côté l'esprit des autres et essayer de tirer parti du sien ». Au cours de cette phase préparatoire, Adolphe de Circourt ne cesse de lui fournir renseignements de bibliographie critique, adresses de libraires : il le dirige sur Franck, rue de Richelieu, qui l'aidera à se retrouver dans les dédales de la Bibliothèque nationale. Mais il le guidera surtout dans ses prospections sur l'Allemagne. On sait qu'une originalité


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de Tocqueville fut de ne pas limiter ses investigations à la France. Il étudiait à cet effet l'allemand plusieurs heures par jour. Circourt le met en rapport avec l'historien Ranke et le recommande à ceux qui seront ses principaux guides dans le pays, la comtesse Oriola, sa soeur Armsgart Arnim, Charles Monnard, professeur d'origine suisse nommé à Bonn, le professeur F. Ch. Dahlman, « historien et homme politique », « la fleur et la lumière de l'Université de Bonn », lié avec l'élite du monde intellectuel de Dresde, Leipzig, Iéna et Halle que Tocqueville eût aimé contacter sans l'accident de santé arrivé à sa femme pendant le voyage. Pour la même raison, il ne peut suivre toutes les pistes indiquées par Circourt pour retrouver, comme il le désirait, les régions qui, au moment de la Révolution, avaient « retenu l'état social et administratif du Moyen Age ». Circourt, décidément apte à tout fournir à la demande, avait connu en Prusse orientale certains personnages dont la conversation l'avait reporté au temps de l'Ordre teutonique.

Tocqueville travaille, comme il le dit, à sa manière. « Obstinément, passionnément et tristement », obsédé par le but à atteindre, inquiet du résultat. On avait la même impression pour son premier ouvrage en lisant ses lettres à Royer-Collard, avec cette différence qu'alors, encore peu connu, il écrivait à un maître et en était stimulé. Il redoute maintenant l'accueil du public après vingt ans d'absence.

Tocqueville répond à Circourt par des lettres courtes sans se distraire de sa tâche et s'il s'informe de l'actualité, c'est à travers la Gazette de Cologne, ce qui l'amène à poser de nouvelles questions pour vérifier les assertions de ce journal. Il formule lui-même ses impressions par quelques saillies : « La France inactive remplit l'Europe, comme Achille absent remplit l'Iliade »... Il réagit parfois devant certains tableaux de catastrophe brossés par son interlocuteur, ayant toujours été lui-même, en dépit de sa fermeté, étranger à tout sectarisme, ayant toujours su, c'est Gobineau qui le lui disait, « trouver le biais pour servir sans compromis ».

Libéré de son ouvrage, vers la fin de sa vie, de plus en plus faible aussi, ses lettres se feront plus longues, sauf les toutes dernières. Comme celles de Circourt, elles se terminent toujours par des bulletins de santé de tout un petit cercle d'amis vieillissants. Malmenés par la maladie, ils consultent des médecins connus, s'en remettent aux cures thermales, recommencent des convalescences successives jamais suivies de guérison, émigrent vers les rivages méditerranéens difficiles à atteindre.

Dans la vie retirée de gentilhomme campagnard dont il dresse un tableau charmant, il lui arrive de reconnaître qu'il y a des compagnies qu'il préfère à la solitude « bien qu'elles soient rares ». Réfléchissant sur l'amitié, il se demande un jour « comment rencontrer des personnes qui puissent à la fois se distinguer par l'esprit et par le coeur ». Circourt, la préface de l'édition le souligne, n'était pas un intime, ils s'étaient connus tardivement et leurs rapports restèrent toujours un peu cérémonieux. On ne parle jamais d'inviter le ménage Circourt à Tocqueville. On cite quelques phrases assez dures sur Adolphe et Anastasie, mais on en trouverait aussi sur d'autres amis bien plus proches de Tocqueville. Peut-on attendre autre chose de sa lucidité ? On le regretterait. Circourt, d'ailleurs, s'il flatte un peu Tocqueville, ne trempe-t-il pas souvent sa plume dans une encre beaucoup plus noire lorsqu'il juge ses contemporains ?

