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Titre : Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne

Auteur : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Éditeur : Presses universitaires de France (Paris)

Éditeur : BelinBelin (Paris)

Date d'édition : 1984-07-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25346

Description : 01 juillet 1984

Description : 1984/07/01 (T31)-1984/09/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5446205p

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-117877

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 10/01/2011

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revue d'histoire moderne et contemporaine

J. GËLIS

La mort et le salut spirituel du nouveau-né :

le « sanctuaire à répit », XVe-XlX s,

R, FÀVIE-R

L'Église et l'assistance en Dâuphiné sous

l'Ancien régime : la vingt-quatrième des

pauvres.

P. et M. HYMAN

Tablé et sociabilité au XVIe s. :: le sire

de Goubervillei

L, BERGAMASCO-LENARDA La mort et la petite enfance en NouvelleAngleterre à l'époque, coloniale, 1630-1750.

R. FINZI et S.-CÔMANI

Métayers, bêche et climat ; la plaine de

Bologne, 1718-1774.

L, MASLOW ARMAND

Là bourgeoisie protestante, la Révolution et la déchristianisation à La Rochelle.

A. ROCHEFORT-TURPIN

Les protestants face à la : séparation de l'Église et de l'État, 1871-1905.

P. MIOCHE

Le démarrage du Plan Monnet.

A. LACROIX-RIZ

Négociation et signature des accords BlumByrnes (octobre 1945-Tnai 1946). .

COMPTES RENDUS.

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE / tome XXXI - JUILLET-SEPTEMBRE 1984

C.P.P.A.P. n° 52558


revue d'histoire moderne et contemporaine

Publiée chaque trimestre par la Société d'Histoire moderne avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Directeurs honoraires : f Charles H. POUTHAS, Roger PORTAI, et Jean-Baptiste DUROSELLE

Directeur : Pierre MILZA

Rédacteurs en chef : Jacques BOUILLON et Daniel ROCHE

sommaire

ÉTUDES

Jacques GÉLIS : La mort et le salut spirituel du nouveau-né. Essai d'analyse et d'interprétation

du « sanctuaire à répit » (XV-XEP s.) 361

Lucia BERGAMASCO-LENARDA : La naissance et la petite enfance en Nouvelle-Angleterre à l'époque -

coloniale, 1630-1750 377

Philippe MIOCHE : Le démarrage du Plan Monnet : comment une entreprise conjoncturelle est

devenue une institution prestigieuse 398

Annie L4CROK-Rrz : Négociation et signature des accords Blum-Byrnes (octobre 1945-mai 1946),

d'après les Archives du Ministère des Affaires étrangères 417

MÉLANGES

René FAVBR : L'Église et l'assistance en Dauphiné sous l'Ancien Régime : la vingt-quatrième

des pauvres 448

Philip et Mary HYMAN : Table et sociabilité au XVIe siècle : l'exemple du sire de Gouberville 465

Roberto FINZI et Silvia COMANI : Métayers, bêche et climat : la plaine de Bologne, 1718-1774 472

Laura MASLOW ARMAND : La bourgeoisie protestante, la Révolution et le mouvement de déchristianisation à La Rochelle 489

Agnès ROCHEFORT-TURPIN : Les protestants face à la séparation des Églises et de l'État. Débats

et enjeux idéologiques de 1871 à 1905 503

COMPTES RENDUS

Jacqueline BOUCHER, Société et mentalités autour de Henri III (Jean Jacquard), 517 ; T. J. A. LB GOEF, Vannes and its Région. A study of Town and Country in Eighteenth-Century France (D. M. G. Sutherland), 519 ; Marcel LACHIVER, Vin, vignes et vignerons en région parisienne du XVIIe au XIXe siècle, (Hugues Neveux), 520 ; Raymonde MONNIER, Le Faubourg Saint-Antoine (1789-1815) (Françoise Brunel), 523 ; Michaël L. KENNEDY, The Jacobin Clubs in the French Révolution. The First Years (Maurice Genty), 527 ; Etienne FOUILLOUX, Les catholiques et l'unité chrétienne du XIXe au XXe siècle, itinéraires européens d'expression française (André Encrevé), 530.

(g) Société d'Histoire moderne, Paris, 1984

ABONNEMENTS

Abonnement annuel :

1984 (4 numéros) : France : 240 F Étranger : 260 F

Chaque numéro séparé : 80 F Le numéro spécial : 120 F

Les abonnements doivent être réglés au C.C.P. de la Société d'Histoire moderne, Paris 418-29, ou au Trésorier, M. J.-P. Cointet, 4, square Émile-Zola, 75015 Paris.

RÉDACTION DE LA REVUE

Toute correspondance rédactionnelle destinée à la Revue doit être adressée à M. Jacques Bouillon, 104, avenue Saint-Exupéry, 92160 Antony.

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE

La Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre à juin, le 1er dimanche de chaque mois. Les sociétaires reçoivent la Revue et un Bulletin qui publie le compte rendu des séances. Se renseigner auprès du Secrétaire général de la Société, M. Boquet, 49, Boulevard Bessières, 75017 Paris.


revue d'histoire moderne TOME '^

JUILLET-SEPTEMBRE 1984

et contemporaine

LA MORT ET LE SALUT SPIRITUEL DU NOUVEAU-NÉ. . ESSAI D'ANALYSE ET D'INTERPRÉTATION DU « SANCTUAIRE A RÉPIT »* (XVe-XIXe S.)

La venue d'un enfant mort-né, ou la mort de l'enfant pendant l'accouchement était autrefois chose banale. Pour une raison que l'on devinait mal, sauf lorsque la mère avait commis des imprudences pendant sa grossesse, la nature parfois se déréglait et privait brutalement les parents de leur enfant. Certes, le prix de la vie, de la vie naissante, ne s'appréciait pas de la même façon qu'aujourd'hui. Néanmoins, une disparition aussi brutale, la destinée tragique qui attendait l'âme du nouveau-né non baptisé, les conditions de sépulture de sa pauvre dépouille ne pouvaient laisser les parents indifférents. La mort du nouveau-né était toujours synonyme d'angoisse ; on ne se résignait pas aisément à la fatalité. Une fausse couche, la mort accidentelle dans le ventre maternel, l'incapacité de la matrone à ondoyer correctement un enfant asphyxié au passage, empêchaient que celui-ci soit régénéré par le sacrement, qu'il renaisse à la vie éternelle. Seule l'apparition d'éventuels «signes de vie» autorisait le baptême. Or, ces signes miraculeux n'apparaissaient qu'en certaines circonstances, grâce, à l'intercession de la Vierge, d'une sainte ou d'un saint, dans certaines chapelles ou églises : ils étaient la marque tangible d'un «répit» accordé le temps de baptiser l'enfant avant qu'il meure, cette fois-ci définitivement, et de lui donner une sépulture en terre consacrée. Tel est schématiquement brossé le cadre démographique, religieux, psychique, qui caractérise et justifie la pratique des « répits » 2.

1. Cet article reprend, sous une forme remaniée, l'essentiel de la communication faite au Colloque organisé à Paris, le 24 mars 1979, par le Groupe d'Histoire Moderne et Contemporaine du C.N.R.S., « Le Corps, la Santé, la Maladie ». Publié in Travaux et Recherches du Groupe d'Histoire Moderne et Contemporaine du C.N.R.S. Exemplaire ronéotypé. 1979, pp. 6-17.

2. On parle parfois de « pèlerinages de mort-nés » ; la formule est un peu restrictive : les mort-nés et parmi eux une forte proportion d'avortons constituent bien la grande majorité des cas ; mais il faut compter aussi avec ceux qui meurent pendant l'accouchement laborieux sans être baptisés ; n'oublions pas non plus les nouveau-nés tués par la mère ou le père à la naissance ; la fréquentation du « répit » est alors le fait de personnes pieuses qui veulent remédier à la mort spirituelle de petites victimes, privées injustement du sacrement.


362 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Des sources variées et très dispersées 3 révèlent l'ampleur d'une telle pratique, ses caractéristiques, son rituel : deux cent soixante sanctuaires ont été recensés à ce jour, rien que pour la France 4. La valeur de la documentation est fort diverse ; s'il existe de bonnes séries permettant sur plusieurs années une analyse assez fine des conditions de fréquentation d'un sanctuaire, beaucoup de documents présentent des lacunes, et, dans certains cas, le répit n'est connu que par un ou deux cas isolés. La fréquentation des « sanctuaires à répit » s'inscrit dans la longue durée, la première manifestation reconnue date de 1387, à Avignon, sur le tombeau de Pierre de Luxembourg, et les pratiques ont persisté parfois jusqu'au début du XXe siècle. L'ampleur du phénomène et son écho à une époque aussi tardive témoignent de la profondeur du rite.

Certains textes particulièrement riches permettent de décrire avec précision les manifestations de retour temporaire à la vie des petits corps, d'évaluer le niveau et la permanence des pratiques, et de déterminer l'influence géographique d'un sanctuaire.

I. CONDITIONS ET CARACTÈRES DU RETOUR TEMPORAIRE A LA VIE 1. Les « signes de vie ».

Habituellement le corps est amené immédiatement après la mort, mais on doit tenir compte des délais imposés par la distance, qui sépare le lieu de naissance du sanctuaire ; il est pourtant des cas où le déplacement est plus tardif; parfois plusieurs jours après la mort (jusqu'à huit ou dix jours pour certains cas limites), alors que le corps avait été déjà porté en terre ; ce sont les sollicitations de la mère ou le retour du père absent au moment de la naissance, qui conduisent à déterrer l'enfant et à l'emporter « noir et puant » au sanctuaire de la Vierge miraculeuse.

Une fois franchie la porte du sanctuaire, le corps est placé en un lieu convenu d'exposition, mais qui peut varier : il s'agit de l'autel ou du marche-pied de l'autel, des marches de l'escalier du choeur de la chapelle, ou encore d'une pierre placée au-dessous ou à côté de « l'image miraculeuse » 5.

3. Une source essentielle est constituée par les registres paroissiaux et par les cahiers particuliers où curés et religieux enregistrent, à part, les baptêmes d'enfants exposés au « répit » ; ce qui dénote soit une certaine méfiance quant à la validité du baptême ainsi conféré, soit inversement la volonté de valoriser des événements miraculeux.

Y ajouter certaines mentions lors des visites pastorales, les chroniques locales, les diverses brochures consacrées aux sanctuaires du xvnc au XXe siècle ; enfin, des travaux d'historiens ; l'article pionnier de P. Saintyves en 1911, les notes de Van Gennep et les études plus récentes de Didier, Vloberg, Platelle, Bernos, Marguerite, Rebouillat, Pierrette Paravy, l'abbé Vigneron...

4. La présente communication a été volontairement limitée à l'espace français ; Belgique, Italie, Autriche, Allemagne et Suisse feront l'objet d'une autre étude.

5. On rencontre des cas d'invocation à distance d'une Vierge miraculeuse célèbre ou non, pendant ou immédiatement après un accouchement difficile où l'enfant est venu comme mort. On s'engage alors par un voeu à effectuer le pèlerinage au sanctuaire, si l'enfant peut être baptisé (cf. Le Puy, Avioth, Mont-Rolland, etc.).


MORT ET SALUT SPIRITUEL DU NOUVEAU-NÉ, XV'-XIX* S. 363

Le temps d'exposition est variable. Parfois une heure ou deux ; quelquefois une journée ; lorsque les « signes de vie » tardent à se manifester, il arrive que ce soit davantage; et en cas d'échec on n'hésite pas à changer de sanctuaire.

Mais qu'entend-on par « signes de vie », et qui en juge ? Questions essentielles puisque le baptême n'est possible qu'après leur éventuelle apparition. A Benoîte-Vaux (dioc. de Verdun) « l'on fait approcher dix ou douze personnes les plus capables de juger d'un semblable accident » : après avoir établi dans un premier temps que l'enfant était mort, elles s'accordent pour constater qu' « il a vie » ; à Avioth, près de Montmédy (dioc. de Trêves), c'est le curé qui se prononce; à Souvigny (dioc. de Clermont), un chirurgien et une sage-femme « visitent » le corps et attestent dans le procès-verbal, dressé par le curé ou le notaire, que l'enfant a montré sa vitalité par des manifestations non équivoques 6. Ici, on parle de « chaleur au côté ou au coeur », d'une « notable et visible rougeur à son coeur, à sa face » ; là on constate que l'oeil s'ouvre, on « reconnaît sensiblement le mouvement du coeur », le sang perle au nez ou aux oreilles, un bras ou une jambe se déplace légèrement, la langue sort sur la lèvre, l'enfant jette un peu d'urine...

De tels signes suscitent deux interprétations. En premier lieu l'enfant n'était peut-être pas mort avant l'exposition; et l'on sait qu'après un accouchement difficile on peut parfois douter de la vie d'un nouveau-né congestionné ou asphyxié ; il est des cas d'ailleurs où après exposition à un sanctuaire dans des conditions de température et de milieu particulières, l'enfant est revenu définitivement à la vie ; ce qu'expriment témoignages précis et ex-voto. En 1632, le curé de Ligny-en-Barrois notait dans le registre de la paroisse qu'une petite fille, Marie André, était née sans apparence de vie et qu'elle avait été portée devant l'image de Notre-Dame des Vertus, où elle était revenue à la vie. Quinze ans plus tard, ayant effectivement survécu, elle offrit à la chapelle de la Vierge miraculeuse un ex-voto encore visible aujourd'hui. Il s'agit d'un tableau peint portant au-dessous la légende :

L'an 1632

Marie, fille de M™ Didier André, Procureur

es-sièges de Liney, et de Françoise Gérard

sa femme, tost après estre née, estant

tenue pour morte, et en cet estât

portée en la collégiale de Liney

devant l'image de Notre-Dame des vertus

reprend vie, est baptisée et vit encor

A présent, en l'année 1647, que la dite

Marie André a pour mémoire

dédié ce tableau 7.

6. Des chirurgiens et sages-femmes sont appelés dans d'autres sanctuaires à juger des « signes de vie ». Cette présence de représentants locaux du corps médical semble plus fréquente au xvme siècle ; mais jusqu'alors l'événement miraculeux fait partie du vécu quotidien de la société rurale et la distinction médecine-miracle est, on le voit, loin d'être évidente.

7. Chanoine Camille-Paul JOIGNON, En plein coeur du Barrais; le Comté et la ville de Ligny en Barrais, Bar-le-Duc, 1951, t. II, p. 138. C'est une « suscitation » de cette nature


364 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Un cas de cette nature ne constitue pas un «répit» à proprement parler, puisqu'il y a retour durable à la vie.

Dans la seconde hypothèse, au contraire, l'enfant est bien mort : à la rigidité cadavérique qui suit la mort (« froid et blanc comme mort », dit le curé Delhotel d'Avioth) succède une période de relâchement du petit corps ; au bout de quelques heures, d'une ou deux journées, il se détend, devient mou, flasque 8; la chaleur des cierges, la densité de l'assemblée autour de la dépouille dans le sanctuaire contribuent aussi à cette mutation du corps.

2. L'assistance et son comportement.

Une atmosphère étrange se dégage d'une telle assemblée, à la fois recueillie et attentive au signe, qui témoignera de la grâce obtenue de la Vierge ou du saint que l'on implore ; on prie, on fait dire une messe, sans quitter des yeux le corps exposé nu, quelle que soit la saison, et que l'on touche de temps à autre.

En mai 1863, Raymond Barthélémy, de Passy, hameau de Sixt en Savoie, avait fait vingt kilomètres de bon matin, accompagné de deux femmes du village, pour présenter devant l'image miraculeuse de NotreDame de Montprovent, à Châtillon-sur-Cluses, le corps de son enfant morte la veille, juste après sa naissance. Le panier dans lequel il avait transporté la petite dépouille fut ouvert sur le marche-pied de l'autel ; on alluma un cierge de part et d'autre et l'on commença à prier. On pria ainsi avec beaucoup de ferveur pendant une demi-heure, tout en surveillant le corps de l'enfant. Alors chacun put voir des signes de vie 9.

Dans les sanctuaires très fréquentés, comme Avioth, la communauté est prévenue et conviée à son de cloche à venir se joindre à ceux qui ont apporté l'enfant. Aussi trouve-t-on habituellement réunis, outre plusieurs personnes de la paroisse d'origine — parentes ou femmes qui accompagnent le père — des habitants d'Avioth, dont la sage-femme, et souvent le curé. On reconnaît un noyau de fidèles — à Avioth comme à Fayl-Billot (dioc. de Langres) — que l'on peut suivre pendant des années, puis qui change. Il s'agit en majorité de femmes.

3. Le baptême.

Dès qu'apparaît un signe de vie, on baptise l'enfant, en lui donnant parfois un prénom. A Montprovent, par exemple, lorsqu'il devint évident aux yeux de tous que « l'enfant avait vie » l'une des femmes qui avait fait

qui eut lieu en 1669, au Buis-les-Baronnies. Cf. Pierre VARLET, « Une suscitation au Buis-lesBaronnies sous le règne de Louis XIV », Revue Drômoise, t. LXXXIII, n° 418, déc. 1980, H 237-245 ; et Marcel BERNOS, « Une " suscitation " au Buis-les-Baronnies en 1669 », Annales du Midi, n° 146, 1980, pp. 87-93. S

8. Sur les changements qui se manifestent sur le corps, cf. l'excellente analyse de Marcel BERNOS, « Réflexions sur un miracle de l'Armonciade d'Aix-en-Provence » Annales du Midi, t. LXXXII, 1970, pp. 5-20.

9. Cf. Pierre SAINTYVES, « Les résurrections d'enfants morts-nés et les sanctuaires à répit », Revue d'Ethnographie et de Sociologie, nouvelle série, II, 1911, pp. 68-69.


MORT ET SALUT SPIRITUEL DU NOUVEAU-NÉ, XV'-XIX' S. 365

le voyage, tira une fiole d'eau bénite qu'elle avait apportée et sans perdre un instant baptisa la petite fille sous le nom de Marie-Clémentine.

On sait que l'Église préfère que ce soit plutôt un homme qui procède au baptême ; mais dans la pratique, les femmes, parce qu'elles sont toujours plus nombreuses autour de l'enfant, baptisent plus souvent que les hommes 10. A Avioth, par exemple, les hommes n'assurent au total que le tiers des baptêmes.

QUI BAPTISE ?

L'exemple d'Avioth (total: 125 cas).

HOMMES : '*

— le père de l'enfant 5 fois (4 %) )

— le curé d'Avioth 20 fois (16 */o) /

— le curé d'une autre paroisse 1 fois \ 39 o/o

— l'ermite d'Avioth 11 fois (9 %) l

— les hommes de la fabrique 9 fois (7 °/o) ^

— des hommes d'Avioth 2 fois ;

— un pèlerin 1 fois /

FEMMES : \

— l'accoucheuse d'Avioth 5 fois (4 %) /

— l'accoucheuse du heu d'origine 14 fois (11 %) ( 61 %

— des femmes du heu d'origine 21 fois (17 %) \

— des femmes d'Avioth 36 fois (29 %) -

[Sources : Bref Recueil, de Jean Delhotel; A.D. Meuse, 16 G 23 (1).]

Deux baptêmes sur trois (66 %) sont faits par des habitants d'Avioth, hommes ou femmes, alors que la presque totalité des enfants n'est pas de la paroisse. Dans ce sanctuaire une évolution est d'ailleurs sensible au cours de la seconde moitié du xvrr siècle : le rôle du curé, de l'ermite et des marguilliers, ainsi que celui de l'accoucheuse d'Avioth diminue à partir de 1665, alors que s'accroît celui des femmes du lieu d'origine et d'une femme d'Avioth.

Le rite baptismal ne se déroule pas toujours d'une manière identique ; dans la majorité des cas il diffère du baptême commun ; il est souvent conféré sous condition et il ne semble y avoir ni parrain ni marraine (mais il est des lieux où ils sont présents et nommés, comme à Moustiers Sainte-Marie, dioc. de Riez).

Dans plusieurs sanctuaires, c'est au cours de la messe, spécialement célébrée lors de l'exposition du nouveau-né, que s'effectue le « retour à la vie» et le baptême; plus précisément au moment de l'élévation, lorsque l'assemblée chante le Salve Regina; ce qui est salué comme une preuve éminente du caractère miraculeux de l'intervention mariale.

10. L'enfant est parfois ondoyé à la naissance par l'accoucheuse, mais on peut douter alors qu'il ait été en vie ; on l'amène donc au « répit » où le baptême lui est à nouveau conféré sous condition : cas 67 à Avioth, abbé Vigneron, Bref recueil de Jean DELHOTEL, p. 26.


366 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'enfant baptisé peut ensuite mourir puisqu'il est sauvé ! La joie des assistants éclate dans le sanctuaire: à Aix-en-Provence, à Recey-sur-Ource (dioc. de Langres), le Te Deum est chanté et la cloche même est sollicitée pour témoigner aux oreilles de tous que l'événement s'est produit. Dès la fin du XVe siècle, à Fournes (dioc. d'Arras), en 1535, à Liesse (dioc. de Laon), courant xvir siècle à Aubervilliers et Annecy, les sonneries sont fréquentes.

La grâce ainsi obtenue ne peut qu'inciter les parents à la reconnaissance. De l'argent est donné pour l'entretien du sanctuaire, ou, plus fréquemment pour faire dire des messes. Le contre-poisage en grains, équivalent au poids du corps du nouveau-né, est souvent offert symboliquement, surtout dans le nord de la France ; il peut être d'ailleurs en cire ou en bois, figurant alors le nouveau-né, que l'intercession de la Vierge ou du saint permet de compter désormais au nombre des élus 11. Des ex-voto peints tapissent la chapelle ou l'autel privilégié de la Vierge en Provence, en Auvergne et en Bourbonnais.

La manière dont s'exprime la satisfaction et la reconnaissance des parents ne diffère guère au fond de celle des pèlerins qui ont obtenu une guérison à tel ou tel sanctuaire ; mais dans le cas de « répits », il s'y ajoute chez les parents un profond sentiment de soulagement après les moments d'angoisse qui les ont assaillis. Les Rituels imposent en effet que l'on procède à la sépulture des enfants morts sans baptême hors du cimetière paroissial, ou dans un coin soigneusement isolé, mais non consacré de ce cimetière ; or, à partir de la seconde moitié du xvir siècle, les évêques et les curés veillent scrupuleusement à faire respecter cette disposition ; d'où le profond sentiment de frustration, la culpabilisation des parents lorsque l'enfant n'est pas baptisé 12.

Si l'enfant a pu être baptisé au « sanctuaire à répit », son corps peut être enseveli en terre consacrée. On choisit parfois le sol même du sanctuaire (chapelle Sainte-Christine de Viserny, dioc. de Langres), ou bien on ramène le corps à la paroisse d'origine ; ce qui suppose que l'on ait obtenu un certificat attestant que l'enfant a bien été baptisé. Le plus souvent, un cimetière spécial reçoit la dépouille des enfants baptisés au « répit », surtout lorsqu'il s'agit d'une chapelle isolée (Serrigny, dioc. d'Autun) ; parfois il s'agit de la crypte d'un édifice ruiné (chapelle du lac de la Maix, dioc. de Saint-Dié) ; enfin, si le sanctuaire est en même temps église de paroisse, une rangée particulière est réservée dans le cimetière (à Avioth, par exemple).

IL FRÉQUENTATION ET RÉPARTITION DES SANCTUAIRES 1. Fréquentation et aire d'influence d'un « répit ».

Le degré de fréquentation d'un « répit » est aisément perceptible lorsqu'on dispose d'une bonne série de cas. Delhotel, curé d'Avioth, a

11. Dès le XVe siècle, on recourt en Flandre et en Allemagne aux ex-voto en cire figurant des enfants au maillot ; on connaît leur existence à Liesse au XVIe siècle.

12. Les parents essaient parfois de tricher en faisant enterrer clandestinement l'enfant contre le mur de l'église. A Notre-Dame de La Chaux, près de Cuisery, par exemple.


Carte 1 Fréquentation d'un « répit » : Avioth, 1625-1673

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368 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

mentionné dans son Bref Recueil, cent trente-cinq cas de « répits » intervenus au sanctuaire paroissial de 1624 à 1673 ; si l'on ne tient compte que de la période 1657-1673 où l'énoncé des cas est vraiment continu, ce sont sept ou huit enfants qui reçoivent ainsi le baptême chaque année en moyenne (13 pour l'année 1665). Une comparaison est possible avec le sanctuaire de Faverney (dioc. de Besançon), où une série continue existe de 1569 à 1593, portant sur quatre cent quatre-vingt-neuf cas, soit une vingtaine de cas par an en moyenne (29 en 1573) 13. Mais dans les deux sanctuaires, les cas d'exposition ont dû être plus nombreux parce que, comme partout, il y avait des échecs.

On amène les enfants de loin ; à Avioth, de quatre à cinq lieues, parfois plus (cf. carte 1) ; mais au-delà d'une certaine distance — celle qu'un homme peut parcourir à pied aller et retour, avec la dépouille d'un enfant, en une journée — la fréquentation s'estompe. Le corps n'est plus alors transporté au sanctuaire ; on se contente d'invoquer à distance la Vierge miraculeuse, en promettant de se rendre ultérieurement à la chapelle et de faire un don. Signalons enfin que l'attirance d'un sanctuaire est fonction de la réputation de « l'image » qu'il renferme, et de l'éloignement relatif des autres « répits ». Aussi l'étude d'un sanctuaire doit-elle être complétée par une reconnaissance spatiale de l'implantation des différents sanctuaires au niveau de la région et du pays (cf. carte 2).

2. « Le réseau de répits ».

Saintyves avait déjà noté l'exceptionnelle densité de ce type de sanctuaire dans le nord et l'est de la France : Flandre, Lorraine, FrancheComté, Bresse, Bugey, Savoie, Provence; ajoutons l'Auvergne et surtout le Bourbonnais et la Bourgogne. En région parisienne, en Normandie et en Bretagne, leur implantation est beaucoup plus faible ; elle devient rare en Languedoc. Et il semble que la pratique du répit soit inconnue dans le centre-ouest et le sud-ouest.

Certains sanctuaires, comme Notre-Dame de Liesse ou Notre-Dame de Beauvoir à Moustiers-Sainte-Marie, ont une permanence séculaire. D'autres, d'après les sources qui nous sont parvenues, ne semblent fréquentés que pendant quelques années. Des influences locales ont pu jouer qui ont favorisé la pratique ou l'ont au contraire entravée. Des flux de « répits » sont perceptibles dans l'ensemble de la France au cours des siècles ; la poussée la plus importante se situe au xvir siècle ; elle coïncide avec la volonté de l'Église de faire respecter désormais la règle des trois jours pour le baptême. Enfin, si les « répits » sont déjà très nombreux en Flandre ou en Bourgogne dès les XVe et XVF siècles, en Auvergne ou en Bourbonnais c'est aux xvir et xvnr siècles que la fréquentation est la plus forte. Chaque province paraît donc avoir sa spécificité, qui résulte d'influences diverses : les rythmes de fréquentation doivent être saisis au niveau régional, voire au niveau local. Chaque sanctuaire à répit a son histoire et ses caractéristiques propres.

13. D'après le registre tenu par Maximilien de Poinctes, religieux Bénédictin, où sont consignés 489 cas d'enfants mort-nés, de 1569 à 1573. A.D. Haute-Saône H. 456.


MORT ET SALUT SPIRITUEL DU NOUVEAU-NÉ, XV'-XIX' S.

369

Le réseau des « répits » dans une région frontière de la pratique : La province ecclésiastique de Bourges (Berry - Bourbonnais - Limousin - Auvergne),

XIV^-XEX» siècles

. Salfaris : Notre-Dame de Pitié,

. Charenton-du-Cher : Notre-Dame de Grâce.

. Bagneux : Notre-Dame.

Souvigny : Saint-Mayeul.

Chappes : Notre-Dame de l'Assomption.

Neuffontaines : Saint-Gilbert.

Beaulieu : Notre-Dame de Bonsecours.

Morlot-Saint-Pierre-Laval : Notre-Dame.

Arfeuilles : Notre-Dame d'Arfeuilles.

Banelle : Notre-Dame de Banelle.

Lyonne : Notre-Dame.

Saint-Clément : Notre-Dame.

13. Limoges : Saint-Martial.

14. Fournols : Notre-Dame.

15. Orcival : Notre-Dame d'Orcival, ou Notre Notre-Dame des Fers.

16. Beaune-le-Chaud : Notre-Dame.

17. Vassivière : Notre-Dame de Vassivière.

18. Egliseneuve d'Entraigues : Notre-Dame de la Fontsainte.

19. La Voûte-Chilhac : Notre-Dame-Trouvée.

20. Mayres : Notre-Dame de La Roche.

21. Ambert : Notre-Dame de Layre ou des Sept Douleurs.

22. Ambert : Bon Père Gaschon.

23. Aurec : Notre-Dame.

24. Le Puy : Notre-Dame du Puy.


370 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

3. Qui fréquente le « répit » ?

Les sources ne mentionnent qu'exceptionnellement l'origine sociale et la profession des parents ; il est donc difficile présentement d'élaborer une étude statistique satisfaisante des groupes sociaux fréquentant les « sanctuaires à répit ». Pourtant, les données fragmentaires fournies par certains d'entre eux montrent que toutes les classes sociales se rendent volontiers au « répit » : à Ambert au xix° siècle, au tombeau du Père Gaschon comme à Benoîte-Vaux ou à Vassivière (dioc. de Clermont) au xvir siècle. A Avioth, en 1660 et 1661, deux familles nobles font exposer avec succès un enfant mort-né; à Vienne, au XVe siècle, le tombeau de Philippe de Chantemilan est fréquenté à la fois par des nobles et des manouvriers de VienneI 4. La volonté de sauver l'âme de l'enfant et de lui épargner la honte de la sépulture en terre profane qui rejaillirait sur toute la famille, poussent les parents, à quelque milieu qu'ils appartiennent, à tenter une démarche au sanctuaire.

III. L'ÉGLISE ET LE « SANCTUAIRE A RÉPIT »

1. Le « sanctuaire à répit » est aussi le lieu d'autres formes de dévotion.

Trois autres formes de dévotion peuvent s'y trouver associées.

La première concerne la femme enceinte, considérée comme prisonnière de son foetus, du corps étranger dont elle doit se libérer : aussi la « délivrance » de la femme est-elle comparée, assimilée à celle du captif : à Avioth, à Pringy (dioc. de Sens), à Liesse (dioc. de Laon), à Orcival (dioc. de Clermont), captifs, femmes enceintes et parents de mort-nés invoquaient la même Vierge, et à Conflans (dioc. de Chartres) la même sainte, sainte Honorine 15. Le chirurgien-accoucheur Dionis ne soulignait-il pas que les femmes en couches dans les milieux aisés, promettaient, au plus fort des douleurs, de consacrer de l'argent à la libération d'un prisonnier, si la délivrance était rapide et heureuse ?

Les « sanctuaires à répit » sont également fréquentés par les épileptiques (enfants ou adultes) : à certain stade de la crise ne sont-ils pas comme morts, ressemblant en cela aux petits mort-nés ? (cf. Orcival ou Benoîte-Vaux).

Enfin, on conduit aussi à ces sanctuaires les enfants « noués », « liés » : ceux qui, rachitiques, n'ont jamais marché (chapelle Saint-Lié, Villedomange, dioc. de Reims).

14. P. PARAVY, « Angoisse collective et miracles au seuil de la mort : Résurrection et baptême d'enfants mort-nés en Dauphiné au Moyen Age », Actes du Colloque de l'Association des historiens médiévistes français, Strasbourg, 1975.

15. Des chaînes figurent encore à Orcival (façade), à Conflans-Sainte-Honorine (intérieur du sanctuaire) ; et à Avioth, au siècle dernier, était « un anneau en fer à charnière, avec un bout de chaîne, seul reste de plusieurs chaînes qu'y avaient suspendues autrefois plusieurs captifs des Turcs, délivrés par l'invocation de Notre-Dame d'Avioth ». Cité par HAMON, Culte de la Sainte-Vierge en France, t. VI, p. 114.


MORT ET SALUT SPIRITUEL DU NOUVEAU-NÉ, XV'-XIX* S. 371

2. Les intercesseurs.

Ce sont des saints déjà canonisés, invoqués pour la grossesse ou l'accouchement (saint Gilbert à l'abbaye de Neuffontaines, dioc. de Clermont ; saint Edme, à Pontigny, dioc d'Auxerre), soit de futurs saints (comme François de Sales, en Savoie), soit un homme d'Église à la vie exemplaire (le Père Gaschon à Ambert).

Mais c'est la Vierge, «la plus grande thaumaturge du Monde», qui est l'intercesseur habituel. De plus en plus nettement, à partir du début du xvir siècle, elle tend à l'emporter sur les saints ; il est cependant des exceptions ; à Annecy, au xvr siècle, l'apôtre de la reconquête de la Savoie, François de Sales, remplace la Vierge comme intercesseur, et, au début du XDC siècle, à Ambert, le Père Gaschon bénéficie d'un transfert de même nature. Il s'agit là d'exceptions, qui ne remettent pas en question l'évolution générale en faveur de la Vierge.

Les ermites constituent un cas particulier : souvent gardiens du sanctuaire et intéressés à sa fréquentation par les offrandes que les pèlerins y font, ils constituent des intermédiaires au second degré; mais, de la Lorraine à la Provence, leur rôle n'en est pas moins important : ils facilitent l'exposition des enfants au sanctuaire et confèrent le baptême; à Avioth comme à Moustiers-Sainte-Marie, leur comportement souvent inquiète l'Église, et, en 1638, l'ordonnance du diocèse de Toul leur interdit de baptiser les mort-nés, sous peine d'être expulsés.

3. L'attitude ambiguë de l'Église à l'égard des « répits ».

La notion de « Limbes des enfants », de limite, de bordure de l'Enfer, est apparue nettement formulée au xiir siècle, avec Albert le Grand et Thomas d'Aquin. Elle coïncide avec la volonté de l'Église de hâter le moment du baptême, de le rapprocher de celui de la naissance, à la différence de ce qui se passait antérieurement, puisque le sacrement n'était jusqu'alors conféré que deux ou trois fois l'an.

L'inquiétude des parents ne pouvait que croître, car l'âme des enfants morts qu'ils avaient négligé de faire baptiser était destinée à errer éternellement, privée de la vision de Dieu (peine du Dam). Or, au cours du XV, puis du xvir siècle, le renforcement du contrôle de l'Église sur les sépultures encouragea sans doute la fréquentation des « répits », au point que le magistère dut intervenir pour en limiter les excès.

Mais ce schéma général ne doit pas cacher les contradictions de l'Église, qui tolérait parfois les « répits » dans certaines régions, parce qu'ils étaient difficilement dissociables du culte mariai, au moment où elle les condamnait dans d'autres régions 16. Retenons pourtant qu'une plus grande circonspection se manifeste à partir de 1660. L'application des décisions du Concile de Trente gêne désormais beaucoup plus les

16. En 1452, puis en 1479, le synode de Langres condamne sévèrement la fréquentation des « répits J>, alors que les autorités religieuses et le pouvoir ducal les encouragent dans le même temps dans la Bourgogne voisine (riches dons à Serrigny et Mont-Rolland) : comme si le répit était devenu un élément de la lutte entre la France et la Bourgogne.


372 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

parents, parce qu'on exige des preuves tangibles, des signes de vie non équivoques. Au début du xviir siècle, on interdit même la fréquentation de certains sanctuaires. L'abbé Petitdidier les condamne autour de Senones en 1708 ; dans les Ardennes, le sanctuaire de Gespunsart est fermé en 1727. A Avioth, alors que l'évêque de Trêves avait autorisé la sépulture des mort-nés baptisés dans « un rang spécial » du cimetière paroissial au début du xvrr siècle, un jeune curé demande, en 1786, la condamnation des pratiques séculaires et l'obtient du vicaire général.

Malgré ces interdictions, pourtant, les pratiques se perpétuent au cours du XIXe siècle ; en réalité, l'Église, très souvent, ferme les yeux. Comme au début du xvir siècle, dans la lutte contre l'hérésie, peut-être la religiosité du « répit » semble-t-elle préférable à la baisse de la pratique. Aussi la fréquentation des « répits » s'est-elle maintenue dans la première moitié du XIXe siècle ; et dans la seconde moitié du siècle, des parents portent encore des mort-nés à Notre-Dame de Romay (dioc. d'Autun), à Cuiseaux (dioc. de Besançon), à Orcival (dioc. de Clermont), à Meyronnes Saint-Ours (dioc. d'Embrun) ; mais le rituel s'est fait plus discret et les conditions d'exposition ont changé ; ainsi, à Avioth, au début du xrx* siècle, le corps de l'enfant est déposé à la Recevresse, à l'extérieur du sanctuaire.

La disparition des « répits » est quelquefois présentée comme la conséquence d'une plus grande tolérance de l'Église au sujet des sépultures d'enfants morts sans baptême (acceptation de sépultures anonymes en terre consacrée). Elle s'explique aussi, vraisemblablement, par les mutations de la société française dans la seconde moitié du XIXe siècle, par l'exode rural et la transformation des conditions de vie dans les campagnes.

IV. PROFONDEUR DE L'ENRACINEMENT DES RITES

Certains sanctuaires ont été fréquentés sans interruption pendant des siècles, avec, il est vrai, des périodes de plus ou moins grande ferveur, avec un degré d'affluence variable. Mais si l'attachement à ces pratiques peut être expliqué par l'attitude de l'Église à l'égard du baptême, on ne saurait se contenter de cet unique éclairage. Seule l'existence d'un vieux fonds de pratiques antérieures à la christianisation permet de comprendre d'une manière satisfaisante la permanence et la profondeur de ces pratiques. Plusieurs particularités des « répits » incitent à le penser.

Tout d'abord la localisation des sanctuaires ruraux ; ceux-ci sont souvent situés en un endroit isolé, soit sur une hauteur caractéristique, ou au pied d'un escarpement, soit dans un vallon.

Dans la plupart des cas, il existe une source, une fontaine, un ruisseau, un petit lac, ou un puits qui peut être à l'intérieur du sanctuaire. Dans un cadre souvent forestier ou (et) rocheux, l'eau sort de terre par une excavation plus ou moins importante, sous une pierre ou même dans une grotte, établissant ainsi le lien entre les éléments chtoniens et le monde terrestre.

Cette eau, source et symbole de vie, est un élément essentiel du « répit », le baptême constituant alors la forme christianisée d'un antique


MORT ET SALUT SPIRITUEL DU NOUVEAU-NÉ, XV<-XIX° S. 373

rituel de purification, de lustration à la naissance 17. Dans plusieurs sanctuaires, jusqu'au xix* siècle, on plaçait le corps de l'enfant près de la fontaine ; parfois même il était plongé rituellement un certain nombre de fois dans l'eau de la source recueillie dans une vasque ou un bassin (à Vénasque dioc. de Carpentras), à Benoîte-Vaux, à Meyronnes Saint-Ours, à Frolois (dioc. d'Autun). Certaines pierres à cupules, des mégalithes ruinés ont également joué un rôle dans l'exposition de l'enfant, ce qui confirme l'idée que des éléments de culte pré-existaient à la construction du sanctuaire chrétien.

Enfin, des ex-voto gallo-romains, des statues de déesses-mères ont parfois été retrouvés sous le sanctuaire ou dans la source même. A Roched'Hys, près de Vitteaux (dioc. d'Autun), des ex-voto datant des premiers siècles de notre ère montrent clairement que le sanctuaire associé à une « source guérisseuse », et situé dans un « bout du monde », était alors fréquenté pour les maladies des enfants, et qu'il servait déjà vraisemblablement de sépulture aux enfants morts prématurément. Lorsque la chapelle actuelle a été construite au début du xvT siècle, certains de ces ex-voto en pierre, figurant un enfant entre ses parents, ont été réutilisés en façade, au-dessus de la porte d'entrée, témoignant ainsi de la permanence des pratiques 18.

Par sa localisation en un lieu-limite (de terroir, de province), par la diversité de ses fonctions, le « sanctuaire à répit » a constitué, pendant des siècles, un haut lieu de la sacralité. Symbole de vie et symbole de mort s'y croisaient sans cesse, comme pour rappeler aux hommes la fragilité de leur existence, la nécessité du salut et aussi très profondément, leur appartenance au grand corps de la Terre-Mère.

Jacques GELIS, Université de Paris VIII.

17. A la fin du xvme siècle, pour faire bénéficier le mort-né sans baptême des vertus de l'eau de pluie qui tombait sur le toit de l'église de Kinzheim, au moment d'un baptême, les parents enterraient le corps sous le chéneau de la gouttière. August LAMB, Vber den Aberglauben im Elsass, Strasbourg, 1880.

18. Cf. Armand BRUZARD, C Notice sur la source de Massingy-les-Vitteaux », Bull, de la Société des Se. de Semur-en-Auxois, 1866, pp. 67-75. Et L. BERTHOUD et A. VITTENET, « Une stèle gallo-romaine de la Fontaine de La Roche d'Y. », Bull, de la Soc. des Se. de Semur-enAuxois, mai 1929, fasc. 3.


ANNEXES

I. — LES SÉQUENCES D'UN «RÉPIT» Abbaye Sainte-Marie d'Almenèches (15 juin 1500)

Vers 15 h Naissance d'un enfant mort-né, dans la maison

de ses parents.

15 h. -19 h Le corps est gardé à la maison par les femmes.

Vers 19 h Inhumé dans le jardin.

19 h. 30 Exhumé et mis près du feu.

20 h Transporté à l'abbaye.

20 h. - 22 h L'enfant donne des « signes de vie ».

Après 22 h Placé dans la cuisine de l'abbaye, près du feu,

où il continue à donner des « signes de vie ». « Au milieu de la nuit »... « Retour à l'état mortel », mais demeure sur

place jusqu'au lendemain matin où il est enseveli.

(Sources : A.D. Orne H 3383.)

II. — LA « SOCIÉTÉ DU RÉPIT »

Abbaye Sainte-Marie d'Almenèches (15 juin 1500)

Témoins Age Qualité Lieu d'origine Signes de vie

1. L'abbesse ? Almenèches « Sa chair s'échauffa

et les — prit une coureligieuses

coureligieuses vermeille

— palpita. »

2. Massine, ? Domestique St-Germain-de- « En chemin faisant (vers fille de Jean de l'abbesse Montgommery l'abbaye) elle s'aperceut Le Houx que le sang revenoit peu

à peu sur le visage dud.

enfant. »

(Exposé sur l'autel) « Le

sang s'est multiplié sur

son visage. »

« Aussi ses veines se remplissoient

remplissoient sang et lui

battoient. »

« Elle l'a vu et touché. »

3. Jeanne, ? Domestique Almenèches « Elle aperçut du sang fille de de l'abbesse sur son visage. »

feu Jean Le Picard


MORT ET SALUT SPIRITUEL DU NOUVEAU-NÉ, XV'-XIX' S. 375

Témoins Age Qualité Lieu d'origine Signes de vie

4. Pierre ? Prêtre Almenèches « A touché (l'enfant) pluBoucher Curé sieurs fois mettant ses

mains sur sa tête, sur son visage et sur les autres parties de son corps, lesquelles il trouvoit chaudes... »

« La veine de la temple se remuoit. » « Son visage étoit vermeil. »

« Croit en conscience que led. enfant étoit en vie. » Au contact du chef de sainte Opportune, il lui semble que « led. enfant a ouvert les yeux en les sillant ».

5. Richard ? Curé Almenèches Signes de vie : « la chaMartin leur, la couleur vermeille

et le mouvement de la veine de la temple dud. enfant ».

6. Jean ? Curé Pont-de-Vie « Il a vu sortir de l'eau Boschère de la bouche dud. enfant,

quoiqu'il eût la tête assez élevée. »

7. Hilaire, 30 ans Silly « Son visage devint verfemme de meil. » « Ses veines se reJean Dupuys muoient. »

« Il étoit plus beau sur

led. autel (...) qu'il n'étoit

lorsqu'on l'enterra. »

(Il était né avec un abcès

à la gorge.)

« Il étoit beau de visage

et sain par tout le corps. »

8. Jean 36 ans Almenèches « A déposé comme le curé Nicolle dudit lieu. »

9. Robert 40 ans Almenèches Dans la cuisine abbatiale, Soulonne il a vu l'enfant « deux

fois palpiter et remuer les lèvres et la tête et croit en conscience que led. enfant avoit vie ».

10. Olivier 50 ans Cuisinier Almenèches II a vu mourir l'enfant,

Malherbe mais avant, « il l'a vu

trois fois palpiter et tressaillir ; il a vu descendre dans la partie inférieure de la bouche la langue dud. enfant, qui étoit attachée au palais ».


376 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Témoins Age Qualité Lieu d'origine Signes de vie

11. Marguerite 14 ans Almenèches « A vu led. enfant remuer Souchère les lèvres » (dans la cuisine).

12. Guillemine 35 ans Almenèches « A déposé comme les Vincent curés. »

13. Ysembert 26 ans Almenèches « A vu led. enfant bailler Chesnel deux fois et donner des

signes de vie dans lad. cuisine (...) Il croit qu'il n'étoit pas alors mort. »

14. Jeanne, ? St-Germain-de- «Elle étoit présente lorsveuve Jean Montgommery que led. enfant pleura Le Houx dans la cuisine. »

« Elle mit sa main sur la fontaine de la tête et elle s'aperceut deux fois qu'elle se remuoit... » « Elle croit en vérité qu'il étoit vivant. »

15. Isabelle, 25 ans Exmes « Ayant posé la main sur femme Jean led. enfant avoit senti la Jousse veine de la temple se remuer, qu'au commencement led. enfant avoit la bouche ouverte, qu'il l'avoit ensuite fermée, que led. enfant étoit chaud, coloré d'une couleur vive. »

(Sources : A.D. Orne H 3383.)


LA NAISSANCE ET LA PETITE ENFANCE EN NOUVELLE ANGLETERRE A L'ÉPOQUE COLONIALE

1630-1750

L'étude de la condition de l'enfant constitue l'un des thèmes les plus significatifs de la nouvelle histoire sociale américaine. L'influence exercée par l'ouvrage de Philippe Ariès — traduit en anglais sous le titre de Centuries of Childhood — est évidente. Cependant, beaucoup d'historiens ont repris le thème de l'enfance d'une façon très originale, s'inspirant aux sciences sociales, comme l'anthropologie, la sociologie et la psychologie, plutôt qu'à la méthodologie de Philippe Ariès. En outre, ce sont les recherches locales qui ont souvent donné heu aux contributions les plus originales sur ce sujet difficile 1.

1. Philippe ARIÈS, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, 1960 ; éd. anglaise, Centuries of Childhood : a Social History of Family Life, New York, 1962 ;

Robert BREMMER éd., Children and Youth in America, a Documentary History, 3 vol., Cambridge, Mass., 1970 ;

Lloyd DE MAUSE éd., The History of Childhood, New York, 1974 ; De Mause est le promoteur et théoricien d'une nouvelle branche de l'historiographie américaine, la Psychohistory, dont le présupposé méthodologique consiste dans l'application des théories psychanalytiques et psychologiques à l'interprétation de l'histoire. L'ouvrage comprend deux chapitres sur l'enfance en Amérique à l'époque coloniale : Joseph E. ILLICK, Child Rearing in ïlth Century England and America, et John WALZER, A period of Ambivalence : ISth Century American Childhood ;

John DEMOS, A Little Commonwealth : Family Life in Plymouth Colony, New York, 1970 ; son schéma interprétatif de l'expérience infantine est emprunté à la théorie du développement psychologique élaboré par Erik ERTKSON (Identity and the Life Cycle, New York, 1959 ; et Childhood and Society, New York, 1963) ; et relève de la pure hypothèse. A son avis tous les enfants de Plymouth furent élevés dans une discipline sévère et réprimés dans toute expression d'autonomie, ce qui aurait déterminé le caractère litigieux et paranoïaque des habitants de cette colonie une fois arrivés à l'âge adulte ; cf. aussi Developmental Perspectives on the History of Childhood, in Théodore K. RABB and Robert I. ROTBERG, The Family in History, New York, 1973 ;

Philip J. GREVEN ;>., The Protestant Tempérament, Patterns of Child-Rearing, Religious Expérience and the Self in Early America, New York, 1977 ; à partir d'une documentation centrée sur l'expérience religieuse et pédagogique, Greven repère trois modèles distincts qui se présentent en même temps dans chaque groupe religieux et qui se perpétuent jusqu'à la première moitié du xrx? siècle. Le premier, le modèle évangélique, sectaire, ascétique, comportait une attitude réprimant toute expression d'autonomie chez l'enfant ; le modèle modéré, par contre, caractérisé par une piété moins extrémiste, favorisait plutôt le contrôle de la volonté de l'enfant, mais n'impliquait pas sa suppression ; le troisième, enfin, exprimé


378 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Faire l'histoire de l'enfance est en effet problématique car, à l'exception des données démographiques, les sources primaires dont on dispose nous parlent davantage de l'attitude des adultes envers les enfants que des enfants eux-mêmes. Il faut donc essayer de discerner à travers les réactions des adultes la particularité de la condition enfantine à un moment historique donné. Cela nous oblige à tenir compte constamment des projections, des attentes et des distortions que ces attitudes comportent. Les études sur l'enfance pendant la période coloniale, parues jusqu'ici, reflètent ces difficultés méthodologiques et conceptuelles. Nous en retiendrons ce qui a trait à la naissance et à la petite enfance ; nous tenterons de sortir des approximations, des généralités et des pures hypothèses en exposant les résultats de nos propres recherches sur ce sujet.

LA NAISSANCE ET LA PREMIÈRE ENFANCE

Les sources à caractère personnel, tel que lettres et journaux, nous laissent des informations peu nombreuses et très fragmentaires sur les conditions de vie de la première enfance, tout en fournissant des témoignages très intéressants sur les sentiments des adultes envers les enfants. Plus souvent dans les textes de l'époque on trouve des allusions aux dangers de l'accouchement ; le pasteur John Robinson, leader religieux du groupe de Puritains qui, en 1620, fondèrent Plymouth Colony, nous en a laissé un exemple éloquent. Dans un ouvrage sur l'éducation des enfants,

par les membres de l'élite, les genteels, comportait une très faible attention aux problèmes de la foi et de la pédagogie ; les enfants des genteels étaient éduqués de façon très indulgente sinon laxiste ;

Joseph KETT, Rites of Passage, Adolescence in America, 1790 to the Présent, New York, 1977.

Edmund S. MORGAN, The Puritan Family, Religion and Domestic Relations in J7th Century New England, New York, 1966, première édition, 1944 ; on y trouve deux beaux chapitres sur l'éducation et sur les rapports entre les parents et leurs enfants ;

Peter G. SLATER, Childreti in the New England Mind : in Death and in Life, Hamden, Conn., 1977 ;

David E. STANNARD, The Puritan Way of Death : A Study in Religion Culture and Social Change, New York, 1977 ; le chapitre 3 est consacré à l'attitude envers la mort des enfants, aussi bien qu'à l'attitude des enfants eux-mêmes devant la mort. Parmi les études locales les plus intéressantes nous nous limitons à quelques titres : Ross VV. BEALES, « In Search of the Historical Child : Miniature Adulthood and Youth in Colonial New England, American Quaterly, october 1975, pp. 381-91 ;

Gerald F. MORAN, C Religious Renewal, Puritan Tribalism and the Family in 17fh Century Milford, Connecticut, William and Mary Quaterly, April 1979, vol. XXXV, n° 2, pp. 246-47 ;

Daniel S. SKQTH, « Parental Power and Marriage Patterns : an Analysis of Historical Trends in Hingham, Massachusetts », in Journal of Marriage and Family, August 1973, vol. XXXV, n° 3 ;

Quelques monographies parues à des périodes différentes, nous offrent encore des renseignements utiles : Alice M. EARLE, Child Life in Colonial Days, New York, 1899 ; Arthur W. CALHOUN, A Social History of the American Family, 3 vol., New York, 1917 ;

Standford FLEMING, Children and Puritanism : Ike Place of Children in the Life and Thought of the New England Churches, 1620-1847, New Haven, Conn., 1933 ; Monica KEEEER, American Children through their Books, 1700-1815, Philadelphia, 1948 ; William SLOANE, Children's Books in England and America in the 17th Century, New York, 1955.


NAISSANCE ET PETITE ENFANCE EN NOUVELLE ANGLETERRE 379

Robinson se livrait à des réflexions assez amères à l'égard des dangers qu'ils traversaient pour venir au monde :

They are a blessing great but dangerous. They corne into the world at first with danger, both in respect of themselves, as passing sometimes from the womb to the grave, sometimes being born deformed in body ; as also in regard of the mother, the first day of their being in the world, being often her last in it 2.

En quelques mots, Robinson résumait les conditions précaires dans lesquelles, au début du xvir siècle, se trouvaient les enfants à leur naissance, ainsi que le sentiment d'impuissance et d'angoisse des adultes face aux risques que couraient les mères. Tout en se référant à l'Angleterre, les considérations de Robinson valent aussi bien pour les Anglais établis en Amérique, où grossesse et accouchement furent une source de préoccupation constante et, si l'on considère l'état de la médecine de l'époque, tout à fait justifié 3.

Quelques études très récentes sur les traditions qui entouraient l'accouchement dans les colonies américaines du Nord confirment la permanence des traditions anglaises. Les sages-femmes furent les uniques dépositaires de la prérogative d'assister les femmes en couches ; munies de leur seule expérience, elles ne pouvaient intervenir que de façon limitée en cas d'accouchements difficiles. En général, il semble que dans leur oeuvre, elles s'en tenaient à seconder le déroulement naturel de l'accouchement. Si l'enfant se présentait par le siège, elles pouvaient cependant le retourner de façon à le faire sortir par les pieds ; mais si il était impossible de le faire sortir par quelque moyen que ce soit, elles devaient procéder à sa destruction dans le sein de la mère avec les risques et les conséquences pour l'intégrité de la femme qu'on peut bien imaginer. Le forceps ne fit son apparition qu'à la fin du xviir siècle, mais il demeura la prérogative des médecins mâles qui à cette époque s'introduisirent dans le champ de l'obstétrique ; leur nombre devint de plus en plus important au cours du XIXe siècle, mais si leurs services furent bien accueillis, quoiqu'avec de fortes résistances au départ, ils se limitèrent aux classes aisées et moyennes des zones urbaines 4.

2. « Ils sont une bénédiction grande, mais dangereuse. Tout d'abord, lors de leur venue au monde, ils mettent en danger eux-mêmes — passent parfois du sein maternel à la tombe ou naissent parfois déformés —, et leur mère, car le premier jour de leur venue au monde est souvent [pour elle] le dernier ». John ROBINSON, Of Children and their Education (1628), in Robert ASTHON éd., The Works of John Robinson, Pastor of the Pilgrim Fathers, Boston, 1851, p. 243 ; John Robinson (1575-1625) fut parmi les chefs les plus prestigieux du groupe de Puritains séparatistes qui, en 1620, fondèrent Plymouth Colony. Bien qu'étant leur pasteur et porteparole, il ne les avait pas suivis en Nouvelle-Angleterre, où, cependant, ses ouvrages jouissaient d'un prestige et d'une popularité indiscutables.

3. Les données sur la mortalité des femmes en couches demeurent insuffisantes et incertaines. Cependant, Maris Vinovskis signale que l'espérance de vie des femmes en âge fécond est moins élevée à Salem, tout en étant, par ailleurs, proche de celle des hommes à Andover, Prymouth et Ipswich ; cf. Maris VINOVSKIS, Mortality Rates and Trends in Massachusetts before 1860, cit., p. 212.

4. Catherine M. SHOLTEN, « On the Importance of Obstetrick Art : the Changing Customs of Childbirth in America, 1760-1825, William and Mary Quaterly, july 1977, vol. XXXIV, n° 3, pp. 426-445. Judith BARREIT-LITOFF, American Midwives 1800 th the Présent, Westport, Conn., 1978 ; Jane B. DONEGAN, Women and Men Midwives : Medicine, Morality, and Misoginy in Early America, Westport, Conn., 1978.


380 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'accouchement était un événement qui touchait la communauté féminine : la mère, les proches parentes, quelques voisines et la sagefemme offraient leur aide pratique et psychologique auprès de la femme en couche et dans la maison; elles s'occupaient des travaux domestiques et des autres enfants, tout en offrant leur concours à la sage-femme pendant les dernières phases de l'accouchement. Leur assistance se prolongeait aussi bien pendant les premiers jours qui suivaient la naissance ; c'était donc ces femmes mêmes qui s'occupaient du nouveau-né au cours de cette première période, pendant que la mère gardait son lit, bien couverte et réchauffée à l'aide de boissons chaudes et alcooliques, et surveillée jour et nuit par crainte de possibles complications 5.

Un exemple de la présence rituelle de plusieurs femmes, lors de l'accouchement, est fourni par le journal de Samuel Sewall, marchand et magistrat de Boston qui, le 13 août 1690, à l'occasion de la naissance peut-être prématurée d'une de ses filles ( sa femme était à sa neuvième grossesse) écrit : « Aucune femme n'était là, et rien n'était préparé : nous avons été pris par surprise, car ma femme ne s'y attendait qu'un mois plus tard» 6.

Le journal de Ebenezer Parkman, pasteur dans le village de Westbourough en Massachusetts, contient aussi des informations détaillées à ce sujet, confirmant ainsi que, un demi-siècle plus tard, la coutume était toujours bien vivante dans une communauté rurale de la Nouvelle-Angleterre. Le 26 décembre 1738, à quatre heures du matin, Parkman se précipite pour chercher la sage-femme et quelques femmes (six) qui vont rester auprès de sa femme pendant toute la journée et toute la nuit. Il s'agissait probablement d'une fausse alerte parce que le lendemain, le 27 décembre, toutes, sauf la sage-femme, retournèrent chez elles ; le 28 décembre, cependant, Parkman courra les chercher de nouveau, encore à quatre heures du matin puisque cette fois-ci sa femme en avait vraiment besoin. Le nombre de femmes qu'on jugeait nécessaire pour aider la sage-femme variait de quatre à six. Chez les Parkman, six femmes devaient représenter le nombre minimum. A la naissance de sa sixième fille, Parkman, comme d'habitude, se dépêche d'aller chercher la sage-femme et « Plusieurs autres femmes [six] que nous avons trouvées, autant qu'il était nécessaire ». Dans cette circonstance, aussi elles restèrent toute la nuit pour veiller au chevet de M*" Parkman 7.

5. Catherine M. SHOLTEN, op. cit., pp. 432-33 ; Alan Mac FARLANE, The Family Life of Ralph Josselin, a ïlih Century Clergiman, Cambridge University Press, Cambridge, 1970, p. 85.

6. Te Diary of Samuel Sewall, 1674-1729, M. HALSEY Thomas editor, 2 vol., New York, 1973, vol. I, p. 264 ; Samuel Sewall (1652-1730) né à Bishop Stoke, Hampshire en Angleterre, suivit sa famille, à l'âge de neuf ans, à Newbury en Massachusetts. En 1674, il obtint le diplôme de Master of Arts à Harvard ; après son mariage (qui dura 26 ans) avec Hannah Hull, il s'établit à Boston chez son beau-père, un riche marchand qui l'introduisit dans les affaires. A partir de 1684 il fit partie de la Court of Assistants et en 1692 il reçut la charge de juge de la Superior Court of Judicature qu'il occupât jusqu'à quelques mois avant sa mort. Il se maria trois fois, mais il eut ses quatorze enfants de son premier mariage.

7. The Diary of Ebenezer Parkman, first part 1719-1755, Francis G. WALLET editor, Worcester, Massachusetts, 1974, pp. 56 et 113. Ebenezer Parkman (1703-1782) issu d'une famille humble de Boston, fut le premier pasteur qui s'établit dans le village de Westbou-


NAISSANCE ET PETITE ENFANCE EN NOUVELLE ANGLETERRE 381

Les hommes étaient généralement exclus de la chambre de la parturiente, sauf éventuellement pour de brèves visites pendant les moments plus calmes au début de l'accouchement. Leur aide se limitait plutôt à attendre l'issue de l'événement, si possible en priant, seuls ou avec celles, parmi les femmes, qui ne pouvaient pas soutenir le stress psychologique au cas d'accouchements difficiles. C'est ainsi que Samuel Sewall passe les heures qui vont de l'arrivée de la sage-femme à la naissance de sa douzième fille, à la cuisine, en compagnie de sa belle-mère et d'un pasteur qu'ils avaient appelé pour prier avec eux. L'état de sa femme semblait bien désespéré à cette occasion — « Ma femme était dans un péril beaucoup plus grand que d'habitude », écrit Sewall, au point que sa mère même, n'arrivant pas à soutenir la vue des souffrances de sa fille, avait quitté la chambre pour se retirer en prière. Dans cette circonstance, aux femmes qui avaient fourni leur assistance, on offrit un riche dîner. On pourrait croire que cela aussi faisait partie des coutumes qui entouraient la naissance, mais dans le journal de Samuel Sewall cela ne semble se produire que dans des circonstances exceptionnelles. C'est à l'occasion de la naissance de sa quatorzième fille, qui avait encore une fois procuré la plus grande appréhension pour la vie de sa femme, qu'on trouve la seule autre allusion à ce dîner coutumier. Cette fois-ci, Sewall nous laisse mieux entendre que ce repas, apparemment réservé aux femmes seulement, faisait partie des rituels de la communauté féminine : « My wife treats her Midwife and Women : had a good dinner, Boil'd Pork, Beef, Fowls ; very good RostBeef, Turkey-Pye, Tarts », au menu succède la liste des dix-sept invitées 8.

Dans les familles aisées, il semble qu'il était commun d'avoir recours à une nourrice pendant les premiers jours car l'on estimait, comme c'était l'opinion courante en Europe, que le lait de la femme qui venait d'accoucher n'était pas indiqué pour l'estomac des nouveau-nés 9. Dans des couches sociales moins aisées, cependant, comme dans les petites communautés agricoles, une telle fonction pouvait bien être assurée par une voisine ou par une des femmes qui avait assisté la mère pendant l'accouchement 10. La mère ensuite reprenait l'allaitement, ce qui pouvait se prolonger pour une période d'un an à dix-huit mois. Cette coutume resta sans doute inchangée pendant longtemps, aussi bien en Amérique qu'en Europe, bien que l'opinion des médecins à ce propos se soit radicalement transformée au cours du xvnr siècle. Un exemple en est donné par le médecin anglais William Cadogan qui, dans un traité de puériculture de 1748 — qui connut une grande diffusion dans les colonies dès sa première

rough où il exerça son ministère de 1724 jusqu'à sa mort. Il se maria deux fois, il eut cinq enfants de sa première femme et sept de sa deuxième ; tous, sauf une petite fille décédée quelques jours après sa naissance, arrivèrent à l'âge adulte et survécurent à leur père.

8. « Ma femme régale sa sage-femme et les autres femmes : il y a eu un bon dîner, du porc bouilli, du boeuf, des volailles, du très bon rôti de boeuf, du dindon en tourte, des tartes ». Samuel SEWAIL, Diary, cit., vol. I, p. 324, 21 novembre 1694.

9. L'ancienne théorie médicale conseillait d'attendre vingt jours environ avant d'allaiter, puisqu'on croyait que le lait maternel ne pouvait pas être de bonne qualité s'il était sécrété en même temps que le sang de l'accouchement ; cf. J. GELIS, Mireille LAGET, Marie-France MOREL, Entrer dans la vie, naissances et enfances dans la France traditionnelle, Editions Gallimard-Julliard, 1978.

10. Rose Ann LOCKWOOD, « Birth, Illness and Death in 18th Century New England », Journal of Social History, Fall, 1978, vol. XII, n° 1, p. 122.


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édition — déconseillait vivement de retarder le début de l'allaitement maternel, considérant qu'il s'agissait d'une pratique contraire aux rythmes naturels de la lactation et de la capacité du nouveau-né à téter 11.

Le recours à la nourrice était de toute façon obligatoire dans tous les cas où la mère n'était pas considérée en condition d'allaiter. Les fièvres puerpérales, les maladies chroniques ou l'extrême faiblesse imposaient assez fréquemment cette pratique ; sans parler des cas d'épidémie durant lesquels trouver une nourrice devenait d'ailleurs un problème dramatique. L'allaitement artificiel au moyen de bouteilles ou à la cuillère — by the spoon — était considéré comme trop risqué, bien que l'on ait la preuve que dans certains cas il ait été pratiqué; la mortalité infantile due à des infections gastro-intestinales était en effet tellement élevée, et de toute évidence imputable à l'alimentation, que le lait humain était sans hésitation considéré comme le seul aliment sûr pour les nouveaunés 12. Quant à l'allaitement permanent par une nourrice, on sait qu'il jouit d'une grande faveur parmi l'élite des colonies du Sud, où l'imitation du style de vie de l'aristocratie anglaise, qui recourait traditionnellement à cette pratique, favorisa sans aucun doute sa diffusion. Avec cette variante, cependant, que les nourrices pouvaient être de couleur, ce qui ne cessait d'étonner et de scandaliser les visiteurs européens. Ils s'étonnaient, en effet, que les enfants gardent une peau de couleur claire et la même physionomie; ils étaient scandalisés de voir les rejetons des grandes familles confiés pour une opération aussi délicate, pour laquelle en Europe on multipliait les instructions, à des éléments considérés comme soushumains et qui étaient juridiquement associés aux bétails.

Peu après son arrivée en Virginie, un jeune pasteur anglican, Jonathan Boucher écrivait aux siens :

I cannot be reconcil'd to having my Bairnes nurs'd by a Negro Wench. Seriously, that is a monstruous Fault with the people hère, and surely it is the source of many Disavantages to their children 13.

En Nouvelle-Angleterre par contre, la mise en nourrice ne semblait pas bénéficier d'une grande popularité. Telle est du moins l'opinion courante des historiens de la famille américaine qui se limitent à affirmer qu'en général les enfants étaient allaités au sein maternel sans pour autant faire de distinctions chronologiques ou de distinctions de classe 14.

11. Ernest CAULFÏELD, « Infant Feeding in Colonial America », Journal of Pediatrics, 41, 673, 1952, p. 675 ; William CADOGAN, Essay upon the Nursing and Management of Children, from their Birth to three years of Age, London, 1748, in Robert BREMNER, op. cit., p. 285, cet ouvrage jouit d'une large diffusion dans les colonies américaines dès sa première édition.

12. Ernest CAULFÏELD, op. cit., pp. 677-78.

13. « Je ne peux me résigner à faire allaiter mes enfants par une négresse. Franchement, c'est une faute monstrueuse chez les gens d'ici, et certainement cela doit causer maints préjudices à leurs enfants ». Julia CHERRY SPRUILL, Women's Life and Work in the Southern Colonies, cit., p. 56 ; Ernest CAULFÏELD, op. cit., pp. 673-75-76.

14. John DEMOS, Family Life in Plymouth Colony, cit., pp. 132-33 ; Edward SHORTER, The Making of the Modem Family, New York, 1975, p. 176 ; Joseph ILLICK, Child Rearing in 17th Century Bnglanâ and America, cit., p. 325.


NAISSANCE ET PETITE ENFANCE EN NOUVELLE ANGLETERRE 383

Il est certain que les Puritains d'Amérique, comme les Puritains anglais furent largement en faveur de l'allaitement maternel, comme il ressort de différents exemples empruntés aux ouvrages de préceptes religieux. John Robinson semblait même considérer comme évident que les mères allaitaient leurs enfants quand il écrivait : «Les enfants dans les premiers jours de leur vie retirent beaucoup de leurs bonnes mères, non seulement parce qu'ils sucent leur lait, mais aussi parce qu'ils en absorbent en quelque sorte les manières, en étant toujours auprès d'elles et en recevant d'elles leurs premières impressions. » 15.

Si l'on tient compte par ailleurs de la fonction contraceptive naturelle de l'allaitement, on peut interpréter comme un indice de sa diffusion généralisée parmi la population, l'intervalle d'environ deux ans entre les naissances que les données démographiques les plus récentes ont permis de relever.

Toutefois, Ernest Caulfield a signalé depuis longtemps déjà qu'au début du xvm* siècle les annonces des nourrices offrant leurs prestations dans les gazettes avaient commencé à se faire plus fréquentes jusqu'à devenir une chose très commune à partir de la seconde moitié du siècle ; de même que commençait à se répandre l'habitude d'envoyer les nouveaunés en nourrice à la campagne, en justifiant l'éloignement de la famille par l'avantagé du changement d'air 16.

Les indications de Caulfield permettent de lire d'une manière différente les injonctions du pasteur bostonien Cotton Mather, qui vers la fin du xvrr siècle et au début du xvm° siècle, dans deux textes adressés aux mères leur rappelait leurs devoirs spirituels envers leurs enfants et leur enjoignait de les allaiter elles-mêmes, si elles étaient en mesure de le faire, sous peine de se faire accuser de frivolité ou d'oisiveté.

Quelques années plus tard, en 1719, Benjamin Wadsworth, dans son The Well Ordered Family, faisait écho à Cotton Mather :

Mothers also, if able should suckle their children... Those Mothers who hâve milk and are so healthy as to be able to suckle them, seem very criminal and blameworthy 17.

Le ton fortement réprobateur de Benjamin Wadsworth et de Cotton Mather semble suggérer que le recours systématique à la nourrice se répandait peu à peu, à cette époque, parmi les couches urbaines aisées. Par conséquent il n'est pas improbable que, tout en étant stigmatisée par les préceptes religieux, la coutume de la mise en nourrice à la campagne ou à domicile ait été gardée dans quelques familles de l'élite puritaine et qu'elle soit venue progressivement en vogue dans les couches moyennes

15. John ROBINSON, op. cit., p. 243 ; Alan MAC FARLANE, The Family Life of Ralph Josselin, cit., p. 86.

16. Ernest CAULFIELD, op. cit., pp. 676-77.

17. « Les mères devraient aussi allaiter leurs enfants si elles le peuvent... Ces mères qui ont du lait et une bonne santé pour allaiter [et qui ne le font pas] semblent bien criminelles et dignes de reproches ». Cotton MATHER, Ornaments for the Daughters of Zion, Boston, 1692 ; Elisabeth in her Holy Retirement, Boston, 1710 ; Benjamin WADSWORTH, The Well Ordered Family, Boston, 1719, in Robert BREMNER, op. cit., p. 35.


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des villes ; cela au moment où la société se développa et s'enrichit au détriment de la sobriété et de la rigueur religieuse initiales.

