Tome dixième N° 2. 1938
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Cette revue est publiée sous le haut patronage de M. le Professeur S. Freud.
MÉMOIRES ORIGINAUX
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE.
1
LE MASOCHISME
Etude historique, clinique, psychogénétique, prophylactique et thérapeutique
Rapport présenté par le Dr S. NACHT
à la 10e Conférence des Psychanalystes de langue française
réunie à Paris à l'Asile Clinique de Sainte-Anne
(Amphithéâtre de la Faculté de Médecine)
les 21 et 22 Février 1938
CHAPITRE PREMIER INTRODUCTION
Le masochisme est un état névropathique caractérisé par la recherche de la souffrance. Le masochiste éprouve un véritable besoin, un « appétit » de souffrir.
La souffrance est corporelle ou morale, ou tient à la fois de ces deux natures.
Le sujet masochiste la recherche directement, sciemment, dans le but d'une satisfaction érotique, génitale. Cette pratique représente le Masochisme érogène ou la Perversion sexuelle masochiste, et ce fut la seule manifestation masochiste connue avant les travaux psychanalytiques.
Ces travaux ont mis en évidence une autre forme de masochisme de beaucoup la plus répandue, le masochisme moral.
Dans ce nouveau cas la souffrance est recherchée indirectement et inconsciemment, mais également dans un but de satisfaction. Seulement ici la satisfaction est inavouée. En outre, elle dépasse le cadre du génital pour atteindre l'ensemble de la personnalité.
Le masochisme moral peut développer à lui seul une véritable névrose de comportement, habituellement désignée dans la littérature psychanalytique sous le nom de caractère masochiste.
Plus fréquemment encore on le voit, sous forme de tendances masochistes, prendre une part essentielle dans la formation de presque tout état psycho-névropathique.
Cette aspiration à la souffrance poussée à son extrême, révélerait l'existence d'une véritable tendance d'ordre instinctif autodestructive. « L'universalité » biologique de cette tendance a mené Freud à la considérer comme une pulsion indépendante, par lui dénommée instinct de mort. Nous aurons l'occasion, plus d'une fois, de revenir sur cette conception que Freud lui-même a pris soin à diverses reprises de désigner comme purement spéculative (metapsychologie).
Notre ami, R. Loewenstein, la discutera à fond.
Quant à nous, précisons dès maintenant que nous nous sommes fixé la tâche d'étudier la question du masochisme plus particulièment du point de vue clinique et psychogénétique.
174 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALISE
A cet égard la conception d'un masochisme primaire, expression d'une tendance instinctive auto-destructive, paraît contredite par les faits d'observation clinique.
Cette tendance, en effet, semblerait devoir aboutir à une réalisation de la souffrance en soi; or, cliniquement, le masochisme, qu'il soit érogène ou moral, n'apparaît guère comme but, mais plutôt comme un moyen.
Nous pensons pouvoir montrer dans cet exposé que le masochisme, réaction vitale apparemment paradoxale, est un moyen de défense, d'auto-défense pathologique. Tout se passe dès lors, ainsi qu'il sera démontré plus loin, comme si le masochiste devant le danger (1) de tout perdre, consentait à sacrifier une partie pour sauver le reste.
Calcul de dupe, d'ailleurs, puisque les souffrances et les sacrifices que le masochiste s'inflige sont réels, tandis que le danger auquel il s'efforce de parer n'est qu'une fiction de l'inconscient. Cependant, l'économie de l'appareil psychique réussit à tirer un certain bénéfice de cette situation.
Deux mécanismes permettent, la plupart du temps conjointement, la réalisation de ce bénéfice névrotique :
a) la souffrance est érotisée ;
b) la souffrance est utilisée par le surmoi comme moyen d'autopunition destiné à neutraliser une partie du complexe (2) de culpa(1)
culpa(1) majorité des recherches psychanalytiques indique — ainsi que nous le verrons plus loin — que ce danger est conçu sur le plan inconscient, sous forme de castration.
(2) Les psychanalystes savent combien sont grandes les difficultés rencontrées lorsqu'on veut décrire les faits d'observation psychanalytique. Ces difficultés découlent pour une bonne part du fait que nous ne disposons pas d'une terminologie suffisamment adaptée à l'objet de nos études. Nous sommes constamment obligés d'employer dans la description des processus inconscients des termes ayant un sens psychologique généralement assez défini mais qui ne s'appliquent pas souvent avec bonheur à ce que nous voulons dire. Cette lacune est susceptible de créer de la confusion et un certain malentendu dans le cadre même des recherches psychanalytiques. Elle est certainement responsable en grande partie du malaise éprouvé par ceux qui abordent pour la première fois nos publications.
Un exemple entre tant est fourni par le complexe dit de castration. Nous désignons par ce terme un ensemble de représentations infantiles traduisant le sentiment chez l'enfant d'un danger couru par les organes génitaux, représentations qui sont certes bien différentes de l'image précise qu'évoque ce mot lui-même de castration. Pourrons-nous un jour tourner cette difficulté de terminologie ? Dans ce même ordre d'idées, R. Loewenstein m'a fait l'amitié de critiquer le
LE MASOCHISME 175
bilité. De ce fait, des besoins libidinaux, jusque-là interdits, peuvent être autorisés à trouver une certaine satisfaction.
Nous aurons plus d'une fois l'occasion d'approfondir l'étude de ces mécanismes.
Leur intelligence facilite l'explication, tout au moins clinique, d'un des processus psycho-pathologiques les plus curieux et les plus dangereux.
Nous verrons aussi que si l'on veut en appeler ici à des conceptions concernant l'instinct de mort, son rôle n'apparaît concevable autrement qu'en le faisant intervenir dans un « mécanisme du second degré » (1).
L'intérêt clinique en serait nul, sinon négligeable.
On ne se sent en effet sur un terrain solide, lorsqu'on réfléchit à l'origine du masochisme, qu'en revenant à la première conception de Freud. Ceci nous amène à aborder l'historique de la question.
terme de complexe de culpabilité par moi employé au cours de cet exposé et que, lui, trouve mal approprié. Ses arguments ne m'ayant pas convaincu et surtout aucun autre terme ne m'ayant été proposé par lui, j'ai conservé celui-ci, non parce que je l'estime particulièrement juste, mais faute de mieux.
En effet, employer la formule de Schuldgefühl : sentiment de culpabilité, généralement utilisée par les psychanalystes de langue allemande, équivaudrait à une erreur pareille à celle qui résulterait de l'usage du terme de sentiment inconscient de culpabilité, lequel, selon Freud lui-même, n'est qu'un non-sens psychologique. Devant cette difficulté, il conseille de parler seulement du besoin de punition, mais comme il n'est guère possible d'éviter de désigner la notion de culpabilité qui s'y rattache, cela ne résout pas le problème.
Aussi avons-nous pensé être plus proche de la vérité, nous servant du terme « complexe de culpabilité » en attendant mieux.
(1) M. Bibring, dit : « Théorie du second degré », dans :
E. Bibring, Zur Etwicklung u. Problematik des Triebtheorie. — Imago, 1936, B. XXII.
HISTORIQUE
La relation étrange entre la douleur et la volupté, entre la souffrance et l'amour a été signalée par les observateurs les plus anciens.
Il est dit que Salomon, dans sa vieillesse, se faisait piquer par ses femmes pour exciter sa virilité défaillante. Josephus Flavius raconte que le frère d'Hérode, Phérosas, se faisait, lui, enchaîner et frapper par ses femmes esclaves dans le même but.
Socrate, dans ses relations avec son épouse, Xantippe, offre un exemple de masochisme plus complet.
De même Aristote et Phyllis. Des images représentent ce philosophe à quatre pattes, portant sur son dos une femme armée d'un fouet (1).
Le fait que parmi les ex-voto offerts par les courtisanes de l'Antiquité à Vénus se trouvaient des fouets, des brides et des éperons, dénonce assez clairement l'usage érotique qu'elles pouvaient faire de cet appareil.
Pétrone, dans le Satyricon, fait frapper un de ses personnages avec des orties qui stimulent sa virilité.
Trénel (2) a relevé des scènes masochistes (masochisme chevalin) sur des bas-reliefs du XIIIe siècle.
Dès le XVIe, le rôle de la flagellation dans l'excitation sexuelle est décrit (3). En 1643 paraît une monographie consacrée à ce sujet et ayant pour titre « De usu flagrorum in Re Venera », par Meibomius.
Cependant, longtemps encore les auteurs ne verront dans ces pratiques que des moyens de stimulation, une sorte d'aphrodisiaque. Ce n'est qu'au XIXe siècle que le masochisme est décrit comme une perversion sexuelle.
En 1869, Krafft-Ebing décrit dans la « Psychopathologie sexuelle » une perversion caractérisée par la recherche de la soumission douloureuse et humiliante qu'il baptise masochisme de Sacher Masoch, écrivain en vogue à l'époque et qui illustra parfaitement de son
(1) Aristotels als masochist, cité par H. Ellis.
(2) Trénel, Revue Médicale Normande, 1902.
(3) Eulenburg, Sadismus u. Masochismus (1902). — Otto Brunfels in Onomasticon (1534).
LE MASOCHISME 177
oeuvre aussi bien que de sa vie la perversion qui allait désormais porter son nom.
L'étude de Krafft-Ebing restera le document le plus compréhensif et le plus complet qui ait précédé les travaux psychanalytiques.
Toutes les manifestations cliniques y sont mentionnées : douleur physique par piqûres, bastonnades, flagellations, etc.; humiliation morale par attitude de soumission servile à la femme, accompagnée du châtiment corporel jugé indispensable. Le rôle des fantasmes masochistes n'a pas échappé à Krafft-Ebing. Il indique, en outre, le rapport entre le masochisme et son contraire, le sadisme, et il n'hésite pas à considérer l'ensemble du masochisme « comme une surcroissance pathologique d'éléments psychiques féminins, comme un renforcement morbide de certains traits de l'âme de la femme ».
Mais, en ce qui concerne l'origine de cette perversion, il se borne à incriminer l'existence de tendances constitutionnelles.
Schrenck-Notzing (1), Féré (2), Eulenburg (3) et d'autres ont, vers 1900, étudié le masochisme plus particulièrement dans sa recherche de la douleur. D'où ces termes qu'ils emploient : algolagnie passive, algophylie passive.
Pour ces auteurs, de même que pour Binet (4), Gilbert Ballet (5), le mécanisme et l'origine de la perversion restent obscurs. Ils ne font guère qu'envisager l'hypothèse d'une perversion acquise sur le terrain de la fameuse dégénérescence mentale qu'on accommodait à l'époque toutes les sauces.
Havelock Ellis, plus récemment et dans un esprit plus subtil, a consacré un long chapitre au masochisme en ses Etudes de psychologie sexuelle (6). On y trouve, comme toujours chez cet auteur, une très riche documentation clinique. Par ailleurs, il serait enclin à accepter une origine biologique, instinctuelle, à la vertu de stimulant sexuel que peut prendre la douleur (7). Cette douleur représenterait alors une transformation de la colère et de la peur qui caractérisent la « cour » des animaux. Et, sous l'influence sans doute des idées de P. Janet, il écrit : « Ce n'est que dans ces conditions neurasthé(1)
neurasthé(1) Die Suggestiontherapie bei krankhaften Erscheimungen des Gneschlechtssinnes (1892).
(2) Fere, L'instinct sexuel (1900).
(3) Eulenburg, Sadismus ù. Masochismus (1902).
(4) Binet, Revue Philosophique, 1887.
(5) Gilbert Ballet, Traité des maladies mentales.
(6) Trad. franc., Mercure de France.
(7) H. Spencer et d'autres avaient déjà formulé des conceptions analogues.
178 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
niques ou névropathiques, c'est-à-dire dans un organisme affaibli, irritable, fatigué par des causes acquises ou congénitales — et d'ordinaire peut-être par les deux — que ces manifestations peuvent prospérer vigoureusement pour se mettre au premier plan de la conscience sexuelle, et pour atteindre même une importance si sérieuse qu'elles peuvent constituer par elles-mêmes le but entier du désir sexuel. »
Mais c'est surtout Freud et dans l'ensemble les travaux psychanalytiques, plus particulièrement de ces quinze dernières années, qui ont fait du masochisme ce qu'il est aujourd'hui : un des problèmes des plus importants de la psychopathologie, tout au moins dans le domaine des recherches psychanalytiques.
C'est dans une meilleure connaissance de l'origine et des mécanismes du masochisme que se trouvait l'intérêt de ces travaux à leur début; par la suite, la psychanalyse, découvrant le masochisme moral dans toute son ampleur, en fait une composante essentielle et presque constante de tous les processus psychopathologiques. Les conceptions de Freud sur la structure de l'appareil psychique ont été à leur tour marquées par des notions dégagées de la connaissance de plus en plus approfondie du masochisme.
Enfin, ces récentes années, une grande partie des travaux psychanalytiques a été accaparée par l'étude de l'origine et de l'alliage des instincts. C'est encore le masochisme qui a été le point de départ de ces recherches.
Freud exprime, pour la première fois, ses idées sur le masochisme dans les Trois Essais sur une théorie de la sexualité (1905 (1). Sans formuler encore une conception définitive, il indique clairement :
1° La participation du sadisme et du masochisme en tant qu'éléments constitutifs à la vie sexuelle en général.
2° La passivité qui caractérise l'attitude du masochisme en face de l'objet sexuel.
3° Le rapport entre le sadisme et le masochisme, celui-ci n'étant que la transformation de celui-là :
« On constate souvent, dit-il, que le masochisme n'est pas autre chose qu'une continuation du sadisme, lequel prend pour ainsi dire la place de son objet sexuel. »
Krafft-Ebing avait déjà indiqué la coexistence du sadisme et du
(1) Traduit en français par B. Reverchon, N. R. F. (Documents bleus).
LE MASOCHISME 179
masochisme chez le même sujet, mais il avait simplement noté le fait comme une coïncidence.
Freud montre, pour la première fois, le lien entre les deux tendances apparemment opposées.
« On peut se demander, dit-il encore, si le masochisme serait jamais un phénomène primaire, et s'il ne résulterait toujours d'une transformation du sadisme. »
Nous verrons comment il a été amené plus tard à renoncer à cette conception cependant conforme à l'observation clinique et qui est en même temps d'une grande portée thérapeutique (1).
Dès cette époque il souligne le rôle probable du complexe de castration et du sentiment de culpabilité dans la fixation et l'exagération d'une attitude de passivité sexuelle « originelle » (il serait plus exact de dire « infantile ») (2).
Le problème en resta là pendant des années, l'intérêt des milieux psychanalytiques s'étant orienté vers d'autres domaines. Puis, Adler, Steckel, Sadger et Federn reprirent l'étude du sado-masochisme.
Federn, justement, revint sur l'opposition d'actif et de passif. Il s'attacha, dans un long article, à démontrer que le masochisme ne fait que réveiller des pulsions partielles de la sexualité infantile dont le caractère de passivité est inhérent. Toute satisfaction résultant par exemple d'une excitation tactile devient, d'après lui, source de satisfaction sexuelle passive. C'est le cas notamment des organes creux : vessie, rectum, plus tard de la vulve et du vagin. D'où le caractère dominant de passivité dans la sexualité féminine et sa parenté avec le masochisme (3).
Par contre, toute excitation motrice peut ouvrir la source d'une satisfaction érotique à caractère actif, agressif, donc viril.
C'est seulement en 1919 que Freud reprend directement la question du masochisme dans son étude sur les fantasmes de fustigations, étude intitulée « Un enfant est battu » (4). On sait la fréquence, chez les névropathes, de ces rêveries plus ou moins conscientes au cours desquelles ils se représentent des scènes qui peu(1)
peu(1) les psychanalystes ont pu constater la diminution, puis la disparition des manifestations masochistes au cours d'une psychanalyse au fur et à mesure que les tendances sadiques étaient défoulées.
(2) Remarque de l'auteur.
(3) Federn, Beitrage zur Analyse des Sadismus und Masochismus. — Int. Zeitschrift f. Psa., 1913-1914.
(4) Traduit par H. Hoesli, Revue Française de Psychanalyse, t. VI, n°s 3-4.
180 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
vent se résumer toutes ainsi : quelqu'un — la plupart du temps un enfant — est battu.
A l'analyse, ces fantasmes apparaissent comme un des reflets du conflit oedipien. Freud est amené à leur propos à affirmer à nouveau que le masochisme résulte d'une transformation du sadisme. Mais, de plus, il montre clairement dans quelles conditions cette transformation peut se faire.
« C'est toujours le sentiment de culpabilité qui transforme le sadisme en masochisme. »
C'est pour la première fois que se trouve formulée aussi catégoriquement l'hypothèse, qui s'est montrée si fructueuse par la suite dans les recherches psychanalytiques, du rôle joué par le complexe de culpabilité dans le renversement de la tendance sadique-agressive en son contraire : masochiste-passive.
Le fantasme de fustigation, la fantaisie si répandue chez les névropathes d'un enfant que l'on bat, révélerait chez le sujet le désir refoulé d'être battu par le père. Dans ce cas, le père représente l'objet des tendances sexuelles oedipiennes pour la fille aussi bien que pour le garçon. Pour celui-ci s'établit ce que l'on appelle un complexe d'OEdipe renversé, dont l'importance est de tout premier ordre pour maintes questions envisagées dans ce travail.
Tout se passerait comme si, par ce fantasme, le désir d'être battu par le père se substituait à celui (refoulé) d'être aimé par lui. L'expression de ce désir se traduit sous la forme d'une punition et comme si en même temps cette punition était appelée à effacer la charge de la culpabilité que le désir implique de par son origine oedipienne.
D'où résulte le caractère passif, féminin et auto-punitif des fantasmes masochistes et du masochisme en général.
Dès les Trois Essais sur une théorie de la Sexualité, Freud avait laissé entendre que l'agressivité ne pouvait expliquer seule le masochisme. En faisant intervenir le sentiment de culpabilité et en montrant surtout que l'attitude masochiste pouvait représenter une des modalités réactionnelles du psychisme à l'égard du complexe d'OEdipe, il commença de tout rendre plus clair.
Si l'on admet — et nous verrons en étudiant le masochisme érogène que ceci est en effet plausible — que la genèse du fantasme masochiste dans beaucoup de cas n'est pas différente de celle du besoin des sévices réels que le masochiste pervers se fait infliger,
LE MASOCHISME 181
l'on comprend comment et pourquoi, par un processus de régression, celui qui se fait battre et humilier peut y « trouver son compte ».
On comprendra aussi que la fixation à tel ou tel mode de satisfaction sexuelle infantile, n'implique pas d'emblée que cette satisfaction ait existé. L'anamnèse clinique montre qu'elle est même rare.
On concevra enfin que le seul désir de recevoir le châtiment puisse y suffire. Peut-être, pourrait-on même dire, que le châtiment réellement reçu ne prend sa véritable valeur traumatique ou fixatrice que dans la mesure où ses conflits poussaient l'enfant à le rechercher.
Mais ce n'est pas seulement sur le terrain limité de la perversion masochiste que le travail de Freud a apporté des éléments précieux.
Le fait d'avoir démontré que le masochisme pouvait représenter une des modalités où se résolvait le conflit oedipien, devait aboutir par la suite à de nouvelles conceptions de l'appareil psychique et aussi à de nouvelles explications des phénomènes psychonévropathiques. Aussi sommes-nous obligé à faire maintenant un détour dans l'histoire générale des conceptions psychanalytiques avant de reprendre celle du masochisme.
Pendant les vingt premières années de son existence, la psychanalyse avait étudié, surtout à la faveur des conflits névrotiques, les tendances inconscientes ou les forces dérivant de l'instinct sexuel, ayant subi les effets du refoulement, en un mot : le refoulé.
Ce fut ensuite le tour des forces refoulantes. Leur étude a abouti à une nouvelle psychologie du moi.
Ce déplacement de l'intérêt des travaux de Freud avait pris une telle importance que certains parlaient déjà d'une « nouvelle psychanalyse ».
En vérité, il ne s'agissait que d'un développement, magnifique dans sa continuité, de la même oeuvre.
On est souvent frappé, si l'on parcourt l'histoire des idées psychanalytiques, de voir que telle ou telle conception qui prend à un moment donné une importance très grande — justifiée d'ailleurs — se trouvait déjà à titre d'hypothèse ou de rudiment dans les tout premiers travaux de Freud.
Jones l'avait fait remarquer un jour à la Société Psychanalytique de Paris à propos du sujet qui précisément nous intéresse : « A travers toute l'oeuvre de Freud, dans ses anciens comme dans ses plus récents écrits, règne la plus rigoureuse continuité, même en
182 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
ce qui regarde le surmoi et l'ensemble de la doctrine constitue un tout organique en train d'évoluer et de s'étendre » (1).
Ainsi, dès 1915, dans son article sur le narcissisme, Freud (2) indique l'importance des forces refoulantes qui plus tard devaient être « personnifiées » dans le surmoi.
Cet article marque un tournant dans l'évolution des conceptions concernant la répartition des pulsions libidinales, qui au début avaient été observées comme toujours et entièrement orientées vers l'extérieur, vers le monde objectai.
L'étude de la démence précoce notamment — et de toutes les névroses dites narcissiques — a amené Freud à admettre avec Ferenczi, que dans certaines conditions les pulsions libidinales peuvent être ramenées vers le sujet et déversées sur le moi devenu ainsi lui-même objet de la libido (narcissisme secondaire).
L'existence de cette possibilité d'investissement libidinal nous sera utile plus loin pour la compréhension de certains problèmes complexes posés par le masochisme, notamment son caractère libidinal.
Pour en revenir aux forces refoulantes, Freud montrait dans ce même article comment ce qu'il appelait encore « conscience » et qui allait devenir plus tard le surmoi, représentait l'incorporation de l'autorité critique et des interdictions des parents. Il expliquait déjà comment cette incorporation pouvait avoir lieu sous l'influence de la crainte, crainte notamment de perdre l'amour des parents ou encore crainte de châtiment sexuel (complexe de castration). Nous ne pouvons pas davantage nous laisser aller à la tentation de poursuivre à travers ces belles études de Freud qui partent de l'Essai sur le Narcissisme, en passant par Deuil et Mélancolie (3) pour aboutir avec Au delà du Principe de plaisir (4) et Le Moi et le Çà (5) à la conception psychanalytique actuelle de l'appareil psychique.
Il nous faut nous contenter, pour respecter le cadre de ce travail, de dégager les notions concernant le surmoi — notion indispensable à la compréhension de tout un aspect du masochisme.
L'enfant, sous le poids du complexe d'OEdipe et pour écarter de
(1) F. Jones, La conception du Sur-Moi. — R. Fr. de Psa., 1927, t. I.
(2) S. Freud, Zur Einfühnmg des Narzissmus. — Gesammelte Schriften. B. VI. — Internationaler Psa Verlag., Wien.
(3) Freud, Trauer und Melanoolie (1916-17). — Ges. Sch. B. V.
(4) S. Freud, Au delà du Principe du plaisir (1920). Trad. fr. de S Jankelevitsch. — Essai sur la Psychanalyse, Payot.
(5) S. Freud, Le Moi et le Ça (1923), aussi dans Essai sur la Psychanalyse, Payot.
LE MASOCHISME 183
lui le danger (perte de l'amour des parents, punition, castration), insurmontable mais inhérent au conflit qu'il traverse, se trouve amené par le jeu subtil et salutaire de l'identification à s'incorporer, à s'intégrer, à faire « siennes », toutes les critiques et les interdictions — formulées ou supposées — émanant principalement du parent de son propre sexe en qui il sent l'obstacle à la réalisation de ses besoins sexuels.
Mais la crainte et l'amour éprouvés pour le même être, transforment ce rival en allié : l'enfant trouve alors la force de combattre, c'est-à-dire, de refouler ses désirs incestueux. Ce rival, devenu allié, doublé d'un juge, sinon d'un ennemi, représente dans le cas du garçon par exemple, son père qu'il aime, dont il respecte les droits et l'autorité (de cette image il se fait l'allié), mais qu'en même temps il craint parce que la jalousie le lui fait haïr (de cette autre image il se fait l'ennemi).
Mais les « attributs » de cet ami-ennemi (ambivalence) intériorisés par le travail de l'identification et incorporés à son moi feront à l'avenir partie intégrante de son psychisme d'enfant. C'est là le surmoi, héritier du complexe d'OEdipe, comme l'appelle encore Freud.
En effet, l'apparition de ce surmoi marque le déclin du complexe d'OEdipe. L'action de cette nouvelle instance psychique qui critique et interdit à l'instar du père les tendances sexuelles, aboutit à désexualiser après refoulement le lien avec la mère, à effacer ainsi la crainte du père, donc à éteindre le conflit.
Cette paix est une paix « armée » : l'ennemi n'a pas été exterminé, il a été simplement rejeté par delà la frontière. C'est-à-dire que les tendances sexuelles incestueuses ont été refoulées, elles n'ont pas été dissoutes, elles peuvent à tout moment essayer de réapparaître.
Mais le surmoi veillera. Il aura même pris plus d'importance, enrichi sa juridiction, il continuera donc à critiquer, permettre ou interdire, louer ou punir, à l'instar des parents, eux-mêmes toute tendance sexuelle.
Ainsi le conflit primitivement extérieur résultant de la rencontre entre les tendances sexuelles manifestées par l'enfant et les interdictions parentales, éducatrices, est devenu un conflit intérieur entre les pulsions sexuelles émergeant du çà et l'instance critique, le surmoi. Cette fonction psychique se présente sous deux aspects. L'un est conscient, c'est la « conscience » qui en suivant le déve-
184 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
loppement d'ensemble de l'être, stimulera et enrichira ses aspirations morales, jugées plus ou moins élevées selon l'échelle des valeurs employées.
L'autre aspect du surmoi et qui représente la partie la plus importante en pathologie reste inconsciente; il pourra devenir l'instrument implacable de la névrose.
Il doit retenir davantage notre attention. Cette partie inconsciente du surmoi restera infantile et de ce fait elle ne subira pas le processus évolutif de l'ensemble de la personnalité. Elle demeurera donc irrationnelle.
Il en résulte qu'une partie de la personnalité représentée par le surmoi prendra à l'endroit de l'ensemble de la personnalité et notamment des tendances sexuelles, une attitude infantile et irrationnelle aussi.
C'est dire qu'une partie du surmoi aura tendance à traiter les pulsions sexuelles de l'adulte de la même manière que les parents ou les éducateurs auraient traité ces mêmes pulsions chez l'enfant : en les interdisant et en les punissant. Il est facile de faire ici quelques rapprochements qui nous ramènent au coeur même du problème qui nous occupe et dont nous paraissions nous éloigner. Le masochiste ne se montre-t-il point par excellence infantile dans sa vie sexuelle ? Toute satisfaction ne lui est-elle pas interdite ? La punition n'est-elle pas toujours là ? Le surmoi n'agit pas autrement. Il peut donc être à l'origine du besoin de se faire souffrir et punir, qu'éprouve le masochiste.
Nous avons vu que ce qui préside au développement du surmoi c'est la crainte du père.
Or, cette crainte ne dérive-t-elle pas surtout de l'agressivité ressentie par le fils contre son père ? La même crainte une fois intériorisée peut par la suite être ressentie par le moi face au surmoi.
La sévérité excessive de ce dernier, ou les châtiments qu'il peut infliger sous forme d'auto-punition, permet au moi d'échapper à cette crainte intériorisée et qui correspond à la crainte de castration. Nous voyons donc comment l'hostilité, l'agressivité éprouvées primitivement contre autrui, puis retournées par le sujet contre luimême peut persister sous forme de punition administrée par soimême et n'est-ce point là, un des aspects du masochisme ?
Nous comprenons mieux maintenant ce lien unissant le sadisme au masochisme qui a frappé tous les observateurs.
LE MASOCHISME 185
Une des modalités de transformation du sadisme en masochisme nous est connue.
Le surmoi nous apparaît comme la voie par laquelle la pulsion agressive trouve le moyen de se retourner contre le sujet sous forme punitive.
Mais la même haine éprouvée par l'enfant devant le refus (1) de satisfaction durant le conflit oedipien, peut être ressentie par lui à d'autres étapes évolutives de la libido au cours desquelles il se heurte à l'impossibilité de satisfaire ses tendances libidinales.
Il est tout à fait possible qu'une partie tout au moins de cette haine suive le même chemin, soit contrainte parce que refoulée, à se retourner contre le sujet lui-même, et se place ainsi aux origines du masochisme. On peut résumer ce qui vient d'être dit ainsi :
Toute interdiction ou refus de satisfaction libidinale déclenche des mouvements d'agressivité (le point culminant de ce processus pourrait être réalisé par le complexe d'OEdipe). Généralement cette agressivité ne peut s'exercer sur les objets visés (parce que craints et aimés), elle se retourne alors, après refoulement, contre le sujet lui-même sous forme de masochisme.
Le sujet se traite dès lors de la même manière agressive qu'il aurait traité l'objet s'il avait pu.
Le masochisme apparaît comme une manifestation de l'agressivité. Donc, rechercher l'origine du masochisme c'est rechercher aussi celle du sadisme.
Pendant une longue période au cours de laquelle ni Freud, ni les autres psychanalystes n'avaient pas encore approfondi la question des instincts, on considérera le sadisme comme une pulsion partielle.
Faisait-elle, comme les autres pulsions partielles, réellement partie de l'instinct sexuel ?
L'accompagnait-elle fidèlement dans son évolution sans en être véritablement partie intégrante ?
On n'aurait su trop le dire à l'époque. En attendant on se contentait de décrire les manifestations de la pulsion sadique dans le cadre du processus évolutif sexuel : oral, et surtout sadique-anal, puis génital.
Freud a été plus tard amené à chercher à définir le sadisme (fait de toute la gamme nuancée des états divers qu'il englobe : haine,
(1) En allemand : Versagung.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 2
186 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
animosité, cruauté, agressivité, etc.) comme un instinct propre, ayant une origine autonome.
Quelques années auparavant d'ailleurs, certains faits cliniques avaient obligé Freud à approfondir le problème des instincts en essayant de préciser leurs origines et leurs rapports (1).
Ces recherches ont abouti à une véritable théorie psychanalytique des instincts. Cette théorie a conduit Freud à modifier certaines de ses conceptions antérieures, principalement en ce qui concerne l'origine du masochisme.
Alexander (2), Reik (3), Nunberg (4), E. Weis (5), etc., ont essayé d'appliquer ces nouvelles conceptions en clinique au risque de modifier toute la théorie explicative des névroses. Il ne semble pas jusqu'à présent que leur tâche ait été fructueuse. Peut-être en est-il sorti sur ce point, à la suite de travaux d'un grand intérêt par ailleurs, plus de confusion qu'autre chose.
Schématiquement on pouvait se représenter la névrose, jusque là comme résultant du conflit : pulsions sexuelles, réalité extérieure (interdiction). Les symptômes névrotiques représentaient alors un compromis permettant des satisfactions libidinales refusées.
L'introduction d'un instinct primaire de destruction modifiait ce schéma, le conflit ne résultait plus d'une opposition des pulsions libidinales et de l'interdiction venant du monde extérieur (introjecté sous forme de surmoi) mais de celle des pulsions sexuelles et des pulsions auto-destructives (besoin de punition) (6).
Dans la littérature psychanalytique française, le masochisme, en tant que processus d'auto-punition, a subi aussi une extension peut-être excessive à toutes les manifestations psychonévrotiques dans les travaux de R. Laforgue avec H. Codet (7) et A. Hesnard (8).
(1) S. Freud, Problème économique du masochisme (paru en 1924). Trad. en franc, par E. Pichon et H. Hoesli. — Revue Française de Psychanalyse, 4e année, t. II.
(2) Alexander, Psychoanalyse der Gesamtpersönlichkeit. — Internationaler Psychoanalytischer Verlag., Wien, 1 vol.
(3) Reik, Geständnis Zwang und Strafbedurfnis. — Idem, 1925.
(4) Nunberg, Schuldegefühl und Strafbedürfnis. — Int. Zeitsch. f. Psychoanalyse, 1926.
(5) E. Weis, Todestrieb und Masochismus, Imago, 1930.
(6) Notamment dans F. Alexander et Th. Reik.
(7) H. Codet et R. Laforgue, Echecs sociaux et besoin inconscient d'autopunition. — Revue Française de Psychanalyse, t. III, n° 3.
(8) Hesnard et R. Laforgue, Les processus d'autopunition. — VIe Congrès des Psychanalystes de Langue française, Paris 1931.
LE MASOCHISME 187
Pour ce qui est de Freud lui-même, malgré le soin qu'il a plus d'une fois apporté à rappeler qu'il restait sur ce terrain dans le domaine de l'hypothèse spéculative, il a déconcerté un grand nombre de ceux qui ont essayé de le suivre dans toute l'ampleur qu'il donne à sa théorie des instincts de mort. Il faut nous rappeler cependant que bien souvent le destin a voulu que sa pensée surprenne et bouleverse avant que d'être comprise.
Malgré les difficultés qui surgissent lorsqu'on voudrait accepter totalement la conception de l'instinct d'agression ou instinct de mort, surtout si l'on essaye de la confronter avec l'observation clinique, nous ne devons pas oublier que pour Freud lui-même le point de départ des réflexions a tenu en des faits d'observation clinique et que, de la découverte de la réaction thérapeutique négative au « Malaise dans la civilisation » (1), son oeuvre témoigne d'une admirable continuité.
Pour ce qui est du masochisme cependant, alors que dans « Triebe und Triebschicksale », qui marque le début de ses recherches sur les instincts, Freud le considère encore comme un phénomène secondaire et dérivé du sadisme, par la suite de nouvelles conceptions l'ont amené à le considérer comme un phénomène primaire. Ce n'est plus l'agressivité détournée de l'objet et infléchie sur le sujet qui deviendrait masochisme, mais le contraire. Selon cette nouvelle conception, du tréfonds de la matière vivante émergerait une tendance primaire « organique » à l'auto-destruction. Une partie de cette tendance destructrice serait projetée sur le monde extérieur sous forme d'agressivité; l'autre, continuerait à faire partie de l'être à titre d'instinct de mort et occasionnerait le masochisme primaire.
Le phénomène du retour de l'agressivité sur le sujet continuerait à se manifester, mais pour constituer un masochisme secondaire qui s'ajouterait au primitif.
Cliniquement — on s'en doute — nous ne pouvons constater que cette forme secondaire du masochisme. Et, si l'on « repart » de ce point de la théorie, rien n'est changé aux mécanismes déjà étudiés qui seuls présentent un intérêt clinique et thérapeutique.
Notre corapporteur aura à approfondir toutes ces questions si troublantes, notamment celle de l'intrication pulsionnelle, que
(1) Freud, Malaise dans la Civilisation. Traduit en français par I. et Ch. Odier. — Editions R. Denoël.
188 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
posent la conception d'un instinct primaire d'auto-destruction (1). Aussi n'allons-nous pas nous étendre davantage sur ce chapitre. Nous nous bornerons à résumer le travail de Freud, sur « Le problème du masochisme ».
Freud, pour commencer, montre la difficulté qu'il y a à admettre l'existence d'un besoin de souffrir chez l'homme sous forme de masochisme à côté des fonctions du principe plaisir-déplaisir qui devrait s'y opposer en tant que « gardien de la vie ».
Seuls les rapports entre les pulsions de mort et les pulsions vitales erotiques (libidinales) peuvent expliquer ce problème compliqué, notamment en admettant qu'une partie de la pulsion de mort ait subi une transformation pour devenir le principe de plaisir. Cette transformation serait due alors à l'action des pulsions vitales, libidinales sur celles de mort.
Ainsi une part de cette pulsion de mort resterait au service de la tendance aspirant à ramener tout être vivant à l'état de repos anorganique, de mort (c'est le principe appelé par Freud après Barbara Low, principe de nirvâna).
Une autre part, sous l'influence des instincts de vie deviendrait un principe de plaisir, qui seconderait le premier tout en s'y opposant apparemment, car lui aussi aurait pour but d'apporter à l'organisme vivant la paix, le repos, éliminant l'état de tension qui caractérise le déplaisir.
Cette intrication des pulsions libidinales et destructrices aurait pour effet un « apprivoisement » partiel des pulsions de mort par les tendances libidinales. « Cet instinct destructeur, la libido l'affronte et c'est à elle de le rendre inoffensif ».
La voie par laquelle ce résultat serait obtenu, Freud ne peut pas l'indiquer.
Mais ce qui lui paraît net c'est que le « masochisme (érogèneprimaire) serait ainsi un reste et un témoin de cette phase évolutive où s'est fait cet alliage entre l'instinct de mort et l'Eros, alliage si important pour la vie ».
« Le masochisme érogène parcourt toutes les phases d'évolution de la libido et leur emprunte ces divers aspects psychiques, dit-il plus loin.
(1) Voir H. Bibring, déjà cité.
Aussi E. Jones, Die Psychoanalyse und die Triebe. — Imago. Band XXII, 1936.
LE MASOCHISME 189
« La peur d'être dévoré par l'animal-totem (père) a son origine dans l'organisation orale primitive; le désir d'être battu par le père, dans la phase suivante, la sadique-anale ; la représentation de la castration, quoique reniée plus tard, figure dans le contenu des fantasmes masochiques, comme un résidu du stade d'organisation phallique; quant aux situations du rôle passif dans le coït et d'accouchement, qui sont caractéristiques de la féminité, c'est naturellement de l'organisation génitale qu'elles proviennent. »
Ce masochisme primaire apparaît donc comme une composante constante de la libido.
Comment devient-il masochisme érogène, « mode d'excitation sexuelle » ou encore perversion sexuelle, c'est-à-dire composante anormale de la libido? Cela Freud ne le dit point explicitement.
La deuxième forme de masochisme étudiée, le masochisme féminin, est également considéré comme basé sur « un facteur primaire, érogène, la joie de souffrir ».
Par masochisme féminin, Freud entend un comportement psychc-sexuel caractéristique de la « nature de la femme », mais adopté par certains hommes névrosés. Les fantasmes de ses hommes masochistes, impuissants ou presque, se rapprochent du comportement réel des masochistes pervers; ils représentent une situation infantile et féminine par excellence : être lié, garrotté, à la merci de quelqu'un, battu, maltraité et humilié.
Tout en indiquant le rôle primordial du sentiment de culpabilité dans cette forme de masochisme, Freud ne dit pas pourquoi il le considère comme primaire, ni pourquoi il le différencie de cette troisième forme de masochisme, le masochisme moral.
Dans ce masochisme moral, l'homme cherche la punition coûte que coûte sur tous les plans, et semble ainsi éloigner son masochisme du plan sexuel. Freud conçoit cette forme de névrose masochiste comme uniquement due à un besoin de punition.
Etre puni par le père signifie, régressivement, être dans une situatinn de passivité sexuelle à son égard, être « coïté » par lui.
Ainsi cette forme de masochisme représente une réactivation transposée du complexe d'OEdipe renversé. Une bonne part de la conscience morale, du sur moi, d'un tel malade aboutirait par là à une resexualisation régressive de la morale.
Avec le « Problème économique du masochisme » s'arrêtent les travaux de Freud qui nous intéressent ici.
190 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Ses ouvrages plus récents, « Malaise dans la Civilisation », ou « Les Nouvelles Conférences » (1) contiennent seulement des réaffirmations de ces points de vue sans aucun apport nouveau.
Nous avons fait en passant allusion aux travaux de Reik, Alexander et autres, notamment de l'Ecole psychanalytique de Londres, témoignant d'un effort d'application des notions se dégageant de la théorie de l'instinct de mort à la structure des névroses.
Nous pensons que toute cette littérature a créé une atmosphère de confusion dans les milieux psychanalytiques. W. Reich (2) s'est vigoureusement dressé contre elle.
Il a essayé de montrer que le masochisme, loin de représenter une manifestation des instincts de destruction, représenterait plutôt une réaction de défense contre l'angoisse de castration. Quant à l'origine du sadisme, réservoir du masochisme, il la voit dans la libération de la composante agressive, partielle de la libido, chaque fois qu'à celle-ci est opposée un refus de satisfaction.
Ces conceptions nous paraissent se rapprocher davantage des faits d'observation cliniques, ainsi qu'il apparaîtra dans la deuxième partie de ce travail.
Si maintenant nous voulons dégager l'essentiel de cette longue incursion à travers l'histoire du masochisme, nous pouvons dire ceci :
Le masochisme, quoique vieux comme le monde, n'a été identifié, en tant qu'anomalie sexuelle, qu'au XIXe siècle par Krafft-Ebing, dont il reçut le nom.
Sa parenté avec son contraire, le sadisme, fut soupçonnée par ce savant, mais aucunement précisée. Ni les mécanismes pathogènes, ni les manifestations « morales » de comportement n'auraient pu être formulées à cette époque.
Les recherches psychanalytiques ont démontré la dérivation du masochisme des forces agressives par un retournement de celles-ci contre le propre moi du sujet.
Ce mécanisme faisait entrer en jeu le complexe de culpabilité et son effet : le besoin d'être puni, donc de souffrir.
Puis, voulant remonter aux origines du masochisme, Freud fut amené à le considérer comme un instinct primaire d'autc-destruc(1)
d'autc-destruc(1) franc. de Mlle A. Berman. — N. R. F.
(2) W. Reich, Der masochistischer Charakter. — Internat. Zeitschrift f. Psychoanalyse, 1932. B. XVIII.
LE MASOCHISME 191
tion, conception qui n'apporte à notre sens aucun élément utilisable en clinique, ni en thérapeutique.
Pour ce qui devrait être le caractère essentiel du masochisme, à savoir comment ce qui fait mal devient plaisir-jouissance, aucune explication valable n'a pu être fournie.
Peut-être n'y a-t-il rien d'étonnant à cela, car vu sous ce jour : douleur = plaisir, le masochisme n'existe vraisemblablement pas.
Ce n'est pas un paradoxe que nous lançons ainsi; c'est bien l'impression qui se dégage pour nous des faits d'observation, impression que nous espérons vous faire partager.
CHAPITRE DEUXIÈME
Le Masochisme érogène
Nous nous servons du terme masochisme érogène pour désigner avec Freud (1) la perversion sexuelle masochiste.
Le sujet qui en est atteint recherche la souffrance dans le but d'obtenir des satisfactions érotiques.
Ainsi que nous l'avons déjà souligné ailleurs, la satisfaction érotique est recherchée sciemment, le sujet ayant établi consciemment un lien entre la souffrance et la satisfaction qu'elle lui procure. En cela il se distingue du masochisme névrose (masochisme moral), qui ignore les raisons de son comportement. La nature de la souffrance dont le masochiste éprouve le besoin varie d'un sujet à l'autre. On s'imagine volontiers que c'est surtout la douleur corporelle que le sujet désire sentir. Schrenck-Notzing, notamment, a essayé de centrer le masochisme sur le phénomène douleur physique en le désignant par le nom de algolagnie passive (2). En réalité, la recherche de la douleur pure, isolée, est rare sinon exceptionnlle. Dans la plupart des cas, elle vient compléter et achever une mise en scène plus ou moins compliquée, imaginée, puis exigée par le masochiste pour se sentir dans une attitude particulièrement caractéristique par rapport à l'objet sexuel.
Cette attitude est faite de subordination, de dépendance et d'humiliation. Aussi le terme de masochisme consacré par l'usage est bien indiqué, car il englobe l'ensemble des caractères de cette perversion.
Les moyens employés par le masochiste pour arriver à ses fins sont multiples. Sur le plan corporel ils vont de la piqûre au coup de canif, en passant par les coups de bâton, de fouet pour aller quelquefois jusqu'au simulacre de la pendaison. Nous ne croyons pas utile de nous étendre davantage sur tout ce que l'imagination du masochiste a su inventer, ni sur le véritable arsenal consistant en appareils et en instruments compliqués dont il se sert parfois.
Voici ce qui nous paraît plus intéressant à dégager de toutes ces pratiques plus ou moins bizarres : quel que soit le mode employé
(1) S. Freud, Le problème économique du masochisme.
(2) Sehrenk-Notzing, Die Suggestiomistherapie bei Geschlechtskrankheiten, 1892.
194 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
pour la provoquer, la douleur ne doit pas dépasser un certain degré, elle doit, en somme, rester supportable; d'autre part, on a l'impression que le pervers recherche surtout l'état d'attente craintive, la peur de la souffrance.