A bout de forces, quelques jours avant sa mort, Tocqueville écrivait à Circourt : « Vous êtes peut-être le seul de mes amis qui ayez compris qu'un homme qui est incapable de faire courir sa main sur le papier garde des oreilles pour écouter et une intelligence pour comprendre ». Certains tics de Circourt avaient pu l'agacer, leur nature différait profondément, il n'y aurait pu jamais y avoir entre eux les relations sans contrainte des vrais amis, le respect d'ailleurs paralysant Circourt, mais il nous semble que le temps aidant, il avait pu devenir pour Tocqueville quelqu'un qui comptait.

Ce XVIIIe volume de la collection des oeuvres complètes apporte comme les précédents une moisson de faits, une collection de visages, un trésor d'idées et l'occasion de préciser d'autres choses que l'on sait déjà. Il sera le dernier paru sous la présidence de Raymond Aron qui, modestie touchante, avait demandé


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il y a une quinzaine d'années, comme une faveur, de faire partie de la commission de publication Tocqueville. On trouverait en effet des affinités réelles entre ces deux esprits. Sans les analyser, on peut souligner le même « besoin de voir clair », le même effort pour envisager les multiples faces de tout problème et la même obstination pour y revenir sans cesse en se corrigeant et se nuançant soi-même.

Paulette ENJALRAN.

Protokolle des Ministerrates der Ersten Republik, I : Kabinet D' Engelbert Dottfuss, 20. Mai 1932 bis 18. Oktober 1932 ; II : Kabinet D' Engelbert Dollfuss, 26. Oktober 1932 bis 20. Mârz 1933, Herausgegeben von Rudolf NECK und Adam WANDRUSZKA. Wien, Verlag der Osterreichischen Staatsdruckerei, I, 1980, 680 p., II, 1982, 582 p.

La publication des procès-verbaux des Conseils des ministres de la Première République Autrichienne, depuis le premier cabinet Renner (30 octobre 1918) jusqu'au dernier ministère Schusschnigg (11 mars 1938), débute avec la parution de ces deux volumes. Le choix du cabinet Dollfuss, pour ces deux premiers tomes, est justifié notamment par le fait que ces documents facilitent la compréhension du processus de la décision à l'échelon gouvernemental, au cours de cette période cruciale. Cette édition très soignée, préparée par Gertrade Enderle-Burcel, doit également beaucoup au concours sans relâche d'Isabella Ackerl.

Les procès-verbaux sont publiés selon un plan strictement chronologique. Un excellent index matières permet, cependant, de regrouper les sujets traités selon les thèmes dominants.

Les cartons de l'Allgemeines Verwaltungsarchiv de Vienne, où sont déposés ces procès-verbaux, contiennent une rédaction corrigée et définitive de ces derniers (Reinschrift), les propositions élaborées par les différents ministères (pièces jointes, Beilage), les notes sténographiques qui ne reproduisent pas fidèlement les séances, la minute dactylographiée (Konzept) qui ne constitue pas une transcription précise du sténogramme, enfin le brouillon et la « mise au propre » des décisions.

Les responsables de la publication ont dû procéder à une sélection :

1) Les documents annexes émanant des ministères et ayant fait l'objet des débats n'ont pas été publiés intégralement ;

2) La rédaction définitive du procès-verbal (Reinschrift) a été, par contre, reproduite ainsi qu'une partie des pièces annexes ;

3) Les minutes dactylographiées (Konzept) sont publiées dans leur rédaction originelle lorsqu'elles diffèrent du procès-verbal imprimé. Elles sont souvent révélatrices d'un « accès de franchise » d'un membre du cabinet. Ainsi, le ministre des Armées Vaugoin constatait que l'Autriche avait enfreint les dispositions du traité de paix dans l'affaire du transit d'armes d'Hirtenberg ;

4) Les sténogrammes contiennent des informations complémentaires, notamment sur les points ne figurant pas dans le procès-verbal. En ce cas, ils sont publiés en tant que « compléments du sténogramme » ;

5) Le brouillon et la rédaction corrigée des résolutions, les documents concernant le personnel, les ordres du jour et les listes de présence ne figurent pas dans la publication.