La poussée des dents et le sevrage furent considérés comme des étapes cruciales dans le développement de l'enfant, comme en témoignent les allusions fréquentes et préoccupées qui ne cessent de revenir à ce sujet dans les lettres et les journaux de l'époque. Alice Morse Earle parle du grand nombre de charlatans qui proposaient des remèdes pour aider la dentition difficile; elle affirme par ailleurs que de nombreux enfants en mourraient 18. Bien qu'il ne soit encore possible de fournir des données certaines à ce sujet, l'appréhension dont s'accompagnait cette étape nous permet de penser qu'un certain nombre d'enfants ne réussissaient pas à en sortir indemnes d'autant plus qu'une pratique courante était de faire ouvrir la gencive pour faciliter la sortie de la dent et d'administrer des médicaments pour soigner les troubles qui se manifestaient souvent à cette période 19.

Un témoignage intéressant sur les risques que couraient les enfants au cours de cette phase de leur développement nous est offert par quelques conseils sur la façon la plus adéquate de procéder au sevrage, que le Dr Lionel Chalmers fit publier en Caroline du Sud en 1776. Chalmers considérait comme une erreur fatale d'essayer de sevrer les petits enfants vers neuf ou dix mois, parce que cette période se trouvait à coïncider avec la phase délicate de la dentition : « Car, n'ayant pas encore percé toutes leurs dents et en souffrant souvent beaucoup, il faut alors leur administrer des médicaments qui ne sont pas toujours de goût agréable ; de sorte qu'il y en a qui deviennent si méfiants à l'égard de quelque chose qu'on essaye de leur donner qu'ils ne permettent pas qu'on approche de leur bouche une tasse ou même une cuillère ».

Une fois le sevrage commencé dans un moment si crucial, les enfants faisaient des difficultés pour reprendre le sein, ce qui aurait été le seul espoir de les garder en vie. Aussi beaucoup d'entre eux mouraient-ils et l'auteur lui-même reconnaissait qu'il en avait perdus plusieurs de cette manière. Il conseillait par conséquent d'attendre que la poussée des dents soit achevée avant de changer l'alimentation des nourrissons ; en outre, il recommandait d'attendre l'automne avant de procéder au sevrage puisque, indépendamment de leur constitution, la chaleur de l'été rendait les enfants plus vulnérables et plus sujets aux maladies 20.

Le jour du sevrage était souvent décidé à l'avance, étant donné qu'il pouvait être effectué sans aucune gradation.

Le 2 février 1690 Samuel Sewall note : « Le petit Joseph [de dix-sept mois] prend sa dernière tétée, comme décidé, sa grand-mère le prenant ensuite dans sa chambre pour le sevrer ». Le 7 mars 1703, une inflammation mammaire de la nourrice contraint M"" Sewall à avancer de quelques jours le sevrage de la dernière-née Judith âgée de quatorze mois 21.

18. Alice M. EARLE, Chilâ Life in Colonial Days, cit., p. 145.

19. En 1653, le médecin anglais Robert Pennel fut le premier à conseiller l'ouverture de la gencive ; cf. Joseph ILLICK, op. cit., p. 313.

20. Ernest CAULFOELD, op. cit., p. 683.

21. Samuel SEWALL, Diary, vol. I, p. 250 et pp. 482-83.


NAISSANCE ET PETITE ENFANCE EN NOUVELLE ANGLETERRE 385

Parfois c'était au contraire la mère qui partait pour quelques jours, pendant que le père avec l'aide des femmes de la famille s'occupait de surveiller l'opération. Telle était par exemple la méthode adoptée par Hannah Parkman, qui d'habitude en profitait pour rendre visite à des parents qui résidaient dans d'autres villages 22.

Apparemment, il n'y avait pas de règles fixes qui permettaient de déterminer le moment où entreprendre le sevrage. On a vu que Lionel Chalmers parle du huitième ou neuvième mois en Caroline du Sud, tandis qu'en Virginie on laissait les esclaves de couleur allaiter jusqu'au douzième mois. En Nouvelle-Angleterre, l'allaitement pouvait même se prolonger jusqu'au dix-septième mois, quoique le peu d'exemples qui nous sont parvenus jusqu'à présent ne nous permettent pas d'avancer des généralisations 23. Cependant, en associant ces exemples à l'intervalle d'environ deux ans généralement constaté entre les naissances, on peut déduire que le sevrage était entrepris quand la grossesse suivante avait atteint le point où la mère pouvait estimer dangereux de nourrir le phoetus et l'enfant en même temps.

MORBIDITÉ ET MORTALITÉ

Si la dentition et le sevrage représentaient des phases délicates pour la santé et la vie même des petits enfants, au point d'être mentionnés avec anxiété par les parents, les nombreuses maladies auxquelles ils étaient irrémédiablement exposés non seulement pendant la petite enfance mais aussi pendant l'adolescence, ne suscitaient pas moins d'appréhension. Bien qu'ils aient bénéficié de conditions de salubrité meilleures qu'en Europe, les colons américains ne furent pas à l'abri des maladies épidémiques et endémiques qui frappaient alors les populations européennes. L'incidence du scorbut pendant les premières générations fut élevée en raison du régime alimentaire et des famines ; le scorbut demeura endémique pendant toute la période coloniale. Un missionnaire rapportait qu'en 1726 en Nouvelle-Angleterre les gens mangeaient du boeuf et du porc salé, buvaient du cidre pendant la moitié de l'année et de la bière de mélasse pendant l'autre moitié. Quelques années plus tard un autre missionnaire rapportait que les plus pauvres mangeaient du porc salé et « indian beans » avec du pain de maïs et du lait au déjeuner et au souper. Un médecin écrivait en 1745 que le scorbut était très répandu en Amérique du Nord au point que difficilement quelqu'un y échappait et que très souvent il était confondu avec d'autres maladies 24.

22. Ernest CAULHELD, op. cit., pp. 677-82 ; Alan MAC FARLANE est de l'avis qu'en Angleterre le sevrage avait lieu d'une façon graduelle, « the process was obviously a fairly graduai one, extended over several weeks », mais il ne dit pas d'où il tire une telle conclusion ; et. The Family Life of Ralph Josselin, cit., p. 88.

23. Ernest CAULFIELD, op. cit., p. 674.

24. John DUFFY, Epidémies in Colonial America, Bâton Rouge, 1953, p. 12 ; Richard SHYEOCK, Medicine and Society in America, New York, 1960.


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La variole, la rougeole et la diphtérie furent des maladies communes des deux côtés de l'océan, mais la fièvre jaune et la malaria pernicieuse furent des maladies typiquement américaines contre lesquelles les colons n'avaient aucune immunisation.

Endémique au début du XVIIIe siècle dans toutes les principales villes européennes, la variole ne le fut pas cependant en Amérique, où elle apparut moins fréquemment même si, à cause de cela justement, quand une épidémie éclatait le nombre des victimes était plus important. La population en était moins immunisée, si bien qu'en Europe, il était d'opinion courante que les Américains ne résistaient pas à la variole en raison du pourcentage d'adultes qui périssaient au cours des épidémies. Cependant, les Américains la subirent moins si, pendant les épidémies les plus violentes, les taux de mortalité furent plus bas que ceux qu'on trouve en Angleterre : un sur sept à Boston pendant la très grave épidémie de 1721, soit 14 %, alors qu'en Angleterre on atteignait des taux du 18 % et même du 40 % 25.

L'inoculation antivariolique fut introduite à Boston vers 1720, ce qui suscita de grandes hostilités de la part des médecins et une forte méfiance de la part des autorités.

Cotton Mather eut le courage d'être le promoteur de l'expérience. C'est au cours de la plus grave épidémie de variole, qui éclata à Boston en 1721, que Mather, se souvenant des membres de sa famille disparus dans des circonstances semblables (trois enfants et sa femme étaient morts de rougeole en 1713) demanda au docteur Zabdiel Bolyston de procéder à l'inoculation de ses propres enfants. Dès lors une violente polémique se déclencha entre les partisans et les détracteurs de l'expérience, mais au seuil de la Révolution celle-ci était désormais devenue une pratique répandue 26.

Vers le milieu du xvnr siècle cependant, une maladie épidémique encore peu connue, la diphtérie, s'abattit avec une violence sans précédent sur la Nouvelle-Angleterre. Le foyer était, cette fois-ci, localisé loin des villes de la côte, qui restèrent inexplicablement épargnées par la contagion. Ce furent, en effet, surtout les villages de l'intérieur qui subirent les conséquences dévastatrices de cette maladie ; souvent précédée par une vague de rougeole, celle-ci fauchait ses victimes presque exclusivement parmi les enfants et les jeunes adolescents. A partir du mois de mai 1735, du village de Kingston dans le New Hampshire, la contagion se répandit graduellement sur toute la Nouvelle-Angleterre. On ne connaissait aucun remède efficace contre un tel fléau; ce fut un véritable massacre des innocents. Dans certains villages la moitié de la population infantile disparut en très peu de temps ; dans d'autres on calcula que plus de 80 % des personnes frappées par la diphtérie furent des enfants de moins de dix ans. Le cas de la paroisse de Hampton Falls (New Hampshire) où vingt familles perdirent tous leurs enfants, est exemplaire. En l'espace

25. John DUFFY, ibidem., p. 51.

26. John DUFFY, ibidem, pp. 51-52 ; Perry MILLER, The New England Mind, from Colony to Province, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1953, pp. 345-48.


NAISSANCE ET PETITE ENFANCE EN NOUVELLE ANGLETERRE 387

d'une année, le village perdit deux cents personnes (sur une population de 1.200) dont le 95 % étaient des jeunes au-dessous de vingt ans 27.

La diphtérie, appelée communément « Throat Distemper » était apparue une ou deux fois au cours du xviF siècle, mais sous une forme beaucoup moins grave au point d'être confondue avec la scarlatine ; au xviiF siècle, elle réapparut, cette fois-ci sous la forme la plus violente, à intervalles de sept à dix ans, le temps de reformer un nouveau groupe d'enfants non immunisés assez nombreux pour qu'il puisse favoriser une nouvelle épidémie 28.

Toutefois, de l'avis de Ernest Caulfield, contrairement à ce qu'on a cru pendant longtemps, ce ne furent pas les maladies épidémiques qui eurent les conséquences les plus graves pour la santé des enfants. Les maladies chroniques telles que la malaria et la dysenterie furent très répandues, elles affaiblissaient constamment la population et la rendaient donc plus vulnérable aux contagions. Il semble que, en Nouvelle-Angleterre, les mois d'août et de septembre étaient la période la plus favorable à l'éclosion de la dysenterie et que les petits enfants, les accouchées et les personnes âgées en étaient les proies les plus faciles. Ce fut plutôt cette maladie, en effet, par sa fréquence et sa diffusion, qui dépassa toutes les autres et qui décima la population infantile; quant à la diphtérie, elle attaquait les enfants qui étaient parvenus à survivre dans la petite enfance 29.

Si au cours du xvir siècle les épidémies avaient été plus rares qu'en Europe, avec l'augmentation de la population due à l'immigration et à l'accroissement démographique, au cours du xviiF siècle on enregistra aussi une fréquence plus grande des épidémies et de leurs conséquences.

Pendant les deux premières générations de colons les taux de mortalité étaient restés au-dessous des taux européens ; cela dans les villages de l'intérieur pourtant, puisque les villes de la côte, comme Boston et Salem, furent toujours caractérisées par une mortalité plus élevée. Au cours du xvnr siècle on assiste en revanche à la convergence des taux de mortalité des zones rurales et urbaines 30.

Pour ce qui concerne la mortalité infantile en termes quantitatifs, d'après les études démographiques les plus récentes il semble qu'elle ait augmenté au cours du xvnr siècle. L'exemple le plus probant nous est fourni par l'étude du village de Andover, dans le Massachusetts, où Philip Greven relève une augmentation de la mortalité infantile de 11 à 16 % pour la période 1670-1759. D'un avis plus prudent se déclare Maris Vinovskis, qui estime, d'une part, insuffisantes les séries temporelles — time séries — à disposition pour la période coloniale, et qui trouve que

27. Robert BREMNER, Chilâren and Youth, cit., p. 293.

28. Ernest CAULFIELD, Sortie Common Diseases of Colonial Chilâren, Colonial Society of Massachusetts Publications, vol. XXXV, 1942-46, pp. 16-22; John DUFFY, Epidémies, cit., pp. 130-33.

29. Ernest CAULFIELD, ibidem, p. 65.

30. John B. BLAKE, Public Health in the Town of Boston, 1630-1822, Cambridge, Mass., 1959, Appendix II ; Maris VINOVSKIS, Mortality Rates and Trends in Massachusetts before 1860, cit., p. 212.


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le contraste entre les données qu'on a repérées jusqu'ici pour Andover et Salem au xviir siècle est aussi un sérieux motif de questionnement ; à Salem, en effet, la mortalité infantile baisse de 31 % au XviF siècle à 18 % au cours du xviir siècle, ce qui amène Vinovskis à se demander si l'augmentation de la mortalité infantile du xvin" siècle est vraiment à attribuer à l'aggravation des conditions de vie de la population ou si elle n'est pas due plutôt à l'enregistrement plus scrupuleux des décès d'enfants 31. Cependant, à une date plus récente, David Stannard s'est déclaré du même avis que Philip Greven. Comparant les données concernant Andover et Dedham, compte tenu de la négligence dans l'enregistrement des décès d'enfants au cours du xvir siècle, il en déduit une diminution dramatique des probabilités de survie au-delà de la première décennie pour les enfants nés au cours de la seconde moitié du xviT siècle et de la première moitié du xvirr.

Il s'agit là des villages les plus anciens, ceux qui vers le milieu du xvnr 5 siècle étaient en train d'atteindre ce que James Henretta appelle la balance écologique, et qui pendant la seconde moitié du siècle seront marqués par la stagnation démographique et la migration vers d'autres zones du territoire colonial 32.

MORTALITÉ INFANTILE : LES RÉACTIONS DES ADULTES

Au-delà de l'aspect quantitatif de la question, qui fait actuellement l'objet d'étude et de débats et qui est susceptible de subir des modifications importantes, c'est la perception des contemporains qui nous semble intéressante. A ce propos, Maris Vinovskis a signalé qu'au xvnr siècle les habitants de la Nouvelle-Angleterre surestimaient de façon extraordinaire le niveau de la mortalité dans leur société, manifestant ainsi une sensibilité marquée envers la présence de la mort 33. Il est possible qu'une telle sensibilité ait pu se développer en conséquence des crises périodiques de mortalité infantile. Il ne faut pas oublier, en outre, que la première moitié du xviiF siècle fut une période caractérisée par de nombreuses manifestations de tension sociale et de malaise spirituel.

La montée des fortunes ainsi que l'augmentation de la mobilité sociale et géographique, stimulées par l'économie en expansion, exigeaient en effet, de la part de la population, une adaptation des schémas religieux et éthiques du Puritanisme à laquelle elle se résolvait avec une grande difficulté.

Toujours plus fréquemment les ministres du culte s'étaient trouvés dans la nécessité de consoler des âmes en grande peine et en conflit,

31. Philip GREVEN jr, Four Générations, cit., pp. 188-203 ; Maris VINOVSKIS, ibidem, p. 197.

32. David E. STANNARD, The Puritan Way of Death : A Study in Religion, Culture and Social Change, New York, 1977, pp. 55-56 ; Rose Ann LOCKWOOD, Birth, Illness and Death, cit., pp. 111-112 ; James A. HENRETTA, The Evolution of American Society, cit., pp. 13-14.

33. Marie VINOVSKIS, « Angel's Heads and Weeping Willows : Death in Early America », Proceedings of the American Antiquarian Society, vol. 86, 1976, pp. 273-302.


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sans par ailleurs arriver à montrer la différence entre l'honnête activité industrieuse, nécessaire à la poursuite du salut spirituel, et l'avidité dont faisaient preuve les marchands et les agriculteurs de la NouvelleAngleterre.

Si l'on pense que les vagues de mortalité élevée frappaient une société déjà traversée par de fortes tensions émotives, on peut mieux comprendre le sens des vagues successives de conversions qui caractérisèrent les premières décennies du xvnr siècle et qui aboutirent dans les années 40 à une explosion générale d'enthousiasme religieux connue sous le nom de Great Awakening.

Il est certain, par exemple, d'après les témoignages des contemporains, que l'épidémie de diphtérie de 1735 qui, comme on a vu, frappa des enfants déjà grands, suscita un choc considérable parmi la population, ce qui contribua sûrement à entretenir un climat de désarroi spirituel et de tension religieuse 34.

A propos de cette période, Ebenezer Parkman nous a laissé des notes significatives sur l'état spirituel de ses paroissiens, ainsi que sur les répercussions de la mortalité infantile dans la communauté de Westbourough. A plusieurs reprises, au cours de la première moitié du siècle, la population du village est frappée par des maladies — souvent la dysenterie — qui, tout en n'étant pas parmi les plus graves, emportent néanmoins un certain nombre d'enfants. Le 5 décembre 1726, Parkman note : « Le dernier enfant de M. Forbush junior est mort subitement ce matin, de même que beaucoup de petits enfants dans les villes voisines ».

Le mois de septembre 1745 est marqué par de multiples décès d'enfants. Parkman emploie une bonne partie de son temps à visiter les malades, à porter le réconfort aux familles frappées par un deuil, à suivre les enterrements et à prier pour que Dieu détourne son regard courroucé du village de Westbourough.

L'épisode du rêve de Mrs Billings paraît significatif. A l'enterrement de son troisième enfant, six jours après la mort des deux premiers, le bruit courait qu'au moment de l'enterrement on avait vu deux cercueils dans le ciel, au-dessus du cimetière. On raconte aussi que la pauvre mère, tombée malade à son tour, avait rêvé qu'on lui apportait deux cercueils : un pour son enfant et l'autre pour elle, signe que son tour était venu de mourir. Craignant que la panique ne se répande si Mrs Billings mourrait, Parkman prend soin de s'assurer auprès d'elle du contenu de son rêve, il s'empresse aussitôt de rassurer ses ouailles à propos de l'apparition des cercueils dans le ciel, « ... Une telle histoire a beaucoup effrayé les gens à propos de la mort de Mrs Billings, mais j'ai répliqué que nous avons des prophéties plus sûres, etc. ». Tout de suite, il

34. Richard BUSHHAN, Front Puritan to Yankee, cit., p. 183 ; Philip GREVEN jr, Four Générations, cit., pp. 278-79. Perry MILLER, Jonathan Edwards and the Great Awakening, in Errand into the Wilderness, Cambridge, Mass., 1975, p. 153 ; James A. HENRETTA, ibidem, pp. 129-138 ; Edwin S. GAUSTAD, The Great Awakening in New England, Gloucester, Mass., 1965,


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continue : «Mr John Oake et Mr Jesse Brigham ont chacun un enfant très malade; je les ai visité tous deux et ai prié avec eux».

Dans les jours qui suivent, Parkman continue ses visites de maison en maison ; la maladie qui circule dans le village est en train de prendre des proportions épidémiques. « Messagers de maladie et de mort l'un après l'autre parmi nous » — c'est la réflexion du pasteur — « les enfants de MM. Brigham et Oakes sont morts la nuit dernière. Mrs Billings très mal. Mrs Dinah Godenow prise la nuit dernière, mais mieux aujourd'hui... » 35.

Si l'on rapporte ici l'épisode du rêve de Mrs Billings, c'est parce que, à mon avis, il constitue un des rares témoignages de l'attitude et des sentiments des femmes envers la perte de leurs enfants qu'on peut repérer dans cette période. Généralement, les documents personnels les plus complets dont on dispose, les journaux en particuliers, nous révèlent essentiellement les sentiments paternels. Ce que les femmes éprouvaient et la façon dont elles réagissaient dans ces circonstances demeure encore, en grande partie, obscur.

Cependant, une information concernant l'Angleterre du xvir siècle, apparue récemment dans un ouvrage sur la famille, projette une lumière singulière sur cet aspect de la maternité. Il semble, en effet, que les femmes anglaises du début du xvrF siècle avaient recours aux « soins » d'un certain révérend Richard Napier, que Lawrence Stone appelle « Psychological practitioner », pour guérir du tramatisme provoqué par la mort de leurs enfants 36.

Malheureusement, on n'est pas encore en mesure de savoir comment le révérend Napier soignait ses patientes, si c'était par la prière, par exemple, ou bien par d'autres moyens. On peut supposer toutefois, qu'en Angleterre comme en Amérique, il ne restait aux femmes d'autres recours que de chercher réconfort dans la religion pour faire face aux difficultés et aux chagrins que comportait l'expérience de la maternité à cette époque. ! ' . : '

D'ailleurs, cette expérience a été mise récemment en relation avec l'augmentation progressive de la participation des femmes à la vie religieuse qui se produisit en Nouvelle-Angleterre vers la fin du XVIIe siècle 37.

La chose n'était pas passée inaperçue aux yeux des contemporains. Déjà Cotton Mather observait en 1692 qu'il y avait beaucoup plus de femmes à l'église que d'hommes, et que cela était dû probablement aux difficultés venant de leur condition de soumission aussi bien que de la maternité, si bien que leur faiblesse se transformait en une plus grande disposition spirituelle à la piété et à la dévotion 38.

35. Ebenezer PARKMAN, Diary, pp. 123-24.

36. Lawrence STONE, The Family, Sex and Marriage in England, 1500 to 1800, New York, 1977, p. 114.

37. Gerald Francis MORAK, « Religious Renewal, Puritan Tribalism and the Family in 17th Century Milford, Connecticut », William and Mary Quaterly, April 1979, vol. XXXV, n° 2, pp. 246-47.

38. Cotton MATHER, Ornaments for the Daughters of Zion, cit., pp. 44-45, où il affirme que : « Il y a bien plus de femmes pieuses que d'hommes dans le monde. Dans une


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Si au cours du xvine siècle se produisirent des crises de mortalité particulièrement aiguës, cependant la perte d'enfants en bas âge avait également été une caractéristique de la vie familiale pendant le xvir siècle.

Dans les journaux des Puritains de l'époque, l'anxiété pour le sort des enfants quand survenaient les épidémies ou en cas de maladie apparaît avec une évidence parfois dramatique; même si les sentiments d'angoisse et de frustration exprimés au cours de la maladie débouchent à la fin sur des expressions de résignation devant la mort.

Cotton Mather en fournit un exemple quand, au cours de l'épidémie de rougeole de 1713 il perdit, comme on a vu, trois enfants, sa femme et une jeune servante en deux semaines :

The Measles corning into the town, it is likely to be a time of Sickness, and much Trouble in the Families of the Neighbourhood... The appréhension of a very deep Share, that my Family may expect in the common Calamity of the spreading measles, will oblige me to be much in pleading the Great Family Sacrifice that so the Wrath of Heaven mày inflict no sad thing on my Family 39.

A cette occasion, Mather révèle sans aucune réserve sa prédilection pour la petite Jerusha, âgée de deux ans et sept mois, à l'éducation spirituelle de laquelle il avait consacré des soins particuliers et qui semblait le récompenser en lui manifestant une dévotion filiale particulière et une piété religieuse précoce. C'est avec beaucoup plus d'angoisse et de désespoir qu'il décrit l'évolution des signes de la maladie et de l'approche de la mort dans cette petite fille :

...Oh! the Trial which I am this day called unto in the threatening, the dying Circumstances of my dear little Jerusha ! The résignation, with which I am to offer up that Sacrifice ! Father lett that Cup pass from me, neverthless «.

Plus avant, sans commentaires, il ajoute : « les deux nouveaux-nés sont languissants dans les bras de la Mort ». Dans les jours qui suivent, l'agonie et les supplications continuent pour que « ce » sacrifice lui soit épargné :

November 20, 1713, little Martha died, about ten a dock, AM., I am again called unto the Sacrifice of my dear, dear Jerusha. I begg'd, I begg'd, that such a bitter Cup, as the Death of that lovely child, might pass from me. Neverthless ! My glorious Lord, brought me to glorify Him, with the most submissive Résignation «.

congrégation où il y a de 300 à 400 communiants, il n'a qu'un peu plus de 100 hommes. Tout le reste ce sont des femmes... il semble que la malédiction de leur fardeau — aussi bien que la sujétion à laquelle le peuple féminin est voué que l'enfantement — a été pour elle une occasion supplémentaire de dévotion profonde ».

39. « La rougeole se répandant dans la ville, il est vraisemblable qu'il va y avoir un temps de maladie et de malheur dans les ramilles du voisinage... L'appréhension que ma famille puisse payer un lourd tribut au malheur commun va m'obliger à invoquer le sacrifice de la Sainte Famille pour que la colère du ciel n'inflige aucun mal à ma famille. »

40. « ...Oh ! l'épreuve à laquelle m'appelle aujourd'hui l'état menaçant, l'état d'agonie de ma chère petite Jerusha ! La résignation avec laquelle je dois offrir ce sacrifice ! Père, s'il est possible que cette coupe s'éloigne de moi, néanmoins ! »

41. « 20 Novembre, 1713, la petite Martha est morte à 10 heures du matin environ. Une fois de plus on m'appelle au sacrifice de ma chère, chère Jerusha. J'ai supplé, supplié, que cette coupe amère, la mort de cet enfant adorable, soit éloigné de moi. Pourtant ! Mon Dieu glorieux m'a amené à le glorifier avec la plus humble résignation. »


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Le jour même qu'il note sans commentaires l'enterrement des deux autres petits, Mather annonce l'heure et les circonstances de la mort de sa « lovely Jerusha » :

November 21, 1713. This day I attended the Funeral of my two : Eleazar and Martha. Betwix 9 h and 10 h at night, my lovely Jerusha Expired. She was two years and about seven months old. Just before she died she asked me to pray with her, winch I did, with a distressed but resigning Soûl ; and I gave her up unto the Lord. The minute that she died she said that she would go to Jésus Christ. She had lain speechless, many hours. But in her last moments, her speech returned a little to her. Lord, I am oppressed, undertake for me ! &.

Le lendemain, il écrira que maintenant sa famille est restée vide de petits enfants et que cela l'obligera à se consacrer avec plus de soins et plus de dévotion à l'éducation des autres 43.

Quelques semaines plus tard, cependant, il note le calme et l'apaisement de la maison désertée. Le 6 décembre il écrivait : « l'atmosphère paisible, aisée, ainsi que le manque d'empressement, qui régnent en famille maintenant (à cause de faits douloureux) m'offrent une nouvelle occasion d'examiner mes enfants chaque soir... ». Cette remarque est d'autant plus intéressante que, si d'un côté, elle nous révèle les dynamiques de défense psychologique de l'auteur envers un deuil si grave, d'autre part, elle nous fournit un témoignage éloquent de l'esprit religieux de l'époque et de comment il déterminait l'attitude des adultes devant la mort des enfants. En effet, Mather déplorait la mort de sa fille pour lui-même et non pour elle; ensuite, il essayait de justifier comme il pouvait la décision du Seigneur. Son âme est maintenant appaisée et il peut considérer la perte de ses bien-aimés — « my Désirables » — comme un sacrifice qui plaît à Dieu : « Mon Dieu m'a aidé, à ce moment, à lui offrir des sacrifices qui lui étaient bien agréables ».

Le journal de Samuell Sewall est également parsemé d'annotations concernant la santé de ses enfants, grands et petits. Plus mondain et plus doué de sens pratique que le verbeux et introspectif Cotton Mather, Sewall n'en est pas pour autant moins pieux. Contrairement à Mather il montre

42. « 21 Novembre, 1713. Aujourd'hui j'ai assisté à l'enterrement de mes deux Eleazar et Martha. Entre 9 heures et 10 heures du soir mon adorable Jerusha a expiré. Avant même de mourir elle m'a demandé de prier avec elle, ce que j'ai fait, avec l'âme affligé mais résignée ; et je l'ai offerte au Seigneur. Le moment même où elle mourut elle dit qu'elle allait à Jésus Christ. Elle était restée sans parole pendant plusieurs heures. Mais dans ses derniers moments la parole lui revint un peu. Seigneur, je suis accablé, soulage moi ! »

43. Cotton MATHIER, Diary, 1681-1724, 2 vol., Frédéric Ungar Publishing co., New York, 19S7, vol. II, p. 268. Cotton Mather (1663-1728), né à Boston, où il vécut jusqu'à sa mort, était fils et petit-fils de pasteurs éminents. Il fut pasteur lui aussi et par ses sermons et ses très nombreux ouvrages il se préoccupa constamment de fournir son avis et ses conseils sur la vie religieuse et quotidienne, ainsi que sur la vie familiale et l'éducation des enfants. Il se maria trois fois. Il eut neuf enfants de son premier mariage et six de son deuxième ; huit moururent en bas âge, d'autres à l'âge de vingt ans environ. A sa mort deux de ses enfants seulement étaient vivants.

Cf. Kenneth SILVEEMAN, Selected Letters of Cotton Mather, Bâton Rouge, 1971, pp. 125-140 Robert MIDDLEKAUEF, The Mathers: Three Générations of Puritan Intellectuels, 1596-1728, London & New York, 1971.


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une attitude constante envers la mort de ses enfants. Quand les symptômes du mal s'aggravent, il exprime son anxiété et sa préoccupation, il prend des initiatives (la plupart du temps il fait appel à des amis pasteurs pour qu'ils viennent prier auprès de l'enfant) même si, parfois, surtout quand il s'agit de nourrissons il semble se résigner rapidement à la fatalité.

Les enfants Sewall furent tous de santé fragile et presque tous ceux qui moururent, souffrirent de crises convulsives violentes. Le jour même de l'enterrement du petit Henry, âgé de deux semaines, il note une énième crise de Hull, âgé d'un an et demi, « Wave upon wave » ; un pasteur est en prière auprès de l'enfant ; pendant quelques jours, Sewall note chaque attaque de la maladie. Cet enfant mourra lui aussi, mais chez ses grandsparents, à Newbury, où on l'avait envoyé en espérant qu'un changement d'air lui serait profitable. L'éloignement, peut-être inconsciemment souhaité, semble avoir provoqué chez Sewall un certain détachement émotif ; il se limite dans son journal à rapporter la nouvelle de la mort de Hull sans aucun autre commentaire. A partir de 1685, alors que la mère avait déjà donné naissance à six enfants, Sewall en voit mourir six autres en dix ans seulement 44. Il faudrait analyser de façon plus approfondie le fait que l'attention de Sewall se porte en ces circonstances, sur ses enfants plutôt que sur sa femme dont les réactions ne sont jamais mentionnées. La douleur de la mère est peut-être entendue comme une chose évidente, ou peut-être Sewall ne veut-il pas, par un sentiment de pudeur, se mêler d'exprimer la douleur d'un adulte.

Les autres enfants participent aux funérailles. Dans la description que Sewall, selon son habitude, donne des participants à la cérémonie il s'attarde à décrire leurs réactions. A l'enterrement du petit Stephen, âgé de six mois, les enfants sont désespérés, il essaye de parler à chacun d'eux, mais il a du mal à les calmer. C'est auprès de ses enfants que Sewall semble chercher un réconfort. C'est à eux qu'il demande de lire chacun un passage des Psaumes pendant l'enterrement et à la maison, comme si le cercle de la famille se resserrait dans la prière autour des enfants survivants.

Dans les jours qui suivent l'enterrement, cependant, Sewall ne parle plus de l'enfant défunt ; généralement, il recommence à noter les faits et les occupations divers concernant sa vie professionnelle et sociale, laissant, en quelque sorte le deuil derrière lui. Il en ira tout autrement à la mort d'une de ses filles, son douzième enfant. Dans cette circonstance la douleur de Sewall semble ne pas trouver de réconfort et ressort pendant plusieurs jours à travers les pages du journal.

Déjà, à la naissance de cet enfant, Sewall s'était attardé à lui choisir un nom convenable. Un ami lui avait suggéré de l'appeler Sarah, qui, en

44. Samuel SEWALL, Diary, vol. I, p. 117 ; les Sewall furent aussi frappés sans arrêt par la mort de leurs enfants. Des quatorze enfants nés au cours du premier mariage, cinq moururent âgés seulement de quelques semaines, l'un fut mort-né (mais Sewall le compte dans la liste de ses enfants comme s'il était né vivant), trois moururent au cours de leur deuxième année et trois à l'âge adulte ; par la suite da famille dut faire face à la mort de dix des petits-enfants nés des cinq enfants qui étaient parvenus à l'âge adulte.


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hébreu, signifie aussi Dame, en I'exortant à faire d'elle, un jour, une grande dame. Après quelques hésitations, Sewall se décida à lui donner ce nom : « I was strugling whether to call her Sarah or Mehetabel, but when I saw Sarah standing in the Scriptures... I resolved on that side. Also Mother Sewall had a sister Sarah; and none of my sisters of that name. » 45 Deux ans après, le 23 décembre 1696, elle mourrait elle aussi ; « Poor little Sarah » expira dans les bras de sa nourrice, en l'absence de ses parents. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait, d'autres enfants étaient déjà morts dans les bras de leur nourrice, mais cette fois-là la douleur de Sewall semble se teinter d'un sentiment de culpabilité :

... This day I remove poor little Sarah into my Bed-Chamber where about Break of day Dec. 23 she gives up the Ghost in Nurse Cowell's Arms. Born, Nov. 21 1694. Neither I nor my wife were by : Nurse not expecting so sudden a change, and having promis'd to call us. I thought of Christ's Words, could you not watch with me one hour ! and would fain hâve sat up with her... 46.

Lisant un passage du Deutéronome, il se reproche de ne pas avoir été assez tendre et attentif avec sa fille et de ne pas s'être suffisamment consacré à la poursuite de son salut. Aux funérailles, les frères et les soeurs lisent chacun un passage des Psaumes. Peu avant la cérémonie, Sewall se rend sur le tombeau de famille, il y contemple le lieu où gisent ses parents et ses autres enfants. Il décide de faire placer sa fille Sarah aux pieds de sa grand-mère paternelle. Il termine sa visite dans un esprit de résignation : « Ayant dit : Dieu sait qui sera le prochain à y être amené, je m'en allai ». Mais les jours suivants la douleur de Sewall paraît inconsolable. Il prie pour que Dieu répare la perte de sa fille et de ses autres enfants en lui en envoyant un autre :

God helped me to pray more than ordinarily, that He would maie up our Loss in the burial of our little daughter and other children, and that would give us a Child to Serve Him, pleading with Him as the Institutor of Marriage and Author of every good work*?.

Peu de jours après, le 14 janvier 1697, dans une brève note sans aucun commentaire il annoncera l'accomplissement du geste qui le rendra célèbre

45. « Je me demandais si j'allais la nommer Sarah ou Mehetabel, mais lorsque j'ai vu Sarah se dresser dans les Écritures... cela m'a résolu en sa faveur. En plus, ma mère avait une soeur du nom de Sarah et aucune de mes soeurs ne porte ce nom ». Ibidem, vol. I, p. 324 ; les noms qu'on donnait aux enfants étaient assez révélateurs des aspirations que les parents nourissaient pour eux. Sewall avait appelé Joseph son neuvième enfant « in hopes of the accomplishment of the Prophecy », vol. I, p. 175. Délivrance, Moremercy, Hopestill, Increase, Reliance, Waitstill, ce sont des noms que les Puritains de la Nouvelle-Angleterre donnèrent assez souvent à leurs enfants.

46. « Aujourd'hui je déplace la pauvre petite Sarah dans ma chambre à coucher, où, vers le lever du jour 23 Décembre elle rend l'âme dans les bras de sa nourrice [Mme] Cowell. Née le 21 Novembre 1694. Ni moi ni ma femme n'étions là : la nourrice, qui nous avait promis de nous appeler, ne s'attendant pas à un changement si soudain. J'ai pensé aux paroles du Christ, vous n'avez pas pu veiller avec moi une heure ! Et j'aurais volontiers veillé auprès d'elle... »

47. « Dieu m'a aidé à prier plus que d'habitude, pour qu'il comble la perte de notre petite fille et de nos autres enfants, et pour qu'il nous envoyé un enfant pour le servir, l'invoquant comme le fondateur du mariage et l'Auteur de toute bonne oeuvre. »


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dans l'histoire de la Nouvelle-Angleterre, le désaveu public — à l'occasion d'une journée de pénitence proclamée par les autorités du Massachusetts — de sa participation aux procès de sorcellerie de Salem.

Ce n'est pas à mon avis une coïncidence qu'un geste aussi retentissant ait eu lieu un mois après la mort de cet enfant. Un passage des Écritures lu par son fils Sam la veille de l'enterrement avait retourné le couteau dans la plaie, pourtant déjà vieille de cinq ans : « Sam me récite en latin Math. 12, du 16e à la fin du 12°. Le T verset me fit venir à l'esprit d'une façon terrible la tragédie de Salem (Quod si nossetis quid sit, misericordiam volo, et non sacrificium, non condemnassetis in culpabiles).»4* Le sentiment de culpabilité devant le sacrifice d'innocents semble avoir mûri au cours des années et se confondre avec le sentiment de culpabilité et d'impuissance à l'égard de la survie des enfants et à leur sort. Par ailleurs, chez les Puritains de la Nouvelle-Angleterre, la conviction que toutes les calamités et les malheurs étaient des manifestations de la colère divine était bien enracinée, comme la certitude que les fautes des parents rejaillissaient sur les enfants. Samuel Sewall, comme Cotton Mather devant les malheurs qui arrivaient à ses enfants, semble interpréter la succession de décès qui frappe sa famille comme des signes du châtiment de Dieu pour ses propres fautes. Son désaveu, un bref discours qu'il fit lire par un pasteur éminent de ses amis, commence par ces mots :

Samuel Sewall, sensible of the reiterated strokes of God upon himself and family ; and being sensible, as to the Guilt contracted, upon the opening of the late Commission of Over and Terminer at Salem...4'.

Aucun autre commentaire n'apparaît dans le journal sur cet épisode. Une fois la catharsis accomplie, le ton des annotations semble redevenir serein et Sewall reprend ses notations des faits de sa vie quotidienne avec sa concision habituelle. Quand six ans après sa femme donnera naissance à leur dernière fille, de façon très réaliste il montrera le plus grand intérêt pour l'état de santé de sa compagne, qui avait désormais

48. Ibidem, pp. 363-64.

49. « Samuel Sewall, sensible aux coups réitérés de Dieu sur lui-même et sur sa famille ; sensible aussi, à la culpabilité qu'il a contractée à l'ouverture de la Commission d'Oyer et de Terminer à Salem ». Ibidem, pp. 365-66 ; le 5 mai 1692, Sewall fut chargé, avec cinq autres membres du Conseil du gouverneur, de siéger au procès pour sorcellerie ouvert quelques semaines auparavant par des magistrats locaux. Avant la fin de l'été dix-neuf condamnés, clamant jusqu'à la fin leur innocence, avaient été pendus, alors qu'en Nouvelle-Angleterre une jurisprudence bizarre voulait que le condamné passant aux aveux échappe à la peine de mort. Pendant l'automne et l'hiver 1696-97 un sentiment de désarroi et de l'imminence d'une catastrophe se répandit parmi la population. On n'avait jamais vu d'hiver aussi rigoureux, ni autant de pertes dans les commerces ; le prix des grains avait aussi atteint un niveau sans précédent. Les épidémies, les attaques des Indiens et l'échec de l'expédition contre les Français semblaient manifestement le signe de la colère de Dieu. La population n'a%'ait pas oublié la tragédie de Salem, qui pesait lourdement sur la conscience de tout le monde. C'est donc en réponse à une exigence générale d'expiation que les autorités proclamèrent une journée de jeûne et de pénitence. Pour l'attitude de Sewall lors du procès cf. Théodore B. STRANDNESS, Samuel Sewall, a Puritan Portrait, Michigan University Press, 1967, pp. 71-76 ; pour l'épisode de sorcellerie à Salem, Paul BOYER and Stephen NISSENBAUM, Salem Possessed : the Social Origins of Witchcraft, Cambridge, Mass., 1974 ; Marion Lena STARKEY, The Devil in Massachusetts, New York, 1949.


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atteint l'âge de quarante-deux ans, se réjouissant et rendant grâce à Dieu de ce qu'elle avait pu mener sa grossesse à son terme malgré de grandes souffrances, et souhaitant que le moment soit enfin venu pour elle de cesser d'avoir des enfants 50

Pour la période qu'on a examinée ici — la fin du xvir 5 siècle et la première moitié du xvnr — il nous semble que tout ce qui a trait à la naissance et aux soins donnés à la première enfance s'inscrit dans un temps de longue durée. Il est difficile de repérer des changements de relief. L'enfant à sa naissance était accueilli comme une preuve de la volonté, sinon de la bénédiction, divine, et en tant que tel accepté et aimé. Mais il n'est pas facile de savoir comment on l'élevait ; le quotidien, la normalité ne sont pas mentionnés. Par contre, c'est l'événement troublant qu'on rapporte, un sevrage difficile, un accident, une maladie, la mort de l'enfant. En définitive, c'est l'attitude devant la mort qu'on a plus analysée ici. Toutefois les témoignages qu'on a présentés à ce sujet sont de qualité différente ; individuels ceux du xvif siècle, exprimant les sentiments des pères envers leurs propres enfants ; tandis que ce qui m'a paru le plus intéressant dans le journal de Parkman, c'est sa description de la vie d'une communauté entière, outre les renseignements qu'il fournit sur sa propre famille.

L'anxiété devant le danger, le recours à la prière, la résignation devant la mort de l'enfant, me semblent les éléments constants qui ressortent des témoignages du xvir siècle. Il est possible aussi d'y repérer une souffrance moindre ou bien une censure plus forte devant la mort des nourrissons. Dans le journal de Parkman c'est plutôt le désarroi d'un village entier face aux épidémies qui ressort d'une façon dramatique. C'est aussi dans ce contexte choral que l'épisode de M. Billings prend un relief particulier. Il s'agit d'un drame individuel qui se répercute sur une communauté déjà sensibilisée à la présence de la mort et qui risque de devenir un drame collectif. On pourrait lire cet épisode comme un témoignage — il y en a d'autres dans le journal de Parkman — de l'augmentation de la mortalité infantile qui aurait eu lieu vers la moitié du xvnr siècle. Il nous faudrait des témoignages plus nombreux, concernant les zones urbaines et rurales, afin de pouvoir détecter la continuité et le changement d'attitude devant la mort des enfants. J'avancerais toutefois l'hypothèse que les New Englanders du xvnr siècle auraient pu se résigner plus difficilement que ceux du xvir aux morts multiples et concentrées dans le temps comme cela a été le cas pendant les épidémies de diphtérie. L'épisode de M. Billings me semble en effet un indice dans ce sens. Encore un mot sur les journaux qu'on vient de présenter. Si l'on a rapporté ici ces témoignages, c'est qu'ils nous semblent particulièrement éloquents quant aux sentiments des auteurs. Cependant, en tant que membres de l'élite religieuse, ils ne représentent probablement pas l'attitude de la majorité de la population. Il serait intéressant de voir comment les gens qui ne faisaient pas partie du cercle restreint des « elected » (ceux qui

50. Samuel SEWAIX, ibidem, p. 459.


NAISSANCE ET PETITE ENFANCE EN NOUVELLE ANGLETERRE 397

avaient accès aux sacrements après avoir prouvé leur conversion) réagissaient aux naissances aussi bien qu'aux décès multiples de leurs enfants. J'ai l'impression, en effet, que l'adhésion à un credo religieux — surtout dans la religion reformée — est aussi déterminant que l'appartenance à une classe sociale pour ce qui concerne l'attitude envers l'enfance 47. Inutile de dire qu'ils nous manquent aussi les témoignages de la population féminine. D'autant plus intéressants que c'étaient les femmes, comme on l'a vu, qui gardaient vivante la piété religieuse dans cette période et qui étaient auprès des enfants pendant les premières années de vie. Les rapports mères - enfants font l'objet de nos recherches actuelles. Tout ce qu'on peut dire jusqu'ici, c'est qu'il s'agit d'une recherche difficile et laborieuse, car les femmes de cette période nous ont laissé très peu de témoignages directs. Toutefois, quelques-unes des études qu'on a citées au cours de ce travail — sur la naissance, la mise en nourrice, les divorces — nous prouvent que, malgré certaines limites, il est possible d'apporter des éléments nouveaux pour l'histoire de la famille et de l'enfance en Nouvelle-Angleterre à l'époque coloniale.

LUCIA BERGAMASCO-LENARDA, E.H.E.S.S., Paris.


LE DÉMARRAGE DU PLAN MONNET : COMMENT UNE ENTREPRISE CONJONCTURELLE EST DEVENUE UNE INSTITUTION PRESTIGIEUSE

La préparation et le démarrage du Plan Monnet présentent quelques paradoxes.

Jean Monnet n'est pas planiste. Pierre Mendès France a pu dire à son sujet que c'était « un libéral de tempérament, il était certainement antiplaniste» 1. Le premier commissaire au Plan n'a pas participé aux réflexions des années vingt ni aux tentatives de la période de Vichy. Il est tout à fait étranger aux idées de la planification soviétique.

Le projet de faire un Plan économique a connu une nouvelle jeunesse dans les propositions de la Résistance intérieure et de façon moins nette dans celles de la France libre à Londres puis à Alger. Pourtant ce n'est pas dans la période d'apparente unanimité nationale, en 1945, que ce projet est entrepris ; mais plus tard — en 1946 — quand les décisions politiques et sociales reprennent ouvertement le dessus. Or l'accueil très favorable que reçoit apparemment le Plan pourrait faire penser que, autour de cette « réforme de structure », l'unanimité se réalise à nouveau à l'automne 1946.

Le premier Plan de modernisation et d'équipement apparaît tout à la fois comme un symbole de la volonté de redressement national et comme une simple pièce dans l'échiquier des négociations franco-américaines, sinon comme un acteur dans l'engrenage de la dépendance vis-à-vis des États-Unis.

Le Plan Monnet est né dans une conjoncture marquée par la pénurie, les destructions, l'usure. En janvier 1946, le décret qui définit sa mission prévoit une durée de dix mois. Or ce décret a donné naissance à une institution durable qui est parfois décrite comme un modèle de planification en économie libérale.

L'ouverture récente des archives de Jean Monnet ainsi que l'utilisation de nombreuses sources complémentaires permettent d'éclairer quelque peu ces paradoxes 2. Nous suivrons trois étapes chronologiques de l'élaboration du Plan.

1. Entretien avec P. Mendès France, octobre 1981.

2. P. MIOCHE, Origines et démarrage de la planification en France, 1941-1946, thèse de 3e cycle, janvier 1983.


LE DÉMARRAGE DU PLAN MONNET 399

I. De la -programmation des importations à la planification des besoins 1943-1945.

Jean Monnet et René Massigli signent au nom de la France libre, le 23 septembre 1943, un troisième accord de prêt-bail et d'assistance mutuelle avec les États-Unis. Celui qui vient de remplir avec succès — quoique de manière très personnelle — sa mission américaine auprès des généraux Giraud et de Gaulle devient commissaire en mission aux États-Unis 3.

La modestie du titre dissimule mal l'importance de la tâche du « ministre des Affaires franco-américaines » 4. Il tente d'orchestrer simultanément l'approvisionnement en vivres et en médicaments, d'obtenir la reconnaissance du C.F.L.N. et de faire entendre la voix de la France aux réunions de l'U.N.R.R.A.s. La tâche n'est pas facile.

Il est animé par la volonté d'empêcher une rupture économique et la crise sociale qui pourraient selon lui être profitable aux communistes lors de la Libération. Il est probable que les événements n'ont pas correspondu à ses prévisions. Il préparait des aliments et des médicaments, mais il faut tout de suite des matières premières et des machines car la France redémarre rapidement. Il est bien placé grâce à son passé et à ses relations dans l'administration américaine pour négocier ces fournitures dans le cadre de la loi de prêt-bail. Trop bien placé, selon Maurice Couve de Murville, pour défendre réellement les intérêts français ; ce dernier écrit le 20 février 1945 :

[des officiels américains] ne nous ont pas caché que la décision en ce qui concerne le ravitaillement européen était entre les mains des militaires et que J. Monnet négociait avec faiblesse (...). Une autre erreur est d'avoir envoyé aux États-Unis, depuis la libération, des missions ou des propagandistes pour le moins très indulgents à l'égard de Vichy ou, plus grave, défaitistes : nous sommes entre vos mains, faites quelque chose pour nous ! 6.

Si l'auteur de ce rapport nourrit dès l'avant-guerre des sentiments peu amicaux à l'égard de J. Monnet, sa diatribe a le mérite de nous interroger sur l'attitude du créateur du Plan vis-à-vis de la politique des ÉtatsUnis.

J. Monnet pense que les États-Unis peuvent seuls contribuer au relèvement de la France et que le pays ne peut se reconstruire et se moderniser par lui-même. Partant de là, sa méthode consiste à présenter les demandes françaises sous la forme la plus susceptible de recueillir l'assentiment des États-Unis, et donc conforme aux conceptions générales du Président Roosevelt pour l'après-guerre. S'agit-il de « défaitisme » ? En fait l'ensemble des forces politiques et sociales conviennent de la néces3.

néces3. KASPI, Les États-Unis et la formation du Comité français de Libération nationale : la mission de J. Monnet à Alger, thèse de 3e cycle, juin 1969.

4. P. VIANSSON-POOTÉ, « L'homme aux idées claires », Le Monde, 17 mars 1979.

5. U.N.R.A.A. : United nations reconstruction and relief administration. « Les travaux de la Conférence de Hot Springs », télégramme du 23 janvier 1945. Ambafrance. Archives économiques et financières. F 30 2113 (A.E.F. ensuite).

6. « La position de l'Amérique à l'égard de certains problèmes français », auteur probable M. Couve de Murville, 20 février 1945. AN F 60 1003.


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site de l'aide américaine. L'alternative n'est pas relèvement autarcique ou soutien américain. Le débat réel porte sur les conditions économiques, financières et politiques liées à cette aide et il se poursuit jusqu'en 1948 au moins, avec des temps forts comme les négociations Blum-Byrnes de mai 1946. On ne peut par ailleurs évoquer le problème des rapports avec les États-Unis dans les mêmes termes en 1944 et en 1947. L'accusation de Maurice Couve de Murville paraît peu fondée.

C'est en cherchant à obtenir l'adhésion du G.P.R.F. à sa stratégie des négociations franco-américaines que J. Monnet en vient à proposer un Plan, en août 1944, qui est un premier jalon vers le Commissariat :

Nous savons d'avance que ces ressources venues de l'extérieur ajoutées aux ressources françaises ne seront pas suffisantes pour les besoins du pays. II est donc essentiel d'en prévoir la répartition d'ensemble, et cela ne peut se faire que sur un plan d'ensemble 7.

Le commissaire en mission réclame et obtient la création d'un Comité des importations composé de six commissaires et disposant d'une grande indépendance de décision. En dépit de son titre modeste, ce Comité préfigure l'organisme de planification. Il doit coordonner et établir les plans d'importation, réaliser ces plans, attribuer les priorités et dresser un bilan d'ensemble des ressources et des besoins français.

La création de ce Comité est critiquée par Pierre Mendès France et par Paul Giacobbi, et il ne jouera aucun rôle. Mais l'idée va être reprise et complétée par Jean Monnet à l'automne de 1945.

Le projet d'un Plan économique est inscrit au programme du Conseil national de la Résistance. La perspective est envisagée dans les textes du Comité général d'études. En 1944 et au début de 1945, P. Mendès France tente sans succès de mettre en oeuvre cette partie du programme de la Résistance 8. Le ministre de l'Économie nationale est porteur d'une partie de l'héritage planiste, il n'hésite pas à utiliser les structures administratives mises en place par Vichy — telle la Délégation générale à l'Équipement national — pour entreprendre un Plan. Il se heurte aux partis politiques, du Parti communiste qui pense alors que le Plan n'est possible que si l'État est véritablement aux mains d'un gouvernement ouvrier, jusqu'aux libéraux qui voient dans le Plan une nouvelle excroissance du dirigisme.

Dès le départ de Pierre Mendès France en avril 1945, les premiers travaux de planification sont délaissés. René Pleven ne s'oppose pas à l'éparpillement de la responsabilité du Plan entre diverses instances : le secrétariat d'État à l'Économie nationale dirigé par Gaston Cusin, le ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme de Raoul Dautry, et celui de la Production industrielle de Robert Lacoste. Faute d'être centralisée, la préparation du Plan est dépecée en fonction des compétences de chacun.

Lorsqu'en septembre 1945 René Pleven entreprend une réorganisation

7. « Propositions relatives à la constitution d'un organisme d'exécution d'urgence des plans de six mois et plan de remise en marche », J. Monnet, le 1er août 1944. AN F 60 896.

8. P. MIOCHE, « La planification comme réforme de structure : l'action de P. Mendès France, 1943-1945 », Histoire, économie et société, octobre 1982.


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des services de planification, qui est en fait une mise à mort, il suscite une vive réaction de Georges Boris, proche collaborateur de P. Mendès France :

Combien elle serait suprise cette opinion si elle savait que ces Plans, n'étant ni conçus selon les directives générales communes, ni adaptés les uns aux autres, ni coordonnés dans le temps sont dépourvus de toute signification pratique (...), ils ne sont que des trompe-l'oeil, plus propres à discréditer l'idée du Plan qu'à la promouvoir 9.

Cet offensive antiplaniste reste cependant cachée de l'opinion publique. La planification continue d'inspirer des débats dans la presse où les plus grands noms de la pensée économique fournissent leurs réflexions 10. On peut supposer que lorsque les Français parviennent à se dégager un instant des contraintes du quotidien, le mot Plan continue de suggérer un espoir. L'idée du Plan jouit d'un préjugé favorable, renforcé par le prestige obtenu alors par l'Union Soviétique. En reprenant le flambeau, J. Monnet va bénéficier de cette aura dans la mémoire collective, ceci d'autant plus que son Plan n'est pas associé aux difficultés des années 1945 et 1946.

Mais si l'idée demeure, il n'y a plus à l'automne 1945 d'instance administrative susceptible de faire un Plan. Entre le court terme de la « bataille de la production » et un long terme mal défini, il y a un espace que n'occupent plus les tentatives de P. Mendès France. C'est dans cet espace que J. Monnet, de retour en France pour préparer un programme d'équipement, va insérer le premier Plan français.

L'agonie du Plan en 1945 ne signifie pas que le Plan Monnet n'a pas tiré avantage de l'expérience de l'avant-guerre et de la guerre. Cet héritage est nié dans les Mémoires de Jean Monnet : « Nous nous mîmes au travail sur une table rase» 11. Il n'est pas direct en effet au niveau des institutions, mais il est réel à travers les hommes qui ont participé à la plupart des tentatives de planification de 1941 à 1946, et qui — tels Roger Boutteville ou Frédéric Surleau — contribuent activement au Plan Monnet. Le premier plan va permettre une rencontre nouvelle entre les « anciens » planificateurs du ministère de la Production industrielle qui forment l'ossature administrative des Commissions de Modernisation et les nouveaux modernisateurs de la rue de Martignac, siège du Commissariat.

L'interruption du prêt-bail, prévue pour le 2 septembre 1945, modifie les conditions de travail de J. Monnet. Les États-Unis envisagent la tenue d'une conférence internationale où seront précisées les modalités de la libération du commerce, de la réduction des barrières douanières et de la suppression de toutes discriminations.

J. Monnet propose alors au Général de Gaulle et au Président Truman de préparer cette conférence par des négociations bilatérales où la France

9. G. BORIS, « La politique du plan : un choix nécessaire », septembre 1945, archives de Raoul Dautry.

10. Les Nouvelles Économiques ouvrent, de mai à août 1945, un grand débat : «s Libéralisme ou planisme ? ».

11. J. MONNET, Mémoires, p. 278.


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obtiendrait des garanties quant à sa possibilité de reconstruire et de moderniser afin de participer effectivement au « redressement du commerce international » a.

Les préoccupations de Jean Monnet se modifient. Ce n'est plus l'importation qui occupe la première place mais le rééquipement et la modernisation. Selon lui, pour obtenir le maximum de crédits lors de la négociation bilatérale prévue, la France doit prouver sa volonté d'être une grande puissance économique. C'est un pari qu'il propose, et il n'en dissimule pas les risques :

Je recommande aussi que la France prévoie immédiatement l'élaboration d'un programme de reconstruction et de modernisation (...). Sur la base de l'aide qu'elle peut obtenir pour faire face à ses besoins, il lui faut être prête à se soumettre aux hasards et aux bénéfices d'un monde de production et de commerce en expansion 13.

Cette proposition est acceptée par le Général de Gaulle et les premiers travaux de l'Hôtel Bristol (J. Monnet, R. Auboin, E. Hirsch, F. Gaillard, R. Marjolin) renforcent la démarche de Jean Monnet en décrivant le vieillissement de l'économie françaiseM. Jean Monnet fait preuve d'une grande lucidité. Peut-être parce qu'il s'est tenu longtemps éloigné de la vie nationale, il ne partage ni l'optimisme excessif ni le pessimisme de beaucoup de ses contemporains sur la puissance de l'appareil productif français. Il argumente contre la décadence et la dépendance de l'économie française vis-à-vis de celles des grands pays — surtout des États-Unis. Implicitement il propose une dépendance à court terme pour atteindre une indépendance à long terme. N'est-ce pas ce qui s'est produit même si la dépendance a été beaucoup plus forte et plus longue en durée qu'il ne l'annonçait ?

Les propositions de Jean Monnet prennent corps à l'occasion de l'échange de lettres entre James F. Byrnes et Robert Lacoste, le 8 novembre 194515. Cet accord a été laborieux car les Américains sont très inquiets de la politique allemande de la France et, du côté français, René Pleven est très réticent, sans doute avec le souci de protéger les marchés coloniaux. Le scénario conçu par J. Monnet comporte alors deux étapes. Des négociations bilatérales qui doivent se dérouler avant la fin de décembre 1945, soit immédiatement après les négociations anglo-américaines, 6. Simultanément, les Français prépareront en trois mois un Plan d'ensemble de renouveau économique pour la conférence internationale qui pourrait se tenir en mars 1946.

12. Brouillon d'une note de synthèse de J. Monnet, août 1945. Archives de J. Monnet, AMP 3/5/10 (AMF ensuite).

13. « Mémorandum concernant la future politique commerciale française », 10 octobre 1945, AMF 3/5/16.

14. Données statistiques sur la situation de la France au début de 1946, rassemblées en vue des négociations de Washington, publiées en mars 1946.

15. Ces lettres sont publiées en 1946 par le ministère des Affaires étrangères. Négociations franco-américaines relatives à la politique économique internationale, Paris, I.N., 63 p.

16. « Il faut faire vite et exposer les besoins français avant l'acceptation par le Congrès des accords anglo-américains en cours. » Note de J. Monnet le 17 octobre 1945. Archives du ministère des Affaires étrangères, A. 194-5 (MAE ensuite).


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Le contenu du Plan (le rééquipement et la modernisation) et sa fonction (favoriser l'obtention des crédits) sont clairement précisés, mais sa forme politico-administrative n'est pas encore fixée. J. Monnet doit animer un groupe restreint d'experts rattaché au ministère des Affaires étrangères 17. Pour préparer la négociation franco-américaine, quelques obstacles sont levés comme la ratification par l'Assemblée consultative unanime des accords de Bretton Woods. Une série d'événements bouleverse alors les projets de J. Monnet.

Novembre 1945, les communistes entrent en force dans le gouvernement. Ils contrôlent les ministères économiques. Gaston Palewski (chef de cabinet du Général de Gaulle) propose de transformer l'embryon d'organisme du Plan en contre-pouvoir de décision économique 18. Le Général est d'accord, J. Monnet accepte et la décision prend forme le 3 janvier 1946 avec le décret constitutif du Commissariat général du Plan et du Conseil du Plan de modernisation et d'équipement, directement rattachés à la Présidence du Conseil.

Les communistes ne protestent pas car ils seront largement associés à la préparation du Plan dans le Conseil du Plan et les Commissions de modernisation. J. Monnet était tout à fait favorable à une élaboration collective qui correspond à sa conception anglo-saxonne de la concertation :

Puisque l'exécution du Plan exigera la collaboration de tous, il est indispensable que tous les éléments vitaux de la nation participent à son élaboration 19.

Le P.C.F. considère que cet organisme éphémère (il ne doit durer que six mois) peut, en formulant des objectifs concrets, être un instrument utile de la «bataille de la production». Le Parti communiste doit participer pleinement à la négociation bilatérale ; il est prévu — en janvier — que la délégation française comportera six ministres, dont trois communistes 20.

Après le départ du Général de Gaulle, André Philip veut placer le Commissariat au Plan sous le contrôle de son ministère de l'Économie et des Finances. Les socialistes de tradition planiste n'apprécient guère l'empirisme de J. Monnet. Ils redoutent l'absence de signification idéologique explicite dans l'entreprise du Commissariat qui pourrait discréditer l'idée du Plan. J. Monnet menace de démissionner et il obtient gain de cause, en partie grâce au soutien des communistes 21. Les rôles sont redistribués et le Plan y gagne son indépendance relative vis-à-vis des ministères classiques qu'il gardera jusqu'en 1954 et retrouvera en 1962.

17. Mémorandum de J. Monnet le 29 novembre : création d'un Haut Commissariat au Plan qui regroupe cinq à six personnes. AMF 3/5/43.

18. Il n'y a pas de document explicite jusqu'à présent, mais nous disposons de deux témoignages : G. Palewski et P. Massé. Le rapport de F. Billoux semble confirmer ces témoignages : « Le général de Gaulle imposa sa présidence à l'organisation du plan et la nomination de J. Monnet au Commissariat général du Plan. J> Archives de F. Billoux.

19. « Propositions au général de Gaulle », rédigées par J. Monnet, le 4 décembre 1945. Mémoires de guerre, le Salut, pp. 634-639.

20. « Note de F. Billoux sur les accords franco-américains », été 1946, archives de F. Billoux.

21. AMF 1/3/1. (Les socialistes reviendront à la charge en 1946 et en 1947.)


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La préparation du Plan a pris un peu de retard mais J. Monnet a surmonté les embûches politiques. Il reste fort de ses relations outreAtlantique et il s'appuie à présent sur les premiers travaux des Commissions de modernisation qui réunissent des patrons, des fonctionnaires et des syndicalistes. L'ambiance de travail dans les commissions est très bonne et il peut affirmer :

Au lieu d'apparaître comme une création d'intellectuels en chambre, le Plan se présente comme l'expression des possibilités de l'économie nationale et de la volonté de ses agents actifs 'R.

Après avoir convaincu les Français, reste pour J. Monnet à convaincre les Américains que la France va se moderniser rapidement, participer aux échanges mondiaux et qu'il faut donc lui fournir un crédit important.

IL Les États-Unis et le Plan Monnet: Printemps-été 1946.

La dégradation des relations franco-américaines en décembre 1945 mobilise J. Monnet et retarde l'ouverture des négociations bilatérales. Les sources de divergences sont nombreuses : la question de l'aviation commerciale, celle des films, l'inquiétude américaine devant l'évolution de la situation politique en France, l'attitude du Sénat et de l'opinion publique lors des accords anglo-américains ; mais le principal point en litige est la politique allemande de la France :

La question de la négociation d'un emprunt important aux U.S.A. sera certainement liée par le Département d'État à celle d'une modification par le gouvernement français de sa politique allemande 23.

Globalement, J. Monnet pèse pour que les difficultés soient aplanies avant l'ouverture de ces négociations :

Il faut accepter (les propositions américaines), c'est même moins liant que l'accord du 20 février 19452*.

Face aux États-Unis qui jouent à plein de leur puissance financière pour satisfaire leurs objectifs de politique internationale, Jean Monnet considère que l'enjeu de la modernisation est plus important que la satisfaction des ambitions allemandes de la France. Toutefois on décèle une certaine irritation dans les archives du Commissariat de cette période :

Si le gouvernement américain n'acceptait pas en effet de mettre à la disposition de la France de larges crédits couvrant l'ensemble de ses besoins et de faciliter ainsi la reconstruction de son économie, une négociation générale sur le rétablissement des libertés commerciales serait vaine et ne pourrait aboutir qu'à une impasse 25.

Pour la première fois — et la dernière — on voit évoquer les linéaments d'une solution alternative :

Il nous faudra alors adopter une ligne politique tendant à utiliser au maximum nos propres ressources ; à développer la production de produits

22. c Note sur l'élaboration et l'exécution du Plan », le 23 avril 1946, AMF 5/2/1.

23. « Avant-projet concernant les négociations à engager par la France au sujet de l'Allemagne », le 15 février 1946, AMF 4/3/93.

24. « Note pour le Général », le 17 octobre, op. cit. Il s'agit de l'accord de prêt-bail du 28 février 1945, le quatrième et dernier entre la France et les États-Unis.

25. « Brouillon d'une note de synthèse de J. Monnet », s.d., AMF 3/5/10.


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synthétiques quel qu'en soit le prix de revient intérieur ; à utiliser la puissance de production industrielle de l'Allemagne 26.

L'ambivalence du Plan apparaît, il pourrait être mis au service de politiques différentes. Un de ces objectifs est d'obtenir des crédits américains mais il pourrait servir de base à une entreprise de modernisation sans ces crédits, plus limitée, plus longue à réaliser, mais c'est une éventualité que Jean Monnet lui-même évoque. La double interprétation du Plan, signalée en introduction, n'est pas une fausse alternative créée par la suite, elle repose sur la nature même du Plan.

Le contexte est des plus incertains lorsque s'ouvrent de façon quasi simultanée la première session du Conseil du Plan (16-19 mars 1946) et les négociations appelées à devenir « Blum-Byrnes » (15 mars, départ de Léon Blum, 23 de Jean Monnet) 27.

Dès le début des négociations, J. Monnet choisit de présenter à ses interlocuteurs une version anticipée du Plan, fondée sur les premiers travaux des Commissions de modernisation. C'est « l'avant-projet de Plan français » 28. Cela n'était pas prévu, le Plan devant être exposé lors de la conférence internationale, après que la France ait obtenu des garanties sur les crédits. L'utilisation de ce document illustre les difficultés rencontrées par les négociateurs à Washington. Elle a pour conséquence une limitation de la marge de manoeuvre de J. Monnet. Avec l'avant-projet, il témoigne de la volonté de la France de s'engager dans le libéralisme mondial sans avoir rien reçu encore en contrepartie. J. Monnet a découvert en mai 1946 une administration Truman sensiblement différente de celle du Président Roosevelt qu'il connaissait bien. Il veut emporter la conviction car il est parvenu à persuader le gouvernement français que son projet serait accepté et il craint les effets d'une déception. Il est probable toutefois que la non-présentation de ce projet de Plan n'aurait pas modifié le résultat des négociations (voir plus loin).

Le bilan des accords Blum-Byrnes est décevant. Sur la question allemande, les positions respectives ne sont pas modifiées. Mais l'espoir d'obtenir des réparations en nature substantielles semble s'évanouir totalement chez Monnet 29. Les résultats financiers sont satisfaisants pour la liquidation du prêt-bail mais limités quant à l'équipement et la modernisation 30. Le total s'élève à environ un milliard de dollars alors que J. Monnet visait à en obtenir deux à trois.

26. « Analyse de la position britannique », le 9 octobre 1945, AMF 4/0/3.

27. « La première session du Conseil du Plan », Notes documentaires et études.

28. « Avant-projet du premier plan français », le 13 avril 1946, AMF 4/1/26.

29. J. Monnet affirme dans ses Mémoires qu'il ne croyait guère aux possibilités offertes par les réparations (p. 294). Cependant, le rapport adopté en mars tait état de 6 milliards de mètres cubes de bois coupés dans la zone française d'occupation ; cette mention disparaît totalement en novembre. De même on prévoyait en mars 20 millions de tonnes de charbon en 1950, au titre des réparations, alors qu'en novembre le rapport évoque des importations.

30. Selon le rapport de F. Billoux (op. cit.), ils s'établissent ainsi : 650 millions de dollars pour l'achat d'équipements définis par les États-Unis, une part indéterminable mais faible des surplus, un prêt hypothétique de la B.I.R.D. dont le montant réel est de 300 millions de dollars. Sur le déroulement des négociations, voir MARGAIRAZ M., « Autour des accords Blum - Bymes : J. Monnet », Histoire, économie et société, n° 3.


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L'ébauche du premier Plan aurait-elle été une entreprise inutile ? La réponse est contradictoire. Des sources convergentes montrent que les négociateurs américains étaient résolus dès le début à ne pas satisfaire pleinement les demandes françaises 31. Pour autant, d'autres sources indiquent que les documents apportés par J. Monnet sont accueillis avec bienveillance. C'est ce qu'indique un rapport interne de François Billoux, le ministre communiste chargé de suivre le Plan Monnet pour le P.C.F. :

Ce furent en effet le texte et les chiffres du Plan quinquennal qui servirent de base de discussion avec les États-Unis (...). Toujours d'après mes informations, les Américains ont accepté immédiatement cette manière de voir et ont commencé à examiner nos chiffres en comparaison avec ceux qu'ils possédaient 32.

La démarche du Plan français est observée positivement, elle concorde avec les objectifs généraux de la politique américaine pour l'après-guerre. J. Monnet, qui avait peut-être eu l'occasion d'en débattre avec les collaborateurs de Roosevelt dès 1942, n'a pas tort sur ce point. Mais du fait de la conjoncture politique en France, aux États-Unis et de l'évolution des relations internationales, l'application de cette politique mondiale est différée. La France doit attendre les crédits, J. Monnet reste convaincu qu'ils seront attribués.

La participation de Robert Nathan aux travaux du Commissariat du Plan est un bon exemple pour illustrer la symbiose intellectuelle qui existait entre Jean Monnet et certains décideurs américains B. Économiste renommé, R. Nathan est un des collaborateurs de F. D. Roosevelt qui démissionne de l'administration Truman en décembre 1945. Il fonde un cabinet privé de consultations et il est engagé par J. Monnet. Il séjourne à Paris en avril et en août 1946 pour analyser le Plan en cours d'élaboration. Il approuve la démarche et la méthode du Plan qui doit permettre de mener «une sorte de guerre contre la stagnation économique» 34. Il propose de nombreuses mesures dont certaines seront appliquées : missions d'employeurs aux États-Unis, création d'une Commission du développement industriel, d'une société de financement de l'investissement, organisation — dans les six mois — d'une campagne de baisse des prix intérieurs français. Il se montre fort préoccupé des tensions inflationnistes produites par le Plan : « La nature même du Plan est inflationniste ». C'est là sa plus importante contribution à l'élaboration du Plan.

Jusqu'à ce moment (août 1946), en effet, J. Monnet ne paraît pas attacher une attention particulière aux problèmes de l'inflation. Un de ses collaborateurs, Pierre Denis, a pu écrire en juin 1946 dans une note remise à René Pleven :

31. Les archives américaines ont été dépouillées par Miss F. LYNCH, The political and économie reconstruction of France, 1944-1947, Ph. D. Thesis, U. of Manchester, 1981. Voir aussi le témoignage d'Emmanuel MONICK, Bulletin du Centre d'Histoire contemporaine, U. de Paris 10, n° 2, 1981.