Nous verrons plus loin l'importance de ces deux constatations. L'attitude à l'égard de l'objet est également sujet à mille inventions de détail les plus ridicules. En fait, il s'agit toujours de la même chose : une femme (exceptionnellement un homme) parée du maximum « d'attributs » de virilité (énergie, autorité, force musculaire) très souvent portant des bottes et armée d'un fouet, commande au sujet d'exécuter les ordres les plus absurdes mais qui toujours le mettent dans une attitude humiliante. S'il n'obéit pas, les coups pleuvent.
Sans entrer dans le détail de ces pratiques, là aussi, comme pour la douleur, nous pouvons souligner cet élément important sur lequel nous reviendrons : l'attitude passive et infantile par rapport à l'objet. Nous verrons par la suite comment ces autres éléments caractéristiques : attente anxieuse de la douleur et son acceptation passive sur un mode infantile, permettent une certaine intelligence des mécanismes de cette perversion.
Il y a lieu d'indiquer aussi que certains masochistes se contentent d'imaginer sous forme de fantasmes érotiques ce que ceux dont nous venons de parler réalisent en fait. Cette forme de masochisme est plus près de la névrose que de la perversion. Son étude sera intéressante, car elle permettra non seulement d'établir un certain lien entre la perversion masochiste et la névrose ou le caractère masochiste, mais aussi de comprendre les mécanismes de cette dernière.
Pour faciliter la compréhension du masochisme il est bon de l'envisager pour commencer sous la forme que l'on pourrait appeler simple (algolagnie) où l'élément douleur corporelle est en rapport direct avec la jouissance erotique. Cette forme est rare, tout au moins dans la littérature scientifique. Elle est cependant intéressante car elle se rapproche insensiblement, par ses formes atténuées, de l'état normal.
Nous retrouvons ici, comme dans toutes les autres perversions sexuelles, l'exagération mcrbide de certains éléments physiologiques.
La physiologie, en effet, nous permet de comprendre ce voisinage surprenant de la volupté et de la douleur. Toutes les expériences ne montrent-elles pas que le passage de la sensation de plaisir à celle du déplaisir (douleur) se fait insensiblement et
LE MASOCHISME 195
qu'entre les deux sensations il n'y a pas d'oppositions qualitatives mais quantitatives?
Sur le terrain même plus particulier de l'érotisme et de la sexualité il n'est pas difficile non plus de remarquer combien le sadisme, ainsi que son contraire le masochisme, en tant que qualité « pulsionnelle », apparaissent comme des manifestations biologiques de l'amour normal. Des composantes sadiques-agressives chez l'homme, masochistes-passives chez la femme, ne dépassant pas certains degrés, se retrouvent dans l'étreinte amoureuse.
Dans Lucrèce (De Rerum Natura) ces rapports du geste d'amour sont déjà décrits.
Krafft-Ebing a fait remarquer que le masochisme représentait une exagération morbide de la sexualité féminine chez l'homme.
Nous verrons plus loin qu'en effet certaines formes de masochisme apparaissent réellement ainsi à la lumière des mécanismes découverts par la psychanalyse.
D'autre part, l'observation des manifestations encore non-évoluées de la sexualité infantile révèle à quel point la cruauté sous forme de pulsion partielle agressive est mêlée à tous les stades de son développement. La douleur ressentie semble surtout liée aux manifestations de la phase génitale.
C'est un fait généralement admis aujourd'hui que la douleur résultant des châtiments corporels détermine une excitation sexuelle chez l'enfant (1). La qualité érogène des régions fessières est la plus marquée; il y a pour cela des causes psychologiques dont nous parlerons — mais le fait trouverait déjà peut-être une explication suffisante dans les connexions des voies nerveuses. La qualité érogène de la douleur s'émousse au cours du développement pour disparaître presque totalement chez l'adulte. On serait tenté d'admettre — et certains auteurs l'ont admis — que chez le pervers masochiste cette évolution ne s'est pas accomplie, que de plus il y a chez lui fixation de la douleur à la sensibilité génitale, par exemple à la suite de punitions répétées ayant déterminé un véritable autonomisme réflexe.
(1) On observe chez les animaux également que la douleur paraît exciter les fonctions sexuelles. Certains étalons notamment ne peuvent monter la jument que fouettés (Cornavion, Archives d'Anthropologie). Les Tritons, se livrent, paraît-il, à une véritable flagellation avec leur queue avant la copulation.
196 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
En faveur de cette hypothèse plaide le fait que dans les souvenirs d'enfance d'un grand nombre de masochistes se retrouvent une ou plusieurs scènes de punitions accompagnées d'excitation sexuelle. Le cas le plus célèbre est celui de J.-J. Rousseau qui dans ses Confessions écrit (1) :
« Comme Mlle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois à nous infliger la punition des enfants, quand nous l'avions méritée.
« Assez longtemps, elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante; mais après l'exécution je la trouvais moins terrible à l'épeuve que l'attente ne l'avait été; et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à cette qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant : car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu d'un frère ne m'eût pas du tout paru plaisant.
Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente ans, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi, pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre habituellement.
En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change que formés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose.
N'imaginant que ce que j'avais senti, je ne savais porter mes désirs que vers l'espèce de volupté qui m'était connue...
Mon ancien goût d'enfant au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à l'autre (rapport sexuel) que je ne puis jamais l'écarter des désirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes...
Tous les éléments caractéristiques de cette perversion, habituellement plus estompés, se trouvent remarquablement réunis et grossis dans cette auto-observation : l'attachement à une femme type mère autoritaire, l'attente d'un châtiment, la surprise angoissante de la volupté accompagnant la douleur au point de l'effacer, la recherche ultérieure du châtiment et finalement à l'âge adulte, l'installation de la perversion parmi les autres troubles psycho-névropathiques dont fut atteint J.-J. Rousseau.
Malgré la netteté quasi démonstrative avec laquelle le souvenir
(1) Cité d'après R. Laforgue, Etude sur J.-J. Rousseau, Revue Française de Psychanalyse, 1927.
LE MASOCHISME 197
du châtiment a été conservé, la complexité de la situation affective de J.-J. Rousseau, antérieure au traumatisme décrit, de même que tout ce qui a suivi, montre qu'il faut voir dans cette perversion autre chose qu'un simple réflexe acquis.
D'ailleurs si le souvenir — tout au moins conscient — d'une punition érotisée dès l'enfance se retrouve dans l'anamnèse de beaucoup de masochistes, ce n'est pas cependant un fait d'observation générale. Dans grand nombre de cas il manque. Par contre, on retrouve très souvent dans l'enfance de ces futurs pervers le désir d'être puni.
Or, l'expérience psychanalytique nous a appris qu'il s'agit, dans l'espèce, d'enfants exprimant ainsi leur sentiment ou attitude de culpabilité, donc en conflit névrotique déjà.
Cette même expérience psychanalytique nous a montré également que, si la punition n'est certes pas une bonne chose, elle ne devient pourtant un traumatisme que si le « terrain » psychologique est préparé. Autrement dit, c'est la situation psychologique dans laquelle se trouve l'enfant (lutte contre la masturbation, complexe de culpabilité, conflit d'OEdipe, etc.) qui importe autant sinon plus que la punition elle-même (1).
D'ailleurs, si aujourd'hui grâce aux progrès réalisés, le châtiment corporel est heureusement un procédé pédagogique presque hors d'usage, il n'en a pas toujours été ainsi. Le temps où la punition était de règle n'est pas si loin.... Cependant, la perversion masochiste a toujours été un phénomène plutôt rare.
Il est également intéressant de signaler la rareté des observations témoignant de l'existence d'un masochisme simple, où seule la douleur serait recherchée.
En voici une cependant citée par Yvan Bloch (2).
Un riche et respectable commerçant était connu dans les maisons de prostitution de Berlin en tant qu'amateur « d'ongles ». Il recherchait les prostituées dont les ongles longs et pointus devaient lui écorcher la peau du scrotum jusqu'au sang.
Et en voici une autre relatée par Moll (3), d'après Tarnowski où il s'agit d'un homme qui louait périodiquement un appartement, y installait trois domestiques (des prostituées) qui avaient ordre dès qu'il apparaissait de le déshabiller, le flageller et le masturber.
(1) H. Meng, Strafen und Erziehenn. Hans Hubner, Berne, 1934.
(2) Y. Bloch, Sexual Leben unserer Zeit, Berlin.
(3) Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, Payot.
198 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Ce sent des formes rares. Dans les cas typiques et les plus répandus, la douleur corporelle (1) semble seulement nécessaire pour compléter et accentuer une attitude de passivité et de soumission humiliante envers l'objet qui est presque toujours une femme. Les rôles respectifs du sujet et de l'objet sont bien partagés et minutieusement réglés. Le masochiste donne des instructions précises sur la façon dont il exige d'être maltraité. Il veut d'abord qu'on sache qu'il doit exécuter immédiatement les besognes les plus dégoûtantes, ou les plus humiliantes : à la moindre désobéissance on doit le punir cruellement à coups de bâton, de cravache ou de fouet.
Très souvent il exige qu'on l'attache à un lit, à une table, pendant la correction. Faire le domestique de la femme, de la « maîtresse », prendre ses ordres, la servir, être battu à la moindre erreur de service, voilà ce qu'il demande. D'autres aiment faire le chien : être aux pieds de la maîtresse, rester sous la table pendant les repas, y recevoir les restes, et les coups.
Une grande prédilection des masochistes « animalistes » va au cheval : l'homme se fait chevaucher, parfois harnacher par sa maîtresse, et les coups de cravache ne doivent jamais lui manquer (2).
Voici une observation typique de Krafft-Ebing :
X..., fonctionnaire, 50 ans, grand, musclé, bien portant, serait issu de parents sains; toutefois, lors de sa conception, son père avait 30 ans de plus que sa mère. Une soeur, qui a deux ans de plus que X..., est atteinte, de la manie de la persécution. Dans son extérieur, X... ne présente rien d'anormal. Squelette absolument masculin, forte barbe; toutefois le tronc est complètement dépourvu de poils. Il se dépeint comme un homme d'humeur facile, qui ne peut rien refuser à personne, bien qu'irascible et emporté, mais s'en repentant aussitôt.
Il ne se serait jamais masturbé. Depuis la jeunesse, pollutions nocturnes, dans lesquelles l'acte sexuel n'a jamais joué un rôle, la femme au contraire en ayant toujours joué un. Il rêvait, par exemple, qu'une femme qui lui était sympathique s'appuyait fortement sur lui, ou bien qu'il sommeillait couché
(1) Dans certains cas elle peut même manquer complètement. Ainsi certains satisfont leur masochisme en buvant l'urine de l'objet (urolagnie), ou en léchant ses pieds sales, ou en mangeant ses fèces (coprolagnie).
(2) R. Dupouy, dans les Annales Médico-Psychologiques, 1929, p. 393, a décrit un cas très pittoresque de masochisme chevalin. Son malade avait rédigé un véritable traité de dressage à l'usage de sa femme. Il y disait pour commencer : « Je suis de ceux qu'on dresse par la rigueur et le fouet. Et puisque « d'un côté il y a des tendances qui s'émancipent, il faut que de l'autre, il « y ait une main pour les tenir ». Suivent des prescriptions minutieuses sur la conduite de sa femme à son égard, notamment : « Il ne faut permettre de rapports (sexuels) que harnaché », etc., etc..
LE MASOCHISME 199
sur l'herbe et que par plaisanterie cette femme montait sur son dos. X... a toujours eu le dégoût du coït. Cet acte lui paraît bestial. Cependant X... était poussé vers la femme. Ce n'est que dans la compagnie de belles femmes et de jolies filles qu'il se sentait bien et à sa place. Il était très galant, sans être jamais importun.
Une femme ayant de belles formes, et notamment un joli pied, pouvait, lorsqu'elle mangeait, le mettre dans le plus haut état d'excitation. Il était poussé à s'offrir à elle comme chaise, pour « avoir la permission de porter tant de splendeurs ». Un coup de pied, une gifle d'elle lui auraient été une félicité. Il avait de l'horreur à l'idée de coïter avec elle. Il éprouvait le besoin de servir la femme. H remarqua que les dames aiment monter à cheval. Il se délectait dans l'idée qu'il devait être exquis de se fatiguer sous le poids d'une belle femme, et de lui faire ainsi plaisir. Il se représentait cette situation sous toutes ses faces; il voyait le joli pied avec des éperons, les mollets superbes, les cuisses tendres et pleines. Toute femme bien faite, tout joli pied féminin, excitaient toujours puissamment son imagination, mais jamais il ne trahit ces sentiments singuliers et qui lui paraissaient à lui-même anormaux; il savait en effet se dominer. Mais il n'éprouvait pas non plus le besoin de combattre tout cela, au contraire, il aurait eu du chagrin s'il lui avait fallu renoncer à des sentiments qui lui étaient devenus si chers.
A 32 ans, X... fit par hasard la connaissance d'une femme de 27 ans qui lui était sympathique et qui, divorcée, se trouvait dans la gêne. Il s'intéressa à elle, et travailla pour elle pendant des mois sans aucune intention égoïste. Un soir, elle exigea impétueusement de lui d'être satisfaite sexuellement, et lui fit presque violence. Le coït eut des suites, X.. prit la femme chez lui, vécut avec elle, coïta modérément, ressentant le coït plus comme une importunité que comme une jouissance, ses érections s'affaiblirent, et il ne lui fut plus possible de bien satisfaire la femme, qui déclara enfin qu'elle ne voulait plus avoir de rapports avec lui, parce qu'il ne faisait que l'exciter sans la satisfaire. Bien qu'il aimât infiniment cette femme, il ne put renoncer à ses idées particulières. Dès lors, il ne vécut plus avec elle que sur le pied de l'amitié, et regretta profondément de ne pouvoir la servir à sa façon.
La crainte de l'accueil qu'elle lui ferait et la pudeur le retinrent de se découvrir à elle. A cela, il trouva un succédané dans ses rêves. Il rêvait, par exemple, qu'il était un noble cheval ardent, monté par une belle dame. Il sentait son poids, et aussi les rênes auxquelles il devait obéir, la pression de la cuisse dans le flanc, et il entendait la voix harmonieuse et joyeuse de la cavalière. L'effort le faisait transpirer, la sensation de l'éperon faisait le reste et provoquait la venue d'une pollution accompagnée de grande volupté. Sous l'influence de ses rêves, X... surmonta, il y a sept ans, la timidité qui l'empêchait de vivre toutes ces choses dans la réalité.
Il réussit à trouver des occasions [une femme]. A ce sujet, il rapporte ce qui suit : « Je savais toujours m'arranger pour qu'elle se mît d'elle-même sur mon dos à n'importe quelle occasion. Je m'efforçais alors de lui rendre cette situation aussi agréable que possible, et je parvins facilement à ce qu'elle me dît de son propre mouvement : « Viens, fais-moi monter un peu à cheval ! » De grande taille, et les deux mains appuyées sur une chaise, je mettais en position horizontale mon dos, sur lequel elle se posait à la manière d'un homme montant à cheval. Je faisais alors, autant que possible, tous les mouvements d'un cheval et j'aimais qu'elle me traitât aussi seulement comme un cheval et sans aucun égard. Elle pouvait me battre, me piquer, m'injurier, me caresser, tout cela selon son caprice. Je pouvais avoir sur le dos, pendant une demi-heure ou trois quarts d'heure, une personne de 60 à 80 kilos. Au
200 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
bout de ce temps, je demandais généralement une pause. Durant celle-ci, les rapports entre moi et ma maîtresse étaient tout à fait innocents et on ne parlait pas de ce qui avait précédé. Au bout d'un quart d'heure j'étais complètement reposé et je me remettais avec complaisance à la disposition de ma maîtresse. J'agissais ainsi, lorsque le temps et les circonstances le permettaient, trois ou quatre fois de suite. Il m'arriva de m'adonner à cette pratique le matin et l'après-midi. Je n'éprouvais ensuite aucune fatigue ni aucun autre sentiment de malaise; seulement, ces jours-là, je n'avais que peu d'appétit. Quand cela était possible, je préférais me dénuder le haut du corps pour mieux sentir la cravache. La maîtresse devait être décente. Je la préférais avec de beaux souliers, des bas, un pantalon court, fermé et venant aux genoux, le haut du corps complètement vêtu, avec chapeau et gants ».
M. X... rapporte que depuis sept ans, il n'a plus consommé le coït bien qu'il dise se considérer comme virilement puissant. Etre chevauché par une femme remplaçait parfaitement pour lui cet « acte bestial », même lorsqu'il n'en venait pas précisément à l'éjaculation. Depuis huit mois, X... s'est promis de renoncer à son sport masochiste et il a tenu ce voeu. Pourtant, il croit que si une fille, même seulement à moitié jolie, l'interpellait sans détours, en lui disant : « Viens, je veux monter à cheval sur toi », il n'aurait pas la force de résister à cette tentation. Il prie qu'on veuille bien lui dire si son anomalie est curable, et s'il est méprisable comme homme vicieux, ou bien s'il est un malade méritant la pitié.
Il est rare que l'objet soit homosexuel. Voici cependant une observation de Moll :
« J'ai vingt-quatre ans. Depuis l'enfance, j'ai eu une façon de sentir sexuelle perverse. Je n'y ai pas attaché l'importance voulue, ou j'ai redouté d'en faire la révélation à autrui. Cependant, la lecture de la Psychopatia Sexualis, de Krafft-Ebing me décide à parler. La tendance de ma pensée est nettement masochiste. Précédemment, j'ai souvent remarque un penchant semblable chez ma soeur. Mon père est excentrique. Jusqu'à vingt et un ans, des garçons ont été presque uniquement l'objet de mes instincts masochistes; cependant, je n'ai pas, par nature, de dispositions homo-sexuelles, et je suis bien plutôt convaincu que je ne dirigeais mon penchant sur des garçons que par manque d'autres relations. En apprenant à danser, et en fréquentant le sexe féminin également en d'autres occasions, mon ancien amour pour les garçons m'est devenu incompréhensible. Masochisme dès mes très jeunes ans. Une fois dans la rue, je descendis dans un trou profond, creusé pour la pose de tuyaux. D'en haut, un ami détacha avec son pied, des mottes de terre et me les jeta sur la tête. Cette situation, où je me laissais traiter de la sorte, me plut tellement, à l'âge de huit ans que j'avais, que je n'ai pu m'en délivrer. Un garçon de dix ans fut pendant un certain temps, mon meilleur camarade de jeux. Il avait un caractère très autoritaire, et il aimait que j'accomplisse ses caprices. C'était pour moi une joie secrète, que de me soumettre à lui. Nous jouions à la guerre; la punition du vaincu consistait à faire une profonde révérence à son maître et vainqueur, qui prenait entre ses cuisses la tête de l'esclave, et battait celui-ci. D'habitude, je m'arrangeais pour subir cette exécution. Quand nous luttions, la règle était que moi, le plus fort, je fusse vaincu, et que je dusse baiser la main du vainqueur. Une fois, étant sous lui comme vaincu, j'ai secrètement baisé son soulier. Un jour, il fit embrasser ses genoux par un garçon de six ans, et m'invita à en faire autant; je ne le fis pas, par honte, mais j'aurais eu un plaisir infini à le faire. En somme, je ne
LE MASOCHISME 201
lui laissai jamais remarquer mon penchant. Il se croyait vraiment le plus fort, et nous nous entendions très bien, lui en satisfaisant ses goûts autoritaires, et moi mes penchants masochistes. J'étais sexuellement excité, quand on battait mes condisciples, notamment lorsque le professeur de dessin en couchait un sur le banc pour lui « frotter vigoureusement la culotte ». Une fois, je fus inconvenant, uniquement pour être corrigé. Je vis venir la punition le coeur battant et avec une oppression indiciblement douce. A treize ans je lus un roman d'Achim von Arnim, Oven Tudor. On y voit comment un page doit souffrir sous les mauvais traitements et. les humiliations infligés par sa maîtresse, une princesse capricieuse. Elle le gifle, le pique avec des aiguilles, l'oblige à lui enlever ses chaussures sales, met sur son pied un des pieds de la chaise, sur laquelle elle s'assied, l'oblige à rester debout des heures entières. Et lui, il brûle pour sa maîtresse, parce qu'elle le torture. Cela répondait tout à fait aux représentations de mon imagination, et j'ai dévoré le roman plusieurs fois. Par la suite, je m'imaginais ce qui se passerait, si j'étais le page d'une princesse, ou aussi d'un beau prince. Je tombai en une violente excitation, lorsqu'il m'arriva de lire que des esclaves, liés ensemble pour le transport, et mis aux ceps de façon à ne pouvoir bouger, étaient alors fouettés. Puberté à quatorze ans, masturbation la plus intensive, heureusement sans qu'il y ait déjà éjaculation. Je tombai en extase erotique, lorsqu'un jour, la femme de chambre m'attacha, par jeu, au pied du lit, avec son tablier, et ne voulut pas me délivrer, malgré mes prières. Fétichisme de la chaussure. Il fallait que ce fussent les bottines à lacets d'un beau et fier garçon, avec des culottes aussi courtes que possible et des bas noirs. Les bottines crottées me séduisaient tout particulièrement. Je les nettoyais avec ma secrétion prostatique suffisamment abondante, ou encore lambendo lingua. J'enviais les servantes qui doivent décrotter les souliers de fiers garçons. Il fallait absolument que les chaussures fussent en cuir; les souliers vernis ou les souliers en soie et en peluche n'avaient aucun attrait pour moi. Cette prédilection pour le cuir se montre aussi pour d'autres, parties de l'habillement. Ainsi, étant encore très jeune, j'étais sexuellement excité, quand je pensais que le ramoneur avait le podex garni de cuir. Je pouvais aussi m'enthousiasmer pour un tablier de cuir. Autant que possible, les bottines devaient craquer, et l'odeur de cuir neuf avait un attrait tout particulier. Cela venait probablement de ce que par le craquement, l'attention était continuellement attirée sur l'objet de la sensualité. Je me souviens qu'étant en première, il me fut impossible, pendant toute une heure, de suivre la classe, parce qu'un puer delicatus balançait ses jambes, de telle sorte que ses bottines craquaient. Je me suis souvent rêvé comme equus eroticus ; une amazone vue dans le Tiergarten de Berlin en fut la cause. A dix-sept ans, je fus, pour la première fois, surpris par une éjaculation, en me masturbant. Depuis cette époque, jusqu'à maintenant, je me suis masturbé. Je ne me suis jamais livré à la masturbation réciproque. J'en avais horreur, de même que la vue des parties génitales, viriles ou féminines, me répugnait. J'étais d'ailleurs doué d'une imagination si vive, qu'un contact physique avec des vivants n'aurait pas pu m'apporter davantage de séduction. Je subissais en pensée toutes les scènes d'humiliation possibles, et les auteurs des humiliations furent toujours, dans les premiers temps, les plus fiers de mes camarades de lycée.
« J'en viens à parler du côté le plus sombre de ma vie. De jeune garçon, je devenais jeune homme. Le sentiment de dignité et la fierté de jeune homme réclamèrent leurs droits. Mais, chose singulière, mon masochisme gagna d'autant en attrait. Je m'enthousiasmais pour chaque idéal de la jeunesse : poésie, liberté, et malheureusement aussi pour la pureté des moeurs. Par là, je versais de l'huile sur le feu; mon instinct de m'humilier moi-même devenait flambée
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 8
202 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
par effet de contraste avec tout ce qui m'était idéal. Bien que je me sentisse si vraiment jeune homme, bien que j'eusse appris à m'estimer moi-même de. nouveau par ascétisme passager, l'instinct de m'humilier moi-même prit sur moi un pouvoir positivement magique, et je ne pus trouver de repos avant d'avoir enseveli sous une nouvelle humiliation sans bornes tout idéal qui germait en moi. Une fois, mon amour masochiste pour les garçons prit un essor de forme idéale. Je me pris d'amour pour un élève de cinquième qui venait chaque jour chez nous; je l'ai aimé platoniquement et en toute pureté. Nous faisions ensemble de la musique, nous faisions des promenades. Assez longtemps, j'ai pu, sous l'influence de son amitié, renoncer à la masturbation.
« Quand mon sentiment se tourna davantage vers la femme, ma perversité sexuelle ne s'en trouva guérie qu'à moitié... Je devins alors masochiste envers la femme, à la vérité également dans une mesure affaiblie, mais cependant de telle sorte que les sentiments qu'éprouve habituellement l'homme pour la femme ne pouvaient arriver à développement. J'ai tenté le coït une douzaine de fois, toujours sans succès. L'érection et l'intromission réussissaient sous l'influence d'une représentation masochiste qui, pourtant, ne parvenait pas à me maintenir intra vaginam, de telle sorte que l'éjaculation ne pouvait aucunement être obtenue. J'essayai de surmonter la difficulté du début à l'aide de teinture de cantharides, mais, malheureusement, sans succès, car je suis complètement réfractaire aux cantharides. Sans aucun doute, j'aurais de la puissance si je voulais exécuter avec une fille une des scènes décrites dans KraftEbing, d'humiliation avec cruauté subie; mais ma pudeur m'en empêchera toujours. Je suis vraiment sensible aux charmes féminins, mais c'est précisément le coït qui me paraît quelque chose de monstrueux, et qui me laisse tout à fait froid. En tentant le coït, j'ai toujours évité la vue des parties génitales féminines; l'invitation que me fit une fille de toucher ses parties génitales pour m'exciter me fit horreur. La masturbation pratiquée par la fille ne fut non plus d'aucune aide; une seule gifle aurait apporté plus de secours. Je ne me suis jamais laissé aller par plaisir au coït avec une fille, mais toujours par strict sentiment de devoir, car j'espérais, des rapports avec la femme, la guérison. Jamais une pollution nocturne n'a eu l'acte de coït pour objet, et de même, je n'ai jamais pratiqué la masturbation avec cette idée. Parfois, j'ai abandonné mon but constant depuis deux ans, qui est de consommer le coït, car j'ai alors pensé que si même je parvenais à consommer le coït par représentation mentale d'une scène d'humiliation, si possible encore avec une autre personne, ce ne serait cependant qu'une masturbation intra vaginam ; pensée qui est sans doute conforme à la vérité. J'ai souvent pensé que si je pouvais, avant le coït, être seul avec les bottines de la fille, je pourrais alors m'enthousiasmer facilement autant qu'il est nécessaire.
« Par ailleurs, je suis mentalement normal, mais j'ai été précoce sous tout rapport. A treize ans, je composais quantité de poèmes sérieux; à seize ans, j'en imposais par mon sérieux viril; à dix-huit ans, des problèmes philosophiques m'occupaient. J'ai peu de fréquentations, mais elles sont bonnes, et je crois être doué au-dessus de la moyenne. Devenu hypocondriaque à dix-huit ans, sous l'influence de pollutions qui se multipliaient, je me suis habitué depuis à mon état, mais je suis pessimiste et fataliste. Malgré cela, je suis toujours gai, mais j'ai parfois des idées noires, quand je pense à mon avenir. L'affranchissement de la masturbation, qui est toujours la seule sorte de satisfaction sexuelle dont je dispose, me paraît rendu possible par la potentia coeundi. Pour y parvenir, il faudrait peut-être chasser le masochisme par suggestion hypnotique, et éveiller de même de nouveaux sentiments pour la femme, recherchée pour elle-même. » (MOLL).
LE MASOCHISME 203
Des éléments appartenant à d'autres perversions se mêlent souvent, sinon toujours, aux pratiques masochistes.
Mais les plus fréquents sont les éléments fétichistes et homosexuels.
Pour ce qui est du fétichisme : les fourrures, les bottes, les fouets, font presque partie intégrante du masochisme. Nous verrons combien le sens symbolique de ces fétiches est significatif.
Pour ce qui est de l'homosexualité, on pourrait plutôt dire que beaucoup d'homosexuels se livrent de plus à du masochisme.
Personnellement nous avons observé huit cas d'homosexualité compliquée de masochisme.
Dans trois il s'agissait d'hommes qui s'arrangeaient pour se faire battre par leurs « amants ».
(Nous laissons complètement de côté ici le masochisme moral des homosexuels qui sera traité ailleurs.)
Dans les autres cas, des hommes invertis, appartenant à ce qu'il est entendu d'appeler un « excellent milieu » et particulièrement exigeants dans la vie courante pour tout ce qui concerne la propreté, l'hygiène et le confort, demandaient à leurs partenaires de leur uriner dans la bouche ou de leur déféquer sur le visage.
Mais l'observation la plus instructive est celle de Sacher-Masoch lui-même. Né en 1837, en Galicie, ses ascendants appartenant à la petite noblesse autrichienne, il représentait un mélange de sang allemand, slave et espagnol. Les personnages qui entourèrent son enfance semblent avoir joué un rôle prépondérant pour l'orientation de sa vie et de son oeuvre littéraire complètement vouées au masochisme.
Tout d'abord sa nourrice (elle devait rester auprès de lui pendant de longues années) qu'il a dépeinte comme une femme très belle et majestueuse, lui donna le goût de la cruauté.
Toutes les légendes qu'elle lui racontait étaient remplies de tzars et de tzarines sanguinaires et toujours c'était la femme qui torturait ou tuait l'homme.
Ces images le marquèrent à tout jamais. Toute sa vie il chercha à se faire souffrir cruellement par la femme aimée.
Voici ce qu'il demandait « par contrat » à sa maîtresse :
« Contrat avec Mme Fanny de Pistor et M. Léopold de Sacher-Masoch. Sur sa parole d'honneur, M. Léopold de Sacher-Masoch s'engage à être l'esclave de Mme de Pistor, et à exécuter absolument tous ses désirs et ordres, et cela pendant six mois.
204 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
« Par contre, Mme Fanny de Pistor ne lui demandera rien de déshonorant (qui puisse lui faire perdre son honneur d'homme et de citoyen). En outre, elle devra lui laisser six heures par jour pour ses travaux, et ne jamais regarder ses lettres et ses écrits. A chaque infraction ou négligence, ou à chaque crime de lèse-majesté, la maîtresse (Fanny Pistor) pourra punir selon son bon plaisir, son esclave (Léopold de Sacher-Masoch). Bref, le sujet obéira à sa souveraine avec une soumission servile; il accueillera ses marques de faveur comme un don ravissant; il ne fera valoir aucune prétention à son amour, ni aucun droit à être son amant. Par contre, Fanny Pistor s'engage à porter des fourrures aussi souvent que possible, et surtout lorsqu'elle sera cruelle.
(Biffé plus tard) : A l'expiration des six mois, cet intermède de servitude sera considéré comme non avenu par les deux parties, et elles n'y feront aucune allusion sérieuse. Tout ce qui aura eu lieu devra être oublié, avec retour à l'ancienne liaison amoureuse.
Ces six mois ne devront pas se suivre; ils pourront subir de grandes interruptions, commençant et finissant selon le caprice de la souveraine.
Ont signé, pour confirmation du contrat, les participants :
FANNY PISTOR BAGDANOW. LÉOPOLD, Chevalier de Sacher-Masoch.
Marié, il amena avec une persévérance et une ingéniosité superflue sa femme (qui d'ailleurs s'exécuta avec une grande complaisance où entrait beaucoup de sadisme) à le maltraiter moralement et corporellement.
Voici encore des engagements signés de part et d'autre :
Mon esclave,
Les conditions, sous lesquelles je vous accepte comme esclave et vous souffre à mes côtés, sont les suivantes :
Renonciation tout à fait absolue à votre moi.
Hors la mienne, vous n'avez pas de volonté.
Vous êtes entre mes mains un instrument aveugle qui accomplit tous mes ordres sans les discuter. Au cas où vous oublieriez que vous êtes esclave et où vous ne m'obéirez pas en toutes chose absolument, j'aurai le droit de vous punir et de vous corriger, selon mon bon plaisir, sans que vous puissiez oser vous plaindre.
Tout ce que je vous accorderai d'agréable et d'heureux sera une grâce de ma part, et vous ne devrez ainsi l'accueillir qu'en me remerciant. A votre égard, j'agirai toujours sans faute, et je n'aurai aucun devoir.
Vous ne serez ni un fils, ni un frère, ni un ami; vous ne serez rien que mon esclave gisant dans la poussière.
De même que votre corps, votre âme m'appartient aussi, et même s'il vous arrivait d'en souffrir beaucoup, vous devrez soumettre à mon autorité vos sensations et vos sentiments.
La plus grande cruauté m'est permise, et si je vous mutile, il vous faudra le supporter sans plainte. Vous devrez travailler pour moi comme un esclave, et si je nage dans le superflu en vous laissant dans les privations et en vous foulant aux pieds, il vous faudra baiser, sans murmurer, le pied qui vous aura foulé !
Je pourrai vous congédier à toute heure, mais vous n'aurez pas le droit de me quitter contre ma volonté, et si vous veniez à vous enfuir, vous me recon-
LE MASOCHISME 205
naissez le pouvoir et le droit de vous torturer jusqu'à la mort par tous les tourments imaginables.
Hors moi, vous n'avez rien; pour vous, je suis tout, votre vie, votre avenir, votre bonheur, votre malheur, votre tourment et votre joie.
Vous devez accomplir tout ce que je demanderai, que ce soit bien ou mal, et si j'exige un crime de vous, il faudra que vous deveniez criminel, pour obéir à ma volonté.
Votre honneur m'appartient, comme votre sang, votre esprit, votre puissance de travail. Je suis votre souveraine, maîtresse de votre vie et de votre mort.
S'il vous arrivait de ne plus pouvoir supporter ma domination, et que vos chaînes vous deviennent trop lourdes, il vous faudra vous tuer; je ne vous rendrai jamais la liberté. »
« Je m'oblige, sur ma parole d'honneur, à être l'esclave de Mme Wanda de Dounaieff, tout à fait comme elle le demande, et à me soumettre, sans résistance, à tout ce qu'elle m'imposera.
« Dr LÉOPOLD, Chevalier de Sacher-Masoch. »
Très jeune, il devint célèbre par ses écrits, célébrité ayant passé le cadre local, puisqu'à Paris il fut reçu après traduction de ses oeuvres avec tous les honneurs (décorations et réceptions mondaines) dues à un grand écrivain. Cette oeuvre représentée par des centaines de contes et de romans est d'une étonnante monotonie. Le sujet est invariablement le même : un homme devient par amour d'une femme l'objet des pires humiliations et subit les cruautés les plus savantes. La femme est toujours du même type : belle, hautaine, autoritaire, cruelle, enveloppée de fourrures et armée, dans les cas les plus bénins, d'un fouet.
Le « chef-d'oeuvre » en cette littérature est représenté par la fameuse « Vénus aux fourrures » : Un homme pour gagner l'amour de sa bien-aimée se soumet volontairement à une période d'essai. Il la servira pendant ce temps comme domestique-esclave, elle pourra exiger tout, lui rien, sauf d'être puni. De plus elle prendra un amant qui à son tour sera comme un maître et aura le droit et l'obligation de se servir du fouet.
Toute cette littérature y compris la Vénus aux fourrures, est une transposition directe de l'idéal amoureux de son auteur.
Toute sa vie il s'est efforcé, et il y a réussi, à réaliser dans sa propre existence, cet idéal. Et il n'est pas sans intérêt de signaler tout de suite la signification du point de vue psychanalytique de l'amant devant lequel Sacher-Masoch s'efface et dont il reçoit les coups. En effet, pendant des années il a lutté pour obtenir de sa femme qu'elle prenne un amant. Quand enfin satisfaction lui fut donnée, il s'arrangea pour que se réalisent les scènes.décrites dans
206 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
la Vénus à fourrures : assister derrière une porte aux ébats amoureux de sa femme et de son amant, ensuite se faire injurier et battre par celui-ci.
Cet épisode de sa vie semble lui avoir apporté le maximum de satisfaction. Ceci est intéressant à plus d'un point de vue mais surtout parce que nous y trouvons un bel exemple du « besoin de répétition » si souvent observé par les psychanalystes.
Dans cette situation Sacher-Masoch recherche la reproduction de la scène traumatique infantile.
Voici comment il la raconte lui-même dans ses mémoires (2).
Tandis qu'elle (3) préparait le goûter, nous nous mîmes à jouer à cachecache, et je ne sais quel démon me guidant, j'allai me cacher dans la chambre à coucher de ma tante, derrière un porte-habit garni de robes et manteaux. A ce moment, j'entendis la sonnette, et quelques minutes après, ma tante entra dans la chambre, suivie d'un beau jeune homme.
Puis elle repousse la porte sans la fermer à clef et attire son ami près d'elle.
Je ne comprenais pas ce qu'ils disaient, encore moins ce qu'ils faisaient; mais je sentis mon coeur battre avec force, car je me rendais parfaitement compte de la situation où je me trouvais : si j'étais découvert on allait me prendre pour un espion.
Dominé par cette pensée qui me causait une angoisse mortelle, je fermais les yeux et me bouchais les oreilles. J'étais sur le point de me trahir par un éternuement que j'avais grand'peine à maîtriser, lorsque, tout à coup, la porte fut ouverte avec violence, livrant passage au mari de ma tante, qui se précipita dans la chambre, accompagné de deux amis. Son visage était pourpre et ses yeux lançaient des éclairs. Mais, tandis qu'il hésitait un instant, se demandant sans doute lequel des deux amants il allait frapper le premier, Zénobie le prévint.
Sans souffler mot, elle se leva en sursaut, se précipita au devant de son mari et lui lança un vigoureux coup de poing à la figure. Il chancela. Le sang lui coulait du nez et de la bouche. Pourtant, ma tante ne paraissait pas satisfaite. Elle saisit sa cravache et, la brandissant, elle désigna la porte à mon ■oncle et à ses amis. Tous, en même temps, profitèrent de l'occasion pour disparaître, et, le jeune adorateur ne fut pas le dernier à s'esquiver.
A cet instant, le malheureux porte-habits tomba par terre, et toute la fureur de Mme Zénobie se déversa sur moi.
— Comment! tu étais caché? Tiens, voilà qui t'apprendras à faire l'espion!
Je m'efforçais en vain d'expliquer ma présence et de me justifier, en un clin d'oeil elle m'eut étendu sur le tapis; puis, me tenant par les cheveux, de la main gauche, et me posant un genou sur les épaules, elle se mit à me fouetter vigoureusement. Je serrais les dents de toutes mes forces; malgré tout, les larmes me montèrent aux yeux. Mais, il faut bien le reconnaître, tout en me ■tordant sous les coups cruels de la belle femme, j'éprouvais une sorte de jouis(1)
jouis(1) — Sacher-Masoch und Masochismus. Dresden, 1901, — Léopold Stern, Sacher-Masoch. B. Grasset.
(2) Sacher-Masoch, Choses vécues. — Revue Bleue. Paris, 1888. (3) Il s'agit de Zénobie de X..., la tante de Sacher Masoch.
LE MASOCHISME 207
sance (1). Sans doute son mari avait éprouvé plus d'une fois de semblables sensations, car, bientôt, il monta dans la chambre, non comme un vengeur, mais comme un humble esclave; et c'est lui qui se jeta aux genoux de la femme perfide, lui demandant pardon, tandis qu'elle le repoussait du pied. Alors, on referma la porte à clef. Cette fois, je n'eus pas honte, je ne me bouchais pas les oreilles, et je me mis à écouter très attentivement à la porte — peut-être par vengeance, peut-être par jalousie puérile — et j'entendis, de nouveau le claquement du fouet, dont je venais moi-même de goûter à l'instant.
Cet événement s'était gravé dans mon âme comme avec un fer ardent.
Alors, je ne comprenais pas cette femme, en fourrures voluptueuses, trahissant le mari et le maltraitant ensuite, mais je haïssais et aimais en même temps cette créature qui, par sa force et sa beauté brutales, paraissait créée pour mettre insolemment son pied sur la nuque de l'humanité.
Cet événement eut lieu lorsque Sacher-Masoch était âgé de 8 ans. L'héroïne du drame, femme belle et « royale », est décrite par lui à peu près dans les mêmes termes admiratifs dont il se sert pour dépeindre son premier objet d'amour : la nourrice-gouvernante. Il faut ajouter que Sacher-Masoch avait une véritable adoration amoureuse pour cette tante Z. Quelques jours avant les scènes décrites plus haut, elle lui avait demandé de lui lacer un soulier défait et Sacher-Masoch de raconter son émoi en se précipitant pour obéir et son impossibilité à résister au besoin de baiser le pied sur lequel il était penché. Donc, une fois de plus, la scène traumatique, la correction reçue, a abouti à une fixation parce que le terrain était déjà propice : intérêt pour la cruauté, attachement renouvelé (après la nourrice-gouvernante, la tante Z) à une femme autoritaire et cruelle.
Celle-ci le punit en le battant : il en résulte une excitation sexuelle, qui est, de plus, dans ce cas, directement et consciemment associée à une expérience amoureuse. Le fait d'avoir été battu comme son oncle, le mari, trompé et battu en présence de l'amant, laisse à supposer qu'il s'est identifié à lui. Cet événement s'était gravé dans son âme comme « avec un fer ardent », dit-il. Sa vie amoureuse durant, il a cherché à le revivre.
La scène traumatique sort ici du banal, mais est-elle suffisante pour expliquer la fixation à un mode de sentir sexuel infantile ?
Certes non ! Pas plus que dans les. cas courants dans l'anamnèse desquels on relève de banals châtiments. D'autre part, tous les enfants battus ou punis, et ils sont nombreux, ne sont pas devenus des pervers masochistes. Enfin, bien des masochistes n'ont pas sou(1)
sou(1) rapprocher des confidence analogues de J.-J. Rousseau.
298 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
venir d'avoir subi la moindre punition et seulement celui de l'avoir ardemment souhaitée.
Comment dans cette alternative expliquer cette fixation?
Les auteurs non psychanalystes, Binet notamment, arrêtés par ce problème se sont contentés d'invoquer le rôle du terrain constitutionnel.
Cette hypothèse non négligeable n'est pas facile à utiliser.
Les investigations psychanalytiques ont pu mettre en évidence quelques autres éléments plus aptes à expliquer davantage ces fixations bien que, les observations psychanalytiques de pervers masochistes manifestes (de même que des autres perversions en général) soient rares. Les pervers sont souvent satisfaits de leur sort; pourquoi viendraient-ils se faire psychanalyser?
C'est par l'analyse de certaines manifestations intermédiaires placées entre la perversion et la névrose qu'il nous sera plus aisé d'aborder la psychogénèse de perversions manifestes aussi. Ces manifestations sont les fantasmes masochistes. Krafft-Ebing les avait décrits sous le nom de masochisme idéal.
Les sujets sont des masochistes en pensée. Ce que les autres réalisent, eux l'imaginent seulement, mais poussés par les mêmes raisons et dans le même sens. Ces fantasmes reproduisent fidèlement les actes terriblement monotones des masochistes : être lié, réduit à l'impuissance, battu, injurié, humilié, commandé, etc.. Il n'y a pas de différence intrinsèque entre cette forme de masochisme et les autres. D'ailleurs, même chez les masochistes manifestes, les fantasmes jouent un grand rôle. Ces malades peuvent même être amenés à s'en contenter et à renoncer à leurs pratiques. Ces fantasmes sont évoqués volontairement par le sujet dans le but de provoquer l'orgasme masturbatoire ou le coït. Dans certains cas leur apparition est involontaire et s'impose comme une obsession (1).
FREUD, dans « Un enfant est battu » (2), article analysé ailleurs, résume son expérience psychanalytique au sujet de ces fantasmes (3). Il en envisage, pour ce qui est des sujets masculins, la psy(1)
psy(1) Nacht, Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle avec représentations sado-masochistes. — Revue Française de Psychanalyse, t. IV, et dans Psychanalyses des Psychonévroses et des troubles de la sexualité. 1 vol., F. Alcan. 1935.
(2) S. Freud, « Un enfant est battu ». Traduit par Hoésli. Revue Française de Psychanalyse, t. VI, n° 14, 1935.
(3) Nous laissons de côté une fois de plus ici tout ce qui concerne la petite fille, le masochisme chez la. femme devant être traité dans un chapitre à part.
LE MAROCHISME 209
chogénèse comme identique à la perversion masochiste. La pathogénie de cette perversion se rattacherait, d'après lui, au complexe d'OEdipe. Dans ces fantasmes, l'enfant battu représente le sujet, celui qui bat, son père. Le désir d'être aimé, refoulé, se trouve exprimé par lui. Le châtiment est érotisé par la suite (1).
Ce point, l'érotisation du châtiment, demande quelques éclaircissements.