Le premier Conseil des ministres du cabinet Dollfuss se réunit le 20 mai 1932. La coalition, réalisée dix ans auparavant entre chrétiens-sociaux et grands-allemands, s'était brisée définitivement, en janvier 1932. A cette date, également, les nationaux-socialistes étaient entrés, en grand nombre, dans les instances représentatives régionales et locales. Le premier cabinet Dollfuss comprenait six chrétiens-sociaux (le chancelier lui-même, Rintelen, Vaugoin, Schusschnigg, Resch jusqu'au 11 mars 1933, ainsi que Weidenhoffer), deux


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représentants de la Landbund (le vice-chancelier Winkler et Bachinger), un membre du Heimatblok (Jakoncig), enfin un fonctionnaire, Ach, contraint de démissionner pour raisons de santé, en septembre 1932. Le major Emil Fey, secrétaire d'État à la Sécurité publique depuis le 17 octobre 1932, participa à la séance du Conseil, pour la première fois, le 18 de ce mois. Il fit un rapport sur les incidents sanglants qui s'étaient déroulés devant la maison social-démocrate des travailleurs de Simmering, deux jours auparavant. Dans ses interventions, Fey se montra toujours très soucieux de faire respecter l'autorité de l'État compromise à ses yeux. Il dénonçait, par ailleurs, avec vigueur, la volonté offensive de la Schutzbund républicaine, formation para-militaire socialdémocrate, qui « armait ses hommes méthodiquement ». Faisant allusion aux dépôts d'armements de celle-ci, il préconisait de la désarmer afin d'éviter toute attaque inopinée.

Les procès-verbaux laissent transparaître, d'autre part, l'hétérogénéité de ce premier cabinet Dollfuss.

Les lignes de clivage, selon les partis, ainsi que les oppositions personnelles et régionales se dessinent entre la Landbund et le Heimatblock, entre le chancelier Dollfuss et le styrien Rintelen, entre ce dernier et le tyrolien Schusschnigg. Or la position de ce cabinet divisé était fragile. Il se heurtait au Conseil national à la double opposition des sociaux-démocrates et des grands-allemands et ne disposait que d'une voix de majorité. A l'extérieur de l'enceinte du Parlement, il était en butte à l'hostilité croissante des nationaux-socialistes.

Les documents publiés font apparaître que, sous cette double pression, le problème central était celui du maintien de l'autorité de l'État. Ils font, également, comprendre comment ce cabinet s'achemina peu à peu, et avec beaucoup d'hésitation, vers une forme de gouvernement autoritaire.

Le 20 août 1932, le Conseil des ministres décidait de lever, en faveur de Hitler, l'interdiction générale d'entrer en Autriche. Cette mesure lui permettrait de participer au Congrès du parti qui devait avoir lieu à Vienne, en septembre 1932. Le Conseil laissait simultanément au ministre concerné (Ach) le soin de régler, en accord avec le chancelier, la question de l'autorisation des réunions à l'occasion de ce Congrès. Les deux problèmes avaient été dissociés, à l'instigation de Rintelen, et encore traités avec une certaine timidité.

La levée de l'interdiction, prononcée après les incidents de Simmering en faveur du défilé social-démocrate traditionnel et de la manifestation nationalesocialiste, à l'occasion de la fête nationale du 12 novembre 1932, donna lieu à un long débat où le cabinet apparut divisé et encore peu résolu. Fey et Schusschnigg préconisaient une interdiction générale alors que Rintelen s'opposait à l'extension de celle-ci à la totalité du territoire fédéral. Ce point de vue « fédéraliste » lui était, peut-être, dicté par la pensée de la Heimwehr styrienne.