32. Rapport de F. Billoux, op. cit. L. Blum dans ses discours et J. Monnet dans ses Mémoires confirment ce rôle du Plan.

33. Cette collaboration est évoquée par R. F. KUISEL, Capitalism and the state in modem France, 1981, p. 230.

34. Rapport de R. Nathan, AMF 5/3/31.


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Nous n'avons pas exclu, parmi les moyens de financement, le recours à l'inflation monétaire (...) comme une dernière extrémité lorsque les autres moyens manqueraient 35.

A l'automne, simultanément à une nouvelle hausse de l'indice des prix, ces propos sont exclus et J. Monnet va devenir un pourfendeur vigilant de l'inflation : «De toutes les conditions nécessaires à la réalisation du Plan, il n'en est pas de plus fondamentale que la stabilité des prix et de la monnaie» 36. L'empirisme de J. Monnet s'est adapté aux conseils de R. Nathan et à la flambée des prix.

L'intérêt que l'administration américaine porte au Plan Monnet ne se dément pas par la suite. S'il en était besoin, le rôle pilote que joue la France dans la mise en place de l'O.E.C.E. en témoigne. Robert Marjolin, proche collaborateur de Jean Monnet, en devient le premier secrétaire général après que le commissaire au Plan ait refusé ce poste 37.

La mise en oeuvre complète du Plan est différée après les accords Blum-Byrnes. Avant même que son élaboration soit totalement achevée, sa réalisation est bousculée sinon compromise du fait de l'inadéquation des moyens aux objectifs. Mais comme le fait remarquer Henri Bonnet, ambassadeur à Washington, à propos des négociations, « ce travail n'a porté que sur l'évaluation des ressources et des dépenses, à aucun degré sur la contexture du Plan » 38. En effet, les objectifs de production par activités et branches industrielles tels qu'ils sont déterminés dans l'avantprojet de mars 1946 sont reconduits à peu près intégralement dans le rapport général du Plan en novembre 1946.

Cette situation a des conséquences contradictoires sur l'image du Plan Monnet. Il est moins crédible mais il paraît aussi moins impliqué dans les relations financières franco-américaines. En n'octroyant pas les crédits nécessaires au Plan en mai 1946, les États-Unis ont contribué à faire de ses objectifs inchangés un symbole du redressement national auprès de l'opinion publique. Lorsqu'en avril 1948, l'I.F.O.P. organise un sondage sur le Plan, les Français répondent à la question suivante : « Quelle est parmi les définitions suivantes du Plan Monnet celle qui vous paraît la plus exacte ? 39 :

35. « Note relative au problème de financement du Plan ». P. Denis, le 11 juin 1946, AMF 5/2/17.

36. Lettre du Commissaire général, introduction au rapport général du 27 novembre 1946.

37. TEISSÈDRE J., « Le Plan Monnet », Collection Droit social, mars 1950. R. Marjolin est désigné secrétaire général de l'O.E.C.E. après que J. Monnet se soit désisté. (<= Afin de ne pas compromettre le Plan Monnet avec le Plan des nations européennes ». AURIOL V., Journal du septennat, t. I, p. 381).

38. Télégramme de H. Bonnet à F. Gouin, le 27 mai 1946, MAE A-194-5.

39. L'opinion et les problèmes économiques. Plan Monnet - Plan Marshall. IFOP, juin 1948, AMF 14/8/1.


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Réponses :

Augmenter la production 29 %

Nous suffire à nous-mêmes 11 %

Utiliser les crédits américains 6 %

Produire moins cher 7 %

Améliorer les conditions de travail 7 %

Diminuer le gaspillage 6 %

Autres définitions 2 %

Ne répondent pas 37 %

(Total supérieur à 100 % car certaines personnes ont donné deux réponses.)

Les réponses se rapportant à l'idée de l'indépendance nationale sont nettement prépondérantes parmi celles des Français qui connaissent le Plan. D'autres résultats indiquent que cette perception du Plan Monnet est encore plus grande chez les hommes et particulièrement chez les ouvriers.

Les précisions que le Commissariat va apporter au Plan Monnet au cours de sa dernière phase de préparation, à l'automne de 1946, vont accentuer cette tendance qui s'est inscrite dans la mémoire collective.

III. L'adoption du Plan Monnet : automne-hiver 1946.

Avant d'être adopté, le Plan va connaître de nouvelles épreuves. Lorsque les Français découvrent peu à peu les résultats réels des accords de mai 1946, l'unanimité politique réalisée autour du Plan en mars 1946 se défait. A son retour, J. Monnet trouve un rapport de Robert Marjolin sur le travail des commissions, il peut lire à propos de Benoît Frachon, secrétaire général de la C.G.T. :

Il est très inquiet de la partie commerciale de nos accords qui selon lui livre l'industrie française à l'Amérique. Très hostile aux accords cinéma (c'est la position du P.C.) «.

L'attitude du P.C.F., à l'égard du Plan, se modifie au cours de l'été 1946. Les communistes approuvent la méthode du Plan à son origine et ils insistent sur ses aspects concrets comme les objectifs de production. Ils sont d'accord avec la stratégie de J. Monnet en vue des négociations de Washington. Ils y participent de façon secondaire en envoyant officiellement Auguste Lecoeur, secrétaire d'État au charbon. Entre le 29 avril et le 5 mai 1946, ils rencontrent W. Clayton et J.H. Hilldring et ceux-ci sont très satisfaits de ces entretiens 41. Quand François Billoux analyse le résultat des accords, il est très nuancé. Il approuve leur signature mais propose d'être très attentif aux conséquences de ces accords. En août 1946, Jacques Duclos, deuxième responsable du P.C.F., est nettement plus critique après,

40. Note pour M. Monnet, relative à un certain nombre de questions essentielles le 6 juin 1946. La remarque entre parenthèses est de R. Marjolin, AMF 5/2/36.

41. Télégramme de l'ambassade au ministre du 3 mai. « Les Américains et nous-mêmes considérons qu'il y aurait le plus grand intérêt à ce que M. Lecoeur continue à participer aux pourparlers. De l'avis de tous, sa participation a été particulièrement efficace », MAE 69-B 13-3.


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dit-il, deux mois de réflexion 42. Le P.C.F. participe activement aux mouvements de protestation contre les accords sur le cinéma. En septembre il réagit fortement au discours de J. F. Byrnes à Stuttgart. La politique allemande des États-Unis et le Plan sont condamnés ensemble :

Quant à la France, dont on limiterait sous prétexte de « planification » les activités industrielles, voire agricoles, elle ne serait plus qu'un vassal docile des dirigeants anglo-saxons de ce bloc occidental (...). Tel est le plan de régression française qui nourrit l'imagination des hommes des trusts, outre-Atlantique, outre-Manche et même dans notre pays 43.

Le P.C.F. n'a jamais considéré que le Plan était une réforme de structure, pour lui c'est un instrument utile de la « bataille de la production ». A partir de l'automne 1946, le Plan Monnet n'est pas désapprouvé, mais son existence est utilisée pour dénoncer le refus des « trusts » de moderniser le pays. L'alliance entre Jean Monnet et le P.C.F. se brise sur les projets américains pour l'Allemagne. Le P.C.F. ne retient du Plan que les objectifs de modernisation et de production et repousse les conditions liées à l'obtention des crédits américains alors que pour J. Monnet les deux choses restent inséparables.

Les ministres M.R.P., Robert Schuman et François de Menthon, du nouveau gouvernement Bidault, adoptent eux aussi une attitude critique vis-à-vis des projets de J. Monnet. Au Comité économique, Gaston Cusin, secrétaire d'État à l'Économie nationale, est soutenu par les deux ministres lorsqu'il défend le programme d'importation adopté en juillet :

Contrairement à l'opinion de M. Monnet, il estime qu'en établissant un programme d'importation d'un an (...), le ministère des Finances s'est placé dans une hypothèse raisonnable, rompant avec le pessimisme (...). Dans ce domaine, l'expérience des accords financiers franco-américains nous incite à la prudence, en raison des servitudes qui peuvent être imposées à une partie importante des crédits accordés 44.

La confiance obtenue par J. Monnet en mars a disparu en septembre. Seuls les socialistes qui ont beaucoup défendu les accords Blum-Byrnes auxquels leur leader est associé, adoptent une attitude plus compréhensive à l'égard de J. Monnet. Le commissaire au Plan est assez isolé quand approche la date où il doit faire adopter le Plan. Le doute pénètre aussi les travaux des commissions de modernisation qui sont presque terminés mais qui dans certains cas, comme celui de la machine outil, seront abandonnés.

En septembre-octobre 1946, J. Monnet va adapter la présentation du Plan et préciser certaines questions afin de renforcer sa crédibilité. Le rapport officiel de novembre 1946 peut prendre position sur deux questions difficiles : la modernisation industrielle doit se faire en même temps que l'arrêt des nationalisations et elle doit précéder la reconstruction immobilière. A ce moment ces deux principes sont acquis et ne suscitent pas d'opposition majeure. La modernisation peut contribuer à consolider les

42. France Nouvelle (hebdomadaire du P.C.F.), 38, du 10 août 1946.

43. Idem, n° 43, du 14 septembre 1946.

44. Compte rendu du C.E.I. du 25 juillet 1946, AN F 60 902.


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nationalisations. Et l'accord est général sur la priorité industrielle, y compris le ministre communiste de la Reconstruction et de l'Urbanisme. Cette situation contribue à faire naître le « style » du Plan. J. Monnet, qui, de façon naturelle écrit sans emphase, évite d'aborder les questions conflictuelles. Un journaliste a pu écrire en exagérant quelque peu :

Il faut reconnaître, enfin, que le succès a été plus grand pour ne pas avoir abordé de front les questions les plus difficiles 45.

J. Monnet établit un calendrier et fixe des priorités. La durée de réalisation du Plan n'était pas encore prévue. En novembre 1946 on distingue un Plan de un an pour 1947 qui peut utiliser les crédits obtenus en mai et un Plan de quatre ans plus général et peu précis sur son financement. Cette décision, qui éclaircit la première étape du Plan, inquiète les partisans d'une véritable planification comme Georges Boris :

Le Plan Monnet n'est véritablement tracé que pour l'année 1947, et l'on a vu que les chances de réalisation pour 1947 sont faibles. Passée cette date, il s'agit beaucoup plus d'objectifs à viser que de plan proprement dit à réaliser, et le calendrier n'aurait semble-t-il dans l'esprit des auteurs du Plan qu'un caractère indicatif 46.

Cette critique est justifiée. Pourtant J. Monnet a pu de cette façon conserver le cadre du Plan, ce qui n'était pas prévu à l'origine, jusqu'à ce que la France obtienne les crédits américains. Mais le retard initial a entraîné un allongement jusqu'à 1952 (six ans) de l'exécution du Plan. La renégociation de chaque tranche de crédit met la France dans une position nettement moins favorable que dans le cas d'une attribution globale. J. Monnet, dès octobre 1945, n'ignorait pas les inconvénients de cette situation :

Cela risquerait à chaque moment de soulever des questions de principe sur la politique économique suivie par notre gouvernement ■".

Le Plan Monnet a-t-il favorisé certaines ingérences des États-Unis dans les affaires intérieures françaises ? Si cela est, sous bénéfice d'inventaire, il faut concevoir que cela ne découle pas nécessairement de l'élaboration initiale du Plan.

Seconde nouveauté de l'automne : les priorités. L'avant-projet de Plan en mars plaçait l'équipement industriel général en priorité; à l'automne 1946, six secteurs industriels sont choisis et nommés secteurs de base. Quatre sont facilement déterminés : charbon, électricité, sidérurgie, matériaux de construction. Viennent ensuite les transports intérieurs (sans l'aviation) et le machinisme agricole. Ce dernier secteur sans doute pour faire un geste en direction du monde paysan. Les carburants s'ajouteront à cette liste en 1947. Dans ces industries, le plan est en principe impératif, mais il ne l'est réellement que pour les activités contrôlées par l'État. Si l'électricité va remarquablement suivre le Plan, il ne se passera rien de notable dans l'industrie du machinisme agricole. Ces secteurs bénéficient

45. BERTRAND R., <t Promesses et aléas du Plan Monnet », Le Monde, 28 novembre 1946.

46. BORIS G., « Observations sur le Plan Monnet », le 9 décembre 1946, AMF 7/3/1.

47. Brouillon d'une note de synthèse de J. Monnet, octobre 1945, AMF 3/5/10.


LE DÉMARRAGE DU PLAN MONNET 411

des crédits partiels obtenus en mai 1946, mais les investissements prévus en mars sont parfois modifiés. Si l'électricité se voit attribuer le même montant en novembre, les prévisions d'investissements de la S.N.C.F. sont diminuées des deux tiers car la modernisation des transports ferroviaires nécessite l'importation d'équipements coûteux. La concentration des moyens financiers sur certains secteurs diminue la dépendance en biens d'équipement. De plus la délimitation de secteurs prioritaires renforce l'efficacité du Plan. En étant plus sélectif, il peut devenir plus mobilisateur car il désigne avec précision les efforts à faire et les objectifs à atteindre.

En dépit de ces modifications apportées au projet initial, J. Monnet n'est pas certain de retrouver l'unanimité de mars 1946 car les trois partis de la coalition gouvernementale ont en novembre des objectifs différents. Aussi le commissaire au Plan va utiliser au profit du Plan l'instabilité politique de la période. Il choisit de tenir la deuxième réunion du Conseil du Plan la veille de la démission du gouvernement de Georges Bidault (le 28 novembre). De ce fait, les ministres communistes n'assistent pas à cette séance. J. Monnet organise une troisième réunion le 7 janvier 1947, simple répétition de la précédente, et le Plan est officiellement adopté le 14 janvier, soit une semaine avant la démission du gouvernement de Léon Blum. J. Monnet est parvenu à son but. Mais cette victoire présente un grave inconvénient. L'adoption du Plan passe relativement inaperçue et le Commissariat rate en partie son rendez-vous avec l'opinion publique. La grève de la presse au début de 1947 ne lui facilite d'ailleurs pas les choses 48.

Au cours de l'hiver 1946, le Plan est adopté par le gouvernement et il est approuvé par les organisations syndicales et professionnelles. C'est un aspect décisif du prestige du Plan et il nous faut analyser plus en détail ces approbations en se limitant ici à la C.G.T. et au C.N.P.F.

A l'origine, début 1946, la C.G.T. est plutôt réservée à l'égard du Plan. Ses deux principaux représentants dans le Commissariat, Benoît Frachon et Pierre Le Brun, ne tiennent pas exactement le même discours alors que les relations entre ces deux hommes étaient à l'époque excellentes. Début janvier 1946, P. Le Brun commente dans Le Peuple la naissance du Commissariat :

La situation actuelle de la France justifie-t-elle que son gouvernement s'offre et nous impose de tels palabres ? 49.

II souhaite le développement du rôle des Comités d'entreprise et n'apprécie pas la méthode de J. Monnet. Jusqu'en novembre 1946 il se tient sur cette position. A la deuxième réunion du Conseil du Plan où il représente seul la C.G.T., il apporte « l'adhésion réfléchie » de la Centrale. Il admet les contraintes prévues par le rapport :

48. c Le Plan et la presse », étude du 28 novembre 1946 au 17 mai 1947. Dossier réalisé par le Commissariat A.M.F.O.

49. LE BRUN P., « Floraison de commissions », Le Peuple, 14 janvier 1946.


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En outre, dans les limites admissibles, mais sous réserve d'un équilibre judicieux à établir au départ entre les salaires et les prix, le Plan prévoit des restrictions de la consommation s 0.

Pierre Le Brun devient ensuite un partisan résolu de la méthode du Plan et il conservera jusqu'à sa mort (en 1970) une attitude positive à l'égard du Commissariat. Benoît Fraction a apporté « l'adhésion entière » de la C.G.T. au Plan en mars 1946. Au 36e Congrès de son syndicat en avril 1946, il est le seul à intervenir au sujet du Plan Monnet, il en fait un commentaire très bref : ce n'est pas une solution miracle, mais un facteur positif. En novembre, il ne participe pas à la deuxième réunion et la publication du Plan fait naître des critiques et des inquiétudes dans la presse de la C.G.T. 51. Cependant, le 7 janvier, il apporte, avec P. Le Brun, « l'adhésion sans réserve» de son organisation.

P. Le Brun et B. Frachon disent ensemble oui au Plan au début de 1947. Le premier, non communiste, est un planiste de l'école Léon Jouhaux, il a participé en 1934 au Plan de la C.G.T. Il a été convaincu par la méthode de J. Monnet. Le second, dirigeant syndicaliste et communiste, veut en 1947 utiliser l'argument du Plan contre les tentatives de révision en baisse des objectifs qu'il pressent pour l'avenir. Les motivations des deux hommes ne sont pas les mêmes, plus théoriques chez P. Le Brun, plus tactiques chez B. Frachon. L'attitude de la C.G.T. est distincte de celle du P.C.F. et des socialistes planistes comme André Philip. Elle est aussi très diversifiée car dans les commissions de modernisation siègent des personnalités syndicales qui représentent des fédérations de traditions différentes.

La C.G.T. est largement associée aux travaux des commissions :

Les participants aux travaux des Commissions de Modernisation du Plan Monnet

(18 commissions, y compris celles de l'Agriculture, en 1946) soit 300 personnes environ

C.G.T 17 %

C.F.T.C 3 %

Patronat/C.N.P.F 31 %

Administrations 29 %

Experts et divers 20 %

100 %

La C.G.T. préside quatre commissions et détient le poste de rapporteur dans trois autres. Pour les militants les commissions sont l'occasion de prendre activement position en faveur de la «bataille de la production ». Les commissions n'abordent pas les problèmes du financement des

50. Déclaration de P. Le Brun au Conseil du Plan. Archives de P. Le Brun.

51. BARJONET A., « Où le passé éclaire le présent », Le Peuple, 14 décembre 1946.


LE DÉMARRAGE DU PLAN MONNET 413

projets, c'est la tâche du commissariat, ainsi bien entendu que les questions des relations avec les États-Unis. L'adhésion enthousiaste des syndicalistes dans des industries comme les houillères ou l'électricité est naturelle car la C.G.T. est étroitement associée aux activités de ces entreprises. Mais l'engagement favorable est tout aussi important dans des secteurs entièrement privés comme la sidérurgie. Dans cette commission oh assiste à ce que Roger Martin, alors directeur de la Sidérurgie, a appelé «une convergence objective» entre les cégétistes et la minorité des maîtres de forges favorable à une modernisation radicale des structures de la branche 52. L'intervention de Alfred Costes, secrétaire de la Fédération C.G.T. des métaux, à la commission le 27 octobre 1947 (soit après la rupture de la coalition gouvernementale), illustre parfaitement cette situation :

En face des sidérurgies étrangères, et en particulier du relèvement du niveau de l'industrie allemande, il est urgent et vital de faire en France un grand effort pour sortir de la situation actuelle. Ceci exige que la profession, associant tous ses membres, prenne toutes les dispositions nécessaires à l'abaissement de ses prix de revient et à l'amélioration de la qualité de ses fabrications. Ceci ne pourra se faire en conservant la totalité des installations existantes et en respectant les situations acquises. Certaines modifications sont indispensables, et le rôle de la commission a justement été d'en éclairer la nécessité aux yeux de la profession, du gouvernement et de l'opinion publique. L'intérêt national n'est pas différent de celui bien compris de la sidérurgie elle-même, et il est regrettable que la chambre syndicale n'ait pas mieux répondu aux vues de la commission 53.

Certaines décisions novatrices du Plan Monnet ont pu être acquises grâce à l'engagement militant de la C.G.T., mais cela n'a pas toujours permis de surmonter les réticences patronales. La participation de la C.G.T. au Plan est largement commentée dans la presse syndicale en 1947 et ces commentaires favorables ont contribué à fabriquer une image durablement positive du Plan Monnet au sein de la C.G.T. Réciproquement, J. Monnet peut se prévaloir du soutien de la C.G.T.

Ce n'est pas le cas du C.N.P.F. A la première réunion de mars 1946 il s'abstient de tout commentaire. En novembre, Pierre Ricard, son représentant officiel, tient un discours ambigu. Il juge que le Plan « est une oeuvre très remarquable» mais explique qu'il exprime seulement à titre personnel et non à celui du C.N.P.F. Il souligne l'optimisme excessif qui selon lui caractérise le Plan et il insiste sur la nécessité de la « confiance » pour entreprendre réellement le Plan. En fait une lettre de P. Ricard à Jean Monnet montre que certains aspects du Plan lui paraissent inacceptables. C'est le cas du rapport de la Commission de la Main-d'oeuvre qui, d'après lui, met en cause la responsabilité de gestion des chefs d'entreprises :

Certains dirigeants de la C.G.T. entendent faire, par exemple, des Comités d'entreprise comme préfiguration des soviets d'usines, et ceci nous oblige à un jeu très serré (sic),

52. Entretien avec R. Martin, février 1982.

53. Procès-verbal de la 35e réunion de la Commission de modernisation de la sidérurgie, le 27 octobre 1947, AMF 9/5/5.


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ou bien encore de propositions de la Commission de Productivité :

Nous faisons les plus expresses réserves sur tout ce qui pourrait servir de prétexte aux organisations ouvrières pour réclamer la généralisation des primes de rendement, sujet très brûlant et épineux qui va être discuté par le Conseil supérieur des Conventions collectives 54.

Ces critiques portent sur des points précis, mais le patronat pris dans son ensemble est hostile au principe même du Plan :

J'ajoute que la majorité peut-être de mes collègues incline à penser qu'il est possible, voire indispensable, de revenir sur le champ aux libertés économiques, et que je n'aurai pas de trop de toute ma dialectique pour obtenir, sous certaines réserves, un accord de principe à un Plan où la plupart voient surtout les contraintes qu'il maintiendra dans la répartition et les prix, tandis que les autres le jugent généralement trop optimiste.

P. Ricard est, quant à lui, plutôt favorable au Plan mais il confie à J. Monnet les difficultés (réelles ou feintes ?) qu'il éprouve pour faire valoir son point de vue :

Si vous connaissiez l'état d'esprit présent des milieux patronaux, vous seriez convaincu que je joue avec vous, non seulement avec le maximum de fair play, mais avec le maximum d'efficacité 55.

Dans les Commissions de Modernisation, les patrons ne représentent pas le C.N.P.F., mais siègent intuitus personae. Les comportements sont très variés. La Commission de la machine outil échoue à rédiger un rapport parce que les représentants patronaux sont hostiles au principe même de la planification; les transporteurs routiers déclenchent une campagne de presse contre les travaux de la commission où ils siègent car ses conclusions sont trop favorables, selon eux, à la S.N.C.F. Dans les Commissions du Bâtiment et du Textile, le patronat se tient à une réserve hostile mais silencieuse. C'est un patronat divisé qui s'affronte dans la Commission de la Sidérurgie à propos de la réorganisation de la branche ou de l'implantation d'un second grand laminoir. Le débat oppose un patronat modernisateur plus jeune, souvent du Nord, à un patronat attentiste au moins, malthusien au plus, plus âgé, où l'Est semble majoritaire. Division patronale aussi au sein de la Commission de l'Automobile, mais ici, l'existence de la société nationale modifie l'analyse. Les Commissions de l'Énergie occupent une place particulière. Dans celles des Houillères et de l'Électricité, la bonne volonté est commune à tous les acteurs, même si le travail des électriciens s'est révélé plus solide et plus novateur à long terme. Dans la Commission des Carburants, les représentants des sociétés pétrolières en France agissent activement — car c'est leur intérêt — pour la reconstitution et la modernisation du raffinage français.

Le C.N.P.F. en 1946, est globalement négatif à l'égard du Plan Monnet. Sa position s'aligne sur le plus grand dénominateur commun au sein du patronat de l'époque : l'hostilité au dirigisme de l'État. Mais il ne le condamne pas ouvertement car il espère, ou il soupçonne, que le Plan Monnet ouvre la voie à une politique plus libérale. Le patronat ne se méfie

54. Lettre de P. Ricard à J. Monnet, le 5 janvier 1947, AMF 12/8/2.

55. Idem.


LE DÉMARRAGE DU PLAN MONNET 415

pas du Plan Monnet de façon unanime. Il y a des attitudes individuelles et favorables, c'est le cas de P. Ricard, et plus encore, il y a des attitudes communes à certaines branches industrielles. Schématiquement, plus la branche est concentrée, plus l'accueil réservé au Plan Monnet est favorable. Les participations de la C.G.T. et du C.N.P.F. au Plan Monnet reposent sur des motivations très éloignées l'une de l'autre. A l'examen il n'y a pas — c'est le moins que l'on puisse dire — de consensus général. Mais, tant à l'intérieur de la C.G.T que dans le C.N.P.F. les attitudes sont diversifiées et même parfois contradictoires dans le cas du C.N.P.F. Cela étant, Jean Monnet ne recueille aucun refus global et public et il peut à partir du 14 janvier 1947 entreprendre la première tranche de son Plan tout en poursuivant les négociations pour obtenir le financement des tranches suivantes.

L'action de Jean Monnet ne procède pas d'un projet idéologique. L'idée de planifier pour moderniser découle de la volonté du commissaire en mission de présenter sous un jour favorable les demandes françaises de crédits aux États-Unis. Mais l'invention du Plan ne se résume pas à la simple transformation d'un programme d'importation. C'est dans l'action au cours de la phase d'élaboration du Plan que J. Monnet est devenu progressivement le héraut de la modernisation. Il a bénéficié de l'héritage planiste et de l'élan modernisateur qui traverse le pays à la Libération. Il s'agit là de deux courants d'idées, de deux groupes d'hommes qui s'interpénétrent sans toutefois coïncider.

Le Plan n'apparaît pas inopinément, il se greffe sur l'état de planification rampante que connaît la France depuis la première guerre. L'héritage planiste auquel s'ajoutent les expériences de Vichy et les réflexions de la Résistance n'est pas parvenu à mettre en oeuvre véritablement un plan économique. L'échec de P. Mendès France semble marquer le terme de cette entreprise. Mais cet échec a profité au Plan Monnet de double façon. Le préjugé favorable dont bénéficie l'idée de Plan dans l'opinion est inentamé jusqu'en 1946. L'expérience des planificateurs du ministère de la Production industrielle est utilisée par le Commissariat au Plan dans le cadre des Commissions de Modernisation. Le Plan Monnet n'invente ni la nécessité de reconstruire, ni la volonté de moderniser. Il s'inscrit dans un mouvement à long terme et il en renforce l'allure. Le Plan a été la caisse de résonance d'un état d'esprit favorable à la modernisation que l'on rencontre dans les commissions tant chez les syndicalistes que chez certains éléments du patronat, et auprès de J. Monnet parmi les hommes neufs qui l'entourent. C'est dans cette rencontre avec l'élan modernisateur que J. Monnet a su puiser la force de son entreprise. C'est là que réside la magie des Commissions de Modernisation, là où s'est constitué le souvenir prestigieux, et c'est ce qui pour une part explique la vitalité durable du Plan en France.


416 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'amalgame d'idées et d'hommes qui est à l'origine du Plan a favorisé une double interprétation de l'oeuvre de J. Monnet : un Plan pour obtenir des crédits américains, un Plan pour reconstruire et moderniser le pays. Jusqu'au printemps 1946 ces deux interprétations ne sont pas ressenties comme contradictoires par les protagonistes du Plan. Elles vont se dissocier puis s'opposer progressivement de façon différente parmi les acteurs du Plan au rythme des événements nationaux et internationaux.

Paradoxalement les États-Unis vont rendre un service au Plan en décevant partiellement l'attente de J. Monnet lors des négociations BlumByrnes. Les objecifs du Plan, précisés par secteurs et échelonnés dans le temps, vont pouvoir bénéficier d'une approbation globale. Il faut cependant souligner les limites de cette approbation. A l'exception de la C.G.T., personne ne dit franchement oui au Plan Monnet. Et encore, le oui de la Centrale n'a pas le même sens lorsqu'il est prononcé par Benoît Frachon et par Pierre Le Brun. Personne ne dit nettement non et c'est ce que l'histoire a retenu. Le mythe naît dans le clair obscur de ces adhésions confuses. La fabrication et la permanence du mythe est le signe et la garantie du succès du Plan. Ainsi le Plan Monnet devient la bannière d'une France rénovée.

Philippe MIOCHE,

Institut Universitaire Européen,

Florence.


NÉGOCIATION ET SIGNATURE DES ACCORDS BLUM-BYRNES

(OCTOBRE 1945-MAI 1946)

D'APRÈS LES ARCHIVES

DU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

C'est à l'automne de 1945 que s'amorcent entre France et États-Unis les pourparlers qui aboutiront, le 28 mai 1946, à la signature des accords de Washington (plus connus sous le terme d'accords Blum-Byrnes). Il ne s'agit pas là des premiers accords entre le Gouvernement provisoire de la République française et le Gouvernement des États-Unis mais les textes de mai 1946 sanctionnent, beaucoup plus nettement que les précédents, l'entrée officielle de la France dans un « bloc occidental » dont le lancement du Plan Marshall, un an plus tard, dressera plus précisément les contours. Véritable amorce, par nombre d'aspects — des procédures de la négociation au contenu proprement dit — du futur « European Recovery Program » (titre officiel du Plan Marshall), l'accord franco-américain de 1946 mérite une étude qui permet de nuancer les étapes traditionnellement imparties à la chronologie de l'après-guerre et de saisir les liens étroits entre politique intérieure et engagements internationaux. Instrument privilégié de cette étude, les archives du ministère des Affaires étrangères autorisent d'autre part l'historien à oser la révision d'une thèse présentant couramment les « accords Blum-Byrnes » comme satisfaisants : ceux-ci, malgré les contreparties explicites ou implicites relevées par l'historiographie contemporaine, auraient fortement contribué, en participant au financement du Plan Monnet, à la reconstruction française 1. Les dossiers accessibles désormais aux chercheurs attestent, par la violence même du ton des hauts fonctionnaires qui les ont rédigés, que la signature du 28 mai a constitué pour la France une « affaire » peu avantageuse.

1. Sur l'historiographie « optimiste », voir par exemple les Mémoires de J. MONNET, notamment pp. 295-300 («ce qui était acquis, était l'assurance que nous pouvions commencer le plan sans crainte de rupture », p. 300) ou, en dépit d'un jugement général nuancé sur les accords, J. LACOUIURE : « Le relèvement de l'économie française, largement dû à un plan Monnet dont le démarrage eût été impossible sans les crédits ramenés de Washington, semble plaider en faveur des négociateurs du printemps 1946 », in Léon Blum, Points-Histoire, Seuil, p. 533.


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1° LA PHASE PRÉPARATOIRE (octobre 1945 - mars 1946) :

A l'automne 1945, confronté à de nouvelles demandes de crédit européennes (française et britannique notamment), le Gouvernement des ÉtatsUnis pense venu le moment de concrétiser ses projets de restructuration du commerce international ; celle-ci suppose la libération des échanges, ou plus précisément l'abolition du contrôle exercé sur les échanges extérieurs par les pays européens appauvris ou ruinés par la guerre. Les pays demandeurs de crédits se sont, pour obtenir les fonds sollicités, déjà sérieusement engagés sur le plan des principes : dès février 1945, en paraphant le sévère accord prêt-bail 2, lourd de «désavantages et [d'jincertitudes »3 pour le relèvement de l'économie française, la France a souscrit, par l'article VII, aux exigences américaines relatives au développement du commerce international, impliquant notamment l'abaissement des barrières douanières et la suppression de toute disposition discriminatoire dans les échanges 4.

De cet engagement, pris au début de 1945, tente de tirer parti le Gouvernement français — ou plus précisément, ses composantes actives groupées autour du général de Gaulle, M.R.P., U.D.S.R. et, pour l'heure dans une moindre mesure, S.F.I.O., les rares ministres communistes étant systématiquement exclus des séances gouvernementales où se prennent les grandes décisions internationales 5 : à la mi-octobre 1945, en annonçant aux responsables français — de Gaulle, G. Bidault (Affaires étrangères), R. Pleven (Économie nationale et Finances) — l'existence du projet de note du Gouvernement américain qui s'apprête à réclamer des négociations sur les problèmes évoqués par l'article 7 du texte du 28 février 1945, Jean Monnet, alors Commissaire en mission, leur suggère un marché dont l'exemple est fourni par les négociations en cours entre Grande-Bretagne et États-Unis :

2. Sur le caractère léonin de l'accord signé le 28 février 1945, consulter la note préparatoire au Comité Economique Interministériel (C.E.I.) du 19 février 1945, non datée, dactylogr., 4 p. A.N. F 60 898. Note largement citée dans ma thèse C.G.T. et revendications ouvrières face à l'Etat, de la Libération aux débuts du Plan Marshall (septembre 1944 - décembre 1947). Deux stratégies de la Reconstruction, chap. III, note 81 (notes pp. 159-160). L'opération apparaît surtout avantageuse pour les Etats-Unis (cf. la note, rédigée pourtant en termes prudents dans ses « Conclusions : Sans voir, dans la rédaction ambiguë de certaines clauses des documents précités, une réticence de la part de nos alliés à faire bénéficier la France d'une aide aussi large qu'on pourrait le croire, à la première lecture de ce document, reconnaissons cependant que nos alliés ne veulent pas conclure avec nous des accords qui leur seraient nettement désavantageux. » Note citée p. 3).

3. Compte rendu du C.E.I. du 19 février 1945, exposé de J. Monnet, dossier n° 59, dactyl., 11 p., point IV « Accord prêt-bail », p. 2. A.N. F 60 898.

4. J. Monnet rappelle cet engagement dans sa note du 16 octobre 1945 destinée au général de Gaulle, au ministre des Affaires étrangères et à celui de l'Economie nationale et des Finances, dactylog., 3 p., pp. 1-2 A. 194-5. Accord franco-américain du 28 mai 1946 (clos le 30 juin 1946). Archives du ministère des Affaires étrangères (M.A.E.).

5. Sur cette exclusion rigoureuse du C.E.I. où les communistes ne sont conviés qu'à d'exceptionnelles occasions — lorsque aucune décision « stratégique » n'est en discussion — voir « C.G.T. et revendications... » notamment (pour la période antérieure à novembre 1945) chap. III.


SIGNATURE DES ACCORDS BLVM-BYRNES, 1945-1946 419

il vient de répondre à Clayton, secrétaire d'État aux affaires économiques, fort pressé de faire entrer les principes dans la phase de l'exécution, que la France devrait « avoir, au préalable, traité avec le Gouvernement des ÉtatsUnis des moyens qui lui sont nécessaires pour la reconstruction et la modernisation de son économie ». Il s'agirait donc de faire « dépendre note attitude à l'égard des propositions américaines de politique commerciale de l'issue de nos négociations financières avec les États-Unis » 6.

— Le précédent britannique (l'accord américano-britannique du 6 décembre 1945):

Dès ce moment, et malgré l'optimisme affiché, comme à l'ordinaire, par « le plus " américain " des " décideurs " français » 7, la situation n'incite guère à l'enthousiasme. La France, déjà accoutumée à des clauses rigoureuses aussi bien à l'époque du Comité Français de Libération Nationale que depuis la Libération, édictées par le pays prêteur apte à dicter ses conditions aux quémandeurs 8, peut au surplus réfléchir au sort promis à la Grande-Bretagne par l'accord anglo-américain du 6 décembre 1945. Paraphé au terme des discussions mentionnées plus haut, ce texte illustre le contenu du «marché», accord commercial et financier — voulu par les États-Unis — contre les crédits demandés par une nation « considérablement appauvrie, ravagée et endettée » 9.

Alors que le système issu des accords de Bretton-Woods prévoyait, avant la libération totale des échanges, «une période transitoire de cinq ans » au cours de laquelle, dans le souci de rétablir l'équilibre de la balance des paiements, les pays signataires conserveraient le droit de maintenir certains contrôles des changes, l'accord du 6 décembre réduit ce délai à un an. Or le prêt consenti à la Grande-Bretagne, soit 3,75 milliards de dollars, ne permettra pas de régler le déséquilibre de la balance des paiements, évalué, selon des « prévisions (...) très optimistes », à 5 milliards de dollars pour les années 1946-1948. Ce prêt, consenti à des «conditions (...) assez généreuses, beaucoup plus » en tout cas que pour tous les autres crédits octroyés par les États-Unis jusqu'alors 10, apparaît donc comme la contrepartie quasi explicite du ralliement britannique aux exigences financières et monétaires des États-Unis : « Aucune stipulation n'impose formellement à la Grande-Bretagne d'adhérer à Bretton-Woods.

6. Note du 16 octobre 1945, citée plus haut, pp. 2-3.

7. Sur ce point, consulter notamment les archives F 60 : C.E.I. et Archives Monnet (F 60 920 et 921 : négociations avec les Etats-Unis, 1944-1945). Expression utilisée par J. Bouvier.

8. Mêmes archives : la dureté du prêt-bail de 1945 s'inscrivait dans la continuité des accords conclus en 1944, en particulier dans le domaine du ravitaillement (cf. surtout A.N. F 60 920, ou «rC.G.T. et revendications... », chap. I, p. 124 et note 387 (notes, pp. 111-112).

9. Note de P. Calvet sur « l'accord anglo-américain du 6 décembre 1945 », 16 décembre 1945, ronéot., 13 p., p. 3. A 194 5 (1946). Archives du M.A.E.

10. A un taux nominal de 2 % (alors que le taux couramment pratiqué par l'ImportExport Bank est de 2,3/8 %), mais aucun intérêt ne sera versé pendant les cinq premières années, ce qui réduit le taux réel à 1,68 %. Le remboursement s'effectuera sur cinquante ans, et non, comme à l'ordinaire, sur vingt ou trente ans. Idem, p. 6. Sur ce point, le cas britannique constituera une rigoureuse exception, dont la France espérera — en vain — bénéficier ; voir infra.


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Mais l'accord s'y réfère constamment et (...) cette adhésion constitue l'une des conditions sine qua non du crédit américain », considérée par l'opinion britannique comme une « pression (...) choquante ». Les concessions commerciales ne le cèdent en rien, par leur gravité, aux précédentes : la Grande-Bretagne a donné son « adhésion de principe » à la réunion, en 1946, d'une conférence internationale sur le commerce dont les discussions sont fondées sur « des propositions très détaillées » de Washington, comportant notamment la réduction générale des barrières douanières, la suppression de toute discrimination en matière de commerce international, dispositions de nature à mettre bas le système, fort précieux pour la métropole britannique, de la préférence impériale. Au-delà des principes, elle a concédé « une série d'engagements plus précis et plus graves » concernant son commerce et sa monnaie.

En décembre 1945, la France n'ignore donc pas que la Grande-Bretagne, pourtant allié privilégié des États-Unis, vient de passer sous les fourches caudines : le prêt américain « de caractère strictement commercial » est assorti de « conditions redoutables qui représentent pour [ce pays] une véritable aliénation de sa souveraineté monétaire et commerciale »n. La satisfaction officiellement exprimée par le Gouvernement britannique pour « justifier [son] acquiescement »n aux accords ne saurait masquer les réalités : la soumission aux clauses monétaires, véritable « prix du prêt américain », constitue « une erreur grave. La Grande-Bretagne ne sera pas en mesure, dans le délai d'un an, de faire face à tous ces transferts »B. Enfin, les clauses commerciales — à sens unique — imposées par les États-Unis à leurs futurs concurrents, ruineuses pour ces derniers, sont porteuses de danger, à terme, pour le pays actuellement en position de force : si les États-Unis « continuent à fermer leur marché aux produits des autres nations, s'ils maintiennent (...) la totalité de leur puissance industrielle et commerciale pour déverser leurs produits dans

11. P. Calvet présente ce jugement comme une « thèse extrême » défendue à Londres, mais le tableau qu'il dresse de l'opinion confirme qu'il s'agit d'une thèse fort répandue : « Les Américains, déclarent les Britanniques, nous ont imposé (...) a very hard bargain » (...).

— L'accord ne constitue pas un règlement équitable des charges de la guerre.

— Les stipulations du prêt américain ne sont pas satisfaisantes : l'aide consentie par les Etats-Unis est à la fois insuffisante et trop onéreuse.

— Mais surtout les engagements [pris par le pays] dans le domaine monétaire et commercial sont graves et contraires aux intérêts bien compris du Royaume-Uni et de l'Empire tout entier ». Note citée, pp. 1-2.

12. Le Chancelier de l'Echiquier s'est livré à <t une très nette apologie de l'accord de Bretton-Woods » qu'il a présenté comme compatible avec le contrôle des mouvements de capitaux. Idem, p. 9.

13. Idem, p. 13. Ce pronostic, aucunement pessimiste, est confirmé par la crise extrêmement grave subie par la Grande-Bretagne, à l'été 1947, à l'heure de l'application des clauses de l'accord de décembre 1945 : libre convertibilité de la livre, à partir du 15 juillet, suspendue, en catastrophe, le 20 août ; interdiction, en vertu de la « clause de non-discrimination », de compenser le déficit en dollars par l'utilisation des sterlings : toute diminution des importations en provenance des Etats-Unis, rendue alors obligatoire par le manque de dollars, implique celle des importations de toute autre origine. Empire britannique inclus. Sur cette crise, voir le carton Y.52.3.B. Aide économique des Etats-Unis (Plan Marshall) du 1er septembre 1947 au 31 mars 1948, Archives du M.A.E. ou « C.G.T. et revendications... », chap. XIV, note 330 (notes, pp. 772-774).


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le monde entier (...), le système ne fonctionnera pas et les Américains seront les premières victimes de l'échec; ils n'éviteront pas une grave crise intérieure » u.

La lucidité relevée dans mainte note écrite par les hauts fonctionnaires ne peut naturellement servir de politique de rechange : dès avant la Libération, les milieux dirigeants n'aperçoivent aucune alternative à une stratégie qui subordonne la reconstruction de la France à la priorité de l'aide anglo-saxonne 15.

De ce point de vue, la négociation prévue depuis la fin de 1945 s'inscrit dans le droit fil des choix opérés à l'époque de Londres et d'Alger.

Des rebuffades ont été maintes fois essuyées depuis lors, sur le plan politique, de la non-reconnaissance du Gouvernement provisoire de la République française jusqu'en octobre 194416 à l'exclusion de la France de la Conférence de Yalta 17 pour ne citer que deux exemples particulièrement significatifs, comme sur le plan économique — du refus des réparations allemandes à la faiblesse et à la lenteur de l'envoi des importations consenties à la France 18. Bien que les dirigeants français se reprennent à espérer, le fâcheux précédent anglais s'impose à l'esprit de certains hauts fonctionnaires, d'autant que l'analyse des accords de décembre 1945 n'est pas demeurée dans les limites d'une note rédigée, parmi d'autres, par les services compétents : en janvier 1946, à l'occasion de réunions financières franco-britanniques, les Français reçoivent de Lord Keynes des conseils sur un ton pessimiste qui n'est pas entièrement imputable à un intérêt britannique bien compris 19. Devant le représenta

représenta de P. Calvet, p. 13. Toutes les citations précédentes sont issues de ce texte ; nous n'avons fourni la pagination qu'à l'occasion de certaines notes de précision.

15. Sur les raisons, non exclusivement économiques ou « techniques », mais aussi largement politiques et sociales («de classe»), voir « C.G.T. et revendications...», notamment le chapitre III. Nous reviendrons sur ce point en évoquant les espoirs et les craintes ressentis par les forces politiques françaises au cours des négociations de Washington.

16. « L'Amiral Leahy » (ambassadeur des Etats-Unis auprès de Vichy de 1940 à 1942, puis chef d'état-major particulier de Roosevelt à partir de 1942) « avait si constamment prédit au Président que la libération donnerait en France le signal de la guerre civile, que M. Roosevelt, jusqu'au dernier moment, n'avait pas cru à la possibilité pour le général de Gaulle d'asseoir fermement son autorité en France. » A la mi-octobre, poursuit le Britannique Lord Halifax à l'intention du Français Hoppenot, Roosevelt « hésite toujours à accorder à un gouvernement dont la politique intérieure l'effraie par bien des côtés, l'investiture internationale que constituerait sa reconnaissance ». Télégramme de Hoppenot, secret, Washington, 16 octobre 1944, dactyl., 2 p., p. 1. Série B 9-2. Etats-Unis et France. Archives du M.A.E. La reconnaissance officielle — accompagnée de la nomination de J. Caffery comme ambassadeur à Paris — interviendra le 23 octobre (mêmes archives ou presse).

17. De cette éviction qui indignera le général de Gaulle (mêmes archives) les Etats-Unis ont pris l'initiative : « La France n'a pas été conviée à prendre part à la Conférence de Yalta et il semble bien que le Gouvernement américain soit largement responsable de cette omission. » Document non daté (inclus dans un dossier de février 1945), dactylogr., 4 p., p. 3. Idem.

18. Nous évoquerons plus loin le premier point. Sur le second, cf. « C.G.T. et revendications... », notamment chap. II et III.

19. C'est à l'évidence pour des raisons tactiques de cette origine que Lord Keynes conseille à Guindey, au cours de l'entretien du 11 janvier, que la France diffère sa démarche : lui ayant décrit la rigueur américaine, il se « demande, dans ces conditions, s'il est bien opportun d'engager tout de suite votre négociation ». Il faudrait attendre la ratification par


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tant du Trésor français, Guindey, le 11 janvier, le négociateur britannique s'avoue persuadé « que la tâche de M. Monnet sera extrêmement difficile. Les négociations avec les Américains sont toujours très pénibles » et « les nombreuses semaines [qu'il] vient de passer à Washington » lui ont servi de rude expérience : le Gouvernement américain aime à laisser filtrer des « indiscrétions » systématiques et calculées sur les débats en cours, afin de provoquer les réactions de la presse et de l'opinion. Si ces dernières se montrent favorables, « tout va bien » ; dans le cas contraire,

tout est à recommencer. Vous ne pouvez savoir avant la signature si vous obtiendrez tout ou rien. Tout peut être remis en question jusqu'au dernier moment (...). Au début, j'aurais pu obtenir sans difficultés cinq milliards de dollars [correspondant à la liquidation du prêt-bail]. Il n'était même pas question de chiffres à l'origine. L'Aciministration américaine me demandait seulement de lui indiquer les besoins anglais, et se déclarait prête à donner la somme nécessaire. Puis la discussion est devenue beaucoup plus tendue, et j'ai finalement obtenu, non sans peine, une somme (...) inférieure à nos besoins 20.

La France elle-même serait bien inspirée de ne pas fonder tous ses plans de reconstruction sur une aide américaine très aléatoire — aux « perspectives (...) très incertaines » — et d' « envisager des solutions de rechange» en cas de refus du prêt. Certes, il faut présenter à l'appui de la demande de solides et ambitieux projets : lord Keynes donne à Guindey le

conseil (...) de ne pas pleurer misère, de ne pas exalter les sacrifices que vous avez subis, les dommages qui vous ont été infligés, etc. Ce sont là de très mauvais arguments pour toucher les Américains. Ce qu'il faut au contraire, c'est leur parler de plans d'avenir, leur exposer le programme que vous envisagez pour la reconstruction de la France. Ils y seront beaucoup plus sensibles.

Pour autant, cette attitude digne et pleine d'allant ne réglera pas le problème de plus long terme soulevé par les plans de Jean Monnet. Ces derniers ont un « triple objet » — assurer le ravitaillement de la France en matières premières, denrées alimentaires, produits de consommation; opérer la reconstruction; oeuvrer à la modernisation qui portera la productivité française à un degré bien supérieur à celui d'avant-guerre. Or, le troisième objectif apparaît d'emblée exclu des discussions à venir : « A votre place, j'attendrais purement et simplement des jours meilleurs pour la troisième partie du programme. » Et Keynes célèbre la vertu de l'effort national pour mener à bien la seconde partie :

le Congrès du prêt consenti à la Grande-Bretagne, « L'administration (sic) américaine sera plus libre de ses mouvements ensuite J>. Guindey commente avec perspicacité cette astucieuse tactique : ce serait prendre c un risque considérable ». Truman pourrait se trouver « obligé de s'engager à ne consentir aucun prêt semblable (...) pour faire " avaler " par le Congrès le prêt à l'Angleterre (...) Lord Keynes n'a pas insisté sur ce point. J'ai, personnellement, l'impression qu'il préférerait, dans l'intérêt anglais, qu'aucune autre négociation ne vienne au travers de la ratification par le Congrès du prêt à la Grande-Bretagne, afin que le Congrès ne soit pas épouvanté par la perspective d'autres opérations analogues avec d'autres pays ». Compte rendu des entretiens à la Trésorerie des 10, 11, 12 janvier sur les réunions financières franco-britanniques, séance du 11 (Guindey-Lord Keynes), exemplaire de M. Alphand, dactyl., 9 p., pp. 7-8. A-194.5. (1946). Archives du M.A.E. 20. Idem., p. 6.


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(...) pour ce faire, il n'est pas besoin de dépenses considérables en devises étrangères. Une reconstruction se fait essentiellement d'une part avec des briques, d'autre part avec du travail 21.

La première partie ne prête guère à plus d'optimisme : la France a des « besoins importants » de matières premières et de denrées alimentaires.

Mais ne vous faites pas d'illusions. La situation dans le monde pour les produits alimentaires, aux Etats-Unis tout spécialement, est désastreuse. N'espérez pas obtenir des denrées alimentaires des Etats-Unis en 1946 (...), vous auriez intérêt à revoir de très près tous vos programmes d'importation et à y faire des coupes sombres.

Par contre, il faudrait acheter « à bon compte des " surplus " américains n. Mais ne vous pressez pas, et attendez que les Américains viennent vous proposer eux-mêmes leurs marchandises parce qu'ils ne sauront plus qu'en faire» 23.

Les entretiens franco-britanniques de janvier 1946, confirmant l'impression dégagée de la lecture des accords anglo-américains de décembre 1945, assombrissent sérieusement les perspectives d'une négociation qui semble avoir été confiée à Léon Blum avant même la démission du général de Gaulle 24. Ce choix a incontestablement provoqué quelques frictions dans des milieux — les Affaires étrangères notamment — où la prédominance du M.R.P. — ministre en tête — n'a guère été disputée depuis la Libération. Une note des services de renseignements du ministère, rédigée au début de février 1946, prête aux seuls Américains des jugements que ces derniers partagent avec les responsables du M.R.P. et avec ceux de la S.F.I.O. situés à la droite du Parti 25 : « à Washington, relève le rédacteur du texte, le choix de Blum n'a pas été compris ; on eût préféré M. Monnet au nom duquel ne s'attache aucun relent idéologique (...). M. Blum (...)

21. On trouve ici défini de façon lapidaire un type de Reconstruction fort proche de la « Bataille de la Production » prônée par le P.C.F. et la majorité — ex-unitaire — de la C.G.T. (voir « C.G.T. et revendications... », notamment chap. III). Mais cette perspective est rigoureusement exclue par les classes dirigeantes et l'Etat (ibidem).

22. Nous traiterons cette question dans le cadre de l'étude des négociations conduites par Blum.

23. Compte rendu de l'entretien du 11 janvier 1946, pp. 7-8.

24. La note — anonyme — du 15 janvier 1946 a probablement été rédigée par L. Blum et laisse entendre que le leader socialiste a été pressenti comme responsable de la délégation française au plus tard dans la première quinzaine de janvier : « Il a été convenu que je serais chargé de [cette] négociation (...). Je pense être en mesure d'aborder pratiquement la négociation avant la fin du mois. » Note sur 1' « ouverture prochaine d'une négociation avec le Gouvernement des Etats-Unis », dactylogr., 8 p., pp. 1 à 8. A. 194-5 (1946). Archives du M.A.E.

25. « Le Département des Finances ainsi que celui des Affaires étrangères estiment que M. Blum, bien que pouvant recueillir la sympathie des Américains, n'est pas qualifié pour venir traiter de ces matières aux Etats-Unis. Ils regrettent que ce ne soit pas M. Georges Bidault qui ait été chargé de cette mission. » Note de renseignements de la Direction Générale des Etudes et Recherches (D.G.E.R.). Très secret. Confidentiel. Objet : Réactions américaines au sujet de l'emprunt des Etats-Unis à la France. Paris, 4 février 1946, dactyl., 2 p., p. 2. Même fonds. Rappelons que, dans le Gouvernement Félix Gouin qui succède à celui de de Gaulle en janvier 1946, c'est le socialiste A. Philip (un des responsables les plus enthousiastes vis-à-vis des Etats-Unis, cf. « C.G.T. et revendications... ») qui dirige le ministère — groupé — de l'Economie nationale et des Finances.


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reste le leader des socialistes, or aux États-Unis, les notions d'affaires et de socialisme sont considérées comme incompatibles. La France a donc commis une erreur qui constitue une première hypothèque sur l'action diplomatico-nnancière française qui se prépare » 2é. Le mouvement d'humeur de certaines fractions du personnel dirigeant américain — républicaines à l'évidence — ne saurait pourtant en aucun cas expliquer la dureté des négociations qui aboutiront aux accords du 28 mai 1946, d'autant que Léon Blum, au cours de son voyage, s'appliquera avec succès à dissiper les réticences américaines du début 27. De même, le départ de de Gaulle, fort bien accueilli par des personnalités républicaines qui n'appréciaient guère « sa raideur », n'adoucira pas les rigueurs américaines vis-à-vis du pays quémandeur 2S.

— La menace d'une crise de reconversion aux États-Unis :

Que la France appauvrie se trouve aux abois au début de 1946 relève de l'évidence — et nous reviendrons sur ce point essentiel. Cependant, malgré les multiples rumeurs que répand volontiers l'Administration américaine, confrontée aux demandes des pays européens, sur la nécessaire pause de crédits jusqu'alors trop généreusement et sans discernement octroyés 29, les États-Unis ont autant besoin d'exporter leurs marchandises et donc de fournir les crédits en dollars indispensables aux emprunteurs que ceux-ci ont besoin d'importer pour reconstituer des économies affaiblies ou ruinées par la guerre : depuis la fin de 1944, l'inquiétude grandit sur les conséquences de la paix prochaine qui contraindra les États-Unis à une difficile reconversion 30. En avril 1946 — à l'époque même de la

26. Minerve, 8 février 1946 - France-U.S.A. (sic), 8 février 1946. « Confidentiel : Opinion d'une haute personnalité américaine sur l'emprunt français aux Etats-Unis », dactyl., 5 p., p. 2. Même fonds. Le 11 février, l'ambassadeur de France à Washington envoie à G. Bidault, son ministre de tutelle, un article de Raymond Moley dans le Wall Street Journal, ainsi intitulé : « Karl Marx Calls on Santa Claus. Socialist Governments Everywhere Expect Large Bounties From Capitalistic America ». Même fonds.

27. Voir infra.

28. Des « personnalités américaines anticommunistes » comme Wheeler, Taft, O'Daniel (Sénat) ou Magnuson (Chambre des Représentants) jugent que « le retrait du général ne peut que faciliter les négociations franco-américaines » ; elles critiquaient « sa raideur », partageaient « l'idée très répandue aux Etats-Unis que M. Bidault s'est trouvé bridé dans ses initiatives par le général » ; selon elles, « l'intransigeance du général, si elle n'a pas stoppé certaines initiatives, les a tout au moins retardées ». Note Minerve, 8 février 1946, déjà citée, p. 4.

29. Ce thème constitue un leitmotiv de la période qui nous intéresse (et bien au-delà). II connaît une nouvelle vigueur depuis la signature des accords anglo-américains de décembre 1945. Lord Keynes l'évoque dans son entretien du 11 janvier avec Guindey : les Américains ont tendance à « exagérer les efforts déjà faits par les Etats-Unis » et à les considérer comme suffisants. Les Etats-Unis n'ont plus à prêter puisque se constituent des organismes prévus pour fournir l'aide financière : Fonds Monétaire International, Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement, Import-Export Bank. Entretien cité, p. 6.

30. Dès novembre 1944, la perspective de la paix après la victoire navale de Leyte et la prise d'Aix-la-Chapelle, provoque une baisse des cours de Wall-Street traduisant la « crainte » des milieux boursiers devant la fin de la guerre « qui ouvrirait la porte aux problèmes de reconversion et de rajustement ». Informations économiques et financières, n° 17, dactylogr.,


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mission Blum — Collado, conseiller financier auprès du secrétaire d'État adjoint pour les Affaires économiques (Clayton), fait devant l'Association of Reserve City Bankers un exposé explicite sur les contraintes imposées par les lendemains de guerre : les États-Unis doivent « jouer pleinement leur rôle de nation créancière du monde (...) dans leur propre intérêt », mais il faut faire disparaître les barrières douanières dressées contre la liberté du commerce international « dans un proche avenir ». Il est indispensable d'accorder des prêts aux pays étrangers qui « fourniront ainsi un large débouché aux produits de l'industrie américaine » 31. Collado s'emploie ainsi à exprimer officiellement une politique qui, dans les mois précédents, a été minutieusement élaborée dans les cercles dirigeants de Washington et qui se dégageait, dès février 1946, des procédures requises par le puissant National Advisory Coucil en matière de prêts à l'étranger : les conditions léonines déplorées par la Grande-Bretagne semblent douces comparées à celles qui seront proposées aux nouveaux solliciteurs, la position hégémonique des États-Unis les autorisant à transformer la crise de surproduction qui les menace en instrument de puissance vis-à-vis de l'Europe. A la lecture du document intitulé « Fixation de la politique des prêts à l'étranger du Gouvernement des États-Unis par le Conseil national consultatif sur les problèmes monétaires et financiers internationaux» 32, la France peut se faire une idée précise du régime qui lui sera appliqué au terme des négociations prochaines :

La Banque Internationale sera le principal organisme chargé des prêts à l'étranger pour la reconstruction et le développement que le capital privé ne peut assurer dans des délais raisonnables.

Fonctionnant dans la seconde moitié de 1946 et en 1947, elle « assumera la principale responsabilité » pour ce type de demandes. De ce point de vue, la spécificité du prêt octroyé à la Grande-Bretagne en vertu d'une autre procédure est fermement soulignée :

Le prêt qui a été proposé à la Grande-Bretagne et qui nécessite une autorisation du Congrès constitue un cas spécial : (...) Aucun autre pays n'a la même position cruciale dans le commerce international que l'Angleterre.

rôle de la livre et de l'Empire britannique dans le commerce mondial, extrême dépendance vis-à-vis des importations, etc.. ; « le cas britannique

33 p., p. 5. Document envoyé au Gouvernement par l'attaché commercial Charlois, absolument remarquable et explicite sur l'état de l'économie américaine, et notamment sur l'importance du financement étatique au cours du conflit mondial et sur les risques de surproduction au lendemain de celui-ci. Direction Amérique. Série B 12-1 (juillet 1945-1946). Archives du M.A.E. Ce fonds contient plusieurs documents relatifs à ce problème, datés de l'été 1946 (juin et août).

31. Citations de l'exposé de Collado collectées par H. Bonnet dans une lettre à G. Bidault sur la « Politique économique des Etats-Unis », Washington, 23 avril 1946, CA/CN, n° 854, dactylog., 4 p., pp. 2 et 4. Exposé de Collado (texte daté du 9 avril 1946), ronéot., 8 p. Même fonds.

32. Statement of the Foreign Loan Policy of the U.S. Government by the National Advisory Council on International Monetary and Financial Problems. Document n° 7, 21 février 1946, ronéot., 9 p. A. 194-5 (1946). Traduction faite par moi (comme pour toutes les citations qui suivent, extraites de ce document américain confidentiel).


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est unique et ne constituera pas un précédent pour un prêt à quelque autre pays que ce soit (...) ». Quant au programme de prêts, il est clairement lié aux impératifs dictés par les risques de superproduction américaine : il

bénéficiera à notre économie intérieure. Dans la période de transition de la guerre à la paix, le développement du commerce extérieur n'aidera pas seulement à la reconstruction des pays étrangers, mais aussi facilitera le problème de la reconversion d'un grand nombre de nos industries (...). Beaucoup de nos industries importantes, en particulier dans le domaine des biens en capital, [ont] des capacités de production très excédentaires par rapport à la demande intérieure prévisible du temps de paix (...). Avec l'élimination de la demande liée à la guerre, une grande partie des capacités de production américaines risque d'être inutilisée [notamment] l'équipement ferroviaire, les machines-outils, la production et le transport d'énergie et certaines catégories de matériaux industriels (...), certains métaux, la chimie lourde, le caoutchouc synthétique et d'autres matières industrielles. De même, une grande partie du coton, du tabac et d'autres produits agricoles (...) dépasse les besoins intérieurs. Il est heureux que cette capacité productive excédentaire concerne le plus souvent les articles dont les pays dévastés par la guerre ont le plus urgent besoin.

Par contre, les demandes portant sur des productions non excédentaires aux États-Unis ne seront pas prises en considération :

les produits actuellement rares sur le marché américain et qui représentent environ le quart des demandes de l'étranger ne seront pas vendus ; dans ce cas, la demande à l'exportation exerce une pression inflationniste sur l'économie américaine.

C'est pourquoi « VExport-Import Bank désapprouve l'utilisation des prêts pour l'achat de marchandises à l'offre restreinte ». Le gouvernement s'emploie également à

empêcher que les prêts ne soient utilisés à l'acquisition de biens sur le marché américain alors que des fournitures similaires sont à vendre sous forme de surplus 33.

— L'ampleur des demandes françaises :

Tenus soigneusement informés des problèmes qui inquiètent Washington et rendent cruciale la question du commerce international pour les Américains, les milieux dirigeants français peuvent opposer à la surproduction de leur allié privilégié l'étendue des besoins français.

Depuis la Libération, tarde la reprise bloquée certes par les deux « goulots d'étranglement » bien connus — transports ferroviaires et, plus durablement encore, charbon 34 — mais aussi par un patronat peu enthousiaste pour des investissements dont le rapport des forces politiques ne garantit pas l'avenir 35. Fin 1945 - début 1946, la situation française apparaît toujours très sombre et les négociations prochaines sont considérées comme l'instrument décisif d'une amélioration substantielle. Une «note

33. Document cité, pp. 1 et 3.

34. Voir à ce sujet les publications confidentielles de l'Institut de la Conjoncture (Le Point Economique), souvent citées dans C.G.T. et revendications... notamment au chapitre III.

35. Nous revenons plus loin sur cette motivation — non moins impérieuse que les besoins économiques — de l'attachement exclusif à la « planche de salut » américaine.


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préliminaire sur les négociations à ouvrir avec le Gouvernement des ÉtatsUnis en vue d'obtenir son concours financier à la restauration de l'Économie française » atteste de ce point de vue l'ampleur des besoins et des espérances :

non seulement les possibilités de réduire sensiblement les importations (...)

paraissent très limitées, mais encore toute reprise d'activité entraînera des

besoins d'importations supérieurs aux programmes actuels, ne fut-ce (sic) que pour l'approvisionnement en matières premières de nos industries.

L'équilibre de la balance commerciale ne pourra être atteint que par l'augmentation du rendement du travail et par

la rénovation de notre outillage [qui] ne peut, dans les circonstances présentes, être réalisées (sic) que par un effort extérieur.

La possibilité de réduire l'aide attendue des États-Unis est elle-même subordonnée au bon vouloir de ces derniers. Trois conditions sont en effet envisagées à une moindre dépendance française :

a) « Possibilités d'obtenir de l'Allemagne, à titre de réparation, une contribution à nos besoins (...). La négociation avec les États-Unis doit donc être utilisée comme une occasion de parer (sic) 35 bis de nouveau, d'une façon plus efficace, nos demandes de réparations allemandes (...).

b) Élimination rapide des charges de caractère exceptionnel et anormal de notre balance des paiements », celles relatives à l'importation de charbon américain par exemple : pour importer 6 millions de tonnes de charbon des États-Unis, à 20 dollars la tonne, la France doit débourser 125 millions de dollars ; pour la même somme, elle pourrait obtenir 12 millions de tonnes de charbon allemand — vendu 11 dollars la tonne — « même si elles ne nous étaient pas livrées à titre de réparation ». D'autre part, « l'affrètement de navires américains » occasionne de lourdes dépenses : le fret correspondant au transport de marchandises importées autres que le blé et le charbon coûte au pays 125 millions de dollars pour un semestre.

c) Effort immédiat pour améliorer notre balance des paiements » : il faudrait ainsi «rechercher immédiatement tous les moyens d'accroître nos exportations que la dévaluation 37 a rendu (sic) possible, notamment en simplifiant les formalités administratives qui les entravent » 38.

Dès février 1946, le négociateur désigné, Léon Blum, dispose d'un programme précis et les orientations qui lui sont proposées s'inspirent fortement, on pourra le constater, des conseils que les Britanniques ont prodigués aux Français au cours des entretiens financiers de janvier 1946.

D'emblée, la requête financière de la France est explicitement reliée, comme Washington le souhaite, aux souhaits américains en matière de commerce international. La « participation de la France au développement

35 bis. Probablement pour « poser ».

36. Note ronéot., 30 janvier 1946, 7 p. (+ S p. de tableaux). A. 194-5 (1946).

37. Il est ici fait allusion à la dévaluation du 26 décembre 1945.

38. Note du 30 janvier 1946, pp. 3 à 5.


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du commerce mondial » — premier point de la note rédigée « à l'attention de M. Léon Blum » —, domaine où elle s'est engagée par l'article VII de l'accord Prêt-Bail franco-américain du 28 février 1945, appelle une « seule réserve » de la part du Gouvernement français : le moment où la France pourra prendre part au développement des échanges internationaux dépendra de la « durée » nécessaire pour « développer ses capacités de production », laquelle sera « directement fonction de l'importance de l'aide qu'elle pourra trouver à l'extérieur et notamment aux États-Unis ».

Le négociateur français insistera sur les nombreuses preuves de «la volonté de la France de s'engager dans cette voie» et valorisera les mesures prises en ce sens :

a) «Préparation d'un plan de trois (sic)3*** ans de modernisation de l'équipement industriel et agricole » par le Commissariat général dirigé par Jean Monnet.

b) « Adhésion aux accords de Bretton-Woods. »

c) « [Le Gouvernement français] a, au même moment, pris la première mesure qui s'imposait pour faciliter l'intégration de l'économie française dans l'économie mondiale (:) l'ajustement de la monnaie française (...) éliminait la disparité entre les prix français et les prix mondiaux qui constituait un premier obstacle au rétablissement des échanges normaux entre les pays de la zone franc et l'étranger (...).

d) Le nouveau Gouvernement vient de marquer d'une manière extrêmement ferme sa volonté expresse de prendre toutes mesures d'ordre intérieur qui permettent d'espérer que la parité actuelle des changes constitue une base stable de nature à créer les conditions de sécurité et de confiance indispensables. Les mesures concernant le rétablissement progressif de l'équilibre budgétaire et le maintien du niveau des salaires et des prix sont les manifestations les plus évidentes de cette volonté » 39.

Sans l'aide des États-Unis, « la France ne serait pas en mesure d'équilibrer sa balance des comptes avant trois ou quatre ans (...) si nous ne voulons pas porter atteinte au stock minimum de sécurité en or et en devises, évalué à un milliard de dollars, nous ne serions (sic) plus en mesure, dès le début du second semestre de 1946, d'assurer les importations courantes des États-Unis ».

Or, la France se voit dans l'obligation d'acheter ses équipements aux Etats-Unis, ce qui nécessite l'octroi d' « un crédit d'au moins 3 milliards 500 millions de dollars (...) qui serait affecté à un programme d'achats d'équipement de trois ans » 40. Dans ces conditions, le pays sollicitera des États-Unis une « aide (...) double » :

38 bis. Voir la note 40.

39. Sur le programme d'austérité reposant sur un sévère blocage des salaires, présenté par F. Gouin (cf. sa communication à l'Assemblée le 29 janvier 1946), voir C.G.T. et revendications..., notamment chap. II, IV et V.

40. La première mouture du « Plan Monnet » prévue pour un terme de trois ans se confond avec le programme d'achats d'équipement américain. La version officielle établie fin 1946 - début 1947 choisira le plan quinquennal.


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1° «Un crédit proprement financier (...) de l'ordre d'un milliard de dollars à un milliard 500 millions de dollars » — comparable au crédit demandé par la Grande-Bretagne — destiné à équilibrer la balance des comptes pendant la période de rétablissement de l'économie française ;

2° « Un crédit » consacré à l'achat d'équipements aux États-Unis, destiné à la modernisation et au développement de l'économie.

Dans ce contexte, il faudra poser le problème de l'accès de la France au charbon allemand : dans le paragraphe relatif à cette épineuse question, la Direction des Affaires économiques du ministère des Affaires étrangères ne fait pas mine de croire à la validité d'une revendication qui meuble encore les textes officiels mais ne soulève plus aucune illusion — et ce de longue date — 41 dans les sphères dirigeantes : le terme de « réparation », correspondant à la position officielle du gouvernement, n'est jamais utilisé et c'est uniquement l'achat du charbon allemand — deux fois moins coûteux, on le sait, que son homologue américain — qui est instamment demandé aux Alliés anglo-saxons 42. Quoi qu'il en soit, et bien que les « réparations » n'aient plus qu'un usage externe — à destination de la population, maintenue dans la vigilance, notamment par le Parti communiste français dont la position est demeurée très ferme à cet égard 43 — la question du charbon allemand, réglé en devises, mais cependant beaucoup moins cher pour le Trésor français, occupe une position centrale dans la démarche

41. Depuis le début de 1945, le Gouvernement — communistes exclus, on l'a vu, de ces débats — n'entretient plus aucune illusion sur la volonté anglo-saxonne de faire bénéficier la France des réparations dont le principe a été retenu à la Conférence de Yalta : les archives du Comité Economique Interministériel attestent formellement la résignation de l'Etat à cette volonté d'éviction (entre mars et juillet 1945) ; elles sont largement citées dans C.G.T. et revendications..., chap. III, pp. 206 sq. ; pour la période ultérieure — 1946-1947 — consulter les archives du M.A.E. (ou C.G.T. et revendications..., chap. VI, XI à XIII).

42. Nous avons besoin des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne « pour nous aider à résoudre un problème qui n'a pas moins d'importance que le problème financier et qui conditionne également le relèvement rapide de notre économie » : l'accroissement des quantités de charbon allemand mises à la disposition de l'économie française. Compte tenu de la conjoncture — baisse de la production britannique, difficultés de transport du charbon polonais — le charbon allemand constitue notre « seule source d'approvisionnement » ; il devrait remplacer le charbon américain, actuellement importé à raison de 500 000 tonnes par mois « et dont l'achat comme le transport pèsent d'une manière particulièrement lourde sur notre balance des comptes ». Quelques mois auparavant, la position américaine avait pourtant rassuré la France : en août 1945, le président Truman avait donné des directives pour que l'Allemagne exportât 15 millions de tonnes de charbon dans les quatre premiers mois de 1946 ; or, l'exportation, pour cette même période, « n'atteindra pas 6 millions de tonnes (...) Le Gouvernement des Etats-Unis a suggéré, et nous avons accepté, la création d'un Comité spécial d'experts (...) ». Note destinée à Blum, 2 février 1946, dactylogr., 11 p., pp. 4-5, A. 194.5 (1946).