La notion de culpabilité découlant du complexe oedipien explique le côté négatif en quelque sorte du phénomène, mais non le côté positif : le gain de plaisir par la souffrance. Cette érotisation ne se comprend que par une régression, c'est-à-dire par un retour à des étapes pré-génitales de l'évolution infantile. Nous savons combien à ces stades les différentes pulsions instinctives s'entremêlent; notamment les sadiques et les sexuelles. Leur distinction est difficile, et FREUD parle très justement « d'une substance d'où le sexuel et le sadisme pourraient ultérieurement sortir ».
Restant sur le terrain des faits d'observation, il est en tous cas indubitable que la vue ou l'exercice de la cruauté constitue un élément d'excitation sexuelle pour les enfants, la douleur ressentie pareillement. Ces faits, rapprochés de l'ignorance dans laquelle les. enfants restent jusqu'à une certaine époque de la signification exacte des rapports sexuels et du rôle des organes génitaux, aboutissent à une confusion d'images et de sensations que l'on entend en psychanalyse par « conception sadique du coït », il serait plus exact de dire : conception sado-masochiste.
L'observation du coït, entre parents ou autres personnes, ou, ce qui est encore plus fréquent, l'accouplement des animaux, interprétés par les enfants comme un acte cruel, ne fait que renforcer ces impressions confuses.
Si de plus, l'enfant, à l'époque où il se trouve empêtré dans ces problèmes terribles pour lui, reçoit des châtiments qui provoquent chez lui des sensations érotiques, rien ne le porte mieux à imaginer que ce qui se passe pendant le coït ne diffère pas beaucoup de ce qui se passe lorsqu'il reçoit des coups.
On comprend alors à quel point l'adoption d'une attitude passive, masochiste, peut lui paraître souhaitable.
(1) Rappelons brièvement qu'il s'agit dans ces fantasmes de scènes représentant un ou plusieurs enfants battus par un homme.
210 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
En s'identifiant avec sa mère, il échappe à la crainte du père (castration) ; de plus, il est aimé comme elle. L'observation suivante est typique quant à ce mécanisme (1). Il s'agit d'un jeune homme dont voici l'histoire résumée : Tendances névrotiques et perverses dès le jeune âge, réussit à avoir des rapports sexuels avec une jeune femme tant qu'elle reste sa maîtresse. Il l'épouse et devient alors du jour au lendemain, impuissant. Il verse ensuite dans la perversion masochiste : se fait attacher par la partenaire qui le pique avec des épingles ou le bat. Ceci aboutit à des érections suivies d'éjaculations mais sans coït. La psychanalyse de ce malade a pu faire ressortir chez lui l'importance du complexe d'OEdipe renversé et le souvenir traumatisant des rapports sexuels entre parents. Le caractère brutal, violent du père (qui torturait littéralement sa femme) n'a pu qu'accentuer la signification sado-masochiste du coït qu'il imaginait. Le fait saillant de cette analyse si démonstrative se trouve dans l'impossibilité pour le sujet d'accepter l'identification au père, témoignée par l'impuissance, puis la perversion, et l'identification masochiste avec la mère.
On note souvent au cours des psychanalyses combien le caractère des parents, l'atmosphère familiale contribue, en plus des tendances constitutionnelles encore mal définies, à orienter les conflits infantiles — et partant, l'évolution sexuelle, dans tel ou tel sens.
Le lecteur ne manquera pas de remarquer que nous avons parlé d'une attitude passive adoptée par le garçon par rapport au père, alors que devenu adulte, c'est une femme qui lui donne ses satisfactions masochistes !
Logiquement, en effet, on s'attendrait à ce que ce soit un homme qui joue le rôle de substitut du père. En réalité, l'observation montre qu'il en est rarement ainsi en ce qui concerne le masochiste pervers. L'objet sexuel est ici généralement une femme. Pour le masochiste moral, ainsi qu'en le verra plus loin, le substitut du père sera toujours un homme.
Voici cependant un cas curieux observé par nous.
Il s'agissait d'une névrose masochiste, où le fantasme, être battu par le père, apparaissait seulement de façon intermittente pendant de courtes périodes de dépression. La psychanalyse de ce cas se découvrit fort complexe et ne put être achevée. Elle nous révéla cependant un fait qui nous intéresse ici : à l'âge de 5-6 ans, le
(1) S. Nacht, Psychanalyse des Psychonévroses. F. Alcan, 1935, p. 111.
LE MAROCHISME 211
malade, au cours d'un voyage, fut obligé de coucher sur un matelas à côté du lit de ses parents. L'enfant se masturba. Son père bondit hors de son lit pour rejeter la couverture et infliger une forte fessée à son fils. Cet épisode eut sans doute la grosse répercussion signalée plus haut, puisque cette masturbation elle-même était directement en rapport avec le complexe d'OEdipe non résolu encore.
Il est vraisemblable que dans les cas où le père reste celui qui bat, les punitions corporelles reçues de lui en des conditions analogues (masturbation ou fantasmes incestueux) doivent être considérées comme décisives dans l'orientation sexuelle de l'enfant.
Une autre observation fort intéressante illustre cette façon de voir. Il s'agissait d'un jeune homme dont les fantasmes variaient : tantôt un enfant était battu par un homme, tantôt l'enfant battait une femme. De plus, le fantasme de l'enfant battu était nécessaire à l'accomplissement du coït. L'analyse révéla une très forte ambivalence à l'égard de chacun des parents. Le premier fantasme apparut, comme pour le cas précédent, lié à un châtiment venu du père pour punir la masturbation. Mais, ici, assez curieusement, le châtiment ne subit point d'érotisation.
Cette punition fut en quelque sorte utilisée pour atténuer la crainte de castration. Schématiquement les choses pouvaient être formulées ainsi : puisqu'il (le père) se borne à me battre, il ne me. fera rien de pire (il ne me châtrera pas). Et l'analyse montra que tout se passait comme si la punition symbolisée par le fantasme autorisait le rapport sexuel. Cette réaction se révèle par l'analyse assez fréquente. Elle explique en partie pourquoi certains enfants recherchent la punition et pourquoi elle les débarrasse alors de l'anxiété qui les pousse à la rechercher. Un de nos malades se souvenait très bien de la détente que les punitions de son père lui procuraient. La psychanalyse lui permit aussi de comprendre que ce soulagement venait du fait qu'il était rassuré, comme si, sachant jusqu'où pouvait aller la punition (fessée et non-castration), il se voyait permis de continuer à chercher des satisfactions sexuelles.
Cependant, dans la majorité des cas, que ce soit au cours de fantasmes ou de pratiques masochistes, l'objet sexuel est représenté par une femme. Or, ce que nous venons de comprendre jusqu'à présent nous expliquerait plutôt l'attitude du masochiste à l'égard de l'objet homosexuel.
Que se passe-t-il lorsqu'il s'agit d'objet hétérosexuel ?
Freud, toujours dans « Un enfant est battu », sans développer
212 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
complètement sa pensée, avance que l'enfant voudrait fuir le choix objectai homosexuel, et n'y réussit qu'imparfaitement d'ailleurs, ainsi que le prouvent son attitude féminine d'une part, et d'autre part les qualités viriles dont il pare celle qui représente l'objet hétérosexuel.
Si l'on comprend assez bien comment, devant le danger de la castration, l'attitude passive, féminine et masochiste peut paraître avantageuse devant le pére ou son substitut, on ne voit pas d'abord pourquoi l'enfant voudrait de nouveau troubler une situation de sécurité acquise si chèrement en s'orientant de nouveau vers un objet dangereux.
Mais, nous rappelant la complexité des mouvements qui agitent l'enfant durant son développement, cette oscillation d'un parent à l'autre, cette « hésitation » entre l'objet à choisir ne doit plus nous étonner. Malgré cette nouvelle orientation vers la mère, le danger de la castration est néanmoins écarté, car l'enfant a gardé à l'endroit de celle-ci une attitude féminine, passive (comme s'il avait déjà subi cette castration). D'autre part, l'élément masochiste, punition, souffrance, peut s'établir comme pour « donner le change ». L'attitude du garçon (et de l'adulte devenu pervers plus tard) signifierait : « Puisqu'elle me maltraite, c'est qu'elle ne m'aime pas. On ne peut donc pas m'en vouloir ».
Bien des facteurs individuels peuvent encore intervenir dans l'orientation psychosexuelle masochiste.
Ce qui est possible dans un cas ne l'est plus dans un autre, ou plutôt, ce qui est appelé à satisfaire tel être ne contente pas tel autre, ou encore ce qui est accepté à un moment donné de l'évolution ne l'est plus par la suite. Tel garçon, installé dans une attitude masochiste en face de son père peut y rester définitivement s'il y trouve satisfaction, mais il n'en va pas toujours ainsi. Il peut, et surtout si le danger de castration a été écarté, revenir vers la mère. Il est évident que le comportement de chaque parent à l'égard de l'enfant intervient aussi. L'attitude du père peut retenir son fils dans une soumission masochiste, ou au contraire le rejeter vers la mère et vice versa.
L'évolution naturelle amène presque toujours l'enfant à revenir vers sa mère; il lui est en effet plus facile de lui demander et d'obtenir d'elle des satisfactions libidinales. Et si le conflit oedipien n'a pas trouvé d'issue normale, il lui sera plus commode d'en obtenir des satisfactions régressives, pré-génitales.
LE MASOCHISME 213
Le complexe d'OEdipe est un tournant dans l'évolution psychosexuelle, l'enfant doit le dépasser et ne peut s'y arrêter. S'il ne peut le franchir, il se voit contraint de revenir en arrière. Mais revenir en arrière ne veut pas dire revenir vers rien; la régression ramène vers ce qui a déjà été sous une forme ou une autre.
Et qui remplit la vie pré-génitale sinon la mère? (ou ses substituts — et des femmes en tous cas).
Le masochiste, comme tous les pervers, n'ose pas aspirer à des satisfactions génitales, qui lui apparaissent inaccessibles. Celles qu'il recherche ont toujours un caractère d'infantilisme sexuel, elles restent donc pré-génitales.
Le coït est rarement possible malgré toute la mise en scène et les sévices masochistes. Rapidement, après quelques essais décevants, ces malades y renoncent d'ailleurs.
Ils se contentent généralement de vagues satisfactions masturbatoires, souvent même toute satisfaction érotique manifeste s'estompe et seules demeurent pour eux les manifestations masochistes. Que sont-elles ?
Toutes portent les marques des scènes infantiles et rappellent plus ou moins des épisodes de la vie sexuelle pré-génitale.
Sadger (1) raconte qu'un de ses malades, masochiste pervers, vint lui dire un jour triomphalement : Je sais d'où vient mon masochisme, c'est de mon emmaillotage. Peut-être avait-il raison, ce malade. Freud nous a appris et toutes les observations ultérieures l'ont confirmé, que d'une manière générale, les perversions sont des manifestations de la sexualité infantile, soit par développement excessif de telle ou telle pulsion partielle, soit par fixation à telle ou telle phase pré-génitale, soit, ce qui arrive fréquemment, par combinaison entre ces deux facteurs.
Le masochisme, bien que formé d'un faisceau de multiples causes, puise également par ses racines à certaines formes non-évoluées de la sexualité infantile.
Ainsi, un des traits caractéristiques à sa base, la passivité, se rattache nettement à la phase auto-érotique infantile.
L'enfant à cette époque se trouve dans la même attitude de passivité, de soumission et d'abandon à la mère (ou à la femme qui le soigne) que le masochiste à l'endroit de la femme investie en tant qu'objet sexuel. Toute une partie des satisfactions érotiques de cette
(1) Sadger, Psychoanalyse der Geschlechte verwirrungen. Wien, 1913.
214 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
période infantile, pour une bonne part, restent essentiellement passives, subies, mais ne sont pas moins fortes pour cela. Elles demeurent inhérentes à l'organisation libidinale de cette phase de la vie infantile et provoquées par les seins corporels. On retrouve aussi chez certains masochistes la même qualité érogène de toute la surface cutanée, comme chez l'enfant à ce stade évolutif de la sexualité.
Les facteurs obscurs, appelons-les constitutionnels en attendant mieux, mais surtout le propre comportement de la mère ou de la bonne, la façon dont elles favorisent ou non ces satisfactions, ou encore la manière dont à partir d'un certain moment, elles les suppriment, constituent des éléments pouvant décider du destin ultérieur de ces manifestations érotiques infantiles et de leur utilisation régressive par le masochisme.
R. Loewenstein (1), puis Ruth Mack-Brunswick (2) ont très justement attiré l'attention sur la phase du stade phallique du développement sexuel.
A ce point les manifestations sexuelles phalliques ne sont conçues que sous forme de passivité : exhibition, attouchements, etc.
La fonction active, agressive, de pénétration n'apparaît que secondairement.
Un refoulement intense de cette composante agressive ramènerait la fonction phallique à son stade antérieur passif.
R. Loewenstein a constaté ce processus chez certains impuissants.
Il nous semble, quant à nous, qu'il se reproduit encore plus nettement chez certains pervers masochistes, dont l'éjaculation est de type urétral (c'est-à-dire en jet continu) décrit par K. Abraham et observé également par R. Loewenstein chez l'impuissant fixé au stade phallique passif.
Mais la passivité n'est pas tout dans le masochisme, il y a aussi l'élément souffrance.
Nous avons, à plusieurs reprises, insisté sur la base physiologique du « couplage » douleur et sensation érotique. C'est évidemment l'élément de base, mais lui aussi agira plus ou moins sur l'orientation sexuelle future, selon l'ensemble des circonstances pré(1)
pré(1) Loewenstein, De la passivité phallique chez l'homme. — Revue Française de Psychanalyse, n° 1, année 1935.
(2) Ruth Mack-Brunswick, Communication faite au Congrès International de Psychanalyse. Lucerne, 1934. Cité par R. Loewenstein.
(3) Il s'agit d'une éjaculation sans orgasme — ou avec un orgasme réduit au minimum — ce qui rapproche d'une miction.
LE MASOCHISME 215
cédant le développement du sujet. Un enfant, par exemple, privé des satisfactions libidinales, érotiques sublimées, c'est-à-dire tendres, avant accidentellement fait l'expérience de l'excitation procurée par la douleur, s'arrangera pour provoquer des punitions qui, malgré leur caractère désagréable, lui procureront des sensations de plaisir.
Souvent aussi l'enfant ayant, à tort ou à raison, le sentiment pénible d'être abandonné, soit parce que devenu plus grand, la mère s'en occupe moins, soit parce que d'autres frères ou soeurs accaparent l'attention de cette mère, voudra ramener son intérêt pour lui coûte que coûte. Souvent il n'aura d'autre moyen pour cela que de provoquer la colère et la punition. Il se dira d'abord qu'il aura ainsi mieux que rien, puis ce mieux que rien deviendra tout.'
Dans d'autres cas enfin la souffrance sera recherchée et provoquée par un retour sur soi-même de l'agressivité d'abord dirigée contre la mère. Si ce mécanisme trouve dans le complexe d'OEdipe sa plus grande raison d'être, il ne constitue pas son apanage exclusif car il fonctionne dans bien d'autres circonstances.
L'enfant aime tous ceux qui le soignent — parce que pendant un temps les soins qu'on lui donne sont des sources de satisfaction érotique et des preuves d'amour.
Mais il se met à haïr les mêmes personnes dès que celles-ci ne remplissent plus ce rôle auprès de lui (1). La privation de satisfaction érotique — en l'occurence pré-génitale — déclenche et libère par excellence les pulsions sadiques (2).
Cette haine se traduisant directement par un comportement agressif, provoquera des réactions identiques de la personne visée si celle-ci entre dans le jeu de l'enfant, ce qui arrive d'ailleurs bien souvent. Le retour de l'agressivité est ici direct. Les mauvais traitements sont érotisés ainsi que nous le montrions plus haut parce qu'ils remplaceront dorénavant ce dont l'enfant a été privé.
Il arrive aussi que l'enfant pour bien des raisons, et avant tout parce qu'il craint de se voir complètement abandonné, n'ose pas manifester cette agressivité au dehors, elle se réfléchit alors sur lui et se satisfait des mauvais traitements reçus.
Bref, la privation d'amour ou de satisfaction érotique conduit l'enfant à y remédier par la recherche des mauvais traitements qui,
(1) Sadger, Ein Beitrag zum Vertändniss des Sado-masochismus. — International Zeitschrift f. Psa B. XII.
(2) Thèse développée surtout par W. Reich, après Freud.
216 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
érotisés, finissent par contenter ses besoins libidinaux, mais sur un mode masochiste. Comme c'est la mère (ou ses substituts) qui apporte toutes les satisfactions libidinales pendant un temps, c'est d'elle que l'enfant les exigera par la suite.
Les caractères symboliques du personnage habituel qui joue le rôle d'objet sexuel pour le masochiste sont intéressants à relever à ce propos. C'est toujours une femme à « attributs » virils, munie d'un fouet ou d'une verge — c'est-à-dire d'un organe viril symbolisé, portant des fourrures, dont le sens symbolique sexuel féminin est également évident.
Ce personnage incarne clairement les conceptions infantiles de la mère phallique.
Dans la femme qui le fustige, le masochiste poursuit l'image de cette mère toute-puissante. Il convient aussi de considérer que les fustigations peuvent symboliser le coït pour certains masochistes. Les psychanalystes savent bien que c'est ainsi que beaucoup d'enfants se représentent, pendant un temps, les relations sexuelles. Il arrive même que dans certains fantasmes l'enfant imagine un coït avec sa mère sous forme de fustigation — lui devenant l'élément actif.
Sous l'influence du refoulement le fantasme peut contenir le même désir mais déformé, l'enfant subissant alors passivement le commerce sexuel interdit sans cette transformation.
Nous voyons combien d'éléments complexes peuvent intervenir, se dosant et se combinant diversement suivant le cas, dans la genèse de la perversion masochiste.
Essayant de résumer ce qui vient d'être dit, voici ce que l'on pourrait avancer :
La perversion masochiste repose sur le mécanisme habituel des perversions sexuelles : fixation et régression à des phases pré-génitales de l'évolution sexuelle. La passivité et le besoin de soumission et de dépendance du masochiste caractérisent précisément une bonne partie de la vie sexuelle infantile. Cette passivité inhérente à certains stades du développement sexuel subit un renforcement, donc une fixation chez le masochiste, dans certaines conditions, notamment lorsque l'agressivité nécessaire au passage des manifestations sexuelles actives a été refoulée, puis retournée contre le sujet.
Nous avons montré que ce processus a lieu lorsque l'insatisfaction libidinale, trop douloureusement ressentie, n'est pas surmontée
LE MASOCHISME 217
par l'enfant soit pour des raisons constitutionnelles, soit parce qu'il lui manque des satisfactions substitutives (tendresse).
Le complexe d'OEdipe ne fait qu'accentuer ces difficultés. La crainte de castration insuffisamment liquidée, rejette régressivement le masochiste vers des stades passifs prégénitaux.
Sur ce fond de passivité, l'agressivité, déclenchée par les frustrations pré-génitales et oedipiennes, retournée contre le sujet, infléchie sur le moi, se donne libre cours sous forme de masochisme.
Les châtiments corporels, par leur qualité érotique intrinsèque, accentuent cette orientation et donnent une base physiologique à la transformation du déplaisir en plaisir; de plus, ils peuvent être insérés dans les différentes réactions de culpabilité inconsciente et maintenir, sous forme de punition provoquée, la nécessité de substituer la souffrance au plaisir.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE.
4
CHAPITRE TROISIÈME
I. - Le Masochisme moral
Le masochisme moral se distingue du masochisme corporel, érogène, principalement par deux traits : d'une part, il ne semble pas à première vue être en rapport avec les fonctions sexuelles; d'autre part, il n'est pas un phénomène conscient pour celui qui en est atteint. Le masochiste moral ne sait pas qu'il est masochiste, il ignore que ses souffrances sont créées par lui et encore plus qu'elles puissent constituer des moyens propres à satisfaire les besoins d'une libido entravée. Il serait fort étonné si quelqu'un s'avisait maladroitement de le lui dire d'emblée.
Ce n'est qu'après le long et patient travail nécessité par le traitement psychanalytique, qu'il peut prendre conscience de son masochisme.
C'est donc insconsciemment qu'il provoque ou choisit la souffrance, qui est néanmoins utilisée par son psychisme inconscient, soit pour permettre des satisfactions sans cela interdites, soit pour les remplacer.
Ce que le pervers et le névrosé masochistes ont de commun, c'est que tous deux recherchent, il est vrai par des voies différentes, ce que l'homme saint fuit : la douleur (1). Mais pour l'une comme pour l'autre de ces deux formes de masochisme, cette douleur est moyen, non pas but.
C'est en observant une bien curieuse réaction que Freud découvrit le besoin de souffrir. Cette réaction qu'il nomma : réaction thérapeutique négative, consiste en ceci : au cours d'un traitement psychanalytique lorsqu'un conflit ou un symptôme ont été suffisamment analysés pour qu'il doive en résulter une amélioration, on constate, bien au contraire, une recrudescence du ou des symptômes.
En d'autres cas on peut observer la même réaction mais sous une autre forme : parallèlement à l'amélioration ou à la disparition du symptôme analysé, un autre surgit.
Freud attribua cette réaction à un besoin de souffrir, expression d'un complexe inconscient de culpabilité.
Ce dernier sentiment se trouve comme apaisé (il serait plus correct de dire qu'il se trouve maintenu à l'état de refoulé) grâce à la
(1) Peut-être serait-il plus exact de dire : le déplaisir.
220 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
souffrance éprouvée sous l'action de la névrose. C'est pour défendre cette situation que tout se passe comme si le névrosé redoutant de souffrir une fois guéri, autrement — nous verrons plus loin comment — s'oppose inconsciemment à cette guérison en se cramponnant à ses symptômes ou bien en en développant d'autres.
« Le malade est obligé de se comporter comme un coupable ayant besoin de la maladie pour expier son crime... » (Freud).
Mais cette tendance auto-punitive, manifestation d'un complexe infantile de culpabilité ne constitue pas seulement un obstacle à la guérison, elle prend une part considérable à la psychogenèse des états psycho-névropathiques.
Dans le fait que la culpabilité inconsciente puisse être effacée par la souffrance auto-punitive, certains psychanalystes ont cru pouvoir trouver l'explication entière des névroses (1).
Une explication simple, surtout lorsqu'elle a du vrai, comme c'est le cas, est très tentante pour l'esprit, mais elle risque aussi de masquer la complexité d'un problème tel que celui des psychonévroses.
Sans accorder à cette explication la valeur d'une théorie explicative générale, ce qui serait une erreur, il faut néanmoins reconnaître que la connaissance des mécanismes auto-punitifs a permis une excellente compréhension de tout un aspect clinique et thérapeutique des psychonévroses.
Nous devrions donc étudier le rôle du masochisme dans toutes les manifestations psychopathiques. Nous préférons limiter le travail pour mieux en approfondir certains points. Nous étudierons donc le masochisme dans la névrose obsessionnelle, dans la mélancolie, dans certains troubles des fonctions sexuelles (impuissance et homosexualité) et dans la thérapeutique psychanalytique.
Mais auparavant, nous nous occuperons du masochisme en tant que manifestation pathologique indépendante des états psychopathiques caractérisés. Cette forme de masochisme peut réaliser une véritable névrose de comportement désignée par Freud sous le nom de Masochisme moral (2) et que l'on trouve décrit en littérature psychanalytique encore par ce terme de caractère masochiste (3) qui nous semble bien choisi.
(1) F. Alexander, Neurose und Gesamtpersönlichkeit. — Int. Zeitsehrift f. Psychanalyse, 1926. B. XII.
(2) Freud, Le principe économique du masochisme. — Revue Fr. de Psych.
(3) Feich, Der masochisticha Charakter. Int. Zeitsehrift f. Psychanalyse, 1932. B. XVIII.
LE MASOCHISME 221
LE CARACTERE MASOCHISTE
Voici les traits typiques qui se retrouvent généralement à la base de ce caractère, comme une « toile de fond ».
Subjectivement : un sentiment constant de peine, de souffrance plus ou moins défini, de tension affective et surtout d'insatisfaction; un besoin de se plaindre, de se montrer malheureux, incapable, écrasé par la vie; une tendance à trouver compliqués et insolubles les problèmes les plus simples de l'existence, à exagérer les moindres difficultés et de s'en faire un tourment et, parallèlement, une impossibilité à saisir les joies de la vie.
Objectivement : comportement « maladroit » (1), inadapté, manquant de souplesse, frappant davantage puisqu'il s'agit d'un sujet dont l'intelligence est normale; attirant l'animosité de l'entourage, ce sujet se mettant, comme poussé par une fatalité inéluctable, toujours dans les situations les plus désagréables, ne sachant jamais éviter « la tuile », au contraire la recherchant : « Dès qu'il y a un coup à recevoir, le masochiste tend sa joue » (Freud). Bref, un comportement traduisant un besoin inconscient de se faire souffrir, de se diminuer, en se présentant sous le jour le plus défavorable et d'échouer partout.
Sur ce fond peuvent se profiler des types psychologiques divers par la prédominance de telle ou telle tendance masochiste trouvant satisfaction dans les innombrables formes de la souffrance humaine.
Il y a le type de l'échec total; l'homme qui n'a jamais réussi, le raté chronique. C'est l'enfant que les parents « poussent » aux études, qui échoue aux examens, qui, adulte, cherche une activité sur un plan inférieur à son milieu (c'est-à-dire à ses parents), s'y déçoit plus ou moins encore et ne s'arrête sur cette pente, quand il s'arrête, que lorsqu'il atteint le maximum de médiocrité.
Il y a celui qui devient ce même raté après avoir plus ou moins réussi. C'est par exemple le brillant étudiant qui échoue dès qu'il quitte l'école pour affronter les luttes de la vie. Généralement cette prise de contact avec les obligations de l'âge adulte, coïncide avec les débuts de la vie amoureuse.
Voici l'homme qui réussit dans sa carrière jusqu'au jour où il se
(1) Ataxie psychique (W. Reich).
222 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
marie et après tombe d'insuccès en insuccès. Après quoi il ne fait qu'accumuler échec sur échec et compromet sa situation.
Il y a aussi l'homme qui réussit sur le plan social, mais à condition de subir l'échec dans sa vie amoureuse. Il a été poussé inconsciemment à choisir une femme qui ne l'aime pas, ou qu'il n'aimera pas, il se comporte de telle façon qu'il l'amène à le faire souffrir, ou bien il devient incapable de la satisfaire et se met ainsi dans une situation inférieure ou dépendante à son égard.
Qui n'a observé le cas de l'employé à peu près heureux jusqu'au jour où ses capacités, ou le hasard, le font accéder à une situation de premier plan, de « chef ». A partir de ce moment, un besoin de punition se fait jour à travers de multiples réactions masochistes, pour en faire un malheureux.
Freud raconte le cas typique d'une jeune fille qui s'étant fait chasser de chez elle par ses parents, devint la maîtresse d'un homme qu'elle rendit heureux et qui la rendit heureuse malgré la gêne que lui causait cette situation irrégulière, jusqu'au jour où il l'épousa. A partir de ce moment ses réactions psychonévrotiques l'obligèrent à se séparer de son mari. Elle était poussée aussi par le seul besoin de se préserver du succès.
Il serait facile d'allonger la liste de ceux qui « échouent dans le succès » (1). Ce sont des êtres qui ne se pardonnent pas de réussir : ils sont portés inconsciemment à trouver toutes sortes de raisons de se sentir malheureux. Ce n'est qu'ainsi qu'ils peuvent avoir « la conscience tranquille ».
Mais il y aussi celui qui n'a pas à payer la réussite par des tourments injustifiés pour la bonne raison qu'il n'a jamais pu vaincre la barrière échafaudée par ce besoin d'échec et que de ce fait il a toujours été vaincu d'avance.
Il y a encore celui qui ne parle, donc qui ne pense qu'à ce qui peut être source d'inquiétude et de tourment pour lui et pour les siens. C'est le pessimiste systématique, le trouble-joie classique.
Il y a surtout le malheureux qui passe sa vie dans une rumination triste et souffreteuse, dans la « contemplation morose ».
Et enfin il y a celui qui vit aigri et tendu jusqu'à ce qu'un malheur : maladie, chagrin, perte d'argent lui permette de se plaindre et lui apporte une détente qui porte bien le cachet masochiste.
(1) Freud, Die am Erfolge scheitern. Paru d'abord dans Imago 1915-1916. Gesammelte Schriften. B. X.
LE MASOCHISME 223
On pourrait dire que tout être qui, placé dans des conditions de vie objectivement normales, s'avère incapable de donner un sens satisfaisant à cette vie, révèle par là son caractère masochiste.
Toutes ces réactions schématisées par nous ici sont intéressantes, car elles représentent des manifestations typiques du caractère masochiste soumis au besoin de punition.
Freud (1) fait catégoriquement du besoin de punition le trait essentiel du masochisme moral et le considère comme l'expression du sentiment de culpabilité.
Nous savons que dans la conception psychanalytique de l'appareil psychique, la fonction de la conscience morale est attribuée au surmoi : « Dans la conscience d'être coupable, dit Freud, nous avons reconnu l'expression d'une tension entre le moi et le surmoi. Quand le moi vient à constater qu'il n'a pas atteint cet idéal que le surmoi exigeait de lui, c'est par des sentiments d'angoisse qu'il réagit ».
Or, quelle est cette exigence du surmoi ? Ce surmoi (2) exige, à l'instar des parents qu'il représente sous une forme introjectée, le renoncement aux pulsions sexuelles qui, de par la situation dans laquelle se trouvait l'enfant au cours du complexe d'OEdipe, devaient nécessairement être repoussées.
C'est dans cette partie infantile, irrationnelle de la conscience morale représentée ici par un surmoi plus agressif et qui juge plus sévèrement ces aspirations sexuelles et agressives qu'il faut voir la principale source du masochisme.
Chez le masochiste le surmoi se comporte à l'égard du moi, comme des parents particulièrement sévères à l'égard de l'enfant désobéissant. Ce qui signifie que les pulsions sexuelles du moi adulte sont jugées sévèrement et cruellement, l'étant ainsi par un surmoi infantile.
Ce surmoi sera d'autant plus sévère et cruel que l'enfant aura réagi avec plus d'agressivité envers des parents faisant obstacle à la réalisation de son désir. C'est précisément ce qui a lieu chez le masochiste qui a retourné contre son propre moi par l'intermédiaire du surmoi son agressivité infantile.
Nous savons qu'un surmoi interdisant toute satisfaction sexuelle peut conduire à certaines formes masochistes de l'impuissance.
Mais dans le cas du masochisme moral que se passe-t-il ?
(1) Le problème économique du masochisme.
(2) Ce sont là les caractères d'un surmoi infantile, bien entendu.
224 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Les pulsions sexuelles (et même parfois leur transposition sur le plan de l'activité générale) aboutissent ici à une réalisation plus ou moins satisfaisante et c'est seulement alors qu'intervient le surmoi, non pas pour les interdire, mais pour éviter, par les punitions qu'il infligera au moi, le danger que celui-ci aurait pu courir s'il avait réalisé ces mêmes tendances lorsqu'elles étaient interdites, c'est-àdire dans l'enfance. Ce danger, nous savons qu'il est ressenti par l'enfant comme une crainte plus ou moins précise de la castration. Tout se passe, chez le masochiste, comme si les punitions qu'il s'inflige par l'intermédiaire du surmoi (son besoin de souffrir) avaient pour but de le préserver de la crainte infantile (devenue inconsciente) de la castration. Le masochisme nous apparaît de ce fait non pas comme une recherche de la souffrance en elle-même, mais bien plutôt comme une réaction de défense. Par la souffrance qu'il prend soin inconsciemment de s'infliger, le masochiste vise à écarter le danger infantile de la castration. C'est comme s'il voulait payer ainsi le droit d'accès à la vie sexuelle. C'est le cas notamment de l'homme qui, lorsqu'il aime, lorsqu'il se marie, développe des réactions masochistes compensatrices sur le plan de son activité sociale, professionnelle, etc., comme pour sauvegarder son activité sexuelle. Sous une autre forme, les satisfactions sexuelles doivent supporter directement le poids de la punition. L'homme ne peut aimer alors que d'un amour malheureux une femme qui le fait souffrir, qui le maltraite ou l'humilie ou pour laquelle il lui faut sacrifier une partie de sa personnalité, de ses goûts ou de sa fortune. Toutes ses souffrances peuvent être le plus souvent réduites sous l'angle de la psychanalyse à des tentatives inconscientes de. transposer, de déplacer la castration sur d'autres sphères, afin de l'éviter sur le plan génital.
Dans ce cas, le besoin de souffrir est utilisé comme un moyen permettant, tout en évitant le danger de la castration, les satisfactions sexuelles. Mais ce comportement par excellence auto-punitif, est-ce vraiment cela le masochisme ?
On s'attendrait à voir le masochiste trouver satisfaction plus directement dans la souffrance.
Et, à la vérité, il existe bien aussi ce type de masochiste qui semblerait se complaire uniquement dans la souffrance.
Cette souffrance, alors, semble se suffire à elle-même. Elle n'est plus seulement valeur « monnayable » servant comme prix de rachat. Elle se ramène à un désir inconscient d'être puni par l'autorité parentale à laquelle s'est substitué le surmoi du sujet. Freud nous
LE MASOCHISME 225
a appris par l'analyse des fantasmes masochistes que le désir infantile, que ces fantasmes expriment, d'être battu par le père est l'expression inconsciente du désir de jouer auprès de lui un rôle sexuel passif dans le coït.
« Le premier de ces désirs n'est que la forme régressive du second » (Freud). La transposition de cette tendance sur le plan moral conduit au développement du masochisme moral.
Les souffrances que le masochiste s'attire par son comportement, les coups du destin dont il se plaint mais qu'il semble appeler, sont assimilés par l'inconscient à ces coups reçus du père.
Le châtiment parental est alors sexualisé ou plutôt resexualisé dufait qu'il ramène régressivement le sujet au stade oedipien. C'est-àdire que le châtiment reçu implique la persistance de la faute : le maintient d'un investissement libidinal oedipien.
La souffrance permet dans ce cas au sujet de garder l'objet de la punition, c'est-à-dire la fixation sexuelle infantile (incestueuse).
C'est ce que veut dire Freud quand il écrit : « La conscience morale, la moralité, sont dues à la victoire sur le complexe d'OEdipe, à sa désexualisation. Eh bien le masochisme moral resexualisé la morale, il réactive le complexe d'OEdipe ; une régression est déclenchée qui ramène la morale au complexe d'OEdipe » (1).
On peut donc dire que dans ce cas les rapports entre le surmoi et le moi (donc les souffrances que l'on inflige à l'autre) sont sexualisés et reproduisent régressivement le souhait infantile de se trouver dans une telle situation à l'égard du père.
Le même mécanisme, dans d'autres conditions (2), peut agir en déterminant des réactions identiques à l'endroit de la mère, donc plus tard envers la femme en général et amener le masochiste moral à se comporter comme le masochiste pervers.
Jusqu'ici nous avons vu le masochisme puiser ses racines uniquement dans les différentes tendances réactionnelles développées dans la phase oedipienne. Deux remarques s'imposent ici. Tout d'abord cette forme de masochisme limitée en quelque sorte à des réactions auto-punitives, correspond à une structure psychique déjà plus évoluée, ne fût-ce que par l'entrée en jeu de l'instance morale inconsciente représentée par le surmoi.
(1) Le problème économique du masochisme.
(2) Lorsqu'il s'agit d'une mère autoritaire, cruelle, sévère (mère castratrice), ou bien lorsqu'il y a eu une forte déception suivie de haine contre la mère.
226 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
D'autre part, ces mécanismes dérivant en droite ligne du complexe d'OEdipe : sentiment de culpabilité et son corollaire l'autopunition jugée nécessaire pour éloigner le danger de la castration avec toutes les variations ou nuances sur lesquelles il n'y a pas lieu d'insister, n'ont rien de spécifique.
Nous voulons dire par là que ces mêmes réactions ou ces mêmes mécanismes se retrouvent à la base de bien d'autres manifestations névrotiques.
Pourquoi, par exemple, aboutissent-ils dans un cas à une impuissance, ou à une homosexualité, et dans un autre à la formation d'un caractère masochiste ? Même si l'on tient compte d'un renforcement de l'agressivité du surmoi plus particulièrement dans ce dernier cas — et encore faudrait-il toujours pouvoir faire préciser les conditions de ce renforcement, ainsi que nous essayerons de le faire plus loin, le problème n'est pas plus près de trouver une solution complètement satisfaisante.
Le fait d'attribuer ce renforcement de l'agressivité à l'instinct de mort ou de destruction, n'apporte pas davantage d'éclaircissement au problème de la spécificité des réactions menant au masochisme moral, puisque cet instinct de destruction serait commun à tous les êtres par définition même.
Nous savons bien qu'en soulevant cette question de l'uniformité des mécanismes aboutissant à des manifestations si diverses, nous touchons à un point faible des recherches psychanalytiques. Mais c'est là une critique qui dépasse d'ailleurs la question du masochisme.
Pour en revenir à celui-ci, nous pensons que le fait de l'envisager uniquement comme une réaction découlant du complexe d'OEdipe risque de ne permettre qu'une vue partielle incomplète de sa structure. L'auto punition est une manifestation masochiste, mais elle n'est pas tout le masochisme. Il y a dans ce phénomène une couche plus profonde, donc plus proche des forces instinctuelles primaires, qui ne nous est accessible que par une analyse approfondie des phases évolutives précédant le complexe d'OEdipe.
Nous avons eu parfois l'impression d'ailleurs que celui-ci, dans certains cas, ne fait que précipiter dans le sens masochiste une évolution ainsi orientée par ce qui s'était passé dans les phases prégénitales.
Mais cette constatation — quoique plus évidente peut-être pour
LE MASOCHISME 227
ce qui est du masochisme — est encore une donnée commune à bien d'autres orientations névrotiques.
Il y existe pourtant un élément bien caractéristique chez le masochiste et qui se traduit par un des traits typiques de son comportement. Le voici :
Le masochiste est un être qui se rend malheureux mais qui ne cesse de provoquer ceux qui l'entourent à le rendre plus malheureux encore. Tout son comportement sollicite le déclenchement du sadisme d'autrui ; il ne semble à sa place que lorsqu'il est victime.
Le phénomène du transfert met bien en évidence au cours du traitement psychanalytique ces tendances. Tous les psychanalystes connaissent le type du malade qui veut à tout prix provoquer des réactions désagréables, hostiles à son endroit, de la part du médecin. Ce malade tantôt essayera de vexer l'analyste en lui disant des choses blessantes, en l'accusant de ne jamais rien faire d'utile pour le soulager, en arrivant en retard aux séances, etc., etc. Puis, de guerre lasse, il adoptera le grand moyen : le silence. Il déclarera un beau jour qu'il n'a plus rien à dire et se renfermera dans un mutisme boudeur.
Toutes ces réactions et surtout la dernière, ont pour but de provoquer le psychanalyste, de l'obliger à sortir de son attitude de neutralité, que le malade ressent comme une attitude d'indifférence.
Une fois cette offensive passée et l'analyse aidant, ce même malade qui déclarait rageusement n'avoir rien à dire, ne pensant à rien du tout, avouera que pendant ces heures de silence — affreuses pour lui — il ne faisait que penser à son analyste, qu'il l'imaginait se levant de son siège pour le mettre à la porte, ou l'injurier ou le battre. Si l'on pousse l'analyse plus à fond on apprend que tous ces mauvais traitements que le malade imagine et essaye vainement de s'attirer, prendraient pour lui une signification d'intérêt, d'affection : attrapez-moi, bousculez-moi, faites n'importe quoi, mais faites-moi quelque chose !
Voilà ce qu'il cherchait : obtenir de son analyste d'abandonner une attitude neutre, passive, interprétée comme une manifestation d'indifférence. Ce comportement si particulier est typiquement celui d'un homme dont le caractère est masochiste : le masochiste plus avide d'amour que n'importe qui, aspire constamment à recevoir des preuves d'amour. Le besoin de souffrir, donc de se plaindre est chez lui l'expression d'un besoin d'amour.
Mais s'il est facile de comprendre que lorqu'un masochiste ne fai-
228 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
sant que se plaindre, semble dire : Regardez comme je suis malheureux, aimez-moi; il est plus difficile de comprendre pourquoi il dit : Battez-moi pour me prouver que vous m'aimez. Et au fond c'est là le fait essentiel : le masochiste réussit à trouver dans les mauvais traitements qu'il provoque des témoignages d'amour ! Ce que le malade vit dans l'analyse, lorsque déçu de ne pas recevoir des preuves d'amour de la part de son psychanalyste il essaye de le provoquer, n'est que la répétition de ce qu'il a éprouvé, mais réellement et plus profondément, dans son enfance.
L'enfant qui n'est pas — ou, ce qui est plus traumatisant, — qui n'est plus aimé, qui ne reçoit pas des marques d'intérêt, donc d'amour, n'a pas beaucoup de moyens à sa disposition pour obtenir de ceux dont il dépend une autre attitude.
A moins de se replier complètement sur lui-même et de tourner le dos à la vie, à la réalité, il ne lui reste qu'un moyen : devenir malheureux ou insupportable, ou les deux en même temps, ce qui est plus fréquent encore. Alors, on s'occupe de nouveau de lui; on le plaint, on le gronde, ou on le punit. Ce n'est pas d'emblée satisfaisant, mais c'est au moins quelque chose qui lui prouve qu'il existe, affectivement, pour ceux dont il souhaite l'amour. L'enfant qui n'est pas aimé c'est un enfant triste et malheureux : se montrant tel, il espère enfin attirer l'attention sur lui et se faire aimer. Mais souvent c'est le contraire qui arrive; plus il se montre malheureux, plus il s'attire l'hostilité de ceux dont il voudrait l'amour. Ce sont parfois des parents, ou des gouvernantes en qui la vue du malheureux déclenche des sentiments de culpabilité (inconscients) qui peuvent n'avoir aucun lien avec l'enfant, mais qui la plupart du temps trouvent un exutoire dans les punitions, manifestations sadiques, qu'ils lui infligent. L'agressivité envers quelqu'un de plus fort, refoulée, se retourne, par crainte de représailles, sous forme de culpabilité contre soi-même, mais devant quelqu'un de plus faible, le contraire peut se produire; la culpabilité se dissout alors sous forme de sadisme, déversant sur les autres la haine de soi-même. L'enfant peut être la victime de ce comportement qui lui enseignera avec le goût de la souffrance, le moyen de puiser dans le malheur quelque chose qui remplace la joie.
Il éprouve le besoin vital, principalement dans ses toutes premières années, d'être aimé et d'aimer. Aussi aime-t-il tous ceux qui s'occupent de lui, puisqu'ils lui apportent les satisfactions réclamées et adaptées aux exigences particulières de chaque phase de son dé-
LE MASOCHISME 229
veloppement. Dès qu'il ne reçoit plus ces satisfactions, l'amour peut se transformer en haine.
Mais ce n'est généralement qu'une petite part de cette haine que l'enfant peut extérioriser par ses réactions agressives envers les personnes aimées d'abord et qui ensuite l'ont déçu. Le plus fort de cette agressivité ne peut pas s'extérioriser parce qu'elle fait naître la peur; il y a là un fait évident : l'agressivité ressentie contre quelqu'un de plus fort — et c'est le cas chez l'enfant — fait naître cette peur. L'agressivité est alors intériorisée, infléchie et retournée contre le propre moi du sujet.
C'est cette transformation de l'agressivité par la peur qui constitue l'essence même du masochisme. Le masochiste se maltraite alors comme il maltraiterait ceux à qui il en veut s'il n'avait peur. Il se maltraite d'autant plus qu'il les aura davantage aimés, donc haïs, donc craints.
De tout temps les hommes ont su que la haine peut remplacer l'amour. Le caractère masochiste ne repose pas sur une autre vérité. Mais cette haine est intériorisée, infléchie, retournée contre le moi.
La tendance du masochiste, si caractéristique, à la provocation, a pour objet encore de permettre au sujet de se prouver à lui-même qu'il a raison, c'est-à-dire qu'il a le droit de haïr puisqu'on le maltraite, mais, même ainsi « justifiée » c'est contre lui-même qu'il retournera la haine.
C'est encore un surmoi exerçant ses fonctions avec une excessive rigueur qui peut être rendu responsable de cette réaction. La sévérité du surmoi est de toute évidence l'élément caractéristique de la structure de l'appareil psychique du masochiste. Ce surmoi sévère, dur, cruel peut reproduire l'attitude parentale, telle qu'elle s'était réellement manifestée.