L'accession de Hitler à la Chancellerie du Reich et la rapidité de la prise de pouvoir nationale-socialiste en Allemagne renforcèrent chez le chancelier Dollfuss la volonté de prendre des mesures de protection. Le 7 mars 1933, le gouvernement fédéral déposa un projet de décret relatif au maintien du repos de l'ordre et de la sécurité publics sur la base de la loi des pleins pouvoirs pour l'économie de guerre du 24 juillet 1917. Le chef de section Robert Hecht, qui dirigeait le département juridique du ministère de la Guerre, avait déjà attiré l'attention de Dollfuss sur cette ancienne loi. L'adoption d'un décret sur cette base avait donné lieu à un très long débat juridique en Conseil des ministres, le 30 septembre 1932. Ce décret concernait, alors, l'application de la 7e loi sur le Kredit Ansta.lt, adoptée en 1931.

Les procès-verbaux font apparaître, également, la situation créée par la paralysie du Parlement à la suite de la démission des trois présidents du Conseil national, le 4 mars 1933. Toutefois, aux lendemains de ce grave événement, les procès-verbaux des réunions du Conseil différèrent encore peu des précédents. Les dirigeants chrétiens-sociaux décidèrent, en dehors du Conseil, de mettre à profit cette paralysie du Parlement pour gouverner, tout au moins temporairement, sans celui-ci. Néanmoins, les procès-verbaux font apparaître que, par la suite, le régime tendit à devenir plus autoritaire.

En ce qui concerne, par ailleurs, l'affaire Hirtenberg, dévoilée par les


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cheminots sociaux-démocrates, les procès-verbaux révèlent que Dollfuss s'était concerté avec les dirigeants italiens et qu'il avait voulu éviter l'envoi d'une commission d'enquête de la S.D.N. en Hongrie. A cette occasion, le Conseil discuta, longuement, le 21 février 1933, de la réponse à apporter aux notes verbales des ambassadeurs de France et de Grande-Bretagne du 11 février. Il apparut que le chancelier Dollfuss souhaitait éviter un heurt mutile avec ces deux puissances. Jakoncig et Frey, qui appartenaient à la Heimatschutz, ainsi que Rintelen, recommandaient, par contre, une réponse ferme en raison d'une « orientation italienne » nettement prononcée.

Cette publication apporte, enfin, de nombreux éléments sur la crise économique et financière et, en premier heu, sur la détresse des finances publiques et les embarras de trésorerie. Ceux-ci étaient susceptibles de placer l'État dans l'incapacité de payer ses fonctionnaires. L'augmentation des dépenses, au titre de l'assurance-chômage, contraignait à envisager une réforme de cette dernière. L'opposition des socialistes et des syndicats la rendait, néanmoins, difficilement réalisable. Toutefois, la charge supplémentaire la plus lourde était celle du déficit des chemins de fer fédéraux. Ceux-ci avaient été transformés, en 1923, en « corporation économique autonome », dans le cadre de la reconstruction opérée sous l'égide du Conseil financier de la S.D.N. Cette réforme avait été réalisée, néanmoins, en partie, sur la base d'un compromis avec l'opposition social-démocrate qui laissait présager les difficultés futures. La détresse des finances publiques, « assainies » seulement à titre temporaire, dans les années vingt, rendait l'Autriche tributaire d'un emprunt extérieur. Les procès-verbaux permettent de suivre, à cet égard, les négociations de Lausanne. Ils révèlent les conditions mises par la France dans le cadre de son projet de coopération économique des États danubiens («plan Tardieu»).

Ces documents fournissent, par ailleurs, des renseignements utiles sur certains aspects de l'économie autrichienne : l'endettement croissant des agriculteurs, les relations commerciales et les interdictions d'importation, l'industrie automobile notamment.