Rappelons que la Ruhr appartient à la zone d'occupation britannique, mais que les Etats-Unis, pourvus d'efficaces moyens de pression sur leur allié, y exercent une influence déterminante. Les archives des Affaires étrangères (notamment les cotes Y. 55 1 s/d 3 (occupation de l'Allemagne, unité économique et fusion des zones, août 1944 - novembre 1946) et 50.Y.48 1 sd 6 (Documents préparatoires à la Conférence de Moscou de mars-avril 1947, notamment l'étude sur 1' « Ingérence étrangère dans les quatre zones ») attestent l'importance du rôle des milieux dirigeants — politiques et économiques — américains dans la zone britannique.

43. Consulter la presse communiste de 1945-1946.


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française. Les documents non publics autant que les prises de position solennelles l'attestent : au début de février 1946, le Commissariat général au Plan réclame officiellement « les réparations allemandes » et proteste contre les méthodes choisies par les Anglo-Saxons : « nous faire payer ce charbon en dollars constitue une iniquité morale, puisque cela équivaut à accorder à l'Allemagne, pour le rétablissement de sa balance des comptes, une priorité sur les pays qu'elle a ruinés» 44. Simultanément, tout en renonçant de fait au principe des réparations, le Gouvernement français souligne — qu'il s'agisse de la note destinée à Léon Blum ou de l'ensemble des dossiers préparatoires à sa mission — que le charbon allemand constitue un point décisif de la négociation franco-américaine et de la reconstitution des forces productives françaises.

Le dernier volet des revendications de la France, soucieuse d'assurer dans l'avenir l'équilibre de sa balance des comptes, a trait aux futurs échanges bilatéraux : il conviendra de demander à Washington « des concessions tarifaires pour permettre le développement de nos exportations », notamment des produits de luxe, vins et alcools. Il est « essentiel que les États-Unis admettent la nécessité d'accroître leurs achats en francs pour nous mettre en mesure d'apurer nos dettes en dollars». Mais la prudence — signe d'une lucidité ou d'un réalisme conciliants — remet ici à plus tard la satisfaction des espérances : « Toutefois, la négociation en vue d'un nouvel accord de tarifs franco-américain ne s'engagera pas immédiatement » 45.

— Les exigences préalables de Washington.

Si les demandes françaises sont — logiquement — parfaitement au point dès le début de 1946, le second élément des discussions prochaines — les exigences américaines — est, à la même époque, connu, de façon très précise, par le pays solliciteur. Avant même que ne s'engagent les négociations, les « demandes américaines de contreparties à l'octroi de crédits » font l'objet d'un recensement minutieux destiné au responsable de la mission française. Collectant des sources très diverses, les Affaires étrangères et les Finances 46, peuvent, dans les premiers mois de 1946, dresser une liste imposante.

44. Présidence du Gouvernement. Commissariat Général au Plan de Modernisation et d'Equipement : « L'amélioration de la productivité, chef du relèvement français. Réparations allemandes et concours américain », document ronéot., 16 p., Paris, 14 février 1946. A-194.5 (1946).

45. Note du 2 février (déjà mentionnée à la note 42) au sujet des « Négociations générales avec le gouvernement des Etats-Unis ». Toutes les citations faites entre la note 38 et la présente sont extraites de ce texte (pour éviter un nombre excessif de notes, nous ne mentionnons pas la pagination des extraits).

46. J'avais sollicité, dans le cadre de ma thèse d'Etat, l'autorisation de consulter les archives du ministère relatives aux relations économiques et financières franco-américaines. Cette autorisation m'a été refusée, mais les archives des A.E. comportent de nombreux dossiers, riches en renseignements sur ce département directement intéressé par la négociation des accords.


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Avant tout octroi de crédits, les États-Unis demanderont à voir apaisées les inquiétudes soulevées par les nationalisations éventuelles : « On peut (...) se demander, expose une note de la Direction des Affaires économiques au début de février 1946, dans quelle mesure le Gouvernement des États-Unis ne nous demandera pas certaines précisions sur la politique économique qu'entend poursuivre le Gouvernement français en matière de nationalisations, on sait à quel point l'opinion américaine est attachée au principe du libéralisme» 47. Cette remarque dubitative et de caractère général est, dans les deux semaines qui suivent, confirmée par des informations précises concernant les nationalisations déjà effectuées et celles que peut craindre Washington pour l'avenir : « le Gouvernement américain, de même d'ailleurs que les autres gouvernements intéressés, y compris le Gouvernement français, exigent des pays de l'Europe centrale et orientale qui procèdent à des nationalisations une indemnité en monnaie forte, en produits ou en investissements dans un secteur à l'abri des nationalisations ». Il aura logiquement les mêmes exigences vis-à-vis de la France. D'autre part, il « demandera sans doute au Gouvernement français de lui faire connaître quels secteurs il entend nationaliser et demandera un engagement visant la limitation des nationalisations de ces secteurs. Il est, en effet, peu probable que l'on désire à Washington venir en aide à l'économie française et notamment procéder à des investissements nouveaux en France si l'on ne sait par ailleurs quel est l'avenir de ces investissements ». Au nombre de ces garanties, la puissante industrie pétrolière occupera le premier rang : « il est vraisemblable que le Gouvernement américain demandera que l'industrie de raffinage du pétrole et la distribution des produits du pétrole ne soient pas nationalisées, étant donné les intérêts américains considérables déjà investis dans ce domaine et ceux que les sociétés pétrolières américaines se proposent d'y investir à nouveau.

Il paraît nécessaire que le Gouvernement détermine à cet égard la politique qu'il entend suivre avant les négociations avec les États-Unis » 48. Une fois rassurés par la bonne volonté manifestée par la France dans ce domaine, les Américains réclameront « vraisemblablement des concessions sur (...) les conditions d'établissement (...) des sociétés américaines en France » 49.

Les exigences relatives au commerce international sortent du cadre des projets encore discrets visant les nationalisations ou les futures exportations de capitaux : le Livre Blanc publié par Washington, affirmant la volonté de rétablir « la vie économique du monde suivant les principes préconisés par le Gouvernement des États-Unis », énonce une série de propositions que le récent accord anglo-américain vient de rendre concrètes. On peut supposer que la France ne sera pas moins sollicitée que son prédécesseur britannique :

47. Note du 2 février 1946 destinée à L. Blum, p. 7.

48. Note du 16 février 1946 de la Direction des Accords Techniques <c a.s. Investissements américains en France. Nationalisations », dactyl., 3 p., pp. 2-3. Même cote.

49. Note du 2 février 1946 (pour L. Blum), p. 8.


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1° Elle devra réviser une politique tarifaire jugée par Washington protectionniste à l'excès ;

2° «La France accepterait-elle de renoncer à la politique des accords bilatéraux (...) ? » ;

3° Les États-Unis réclament des précisions sur « la nature de nos relations avec nos possessions d'outre-mer » et nous proposent le « choix entre une union douanière totale ou un régime d'où serait exclue toute idée de tarifs préférentiels ».

A cette revendication fort semblable à la suppression de la préférence impériale — « susceptible de mettre en péril tout l'équilibre économique de la Grande-Bretagne» — s'ajouteront des demandes déjà présentées à Londres : les États-Unis souhaitent que la France « accepte (...) de réduire à deux années la période dite "intérimaire" des accords de Bretton-Woods » — qui doit, en principe, durer cinq ans — au terme de laquelle le pays devra renoncer au contrôle des changes et à toute limitation des importations so.

Quant à la question des surplus, elle sera posée à la France avec autant de vigueur qu'à la Grande-Bretagne, à une époque où les Américains s'impatientent devant l'absence d'enthousiasme des Européens : Truman vient d'ordonner à l'Administration de « liquider au plus tôt les trois milliards de dollars de stocks non militaires » existant en Europe et aux États-Unis notamment. «Le Président s'est plaint amèrement de la difficulté que rencontrent les U.S.A. (sic) à écouler leurs surplus civils et militaires et de l'attitude rétive des gouvernements européens, à ce sujet. [IL..] a prescrit une étude des raisons pour lesquelles les Européens, du fond de leur misère, ne cherchent pas ou cherchent peu à en sortir en se portant acheteurs, et cette remarque concerne en particulier en France (...). Un crédit dollars (sic) des U.SA. (sic) pourrait et devrait permettre à la France de devenir un acheteur important des surplus » 51.

Enfin, la France n'ignore rien, plusieurs semaines avant le départ de la mission française, des demandes américaines sur deux questions soulevées explicitement depuis l'été 1945 (au moins), et dont les négociations prochaines autorisent enfin un règlement satisfaisant : l'aéronautique et le cinéma.

Dès août 1945, au cours de conversations avec Hervé Alphand, les représentants du Département d'État font savoir à l'émissaire français que, « au moment d'accorder des crédits nouveaux à la France (...), les ÉtatsUnis demanderont l'ouverture de négociations » sur la politique française des échanges extérieurs. « Les tendances actuelles » nourrissent leur « pessimisme » : la France s'engage dans 1' « autarchie » (sic), se réfugie dans la « protection douanière excessive » et pratique la « discrimination » ; par exemple, elle l'a montré à l'occasion des pourparlers récents sur les échanges cinématographiques et les négociateurs américains déplorent « l'absence de toute réponse du Gouvernement français à la note de l'Am50.

l'Am50. pp. 7, 8, 10.

51. Minerve 08-02-461, 8 février 1946, note déjà citée, pp. 2-3.


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bassade des États-Unis relative au projet de traité d'aviation civile », alors que Washington souhaite l'ouverture de négociations sur ces deux problèmes « le plus tôt possible » 52. Au cours des mois suivants, la pression américaine n'a guère faibli : en décembre 1945, l'ouverture d'un crédit de 550 millions de dollars à la France par Y Export-Import Bank a été explicitement subordonnée à des concessions importantes en matière d'aviation commerciale 53.

2° LES NÉGOCIATIONS DE WASHINGTON ET LEURS RÉSULTATS (mars-mai 1946)

Préparée et prévue dès février 1946, la mission est officiellement entamée par le départ de Léon Blum le 14 mars, différé, selon J. Monnet, en raison de «la mauvaise santé» du chef de la délégation 54. En avril-mai, tandis que les discussions attestent la puissance du pays sollicité, rebelle à toutes les concessions sur ses exigences initiales, la presse insiste volontiers sur les aspects politiques de la démarche française. A la méfiance américaine vis-à-vis d'un émissaire jugé trop à gauche, succède l'enthousiasme qui allume, en France, dans les milieux politiques non communistes — de la droite à la S.F.I.O. incluse —, les plus vives espérances. En février, la présence communiste au Gouvernement suscitait l'inquiétude5S ;

52. <t Résultat des conversations de M. Alphand à Washington », 26 août 1945. Confidentiel, ronéot., 7 p., pp. 3-4, B.12.6 (1944-1946). Archives du M.A.E.

53. Clayton menace d' « arrêter la signature de notre accord de crédit » jusqu'à ce que soit conclu un accord sur l'aviation commerciale, télégraphie H. Bonnet le 1er décembre 1945. Selon Collado, « même si aucune demande ne nous était notifiée officiellement, en fait la signature de l'accord de crédit ne serait acceptée qu'après conclusion favorable de l'accord sur l'aviation commerciale » (télégramme du 1er décembre 1945, n° 7016-7020, Washington, dactyl., 3 p., pp. 2-3).

Le surlendemain, Paris approuve le Français Kaplan pour avoir, sur instruction de J. Monnet, refusé de <t lier (...) ces deux négociations » (télégramme de Paris à Ambafrance, Washington, n° 7612-7616, Affaires économiques, 5e Bureau, 3 décembre 1945, dactyl., 3 p., p. 1, A. 196.5. Financement du programme d'achat à la suite de la fin du Prêt-Bail). Documentation sur l'accord de crédit du 4 décembre 1945 (France - Export-Import Bank : crédit de 550 millions de dollars, remboursable en trente ans, à 2,3/8 %. A l'évidence, la nouvelle requête de crédit de fin 1945 - début 1946, occasion, du côté français, des négociations dirigées par L. Blum, offre aux États-Unis la possibilité de pousser l'avantage sur un terrain jusqu'alors difficile. Par malheur, les archives du M.A.E. sont muettes sur les discussions franco-américaines postérieures à décembre 1945.

54. Mémoires de J. MONNET, Paris, 1976, p. 295.

L. Blum quitte Paris, avec sa femme et son fils, le 14 mars. Dès la fin de février, la composition de la délégation a été arrêté : H. Bonnet, ambassadeur de France à Washington ; J. Monnet, commissaire général au Plan ; Emmanuel Monick, gouverneur de la Banque de France, ainsi que P. Baraduc, conseiller d'ambassade, chef de service au ministère des Affaires étrangères ; M. Norcy, directeur adjoint au ministère des Finances ; M. Debré, maître des Requêtes au Conseil d'Etat ; J. Martial, directeur de cabinet du Gouverneur de la Banque de France ; M. Denis, adjoint à l'Inspection des Finances ; M. Viaud, sous-chef de bureau au ministère des Finances. Note des Affaires économiques du ministère des A.E., 25 février 1946, dactyl., 2 p., p. 1. A. 194.5 (accord Blum-Byrnes de 1946 à 1950).

55. Cf. la Relation du problème posé avec l'état de la politique intérieure française dans la note Minerve du 8 février 1946 déjà citée : 1' « interlocuteur de notre honorable correspondant (...) est persuadé que la présence de communistes au sein du Gouvernement français


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deux mois plus tard, cette lourde hypothèque ne paraît plus peser sur la mission de Léon Blum, dont la personnalité a conquis la « sympathie quasi unanime » de la presse des États-Unis. Celle-ci a désormais « mis l'accent sur les incidences politiques des négociations économiques ouvertes à Washington »M : ainsi, G. Parsons Jr, dans le New-York Herald Tribune, annonce que si les alliés anglo-saxons refusent des crédits à la France, « la zone d'influence soviétique franchira la ligne Oder-Adriatique pour s'étendre jusqu'à la Manche» 57. Les journalistes américains opposent volontiers les ambitions socialistes aux craintes communistes devant les conséquences du voyage de Léon Blum 58.

Il ne semble pas, malgré l'abondance des articles ou déclarations relatives à l'intérêt politique d'une France solidement amarrée au bloc « occidental » et mise à l'abri des tentations « prosoviétiques », que cet aspect de la négociation — estimé à l'évidence décisif par la partie française — ait pesé très lourdement dans les discussions. Les Américains, naturellement satisfaits de l'échec du référendum constitutionnel du 5 mai — qui ravit la droite et ne mécontente guère la S.F.I.O. — n'ont aucunement atténué ou infléchi leurs exigences après un événement politique que la presse financière française présente volontiers comme la clé du coffre aux crédits 59. Il est d'ailleurs significatif que les archives des Affaires étrangères ne contiennent pas d'allusion sur ce point et qu'on ne constate pas de solution de continuité dans les négociations avant et après le 5 mai.

Dans tous les domaines, Washington cherche le plus souvent à pousser l'avantage, manifestement rasséréné par la volonté française de signer l'accord avant la seconde échéance électorale — l'élection de la seconde

alarme de nombreux milieux américains « qui craignent c des éventualités désagréables (...) L'administration (sic) pourrait par la suite être accusée d'avoir aidé au relèvement d'une France qui, si elle devenait à direction communiste, sera (sic) braquée contre les U.S.A. (sic), se tournerait vers la Russie et, en fait, s'opposerait à l'Amérique. Cette crainte ne sera peut-être pas formulée ouvertement aux Etats-Unis, mais elle gênera M. Monnet et M. Blum ». Note citée, pp. 3-4, souligné dans le texte. A. 194-5 (1946).

56. Lettre de H. Bonnet à G. Bidault, n° 780 CA/cd, Washington, 9 avril 1946, dactyl., 9 p. « a.s. La mission de M. Léon Blum et la presse américaine », pp. 9 et 3. Même fonds.

L'enthousiasme politique « culmina » pour reprendre l'expression employée par J. Lacouture, le 12 avril, lors de la réception organisée à New York (au Waldorf Astoria) en l'honneur de Léon Blum, à l'occasion du premier anniversaire de la mort de Roosevelt. Sur ce « succès psychologique et politique », cf. Léon Blum, p. 532. Le fonds A. 1945 (1946) contient le texte de l'allocution prononcée par le major John H. Hilldring, secrétaire d'Etat adjoint.

57. Citation de l'article de G. Parsons Jr, p. 4. A. 194-5 (1946).

58. Cf. G. Parsons Jr, idem, pp. 4-5 ; H. Bonnet cite également un article de Philip Whitcomb dans le « Baltimore Sun », reproduisant « les déclarations d'une personnalité socialiste (...) : " Les communistes ont l'intention d'utiliser les crédits américains uniquement pour financer des entreprises communistes, ou, si nous n'obtenons pas ces crédits, il s'autoriseront de cet échec pour entreprendre une violente campagne de propagande anti-américaine et pro-soviétique " ». Idem, p. 5.

59. Sur les aspects « intérieurs » de la mission française — forces politiques, notamment M.R.P. et S.F.I.O., milieux financiers —, cf. la presse et « C.G.T. et revendications... », chap. VI (citations de la presse et des archives de la S.F.I.O. et du P.C.F.). C'est naturellement à droite et dans la presse financière que le lien entre le sort du référendum constitutionnel et la bienveillance attendue de Washington est le plus nettement souligné : cf. par ex., La Vie française, éditorial du 11 mai 1946 (op. cit., chap. VI, pp. 415-416).


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Assemblée Constituante le 2 juin 60. A l'occasion, le chef de la mission prévient les désirs des Américains : ces derniers, encouragés par un Léon Blum très conciliant 61, ont soulevé avec netteté le problème des nationalisations en avril 1946. Dans ce domaine peut-être, la victoire du NON le 5 mai a pu apaiser certaines inquiétudes et le 6 mai, le télégramme de Blum suggère à Paris qu'il faut accorder aux États-Unis davantage de garanties qu'ils n'en réclament désormais officiellement :

« Le Département d'État vient de me faire savoir qu'il estimait préférable de renoncer à faire figurer, à l'ordre du jour de notre négociation, la question des nationalisations en France». Selon Wicox, il appartient «au Gouvernement français de juger s'il convient de rassurer les milieux d'affaires américains qui hésitent à engager de nouveaux capitaux en France (...) ; si je faisais une déclaration à la presse américaine à ce sujet, elle produirait le meilleur effet» 62.

Sur les autres points de la négociation, Washington, loin d'atténuer les pressions, exige beaucoup sans promettre rien de solide : sur le charbon, les États-Unis ne consentent pas la moindre concession et s'en tiennent, au cours des discussions du début de mai, à une position qui sera, au cours des années suivantes, réaffirmée sans désemparer pour justifier la reconstruction prioritaire de l'Allemagne : le 1er mai, lors des entretiens de Lecceur (et Monnet) avec Clayton et Thorpe, assistés de plusieurs experts, les représentants américains se prononcent pour la restauration économique allemande — « tout en reconnaissant la priorité de la reconstruction des pays libérés » — qui allégera les charges d'occupation des ÉtatsUnis, invoquant les critiques du Congrès contre les dépenses occasionnées par le ravitaillement de l'Allemagne, non compensées par les exportations

60. Les espoirs de la S.F.I.O. sont, à l'occasion de ce scrutin, particulièrement élevés ; en mai, la mission de L. Blum occupe systématiquement la première page du « Populaire », pour ne citer qu'une exemple parmi beaucoup d'autres (cf. C.G.T. et revendications..., ibidem). J. Monnet le remarque avec discrétion dans ses Mémoires : 1' « Assemblée, soit dit en passant, avait enregistré un recul des socialistes en dépit du succès de la mission de Léon Blum, et j'en tirai la preuve supplémentaire qu'il faut traiter chaque difficulté principale en ellemême et qu'il ne sert à rien de rechercher les solutions trop habiles qui voudraient en régler plusieurs à la fois ». Op. cit., p. 296.

61. Cf., par exemple, son télégramme du 25 avril adressé à Gouin, Bidault, Philip : à une séance récente de la Commission de politique commerciale, la délégation américaine a posé le problème des nationalisations et réclamé l'assurance d' « une juste et équitable indemnité ». Il faut, demande Léon Blum aux trois ministres, « me faire savoir d'urgence si je puis donner comme instructions à notre délégation de rédiger dans le sens souhaité par le Gouvernement américain une déclaration qui serait ultérieurement rendue publique.

» Il s'agit là d'une manifestation publique d'attachement à une règle de droit international fermement établie dont nous demandons le bénéfice dans d'autres pays, notamment la Pologne.

» J'estime qu'au moment où les américains (sic) semblent accueillir notre demande d'appui financier, il convient essentiellement de donner satisfaction sur ce point auquel l'opinion et les milieux politiques attachent une grande importance. Sans doute ne font-ils pas de cette déclaration une condition, mais ils y seront particulièrement sensibles ». Télégramme n° 2176/2178, dactyl., 2 p., pp. 1-2. A. 194-5 (1946).

62. Télégramme n° 2375/2376, Washington, dactyl., 1 p. Même fonds. Blum se propose de faire cette déclaration au cours de la conférence de presse prévue c à la fin de la négociation ». Ibidem.


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du pays assisté 63. Le 10 mai 1946, un télégramme envoyé par J. Monnet à plusieurs ministres, notamment deux communistes (François Billoux et Marcel Paul) n'évoque d'imaginaires « réparations allemandes » — dont il n'est jamais explicitement question dans la capitale fédérale 64 — qu'à destination de ceux-ciffi. Sur les crédits, aucun engagement ferme n'est obtenu. Par contre, les Américains présentent sur les questions des surplus, du cinéma, de l'aéronautique, des brevets allemands a ou de la réparation des dommages de guerre subis en France par les ressortissants américains des demandes impérieuses qui seront honorées, malgré les inquiétudes exprimées, au mois de mai, par certains responsables de la délégation.

Dès le 21 mai, une note du directeur général au ministre des Affaires étrangères, fondée sur les informations transmises par Baraduc, atteste l'effondrement des ambitieuses espérances financières de la France. Les Américains ne vont pas au-delà des propositions suivantes :

Ie Extension du prêt-bail au plan de Ravitaillement A et de fournitures à l'Afrique du Nord non encore payées, portant sur 240 millions de dollars 67 ;

2° Nouveau prêt de Y Export-Import Bank de 650 millions de dollars (à 25 ans, amortissement à partir de la 6e année, à 3 %), qui ne serait « utilisable que pour une liste précise et très étroite de marchandises qui, notamment, ne comporteront pas le coton (...)». Pour le moment, les Américains s'en tiennent à «un très vague engagement de soutenir une

63. Compte rendu des entretiens du 1er mai 1946. Télégramme n° 357, D.E.T., 3 mai 1946, Washington, ronéot., 4 p., p. 2. B. 12.4 (Mines, avril-septembre 1946). Archives du M.A.E. Sur la reprise du thème des excessives dépenses consenties pour l'Allemagne en 1947, en particulier lors de la mise en place du Plan Marshall, cf. « C.G.T. et revendications... », notamment chap. XII.

64. Même au cours des négociations auxquelles participe le communiste A. Lecoeur, en tant que sous-secrétaire d'Etat à la Production industrielle, où la position française apparaît ferme, le mot de <t réparations » n'est pas utilisé : cf. par exemple le compte rendu des entretiens de Lecoeur et Monnet avec Clayton et Thorpe (et plusieurs experts) le 1er mai 1946 (cf. note 63).

Lecoeur pose le problème de la nécessaire augmentation de la production allemande et suggère des solutions auxquelles la France est disposée à apporter son aide directe (par exemple, appliquer à la Ruhr les méthodes employées en Sarre par la France : gestion directe par des cadres alliés suffisamment expérimentés). La revendication de la France, qui accepterait de réduire sa demande d'accroissement du charbon allemand à 760 000 tonnes (au lieu d'un million) mensuelles, est ainsi présentée par Lecoeur et Monnet : le charbon de la Ruhr n'est pas du charbon allemand mais « une ressource commune des pays européens », La reconstruction économique de l'Europe doit commencer par une restauration, dans des délais rapides, de l'économie française, ce qui implique la satisfaction des besoins essentiels en charbon du pays. Compte rendu cité, p. 3.

65. Télégramme adressé à Gouin, Bidault, Philip, Tanguy-Prigent, Moch, Billoux, Paul et aux membres du Comité Economique (sic: il s'agit du Comité Economique Interministériel). La remarque selon laquelle « nous pouvons espérer couvrir approximativement 940 millions » de dollars sur un déficit global estimé à 3 333 « par les réparations allemandes, les crédits en provenance des pays autres que les Etats-Unis, etc.. » est infirmée par les archives qui ne sont pas communiquées aux ministres communistes. Dactylog., 4 p., pp. 2-3. A. 194.5 (1946).

66. Déposés en France et dont ils réclament la libre disposition.

67. Il s'agit de crédits déjà accordés, non de crédits nouveaux.


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demande française de crédits à la Banque Internationale 68 (...) ; rien n'est prévu» concernant la demande d'emprunt pour l'achat de bateaux; « aucun accord » ne se dessine sur le paiement des surplus américains, que les États-Unis fixent à 380 milions de dollars, alors que la France ne veut pas en « donner plus de 175 millions de dollars ».

La conclusion ne laisse subsister aucun doute sur les rapports entre la reconstitution — a fortiori la modernisation — de l'appareil productif français et la réalité du concours américain :

«Les espoirs qui sont apparus récemment dans la presse et d'après lesquels on pouvait compter couvrir la presque totalité des besoins français au cours de la période de déséquilibre de notre balance des paiements [sont] fortement mis en doute, aujourd'hui, par M. Léon Blum lui-même 69.

Les crédits actuellement prévus contribueraient sans doute à aider la France à vivre pendant quelques mois; mais ils ne permettraient pas d'établir un vaste plan de reconstruction, comme on l'avait envisagé au début de la négociation ». La délégation française souhaite, d'ailleurs, solliciter immédiatement un crédit de la Banque Internationale, bien que celle-ci « ne fonctionne pas encore » : cette démarche « permettrait peutêtre de faire préciser l'engagement qui devrait être pris par le Gouvernement des États-Unis de soutenir notre point de vue auprès des dirigeants de la Banque Internationale » 70.

Les entrevues obtenues au niveau le plus élevé n'aplanissent pas les difficultés qui alarment les Français : après l'entretien qui a duré vingt minutes, au matin du 22 mai, entre Truman et Blum — le second ayant prié le premier « de la manière la plus pressante » de régler le lourd contentieux 71 —, les choses n'avancent guère: dans les jours qui suivent, les États-Unis refusent toujours de s'engager à soutenir la demande de la France auprès de la Banque Internationale 72, ne lèvent pas les limitations imposées au prêt de 650 millions de dollars de Y Export-Import Bankn et ne veulent céder sur aucun autre point.

Le 25 mai, le tableau de l'état des négociations dressé à l'intention de la direction des Affaires étrangères est accablant :

1° Pour les surplus, le Gouvernement américain ne veut pas descendre au-dessous de 325 millions de dollars, alors que la France en propose 175 ;

68. Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement.

69. Qui, dans le même temps, présentera au chef du Gouvernement, inquiet, une version idéalisée d'un accord léonin ; cf. infra.

70. Note pour le ministre, « Très confidentiel », Paris, 21 mai 1946, dactyl., 2 p., pp. 1-2. A. 194.5 (1946).

71. La prière s'est voilée d'une discrète menace : « A défaut d'un effort supplémentaire pour couvrir d'une manière plus complète les besoins de la France, une certaine déception pourrait se manifester dans notre pays alors que la confiance dans l'appui américain est (...) un encouragement et une précieuse assurance pour la France. » Compte rendu de l'entrevue dans le télégramme de H. Bonnet n° 2631 à 2632, 22 mai 1946, 1 p. Même fonds.

72. Notes du directeur général, 23 mai 1946, dactyl. 2 p ; 24 mai 1946, dactyl. 2 p. (« Très confidentiel »). Même fonds.

73. Dernière note citée, p. 2.


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2° La tranche des crédits liquidant le lend-lease™ inclut les surplus : elle est donc majorée et portée à 780 millions de dollars — y compris 40 millions pour 75 Liberty-ships 75. « Ainsi le crédit est artificiellement enflé. Mais cet avantage n'est qu'apparent. En réalité, notre dette est accrue d'autant, sans que les contreparties dont nous pourrions bénéficier soient modifiées » ;

3° Pour cette tranche de crédits, la France pensait pouvoir obtenir les conditions accordées à la Grande-Bretagne, soit un taux d'intérêt de 2 %, le remboursement en 50 annuités, l'amortissement au bout de cinq ans, assorti de la suspension de tout amortissement si la balance des comptes était déficitaire. Mais les États-Unis proposent un taux de 2 % « remboursable en 35 ans seulement », avec impossibilité de « suspendre ultérieurement » l'amortissement ;

4° Toutes les restrictions sont maintenues sur l'emploi du crédit de 650 millions de dollars de YExport-Import Bank ;

5° « Le Gouvernement américain refuse toujours de prendre aucun engagement relatif au soutien de la demande française devant la Banque Internationale » ;

6° Les litiges demeurent sur la réparation des dommages de guerre subis par les ressortissants américains en France et sur les brevets allemands. « Sur le second point, le ministère de la Production industrielle 76 fait les plus extrêmes réserves. »

Enfin, l'accord financier, s'il est conclu, obérera l'avenir : si la France complète les crédits évoqués plus haut par un emprunt de 750 millions de dollars v auprès de la Banque Internationale, elle fera peser 150 millions de charges par an sur sa balance des comptes. « Il n'est pas sûr qu'étant donné le retard qui sera apporté à la modernisation de l'économie fran74.

fran74. le prêt-bail sanctionné par l'accord de février 1945.

75. A la mi-mai, Léon Blum, que les archives montrent toujours conciliant — assez pour dissimuler les dangers des engagements pris (cf. infra) — concède « les inconvénients des navires du type Liberty », mais prône cependant l'acceptation de cet achat forcé : « L'acquisition d'environ 75 Liberty-Ships nous économisera 35 millions de dollars par an et permettra garder (sic) immédiatement notre place dans nos trafics (sic), considération vitale pour notre paj's à l'(h.) (sic) actuelle ». Télégramme du 14 mai 1946, envoyé par L. Blum à J. Moch, Washington, n° 2472, 1 p. Même fonds.

En réalité il ne s'agit aucunement d'une économie puisque les Liberty-Ships — évalués ensuite à 40 millions de dollars par Washington — comme le reste des surplus ne constituent pas un cadeau : ils s'ajoutent à la dette française. Le crédit de 780 millions de dollars correspond à la dette du passé (liquidation des accords de prêt-bail de la période de guerre) et non à un apport neuf utilisable en vue de la reconstruction.

76. Détenu par le communiste Marcel Paul qui a été consulté — sans que son avis fût retenu, les Américains obtenant satisfaction — sur un point qui relève de son Département.

77. En fait, le jour même, la délégation française abaisse encore ses prétentions : elle a reçu pour instruction de déposer une c demande pour 500 millions de dollars, chiffre auquel nous avons volontairement réduit demande (sic) actuelle (...). Ce dépôt devra avoir lieu à Washington le jour même où la déclaration » (il s'agit de la déclaration commune FranceEtats-Unis, saluant l'accord) « sera rendue publique ». Télégramme de H. Bonnet, Washington, 25 mai 1946, n° 2688, dactyl. 1 p. A. 194.5 (1946).


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çaise, nous soyons à même de faire face à ces obligations », situation qui comporte naturellement de lourdes « conséquences diplomatiques ». Le poids correspondant à l'acquisition des surplus est considéré comme particulièrement insupportable : il apparaît « très difficile d'accepter de payer 325 millions de dollars des stocks dont la valeur, d'après les services des Finances, n'excède pas 175 millions » 78.

Dans ces conditions, Léon Blum «ne prendra pas sa décision avant 10 heures du matin, heure américaine, c'est-à-dire 16 heures à Paris » 79.

La situation présentée par les hauts fonctionnaires des Affaires étrangères en cette journée cruciale pour le sort des négociations conduit le chef du Gouvernement à envisager sérieusement le retour de Léon Blum : si l'accord, télégraphie Félix Gouin au leader socialiste, n'est pas satisfaisant — et il évoque les problèmes toujours en suspens : surplus, refus de la clause de sauvegarde concédée pour l'emprunt britannique, réparation des dommages de guerre des ressortissants américains en France, brevets allemands —, « il n'y a aucun inconvénient à ce que vous reveniez à Paris pour faire rapport au Gouvernement »so.

La porte entrouverte — par ce télégramme et par un appel téléphonique — est prestement refermée et Blum, en plein accord, insiste-t-il, avec l'ambassadeur de France, justifie auprès de Gouin son obstination: « je ne suis pas parti » écrit-il dans la soirée, mentionnant l'obtention, « ce matin, [d'] un avantage appréciable » tout en concédant :

Mais les grandes lignes sont arrêtées (...). J'ai longuement réfléchi à nouveau après notre conversation téléphonique, mais ni l'Ambassadeur, ni moi n'éprouvons la moindre hésitation sur la décision à prendre 81.

A l'évidence, Léon Blum — qui n'apparaît d'ailleurs pas isolé, comme l'atteste la position de l'Ambassade de France — ne signe pas l'accord parce qu'il bénéficie, en dernière heure, d'appréciables retouches. Le

78. L'achat forcé des surplus, à un prix exorbitant, constitue une véritable spoliation. La procédure contredit J. LACOUTURE selon lequel « les Américains n'étaient pas si pressés de " brader " à tout prix leurs surplus aux Européens " insolvables " » (in Léon Blum, op. cit., p. 532). Les Américains étaient pressés de les vendre à des pays que la docilité vis-à-vis du prêteur conduisait à accepter des surplus inutiles et en mauvais état, à un coût très supérieur à leur valeur. En juillet 1946, le ministère des Colonies avoue que l'opération officialisée par l'accord du 28 mai ne fut « pas une excellente affaire ». Note sur les surplus, n° 1486, 17 juillet 1946, dactyl., 6 p. A. 194.5 (1946 à 1950).

En août 1946, les Américains dressent un bilan fort éloquent : selon le rapport Mac Cabe, au 30 juin 1946, 50 % des surplus américains ont été liquidés : les ventes représentent plus de 20 milliards (sic) de dollars de « divers matériels de guerre qui avaient coûté environ trois et demi (sic) millions * (sic) de dollars », dont 25 % payés en dollars, 9 % en devises locales, 66 % par des crédits remboursables en dollars ou en monnaies appréciées ». Selon Acheson, ce résultat « remarquable (...) est dû, (...) en grande partie, aux achats massifs effectués à l'aide de crédits spéciaux, par la Grande-Bretagne et la France ». Lettre de H. Bonnet à G. Bidault, n° 1409, PS/JB, 7 août 1946, dactyl., 2 p., p. 1. B. 12.1. Questions économiques. Ce bilan officiel dispense l'historien de tout commentaire.

* On peut supposer qu'il s'agit de milliards, mais le gain demeure substantiel.

79. Note du directeur général, 25 mai 1946, dactyl., 3 p., pp. 2-3. A. 194.5 (1946).

80. Télégramme du président du Gouvernement, pour M. Blum, 25 mai 1946, dactyl., 2 p., p. 1. Idem.

81. Télégramme de Bonnet, de la part de Blum, à Gouin, Washington, 21 heures, 25 mai 1946, n° 2686-2687, dactyl. 1 p. Idem.


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27 mai, il présente à F. Gouin le texte en des termes emphatiques et très vagues que les commentaires des hauts fonctionnaires démentent aussitôt, corrigeant à l'occasion les feuilles dactylographiées de son compte rendu : il escompte « très vraisemblablement » un crédit du Canada ; . il affirme que le déficit de la balance des comptes est couvert « aux trois quarts ». « L'intervention de la Banque Internationale, ajoute-t-il, est prévue dans la déclaration commune» — et ce passage est contredit, dans la marge, par une mention catégorique : « faux » — « et, soit dit entre vous et moi, c'est un des points sur lesquels nous avons le plus obstinément bataillé ». La demande de crédit a été déposée dès l'arrivée du câble d'A. Philip ; « nous sommes convaincus qu'elle sera accueillie favorablement et nous avons tout lieu d'espérer qu'elle sera réglée vers les trois derniers mois de cette année». Il attribue au paragraphe relatif au charbon — sur lequel les Américains n'ont pas reculé d'un pouce a — une « importance capitale ».

Mais Blum se montre plus précis sur les motivations générales qui ont inspiré le choix des responsables de la délégation : « Aucune condition d'aucune sorte, ni politique, ni économique, ni explicite, ni implicite ne nous a été posée », écrit-il avant d'exalter « ce que l'Amérique a déjà fait pour la restauration de notre économie » : le prêt-bail de 400 millions de dollars, puis, à l'automne 1945, un premier emprunt de 550 millions de dollars accordé par l'Export-Import Bank, ainsi que les efforts en faveur de « notre ravitaillement ». Comme les États-Unis nous ont aidés hier, « nous les trouverons demain ». « H. Bonnet, Monick et moi-même sommes « unanimes » : cet accord constitue « un événement heureux [qui...] dépasse de loin ce qu'il était raisonnable d'attendre au moment du départ de la mission ». Ce qui suit suggère que le texte n'est pas doté des vertus dont cette présentation le pare : « l'accord que nous aurions obtenu plus tard (et un jour ou l'autre il aurait bien fallu en revenir à cette négociation) aurait été moins avantageux (...) ; au point de vue intérieur, le pays peut poursuivre avec confiance son effort de reconstruction » ; enfin, il s'agit d'un « succès international » qui amènera « entre les deux peuples un resserrement d'amitié qui doit s'accentuer dans l'avenir» 83.

Au jour même de la signature officielle, une note personnelle « pour M. Alphand » confirme à quel point Léon Blum a idéalisé les « accords financier franco-américains » et conteste, point par point, les termes du télégramme n° 2700-2715 du 27 mai : il ne s'agit en aucun cas d' « un succès de portée

82. On a évoqué plus haut (notes 63-64) les positions respectives des Etats-Unis et de la France, au cours des discussions du début de mai animées, du côté français, par J. Monnet et A. Lecoeur.

Le paragraphe auquel Blum fait allusion atteste la victoire totale de la thèse des Américains, qui ne prennent aucun engagement, et ruine tout espoir de <i réparations » pour reprendre la terminologie officielle des textes du Conseil du Plan : l'approvisionnement en charbon nécessaire à la reconstruction de la France « devra être assuré non seulement par une production française accrue mais aussi par des importations d'Allemagne. Le Gouvernement des Etats-Unis continuera à aider la France à se procurer un approvisionnement suffisant en charbon allemand ». In Déclaration du Président des Etats-Unis et du Président du G.P.R.F., jointe à un télégramme ronéot., 28 mai 1946, 13 h 50, 3 p., p. 2. Idem.

83. Télégramme de Bonnet, de la part de Blum, à Gouin, Washington, n° 2700-2715, 27 mai 1946, 14 h 54, dactyl., 6 p., pp. 1, 2 et 4 à 6. Idem.


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exceptionnelle». L'accord «ne couvre pas, comme on l'affirme, les trois quarts du déficit de notre balance des comptes». Des 1.650 millions de dollars mentionnés, 500 consistent en un prêt à contracter auprès de la B.I.R.D. Or, le Gouvernement américain n'a toujours pris « aucun engagement de soutenir la demande française auprès de cet organisme, dont au surplus le capital de travail n'est pas encore réuni ».

Un autre crédit de 500 millions de dollars, correspondant à la liquidation du passé, à l'acquisition de surplus et de navires de guerre, ne fait qu'apurer les dettes françaises : il s'agit d' « approvisionnements qu'on ne peut faire entrer dans le Plan Monnet puisqu'ils sont déjà consommés ». Cette tranche « couvre donc non pas le déficit de la balance des comptes dans l'avenir, mais du passé ».

Démontrant que les derniers jours n'ont rien changé aux termes du débat, l'auteur de la note déplore le montant des surplus M et la « lourde charge » qu'occasionneront le service de la dette contractée aux États-Unis et l'emprunt projeté auprès de la Banque Internationale, à un taux élevé.

Quant au crédit du Canadats, « le Gouvernement d'Ottawa a expressément déclaré qu'il n'y fallait pas songer 86. D'autre part, les livraisons de matériel allemand viennent d'être suspendues » .

En résumé,

il n'y a aucune mesure [sic : pour commune mesure ?] entre les conditions consenties par les Etats à la Grande-Bretagne et [ces] résultats [mais] à l'inverse du Royaume-Uni, la France n'a pris aucun engagement qui modifie la structure de son économie 87.

L'optimisme modérant, à la fin de ce texte, l'impression pénible qui se dégage de l'ensemble de la note, ne sauraient atténuer la portée décisive des accords signés par Blum et Byrnes le 28 mai : si les États-Unis n'ont pris aucun engagement précis sur les crédits à venir, ils ont obtenu de la France des concessions d'importance qui respectent les exigences présentées au cours de la négociation.

Sans être rassurée sur l'avenir de sa reconstruction, c'est-à-dire le court terme, la France accepte les risques du long terme sur la question du commerce international qui préoccupait le plus son puissant allié. La volonté de prudence maintes fois affirmée au cours des discussions préparatoires M est sérieusement amoindrie par les « décisions » qu'annonce le

84. Le chiffre initial requis par les Etats-Unis a bien été accepté : « Les surplus sont évalués à une somme qui dépasse du double l'estimation qu'en donnait le Trésor. »

85. Au cours de sa mission, Blum a effectué au Canada un voyage au début d'avril 1946. Cf. notamment le compte rendu de ses entretiens avec le Premier ministre Mackenzie, les 5 et 8 avril, in A. 194.5 (1946).

86. Les archives des A.E. mentionnent parfois la pression directe de Washington sur Ottawa comme exclusive origine de ce refus.

87. Note citée, 28 mai 1945, dactyl., 2 p. A. 194.5 (1946).

88. Cf. par exemple le télégramme d'AIphand à Baraduc, le 11 mai 1946 (Affaires économiques, 1er Bureau), à propos du problème de la « protection de l'industrie française » : « Le rééquipement de l'industrie française la placera pendant un certain temps dans une situation difficile vis-à-vis de la concurrence étrangère ». La préparation du nouveau tarif — sollicité par les Etats-Unis — sera « hâtée dans toute la mesure du possible », mais ce dernier ne


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Gouvernement dans la « déclaration des deux Présidents » — Présidents des États-Unis et du G.P.R.F. :

A - La France préparera un « nouveau tarif douanier » qui (comme l'avaient demandé les États-Unis) comportera exclusivement des droit ad valorem, base de discussion des « réductions réciproques » lors de la prochaine conférence multilatérale.

B - « Le Gouvernement français a renoncé définitivement à la politique d'avant-guerre qui consistait à protéger la production française à l'aide de contingents d'importation.»

C - Il abandonne le principe de la péréquation des prix.

Le contrôle des importations, obligatoire pour l'heure, n'aura qu'un caractère temporaire; la France se prononce pour le «retour du commerce privé », de façon progressive, mais en constante augmentation, tandis que les commissions d'achat seront réservées aux seuls « services publics » 89.

Dans le même temps, on remarquera à quel point le développement des exportations françaises aux États-Unis — souhaité, du côté français, sans illusions excessives, il est vrai, pour oeuvrer au rééquilibrage futur de la balance du commerce entre les deux pays ^ — donne heu à une mention assimilable à un voeu pieux : sur ce point, le Gouvernement des ÉtatsUnis se propose d' « examiner avec attention et sympathie les vues du Gouvernement français » et d'étudier les possibilités de modification des règles administratives ou de recommander au Congrès la révision de la législation 91.

Les États-Unis, qui ont obtenu pleine satisfaction à propos de l'utilisation « librement et sans redevance » des brevets allemands déposés en France et de la réparation des dommages de guerre subis en France par les ressortissants américains 92, ont remporté un succès particulièrement vif et plus que les autres discernable à très court terme dans la négociation relative au cinéma. « L'arrangement » signé le 27 mai « sur la projection

sera sans doute pas communicable au Gouvernement américain * avant le milieu du mois de juillet ». D'autre part, en ce qui concerne la question des colonies, « au cours des négociations internationales, la France demandera le maintien d'un régime de préférence dans ses relations commerciales avec son Empire ». Texte cité, dactyl., 2 p. Même fonds.

89. Accord du 28 mai 1946, transmis le jour même de Washington par télégramme, 15 p., in Déclaration des deux présidents sur la politique commerciale et les questions annexes (pp. 10-15), pp. 12-13. Même fonds.

90. Nous demanderons au Gouvernement des Etats-Unis « des concessions tarifaires pour permettre le développement de nos exportations », notamment de produits de luxe, de vins et alcools. « Il est essentiel que les Etats-Unis admettent la nécessité d'accroître leurs achats en francs pour nous mettre en mesure d'apurer nos dettes en dollars. Toutefois, la négociation en vue d'un nouvel accord de tarifs franco-américain ne s'engagera pas immédiatement. » Note du 2 février 1946, à l'attention de M. Blum, déjà citée, p. 6. Les archives des Affaires étrangères que j'ai consultées pour la période 1944-1952 attestent formellement — mais il ne s'agit sur ce point connu de tous que d'une confirmation — le strict maintien par les Etats-Unis d'un protectionnisme dont ils refusent le bénéfice à leurs partenaires.

91. Accord du 28 mai 1945, déclaration citée à la note 87, pp. 13-14.

92. En ce domaine, l'accord stipule — non sans humour — la réciprocité accordée aux ressortissants français aux Etats-Unis. Idem, p. 15.


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des films américains en France » symbolise presque à lui seul les accords Blum-Byrnes. Au terme de longs mois de discussions entamées dès le début de l'automne 1945, les exigences des producteurs américains ont balayé toutes les fortes réticences françaises exprimées avant le départ de Léon Blum 93. Alors que les négociateurs français, pourtant conciliants, envisageaient en février de « réserver à la projection des films français un certain nombre de semaines, en principe six sur treize » — les salles disposant « le reste du temps [de] la liberté de passer les films de leur choix »9i, tous les butoirs sont levés à la fin de mai 1946 : la production française ne se voit plus attribuer que quatre semaines sur treize, « la concurrence [étant] libre » pendant les semaines restantes ; d'autre part, « sous certaines conditions », la « période réservée » peut être réduite à trois semaines et même, la France a accepté « éventuellement la suppression de toute projection » 95.

On comprend aisément qu'un tel « arrangement » ait été prudemment séparé du reste des accords : ses stipulations exorbitantes — véritable menace de mort pour la production française — ont fait l'objet d'une annexe aux accords de Washington sous forme d'une « entente » qui présentait l'avantage de ne pas être soumise à ratification parlementaire 96. Le

93. Deux documents de mars 1946 prouvent la volonté française de résister alors à des exigences américaines jugées exorbitantes : cf. surtout la note du 3 mars, selon laquelle des « négociations sont poursuivies sans résultat depuis près. de six mois avec le Gouvernement des Etats-Unis » sur l'importation des films américains en France ; lors de la réunion tenue le 26 février au ministère des Affaires étrangères avec le Directeur général du Cinéma et les représentants de l'Economie nationale et des Finances, l'accord de tous les participants semble unanime contre les prétentions américaines.

Washington se réfère à l'accord de 1936 que les Français estiment « en fait tombé en désuétude » en utilisant d'ailleurs les arguments généraux des Américains eux-mêmes sur la liberté commerciale (on met fin à « la politique du contingentement comme moyen de protection de la production nationale ». Celui-ci ne saurait donc être « maintenu pour l'importation des films »). L'accord précité stipulait que le nombre de films doublés projetés en France ne pouvait être inférieur à 94 par semestre et qu'aucune mesure moins favorable ne pouvait être adoptée vis-à-vis des Etats-Unis. Au cours des discussions présentes, « le Gouvernement américain a prétendu imposer l'importation en France d'au moins 135 films étrangers par an, dont 80 % seraient réservés à la production américaine ». Or, avec la disparition du double programme, il devient « matériellement impossible » d'importer autant. Le pourcentage requis est inacceptable alors que se développent d'autres productions et « d'autant plus que les autres pays producteurs offrent en général à la France des contreparties en importation de films français ». En conclusion, « le contingentement à l'écran » est ainsi projeté : il conviendra de « réserver à la projection des films français un certain nombre de semaines, en principe six sur treize. Pendant le reste du temps, les salles auraient la liberté de passer les films de leur choix ». Note sur les « Négociations franco-américaines relatives à l'importation de films américains en France », dactylogr., 3 p. (mais une ou plusieurs pages manquent : la fin de la troisième page ne comporte pas la suite prévisible), pp. 1 à 3. A. 194.5 (1946 à 1950) ; cf. aussi la note du 15 mars 1946 sur les négociations économiques financières (sic) entre la France et les Etats-Unis, dactyl., 5 p. Même fonds.

94. Cf. note 93.

95. « Accord financier franco-américain », « Projet de note aux postes (sic) ». VL-VJ, non daté (mais compris dans des documents de juillet 1946), dactylogr., 8e p., 9= point : analyse de l'accord sur l'importation des films américains. A. 194.5 (1946 à 1950).

96. Un texte de la Direction des Affaires économiques et financières des Affaires étrangères prête sur ce point au seul Gouvernement américain des soucis que l'Etat français ne peut manquer de partager : alors que l'Assemblée nationale est appelée à se prononcer sur


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tollé soulevé en France — en particulier dans les milieux communistes et cégétistes et dans la profession cinématographique 97 — conduira même Léon Blum, en septembre 1946, à une autojustification, appuyée notamment sur « le grand désir [du] public de voir des films américains (...) dont il a été privé depuis six années », qui confirme la gravité des engagements pris en mai, qualifiés de « très sérieuse victoire française » 98.

les accords franco-américains du 28 mai 1946 et sur la convention France - Export-Import Bank, les accord sur le cinéma échapperont à son contrôle.

L'arrangement sur l'importation des films américains aurait dû être soumis à l'Assemblée nationale si les deux Gouvernements l'avaient considéré c comme un avenant au traité commercial franco-américain de 1936.

» Les deux Gouvernements y ont renoncé, redoutant la réaction du Congrès américain, qui n'aurait pas manqué de demander la reconduction pure et simple des stipulations de l'accord de 1936, qui serait très préjudiciable à l'industrie cinématographique française. Afin d'éviter cette réaction, il a été convenu de ne présenter l'arrangement que comme une entente intervenue entre les deux Gouvernements pour modifier les dispositions concernant la procédure de contingentement, ainsi que les y autorise le traité de 1936, sans soulever la procédure parlementaire qu'aurait exigé (sic) dans les deux pays la signature d'un avenant au traité ». Note pour le Président, a. s. Ratification des accords de Washington, dactylogr., 2 P-, pp. 1-2. Même fonds.

97. Cf. la presse des milieux concernés dès l'été 1946.

98. Il paraît difficile de suivre sur ce point J. Lacouture, selon lequel « Léon Blum semble avoir très mal mesuré la portée [d']une mesure habilement arrachée à une délégation française mal informée (...) », op. cit., p. 532. Ni la délégation ni L. Blum lui-même n'ont ignoré « la portée » du texte signé : la procédure choisie (cf. note 94) comme les explications de Blum que nous citons ici, le démontrent formellement.

Devant l'ampleur des protestations qui ont accueilli ce texte, une réunion est convoquée par G. Defferre, ministre de l'Information, début septembre, pour permettre à L. Blum de s'expliquer ; celui-ci, après avoir évoqué la situation depuis l'accord du 6 mai 1936, poursuit : « Dénoncer purement et simplement l'accord de 1936 » était impossible, puisqu'il « représente tant d'intérêt pour les exportations françaises aux Etats-Unis ». Et surtout, cela aurait signifié « engager avec nos grands alliés, au lendemain de la Victoire, une véritable guerre de tarif qui aurait sans nul doute rendu plus difficile encore — sans parler des conséquences politique (sic) — le relèvement économique de notre pays ».

Puis il présente les concessions françaises relatives au contingentement à l'écran comme une victoire : le Gouvernement américain, d'abord favorable au contingentement à l'importation, est ainsi « allé contre l'opinion des producteurs (...) ». La « mesure provisoire » adoptée présente « un intérêt si considérable et si évident que je me permets de m'étonner qu'une telle mesure n'ait pas été accueillie avec plus de satisfaction (...), le contingentement à l'écran de 30 % qui nous est reconnu par le Gouvernement américain est la plus forte protection qui existe dans tous les pays qui ont instauré une semblable mesure » : l'Italie n'a obtenu que 17 %, la Grande-Bretagne 22 %. Les Etats-Unis ont donc accepté « une immense concession [et] les producteurs américains comme le Gouvernement américain luimême sont littéralement stupéfaits de la réaction que cette mesure vient de provoquer dans notre pays ».

Le contingentement à l'écran « même réduit à quatre semaines est une amélioration considérable » de l'accord de 1936 ; « en fait, le film français occupera dès cette année beaucoup plus de 40 % du temps total de projection ». Niant (ce qui est avancé par l'ensemble du milieu du cinéma) que les films importés soient déjà amortis aux Etats-Unis, il rassure les auditeurs : « Je ne crois pas que nous puissions redouter l'invasion sur nos écrans des films d'Hollywood » ; la production française se voit dotée d' « un avenir qui me paraît plein de promesses », puisque, de Washington, le commissaire au Plan a proposé au Gouvernement de créer « sans délai » une Commission de Modernisation de l'Industrie cinématographique.

L'accusation de n'avoir pas obtenu de contrepartie est également balayée et L. Blum laisse entendre que les Etats-Unis pourront importer des films français (perspective que les


SIGNATURE DES ACCORDS BLUM-BYRNES, 1945-1946 445

Quoi qu'il en soit, les accords de Washington, qui ne promettent à la France à court terme, qu'un crédit de 650 millions de dollars, assorti de rigoureux contrôles et conditions " — soit à peine le cinquième de ses espérances initiales visant à assurer la reconstruction - modernisation inscrite dans le Ier Plan (3,5 milliards de dollars) —, engagent désormais officiellement ce pays dans la mouvance occidentale et consacrent la victoire des classes dirigeantes, politiquement affaiblies depuis la Libération. Que les accords portent le nom, du côté français, d'un dirigeant de la S.F.I.O. ne change rien à la réalité des choses : on ne saurait attribuer les dispositions acceptées par les « décideurs » français à un souci exclusivement, ni même essentiellement, économique ; le pays est engagé par ceux-ci, en toute connaissance de cause, dans un processus de dépendance — vis-à-vis des crédits — qui n'a pas pour contrepartie l'assurance de mener à bien la reconstitution et la modernisation des forces productives.

Obsédé par les « conséquences politiques » 10° d'une non-signature, Léon Blum incarne — qu'il en soit conscient ou non — les aspirations des milieux dirigeants qui voient dans le tuteur américain, même si le coût de l'opération pèse lourd, le véritable protecteur des intérêts de classe qu'ils ont, au lendemain de la Libération, senti menacés par la poussée communiste et cégétiste1M. Les accords Blum-Byrnes, dont la signature était

négociations n'ont en aucun cas laissé entrevoir, A. L.-R.) : « Le marché américain est entièrement libre à 100 % et (...) le Gouvernement américain n'a pris aucune mesure pour limiter l'importation des films étrangers. » La France peut obtenir l'accès au marché si, comme aux Etats-Unis, les producteurs possèdent les salles ; la solution sera obtenue « non par des accords gouvernementaux mais par des ententes commerciales entre producteurs ». Manuscrit à l'origine non précisée, 10 septembre 1946, 12 p. (presque toutes citées). A. 194.5 (1946-1950).

99. Crédit de l'E.I. Bank. Le problème relatif à la BIRD reste en suspens ; le 31 mai, est remis au président de la Banque internationale (Mac Cloy) la demande officielle d'un emprunt de 500 millions de dollars (télégramme de Bonnet, Washington, 31 mai 1946, n° 2756, 1 p.), A. 194.5 (1946). On sait que ce chiffre a été réduit volontairement (cf. supra, note 77) : le 24, une note de Paris prévoyait une demande de 750 millions de dollars à la B.I., en trois tranches attribuées respectivement en octobre 1946, juin 1947, janvier 1948 (note du Directeur général des A.E., <= Très confidentiel », dactyl., 2 p., p. 2. A. 194.5 (1946 à 1950).

Le déblocage de la première tranche sera annoncé en mai 1947 (le 12, huit jours après l'éviction des ministres communistes ; dans la troisième semaine d'avril 1947, Mac Cloy maintient un refus obstiné : cf. A. 194.5). Sur cet emprunt et les conditions imposées par les Etats-Unis, annonçant directement celles du Plan Marshall, cf. les cotes A. 194.5 (1946 à 1950), B. 9.2 (1947), A. 196.4 à 7, A. 194.6 (1947), A. 22.9, 2. C II ou « C.G.T. et revendications... », chap. XI à XIII.

100. Cf. sa conférence de septembre 1946, citée à la note 98.

101. Je reprends totalement à mon compte le sévère jugement porté en 1945 par Y. Farge, alors commissaire de la République à Lyon, à propos du grand patronat de sa région de tutelle : dénonçant en mars 1945 « une conjonction de l'élite de l'armée américaine — c'est-à-dire de ses officiers — avec nos hommes d'affaires véreux qui ont repris toute assurance et considèrent, puisqu'ils jouissent miraculeusement de l'impunité, que l'occupant n'a fait que changer d'uniforme », il désigne plus précisément, en avril, le « Cercle France-Amérique de Lyon » : « On y trouve tous les représentants de cette chambre de commerce que nous avons dû congédier, tant le scandale de la collaboration était grand au sein de cette compagnie ; (...) toute la famille Gillet, qui prit soin d'introduire des administrateurs allemands dans ses conseils ; (...) les hommes de confiance du baron Brincard qui entourent le colonel Murdoch et son état-major, chargé des relations industrielles.

» Je suis convaincu que l'honorable colonel Murdoch est au courant mieux que ne peut


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réclamée depuis plusieurs mois par la presse financière 102, marquent la véritable césure de l'après-guerre dans l'histoire de la France. Ils sont salués par une nette progression de la droite, le 2 juin 1946 : le M.R.P. se hisse au premier rang électoral. La S.F.I.O., enregistrant de nouvelles pertes (303.000 voix), les attribue au fait que Léon Blum est « revenu trop tard de sa mission en Amérique pour que nous ayons le temps d'en retirer tout le bénéfice que nous pouvions en escompter, d'exploiter son succès » 103. Enfin, le P.C.F. réfléchit sur le coup désormais officiellement porté à la stratégie jusque-là conduite sans hésitation d'une « bataille de la production » reposant sur l'utilisation prioritaire des forces productives nationales 104.

Le patronat ne s'y trompe point qui, négligeant les aspects économiques et financiers pénibles des accords publics, se félicite des « trois conséquences » qu'ils entraînent :

1° La fin du protectionnisme et l'entrée dans la « concurrence mondiale» promettent de rendre plus facile le combat pour réduire les prix de revient, autrement dit, d'accentuer la pression sur les salaires : « La menace des importations massives américaines agira comme un aiguillon. Nous devrons produire davantage et moins cher » ;

2° La clause relative au « retour au commerce privé » 103 imprimera un « coup d'arrêt (...) certain [aux] étatisations [qui] provoquera (...) un renouveau de confiance et une vive reprise des affaires » ;

3° La France se trouve désormais solidement établie dans la « zone d'influence (...) anglo-saxonne et plus particulièrement américaine » m.

L'éviction des ministres communistes — à l'ère (fugace) de la «Non Communist Left Policy » m — qui suit de peu la Conférence de Moscou où

l'être le Gouvernement français de la véritable situation du bassin industriel lyonnais.

» (...) Si les efforts que nous devons dépenser pour maintenir l'autorité de notre administration à l'égard des prestations et des réquisitions américaines, doivent être tous les jours plus soutenus, c'est que dans une classe de notre société on va au-devant des désirs de nos alliés.

» Et ceux-ci, particulièrement le colonel Murdoch, qui a pris la place dans le " monde " lyonnais du major Hinderer, ignorent la France qui se bat et la France qui travaille pour ne considérer que la France qui bridge. » Rapports sur la situation de la Région, des 15 mars et 15 avril, chap. I, respectivement pp. 6 à 12. A.N. FI a 4022, C.R. de Lyon.

102. C.G.T. et revendications..., notamment chap. III et VI.

103. Compte rendu du Comité directeur du 4 juin 1946, D. Mayer. Le passage « d'en retirer [...jusqu'à] escompter » a été ultérieurement rayé. Dactyl., 8 p., p. 2. Archives personnelles de Daniel Mayer.

104. Sur ce point, voir C.G.T. et revendications...., chap. VI. Les débats du Comité central du 15 juin 1946 attestent le net sentiment d'échec des communistes pour lesquels désormais se clôt l'époque des sacrifices ouvriers à sens unique (c'est fin mai - début juin qu'est prise la décision de réclamer 25 % d'augmentation des salaires). Sur le jugement des responsables communistes, lire notamment la note 65 du chap. VI, notes, p. 367.

105. Cf. la déclaration des deux présidents déjà citée, 15 p., p. 13. A. 194.5 (1946).

106. Les Echos, samedi 1er juin 1946, « Trois conséquences », p. 1.

107. Renseignement du S.D.E.C.E. du 21 janvier 1947, A. 100. 303 SD, « Ligne de conduite à adopter par les Etats-Unis à l'égard des pays européens », ronéot., 1 p. « Le (sic) N.C.L.P.. (Non Communist Left Policy) prend forme et (...) le soutien économique des partis européens.


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la France opère les choix définitifs en matière de politique internationale 108, puis l'acceptation du Plan Marshall, qui systématise à l'Europe, avec pour « clé de voûte » m l'Allemagne prioritairement reconstruite, une politique de crédits appliquée jusqu'en 1947 en ordre plus dispersé, s'inscrivent dans le droit fil des Accords de Washington du 28 mai 1946 qui ont visiblement constitué la France en pays dépendant: la « cassure » de mai 1947 apparaît comme une conséquence logique des décisions prises par l'État un an auparavant.

Annie LACROIX-RIZ, Docteur ès-Lettres.

de gauche non communistes a été décidé. » A. Harrhnan a déclaré « à des amis qu'il estime que le socialisme est le meilleur obstacle au communisme en Europe ». B. 9-1 (1947).

108. Cf. C.G.T. et revendications..., chap. XI, I, 2.

109. « De plus en plus la tendance du State Department est, dans la ligne de cette N.C.L.P., de considérer l'Allemagne et non la France comme la clé de voûte (sic) du système européen ». Renseignement du 21 janvier 1947, cité à la note 107. Souligné dans le texte.

110. Sur la « mise en place du plan Marshall », cf. C.G.T. et revendications..., chap. XII, notamment I (« Les préparatifs de mai », pp. 749 sq.).


MÉLANGES.

L'ÉGLISE ET L'ASSISTANCE EN DAUPHINÉ

SOUS L'ANCIEN RÉGIME :

LA VINGT-QUATRIÈME DES PAUVRES

L'histoire de l'assistance sous l'Ancien Régime est d'abord celle de son contrôle et de son organisation par les autorités municipales, provinciales ou royales. Aumônes générales, hôpitaux généraux, intendants, dépôts de mendicité se sont vus progressivement chargés de travailler à « l'extinction de la mendicité». Pourtant, parallèlement à cette évolution qui témoigne d'une nouvelle attitude envers les pauvres, l'idéal médiéval de pauvreté survit fréquemment dans les campagnes du royaume aux entreprises de répression sociale K L'Église notamment y garde une place importante dans la répartition des secours aux plus démunis. Aumônes, maladreries, petits hôpitaux ruraux restent nombreux au moins jusqu'à la fin du xvrr siècle. En Dauphiné, la participation du clergé à l'entretien des pauvres passe en priorité, jusqu'à la Révolution, par le paiement d'une redevance, la « vingt-quatrième des pauvres ».

C'est le 29 avril 1564 que, par un arrêt général, le Parlement de Grenoble ordonne que « la vingtquatrième partie des fruictz et revenus des Ecclésiastiques seroit affectée et distribuée aus pauvres de chacune paroisse, annuellement, sans aucune détraction et mise antre les mains de personnage suffisant et capable » 2. Il s'agit alors, selon toutes probabilités, de faire face à l'augmentation brutale du nombre des mendiants causée par les ravages des premiers troubles religieux. Dès 1562, en effet, le Dauphiné a été la victime des armées en campagne, particulièrement

1. M. MOLLAT, « La notion de pauvreté au Moyen Age : position de problèmes », Revue d'histoire de l'Église de France, 1966, pp. 5-23 ; J.-P. GUÏTON, La société et les pauvres en Europe (XVI'-XVIII' siècles), Paris, 1974, p. 197.

2. Plaiâoyez de Maitre Claude Expilly, chevalier Conseiller du Roy an son Conseil d'Etat et Président au Parlement de Grenoble, à Grenoble, chez Laurent Durand, 1636, p. 505. Malgré nos recherches, nous n'avons pu retrouver, dans la série B des archives départementales de l'Isère, l'arrêt lui-même.


ÉGLISE ET ASSISTANCE EN DAUPHINÉ 449

entre juin et septembre des raids du baron des Adrets 3. Si en 1563 la paix d'Amboise stipule « le pardon et l'oubli de tout le passé », elle laisse dans les campagnes bien des habitants démunis de tout.

La création de la vingt-quatrième rend ainsi compte des graves difficultés que connaît alors le Dauphiné. Elle s'inscrit également dans un contexte beaucoup plus vaste qui touche toute l'Europe, caractérisé par une « volonté de contrôle et d'organisation » de l'assistance 4. Elle répond tout à fait à l'esprit de l'ordonnance de Moulins, pourtant postérieure (février 1566), qui demande que les pauvres soient nourris au lieu de leur résidence. Son originalité se situe au niveau du financement. Alors que bien souvent celui des bureaux des pauvres est assuré par une taxe sur les habitants, c'est le clergé seul qui finance l'institution dauphinoise. En ce sens, elle se rattache pleinement à la vieille tradition médiévale qui fait de l'assistance aux pauvres une des principales obligations de l'Église chrétienne. Le clergé dauphinois n'en renie pas le principe. En 1681, l'évêque de Grenoble, Etienne Le Camus, rappelle cette tradition :

L'obligation de faire l'aumône et d'exercer la charité envers les pauvres regarde généralement et indispensablement tous les Chrétiens ; mais elle oblige plus étroitement les Ecclésiastiques et les Bénéficiez, puis qu'après avoir pris sur les biens de l'Église leur subsistance modeste et frugale, tout le reste appartient aux pauvres comme leur patrimoine.

Pour lui, le paiement de la vingt-quatrième répond à cette obligation de charité envers les pauvres, ainsi dédommagés « de la dixme qu'ils payent et dont ils se prétendoient exempts à cause de leur pauvreté» 5. La justification de la vingt-quatrième par la richesse de l'Église se retrouve également chez les juristes comme Claude Expilly : « Nul ne se doit exanter de secourir et faire l'aumône aus pauvres, notamment au tans de nécessité. Et les Prélats et Ecclésiastiques, qui ont le moyen de le faire, se doivent moins excuser que les autres » 6. Pour l'avocat comme pour le prélat, l'assistance est d'abord de la responsabilité de l'Église.

Si elle répond à ce principe, la vingt-quatrième créée en 1564 est cependant très en retrait par rapport aux exigences du droit canon qui avait réservé le quart du produit de la dîme à l'entretien des pauvres 7. Remontant presque aux origines de l'Église, celles-ci ne sont pas oubliées au xvr siècle. En 1542, les consuls de Romans demandent ainsi que le

3. V. CHOMEL, « Guerres de religion et « remuements des peuples » ; la fin des libertés provinciales », dans Histoire du Dauphiné, sous la direction de B. Bligny, Toulouse, 1973, pp. 219-227. En plus de cette contribution, les remarques de M. V. Chomel et sa grande connaissance du droit dauphinois de l'Ancien Régime nous ont été particulièrement utiles dans la réalisation de ce travail. Qu'il trouve ici l'expression de nos remerciements.

4. J.-P. GUTTON, op. cit., pp. 97-115 ; La société et les pauvres. L'exemple de la généralité de Lyon (1534-1189), Paris, 1971, pp. 255-261.

5. Bibl. Mun. Grenoble, R 1427, Ordonnance synodale, 10 février 1681, ms ; Ordonnances synodales du diocèse de Grenoble de Mgr Le Camus, à Grenoble, chez A. Giroud, 1691, pp. 254-255.

6. Plaidoyez—, p. 504.

7. Chanoine R. NAZ, Dictionnaire de droit canonique, Paris, 1949, t. IV, col. 1238-1239. Egalement, Dictionnaire de théologie catholique, de VACANT et MANGENOT, t. III, 1, col. 854-857.


450 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

chapitre Saint-Barnard donne le quart de ses revenus pour l'entretien des pauvres de la ville. Si les chanoines refusent, ils ne mettent pas en cause le principe. Ils font seulement valoir qu'avec leur aumône et la fondation de l'hôpital Sainte-Foy, ils ont largement rempli les exigences canoniques, ce que sanctionne l'arrêt rendu par le Parlement 8. Après la création de la vingt-quatrième par le Parlement de Grenoble en 1564, deux lettres patentes de Charles IX rappellent (et même renforcent) pour le reste du royaume en 1571 les vieilles obligations : réserver le tiers de la dîme pour les pauvres 9. La réduction de cette part, du quart à la vingtquatrième, apparaît ainsi en Dauphiné, sur le plan du droit, comme exceptionnellement favorable au clergé 10. En réalité, celle-ci met probablement le droit en conformité avec les faits. Bien souvent, au xvr siècle, les exigences canoniques ne sont plus respectées (si elles l'ont jamais été). En outre, lors des guerres religieuses de 1562-1563, l'Église a été la première victime des destructions. Dans le diocèse d'Embrun, le clergé se plaint en 1567 des spoliations qu'il a dû subir : usurpation de bénéfices par les seigneurs, refus de la dîme par les huguenots, vol ou destruction des archives 11. Or, dans le même temps, les décimes royales restent inchangées, comme si le temporel était intact. Aussi, les aumônes dues par le clergé sont-elles alors payées avec une grande irrégularité. C'est, semble-t-il, pour répondre aux nécessités de l'assistance, tout en tenant compte des difficultés de l'Église dauphinoise, que le Parlement impose la vingt-quatrième. L'arrêt de 1564 précise en effet qu'elle n'est due que « par manière de provision ». Au début du xviT siècle, le conseiller Claude Expilly explique de même que s'il a été pris « contre la disposition du droit canon qui veut que ce soit la quatrième dédits frais et autres, ce fut en considération que les Ecclésiastiques payent de grosses décimes et charges extraordinaires et que leurs revenus sont diminuez par la perte de leurs papiers » 12. La création de la vingt-quatrième permet ainsi de maintenir un minimum d'assistance dans les campagnes, voire de l'étendre là où il n'existait jusqu'alors aucune institution charitable pour les pauvres. Nous n'avons cependant aucun renseignement sur son paiement jusqu'au début du XVIIe siècle. Dans une province particulièrement touchée par les guerres de religion et les troubles sociaux 13, il est douteux que la vingt-quatrième ait pu être mise en place rapidement dans toutes les paroisses restées catholiques (sans parler naturellement de celles passées à la Réforme). C'est au temps de la réforme catholique triomphante, lorsqu'il s'agit de manifester avec éclat les valeurs charitables de l'Église romaine, que s'affirme l'institution.