Un père — ou une mère — trop sévères et distribuant généreusement les punitions ou les réprimandes, marqueront de leur image le surmoi de l'enfant. En d'autres cas, au contraire, trop d'indulgence et de bonté paternelles peuvent conduire l'enfant, enclin à se mal juger, aussi à se maltraiter lui-même. C'est ce qui a lieu par exemple, lorsque des tendances hostiles, agressives sont éprouvées contre un père envers lequel l'enfant développe un sentiment de culpabilité, mais qui est un bon père, ou un père faible, ou surtout un père qui ne punit pas. Dans ce cas toute l'agressivité sera infléchie et déversée sur le moi par l'intermédiaire d'un surmoi rendu
230 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
de ce fait nécessairement plus cruel. C'est un fait d'observation courante que, des enfants en lutte avec un complexe de culpabilité, empêtrés dans des conflits inhérents aux nécessités de leur évolution et qui ne sont jamais punis, se comportent de manière à s'attirer des punitions.
Plus tard, à l'âge adulte, leurs réactions masochistes ne feront que reproduire ce même comportement.
Il nous semble aussi qu'une source, encore plus riche en agressivité caractérisant le surmoi du masochiste, se trouve souvent dans le sadisme mal liquidé des phases du développement prégénital. Au stade oral et anal notamment, l'agressivité est plus présente que jamais à toutes les manifestations de la libido.
D'autre part, à ces moments évolutifs les relations du moi à l'objet des premiers investissements libidinaux (la mère) sont très différentes de celles d'un moi plus évolué.
Ainsi, par exemple, durant la phase orale il semble qu'à certains moments il se produit comme une confusion entre le moi et l'objet réel qui est comme absorbé, introjecté. Ce n'est pas seulement la nourriture que la mère lui donne, mais c'est tout son être que l'enfant voudrait absorber. Il se produit ainsi une identification primaire. C'est elle qui rendra possible l'éducation comme les actes, l'adaptation au réel, avec ce que cette adaptation comporte déjà de renoncement au principe de plaisir et de soumission au principe de réalité avant même la formation d'un surmoi qui introduira la notion morale du bien et du mal, du permis et de l'interdit.
Des refus opposés brutalement aux besoins libidinaux inhérents à ces phases, trop d'interdictions intempestives, surtout si elles ne sont pas compensées par des manifestations de tendresse qui seraient susceptibles de leur enlever le caractère de frustration si pénible pour l'enfant, peuvent libérer violemment la composante agressive intensément liée aux pulsions libidinales de ces phases.
Un peu plus tard de véritables déceptions peuvent venir bouleverser l'enfant : éloignement des parents dès qu'il n'est plus tout à fait un bébé, impression encore plus pénible d'être délaissé à l'occasion, par exemple, de la naissance d'un autre enfant qui accapare à son tour tout l'intérêt des parents.
Tous ces facteurs, et bien d'autres sans doute, font éprouver à l'enfant un sentiment très douloureux de frustration libidinale qui
LE MASOCHISME 231
déclenche une agressivité d'autant plus violente qu'elle est plus primaire.
Dans le cas du masochisme, il semble que cette agressivité résultant des frustrations libidinales s'est retournée tout de suite contre le moi du sujet et ce, avec d'autant plus de facilité que celui-ci n'est pas encore un moi suffisamment développé pour courir le risque de l'extérioriser. Mais ce qui contribue surtout à ce processus c'est que le moi n'est pas non plus suffisamment différencié de l'objet (1), celui-ci pouvant, au cours des phases primaires, être facilement confondu avec le sujet.
Ces liens si particuliers du sujet à l'objet se retrouvent fréquemment à la base du caractère masochiste.
De telles caractéristiques se rapprochent apparemment de celles du mélancolique : nous verrons plus loin la différence fondamentale entre ces deux processus.
Il existe encore une tendance bien propre du masochisme moral et que, jusqu'ici nous n'avions pas abordée : la passivité. Le masochiste prend volontiers une attitude passive. Cette passivité peut marquer le comportement général du sujet, elle peut aussi se limiter à l'activité sexuelle.
Dans ce dernier cas le sujet subira l'amour mais ne saura jamais trouver la force, parce qu'il n'en éprouvera plus le besoin de l'imposer. Il pourra se laisser aimer, mais point aimer. Il sera celui qui attend et entend recevoir. [Sur le plan génital il pourra en être de même chez lui.]
Nous avons vu au sujet de la perversion masochiste, l'importance du passage de la phase sexuelle passive phallique à la phase active.
Cette évolution de la libido implique l'acceptation, donc l'utilisation d'une forte composante agressive (2). Son refoulement avant que le moi ait acquis une certaine solidité rend l'accession à cette nouvelle phase sexuelle impossible; il en est de même si l'agressivité a déjà subi un retour sur le sujet à d'autres phases, les tendances actives pouvant être inhibées aussi parce que la phase passive a été trop lourdement accentuée et entretenue par les conditions d'éducation (comportement des parents).
Les difficultés oedipiennes faisant à leur tour leur apparition sur
(1) M. Klein, Die Psychoanalyse des Kindes. — Int. Psychoanalytischer Verlag. 1932.
(2) Voir les travaux cités ailleurs : E. Loewenstein, Ruth Mack-Brunswick.
232 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
ce fond de passivité, le sujet adoptera d'autant plus aisément et plus définitivement une attitude passive, cadrant trop bien avec l'ensemble des tendances fondamentales du caractère masochiste.
Si l'on veut définir schématiquement la structure de base du caractère masochiste (1), voici ce que l'on peut avancer :
Le masochiste n'a jamais pu surmonter les premières déceptions (2) de la vie infantile; il en est resté inconsolable, d'où son besoin constant et plus intense que chez n'importe qui, de se faire aimer, mais chez lui aussi ce besoin d'amour se confond avec un besoin de souffrance. L'amour sans souffrance il le rejette, ou bien il le transforme en souffrance. Marqué par la déception, il la provoquera et la fera renaître toujours. Pourquoi ?
Parce que cette déception renouvelée lui permet comme jadis de vivre l'amour dans la haine, mais une haine cette fois infléchie sur lui-même. Les relations humaines sont faites toujours de haine et d'amour entremêlés à des degrés variables selon les êtres. Cet alliage est susceptible de se modifier selon les circonstances réelles, objectives de la vie.
Pour le masochiste, il en est bien autrement. Il semble que chez lui le lien libidinal avec l'objet d'amour (et par extension à tous les liens affectifs) est fait seulement de haine, mais d'une haine ayant pris une fois pour toutes le même chemin, contre lui-même. Au fond, le ou les objets d'amour, lui servent à s'aimer lui-même. C'est un Narcisse encore, mais bien à sa manière.
On a pensé, en raison de tous ces faits, pouvoir considérer le masochisme comme identique au sadisme.
Tel n'est pas notre avis.
Le masochisme dérive du sadisme dont il emprunte l'énergie. Une même force instinctive, après avoir subi certaines transformations, aboutit ainsi à des manifestations cependant opposées. Ces transformations sont marquées surtout par la peur. Cet élément de peur restera inclus dans le masochisme, se mêlera à son étoffe et continuera toujours à lui imprimer le caractère majeur.
(1) Ce qui implique la nécessité d'écarter les variations individuelles dues à la prédominance de tel ou tel facteur, ou encore l'existence des éléments assez obscurs que nous désignons si commodément, en attendant mieux, de constitutionnels.
(2) Nous reconnaissons combien ce terme est ici insuffisant et vague; il faut le comprendre comme désignant l'effet déterminé par toutes les difficultés apportées aux satisfactions érotiques et affectives infantiles, aboutissant à une frustration libidinale
LE MASOCHISME 233
En conclusion, nous pensons qu'il y a lieu de distinguer trois types de masochisme moral.
Chacun de ces types obéit à des mécanismes psychiques particuliers et aboutit à des manifestations cliniques différentes.
Lorsque ces mécanismes et ces manifestations s'entremêlent chez le même sujet, ainsi qu'il arrive fréquemment, on peut encore distinguer ces trois types constituant trois degrés de masochisme.
Le premier se rapporte surtout à l'être qui remplit son activité d'échecs. Le mécanisme est ici un mode réactionnel par rapport au complexe d'OEdipe : se punir, pour échapper à la castration. Cette forme peut rester ce qu'elle est, une réaction auto-punitive. Elle peut aussi devenir une manifestation masochiste, mais pas obligatoirement.
Le deuxième type représente l'être qui non seulement provoque l'échec, mais se complaît dans la souffrance. Le mécanisme est encore en rapport avec le conflit oedipien : la peur, donc l'agressivité infléchie, est sexualisée ; elle pourra fournir des satisfactions libidinales.
Le troisième type représente non seulement un comportement auto-punitif, mais surtout une qualité affective capable d'imprégner toute la personnalité du sujet qui n'est plus dès lors accessible qu'à la souffrance. Le mécanisme dans ce cas pourrait rester étranger au complexe d'OEdipe. Il dérive de réactions marquant révolution instinctuelle pré-génitale et se greffe de ce fait sur un organisme moins évolué, d'où son caractère plus profond, « organique », serait-on tenté de dire.
Ici tout le sadisme primaire — et les psychanalystes connaissent sa violence — a été transformé en masochisme : l'amour du moi et des autres est devenu haine du moi : par là le masochiste se rapprocherait du paranoïaque; chez l'un la haine est projetée sur le monde extérieur, chez l'autre elle est infléchie sur lui-même.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE.
5
II. - Observation psychanalytique d'un Caractère Masochiste
Il y a quelques années, vint nous demander conseil un homme d'allure jeune, d'aspect sain, mais à l'expression inquiète et timide. Comme il arrive souvent en des cas semblables, ce malade se plaignit tout d'abord de quelques symptômes vagues : irritabilité, fatigue intellectuelle, troubles légers de la mémoire. Ce n'est qu'une fois mis en confiance et aidé par un interrogatoire bien orienté, qu'il nous avoua ce qui, au fond, le faisait souffrir : un manque total de confiance en lui-même et un besoin constant de se faire approuver. Ce dernier symptôme revêtit toute sa signification lorsque nous apprîmes qu'il était le chef responsable d'une des plus importantes industries du Brésil. Quand nous le complimentâmes d'occuper, lui encore très jeune, une si belle situation, sa réaction fut à ce point typique qu'elle suffit à orienter le diagnostic : « Ah ! docteur, si vous saviez ! Cette affaire rapporte en effet des millions, mais que voulez-vous que cela me fasse ? Elle n'est pour moi qu'une source de tourments et d'inquiétudes, ma vie en est empoisonnée, si vous saviez qu'il m'arrive de songer combien je serais plus heureux d'être un simple employé. Quelquefois je me demande s'il ne vaudrait pas mieux pour moi que je fisse faillite pour en être débarrassé, bien qu'au fond tout cela soit fou, car mes affaires sont normales ».
Quand il nous apprit que ce qu'il appelait « son enfer » datait de quelques années, exactement depuis que son père lui avait cédé la direction de son entreprise, le diagnostic parut évident : c'était un homme qui ne se pardonnait pas la place qu'il occupait dans la vie; il lui fallait se tourmenter et se faire souffrir comme pour la racheter, et il allait peut-être provoquer sa ruine afin de satisfaire son masochisme. Nous lui conseillâmes donc de se soumettre à un traitement psychanalytique. Il ne suivit ce conseil qu'après plusieurs mois d'hésitations et d'essais de « marchandage » sur le prix des séances, que ne justifiait guère sa fortune. Il se félicite aujourd'hui d'avoir suivi son traitement. Mais il se demande, l'analyse lui ayant appris à quel point il avait besoin de souffrir, comment il a pu trouver la force de lutter pour s'en libérer...
LE MASOCHISME 235
Voici résumés quelques-uns des aspects caractéristiques de son histoire. Deux souvenirs montreront tout de suite ce que fut son enfance et plus tard son existence.
A l'âge de 4 ans, un matin, ses parents et lui partent en voyage. On lui demande s'il a fait ses « besoins », il répond affirmativement, mais quelques instants après déclare qu'il aurait tout de même envie de « faire quelque chose ». Son père, furieux, lui répond qu'il n'avait qu'à s'y prendre quand on le lui avait proposé, qu'il était trop tard, qu'il fallait partir. Ce qui fut fait. En cours de route pourtant on s'aperçoit que l'enfant n'en peut plus. On arrête la voiture, le père en descend avec lui et le conduit près d'un arbre pour qu'il se soulage. Mais, à sa grande stupéfaction, l'enfant, qui avait toutes les peines du monde à se retenir quelques instants avant, est incapable d'uriner : il ne peut plus faire ce que son père lui a d'abord interdit, même si ensuite il l'y autorise. Toute sa vie reproduira cette attitude, même lorsque son père ne jouera plus son rôle qu'au « figuré » (surmoi).
Deuxième souvenir : à l'âge de 5 ans, on lui attribue un prix; il est tellement affolé qu'il revient à la maison en pleurant : il avait cru que c'était une punition!
Son complexe inconscient de culpabilité lui fait tellement craindre le châtiment que lorsqu'il reçoit une récompense, il ne peut y croire.
Toute sa vie se passera de même : attendre la punition, la provoquer au besoin et si, malgré tout, une « récompense » advient, il lui faut la transformer en tourment et en peine.
Le père de Bertrand (c'est le nom par lequel nous désignerons le malade) était un homme dur, sévère, d'une autorité tyrannique, la mère, un être inhibé, craintif, effacé devant son mari.
L'influence du père dans la formation du caractère masochiqne de Bertrand fut capitale. Il en résulta une fixation d'une intensité et d'une complexité telles que, pendant des mois et des mois, pendant toutes les séances psychanalytiques, il ne fut question que de cela.
Pendant ce temps, avant que le travail de l'analyse n'ait permis la modification que l'on verra plus loin, Bertrand s'employa avec une ténacité inépuisable à montrer son père sous le jour d'un véritable monstre; à l'entendre, cet homme n'était que dureté, sévérité, tyrannie, interdisant tout, blâmant tout ce qui n'était pas strictement conforme au devoir religieux poussé à l'absurde. Dé-
236 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
pourvu du moindre élan de coeur, ne faisant que crier et punir, c'est en véritable ogre que Bertrand tenait à le présenter.
Tout en décrivant son père sous ces traits terribles, Bertrand nous faisait connaître au jour le jour son existence, révéla son comportement bien curieux.
En se plaignant ainsi du caractère épouvantable de ce père, Bertrand ne faisait que l'imiter, mais seulement — et ceci est important — en ce dont il avait eu à souffrir lui-même : la dureté, l'autoritarisme, les criailleries, etc...
Il était sévère et dur envers soi, avec ses enfants, avec sa femme, avec ses employés, tout comme son père.
Il souffrait pourtant de cela, car dès qu'il avait été brutal, les remords l'envahissaient. Il éprouvait alors le besoin de se plaindre et d'accuser une fois de plus son père. Pour tout ce qui pouvait être pénible, il s'identifiait avec lui. Par contre, la psychanalyse montra qu'il s'était interdit de poursuivre l'identification dans ce que le modèle avait de personnel, de positif, de viril, dans sa souplesse dans les affaires, son sens constructif, l'art qu'il avait, tout en étant sévère envers ses employés, de se faire aimer d'eux.
En ne s'identifiant ainsi avec son père que dans la mesure où cela pouvait lui nuire, Bertrand avait trouvé un moyen, par l'intermédiaire du surmoi, de se maintenir dans une attitude de victime à son égard. C'était aussi une manière de lui montrer combien il avait souffert et surtout de lui prouver qu'il était incapable d'agir autrement qu'en petit garçon maladroit qui va se faire gronder.
Dès que consciemment il voulait avec force réussir une entreprise, il échouait, comme si son père était toujours devant lui pour lui dire : « Tu n'es qu'un maladroit, un bon à rien ».
Ce n'est que lorsqu'il appliquait une certaine « tactique » qu'il pouvait se tirer de cette difficulté. Cette tactique consistait à « avoir l'air de ne pas le faire exprès ». Par exemple un ordre était bien formulé s'il le donnait en s'occupant d'autre chose, en faisant des comptes ou en téléphonant, etc. Pour dicter une lettre il devait employer la même méthode. Même lorsqu'il ne s'agissait que de jouer au golf, s'il le faisait avec application, il était sûr de rater ses balles. Dès qu'au contraire il se montrait distrait, tout marchait à merveille. On eut dit que la réussite n'était possible qu'à la condition de ne pas la vouloir, de ne pas en endosser la responsabilité, comme si réussir volontairement, sciemment, pouvait être
LE MASOCHISME 237
dangereux pour lui. Il semblait redouter le succès plus que l'échec.
Affectivement, il « profitait » de ces échecs; s'il se faisait gronder par son père (ou, à défaut, s'il s'accablait de reproches lui-même), il pouvait courir se plaindre à sa femme pour qu'elle s'apitoie sur lui et le console. Parfois, il allait jusqu'à inventer de toutes pièces des ennuis pour aller se lamenter auprès d'elle.
Ces réactions si typiques ne furent bien comprises et ramenées à leur véritable source dynamique qu'après de longs mois au cours desquels nous eûmes surtout le souci de laisser le transfert se développer et d'attendre sa tension maxima pour intervenir.
Nous entendons par là, le moment où le malade, par son attitude pendant les séances semblerait avec acuité, attendre de l'analyste la même chose que de son père.
Il commença par se montrer tout aussi inhibé par nous que par celui-ci, ce qui l'amena à nous attribuer la responsabilité de ses difficultés à réussir le travail psychanalytique, de la même façon qu'il attribuait ses difficultés générales dans la vie, à la manière dont son père l'avait élevé. Puis il adopta une attitude de plus en plus passive dans l'analyse : il ne comprenait plus rien, ne pouvait rien faire si nous ne l'aidions pas, etc., etc.
Enfin, n'obtenant aucune réaction par ce moyen, il décida de se taire. Je ne comprends rien, je ne puis rien faire, faites ce que vous voudrez de moi, semblait-il exprimer. Bien que son silence lui devint de plus en plus pénible, il ne put y renoncer jusqu'au jour où nous crûmes le moment venu de l'aider. Voici comment l'on peut résumer notre intervention.
Nous lui expliquâmes que sa passivité et son silence avaient le même but : nous provoquer à adopter une attitude active à son endroit, et puisqu'il ne faisait pas ce qu'il avait à faire et qu'il se montrait insupportable, de nous amener à le punir, à l'instar de son père.
Il ne parut pas attacher grande importance à cette interprétation, mais, aux séances suivantes, il fut surpris de n'avoir plus envie de se taire. De plus, il commença à pouvoir se souvenir de ses rêves qui furent tout à fait démonstratifs. Plusieurs nuits de suite ils purent se résumer ainsi : il était à genoux devant un homme plus âgé, à allure de prêtre, portant une grande barbe. Cet homme lui demandait de se relever, l'embrassait, puis lui parlait sur un ton affectueux et amical.
238 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Les associations d'idées lui firent vite reconnaître que l'homme en question figurait l'analyste en premier lieu, son père ensuite, à qui il demandait en même temps que le pardon, des témoignages d'affection.
Notre attitude ne lui ayant pas permis d'user de son habituelle transposition masochiste, le véritable désir, caché par le besoin de punition, apparaissait en rêve : il voulait être aimé et approuvé par son père (1).
Ses séances furent suivies d'un apport intéressant de matériel infantile jusque-là refoulé : l'époque lointaine de sa toute petite enfance pendant laquelle il avait été gravement malade.
Entre un an et demi à deux ans et demi, sa vie fut en danger. Son père, inquiet, était toujours penché sur lui, l'entourant de son affection et de ses soins tendres. Bertrand se rappela nettement le son de sa voix, son « odeur d'homme », la sensation de sa joue couverte de poils, etc. Dès qu'il fut guéri, il ne vit plus son père que distant, froid, sévère, brutal même, sauf en de rares instants, surtout, semblait-il, lorsqu'ils étaient seuls. Il avait alors l'impression que son père le regardait plus affectueusement, risquait même un geste câlin vite réprimé. Le seul souvenir de ce geste le remplit de malaise.
Sa guérison coïncida avec la naissance d'une soeur, ce qui contribua à éloigner encore davantage ses parents de lui. Il vécut alors sa grande déception et aussi sa première crainte : il se vit abandonné, se sentit seul et perdu. Par la suite, dans toute son enfance et plus tard à l'âge d'homme, il eut la hantise de l'abandon, de la solitude. Il eut toujours à combattre ce qu'il appelait son « éternel cauchemar » et qui n'était qu'un fantasme typique : il assistait à l'enterrement de ses parents, après quoi il se voyait avec terreur seul dans la vie.
Ce fantasme contient, condensés, plusieurs éléments constitutifs de la névrose de Bertrand :
1° L'angoisse de l'abandon, de la perte de l'amour des parents;
2° L'agressivité ressentie contre eux après la déception causée par leur éloignement, agressivité allant jusqu'à les imaginer morts;
3° Le retour de l'angoisse, mais cette fois-ci comme punition pour la haine contre les parents.
(1) La punition couvrant le besoin d'amour et le satisfaisant.
LE MASOCHISME 239
Bertrand souffrit, semble-t-il, atrocement à cette époque. Les seuls moments heureux dont il se souvient furent ceux où de temps à autre, il lui arriva encore d'être malade. Cela suffisait pour ramener temporairement ses parents près de lui, et surtout son père. Celui-ci prenait lui-même la température d'un geste brusque. dont Bertrand n'a jamais perdu le souvenir.
Dès lors il comprit qu'il n'avait qu'à se montrer (ou même devenir) faible, malade, pour retrouver chez son père une attitude affectueuse.
Bientôt il imagina un autre moyen : être indiscipliné, insupportable. Il était sûr ainsi de voir son père s'occuper de lui. Il savait que s'il avait commis une sottise, le lendemain matin, avant le petit déjeuner, son père le ferait demander dans sa chambre. En montant l'escalier qui l'y menait, il étouffait d'angoisse, mais « quel soulagement une fois que c'était fini », c'est-à-dire une fois que la fessée rituelle avait été administrée.
Arrivé à ce point de son analyse où la fixation homosexuelle à son père lui apparut évidente, il commença à réaliser que sous les récriminations éternelles qu'il lui adressait, se cachait son véritable attachement infantile et que les difficultés et les discussions qu'ils avaient ensemble étaient le prolongement camouflé de ce lien affectif, il put enfin, mais à partir de ce moment seulement, parler de sa mère.
Ce fait est intéressant à souligner, car il montre une fois de plus comment l'attitude passive homosexuelle envers le père couvre le conflit oedipien.
La personnalité du père, la terreur qu'il inspirait, un attachement installé solidement dès la phase prégénitale, firent que devant une mère effacée, craintive, le fils abandonna vite la lutte et ses velléités incestueuses pour se soumettre définitivement au père.
Cependant des souvenirs précis permirent de retrouver la trace de ces velléités. Fait curieux, Bertrand mêla d'emblée le souvenir des désirs sexuels envers sa mère à ceux éprouvés pour des servantes, comme s'il avait procédé de tout temps à une « dévalorisation » de l'objet hétéro-sexuel.
Malgré cela il s'établit entre Bertrand et sa mère comme l'entente tacite d'un secret à garder.
Bertrand avait l'impression, lorsque son père le grondait ou le punissait, que sa mère n'osait prendre sa défense comme si elle craignait de se trahir.
240 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Mais ce qui le portait surtout vers elle c'était le besoin de se plaindre des duretés paternelles. C'est de cette manière seulement qu'il se permettait de réclamer son affection. Il apparut en outre que cette attitude était surdéterminée par un besoin de fournir comme un démenti aux véritables liens (inconscients) entre lui et son père.
« Puisqu'il est méchant, c'est qu'il ne m'aime pas ».
Une fois marié, Bertrand se comporte à l'égard de sa femme, comme il l'avait fait avec sa mère.
Mais avant d'aborder cette partie de sa vie, il nous faut signaler quelques éléments intéressants de sa vie sexuelle infantile.
Il se rappela ses premières manifestations sexuelles qu'il put fixer à 3 ans. Ce furent des érections intenses et des manoeuvres masturbatoires qui, assez rapidement, furent associées à des désirs vagues se portant sur des femmes : les bonnes et sa mère.
A ces souvenirs, Bertrand associa définitivement la crainte de l'enfer.
Il fallut plusieurs mois d'analyse pour l'amener à réaliser un lien entre ses manifestations sexuelles et la terreur qu'il avait de l'enfer.
Cette résistance mesurait la crainte de retrouver le sentiment de culpabilité infantile qui s'y rattachait.
Ce sentiment de culpabilité contribua à développer chez lui le besoin de provoquer les punitions de la part de son père. Nous avons signalé l'angoisse qui précédait les châtiments et aussi la détente qui en résultait. L'analyse montra nettement que cette angoisse était en rapport avec la crainte de la castration; la détente qu'il éprouvait après la punition résultait du fait que ce qu'il craignait (inconsciemment) chaque fois ne se réalisait pas; au lieu de voir son père ainsi qu'il le redoutait, s'en prendre à ses organes génitaux, ce dernier se bornait à lui donner la fessée ou simplement à le gronder. Le pire (la castration) était évitée.
Cette crainte de la castration se manifestait clairement dans un cauchemar typique, que Bertrand eut à cette époque et qu'il continua d'ailleurs d'avoir jusqu'à l'âge adulte.
Le voici : Bertrand a la sensation voluptueuse de monter et de descendre comme porté par des nuages, puis brusquement il voit devant lui une bête féroce, un monstre qui ricane et qui s'apprête à se précipiter vers lui pour le dévorer.
LE MASOCHISME 241
Il est facile de découvrir dans ce rêve l'image du père cruel et moqueur, châtiant son fils qui prétend prendre des plaisirs sexuels.
Ceci nous amène à parler de la vie sexuelle de Bertrand à l'âge adulte. Il se maria jeune, n'ayant jamais approché d'autre femme que la sienne.
Les premiers rapports sexuels furent accomplis maladroitement. brutalement et dans un état d'angoisse épouvantable.
Ils furent et restèrent toujours insatisfaisants : éjaculation précoce, orgasme sans volupté.
La femme bien entendu resta frigide. Rapidement elle adopta un comportement maternel envers Bertrand, qui d'ailleurs, fit tout, comme on le devine, pour l'y amener.
Ces rapports sexuels furent toujours pratiqués dans des conditions qui témoignaient des inhibitions de Bertrand autant que de celles de sa femme : en cachette, furtivement, par derrière pour ne pas se voir, etc., etc...
Il apparut également dans l'analyse que Bertrand avait en quelque sorte vécu son véritable complexe d'OEdipe seulement une fois marié.
Ainsi durant les premières années de son mariage fut-il littéralement obsédé par des rêveries représentant son père ayant des rapports sexuels avec sa femme.
Pendant les rapports sexuels même, Bertrand avait l'impression souvent que quelqu'un pouvait être derrière lui pour l'épier.
Il fut facile de lui montrer qu'il ne s'agissait là encore que de la crainte de son père.
A l'endroit de sa femme, Bertrand transféra non seulement la situation vécue auprès de sa mère, mais tout se passa comme si ce qu'il n'avait osé demander à sa mère par crainte de la jalousie du père, il le demandait à sa femme, qui devint une seconde mère. L'essentiel pour lui c'était de se plaindre à elle, de se montrer en enfant faible, impuissant, écrasé par son père. Les moindres soucis, les moindres incidents étaient même sciemment grossis, dramatisés devant elle afin de l'apitoyer.
La seule forme de tendresse qu'il pouvait accepter d'elle devait être motivée et masquée par la pitié et la protection maternelles.
Le court aperçu de cette analyse montre bien comment derrière les plaintes et les récriminations contre un père sévère et qui punit,
242 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
se cache le besoin d'être aimé par lui; comment — faute de mieux — être battu peut représenter une satisfaction; comment, de ce fait, le surmoi, se substituant à un père sévère et brutal, continue à traiter le moi du sujet de la même façon en le punissant; comment aussi ce surmoi reproduit à la fois la sévérité du père et l'agressivité retournée contre le moi à la suite des premières déceptions, des premières frustrations libidinales.
CHAPITRE QUATRIÈME
Le Masochisme chez la femme
Si le masochisme chez l'homme est un problème complexe, il l'est autant, sinon davantage, chez la femme.
Mais peut-être la manière dont on a abordé son étude l'a-t-il compliqué plus qu'il n'était nécessaire encore. Nous faisons notamment allusion à toutes les théories selon lesquelles le comportement de la femme en général et son comportement sexuel en particulier, impliquerait naturellement un certain degré de masochisme. Il est facile de s'inscrire en faux contre une telle conception; il suffit de remarquer que si la femme est naturellement masochiste, elle ne l'est pas du tout. On ne saurait, en effet, considérer un phénomène naturel comme pathologique, et le masochisme représente précisément une réaction pathologique.
Les civilisations du type masculin — et elles le furent presque toutes — ont imposé à la femme une situation de passivité, de soumission et de dépendance.
La cause en est sans doute dans le fait que biologiquement la femme est en état d'infériorité à l'égard de l'homme; elle est généralement plus faible physiquement et elle est privée d'un organe sexuel apparent pouvant lui permettre un rôle actif.
En outre, dans la vie sexuelle de la femme, les fonctions de reproduction occupent une place infiniment plus importante que chez l'homme et qui plus est, sont douloureuses. Mais tous ces caractères : infériorité relative, passivité, nécessité inéluctable de vivre certains épisodes de la vie sexuelle dans la douleur, s'imposent à la femme par les lois de la nature, donc elle ne les recherche pas pour en tirer des satisfactions que naturellement elle devrait trouver ailleurs. La femme serait masochiste si, pour ce qui vient d'être dit, il lui était possible de se comporter autrement qu'elle ne fait. Or il n'en est rien. Socialement, par exemple, aujourd'hui, dès qu'elle le peut, elle tente de vivre jusqu'à un certain point hors de la soumission et de la dépendance de l'homme.
Quant aux caractères particuliers de la vie sexuelle, ils lui sont imposés biologiquement. Le fait de les accepter, de s'y adapter ne saurait être considéré comme une réaction pathologique masochiste.
244 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Le fait d'appeler masochiste l'homme qui adopte névrotiquement des traits du comportement féminin, n'autorise nullement à désigner comme masochistes ces mêmes caractères chez la femme, puisque, chez elle, ils sont naturels. De cette confusion est né un malentendu qui règne dans la littérature psychanalytique. Freud lui-même y a peut-être involontairement contribué, décrivant « le masochisme féminin comme une expression de la nature de la femme » (1), bien qu'il explique le fait comme suit :
« Quand on a l'occasion d'étudier des cas où les fantasmes masochistes (2) ont subi une élaboration particulièrement riche, on découvre facilement qu'ils placent le sujet dans une situation typiquement féminine : état de castration, situation passive dans le coït, accouchement. »
Il est évident que l'homme qui se comporte comme s'il était châtré, qui désire jouer un rôle passif durant le coït et qui se complaît dans des fantasmes de femme qui accouche, est un être anormal et sans doute masochiste. Mais il n'est pas moins évident que le même diagnostic ne saurait être appliqué à la femme lorsqu'elle accepte symboliquement d'être châtrée (c'est-à-dire privée d'un organe sexuel viril), donc lorsqu'elle accepte sa féminité, lorsqu'elle remplit le rôle que la nature lui a prescrit dans l'acte sexuel, celui d'être prise par l'homme, et lorsque, pour satisfaire son instinct de reproduction maternel, elle consent à accoucher même dans la douleur (3), puisqu'elle ne peut pas faire autrement!
Il est piquant de constater que. ce ne sont pas seulement les hommes qui ont quelque tendance à considérer la femme comme un être naturellement masochiste. On retrouve cette tendance chez les auteurs-femmes également.
M"" Hélène Deutsch (4), notamment, fait du masochisme l'élément indispensable à l'évolution de la femme et à l'acceptation de sa féminité.
Mme Marie Bonaparte (5) juge également un « appoint » de masochisme nécessaire à l'évolution sexuelle de la féminité.
(1) Le problème économique du masochisme.
(2) Fantasmes qui caractérisent le masochisme féminin chez l'homme.
(3) D'ailleurs les accouchements sous anesthésie sont réclamés et pratiqués de plus en plus.
(4) H. Deutsch, Psychoanalyse der weiblichen Sexualfunktionen. — Int. Psa. Verlag., 1025 ; et Der féminine Masochismus und seine Beziehung zur Frigidität. — Int. Zeit. f. Psa., XVI, 1930.
(5) M. Bonaparte, Passivité, Masochisme et Féminité. — E. F. P., 1928.
LE MASOCHISME 245
Nous ne comprenons pas pourquoi l'on considérerait la femme qui accepte sa féminité comme masochiste. N'est-il pas presque logique de chercher dans d'autres forces que le masochisme — phénomène pathologique — qui expliquent la possibilité pour elle d'accepter certains événements naturellement douloureux de sa vie sexuelle et même certaines attitudes la mettant en infériorité relativement à l'homme?
Notamment pour ce qui est de la grossesse et de l'accouchement, l'instinct maternel n'est-il pas suffisamment fort, lorsqu'il peut s'épanouir librement, pour faire triompher à lui seul de la douleur qu'ils comportent?
La défloration, avec la crainte d'être pénétrée» « effraction biologique », comme dit Mme Marie Bonaparte, et les douleurs des premiers rapprochements sont vite oubliées lorsque des entraves névrotiques ne viennent pas empêcher une évolution qui, naturellement et rapidement, rendront au coït le caractère uniquement voluptueux que la femme pressentait.
Ce qui est vrai c'est que l'érotisme plus diffus de la femme et son attitude dans l'étreinte amoureuse, font que les caractères de sa sexualité diffèrent de ceux de l'homme normal.
Si ces caractères mènent l'homme droit au masochisme lorsqu'il les emprunte à la femme, ils ne constituent pour celle-ci que des éléments normaux. Ce n'est que leur accentuation en des circonstances ayant troublé l'évolution sexuelle infantile que conduira la femme à réaliser une perversion ou une névrose masochiste.
La perversion masochiste manifeste est d'ailleurs exceptionnelle chez la femme, bien qu'on dise que les femmes aiment être battues ce qui ne peut guère leur arriver, comme aux hommes, que lorsque leur libido cherche cette satisfaction détournée n'en trouvant pas de normale. Plus fréquents sont les fantasmes masochistes.
Quant au caractère masochiste, il ne nous paraît ni plus ni moins fréquent que chez l'homme.
Mais, pour comprendre ces manifestations pathologiques, il importe d'esquisser brièvement l'évolution que subit la sexualité féminine dans son développement.
Pendant un temps, la libido infantile évolue de manière identique chez la petite fille et chez le petit garçon. Cette période est occupée
246 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
par les phases prégénitales : orale, anale et phallique. Ce n'est qu'à la fin de cette dernière phase que la sexualité féminine s'engagera sur sa voie propre. Du fait que, pendant ce temps, la petite fille ignore encore, ou ne tient pas compte, de la différence anatomique des sexes, l'intérêt sexuel est centré par elle sur le clitoris, de la même manière que le petit garçon le centre sur sa verge. Son activité masturbatoire est clitoridienne et ne se distingue pas beaucoup de celle du petit garçon. Ses fantasmes sexuels sont identiques : ils expriment un désir vague de posséder la mère. Dans ce désir la petite fille se montre active, comme le petit garçon. Pendant cette phase elle s'identifie avec son père jusqu'à un certain point.
Quand cette identification arrive à un certain degré, force lui est de constater la différence qui existe entre elle et son modèle, fût-ce par le truchement du petit garçon. Elle découvre donc la différence des organes sexuels ou y devient sensible.
Cette constatation l'entraîne, si rien n'entrave une évolution normale, à renoncer à ses velléités sexuelles actives de type masculin à l'égard de sa mère et à s'identifier à celle-ci.
Cette identification se fera d'autant plus facilement que la fillette aimera et admirera davantage sa mère et que, d'autre part, elle se détachera plus facilement d'elle en tant qu'objet sexuel, qu'elle pourra la rendre responsable de ce qui lui manque : un pénis.
Elle entrera alors dans la phase oedipienne, prendra une attitude féminine à l'égard de son père et vaguement attendra de lui un enfant, consolation et compensation de ce qu'elle considère comme une infériorité sexuelle. Elle désirera prendre la place de sa mère et le formulera en disant : « Plus tard j'épouserai papa ».
A mesure qu'elle grandira, l'évolution normale amènera la petite fille à désexualiser le père en tant qu'objet d'amour puisqu'il ne lui donne pas les satisfactions qu'elle en attendait et son instinct la guidera vers des substituts plus ou moins proches de l'idéal masculin forgé à son image.
Telle est l'évolution normale, saine : elle implique l'acceptation de la féminité qui, ainsi qu'on le voit, est liée à celle d'une diminution narcissique, d'une infériorité, mais qui se trouve compensée par l'espoir de l'enfant. On comprend mieux alors pourquoi la maternité, non seulement complète la féminité, mais lui apporte sa plénitude.
Cette adaptation à l'inégalité et à la différence anatomique des
LE MASOCHISME 247
sexes, point de départ de l'orientation féminine, n'est pas toujours possible.
La petite fille peut réagir de plusieurs manières, qui l'écarteront des voies de la féminité. Nous envisageons ici celles qui pourront se compliquer d'un appoint masochiste. Aussi cette petite fille peut nier ce qu'elle vient de constater : l'absence chez elle d'un organe sexuel pareil à celui d'un garçon. Elle ne voudra jamais s'admettre dépourvue de ce qui lui apparaît comme un avantage. Ceci l'amènera progressivement à développer des tendances caractéristiques du complexe de virilité chez la femme. Toutes ses forces seront mobilisées pour développer un caractère et un comportement virils et nier sa féminité.
L'analyse montre que chez ce type de femme le complexe d'OEdipe n'a pas été affronté normalement.
Il est probable qu'au moment où elles ont constaté chez elles l'absence d'organe viril, elles étaient trop solidement identifiée à leur père, s'étaient, en raison du comportement des parents, forgé un surmoi masculin trop solide pour avoir la faculté d'y renoncer. Il leur a fallu alors nier, oublier la réalité et régresser vers la phase phallique active.
Ceci indique bien que leur complexe viril ne marque pas un pas en avant dans l'évolution, mais bien au contraire que par lui elles sont ramenées à une phase où elles pouvaient encore ignorer l'absence du pénis, ce qui leur permettrait de s'identifier avec leur père et de jouer vaguement un rôle actif, masculin auprès de la mère. Ces femmes, plus tard, conserveront l'illusion d'une virilité et, de ce fait, se comporteront comme si elles étaient des hommes, mais leurs traits virils seront souvent déformés et forcés.
Elles seront amenées à entrer toujours en rivalité avec les hommes. En cela, elles répéteront la situation infantile au cours de laquelle elles se trouvaient en rivalité avec leur père, auprès de la mère. Elles craindront inconsciemment l'homme, le rival, un peu de la même façon que l'homme qui a mal liquidé son complexe d'OEdipe, craint les substituts du père. Autrement dit, vivant sur une fiction de virilité, elles craindront la castration comme certains hommes. Elles voudront toujours supplanter le mâle, « avoir le dessus », mais seront souvent amenées à l'échec par une crainte inconsciente de réussir et d'encourir alors le danger d'une vengeance sous forme de castration. On reconnaît parfois, dès le début d'une psychanalyse, ce type de femme. Elles ne peuvent par exemple
248 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
absolument pas consentir à rester allongées pendant les séances psychanalytiques si l'analyste est un homme. L'analyse décèle alors, au premier plan, l'impossibilité d'accepter une attitude d'infériorité et de passivité en face d'un homme. Mais la peur qu'elles ressentent si on veut les obliger néanmoins à rester allongées, avant d'avoir pu leur en faire comprendre la raison, cette crainte indique nettement qu'elles considèrent comme un véritable danger la situation analytique.
C'est après avoir violemment désiré de se dresser contre l'analyste, de le supplanter, de le vaincre, qu'elles en ont peur. Si elles l'ont identifié avec l'image paternelle, elles le redoutent aussi fortement et aussi infantilement qu'elles redoutaient leur père et comme si elles allaient subir la castration. Ces femmes réagiront dans la vie à l'instar des hommes masochistes, craignant pour leur virilité; elles développeront des réactions auto-punitives masochistes, masquées souvent par un comportement apparemment viril et agressif, afin d'éloigner le danger d'une castration illusoire.
Dans un autre cas, par contre, la petite fille pourra croire que puisqu'elle n'a pas de verge, c'est qu'on la lui a coupée, qu'elle a été châtrée. Elle s'imaginera cette castration comme un châtiment mérité, généralement par des pratiques masturbatoires, quelquefois par les premières tendances oedipiennes renversées à peine ébauchées.
Nous savons comment, chez certains garçons, s'installent les tendances masochistes destinées à écarter le danger de castration. Chez certaines petites filles, au contraire, c'est la castration accomplie mais lie au complexe de culpabilité, amorcera les tendances masochistes.
C'est notamment le cas de la frigidité masochiste de certaines femmes qui ne se sont jamais pardonnées la masturbation infantile. Le sentiment de culpabilité ne supprime pas les tendances à la masturbation — bien au contraire — d'autant plus que ces femmes sont frigides, donc privées de satisfactions sexuelles. De ce fait, toute tentative réalisée ou même refoulée de masturbation, déclenchera des réactions auto-punitives masochistes. Mais même en dehors de ces cas où la frigidité s'accompagne de masturbation plus ou moins acceptée, le fait de maintenir liées à l'idée de la féminité (telle qu'elle est ici représentée dans ses génitoires, c'est-à-dire, comme le résultat d'une castration), le complexe inconscient d'une faute et d'un châtiment, perpétue le besoin de ce dernier. L'observation psychanaly-
LE MASOCHISME 249
tique nous enseigne quotidiennement que le complexe inconscient de culpabilité ne s'efface jamais par la punition — quelle qu'elle soit — bien au contraire.
C'est ce qui explique le masochisme chez ce type de femme que la castration acceptée comme punition ne préserve cependant pas de toute la série des réactions auto-punitives aptes à appeler la souffrance.
Hélène Deutsch a décrit chez la femme un désir inconscient d'être châtrée. Ce désir sous forme de complexe de castration passif se rencontre, certes, chez beaucoup de femmes plus ou moins névrosées. Une des manifestations les plus apparentes de ce complexe se traduit de façon bien curieuse dans l'attitude de certaines femmes devant une opération à subir : elles y trouvent inconsciemment une puissante satisfaction et elles restent attachées et reconnaissantes à leur chirurgien quand elles ne tombent pas amoureuses de lui. H. Deutsch explique l'installation de ce désir d'être châtrée chez la petite fille d'une manière à laquelle il ne nous semble pas possible de souscrire.
Elle commence par indiquer avec justesse que les tendances actives sadiques de la phase phallique sont introjectées, sous forme masochiste, à partir du moment où le clitoris perd sa valeur d'organe masculin. Sur ce point nous pensons comme elle, mais nous ne la comprenons plus lorsqu'elle affirme que cet apport masochiste chez la petite fille aboutira au désir d'être châtrée par le père.
Il est vrai que quelques lignes plus loin elle écrit en guise d'explication, textuellement : « D'après moi, l'orientation masochiste du « destin anatomique » (1) est d'ordre biologique, comme une disposition prescrite d'avance et formant la première assise du développement satisfaisant de la féminité, encore indépendant des réactions masochistes liées au sentiment de culpabilité ».
Ici encore l'argument d'un facteur originel biologique pour expliquer le masochisme, ne nous paraît guère satisfaisant. De plus, le terme de castration est certainement impropre. On conçoit mal qu'il puisse correspondre chez une petite fille à la notion qu'il représente effectivement. Il nous apparaît quant à nous que l'on risque moins de s'éloigner des faits réels d'observation si l'on envisage cette première orientation masochiste de certain type de féminité comme due
(1) Allusion au mot de Freud : l'anatomie c'est le destin, au sujet de la différence anatomique des sexes.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 6
250 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
à un désir à la fois plus simple et plus confus de subir une violence au niveau des organes génitaux par le père.
D'après nos observations, ce désir dérive nettement de la transformation des tendances actives de la phase phallique en tendances passives, à partir du moment où la petite fille prend conscience de l'impossibilité où elle se trouve, par l'absence d'un organe, d'avoir un instrument lui permettant l'exercice de ses désirs actifs. La crainte qu'elle peut avoir d'un père avec lequel elle se trouve en conflit de rivalité et de jalousie, peut aussi suffire de même que chez le garçon, au renversement des tendances actives, plus ou moins teintées d'agressivité, en tendances passives, plus adéquates à la constitution féminine. Point n'est besoin de faire appel à des facteurs aussi incontrôlables que des « tendances biologiques prescrites d'avance ». Notre façon d'envisager le complexe de castration permet aussi d'écarter la notion d'un masochisme inhérent au développement féminin.