Toutefois, les documents les plus intéressants portent sur la crise bancaire et, en premier heu, sur les négociations épineuses avec les créanciers étrangers du Kredit Anstalt. En mai 1931, la Banque des Règlements internationaux et la Banque d'Angleterre avaient accepté de soutenir le schilling à condition que la Confédération assume légalement la responsabilité pour les engagements du Kredit Anstalt. Il apparaît que la loi fut adoptée sans que le montant exact de ces engagements ait été connu. Les procès-verbaux font apparaître d'énormes différences entre les évaluations des montants des pertes encourues par la grande banque autrichienne. Ils permettent de suivre l'état des négociations avec les créanciers étrangers. Ceux-ci refusèrent, notamment, de recevoir en paiement les actifs du Kredit Anstalt à l'étranger. Ils invoquèrent trois raisons : ils n'étaient pas en mesure de les évaluer, ils devraient créer un organisme de gestion et ils seraient contraints d'investir dans des entreprises endettées.

La crise bancaire s'était, par ailleurs, étendue à deux autres grands instituts viennois : le Wiener Bank Verein et la Niederôsterreichische Escompte Gesellschaft. Elles jouaient un rôle majeur dans la vie économique par le réseau des instituts de crédit et des entreprises industrielles soumis à leur contrôle. Leur renflouement nécessitait le versement de 145 millions de schillings. L'État ne disposait pas de ce montant et ne pouvait recourir à l'inflation fiduciaire qui aurait eu comme conséquence un effondrement monétaire. Les difficultés inextricables de cette situation apparaissent clairement à la lecture des procès-verbaux. Ces débats durèrent trois jours, du 18 au 20 mars 1933, et le chancelier perdit le contrôle de lui-même après s'être opposé violemment au ministre Bachinger. La crise bancaire rendait, enfin, plus urgente l'adoption d'une loi tendant à renforcer le contrôle sur la gestion des banques. La révision à laquelle étaient soumis, jusqu'alors, les bilans apparaissait, en effet, notoirement insuffisante. Ces quelques exemples permettent d'apprécier la richesse et l'intérêt de ces publications de documents dont la poursuite est vivement souhaitable.

Nicole PIETRI. IMPRIMERIE A. BONTEMPS, LIMOGES (FRANCE) — Dépôt légal : Septembre 1986 — N° IMP. : 11074/19S5



revue d'histoire moderne et contemporaine

L'ANNÉE 1917, Janvier-mars 1968.

L'EUROPE EN NOVEMBRE 1918, Janvier-mars 1969.

LA FRANCE A L'ÉPOQUE NAPOLÉONIENNE, Juillet-septembre 1970. (Colloque tenu à Paris, les 25 et 26 octobre 1969).

ÉTUDES D'HISTOIRE DE LA PRESSE, XVIP-XX* S., Octobredécembre 1971.

DIMENSIONS ET RÉSONANCES DE L'ANNÉE 1871, Avril-juin 1972.

ÉTUDES D'HISTOIRE MILITAIRE, XVIIe-XX<= S., Janvier-mars 1973.

L'HISTORIOGRAPHIE DU SECOND EMPIRE, Janvier-mars 1974.

MARGINALITÉ ET CRIMINALITÉ A L'ÉPOQUE MODERNE, Juilletseptembre 1974.

RECHERCHES D'HISTOIRE RÉGIONALE, Juillet-septembre 1976.

ASPECTS DE LA CRISE D'ORIENT, 1875-1878, Janvier-mars 1980,

LIVRE, ÉDUCATION, SAVOIRS, XVIP-XX* S., Janvier-mars 1981.

PARIS ET LES PARISIENS, XVF-XIX* SIÈCLES, Janvier-mars 1982.

LE CORPS, LE GESTE ET LA PAROLE, Janvier-mars 1983.

ITALIE, XXe SIÈCLE, Juillet-septembre 1983.

CENT ANS D'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE (1881-1981),

Numéro hors-série, 1984. Colloque, Paris, 13-14 novembre 1981 (avec la collaboration de l'Association des Professeurs d'Histoire et de Géographie de l'Enseignement public).

« LA FRANCE ET SES' COLONIES », Avril-juin 1984.

HISTOIRE ET HISTORIENS, Juillet-septembre 1985.

CINÉMA ET SOCIÉTÉ, Avril-juin 1986.

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