8. Plaidoyez..., p. 500.

9. M. MARION, La dîme ecclésiastique en France au XVIIIe siècle et sa suppression, Bordeaux, 1912, et reprint par Slatkine, 1974, p. 73.

10. Selon M. MARION (.ouvrage cité, p. 73), la vingt-quatrième existerait également en Provence.

11. J. DE FONT-REAULX, <C Le cahier de doléances du clergé d'Embrun en 1567 », Bulletin philologique et historique, 1936-1937, pp. 17-31.

12. Plaidoyez..., p. 778.

13. V. CHOMEL, op. cit. ; E. LE ROY LADURIE, Le Carnaval de Romans, Paris, 1978.


ÉGLISE ET ASSISTANCE EN DAUPHINÉ 451

Dans la première moitié du XVIIe siècle, les officiers du Parlement cherchent à lui donner plus de régularité. Le 13 mai 1620, un nouvel arrêt ordonne le dénombrement « de tous les pauvres nécessiteux et mendiantz de chascune communauté». Celles-ci sont chargées de leur faire distribuer une livre et demi de pain jusqu'au moment de la récolte pour assurer la soudure. Pour le paiement de cette aumône, elles doivent utiliser en priorité les « deniers de la vingtquatrième partie des dismes, fruictz et revenus des ecclésiastiques desdictz lieux de l'année dernière et d'autres précédentes années et pour raison de ce, leur a octroyé contraincte contre lesdictz ecclésiastiques, leurs fermiers et receveurs ». En mars 1623, mars 1629, avril 1631, des arrêts similaires sont à nouveau promulgués. Pour les officiers du Parlement, il s'agit avant tout de maintenir dans les villages le plus grand nombre de pauvres en leur assurant sur place un minimum vital afin d'éviter leur afflux en masse vers les villes, principalement vers Grenoble. Sur ce plan, l'échec est alors flagrant. Les mendiants peuplent la capitale provinciale. En 1645, le syndic des pauvres de la ville se plaint lui-même de ce qu' « on ne scauroit entrer dans une église qu'en mesme temps on ne soit investi de dix ou onze [pauvres étrangers], ni dans une maison qu'on ne trouve les degrez garnis »M. L'absence de secours matériels suffisants dans les paroisses est naturellement la cause profonde de cet afflux de miséreux. Non pas que les campagnes dauphinoises soient totalement démunies au xvir siècle de toute institution d'assistance. En février 1692, le subdélégué pour le Dauphiné de la Chambre royale de réformation des hôpitaux, Guy Allard, dénombre en effet pour l'intendant Bouchu 258 établissements : 109 hôpitaux, 88 maladreries, 30 aumônes, 6 chapelles hospitalières 15. La plupart d'entre eux ont cependant très mal traversé les guerres de religion : destructions, pertes de titres de fondation, usurpations de biens (souvent par les propres administrateurs des établissements) ont été fréquentes 16. Aussi, leurs revenus sont-ils toujours très limités. En 1692, les 70 établissements du diocèse de Grenoble (ceux de la capitale provinciale ne figurant pas dans le dénombrement) ne disposent à eux tous que de 5.749 livres par an, à peine plus de 80 livres pour chacun d'entre eux. Les arrêts du Parlement sur la vingt-quatrième cherchent à pallier l'insuffisance de ces établissements. Leur répétition, mais aussi les procès témoignent de la difficulté de la mise en place de la vingt-quatrième et des réticences de certains décimateurs à la payer 17. Démunies de grands moyens financiers, accablées de charges et souvent endettéesI 8, les communautés n'ont guère de

14. A.D. Isère, B 2261, fol. 62-69 et 76-77.

15. B.M. Grenoble, R 80, n» 532, G. ALLARD, Dénombrement des hospitaux, maladreries, confrairies hospitalières et aumosneries de Dauphiné tant ce gui est réuni à l'ordre de Saint-Lazare que ce qui ne l'est pas, avec leurs revenus, divisé par diocèse, ms, 11 fol., sd (1692).

16. Blbl. Mun. Grenoble, 0 9000, Jugement de la Chambre de la Générale Réformation des hospitaux, aumosneries et autres lieux pitoyables de France, 1626.

17. Plaidoyez..., p. 778 ; en 1618, à Vif et à Charancieu ; en 1626, à Châteauneuf-du-Rhône.

18. B. BONNM, « L'endettement des communautés rurales en Dauphiné au XVIIe siècle », Bulletin du Centre d'histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1971, n° 3, pp. 1-9.


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moyens pour contraindre les plus récalcitrants d'entre eux. Parfois, elles doivent se contenter d'un système d'abonnement, sans doute défavorable aux pauvres et dénoncé par Le Camus en 168119.

Progressivement, la réglementation de la vingt-quatrième se précise cependant. Alors que l'arrêt de 1564 était resté très imprécis sur la nature des revenus qui lui étaient soumis, parlant seulement des « fruicts et revenus des Ecclésiastiques », les décimateurs prétendent au xvir siècle ne payer que sur la seule dîme. Le 8 juillet 1648, un nouvel arrêt du Parlement leur donne raison. Celui-ci précise, en outre, que la vingt-quatrième doit être payée « en espèce, dans les aires et celliers aussitôt après la récolte des grains, vins, chanvres, agneaux et autres pour être distribuée le lendemain du jour de la Toussaint » selon un rôle dressé annuellement par les officiers des communautés 20. L'arrêt reste cependant discuté par les juristes. En 1662, le curé de la paroisse de Villette d'Anthon est condamné à payer sur tous ses revenus, et l'arrêt est jugé quelques années plus tard « conforme au droit » par l'avocat grenoblois Jean-Guy Basset :

Cette vingt-quatrième n'estant donnée que par provision, il est juste qu'elle soit de tous les revenus comme estoit la quarte du droit ; autrement, il y auroit ici « duo singularia quoe non bene compatiuntur in jure » : le premier en ce qu'on redevoit la quatrième à la vingt-quatrième, et le second en ce qu'on ne prendroit cette vingt-quatrième que des dismes, au préjudice des pauvres 21.

Cette argumentation n'est cependant pas acceptée par le clergé. En 1681, Le Camus s'élève ainsi contre « les particuliers qui prétendoient d'obliger les Bénéficiez à payer non seulement la ving-quatrième des dixmes qu'ils perçoivent mais encore de leurs terriers et généralement de tout le revenu qu'ils tirent de leurs terres et autres biens d'Église » 2. Le Parlement confirme d'ailleurs à plusieurs reprises, en 1675, 1694, 1740, 1774, la réglementation de 164823. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, la vingt-quatrième des pauvres se réduit en fait à la seule vingt-quatrième de la dîme.

Dans le même temps, les conditions de sa perception sont également précisées sur deux autres points par les arrêts du Parlement ou la jurisprudence. Dans les paroisses les plus pauvres, la redevance représente parfois une charge relativement lourde pour les curés à qui les maigres fruits de la dîme ont été abandonnés. L'arrêt de 1675 les dispense, lorsque leurs revenus sont inférieurs à la portion congrue, de payer la vingtquatrième. Un siècle plus tard, en 1774, celui-ci est cependant contredit par le nouvel arrêt qui supprime toutes les exemptions. Par ailleurs, le problème se pose de savoir si la vingt-quatrième doit se cumuler avec

19. Bibl. Mun. Grenoble, R 1427 ; ainsi en 1606, à Piégon, dans le diocèse de Vaison, A.D. Isère, B 2262.

20. A.D. Isère, B 2261, fol. 79-80 ; II C 1001.

21. J.-G. BASSET, Arrests et Réglemens de la Cour de Parlement, Aydes et Finances de Dauphiné, à Grenoble, 1668, livre I, pp. 4546.

22. Bibl. Mun. Grenoble, R 1427.

23. A.D. Isère, II C 1001 ; Recueil des Éâits et Déclarations du Roi, Lettres patentes et Ordonnances de sa Majesté, Arrests et Règlements de ses Conseils et du Parlement de Dauphiné, à Grenoble, t. I, pp. 530-532 ; t. III, n°> 135 et 141 ; t. XXI, n° 13 ; t. XXVI, n° 23.


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les autres aumônes distribuées par le clergé, ou si elle le dispense de toute autre action charitable dans les campagnes. Ainsi, le chapitre SaintMaurice de Vienne refuse-t-il en 1693 de contribuer à l'imposition exceptionnelle faite pour les pauvres dans le village de Oytier dont il est décimateur, tirant prétexte du fait que sa dîme y est déjà soumise à la vingtquatrième, « charge ordinaire et considérable »2i. Plus fréquemment, les aumônes ou fondations anciennes, lorsqu'elles sont supérieures à la vingtquatrième, en tiennent heu 25. Mais sur le plan du droit, rien n'est véritablement tranché, et les syndics des pauvres demandent parfois le paiement de la vingt-quatrième en plus de l'aumône. En 1728, à La Mure, l'évêque de Grenoble, Jean de Caulet, leur donne raison, sans que son ordonnance, il est vrai, soit suivie d'effet. En 1785, le syndic renouvelle sa demande, cette fois devant le Parlement. Reprenant un débat vieux d'un siècle, il avance que si la vingt-quatrième ne pèse que sur la seule dîme (et non sur la totalité des revenus des ecclésiastiques), c'est précisément « en considération des aumônes qu'[ils] faisoient par ailleurs »x. Ce procès de La Mure semble cependant exceptionnel. Prélevée sur la seule dîme là où n'existe aucune aumône qui ne lui soit plus avantageuse, telle apparaît la vingt-quatrième à travers les textes réglementaires. Mieux définie, celle-ci est également de mieux en mieux prélevée et distribuée aux xvir et xvnie siècles.

A la fin du xvir siècle, la vingt-quatrième semble payée dans la plupart des paroisses de la province, aucun document retrouvé à ce jour ne permettant de dire s'il en a été ainsi plus tôt. C'est ce qui ressort notamment du dépouillement des visites pastorales du diocèse de Grenoble. Jusqu'à l'épiscopat d'Etienne Le Camus, les registres sont presque toujours muets à son sujet 27. Avec le nouveau prélat, la question est abordée plus régulièrement. Sur 219 paroisses visitées lors de sa première tournée dans le diocèse en 1672-1673, le problème de la vingt-quatrième est évoqué à 82 reprises. Il s'agit soit de rappeler son obligation, soit de la mettre en conformité avec les règlements existants 28. La grande rigueur avec laquelle Le Camus entreprend son travail pastoral, le caractère méticuleux de ses visites 29 laissent supposer que dans les autres paroisses la

24. A.D. Isère, 2 G 1, g.

25. A Valbonnais, elle est ainsi confondue avec l'aumône et fixée en 1620 à 35 sétiers de seigle, A.D. Isère, III E 10892 ; 4 G 288, p. 668. Des aumônes tiennent également lieu de vingt-quatrième à Chirens, La Buisse, Sinard, Voiron, Vif, Temay, Chat, Saint-Donat, SaintAndré-les-Gap, Veynes, Aspres, Romette, Saint-André-de-Rosans, Bibl. Mun. Grenoble, 0 11481, Réplique pour le chapitre Saint-Pierre et Saint-Chef de Vienne, Prieur de La Mure, à Grenoble, 1785, 18 p.

26. Bibl. Mun. Grenoble, 0 11480, Réponse pour le syndic et procureur des pauvres de la communauté de La Mure, à Grenoble, 1785, 39 p.

27. A.D. Isère, 4 G 266 à 270.

28. A.D. Isère, 4 G 272.

29. Le cardinal des montagnes. Etienne Le Camus, évêque de Grenoble, Actes du colloque Le Camus, Grenoble, 1974 ; en particulier, la communication de J. Godel sur les visites pastorales du prélat.


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vingt-quatrième est payée avec un minimum de régularité. Au xviir siècle, le problème est abordé systématiquement dans toutes les visites pastorales. Elles permettent de vérifier que la vingt-quatrième est payée de plus en plus régulièrement. Sur 234 paroisses visitées par Jean de Caulet entre 1728 et 1734, le problème est évoqué 221 fois. Dans 148 cas, la vingtquatrième est payée « exactement », dans 49 cas elle n'est encore pas payée 30. Lors de sa seconde visite entre 1757 et 1769, l'amélioration est sensible. Sur 184 paroisses, le problème est abordé 174 fois, la redevance payée dans 157 cas (90,2 %) 31. En 1784, la proportion est de 92 % pour les 52 paroisses visitées par le nouvel évêque, Hay de Bonteville 32.

Parallèlement, d'autres enquêtes confirment le bon fonctionnement de l'institution. Ainsi, lorsqu'en 1774 Turgot s'adresse aux évêques pour s'informer des différents moyens employés pour lutter contre la mendicité, celui de Grenoble adresse le 14 décembre à tous ses archiprêtres un questionnaire sur les secours existants dans les paroisses, et particulièrement sur la vingt-quatrième 33. Les réponses renvoyées par les curés entre janvier et mars 1775 permettent de préciser la situation dans 197 paroisses. Dans 179 cas (90,8 %), la vingt-quatrième est payée conformément aux arrêts, dans 14 cas elle ne l'est pas, dans 4 cas elle est remplacée par une aumône. Les réponses faites par les communautés de l'élection de Gap au questionnaire envoyé par la commission intermédiaire des États de Dauphiné en 1789 témoignent dans le même sens 34. A la question 22, « Quels sont les propriétés ou revenus des pauvres en y comptant la vingt-quatrième ? », seules 4 communautés sur les 114 dont les réponses sont conservées s'abstiennent de fournir des éclaircissements. Dans les 110 autres, la vingt-quatrième est payée 101 fois (91,8 %) ; elle ne l'est pas à 6 reprises, elle est remplacée par une aumône 3 fois. Son importance est d'autant plus grande, tant dans le diocèse de Grenoble que dans l'élection de Gap, qu'elle est souvent la seule institution d'assistance dont bénéficient les pauvres : 104 fois dans le diocèse de Grenoble (52,7 %), 73 fois dans l'élection de Gap (66,3 %). On saisit par là la place prépondérante qu'elle occupe alors dans les campagnes dauphinoises, et l'originalité qu'elle confère à la province par rapport à ses voisines 33.

Dans chaque paroisse (ou presque), consuls ou procureurs des pauvres collectent ainsi tous les ans la vingt-quatrième partie de la dîme pour la redistribuer aux pauvres. Lorsqu'elle leur a été versée, ils en passent quittance aux seigneurs décimants ou à leurs fermiers, puis la répartissent suivant le rôle dressé à cet effet :

30. A.D. Isère, 4 G 284-287.

31. A.D. Isère, 4 G 288-290.

32. A.D. Isère, 4 G 293.

33. A.D. Isère, 4 G 100/6.

34. A.D. Hautes-Alpes, C 2-12 ; Abbé GUILLAUME, Recueil des réponses faites par les communautés de l'élection de Gap au questionnaire envoyé par la commission intermédiaire des États de Dauphiné, Collection des documents inédits sur l'histoire économique de la Révolution française, Paris, 1908.

35. Lorsque le territoire des paroisses s'étend au-delà des limites de la province (à Saint-Pierre-d'Entremont, par exemple, qui déborde sur la Savoie), la vingt-quatrième n'est levée que sur la portion des dîmes recueillies dans les parties dauphinoises de ces paroisses.


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Je soussigné Claude Alègre, consul de la Communauté du Villars-de-Lans... confesse avoir receu de Sr Gédéon Ravix, rentier des dixmes de Monseigneur de Grenoble, la vingt-quatrième partie des grains et autres choses énoncées dans son contrat d'arrentement, ce pour la présente année dont le quittons, lesquels grains avons distribués aux pauvres de la paroisse dudit lieu, faict ce le ving-cinquième de mars 167136.

Distribuée en une seule ou en plusieurs fois, la vingt-quatrième est généralement payée en grains : seigle le plus souvent, mais aussi froment, orge, épeautre ou avoine. Elle peut l'être également dans d'autres denrées ou en argent. Dans l'Oisans, à Venosc, Villard-Reculas, Villar-d'Arène, Mizoen, La Garde, elle est payée en sel. Dans la vallée de l'Isère, en amont comme en aval de Grenoble, le vin et le chanvre servent également à l'acquitter. Dans le sud de la province, elle est parfois versée en agneaux. Enfin, dans certaines paroisses, elle est directement répartie en argent. Cette dernière forme de distribution semble s'être sensiblement développée au cours du xvnr siècle. Dans une conjoncture de hausse des prix agricoles, les fermiers des dîmes y trouvent en effet leur intérêt. Le montant de la vingt-quatrième est alors fixé proportionnellement à ferme de la dîme. Les fermiers bénéficient ainsi de la hausse intervenue pendant la durée de leur bail. En 1744, le Parlement cherche à arrêter ce mouvement, interdisant les paiements en argent,

non seulement contraires aux Règlements mais encore au bon ordre et à l'intérêt particulier des pauvres en ce que lorsqu'on leur donne en argent, ils en font souvent un mauvais usage au lieu de l'employer à leur subsistance. D'ailleurs, bien des personnes qui ne sont pas dans une entière indigence et qui, par conséquent, n'ont pas besoin de l'aumône prennent de l'argent au lieu qu'ils ne voudoient pas prendre du grain si on le distribuoit 37.

Par la même occasion et pour les mêmes raisons, le Parlement recommande également de ne plus faire de distributions en vin. Ses décisions semblent cependant peu suivies d'effets. Elles n'arrêtent pas le développement du paiement en argent. Entre les deux visites de Jean de Caulet (1728-1733 et 1757-1769), plusieurs paroisses changent ainsi leur mode de distribution 38. Il est douteux que le renouvellement de cette interdiction en 1774 ait été pour sa part davantage suivie d'effets.

Comme cette évolution lente, et minoritaire, du paiement en denrées vers le paiement en argent, la diminution du nombre des paroisses ne payant pas la vingt-quatrième est également révélatrice du changement de conjoncture. Dans la plupart des cas, en effet, c'est parce que le produit de la dîme est trop modique que la redevance n'est pas acquittée. A Villars-Eymond, Villars-Reymond et Saint-Christophe-en-Oisans, les paroisses sont si pauvres que la dîme est levée par une péréquation sur les habi36.

habi36. Isère, 4 G 66.

37. Recueil des Édits et Déclarations du Roy, Lettres patentes et Ordonnances de Sa Majesté, Arrests et Réglemens de ses Conseils et du Parlement de Grenoble, Grenoble, t. XXI, n° 57.

38. A La Grave, l'aumône versée en 1728 en orge et en sel est remplacée en 1757 par 62 livres en argent ; à Goncelin, celle distribuée en 1731 en blé, vin et chanvre, est de 50 livres en 1763.


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tants, proportionnellement à la taille « et comme les habitans sont tous également pauvres, le payement de la vingt-quatrième ne pourroit se faire qu'au moien d'une imposition sur la paroisse qui en seroit grevée » 39. Ailleurs, c'est conformément à l'arrêt de 1675 parce que la dîme est inférieure à la portion congrue (et généralement abandonnée au curé) que la vingt-quatrième n'est pas payée. Le développement de la productivité agricole réduit, dans la deuxième moitié du xviir siècle, le nombre des paroisses se trouvant dans cette situation. Le mouvement est particulièrement sensible à proximité de Grenoble où il est d'ailleurs confirmé par l'augmentation des vingt-quatrièmes payées en argent 40. Après la suppression de toutes les exemptions en 1774, seul un tout petit nombre de paroisses continuent de ne pas payer la vingt-quatrième (il n'y en a aucune dans l'élection de Gap en 1789). Dans presque tous les cas, cela relève alors des abus pratiqués par les décimateurs ou leurs fermiers, et n'en est que la manifestation la plus extrême.

Payée le plus souvent, la vingt-quatrième n'est pas en effet toujours versée avec la régularité prescrite par les arrêts du Parlement et les ordonnances épiscopales. Les retards, les fraudes sur la quantité ou la qualité des grains sont fréquents. Les fermiers des dîmes en semblent le plus souvent responsables. Ce sont eux que met d'abord en accusation le procureur général du Parlement en 1774 :

Nous ne doutons pas que de tels abus ne dérivent plutôt de l'avidité des Fermiers et autres préposés au recouvrement des Dîmes que de la volonté des Décimateurs qui, voués à la charité et à l'édification, doivent n'écouter que les sentiments les plus tendres de l'humanité et ne compter leurs richesses que par leurs bonnes oeuvres.

L'objectif déclaré de l'arrêté est précisément de « les avertir des Pièges que leur tendent quelquefois des Agents corrompus et intéressés qui ne cherchent qu'à grossir leur recette au prix du sang des Peuples » 41. Cette mise en cause des fermiers est confirmée par l'analyse des 85 procès dont les sentences ont été conservées entre 1743 et 1779. Ils y sont 47 fois les accusés. Le clergé n'est pas innocent pour autant. Les curés sont mis en accusation 16 fois, les décimateurs 12 fois. Ce sont les communautés villageoises ou les syndics des pauvres qui apparaissent le moins souvent, 10 fois seulement 42.

Le retard dans les paiements est le cas le plus fréquent des conflits. Pendant des périodes de durées variables, les fermiers des dîmes, ou les curés eux-mêmes lorsqu'ils sont décimateurs, s'abstiennent de payer la vingt-quatrième. Souvent, il ne s'agit que de jouer sur les variations saisonnières du cours des denrées et d'acquitter la redevance au moment le plus favorable. Outre ce jeu spéculatif, ces retards permettent également de frauder sur les quantités, le contrôle ne pouvant se faire vérita39.

vérita39. Isère, 4 G 288, p. 851.

40. Ainsi, à Saint-Jean-le-Vieux, Saint-Mury, Villard-Bonnod, Froges ; sur l'augmentation des vingt-quatrièmes en argent : à Gières, 45 livres en 1731, 72 livres en 1763 ; à Saint-Martind'Hères, 40 livres en 1731, 60 livres en 1763.

41. Recueil des Édits..., t. XXVI, n» 23.

42. A.D. Isère, B 2262, liasse.


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blement que « dans les aires et celliers ». Après plusieurs mois d'attente, les pauvres ne reçoivent ainsi qu'une vingt-quatrième sensiblement diminuée. En certains cas cependant, les retards peuvent atteindre des durées beaucoup plus longues de dix, vingt ou trente ans. Ces refus absolus de payer sont le plus souvent le fait de curés, décimateurs eux-mêmes, dont les revenus sont très faibles. Certains, comme celui de Saint-Mury, Jean Jobert, refusent jusqu'à leur mort toute contribution.

En d'autres cas, les décimateurs ne versent pas la vingt-quatrième complètement ou conformément aux arrêts. Certains fermiers ne payent que sur une partie de la dîme, excluant ici celle levée sur les vins, celle levée sur les agneaux, et ne payant que la quantité qui leur plaît, sans rendre aucun compte aux curés ou aux officiers de la communauté. A Embrun, en 1789, il n'est versé à l'hôpital au titre de la vingt-quatrième que trois charges de blé, ce qui est « infiniment en dessous de celle qui lui reviendroit » et cinq charges de vin, alors que « la dîme est prise sur au moins 10.0000 charges à la côte 20 » 43. Ailleurs, c'est sur la qualité que les fermiers sont accusés de frauder. A Cessieu, en 1754, il ne donne que « criblures et mauvais grains » ; à Dionay, en 1757, « quelques criblures, le plus mauvais vin et que la quantité qui luy plait». Enfin, à plusieurs reprises, ce sont les abonnements imposés au xvif siècle qui sont remis en cause. Jean de Caulet demande ainsi, à l'occasion de ses visites, le remplacement de certains d'entre eux par une vingt-quatrième proportionnelle à la dîme. Les communautés sont naturellement les plus ardentes à réclamer ces changements. En 1756, la ville du Buis intente un procès pour obtenir la remise en cause d'un arrêt rendu le 26 novembre 1677, fixant la vingt-quatrième à 20 émines de grains. « Cette fixation est très préjudiciable auxd. pauvres, ce qui leur revient chaque année sur lesd. fruits décimables excédant de beaucoup les vingt émines des différents grains. » De la même façon, les habitants de la paroisse de Piégon demandent en 1758 la révision de l'acte passé le 12 septembre 1606 entre les consuls et le prieur décimant, fixant à 4 émines de blé la redevance : « Les conventions qui sont ainsi faites... ne scauroient être entretenues parce que les dixmes augmentent presque toutes les années, et surtout à Piégon où les habitants sont tous travailleurs de terre extrêmement laborieux. » La communauté fait valoir en particulier les nombreux « défrichements pour la plantation des vignes ce qui fait encore une augmentation considérable au prieur diximant» 44. En 1774, c'est le procureur du Roi au Parlement, Claude Berger de Moydieu, qui dénonce à son tour ces abonnements « qui déchargent, en tout ou en partie, l'acquittement de ce droit : comme si des conventions arrachées par les circonstances, par des considérations, par l'exercice de l'autorité des pasteurs, pouvaient renverser les règles qui tiennent à la constitution de notre Droit public » 45. L'arrêt rendu à la suite de ce plaidoyer annule définitivement tous les traités et abonnements.

43. Abbé GUILLAUME, op. cit.

44. A.D. Isère, B 2262.

45. Recueil des Édits, t. XXVI, n° 23 ; J. EGRET, Le Parlement de Dauphiné et les Affaires Publiques dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Grenoble-Paris, t. II, p. 100.


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Bien que moins nombreuses et généralement de moindres conséquences, des irrégularités existent également au niveau de la redistribution. Celle-ci relève normalement des officiers de la communauté, représentés depuis au moins la fin du xvrr siècle par un syndic ou procureur des pauvres 46, sous la surveillance du curé. L'entente n'est cependant pas toujours facile entre ces deux autorités. Parfois, le syndic est tenu à l'écart par le curé. L'inverse semble encore plus fréquent. A Brié, en 1738, le syndic « méprise les conseils du curé qui a plusieurs ennemis dans sa paroisse à quoi peut-être il contribue par son esprit d'intérêt et inflexible» 47. Parfois, c'est le fermier des dîmes lui-même qui, contrairement aux arrêts, assure seul la distribution 48. La confection des rôles est partout une affaire importante, chacun cherchant à y placer ses « pauvres à soi ». Aussi, le nombre des bénéficiaires est-il toujours très considérable. En 1775, dans l'archiprêtré de Vinay, le tiers à la moitié des familles figurent sur les rôles de chaque paroisse 49. Certains curés se plaignent de cette pléthore. Celui de Villard-Benoît, regrettant en 1775 que la distribution se fasse « ordinairement sans discernement à la moytié des paroissiens », demande à l'évêque que la vingt-quatrième ne soit versée qu'aux « vrais pauvres malades et nécessiteux ». Parfois, les abus sont pourtant encore plus graves. A Livet, en 1728, la vingt-quatrième « se paye au moyen d'un repas que les plus riches donnent aux pauvres et auquel ils se trouvent eux-mêmes, ce qui paroît n'estre pas en règle » 50. A Bellacueil, en 1743, à Bresson, en 1763, elle sert à payer le sonneur de cloches ; à SaintMury, en 1768, les dettes de la communauté 51. Exceptionnellement, il est vrai, ces détournements peuvent être autorisés. En 1733, c'est l'évêque de Grenoble lui-même qui permet à la communauté du Sappey d'utiliser la vingt-quatrième pour construire un four à la maison curiale 52. Mais ces cas sont très peu nombreux. Nous n'en avons retrouvé qu'un seul à travers les visites pastorales du diocèse de Grenoble au xvme siècle.

Partout, les évêques se montrent en effet très soucieux au xviiP siècle du bon paiement de la redevance aux pauvres. C'est d'eux, autant que du Parlement, que dépend la répression des abus. Jusqu'à la fin du xvir siècle, les conflits semblent le plus souvent réglés par des sentences arbitrales ou des actes passés devant notaires 53. Peu à peu, cependant, la surveil46.

surveil46. le diocèse de Grenoble, Le Camus rappelle systématiquement, en 1672-1673, l'obligation d'élire un syndic des pauvres, A.D. Isère, 4 G 272.

47. A.D. Isère, 4 G 286, p. 538.

48. Ainsi à Communay, en 1789. Le procureur du Roi au Parlement le dénonce le 29 mars dans une lettre au châtelain de la communauté : « La vingt-quatrième, cette précieuse portion de leur patrimoine, est livrée à l'arbitraire du fermier de la dîme, et c'est encore lui qui en fait la distribution à son gré. » Bibl. Mun. Grenoble, Q 4, Correspondance de Vidaud de La Tour, Registre des lettres de la province, fol. 86 r° ; cité également par M. MARIOK, ouvrage cité, pp. 168-169, qui ne donne pas la référence.

49. A.D. Isère, 4 G 100/6.

50. A.D. Isère, 4 G 284, p. 696.

51. A.D. Isère, B 2262 ; A G 289, pp. 212-213.

52. A.D. Isère, 4 G 287, pp. 16-17.

53. A.D. Isère, 4 G 272, Saint-André-en-Royans, p. 788 ; Auberives, p. 797 ; B 2262, Piégon ; III E 10892, Valbonnais.


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lance épiscopale devient plus attentive. Lors des visites pastorales du XVIIIe siècle, les évêques multiplient les ordonnances particulières, demandant aux curés de « tenir la main » au bon paiement de la vingt-quatrième. Il est vrai que celles-ci ne suffisent pas toujours. Malgré une première ordonnance rendue en 1728, la communauté de Livet continue toujours en 1757 d'acquitter la redevance sous la forme d'un repas annuelH. En dernier ressort, c'est le Parlement qui est appelé à trancher les conflits les plus graves. A l'origine de l'institution au XVIe siècle, il en est le garant à la fin de l'Ancien Régime. C'est lui qui en fait « un point de Jurisprudence absolu et irréfragable ». « Quel plus digne objet pourrions-nous nous proposer, déclare en 1774 le procureur du Roi, que de verser dans le sein de l'indigence une plus grande abondance de secours, que de rétablir dans toute la province cette uniformité qui caractérise l'ordre et de rendre la paix et la confiance à une infinité de Communautés qui gémissent des difficultés et des contestations fréquentes qui s'élèvent sur cette matière » 55. Les procès sont engagés au Parlement par le procureur du Roi sur les plaintes déposées par les curés, les communautés ou parfois les châtelains. Ils semblent cependant relativement peu nombreux. Nous n'en avons retrouvé que 85 entre 1743 et 1779, pour une province qui compte près de 1.000 communautés. Tous, il est vrai, n'y figurent probablement pas. Mais il faut noter également que sur ce terrain, les procès ne sont pas faciles à engager. Les habitants les plus riches et les plus puissants des communautés ne sont pas directement concernés. Par ailleurs, celles-ci manquent souvent de moyens financiers, et les décimateurs exercent parfois de fortes pressions morales sur les fidèles pour ne pas payer. Le procès engagé en 1758 par les habitants de La Cluse-en-Dévoluy rend bien compte de ces multiples difficultés. Le curé de la paroisse y fait alors régner une véritable terreur, faisant « la cueillette de la dîme avec un peu trop d'avidité », prenant toujours « la gerbe la plus grosse et la meilleure sans que personne n'ose rien luy dire pour éviter d'essuyer peut-être quelque emportement de sa part». Longtemps, les habitants n'osent pas lui réclamer la vingt-quatrième. «La crainte qu[il] ...ne nous fit ressentir peut-estre plus d'une fois son fiel nous a fait garder le silence jusqu'à aujourdTiuy sur sa dureté envers les pauvres et le peu de justice qu'il leur rend dans la distribution de la vingt-quatrième. » Il faut les conseils juridiques et techniques d'un noble résidant au bourg de Veynes mais possédant des terres près du village pour engager les habitants à déposer une plainte auprès du procureur du Roi 56. D'autres communautés, dans des situations comparables, n'ont probablement pas bénéficié du même soutien et une part des abus échappe ainsi sans doute à l'analyse. Il reste cependant que, dans une large mesure, la vingt-quatrième est payée aux pauvres avec une régularité de plus en plus grande au XVIIIe siècle. C'est précisément cette régularité qui explique l'attachement à cette institution et les convoitises dont elle est l'objet.

54. A.D. Isère, 4 G 288, p. 1285.

55. Recueil des Édits..., t. XXVI, n° 23 ; J. EGRET, op. cit., t. II, p. 100.

56. A.D. Isère, B 2262, 29 septembre 1758.


460 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

A la fin du xvir siècle, avec l'afflux de plus en plus important de pauvres vers les villes et les projets de renfermement, les autorités civiles et religieuses multiplient les initiatives pour attribuer aux hôpitaux urbains des revenus extérieurs. C'est ainsi qu'en 1696, à la suite de la désunion de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare de Jérusalem, ceux d'un très grand nombre de petits établissements ruraux (hôpitaux, maladreries, léproseries) leur sont réunis 57. Au même moment, les hôpitaux de Gap, Grenoble, et Embrun bénéficient également des biens des consistoires et des pauvres de la R.P.R.5S. C'est dans la même perspective que l'idée de réunir aux établissements urbains le produit de la vingtquatrième est avancée. Dès le XVÏF siècle, à Gap, celle levée dans le territoire de la ville est versée à l'hôpital 59. En 1697, dans un placet adressé au Roi, le chapitre Saint-Barnard de Romans demande pour sa part l'attribution de toutes celles levées dans l'élection à l'hôpital Sainte-Foy de la ville pour permettre sa transformation en hôpital général 60. Lors de l'application en Dauphiné de la Déclaration royale de juillet 1724 sur l'extinction de la mendicité 61, l'idée est reprise par l'intendant Fontanieu. On sait que la grande nouveauté de cette Déclaration consiste en la décision royale de prendre en charge une partie des dépenses occasionnées par l'enfermement des pauvres dans des hôpitaux choisis à cet effet. En Dauphiné, ils sont sept (Grenoble, Vienne, Valence, Romans, Montélimar, Gap et Embrun), et la capacité de renfermement y est portée par l'intendant de 552 à 1.068 places. L'insuffisance des recettes initialement affectées aux réparations des bâtiments et à l'entretien des pauvres conduit très tôt Fontanieu à chercher d'autres moyens de financement. Dès le 6 octobre 1724, le contrôleur général Dodun avait envoyé aux intendants un questionnaire sur les aumônes susceptibles d'être réunies aux hôpitaux pour alléger la part royale. En Dauphiné, c'est par un projet de réunion de la vingt-quatrième que répond Fontanieu :

L'intention du Roy estant de bannir pour toujours la mendicité de son Royaume et de procurer aux Hôpitaux, chargés de l'entretien et de la fourniture de la subsistance des mandians, un fond extraordinaire pour les ayder à en soutenir la dépense, il est naturel de chercher cette ressource dans la vingtquatrième qui produira un fond considérable 62.

Pour faire passer son projet, il met en cause la manière dont elle est perçue, généralisant, sans doute hâtivement, les abus constatés :

57. A.D. Isère, B 2363, fol. 90-126 ; F. DISSAED, La réforme des hôpitaux et maladreries au XVII' siècle, Paris, 1938.

58. Arch. Hôp. Grenoble, A 3.

59. « Les hôpitaux d'Embrun et de Gap d'après divers documents officiels (1679-1749) », Annales des Alpes, 1898, p. 46.

60. A.D. Isère, II C 978, n°* 18-28.

61. J.-P. GUITON, L'État et la mendicité dans la première moitié du XVIII' siècle, Auvergne, Beaujolais, Forez, Lyonnais, Centre d'études foréziennes, 1973.

62. A.D. Isère, II C 1001, Mémoire concernant la vingt-quatrième partie due aux pauvres des paroisses sur toutes les dixmes, ms, sd (1724).


ÉGLISE ET ASSISTANCE EN DAUPHINÉ 461

Il est cependant certain qu'ils [les arrêts] ne sont presque point exécutés dans le Dauphiné par les fermiers des seigneurs décimans dont la plupart ne payent point la vingt-quatrième, ou la payent si modique qu'elle n'est d'aucun soulagement pour les pauvres... Il ne s'agit que d'en rétablir l'usage qui s'est en quelque sorte aboli par le peu d'attention que l'on a eu de suivre l'exécution des règlements 63.

Fontanieu se montre alors optimiste quant aux ressources ainsi trouvées. Le dépouillement des registres de la révision des feux, réalisée par l'intendant Bouchu de 1696 à 1706, lui permet d'évaluer le produit de la vingt-quatrième à un minimum de 20.000 livres, compte non tenu des paroisses qui n'avaient pas indiqué le montant des dîmes payées, ni de la hausse des prix de 1706 à 1724. C'est finalement 23.000 à 24.000 livres que l'intendant estime pouvoir tirer de cette manière, soit près de la moitié de la charge royale prévue pour l'entretien des pauvres dans la province (50.000 livres) 64. Conformément à son avis, le 16 janvier 1725, un arrêt du Conseil attribue finalement la vingt-quatrième à l'entretien des hôpitaux 65. Celle-ci subit en même temps de profondes transformations. Il est demandé aux fermiers des dîmes de ne plus donner la vingtquatrième partie de la récolte, mais de payer le vingtième du prix de leurs baux, « parce que la perception en nature des récoltes seroit une discution si immense que les frais du recouvrement, du transport et de l'emmagasinage absorberoit totalement le produit de la vingt-quatrième de la dixme». Il est prévu de faire payer la redevance ainsi transformée en argent aux trésoriers des pauvres créés en même temps dans les hôpitaux de Grenoble, Vienne, Valence, Romans, Montélimar, Gap et Embrun, hôpitaux choisis pour l'application de la déclaration de 1724a. Ceux-ci sont chargés d'en restituer le quart aux curés pour être distribué aux « pauvres honteux » des paroisses, « à proportion des sommes qui se trouveront avoir été payées dans chaque paroisse pour la vingtième partie du prix des baux ».

Témoignage éclatant des tentatives de contrôle de l'assistance par le pouvoir royal et les hôpitaux urbains, ce projet de réunion de la vingtquatrième n'est cependant pas appliqué, ce qui ne va pas sans provoquer très vite des difficultés financières insurmontables aux hôpitaux choisis pour assurer le renfermement des pauvres. Dès 1728, Fontanieu fait le constat qu'en l'absence de ce secours, le fond fixé par le Roi pour la province se trouve « court ». Si aucun document ne permet d'éclairer de manière certaine les raisons de cet échec, il est permis de supposer que la résistance du clergé a été vive. Dès 1681, Le Camus avait souligné à propos de la vingt-quatrième que les évêques sont les seuls à posséder « le droit, dans leurs diocèses, privativement à tout laïque, de faire des impositions et des taxes sur les biens de l'Église pour le soulagement des

63. id.

64. Bibl. Nat., Ms Fr 8472, fol. 76-87

65. A.D. Isère, II C 10 et II C 1001.

66. Le ressort de chaque trésorier est celui de l'élection. Pour l'élection de Gap où deux hôpitaux sont choisis, Gap et Embrun, les limites sont celles des bailliages.


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pauvres » 67. La même attitude, jointe aux difficultés matérielles de l'opération, explique sans doute l'échec du projet de l'intendant. L'idée est pourtant reprise parfois dans les dernières décennies de l'Ancien Régime. En 1770, le subdélégué de Gap, en accord cette fois avec l'évêque de la ville, demande à son tour la réunion de la vingt-quatrième au dépôt de mendicité de la ville :

Tous ces revenus forment le patrimoine des pauvres. Le Roy ayant voulu extirper la mendicité, ayant en conséquence formé des maisons pour les y recevoir, tant en santé que malade, il est naturel que ces mêmes revenus servent pour leur nourriture et entretien M.

En 1775, ce sont les consuls du Buis qui font la même requête pour une Maison de charité qu'ils veulent créer a.

Face à ces initiatives, le clergé (particulièrement les curés) se montre vigilant. En 1775, lors de l'enquête de Turgot, certains font part de leur inquiétude à l'évêque de Grenoble.

Il est essentiel de vous observer, Monseigneur, que depuis l'établissement de la maison de bicestre, on a bien des fois tenté d'y réunir les petits fonds destinés aux pauvres de nos villages,

écrit le curé de Villard-Bonnod ; et celui de Moirans est plus précis encore :

On m'avoit fait, il y a cinq ou six ans, la même demande de l'intendance ; je refusai d'y répondre parce que Mr l'Abbé Terray vouloit employer les vingtquatrièmes et d'autres revenus des pauvres à l'entretien des bicêtres. Je crains bien que Mr Turgot n'aye trouvé ce projet dans les bureaux et si vous me permettez de hazarder ce que j'en pense, je crois qu'il est dangereux de donner des éclaircissements sur cet article. Nous nous en remettons la dessus à votre prudence et à votre Sainteté 70.

Telle n'est cependant pas la politique du ministre. Dans sa lettre du 18 novembre 1774, il avait fait savoir aux évêques ses objectifs :

conserver au soulagement des pauvres de chaque paroisse les biens que la piété des fidèles y a destiné et enfin... empêcher que les grands établissements qui peuvent être autrement secourus n'absorbent tous les secours particuliers qui ne sont jamais mieux employés que lorsqu'ils sont plus divisés sur les lieux mêmes où la misère se fait sentir 71.

La vingt-quatrième répond tout à fait à ces objectifs.

II est vrai qu'elle ne procure aux plus démunis qu'un secours bien modeste. Souvent, surtout dans les paroisses les plus pauvres, elle se réduit à quelques livres de pains par an. A la fin de l'Ancien Régime, le bas clergé dauphinois met l'accent sur cette insuffisance. A Terrebasse, le syndic des pauvres oppose en 1788 la modicité de la vingt-quatrième au luxe dans lequel vivent les chanoines de Saint-Maurice de Vienne, décimateurs du lieu qui « font des bonbances et ne songes qua sangraisser comme

67. Bibl. Mun. Grenoble, R 1427.

68. A.D. Isère, II C 1008.

69. Id.

70. A.D. Isère, 4 G 100/6.

71. Id. ; citée également par J.-P. GUTTON, op. cit., 1974, p. 177 ; sur les objectifs de Turgot en matière d'assistance, C. BLOCH, L'assistance et l'État en France à la veille de la Révolution (1764-1790), Paris, 1908, pp. 179-210.


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des cochons qu'on doit tuer pour Pâque» 72. En 1781, dans un ouvrage publié anonymement à Genève, le curé de Saint-Georges de Vienne, futur évêque constitutionnel, Henri Reymond, réclame une nouvelle distribution de la dîme et le retour à l'affectation du quart de son produit à l'entretien des pauvres 73. Dans une province où les décimateurs se trouvent dans une situation très favorable puisqu'ils ne contribuent pas aux frais du culte comme dans le reste du royaume 74, cette revendication d'une plus grande justice sociale semble avoir rencontré un écho remarquable dans le bas clergé, ainsi qu'en dehors des milieux ecclésiastiques. Dans une lettre adressée à Necker, le syndic des pauvres de Terrebasse demande en 1788 que le tiers des dîmes reste dans la paroisse,

lequel tiers seroit déposé par le fermier de la dîme en maison sure sur le charge d'un bon habitant ou chez le curé qui ne pourrait délivrer l'aumône que sur un billet du curé et du procureur des pauvres élu dans rassemblée des paroissiens 7s.

Une revendication analogue apparaît également d'une manière implicite dans le procès intenté en 1785 par le syndic des pauvres de La Mure au chapitre Saint-Pierre et Saint-Chef de Vienne, prieur et décimateur du lieu. La demande qu'il formule est a priori différente : que la vingt-quatrième soit payée en plus de l'aumône versée par les chanoines. Mais elle rend compte de l'insuffisance de l'aide apportée aux pauvres. Surtout, la réponse des chanoines témoigne bien de la diffusion des idées de Henri Reymond. Pour repousser la demande du syndic des pauvres, ils cherchent en effet à prouver que leur aumône représente déjà plus du quart des revenus de la dîme 76. Cette exigence est reprise avec force dans le cahier de doléances des curés du Dauphiné en 1789, dont le curé de Vienne est le principal rédacteur. Il demande le retour à la législation canonique et l'attribution du quart des biens du clergé à l'établissement de bureaux de charité dans toutes les paroisses du royaume 77. Posant de manière large le problème de la dîme et de la répartition des revenus ecclésiastiques, la vingt-quatrième contribue ainsi largement, dans les dernières années de l'Ancien Régime, à la « politisation » du bas clergé dauphinois7S.

72. Arch. Nat., H 1, 670-671, liasse, pièce 190, cité par V. CHOMEL, « Les paysans de Terrebasse et la dîme à la fin de l'Ancien Régime », Évocations, 18e année, mars-avril 1962, pp. 98-103.

73. Droit des pauvres par l'auteur du droit des curés et des paroisses, Genève, 1781, 379 p.

74. J. EGRET, ouvrage cité, t. II, pp. 93-100 ; et surtout T. TACKETT, Priest and parish in eighteenth-century France. A social and political study of the Curés in a Diocèse of Dauphiné, 1750-1791, Princeton University Press, 1977, pp. 232-235.

75. V. CHOMEL, article cité.

76. Bibl. Mun. Grenoble, 0 11481, Réplique du chapitre Saint-Pierre-et-Saint-Chef de Vienne, Prieur de La Mure..., Grenoble, 1785.

77. Cahier des curés de Dauphiné adressé à l'Assemblée Nationale, à Lyon, chez J.-B. Delamollière, in-8", 1789, pp. 162-190.

78. La suppression des exemptions pour les cures les plus pauvres en 1774 est l'occasion pour les curés de poser le problème de leurs revenus (ainsi la requête du curé de Quincivet à l'archevêque de Vienne le 4 novembre 1774, citée par H. Raymond, ouvrage cité, pp. 365-366).


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Malgré son insuffisance et les fraudes dont elle a été la victime, la vingt-quatrième des pauvres a été, sous l'Ancien Régime, la forme d'assistance la plus uniformément répandue en Dauphiné, souvent même la seule existante dans les campagnes. C'est à elle que l'on a recours en priorité lors des grandes crises démographiques et économiques. La plupart des arrêts rendus par le Parlement à son sujet le sont pendant ces périodes : 1564, lors de sa création ; 1648, lors de la Fronde ; 1694, la grande crise démographique ; 1724 et 1740, les crises industrielles 79. Bien que très inférieure aux exigences canoniques, elle représente encore dans la province, selon le jugement même de Henri Reymond, « un bien foible mais bien précieux reste de cette loi générale du partage des revenus ecclésiastiques en quatre portions » 80. Ce n'est qu'avec la suppression de la dîme à la Révolution que s'y effectue le passage décisif vers la laïcisation de l'assistance.

René FAVIER, Université de Grenoble IL

79. P. LÉON, La naissance de la grande industrie en Dauphiné (fin du XVIIe siècle -1869), Paris, 1954, t. I, p. 217.

80. Cahier des curés..., p. 173.


TABLE ET SOCIABILITÉ AU XVI* SIÈCLE L'EXEMPLE DU SIRE DE GOUBERVILLE

Dans la masse de notations que Gilles de Gouberville a appelé ses « mises et receptes » entre 1549 et 1562, peu de mots reviennent plus souvent que « disner » et « souper ». Tous les jours, Gouberville enregistre le fait qu'il a mangé, en précisant presque toujours où, souvent avec qui, bien que très rarement de quoi: la table se trouve au centre d'une sociabilité — voire d'un devoir social — presque quotidienne 1.

Les gens dînaient ensemble de diverses manières. On voit souvent les personnes de passage qui «restent disner» chez Gouberville; sa table, comme beaucoup d'autres à son époque, était beaucoup plus ouverte que celles d'aujourd'hui. On le voit aussi invité chez d'autres, et réciproquement il invite d'autres chez lui ; nous supposons que quand Gouberville ne signale pas la présence de quelqu'un d'autre à sa table il a dîné seul 2.

Dans le but de voir plus clairement ces diverses manières de dîner et leur importance relative, nous avons fait des statistiques sur une période de six mois, pris au hasard, qui s'étend du 1er avril 1553 à la fin de septembre de la même année. Sur les 184 jours pris en compte, Gouberville paraît avoir mangé seul chez lui 99 fois (soit 53 % des cas), chez lui avec quelqu'un 47 fois (26 %), et à l'extérieur avec quelqu'un 38 fois (21 %). Donc, en moyenne pour cette période, il sort pour manger au moins une fois par semaine sinon deux. En outre, il « reçoit » quelqu'un à sa table presque deux fois par semaine, ce qui signifie qu'un jour sur deux (46 % des cas) il mange, soit chez lui, soit à l'extérieur, avec quelqu'un d'autre —

1. Foisn. (M.), Le Sire de Gouberville, Paris, 1981.

— Le Grand Cuisinier de Toute Cuisine : Tresutille & prouffltable, Paris, s.d. (plusieurs éditions entre 1550 et 1600).

— Le Journal du Sire de Gouberville, Caen, 1892.

— Le Journal de Gilles de Gouberville, Caen, 1895.

2. Cette idée est bien contestable, vu que nous ne savons pas à présent si jamais Gouberville ait vraiment dîné seul chez lui. Ses serviteurs auraient-ils partagé sa table ? C'est bien possible, néanmoins nous préférons garder pour le moment « dîner seul » comme catégorie à considérer.


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ce qui est considérable pour un célibataire campagnard. Pour les 53 % des jours restants, nous ne sommes pas certains, comme nous l'avons déjà dit, qu'il mange réellement seul. Ce sont les jours où il « ne bouge de céans » et pour lesquels il ne signale pas la venue de quelqu'un qui mange chez lui. De toute façon, qu'il soit seul ou en compagnie, il mange chez lui 8 fois sur 10. Il faut souligner toutefois que ces chiffres reflètent une situation « moyenne » basée sur les six mois envisagés ; en réalité, sa vie à table est beaucoup moins bien réglée qu'il ne semblerait indiquer. Par exemple, au mois de juin, Gouberville mange en dehors de chez lui 10 fois, alors qu'au mois d'avril il ne sort manger qu'une seule fois.

A l'intérieur de la catégorie « dîner dehors », il y a une sous-catégorie qui correspond à ce que nous appellerions aujourd'hui « dîner au restaurant». Il s'agit de tout repas pris dans un lieu public où l'on paye son dîner, et c'est avec cette sous-catégorie que nous commençons cette étude. Gouberville nous y introduit tout au début de son journal quand il écrit, en novembre 1549 : « Je souppa chez Denys le Pastichier ». Il s'agit de Denys Lorion qui fait non seulement de la restauration mais, en plus, loge les gens chez lui, ce qui aurait pu lui valoir le titre d'aubergiste — pourtant, le seul terme qu'emploie Gouberville à son égard est celui de « Pastichier » 3.

Denys n'a pas la seule table ouverte dans les environs de Mesnil-au-Val (nous y reviendrons plus loin), mais pour les six mois qui nous concernent, c'est la table préférée, et de loin, de Gouberville, qui s'y est rendu non moins de 11 fois. En moyenne, ceci représenterait une fois toutes les deux semaines, mais étant donné que les habitudes de notre gentilhomme campagnard ne sont pas régulières, nous l'y voyons, par exemple, 4 fois au mois de juin contre une seule fois au mois de juillet. Ce qui est impressionnant, c'est que sur les 38 jours que Gouberville mange en dehors de

3. En ce qui concerne Denys, il y a une autre appellation que Gouberville aurait pu employer — celle de cabaretier. Dans son Quart Livre, chapitre LI, RABELAIS cite un « cabaret » célèbre, celui de « Guillot en Amiens », où l'on fait, selon lui, « bonne chiere ». On loge également chez Guillot. Mais ce « cabaret » devint célèbre surtout grâce au banquet qui y fut offert au Roi François Ier et toute la cour, lors d'un séjour qu'il y fit en 1517. Une savante étude de Georges BEAUBRAIN, dans la Revue des Études Rabelaisiennes (1912, pp. 75103), a identifié ce Guillot comme étant un certain Guillaume Arthus, qui s'identifie dans son testament comme « Guillaume Arthus, dit Guillot, pastichier ». Donc, si d'autres le qualifie comme cabaretier, lui-même se nomme « pastichier ». Y a-t-il une différence ? Beaurain explique : « Le mot " cabaretier ", au XVIe siècle, n'était pas, à Amiens, d'un usage habituel et courant. Le terme par lequel on qualifiait l'industriel vendant aux allants et venants à boire et à manger était " pastichier " » (p. 75, op. cit.). De plus, Beaurain, documents d'archivé à la main, écrit que, déjà au XIVe siècle, les « pastichiers », qui n'auraient dû vendre que des pâtés, « s'étaient mis à faire autre choses. De fait, écrit-il, en 1351, à Amiens, on les dit " Pasticiers ", vendeurs de cuisine ». En 1522, on identifie les pastichiers aux rôtisseurs... En 1535, on spécifie de nouveau qu'ils vendent « boeufs, moutons, veau, pourceau, oeufz, burre, huille, morue, harencq, carpe, brochet et froumaige »... Et non seulement ils sont traiteurs, mais ils font des banquets à domicile [ce que nous allons voir dans Gouberville] et vont en ville comme leurs confrères de nos jours » (pp. 79-80, op. cit.). Nous croyons que ce que dit Beaurain à propos de Guillot à Amiens, s'applique très bien, mais à une échelle beaucoup plus réduite, à notre Denys à Valognes. Ce qui est à retenir est que, au xwe siècle, l'on mange bien — même très bien — chez un « pasticher ». Qui vaudrait mieux que Rabelais pour le dire ?


TABLE ET SOCIABILITÉ AU XVI' SIÈCLE : GOUBERVILLE 467

chez lui, un repas sur trois est pris chez Denys. De plus, il est à remarquer que, à une exception près, Gouberville ne mange jamais seul chez Denys. Le 26 avril, il est avec « Hemevez, Charles de... (sic), Vastel, procureur, et Le Verdier de Vallongnes » ; une semaine plus tard, il s'y retrouve avec Vastel, mais les autres convives sont différents : « Pierre de Belleville, maistre Pierres Callas, Sainct Jean et Sainct Martin Laplace ». Et ainsi de suite. Bien que certaines personnes se retrouvent plus souvent que d'autres à table avec Gouberville chez Denys, nous ne pouvons qualifier aucune de ces rencontres comme habituelles. Nous remarquons également que, soit Gouberville ne paye pas toujours ses repas, soit (et ce serait étonnant) il n'en note pas la dépense. Parfois, il explique que son repas, ainsi que ceux des autres convives, fut offert par l'un d'entre eux, comme ce fut le cas du dîner du 2 mai, cité plus haut, où il note : « Led. Belleville paya xxii s. », ce qui reviendrait à 3 s. 6 d. par personne. Ce prix est assez comparable aux prix que cite Gouberville quand il paye ses propres repas (environ 4 sols) ou quand il paraît payer ceux d'autres, comme témoigne le repas du 7 août 1553 où Denys lui-même semble être à table avec Gouberville et un nommé Gratian Alexandre : « Nous dependismes 10 s., écrit Gouberville, que je payé ». Pourtant, 4 fois sur les 11 passées chez Denys, Gouberville n'indique ni qu'il ait payé, ni que quelqu'un d'autre ait payé pour lui. Il précise néanmoins qu'il y a dîné (il lui arrive de passer chez Denys mais de ne pas manger, comme il l'a fait le 13 juin quand il note que « Je ne repeu point à Vallongnes »). Il nous paraîtrait donc que quand Gouberville ne le précise pas il ne paye pas..., mais c'est une hypothèse.

Quoi qu'il en soit, on voit chez Denys du beau monde: la liste à dresser pour ces six mois en est longue et impressionnante : « Monsr. de St. Cosme, le procureur du Roy ; Sr. de la Gratuse et l'avocat du Roy ; Maistre Pierre Jehanne, procureur por le Roy », et d'autres.

Si Gouberville mentionne systématiquement les noms des gens avec lesquels il dîne, il mentionne rarement ce qu'ils ont mangé. Nous avons néanmoins quelques indications ; le 9 août 1554, il note : « Je disne chez Denys avecques ung marchant de Paris nommé Jacques Guillotte, nous mengeasmes d'un surmullet et d'un homar en la salette. Pour mon disner iiii s. et au sellier i s.» L'année d'avant, le 9 mars 1553, il écrit:«Je disné tout seul chez Denys et mengée d'un chaudin de veau. Pour mon disner, v s. » Encore, le 24 du même mois, il arrive tôt chez Denys : « Il n'y avait encor personne levé » ; néanmoins, il « déjeune » d'une « langue de boeuf salée ». Si nous regardons un peu chez les concurrents de Denys, nous trouvons parfois des renseignements plus complets. Ainsi, le 27 novembre 1550, Gouberville dîne, chez un nommé Nicollas Symon, d'un «haren blanc et une vitecoq » pour le prix de huit sols, deux fois le prix de chez Denys. Mais le dîner le mieux décrit fut celui du mercredi 27 novembre 1560, à Bayeux. Ce fut un jour maigre. Gouberville se trouve avec quatre autres personnes, et ils vont dîner «à la Main-fort, où ne mengeasmes que du poysson». Il précise : « Il me cousté pour nostre disner xii s., et si n'eusmes en cuysine que deux meslencz [merlans ?], ung plat de mourue, des poyres en dessert et choppine de vin, laquelle cousta ii s. vi d. » Donc, vin compris, Gouberville dépensa 14 s. 6 d. Si c'est pour les cinq repas, il ne doit pas


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se plaindre du prix, mais si c'est pour son propre repas, ou si les « deux meslencz... » étaient à partager entre les cinq personnes ( « n'eusmes en cuysine que... »), son mécontentement se comprend mieux.

Il est important de souligner ici l'importance des prix qui, comme nous l'avons vu plus haut, tournent autour de quatre sols chez Denys. Madeleine Foisil, citant les travaux d'E. Leroy Ladurie et de N. Bernageau, s'accorde avec leur estimation que Gouberville dépense, en moyenne, soixante-quinze livres par an pour ce qu'ils appellent «l'approvisionnement du manoir». Bien que cette catégorie comprenne, sans doute, des dépenses qui n'ont aucun rapport avec l'alimentation, en la prenant comme base, nous arrivons à une dépense quotidienne de quatre sols 4. Foisil nous indique, également, les gages que Gouberville paye à ses employés : « Il y a des journaliers à

1 sol, et même moins », écrit-elle, mais il y a aussi « des journaliers à

2 sols et même à 3 sols », tels que les « faucheurs, travailleurs saisonniers que Gilles de Gouberville engage chaque année au moment des foins... ». Donc, entre le mieux et le plus mal payés de ses employés, un dîner chez Denys représenterait entre un et quatre jours de travail. Par contre, la dépense commence à être assez élevée quand l'on paye les repas de tous les convives à table, comme l'a fait Pierre de Belleville en réglant les vingtdeux sols du repas du 2 mai 1553, quand Gouberville était parmi les invités. Pour Gouberville, cette somme représenterait les dépenses d'approvisionnement d'une semaine ; pour ses employés, entre dix jours et un mois de travail. C'est beaucoup, mais ce n'est pas extravagant : manger chez Denys est à la portée de presque tout le monde, du moins de temps en temps. Mais, malgré l'intérêt que ces repas payants ont pour nous, du point de vue des prix et de la nourriture, il ne faut pas perdre de vue que ce qui prime chez Denys, c'est la sociabilité. Gouberville y dîne très rarement seul, et ses compagnons de table sont très variés. Il nous resterait à voir si les gens avec qui il dîne chez Denys sont les mêmes qu'il invite dîner chez lui ou qui l'invitent chez eux..., ce que nous ne sommes pas en mesure de dire à l'heure actuelle. Et ces repas représentent une sous-catégorie au sein d'une catégorie déjà minoritaire : celle des repas pris à l'extérieur de la maison.

En effet, ce sont les repas « céans » qui sont de loin les plus fréquents dans notre échantillon de six mois de l'année 1553. Ils représentent 79 % des cas ; il y a ceux que Gouberville prend seul, et les autres qu'il prend avec quelqu'un venu de l'extérieur. Ce n'est que de ces derniers, pour lesquels nous avons le plus de renseignements actuellement, que nous allons parler ici.

4. Malgré le fait que tous les achats de nourriture sont, en principe, inclus dans ces 4 sols, nous sommes bien conscients que « les achats » ne représentent qu'une partie de ce qui est consommé, et qu'ils s'ajoutent aux productions de champs et jardins, chasse, cadeaux et redevances. Mais c'est par rapport à eux, en tant qu'achats, que nous les prenons comme base de comparaison avec d'autres dépenses du même domaine. Cette démonstration ne sera pas conclusive jusqu'au moment où nous puissions préciser la part exacte de ces apports (achats) par rapport aux autres éléments que nous groupons sous le titre de « ravitaillement ». Plus l'apport de ces achats serait important et plus <c vaudront » ces 4 sols dans l'économie goubervillienne.


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Nous avons déjà dit que les repas où quelqu'un s'arrête dîner ou est invité à dîner chez Gouberville représentent 26 % du total, soit une fois sur quatre ou presque deux fois par semaine. Il est évident que pour certains dîners les gens sont invités longtemps à l'avance. Mais ce n'est pas forcément toujours le cas, et l'on ne se sent pas obligé d'accepter à chaque fois qu'on est invité ; voyons ce qu'écrit Gouberville le dimanche, dernier jour d'avril 1553 : « Durant la grand messe, Thierry Burnel, de Varcanville, me prya d'aller disner chez Nicollas Quentin, son beau-père, à la relevaille de la femme dud. Quentin, et appres la messe, la mère de lad. femme vinst apprès moy comme je n'en venoys, et m'en pria derechef, ce que je ne peux fère. » Il nous parle rarement des dîners où il ne fut pas présent, mais quand on considère que les trente-huit repas que Gouberville a pris en dehors de chez lui pendant ces six mois ne représentent que les invitations qu'il aurait acceptées, la fréquentation possible autour de la table, dans ce Cotentin du milieu du xvr siècle, devient impressionnant 5 ! Il est intéressant de remarquer aussi que Gouberville est capable de faire de grandes dépenses, voire même des folies. Nous en avons un exemple frappant pendant la période que nous avons étudiée. Il s'agit d'un dîner offert le dimanche 27 août 1553. Dès la veille, les préparations commencent ; les achats de viande et d'épices se font à Cherbourg, et un cuisinier arrive et comence à préparer les plats. Gouberville nous le présente brièvement : «Au soyer arriva Henry Lorion pour accoutrer le dysner à demain.» Est-ce un parent de notre Denys du même nom ? On pourrait l'imaginer. Denys, lui, est présent à ce repas exceptionnel, mais en tant qu'invité. Gouberville énumère les convives de la manière suivante : « Le curay de Cherbourg, le Sr. Pierres Dosses, Set-Jean Le Poyctevin et sa femme, HaultPytoys et Denys Lorion, mon hoste, disnèrent céans. » Six personnes plus Gouberville lui-même. Les achats pour ce repas lui coûteront quatre livres, ce qui correspond à 6 % de son budget annuel pour l'approvisionnement de sa maison, voire plus, si l'on imagine qu'il aurait pu y avoir des achats antérieurs destinés à ce repas, et si dans l'approvisionnement il entre autres choses que de la nourriture 6. Ce banquet exceptionnel nous montre que le luxe de la table existe chez Gouberville, quoique rarement. En d'autres occasions, il se vante de la « bonne chère » qu'il a pu offrir, mais jamais jusqu'à faire de telles dépenses. Ce qui est le plus curieux dans ce cas précis est que l'on ne sait pas pourquoi il a fait ce repas ; est-ce la « qualité » des invités ? Nous n'en savons rien pour le moment.

5. En dehors des « invités », il y a beaucoup de « survenus » à la table de Gouberville, tel le fils d'un certain sieur de Creulet qui, alors qu'il poursuit un sénateur de son père « qui a volé la vessail d'argent dud. sr. », s'arrête chez Gouberville le samedi 20 mai 1553, et reste, néanmoins, dîner.

6. Gouberville ne dit pas combien il a payé Henry Lorion « pour accoutrer le dysner ». Pourtant, trois ans plus tard, le 5 septembre 1556, il note : « baille à Virolet qui avoyt esté céans le jour Sct.-Gilles pour accoustrer à manger, x s. ». Faudrait-il donc ajouter 10 sols au prix de ce repas ? Il est d'ailleurs possible que Gouberville ne soit pas le seul à avoir payé son cuisinier. Le 4 décembre 1553, par exemple, Gouberville assiste au banquet de noces offert par Loys Fréret à son fils. Les festivités durent deux jours. Le deuxième jour, avant de partir, Gouberville écrit : « Appres avoir disné et dansé, je donne v s. au cuysinier qui avoyt accoustrée le banquet. » On s'étonne donc du silence à l'égard de Henry Lorion.


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Pour ces repas prëvus à l'avance, il y a au moins un élément qui semble leur être propre : les épices. Il est frappant de remarquer combien peu d'épices Gouberville achète. Elles ne sont pas forcément très chères : Il achète pour cinq sols de la canelle et du clou de girofle en juillet 1553, et pour le même prix du poivre en janvier de l'année suivante. Il n'indique presque jamais le poids, mais les prix indiqueraient qu'il en achète plutôt en petites quantités. Nous n'en avons pas encore fait un recensement complet, mais il semblerait que Gouberville achète des épices plutôt la veille de repas où il y aura des invités que quand il est seul, ce qui suggérerait qu'il n'en avait que peu ou pas en réserve chez lui. Ce fait est important quand on considère que nous n'avons trouvé que neuf achats d'épices (hormis le sucre) 7 pour les treize ans du journal. Ce fait est à mettre en rapport avec les emplois d'épices dans les livres de cuisine française édités à cette même époque 8, où presque tous les plats contiennent au moins une épice sinon trois ou quatre — ce qui ne semble pas être souvent le cas des plats servis chez Gouberville. Mais ces livres se vendent, et se vendent bien, apparemment, à l'époque où Gouberville écrit son journal. Est-ce que la cuisine des livres est plus « noble » que celle pratiquée par Gouberville ? Pas forcément ; nous pensons même que Gouberville représente un lecteur potentiel de ces textes, car quand il s'agit de «bien faire », il semble se conformer à eux. Mais ces livres sont évidemment loin, en ce qui concerne l'assaisonnement, des pratiques quotidiennes de ce gentilhomme normand.

Donc, pas d'épices tous les jours. Mais les produits de « classe » ne manquent pas chez lui et, bien que ce soit souvent que par mentions uniques, nous y voyons de l'huile d'olive, de la dinde (toujours une nouveauté à cette époque), de l'artichaut (très en vogue et discuté à Paris), des oranges, citrons, grenades, du marsouin (qu'il demande à son fournisseur), tous les petits oiseaux, très appréciés tels que perdrix et bécasses, venaisons, lapins et lièvres de son propre domaine, poulets et chapons, sans compter les poissons tels le turbot, très recherché aussi. Tout s'y trouve alors, à un moment ou à un autre, pour faire de Gouberville un homme bien de son temps en ce qui concerne la table — surtout aux grandes occasions.

Il nous reste pour conclure à parler d'un dernier aspect de la table qui est très important dans le journal de Gouberville, tant au niveau du « ravitaillement » qu'au niveau des rapports sociaux : il s'agit des cadeaux de nourriture 9.

7. Malgré le fait que le sucre fût considéré comme épice au XVIe siècle et s'emploie comme telle, nous préférons le traiter séparément à cause de ses propriétés spécifiquement médicinales. Gouberville semble en avoir acheté quinze fois, et en des quantités beaucoup plus importantes que pour lès épices déjà cités (il achète presque toujours soit un quarteron, soit une demi-livre de sucre). Mais à au moins trois reprises c'est parce qu'il est malade. En dehors de ces considérations, nous pensons que Gouberville avait un goût pour le sucré. Il se plaît évidemment, bien qu'exceptionnellement, à acheter des pruneaux ou des figues sèches ; par exemple, il achète une livre de figues le 9, le 14 et le 24 février 1553, puis encore le 19 mars suivant !

8. A noter toutefois que les livres auxquels nous nous référons ont été écrits avant 1540 — peut-être même bien avant 1520 ou 1530. Il y en a un (Le Viandier, dit de Taillevent) qui, lui, date au plus tard de 1480). Cf. PICHON (J.) et VICAIRE (G.), Le Viandier de Guillaume Tirel, dit Taillevent, Paris, 1892.

9. Au cours de nos recherches, Natalie Z. Davis nous a appris qu'elle prépare un travail


TABLE ET SOCIABILITÉ AU XVIe SIÈCLE : GOUBERVILLE Ail

Gouberville reçoit ou envoit avec une fréquence étonnante des « cadeaux ». Ce ternie est aussi ambigu que celui d' « invité » que nous avons employé en parlant des repas. Séparer ce que l'on lui doit ou ce qu'il doit à d'autres de ce que l'on offre spontanément est un travail que nous n'avons pas pu faire : on ne peut donc pas vraiment apprécier pleinement les faits que son journal révèle. En tout cas, nous nous contenterons ici de signaler le fait que, en dehors de ce que Gouberville achète, produit et chasse, il y a des apports importants de nourriture qui viennent sous la forme de ce que nous appelons ici des cadeaux. S'il achète rarement des chapons il en reçoit souvent, s'il fait chasser le gibier c'est aussi bien pour envoyer (en pâté) que pour sa propre consommation. L'habitude qui paraît avoir existé d'envoyer de la nourriture en cadeau s'est presque perdue (hormis la boîte de chocolats ou la bouteille de vin) et ce n'est qu'en lisant Gouberville que l'on se rend compte de son importance au xvf siècle. Ce cadeau pouvait être un poisson salé, une « potée de beurre », ou deux chapons ; mais dans quelle mesure il y avait réciprocité, donc échange et non pas cadeaux, nous ne sommes pas en mesure de le dire. De toute façon, ce qu'il faut signaler, c'est le fait qu'une étude de listes d'achats ne suffit pas pour étudier la nourriture, et à un autre niveau, le fait que la nourriture se trouve une fois de plus au centre d'un acte social qui souligne encore la place de celle-ci. Ce n'est pas simplement le fait que l'on donne, c'est aussi ce que l'on donne et la manière que l'on donne. Sur ce dernier point, nous avons peut-être découvert un « trafic » insoupçonné dans le domaine du cadeau chez Gouberville. Le 29 décembre 1557, on lit : « Les Essartz vinst asses tost appres qui m'apporta ung buttor », puis deux jours plus tard, « j'envoyé Thomas Drouet à Vallongnes porter ung buttor au sr. de Hurtebye »... le même ? Le journal, qui garde bien des secrets, en a peut-être laissé échapper un.