Ce développement nous paraît s'étayer sur la passivité de la nature féminine. Mais si la passivité « fait le lit » du masochisme, elle ne le constitue pas. C'est l'appoint des forces agressives infléchies qui, sur ce fond de passivité, crée le masochisme de la femme et de la même manière que chez l'homme. Les éléments évolutifs particuliers à la petite fille, découlant de la différence anatomique des sexes et son orientation nettement et naturellement plus passive que chez celle du petit garçon, facilite l'installation du masochisme chez la femme, mais ne le crée point.
La petite fille n'ayant pas à sa disposition les « moyens » organiques d'exercer sexuellement une partie tout au moins de son agressivité, liée tout comme chez le garçon à certaines phases de son développement libidinal, l'infléchira encore plus violemment. Mais toutes les données qui favorisent la transformation des forces actives-agressives du garçon en masochisme, s'appliquent mutatis mutandis à la petite fille.
Le complexe de culpabilité et le besoin de punition par les réactions auto-punitives, viennent amplifier et nourrir le masochisme chez la femme tout comme chez l'homme.
Mais, ici, une remarque s'impose. Si ces caractères du développement pré-génital semblent favoriser plus que chez l'homme l'orientation masochiste de certaines femmes, les conditions dans lesquelles se forme le surmoi féminin apportent un correctif compensateur.
LE MASOCHISME 251
Le surmoi féminin est généralement moins rigide et moins sévère que le masculin, étant donné qu'il n'est pas à l'origine strictement lié à la crainte précise de castration. De ce fait le complexe de culpabilité sera moins marqué chez la femme dans la plupart des cas.
Ce qui fait que, malgré les théories voulant faire de la femme une nature par excellence masochiste, cette femme est peut-être moins masochiste que l'homme.
Cependant, les fantasmes masochistes sont très répandus chez elle.
Nous n'insisterons pas sur ceux de fustigation dont nous avons tant parlé chez l'homme : un ou des enfants sont battus, une femme ou un homme pareillement, etc. Souvent ces fantasmes représentent un homme sale, mal vêtu, qui brutalise ou qui viole une femme.
D'autres fois un véritable monstre, une bête féroce remplit ce rôle.
Ces fantasmes sont évoqués à des fins masturbatoires ou bien utilisés pour exciter le désir ou provoquer l'orgasme pendant le coït.
Nous avons trop longtemps parlé à propos de l'article de Freud « On bat un enfant », des fantasmes de fustigation pour insister de nouveau là-dessus. Rappelons brièvement que la femme évoquant ces scènes s'identifie à l'enfant ou à la femme qui reçoit le châtiment, que celui qui châtie représente le père et que tout le fantasme dérive du complexe d'OEdipe. Son but est de nier le lien incestueux avec le père ce qui pourrait se formuler ainsi : « Puisqu'il me bat c'est qu'il ne m'aime pas, donc je ne suis pas coupable ». Mais ceci n'est qu'une face du problème et le même fantasme par la punition constamment évoquée, pourrait permettre au sujet de se maintenir inconsciemment dans une situation appelant le châtiment, c'est-àdire la situation incestueuse, et de garder ainsi l'investissement du père en tant qu'objet sexuel.
Les autres fantasmes : le monstre ou la brute qui viole sont des expressions auto-punitives ou dévalorisantes de l'objet sexuel. Ils ont pour but de permettre dans une certaine mesure des satisfactions sexuelles autrement interdites. Ils expriment le désir d'être forcé de recevoir une satisfaction sexuelle défendue à l'époque du complexe d'OEdipe.
Cette défense fut acceptée, introjectée et continue d'exister dans l'inconscient en tant que surmoi de la malade qui ne peut trouver de satisfactions sexuelles qu'en imaginant une mise en scène où il
252 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
apparaît que le viol (ou le châtiment qui représente symboliquement l'acte sexuel) lui étant imposé, elle n'est par conséquent pas coupable.
Le schéma de cette attitude peut se retrouver transposé dans le masochisme moral quand dans ses rapports sociaux ou sentimentaux la femme entache du même sentiment de culpabilité la chose désirée, elle agira à faux : au lieu de rechercher positivement la satisfaction, d'agir spontanément elle attendra qu'on l'y force, souffrira de ce qu'il n'en soit pas ainsi et le reprochera à son entourage. Cette attitude offrira une pente dangereusement favorable au sadisme d'autrui, lui donnera de multiples et solides raisons de récriminer, mais sa conscience sera satisfaite : elle ne sera pas coupable.
Les manifestations masochistes que nous venons de décrire ne sont pas spécifiquement féminines : le caractère masochiste féminin n'en diffère pas cliniquement de celui de l'homme.
On y retrouve la même superposition ou le même mélange de réactions d'échecs, d'auto-punitions, le même besoin de souffrance se mêlant et se substituant au besoin d'amour.
CHAPITRE CINQUIÈME
I. - Le Masochisme dans les troubles de la puissance sexuelle de l'homme
Nous avons indiqué chemin faisant dans le chapitre consacré au masochisme érogène les troubles de la puissance qui s'y rattachent. Nous avons vu que dans certains cas l'érection ou l'éjaculation ou même les deux phénomènes ne peuvent avoir lieu qu'à la suite de pratiques masochistes ou sous l'influence de fantasmes du même ordre. Assez souvent, mais pas toujours, le coït peut alors être accompli. Il arrive que, malgré ces pratiques perverses, le sujet reste complètement impuissant. Ayant traité ailleurs de cette inhibition, nous n'y reviendrons pas dans ce chapitre.
Nous envisagerons plutôt ici le masochisme moral et ses rapports avec certaines formes d'impuissance. D'une façon générale, on peut dire que dans toutes celles qui, dérivant en droite ligne du complexe d'OEdipe, le masochisme se manifeste par l'intermédiaire d'un surmoi inhibiteur et punitif. Mais dans ce cas le rôle du masochisme est bien trop vague et demeure réduit à son aspect purement autopunitif, le moins caractéristique.
Par contre, dans certaines formes d'impuissance le masochisme en tant qu'énergie pulsionnelle infléchie sur le moi semble constituer le facteur économique dominant de la névrose. Le premier type peut se rattacher à une ambivalence particulièrement intense caractérisant la situation affective du garçon à l'endroit de son père pendant le conflit oedipien. Il s'agit alors d'un enfant qu'anime une agressivité violente contre ce père, obstacle insurmontable aux désirs incestueux. Mais dans le cas que nous envisageons, la violence de cette agressivité est égale à l'affection positive, solidement établie auparavant et que ce garçon éprouve pour le père. Pour résoudre le conflit oedipien, le garçon doit faire triompher l'un ou l'autre de ces sentiments.
Il arrive qu'il essaie de se laisser emporter par les tendances agressives, puis, comme effrayé, les retourne brutalement contre luimême, il transforme son agressivité en masochisme.
Il adopte alors une attitude effacée, passive, féminine à l'endroit de son père, afin de pouvoir garder son amour. Mais en même temps
254 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
il retire à sa virilité morale et génitale l'apport énergétique important fourni par les forces agressives.
Dans un deuxième type se range l'homme qui, par crainte de la castration et pour y échapper adopte une attitude tendant à le montrer comme émasculé. L'inhibition, alors, entraînant l'impuissance par une chute de l'érection au moment de l'intromission, paraît tourner principalement dans ce sens.
Nous savons que le fait de s'infliger une souffrance ou une punition pour devancer celle qu'on redoute du monde extérieur, est le mécanisme typique du masochisme.
Si la crainte de la castration ici est si intense que pour s'en débarrasser le sujet en devance en quelque sorte l'exécution (faire le mort pour ne pas être tué) c'est qu'elle est à la mesure de l'agressivité que le garçon a ressentie pendant la phase oedipienne contre un rival dangereux. Et c'est cette agressivité infléchie encore qui fournit l'énergie nécessaire à produire l'inhibition de l'érection.
Dans un troisième type l'agressivité responsable de l'impuissance serait orientée, si elle n'avait pas été arrêtée et déviée, vers la femme.
La structure de cette dernière forme d'impuissance est assez complexe et beaucoup de ses éléments constitutifs restent encore obscurs. Ce qui, dans tous les cas, apparaît avec netteté à l'analyse, c'est que la composante active-agressive de la phase phallique avait pris et gardé par la suite une proportion hypertrophique.
Bien que l'on ne puisse pas savoir toujours la cause de ce trouble dans l'alliage pulsionnel, il en résulte en tout cas qu'il emporte le courant libidinal dans le sens agressif aux dépens de l'élément érotique.
Si l'évolution ultérieure amène le surmoi du sujet à réagir par une violente et totale opposition à cette agressivité, son refoulement pourra aboutir à l'inhibition de l'ensemble de l'acte sexuel.
Cliniquement on constate très souvent que des impuissants de ce type expriment incomplètement, il est vrai, la cause de leurs difficultés, en disant qu'ils ont peur de faire du mal à leur femme pendant l'acte sexuel. Ce qu'ils ne savent pas c'est que s'ils ont cette peur, c'est qu'ils se méfient en quelque sorte d'eux-mêmes, de leur propre agressivité.
Il est curieux d'observer que ces mêmes hommes laissent davantage se manifester leur agressivité dans leur comportement moral envers leurs femmes. Ils les torturent souvent, comme si une partie
LE MASOCHISME 255
de l'agressivité inhibée se libérait plus facilement chez eux sur le plan d'un sadisme moral. Les scrupules et les reproches qu'ils se font s'ajoutent aux souffrances que l'impuissance leur procure et alimentent copieusement leur masochisme.
Se rapprochant de ce type, il y a aussi l'homme qui, par besoin de faire souffrir ou décevoir la femme, lui refuse tout, y compris sa virilité.
Il retourne contre lui-même et avec la même violence cette agressivité, se refuse également tout et devient impuissant.
Un des traits communs à tous ces types d'impuissants réside dans le fait que le bénéfice économique de leur névrose porte un des caractères marquants du masochisme moral : satisfaire le surmoi. Ce qui n'est que le prolongement de l'inquiétude infantile, mériter ou garder coûte que coûte l'amour des parents. Leur masochisme est souvent, chez eux principalement, au service de ce besoin.
Son expression la plus curieuse et sur laquelle nous avons longuement insisté ailleurs, c'est l'impuissant qui, psychogénétiquement n'est qu'un homosexuel latent.
C'est le cas du garçon qui a résolu le complexe d'OEdipe en le renversant. Il s'installe à l'endroit de son père, dans une attitude de passivité et devient impuissant.
Toutes les souffrances qu'il s'infligera ou dont il s'emparera, tous les coups du destin, comme dit Freud, seront pour lui des succédanés d'une violence qu'il aurait souhaité que son père lui fît.
« C'est une très mauvaise surprise lorsque l'analyse nous révèle comme cause d'impuissance « uniquement psychique » une attitude masochique très nette, enracinée depuis longtemps, peut-être » (1).
Ce sont évidemment les formes d'impuissance les plus difficiles et les plus longues à guérir.
Le problème essentiel que ces traitements soulève est celui que pose l'existence du masochisme partout où on le rencontre : la libération des tendances agressives contenues dans le masochisme et par la suite leur réintégration adaptée en vue de leur utilisation génitale dans l'accomplissement de l'acte sexuel.
(1) S. Freud, Un enfant est battu. — Revue Française de Psychanalyse.
II. - Le Masochisme dans l'Homosexualité Masculine
Nous avons montré au chapitre du masochisme érogène, comment certains cas d'homosexualité s'accompagnent de manifestations masochistes perverses. En étudiant le masochisme moral, nous avons pu constater que le caractère masochiste non seulement peut dériver d'une orientation homosexuelle latente et s'y confondre, mais y trouver aussi le soutien libidinal.
Nous ne reviendrons pas, en conséquence, sur ce sujet dans ce chapitre consacré aux relations du masochisme moral et de l'homosexualité manifeste. A première vue ce voisinage d'une perversion et d'une névrose masochiste pourrait surprendre. Nous avons cependant montré ailleurs (1) comment la perversion homosexuelle simple notamment pouvait être distinguée de l'homosexualité-névrose et que cette distinction, justifiée aussi bien cliniquement que thérapeutiquement, était dictée par le caractère respectif du surmoi. Or, dans l'homosexualité-névrose, le surmoi sévère et punitif évoque tout naturellement l'idée du masochisme. Mais il y a d'autres raisons de s'étonner, semble-t-il, de la coexistence de l'homosexualité et du masochisme moral. Ainsi une des causes les plus courantes susceptibles de mener un être à l'homosexualité est la peur de l'homme, du père, entraînant la fuite dans l'identification féminine passive à la mère, pour échapper à l'agression redoutée.
Or, ce même mécanisme peut conduire également, ainsi que nous l'avons vu, au masochisme sous forme notamment de caractère masochiste.
Pour Freud, c'est même là le seul mécanisme du masochisme moral.
Donc, si dans un premier cas. celui de l'homosexualité, le danger de l'agression est écarté, dans le second, non seulement il n'en va pas ainsi, mais l'agressivité est sollicitée et appelée sous forme de masochisme. On ne comprend pas bien dès lors comment ce type d'homosexualité, tout au moins, puisse voisiner avec le masochisme, l'un ne semblant pas devoir laisser place à l'autre.
(1) S. Nacht, Pathologie de la vie amoureuse. — 1 vol., chez Denoël, 1937.
LE MASOCHISME 257
Cependant, le type d'homosexualité que nous sommes le plus souvent appelés à observer psychanalytiquement est compliqué de masochisme moral. Cette contradiction apparente est facile à réduire.
Une névrose et même un symptôme sont rarement déterminés par une seule cause traumatisante.
L'une et l'autre sont surdéterminés, plusieurs facteurs venant s'ajouter les uns aux autres pour renforcer l'orientation anormale. Soit parce que l'ensemble des conditions dans lesquelles vit l'enfant vient troubler son développement, soit parce qu'une seule phase évolutive étant perturbée, toutes les autres le deviennent par la suite, désharmonisées.
Il en est de même pour l'homosexualité, d'où la diversité des types qu'elle présente. Ainsi, par exemple, pour ce qui est du type compliqué du masochisme, il n'est pas produit par la fuite seule dans l'homosexualité devant les dangers du conflit oedipien.
Cette fuite ne se fait pas d'emblée, tout au moins dans les cas que nous avons en vue ici. Il y a eu d'abord chez le garçon qui versera dans l'inversion une velléité de lutte; il a commencé par se dresser contre son père. Ce n'est qu'après qu'il abandonnera la lutte soit pour des raisons intérieures, soit sous l'influence des faits extérieurs. Mais ce commencement d'orientation agressive, une fois étouffée. se résoudra en masochisme, avant même que l'installation dans l'homosexualité apporte la solution définitive aux conflits. Par la suite cette disposition masochiste se trouve renforcée lorsque le sujet réalise en pratiques homosexuelles son inversion. C'est son surmoi qui, jugeant ces pratiques aussi sévèrement qu'il jugerait l'amour hétérosexuel, vient appuyer encore la première orientation masochiste.
Ceci s'applique en ce qui concerne la couche psychique correspondant à la phase oedipienne, donc génitale.
Mais, ainsi que nous nous sommes efforcé de le démontrer à plusieurs reprises, les conflits des phases prégénitales fournissent les sources les plus puissantes au masochisme.
L'état de frustration libidinale à l'une de ces phases libère une forte dose d'agressivité qui, infléchie, donnera une impulsion primaire au masochisme.
Si, de plus, dans le cas d'un garçon futur homosexuel, c'est le père qui, par ses interventions, est rendu responsable de cette déviation des pulsions agressives, le complexe d'OEdipe sera d'autant plus mal affronté. La fuite dans l'homosexualité se fera d'autant
258 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
plus vite qu'elle ne représentera qu'un chaînon de plus dans le déroulement du processus masochiste. Nous avons publié ailleurs une observation typique à ce sujet (1). Il s'agissait d'un homosexuel dont le comportement général relevait du caractère masochiste : tout, y compris ses relations homosexuelles, était utilisé en vue de l'échec, de la punition et de l'humiliation. Voici d'ailleurs ce que lui-même nous écrivit au cours d'une interruption passagère de son traitement :
« Le point important, capital, de mon état, était sans aucun doute le masochisme. Le masochisme a dominé toute ma vie psychique. J'en ai retrouvé l'empreinte dans chacun des actes de mon existence; depuis ma toute petite enfance, mes souvenirs les plus anciens, ce sont des souvenirs masochistes.
« Je crois que l'origine en est dans la satisfaction éprouvée, enfant, à être dominé par mon père, à être corrigé par lui.
« J'étais de ceux dont on dit : « Il n'a vraiment pas de chance ». En effet, j'éprouvais une âpre volupté à manquer les actes qui auraient pu m'être favorables, à perdre, à être vaincu.
« Je me demande si le sentiment d'infériorité vis-à-vis d'autrui, et en particulier des femmes, n'est pas rattaché étroitement à ce masochisme. Je me complaisais dans ce sentiment, et, pour l'entretenir, j'en cultivais soigneusement les causes. »
L'analyse avait pu relever auparavant chez ce malade l'origine de son masochisme, origine remontant précisément à la phase prégénitale anale.
Relativement tard, ce qui indiquait une fixation, donc déjà une perturbation de son développement, il arrivait à ce malade de faire dans ses culottes. Chaque fois son père s'obligeait à lui infliger une correction et de préférence humiliante. Il avait même composé une chanson sur ce sujet qu'il chantait avec ses autres enfants pour rendre plus honteux l'auteur d'une faute si grave à ses yeux. Le malade se souvenait même qu'un jour la correction eut lieu devant des invités, le père disant : « Je suis obligé de procéder à une exécution publique ».
Tous ces incidents avaient rendu le malade très malheureux, mais avaient surtout fait naître en lui une haine terrible contre son père. C'est cette haine qui fut la source de son masochisme et ce n'est
(1) S. Nacht, Psychanalyse de Psychonévroses. — F. Alcan, 1935, p. 149
LE MASOCHISME 259
qu'au cours de l'analyse, lorsqu'elle fut défoulée, qu'il en prit conscience.
Il est caractéristique que, si intense qu'elle fût, cette haine, refoulée si profondément que, par la suite, les punitions furent recherchées et provoquées par l'enfant, qui avait réussi à les érotiser et à donner ainsi une base solide, libidinale, à son masochisme naissant.
Le caractère dur et certainement sadique du père ne fit que renouveler des scènes qui ancraient, chaque fois, davantage le fils dans son masochisme.
C'est sur le terrain ainsi préparé que la phase oedipienne vint précipiter l'évolution vers l'homosexualité.
Ce malade guérit d'ailleurs par la psychanalyse. Le traitement fut long mais suivi d'un plein succès. Depuis plusieurs années sa vie est stabilisée, il est marié, a un enfant et vit parfaitement heureux.
Les conditions « dynamiques » de sa guérison sont intéressantes à signaler, car elles démontrent l'importance du facteur masochiste dans ce type d'homosexualité.
En effet, le défoulement des tendances agressives se fit avec une violence impressionnante mais d'autant plus salutaire.
Pendant de longs mois, l'analyste fut l'objet d'un véritable torrent d'agressivité se manifestant fort heureusement à travers des rêves seuls ou des fantasmes au cours desquels il était toujours tué, écrasé, massacré.
Il existe un autre type d'homosexualité, où la mère peut avoir été l'objet principal des conflits ayant abouti à l'inversion. Cette mère peut avoir aussi été au centre d'explosions d'agressivité aux phases prégénitale et génitale.
La femme, par la suite, est traitée par ces homosexuels avec beaucoup d'agressivité.
Nous ne pensons pas ici à ce type d'homosexuel qui se comporte réellement en sadique et sur lequel Nunberg (1) a attiré l'attention, mais à celui dont les tendances agressives ont été et restent refoulées et ne se manifestent que sous le signe contraire, sous forme de masochisme.
(1) H. Nunberg, Homosexualität, Magie und Aggression. — Int. Z. f. Psa. 1936).
III. - Le Masochisme dans la névrose obsessionnelle ( 1)
Nul état névrotique ne fournit un meilleur exemple de masochisme que la névrose obsessionnelle, tous ses mécanismes jouent en effet avec une éclatante évidence dans cette pénible affection. Aucun malade — hormis le mélancolique — ne se montre, même à l'observateur non psychanalyste, aussi acharné contre lui-même, aussi cruellement son propre bourreau que l'obsédé.
La théorie psychanalytique a définitivement et unanimement fixé aujourd'hui ces éléments psychogènes caractéristiques de la névrose obsessionnelle
1) Un surmoi franchement cruel, dont les forces sadiques sous alimentées par une forte agressivité infléchie par son intermédiaire sur le moi.
2) L'ambivalence affective résultant d'une désintrication typique des pulsions agressives et érotiques.
3) La signification du symptôme obsédant (ou sou bénéfice économique) : satisfaction libidinale régressive, généralement agressive, doublée de sa punition.
Chacun de ces éléments typiquement masochistes peut se trouver à la base d'autres états névrotiques. Mais les trois réunis caractérisent la psychose obsessionnelle et justifient la conception d'une véritable entité morbide. Un très bref rappel de l'évolution des idées psychanalytiques concernant la névrose obsessionnelle montrera comment la mise en évidence du masochisme rendit possible l'interprétation claire de cette névrose. Dès ses premiers travaux Freud avait étudié la névrose obsessionnelle : Die AbwehrNeuro-Psychosen (1894), Obsessions et Phobies (1895), et Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsychosen (1896) (1). Il y
(1) La classification psychanalytique range avec raison dans la névrose obsessionnelle (Zwangneurose) des états caractérisés non seulement par l'obsession (idées ou actes), mais aussi par un caractère particulier l'accompagnant toujours : doute, aboulie (résultant de l'ambivalence affective), scrupules morbides, tendances plus ou moins marquées à l' « ascétisme » (résultat de l'hypermoralité névrotique).
LE MASOCHISME 261
démontrait le rôle des mécanismes de défense (Abwehr) et de déplacement dans la genèse de l'obsession. L'obsession une fois formée, représentait l'issue d'une lutte engagée contre des souvenirs ou des pratiques sexuelles dont le refoulement avait échoué et qui trouvaient dans le symptôme des satisfactions substitutives.
Dans ces articles, l'élément d'agression refoulée était déjà indiqué par Freud.
Cependant cette théorie n'expliquait qu'incomplètement la névrose obsessionnelle.
En effet, les mécanismes décrits n'avaient rien de spécifique puisqu'ils s'appliquaient tout aussi bien à d'autres névroses, notamment aux symptômes hystériques. D'autre part, ils n'expliquaient nullement le caractère particulier des réactions de l'ensemble du psychisme provoquées par les symptômes obsessionnels, réactions réalisant l'aspect si typique de cette névrose : un état affectif pénible, fait de honte, de scrupules et de remords.
Or, ces réactions affectives en constituent non seulement l'élément le plus caractéristique, mais aussi le plus important.
Le plus important parce que c'est surtout celui qui fait souffrir le malade, et que c'est lui aussi qui provoque cette multitude d'actes extravagants et pénibles appelés si justement le « cérémonial » de l'obsédé, dont le nombre finit par encombrer tragi-comiquement toute l'existence de l'obsédé.
Dans un article intitulé « Actes obsédants et pratiques religieuses », Freud effleure pour la première fois, je crois, la question des rapports possibles entre la culpabilité et l'obsession (2). Mais ce n'est que lorsque tout ce qui se rattache au complexe de culpabilité (autopunition et surmoi) devint clair, qu'une théorie explicative complète des mécanismes responsables de la névrose obsessionnelle put être formulée.
Cette théorie fait de la névrose obsessionnelle une névrose essentiellement sado-masochiste. Elle montre que la vie d'un obsédé, son « économie affective », est dominée par une agressivité intense constamment retournée contre son moi par l'office d'un surmoi dont le rôle par excellence punitif et la cruauté sont alimentés précisé(1)
précisé(1) Gemmmelte Schriften. — Band I. Int. Psa. Verlag Wien.
(2) Freud, Zwangshandlungen und Religionsübungen, paru la première fois dans Zeitschrift fur Religions psychologie, en 1907. — Sammhung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, t. II.
262 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
ment par cet excès d'agressivité infléchie. Les réactions du surmoi en face des pulsions agressives qui dans les symptômes obsédants trouvent un semblant de satisfaction substitutive expliquent donc le deuxième acte de ce drame intériorisé que représente la névrose : actes propitiatoires, cérémonial d'annulation, etc.
C'est également l'intervention du surmoi, qui distingue la phobie de l'obsession, distinction que les classifications psychiatriques classiques ont le tort de ne pas établir. La phobie, qui représente elle aussi le retour d'une pulsion mal refoulée, transposée dans l'idée phobique, n'entraîne qu'une réaction de peur de la part du moi.
Exemple courant et typique : une mère ayant la phobie du meurtre de son enfant, pensera : j'ai peur de tuer mon enfant, mais elle ne réagira jamais, tant qu'elle restera phobique, comme si elle avait fait quelque chose pour tuer cet enfant.
L'obsédée par contre pensera : j'aurais pu tuer mon enfant en faisant ceci ou cela et réagira sous l'influence du surmoi comme si elle était coupable de ce crime et toute une série d'actes et de pensées annulatoires ou propitiatoires s'installeront afin d'effacer le forfait ou de l'expier. Il est intéressant de signaler avec quelle constance se retrouve à l'analyse derrière cette pensée infanticide relativement fréquente dans les cas d'obsessions chez la femme; une pulsion infantile primitivement dirigée contre le père, dans le sens d'un désir de le châtrer. Le désir exprimé dans l'obsession de tuer l'enfant, traduit le désir régressif et ambivalent à l'endroit de l'organe viril que l'enfant symbolise. Ch. Odier a publié une très belle étude d'une psychanalyse portant sur un de ces cas d'obsession d'infanticide (1).
On pourrait presque dire que le surmoi de l'obsédé n'est pas dupe de l'échafaudage névrotique et qu'il estime la pulsion agressive symbolisée par le symptôme à sa véritable valeur. Il se posera donc en juge devant un crime. J'ai présenté, il y a quelques années, au cours d'une leçon clinique que Loewenstein et moi avons faite sous les auspices du Professeur Claude, sur « Les résultats de la psychanalyse dans les Obsessions », une malade dont l'histoire est typique à ce point de vue.
Cette malade pendant les longues et très pénibles années ayant précédé son traitement, avait vécu avec la pensée obsédante d'être
(1) Ch. Odier, La névrose obsessionnelle. — Revue Française de Psychanalyse, 1927. T. I.
LE MASOCHISME 263
une criminelle. Elle se considérait comme coupable de la mort de toute personne l'approchant de loin ou de près, soit par quelque accident dû à un geste maladroit ou une négligence de sa part, soit par la contamination d'une maladie mortelle dont elle était l'agent vecteur. En conséquence, elle avait réduit son existence à un minimum d'activité afin d'éviter ses « risques ». Mais l'existence la plus appauvrie exige néanmoins quelques actes indispensables. Le moindre de ces actes devenait une source de tourments, car il lui fallait immédiatement chercher des preuves pour s'assurer qu'il n'avait entraîné pour personne une suite fatale. Comme, bien entendu, elle n'arrivait jamais à trouver d'argument propre à se prouver son innocence, elle concluait toujours : je suis une criminelle !
Un sentiment conscient de culpabilité rendait l'existence de cette malade très douloureuse et, de plus, l'avait orientée vers un véritable ascétisme. Et, comme si cela n'avait pas suffi pour lui procurer un apaisement expiatoire, toutes sortes de mortifications furent mises en oeuvre pour satisfaire à la culpabilité consciente. De plus, par quantité d'actes obsédants propitiatoires, elle s'efforçait de se faire pardonner ses crimes, car il y avait bien crime, pour son surmoi, ainsi que nous le verrons plus loin. La psychanalyse de cette malade a pu faire ressortir chez elle une succession d'événements pénibles, reproduisant avec une certaine analogie, différentes phases traumatisantes de son développement ayant toutes abouti à des frustrations libidinales, qui comme toujours avaient déclenché une libération des pulsions agressives.
Le premier traumatisme s'était produit à l'âge de 3 ans, à la naissance d'une soeur, naissance à laquelle la malade réagit immédiatement par des symptômes névrotiques ; l'enfant joyeuse et affectueuse qu'elle avait été jusque là, devint triste, se détacha de sa mère qu'elle bouda, fit toutes sortes de difficultés pour manger, etc.
C'est là sa première déception : elle se sent frustrée par sa mère qu'elle prend en haine, cette haine ne se manifeste pas, est immédiatement étouffée, et ne se traduit extérieurement que par les réactions indiquées plus haut.
Ainsi a lieu la première orientation des pulsions agressives vers la mère.
Elle se représentera à plusieurs reprises par la suite, mais en se retournant de plus en plus contre le sujet pour en faire d'abord une fillette scrupuleuse et inhibée, puis une véritable obsédée.
264 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Le deuxième épisode traumatisant est venu se superposer au premier, un an et demi plus tard : le père de la malade abandonnait définitivement sa famille. L'orientation positive vers le père déjà rendu difficile de par la fixation ambivalente à la mère pour les raisons qui viennent d'être signalées, est ainsi tombée faute d'objet. L'enfant, à tort ou à raison, rendit cette mère responsable de ce nouvel abandon, de cette seconde frustration, d'où redoublement de haine à son égard.
La petite fille reste donc seule en face d'une mère qui, elle-même aigrie, la tyrannise plus ou moins, entrave en tout cas son développement. A 16-17 ans elle réussit néanmoins à se fiancer. Mais là encore la mère intervient pour éloigner le fiancé et finalement tout rompre. Il résultait de cela un troisième état de frustration, la mère encore tenue pour resposable.
C'est à ce moment que les premières obsessions apparaissent. Leur analyse a montré qu'elles n'étaient que l'expression à peine déguisée de l'agressivité (désir de tuer) éprouvée, aux différents épisodes cités, contre la mère.
Rappelons que l'idée obsédante de cette malade pouvait s'énoncer à peu près ainsi : je vais où j'ai tué quelqu'un par ma faute. Cet anonymat couvrait à peine l'identité du véritable objet visé : la mère.
Aussi, lorsque la malade se dénonçait comme une criminelle, cette accusation, pour son surmoi, n'était pas injustifiée.
L'histoire de cette névrose montre bien que pendant longtemps, jusqu'aux fiançailles rompues qui ont été la dernière goutte faisant déborder la coupe, l'agressivité mal refoulée contre la mère, put être néanmoins contenue sous forme de caractère masochiste : c'était une jeune fille triste, effacée, souffrant moralement et pratiquant sa religion avec une dévotion excessive afin d'effacer l'impression douloureuse d'être continuellement en état de péché.
La dernière explosion d'agressivité semble n'avoir pu continuer à se maintenir dans cette voie de simple retournement masochiste.
Il semble que les forces refoulantes aient été débordées, laissant alors une partie de l'agressivité prenant le chemin d'une expression transposée sous forme d'obsession : tuer quelqu'un (faire du mal à sa mère).
Ce qui prouve bien que l'obsession représente un essai d'extériorisation, donc de satisfaction agressive, d'où vient la réaction punitive du surmoi qui se comporte comme s'il s'agissait d'une véritable
LE MASOCHISME 265
agression. Nous avons vu comment, dans le cas de cette malade, ce surmoi dictait une attitude d'intense culpabilité et son corollaire, les pratiques expiatoires.
L'histoire de cette névrose ainsi décrite paraît très simple, mais pour la reconstruire, pour bien établir ce qui vient d'être résumé en quelques mots et surtout pour la faire assimiler par la malade, il a fallu un travail analytique de près de deux ans et demi.
Nous vîmes pendant le traitement se dérouler à rebours, sous nos yeux, la trame de la névrose. Au fur et à mesure que le masochisme était analysé, que le surmoi gagnait quelque souplesse, on voyait l'agressivité se détourner du moi et s'orienter vers l'extérieur, ce qui n'allait pas sans quelques complications passagères.
C'est ainsi que cette malade soumise et effacée, écrasée par son sentiment de culpabilité, devint, à un moment de son analyse, coléreuse, autoritaire, agressive envers sa soeur au point que son hospitalisation pour quelque temps s'imposa.
On vit ensuite cette agressivité libérée emprunter une voie plus primaire. Lorsque cette jeune fille cessa d'être simplement méchante, elle eut de véritables crises de boulimie, dévorant tout ce qu'elle trouvait dans les placards (1). Il n'est pas difficile de voir dans cette réaction la réapparition d'un sadisme oral, d'autant plus caractérisé que les provisions dévorées étaient péniblement gagnées par un travail écrasant de cette même soeur, victime directe des réactions agressives.
Ce n'est qu'à la suite de ces deux étapes abréactives que les symptômes obsédants s'améliorèrent et que les réactions propitiatoires disparurent. Mais le résultat le plus significatif fut l'entrée de la malade dans la vie amoureuse. Elle eut une liaison qui prouva une réorganisation libidinale ayant groupé à nouveau les pulsions agressives et érotiques, mais dans un « alliage » normal et orienté vers le monde objectai réel.
Nous avons choisi ce cas parce que son histoire relativement simple laisse apparaître avec évidence l'importance de tout premier ordre du retour sous forme d'obsession de l'agression mal refoulée et des réactions auto-punitives qu'elle entraîne.
(1) On doit ici se rappeler qu'à la suite de la première déception — naissance de sa soeur — celle qui allait être notre malade ne voulut pas manger pendant un certain temps.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 7
266 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Il confirme donc la structure dynamique essentiellement sadomasochiste de la névrose obsessionnelle, ainsi que le prouvent le contenu agressif du symptôme d'obsession, les réactions punitives qu'il détermine et les exigences particulièrement cruelles du surmoi de l'obsédé, surmoi surchargé d'agressivité infléchie.
IV. - Le Masochisme dans la mélancolie
Si nous nous en tenons à l'étude du masochisme dans les psychoses à la mélancolie, ce n'est pas que seule cette affection en soit marquée. Au contraire, les forces sado-masochistes se déploient avec violence dans toute psychose. Mais de même que dans le groupe des névroses, nous avons choisi la névrose obsessionnelle comme typiquement sado-masochiste, dans le groupe des psychoses, la mélancolie apparaît par excellence marquée par les forces pulsionnelles agressives directement orientées vers le moi.
De plus, les travaux psychanalytiques portant sur les autres psychoses n'offrent pas le même intérêt.
Nous savons combien l'exploration psychanalytique des psychoses est difficile. Au premier abord le psychanalyste est tout étonné de reconnaître facilement chez le psychopathe des processus psychologiques qu'il a beaucoup de peine à mettre clairement en évidence chez le névrosé. Cela tient à la structure même de l'appareil psychique du psychopathe. Son moi insuffisamment évolué, faible, s'oppose avec moins de force aux pulsions du ça qui, de ce fait, s'expriment plus directement, sans avoir passé par les différents mécanismes de défense employés par le moi plus solide du névrosé. Mais, c'est également de la structure même de la personnalité psychotique que découle la difficulté et souvent l'impossibilité d'une application de la technique psychanalytique.
Depuis longtemps Freud avait opposé les névroses — phénomènes psychopathologiques de transfert — aux psychoses, notamment schizophréniques — phénomènes psychopathologiques narcissiques.
Ce qui veut dire que dans les psychoses l'investissement de la libido dans le monde objectai est minime et parfois même nul. Il en résulte une impossibilité de voir s'établir un transfert, levier principal de la technique psychanalytique.
Aussi manque-t-il souvent aux travaux psychanalytiques sur les psychoses, le contexte de cette longue et précieuse exploration habituelle aux autres cas et qui prend par les possibilités de confrontation générale une valeur expérimentale. D'où le caractère souvent trop théorique des travaux sur les psychoses.
268
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
La mélancolie, outre ses caractères intrinsèques quelque peu différents, s'est aussi mieux prêtée à l'exploration psychanalytique par son évolution cyclique coupée d'intervalles « libres » au cours desquels l'ancien mélancolique a perdu les traits psychotiques que sa personnalité revêt pendant les crises.
D'autre part, la symptomatologie de la mélancolie ne pouvait qu'attirer et retenir l'attention des psychanalystes. D'emblée le mélancolique, dans ses paroles, se montre dominé par « un conflit de conscience » marqué par la souffrance morale qu'il éprouve (la « douleur morale » des classiques) les reproches dont il s'accable, les accusations qu'il formule contre lui-même, les châtiments sévères ou cruels qu'il réclame, le jeûne qu'il s'inflige et enfin le suicide qui doit achever sa propre destruction. De plus, tout tourne autour de l'auto-destruction, de l'agressivité : il est ruiné, sa famille aussi, le monde entier même, tout autour du mélancolique semble s'écrouler dans la ruine et le massacre.
Le psychanalyste reconnaît sans peine dans ces symptômes une véritable explosion d'agressivité dirigée à la fois contre le monde extérieur et contre le moi sous forme masochiste. C'est à K. Abraham que nous devons les premiers travaux sur les états mélancoliques (1). Il y montre le rôle important de l'ambivalence à l'endroit de l'objet, puis du moi, celui du sadisme devenu masochisme en se tournant contre le moi, enfin celui des fixations prégénitales surtout orales. Ces dernières expliquant notamment la sitiophobie des mélancoliques. D'autres auteurs, plus récemment, ont étudié psychanalytiquement la mélancolie (2).
Mais le travail fondamental sur cette question reste toujours celui de Freud lui-même : Deuil et Mélancolie (3). Dans cet article, Freud
(1) K. Abraham, Ansätze z. psychoanalytischen Erforschurig und Behandlung des manisch-depressiven Irrezeins. — Zentralblatt f. Psychoanalyse, t. II (1911), et Untersuchungen über die früheste prägenitale Entwicklungsstufe der Libido. Int. Z. f. Psa. IV (1916).
(2) Rado, Das Problem der Melancolie. — Int. Z. f. Psa. (1927). — Fenichel, Perversionen, Psychosen, Charakterstôrungen. — Int. Psa. V (1931).
Deutsch, Zur Psychologie d. manisch-depressiven Zustände. — Int. Z. f. Psa. (1933).
Gero, Der Aufbau der Depression. — Int. Z. f. Psa. (1936).
M. Klein, Zur psychogenèse der. manisch. d. Zurstände. — Int. Z. f. Psa. (1937).
Lagache, Deuil, Mélancolie, Manie. — Conférence inédite (1937).
(3) Freud, Trauer und Melancholie. — Ges. Sch. B. V. (Paru la première fois en 1916).
LE MASOCHISME 269
reprend les éléments précieux mis en évidence par Abraham : l'ambivalence, l'orientation de l'agressivité contre le moi, la fixation orale. De ces éléments réunis il édifie une théorie de la mélancolie qui reste encore aujourd'hui celle qui permet la meilleure intelligence de cette curieuse et douloureuse affection. Pour commencer il rapproche l'état de deuil de celui de mélancolie. L'état' psychologique de deuil traduit un curieux travail de retrait de la libido qui, ayant perdu son objet, se retire pendant un temps, le temps du deuil, à l'intérieur du moi pour ensuite de nouveau s'investir par déplacement sur un nouvel objet. Le mélancolique réagit tout au début de la crise comme s'il subissait ce même travail du deuil.
Il arrive d'ailleurs parfois que la perte réelle d'un être cher déclenche un état mélancolique. Mais le plus souvent la perte de l'objet chez le mélancolique est une perte non de l'objet lui-même, mais seulement de l'objet en tant qu'objet d'amour; à la suite par exemple, d'un abandon, d'une déception irrémédiable surtout. Généralement le mélancolique, bien que n'ayant rien perdu réellement, se comporte comme s'il avait cependant perdu quelque chose. Freud dit : « il sait qu'il a perdu, mais sans savoir quoi ». La perte est dans ce cas purement inconsciente. Mais bientôt le mélancolique, à la suite de cette perte, va se conduire d'une bien curieuse manière. Il commence à se plaindre de lui-même et dans des termes qui indiquent que la véritable perte est celle de son moi Je ne sais plus rien, je ne suis plus capable de quoi que ce soit, je ne peux rien, je n'aime rien, etc., dit-il.
Il apparaît donc jusqu'ici que pour lui la perte de l'objet est ressentie comme la perte du moi. Rapidement, son attitude envers lui-même étonnera davantage encore ; on l'entend avouer sa mesquinerie, sa méchanceté et ses pires défauts, s'accuser de crimes monstrueux, réclamer les jugements les plus sévères, la peine de mort, et enfin déclarer vouloir se détruire.
Il faut voir dans ces plaintes et accusations une forte agressivité retournée contre le moi. Abraham, dans son premier travail, avait souligné ce fait, en le considérant comme un phénomène de masochisme. Mais c'est ici qu'intervient l'interprétation de Freud, véritable découverte, éclairant toute la psychologie du mélancolique : le malade confond son moi avec l'objet perdu. Les plaintes, le dénigrement, les reproches, les accusations, la véritable cruauté avec laquelle il se traite, le mal qu'il se fait ou qu'il veut se faire (suicide) tout cela s'adresse à l'objet perdu.
270 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Rien ne mécontente autant un mélancolique qui si on essaie de le contredire lorsqu'il s'accuse des pires méfaits ou si on veut l'empêcher de se faire du mal. C'est qu'il éprouve un terrible besoin de déverser cette agressivité, véritable vengeance contre l'objet d'amour perdu : ce retour de l'agressivité découle chez lui de l'identification de l'objet avec le moi.
C'est ce qui a lieu chez le mélancolique. C'est cette identification du moi à l'objet qui explique la rage véritable avec laquelle le mélancolique s'acharne contre lui-même. Cette identification représente aussi pour son moi le moyen de se substituer à l'objet pour le garder en lui.
Cette puissante identification suppose d'abord un choix objectai narcissique, ce qui explique pourquoi le mélancolique ressent la perte réelle ou subjective de l'objet comme une perte de son propre moi.
Mais cet investissement narcissique ne suffirait pas par lui-même à motiver la réaction mélancolique. Il s'observe d'ailleurs en d'autres cas qui n'aboutissent pas à la mélancolie. Si le mélancolique s'arrêtait dans la régression après la perte de l'objet à une identification narcissique, il ne ferait pas de mélancolie. Le mélancolique va plus loin dans sa régression, qui le mène au stade primaire sadique-oral. Aussi l'identification de son moi à l'objet se fait sur le mode archaïque de l'incorporation orale, cannibale. Nous avons vu dans l'étude générale du masochisme comment à cette phase de l'évolution, l'agressivité primaire, libérée à la suite d'une frustration, se dirige avec d'autant plus de violence et d'aise contre le moi que celui-ci se confond avec l'objet introjecté. Tous les auteurs ayant eu la possibilité d'analyser des mélancoliques ont confirmé cette forte composante orale-sadique relevée chez le mélancolique d'abord par Abraham et Freud, Rado (1). Schilder, Fenichel, Lagache, etc.
L'observation courante montre d'ailleurs que dans le contenu « manifeste » de certains délires d'auto-accusation, le mélancolique se livre à de véritables orgies cannibales.
En résumé, il se produit chez le mélancolique : 1° un investissement narcissique de l'objet;
(1) Cet auteur, par ailleurs, envisage la cruauté avec laquelle le mélancolique traite son moi comme une punition susceptible de lui faire reconquérir l'amour des parents représentés par le surmoi. C'est comme si le moi voulait dire au surmoi : « Vois comme je me punis cruellement afin de mériter ton amour, aime moi ! ». — S. Rado, Dos Problem der Melancholie.
LE MASOCHISME 271
2° De ce fait, la perte (1) de l'objet est ressentie par le moi comme une perte cruelle de lui-même;
3° Il réagit contre cette perte en s'identifiant à l'objet pour le garder en lui ;
4° Mais cette identification, en raison des fortes fixations prégénitales orales ayant marqué le sujet, se fait régressivement sur le mode oral d'incorporation de l'objet par le moi;
5° A ce stade oral la composante agressive est particulièrement intense, le mélancolique fait donc une régression orale-sadique.
Ce dernier point est particulièrement important, non seulement du point de vue du masochisme auquel nous nous tenons ici, mais aussi parce qu'il fournit la clé du problème le plus impressionnant que pose la mélancolie, celui de l'auto-destruction poussée à son extrême, le suicide.