Les cadeaux, les repas pris chez lui ou ailleurs et les différentes formes qu'ils prennent, les rapports entre Gouberville et les gens avec qui il mange, pour ne pas mentionner ce qu'ils mangent, sont autant les points forts de son journal, mais seule une étude quantitative et exhaustive peut y faire paraître toute l'importance de ce thème. Le but de cette esquisse rapide était de montrer que parler de la cuisine et de la table dans le journal de Gouberville signifie beaucoup plus que parler de ravitaillement. Malgré le fait que la séparation entre les « envies » et les « devoirs » en ce domaine ne soit pas claire, la fréquence et la variété des échanges autour d'une table garnie, ou tout simplement à partir d'un produit alimentaire, se trouvent au coeur d'une forme de sociabilité de beaucoup atténuée aujourd'hui. Une étude plus poussée devrait permettre à la table de retrouver sa juste place, c'est-à-dire au centre d'un univers goubervillien, voire français, du xvr siècle.

Philip et Mary HYMAN.

important sur tout ce qui concerne les cadeaux (alimentaires ou autres) dans Gouberville. Nous sommes sûrs qu'il présentera autant d'intérêt que ses travaux précédents et regrettons de ne pas l'avoir déjà en main.


MÉTAYERS, BÊCHE ET CLIMAT : LA PLAINE DE BOLOGNE, 1718-1774

1. Le domaine de l'enquête.

L'espace de l'enquête c'est la plaine de Bologne au xvnr siècle. La plus grande partie des terres y est donnée en métayage. Celui-ci entraîne, en général, un lien (nécessaire) entre la dimension de la famille paysanne et la dimension de l'unité de production (il podere)J. La famille doit fournir des quantités variables de travail selon les différentes périodes de l'année par rapport aux diverses opérations agricoles et à la situation météorologique. On peut donc définir le rapport entre l'étendue de la famille et celle du fonds aussi en fonction de la capacité de la famille à faire face aux points critiques de l'année agricole. Ceux-ci — c'est évident — dépendent du système cultural : des cultures différentes ont des points critiques différents.

Dans la plaine de Bologne une composante importante (et traditionnelle) 2 de l'assolement est le chanvre, une culture qui demande beaucoup de travail. Selon les agronomes de la seconde moitié du XIXe siècle, un hectare ensemencé en chanvre demandait entre 180 et 220 journées de travail (opère) par année 3. Pour donner une idée de ces chiffres on peut rappeler, par exemple, qu'en 1881 la célèbre Inchiesta Jacini attribue aux salariés agricoles une possibilité maximale de travail de 242 journées par an, les autres jours étant ou de fête ou de mauvais temps 4.

Une seule opération — le bêchage en automne — demandait entre 1/3 à 1/5 de toute la quantité de travail nécessaire dans une année pour un hectare ensemencé en chanvre.

1. V., avec référence à l'Emilia-Romagna, C. PONI, « La famiglia contadina e il podere in Emilia-Romagna », dans PONI, Fossi e cavedagne benedicon le campagne, Bologna, 1982, pp. 283-356.

2. V., par ex., A. GALLO, Le vinti giornate dell'agricoltura e de' piaceri délia villa, Venezia, 1569, p. 161.

3. Comizio Agrario di Bologna, Monografia del podere Bolognese, Bologna, 1881 ; C. BERTIPICHAT, Istituzioni Scientifiche e Tecniche ossia Corso Teorico e Pratico d'Agricoltura, Torino, 1851-1870, V, pp. 365 et 492. Sur cette donnée et sur les autres, qui suivent, relatives à des journées de travail nécessaires pour le bêchage d'automne des terres destinées au chanvre, v. R. FINZI, « Vanga e Clima a Bologna : 1814-1858 », dans Studi in memoria di Luigi Dal Pane, Bologna, 1982, en particulier les pages 689-693.

4. L. TANARI, « Relazione sulla sesta circoscrizione (provincia di Ravenna, Bologna, Ferrara, Modena, Reggio Emilia e Parma) », dans Atti délia Giunta per l'Inchiesta agraria e sulle condizioni delta classe agricola, II, fasc. I, Roma, 1881, p. 198.


MÉTAYERS, BÊCHE ET CLIMAT : BOLOGNE 1718-1174 473

Nous concentrerons notre attention sur ce point critique de l'année agricole.

2. Chanvre et bêche.

Les agronomes enseignaient que le chanvre devait succéder au blé et les experts chargés de préparer, vers la fin du xviir siècle, le cadastre bolonais 5 classaient les terres selon leur « vocation » : les meilleures étaient jugées aptes à la rotation froment-chanvre. Mais ce n'est pas une nouveauté : en 1609, par exemple, Innocenzo Malvasia soutient presque le même avis 6.

Une fois achevée la récolte d'été, les terres étaient labourées. Ensuite les champs destinés au chanvre devaient être bêchés avant les froids d'hiver. Le bêchage n'est pas une simple règle agronomique ; c'est une obligation contractuelle. L'époque de l'année apte {tempo débita) aux travaux de bêche sur les terres destinées au chanvre était les mois de novembre et de décembre. Les proverbes enregistrent aussi cette pratique 7. En théorie, la famille du métayer avait donc à sa disposition 61 jours pour le bêchage des chènevières. Il s'agit, bien sûr, d'un tempo débita tout à fait hypothétique. Il comprend tous les jours de fête : 8 à 9 dimanches et au moins trois autres journées (1er et 2 novembre, 25 décembre). Enfin il ne tient pas compte des jours dans lesquels on ne peut pas travailler la terre à cause des raisons météorologiques.

Pendant les autres opérations relatives à la culture du chanvre, les familles des métayers doivent mobiliser toute leur force de travail : hommes, femmes, garçons mais pas pendant le bêchage. Seuls les hommes adultes bêchent. La capacité de travail de la famille se rétrécit donc en fonction d'une opération qui nécessite beaucoup de travail humain. En effet, le bêchage d'un hectare demande en moyenne 60 journées de travail {opère). Si le travailleur est adroit, les opère par hectare peuvent tomber à 50. Un bêcheur très habile peut travailler un hectare en 44 journées de travail 8.

3. Données météorologiques.

Bologne possède des observations météorologiques précoces. Son climat est enregistré de façon scientifique à partir de 1716. Grâce à un

5. Sur ce cadastre, v. R. ZANGHERI, La proprietà terriera e le origini del Risorgimento nel Bolognese. I. 1789-1804, Bologna, 1961.

6. R. FINZI, Monsignore al suo fattore. La ' Istituzione di Agricoltura ' ai Innocenzo Malvasia (1609), Bologna, 1979, pp. 120-125.

7. « Al dé 'd San Simàni chè va i bu d'int al timàn, e mètt la vanga int al bastàn » (A. MENARINI, Proverbi Bolognesi, Firenze, 1982, pp. 169-170) [c'est-à-dire : le jour de S. Simon (28 octobre) il faut détacher les boeufs de l'auge et mettre le manche à la bêche].

8. D. BOURGEOIS, « Mémoire sur la culture du département du Reno », Bibliothèque britannique. Agriculture anglaise, XVIII (1813), pp. 168 ; E. V. B. CRUD, Économie de l'agriculture, Paris, 1820, p. 173 ; BERTI-PICHAT, Istituzioni..., cit., III, p. 1130. Évidemment, les différences ne dépendent seulement que de l'habileté du travailleur mais aussi du type du terrain, de la profondeur du bêchage, etc.


474 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

financement du gouvernement régional de l'Emilie-Romagne les données relatives au xviir siècle sont en train d'être étudiées 9.

Un autre projet de recherche, pour lequel a été demandée l'aide de la C.E.E., permettra d'analyser toute la série 1716-1960. Pour le moment nous avons élaboré les notices concernant les années 1718-1774.

Afin d'avancer dans cette recherche il faut donner des précisions d'ordre général et d'ordre spécifique sur ses finalités et ses limites :

1° L'étude des données météorologiques que nous proposons ici est au coeur des problèmes d'histoire économique dont nous avons tracé les contours, elle ne veut pas par conséquent pas entreprendre l'analyse du comportement des variables climatiques au sens proprement physique;

2° Les données sont enregistrées dans un seul point de l'espace étudié. Néanmoins on peut estimer que, pour notre but, il est possible de les généraliser. Les plus considérables écarts climatiques entre la ville de Bologne et son territoire concernent, en général, les collines et les montagnes. Mais le chanvre est une culture de la plaine.

3° Les années 1768-1772 enregistrent, pendant les mois de novembre et décembre, une longue période de sécheresse. Une autre source 10 nous porte à croire que le manque de précipitations en novembre et décembre pendant les années 1768-1772 est la conséquence ou d'une erreur ou de l'absence de relèvement. Nous avons donc attribué aux années 1768-1772 des valeurs moyennes tirées de la moyenne générale de la période prise en considération.

4" Les températures des années 1718-1741 sont enregistrées par un thermomètre d'Amontons 11, dont nous n'avons pas encore reconstruit l'échelle de façon certaine. Nous ne pouvons par conséquent nous servir de la variable température pour les années 1718-1741.

Cela dit, nous pouvons venir au fait. De 1718 à 1774, aux mois de novembre et de décembre, il y a chaque année en moyenne 12,9 jours avec précipitations (v. graph. 1). Les jours utiles aux travaux dans les champs baissent : ils représentent 48,1, c'est-à-dire le 78,8 % du tempo debito hypothétique. Cependant, cette évaluation est encore très loin de la réalité. Après la pluie, le terrain reste mouillé, la terre trempée par l'eau

9. E. BAIADA, S. COMANI, R. EINZI, D. SALMELLI, « Sul clima di Bologna e dello spazio emiliano-romagnolo nel secolo XVIII : fonti ed obiettivi di ima ricerca in corso », in Passato e Présente, 2 (1982), pp. 217-237, où les sources sont décrites. La série, à laquelle on se réfère dans ces pages, est celle dite de Beccari, du nom de l'auteur, Jacopo Bartolomeo Beccari (mort en 1766), de la plupart des observations. Elle est conservée à l'Istituto di Astronomia de l'Université de Padoue, sub Osservazioni Bolognesi (v. ibid., pp. 221-222).

10. Au mois de novembre 1768, « pluviae prohibuerunt opéra rustica, praesertim camporum cannabi sationi inservientium culturam » (G. BIANCANI TAZZI, Effemiridi délie Osservazioni Meteorologiche dell'anno 176S, Biblioteca Comunale dell'Archiginnasio di Bologna..., Biancani, VIII, B.

11. V., à ce propos, S. COMANI, E. CAROLI, « Analisi di un secolo di dati di temperatura per una migliore pianifîcazione territoriale nelTEmilia-Romagna », dans Ambiente e Inquinamenti atmosferici (SEP-Pollution, 1982, Padova, 1982, pp. 115-129).


GRAPH. 1. — Nombre des jours avec précipitation en novembre et décembre pendant la période 1718-1774

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476 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

ne peut pas être bêchée. D'ailleurs, aux mois de novembre et de décembre, il fait froid et on ne peut pas bêcher le terrain gelé. Une troisième condition météorologique ne permet pas le bêchage : la sécheresse. Dans l'état actuel de l'élaboration des données, nous ne pouvons pas tenir compte de cette dernière condition parce que nous ne sommes pas en état de quantifier les vents. Au contraire, les deux autres peuvent être insérées dans le calcul, quoique — bien sûr — approximativement.

Notre point de départ a été la supposition, usuelle, qu'il faut un jour pour éliminer 10 mm d'eau de pluie par l'évaporation ou l'écoulement. De la combinaison entre la quantité de précipitations (v. graph. 2) et les dates des pluies, il est possible de voir les jours pendant lesquels le travail s'est réduit (avec une approximation de ± 1 jour). Nous appelons le résultat hypothèse A. Il s'ensuit que, de 1718 à 1774, les jours réellement utiles sont en moyenne 35 (± 1) et, à ce point, le tempo debito météorologique réel est le 57,4 % du tempo debito théorique.

L'hypothèse A est toutefois incomplète. Elle ne tient pas compte d'autres données qui peuvent empêcher le travail : gelée, accumulation d'eau de pluie, saturation de vapeur d'eau dans l'air qui ralentit le rythme de l'évaporation, etc.. Il s'agit de causes concomitantes qui peuvent prolonger l'impossibilité de travailler la terre. Donc, nous avons élaboré l'hypothèse B dans laquelle a été introduit l'élément gelée (temp. de l'air ^ 0°C). Cette opération n'est possible seulement que pour les années 1742-1767, dont nous avons les températures certaines. Au cours de ce quart de siècle, le tempo debito météorologique réel est, suivant l'hypothèse A, forfuitement le même que celui de la période 1718-1774 et, suivant l'hypothèse B, de 29 jours (± 1). Ainsi, les jours utiles sont le 47,5 % de la période dont on peut disposer en théorie pour le bêchage des terres affectées à la culture du chanvre. Il faudrait tenir compte d'un autre élément pour établir avec précision le tempo debito météorologique réel : la répartition des jours utiles au cours des mois de novembre et de décembre. En général, le paysan travaillait de l'aube au coucher du soleil. Mais les heures de lumière varient selon les mois et les semaines. Par exemple : pendant les premiers sept jours de décembre, il y a en moyenne (à Bologne) une heure de lumière en moins que pendant la première semaine de novembre. Une famille qui pouvait disposer de quatre bêcheurs pouvait donc travailler pendant la première semaine de novembre 28 heures de plus que dans la première semaine de décembre (+11,2 %)a. Mais, pour le moment, nous ferons abstraction de cette nouvelle complication.

4. « Tempo debito » céleste et « tempo debito » social.

Les journées dans lesquelles le climat permet le travail ne sont pas le temps utile seulement pour le bêchage des terres réservées au chanvre. Pendant les mois de novembre et de décembre, les hommes adultes ont d'autres travaux à faire. Et Notre Seigneur aussi s'est reposé le dimanche !...

12. R. FINZI, <t Vanga e clima », op. cit., pp. 704-705, n° 44.


GRAPH. 2. — Quantité totale de précipitation (mm) en novembre et décembre pendant la période 1718-1774

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478 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Distinguons les deux problèmes : les fêtes et les autres travaux qu'il faut faire pendant la même période,

Le degré d'observance des fêtes est une énigme difficile à déchiffrer. La météorologie toutefois nous aide dans ce cas aussi, car il y a une « observance obligée » (même pour le mécréant) : quand la fête tombe dans une journée dans laquelle on ne peut pas travailler la terre à cause du mauvais temps. Par les dates des jours fériés, nous avons déterminé les jours de fête dans lesquels le travail est impossible pour des raisons météorologiques : 3,9 par année entre 1718 et 1741 ; 4,7 (hyp. B) entre 1742 et 1774. Pendant la période analysée, les fêtes de novembre et décembre sont toujours entre 10 et 12 (sauf, bien sûr, les jours fériés locaux). Notre recherche sur l'observance volontaire porte donc sur 5, 3-8, 1 journées. Nous ne voulons pas empiéter sur les droits des spécialistes de l'histoire des mentalités... Nous nous en tenons alors à la météorologie. On peut — croyons-nous — supposer que plus les jours ne sont pas utiles, plus le paysan tendra, dans le reste de la période, à utiliser tout le temps disponible, c'est-à-dire à ne pas observer le commandement du repos dans les jours de fête. Mais il ne s'agit pas d'une relation automatique du type à x jours de fête perdus correspondent y jours fériés « rattrapés ». En effet, il faut faire entrer en ligne de compte la place dans le temps des jours dans lesquels le travail est interdit. Il est manifeste que le paysan, pressé par le manque de temps, utilisera un plus grand nombre de jours de fête si beaucoup des jours de mauvais temps s'accumulent dans la première partie de la période du tempo debito. Au contraire, si au début de la période il fait beau, le paysan, pieux et imprévoyant, observera le commandement du repos, n'utilisera pas les jours fériés qu'il ne pourra pas rattraper. Sur la base de ce raisonnement, nous avons essayé de déterminer les hypothétiques jours fériés de « rattrapage ». Il s'en dégage que les jours de fête rattrapables sont en moyenne 2,7 par an pendant la période 1718-1741 et 1,8 de 1742 à 1774. L'inconnue de l'observance volontaire se réduit ainsi de 5, 3-8, 1 journées à 2, 6-6, 3 jours. On peut tenir pour certain que au moins un jour de fête était observé par tout le monde : la Noël.

Pendant les mois de novembre et de décembre, on ne doit pas seulement bêcher les terres choisies pour le chanvre. Une fois de plus, il n'est pas aussi simple de déterminer les opère nécessaires à la famille paysanne pour tous les travaux (des mâles adultes) différents du bêchage des terres assignées au chanvre, au cours des deux derniers mois de l'année. On peut risquer une approximation en partant des données du XDC siècle. Mais il faut tenir compte qu'entre-temps de nouveaux facteurs sont entrés en jeu. En particulier : la culture du maïs a gagné de proche en proche ; la présence de prairies artificielles s'est étendue. Maïs et prairies artificielles demandent du travail surtout masculin en novembre et en décembre. Nous avons tenu compte des cas de nouveautés par excès en leur prêtant un poids de 50 % par rapport aux journées de travail que les sources du XIXe siècle assignent aux travaux différents de la culture du chanvre 13. Nous avons ainsi imputé 7 opère à chaque homme adulte et

13. Ibid., pp. 705-706 et n° 45.


MÉTAYERS, BÊCHE ET CLIMAT : BOLOGNE 1718-1774 479

11 dans le cas dé travaux extraordinaires pas annuels (par exemple: la pose de nouveaux marbres ou de nouvelles vignes). Une fois de plus, il faut avoir une attitude prudente : dans ce cas aussi il ne s'agit pas d'un calcul automatique. En effet, il y a des travaux (la taille, par exemple) qui peuvent être faits pendant des journées (pas pluvieuses) dans lesquelles il est impossible de bêcher 14. Mais il y a aussi des circonstances exceptionnelles qui accroissent la charge de travail : en 1729 et en 1731, on achève les vendanges au mois de novembre ; en 1737, on sème pendant le même moisI 5.

L'incidence de facteurs sociaux et relatifs au système cultural sur le tempo debito réel pour le bêchage automnal des terres choisies pour le chanvre paraît osciller entre 8 et 17,3 journées par homme.

Quel est donc le temps que le paysan de la plaine de Bologne a positivement à sa disposition pour le bêchage des chènevières ? Il se place entre un maximum de 27 et un minimum de 11,2 journées de travail.

5. Chanvre, familles et fonds.

Familles, fonds, extension du chanvre dans les diverses unités de production apparaissent pour le chercheur comme des continents découpés, pleins d'échancrures, plus encore, ce sont des continents inconnus. On sait quelque chose sur la famille des métayers bolonais au milieu du XIXe siècle. En général, elle est plus grande que celle des autres catégories socio-professionnelles : dans l'ensemble de la province, ses membres sont en moyenne 8,9 ; dans la plaine, ils augmentent jusqu'à 9,916. L'état actuel des études ne permet pas de connaître la proportion des hommes adultes dans cette famille moyenne. L'analyse d'un échantillon — de la fin du XIXe siècle — de 139 familles de paysans de 1' « Opéra Pia dei Poveri Vergognosi» (au total : 1.627 unités) a abouti aux résultats synthétisés dans le tableau I 17.

Presque la moitié des familles et des bêcheurs est comprise parmi les familles qui ont de 5 à 7 bêcheurs. Dans la partie haute (familles qui disposent de 6 à 9 bêcheurs) un peu plus de l/5e des ménages fournissent

14. Au mois de novembre 1734, l'humidité empêche le bêchage, mais il est possible « bensî potare le viti et arbori » (Osservazioni jatte sopra la varietà de' tempi, esito de' raccolti, ...qualità et aptro spettante all'operazioni di campagna jatte nell'anno 1734). Les Osservazioni... dont il est question dans cette note et la suivante sont des « résumés » de l'année météorologique par rapport à l'agriculture, entremêlés à des observations manuscrites de la « série Beccari ».

15. 1) Osservazioni jatte sopra la varietà de' tempi et esito de' raccolti e loro qualità et altro spettante all'operazioni di campagna seguito nell'anno 1729 ; 2) Osservaz'one sopra la varietà de' tempi, esito de' raccolti, loro qualità et altro spettante all'operazioni di campagna seguito nell'anno 1731 ; 3) Osservazioni jatte sopra la varietà de' tempi, esito de' raccolti, loro qualità et altro spettante all'operazioni di campagna seguito nell'anno 1737.

16. A. BELLETTINI, La popolazione nelle campagne bolognesi alla meta del secolo XIX, Bologna, 1971, tab. XXV, pp. 176-177. V. aussi à ce propos : A. ANGELI, A. BELLETTINI, « Strutture familiari nella campagna bolognese a meta dell'Ottocento », in Genus, XXXV (1979), nos 34; pp. 155-172.

17. Opéra Pia dei Poveri Vergognosi di Bologna, Regole slatutarie, patrimonio amministrativo, e tavole statistiche, Bologna, 1885, tab. ' Sistema immobiliare rustico. Specchio contenente i fondi, le rispettive colture, la forza dell'uomo e la forza animale '.


TABLEAU I. — Familles et bêcheurs par famille : paysans des terres de V « Opéra Via dei Poveri Vergognosi »

Données sél.

N° de mâles Membres des familles =

adultes ^0^ ^0^ 0i ^0^ 0, ^0^

par famille 12 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 et plus {am_ bêo^ fam> ' j,êch/

1 112 2 11 8 8 5,7 1,4

2 2 4 3 4 7 17 2 1 31 62 22,3 11,2

3 116 3 5 2 13 1 23 69 16,5 12,5

4 12 15 3 3 5 11111 1 26 104 18,7 18,8

5 1 2 3 3 4 2 2 11 1 20 100 14,4 18,1

6 211121311 2 15 90 10,8 16,3

7 12 13 3 10 70 7,2 12,7

8 1 13 5 40 3,6 7,2

9 1 19 0,7 1,6

TOTAL 1 2 5 5 8 10 10 16 14 9 13 7 8 4 6 6 3 1 11 139 552 100,0 100,0

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MÉTAYERS, BÊCHE ET CLIMAT : BOLOGNE 1718-1774 481

37,9 % des mâles adultes de l'échantillon. A l'autre extrémité il y a 28 % de familles et 12,7 % des bêcheurs. L'échantillon — faut-il le souligner — paraît affecté par une déformation : en effet la dimension moyenne des ménages c'est de 11,7 unités. Dans ces conditions chaque famille peut disposer en moyenne de 4 bêcheurs. Les agronomes et les historiens de Bologne avancent et utilisent souvent l'hypothèse d'une famille-type paysanne à 4 bêcheurs. Mais comme le tableau I nous le montre, il y avait une grande distorsion dans le rapport entre le nombre des membres du ménage et le nombre des membres mâles adultes de la même famille. En général, les classes moins abondantes paraîtraient être celles des ménages qu'ont beaucoup de bêcheurs. De toute façon, dans le cas de notre échantillon, 82 ménages (59 % du total) ont 10 ou plus membres, mais seulement 51 (c'est-à-dire au peu près 37 %) ont 5 ou plus bêcheurs.

La dimension du podere est un domaine touffu dans lequel nous ne nous enfonçons pas. L'étendue de la culture du chanvre varie beaucoup d'un endroit à l'autre et, à l'intérieur du même endroit, d'un domaine à l'autre. On ne peut pas fournir des données paradigmatiques. Il faut, donc, recourir à quelques notices éparses. Innocenzo Malvasia, propriétaire et agronome, croit, en 1609, pouvoir imposer à ses métayers une obligation contractuelle de près de 3,3 hectares ensemencés en chanvre par chaque podere indépendamment de leur étendue qui change beaucoup et qui est en moyenne de 44,7 hectares 18. Le chanvre, donc, aurait dû occuper 7,4 °/a de toute la superficie du domaine. Les experts chargés de fixer le tarif du cadastre bolonais de la fin du xviir siècle déterminent des unités de production optimales de 10,4-12 hectares dont 3,8-3,7 (38-30,8 % du total) cultivés en chanvre 19.

Ces deux notices — très différentes entre elles, au-delà de l'apparence — ont un caractère commun : toutes les deux visent à pousser un développement de la culture du chanvre ; elles représentent donc des objectifs et non pas l'enregistrement de faits acquis.

Dans les archives d'une famille noble de Bologne (la famille ScappiAriosti) nous avons retrouvé une liasse de contrats datés de 1697 à 1740 20. Treize d'entre eux correspondant à huit fermes (que nous avons désignées par les lettres de A à H), renferment l'indication de la quantité de terre par contrat destiné à la culture du chanvre (tabl. II). Dans ces poderi le chanvre occupe un minimum de 3,2 à un maximum de 39,4 % de la superficie totale. Trois fermes sont au-dessous du seuil de 10 % ; trois entre 10 et 20 % ; deux au-dessus du 20 %. C'est, donc, une réalité très bigarrée.

18. I. MALVASIA, Instruzione a voi M. Paoîo Rangone nostro fattore générale a Castel Franco, Mss possédés par l'Istituto di Storia Economica e sociale de l'Université de Bologna, C. 447 ; Archivio Casa Malvasia, 1612, Inventarium bonor. hereditatis Ill.tni et D. Innocenta Co. Malvasia, dans C. Protocollo dell'anno 1609, 30 maggio sino all'anno 1616, 31 luglio, ce. 40 v. - 52 v.

19. Relazione del perito Giuseppe Cantoni sopra il terratico, dans Alla Santità di N.S. Papa Pio VI, La pubblica economica di Bologna seconda i chirografi délia S.S. delli 5 ottobre e 7 novembre 1780, Bassano, 1789, p. 105.

20. Archivio di Stato di Bologna, « Scappi Ariosti. Libri fattoriali di Saletto n° 254 (Scritti vecchi : Saletto e Rubizzano) ».


482

REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

TABLEAU II. — Le chanvre dans huit fonds d'une famille noble de Bologne

(1697-1740)

Fonds Superficie tôt. (hect.) Superficie du chanvre % chanvre

A 39,57 1,25 3,2

B 14,34 2,08 14,5

C 9,15 0,62-0,83 6,8-9,1

D 5,37 0,83 15,5

E 2,64 1,04 39,4

F 15,81 2,08 13,2

G 28,71 2,08-2,50 7,2-8,7

H 4,35 1,04 23,9

Dès que le chanvre tient une place consistante, il demande en théorie des familles qui aient plusieurs hommes adultes. Les objectifs auxquels visaient Malvasia à l'aube du xvr siècle et les experts cadastraux à la fin du xviir auraient été réalisables seulement par des familles capables de lancer dans la bataille 7-8 bêcheurs au minimum (tabl. III). Malvasia est très clair : 1° son métayer est le chef de famille d'une frérèche; 2° il prévoit et tient compte de l'incapacité de la famille paysanne d'honorer son obligation contractuelle sans aide extérieure. D'ailleurs, dans le modèle des experts cadastraux les fonds sont travaillés par ménages de 10 membres, difficilement pourvus de 7-8 bêcheurs. Ce que ferait supposer que désormais l'aide extérieure est une coutume consolidée.

6. Au-delà de la moyenne. Le tableau IV nous dessine un conflit social. Pour une famille qui peut disposer de 4 unités de force de travail masculine adulte, un hectare ensemencé en chanvre représente la marge de sécurité théorique au-delà de laquelle se brise la logique de l'équilibre entre famille et podere. En effet, la moyenne du paysan — pour ainsi dire — doit être construite d'après les cas dans lesquels le temps utile (météorologique et, par conséquent, social) est plus exigu. Si son obligation est proportionnée à l'hypothèse plus pessimiste, il sera toujours en état d'honorer le contrat. Sinon, même s'il intensifie le rythme du travail, il peut être en difficulté, voir augmenter les dettes, risquer le congé... Du point de vue du propriétaire, par contre, deux hectares en chanvre paraissent une raisonnable prétention contractuelle : même une famille à la puissance de 3 bêcheurs peut s'approcher de cette limite. Aucune des deux parties ne force : tout simplement les événements météorologiques ont, eux aussi, une différence de valeur sociale en présence d'intérêts opposés. Pendant la période 1718-1774 il y a 25 années (plus que 40 %, donc) dont le temps utile météorologique est plus réduit que la moyenne générale (v. graph. 3). Dans ces années l'observance volontaire des fêtes tend à baisser... jusqu'à 0 (Noël excepté, bien sûr).


GRAPH. 3. — Réel « tempo debito » météorologique par année pendant la période 1718-1774

1718-1741 (hyp. A)

1742-1774 (hyp. B)

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TABLEAU III. — Chanvre et bêcheurs : Malvasia, Cadastre bolonais, huit fonds Scappi-Ariosti

B G

Sources A ^^====^=^= ^^^^^^^=r=:^=^^^^^=^^=====^^^^^=

I II III a b

Malvasia 3,30 198 165 145 7,3 6,1 5,3 16,9 14,1 12,4

Exp. Cad 3,80-3,70 228/222 190/185 167/163 8,4/8,2 7,0/6,8 6,2/6,0 19,5/19,0 16,2/15,8 14,3/13,9

Archives Scappi-Ariosti

A 1,25 75 62,5 55 2,8 2,3 2,0 6,4 5,3 4,7

B 2,08 124,8 104 91,5 4,6 3,8 3,4 10,7 8,9 7,8

C 0,72 43,5 36,2 31,9 1,6 1,3 1,2 3,7 3,1 2,7

D 0,83 49,8 41,5 36,5 1,8 1,5 1,3 4,2 3,5 3,1

E 1,04 62,4 52 45,8 2,3 1,9 1,7 5,3 4,4 3,9

F 2,08 124,8 104 91,5 4,6 3,8 3,4 10,7 8,9 7,8

G 2,29 137,4 114,5 100,8 5,1 4,2 3,7 11,7 9,8 8,6

H 1,04 62,4 52 45,8 2,3 1,9 1,7 5,3 4,4 3,9

A = superficie du chanvre par podere (hect.).

B = journées de travail nécessaires pour bêcher A selon la vélocité d'exécution (I = 60 j./hect. ; II = 50 j./hect. ; III = 44 j./hect.).

C = bêcheurs nécessaires selon le tempo debito réel (a = 27.5 j.n. ; b = 11.7 j.n.).

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MÉTAYERS, BÊCHE ET CLIMAT : BOLOGNE 1718-1774

485

TABLEAU IV. — Combien de terre (hect.) on peut bêcher pendant le « tempo debito » réel selon le nombre des bêcheurs

27 j.n. 11.1 j.n. N. bêch.

I II III I II III

2 0,9 1,1 1,2 0,4 0,5 0,5

3 1,3 1,6 1,8 0,6 0,7 0,8

4 1,8 2,2 2,4 0,8 0,9 1,1

5 2,2 2,7 3,1 1,0 1,1 1,3

6.. 2,7 3,2 2,7 1,2 1,4 1,6

I, II, III v. à la table 3.

TABLEAU V. — Superficie de terre (hect.) qu'on peut bêcher pendant les années de la « bande inférieure »

18.6 j.n. 17.2 j.n. 12.5 j.n. N. bêch.

I II III I II III I II III

2 0,6 0,7 0,8 0,6 0,7 0,8 0,4 0,5 0,6

3 0,9 1,1 1,3 0,9 1,0 1,2 0,6 0,7 0,8

4 1,2 1,5 1,7 1,1 1,4 1,6 0,8 1,0 1,1

5 1,5 1,9 2,1 1,4 1,7 1,9 1,0 1,2 1,4

6 1,9 2,2 2,5 1,7 2,1 2,3 1,2 1,5 1,7

I, II, III v. à la table 3.

Les années négatives de la période 1718-1741 font enregistrer un tempo debito météorologique moyen de 24,9 jours utiles ; ceux de la période 17421774 un nombre de journées utiles qui se situent entre 26 (hyp. A) et et 19,6 (hyp. B) jours. De ces laps de temps il faut soustraire le minimum d'incidence des facteurs sociaux (8 journées). Les jours réellement utiles pour bêcher seront donc : 1° 17,2 pendant la période 1718-1741 ; 2° entre 18,6 (hyp. A) et 12,5 (hyp. B) pendant la période 1742-1774. Mais il y a aussi trois séries d'années négatives consécutives (ou presque) : 1724-1728, 1730-1732, 1750-1759. Dans ces cas, les jours utiles au point de vue météorologique sont respectivement: 15,4, 22,3, 22,7 (hyp. A)-16,1 (hyp. B).

Le tempo debito réel des années de la partie inférieure attribue donc à une famille moyenne (4 hommes adultes) le bêchage d'une superficie entre 0,8 et 1,2 hectare, à vitesse normale (60 opere/hectare). En réalité, pour cette famille, un hectare destiné au chanvre c'est un véritable point critique. En effet, l'hypothèse B est la plus réaliste, car elle tient compte


486

REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

GRAPH. 4. — Réel « tempo débita » météorologique par année pendant la période 1814-1858

d'un plus grand nombre de variables et la vitesse de 60 journées de travail par hectare est la plus usuelle. Les travaux « extraordinaires » sans périodicité annuelle précise (nouvelles vignes, nouveaux arbres, nouvelles haies, etc.) sont en outre une menace toujours imminente.

Malgré cela, le chanvre survit et se développe. Parfois le paysan tourne l'obstacle : il remplace le bêchage par un prompt labourage avec l'araire mêlé à un usage limité de la bêche. De cette «ruse» naîtra tout doucement une nouvelle technique: la ravagliatura, combinaison de charrue et de bêche, qui implique la présence simultanée d'un grand nombre de bêcheurs sur les traces de la charrue. Cette transformation de la malitia (duperie) en nouvelle technique nous fait apercevoir un autre phénomène : le bêchage devait déjà conduire à un usage de maind'oeuvre extérieure salariée avant la ravagliatura. Le chanvre semble donc


GRAPH. 5. — Nombre des jours de fête « bloqués » et des jours de fête de « rattrapage » (novembre et décembre) avec Noël exclu : 1718-1774 ——— Fêtes « bloquées ».

* * Fêtes de « rattrapage ».

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488 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

déterminer une rupture, au moins potentielle, de la capacité de la famille paysanne de suffire toute seule aux besoins du podere

7. Comparaisons et conclusions (provisoires).

Nous avions déjà approché, en un autre lieu, le même problème pour la période 1814-1858. Les résultats avaient été analogues même si nous étions partis de différentes sources, de second degré, pour ainsi dire. Le cours du climat n'est pas le même entre les deux périodes (graph. 3). Mais les différences ne changent pas le tableau général. Les conclusions, en général, peuvent être un peu diverses. Il ne suffit plus, à notre avis, de souligner que le bêchage des terres ensemencées en chanvre affaiblissait le métayer. Comme il devait recourir à la main-d'oeuvre extérieure à la famille, il dépensait plus. Ce qui souvent voulait dire s'endetter ou augmenter sa dette auprès du propriétaire. La dette n'est seulement un affaiblissement économique ; elle représente surtout la perte d'autonomie dans les décisions visant les cultures. Il est vrai que le contrat prévoit les cultures et qu'il préfigure par conséquent une situation assez rigide. Mais il est vrai que la définition des conditions contractuelles est, au moins en partie, le résultat des forces respectives du métayer et du propriétaire. A mesure que la dette augmente, le paysan est moins en état de négocier ; son statut se dégrade. Tout compte fait, tout ça n'est qu'un versant des problèmes soulevés par la culture du chanvre et, en particulier, par le bêchage automnal des terres destinées au chanvre, dans une réalité caracrisée par le métayage. Il faut souligner aussi que le chanvre contribue à déterminer une stratification sociale précise entre les familles des métayers. Le point de départ est, une fois de plus, leur dimension. D'elle dépend la possibilité ou non pour le paysan de faire partie intégrante du « coeur » du système, de s'intégrer à un monde solidement marchand ou demeurant lié à une optique d'autosubsistance. Cette entrée dans l'univers marchand est renforcée et approfondie par la nécessité d'avoir recours, d'une manière non accidentelle, aussi à la marchandise force de travail. Le discriminant entre les ménages évolue alors de la différence des dimensions à une capacité économique différente au sens le plus général et complexe du terme. D'où un véritable fossé entre fonctions économiques et sociales. Il n'y a pas de quoi tirer une conclusion. La circonspection est de rigueur. Mais certainement le paradigme du métayer arriéré de Quesnay et/ou Smith ne couvre pas la réalité entière du colonage parcellaire de la plaine de Bologne.

Roberto FINZI et Silvia COMANI, Institut Gramsci, Université de Bologne.


LA BOURGEOISIE PROTESTANTE, LA RÉVOLUTION ET LE MOUVEMENT DE DÉCHRISTIANISATION A LA ROCHELLE

Historiens et théologiens ont accusé la bourgeoisie protestante de n'avoir pas su garder au calvinisme toute sa vigueur pendant les heures sombres des xvir et XVIIF siècles, et d'avoir réduit la religion vivante de ses ancêtres à un refus d'adhérer au catholicisme, à un simple souvenir des traditions familiales. Non seulement la bourgeoisie protestante aurait trahi l'esprit du calvinisme, mais encore aurait-elle altéré l'organisation démocratique de son église. Elle « désirait détruire le régime presbytérien-synodal basé sur l'égalité de toutes les églises pour le remplacer par une structure hiérarchique de comités, et même par un épiscopat »l.

Plusieurs études historiques ont été publiées sur le comportement de cette bourgeoisie protestante 2. Mais nous ne savons que peu de choses de la résistance protestante aux persécutions de la Terreur. Il nous a semblé utile d'étudier cette question à travers la vie d'une communauté où la bourgeoisie joua un rôle prépondérant. Nous avons choisi La Rochelle, où les mêmes trente ou quarante familles bourgeoises dominèrent la vie du consistoire des années 1750 à la première moitié du XDC siècle. Bien souvent les mêmes hommes y furent Diacres ou Anciens de 1787 à 1825 sans interruption. La Rochelle offre donc un rare exemple de continuité entre « l'ère de tolérance » du xviir siècle, la Révolution, et le « Réveil » du XIXe siècle.

Avant d'étudier le rôle de ces bourgeois rochelais pendant la Révolution, il convient de rappeler l'étendue de leur puissance économique et de leur influence sociale à la fin du XVIIIe siècle, lorsque leur pros1.

pros1. LIGOU, « L'Église Réformée du Désert », Revue d'Histoire Économique et Sociale, 1954, p. 154.

2. Cf. par exemple Abbé Joseph DEDIEU, Histoire Politique des Protestants français, 17151794, Paris, 1925. Charles DORAND, Histoire du protestantisme français pendant la Révolution et l'Empire, Paris, 1902. Emile LÉONARD, Histoire générale du Protestantisme, vol. III, Paris, 1964. Burdette POLAND, French Protestantism and the Trench Révolution, Princeton, 1957.

Et surtout les monographies de R.-D. COBB, « Les débuts de la déchristianisation à Dieppe », Annales historiques de la Révolution française, XXVIII, avril-juin 1956, pp. 191-209. Daniel LIGOU, « Sur le Protestantisme révolutionnaire », BSHPF, CIV (janvier-mars 1958), pp. 25-49. A.-C. WEMYSS, « Les Protestants du Midi pendant la Révolution », Annales du Midi, LXIX (1957), pp. 307-322.


490 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

périté commerciale est à son apogée. Une étude statistique de la population protestante à cette époque se heurte à un problème de définition: le moyen le plus simple de déterminer les affiliations religieuses est de prendre en considération la participation, si modeste soit-elle, aux sacrements de l'Église Réformée. Mais étant donné que, jusqu'en 1787, les protestants n'eurent pas toujours la possibilité de pratiquer leur culte librement, il nous faudra aussi prendre en considération les personnes qui restèrent à l'écart des cérémonies fondamentales du culte catholique. Ainsi, nous tiendrons pour protestants les enfants non baptisés de parents qui furent eux-mêmes baptisés catholiques mais qui se marièrent devant un pasteur calviniste. De cette façon, nous pouvons aisément faire le décompte des protestants de La Rochelle en utilisant la liste de déclarations établie selon l'Édit de Tolérance de 1787. Cet édit autorisait tous ceux dont le mariage et dont les enfants n'avaient pas reçu la bénédiction catholique à faire légaliser leur statut, soit devant un officier de justice, soit devant un prêtre catholique faisant office de fonctionnaire civil 3. En 1788; 235 mariages furent enregistrés, et 371 en 1789.

Les registres et les listes des impôts perçus par l'Église Réformée de La Rochelle, qui fonctionnait clandestinement depuis au moins 1755, ainsi que les registres des chapelles protestantes étrangères de Paris où les fidèles les plus riches faisaient célébrer leurs baptêmes et leurs mariages, sont autant de précieuses sources d'information. D'après nos calculs, La Rochelle comptait en 1787 environ 1.100 protestants (380 hommes, 334 femmes, et 377 enfants). La communauté protestante représentait donc un vingtième de la population totale de la ville.

Ce chiffre, qui correspond au nombre de protestants officiellement recensés en 18024, contraste avec les estimations faites pour les années précédentes. Les chiffres varient profondément selon les différentes études effectuées sur la population de cette région du xvirr siècle. Périer estime par exemple que la population calviniste de La Rochelle comptait 4.000 âmes en 17285. D'autre part, une estimation officieuse établie en 1773 porte ce chiffre à 6.000 pour la province d'Aunis (qui comprenait alors La Rochelle et ses environs, l'île de Ré avec tout au plus 500 protestants, et Rochefort avec 100) 6.

Mours, de son côté, dénombre 7.500 protestants à La Rochelle après la Révocation de l'Édit de Nantes. Après avoir déduit le nombre des émigrants de Saintonge qui suivirent le pasteur Gibert en Amérique en 17637, il estime que 3.000 protestants vivaient à La Rochelle autour de 1760, c'est-à-dire 2.000 de plus qu'en 1787. Ainsi, les deux tiers de la

3. D'après les documents mis à notre disposition, les protestants préféraient se rendre devant un officier de justice.

4. Le chiffre avancé par le Pasteur Rang était de 1000. Archives du Consistoire de La Rochelle.

5. J. PÉRIER, La Prospérité Rochelaise au Dix-huitième Siècle et la Bourgeoisie Protestante, Paris, 1899, p. 32.

6. Document cité par Emile LÉONARD, Le Protestant Français, Paris, 1953, p. 21. Le fait qu'avant 1628 16 000 à 18 000 protestants vivaient à La Rochelle confirme bien que cette ville était un bastion du Protestantisme.

7. Le plus grand nombre de protestants à avoir quitté la France.


LA BOURGEOISIE PROTESTANTE A LA ROCHELLE 491

population protestante de La Rochelle auraient « disparu » au cours des trente années qui précédèrent la Révolution.

Ce manque de cohérence entre les diverses estimations est difficile à expliquer, bien qu'il n'ait pas été exceptionnel au xvme siècle 8.

Même si l'on compare le déclin de la population protestante de La Rochelle au déclin général de la population de cette ville à la même époque, l'ampleur des pertes protestantes reste un mystère. Après avoir étudié les registres de baptêmes et de décès des catholiques et des protestants de 1775 à 1789, Laveau estime le déficit de toute la population rochelaise à 2.330 âmes 9. Ce chiffre est bien évidemment trop bas pour comprendre la perte de 2.000 membres subie par la seule communauté protestante.

Ni l'excès de décès par rapport aux naissances, ni les quelques conversions ne suffisent à expliquer ce déficit. Il faut probablement en chercher la raison dans la disparition des marchés coloniaux (Canada et Louisiane), qui suivit la Guerre de Sept ans, et dans l'antagonisme permanent avec l'Angleterre depuis la fin de la Guerre d'Indépendance des États-Unis. La crise économique qui en résulta toucha sans doute plus durement les classes moyennes et basses de la société, puisque le nombre des négociants protestants, actifs ou non, resta constant jusqu'à la Révolution. Contrairement à ces riches négociants, les artisans, les ouvriers du port et les marins furent ruinés par la dépression économique des années 1760 et quittèrent probablement La Rochelle pour émigrer.

Le départ des petits artisans accentua la prépondérance numérique de la bourgeoisie. De plus, à La Rochelle, la petite aristocratie protestante s'était fondue à la bourgeoisie calviniste au gré des mariages mixtes. Cette prépondérance bourgeoise n'avait rien d'exceptionnel : toutes les grandes villes protestantes du xviir siècle présentent une structure anormale et un niveau de vie plus élevé que celui des autres communautés. Mais la structure sociale de La Rochelle différait non seulement de celle des autres communautés urbaines, mais aussi des autres villes protestantes.

La bourgeoisie protestante de la Rochelle se composait de négociantsarmateurs qui entretenaient une flotte d'environ 250 tonneaux pour le commerce vers l'outre-mer ; de marchands, riches grossistes en fourrures, cuir, bois, qui possédaient plus de biens et plus d'influence que les marchands-épiciers ou les marchands-tanneurs ; de bijoutiers, d'horlogers et de perruquiers ayant acquis des privilèges ; de marchands à la retraite ou ayant suspendu leurs activités, que l'on appelait « les bourgeois » et qui occupaient des charges de prêvot dans l'administration des finances ou de maître de la monnaie; de capitaines au long cours et de

8. Daniel ROBERT note des différences encore plus grandes entre les estimations de 1760 et de 1800 dans d'autres régions de France: Les Églises Réformées en France, Paris, 1961, p. 31.

9. Cf. LAVEMJ, Le Monde Rochelais de l'Ancien Régime au Consulat, 1774-1800, Thèse non publiée, p. 3042.

10. Pérouas, qui a traité cette question en détail, démontre que l'opposition au catholicisme avait augmenté plutôt que diminué pendant cette période.


492 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

constructeurs navals. On dénombrait donc 148 bourgeois, soit 40 % des protestants de sexe masculin.

On comptait seulement 8 nobles vivant «noblement», à peu près 160 maîtres artisans, apprentis et sénateurs, et 57 journaliers. Selon Laveau, la bourgeoisie catholique de La Rochelle, au contraire, était composée principalement de gens de robe et de rentiers.

Les marchands et négociants de La Rochelle, soit 40 % de la population protestante, représentaient 60 % des protestants pratiquants 11. Sur 274 fidèles payant le denier du culte, 185 étaient négociants ou marchands, et seulement 37 maîtres-artisans ou petits commerçants, et 31 artisans. Les domestiques et les journaliers n'étaient pas représentés ou se voyaient relégués sur la liste des pauvres. Il va sans dire que c'est la bourgeoisie qui, par sa forte contribution, permit au temple de fonctionner. En 1787, sur une contribution de 4.800 livres, 4.600 avaient été versées par des bourgeois.

De quelle façon l'Église Réformée rochelaise était-elle organisée avant l'Édit de Tolérance ? Pour plus de commodité et de sécurité, des groupes de trente ou quarante protestants célébraient les cérémonies religieuses dans la demeure des négociants les plus influents n. Jusqu'en 1786, date à laquelle la communauté loua un jeu de paume pour en faire un temple de fortune, l'Église Réformée de La Rochelle consistait en une poignée de petites cellules en relation étroite les unes avec les autres, dominées et financées par la bourgeoisie.

La supériorité numérique de l'élite commerciale n'entraîna pas une ségrégation absolue à l'intérieur de ces « sociétés ». Dans la société Bouguereau, du nom de la famille de commerçants qui louait sa demeure à l'un de ces groupes, un portefaix côtoyait un «visiteur au bureau des cinq grosses fermes ». Dans la société Emmerth, les selliers et les tonneliers voisinaient avec un officier de la Maison du Roi 13. Cette intégration sociale se poursuivit au sein des sociétés, même au-delà de 1786.

Nous n'avons pas retrouvé de documents prouvant l'existence d'un consistoire avant les années 1780, bien qu'une telle institution ait probablement été créée après le nouvel essor du culte en 1755. Quoi qu'il en soit, la liste des membres du consistoire que nous possédons pour la décennie précédant la Révolution indique que les Anciens appartenaient tous à la haute bourgeoisie et que les Diacres étaient sensiblement de même extraction 14.

11. Archives du Consistoire de La Rochelle.

12. Il ne fait aucun doute que de telles réunions eurent lieu bien avant le Réveil de l'Église Réformée rochelaise en 1755. Jacqueline PEOUVOST fait mention de 78 personnes arrêtées pour avoir assisté à des réunions religieuses entre 1748 et 1755 {Les protestants de La Rochelle et de l'Aunis, 1760-1789, Diplôme d'Études Supérieures, Poitiers, p. 10).

13. Archives du Consistoire de La Rochelle.

14. Bien qu'au x\ic siècle la constitution de l'Église Calviniste ait prévu que le consistoire serait élu par des élections démocratiques, il semblerait que, même au début de son existence, la direction de l'Église Réformée rochelaise ait été plus ou moins le monopole de la bourgeoisie qui se renouvelait par co-optation avec, tout au plus, l'approbation publique de ses choix. L'article de TROCMÉ (BSHPF, IC, juillet 1952, 133-199) indique que le consistoire,


LA BOURGEOISIE PROTESTANTE À LA ROCHELLE 493

En dépit du fait que la Discipline de 1559 de l'Église Calviniste de France prévoyait des élections démocratiques, il semble évident que le consistoire des années 1780, comme celui du début du xvnr siècle, se renouvelait par cooptation et presque exclusivement au sein de la bourgeoisie. Plusieurs années avant la Révolution, le consistoire rejeta la candidature d'un tonnelier-marin parce qu'il n'avait pas « suivi de leçons et était sans éducation». La décision ultime fut toutefois laissée au pasteur 15.

En 1787, date de la promulgation de l'Êdit de Tolérance, 1.100 protestants rochelais se rassemblaient ouvertement pour communier dans leurs lieux de culte, ainsi qu'ils le faisaient depuis de nombreuses années, et organisaient de fréquents synodes à l'échelon de la province sans être nullement dérangés. Bien plus, ils entretenaient généreusement deux pasteurs 16 et leurs Anciens avaient une grande influence sur l'ensemble de la population de La Rochelle.

Il faut se souvenir que cet Édit de Tolérance, insuffisant et humiliant, constituait pour la bourgeoisie protestante un rappel de vexations associées à la monarchie. De ce fait, il contribua à créer ou à raviver un désir de se démarquer du royalisme, et ce, à une époque où, pour d'autres raisons, les marchands protestants étaient profondément affectés par le chaos de l'Ancien Régime.

Les installations portuaires — c'est-à-dire le coeur même de la prospérité de La Rochelle au xvirr siècle — avaient un besoin urgent d'être modernisées. Des réparations indispensables, la construction d'un bassin à flots suffisamment grand et fonctionnant bien, l'élimination de la boue qui s'était déposée dans le port et qui rendait les manoeuvres difficiles et parfois impossibles, le percement d'un canal qui faisait cruellement défaut entre Niort et La Rochelle : autant de projets maintes fois proposés et soutenus par la Chambre de Commerce de La Rochelle mais qui n'avaient pas abouti par manque d'intérêt et de crédits de la part de l'administration royale.

A ces griefs étaient venus s'ajouter ceux provoqués par la politique commerciale du gouvernement : les faveurs dont jouissait le port de Lorient, les privilèges de la Compagnie des Indes, qui ne furent abolis qu'en 1770, le manque de protection royale contre une attaque ennemie — sauf en cas de conflit déclaré — la mauvaise application du Pacte Colonial, l'indifférence face à la contrebande du sucre étranger qui ruinait

avant 1628, comprenait « des gens moyens, ni très riches, ni très pauvres. Ils étaient choisis avant tout pour leurs qualités de sérieux, de régularité, de zèle, et non pour leur richesse ou leur situation politique ». Cependant, lorsque l'on étudie le consistoire au début du xvne siècle (composé de « membres du Corps de Ville, de meneurs de la rébellion bourgeoise contre le Corps de Ville, d'avocats, de marchands, d'un ou deux apothicaires », TROCMÉ, ibid., p. 1812), il semblerait que cette institution se soit trouvée aux mains d'une élite bourgeoise comme ce fut le cas au xvm= siècle. D'après PEROUAS, le consistoire du xvne siècle était dominé par les marchands. Le Diocèse de La Rochelle, 1648-1724, Paris, 1964, p. 140.

15. J. PROUVOST, Les Protestants de La Rochelle et de l'Auras, ouvr. cité.

16. Le pasteur Bétrine recevait 2 400 livres de La Rochelle et 600 de l'île de Ré.


494 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

les raffineries de La Rochelle, et, en général, le manque de compréhension du roi pour les besoins de cette ville 17.

Insatisfaits, déçus par l'anachronisme des insupportables restrictions des libertés religieuses, les négociants rochelais de 1789 n'éprouvaient plus pour la monarchie qu'un faible attachement. On comprend par conséquent qu'ils aient accueilli la Révolution avec grand enthousiasme, et, en dépit de la période de déchristianisation révolutionnaire, aient conservé cet enthousiasme jusqu'à la fin de la Première République.

À La Rochelle, la bourgeoisie protestante soutenait pleinement la Révolution tant sur le plan idéologique que financier. En 1790, sur un impôt total de 157.988 livres, la part de la bourgeoisie protestante s'élevait à 131.641 livres.

Un négociant protestant versait en moyenne 1.600 livres, les marchands en gros les plus riches, 1.000 livres 18. Les contributions les plus élevées dépassaient souvent la somme réclamée. Un quart des négociantsarmateurs offrit plus qu'il n'était demandé et beaucoup payèrent en un seul versement 19. Selon Laveau, des marchands protestants comme Demissy (25.280 livres), Debaussay (19.502 livres) ou Callot (19.837 livres) assumèrent presque seuls le fardeau de l'emprunt forcé de 179420. Par ailleurs, plusieurs bourgeois protestants domiciliés à La Rochelle, ainsi que des Rochelais vivant hors de France, contribuèrent de leur propre chef.

Le nombre des achats de biens nationaux traduit mieux encore l'adhésion des protestants à la cause de la Révolution. G. Lefebvre, qui a souligné le rôle politique de ces achats, a écrit que les nouveaux propriétaires terriens exprimaient ainsi leur «confiance dans le gouvernement révolutionnaire» 21. Les protestants de La Rochelle, toutes proportions gardées, achetèrent plus de terres que tous les non-protestants réunis. Bien qu'ils n'aient acquis qu'un dixième de la superficie totale vendue entre le 17 décembre 1790 et le 17 décembre 1798, la valeur moyenne de leurs achats étaient trois fois plus élevée que celle des terres acquises par les non-protestants 22. Dans son étude sur la vente des terres de l'Église, Lemonnier a montré que, parmi les dix-huit acheteurs les plus importants, neuf étaient protestants.

17. Henri ROBERT, « Trafics Coloniaux du Port de La Rochelle, 1713-1789 », Bulletins de la Société des Antiquaires de l'Ouest, 1949, vol. 1, p. 135-191.

18. Registre des archives municipales de La Rochelle, ainsi que les archives départementales L161.

19. Ils pouvaient par conséquent déduire l'intérêt légal de leur contribution. Toutefois, ceci représentait un sacrifice, car les marchands ne disposaient que de peu d'argent liquide.

20. LAVEAU, Le Monde Rochelais de l'Ancien Régime au Consulat, 1774-1800, p. 849.

21. G. LEFEBVRE, « Recherches Relatives à la Vente des Biens Nationaux », Revue d'Histoire Moderne, mai-juin 1928, n° 15, p. 200.

22. Archives départementales, Q 111-117, Q 168-174.


LA BOURGEOISIE PROTESTANTE À LA ROCHELLE 495

Le plus surprenant n'est pas tant le nombre des achats que la période au cours de laquelle ils ont été effectués. Au début de la Révolution, la bourgeoisie française avait été le premier bénéficiaire des ventes de terres nationalisées. En 1793 et en 1794, par contre, en divers endroits, ce furent les paysans qui effectuèrent le plus grand nombre d'achats 23. Et pourtant, à La Rochelle, pendant cette même période (du 6 septembre 1793 au 9 août 1794) la valeur des achats des bourgeois protestants dépassa largement celle des achats des non-protestants. La valeur moyenne des biens de l'Église achetés par les protestants sous la Terreur était supérieure de 85 % à la valeur moyenne des achats non-protestants ; mais si l'on compare les achats de terres d'émigrés, la différence est alors de 1.540 % 24. En 1793, alors que les acheteurs protestants appartenaient en majorité à la haute bourgeoisie, les acheteurs non-protestants étaient fréquemment artisans, journaliers, ne sachant parfois ni lire ni signer.

Les acheteurs protestants n'essayèrent pas de dissimuler l'étendue de leurs acquisitions en négociant de petites parcelles à des endroits différents ou en se servant de mandataires. En fait, trente-trois achats de biens d'émigrés effectués de l'automne 1793 à la fin de la Terreur (le plus grand nombre d'achats protestants au cours d'un tel laps de temps sous la Révolution) furent le fait de 13 acquéreurs seulement.

Par exemple, Élie Seignette fils, en ce temps adjudant général de l'Armée des Alpes, acheta deux métairies et six lots de 13 1/2 journaux de terre 25. Son père était alors administrateur en chef des ventes foncières. Un autre protestant, Louis Giraudeau, acquit quinze journaux d'un seul tenant et, un peu plus tard, une seconde parcelle de centtrois journaux. De plus, les protestants contrôlaient suffisamment le marché pour pouvoir effectuer des achats qui compléteraient leurs acquisitions précédentes 26.

La multiplicité et la valeur de leurs achats sous la Terreur révèlent que les protestants occupaient alors une position puissante et sûre. Ils financèrent largement la Révolution par les impôts, les achats fonciers et les innombrables dons individuels spontanés, en dépit de sérieuses difficultés et d'énormes pertes consécutives au soulèvement de Saint Domingue 27. S'ils avaient été persécutés, il aurait été imprudent, sinon impossible, pour eux d'afficher leur richesse aussi ouvertement. Leur fidélité à la cause de la Révolution et au mouvement de déchristianisa23.

déchristianisa23. LEFEBVKE, « Recherches Relatives à la Vente des Biens Nationaux », art. cit., p. 204-206, voir appendice.

24. Archives départementales. Registre des ventes foncières, Q 119-22, Q 168-74.

25. Un journal représentait la superficie qu'un homme pouvait labourer en une journée, et, de ce fait, variait grandement selon les régions.

26. Ils achetaient des fermes et des métairies aussi bien que des marais salants. LAVEAU en conclut que les achats protestants compensèrent largement les confiscations du xvn? siècle. Le Monde Rochélais..., op. cit., p. 839.

27. Un cinquième de toutes les pertes aux Antilles françaises fut supporté par les marchands rochélais, selon H. ROBERT, « Trafics coloniaux du port de La Rochelle », Bulletin de la Société des Antiquaires de l'Ouest, 1949, p. 176.


496 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

tion semble avoir constitué la garantie de leur puissance et de leur sécurité.

Nombreux furent les bourgeois protestants pris dans la campagne révolutionnaire contre le trône et l'autel. A travers des pétitions collectives, ils accueillirent et encouragèrent la politique de la Première République. Carayon, par exemple, écrivait en 1792 : « Vous [(l'Assemblée Nationale) avez] renversé ces tyrans qui se nomment rois, gloire vous en soit rendue ! » 28.

Une pétition adressée à la Convention qui demandait le jugement immédiat de Louis XVI et rejetait l'idée d'un référendum populaire fut signée par 285 Rochelais, dont 41 protestants, tous membres de la haute bourgeoisie, comme Meschinet de Richemond, Jean Ranson, Bertrand Richard, Jean David Pinasseau, Élie Bouguereau 29. François Estienvrot, nommé second pasteur de Marennes en 1773 et pasteur émérite 30 de La Rochelle en 1791, signa aussi cette pétition.

De même, l'élite protestante encouragea les autorités locales à éliminer le « despotisme de la superstition ». Louis Admyrauld, un des négociants protestants les plus respectés de La Rochelle et membre du gouvernement de district en 1793, se joignit à Seignette, autre négociant protestant alors président du gouvernement de district, pour proclamer :

Le règne des rois est passé, celui des prêtres, non moins absurde, non moins tyrannique et plus sanguinaire, devait passer aussi. Presque tous ceux de notre arrondissement sont venus rendre hommage à la vérité et abjurer leur état, en reconnaissant qu'ils n'avoient pu l'exercer jusqu'à ce jour qu'à l'aide de la superstition, fille de l'ignorance et de la crédulité des peuples... 31.

Combien de protestants sont allés aussi loin que l'auteur de ce chant (écrit sur la musique de La Marseillaise) découvert parmi les papiers de la respectable famille protestante Charruyer ? 32

Amis dans vos projets bacchiques Sachez ne pas trop vous presser Épargnez ces poulets éthiques Laissez-les du moins s'engraisser. Mais ces chapons aristocrates Chanoines de basse cour Qu'ils nous engraissent à leur tour Et nous n'en laisserons que les pattes

La bourgeoisie protestante de La Rochelle s'était suffisamment engagée dans le mouvement de déchristianisation pour être dans les bonnes grâces des extrémistes. L'anticléricalisme franc de ces négociants et marchands

28. Archives nationales Diiib 45.

29. Archives nationales Aa 33.

30. G&ÉZEHJ et TAUSIN, Études Historiques de Nieulle, Broue et les Iles de Marennes, La Rochelle, 1896, p. 89, et L. DEUIAS, L'Église Réformée de La Rochelle, Toulouse, 1870, appendice. En tant que pasteur émérite, Estienvrot bénissait les baptêmes et les mariages et assistait les pasteurs officiels Bétrine et Blachon.

31. JOURDAN, Êphémérides Historiques de La Rochelle, La Rochelle, 1871, vol. II, p. 553.

32. Poème anonstne, mss 2093, fol. 58-9. Bibliothèque municipale de La Rochelle. Les papiers de cette famille comprennent une grande variété de poèmes et chansons de l'époque de la Révolution, de l'Empire et de la Restauration, généralement de la main de Mllc E. Charruyer. Toutefois, à en juger par le ton, on peut penser que le poème cité a été composé sous la Terreur.


LA BOURGEOISIE PROTESTANTE A LA ROCHELLE 497

permettait aux radicaux de fermer les yeux sur le crime que représentait cette supériorité économique. Bien que les représentants en mission ne fussent pas dupes de cette apparente harmonie entre les classes,

(...à notre arrivée à Rochefort et à La Rochelle, nous avons trouvé l'esprit public sans consistance ; la perfidie des riches, masquée de patriotisme, tenait le peuple dans une sorte d'incertitude, et d'engourdissement ; les patriotes des sociétés populaires étaient comprimés et ne pouvaient seuls secouer entièrement le fardeau dont le fédéralisme et l'aristocratie les chargeaient ; notre présence, nos discours, notre fraternité franche ont tout régénéré33).

ils semblèrent incapables de déloger les bourgeois protestants des postes officiels ou de les persécuter comme contre-révolutionnaires.

Sur la liste des Rochelais enfermés à la prison du département, nous n'avons pas trouvé plus de quatre ou cinq bourgeois protestants, dont deux étaient des femmes, Suzanne Belin et Marie Jousseaume, toutes deux emprisonnées temporairement à Rochefort. Un autre, nommé Bourdin, sans adresse spéciale, fut enfermé à Brouage jusqu'au 7 novembre 1794, puis relâché grâce aux dépositions flatteuses du représentant en mission et du Conseil de la commune M.

Le quatrième prisonnier protestant, Debaussay, un marchand influent, se trouvait sous les verrous parce que le représentant en mission, Lequinio, l'avait inculpé à tort pour une dette impayée à un négociant espagnol. Bien que son innocence ait été prouvée, Debaussay ne fut pas immédiatement libéré. Par contre, il fut promptement abandonné par les autres négociants protestants qui vinrent en masse réclamer le paiement de quelque 167.247 livres que le prisonnier leur devait 35.

Les marchands protestants furent nombreux à faire officiellement état des sommes que leur devait le prisonnier « contre-révolutionnaire » 36 ; on peut en déduire que ces marchands, loin d'être emprisonnés ou même suspectés, n'avaient pas peur de révéler l'étendue de leurs richesses.

Il faut aussi souligner le fait qu'aucun réformé rochelais, bourgeois ou noble, ne figura sur les registres d'émigration 37. L'élite commerciale avait prudemment évité la spéculation flagrante ou la thésaurisation, adhéré au «maximum» 38 et soutenu l'assignat, exprimé son anti-cléricalisme et ses sentiments républicains pour ne pas se trouver reléguée dans les rangs de l'opposition. La question est de savoir si cette sécurité politique fut acquise au détriment de l'identité religieuse.

Quelles relations ces négociants-armateurs encore profondément attachés à la Révolution entretenaient-ils avec l'anti-protestantisme de la Terreur ?

33. Lettre à la Convention, 9 octobre 1793. Mss 639, fol. 140-1, Bibliothèque municipale de La Rochelle.

34. Archives nationales, F7 4556.

35. Archives départementales Q 228, et DAVID, Un Port de l'Océan pendant la Révolution, La Rochelle, 1938, p. 160-1.

36. Archives départementales Q 228. Liste des créditeurs de juin à novembre 1794.

37. Archives départementales Q 213, Registres 1 et 2. Ceci vaut également pour le reste de la bourgeoisie protestante française.

38. Dans son journal, Jacob Lambertz écrit que les marchands se conformèrent strictement au « maximum ». Admyrauld, par exemple, revendit la cargaison de sucre d'un navire capturé au prix fixé par le « maximum », en dépit d'un énorme manque à gagner.


498 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Les documents, rares et peu éloquents, indiquent bien que les membres de cette communauté maritime refusèrent, même à une période de tensions politiques extrêmes et en dépit de l'abdication de leurs pasteurs, de renoncer à un culte qu'ils avaient ressuscité avec peine cinquante ans plus tôt. Ils réagirent à la campagne anti-religieuse, devenue ouvertement anti-protestante, comme ils avaient réagi à l'intolérance du début du xviir siècle. Lorsque l'autorité publique était hostile à leurs principes, ils priaient en petits groupes, très fermés, et ainsi préservaient la conscience du protestantisme dans leur communauté ; en 1793 et 1794, ils évitèrent l'affrontement direct et le combat impossible. De façon tout aussi caractéristique, leur clergé adhéra au « Culte de la Raison » ou se retira de la vie religieuse et politique jusqu'à ce que l'orage fût passé.

A en juger par les registres de mariage et de baptême, l'Église Réformée de La Rochelle fonctionna normalement jusqu'à l'automne 1793. Ces premières années de la Révolution virent même une certaine extension de la communauté protestante. En mars 1793, les marchands et négociants protestants achetèrent une église qui, aujourd'hui encore, leur sert de temple 39.

Certains indices précis montrent que 1793 fut une année de transition et non d'achèvement. Trois baptêmes bourgeois ainsi que celui des jumeaux d'un journalier sont enregistrés sans la signature du pasteur* 1. Chacun de ces quatre baptêmes est suivi d'autres pour lesquels le pasteur, Bétrine ou Blachon, a officié. Par conséquent, bien que cela ne soit pas encore nécessaire sur le plan politique, il s'agirait de ces baptêmes « laïques » qui ont dû être célébrés fréquemment pendant les années où l'Église Réformée rochelaise ne fonctionna pas officiellement. L'archiviste protestant Meschinet de Richemond écrit que «plusieurs certificats montrent qu'en 1793, en l'absence d'un pasteur, les baptêmes étaient célébrés par le grand-père de l'enfant, en accord avec la Discipline de l'Église Réformée » 41.

Si octobre 1793, date de la dernière année sur les registres, avait réellement marqué un arrêt de la vie religieuse des protestants de La Rochelle, lorsque le culte redevint autorisé — en 1798 — les jeunes protestants attendant d'être baptisés auraient dû être nombreux. Si l'on se fie à la moyenne de vingt-huit baptêmes par an au cours des quatre années précédentes, 1798 aurait dû compter plus de cent baptêmes tardifs 42. En fait, lorsque l'Église Réformée se relève, les registres ne font mention que de neuf enfants nés dans l'intervalle, qui n'ont pas été baptisés. On peut donc supposer qu'au moins quelques pratiques du culte calviniste survécurent clandestinement pendant la Terreur et au début du Directoire.

39. Archives de l'Église Consistoriale de La Rochelle. L'édifice avait appartenu à l'ordre des Récollets.

40. Archives départementales. Registre des baptêmes, 182-4.

41. MESCHINET DE RICHEMOND, Notes, p. 142. Nous n'avons pas pu retrouver les papiers de Dély qui sont cités en référence. Au début du xvmc siècle, en l'absence d'un pasteur, les baptêmes pouvaient être célébrés par la famille.

42. Archives départementales 182.


LA BOURGEOISIE PROTESTANTE A LA ROCHELLE 499

Une autre preuve importante a été trouvée dans les comptes du Consistoire de la période qui précède le Concordat. Carayon, un éminent négociant rochelais, nota le 29 juillet 1794 que 2.104 livres furent versées à la caisse des honoraires et à la caisse des pauvres, et enregistra 500 livres rassemblées pour les protestants hospitalisés, ainsi que d'autres sommes pour des loyers et oeuvres de charité. Sur la liste des dépenses, on note une somme de 600 livres à payer à Masson, comme indemnité, terme utilisé nulle part ailleurs dans le livre de comptes et qui pourrait correspondre à un salaire. Ce nom, Masson, n'apparaît sur aucun des registres de l'Église Réformée de La Rochelle; il est mentionné une fois encore à la dernière entrée sur les registres de baptême en tant que « F. Masson, Pasteur». Il s'agit peut-être de ce même François Masson, inscrit au répertoire des pasteurs calvinistes 43 qui étudia à Lausanne dans les années 1780 et qui abandonna bientôt son ministère après avoir épousé une catholique.

Il existe d'autres preuves de la survivance du protestantisme rochelais sous la Terreur et au début du Directoire. Dans les comptes officieux datés du 18 mars 1795, les montants enregistrés par la Caisse des Honoraires (2.058 livres) et par la Caisse des Pauvres (1.337 livres) sont plus élevés que ceux enregistrés en 1794. Ceci suggère que le denier du culte était encore prélevé et que les services de quelques pasteurs étaient encore rémunérés 44. 298 livres furent payées à la veuve du sieur Ranson, un négociant de grande fortune, qui avait apparemment la charge de distribuer de l'argent aux protestants hospitalisés. Encore plus probante est une entrée de 386 livres payées au boulanger ; étant donné qu'il s'agit là de fonds communautaires et non de fonds privés, l'argent servit probablement à l'achat de pains destinés à la Communion 45.

Ces documents confirment les dires du Conseil de District qui, le 17 juillet 1794, affirmait que « diverses cérémonies religieuses sont encore pratiquées dans plusieurs maisons de cette commune» ainsi que la thèse de l'historien Philippe David, soutenant qu'après 1793 les protestants tinrent leurs réunions dans les entrepôts du négociant BouguereauA 6.

Aucun autre livre de compte n'a été retrouvé pour les années postérieures à 1795. Doit-on en déduire pour autant que le Protestantisme avait disparu de La Rochelle ? Bien au contraire, les Réformés, déterminés à poursuivre la pratique de leur culte pendant les années dangereuses de la Terreur auront très probablement persisté pendant les années plus calmes du Directoire. Nous n'avons pas trouvé de documents permettant de confirmer cette hypothèse, ni à La Rochelle, ni à Paris.

43. Notes de la bibliothèque de la Société de L'Histoire du Protestantisme Français, Mss 5922. Nous n'avons rien trouvé sur Masson dans l'ouvrage de HAAG, La France Protestante.

44. Budget trouvé dans les Archives du consistoire de La Rochelle.

45. En 1793, le prix « imposé » du pain était de 3 à 4 soles la livre, et la vente limitée à un quart de livre par personne. Les protestants on dû payer un prix supérieur pour un surcroît de qualité et de quantité. La dette peut aussi représenter les achats de plusieurs années successives.

46. DAVID, Un Port de l'Océan pendant la Révolution, La Rochelle, 1938, p. 226. La première déclaration est extraite d'une communication au gouvernement municipal. La seconde est simplement affirmée par DAVID (La Rochelle sous le Consulat, p. 199) sans aucune preuve.


500 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Quel fut le sort des deux pasteurs officiels du Temple rochelais ? Aussi surprenant que cela paraisse, ce sont les ecclésiastiques, et non les membres laïques de la communauté, qui s'engagèrent avec le plus de ferveur dans la Révolution. Les pasteurs se détachèrent petit à petit de leurs devoirs ecclésiastiques et ce sont les Diacres et les Anciens qui leur succédèrent sans mauvaise grâce. Les pasteurs Blachon et Bétrine furent tout d'abord membres des clubs révolutionnaires, puis, à la suite d'élections, ils accédèrent au gouvernement municipal pour enfin disparaître mystérieusement sous le Directoire.

En 1793, par conséquent, les protestants se retrouvèrent abandonnés par leurs pasteurs. Le culte fut néanmoins pratiqué et les baptêmes furent apparemment célébrés sans la bénédiction pastorale.

Soumise et opportuniste à l'époque des persécutions, prudente et respectueuse des lois à la fin de l'Ancien Régime, la bourgeoisie protestante de La Rochelle accueillit la Révolution avec enthousiasme, fière que son église, devenue officielle, fournisse à la République des patriotes exemplaires et des représentants compétents.

Sous la Terreur et le mouvement de déchristianisation, la bourgeoisie protestante survécut en se soumettant à la doctrine et aux rites de l'anticléricalisme dominant. Elle préserva les pratiques essentielles de son culte en acceptant la clandestinité et en improvisant des alternatives acceptables aux sacrements traditionnels.

Là où les historiens du calvinisme français, au xviir siècle, n'avaient vu que couardise, assimilation et indifférence, nous avons découvert le courage d'un grand nombre de mariages et de baptêmes clandestins, l'opiniâtreté des réunions secrètes, et la volonté de maintenir les valeurs du protestantisme.

Laura Maslow ARMAND, Université de Paris III.


LA BOURGEOISIE PROTESTANTE À LA ROCHELLE

501

BIENS NATIONAUX I. — Terres de l'Église

Nombre v„i„1¥. Nombre 8>&„h-S«

Dossiers Dates total lS5? d'achats Valeur* «BsfaMS

d'achats tome protestants g<-4&KP,

o s y a

QUI 17 déc. 17908

17908 1791 80 1.312.772 10 214.792 137 %

Q 112 8 avril 1791 -

15 juill. 1791 79 968.308 7 108.675 130 %

Q 113 15 juill. 1791 -

6 juill. 1792 63 1.276.385 12 762.845 631 %

Q114 6 juill. 179221

179221 1793 52 1.315.630 5 199.225 167 %

Q 115 21 juin 1793 -

12 mai 1795 124 1.645.890 11 125.550 85 %

Q 116 12 mai 1795 -

24 juin 1795 19 1.614.200 1 107.800 129 %

Q 117 6 août 1795 -

17 oct. 1795 24 4.846.600 5 1.963.800 259 %

* Les valeurs totales n'ont pas été corrigées en fonction de la dévaluation de la livre car cela n'était pas indispensable à nos calculs.


502

REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

II. — Terres d'émigrés

■SgS|s|

Nombre v»i»„r Nombre g,o^f, 8

Dossiers Dates total ™£Ff d'achats Valeur* «S|HMS

d'achats IotaIe protestants g ^^ g,„ ^.

S rt w C3 O O > o g B

Q 119 6 sept. 1793 -

9 août 1794 198 1.226.038 33 925.665 1.540 % Q120 9 août 179413

179413 1795 224 915.767 21 118.514 144 %

Q 121 13 mars 1795 -

27 juin 1795 81 815.476 7 126.330 194 %

Q 122 6 août 1795 -

28 oct. 1795 30 9.003.800 3 971.000 110 % Q 168 3 juin 1796 -

25 juin 1796 100 794.722 1 51.190 682 %

Q 169 25 juin 1796 -

21 juill. 1796 100 717.363 1 12.097 170 % Q 170 21 juill. 1796 -

1" août 1796 100 822.302 6 324.889 1.025 %

Q 171 2 août 1796 -

23 août 1796 100 957.335 5 47.109 98 % Q 172 23 août 1796 -

17 sept. 1796 102 761.447 2 8.840 59 % Q173 17 sept. 17967

17967 1798 99 929.391 4 57.154 155 %

Q 187 Mars 1803 -

Mai 1807 85 229.150 10 44.335 180 %

Q188 1810 1 1.200 0 0

1811 9 33.520 1 110 2 % 1812 4 L930 1 625 144 %

* Les valeurs totales n'ont pas été corrigées en fonction de la dévaluation de la livre car cela n'était pas indispensable à nos calculs.


LES PROTESTANTS FACE A LA SÉPARATION DES ÉGLISES ET DE L'ÉTAT DÉBATS ET ENJEUX IDÉOLOGIQUES DE 1871 A 1905

Il n'existe pas aujourd'hui d'étude complète concernant la loi de séparation des Églises et de l'État en France. C'est une pièce maîtresse de l'Histoire de la IIIe République qui repose encore dans ses dossiers fermés, officiels et officieux, d'Église et d'État, nombreux et dispersés 1. C'est un événement important de notre Histoire dont l'étude révélera sans doute combien ses conséquences sont loin d'être encore épuisées aujourd'hui. L'étude qui suit ne peut apporter qu'une très modeste contribution pour ce gigantesque travail car son centre de gravité se situe au sein du protestantisme français et son champ d'investigation se limite strictement aux écrits protestants concernant les enjeux idéologiques de la loi de séparation 2.

1. Recherche effectuée dans le cadre de l'A.T.P. : « Europe et temps présent », CERDIC - CNRS. Ouvrages généraux consultés :

o Études sur les rapports des Églises et de l'État en France :

— LEPOINTE G., Les rapports de l'Église et de l'État en France, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 1960, n° 886 ;

— BAUBÉROT J., Les relations entre l'État et l'Église dans les pays de l'Europe latine. Le point de vue protestant. La Situation en France. Conférence organisée par la Faculté de Théologie de Genève à Bossey (Céligny), 26-28 sept. 1979, dactylographié.

— ZIMMERMANN M., Église et État en France, répertoire d'ouvrages, 1801-1979. Strasbourg. CERDIC, 1980. 880 ouvrages.

• Études concernant la loi de séparation des Églises et de l'État :

— ANDRIEUX F., « Un sociologue devant la loi de 1905 », in Études théologiques et religieuses, année 47, n° 3, 1972, pp. 313-330.

— BAUBÉROT J., « Problèmes du protestantisme français face à la séparation des Églises et de l'État », in R.T.R., n° 3, 1972, pp. 271-312.

— MAYEUR J.-M., La séparation des Églises et de l'État : 1905. Paris, Juillard, 1966, 201 p.

— MEJAN L.-V., La séparation des Églises et de l'État, oeuvre de Louis Mejan. Paris, P.U.F., 1959, 571 p.

— MIATT.TB M., « La loi de 1905 : une séparation de corps... et d'esprit », in R.T.R., n° 3, 1972, pp. 331-350.

e Études régionales :

— LUPOVICI Christian, La séparation des Églises et de l'État à Nîmes et dans le Gard. Mémoire de maîtrise, fac. de Montpellier, 1968-1969.

— SCHLICK J. (sous la direction de), Églises et État en Alsace et en Moselle : Changement ou fixité. Strasbourg, CERDIC, 1979, 366 p.

2. Nous avons travaillé à partir des fichiers de la Bibliothèque Nationale et de la Bibliothèque d'Histoire du Protestantisme Français (B.H.P.F.), rue des Saints-Pères, Paris (7e).


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Entre le cléricalisme et l'athéisme, les protestants espèrent occuper une place privilégiée dans la société française après la séparation des Églises et de l'État. Avec le souci de se démarquer du cléricalisme catholique, ils cherchent à définir la place du protestantisme dans les cadres laïques de la société nouvelle : une religion qui prêche l'individuaKsme chrétien, une Église qui se veut libre association de croyants, les protestants sont tentés de réclamer pour eux-mêmes et toutes les religions le droit d'expression, de réunion et d'association octroyé par la société libérale à toutes autres associations et d'être assimilés à l'une d'elles. Ils perçoivent, à mesure que la loi prend tournure et que l'échéance approche, que la haine antireligieuse qui anime certains législateurs est en train de déborder l'anticléricalisme, premier mobile de la loi qu'ils partageaient pleinement. Cette évolution vient souvent renforcer leur conviction que la séparation ne doit pas comporter de mesures d'exception qui priveraient les Églises de la jouissance de droits accordés à d'autres associations ; tout en comprenant que la loi sur la police des cultes est dictée par la peur du cléricalisme romain, certains protestants s'inquiètent et se demandent même si le Concordat ne leur offrait pas plus de garanties et d'indépendance. En fait, coincé entre deux blocs, le protestantisme français a une très faible marge de manoeuvre; la séparation se fera de toute façon, avec ou sans leur accord. De par leur histoire et leur volonté de se démarquer du catholicisme, les protestants sont en majorité favorables au principe de séparation des Églises et de l'État. Pour influencer celle-ci dans un sens qui leur soit favorable, la seule opportunité consiste pour eux à adhérer à la démarche politique pour déjouer, par l'acte luimême d'une certaine mesure, la volonté de certains législateurs de confondre cléricalisme et christianisme. Engagés dans ce chemin étroit, rares sont les protestants qui peuvent prendre un peu de recul pour percevoir que la loi comporte dans son principe même, en définissant l'Église comme une association cultuelle, en reléguant la religion dans la sphère de la vie privée, une transformation fondamentale dans l'Histoire du rôle social de la religion.

Il faut noter que la période concernée se déroule en deux temps et à deux rythmes différents. De 1870, année où le Parti républicain inscrit la séparation des Églises et de l'État dans son programme électoral, jusqu'en 1902, le rythme des événements est lent pendant lequel la question est en suspens et dont la réalisation semble reportée à beaucoup plus tard ; en 1877, les républicains forment le gouvernement, mais en octobre 1901, lorsque la majorité de la Commission des Finances vote la suppression de la moitié du budget des cultes, le président WaldeckRousseau s'y oppose. En 1902, deux projets de loi sont déposés à la Chambre des Députés et les événements concernant la séparation des Églises et de l'État se succèdent alors à un rythme plus rapide puis s'accélèrent jusqu'à la précipitation au moment du vote. En janvier 1903, lors du vote sur le budget des cultes, Emile Combes déclare cependant que le moment de la séparation n'est pas encore venu. Mais le débat est dorénavant ouvert et les projets s'amoncèlent à la Chambre des Députés. En juin 1902, une commission parlementaire est nommée et ses travaux


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sont précipités par la rupture brutale des relations diplomatiques avec le Saint-Siège en juillet 1904. Un an après — juillet 1905 —, la loi est votée par la Chambre et, en décembre, elle est adoptée sans modification par le Sénat.

Selon que l'on se trouve dans le premier ou le second temps, selon que la séparation est lointaine ou imminente, selon qu'elle se présente comme une mesure de pacification ou un instrument de guerre, un moyen de liberté ou de contrôle, les appréciations sur la séparation varient bien évidemment.

Nous voulons insister aussi sur le fait que la question religieuse étant au coeur de la vie sociale et politique sous la IIP République, elle catalysait toutes les questions essentielles de cette société, et qu'en traitant d'elle, on ne peut ignorer le moment historique où, à travers elle, une société mettait en place de nouvelles structures politiques, juridiques, sociales et idéologiques. Dans ce débat qui s'instaure, où République sonne bien mal avec Religion, où Religion s'accorde presque toujours avec Église catholique, cléricale et réactionnaire, quelles sont les positions des protestants français ? Tenter de réconcilier l'irréconciliable ? — la Démocratie et le Libéralisme politique avec la Religion. Affirmer le contraire de l'évidence ? —, le Christianisme n'est pas une force cléricale et réactionnaire. Dans ce conflit ouvert entre l'État et l'Église catholique, une voie difficile s'ouvre devant eux et dont les enjeux sont leur existence et leur identité.

Les divisions internes que connaît le protestantisme vont compliquer le débat et affaiblir ses forces. Mais cette situation de crise va favoriser un travail de questionnement et de réflexion sur l'avenir du protestantisme et sur le rôle de l'Église dans la société moderne en voie de laïcisation.

I. — UN PROTESTANTISME DIVISÉ

Alors qu'en 1848 une majorité de réformés avaient voté au Synode qu'il n'y aurait pas de Déclaration de foi qui serait imposée à tous les pasteurs de l'Église, celle-ci est votée par une majorité de quatorze voix, au Synode de 1872, convoqué par le gouvernement Thiers. Les divergences entre orthodoxes, partisans de la Déclaration de foi, et libéraux qui la refusent, sont alors telles qu'une double structure se met en place progressivement dans l'Église réformée. Les orthodoxes organisent des Synodes officieux — le gouvernement, ne souhaitant pas intervenir dans ce débat interne et d'ordre religieux, s'abstient en effet de convoquer un autre Synode national — et les libéraux qui souhaitent reprendre leur place au sein de l'organisation traditionnelle dès que la condition préalable d'adhésion à la Déclaration de foi serait levée, se réunissent en Assemblées générales.


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1. Pour ou contre les Articles organiques.

Certains estiment que les Articles organiques, en décapitant l'organisation ecclésiastique traditionnelle huguenote 3 et qui, en instituant le salariat pastoral, ont desserré les liens des laïcs avec leur Église 4, sont responsables de cette détérioration interne de l'Église Réformée. Les partisans du régime d'union avec l'État s'attachent au contraire à montrer tout le bénéfice que le protestantisme en a tiré : développement de ses paroisses et de ses oeuvres, reconnaissance officielle, organisation traditionnelle presque rétablie 5. Le professeur Jalabert estime, en effet, que l'union n'est en rien dégradante « comme certains se plaisent à le dire » et que le salaire que perçoivent les pasteurs peut aisément être justifié comme une forme de remboursement des pertes subies par les Églises du passé. Il se prononce très fermement en faveur de l'union, les Articles organiques offrant, selon lui, plus de garanties que n'en comporterait une loi sur la police des cultes envisagée dans plusieurs projets de loi 6.

2. Entre une Église de professants et une Église de multitude.

Il nous apparaît qu'un débat théologique sur l'Église traverse le protestantisme français et détermine en partie les prises de positions en faveur ou contre la séparation.

La conception théologique de l'Église de professants appartient en France à une partie du courant évangélique, l'aile avancée du mouvement du Réveil. Un de ses principaux animateurs, Alexandre Vinet, pro3.

pro3. CALAS (Question du jour. La séparation de l'Église et de l'État, s.l. : Monnerat, 1887, 32 p.) écrit : « La loi ne fut plus fermement proclamée, la discipline chancela et la paix relative amena les schismes et les divisions, le protestantisme n'eut plus ni l'ordre, ni la liberté. »

4. Paul PASSY, de l'Église baptiste (« Organisons le Christianisme laïque », L'Avant-Garde, 15 décembre 1904), espère que la séparation, en réduisant le nombre des pasteurs, va permettre d'introduire progressivement 1' « anciennat plural et laïque », réalisation du « sacerdoce universel » comme dans l'Église des Pères. J.-Théophile DUPROLX (Les bienfaits de la séparation des Églises et de l'État, Angoulême : imp. T. Voleau, 1905, 12 p.) écrit aussi dans ce sens que le « Concordat a porté le plus grave préjudice à la prospérité du protestantisme » en desserrant les liens des laïcs avec leur Église.

5. DAVADOE («La séparation, appréhension d'un pasteur de campagne par rapport à la séparation des Églises et de l'État », Vie Nouvelle, 8 novembre 1902) s'interroge : <s Auronsnous encore les mêmes moyens d'action, serons-nous dans une situation plus favorable après la séparation ? Je ne le pense pas. » Jean D'ARVEY (« La séparation des Églises et de l'État », Vie Nouvelle, 15 novembre 1902) écrit : <; Au point de vue religieux, [le protestantisme contemporain] peut supporter la comparaison avec le protestantisme d'il y a cent ans, et, au point de vue social, sa situation a changé à son avantage depuis Napoléon Ier. Malgré le budget des cultes, le xixe siècle a été pour nos Églises une période de relèvement et non point de décadence. »

6. Ph. JALABERT, De la séparation des Églises et de l'État au point de vue du protestantisme français, conférence faite à la faculté de théologie de Paris, le 3 juin 1903, Dole : Girardi et Audebert, extrait de la Revue Chrétienne, 1903, 23 p. Ph. Jalabert est alors doyen honoraire de la Faculté de Droit de Nancy et professeur honoraire de la Faculté de Droit de Paris et appartient au courant théologique libéral.


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fesseur de théologie, né en 1797 près de Lausanne, est aussi le grand théoricien de la séparation des Églises et de l'État. Son ardeur à réclamer la séparation s'appuie sur sa conception de l'individualisme chrétien selon laquelle la religion ne doit être qu'une affaire purement individuelle et de conscience. Elle privilégie la démarche personnelle et volontaire de l'homme vers Dieu, l'Église était alors une libre association de croyants où l'adhésion est sanctionnée par la reconnaissance de la communauté déjà formée. A. Vinet rejoint le petit groupe de libristes français qui a fondé, sous la Monarchie de Juillet, la chapelle Taitbout à Paris 8 et qui compte parmi ses membres F. Monod et Ed. de Pressensé.

La législation concordataire condamne, de fait, les Églises de professants, dès leur origine, à être séparées de l'État dans un statut de quasiillégalité.

A. Vinet, puis après la mort de ce dernier, Ed. de Pressensé, ont théorisé et diffusé les raisons de réaliser la séparation et leur influence a largement dépassé les limites du courant libriste français pour toucher d'autres courants théologiques.

Au sein de l'Église réformée officielle, le débat entre orthodoxes et libéraux consiste à déterminer s'il y aura ou non une Déclaration de foi imposée aux pasteurs. Les orthodoxes sont partisans d'une distinction entre l'Église enseignante, formée du corps pastoral dans laquelle une fermeté et une discipline doctrinales doivent garantir l'unité et la cohésion de l'Église, et une Église enseignée qui comprend les laïcs et dans laquelle une plus grande souplesse théologique est pratiquée. Les libéraux qui revendiquent la liberté pour chacun, pasteur et laïc, d'interpréter les textes bibliques, refusent de figer en un texte un contenu minimum de la foi. Ils se tournent vers une conception plus ouverte et pluraliste de l'Église de multitude.

En conséquence de ces différentes définitions de l'institution Église, il apparaît que les orthodoxes sont plus susceptibles de souffrir de la situation concordataire qui leur impose une cohabitation avec les libéraux. Ainsi s'exprime E. Doumergue :

Le protestantisme réformé uni à l'État avait peu à peu cessé d'être une Église, une société : c'était un agrégat de protestants de toutes croyances [...] Mais jamais un orthodoxe de l'Espérance ou du Christianisme au XXe siècle, ou de l'école Calvin, n'a prétendu que s'il y avait à côté de lui quelqu'un niant ce qu'il affirme, l'Église était souillée et qu'il devait la vider immédiatement. Ce qui détruit l'Église ce n'est pas la présence d'autrement pensants (vous comprenez) ; ce qui la détruit, c'est le droit ecclésiastique égal, accordé et reconnu par l'Église elle-même, aux doctrines contradictoires. En droit, même

7. A l'occasion de deux concours organisés par la Société de la Morale Chrétienne, il développe ses arguments en faveur de la séparation ; en 1824, il écrit un Mémoire en faveur de la liberté des cultes, et en 1839 un Essai sur la manifestation des convictions religieuses.

8. En 1833, il assure la direction intellectuelle de leur organe de presse, Le Semeur, qui veut s'adresser à tous les Français et diffuser les idées en faveur de la séparation des Églises et de l'État. En 1848, la Société pour l'Application du Christianisme aux Questions Sociales (Le Semeur sous un autre nom) éditait une brochure : Appel aux protestants français ; de la séparation de l'Église et de l'État dans les circonstances présentes, Paris, Ducloux et Cle, 1848, 22 p.


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l'établissement officiel réformé n'en est pas là. En fait, cet établissement officiel réformé n'est plus une Église 9.

La séparation des Églises et de l'État est donc tin moyen aux yeux des orthodoxes pour opérer un schisme et, au Synode de 1872, de nombreuses propositions vont dans ce sens.

La présence au sein de l'Église officielle d'un courant de professants est révélée à cette occasion par la motion signée de de Richemond et Faure qui voient certainement dans la situation présente (divergence avec les libéraux et éventualité de la séparation des Églises et de l'État) une opportunité pour tenter d'infléchir les orthodoxes réformés dans le sens d'un renforcement radical de la discipline doctrinale :

Considérant que les seuls fondements vrais de toute Église évangélique sont la profession individuelle de la foi et la répréhension fraternelle de la charité, ce qui constitue l'Église de professants, et que l'Église réformée de France, aujourd'hui essentiellement multitudiniste, n'a plus ce caractère propre à la primitive Église et à toute Église chrétienne [...] 10.

Cependant, ce courant semble rester minoritaire, ce qui explique d'ailleurs qu'une fusion entre les Églises libres et les orthodoxes n'ait pu s'opérer au lendemain de la séparation.

3. Des tentatives de rapprochement.

Nous percevons par contre, dans le sens inverse, une ouverture très sensible des milieux de professants à une conception plus large de l'Église. La démarche d'Eugène Bersier en est l'expression la plus complète puisqu'il quitte en 1873 la chapelle Taitbout pour rejoindre l'Église officielle sur la base de deux constatations : d'une part, l'Église officielle s'est dotée au Synode de 1872 d'une déclaration de foi ; d'autre part, son expérience personnelle le conduit à critiquer la définition de l'Église de professants impliquée par la théorie de l'mdividualisme chrétien :

On nous dit que l'Église est avant tout l'association des croyants. Au nom de l'Écriture, j'affirme que cette définition est incomplète et, par ce qu'elle a 'd'incomplet, elle est fausse [...] Je dis que l'Église, qui est une société, n'est pas une association. Une association est une union plus ou moins temporaire d'un certain nombre d'individualités en vue d'un but commun, union qui commence avec eux pour finir avec eux. Ce n'est jamais dans ce sens-là que nos pères ont appelé l'Église la société des fidèles [...] N'est-il pas plus exact de dire que la piété, que la foi elle-même commencent d'ordinaire par être collectives, implicites, pour arriver graduellement à devenir individuelles, personnelles, et que la liberté véritable, bien loin de se trouver au début de la vie chrétienne, en est la plus haute manifestation ? [...] Je suis revenu à la notion qui est la vraie, de l'institution divine, société dont le Christ est le chef, dont la parole est la règle, et qui doit s'ouvrir à tous les baptisés 11.

9. E. DOUMERGUE, in Le Christianisme au XXe siècle, 8 septembre 1904, pp. 296 s.

10. Sur le synode de 1872, consulter Eugène BERSIER, Histoire du Synode général de l'Église Réformée de France. Paris, juin-juillet 1872, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1872, 2 vol.

11. Eugène BERSIER, L'Église. Discours prononcé le 3 juin 1877, au temple de l'Oratoire, préface, notes explicatives et lettre sur la séparation des Églises et de l'État de l'auteur, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1877, 104 p., pp. 17 à 28.


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Significative aussi est la démarche d'H. Cordey, membre d'une Église libre qui, s'interrogeant sur les devoirs de ces Églises, à la veille de la séparation, estime qu'il convient de pratiquer avec largeur mais fermeté l'individualisme religieux, c'est-à-dire, tout en conservant l'Église de professants, de prendre mieux en compte l'ensemble de la paroisse 12.

Les libéraux ont une conception beaucoup plus floue de l'Église et il semble que cette imprécision les amène à redouter d'autant plus les conséquences pratiques d'un schisme qu'ils refusent sur le plan théologique. En 1905, le pasteur libéral Trial écrit : « Ce que Dieu nous demande, c'est de mettre nos églises en état de vivre et d'accomplir leur mission au xx° siècle et dans une démocratie ravagée et mise en danger de mort par un double cléricalisme : celui de Rome et celui de l'incrédulité ; c'est d'en faire des églises qui seront l'asile et la liberté de pensée, des églises où régnera une certaine liberté cérémonielle et rituelle; des églises qui se contenteront de l'unité administrative et disciplinaire représentée par un synode général » 13.

Dans le souci de ne pas se couper de toute une partie de la population comprenant le peuple protestant qui se désintéresse des débats théologiques internes à l'institution et qui risque d'être rebuté par un protestantisme dogmatique et divisé, une partie des orthodoxes, le centredroit, cherche la possibilité d'un rapprochement avec les libéraux. Il partage avec les libéraux la conviction que seul un protestantisme uni peut faire face, après la séparation, à l'influence grandissante de la libre-pensée et accueillir en son sein les âmes enfin libérées de l'emprise hégémonique du cléricalisme romain 14.

E. Doumergue préfère, pour sa part, la division du protestantisme plutôt que de s'entendre raillé par des catholiques et des libre-penseurs constatant «qu'au lieu d'un drapeau commun, [les protestants] ne réussissent qu'à avoir une caisse commune» 15.

12. H. CORDEY (« Les devoirs des Églises indépendantes de l'État à la veille de la séparation des Églises et de l'État », rapport présenté à la Conférence pastorale indépendante, Paris, 22 mai 1904, in Revue Chrétienne, 1904-11, pp. 295-305) écrit : « Étant donné la défaveur où sont tombées les Églises en général et en présence des ravages manifestes de la librepensée, ne faut-il pas nous féliciter de ce que certaines habitudes religieuses subsistent et ont encore prises sur notre peuple ? L'esprit d'irréligion ne monte-t-il pas la garde et n'opère-t-il pas souvent, hélas ! à la porte de nos églises un triage éliminatoire, surtout dans nos villes ? La sagesse chrétienne ne devra-t-elle pas par conséquent tenir compte de ces faits-là ? »

13. L. TRIAL, La séparation des Églises et de l'État, Nîmes, Lavagnes-Peyrot, 1905, 14 p. Paris, Fischbacher, 1905, 79 p. Ce livre est le texte d'une conférence prononcée par l'auteur au cours de l'année 1904, à Junas, Blauzac, Cette, Nîmes, et en 1905, à Castres, Paris (à l'Oratoire) et Boucoiran, p. 39.

14. Jean REVTLLÉ s'adressant à l'Assemblée générale des Libéraux en novembre 1905 : « Mais si nous n'avons à leur [les catholiques] offrir que de petites sectes beaucoup plus préoccupées de leurs dissensions intestines que la vie chrétienne, comment viendraient-ils à nous, indignes de les recevoir et impuissants à leur donner satisfaction ? Dans ce pays, les Églises réformées ne peuvent être fortes que par leur union. »

15. E. DOUMERGUE, op. cit.


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IL — UN PROTESTANTISME PARTISAN DE LA SOCIÉTÉ MODERNE

Les protestants ont nourri pendant toute cette période l'immense espoir que la séparation allait bouleverser la carte religieuse de la France au profit bien sûr de leur confession 16. Les protestants favorables à la séparation considèrent qu'elle s'inscrit dans un processus inéluctable de modernisation de la société qui traduit sur le plan politique et social les aspirations à la liberté individuelle que leurs ancêtres, les huguenots, ont revendiquées sur le plan religieux 17. Selon eux, dans une situation nouvelle de libre concurrence des religions, les atouts du protestantisme seront tout à la fois politiques et religieux. Dans le cadre de la préparation de la loi, ce sont surtout les premiers qui ont été mis en avant :

1° Son anticléricalisme : sans doute l'anticléricalisme est-il un thème que les libéraux développent d'autant plus facilement qu'ils l'utilisent en même temps contre la tendance orthodoxe. Ainsi ce texte de Trial qui exprime ses raisons en faveur de la séparation des Églises et de l'État... et du libéralisme théologique :

Et nous, fils de l'Évangile et de la Réforme, nous n'admettons aucun pouvoir de ce genre [clérical]. Qu'un pouvoir pareil soit établi pour nous imposer des croyances évangéliques, des négociations matérialistes ou des utopies socialistes, peu nous importe ! Il nous opprime, il nous tyrannise, en nous n'en voulons pas. Ce que nous repoussons, ce ne sont pas les arrêts religieux, irréligieux ou révolutionnaires qu'il peut prendre et nous signifier, c'est lui-même 18.

2° Son adhésion aux aspirations libérales de la société : L. Laffon écrit son enthousiasme pour cette nouvelle société qui se prépare:

Laïciser, c'est détruire l'autorité ; c'est briser tous les monopoles ; c'est proclamer la liberté absolue, de toutes les consciences individuelles dans la dépendance unique de Dieu 19.

16. Raoul ALLIER (Une Révolution. Trois conférences sur la séparation des Églises et de l'État, Paris, Fischbacher, 1905, 91 p.) écrit : c La première des conséquences de la réforme sera de mettre à l'ordre du jour dans chaque famille ces mêmes préoccupations que l'on prétendait exorciser. Je dis bien : dans chaque famille. C'est le caractère social de la question religieuse qui lui donne toute son acuité et qui fera dans les jours qui vont s'ouvrir son énorme importance. » Elie GOUNELLE (in L'Avant-Garde, 15 février 1903, pp. 15-17) exprime la même idée : « Je souhaite toutes les mesures dites de séparation des Églises et de l'État... Parce que cela remettrait en tout cas en discussion, en France tous les problèmes religieux et vitaux que les masses et même que nos intellectuels (fort peu spirituels) croient avoir résolus négativement. »

17. L. TRIAL (op. cit.) : « Car la situation présente n'est pas un accident inattendu. Elle est l'inévitable aboutissement d'un long passé, d'une suite d'événements logiquement enchaînés. Et si nous marchons à l'indépendance réciproque des Églises et de l'État comme la seule solution possible du vieux et tragique conflit entre le pouvoir laïque et le pouvoir clérical, n'oublions pas que les initiateurs de l'irrésistible mouvement historique qui nous emporte, et qu'il serait puéril de vouloir enrayer, ce ne sont pas les incrédules, les matérialistes athées, par la raison bien simple qu'au premier et au seizième siècle ils n'existaient pas, ce sont ces hommes de foi et d'action en qui nous sommes fiers et heureux de saluer nos ancêtres spirituels ; ce sont les Apôtres et les premiers chrétiens ; ce sont nos glorieux pères, les huguenots. »

18. L. TRIAL (op. cit.).

19. L. LAFFON, « Laïcisons », Vie Nouvelle, 25 juillet 1903.


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Selon E. Paris, deux principes religieux sont possibles : soit l'immanence, « conciliation de la science et de la foi [...], restauration du christianisme tel qu'il s'est révélé dans la personne [...] de Jésus de Nazareth [...], infrastructure de la théologie moderne », soit la « transcendance pure, [le] surnaturel miraculeux » qui a abouti au Syllabus, « cette déclaration de guerre à la société moderne ». Comme « on ne détruit bien que ce que l'on remplace », l'athéisme se montre incapable de combattre efficacement le catholicisme, et les législateurs devraient donc se garder de décourager par une loi de séparation, comprenant « des mesures irréfléchies », les « efforts généreux de ceux qui estiment qu'une démocratie doit être religieuse pour être libérale, et surtout [de ne pas] entraver [...] la formation d'associations religieuses vraiment démocratiques » 20.

3° Son individualisme chrétien : c'est certainement R. Allier qui a le plus exploité sur le plan politique cette idée que le gouvernement devait considérer cet apport du protestantisme s'il voulait se donner les moyens de survivre à la séparation et de former des individualités capables d'assurer le bon fonctionnement et la pérennité de la France républicaine 21. Dans une conférence donnée en 1905, il associe étroitement l'influence de la religion anglicane et l'essor économique de la GrandeBretagne. Une même cause, le développement du protestantisme en France, devrait produire les mêmes effets, le décollage économique du pays n.

Cette conception de la religion qui a une influence positive sur les individus et qui, à ce titre, agit pour le bien commun, est une idée ancienne qui servait à justifier le budget des cultes. Les partisans du statu quo l'utilisent dans un but opposé à celui de R. Allier. E. Bersier écrit : « Je crois que, sans attenter en rien au droit commun, l'État peut considérer les Églises comme ses auxiliaires dans la tâche morale qui lui incombe, et qu'à ce point de vue le budget des cultes peut se justifier» 23. Cette position est peu représentée dans les ouvrages consultés. Elle reste la position officielle de l'Église de la Confession d'Augsbourg qui adhère à la théorie des deux pouvoirs.

Ces qualités spécifiques du protestantisme devraient, c'est du moins ce que la majorité des protestants envisagent avec confiance, attirer à lui de nombreuses conversions de catholiques. L. Méjan explique, dans une lettre au Christianisme au XX' siècle, qu'une victoire politique sur le cléri20.

cléri20. PARIS, « La séparation des Églises et de l'État : Questions morales », Le Protestant, 30 juillet 1904, p. 244, et 6 août 1904, p. 252.

21. Raoul ALLIER (H. BRISSON, J.-L. DE LANESSAN, R. ALLIER, La séparation des Églises et de l'État. Une campagne du « Siècle », Paris, aux bureaux du Siècle, 1905, 565 p.), à la veille du vote de la Chambre des Députés, écrit : la décision de la Chambre « peut nous faire une France nouvelle où chaque citoyen, n'étant plus enfermé dans des cadres officiels de croyance, se sentira tenu de savoir exactement ce qu'il pense et de régler en conséquence toute l'organisation de sa vie. Il peut nous faire entrer le pays dans une ère d'individualisme spirituel dont la plupart d'entre nous, à cause de leur éducation traditionnelle, sont encore loin de comprendre toute la portée. Il peut aussi nous conduire, et rapidement, à une période de réaction et de mort de la République. Il faut donc savoir où l'on veut aller. »

22. R. ALLIER, Une Révolution..., op. cit., Paris, Fischbacher, 1905, 91 p., pp. 50, 59 et 60.

23. E. BERSIER, op. cit. Lettre.


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calisme a de fortes chances d'entraîner, sur le plan religieux, une progression du protestantisme 24. R. Allier se défend mal dans le Siècle de rêver à l'éventualité d'un schisme au sein du bloc catholique après la séparation. Il explique que les difficultés internes existent déjà depuis longtemps et cite Lamennais. Il convient de toute façon, selon lui, de voter une loi qui permette à une scission de se produire 25.

III. — STATUT DE L'ÉGLISE DE DEMAIN :

ENTRE CHRÉTIENTÉ ET LAÏCITÉ

La loi de 1905 définit l'association cultuelle comme force juridique de base de toute Église au lendemain de la séparation. Deux termes, association et cultuelle, qui tranchent dans le vif du débat théologique qui divise les protestants français.

1. Association cultuelle et droit commun.

Nous avons vu comment les libristes se reconnaissaient pleinement dans une Église libre association de croyants, mais aussi la nature des critiques énoncées par E. Bersier lorsqu'il quitte ces derniers pour rejoindre l'Église officielle : l'Église n'est pas une « association » mais une « société », une institution d'origine divine qui manifeste la permanence de la foi à travers les temps et au sein de laquelle les hommes apprennent à devenir libres et croyants.

Les orthodoxes de l'Église réformée, et en particulier de l'aile droite théologique, peuvent entrer dans la définition en établissant une équivalence entre ce qu'ils appellent l'Église enseignante et la définition juridique d'association cultuelle.

Les libéraux, eux, mesurent les dangers stratégiques de cette structure légale imposée par la loi. En 1905, devant l'Assemblée générale des libéraux, Schulz s'exprime ainsi :

En instituant les associations cultuelles, l'État substitue aux Églises de multitude, renfermant quiconque est né en leur sein, des Églises de professants, dont on ne fera partie qu'en raison d'une volonté arrêtée, d'une résolution qu'on aura pris la peine d'exprimer après s'être décidé à en accepter les conséquences et les charges. Dorénavant la multitude, la grande masse, sera tenue pour irréligieuse. La libre-pensée bénéficiera de toutes les indécisions, de toutes les paresses d'esprit, de tous les manques de courage ; on ne lui échappera que par un acte d'énergie, et cet acte, nombreuses seront les circonstances qui s'emploieront à l'entraver. Comme les membres des associations cultuelles seront seuls électeurs, on voit combien les bases de notre organisation ecclésiastique risquent de se trouver restreintes et affaiblies.

La Revue de Droit et de Jurisprudence' 26, qui a été l'organe le plus clairement opposé à la séparation, où sont rassemblés des membres de

24. Louis MÉJAN, « Le projet Briand », Le Christianisme au XXe siècle, 11 août 1904, pp. 262 s.

25. R. ALLIER, La séparation des Églises et..., op. cit.

26. Revue de Droit et de Jurisprudence des Églises protestantes.


LES PROTESTANTS ET LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT 513

toutes les tendances théologiques du protestantisme choisis, semble-t-il, pour leur qualification professionnelle en économie ou en droit, où A. Lods et Ch. Gide étudient le budget des Églises protestantes et en déduisent que l'effort financier demandé aux laïcs sera considérable au lendemain de la séparation, où ils étudient minutieusement les différentes propositions de loi et s'inquiètent de leurs orientations extrêmement restrictives tant sur le plan financier que sur celui des libertés, ne remet cependant pas du tout en cause cette conception de l'Église-association cultuelle, bien au contraire. Lors du vote de la loi sur les associations en 1901, A. Lods envisage la possibilité pour les Églises, malgré les restrictions qu'elle comporte, de se donner un statut d'association. Il parvient en effet à doter l'Église luthérienne de Paris d'une association parallèle à l'Église officielle, ce qui lui ouvre des facilités de trésorerie. Une longue discussion s'engage à ce sujet en 1903 entre Kuntz et lui dans les tribunes de la Vie Nouvellev. Charles Gide, la même année, définit l'Église comme « une forme d'association coopérative » qui « se propose de fournir en commun à ses membres le pain, " le pain du ciel " s 28. A ce titre, elle peut être reconnue, comme toute autre association, d'utilité publique et être subventionnée par l'État.

Il faut lire attentivement son développement pour cerner les démarcations qu'opère Charles Gide par rapport aux protestants favorables à la séparation. II analyse deux évolutions parallèles dans son époque ; d'une part, un glissement dans la conception du rôle de l'État s'est opéré ; à un État libéral dont le champ d'intervention était considérablement limité, s'est substitué un socialisme d'État qui intervient dans tous les domaines dits d'utilité publique. D'autre part, d'une conception individualiste et spiritualiste de la religion («Mon Royaume n'est pas de ce monde»), le protestantisme découvre une autre exigence (« Que ton règne vienne ») qui le conduit à élargir le champ de ses préoccupations aux affaires sociales et économiques. II situe historiquement la position de Vinet et de ses disciples dans le contexte religieux de l'individualisme chrétien, bien sûr, mais aussi dans le contexte politique du libéralisme. Nous avons constaté, en effet, cette concordance entre l'adhésion aux principes du libéralisme et de l'individualisme chrétien et l'adhésion au principe de la séparation des Églises et de l'État. Citons ici en illustration un texte de Pernessin, orthodoxe de Marseille, écrit en 1871 :

La notion que l'on s'était formée sur l'État a changé. Aujourd'hui, une saine philosophie politique reconnaît que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins. Plus le citoyen a d'indépendance, d'initiative, plus prospère, plus noble est la nation. Les arts, l'agriculture, la bienfaisance gagneraient à se développer libres ; aussi demandons-nous à l'État moderne qu'il laisse vivre libre aussi la religion, qui est affaire entre l'âme immortelle, insaisissable de l'homme et son Dieu ! 29

27. Vie Nouvelle, 14 avril, 18 avril, 27 avril, 9 mai, 21 mai 1903.

28. Charles GIDE, Lettre adressée au Huguenot des Cévennes, 1« janvier 1903, et reproduite dans la Revue de Droit et de Jurisprudence, février 1903, pp. 25, 32.

29. Alfred PERNESSIN, De la séparation de l'Église et de l'État, Alais : J. Martin, 1871, 31 p. (rapport lu à la conférence nationale évangélique de Nîmes le 26 octobre 1871 et publié sur la demande et par les soins de la conférence).


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Or Charles Gide perçoit que la loi de séparation des Églises et de l'État et la suppression du budget des cultes placent l'Église et la religion dans une situation extrêmement marginale par rapport au système social et qui contredit les aspirations du Christianisme social. La non-subvention n'est ni plus, ni moins, selon lui, l'affirmation dans les faits que la religion ne participe pas au bien commun, au progrès social et moral de la société : « La séparation des Églises et de l'État n'impliquerait plus comme autrefois, dans la pensée de ceux qui la proposent (socialistes et radicaux), le respect des libertés de l'Église, mais la négation de son rôle social et moral ».

Élie Gounelle, par exemple, qui est favorable à la séparation, réclame comme beaucoup d'autres, dont Charles Gide, le droit commun pour les Églises, mais sans faire l'analyse de ce dernier que le droit commun n'est plus dans la suppression du budget des cultes mais que, au contraire, dorénavant la subvention de l'État vaut reconnaissance de la participation de l'Église et de la religion au bien commun 30.

2. Association cultuelle et société laïque.

Le deuxième terme imposé par la loi, celui de cultuelle, soulève aussi quelques protestations. Schulz s'inquiète lors de l'Assemblée générale des libéraux d'une définition aussi restrictive des activités de l'Église :

C'est du culte seulement que pourront s'occuper les nouvelles associations ; ainsi l'ordonne l'article 17 de la loi, « elles devront avoir exclusivement pour but l'exercice d'un culte ». Les auteurs de la loi, dominés par l'esprit superficiel qu'a propagé le catholicisme, entendent évidemment ce mot culte dans un sens qu'aucun chrétien sérieux ne saurait accepter ; ils font consister le culte dans cet ensemble de cérémonies et de pratiques qui n'en est qu'un symbole et un moyen. La réalité du culte, parce qu'elle réside au plus profond de l'âme humaine, s'étend à toute la vie.

B. Couve est encore plus intransigeant par rapport aux conséquences non seulement de la loi, mais plus globalement du processus de laïcisation auquel elle s'intègre, montrant ainsi que la religion ne peut être cantonnée à un champ ou à une tâche bien délimités ; mais que son essence même doit la placer au coeur de toute vie, privée et publique :

On s'applique chez nous [...] à effacer des empreintes que des siècles de christianisme ont laissées dans les lois, dans les habitudes, dans les traditions de notre peuple. Laïcité, neutralité [...], cela peut être une nécessité imposée par la diversité des croyances et par le souci de la paix publique, mais au point de vue chrétien, cela est attentatoire aux droits de Dieu [...] ; si la religion est vraie, elle doit être partout, pénétrer tout, sanctifier tout [!..] ; la laïcisation à outrance, l'omission volontaire du nom sacré dans toute manifestation de la vie publique sont une prédication d'indifférentisme et une leçon d'irréligion [...]

30. E. GOUNELLE, op. cit., écrit, concernant les subventions de l'Etat : « On nous dit bien que l'Etat paie des théâtres, crédite des chanteuses et des corps de ballet, vote des crédits pour la guerre, bref, fait des dépenses que nous devons payer, quand bien même nous ne les approuvions pas ! C'est exact : mais notez bien que nous discutons justement toutes ces dépenses et que nous faisons tout ce que nous pouvons pour les supprimer le plus vite possible. De même pour le budget des cultes. »


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[La] séparation [...] achèvera de déchristianiser la vie publique de notre pays [...] Et voilà pourquoi [...] [elle] doit paraître redoutable [...] pour l'ensemble de notre pays qui risquerait de faire cette expérience absolument nouvelle, d'un État sans Dieu, d'une vie nationale athée 31.

Charles Gide échappe à cette vision bipolaire de deux forces sociales qui développent leurs prétentions globalisantes : la Religion et l'État. Il identifie l'Église à une association mutuelle et coopérative 32. Il montre bien les dangers d'une forme antireligieuse de laïcisation de la société qui exclue la religion de la vie publique et lui interdit de jouer un rôle social et moral. Mais il accepte une forme de laïcisation qui intègre l'activité religieuse au même titre que d'autres associations reconnues d'utilité publique. Il est à noter cependant que l'association mutuelle et coopérative, à laquelle Charles Gide identifie l'Église, n'est pas une structure tout à fait innocente aux yeux de l'État dans la mesure où elle a une prétention concurrente à lui d'assumer tous les besoins de ses membres et contient les germes subversifs d'une contre-société. Charles Gide, en parlant du « pain du ciel », ne lève pas l'ambiguïté ; tout en reconnaissant la spécialisation des activités de l'Église-association, il affirme quand même que la spécificité de celles-ci situe ses prétentions comme globalisantes et « toutes-autres ». Il est clair en effet que Charles Gide envisage ici les contradictions du Christianisme social face à la laïcisation progressive de la société : « Le Christianisme contient en puissance, sinon en formules, toutes les solutions des questions sociales et économiques. [L'Église] s'affirme comme un facteur indispensable de l'évolution sociale, de l'éducation sociale, de l'assistance sociale, voire de l'hygiène sociale. Elle ne veut pas être mise hors du monde; comment accepterait-elle, sans protester, d'être mise hors l'État ? »B

Dans L'Avant-Garde, périodique « chrétien-social », A. Causse s'indigne contre «une conception qui ferait des églises de simples assocations culturelles et de la religion un ensemble de rites et de sacrements » :

[...] L'État moderne accomplit la plupart des oeuvres qui rentraient autrefois dans l'activité normale des Églises, tels l'enseignement et la bienfaisance. La plupart des protestants se sont réjouis de cette évolution qui nous donnait un enseignement laïque. Et c'est avec des cris d'enthousiasme que nous avons abandonné nos écoles protestantes. Depuis, nous nous bornons à enseigner le catéchisme comme s'il n'y avait pas une manière chrétienne d'enseigner l'histoire, la littérature, etc., et si la morale primaire [souligné dans le texte] ne devait pas entrer en conflit avec celle de notre catéchisme 34.

Cette réponse a bien sa place dans une revue du Christianisme social, tant il est vrai que le projet de réduire l'activité de l'Église à celle du culte entre en contradiction avec le projet du Christianisme social et celui de l'évangélisation par les oeuvres. En effet, l'expérience des sociétés d'évangélisation qui se sont développées au XIXe siècle fait apparaître un tiraillement contradictoire au sein du protestantisme entre sa volonté de s'inscrire dans un processus de laïcisation de la société qui implique dans les faits une spécialisation et une privatisation de son champ d'inter31.

d'inter31. COUVE, in Le Christianisme au XX' siècle, 24 avril 1903, p. 129.

32. Charles GIDE, op. cit.

33. Ch. GIDE, op. cit.

34. Antonin CAUSSE, « Associations cultuelles », l'Avant-Garde, 15 février 1905.


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vention, et la nécessité d'avoir une transparence sociale, par les oeuvres mais aussi par la reconnaissance implicite par la société de la valeur de la religion, pour transmettre le message évangélique, parfois compris comme un message de transformation de la société. Jean Baubérot définit un double seuil de laïcisation; un seuil minimum dont le protestantisme français a besoin pour vivre et s'épanouir, et un deuxième seuil au-delà duquel le protestantisme est mis en crise par la laïcisation 35:

Le premier seuil est celui du pluralisme religieux dans un climat social favorisant une religiosité aconfessionnelle. A partir de ce climat, les « vérités religieuses » entrent en concurrence les unes avec les autres. Le second seuil est une relégation de la religion dans la sphère du privé et donc un athéisme diffus, une incitation sociale implicite à ne pas croire.

La question de la séparation des Églises et de l'État s'inscrit dans l'évolution du protestantisme français de façon extrêmement complexe. Tout d'abord, c'est une question qui est tout à la fois endogène au protestantisme dans la mesure où, depuis la naissance des Églises libres, elle est devenue une revendication théologique de l'aile gauche du courant évangélique, et imposée de l'extérieur à partir du moment où elle s'inscrit dans le programme de laïcisation de la société du Parti républicain, date de commencement de notre étude. C'est vers ce moment que les divergences au sein de l'Église Réformée entre orthodoxes et libéraux prennent une nouvelle ampleur et vont mobiliser une grande part des forces protestantes. La séparation des Églises et de l'État devient alors un élément du débat interne au protestantisme ; la question de la séparation est envisagée comme un élément de l'évolution du protestantisme depuis le Concordat ; elle devient une solution aux problèmes internes du Protestantisme : possibilité de schisme, stimulation des énergies face à l'épreuve ; elle devient un espoir, voire un moyen, de renouveau du Protestantisme. Mais la greffe n'est pas totale ; si pour certains, les libristes, elle est un élément vital, pour d'autres, elle présage de longues souffrances voire même la mort.

Mais la séparation contient aussi des éléments actifs de transformation du Protestantisme. Des rapprochements entre certaines tendances théologiques ne se seraient sans doute pas opérés avec autant de bonne volonté, des scissions se seraient sans doute manifestées plus cruellement, certaines évolutions théologiques n'auraient pas eu lieu si la question de la séparation des Églises et de l'État n'avait pas été en suspens.

Et enfin, la question de la séparation des Églises et de l'État est un élément intégrateur du Protestantisme à l'Histoire de la société française. En effet, le protestantisme a tenu une place originale, et a pris une part très active, compte tenu de son petit effectif, au processus de laïcisation de la société dont la séparation des Églises et de l'État est considérée comme une étape déterminante.

Agnès ROCHEFORT-TURQUIN,

groupe de Sociologie des Religions,

C.N.R.S.

35. Jean BAUBÉROT, Les relations entre l'État et l'Église dans les pays de l'Europe latine. Le point de vue protestant. La situation en France. Conférence organisée par la Faculté de Théologie de Genève, à Bossey (Céligny), 26-28 sept. 1979, dactylographié.


-COMPTES RENDUSJacqueline

RENDUSJacqueline Société et mentalités autour de Henri III, Atelier de reproduction des thèses de l'Université de Lille III (diffusion Klincksieck, Paris), 1981, 4 vol., 1603 p.

En octobre 1977, Jacqueline Bouclier soutenait sa thèse d'État devant l'Université de Lyon IL II a fallu attendre quatre ans pour qu'elle soit multigraphiée par l'Atelier de Lille III, que l'on devrait bien doubler d'un second, quelque part en France. Et c'est avec un nouveau retard, dont le recenseur est seul responsable, que ce compte rendu paraît. Voici qui pose, encore une fois, le problème de la diffusion rapide de l'information et celui de la publication des thèses de Doctorat sous leur forme traditionnelle. Celle-ci fait près de 1600 pages et les éditeurs semblent avoir renâclé devant l'aventure.

Et pourtant, le sujet traité par l'auteur était des plus beaux et des plus susceptible de plaire à un large public. La Cour est devenue, avec les Valois, une institution importante. Destinée à entourer le Roi, elle doit exalter la puissance royale. Mais elle est aussi moyen de gouvernement, regroupement des services essentiels à la vie de l'État en formation, centre de culture, modèle (et repoussoir) pour les différents groupes de la société.

C'était une bonne idée que de choisir le règne d'Henri III pour cette analyse fouillée. Les splendeurs des cours de François Ier et d'Henri II ont souvent été décrites, et chacun a en tête les premières lignes de La Princesse de Clèves. Mais la cour du dernier Valois restait dans l'ombre. Quand elle sortait, c'était pour laisser place aux ragots, aux critiques, aux sarcasmes. Trop de légendes injurieuses circulent sur ce grand souverain méconnu et son entourage, et son rôle politique, depuis l'avènement de la branche cadette. Il fallait donc y aller voir de près.

On devine qu'un sujet de ce genre, touchant à des domaines très divers, exigeait des dépouillements d'archives très étendus, une lecture critique des mémorialistes et de l'historiographie. La liste des sources et des travaux utilisés témoigne de la curiosité inlassable de l'auteur. Et pourtant, certaines absences étonnent : le vieil ouvrage de G. Dodu sur Les Valois, point sans mérites ; la thèse de C. Longeon, Une province française à la Renaissance, 1975 ; l'ouvrage d'E. Le Roy Ladurie sur Le carnaval de Romans (1979, il est vrai) ou, au moins, les pages qu'il y consacre dans ses Paysans de Languedoc; le premier recueil sur la Dîme, paru en 1972, puisqu'on traite de rente foncière, p. 407415. Utiliser le recueil d'Hauser sur les prix présente quelques dangers. On pardonnera quelques erreurs : Sauvai semble, p. 1121, être tenu pour un auteur du xvnr siècle et l'on ht plusieurs fois : « l'ouvrage de P. Dan », « P. Dan qui a... », comme si le savant auteur du Trésor des merveilles s'appelait Pierre ou Paul. Lorsqu'on parle, p. 1411, de la Petite Genève au Marais, il est vraisemblable qu'il s'agit de la rue des Marais (aujourd'hui Visconti) au faubourg Saint-Germain, repaire de « mal sentants » de la Foi. II s'agit de vétilles. Il n'en reste pas moins que l'ampleur et la variété du sujet, l'impossibilité pour un chercheur isolé de tout traiter de première main a parfois amené à se contenter d'une information déjà rassemblée par d'autres travaux. Il en résulte quelques disparités dans la qualité et l'acuité de l'analyse. Enfin, on n'a pas toujours su résister à la tentation d'élargir un sujet déjà fort copieux. Ainsi, le chapitre sur les Italiens à la Cour a-t-il tendance à devenir un exposé général sur les Italiens en France et les problèmes de leur intégration progressive à la société du royaume.

Que les arbres ne cachent pas la forêt. L'ouvrage de Jacqueline Boucher enrichit notablement notre connaissance de la fin du xvr siècle. Deux grandes


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parties. La première présente la Cour, son organisation, sa composition et s'étend longuement sur la vie aventureuse des courtisans. Qu'attend-t-on de la Cour ? La fortune, certes. Mais avant de l'acquérir, il faut beaucoup dépenser (on appréciera l'effort pour chiffrer le coût d'un séjour à la Cour). Et, quand on l'a obtenu, il faut la conserver au milieu des rivalités, des intrigues, des jalousies. La seconde partie, plus tournée vers l'histoire culturelle, présente la Cour comme un milieu de civilisation, à la charnière de la Renaissance et de l'âge baroque, à la limite d'un Humanisme classicisant épuisé et d'un catholicisme post-tridentin en train de s'affirmer et de gagner des milieux de plus en plus larges. On voit l'ampleur des problèmes abordés.

Au centre de toute l'oeuvre, comme au centre de cette Cour, la personnalité du Roi Henri III, longuement analysée dans l'Introduction. Une personnalité complexe, fragile, souvent contradictoire, qui a suscité, à travers les siècles, des jugements péremptoires, qui ressortissent plus du pamphlet que de la sérénité historique. A la réévaluation en cours du personnage, de ses aptitudes, de son rôle politique, qu'une biographie impartiale devra, un jour ou l'autre, faire passer dans le public, Jacqueline Boucher apporte bon nombre d'éléments importants, non seulement dans cette introduction, mais tout au long de son travail où l'intelligence, la sensibilité, la sociabilité, la religiosité profonde de l'homme apparaissent, mais aussi son sens de l'Etat, sa volonté de maintenir l'édifice monarchique dans la tourmente, son souci de rétablir la « volonté de vivre ensemble » qui crée une nation. Peut-être estimera-t-on que, dans son souci de réhabiliter Henri de Valois, l'auteur a évacué trop rapidement le problème de l'homosexualité éventuelle du Roi, au moins d'un platonisme marqué, où l'amour de la beauté comme moyen d'accès au Divin peut devenir équivoque, au moins aux yeux des autres.

Par rapport à la Cour de François I" et d'Henri II, la Cour d'Henri III présente trois caractères : elle est moins nombreuse (huit à dix mille personnes, parmi lesquelles les nobles sont en minorité) ; elle est beaucoup plus sédentaire, et Paris la voit séjourner plus souvent et plus longuement, ce qui n'est pas sans conséquences politiques, sociales (une plus grande osmose entre les notables de la capitale et l'entourage royal) et culturelles (la diffusion — ou le rejet brutal — du modèle proposé par la Cour) ; elle est beaucoup plus agitée et divisée par les luttes de partis et les conflits y dégénèrent en combats sanglants, et d'autant plus sanglants que le duel devient une obligation d'honneur pour les gentilshommes. On trouvera une masse considérable d'informations sur le train de vie des courtisans, les frais de voyage et de séjour, le vêtement, le logement, les fortunes et leur composition. Si les revenus ronciers demeurent la base, les pensions et dons prennent une importance croissante (de là l'âpreté de la lutte pour les bonnes places...) et l'on voit les courtisans s'intéresser aux profits du grand commerce, de la piraterie et, discrètement, à ceux des fournitures aux armées et des « partis ». Certains des traits relevés par Daniel Dessert au xvn° siècle s'annoncent ici.

A l'image de son souverain, épris de lectures, de discussions sur l'art ou la philosophie, désireux de s'entourer de beaux objets, la cour d'Henri III se veut intellectuelle, même si la masse des courtisans ne paraît guère avoir poussé sa formation intellectuelle. Mais l'émulation et l'imitation ont leurs effets. On lira, sous la plume de Jacqueline Boucher, de fort bonnes pages sur les fêtes, la place des écrivains et des artistes, les tendances baroques. Les deux derniers chapitres, consacrés au catholicisme tel qu'on le vit à la Cour montrent bien les mutations radicales nées du choc de la Réforme et des réactions de l'Église romaine. Bon nombre de courtisans, et le Roi à leur tête, après ce qu'on doit nommer, comme au XVIP siècle, sa « conversion », ont adopté une spiritualité plus exigeante, avec des tendances mystiques, mais aussi un goût, venu d'outremont, pour des manifestations spectaculaires, mal acceptées par le public — mais les Parisiens, qui riaient de voir le Roi en habit de pénitent, défilaient, quelques années plus tard, sous la conduite des clercs ligueurs. Le règne s'achève ainsi dans les contrastes, entre la brutalité et le relâchement des moeurs, la sensualité et la violence, et cette religiosité qui jette le Roi et ses proches, au mois de mars 1584, sur la route de Chartres et de Cléry.

Jean JACQUART.


COMPTES RENDUS 519

T. J. A. LE GOEF, Vannes and its Région. A study of Town and Country in Eighteenth-Century France, Oxford, Oxford University Press, 1981, 445 p.

Grâce aux recherches de plusieurs historiens distingués, la France de l'Ouest est devenue l'une des régions les mieux connues de l'Ancien régime ; il n'est pas difficile de mettre en avant des contributions importantes sur la démographie et la mort, l'infrastructure médicale, la noblesse, les structures foncières, la féodalité et surtout la contre-révolution. Curieusement la monographie locale manquait, alors qu'elle fleurissait largement ailleurs. La thèse de T. J. A. Le Goff vient à point nommé pour combler cette lacune et l'on peut sans contredit avancer qu'elle est l'une des meilleures du genre. Il est impossible de rendre justice dans un bref compte rendu à toute la richesse de ce livre qui apporte un éclairage nouveau sur l'importance du commerce atlantique à partir de Vannes, le rôle original des constructions de navires et de la pêche dans l'économie de la région, la spécificité des relations sociales et des mentalités tant en ville que dans les campagnes. Ajoutons enfin une conclusion passionnante sur la Révolution, ou plutôt la Contre-révolution.

Nous nous bornerons à présenter un des thèmes majeurs de ce livre, celui de la stagnation économique puis du déclin de la région. L'auteur parvient à cette conclusion à partir de prodigieuses recherches dans les archives tant locales que nationales. Celles-ci sont parfaitement maîtrisées dans une histoire quantitative qui ne s'étale pas mais qui plutôt se cacherait trop modestement dans d'impressionnants tableaux voire de précieuses notes infrapaginales.

La ville de Vannes, au départ, disposait de plusieurs avantages naturels. Située au fond d'un golfe qui la protégeait, elle dirigeait le commerce des grains d'une région qui était l'une des plus fertiles de l'ancienne France. Et pourtant la population de la ville diminue de 20 % environ, de 1704 à 1783. Dans le même temps sa composition sociale se modifie. Parmi les plus riches, la bourgeoisie d'affaire connaît un déclin dramatique ; les hommes de loi et autres professions libérales, au contraire, progressent de manière spectaculaire. La noblesse, composée en majorité de rentiers du sol, qui constitue « la partie la plus riche de la population » voit de son côté sa fortune s'améliorer avec l'essor du prix des grains. La situation est moins brillante pour les classes populaires : la part de la richesse disponible est en déclin pour presque tous ceux qui vivent des petites manufactures et du commerce local. Bref, il est devenu difficile de gagner sa vie à Vannes. En conséquence, la population fait preuve d'une extraordinaire mobilité. Dans une des parties les plus originales de sa thèse, T. J. A. Le Goff montre qu'une bonne moitié de la population, au bout de cinq ans, a quitté la ville. Parmi les milieux aisés, une famille sur dix seulement est présente durant tout le siècle. La richesse et le type d'activité sont des variables importantes ici. Les pauvres sont plus mobiles que les riches ; les journaliers les manouvriers et les cultivateurs davantage que les officiers et les professions libérales. On notera au passage que la table appelée Multiple Classification Analysis (p. 55, note 31) montre que les variables telles que le sexe, le heu de résidence dans la ville et la présence de domestiques comme signe d'aisance ne fournissent pas un résultat satisfaisant (moins de 15 % de la variance expliquée). L'auteur aurait peut-être pu utiliser une autre procédure qui lui aurait permis d'employer la cote de capitation de chaque famille. Cette remarque mise à part, T. J. A. Le Goff est tout à fait convaincant quand il soutient que pour les riches et pour les pauvres, Vannes était souvent un lieu de passage ; cette mobilité est à l'évidence le signe d'une crise durable de l'économie urbaine.

Deux raisons sont avancées pour expliquer cette stagnation. La première est plus générale : la croissance urbaine en France au 18e siècle favorise surtout les grandes villes aux structures administratives plus développées, meilleurs réservoirs de « crédit, de main-d'oeuvre et de talent ». Autrement dit, les marchands de Vannes se sont trouvés dans une situation financière de plus en plus périlleuse parce que le renchérissement local des prix des grains, plus élevé qu'ailleurs, les mettait en situation difficile face à leurs concurrents sur les marchés traditionnels de Bordeaux, de l'Espagne et des ports méditerranéens. Les possibilités de profit de la bourgeoisie s'en trouvaient réduites d'autant.


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Cette première explication conduit à la seconde : la crise commerciale, à la crise agraire ; la ville, à la campagne, car, comme le rappelle T. J. A. Le Goff, on ne peut comprendre l'une sans l'autre.

L'étude de la campagne constitue, en elle-même, une contribution importante dans la mesure où elle met en lumière un mode de faire-valoir spécifique en Basse-Bretagne, le domaine congéable. Dans un tel système, la propriété est partagée entre le « domanier » ou « tenuyer » à qui appartiennent les édifices, les récoltes et les plus petits arbres et un propriétaire (dans le Vannetais d'ordinaire un noble) qui possède la terre que celui-ci loue au premier. T. J. A. Le Goff, il faut le souligner, est le premier historien qui étudie le fonctionnement effectif du domaine congéable en utilisant les déclarations des vingtièmes, les fonds nationaux, les inventaires après décès et enfin les registres du centième denier. Ses lointains prédécesseurs, comme Henri Sée et Léon Dubreuil, s'étaient contentés de sources moins sûres comme les Cahiers de doléances et les pamphlets de l'époque révolutionnaire. Les conclusions auxquelles parvient T. J. A. Le Goff sont tout à fait neuves. Les domaniers étaient loin d'être des victimes opprimées par des propriétaires égoïstes. Ils étaient au contraire bien plus aisés que leurs voisins, les fermiers et les métayers ; ils étaient le plus souvent à l'abri des catastrophes économiques et n'étaient que rarement expulsés : aussi dans une paroisse, les familles de domaniers restaient dans leurs tenures quatre-vingt-dix ans en moyenne. Un domanier ne peut perdre sa tenure que si quelqu'un rachète ses édifices, mais c'est une opération assez coûteuse à laquelle se risquent non les propriétaires directement, mais seulement d'autres paysans, avides de terres. Les domaniers étaient donc beaucoup plus stables que les fermiers et les métayers de Haute-Bretagne et de la Gâtine poitevine. Le système cependant donnait des signes de fragilité. Passé la modeste période de prospérité de 1750-1770, le monde des domaniers glisse vers la crise, après 1780. Leurs revenus diminuent, leur cheptel se réduit, ils s'endettent, tandis que les fermages augmentent. En effet, aucun d'eux ne disposait de ressources suffisantes — qu'on se rappelle la crise commerciale qui sévit à Vannes — pour accumuler un capital susceptible de financer des investissements qui auraient rendu possibles des améliorations techniques. Seule en effet une « révolution agricole » était susceptible de faire baisser les prix des grains, ce qui aurait pu améliorer le sort des pauvres — estimés au tiers environ de la population — et aurait restauré la capacité de la région à demeurer concurrentielle sur les marchés nationaux et internationaux. En fait les profits réalisés par les domaniers au milieu du xvni* siècle ont été investis dans l'acquisition de nouvelles tenures. Plus généralement, les propriétaires, nobles et bourgeois — ceux-ci de plus en plus avec le déclin du commerce du grain — préfèrent les locataires stables, qui se risquent peu aux défrichements et n'envisagent pas de convertir le domaine congéable en fermage. Il en résulte une mentalité rentière qui se contente d'un revenu modeste mais assuré, ce qui, par contre-coup, renforce la stabilité sociale des campagnes.

Un monde presque immobile donc, sur qui passe une Révolution qui n'apporte pas de grands bouleversements sociaux et économiques. Mais qui les aurait souhaités dans ce pays de chouannerie ? Au total un ouvrage très important qui nous rappelle opportunément que le traditionnel « Dix-huitième siècle français » ne vaut pas pour toute la France ni donc pour tous les Français.

D. M. G. SUTHERIAND.

Marcel LACHTVER, Vin, vignes et vignerons en région parisienne du XVIIe au XIX' siècle, Préface de Pierre GOUBERT, Pontoise, Société Historique et Archéologique de Pontoise, du Val d'Oise et du Vexin, 1982, 957 p.

Les historiens ne peuvent que remercier Marcel Lachiver de nous avoir donné aussi rapidement une édition de la thèse qu'il a soutenue au printemps 1981. Car, en en ayant lui-même préparé et surveillé la publication en collaboration avec la Société Historique et Archéologique de Pontoise, du Val d'Oise et


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du Vexin, au prix de sacrifices qui ne sont pas uniquement de temps, il l'a ainsi mise immédiatement à la portée du public en un nombre d'exemplaires infiniment plus grand et sous une forme plus agréable à consulter que ne l'aurait permis le Centre de Diffusion de Lille III, si utile que puisse être par ailleurs cette institution, sans parler de l'mtenninable attente (certes fort compréhensible étant donné les risques à assumer) qu'aurait exigée la prise en main totale par une maison d'édition. De plus, et peut-être surtout, resté seul maître d'oeuvre de son ouvrage, il a pu conserver l'intégralité du texte originel avec tout l'appareil critique désirable sans devoir accomplir les sacrifices d'usage plus ou moins nombreux qui sont parfois demandés, quoique pas toujours, à ceux qui désirent « voir sortir leur thèse ». L'auteur a pu demeurer lui-même sans concessions aux modes changeantes et aux impératifs financiers. N'est-ce pas mieux ainsi ? Car, tout compte fait, pourquoi serait-il interdit de sentir l'homme à travers le livre ? Cet homme n'est-il pas en définitive l'historien et est-il souhaitable, au nom d'une objectivité à réaliser, d'oublier cette lapalissade que c'est l'homme qui fait l'historien ? Que la thèse de Marcel Lachiver permette ici de le rappeler, indique, s'il en était besoin, toute sa richesse scientifique et humaine, pleinement scientifique parce qu'elle est, au préalable, profondément humaine.

L'ouvrage (plus de 950 pages dont environ 700 de texte truffé de tableaux et de graphiques parfaitement intégrés au discours, le reste en annexes) revêt une forme très classique, non seulement grâce à une langue directe, claire, précise, sans équivoques, mais aussi grâce à une composition fortement charpentée animée d'une progression cohérente. Il se divise en quatre grandes parties flanquées d'une copieuse introduction et d'une habile conclusion. Chacune de ces parties comprend à son tour deux ou trois enquêtes s'inscrivant en autant de chapitres, et dont les résultats essentiels se trouvent rassemblés en une courte conclusion finale qui pose en même temps les questions à aborder dans la partie suivante. Il en résulte un ensemble d'enchaînements merveilleusement ajustés.

Après avoir évoqué en introduction générale, le « legs du Moyen Age » et « les données de la nature », l'auteur aborde dans « De vigne en vin » les techniques viticoles et vinicoles (viticulture, vendange, vinification) en insistant sur le changement qui s'élabore au xvine siècle et s'accélère au xix* siècle. Alors, sous la pression d'une consommation populaire grandissante, d'abord dans les guinguettes, ensuite sur les tables familiales, le vignoble parisien s'oriente, à quelques exceptions près comme celle d'Andrésy, vers la production courante et la course aux rendements que symbolise l'évolution du centre le plus important, Argenteuil. Ce choix lui sera fatal, car ne pouvant pas jouer sur la qualité, il ne résistera pas à l'extension des constructions urbaines, à la meilleure rentabilité des cultures fruitières et surtout à la concurrence des gros rouges du Midi. Il s'effondrera au début du XXe siècle quand le phylloxéra qui l'avait favorisé pendant deux décennies en ébranlant ses principaux rivaux, l'atteindra et le ravagera à son tour. Dans la deuxième partie (« Prix et revenus »), Marcel Lachiver précise le mécanisme qui a conduit à cette mort. Il indique que l'extension maximale des ceps se place à la veille de la Révolution et qu'en conséquence le déclin survient dans une période de prélèvement modéré sur le revenu viticole contrastant avec la précédente où la ponction était au contraire fort élevée, moins du fait du seigneur ou du décimateur que du fisc royal. Il conclut que « ce n'est pas la fiscalité qui a tué la vigne, c'est l'évolution économique qui a entraîné la diversification, la recherche d'autres spéculations, tant il est vrai que depuis longtemps toute la production agricole de la région parisienne n'a en vue que le profit ». Pour l'auteur, c'est donc clair, 1' « esprit capitaliste » (au sens weberien de l'expression) du producteur a, en dernier ressort, condamné le vignoble de la région parisienne.