Cette régression qui caractérise la mélancolie libère l'agressivité primaire spécifiquement orale.
Auparavant cette agressivité était masquée et retenue par l'ambivalence à l'endroit de l'objet, si marquée chez le mélancolique. L'état de frustration créé par la perte de l'objet est le signal d'un véritable déchaînement d'agressivité qui vise l'objet. Mais comme celui-ci se confond avec le moi, c'est ce dernier qui la subit avec une violence sans répit.
C'est cette agressivité orientée contre le moi envahi par l'objet qui explique la note majeure du tableau clinique de la mélancolie : l'auto-destruction. Mais cette auto-destruction constitue-t-elle un processus masochiste ?
Nous devons répondre par la négative si nous nous tenons strictement à la conception du masochisme que nous avons défendue tout au long de ce travail. Selon cette conception le masochisme résulte d'un retour, d'une inflexion sur le moi, de l'agressivité primitivement dirigée contre l'objet. Ce retour de l'agressivité contre le sujet existe-t-elle vraiment chez le mélancolique ? Non, car si « intentionnellement » l'agressivité est destinée à l'objet, en fait elle est d'emblée dirigée contre le moi puisque c'est là qu'elle atteint l'objet.
La confusion du moi et de l'objet prend chez le mélancolique un
(1) Perte qui peut être réelle, symbolique, ou plus fréquemment subjective. Dans ce dernier cas elle n'est que le produit du besoin de répétition d'une situation infantile.
272 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
caractère qui dépasse celui de l'identification habituelle. Elle signe le processus psychotique. Ce n'est pas le moi qui prend plus ou moins l'objet comme exemple, comme modèle d'identification, c'est l'objet qui envahit le moi. Le contenant englobe en quelque sorte le contenu.
Ce qui prouve bien à quel point, en vertu du processus psychotique, les relations du mélancolique avec le monde objectai sont perturbées.
Donc, lorsque le mélancolique s'acharne contre son moi ce n'est pas parce qu'il n'a pu atteindre l'objet, ou parce qu'il se reproche d'avoir voulu le faire, ou de l'avoir fait, comme l'obsédé par exemple, mais bel et bien parce qu'en se frappant lui-même il frappe l'objet.
On a voulu établir des rapprochements entre la névrose obsessionnelle et la mélancolie. Dans les deux cas on constate en effet de fortes fixations sadique-orales et sadique-anale. Cliniquement, d'autre part, on observe parfois au début d'un accès mélancolique une phase obsessionnelle. Parfois même dans l'évolution cyclique, une phase mélancolique est plus ou moins remplacée par un épisode obsédant. Dans certains cas on a pu constater, pendant les intervalles libres, un véritable caractère obsessionnel chez le maniacodépressif. Au cours d'une psychanalyse chez un mélancolique on a pu même constater l'installation d'une courte période obsessionnelle (1). Il y a cependant entre la névrose obsessionnelle et la mélancolie, non seulement des différences de degré d'un même processus, mais aussi des différences structurales et dynamiques.
Différences structurales, disons-nous : car le moi du mélancolique est un moi psychotique, c'est-à-dire insuffisamment évolué, faible, incapable de déployer les mécanismes de défense habituels au moi de l'obsédé, il se laisse notamment envahir par l'agressivité sans se défendre. Et, lorsqu'il se défend, il cesse d'être un moi mélancolique, le mécanisme de défense mis en oeuvre alors étant celui de la projection. C'est le cas ainsi de bien des délires systématisés de persécution ayant débuté par un syndrome mélancolique.
H. Deutsch a observé qu'au cours du traitement psychanalytique le mélancolique est prêt à s'engager dans une projection paranoïaque des forces agressives pour se mettre à l'abri de l'auto-destruction.
(1) Gero, Lagache.
LE MASOCHISME 273
Nous avons nous-même eu l'occasion de suivre pendant plusieurs années une malade atteinte d'une crise mélancolique typique qui, après une courte tentative de traitement psychanalytique versa dans un délire paranoïaque.
On pouvait constater avec évidence, chez cette malade, l'effet libérateur pour le moi de la projection de l'agressivité sous forme de délire de persécution.
Dès qu'elle commença d'être persécutée, dès qu'elle se fut donc libérée de son agressivité déversée sur son moi, elle ne souffrit plus, devint même gaie, toute contente semblait-il d'accuser ses persécuteurs au lieu de se charger elle-même (1).
Voici pour la différence dynamique : l'agressivité dont le moi du mélancolique est la victime diffère de celle que le surmoi retourne contre l'obsédé, la première étant de l'agressivité, la seconde de l'agressivité devenue masochisme. Nous avons eu ailleurs (2) l'occasion de montrer qu'il serait erroné de considérer comme vraie l'équation : sadisme (agressivité) = masochisme, car lorsque l'énergie pulsionnelle agressive aboutit au masochisme elle parcourt un chemin au long duquel elle subit diverses transformations, notamment sous l'influence de la peur. Le masochisme, c'est donc bien de l'agressivité, mais de l'agressivité transformée. L'énergie dans son essence reste la même, mais se retournant contre le moi, devenant précisément masochisme, elle n'est plus simple agressivité, pareille à celle du courant électrique qui peut se traduire en lumière ou en force motrice, selon la transformation qu'elle aura subie.
L'agressivité du mélancolique ne subit pas précisément cette transformation. Elle s'oriente et prend directement contact avec le moi sous forme d'auto-destruction.
Ainsi compris, ce processus cadrerait avec la conception d'une auto-agression de Freud (3). Rappelons que selon cette conception le masochisme serait l'expression biologique de l'instinct de destruction ou de mort, qui lorsqu'il n'est pas suffisamment neutralisé par son alliage avec les tendances libidinales, érotiques, reprend son activité primaire, auto-destructrice. C'est ce qui semble précisément avoir lieu dans la mélancolie.
(1) S. Nacht, Structure inconsciente des psychoses. — Revue française de Psychanalyse (1933).
(2) Voir plus haut.
(3) Freud, Le problème économique du Masochisme.
CHAPITRE SIXIÈME
I. - Remarques d'ordre thérapeutique
Au cours d'un traitement psychanalytique, le psychanalyste affronte à chaque moment le masochisme.
Que ce soit au début, pendant, ou à la fin d'une psychanalyse, que ce soit dans sa forme isolée, en tant que caractère masochiste, ou bien en tant qu'élément constitutif de telle névrose, ou de telle anomalie de la vie sexuelle, le masochisme offre un des plus grands obstacles au traitement, donc à la guérison du malade. Cependant, le psychanalyste averti trouvera dans les différentes manifestations ou réactions masochistes, un des meilleurs leviers thérapeutiques en même temps que des éléments précieux pour guider sa technique. A tel point qu'il ne nous paraît pas excessif d'avancer que pour nous, l'analyse des éléments masochistes représente, au cours de n'importe quelle cure psychanalytique, le travail le plus efficace parce que le plus vécu affectivement par le sujet. Et, nous savons aujourd'hui que seule une prise de connaissance affective, si l'on peut s'exprimer ainsi pour l'apposer à une connaissance purement intellectuelle des éléments constitutifs d'une névrose, acquise pendant le traitement psychanalytique peut avoir un effet thérapeutique;
Deux faits, dont l'importance est capitale, semblent caractériser la cure psychanalytique du masochisme : le besoin de souffrir du malade et la libération par la technique psychanalytique de l'agressivité contenue et masquée chez lui par le masochisme.
Le besoin de souffrir fait partie intégrante de la maladie, la nécessité de libérer tôt ou tard l'agressivité du malade représente la condition indispensable à sa guérison. On ne saurait donc concevoir un traitement psychanalytique qui négligeât ces faits. Pour ce qui est du besoin de souffrir, ce besoin est susceptible de créer des difficultés aux psychanalystes avant même que le traitement soit commencé. Le malade en raison de la fin même que poursuit la névrose : satisfaire au besoin de souffrance, essayera inconsciemment de se préserver de toute intervention thérapeutique menaçant de troubler le compromis névrotique sur lequel il vit.
Les impressions subjectives qu'il aura recueillies auprès du psychanalyste, lui serviront pour se découvrir de bonnes raisons pour
276 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
ne pas accepter le traitement. Pour éviter, autant qu'il est possible ces dérobades, le psychanalyste devra veiller à garder l'attitude 1 objective prescrite par la technique psychanalytique : il lui faudra être réservé sans raideur, bienveillant sans excès, compréhensif surtout mais sans laisser paraître ni apitoiement, ni désapprobation.
En règle générale, le psychanalyste a le devoir d'exposer objectivement au malade les avantages et les difficultés du traitement psychanalytique. Quand le psychanalyste se trouve en présence d'un malade dont la personnalité est capable de supporter la vérité objective et d'accepter un traitement dont on ne lui dissmule aucune des peines qu'il comporte, il peut se féliciter; un traitement ainsi « assis » d'emblée a déjà quelques chances de réussir. Mais tel n'est pas toujours le cas.
Devant certains malades, et dans le désir de les aider, il serait tentant, afin de les décider à se faire traiter, d'insister sur les avantages d'un traitement psychanalytique.
En d'autres cas, et dans le souci de se libérer de toute responsabilité, on aurait plutôt envie d'insister sur les aléas et les difficultés d'une psychanalyse.
En présence d'un masochiste, le psychanalyste doit surtout veiller à hésiter le moins possible entre ces deux tendances pouvant l'une et l'autre compromettre un traitement.
Cependant, notre expérience personnelle nous inciterait plutôt à ne pas accorder trop de facilité (par exemple : encouragements, prix des séances, horaires plus ou moins à sa convenance, etc.), à un masochiste susceptible de bénéficier d'un traitement psychanalytique. Trop de facilité risque quelquefois d'éloigner le masochiste du traitement. Trop de difficultés risqueraient par contre d'amener le malade à se servir de ce traitement pour nourrir son masochisme. Cependant, ce dernier inconvénient sera atténué, puis écarté, si le malade a accepté le traitement, car l'analyse lui donnera petit à petit la possibilité de faire la part des choses, en diminuant de plus en plus celle du masochisme. Pendant un temps dont la durée varie selon chaque cas, le masochiste en raison encore de son besoin de se servir de toutes les circonstances pour se faire souffrir, ne verra de son traitement que ce qui lui est désagréable : le temps qu'il lui consacre, l'argent qu'il lui coûte, les désagréments qu'il lui procure, etc.
Cette manière de sentir ne satisfait pas seulement en lui le besoin
LE MASOCHISME 277
de se plaindre, si commun à tous les masochistes, mais aussi elle apaise le sentiment inconscient de culpabilité. Le traitement sera en quelque sorte utilisé comme auto-punition, ce qui libérera le malade et pourra lui permettre non seulement de faire d'ores et déjà quelques progrès dans son comportement dans la vie, mais aussi d'apporter quelques matériaux pouvant amorcer l'action de la thérapeutique psychanalytique.
Celle-ci a pour but d'amener le malade à exprimer, donc à prendre conscience, aidé par les interprétations fournies par le psychanalyste, du contenu et des réactions de son psychisme inconscient. L'assimilation de ce « matériel » inconscient, modifiera la personnalité du sujet de telle sorte qu'elle pourra se libérer des symptômes névrotiques. La poursuite de cette véritable opération psychologique est entravée à chaque instant par les résistances développées inconsciemment par le malade. L'origine et le sens psychologique de ses résistances en général sont multiples, mais pour ce qui est du masochisme, il est de toute évidence qu'elles se trouvent en grande partie déterminées et toujours renforcées par le besoin d'auto-punition et d'échec.
Leur interprétation dans ce sens, interprétation réitérée patiemment, inlassablement, constamment, finira à la longue par faire son chemin.
Mais nous savons que lés éclaircissements les plus judicieux, les interprétations les plus subtiles et les plus véridiques des mobiles inconscients des symptômes, ne peuvent suffire à guérir un malade, aussi longtemps que, ce que la cure psychanalytique lui permet d'apprendre sur lui-même, n'est pas éprouvé affectivement.
Les explications ou interprétations psychanalytiques si elles n'atteignent le malade qu'intellectuellement sans le toucher affectivement ne paraissent avoir aucun effet thérapeutique. Ce qui crée ce climat affectif éminemment souhaitable, ce sont les différentes réactions du transfert, conférant un sens actuel aux complexes infantiles, trop lointains. L'observation attentive de ces réactions, leur interprétation correcte au moment propice, constitue de la part du psychanalyste le travail le plus délicat, certes, mais aussi le plus efficace.
Aussi allons-nous insister davantage sur cet aspect des éléments masochistes dans le traitement psychanalytique.
Nous ne nous arrêterons pas sur les caractères généraux du phénomène de transfert : reproduction à l'endroit du psychanalyste non
278 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
seulement du comportement habituel (ce qui va de soi) mais surtout de ce qu'il contient de complexuel, d'où la possibilité par l'analyse de profiter de l'atmosphère actuelle et vivante ainsi formée, pour désintriquer ce comportement et le réduire à sa valeur normale; mais aussi de reproduire dans un ordre plus ou moins chronologique ou logique des différents moments évolutifs de la personnalité de l'analysé, donc des éléments constitutifs de sa névrose. Nous savons ce qui caractérise le comportement du masochiste : son besoin de souffrir, de se punir, d'échouer ; nous savons aussi que ce comportement traduit une grande part de l'agressivité libérée puis infléchie à l'occasion des déceptions, des interdictions et des frustrations libidinales mal supportées. Nous savons aussi en quoi consiste le « bénéfice » du masochiste en tant que moyen d'accès à des satisfactions libidinales régressives, etc. Tous ces éléments seront évidemment transférés plus ou moins explicitement dans le traitement et par rapport au psychanalyste. A lui d'être averti et de ne pas se laisser « prendre » à tout le déploiement d'une véritable stratégie masochiste : se montrer malheureux pour que le psychanalyste ait pitié, provoquer ce psychanalyste pour qu'il soit sévère, punisse et fournisse ainsi encore des satisfactions libidinales régressives; être d'une passivité excessive afin d'amener le psychanalyste à agir sur le malade et à satisfaire ainsi son homosexualité latente, etc. Le psychanalyste devra résister à ces véritables assauts et s'attacher — quoi qu'il puisse lui en coûter par moments — à son rôle de « miroir qui ne reflète que ce qu'on lui a montré » (Freud), c'est-à-dire interpréter, interpréter toujours.
Pendant longtemps il devra se résigner au rôle difficile de se dépenser ainsi sans résultat apparent.
Qu'il se garde bien de se lasser et de dire un jour par exemple : maintenant, je vais le « secouer » un peu, cela aidera à faire avancer les choses ! S'il commet cette imprudence, véritable victoire pour l'inconscient du malade, il aura compromis tous ses efforts et tout sera à recommencer. Il ne verrait pas s'il agissait ainsi, arriver le moment, où le malade, son « moi » fortifié par dé justes interprétations s'écrierait : Oui, j'aimerai vous voir enfin m'attraper, cela me ferait plaisir; ou bien : c'est curieux, j'ai l'impression de vouloir à tout prix vous entendre me plaindre et vous apitoyer sur moi, j'aurais ainsi la sensation d'être un peu aimé par vous, je souffrirais moins ainsi...; ou bien encore : je sais bien que lorsque je vous demande tout le temps de m'aider puisque je ne puis rien faire,
LE MASOCHISME 279
c'est qu'alors je serais devant vous comme un enfant faible que l'on aide, ou comme une femme que quelqu'un de fort possède... Alors la psychanalyse aura marqué un pas en avant et elle aura fait du bon travail thérapeutique car le malade ne tardera pas à ajouter : mais tout cela est bête, j'ai mieux à faire dans la vie que de supplier qu'on me punisse pour que j'aie la conscience tranquille et que l'on m'aime comme une femme!
A ce moment du traitement, la partie est à moitié gagnée, à moitié seulement, car encore faut-il que le malade puisse persévérer dans sa nouvelle orientation. Il importe pour cela que le malade n'ait pas peur de son nouvel état. Nous arrivons ainsi à la période décisive du traitement : celle qui permettra au malade de se libérer de son agressivité infléchie, ce qui correspond à le débarrasser de son masochisme. Ce tournant de l'analyse on pourrait l'appeler celui du renversement de la vapeur.
En effet, il aura pour but de détourner du sujet les forces de l'agressivité contenues dans le masochisme en les dirigeant au dehors du moi. Il apparaît avec évidence, si l'on tient compte des mécanismes formateurs du masochisme, que cette phase du traitement peut décider de son issue.
Le malade aura à parcourir vers la guérison, la même route, mais en sens inverse, que celle qu'il a suivie jadis lorsque sa personnalité s'organisait sur le plan masochiste. Mais ce faisant il rencontrera tôt ou tard le même obstacle : la crainte, la peur de son agressivité. A un premier stade le malade ne pourra réagir devant cette crainte (qui est encore inconsciente) autrement que par des symptômes : aggravation ou rechute. C'est à ce moment surtout que l'on peut observer la fameuse réaction thérapeutique négative de Freud par une accentuation de la crainte de castration, une aggravation des actions de culpabilité, du besoin d'échec, etc. Mais à cette phase du traitement, l'analyse du matériel psychique fourni par le malade, montre qu'une grande partie tout au moins de ces réactions est maintenant centrée sur la personne de l'analyste par le transfert, donc actualisée.
L'analyse de ces réactions se fera alors dans cette atmosphère d'actuel, de vécu, apte à dépasser la simple compréhension intellectuelle, qui permettra au malade une assimilation affective des matériaux psychiques inconscients.
Cette assimilation aboutira à la réalisation du but essentiel du traitement psychanalytique : le renforcement du moi, sa matura-
280 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
tion. Le moi ainsi renforcé empiétera de plus en plus et dominera les pulsions inconscientes. Was es war, muss ich werden (1) dit Freud. C'est ainsi que le travail psychanalytique conduit à la guérison par un empiètement progressif du moi sur le ça.
Le malade dont le moi s'est ainsi fortifié, sera capable de mesurer toute l'étendue qui sépare ses craintes inconscientes, infantiles, recouvertes par la névrose mais auxquelles il obéit encore, du monde réel, de la réalité adulte avec laquelle seule il devrait compter. Bref, il comprendra, par exemple, que tout indique chez lui un comportement dominé par la crainte d'être sévèrement puni, châtré, même par le psychanalyste, mais qu'il n'y a pour lui aucun danger réel.
On le verra alors, s'il s'agit par exemple d'un impuissant, récupérer une partie ou toute son activité sexuelle, ou s'il s'agit d'un obsédé, se libérer du joug de ses obsessions, etc. Mais chose étonnante, en même temps que ces indices d'amélioration, apparaîtront de véritables explosions d'anxiété.
C'est que précisément une étape du traitement indispensable n'a pas encore été accomplie : celle de la neutralisation totale et définitive du masochisme par la libération des pulsions agressives y contenues. Cette libération doit se faire théoriquement dans le cadre de l'analyse, c'est-à-dire emprunter logiquement les voies que le transfert lui offre. Il va de soi qu'il ne s'agit pas de faire d'un masochiste un sadique, sous prétexte de le guérir. Généralement d'ailleurs cette extériorisation salutaire des tendances agressives refoulées antérieurement, malgré sa violence possible, n'est que momentanée, fait partie d'un état transitoire. Le moi ayant subi une nouvelle organisation par l'analyse, ce moi adulte saura bientôt tenir tête et adapter ses pulsions aux conditions de vie extérieures. Il n'en est pas moins souhaitable que ces tendances restent des réactions de transfert, c'est-à-dire qu'elles se maintiennent dans le cadre du traitement. Mais les choses n'évoluent pas toujours ainsi. Des causes extérieures ou intérieures relativement à l'analyse peuvent intervenir, la rencontre, par exemple, d'un être qui par son comportement masochiste, sollicite l'agressivité nouvellement en train de se libérer. L'excès d'agressivité qui pourrait caractériser cette situation nouvelle sera analysée et ainsi réduite à des proportions normales. La tâche du psychanalyste sera dans ce cas souvent plus difficile que s'il s'agissait de manifestations de transfert.
(1) Ce qui était ça, doit devenir moi.
LE MASOCHISME 281
Ces réactions extérieures ne présentent pas toujours un caractère grave; il s'agit la plupart du temps de tendances plus que de réalisations. Des êtres jusqu'ici effacés, veulent dans leurs premières tentatives de redressement s'imposer en bousculant peut-être trop les obstacles. Les anciennes victimes sont tentées de prendre ainsi leur revanche trop brutalement.
En d'autres cas, cependant, ces réactions peuvent présenter un caractère nuisible. Aussi, encore une fois, est-il toujours préférable de les voir se manifester à l'endroit de l'analyste. Dans le cadre du traitement, elles garderont toujours leurs caractères plus ou moins fictifs ou anodins. Elles se traduiront par des réflexions plus ou moins désagréables pour le psychanalyste, surtout par des rêves et des fantaisies sadiques. Parfois de véritables tentatives de nuire au médecin s'esquisseront ; dans les cas bénins il s'agit de puériles tentatives de déchirer un tapis, ou n'importe quel objet lui appartenant; il arrive — et cela est plus désagréable — que le malade essaye de faire du tort à son analyste par des propos malveillants qu'il répandra sur lui, etc.
Il apparaît comme nécessaire que le malade puisse tranquillement faire « ses armes » en quelque sorte sur le dos de l'analyste, c'est le risque du métier...
Il faut que jusqu'à un certain degré le malade ait la certitude de pouvoir agir ainsi, sans quoi il refoulerait à nouveau son agressivité, et ne saurait guérir, ou la transporterait ailleurs, ce qui pourrait avoir d'autres inconvénients. Le psychanalyste devra toujours rassurer le malade, lui rappeler qu'il peut tout dire et tout faire dans l'analyse, à condition de rester sur le plan psychanalytique. Ces assurances sont nécessaires, mais elles ne sont pas toujours suffisantes. Un de nos malades, par exemple, chez lequel nous analysions depuis un bon moment la crainte qui l'empêchait de se montrer désagréable à notre endroit, ne voulait absolument pas en convenir. Un jour, au sortir d'une séance de traitement, à l'occasion d'une observation banale et anodine qu'un agent de police venait de lui faire parce qu'il n'avait pas respecté un barrage, il descend de sa voiture, engage une dispute avec cet agent et lui envoie une gifle. Ce n'est qu'à la suite de cet incident qu'il comprit enfin que ce qu'il s'était contraint à dissimuler durant l'analyse, il avait préféré l'exprimer ailleurs, mais c'était trop tard... tout au moins pour éviter les poursuites qu'il eut à subir.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 8
282 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Il ne suffit pas que l'analyste dise et répète au malade qu'il peut se montrer désagréable, qu'il se doit même de le faire s'il veut guérir, de cette façon il pourra surmonter la crainte infantile que lui inspirent ces réactions. S'il ne peut la surmonter, cette crainte, c'est que son moi n'est pas encore assez évolué sous l'influence du traitement et qu'il continue à réagir infantilement. Mais, parfois, c'est le psychanalyste qui, inconsciemment à son tour, peut être responsable de cette difficulté que son malade éprouve. C'est que ce dernier a constaté, ou plutôt senti, à l'occasion de tel ou tel propos ou des discussions qui peuvent surgir au cours de leurs entretiens, que l'analyste veut toujours avoir raison, être le plus fort ou qu'il ne peut pas supporter qu'on lui dise des choses désagréables, malgré les assurances verbales de neutralité et d'objectivité qu'il a données à cet égard. Il est indispensable que l'analyste veille à éviter de laisser percevoir de telles dispositions à son malade. Mais cette question, si importante qu'elle soit, déborde le cadre de ce travail.
Disons simplement que l'analyste doit tout faire pour laisser le malade se libérer de son agressivité plutôt dans ses réactions en transfert thérapeutique, qui, tout compte fait, presque toujours ne peuvent gêner objectivement l'analyste, et par contre sont si utiles au malade symboliquement et en tant que moyens d'abréactions.
Sans compter que cette phase passée, tout rentrera dans l'ordre pour la tranquillité du malade et l'agrément du médecin. Car, il importe de le signaler pour éviter tout malentendu, la personnalité modifiée et mûrie par le traitement, devra pouvoir donner à l'agressivité une place adaptée et compatible avec le jeu sain des pulsions.
Voici donc ce malade, qui n'est plus un malade, débarrassé de son masochisme. La question de la fin du traitement se pose à ce moment et souvent non sans créer de difficultés nouvelles. Il arrive en effet parfois que, finir un traitement psychanalytique, soit aussi difficile, sinon plus, que de le commencer. Ce problème de la fin du traitement met souvent à l'épreuve, de nouveau l'analysé et l'analyste.
Je crois devoir parler seulement du premier ici.
Le fait de cesser le traitement, de se séparer de son analyste, peut constituer une épreuve pour l'analysé ayant subi l'analyse la plus correcte.
Chez le masochiste, en particulier, chez lequel la crainte d'être seul, de perdre l'amour de ses parents, joue un rôle si important, les réactions produites par la perspective de la fin du traitement
LE MASOCHISME 283
sont encore plus importantes. C'est à ce point qu'il arrive dans certains cas de voir un sujet chez lequel tout allait bien depuis un certain temps déjà, rechuter, jusqu'à donner l'impression aux esprits non avertis, que tout est remis en question, que tout allait recommencer.
Ce n'est là qu'une apparence, car en fait ce ne sont là que des tentatives de la part de l'analysé, de se dérober au grand pas qu'il doit faire en se séparant de son analyste : devenir réellement un adulte et entrer carrément dans la vie.
C'est au psychanalyste — et c'est là la difficulté — d'apprécier si le moment est venu, si le sujet a acquis la possibilité de se comporter ainsi. Le pousser trop tôt à quitter la psychanalyse peut être maladroit, le retenir davantage qu'il ne faut, encore plus.
Parfois, on est obligé d'avoir recours à un compromis qui, en fait, laisse la porte ouverte à toute éventualité : s'entendre avec l'analysé pour garder un certain contact avec lui, contact qui s'espacera de lui-même — la vie aidant — de plus en plus.
Tels sont les aspects les plus caractéristiques — à notre sens — du traitement psychanalytique du masochisme.
Leur exposé a pris forcément un caractère systématique laissant supposer un déroulement bien réglé des différentes phases de ce traitement. Nous savons tous qu'il n'en va pas ainsi dans la pratique, tous les éléments d'une névrose s'entremêlant à chaque instant au cours des séances psychanalytiques. C'est au psychanalyste de choisir à chaque moment dans l'écheveau du matériel fourni par le malade, ce qui lui paraît propice à interpréter.
La sage directive formulée jadis par Freud pourrait être rappelée à ce propos : ne jamais interpréter plus que ce que le malade (son moi) est capable d'assimiler.
II. - Remarques d'ordre prophylactique
Peut-on tirer de tout ce qui a été dit quelques notions prophylactiques? Etablir une meilleure hygiène mentale, une véritable prophylaxie des névroses, n'est-ce point une des conséquences logiques des observations psychanalytiques?
Dire ici ce qui a été tenté dans cette voie, les erreurs commises, les espoirs permis, serait dépasser de beaucoup le cadre de ce chapitre.
Rappelons simplement que ces efforts tendent à établir une science pédagogique tenant compte de l'évolution des instincts et notamment de la libido, telle que la psychanalyse nous a appris à la connaître. Il s'agit donc de tracer aux parents et aux éducateurs une ligne de conduite susceptible d'éviter ou d'atténuer les heurts qui entraînerait cette évolution et nuirait à son épanouissement dans le cadre de l'adaptation sociale. Le masochisme en particulier pose à ce point de vue trois grands problèmes :
1° Celui de l'agressivité : quelle attitude adopter en face des tendances agressives inhérentes à l'évolution libidinale?
2° Celui des interdictions éducatives inévitables : comment, tout en les imposant, atténuer ou même éviter les réactions dites de « frustration » libidinale chez l'enfant?
3° Celui de la punition, corporelle ou morale : faut-il ou non éviter à tout prix les punitions ?
Ne nous faisons pas d'illusions, pouvoir répondre complètement [et de manière satisfaisante] à ces questions, ce serait non seulement résoudre le problème de la prophylaxie du masochisme, mais peut-être aussi celle des névroses en général.
Ni nos éléments d'information, encore moins l'expérience, ne nous permettent de tirer des conclusions systématiques et complètes sur des données humaines, biologiques et sociales, si complexes. Nous ne pouvons pour le moment que poser ces problèmes, essayer de les bien poser et d'y voir un peu plus clair que jadis.
Revenons maintenant au problème essentiel que pose le masochisme : celui de l'agressivité.
A première vue il est très simple : il existe d'une part des forces agressives inhérentes à la nature humaine, d'autre part il apparaît
LE MASOCHISME 285
que leur étouffement peut aboutir au masochisme. La réponse semble facile : empêchons donc cet étouffement et nous éviterons l'installation des tendances masochistes!
En réalité, le problème est bien plus complexe.
Nous désignons couramment par agressivité un courant de pulsions d'où émergeront des manifestations apparemment différentes mais qui ont de commun l'énergie pulsionnelle dont elles sont faites.
Ainsi un enfant qui mord le sein qui le nourrit, ou qui brise son jouet, se livre dans les deux cas à un acte agressif; le même enfant pourra plus tard éprouver des sentiments allant de l'animosité à la haine, au désir de faire du mal, de tuer même, ce sont bien là des manifestations agressives; mais lorsqu'il voudra s'approprier un objet, posséder une chose, dominer un être, agir tout simplement, il se livrera encore à des actes dont la qualité pulsionnelle, énergétique est également fournie par l'agressivité.
A l'âge adulte la même source d'énergie alimentera l'ambition, le courage, le travail aussi bien que la violence ou le crime.
Qu'est-ce que l'éducateur doit en laisser se manifester, encourager ou réprimer dans la conduite agressive de l'enfant?
Comment peut-il le faire pour corriger les tendances brutales et asociales sans risquer de dévier ou de refouler cette énergie nécessaire au développement de la personnalité et plus tard à son soutien?
Il semble que toute interdiction trop complète, trop violemment exprimée, risque dangereusement, en bloquant toute issue à l'agressivité, de mettre l'enfant dans la nécessité de la retourner contre lui-même sous forme de masochisme.
Il apparaît comme infiniment moins aléatoire de ne pas opposer systématiquement de barrières à cette agressivité et de lui laisser trouver des obstacles à sa mesure dans les réactions spontanées qu'elle soulèvera nécessairement dans l'entourage, à mesure que l'occasion s'en présentera : on peut sans traumatiser un enfant s'opposer à ce qu'il griffe, morde ou égratigne, et l'empêcher de détériorer les objets. En ce qui concerne ses propres jouets, il serait bon cependant de lui laisser l'entière liberté de les détruire à sa guise, de façon à laisser un libre entraînement aux pulsions, ce qui est nécessaire au développement de la personnalité. Il sera bon cependant de chercher, par des jeux appropriés, à favoriser chez lui le goût de construire, d'orner, de créer qui, utilisant positivement une grande partie de son potentiel affectif, l'aidera beaucoup plus
286 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
sûrement qu'une interdiction, à faire la part plus petite à ses tendances destructrices.
Un milieu enfantin, d'âge très rapproché, est un excellent terrain de croissance pour les petits qui exercent entre eux leurs forces sans danger de se trouver devant l'obstacle insurmontable que la défense ou la réaction trop vive de la mieux intentionnée des grandes personnes peut représenter — du seul fait du point de vue de l'enfant qui le conçoit comme tout-puissant et incompréhensible.
Certes les choses deviennent plus compliquées lorsque l'enfant dirige ses mouvements agressifs contre ses parents ou éducateurs, car il intervient alors un facteur qui domine toutes ces questions, c'est la manière dont réagissent les grandes personnes. Si leurs réactions sont naturelles, simples et libres, il y a beaucoup de chances que, quelle que soit la manière' dont elles se manifestent, elles ne nuisent pas trop à l'enfant.
Mais si, à l'agressivité de celui-ci, les parents réagissent par leur propre agressivité ou même leur masochisme, il ne peut s'ensuivre que des complications fâcheuses. Ceci pose la question du propre équilibre des parents ou des éducateurs qui domine toutes les perspectives d'éducations psychanalytiques.
Il est arrivé que des parents ayant subi un traitement ou un enseignement psychanalytique insuffisant soient tombés en de graves erreurs: instruits sur leurs propres difficultés infantiles, par exemple, ils se sont comportés à l'endroit de leurs enfants avec une véritable peur de la peur que l'enfant pourrait éprouver. D'où un souci excessif de lui éviter toute occasion de surmonter des circonstances entraînant de la peur, ce qui ne peut avoir de bon effet sur le développement d'une personnalité qui se trouve ainsi privée d'un moyen de s'entraîner, d'exercer sa force.
Il n'est même pas certain d'ailleurs que l'on puisse éviter ainsi la peur aux enfants. Steff Bornstein-Windholz cite un exemple intéressant à ce point de vue (1) : un garçon de quatre ans et demi devenant, en plein complexe d'OEdipe, agressif contre son père, lui dit un jour : « Papa, je vais te couper ton machin ». Le père, instruit par des connaissances psychanalytiques du danger de faire naître la crainte de la castration, saisit cette occasion de rassurer son fils en lui disant que lui, ne lui en ferait pas autant.
(1) Missverständnisse in der Psychonalytische Pedagogik. Zeitschrift f. Psa. Pädagogik, 1937.
LE MASOCHISME 287
Le résultat fut désastreux. L'enfant réagit exactement comme d'autres enfants ayant été, eux, menacés de castration : il perdit le sommeil, eut peur d'être attaqué par des bêtes sauvages et redoubla de fantasmes agressifs contre son père.
Le petit garçon n'avait pas cru son père, n'avait pas pu concevoir que celui-ci ressentît les choses autrement que lui.
L'auteur de cette observation note avec justesse qu'il aurait fallu donner à l'enfant l'impression de prendre au sérieux son agressivité, et non la traiter par le mépris, sans, bien entendu, le menacer de quoi que ce fût. Le père aurait dû simplement répondre qu'il ne se laisserait pas faire, que ce n'est pas permis de couper quelque chose dans la chair des autres, etc...
Il faut laisser ainsi à l'enfant la possibilité, ou l'illusion, d'exercer son agressivité contre les obstacles qu'elle rencontrera naturellement, faute de quoi elle risquerait encore d'être intériorisée, infléchie, et mènerait au masochisme.
Toute éducation inspirée psychanalytiquement doit poursuivre un double but : laisser se développer un moi fort (par rapport au çà) en face d'un surmoi souple.
Pour atteindre ce but, il faut permettre à l'enfant de mesurer les limites fixées à son agressivité et de s'y arrêter mais sans l'intervention de menaces ni de punitions. Il s'avère d'ailleurs à l'observation psychanalytique que ce n'est pas tant l'agressivité « normale », si l'on peut appeler ainsi celle qui se manifeste naturellement et parallèlement aux autres manifestations libidinales, qui peut créer des difficultés dans le développement de l'enfant, mais surtout celle que l'on pourrait nommer réactionnelle. Elle se déclenche à l'occasion des circonstances faisant naître chez l'enfant l'état pénible de « frustration » libidinale. Nous savons combien cet état d'insatisfaction libidinale, de « frustration », est mal supporté par l'enfant à toute phase de son développement. La libération d'une partie de l'agressivité, naturellement mélangée aux autres pulsions libidinales, en est une des conséquences fâcheuses.
Elle est plus apparente quand l'enfant est privé de tendresse, ou, ce qui arrive encore plus souvent, lorsqu'on la lui retire brusquement.
Elle est plus difficile à déceler lorsqu'il s'agit d'un manque de la satisfaction érotique exigée par chacune des phases libidinales que traverse l'enfant : orale, anale, etc. Elle n'en est pas moins violente
288 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
pour cela. Toutes les nourrices savent qu'un enfant mal nourri devient « méchant ».
Il en est de même pour toutes les autres satisfactions nécessaires à l'évolution de l'enfant.
Les psychanalystes ont suffisamment insisté sur l'érotisme anal par exemple pour que nous n'insistions pas davantage ici sur ce sujet. Tout empêchement à ces satisfactions inhérentes au développement libidinal, entre autres effets perturbateurs, produit, par excellence, une libération d'agressivité. Laissons de côté, comme étant hors de notre sujet, l'orientation de tel ou tel enfant dans le sens d'un asocial. Rappelons plutôt que dans la majorité des cas, pour des raisons longuement étudiées à propos des mécanismes formateurs de masochisme, cette agressivité sera retournée contre le moi du sujet et favorisera ainsi la source principale du masochisme.
Aussi les psychanalystes ne devront jamais se lasser de rappeler à ceux qui ont charge d'élever des enfants le rôle traumatisant des interdictions plus ou moins justifiées qu'ils opposent aux satisfactions nécessaires à l'évolution libidinale, surtout lorsqu'ils ne savent pas donner par ailleurs aux enfants la certitude de leur amour.
La plupart de ces interdictions ne sont souvent dictées que par un certain aveuglement, lui-même motivé par les complexes infantiles des éducateurs eux-mêmes.
Il nous reste maintenant à examiner le rôle des punitions. Ayant déjà longuement analysé ce rôle des punitions dans la genèse du masochisme, principalement dans le chapitre consacré à la perversion masochiste, nous voudrions éviter des redites. Rappelons simplement que, contrairement à ce que l'on serait tenté de penser a priori, la punition ne joue pas le rôle principal dans l'orientation masochiste d'une personnalité. Nous avons essayé ailleurs de montrer que, même dans le cas des perversions, l'effet de la punition dépendait surtout des circonstances affectives dans lesquelles se trouvait l'enfant puni. Cependant la punition reste presque toujours inutile et le risque de la voir être traumatisante fait qu'il ne viendra à l'esprit de personne, espérons-le, de désirer ressusciter les temps heureusement révolus où l'éducation se faisait à l'aide de pensums et de coups. Il est cependant courant d'observer qu'un enfant, sûr par ailleurs de l'affection de ses parents, lorsqu'il reçoit d'eux une punition justifiée, s'il n'en résulte pas un grand bien pour lui, n'en éprouvera pas grand mal non plus. Nous voyons même par l'analyse des adultes combien, dans certains cas, une punition aurait pu
LE MASOCHISME 289
même aider au dénouement de certaines situations tendues par un complexe diffus de culpabilité, ou par des craintes non formulées de castration.
Tout se passe alors comme si la punition fournissait à l'enfant le moyen de savoir « à quoi s'en tenir » et ainsi ne plus redouter le pire.
Ceci s'applique bien entendu aux cas où des liens affectifs solides et normaux existent entre l'enfant et le parent qui punit.
Par contre, les conséquences les plus fâcheuses peuvent résulter de la punition si l'enfant la ressent comme une injustice, surtout lorsque l'ensemble des circonstances affectives et familiales laisse à désirer.
Que l'en songe au cas banal et dont les répercussions sont faciles à constater dans la pratique courante où l'enfant sert de bouc émissaire à la tension résultant d'une mésentente entre les parents. Ou encore à celui où le sadisme des parents s'exerce inconsciemment sur l'enfant sous les prétextes les plus louables en apparence et développe en lui le masochisme compensateur qui lui permettra de se satisfaire en quelque sorte de leurs mauvais traitements. Il arrive alors que le sadisme des uns et le masochisme de l'autre forment un complexe où le sado-masochisme devient la seule monnaie des échanges affectifs.
C'est la voie la plus sûre pour mener l'enfant au masochisme. Ainsi on est toujours conduit, en matière d'éducation psychanalytique, à attacher la plus grande attention au comportement des parents, c'est-à-dire à leur propre équilibre psycho-affectif.
Des parents sains d'esprit et de corps sauront réaliser ces deux principales conditions propres à créer le climat le plus favorable au développement de l'enfant :
Une tendresse égale, constante, équilibrée, l'abri le plus sûr contre les tempêtes qui peuvent ravager l'âme enfantine et une attitude naturelle et compréhensive à l'endroit des manifestations sexuelles en particulier et libidinales en général.
Bibliographie
K. Abraham, Ansätze z. Erforschung u. Behandlung des manisch-depressiven Irreseins Zustände Zehtralbl. f. Psa. II, 1911. — Untersuchungen uber die früheste prägenitale Entuwicklungsstufe der Libido Int Z. f. Psa, 1916.
F. Alexander, Strafbedûrfnis und Todestrieb : Internationale Zeitschrift fur Psychoanalyse, XV, 1929. — Psychoanalyse der Gesamtpersönlichkeit, 1927 : Int. Psychoanalytischer Verlag, Wien. — Zur Théorie der Zuangsneurosen und der Phobien : Int. Zeitschrift fur Psychoanalyse, 1927.
Marie Bonaparte, Passivité, Masochisme, Féminité : Revue Française de Psychanalyse, 1928.
A. Balint, Die Grundlagen unseres Erziehungssystems : Int. Zeitschrift für Psychoanalytische Pädagogik, 1937.
Steff Bornstein, Missverständnisse in der Psychoanalytische Pädagogik : Int. Zeitschrift f. Psa. Pädagogik, 1937.
E. Bibring, Zur Entwicklung und Problematik der Triebtheorie : Int. Zeitschrift, f. Psa., 1936.
Th. Benedek, Todestrieb und Angst : Int. Zeitschrift f. Psa., 1931.
Y. Bloch, Dos Sexualleben unserer Zeit., Berlin.
H. Codet et R. Laforgue, Echecs sociaux et besoin inconscient d'autopunition : Revue Française de Psa., 1929.
A. Coffignon, La Corruption à Paris, 1898.
H. Deutsch, Der Feminine Masochismus und seine Beziehung zur Frigidität : Int. Zeitschrift f. Psa., 1930. — Psychoanalyse der weiblichen Sexualfunktionen : Int. Psa. Verlag, Wien. — Psychoanalyse der Neurosen : Int. Psa. Verlag Wien. — Psychoanalyse der Neurosen : Int. Psa. Verlag Wien. — Zur Psychologie der Manisch-depressiven Zustànde : Int. Zeitschrift f. Psa., 1933.
P. Dheur, Les Amoureux de la Douleur, Paris 1900.
G. Dumas, Un cas de Masochisme : Journal de Psychologie, 1905. R. Dupouy, Du Masochisme : Annales Médico-Psychologiques, 1929. A. Eulenburg, Sadismus und Masochismus, Wiesbaden, 1902.
H. Ellis, Etude de Psychologie sexuelle : Mercure de France. S. Freud, Trois essais sur une théorie de la sexualité, trad. par B. Reverchon : N. R. F., Documents Bleus. — Un enfant est battu, trad. par H. Hoesli : Rev. f. Psa. VI. — Triebe und Triebschicksale, 1915. — Gesammelte Schriften B. V. : Int. Psa. Verlag, Wien. — Trauer und Melancholie, 1916 : Ges. Sch. B. V. — Die in Erflog scheitern : Ges. Sch. B. X. — Einige psychische Folgen der Anatomischer Geschlecht Merschiedes : Ges. Sch. B. XI. — Le Problème économique du Masochisme, 1924, tr. par. E. Pichon et H. Hoesli : Rev. F. Psa., II, 1928. — Essais de Psychanalyse, Payot, Paris. — Einführung zum Nazismus : Ges. Sch. B. VI. — Die Abwehr Neuro-Psychosen, 1894 : Ges. Sch. B. I. — Obsessions et Phobies, 1895 : Revue de Neurologie, Paris. — Uber die Abwehr-Neuropsychosen, 1896 : Ges. Sch. B. I. — Zwangshandlungen und Religionsübungen, 1907. — Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, t. II.
LE MASOCHISME 291
P. Federn, Beitrage zur Analyse des Sadismus und Masochismus : Int. Z. f. Psa., 1913-1914.
O. Fenichel, Perversionen, Psychosen, Charakterstörungen : Int. Psa. Verlag, Wien, 1931.
G. Gero, Der Aufbau der Depression : Int. Z. f. Psa., 1936.
K. Horney, Das Problem des weiblichen Masochismus : Int. Z. Psa., 1934.
— Die Flucht aus der Weiblichkeit : Int. Z. f. Psa., 1926.
M. Klein, Die Psychoanalyse des Kindes : Int. Psa. Verlag, 1932. Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis. Payot, Paris.
M. Klein, Zur Psychogenese der Manich-depressiven Zustande : Int. Z. f. Psa., 1937.
E. Jacobsohn, Wege der weiblichen uber-ich Bildung : Int. Z. f. Psa., 1937.
A. Hesnard et R. Laforgue, L'Auto-Punition : Rev. Fr. Psa., 1931. E. Jones, Die Psychoanalyse und die Triebe : Imago, 1936.
J. Lampl de Grott, Zu dem Problem der Weiblichkeit : Int. Z. f. Psa., 1928. R. Loewenstein, D'un mécanisme auto-punitif : Rev. Fr. Psa., 1928. — De la passivité phallique chez l'homme : Rev. Fr. Psa., 1935. R. Laforgue, Etude sur J.-J. Bousseau : B. F. P., 1927.
D. Lagaehe, Deuil, Mélancolie, Manie : Conférence inédite.
Moreau de Tour, Quelques inductions psychologiques concernant la monomanie du suicide : Union Médicale, 1847.
B. Meng, Zur Psychologie der Strafe und des Strafens : Zeitsch. f. Psa. Bewegung.
S. Nacht, Bemarques sur un cas de névrose obsessionnelle avec représentations sado-masochistes : Rev. Fr. Psa., 1931. — Psychanalyse d'un cas d'homosexualité : Rev. Fr. Psa., 1930-1931 (avec J. Vinchon). — La structure inconsciente des psychoses : Rev. Fr. Psa., 1932. — Psychanalyse de Psychonévroses, F. Alcan, Paris, 1935. — Pathologie de la vie amoureuse : R. Denoël, Paris, 1937.
H. Nunberg, Schuldgefuhl und Strafbedurfnis : Int. Z. f. Psa., 1926. — Allgemeine Neurosenlehre. Hans Hubner, Bern-Berlin, 1932. — Homosexualität, Magie, und Aggression : Int. Z. f. Psa., 1936.
Ch. Odier, Contribution à l'étude du surmoi : B. F. P., 1927.
S. Rado, Das Problem der Melancholie : Int. Z. f. Psa., 1927.
W. Reich, Der Massochistiche Charakter : Int. Z. f. Psa., 1932. — Der Triebhafter Charakter : Int. Psa. Verlag, Wien, 1925.
Th. Reik, Gestandniszwang und Strafbedurfnis : Int. Psa. Verlag, Wien, 1925.
L. Stern, Sacher-Masoch. B. Grasset, Paris.
J. Sadger, Die Lehre von den Geschlechtswerwirrungen. F. Deuticke, 1921.
— Ein Beitrag zur Verstandnis des Sado-masochismus : Int. Z. f. Psa., 1926.
C. F. v. Schlichttegroll, Sacher-Masoch und Masochism, Dresden, 1901.
P. Schilder, Entwurf einer Psychiatrie auf Psychoanalytische Grundlage : Int. P. Verlag, W. 1931.
Trénel, Revue Médicale Normande, 1902. Schrenk-Notzing, Die Suggestion-Thérapie, 1892.
E. Weiss, Todestrieb u. Masochismus : Imago, 1935.
DEUXIÈME PARTIE
L'Origine du Masochisme et la théorie des pulsions
par R. LOEWENSTEIN
Tout d'abord, je vous prierai d'excuser la nature et le caractère théorique de mon rapport. Si je me suis décidé à vous le présenter sous cette forme, c'est que le problème même du masochisme a acquis ces derniers temps une ampleur et a suscité un intérêt considérables. Bien que conçu sous une forme théorique, j'espère que mon travail contribuera à élucider ce problème si épineux. Je ne partage pas l'avis de ceux qui considèrent que les recherches sur le plan théorique sont de vaines spéculations. Je crois en effet à l'importance primordiale des recherches dites désintéressées. Mais de plus, les conceptions théoriques ne manquent jamais d'avoir, sur le travail clinique et thérapeutique de la psychanalyse, une influence, favorable ou non. Dans le cas qui nous occupe ici plus particulièrement, il en est et il en sera certainement ainsi. Que ces quelques réflexions servent à justifier la forme de mon rapport.
Vous avez entendu l'exposé si clair et si complet de notre ami NACHT, qui a bien voulu se charger de traiter toute la partie clinique du sujet et qui s'en est brillamment acquitté, de sorte que je puis me permettre de n'y revenir qu'occasionnellement. Laissezmoi vous rappeler brièvement l'histoire des travaux qui ont abouti aux conceptions théoriques actuelles du masochime. Vous vous souvenez que FREUD fut amené, dans son travail « Au delà du principe de plaisir », à établir l'hypothèse de deux pulsions primordiales auxquelles serait soumis tout ce qui est vivant : la pulsion de mort et la pulsion de vie, l'Eros, qui engloberait la sexualité et les instincts vitaux. Cette théorie, que son auteur lui-même considérait comme entièrement spéculative, eut par la suite une implication dans le domaine psychologique et clinique. FREUD attribua dès lors aux pulsions agressives une place, une dignité à part dans la classification des pulsions. Il les détacha des pulsions du moi dans lesquelles il les englobait à cette époque (comme le remarque très justement M. BIBRING), pour en faire les représentants de la pulsion
294 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
de mort primordiale postulée par lui. Il se représente la genèse des pulsions agressives comme due à une sorte d'extraversion, de projection au dehors des primitives pulsions auto-destructrices : les pulsions de mort. FREUD, dans des travaux antérieurs comme, par exemple, dans « On bat un enfant » (1), avait établi les liens étroits qui unissaient le masochisme aux agressions retournées contre le sujet.
Cependant FREUD ne laissait pas que d'être intrigué par l'énigme que posait l'économie du masochisme. « Car, dit-il, si le principe de plaisir domine les phénomènes psychiques de façon que leur but soit d'éviter le déplaisir et de rechercher le plaisir, alors le masochisme est incompréhensible. Si la douleur et le déplaisir peuvent ne plus être des avertissements, mais eux-mêmes des buts, alors le principe de plaisir est paralysé et le gardien de notre psychisme se trouve, pour ainsi dire, anesthésié » (2). Plus loin, dans le même travail, FREUD dit, à juste titre, que le principe du plaisir est le gardien non seulement de notre vie psychique, mais de notre vie tout court. Il établit ensuite une nouvelle classification des principes régulateurs de la vie psychique. A côté des principes régulateurs du psychisme admis jusqu'alors, principes de plaisirdéplaisir et de réalité, il en adopte un troisième, le « nirvana principe » de Mme Barbara LAW, dérivé d'ailleurs du principe de répétition qu'il avait lui-même précédemment établi. Il attribue à chacun de ces trois principes un lien intime et en quelque sorte une appartenance aux pulsions primordiales. « Le principe de nirvana exprime les tendances des pulsions de mort, le principe de plaisir représente les exigences de la libido et ses modifications, les principe de réalité, l'influence du monde extérieur ». Plus loin encore, FREUD distingue trois formes de masochisme, les masochismes érogène, féminin et moral.
Et il voit dans le masochisme le reflet lointain de processus pulsionnels qu'il décrit ainsi : « Si l'on veut bien admettre qu'agissent dans l'organisme les deux sortes de pulsions indiquées ci-dessus, on aboutit à une autre vue, d'ailleurs non contradictoire avec la précédente et que voici. Dans les organismes (entendez :
(1) Traduction française par H. HOESLI, Revue Française de Psychanalyse, 1933.
(2) FREUD. « Problème économique du masochisme ». Traduction française de MM. PICHON et HOESLI. Revue Française de Psychanalyse, 1928, n° 2.
LE MASOCHISME 295
multicellulaires), règne l'instinct de mort et de destruction; il voudrait en détruire la structure cellulaire, pour pouvoir, au moins dans une mesure relative, en réduire les éléments à l'état de stabilité anorganique. Cet instinct destructeur, la libido l'affronte, et c'est à elle qu'il incombe de le rendre inoffensif. Pour ce faire, elle le déverse en grande partie, au moyen de ce système particulier qu'est la musculature, vers le dehors, sur les objets du monde extérieur. Il se réalise alors sous forme de tendance à la destruction, à la possession, d'ambition vers la puissance. Une partie de cet instinct est mise directement au service de la fonction sexuelle, où son rôle est important : c'est le sadisme proprement dit. Enfin, une autre partie non déversée extérieurement, reste enclose dans l'organisme, garrottée qu'elle est libidinalement par la coexcitation sexuelle dont il a été parlé ci-dessus : c'est en cette dernière part de l'instinct destructeur qu'il faut reconnaître le masochisme érogène primitif » (1).
Dans un travail ultérieur : « Nouvelles conférences sur la psychanalyse » si admirablement traduites par Mlle Anne BERMAN (2), FREUD dit ce qui suit : « Etudions à nouveau le problème particulier du masochisme qui, si nous laissons provisoirement de côté ses composants érotiques, nous révèle l'existence d'une tendance à la destruction de soi-même ». Il distingue, en effet, dans le masochisme, deux phases de ce mécanisme qui oppose le surmoi au moi, et il dit plus loin (p. 150) : « Devons-nous admettre en effet que toute l'agressivité détournée du monde extérieur soit accaparée par le surmoi et se dresse contre le moi? Ou bien pouvons-nous considérer qu'une partie de cette agressivité exerce aussi, dans le moi et dans le ça, sous la forme d'un instinct de destruction, son étrange, inquiétante et muette activité? » Ainsi que nous venons de le voir, ce sont ces considérations et ces observations cliniques qui ont incité FREUD à admettre l'existence chez l'homme même de pulsions autodestructrices primaires qui, pour certains auteurs tels que MM. FEDERN, WEISS, BIBRING, NUNBERG, et d'autres encore, paraît établie avec certitude. M. WEISS, dans un très intéressant travail intitulé « Masochisme et pulsions de mort » (3), tout en se montrant réservé sur l'hypothèse des pulsions de mort, admet néanmoins
(1) FREUD, loc. cit.
(2) FREUD, Nouvelles conférences. Traduction française par Anne BERMAN, N. R. F., Paris, 1936.
(3) Ed. WEISS, Masoehismus and Todestrieb. Imago, 1935.
296 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
comme parfaitement établie la présence de tendances autodestructrices primaires qu'il appelle destrudo, pendant de la libido.
En somme, si nous résumons l'état de la théorie des pulsions de mort, nous pouvons dire qu'elle présente quatre aspects d'inégales valeurs : 1° l'hypothèse d'une pulsion agressive indépendante supposant aux pulsions sexuelles et vitales réunies; 2° la genèse de l'agression qui dériverait de la pulsion de mort par extraversion ou projection au dehors; 3° l'attribution à ces pulsions de liens intimes et constants avec les principes régulateurs; 4° l'existence réelle chez l'homme de pulsions autodestructrices primaires observables dans le masochisme. C'est l'étude de ce dernier et quatrième aspect de la théorie qui fera l'objet de mon rapport d'aujourd'hui.
II. — LES TROIS FORMES DU MASOCHISME ET LEUR ORIGINE
Comme nous venons de le voir, la théorie des pulsions de mort, considérée primitivement par son auteur comme une hypothèse sans conséquence directe sur la psychologie humaine, s'est fait une place même dans la partie clinique de l'édifice psychanalytique, depuis qu'on a cru pouvoir observer directement, chez l'homme, les reliquats des archaïques pulsions autodestructrices, et cela sous forme de masochisme.
Il nous paraît utile de rappeler la définition du masochisme. Masochisme : excitation sexuelle qu'entraîne ou provoque la souffrance physique ou morale. La souffrance n'a pas chez le masochiste d'attrait par elle-même, si ce n'est qu'elle provoque une excitation sexuelle. C'est donc cette intrication avec la sexualité qui fait qu'en présence d'une souffrance le principe de PlaisirDéplaisir semble ne pas jouer. Mais c'est bien l'appât de la satisfaction sexuelle qui fait tolérer le déplaisir ou la souffrance.
A première vue, la situation masochique ne présenterait donc rien d'énigmatique. Ne connaît-on pas d'innombrables faits de la vie normale et pathologique où le désir sexuel fausse le jeu, trompe la vigilance de l'instinct de conservation, en faisant courir à l'individu des dangers réels et parfois mortels? Qu'il nous suffise de rappeler la lutte à mort de deux hommes pour la possession d'une femme. Et en pathologie, la psychanalyse n'a-t-elle pas découvert quelles perturbations innombrables provoquent les pulsions sexuelles dans le jeu normal des pulsions de conservation et des fonctions que celles-ci régissent?
LE MASOCHISME 297
Toutefois, lorsqu'on étudie de plus près les rapports existant entre la souffrance et l'excitation sexuelle chez le masochiste, l'on trouve que la carence du principe Plaisir-Déplaisir est beaucoup moins complète qu'elle ne paraît à première vue. En effet, ce n'est pas le principe du plaisir lui-même qui est en apparence battu en brèche dans les faits du masochisme, car le masochiste ne recherche la souffrance que parce qu'elle lui procure du plaisir. Ainsi saur le plan strict du principe Plaisir-Déplaisir, les choses ne diffèrent ici guère de situations sexopathiques autres (pour employer le terme proposé par M. DALBIEZ). Ainsi, par exemple, dans la coprophilie, le principe du plaisir fonctionne, mais sa direction de fonctionnement est déviée, du fait de la perversion, à savoir, l'objet habituel de déplaisir, les matières fécales, présentent par moment un attrait sexuel.
Si dans le masochisme le principe Plaisir-Déplaisir semble être mis en échec, c'est pour autant qu'il est ce gardien de notre vie, comme l'appelle FREUD, pour autant que ce principe est au service des pulsions du moi, des instincts de conservation, des pulsions vitales.
L'énigme du masochisme réside, à notre avis, presque uniquement dans ce fait qu'il semble se trouver en contradiction avec les instincts de conservation de l'individu. FREUD ne fait-il pas remarquer (1) que les pulsions sexuelles dans leurs phases premières et même plus tard, dans le choix de l'objet, s'appuient précisément sur ces pulsions du moi?
Or, pour ce qui est de la carence du principe du plaisir, ou plus exactement de la conservation de l'individu dans les faits masochiques, examinons séparément les trois formes de masochisme décrites par FREUD : masochisme sexopathique érogène, moral et féminin.
A) Masochisme pervers ou sexopathique érogène
Chez le sexopathe masochique la souffrance et la douleur ne provoquent de l'excitation sexuelle que dans certaines limites et conditions. En effet, dès que la souffrance dépasse un certain degré d'intensité, elle devient franchement désagréable ou pénible, et le masochiste réagit comme tout autre homme, par des mécanismes
(1) Triebe und Triebschicksale. Traduction française par Marie BONAPARTE et Anne BERMAN. — Revue Française de Psychanalyse, 1936.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 9
298 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
de défense, régis par le principe du plaisir, mécanismes se trouvant au service de la conservation.
Le degré de tolérance à la douleur varie suivant les individus. C'est ainsi que chez certains masochistes la réaction de défense et le déplaisir apparaissent dès que l'humiliation sollicitée par eux prend un caractère trop direct ou trop violent. D'autres, par contre, vont jusqu'à tolérer et solliciter des souffrances physiques plus ou moins intenses.
Mais c'est un fait clinique patent, que jamais un masochiste n'est excité sexuellement par des situations ou des actes mettant sa vie directement en danger. Et sur ce dernier point d'ailleurs, le masochiste se distingue franchement du sadiste, dont la perversion atteint parfois une intensité qui le rend dangereux à son partenaire sexuel (1).
L'on peut déceler que, chez tout masochiste, la satisfaction dépend d'une certaine condition, à savoir l'agression du partenaire ne doit jamais être dépourvue d'une certaine composante sexuelle. Cette complaisance sexuelle du partenaire, parfaitement bien perçue par le pervers masochiste, crée pour lui une situation qui au fond ne présente pas de danger réel (2).
Il s'agit toujours, dans les scènes masochiques réalisées, de situations de souffrance ou d'humiliation jusqu'à un certain point « jouées ». Seules des scènes masochiques imaginées dans des fantasmes peuvent donner l'illusion de danger sérieux. Le caractère imaginaire de ces scènes en garantit l'innocuité (3).
Ces faits ne paraissent pas nécessiter la théorie de FREUD, d'après laquelle le masochisme érogène serait le reliquat du masochisme primaire, c'est-à-dire de la pulsion autodestructrice amalgamée à la pulsion sexuelle et rendue de ce fait moins dangereuse. Certes, l'on connaît l'action atténuante que peut exercer sur l'agressivité destructrice le désir sexuel qu'inspire la victime. (L'action amortissante exercée par la sexualité sur l'agressivité est d'ailleurs un mécanisme important et fréquent mis en valeur par les travaux de FREUD, consacrés précisément aux pulsions de mort.)
(1) Cf. FREUD, loc. cit.
(2) FREUD dit que le plaisir masochique est dû en partie à l'identification avec l'agresseur. Il est un sadisme ressenti par une sorte de sympathie et dirigé contre soi-même.
(3) Sauf dans certains cas où le danger est une conséquence non voulue du sadisme du partenaire. Ceci rejoint d'ailleurs le problème du masochisme moral et celui de la femme.
LE MASOCHISME 299
Mais dans le masochisme, il en est autrement : il ne s'agit pas là de fortes tendances autodestructrices dont l'action serait freinée ou atténuée par son lien avec la sexualité. Ce n'est pas l'excitation sexuelle qui freine une autodestruction déchaînée, mais bien au contraire les désirs sexuels qui réussissent à tromper la vigilance des pulsions vitales et de ses mécanismes de défense.
Dans le masochisme, le but n'est pas l'autodestruction, mais bien la satisfaction sexuelle, mais cette dernière est étrangement conditionnée par la carence apparente de la conservation, ou plus exactement, elle est liée à la seule mise en éveil de ses mécanismes de défense. En effet, dans le masochisme érogène, le principe de plaisir-déplaisir n'est pas aboli, il continue à jouer, mais suivant des directives différentes de celles qui lui sont habituelles. Les pulsions vitales de conservation ne sont pas non plus complètement battues en brèche, loin de là. Les mécanismes de défense de la conservation sont mises en éveil, mais incomplètement, et ne sont pas suivis d'actes défensifs, tels que la fuite, par exemple. Cette partie de la vigilance des instincts de conservation est en quelque sorte atténuée momentanément par l'apparition de l'excitation sexuelle. Le principe de plaisir est dès lors orienté vers la recherche de la satisfaction sexuelle et fonctionne dans cette direction; il est mis au service de la sexualité, mais non pas aboli.
Toutefois, l'énigme du masochisme n'est de ce fait ni résolue, ni expliquée. Nous savons, et mon ami NACHT vient de vous le rappeler, combien la structure des cas de masochisme est compliquée et obscure. Rappelons qu'un psychanalyste, M. W. REICH, s'est efforcé d'établir une genèse du masochisme s'opposant à la théorie des pulsions de mort. A propos d'un cas grave de masochisme moral et érogène qu'il a traité avec succès, il essaye de démontrer que le masochisme n'est pas une pulsion primordiale, mais qu'il n'apparaîtrait qu'à la suite de processus de refoulement de la libido et cela seulement chez des enfants âgés de plus de trois à quatre ans. D'après M. REICH, le masochiste « tend toujours vers une situation de plaisir mais se heurte chaque fois à la frustration, à la punition ou à la peur, qui s'interposent et qui recouvrent complètement ou modifient le but initial dans le sens du déplaisir » (1). A cette explication de M. REICH l'on peut objecter qu'elle réduit le masochisme, phénomène si général, à un processus fortuit et que,
(1) W. REICH, Der masochistische Charakter. — Intern. Ztf. f. Ps. A., 1932.
300 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
d'autre part, elle ne tient pas assez compte du fait que le masochiste arrive tout de même à des satisfactions complètes tout en recherchant certaines souffrances.
Dans la structure du masochisme on a distingué trois modes de processus formateurs : 1° le sadisme renversé et retourné contre soi-même; 2° la passivité et l'attitude dite homosexuelle féminine ou infantile; 3° le rôle de la culpabilité dont la souffrance masochique est le châtiment souhaité.
Or, en analysant la genèse des divers sévices ou humiliations recherchées, l'on aperçoit qu'elle découle de scènes où la sexualité et l'agressivité de l'enfant furent condamnées, et aussi de situations dans lesquelles une certaine complicité de l'adulte avec l'enfant permit à celui-ci une ébauche de satisfaction érotique.
Mme Jeanne LAMPL DE GROOT a signalé, à la suite d'une idée de FREUD (1), un mécanisme ayant pour effet la formation de fantasmes masochiques et pour but la préservation, la défense contre une blessure narcissique.
Nous savons tous, et je viens de vous le redire, combien chez le masochiste il y a non seulement fixation à une pulsion partielle, mais en même temps impossibilité à passer dans le domaine sexuel, à une attitude active, génitale, objectale. Et le masochiste ne diffère guère de n'importe quel autre sexopathe ou névrosé, car à côté de la fixation à des régressions de l'attachement en pulsions partielles masochistes, ou à des situations passives féminines, il y a empêchement, barrage, dans l'évolution normale de la sexualité. Par conséquent les forces refoulantes, en particulier celles qui dérivent du complexe d'OEdipe, jouent un rôle essentiel dans la constitution de la perversion masochiste. Vous savez qu'elles se font jour surtout, par exemple, sous la forme d'un surmoi excessif, c'est-à-dire de cette partie de notre être humain qui a pour but de réprimer, d'interdire les satisfactions sexuelles et ensuite de créer une sorte d'autopunition pour compenser les satisfactions obtenues. Or le masochiste devient ainsi d'une part parce qu'il tient à certaines formes infantiles, à sa satisfaction sexuelle par fixation ou régression, et d'autre part parce qu'une satisfaction sexuelle génitale normale lui est interdite, et ce point d'interdiction est, dans la plupart des cas, dû au complexe d'OEdipe.
(1) Communiontion faite au Congrès international de psychanalyse à Marienbad en 1936.
LE MASOCHISME 301
La perversion masochiste a ceci de particulier que ceux qui en sont atteints exigent et attendent de la partenaire la répétition des châtiments qui sont les plus redoutables pour la sexualité infantile. Si l'on songe que la plupart des masochistes, dans leurs pratiques, créent en somme des allusions à des punitions de l'enfance, qu'ils se comportent comme des enfants qu'on châtie, qu'on punit, qu'on frappe ou bien qu'on met au coin, etc., on s'aperçoit que c'est toujours d'une allusion à quelque méfait d'ordre habituellement sexuel qu'il s'agit. Or c'est précisément de ce châtiment sexuel qu'ils se servent : il y a là une sorte de paradoxe que l'on doit pouvoir élucider. Je crois qu'ils utilisent pour s'exciter ces simulacres de castration, d'allusions à des châtiments extrêmement graves parce que, de ce fait, ils recourent au meilleur moyen possible d'échapper réellement à la menace de la castration, et cela non seulement en atténuant la peur de la castration, mais encore en se créant une complicité. En effet, la partenaire du sexopathe masochiste, c'est une réédition de la personne dangereuse de l'enfance, une perpétuation de celle qui a interdit les satisfactions sexuelles. Or que devient-elle dans la perversion sexuelle? Elle se mue en complice, car tout en interdisant, elle permet. Par là même tout le danger de la castration est rendu non avenu, est annulé, puisque c'est le châtiment luimême qui sert à la satisfaction; c'est la castratrice elle-même qui permet la satisfaction, c'est elle qui rentre dans le jeu, qui transforme en jeu sexuel un danger réel. En répétant la frustration ou la menace de châtiment qui entachait toute satisfaction, en les intégrant dans les pratiques perverses, le masochiste force la personne dangereuse de l'enfance à participer à la satisfaction sexuelle : il écarte ainsi tout danger puisque c'est le châtiment lui-même qui est érotisé et de ce fait rendu inoffensif, il annule la frustration même en en faisont une satisfaction.
Des trois mécanismes précités, deux se fondent parfaitement bien avec celui que nous venons de décrire : le sadisme de l'agression sexuelle prohibée y trouve son compte sur le mode passif, de même le besoin de punition, seule la composante homosexuelle rejoint le problème du masochisme féminin, dont nous aurons à discuter tout à l'heure.
Cette formation du masochisme s'apparente, à notre avis, à la pathogénie de la plupart des sexopathies. Il s'agit là de tentatives pour surmonter les interdictions de la sexualité infantile, plus particulièrement les fixations incestueuses, tentatives ayant ceci de
302 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
particulier qu'elles régressent vers certaines satisfactions réellement éprouvées et les réalisent de ce fait, et que d'autre part elles annulent le danger de l'interdiction. Dans le cas du masochisme, le châtiment et la faute infantiles sont sexualisés, revêtus tels quels, et de ce fait rendus inoffensifs.
B) Le masochisme moral
Dans le précédent rapport, notre ami NACHT vous a exposé la clinique du masochisme moral, ou bien comme on l'appelle encore parfois le caractère masochique, les névroses d'autopunition, les névroses d'échec et certaines formes de névroses de destinée. Rappelons pour mémoire que, ce qui caractérise ces névroses, c'est la prédominance dans leur pathogénie de mécanismes autopunitifs sous-tendus par un besoin masochique de souffrir, besoin inconscient et se différenciant par là même du masochisme érogène manifeste.
Ajoutons encore une distinction faite par FREUD entre deux modes de mécanismes autopunitifs, celui qui va de pair avec un surmoi excessivement sévère et qui est dû à un sadisme du surmoi, attitude qui relève encore de la morale, et l'autre mode, celui du masochisme du moi, qui ne relève plus que d'un semblant de morale; celle-ci ayant régressé vers ses origines pulsionnelles, comme dit FREUD.
Qu'il me soit permis de revenir à la clinique du masochisme moral. Il me semble utile, nécessaire même, d'avoir présentes à l'esprit les différences de ces névroses. Nous savons depuis longtemps, plus exactement depuis le travail de FREUD : « l'Homme aux Rats » (1), que dans la névrose obsessionnelle les souffrances morales, les angoisses éprouvées par le névrosé, satisfont chez lui un besoin de se punir, parfois plus ou moins conscient, et qui contribue à la formation des résistances à la guérison. Nous nous trouvons là en présence d'un auto-sadisme dû à l'excès de sévérité du surmoi et dans lequel le « masochisme du moi » peut rentrer pour une part variable. Ces cas sent très distincts des cas de masochisme moral, proprement dits où prédomine le besoin de souffrance, le « masochisme du moi ».
(1) FREUD, Cinq psychanalyses. Trad. franc, par Marie BONAPARTE et R. LOEWENSTEIN, Denoël et Steele, Paris.
LE MASOCHISME 303
C'est de ces derniers cas que FREUD a pu dire qu'ils cherchent la souffrance d'où qu'elle vienne. Ces malades recherchent et trouvent la souffrance soit auprès des êtres humains, soit par des événements de la vie, ou bien encore en eux-mêmes. La pathogénie de ces cas ne se réduit évidemment pas au seul masochisme moral, leur structure étant excessivement compliquée, mais c'est la prédominance de ce trait qui les caractérise.
C'est dans ces cas-là qu'on observe la réaction thérapeutique négative décrite par FREUD (qu'il faut et qu'on peut bien distinguer de l'inefficacité de l'intervention thérapeutique). C'est là aussi qu'on peut observer ce fait clinique impressionnant et si caractéristique, de la disparition de tout trouble névrotique, de toute dépression dès que le patient contracte une maladie somatique et du retour de la névrose dès la disparition de celle-ci.
Avant de poursuivre la discussion au sujet de ces cas, étudions les cas intermédiaires entre les deux extrêmes que nous venons de décrire. Ces cas intermédiaires doivent tous être rangés parmi les névroses de destinée, dites aussi névroses d'échec. Certains de ces névrosés semblent ne pas pouvoir concilier des succès sur le plan professionnel ou social avec un bonheur sur le plan amoureux, par exemple. D'autres s'effondrent au moment précis où un but poursuivi depuis longtemps paraît tout proche. D'autres encore répètent toute leur vie un certain nombre de comportements, que ce soit dans le domaine amoureux, social ou professionnel, qui aboutissent à des échecs, parfois à des catastrophes. Ce fut une grande acquisition pour la psychanalyse et son pouvoir thérapeutique que la connaissance de ces cas et la compréhension des mécanismes qui les déterminent. Nous savons en effet qu'il s'agit là de mécanismes autopunitifs se traduisant soit sur le plan des symptômes névrotiques connus ou caractérisés, tels qu'impuissances, dépressions, soit sur un plan beaucoup moins connu jusqu'alors, par un certain nombre de comportements aboutissant à certains résultats et dans lesquels la participation, voire même la responsabilité des sujets en question n'est nullement apparente. Je répète que la connaissance de ces cas et de ces mécanismes fut un progrès énorme dans la voie de la thérapeutique des névroses (1).
Et cependant, au cours de nombreuses psychanalyses où je me trouvais en présence de problèmes de cet ordre, la complexité des
(1) Le Moi et le Soi. Traduction JANKELEVITCH dans Cinq Essais. Payot, Paris.
304 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
faits que ces cas reflétaient me suggéra des réflexions que j'essaierai de traduire ici ; elles auront pour but de clarifier certaines notions et parfois aussi de restreindre leur portée. Je veux parler de ces faits appelés jadis néorose de destinée et auxquels notre ami LAFORGUE a donné l'excellent nom de « névroses d'échecs », condensant ainsi plusieurs notions : d'abord la non-réussite, que ce soit sur le plan social ou sur le plan amoureux, ensuite le fait que ces insuccès ont été inconsciemment voulus et créés par leurs auteurs qui en sont victimes, et en dernier lieu, que ces échecs ont un but autopunitif.
La notion d'échec même en implique une autre : celle de « réussite » qui semble être présupposée dans l'évaluation du comportement de ces êtres humains. Or nous savons tous que la notion de réussite peut donner lieu aux interprétations les plus variées et les plus contradictoires. Et à moins que le sujet lui-même ne ressente tel événement comme un échec, l'emploi de ce dernier terme peut prêter à beaucoup d'équivoque et d'imprécision. M. NACHT vous a donné une définition jusqu'à certain point excellente. Et cependant, notre époque, mieux peut-être que toute autre, permet de jauger le côté factice et la fragilité de bien des prétendues réussites. La notion de névrose d'échec pourrait faire croire que sans ce trouble, l'homme tendrait toujours vers ce qu'on appelle « réussite » et qu'il y parviendrait automatiquement.
Or rien ne semble plus erroné que cette façon de voir.
J'emploie ici le terme à la fois vague et précis de « réussite », dans un autre sens que celui de réussir une oeuvre, un travail ou une tâche.
Poursuivons. Que des insuccès ou des échecs soient inconsciemment voulus et amenés souvent avec une habileté surprenante, voilà qui ne fait pas de doute, mais ce sont encore les événements de notre époque qui nous permettent de voir avec une clarté terrifiante que l'homme n'est pas toujours le seul auteur de son destin. Tant de facteurs entrent en jeu qui sont indépendants de sa volonté consciente ou inconsciente, qui abattent tel homme ou le poussent en avant. Croire que l'homme forge entièrement son destin, c'est attribuer aux forces de l'inconscient une toute-puissance et une omniscience qu'elles ne possèdent évidemment pas. Le caractère inconsciemment intentionnel de certains échecs est limité encore par ce fait que l'homme vit en société d'autres êtres humains qui, eux aussi, portent chacun leur inconscient. Or le destin d'un être, et
LE MASOCHISME 305
par conséquent ses succès ou ses échecs, sont fonction des chocs ou interférences de ces divers inconscients. Et l'on sait que le résultat de pareils concours de circonstances est dû jusqu'à un certain point au hasard. L'observation impartiale des faits révélés par la psychanalyse me fait penser, en effet, que si les échecs et les succès, bref le destin de l'homme est, pour une large part, déterminé par les forces de l'inconscient qui profite des événements ou les crée, il est aussi en grande partie dû aux hasards de la réalité extérieure. N'oublions pas non plus que l'infaillibilité n'est pas le fait de l'homme et que l'être le mieux équilibré, le plus perspicace, commet des erreurs.
Le caractère autopunitif de certains échecs névrotiques ne fait pas de doute, seule nous semble devoir être précisée la place que tient l'autopunition dans la structure de ces névroses. Prenons pour exemple la névrose relativement fréquente citée dans le rapport de notre ami NACHT, de l'homme ayant acquis sur le plan professionnel et social des succès patents et qui, parallèlement à cette réussite, subit ce qu'on appelle un échec dans la vie amoureuse. Habituellement cet échec se traduit par une inhibition génitale allant jusqu'à des troubles marqués de la puissance virile. Il est aisé de voir dans des cas que ces hommes paient leurs succès professionnels par leur inhibition. Néanmoins en les analysant, l'on s'aperçoit immédiatement que la structure de ces névroses est de beaucoup plus compliquée, et la solution de pareils problèmes nous a été donnée par FREUD dans un admirable travail appelé « Ceux qui échouent au seuil du succès » (1), paru il y a longtemps, bien avant toute notion de surmoi et de masochisme moral. Résumons les conclusions de FREUD à peu près de la façon suivante : certains succès sont pour d'aucuns sous-tendus, doublés, chargés de valeurs affectives inconscientes, de telle sorte qu'ils représentent pour ces hommes des actes prohibés, par exemple : identification au père ou acte incestueux. C'est pourquoi ces succès déclenchent des processus de régression et de refoulement, qui réactivent certains conflits pathogènes et aboutissent à des inhibitions ou à d'autres symptômes névrotiques. En fin de compte, ils empêchent, permettez-moi cette expression, la consommation des actes interdits.
Faisons intervenir dans ces mécanismes la notion de surmoi. Nous attribuons à cette instance psychique la prérogative de mettre
(1) Gesamtausgabe (OEuvres complètes), vol. X.
306 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
en marche, les processus de refoulement. Or le surmoi, avant de châtier et de punir, interdit et empêche l'accomplissement de l'acte prohibé. C'est ainsi que je me représente le rôle de l'autopunition dans la structure des névroses dites d'échec. Dans ces cas, le besoin de châtiment n'est pas le mobile primordial, le but essentiel de la névrose, il n'y est qu'un bénéfice secondaire. En ce qui concerne ces cas si fréquents d'opposition entre la vie amoureuse et la vie professionnelle, entre la satisfaction et la sublimation, il semble exister souvent des sortes d'incompatibilités dont le point de départ peut être constitué par des refoulements, mais dont la structure pose bien des problèmes.
Permettez-moi de rappeler la structure d'une névrose bien connue de vous tous et que je cite précisément parce que vous la connaissez, la névrose obsessionnelle du cas de FREUD, « L'homme aux rats ». L'analyse de ce cas, essentielle à plus d'un point de vue, nous apprend, en passant, que le jeune malade de FREUD, atteint d'obsessions multiples, présentait aussi cette particularité d'avoir été retardé sensiblement dans ses études. FREUD démontre, dans ce travail, que ce retard avait été inconsciemment voulu par son malade et nous en expose les mobiles et les raisons. Et c'est à ce propos que FREUD dévoile un principe d'interprétation infiniment important et fécond : il dit que, ce qui est le résultat d'une névrose, a été en même temps le but qu'elle poursuivait. Dans le cas de l'Homme aux Rats, le retard dans les études a été le résultat, la conséquence de sa névrose, mais en même temps un but inconscient que ce malade poursuivait.
A mon avis, la notion de masochisme moral est en grande partie édifiée sur la valeur attribuée à ce principe d'interprétation; il pose en effet le problème fondamental que voici : peut-il exister des suites, des conséquences d'une affection névrotique qui ne scient souhaitées, voulues d'avance, qui ne soient la satisfaction de quelque pulsion; ou bien doit-on admettre aussi, comme je le pense, l'existence de suites de mécanismes névrotiques qui ne sont pas, par avance, recherchées par le sujet. Je le répète, le principe que je viens de rappeler a une valeur pratique énorme, mais la restriction que je tiens à y apporter vice son caractère absolu et automatique.
Revenons maintenant aux cas de masochisme moral proprement dit. Il s'agit de sujets recherchant le renoncement, le dépouillement, la souffrance, allant jusqu'à l'autodestruction et la mort. Là, bien
LE MASOCHISME 307
plus que dans le cas de masochisme érogène, on a l'impression que le principe de plaisir, en tant que gardien de la vie est mis en échec et que des forces obscures mais puissantes poussent les hommes vers leur propre destruction. Les processus d'autodestruction existent sous plusieurs formes. L'on connaît les nombreuses modalités des tendances au suicide manifestes ou larvées et au sujet desquelles FREUD a dit qu'on y retrouvait toujours des tendances homicides retournées contre le sujet lui-même. Des formes graves de dépression mélancolique dans lesquelles M. FEDERN veut voir l'expression des pulsions autodestructrices primaires. Ces affections peuvent se concevoir aussi comme relevant d'autoagression par introjection d'un objet haï (1) et en même temps, comme le dit très justement M. BIRRING, des manifestations d'inhibition extrême des processus vitaux. Cette dernière notion permettrait, à notre avis, d'établir un lien avec les causes organiques incontestables de cette affection.
J'aimerais citer ici encore une autre manifestation de l'autodestruction qu'il ne faut pas confondre avec la pulsion auto-destructrice et qui, à ma connaissance, n'a pas été relevée jusqu'ici (2) : c'est l'impérieux besoin de se laisser mourir, le refus de vivre qui s'observent à la suite de la perte d'un objet aimé. Cette manifestation ne s'explique pas entièrement, à notre avis, par des mécanismes auto-punitifs dus à des souhaits de mort antérieurs, elle s'observe en effet aussi chez de tout petits enfants qui refusent la nourriture lorsqu'ils sont séparés d'une personne aimée, et chez certains animaux qui se laissent mourir après la mort de leur maître ou lorsqu'ils sont abandonnés par lui. Ceci semblerait être le meilleur exemple de la réapparition de pulsions auto-destructrices primaires par frustration complète de pulsions vitales. Et cependant ces phénomènes-là eux-mêmes peuvent se prêter à une autre interprétation et qui nous paraît la plus juste. Ces êtres se détruisent par amour. Chez eux les pulsions de conservation étaient à tel point étroitement intriquées aux pulsions libidinales que pour eux la vie n'a plus de sens, si leur amour ne peut être satisfait. La vie leur devient alors carrément pénible, douloureuse. Or la réalité extérieure se charge trop souvent de rendre à bien des gens l'existence si douloureuse que leur dégoût de vivre peut être conçu non comme l'ex(1)
l'ex(1) Trauer und Mélancolie (Deuil et mélancolie).
(2) M. GAEMA a eu l'obligeance de me signaler que Mme MELITTA SCHMIEDEBERG et lui-même ont décrit ce mécanisme.
308 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
pression d'une pulsion à souffrir, mais comme un profond besoin de ne plus souffrir. Ces cas nous offrent un exemple de cette étroite' intrication des pulsions qui fait que les pulsions vitales se trouvent inhibées ou perturbées sous l'influence de troubles libidinaux. Un autre exemple de ces interactions pulsionnelles nous est offert par certains cas de masochisme moral où la mort est désirée par ascétisme. Ces sujets veulent, pour détruire leur sexualité, détruire leur vie.
Pour ce qui est de la disparition de la névrose au cours des maladies organiques, notre ami PARCHEMINEY a très justement fait remarquer qu'il peut s'agir là de modifications dans l'équilibre des énergies employées à la défense de l'organisme, mais, de plus, l'on peut songer au fait que le névrosé atteint de maladie organique se soustrait pendant ce temps aux tâches que lui impose la vie quotidienne, donc aux conflits pathogènes. Dans certains cas d'échecs sociaux que nous attribuons au masochisme moral ne faut-il pas plutôt penser à deux choses bien différentes : 1° à une inaptitude à certains rôles, à certaines fonctions de la vie réelle; 2° à des échecs causés non par besoin d'auto-destruction mais bien par une fuite devant une tension trop grande que seraient susceptibles de provoquer de grandes responsabilités, tension entre le surmoi et le moi. Et d'ailleurs, il est évident que la plupart des hommes répugnent à supporter des responsabilités trop lourdes et recherchent volontiers des chefs, substituts et prototypes du surmoi. Il me semble que chez la plupart des humains l'existence d'un surmoi organisé crée une tension latente difficile à supporter et dont ils aiment à se décharger de temps en temps sur des êtres réels, les chefs. C'est ainsi qu'un de mes amis nous racontait un jour avec beaucoup de verve que la période la plus heureuse de sa vie avait été celle de la guerre où il n'avait aucune décision à prendre, aucune responsabilité à avoir, où il n'avait qu'à obéir aux ordres de ses supérieurs. Ce même processus est à la base de cette euphorie, de cette libération ressentie par l'homme qui fait partie d'une collectivité soumise à un chef, qui en détient l'entière responsabilité.
Dans tous ces pseudo-échecs ne peut-on voir non pas un besoin de se détruire, mais une recherche de repos, de paix et même de mort, équivalant, comme le disait FREUD, à un retour au sein maternel?
Dans beaucoup de cas que nous qualifions de masochisme moral, les sujets manifestent des comportements que l'Inde antique nom-
LE MASOCHISME 309
maient Darma. Je dois à M. RENOU et à mon ami M. DE BRAGANÇACUNHA, la connaissance de ces faits curieux. Jadis, aux Indes, un homme gravement offensé s'asseyait devant la maison de l'offenseur et restait là, sans la quitter des yeux, sans boire, sans manger, sans dormir, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Dans la jurisprudence hindoue, ces faits étaient distincts du meurtre comme du suicide.
Les cas de masochisme moral proprement dits ne peuvent s'expliquer, selon FREUD, uniquement par le retournement de l'agression contre le sujet, retournement provoqué par le surmoi, et FREUD y voit l'effet de tendances autodestructrices primaires dans le moi, un masochisme du moi. Ces notions nécessitent à notre avis quelques éclaircissements; elles comportent en effet l'idée de phénomènes pulsionnels à l'intérieur et entre des parties de la personnalité. Cette notion est moins extraordinaire qu'elle peut sembler au premier abord. Sur le plan cognitif l'on dit bien, à juste titre, conscience ou connaissance de soi, ce qui implique que la personne est à la fois objet et sujet. Sur le plan moral aussi nous sommes accoutumés à concevoir cette division de la personnalité et l'on dit couramment qu'on se juge avec sévérité, qu'on se déteste ou bien encore qu'on s'aime bien et qu'on a des complaisances vis-à-vis de soi. Rien de plus naturel que d'admettre aussi l'existence de processus pulsionnels à l'intérieur de la personnalité comme, par exemple, l'agressivité du surmoi ou le masochisme du moi. Il est vrai que les formules mêmes que nous venons de citer pourraient donner lieu à des définitions plus précises.
La tension intrapsychique se manifestant sous forme de remords ou de sentiments d'une faute peut être attribuée en partie à des processus énergéiques entre le surmoi et le moi, n'exigeant pas l'introduction de quantités pulsionnelles quelles qu'elles soient. Je veux dire par là que le remords ne doit pas être confondu avec l'autosadisme, ni avec le « masochisme du moi ». Ceci dit, il est très probable que des processus d'origine pulsionnelle s'y mêlent habituellement. L'idée de FREUD est que le moi cherche des souffrances parce qu'il y trouve des satisfactions masochiques inconscientes. L'investigation et la thérapeutique analytiques permettent d'en vérifier quotidiennement et la justesse et l'importance. Ainsi, à notre avis, le problème de la part cliniquement observable des pulsions de mort se ramène une fois de plus à celui du masochisme érogène et de son origine.
310 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
C) Le Masochisme féminin
Nous avons étudié jusqu'ici le masochisme érogène sous sa forme pathologique de perversion, nous allons maintenant essayer d'examiner le masochisme dit féminin, le masochisme en tant que pulsion partielle qui se retrouve plus ou moins marqué, on peut dire chez tous les êtres humains, hommes et femmes, et qui de ce fait présente une valeur générale dans la discussion des pulsions de mort. On admet généralement que le masochisme, même sous forme de perversion marquée, est plus fréquent chez la femme que chez l'homme et ferait, pour ainsi dire, partie intégrante de sa sexualité. Cependant normalement la sexualité féminine est loin de présenter toujours des caractères masochiques comparables à ceux qu'on trouve chez les pervers. On attribue généralement à la sexualité féminine la passivité sous ses formes les plus diverses, le besoin d'être subjuguée ou dominée, violentée, maltraitée ou bien encore de subir passivement l'agression sexuelle du mâle, voire même de rechercher toutes ces situations. Des tendances analogues se retrouvent chez les homosexuels passifs et d'une façon générale, bien que plus atténuées, chez l'enfant, fille ou garçon, et chez ce dernier plus particulièrement sous l'aspect du complexe d'OEdipe renversé. Toutes ces particularités de la sexualité de la femme sont généralement attribuées au masochisme foncier inhérent à la féminité. Il convient à notre avis de distinguer dans cet ensemble de comportements deux choses dont la séparation insuffisante peut prêter à bien des confusions :
A savoir : la passivité et le masochisme proprement dit. La passivité, que ce soit dans le comportement social ou dans le domaine amoureux, se voit aussi chez l'homme sans qu'il faille en inférer un masochisme quelconque. La passivité dans le comportement en général, que ce soit chez l'homme ou chez la femme, par exemple vis-à-vis des êtres plus forts ou dangereux, ne relève pas uniquement de facteurs érotiques, à buts inhibés ou non, mais aussi de la peur ou de la crainte, peut-être même de certains mécanismes indépendants de tout aspect pulsionnel du problème. D'autre part, le fait d'être contrainte ou violentée peut provoquer chez la femme un accroissement du désir par élimination de toute responsabilité, c'està-dire de toute action du surmoi par élimination de la tension inhibitrice qu'exerce ce dernier.