C'est donc que tout naturellement que Marcel Lachiver passe des techniques et de l'économie aux hommes. Comme ailleurs, le vigneron de cette région appartient à un monde à part que renforce une forte tendance à l'endogamie ; comme dans bien d'autres provinces, il s'affirme comme « un ouvrier qualifié qui entend garder son originalité ». Toutefois, ici, il est aussi un propriétaire, celui de la plupart des multiples parcelles qu'il exploite. Il est également


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détenteur d'un matériel vinaire sans cesse plus abondant du xvni 0 au XIXe siècle, en particulier de cuves dont la capacité et surtout le nombre s'accroissent au fur et à mesure que les rendements augmentent (ce qui conduit à réduire le cheptel, faute de moyens). Plus alphabétisé que la moyenne des ruraux qui l'entourent, sachant compter (et bien compter, y compris avec les agents du fisc), il est capable, dès la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, d'entretenir une correspondance et de tenir des livres de raison, documents précieux pour l'historien, dans une orthographe, il est vrai, très phonétique. Par contre, sa femme n'accédera vraiment à l'écrit que dans le courant du XIXe siècle. Pourtant ce monde à part, si typé qu'il soit, ne forme pas non plus un groupe social homogène. Il est facile d'y distinguer ceux qui ne peuvent vivre de leur exploitation et se trouvent dans l'obligation de louer leurs bras, ceux qu'un ou deux hectares de vignes rendent plus ou moins indépendants, non sans peines quand survient le malheur, enfin les « gros » (entre deux et cinq hectares de vignes) qui doivent avoir recours à une main-d'oeuvre salariée (l'un d'entre eux, Etienne Chevalier, d'Argenteuil, sera même député aux États-Généraux de 1789). Malgré ces divisions, l'auteur pense que l'unité, en fin de compte, l'emporte sur la diversité, qu' « il y a moins de différences entre petits et gros vignerons qu'entre manouvriers et fermiers-laboureurs-receveurs de seigneurie ». Cette unité trouverait son symbole dans le façonnement progressif de la maison vigneronne qui acquiert entre le XVT et le XIXe siècle, l'un après l'autre, les caractères qu'un peu trop rapidement nous avions eu tendance dans le passé à lui attribuer depuis des temps immémoriaux (y compris la cave et le cellier qui s'étendent et se développent justement pendant cette période, mais qui n'étaient pas à l'origine spécifiques de toutes les habitations de vignerons).

La dernière partie, plus démographique, insiste sur les comportements. Outre qu'elle confirme (et souvent affine et nuance) des phénomènes par ailleurs assez bien connus maintenant (sur le mariage, le choix du conjoint, la morale sexuelle), elle met en relief l'avance du malthusianisme vigneron par rapport à celui des autres catégories sociales des campagnes parisiennes. L'attitude de nos viticulteurs s'apparente, vers 1850, à celles rencontrées dans certaines régions du Sud-Ouest et débouche sur une dépopulation précoce, amorcée dès le second quart du xixe siècle, là où ne se rencontrent pas d'autres groupes sociaux en nombre suffisant pour freiner le mouvement.

Ce bref aperçu (et il ne pouvait s'agir ici que d'un bref aperçu) a sélectionné les points les plus importants et les plus neufs, au moins ceux qui ont paru tels à l'auteur de ces lignes. Eût-il été plus complet qu'il n'aurait pas pour autant rendu toute la richesse, ni tout l'apport de l'ouvrage, car en suivre pas à pas le déroulement, donc en offrir un résumé, masque quelques-unes de ses qualités essentielles, et d'abord l'ajustement presque parfait des sources et des techniques à la problématique. Deux illustrations suffiront. La première intéresse les méthodes quantitatives utilisées. Elles comprennent un large éventail de procédés, repris aux économistes bien sûr, mais aussi aux histoires et quelquefois inventés par l'auteur lui-même avec beaucoup d'astuce (en particulier l'échelle d'estimation de la valeur d'une vendange en combinant quantité et qualité sur les deux côtés d'un même axe p. 163-172). Ces procédés demeurent toujours adaptés au but poursuivi et surtout au degré de précision qu'offre la documentation retenue, comme le montre l'emprunt de la technique élaborée par Jacques Dupâquier de ventilation d'un ensemble par classes à progression géométrique de raison deux de part et d'autre de la moyenne arithmétique, pour analyser la structure socio-économique d'un village à partir des rôles fiscaux (ici la taille), au heu de se contenter d'un indice de position complété par un indice de dispersion, ce qui aurait donné une vue globalisante trop sommaire de cette structure.

Seconde illustration : la sûreté d'emploi des documents. Elle se manifeste déjà dans la critique ; parmi bien d'autres exemples possibles, il convient de citer la parfaite connaissance des pièges que tendent les baux à ferme pour qui veut évaluer correctement leur montant réel. Cette maîtrise dans l'utilisation des documents éclate dans le croisement systématique de données considérées comme des indices qui s'éclairent mutuellement. Le début de l'ouvrage en est un exemple spectaculaire ; l'auteur y éprouve les techniques viticoles décrites


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dans les traités contemporains par les menues informations que contiennent les comptes, les contrats, les livres de raison et toute une foule de sources éparpillées... Toutefois, trop modeste, il dévalue lui-même cette fois son travail par une affirmation qui laisserait entendre que son étude des façons de la viticulture repose presque intégralement sur les publications des agronomes ; ce qui est faux.

Cette modestie, qui ici le dessert, se trouve cependant à la source même de la deuxième grande qualité de l'oeuvre de Marcel Lachiver : la mesure. Mesure dans les mots, mesure surtout dans les affirmations et les conclusions toujours conscientes du degré d'incertitude qu'elles incluent, des limites qu'imposent de facto les moyens de connaissance. Émettre des hypothèses le plus solidement assurées que faire se peut, certes ; les transformer en certitudes, jamais ; laisser la porte ouverte aux modifications, aux réinterprétations, donc au progrès, toujours ; ainsi pourrait-on, me semble-t-il, résumer la démarche fondamentale de l'auteur. Elle me paraît pleinement scientifique, en tout cas plus scientifique que la proclamation de vérités prétendues définitives qui étouffent la vie et débouchent sur la sclérose. C'est peut-être pour permettre cette ouverture que Marcel Lachiver a tenu à publier le maximum de données chiffrées, de graphiques, d'illustrations aussi (entre autres les merveilleux dessins d'Auguste-Jules Gentil dont un, celui des vendanges, orne la jaquette) incorporés au texte quand il est nécessaire, rejetés en annexes quand ils se tiennent trop près de documents primaires abondants. Il a ainsi livré un matériel exceptionnel par son ampleur et par sa qualité, indispensable pour le dépassement progressif de nos connaissances. A peine pourra-t-on lui reprocher (aucune oeuvre humaine n'est parfaite) un ou deux oublis dans l'appareil critique, comme celui du mode de calcul des variations des dates de vendanges. Mais, ce ne sont que vétilles.

Comme toute grande thèse, celle de Marcel Lachiver fait regretter qu'elle n'embrasse pas plus qu'elle ne contient. A sa lecture on se prend à désirer connaître un peu mieux les comportements politiques, religieux, éthiques des vignerons. C'est la rançon d'un livre réussi. Il serait toutefois abusif et injuste de le reprocher à l'auteur, car tel quel, ce livre représente une somme considérable de travail, d'un travail pour l'essentiel individuel, et un ensemble cohérent qu'il n'aurait pas été raisonnable d'élargir encore à de plus vastes horizons. Ce regret, ce désir sont tout compte fait un hommage, au moins sous cette plume.

Dans les dernières lignes, Marcel Lachiver précise bien son ambition. « J'ai essayé de montrer comment une culture spéculative s'était développée, comment elle avait triomphé, comment elle était morte de son succès même. Derrière la terre et ses productions, j'ai voulu voir les hommes... En définitive, j'ai vu vivre une société, mais je l'ai vu surtout agoniser et mourir dans une sorte de suicide organisé au XIXe siècle, quand les vivants refusaient la vie ; vivre et mourir n'est-ce pas le lot de toutes les sociétés ? » (p. 720). Mais alors, « Mort, où est ta victoire ? », puisque Marcel Lachiver a au moins partiellement ressuscité cette société.

Hugues NEVEUX.

Raymonde MONNIER, Le Faubourg Saint-Antoine (1789-1815), Paris, Société des Études Robespierristes, Bibliothèque d'Histoire révolutionnaire, 3e série, n° 21, 1981, 367 p.

Dans l'histoire des populations urbaines, le Paris du siècle 1750-1850 occupe, en dépit de sources dispersées et fragmentaires, une place prépondérante. Les travaux de Louis Chevalier, Albert Soboul, Marcel Reinhard ou Adeline Daumart ont ouvert la voie à des recherches spatialement ou thématiquement plus restreintes. Aujourd'hui publiée, la thèse de Raymonde Monnier atteste à quel point l'histoire locale du Paris révolutionnaire peut enrichir et nuancer les acquis antérieurs.

Certes, l'espace retenu pour cette étude n'est pas n'importe lequel : SaintAntoine est bien « le Faubourg par excellence ». « Lieu redoutable et redouté des explosions révolutionnaires » (p. 113), c'est aussi le lieu où se côtoient indi-


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gence et réussite sociale, anciens compagnons et futurs prolétaires, où, non loin des ateliers qui produisent ces meubles marqués des plus illustres estampilles, éclot le machinisme et tournent les nouvelles broches des filatures de coton. Homogène et divers, le Faubourg pose avec étonnamment d'acuité la question classique de la fonction de la période révolutionnaire et impériale dans le passage des anciennes aux nouvelles formes de production. Par un tableau en diptyque des activités et de la société faubouriennes (la Révolution, l'Empire), Raymonde Monnier nous fournit une réponse en soulignant que Brumaire ne constitue pas une rupture. Comme en d'autres domaines, les césures sont antérieures et postérieures : antérieures, lorsque le Faubourg sans-culotte conquiert puis perd le droit à la parole, postérieures avec l'implantation de nouvelles industries vers 1803. En ce sens, le grand tournant semble bien s'effectuer en 1795-1796, avec la double mutation qu'entraînent la répression politique et la crise économique frappant alors de plein fouet les activités traditionnelles. En dépit d'une incontestable urbanisation au xvnr siècle, le Faubourg conserve encore, au début de la Révolution, certains traits spécifiques qui le différencient du Centre-ville. Médiocrement occupé (43 000 habitants, soit 7 % de la population parisienne), il l'est surtout très inégalement. Ainsi s'opposent le secteur ouvrier densément peuplé de l'Ouest de la section de Montreuil et les espaces campagnards de l'Est et du Sud, avec les guinguettes de Fontarabie ou du Petit-Charonne, les cultures maraîchères, les vignes et les jardins de Popincourt ou des Quinze-Vingts. L'urbanisation massive sera d'ailleurs postérieure à la période envisagée et, comme le souligne Raymonde Monnier, la physionomie du Faubourg est encore, à la fin de l'Empire, proche de ce qu'elle était vingt-cinq ans auparavant (p. 173-175). Non, pourtant, que les effectifs de population soient demeurés stables : de 1793 à 1801, ceux-ci régressent de 20 % (baisse confirmée en 1807) pour ne retrouver leur niveau initial qu'au recensement de 1817. Plus qu'à la réquisition et à la conscription des jeunes hommes, c'est à la crise qu'il faut imputer ce fléchissement. Il convient d'ailleurs, comme le fait l'auteur, de bien distinguer les deux visages et les deux temps de cette crise : entre les difficultés révolutionnaires et le marasme de la fin de l'Empire s'inscrivent, en effet, cinq années de développement et de prospérité. Si la guerre est bien le vecteur commun des malheurs du Faubourg, elle n'atteint pas de façon identique les différents secteurs de la production et ne touche pas une société immobile.

Sous la Révolution, le Faubourg Saint-Antoine est, on le sait, un quartier dominé par les activités économiques : d'après l'information des cartes de sûreté, 91,5 % des hommes y exercent un métier de production ou de distribution (p. 37 et tableau p. 304). Laissant les 8 % de jardiniers, attachons-nous au tableau des activités faubouriennes. A côté des traditionnels boutiquiers ou petits marchands que l'on retrouve ailleurs dans la ville, l'organisation du travail industriel (1" partie, chap. 4) se caractérise par la coexistence d'une production manufacturière et d'un large secteur artisanal dispersé. Les manufactures dominent certaines industries de luxe, telles la Manufacture de glaces de la rue de Reuilly qui, jusqu'en 1789, emploie plus de 500 ouvriers, la fabrique de papiers peints Réveillon, rue de Montreuil (350 à 400 personnes) et les entreprises de faïence ou de porcelaine, plus modestes, à Popincourt. Ajoutons à ces secteurs spécifiques quelques entreprises de moindre concentration de maind'oeuvre mais disposant parfois de vastes locaux et d'importants capitaux (p. 56), les brasseries (Santerre a 20 salariés rue de Reuilly), la fabrique d'acier fin de Dauffe aux Quinze-Vingts, les manufactures du fabricant de toiles de coton Lucas, rue de Reuilly, ou du rubannier Perrot, cour Saint-Joseph (Montreuil). Mais l'activité qui fait la célébrité du Faubourg, c'est l'ameublement et, là, la dispersion est de règle (p. 73). Les artisans du meuble, ébénistes, menuisiers, tapissiers, etc. (17 °/o des hommes actifs) ont bénéficié des franchises de l'Abbaye Saint-Antoine, mais, pour des raisons de vente dans la ville, les ateliers les plus illustres sont dirigés par des maîtres de la corporation, Boudin, Weisweiler ou Vandercruse-Lacroix par exemple. Si certains menuisiers et ébénistes emploient 5, 6 voire 10 ou 11 ouvriers, ils n'échappent guère plus que les artisans en chambre à l'emprise des marchands-merciers qui commercia-


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lisent leur ouvrage (telle la veuve Héricourt que Raymonde Monnier donne en exemple p. 76). L'hostilité au capital marchand explique sans doute qu'en dépit des hiérarchies de fortune, de notoriété et de talent, le milieu des travailleurs du meuble soit remarquablement soudé : l'ascension sociale y est possible mais toujours fragile (la veuve Vandercruse fut ainsi admise aux Secours publics en 1813). Les solidarités familiales renforcent encore cette cohésion par une endogamie tout à fait exceptionnelle : Vandercruse-Lacroix est à la fois beau-frère des ébénistes Oeben et Riesener et beau-père de l'ébéniste, fils d'ébéniste, Levasseur.

Manufacturière ou artisanale, l'activité du Faubourg est, on le voit, largement tributaire de l'industrie de luxe : la Révolution, plus par la guerre que par les mutations sociales, devait lui faire connaître des années difficiles. C'est en l'an III que la crise éclate au grand jour : elle va se poursuivre durant le Directoire et le Consulat. Elle est marquée par l'effondrement des manufactures qui débauchent leurs ouvriers : en l'an VII, Jacquemart et Bénart, successeurs de Réveillon, ont renvoyé plus des 2/3 de leurs salariés, les effectifs ouvriers de la faïence-porcelaine sont, en moyenne, réduits de moitié, le rubannier Perrot a cessé son activité, tandis que l'artisanat du meuble ou des métaux est en léthargie (p. 84-87).

Mais la Révolution crée aussi les conditions des mutations et de la reprise impériales. Quoique 35 % seulement des biens nationaux aient été effectivement vendus (p. 105), Raymonde Monnier souligne que ces transferts de propriété ont permis le développement ou le démarrage de certaines entreprises '. Robillard a ainsi étendu sa fabrique de faïence tandis que les porcelainiers Darthes se rendaient acquéreurs de l'hôtel de Montalembert. Mais surtout Richard et Lenoir s'installent rue de Charonne, dans les couvents de Bon-Secours et de Traisnel, acquis en l'an VIII et l'an X, et Delattre, autre filateur, occupe en l'an XIII l'ancien couvent des Hospitalières de La Roquette. Car la reprise de l'Empire, c'est d'abord et avant tout le coton. Le nombre de broches augmente de 228 % entre l'an XII et 1808 et atteint alors, au Faubourg, le chiffre de 46 586. Le « modèle » de cette industrie nouvelle est, bien sûr, Richard-Lenoir qui utilise 44 % des broches et emploie 40 % des fileurs du Faubourg, associant, cas peu courant, des ateliers de filature, de tissage et de construction mécanique. Mais cette transformation des activités industrielles faubouriennes était bien fragile. La crise de 1811-1814 devait mettre un terme aux heureuses années 1806-1810. En dépit de prêts et de commandes gouvernementaux, les industries traditionnelles souffraient de la guerre et le coton de la politique économique de l'Empereur puis de la décision douanière de 1814. Raymonde Monnier souligne l'ampleur du mouvement de faillites enregistré au Faubourg de 1810 à 1815 dont nul secteur ne fut préservé, du marchand de bois au filateur, du marchand de meubles ou de l'ébéniste au fabricant de papiers peints et de savon (p. 220-224).

On conçoit que la population d'un Faubourg où dominent ceux qui vivent de leur travail et qui n'ont que leur travail pour vivre (p. 11) soit, plus qu'aucune autre, sensible aux crises. Aussi, Raymonde Monnier consacre-t-elle une part importante de son livre à l'indigence. Elle le fait à travers les sources officielles de l'Assistance publique : même si ces dernières ne fournissent que les chiffres des indigents secourus, elles sont révélatrices de la pauvreté générale du Faubourg et de son extrême vulnérabilité à la conjoncture économique. Avec 7 % de la population, Saint-Antoine concentre, en l'an II, 20 % des indigents parisiens (p. 91). La crise de l'an X illustre à la fois la misère du Faubourg et la crainte qu'il inspire aux gouvernants: alors que 20 % des Parisiens reçoivent des secours, la proportion s'élève à 46 % au Faubourg (atteignant même plus de 50 % aux Quinze-Vingts et à Popincourt, devenu plus populaire, p. 93). La reprise impériale ne fait pas disparaître l'indigence ni le contraste

1. A contrario, d'ailleurs, la vente des biens nationaux devait accélérer la disparition de la plus ancienne manufacture du Faubourg (pp. 192-193) : ayant acquis les moulins de Chauny en l'an IV, la Compagnie de glaces de Saint-Gobain y installait des polissoirs mécaniques qui fonctionnèrent dès 1802.


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entre le Faubourg et la ville : 16 à 18 % des Parisiens sont assistés entre 1804 et 1811, mais 30 % dans le 8e arrondissement (c'est-à-dire les quartiers du Faubourg et celui, plus aisé, du Marais). Qui sont-ils, ces indigents ? Parmi eux, bien sûr, les assistés traditionnels, vieillards, infirmes, aveugles, nourrices, mais aussi des ouvriers chômeurs ou des artisans que la crise réduit à l'indigence : en l'an VIII, on compte ainsi à côté des journaliers, porteurs d'eau, commissionnaires, etc., des travailleurs spécialisés, ébénistes ou gaziers par exemple. L'étude socio-professionnelle de l'indigence sous l'Empire précise ce tableau (p. 230-237 et p. 313). Particulièrement vulnérables, en 1813, les cordonniers, les serruriers, les ouvriers du bâtiment et les travailleurs du textile ou, plus précisément, les travailleuses puisque les femmes constituent 70 % des indigents de cette branche (fileuses, dévideuses ou cotonnières). Il apparaît ainsi clairement que, pour la plupart des travailleurs, la faiblesse des salaires (3 à 4 F pour un compagnon du meuble, 2 F environ dans la grande industrie ou pour les façonniers et moins encore pour les femmes) entraînait l'indigence lorsque survenait la maladie ou le chômage.

Est-ce donc cette armée de miséreux qui fit du Faubourg Saint-Antoine « l'avant-garde du mouvement populaire » et son « dernier bastion » (p. 113) ? Raymonde Monnier répond à cette interrogation sans refaire l'histoire du mouvement populaire parisien mais en mettant en lumière les aspects essentiels de la vie politique faubourienne, de la Révolution au « règne des notables ». La pauvreté générale du Faubourg l'excluait de la vie politique sous la période censitaire, mais les « journées révolutionnaires » lui donnèrent la parole. Si l'émeute Réveillon fut une affaire de salariés, en revanche les Faubouriens qui fournissent 70 % des vainqueurs de la Bastille reflètent mieux les structures socio-professionnelles de Saint-Antoine : les salariés y sont beaucoup moins nombreux que les travailleurs indépendants, ces artisans (ébénistes menuisiers, cordonniers ou serruriers) et ces petits patrons, dont le plus illustre, Santerre ; bref, une composition émeutière classiquement sans-culotte plus qu'ouvrière. Le 10 août, c'est la section des Quinze-Vingts qui, de toutes les sections parisiennes, compta le plus de victimes. Mais le désarmement et la répression consécutifs à la reconquête militaire de prairial an III démantelèrent le mouvement révolutionnaire. Propriétaires, rentiers et marchands prenaient alors le contrôle du comité de surveillance du 8e arrondissement tandis que, destitué depuis Thermidor, l'ancien personnel de l'an II était incarcéré en masse, et davantage en raison de ses activités antérieures que pour une réelle participation à l'insurrection. Combien de familles furent-elles ainsi réduites à l'indigence ? On comprend dès lors que d'anciens militants aient pu se retrouver auxiliaires de police sous le Directoire. Sur l'action clandestine ou semi-clandestine de cette période, Raymonde Monnier offre d'ailleurs une information de premier ordre. Si l'agitation endémique liée à la crise sociale peut inquiéter les gouvernants, les « meneurs » ne sont guère nombreux : ainsi, le Tribun du Peuple ne compte au Faubourg que 4 % de ses abonnés parisiens (mais, on le sait, certains abonnements sont collectifs comme celui du Café des Amis de la Patrie). Raymonde Monnier nous montre aussi comment, à l'exception de quelques individualités, Vacret par exemple, les « exclusifs » du Directoire étaient non pas les hommes les plus notoires de la période terroriste, mais plutôt une « deuxième génération » de militants révolutionnaires, membres du Cercle constitutionnel de l'an V et qui parvinrent à démocratiser l'assemblée électorale de l'an VI. Pourtant, affaibli par la crise, usé par la surveillance policière, le Faubourg ne bougea pas en Brumaire ; la répression qui suivit l'attentat de la rue Saint-Nicaise acheva de démanteler l'opposition néo-jacobine. Dès lors, politiquement ralliés, comme Tissot, ou économiquement sensibles aux secours extraordinaires que le Premier Consul, puis l'Empereur, jugea prudent de distribuer, les Faubouriens se tinrent tranquilles.

Par ce travail remarquable d'érudition, riche synthèse de sources pourtant disparates et fragmentaires, Raymonde Monnier nous montre comment la Révolution n'a ni tout cassé, ni tout permis. Fossoyeuse et accoucheuse, elle a donné une impulsion à la nouvelle industrie et libéré la production sans, pour autant, dégager totalement le petit façonnier de l'emprise du capital marchand. Mais,


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loin du débat sur la transition, c'est une autre image de la Révolution que conserve la mentalité collective, le souvenir de la prise de la Bastille et d'une souveraineté brièvement exercée, d'un « âge d'or » du Faubourg Saint-Antoine ; cela aussi le livre de Raymonde Monnier nous le suggère avec une sensibilité qui n'est pas la moindre de ses qualités.

Françoise BRUNEL.

Michaël L. KENNEDY, The Jacobin Clubs in the French Révolution. The First Years, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1982, 296 p.

Si les études sur les clubs révolutionnaires de province ont été nombreuses, il n'existait jusqu'ici que deux ouvrages de synthèse à leur sujet, remontant tous les deux à une cinquantaine d'années et tous les deux de perspective limitée ; l'un, celui de Louis de Cardénal, La province pendant la Révolution, publié en 1929, était une histoire essentiellement politique ; le second, de Crâne Brinton, The Jacobins; An Essay in the New History, publié en 1930, était avant tout une analyse sociologique du personnel jacobin. Profitant des études poursuivies depuis et surtout de ses recherches propres, Michaël L. Kennedy a entrepris une histoire complète du mouvement jacobin en province, dont le présent livre représente le premier pas.

L'ouvrage est conçu intentionnellement de façon plus thématique que narrative : c'est le cas de douze chapitres sur quinze, les chapitres 2 à 13.

Le premier chapitre, The Foundation of the Jacobin Clubs and the Development of the Jacobin Network, 1789-1791, reste nécessairement surtout chronologique. C'est en mars 1790 que se constitua effectivement un « parti » jacobin à l'échelle nationale, lorsque le club parisien accorda ses premières affiliations à des clubs de province. Certains de ceux-ci étaient antérieurs à celui-là, quelques-uns même héritiers de sociétés fondées dès avant 1979. Aussi Michaël L. Kennedy replace-t-il l'apparition des clubs « jacobins » dans le cadre de la sociabilité d'Ancien Régime, se référant non seulement à la franc-maçonnerie, mais également aux différentes sociétés alors existantes, y compris les confréries de Pénitents en Provence, pour conclure que, « en dernière analyse, les clubs de la Révolution furent essentiellement des entités nouvelles » (p. 10), nées des circonstances, comme Michelet l'avait d'ailleurs déjà souligné.

Les premiers clubs patriotes apparurent au lendemain du 14 juillet 1789. Jusqu'en décembre, ils n'eurent « presque aucun contact entre eux » (p. 12) ; c'est au début de 1790 que les premières liaisons commencèrent à s'établir. A la fin de février, d'ailleurs, il n'y avait encore que vingt-trois clubs. Le rythme de croissance se précisa dès lors, avec plusieurs périodes d'accélération, notamment à la fin de 1790, à la suite du décret du 13 novembre qui légalisait les sociétés, puis après le schisme religieux qui, au début de 1791, incita les patriotes à resserrer les rangs. Une difficulté surgit d'ailleurs : plusieurs clubs s'étant parfois constitués dans une même ville, la société parisienne décida de réserver l'affiliation à un seul par localité, admettant cependant d'accorder aux autres la correspondance ; d'autre part, tous les clubs de province ne s'affilièrent pas à celui de Paris, tout en s'affiliant parfois à des sociétés elles-mêmes affiliées, de sorte que Michaël L. Kennedy croit pouvoir rattacher l'ensemble des clubs au réseau jacobin. N'y a-t-il pas là quelque abus ? Peut-on en particulier y joindre les clubs dits « populaires » de recrutement plus démocratique, créés précisément parce que les premiers clubs refusaient généralement d'admettre les éléments populaires ?

Quoi qu'il en soit, de vingt-trois en février 1790, le nombre des clubs serait passé à cent quarante, d'après Carra et C. Desmoulins, mais cent trente-cinq seulement étaient affiliés en novembre, suivant une liste dressée par le club parisien lui-même ; pour Michaël L. Kennedy, le total des clubs aurait été alors de deux cent douze, pour s'élever à quatre cent vingt-six au début de mars 1791, date à laquelle, suivant le Moniteur et C. Desmoulins, deux cent dix-huit villes possédaient au moins un club ; il devait atteindre neuf cent vingt et un en


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juillet 1791, dont quatre cent trente-quatre affiliés (cf. les annexes A et B). De toute façon, ceux-ci restaient pleinement indépendants, tout en constituant un ensemble largement cohérent.

C'est ce que montrent les chapitres suivants. Le deuxième, Organization, Rhetoric and Spectacle, étudie leur vie intérieure, plus ou moins analogue à celle de la société parisienne. Le troisième, The Clubs and the Press, complété par les annexes D et E, concerne leurs rapports avec la presse parisienne, qu'ils contribuèrent à faire connaître en province — essentiellement journaux modérés ou d'information, ainsi que le Journal des Amis de la Constitution, qui leur permettait de se tenir au courant de leurs activités réciproques en évitant de coûteux échanges directs.

Le chapitre 4 étudie le personnel jacobin, au double point de vue quantitatif et qualitatif. Les effectifs, naturellement très variables — mais il faudrait pour chaque cas les rapporter à la population locale —, augmentèrent progressivement, à mesure même des progrès de la Révolution. Quant à leur origine socioprofessionnelle, dont le bilan est donné dans l'annexe F, MichaëlL. Kennedy ne prétend pas modifier les conclusions de ses prédécesseurs : quelles que soient les insuffisances des sources, on ne peut que conclure, en dehors des inévitables nuances locales, « que les Jacobins appartenaient fondamentalement à la bourgeoisie » — la « middle class » suivant la terminologie ango-saxonne (préface, p. viii). D'après les papiers de treize clubs, pour 3 882 membres connus sur 6 000 environ, la bourgeoisie en rassemble en effet 71 %, dont 50,7 % pour les éléments directement liés à l'économie et 20 % pour les professions de caractère intellectuel — 13,4 % pour les seules professions libérales, notamment les hommes de loi : là encore, il faudrait rapporter ces pourcentages à la part que chaque catégorie représentait dans la population des villes concernées.

Le chapitre 5, Women's and Youth Auxiliary Societies, s'intéresse aux organisations satellites des sociétés jacobines : les femmes et les jeunes, généralement exclus de celles-ci, au moins pour la parole et le vote — non sans de vives protestations parfois pour les premières —, constituèrent en effet leurs propres clubs, mais en restant toujours à la remorque.

Après cette étude structurelle, M. L. Kennedy examine les diverses activités des clubs, au point de vue économique et social d'abord, dans le chapitre 6, Economie Lobbying and Benevolence. Les clubs, en effet, jouèrent le rôle de « groupes de pression », sans se soucier de la fraternité jacobine, « se faisant sans vergogne les porte-parole des intérêts locaux » (p. 110) et se livrant des luttes sans merci pour accaparer « les gâteaux économiques » (p. 111), aussi bien qu'administratifs ; même en matière de bienfaisance, l'esprit de solidarité restait limité, l'égoïsme local l'emportant largement.

En ce qui concerne les assignats et les biens du clergé, sujet du chapitre 7, Assignats and National Property, les sociétés jacobines soutinrent activement la politique de l'Assemblée nationale, sans que l'on puisse déterminer exactement quelle fut leur contribution à la vente des biens nationaux, Michaël L. Kennedy reprend ici la question de savoir dans quelle mesure les Jacobins en profitèrent personnellement. Selon Brinton qui, seul avant lui, avait tenté une analyse au niveau national, à partir de treize villes, leurs achats auraient été disproportionnés à leur nombre. MichaëlL. Kennedy, prenant l'exemple d'Aix et de Marseille, conclut, sans prétendre extrapoler à l'ensemble de la France, que « si les clubistes des deux villes saisirent des quantités disproportionnées de biens ecclésiastiques », cela prouve une nouvelle fois « que beaucoup de Jacobins étaient riches » et que « parenté et relations d'affaires semblent avoir compté davantage (...) que les affinités idéologiques» (p. 151).

Dans le domaine religieux, étudié dans le chapitre 8, The Civil Constitution of the Clergy, les sociétés jacobines appuyèrent également avec vigueur la politique de l'Assemblée Constituante et, lorsque le schisme eût éclaté, elles menèrent une campagne électorale active pour le remplacement des réfractaires, contre lesquels certaines déjà demandèrent des mesures répressives.

En matière militaire, sujet des chapitres 9 et 10, The Army et The Navy and the Colonie, « d'une façon générale, des relations tendues existèrent entre les sociétés et les officiers » (p. 178), tandis que, « dès les débuts du réseau, les


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Jacobins de province cultivèrent l'amitié des simples soldats » (p. 179) ; pourtant, loin de contribuer aux mutineries qui éclatèrent en particulier au cours du printemps et de l'été de 1790, ils « s'efforcèrent habituellement de rétablir l'ordre » (p. 179). A propos de la mutinerie la plus retentissante, celle de Nancy, l'auteur note que si, à l'exemple des Jacobins de Paris, les clubs de province manifestèrent d'abord leur soutien à l'Assemblée nationale, l'approbation donnée à la répression ne fut pas unanime, les clubs de Strasbourg et de Bordeaux notamment condamnant la conduite de Bouille.

Comme la marine, pour laquelle les problèmes étaient analogues à ceux de l'armée, les problèmes coloniaux n'intéressèrent guère les clubs de l'intérieur, « longtemps indifférents aux horreurs de l'esclavage et de la traite des Noirs » (p. 204) ; quant aux ports, dont l'économie reposait sur le commerce colonial, il aurait été de mauvaise politique de prendre parti en faveur des Noirs. Mais « si l'esclavage était une question économique, la liberté des mulâtres était fondamentalement une question sentimentale » et « les Jacobins pouvaient se laisser aller à leurs sentiments humanitaires » (p. 205) ; aussi bien de nombreux clubs appuyèrent-ils la lettre publiée en octobre 1790 par l'abbé Grégoire en faveur des gens de couleur.

Abandonnant les problèmes généraux, Michaël L. Kennedy passe dans le onzième chapitre, Electionnering, à l'action électorale des sociétés jacobines, déjà abordée à propos des problèmes religieux. Cette action fut une part essentielle de leurs préoccupations, mais ne put avoir d'effets sensibles qu'à partir de l'été 1790 puisque, pour les premières élections municipales, en janvier-février, « le mouvement des clubs était dans un état embryonnaire » (p. 210) ; ils remportèrent dès lors d'importantes victoires, surtout au plan local, car en 1791, s'ils l'emportèrent dans l'ensemble, en juin, pour le renouvellement du corps des électeurs, parmi les députés que ceux-ci désignèrent, cent trente-six seulement allèrent s'inscrire au club des Jacobins — mais deux cent soixante-quatre aux Feuillants, trois cent cinquante restant neutres : le schisme des Feuillants ainsi que le suffrage au second degré expliquent aisément ces résultats.

Après une échappée vers les problèmes extérieurs (chapitre 12, The Outside World), à propos desquels nous retiendrons seulement que, dès novembre 1789, des relations s'établirent entre certains clubs et la société de la Révolution de Londres, Michaël L. Kennedy revient aux problèmes intérieurs dans le chapitre 13, Egalitarism and the Rise of Démocratie Opinion. Si les clubs étaient à peu près unanimes en ce qui concerne les privilèges, dont ils réclamèrent à l'occasion la disparition des dernières survivances, il n'en était pas de même en ce qui concerne le régime censitaire. Peu de plaintes s'élevèrent contre le cens d'activité : « Attaquer la législation touchant les citoyens actifs et passifs, alors que ces derniers se voyaient dénier la qualité de membres des clubs, eût été une hypocrisie » (p. 250) ; le marc d'argent lui-même ne souleva d'abord que peu de réclamations. A plusieurs reprises pourtant, le régime censitaire fut remis en question par tel ou tel club, en particulier en octobre 1790 par celui de Montpellier qui fut « l'une des premières sociétés à épouser la démocratie » (p. 250-251), mais sans qu'aucun pût déclencher un mouvement massif au sein du réseau jacobin.

Avec les deux derniers chapitres, The Flight to Varennes (chapitre 14) et The Feuillant Schistn (chapitre 15), nous revenons à une histoire plus directement narrative. Dans l'avant-dernier, avant de passer à la crise de Varennes, Michaël L. Kennedy retrace l'évolution des sentiments des clubs envers le roi, Celui-ci fut longtemps l'objet d'un loyalisme réel, voire d'une affection sincère, mais son départ, le 20 juin 1791, souleva l'indignation contre lui, et des sentiments républicains s'exprimèrent en divers lieux, et pas seulement dans le club de Montpellier; sans doute, la grande majorité des sociétés ignora ou répudia l'adresse de celui-ci, mais le loyalisme monarchique était sérieusement atteint : soixante clubs au moins demandèrent une procédure judiciaire, neuf exigèrent un référendum sur le sort du roi. Cependant, lorsque survint la fusillade du Champs-de-Mars, cent trente-six sociétés manifestèrent leur soumission à l'Assemblée nationale, certaines, il est vrai, sans grand empressement.

La crise de Varennes devait d'ailleurs ébranler profondément le réseau jacobin en raison du schisme des Feuillants. Saisis à la fois par ceux-ci et par


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les Jacobins, les clubs furent agités de vifs débats, accompagnés parfois d'épurations et de démissions massives, mais la grande majorité refusa d'abord de choisir, deux cent quarante-trois au moins adoptant des appels à l'union. Les Feuillants eurent au début l'avantage : soixante-quinze clubs se prononcèrent pour eux dans la première quinzaine qui suivit le schisme, quinze seulement restant fidèles à la société mère. Cependant, les clubs qui s'étaient ralliés à eux revinrent peu à peu aux Jacobins ; Michaël L. Kennedy explique ce mouvement par l'inaptitude des Feuillants à l'art de la propagande (mais ne l'avaient-ils pas appris auprès de leurs anciens collègues ?), l'attitude de la presse parisienne — la plupart des journaux auxquels les sociétés étaient abonnées soutenant la cause des Jacobins —, le désir d'unité (essentiel sans doute), l'épuration des Jacobins eux-mêmes et surtout par l'aura et l'action personnelles de Pétion et de Robespierre. Ainsi, à la fin de la Constituante, le réseau jacobin reconstitué allait connaître une nouvelle période de croissance.

Dans sa conclusion, intitulée de façon singulière Epilogue and Prologue, Michaël L. Kennedy annonce la poursuite de l'oeuvre entreprise pour les phases ultérieures du jacobinisme : c'est avec impatience que nous en attendons les résultats. Nous pensons en effet avoir donné une idée de l'intérêt de ce livre, de l'ampleur et de la variété des thèmes abordés, bien que nous ayons dû négliger bien des éléments importants. Nous ajouterons simplement que les sociétés du réseau jacobin nous semblent un reflet fidèle du parti patriote pour Ia période étudiée, dans ses traits généraux comme dans sa diversité ; nousmêmes y avons retrouvé un large écho des préoccupations des sections parisiennes.

Faut-il faire des réserves ? En voici deux. La première porte sur une formulation équivoque ; p. 131, il est écrit : « 37 of the 38 sections signified their approval » des propositions de Mirabeau sur les assignats ; Paris comptant 48 sections, il aurait fallu préciser : « les 38 sections qui intervinrent dans le débat ». La seconde porte sur une affirmation erronée; suivant l'auteur, les sections parisiennes auraient acclamé la Constitution polonaise du 3 mai 1791 (p. 228) ; en fait, sollicitées par la Municipalité d'envoyer des félicitations à celle de Varsovie à ce propos, elles s'y refusèrent parce que, suivant celle des Postes, cette constitution, « en conservant la féodalité, les privilèges et l'inégalité », était contraire aux droits de l'homme et à la constitution française. Mais ce ne sont là que des querelles mineures qui ne retirent rien au mérite de l'auteur et nous ne pouvons que souhaiter voir son ouvrage traduit sans retard.

Maurice GENTY.

Etienne FOUILLOUX, Les catholiques et l'unité chrétienne du XIX' au XXe siècle, itinéraires européens d'expression française, Paris, Le Centurion éd., 1982, 1008 p.

Dans ce vaste ouvrage — il reproduit intégralement sa thèse de doctorat d'État soutenue en 1981 — Etienne Fouilloux cherche à éclairer, et à comprendre, tout un pan de l'histoire de l'Église catholique entre 1880 et 1950, par le biais de l'analyse de l'attitude adoptée par cette Église envers les autres Églises chrétiennes (protestantes et orthodoxes principalement). Ce choix est moins paradoxal qu'il ne paraît au premier abord. Si, en effet, l'Église romaine se tient pour seule conforme au dessein de Dieu (longtemps elle dénie même aux autres organismes ecclésiastiques le titre d' « Eglises »), elle ne peut pas ignorer l'existence de chrétientés qui refusent ses choix dogmatiques et ecclésiastiques. Et c'est souvent par leurs réactions en face de problèmes graves que les hommes, et les institutions, se dévoilent le mieux. Le postulat de base de ce travail nous semble donc tout à fait légitime. D'autant qu'Etienne Fouilloux veut aussi étudier ce qu'un esprit malicieux ne manquerait pas de nommer l'histoire des variations de l'Église... catholique. Ou, comme l'auteur l'écrit luimême, pourquoi et comment « en moins d'un demi-siècle dans son enseignement courant et dans ses sphères dirigeantes sinon dans sa masse — l'oecu-


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méiiisme y est-il jamais devenu majoritaire ? — l'Église catholique a complètement révisé son jugement sur les velléités de réunion de la chrétienté » (p. 928). Pour se convaincre de la réalité de cette révision (mot un peu faible, d'ailleurs), il suffit de comparer terme à terme l'encyclique Mortalium animos du 6 janvier 1928, qui condamne avec force la première conférence du Mouvement oecuménique, et le décret Unitatis redintegratio, promulgué le 21 novembre 1965, et qui tient ce Mouvement pour un fruit de la grâce divine. L'Encyclique de 1928 soutenait, aussi : « Pour ce qui regarde les dogmes de foi, il est encore une distinction illicite : celle qu'on a jugé bon d'introduire dans les articles appelés fondamentaux et non fondamentaux de la foi, les uns devant être admis par tous et les autres pouvant être laissés au libre assentiment des fidèles » ; tandis que le décret affirme : « En exposant la doctrine, ils [les théologiens] se rappelleront qu'il y a un ordre ou une ' hiérarchie ' des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec les fondements de la foi chrétienne » (cité p. 928). C'est donc au changement dans l'Église catholique que ce livre est consacré. Entreprise difficile, et pourtant indispensable pour qui veut comprendre l'histoire du catholicisme au XXe siècle. L'auteur se limite, il est vrai, au cadre francophone ; choix aisément compréhensible (plus grande accessibilité des sources) et qui, à la lecture, ne se révèle pas réellement gênant, dans la mesure où les francophones tiennent une place de choix dans l'élaboration, puis dans l'affirmation d'un courant oecuménique au sein de l'Église catholique.

Etienne Fouilloux tente-t-il de rédiger une contre-partie, centrée sur le catholicisme, de l'ouvrage « officiel » élaboré sous l'égide du Conseil oecuménique genevois par Ruth Rouse et Stephen Neill : A History of the Ecumenical Movement, 1517-1958 (Londres, 2e éd. 1967, 838 p.) ? Pas complètement ; même si telle était bien l'idée du pasteur Jean Bosc (à la mémoire duquel l'ouvrage est dédié) lorsqu'en 1965 il conseillait à l'auteur de retracer « les démêlés de Rome avec l'oecuménisme » (p. 11). Car le livre d'Etienne Fouilloux est beaucoup plus précis, beaucoup plus érudit, et beaucoup moins « officiel ». Totalement indépendant des institutions ecclésiastiques catholiques, l'auteur fait oeuvre d'historien. Il décrit et il explique, sans ditribuer le blâme ou l'éloge. Il est clair, cependant, que les partisans de l'oecuménisme lui sont plus sympathiques que leurs adversaires ; mais, chacun le sait, un minimum de connivence avec les hommes auxquels on consacre, en général, dix ans de sa vie est indispensable à la réussite d'une thèse de doctorat d'État.

En ce qui concerne les sources, Etienne Fouilloux a mené une enquête aussi exhaustive que possible. Il est certes une lacune qu'il lui fut impossible de combler : le Vatican a refusé de lui communiquer le moindre papier, pas plus les archives de l'ex-« Saint-Office », que celles de la Secrétairerie d'État. A plusieurs reprises l'auteur signale donc des problèmes d'interprétation nés de cette lacune. Contrairement à ce qu'un profane pourrait imaginer, pourtant, le refus romain n'apparaît pas trop grave ; car, en cas d'incertitude, les sources disponibles — et notamment les entretiens que l'auteur a pu mener avec nombre d'acteurs de ce mouvement — permettent, la plupart du temps, de se limiter à deux ou trois hypothèses indiquées de façon très claire. Il a utilisé, par ailleurs, un vaste éventail de sources manuscrites, allant des papiers privés (surtout des correspondances) aux archives d'institutions ou de monastères catholiques, qu'on semble lui avoir laissé dépouiller sans réticence (le refus du Vatican se limitait donc aux archives romaines, au sens strict ; il n'avait pas pour but de rendre très difficile la rédaction de l'ouvrage). N'ont pas été négligées, aussi, les archives du Conseil OEcuménique des Églises (à Saconnex, près de Genève) : principalement les correspondances des secrétaires de l'association Foi et Constitution, et les minutes des réunions des comités exécutifs, pour les périodes où ils ne sont pas imprimés. L'auteur est également parvenu à consulter de nombreux bulletins confidentiels, ou semi-confidentiels ; et il a dépouillé un nombre considérable de recueils de Mémoires, et d'études diverses. Bref, on peut tenir son érudition pour sans défauts, et, de ce fait, accorder le plus grand crédit à ses analyses et à ses conclusions.

L'ouvrage s'ordonne en trois parties chronologiques. La première présente


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les positions catholiques entre 1878 et 1928, la seconde traite de la période 19291945 ; et la troisième évoque les incertitudes des années 1945-1952. Etienne Fouilloux intitule la période 1878-1928 « L'âge de l'unionisme ». Unionisme, opposé à oecuménisme, qu'il décrit en ces termes : « Le système élaboré par Léon XIII et Benoît XV puis codifié par Pie XI est simple : l'Église catholique romaine est l'Église de Jésus-Christ, une, sainte, universelle et apostolique ; schismes et hérésies successifs ne lui ont rien arraché d'essentiel ; elle attend donc avec patience et charité que — individuellement ou collectivement — les chrétiens séparés acceptent de rentrer en son sein ; sa sollicitude la porte en priorité vers les Orientaux ou les anglicans de Haute Église qui sont restés proches d'elle et parcourt ensuite la série des cercles concentriques qui conduit aux plus éloignés — protestants libéraux ou sectaires » (p. 823). On le voit, le terme d'unionisme paraît un peu faible, voire trop bienveillant : car il ne s'agit en aucune façon de tenter d'unir des Églises sur un pied d'égalité. Dans sa thèse de doctorat d'État (parue en 1961) Daniel Robert parlait de tentative « d'absorption », ce qui nous semble plus exact. Ce point de vocabulaire mis à part, l'auteur nous brosse un excellent tableau des choix du Vatican en face du problème de la division des chrétiens. Des choix du Vatican, et non des réactions des catholiques ; car toute cette partie éclaire à quel point l'Église catholique — elle vient juste, il est vrai, de se doter d'un chef qu'elle tient pour infaillible — est un organisme étroitement soumis aux variations de la ligne pontificale (cf. p. 9096, par exemple). Etienne Fouilloux décrit non seulement l'hostilité nourrie par la hiérarchie à rencontre du protestantisme — « quand il ne trahit pas, le corps étranger [que serait le protestantisme] est par nature un fauteur de troubles, un séditieux en puissance » (p. 167) —, mais aussi son extraordinaire ignorance de la situation réelle de cette fraction de la chrétienté (cf. pp. 159-167). L'essentiel de l'activité « unioniste » (un adversaire la traiterait sans doute « d'impérialiste ») est d'ailleurs orientée vers les orthodoxes orientaux par le biais des Églises uniates. Et cela tout particulièrement sous le pontificat de Pie XI, qui cherche à faire passer l'unionisme tourné vers l'Europe orientale « du stade de l'improvisation à celui de l'avancée méthodique et réfléchie » (p. 97) : « jusqu'en 1928-1929 l'Union avec l'Orient devient un des objectifs majeurs du pontificat » (p. 99). Mais cet unionisme ne parvient pas à échapper à ses propres ambiguïtés, voire à ses propres contradictions. Au départ, certes, il manifeste une évolution du Pontife romain ; car il se substitue à la simple « mission » qui suspecte tellement le christianisme des non catholiques qu'elle l'assimile au paganisme africain ou océanien. L'unionisme s'enracine donc dans un certain respect de la personnalité orientale ; mais il aboutit souvent à « la tentation d'intégrer des personnalités malléables [...] au système de piété romain, voire d'y pêcher les futurs apôtres catholiques de la Russie » (p. 113). Ambiguïté « consubstantielle à l'unionisme » (p. 114), Mgr Chaptal ne prescrivant « le respect des coutumes slaves et le refus de toute latinisation que pour mieux rassurer d'éventuels prosélytes sur leur futur statut au sein du catholicisme » (p. 114). Tant il est vrai que l'ensemble de l'édifice unioniste repose sur un espoir d'extension du catholicisme en terre orthodoxe. Espoir fallacieux, en dépit de la recherche d'un modus vivendi avec le gouvernement soviétique. L'échec étant aussi partiellement imputable à la substitution incomplète de la notion de mission en terre païenne à celle d'unionisme, et donc aux conflits entre les congrégations latines et le clergé uniate sur le terrain, et entre la Propagande et l'Orientale à Rome. Conflits réglés, au gré des influences, dans un sens pas toujours favorable à runionisme.

C'est dans ce climat, a priori peu propice, qu'apparaissent les premiers jalons qui vont conduire « Vers l'oecuménisme » (ch. III, pp. 125-158). L'auteur y est très attentif, préoccupé qu'il est de contester la théorie selon laquelle l'oecuménisme apparu à l'occasion du second concile du Vatican aurait constitué une rupture brutale. A la différence de l'unionisme, ces premiers pas d'un oecuménisme catholique ne doivent rien à la hiérarchie. Ils s'effectuent, au contraire sur les marges, dans les lieux écartés, qui n'attirent pas trop l'attention. Témoins de cette évolution, les Conversations de Malines, des années 1921-1925, qui échouent comme leurs devancières, et sur le même problème (validité ou non validité des ordinations anglicanes), mais qui permettent à Portai et à ses amis


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de « profiter du commode abri » (p. 132) qu'offre l'unionisme, dans le but de promouvoir d'autres méthodes — la rencontre et non plus l'absorption — dans pour Etienne Fouilloux, de tracer une série de portraits de ces pionniers de l'oecuménisme catholique, qui sortent souvent du monde unioniste. Et, tout particulièrement, celui de Dom Lambert Beauduin. Né en 1873 en Belgique ce moine bénédictin de l'abbaye du Mont-César est d'abord unioniste, à la suite de sa rencontre avec le métropolite Szeptickij et de sa nomination au collège Saint-Anselme de Rome, où il fait la connaissance du jésuite d'Herbigny, tout dévoué à la cause de l'unionisme. Mais — et grâce à cet exemple on peut étayer la thèse d'une filiation entre runionisme et l'oecuménisme — Beauduin est également passionné par le monachisme; aussi a-t-il l'idée de fonder un monastère qui ferait la synthèse entre l'idée unioniste et l'idée monastique. Et, le 15 août 1926, il inaugure à Amay-sur-Meuse (Belgique) une chapelle orientale et il installe une communauté dont le but est le « rapprochement loyal et sincère des coeurs et des esprits avec la volonté de mettre fin à nos malentendus et à nos divisions » (p. 154). Ce qui implique d'insister non plus sur ce qui sépare, mais sur ce qui unit ; et ce qui conduit à tenter de convaincre l'Église latine de l'urgence qui s'impose à elle de pratiquer un examen de conscience et de la nécessité où elle se trouve d'entendre les non catholiques avant de chercher à les écraser sous un discours apologétique ; tout en n'oubliant pas de rappeler que ne pas critiquer ne signifie pas approuver des erreurs. Autant d'éléments qui serviront de base à l'oecuménisme; et qui peuvent apparaître à Amay parce que l'Orient sert de point d'application privilégié à cette méthode. Beauduin est pourtant un peu trop en avance sur la hiérarchie romaine ; assez vite il devient suspect : dès 1928 il est relevé de sa charge, avant d'être contraint à l'exil, en 1932.

Cette période se clôt donc sur un brutal raidissement du Vatican. Déconcerté par ses échecs orientaux, et appréciant mal la portée des premiers pas du Mouvement oecuménique — il demeure très ignorant de l'évolution du monde protestant —, le Pape cède plus ou moins à la peur de l'encerclement. Aussi refuset-il toute participation catholique à la première conférence oecuménique mondiale de Stockholm (août 1925). Et se décide-t-il à condamner le Mouvement. Par l'encyclique Mortalium animos (janvier 1928), il condamne ceux « qui tiennent des congrès, des réunions, des conférences », ces « panchrétiens », qui tentent de s'unir « malgré leurs divergences en matière de vérité de foi » (p. 185). Et les contrecoups de l'encyclique atteignent « les compagnons de route [catholiques] allemands ou anglo-saxons du Mouvement oecuménique, et le legs portalien enrichi par Amay » (p. 191). Tandis que les fragiles passerelles interconfessionnelles, si difficilement construites par quelques pionniers, s'effondrent sous le choc, et que l'unionisme connaît un bref été de la Saint-Martin.

Dans sa seconde partie, intitulée « Naissance de l'oecuménisme catholique » (les années 1929-1945), Etienne Fouilloux s'attache surtout à décrire comment le changement s'est effectué. En dépit de Mortalium animos, en effet, les idées oecuméniques poursuivent leur lent cheminement à l'intérieur du corps catholique, en raison, notamment, de l'environnement politique. Car Pie XI, pape de l'Union avant 1930, change de cap. Sous la pression des événements, il se transforme en pape de l'action catholique et de la résistance à la pression totalitaire. Une telle modification demeure, pourtant, insuffisante à elle seule puisque, nous l'avons déjà remarqué, l'oecuménisme ne doit rien à Rome ni aux évêques ; chez ses principaux animateurs « le travail pour l'unité répond à un appel intérieur, il est de l'ordre de la vocation » (p. 202). Et il est à mettre en rapport avec l'arrivée à des postes de responsabilité d'hommes qui ont participé aux combats meurtriers de la Première Guerre Mondiale. Us ont mesuré, à cette occasion, les ravages que les divisions, politiques et religieuses, étaient en mesure de provoquer.

Insistant sur les filiations, l'auteur caractérise cet oecuménisme catholique en distinguant les trois points qui permettent de différencier unionisme et oecuménisme. Les catholiques oecuméniques procèdent, tout d'abord, à une « sensible réévaluation des confessions non romaines » (p. 202). Répudiant toute thématique missionnaire, ils s'efforcent de mieux connaître ceux qu'ils nomment désormais leurs « frères séparés », en lisant leurs auteurs et en multipliant les contacts


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personnels. Ce qui les conduit à s'interroger sur les « manques, les erreurs, les fautes » de l'Église romaine (ibid.). Ces oecuménistes modifient, d'autre part, les perspectives de réunification. Ils ne contestent pas la thèse de l'unité conservée à Rome, et du retour nécessaire des brebis égarées ; mais ils soutiennent que ce retour ne saurait s'accomplir par un abandon à ce qui fut l'orgueil et la spécificité des différentes traditions ecclésiales. Ce regain confessionnel permettant d'espérer une convergence en profondeur. Ils changent, enfin, d'interlocuteur principal : jugeant qu'une unité dont les protestants seraient exclus perdrait tout son sens, ils délaissent un peu les orthodoxes orientaux et les anglicans de Haute Église, pour se tourner vers les protestants de langue française. Changement favorisé, d'ailleurs, par l'évolution du protestantisme lui-même : les libéraux (que nombre de catholiques tiennent pour non chrétiens ou à peine chrétiens) s'effaçant quelque peu devant les néo-calvinistes et devant les « barthiens ».

Etienne Fouilloux décrit alors, avec une érudition sans faille, le petit groupe des pionniers de l'oecuménisme en milieu catholique, sans omettre ses divisions, ses rivalités, ses convergences, et ses personnalités exceptionnelles. Ce qui nous vaut de remarquables portraits, comme celui du père Congar, qui tente d'élaborer une théologie pour l'oecuménisme ; ou celui de l'abbé Paul Couturier qui « conçoit l'indispensable pendant spirituel » (p. 271) du pilier théologique construit par Yves Congar. Analyses qui confirment, d'ailleurs, à quel point la thèse de la génération spontanée de l'oecuménisme catholique ne résiste pas à l'examen. Il procède de l'unionisme, mais il en procède par rupture ; car Mortalium animos exige le retour des dissidents, tandis que les oecuménistes catholiques entendent rassembler les chrétiens séparés dans un prière et un dialogue désintéressé. De là les nombreuses difficultés rencontrées par ces pionniers, les unionistes possédant l'avantage de jouir du plein appui de la hiérarchie. Mais, s'il remporte des victoires, l'unionisme ne l'emporte pas ; car il ne peut rien contre l'évolution du monde, comme l'explique l'auteur : « Autant la redistribution des cartes consécutive à la 'Grande Guerre' accusait la rivalité entre Rome et le reste de la chrétienté, autant le défi des années 30 les réunit bon gré mal gré dans le même camp : celui de la liberté, de la culture et de la foi contre l'oppression, la barbarie, le paganisme ou la négation de Dieu » (p. 438). Si bien que la guerre se révèle « une épreuve tonique ». Une épreuve, certes, car nombre d'initiatives récentes ne survivent pas. Mais ceux que la guerre épargne en sortent mûris et fortifiés ; aussi l'oecuménisme spirituel dont Paul Couturier fut l'initiateur tire-t-il profit de ces années noires. La guerre provoquant, surtout, un brassage qui « ouvre, dans le mur d'ignorance et d'indifférence entre communautés qui défiait jusque là les voltigeurs de l'unité, des brèches limitées » (p. 442), mais bien réelles. Cet ensemble de faits permet aux oecuménistes catholiques de ne pas connaître le sort de tant d'avant-gardes : la mort par asphyxie ou inanition ; la guerre leur fournit, au contraire, un bain nourricier qui autorise l'essor d'après 1945. L'on constate d'ailleurs, une fois de plus, que ce mouvement ne doit rien à la hiérarchie. Au contraire, pourrait-on dire, celle-ci, et le Pape lui-même, continuant à privilégier l'unionisme. L'auteur restitue donc cette époque avec sa complexité et sa richesse, tout en concluant, avec Yves Congar, que « tout s'est noué en France » pour l'oecuménisme catholique de 1939 à 1945.

Dans sa troisième partie, qu'il intitule « Un premier printemps, 1945-1952 », Etienne Fouilloux analyse réclusion au grand jour du travail souterrain qu'il vient de retracer. C'est la raison pour laquelle il dénie à ces années tout caractère de tournant historique. Il rappelle aussi que, pour l'Église catholique, ces années sont riches en expériences théologiques et pastorales de toutes sortes, et que l'oecuménisme tient sa place dans ce concert réformiste. Car il est désormais en mesure de sortir du cercle étroit des initiés, et de partir à la conquête de l'opinion catholique. En dépit de ses clivages internes, il sait aussi multiplier les occasions d'une concertation, indispensable pour peser sur Rome ou sur Genève. Il engage, enfin, un dialogue à tous les niveaux, depuis le plus petit groupe local, jusqu'au Conseil oecuménique de Genève.

Ce sont ces trois temps que l'auteur expose avec minutie. En étudiant, par exemple, la diffusion de la « semaine de janvier ». En expliquant les raisons de son succès dans certaines régions ou dans certaines classes sociales. En


COMPTES RENDUS 535

montrant, surtout, la grande diversité du groupe des oecuménistes catholiques, qui compte des hommes préoccupés avant tout de théologie, d'autres qui centrent leur action sur la spiritualité, tandis qu'au centre les oecuménistes du possible effectuent les clarifications indispensables : « si l'Église romaine n'est pas tout à fait l'Église de Jésus-Christ et si les communions séparées ont quelque chose à voir avec celle-ci, l'oecuménisme catholique est possible. Il a pour but [...] le retour à Rome des enfants prodigues [...] [Mais] il est un peu vain d'essayer dès maintenant un discernement des traits majeurs de l'Église après la réunification : on s'y emploie cependant, en termes de catholicité, d'universalité et, de plus en plus, de plénitude. Mais une meilleure mise au point s'avère impossible. 'L'Église réunie nous apparaît comme devant être la même Église et pourtant tout à la fois une autre Église que l'Église catholique romaine' [Y. Congar] » (pp. 682-683). Chemin étroit, ardu, d'autant plus que les oecuménistes demeurent une minorité, active, certes, mais une minorité.

L'auteur ne se contente pas de retracer l'action de quelques « leaders » ; il tente aussi de décrire les attitudes « des chrétiens qui se rencontrent » (pp. 721817). Tâche difficile, car il faut recenser une multitude de cellules locales, de groupes institués, de réunions plus vastes. Tâche nécessaire, pourtant; car elle seule permet, en dépit des lacunes inévitables de l'information, de rendre compte de la diffusion d'un état d'esprit oecuménique dans une fraction notable des fidèles. Évoquant l'attitude toujours négative de l'administration romaine en face du développement du Mouvement oecuménique, Etienne Fouilloux l'explique, certes, par le maintien de la position doctrinale traditionnelle (assimilation de l'Église romaine et de l'Église de Jésus-Christ) ; mais il avance aussi l'hypothèse de tensions internes suscitées par l'essor de l'idée oecuménique dans le catholicisme : « selon plusieurs échos qui évoquent quelques centaines de démarches pour la participation [à l'Assemblée mondiale du Mouvement oecuménique], le Saint-Siège aurait aussi été surpris et effrayé de l'audience acquise par le Conseil oecuménique dans un milieu catholique cultivé : débordé par cette marée inattendue, il se serait rétracté » (p. 790).

C'est que l'autorité romaine — dont l'auteur étudie l'attitude dans ses 100 dernières pages — demeure hostile à l'oecuménisme. On s'en aperçoit, par exemple, lorsque le pape Pie XII décide de promulguer le dogme de l'Assomption — qui touche deux points sensibles de divergence, la mariologie et l'infaillibilité pontificale — sans se préoccuper si peu que ce soit de l'énorme obstacle supplémentaire que ce dogme ne peut manquer de constituer sur la voie de l'unité chrétienne. Le modèle unioniste continue de prévaloir à Rome, qui regarde pour le moins avec défiance les audaces des oecuménistes catholiques français et allemands. Défiance qui tient, pour une part, au fossé apparu au cours des années 1940 « entre l'autorité romaine et la recherche théologique ou pastorale du catholicisme européen d'expression française » (p. 872). L'affaire des prêtresouvriers, celle du « progressisme », les critiques formulées à rencontre du mouvement biblique ou liturgique le montrent, au même titre que les difficultés des oecuménistes catholiques. C'est que « Rome ne croit guère aux chances de l'oecuménisme. Son unionisme la rend méfiante envers une idéologie qui lui paraît toujours synonyme de machination anticatholique et de concessions sur la foi » (p. 883). En France, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, une partie de l'opinion catholique peut juger le moment venu d'une tentative de rapprochement. Au niveau mondial qui est le sien, le Vatican trouve le moment défavorable, car son modèle unioniste traverse une épreuve très rude : dans les pays latins d'Europe ou d'Amérique, dans le monde anglo-saxon et en terres de mission les oppositions ne paraissent pas faiblir ; tandis qu'en Europe slave « trente ans d'efforts pour implanter un catholicisme oriental sont menacés d'anéantissement par la poussée des Soviétiques dont bénéficient des Églises orthodoxes qui n'ont jamais accepté cette modalité de l'unionisme romain qu'est l'uniatisme » (p. 884). Or, on le sait, Rome n'a pas pour habitude de devancer l'événement : sa prudence naturelle se conjugue avec sa prudence doctrinale et sa prudence circonstancielle pour n'accorder à l'oecuménisme qu'une toute petite place et, aussi, pour le contrôler étroitement afin de ne pas se laisser engager publiquement par lui, et de ne pas le laisser s'aventurer dans des entreprises pouvant s'avérer


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« canoniquement et moralement objets de scandales pour le fidèle moyen dépourvu de formation appropriée » (p. 884). Ensemble complexe d'éléments qui conduisent Rome à adopter une attitude hostile : « il y a bien regel après le printemps des années 40 », note Etienne Fouillons, qui ajoute, il est vrai : « mais toutes les pousses nouvelles n'y succombent pas » (p. 924). Et il faut attendre le Second Concile du Vatican pour que l'oecuménisme catholique prenne un nouvel essor. Non encore couronné de succès, il est vrai. Car, chacun le sait, les chrétiens non catholiques ne pourront tenir pour sérieuses les intentions de l'Église romaine que le jour où celle-ci acceptera de participer au Conseil OEcuménique des Églises sur un pied d'égalité avec les autres Églises membres. Mais, se demande l'auteur avec mélancolie, « le Slave Jean-Paul II n'est-il pas en train de réinventer l'unionisme par son intérêt prioritaire envers l'Orient et l'Angleterre? » (p. 932). En refermant ce gros livre on ne peut que constater que le pari initial a bien été tenu : à partir de cet exemple, Etienne Fouilloux a parfaitement montré comment un changement important s'était effectué, dans une Église très centralisé et alors que le mouvement était né en dehors de la hiérarchie. Désormais nul ne pourra plus écrire l'histoire de l'Église catholique du XXe siècle sans s'y référer. L'on se prend donc à regretter que d'aucuns envisagent (préparent même) la suppression de la thèse de doctorat d'État, cet incomparable instrument du progrès de la science, comme cette thèse le démontre sans équivoque.

André ENCREVÉ.

Le gérant : G. BOQUET.

IMPRIMERIE A. BONTEMPS, LIMOGES (FRANCE) — Dépôt légal : Septembre 1984 — N° IMP. : 11093/83


ESSAI DE BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE ET ANNOTÉE

SUR L'ISLAM MAGHRÉBIN CONTEMPORAIN

Maroc, Algérie, Tunisie, Libye (1830-1978)

Pessah Shinar

• 2050 références à des ouvrages et articles en langue française, anglaise, arabe, espagnole, italienne et allemande avec commentaire analytique # L'Islam maghrébin en tant que religion, droit, société, éducation et culture, nationalisme et résistance, urbanisme et folklore • classement par pays, matière, nom d'auteur.

• instruments de travail

• l'Islam maghrébin dans son ensemble

• Maroc, Algérie, Tunisie, Libye

• index : auteurs sujets, personnes citées, lieux, mots arabes et berbères

16 X 24 / 532 p. / relié 280 F

ISBN 2-222-02703-9

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revue d'histoire moderne et contemporaine

L'ANNÉE 1917, Janvier-mars 1968.

P. Renouvin, H. Contamine, M. Baumont, J. N. Jeanneney, G. Liens, W. Mommsen, Y. H. Nouailhat, G. Pedroncini, P. Niéri, M. Reulos, G. Rufin, H. Wereszycki, J. Willequet,

L'EUROPE EN NOVEMBRE 1918, Janvier-mars 1969.

P. Renouvin, E. Anchieri, G. Castellan, H. Contamine, J. B. Duroselle, F. Engel-Janosi,

D. Groh, A. L. Narotchnizky, K. PicMik, S. Pollard, A. Siklos, J. Streisand, L. Valiani, H. Zielinski, F. Zwitter.

LA FRANCE A L'ÉPOQUE NAPOLÉONIENNE, Juillet-septembre 1970.

Colloque tenu à Paris, les 25 et 26 octobre 1969. Rapports d'A. Soboul, L. Bergeron, J. Dupâquier, J. Godechot, J. Tulard, et 34 communications.

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DIMENSIONS ET RÉSONANCES DE L'ANNÉE 1871, Avril-juin 1972.

E. Anchieri, A. Batowsky, D. Bérindei, J. Bradley, P. Damjanovic, H. Daneva-Mihova, I. Dioszegi, N. Fotino, C. Gras, D. Groh, E. Gruner, L. W. Hilbert, L. Holotik, F. L'Huillier, W. Loch, H. Lutz, M. Molnar, J. B.-Neveux, J. Pajewski, R. Poideviri, J. M. Roberts, J. Seidel, J. Willequet, M. Zanatta, J. Zarnowski.

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L'HISTORIOGRAPHIE DU SECOND EMPIRE, Janvier-mars 1974.

P. Guiral, E. Témime, M. Agulhon, D. Brunn, P. Bury, T. Charles-Vallin, M. Emerit,

C. Fohlen, G. Martinière, J. Meyer, M. Paz, A. Rej--Goldzeiger, R. Ripoll, A. Roche, P. Sagave, T. Zeldin.

MARGINALITÉ ET CRIMINALITÉ A L'ÉPOQUE MODERNE, Juillet-septembre 1974.

B. Geremek, R. Chartier, J. Depauw, J. Fouilleron, M. Lachiver, J. Lecuir, B. Vincent.

RECHERCHES D'HISTOIRE RÉGIONALE, Juillet-septembre 1976.

G. Durand, J. Fouilleron, M. Lagrée, M.-C. Lapeyre, D. M. Lavedrine, L. Perouas, J. C. Peyronnet, C. Poitou.

ASPECTS DE LA CRISE D'ORIENT, 1875-1878, Janvier-mars 1980.

L. Aleksic-Pejkovic, W. Baumgart, A. Buda, G. Castellan, R. J. Crampton, E. Decleva, I. Dioszegi, R. Florescu, R! A. Kann, E. Kuran, V. Stojanevic, N. Todorov, K. Vergopoulos, H. Wolter, J. Zarnowski.

LIVRE, ÉDUCATION, SAVOIRS, XVIP-XX* S., Janvier-mars 1981.

F. Barbier, L. Bély, C. Bertho, R. Birn, R. Chartier, M.-C. Grassi, C. Guérin, C. Larquié, J.-C. Perrot, J. Portes.

PARIS ET LES PARISIENS, XVP-XIX* SIÈCLES, Janvier-mars 1982.

M. Bars'cz, P. Bousquet, F. Gasnàult, A. Jobert, D. Lejeune, P. Peveri, M. Rey.

LE CORPS, LE GESTE ET LA PAROLE, Janvier-mars 1983.

M. Bogucka, J. L. Bourgeon, J. L. Flandrin, C. Koninckx, N. Lemaître, J. M. Roux, P. Servais, T. Taszbir.

ITALIE, XXe SIÈCLE, Juillet-septembre 1983.

D. Detragiache, G. Genovesi, D. J. Grange, D. Memmi, P. Milza, M. Ostenc, F. RochePezard, T. Tomasi.

CENT ANS D'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE (1881-1981), Numéro horssérie, 1984.

Colloque, Paris, 13-14 novembre 1981 (avec la collaboration de l'Association des Professeurs d'Histoire et Géographie de l'Enseignement public).

« LA- FRANCE ET SES COLONIES », Avril-juin 1984.

P. Cherdieu, O. Guyotjeannin, Y. Katan, D. Le Couriard, J. Marseille, N. Schmidt.

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