LE MASOCHISME 311
Mais pour ce qui est de la passivité dans le domaine sexuel, au sens large de ce terme, elle est fonction de l'anatomie et de la physiologie des zones érogènes qui sont en cause. Même en ce qui concerne les organes génitaux de l'homme, j'ai essayé de démontrer que le stade phallique chez le petit garçon débute et évolue en majeure partie sur le mode passif et que l'activité sexuelle de l'homme ne se développe que progressivement, pour n'atteindre son plein épanouissement qu'à la puberté. La passivité ou plus justement le but passif est, à plus forte raison, l'apanage de zones érogènes telles que le vagin et l'anus. Or, la psychanalyse nous a enseigné combien le comportement d'un être humain subit l'empreinte de sa sexualité. Certes, il convient de ne pas confondre passivité et masochisme et, si une bonne partie de la sexualité dite féminine peut se réduire à des désirs à buts passifs, il n'en reste pas moins qu'on y trouve toujours, comme d'ailleurs chez le garçon, des traces de masochisme proprement dit, c'est-à-dire de plaisir sexuel provoqué par de la souffrance.
Quel que soit le moment où l'âge auxquels apparaissent chez la fillette les désirs proprement vaginaux, tardivement comme le pense FREUD, ou bien très précocement, comme le croient Mme HORNEY ou Mme KLEIN, il semble établi, depuis le remarquable travail de Mme Marie BONAPARTE, que le désir de la femme d'être pénétrée se heurte toujours d'abord à des réactions de peur ou d'angoisse reflétant la profonde pulsion de conservation de l'intégrité du corps. Et la fonction génitale de la femme ne s'établit pas avant que cette peur ne soit surmontée. C'est de là que vient, à notre avis, la fréquence des traits masochiques chez la femme. Cette assimilation du danger vital à la fonction sexuelle, dans la formation de la féminité, peut être illustrée, mieux que par aucun cas clinique, forcément long et compliqué, par un conte tchèque que je me permettrai de vous citer :
D'après ce conte, il était une fois une jeune fille habitant avec son père, seuls dans un bois. Un jour ce dernier est menacé par un monstre terrible d'être tué s'il ne lui donne sa fille pour épouse. Et lorsque la fille, pour sauver la vie de son père, consent à épouser le monstre, celui-ci lui avoue qu'il est un homme ensorcelé et que seul peut le sauver l'amour d'une femme. Il la prévient que, dans sa demeure et dans leur chambre nuptiale, elle sera assaillie pendant quelques jours par des bêtes monstrueuses et effroyables, mais que si elle a le courage de ne pas crier, il sera sauvé. De fait, après
312 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
avoir vaillamment subi toutes les affres de la peur, elle voit son époux monstrueux se transformer en un beau prince.
Laissez-moi ajouter quelques commentaires à ce conte pourtant si clair. L'assaut des bêtes furieuses est l'expression de la peur de la pénétration, peur due évidemment aux instincts de conservation, et lorsque par amour, par tendresse, par pitié, la femme supporte et accepte la douleur et la souffrance, ce qui était terrifiant, se transforme en un beau prince, devient source ou condition de joie.
Il m'apparaît que, dans la sexualité de la femme, le masochisme qu'on pourrait appeler normal reflète toujours cette double origine. Il s'agit d'un mécanisme analogue à celui qui préside à la formation du masochisme érogène sexopathique ; là comme ici, la peur qu'inspire la sexualité, peur du châtiment dans un cas, peur de la pénétration dans l'autre, est vaincue grâce à la répétition, à dose atténuée, du danger encouru. Ce danger érotisé apaise en même temps toujours l'angoisse vitale et assure ainsi la satisfaction sexuelle.
Le problème du masochisme semble receler d'autres phases de l'évolution de l'individu, plus anciennes et plus générales. Il existe en effet des situations et des activités infantiles décelables dans toutes les analyses et directement observables chez l'enfant. Ce sont certaines activités ludiques des enfants qui sont, à notre avis, les prototypes, les modèles à peine ébauchés du masochisme. L'attrait invincible que présentent pour eux des récits ou des contes de fées terrifiants, la joie qu'ils éprouvent à être menacés, grondés, frappés même, tout cela en jouant. Les innombrables jeux dans lesquels on feint de laisser tomber l'enfant pour le rattraper tout de suite après présente cette même succession : faire peur à l'enfant et puis le rassurer. Ce sont là des situations ou des jeux à caractère indiscutablement masochique.
Voici un exemple de cette sorte de jeu chez une enfant d'environ un an : sa grand'mère la grondait lorsqu'elle mettait le pouce dans sa bouche, elle la grondait en jouant. La petite fille observait le visage sérieux, sévère, de sa grand'mère d'un air effrayé, et dès qu'elle voyait apparaître le sourire taquin de celle-ci, elle se mettait à rire et remettait le doigt dans sa bouche d'un air polisson et provocant; et ce jeu de se poursuivre. Pour peu que l'interdiction devînt sérieuse et que le visage de la grand'mère restât sévère, l'enfant se mettait à pleurer. Inutile de vous dire que la petite fille, bientôt, à chaque interdiction, essayait de jouer, de provoquer le sourire de la grande personne, de créer cette complicité affectueuse
LE MASOCHISME 313
qui rend l'interdiction non avenue et qui écarte le danger de ne plus être aimée.
Je pense que, dans les innombrables jeux de cet ordre, tous les éléments des futures situations masochiques sont contenus : la provocation de la peur ou du danger, de la souffrance, son atténuation et son annulation par la complicité érotique de la personne menaçante.
Ces processus nous paraissent donner une réponse satisfaisante au problème si énigmatique posé par le masochisme, à savoir son opposition apparente aux principes du plaisir et à l'instinct de conservation. Loin d'aller à l'encontre de ces derniers, le masochisme est un des moyens auxquels a recours le psychisme pour satisfaire à la fois et la sexualité et la sécurité exigées par les instincts de conservation, lorsque ces deux pulsions se trouvent en contradiction l'une avec l'autre, lorsqu'il y a menace venue du dehors de frustration, de châtiment.
Il en va du masochisme comme des autres pulsions partielles, comme des autres formes prégénitales de l'évolution de la sexualité, c'est d'être intimement lié, de s'appuyer pour ainsi dire sur les pulsions vitales. Dans le masochisme, l'intrication des pulsions vitales et de la sexualité est même particulièrement intime et intéressante. Si l'on songe à ces divers jeux dans lesquels nous voyons les modèles, les prototypes de futures situations masochiques, on peut se demander en effet, dans quel rapport se trouvent entre elles, les forces pulsionnelles en cause. Envisageons par exemple le cas de l'enfant qui joue à se faire gronder ou battre ou encore à celui qui se délecte au danger d'être mangé par l'ogre ou le loup. Il est certain qu'une des sources de l'attrait que présentent ces jeux, c'est de le rassurer sur l'amour et l'affection des grandes personnes qui seraient amenées en le grondant ou en le punissant pour de bon, à lui retirer leur amour. Ces jeux ont donc pour but d'annuler une frustration d'amour. Mais une autre source de satisfaction vient à l'enfant de l'assurance implicite que le danger vital couru n'est pas sérieux. Nous nous trouvons, si l'on admet cela, en présence d'un état de choses bien surprenant à première vue, à savoir que la satisfaction d'une pulsion vitale puisse contribuer à créer un plaisir de nature érotique. Il s'ouvre là peut-être des perspectives nouvelles.
En considérant ces modèles de masochismes à un point de vue téléologique, comme on est en droit de le faire pour des jeux d'enfant, on peut dire qu'ils représentent des tentatives d'adaptation à
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 10
314 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
la réalité, l'apprentissage à supporter des frustrations et des dangers venant des hommes. Ces jeux en effet présentent une particularité : le rôle des partenaires est toujours nettement déterminé, l'enfant a le rôle masochique, l'adulte ou le personnage du conte de fées est invariablement agressif. Dans la complicité de l'adulte avec l'enfant au cours de ces jeux on voit poindre la nuance erotique qui confère à l'agression de l'adulte la nuance sadique. Les rôles des partenaires se complètent ainsi et contiennent d'ores et déjà les liens étroits qui uniront à tout jamais dans la vie de l'homme, le masochisme au sadisme. Le jeu de l'enfant s'éclaire dès lors d'un jour nouveau, il a pour but et pour fonction parfaitement légitime de séduire l'adulte et d'atténuer de ce fait, d'amortir ces agressions redoutables toujours possibles. Il ne fait pas de doute que les adultes, et même les parents, font preuve vis-à-vis des enfants, à côté de leur amour, de tendances agressives marquées. Or, pour l'enfant, l'indifférence ellemême des parents peut être un danger, à plus forte raison sont redoutables leurs agressions. Par ces jeux, l'enfant atteint parfaitement son but : ils permettent en effet aux adultes, par une sorte d'effet cathartique, de réaliser une partie de leur agression, rendue anodine par l'érotisation. Et n'est-ce pas là aussi la préformation du comportement de la femme qui désarme l'homme dangereux en le séduisant, et dans l'abandon sexuel qu'elle lui accorde, par la pénétration génitale, n'évite-t-elle pas, parfois un danger vital réel?
Ceci nous amène vers le fait clinique si important du lien entre le sadisme et le masochisme, ce dernier, sous sa forme érogène, étant en partie constitué de tendances agressives, de sadisme refoulé et réfléchi sur le sujet lui-même. La répression de l'agression et son retournement contre soi-même est obtenue par des moyens défensifs du moi et du surmoi lorsque la réalisation de cette agression présente un danger. Dans les jeux d'enfant précités, l'on retrouve le modèle de cette forme de réfléchissement ou retournement de l'agression qui alimente le masochisme infantile. Quels sont en effet les réactions de l'enfant en présence de l'agression de l'adulte? L'une d'entre elles en tout cas est une agression en retour, or cette forme de défense est, ou bien dangereuse, ou bien inopérante par sa faiblesse. La solution qui en peut découler pour l'enfant est celle des jeux masochiques, la solution du faible. L'agression en retour de l'enfant contre l'adulte avorte et s'infléchit en quelque sorte, pour employer un terme que je dois à M. NACHT. C'est ainsi que l'on pourrait se représenter la formation de ce que nous avons vu chez
LE MASOCHISME 315
l'enfant lorsqu'il se plie souplement aux agressions venues du dehors, et épouse pour ainsi dire le danger en le rendant par là inoffensif. Cette assimilation du danger, par ce mécanisme qu'on pourrait appeler infléchissement ou renversement de l'agression de retour, aboutit, comme nous l'avons vu au jeu de séduction masochique. Ce mécanisme que j'appelle, de façon assez vague, je m'en rends compte, infléchissement ou renversement, je voudrais qu'il fût distingué d'un retournement de l'agression contre soi-même. Dans une situation perçue comme dangereuse, l'enfant peut réagir soit par la fuite, soit par l'agression en retour, toutes deux réactions au moyen d'une décharge musculaire.
Supposez cette décharge empêchée par la crainte ou le sentiment d'impuissance, la décharge musculaire ébauchée peut avorter, ne pas aboutir et donner lieu alors à cet infléchissement, à ce renversement partiel, qui crée une sorte de « position concave d'attente », appelant une intervention du dehors. Il faut la distinguer d'une décharge contre soi-même, semblable par exemple à des coups que l'on se donne, dans l'impossibilité où l'on est de les porter à quelque ennemi. Là, en effet, il y a décharge contre soi-même, ce qui serait comme une image du retournement de l'agression. La position d'attente « concave » (pour utiliser un terme de Mme Marie BONAPARTE) serait comparable à l'état de tension résultant d'une décharge avortée, état appelant une agression. Sur le plan physiologique, elle serait comparable au besoin qu'éprouverait l'homme, dont l'action musculaire aurait raté, de recevoir des coups sur les muscles intéressés même pour aboutir à une sorte de décharge. On pourrait peut-être aussi comparer cet état de choses à l'attente du monsieur qui, suivant une histoire bien connue, passe sa nuit à attendre la chute de la seconde chaussure de son voisin. Or, si j'ai employé, pour la description de processus psychologiques des comparaisons avec des états de tension musculaire, c'est que là me semble résider la base physiologique de ces mécanismes énergétiques.
En effet, les faits appelés masochisme et sadisme ont pour point de départ somatique des phénomènes qui intéressent la musculature. Or la part du masochisme somatique intéresse, à mon avis, bien plus la musculature que l'érotisme cutané. Dans toutes les manifestations du masochisme, qu'il s'agisse de coups portés ou d'immobilisation forcée, toujours la musculature du sujet est inté-
316 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
ressée, habituellement sous forme de réactions de défense ou de contre-agression ébauchées et avortées.
J'essaie là de décrire ce qui me paraît être la base physiologique du masochisme érogène. Etant donné son lien intime avec des phénomènes moteurs agressifs et leur inhibition, le masochisme, en tant que pulsion partielle, prend dès son apparition une place dans le système de corrélation complexe avec le monde extérieur, système que nous avons tenté de décrire dans l'exemple des jeux dits masochiques.
En résumé, on peut distinguer trois formes d'infléchissement de l'agression :
1° Réflexion sur soi-même dû au phénomène moral du surmoi. « Tu ne frapperas pas autrui; frappe-toi toi-même ».
2° Retournement contre soi-même, lorsqu'on se frappe soi-même dans l'impossibilité de frapper autrui.
3° Renversement de l'agression, lorsque celle-ci avorte et crée ce que nous avons appelé situation d'attente « concave », base psychophysiologique du masochisme (1).
L'homme a, au cours de son enfance comme de son âge adulte, d'innombrables occasions de se trouver dans l'obligation d'infléchir ses réponses agressives qui, chez certains, aboutissent au masochisme érogène et moral. C'est dans ces jeux, dans ce comportement de l'enfant, que je vois le modèle non seulement des pervers, mais du masochiste moral dans son attitude vis-à-vis du monde et des événements extérieurs.
Cette façon de voir permet de comprendre la fréquence du masochisme chez la femme, car la faiblesse tant physique que sociale de celle-ci ne lui laisse souvent pas d'autre issue. Notons le rôle joué par le renversement de l'agression dans la formation de la sexualité féminine normale. Chez beaucoup de femmes, les contacts sexuels avec l'homme, les premiers tout au moins, comportent une lutte. Ce n'est que vaincue par la force physique plus grande que toute son agression subit un renversement dans l'abandon sexuel.
Ajoutons à ces considérations des faits cliniques qui les confirment. L'on sait la fréquence de perversions masochiques ayant pour
(1) Au cours de la discussion du rapport de M. NACHT, M. GARMA a très justement signalé un des mécanismes formateurs du masochisme : l'identification avec l'agresseur, mécanisme décrit par Mlle Anna FREUD, très voisin du renversement, comme lui mécanisme au service des pulsions vitales de conservation.
LE MASOCHISME 317
contenu le fait de subir un lavement. Or, dans toutes les analyses de cas où ce fait est observé, les premiers lavements subis par l'enfant avaient été ressentis comme extrêmement désagréables et pénibles. Ce n'est que longtemps après les premiers lavements que ceuxci prennent brusquement une valeur sexuelle. Or, deux auteurs, Mme MACK-BRUNSWICK et notre ami ODIER, ont signalé que l'effet des lavements est de provoquer une rage violente et impuissante. L'infléchissement ou renversement de cette rage aboutit ultérieurement à l'érotisation de cette situation traumatisante. Le second mode de formation d'un masochisme moral, cette fois, dans un cas que j'ai analysé, présente certaines analogies avec le premier. Notre malade avait été jusqu'à l'âge de 8 ans un garçon extrêmement vivant, turbulent, et agressif et aucun châtiment corporel ne réussissait à en venir à bout. J'ajoute que sa turbulence n'avait pas pour but inconscient de provoquer un châtiment; il était turbulent malgré les coups et le resta jusqu'au jour où il reçut une correction d'une violence telle que, dit-il, il eut peur pour sa vie. Dès ce jour quelque chose se cassa en lui, et dès lors se développa un comportement absolument opposé au précédent. Il devint craintif et timoré, prit une attitude de chien battu, et aboutit au masochisme moral que j'observai chez ce névrosé adulte.
On est amené ainsi à formuler à propos du masochisme et de l'infléchissement de l'agression une hypothèse : en ce qui concerne le mode de réaction en présence du danger : le moi, auquel nous attribuons la fonction de signaler le danger, doit avoir aussi un mode d'évaluation de la nature et de l'intensité de ce danger, émanant des hommes, et qui impose l'infléchissement de l'agression en retour, soit en prévision d'un danger trop grand, soit que la défense agressive se brise, impuissante, contre des forces supérieures. Il va de soi qu'il existe des variations individuelles de tolérance au danger, limite variable à partir de laquelle se produit l'infléchissement de l'agression (1).
(1) Un pendant de ce mécanisme a été décrit par FREUD dans la formation de certains cas d'homosexualité masculine, le retournement d'une jalousie intense et impuissante en amour pour le rival heureux.
318 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
III. — REMARQUES SUR LA THÉORIE DES PULSIONS
Arrivé au terme de cet exposé qui, je le crains, est peu conforme aux traditions du genre « rapport de congrès », j'invoque comme circonstance atténuante l'importance du sujet. Certes, des considérations théoriques, même sur un sujet aussi important cliniquement que le masochisme, peuvent paraître de peu d'utilité immédiate. La théorie des pulsions, comme dit FREUD, n'est-elle pas la mythologie de la psychanalyse? Elle n'est heureusement pas seulement une mythologie. A mon avis, la classification des pulsions et les conceptions et notions théoriques qui en découlent doivent être considérées comme des hypothèses de travail, dont la seule justification est leur utilité et leur fécondité, soit pour la description des phénomènes connus, soit pour la découverte de faits ou de points dé vue nouveaux. Or, je vous rappelle la nouvelle théorie de FREUD dite des pulsions primaires, dans laquelle il oppose l'Eros, c'est-à-dire les pulsions sexuelles plus les instincts vitaux d'un côté, aux pulsions de mort de l'autre. Cette théorie que M. BIBRING et avec lui M. SPITZ ont à juste titre considérée comme une théorie au second degré; a pris depuis quelque temps une signification nouvelle lui conférant la valeur d'une hypothèse de travail dans l'observation clinique de l'homme.
Les conséquences de cette hypothèse furent l'application logique par certains psychanalystes de la force que M. WEISS a appelée « Destrudo » à l'explication du comportement humain. En particulier ils ont essayé de résoudre, grâce à cette notion, certains problèmes pathologiques relevant de situations traumatiques, de la peur et de l'angoisse. Dans le présent travail, j'ai tenté de démontrer que le problème du masochisme, tant au point de vue dynamique qu'économique, n'avait pas besoin pour être expliqué du recours à l'hypothèse des pulsions de mort, et que, bien au contraire, le masochisme pouvait être rendu parfaitement intelligible par le jeu de forces telles que la sexualité, le narcissisme, les instincts vitaux et l'agression, quelle que soit la place que l'on attribue à cette dernière dans la classification. Le masochisme est un mode d'adaptation des instincts, mode peu heureux comme beaucoup d'autres manifestations humaines, mode d'adaptation, de lutte des instincts contre les deux dangers qui les menacent : danger de frustration libidinale et danger vital.
LE MASOCHISME 319
C'est ainsi, par exemple, que M. NUNBERG, dans son excellent « Traité des névroses », en se basant sur l'existence chez l'homme de pulsions autodestructrices primaires qui s'opposent aux pulsions sexuelle et vitale réunies, est amené à les voir se manifester dans la tendance à l'immobilité, au repos. Or comme cet auteur n'ignore naturellement pas que le repos est au service des pulsions vitales, il est forcé d'imaginer une théorie fort compliquée pour concilier les inconciliables et de transformer les pulsions de mort en pulsions vitales. Le même embarras, M. WEISS semble l'éprouver aussi en faisant remarquer que l'agressivité, expression de la « Destrudo », est par excellence au service de la conservation.
Quelque ingéniosité que ces auteurs déploient pour concilier les faits et leur interprétation avec l'hypothèse des pulsions de mort, ils n'aboutissent à aucune solution satisfaisante ou convaincante. En effet, aucun artifice théorique ne pourra faire attribuer à l'autodestruction le besoin de repos ou de mouvements agressifs, si intimement liés à la conservation de l'individu, aux pulsions vitales.
Certes, dans la littérature psychanalytique, ces dernières ont presque toujours été traitées en parentes pauvres. Sans jamais nier leur existence, FREUD semblait ne pas leur attacher une grande importance. Certains psychanalystes, comme par exemple M. BERNFELD, vont jusqu'à leur dénier toute indépendance, et cela parce qu'il croit pouvoir ramener toute manifestation des pulsions vitales à l'action de zones érogènes. Cette réduction, erronée à notre sens, est due à la généralisation abusive d'un procédé technique. On trouve en effet toujours une certaine intrication des pulsions vitales et sexuelles. En mettant à jour ces dernières, au cours d'une psychanalyse, on aboutit généralement au résultat thérapeutique voulu. La part des pulsions vitales reste dans l'ombre, semble ne pas exister. On en arrive à ne plus remarquer leur action tacite, en quelque sorte naturelle, et l'on finit par oublier ou nier leur existence (1).
Revenons au problème du repos. Attribuer ce phénomène, qui est par excellence la réponse de la conservation à l'autodestruction, est aussi paradoxal que de trouver dans la chasteté l'expression d'une satisfaction sexuelle. Mais ce n'est pas par hasard que la notion de
(1) Mon ami, M. A. BOREL, a attiré mon attention, il y a de cela quelques années, sur l'importance des pulsions vitales dans certaines névroses traumatiques.
320 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
repos tient une place si grande dans le développement des pulsions de mort. Le repos, en effet, ressemble à l'éternel repos, à la mort, il peut aussi répondre à la notion du principe de nirvana que l'on rattache automatiquement aux pulsions de mort; le repos a de plus des liens certains avec les phénomènes de désassimilation en biologie avec lesquels FREUD compare d'ailleurs les pulsions de mort.
En se plaçant sur le plan énergétique, les biologistes considèrent que l'assimilation et la désassimilation s'accompagnent d'une augmentation et d'une diminution du potentiel énergétique. Cette façon de voir, appliquée au domaine des pulsions de mort, est celle de plusieurs auteurs psychanalystes tels que MM. ALEXANDER, JONES, FENICHEL et Mme Marie BONAPARTE ; cette dernière parle en effet de dégradation d'énergie dans les processus imputés aux pulsions de mort. A mon avis, cette conception est la seule acceptable. Il est en effet tout à fait inconcevable d'imaginer une énergie particulière ayant comme trait caractéristique de détruire ce dont elle émane. Puisque la théorie des pulsions est essentiellement dérivée des conceptions biologiques et énergétiques, l'on ne peut attribuer à quelque pulsion de mort, dont l'hypothèse est par ailleurs si faiblement étayée, des caractères absolument inconcevables dans ce domaine biologique dont se réclame la théorie des pulsions. Les phénomènes de retour vers l'état anorganique, la mort, de même que le repos, sont des processus de baisse du potentiel énergétique (1). Or il est évident que la baisse du potentiel n'est pas due, elle, à l'action d'une énergie spéciale dont elle serait l'oeuvre. La notion psychanalytique de la pulsion étant un concept énergétique par excellence, l'on ne peut parler d'une pulsion particulière, d'une énergie ayant pour fonction de diminuer le potentiel des pulsions vitales. L'acheminement vers la mort ne peut donc légitimement être attribuée à une pulsion de mort, mais bien à une chute du potentiel énergétique de la matière vivante.
Il est vrai que la notion de pulsion de mort bouleverse, comme le remarque très justement M. BERNFELD, la conception énergétique des pulsions créée primitivement par FREUD. Les pulsions, suivant la dernière théorie de FREUD ne seraient plus que des tendances très générales, des principes directeurs en quelque sorte, auxquels serait soumis tout ce qui est vivant. Et cependant, FREUD a non
(1) Je dois ces notions d'énergétique en biologie à l'obligeance de Mlle Bethsabé de Rothschild.
LE MASOCHISME 321
seulement conservé le terme de pulsion (Trieb) pour ces deux concepts si différents, mais, dans le même contexte, il juxtapose des notions désignées par le même terme et n'ayant, pour ainsi dire, plus de commun dénominateur. Ces deux notions de pulsion deviennent incommensurables lorsqu'on tente de les introduire dans une explication des phénomènes observables chez l'homme.
Si la notion des pulsions de mort nous rappelle, à juste titre, la fragilité, la pérennité de la vie qui, suivant une expression connue, « n'est qu'une défense contre la mort », si cette théorie peut à la rigueur servir de théorie au second degré, comme le dit M. BIBRING et avec lui M. SPITZ, je considère qu'il est préférable d'écarter cette hypothèse de toute application au psychisme humain.
Le miracle grec.
Etude psychanalytique sur la civilisation hellénique
par R. de SAUSSURE.
CHAPITRE IV LES CIVILISATIONS PHARAONIQUES
Notre but n'est pas d'écrire une histoire de l'humanité, en sorte que nous ne chercherons pas par quels intermédiaires nombreux les sociétés ont passé entre le stade totémique et celui des grands empires. Nous voudrions examiner par quels processus inconscients l'homme s'est petit à petit libéré de ses conflits originels. Là encore, nous n'avons pas l'intention d'entrer dans tous les détails, nous aimerions présenter quelques faits caractéristiques qui suffisent parfaitement pour le but que nous nous sommes assigné.
Si nous employons encore poétiquement l'expression de notre mère la terre, celle-ci n'a pour nous qu'une valeur symbolique. Il en est tout autrement pour le primitif, pour qui la réalité intérieure prime la réalité extérieure.
Il nous semblerait tout naturel que le primitif, ayant observé que certaines plantes ou certains fruits étaient comestibles, se soit mis à les cultiver pour assurer son existence. Pourtant les choses ne sont pas si simples; car attaquer la terre avec des instruments aratoires, si primitifs soient-ils, c'est opérer symboliquement une agression contre la mère, c'est se rendre coupable de l'inceste si strictement défendu. Il existe encore des tribus où l'agriculture est interdite. Ailleurs, seul un chef.
324 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
symbole du père, a le droit de planter un arbre. Ailleurs encore, avant d'entreprendre la culture d'un terrain, le prêtre doit se livrer à diverses cérémonies expiatoires.
D'autres coutumes nous montrent aussi à quel point ce symbolisme est vivace chez les primitifs. Les interdictions du sabbat, chez les Juifs, par exemple, montrent dans quel respect on tenait la terre. Celle-ci. à une époque donnée a véritablement dû être tabou.
Frazer nous rapporte les coutumes des Akikuyus qui sont également significatives à cet égard. « On offre des sacrifices au pied des arbres sacrés pour obtenir la pluie, pour faire cesser la famine, pour arrêter une épidémie. Le jour où l'on fait un sacrifice pour avoir la pluie, personne ne doit toucher la terre avec un objet de fer, il ne faut pas même appuyer sur le sol une épée ou une lance, autrement, disent les Akikuyus, le sacrifice serait vain. Qui plus est, en un tel jour, un ancien n'a pas même le droit de piquer son bâton sur le sol de la manière habituelle. La raison en est apparemment que la terre ne doit pas être blessée au moment où elle va être fertilisée par la pluie du ciel. La victime peut être un bélier noir... Après avoir pris part au repas du sacrifice, les anciens se retirent à une petite distance et chantent ces paroles : « Nous les anciens nous prions dieu de nous envoyer la pluie. » La nuit qui précède et celle qui suit le sacrifice les anciens doivent observer une stricte chasteté. Toute infraction à la règle rend le sacrifice sans effet. Nul ancien dont le père est encore vivant ne peut assister à la cérémonie » (1).
Pour le primitif, le ciel est symbole du père ; la pluie est son fluide séminal qui féconde la terre. Ceci donné, une quantité de détails de cette cérémonie s'éclairent pour nous. Nous comprenons que toucher la terre avec un objet pointu serait usurper le rôle du père, nous comprenons aussi que la cérémonie est une sorte d'identification au père, c'est pourquoi seuls les anciens qui ont perdu leur père ont le droit de participer à la fécondation de la terre-mère. Devant, en quelque sorte, prêter le concours de leur puissance phallique, ils doivent s'abstenir de rapports sexuels avec leurs femmes.
L'histoire des premiers développements de l'agriculture est pleine d'enseignements pour nous. Nous constatons à l'origine une grande crainte de toucher la terre. Le clan peut ensuite entreprendre des travaux agricoles à condition qu'il y ait auparavant des expiations collectives auxquelles participent tous les membres du clan. Plus tard, on
(1) Voir FRAZER, Les Dieux du ciel, p. 292.
LE MIRACLE GREC 325
observera encore des rites, mais de plus en plus la cérémonie expiatoire sera aux mains du prêtre ou des anciens qui vont former un embryon de clergé.
Autrement dit, à force de manier la terre, celle-ci perd son aspect de mère et devient une réalité pratique à côté de sa valeur symbolique. Dans les spéculations métaphysiques, elle garde" sa valeur originelle, mais elle prend en plus une valeur pratique. De ce fait, elle devient de moins en moins un objet de crainte. De plus, à force de la travailler, on a créé une technique agricole et des instruments appropriés à sa culture. Cette technique a des exigences; l'individu va devenir moins libre pour les cérémonies collectives et de ce fait il va se créer une répartition des fonctions sociales, les uns cultivant la terre, les autres se livrant à la chasse ou à la pêche, les autres au commerce, d'autres enfin sont préposés à la célébration des cérémonies.
Il reste bien des fêtes collectives, mais elles deviennent plus rares parce que l'homme devient plus industrieux. Les plus jeunes sont engagés dans la vie pratique. Ils sont moins superstitieux et tiennent moins à l'exécution minutieuse de chaque détail d'une cérémonie. Plus affranchis des craintes qui terrorisaient encore leurs ancêtres, ils se libèrent de la tradition. Les cérémonies ainsi évoluent et l'on sait de moins en moins à quoi correspond chaque rite.
Ce qui se passe à propos de l'agriculture, se passe également poulies autres activités. Comme l'a si bien montré Malinowski, au début toutes les activités sont collectives et nous pouvons ajouter qu'avant de devenir individuelles, elles deviennent le privilège d'une corporation. C'est que toute activité humaine entre en contact avec une partie de la réalité, donc avec une puissance magique qu'il faut d'abord apaiser. Veut-on pêcher? Les poissons sont des symboles phalliques, on ne saurait s'en emparer sans autre; veut-on chasser? Les animaux sont des totems, ils représentent aussi une puissance phallique dont il est criminel de s'emparer.
Toucher au monde extérieur représente donc toujours un danger, mais un danger qui va décroissant au fur et à mesure que l'on a trouvé les rites expiatoires propices et que l'intérêt d'une technique qui se développe rejette au second plan la valeur mystique des objets. Il s'ensuit que lorsque cette évolution s'accomplit dans tous les domaines, il tend à se créer une nouvelle civilisation qui sera caractérisée par le développement toujours plus grand de certaines techniques d'une part, et le développement d'un clergé d'autre part. Les types les plus primitifs de cette civilisation sont les petits royaumes africains, les types
326 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
les plus évolués, les anciennes civilisations égyptiennes, assyriennes, iraniennes, etc.
Jetons maintenant un coup d'oeil sur certaines transformations sociales qui lentement s'opèrent. Nous n'entendons nullement dire que ces évolutions soient nécessaires; les clans totémiques se sont transformés de façons très différentes et ont donné naissance à des organisations sociales multiples (1). Nous avons seulement en vue de souligner une forme d'évolution parce qu'elle nous paraît particulièrement typique et nous permet d'étudier plus attentivement certaines étapes de la liquidation des conflits originels, ces deux évolutions allant de pair, selon nous.
Il semble que la domestication des animaux ait contribué petit à petit à faire disparaître le totémisme, du moins dans certains endroits. De même que la terre qu'on maniait tous les jours perdait de sa valeur mystique, de même les animaux qu'on utilisait perdaient de leur mystère. Cela semble avoir eu deux conséquences : 1° la projection des conflits sur les astres a pris plus d'importance; 2° le totem a été remplacé par le roi. C'est ce second point que nous voudrions examiner tout d'abord.
Dans les sociétés pharaoniques, le roi ne représente pas sa propre personne, mais un dieu ancêtre, autrement dit il a la même valeur symbolique que le totem, il représente la puissance phallique du père et la puissance phallique du royaume. Le roi vit incestueusement avec sa soeur; il satisfait par là les désirs inconscients de la foule. C'est par l'intermédiaire du roi que tous les processus de fécondation s'opèrent dans le royaume. C'est pourquoi il doit rester jeune. Aussi, avait-on coutume autrefois, même en Egypte, de le tuer après sept ans de règne. Plus tard, on tua à sa place un criminel ou un bouc émissaire. Enfin on se contenta de brûler des effigies du roi avec l'idée qu'il mourait et renaissait plus jeune (2). Le Roi de Baja, par exemple, n'est pas tué à époque fixe. On lui donne un serpent lors de son couronnement et on le tue lorsque le serpent meurt. Si l'on se rappelle que le serpent est un symbole phallique, on voit bien par cette coutume quelle est, aux yeux de ses sujets, la valeur du roi. Une autre caractéristique de ces rois est que chacun de leurs gestes est soumis à un rituel précis.
(1) Voir RADIN, Social Anthropology. New-York, 1933. Richard Thurnwald. — L'Economie primitive. Paris, Pavot, 1937.
(2) Sur ce problème de la royauté, consulter particulièrement : ROHEIM, op. cit. — Sir James FRAZER, Les origines magiques de la royauté, Geuthner, 1920. — FRAZER, Le Bouc émissaire. Paris, Geuthner, 1925.
LE MIRACLE GREC 327
Le roi décharge en quelque sorte l'individu de ses désirs refoulés. Il est là pour assurer perpétuellement la puissance phallique de chaque membre du royaume et pour expier les fautes de chacun par les rites qu'il accomplit. Ce ne sera donc qu'occasionnellement que l'individu aura à participer aux forces mystérieuses des grandes fêtes. Le roi est la puissance phallique du père qui à été faite prisonnière et qui vit au milieu du royaume. Puisqu'elle est là, présente et agissante au milieu de chacun, la nostalgie de prendre cette force peut diminuer. Chacun sent qu'il l'a plus ou moins à sa portée. On peut dire que l'organisation totémique était dominée par la peur de la castration, alors que l'organisation du royaume est une exaltation de la puissance phallique. Nous avons vu qu'en même temps que s'organisaient les royaumes, les conflits étaient de plus en plus projetés sur les astres. La vie pratique et industrielle se développant, la réalité immédiate avec laquelle l'individu entrait tous les jours en contact perdait de son mystère, aussi est-ce plus loin dans le ciel qu'on va projeter le monde intérieur. C'est la raison pour laquelle le culte phallique va désormais être lié au culte du soleil. Cette association est particulièrement évidente dans le culte de Ra ou le culte du pharaon. Tout pharaon a une naissance miraculeuse. Il naît d'un rayon du soleil qui tombe dans l'oreille de sa mère. Ce rayon est une sorte d'émanation magnétique douée d'une puissance fécondatrice. On l'appelle le sa. Sa est le même mot que sot qui veut dire fluide séminal. Durant toute son existence, le pharaon reçoit ces émanations du soleil. D'autre part la nature sexuelle du soleil s'avère par son identification avec Min, époux de sa mère et qui, lui, est un dieu phallique. Efin le pharaon porte une couronne (pschent) qui représente d'une part l'union du Nord et du Sud et d'autre part le rayon en spirale qui vient féconder les germes solides et liquides (1).
Bien que les mythes soient un procédé explicatif déjà employé dans les civilisations totémiques, nous nous sommes réservé de les étudier surtout dans le présent chapitre. Ces sortes de rêves collectifs servent aussi d'exutoires aux désirs refoulés.
Examinons par exemple le mythe sur l'origine du feu des Ekois, peuplade du sud de la Nigérie qui adore le ciel sous le nom de Obassi-Osaw. Voici en quels termes Frazer nous rapporte cette légende :
« Bien qu'Obassi-Osaw eût tout créé, il n'avait pas donné le feu au genre humain. Un gamin s'en alla au ciel demander à Obassi-Osaw de
(1) Voir MORET, Du caractère religieux de la royauté pharaonique, 1902. — ERMAN, Die AEgyptische Religion. — MORET et DAVY, Des dans aux empires. Paris, 1923. — MORET, Le Nil et la civilisation égyptienne. Paris, 1926. — ROEDER, Urkunden zur Religion des Alten AEgypten. Iéna, 1915.
328 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
lui donner du feu à l'usage des gens de la terre, le dieu fut si furieux qu'il l'envoya promener. Toutefois lors d'une seconde visite au ciel, le garçon réussit à dérober un tison brûlant, il l'enveloppa de tiges et de feuilles de plantin pour étouffer la fumée, puis redescendit vivement sur terre avec son brandon. Quand Osaw du haut de son palais céleste, abaissa son regard sur la terre, il aperçut des volutes de fumée qui montaient du sol. Il dépêcha donc son fils aîné pour demander au gamin si ce n'était pas lui qui avait volé le feu. Celui-ci confessa son larcin et comme châtiment, il fut condamné à boiter pour le reste de ses jours. Mais c'est lui le premier qui apporta sur terre le feu qu'il avait dérobé dans la demeure d'Osaw au ciel. » (1).
Lorsque nous demandons à un de nos enfants comment se sont créés les lacs, les rivières ou les montagnes, il s'imagine que ce sont les hommes qui les ont créés. Cela rentre dans le cadre des explications artificialistes, comme Piaget les a nommées (2). L'explication des Ekois appartient au même type. Cependant nous y trouvons mêlées d'autres préoccupations. Ce mythe, comme tant d'autres que nous pourrions citer est à la fois une tentative d'expliquer le monde et une projection des conflits intérieurs. En effet, le feu est un symbole sexuel pour les primitifs, symbole que nous retrouvons bien plus tard, ainsi dans la légende de la naissance de Servius Tullus. La vierge Ocrisia faisait son sacrifice, comme à l'ordinaire, lorsque surgit subitement une flamme en forme de phallus. La reine y vit un signe particulier et ordonna à l'esclave de mettre une robe nuptiale, puis de se coucher à côté de l'autel. Ainsi fut conçu le roi Servius Tullus, fils de la flamme divine (3). Il serait facile de multiplier de pareils exemples (4). Nous pouvons en déduire que chez les Ekois, ce mythe représente également le désir de s'emparer de la puissance phallique du père, crime puni par l'obligation de boiter (symbole d'impuissance).
Ces mythes à double sens sont des produits typiques des civilisations pharaoniques. Ils montrent que le monde intérieur est encore trop obsédant et trop projeté sur le monde extérieur pour que l'individu puisse se faire une idée objective de la réalité. Nous nous en rendrons bien compte en étudiant plus en détail le mythe d'Osiris et d'Isis, mais avant
(1) Voir FRAZER, Les Dieux du ciel. Paris, 1927, p. 154.
(2) Voir PIAGET, La représentation du monde chez l'enfant. Alcan, 1926 ; et La Causalité physique chez l'enfant. Alcan, 1927.
(3) Voir FRAZER, Early History of the Kingship. London, 1905, p. 221.
(4) On en trouvera plusieurs dans l'ouvrage de RANK, Psychoanalytische Beiträge zur Mythenforschung. Vienne, 1922 , p. 27.
LE MIRACLE GREC 329
examinons encore un autre aspect de la pensée eschatologique du primitif.
Les mythes ont permis aux primitifs de se libérer petit à petit de leur ambivalence à l'égard du père, en ce sens qu'on a créé deux êtres, l'un bon, l'autre mauvais, et que le dieu bon était considéré comme victorieux sur l'être mauvais. Cette dramatisation eschatologique n'était que la traduction de l'effort inconscient de l'individu de se libérer de ses tendances agressives au profit de ses tendances affectueuses. Le primitif qui n'a ni les moyens d'expression ni le développement intellectuel qui lui permettraient une investigation psychologique sur lui-même, parvient cependant à la liquidation morale d'une partie de ses conflits grâce à la voie mystique des rites et des mythes.
Empruntons encore un exemple à l'Egypte : « Chaque nuit lorsque le dieu du soleil Râ (dans l'Egypte ancienne) regagnait son séjour dans le brûlant occident, il avait à soutenir une lutte acharnée contre une armée de démons qui l'assaillaient sous la conduite d'Apepi, son mortel ennemi. Il luttait contre eux toute la nuit et souvent les puissances des ténèbres étaient assez fortes pour lancer, même pendant le jour, des nuages sombres qui obscurcissaient le ciel bleu et rendaient Râ impuissant à émettre sa lumière. Afin d'assister le dieu, la cérémonie suivante était accomplie tous les jours dans son temple de Thèbes : on fabriquait avec de la cire une image de son ennemi Apepi, auquel on donnait la forme d'un horrible crocodile ou d'un serpent aux anneaux innombrables et on écrivait dessus à l'encre le nom du démon. Placée sur une gaine de papyrus sur laquelle on traçait la même inscription, cette figure était entourée de cheveux noirs ; puis le prêtre crachait dessus, la tailladait avec un couteau de silex et la jetait à terre. Il mettait ensuite sur elle son pied gauche, et on terminait la cérémonie en brûlant la figure sur un feu alimenté par des plantes. Apepi ainsi détruit, tous les démons de sa suite devaient subir le même sort. Ce service divin, accompagné de certains discours, avait lieu non seulement le matin, l'aprèsmidi et le soir, mais pouvait être répété à n'importe quel moment de la journée lorsque la tempête faisait rage ou qu'il pleuvait à torrents ou que les nuages obscurcissaient le ciel. Les méchants ennemis subissaient les effets du châtiment infligé à leurs images, comme si ce châtiment leur avait été appliqué directement ; ils fuyaient et le dieu du soleil triomphait de nouveau » (1).
Ici encore les préoccupations morales sont liées à des explications
(1) FRAZER, The Magic Art. Londres, t. XI, p. 67.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 11
330 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
artificialistes. La position morale de l'individu a considérablement changé depuis l'époque totémique : ici l'homme ne cherche plus à s'identifier à la puissance phallique du père, mais seulement à cette puissance sublimée, à la clarté, c'est-à-dire aux qualités morales. La puissance phallique symbolisée par un crocodile ou un serpent est vouée à la destruction pour permettre le triomphe des pulsions affectueuses. La force phallique qui a été l'occasion des haines de jalousie est refoulée systématiquement. D'autre part les affects de l'individu ne se portant plus sur le père réel, mais sur une divinité plus lointaine, l'homme est progressivement délivré de ses craintes. Il peut se confier au dieu Râ qui, plusieurs fois par jour, détruit les esprits mauvais, qui fait triompher la clarté sur les ténèbres, les bons sur les mauvais et aussi les tendances bonnes sur les mauvaises. Il serait faux de dire que l'homme ait définitivement renoncé à la puissance phallique du père, mais au lieu de la convoiter jalousement et d'essayer de s'identifier directement avec elle, il a trouvé une voie de sublimation qui lui permet de croire que cette puissance lui sera donnée s'il s'identifie aux qualités idéalisées du père. N'ayant plus à neutraliser constamment son agressivité par des cérémonies expiatoires, l'individu, au lieu de dépenser cette agressivité de façon stérile, peut la dépenser toujours plus dans ses activités professionnelles et dans la maîtrise du monde extérieur. Ce n'est pas seulement chez les Egyptiens, mais déjà à des échelons plus inférieurs de la civilisation, que nous voyons s'opérer cette dissociation entre le père bon et le père mauvais. Il n'est pas rare que l'adoration de la terre mère ait contribué à cette évolution. Voici, par exemple, ce que Frazer nous rapporte des Ekois (peuplade du sud de la Nigérie) :
« Pour être fixé sur le caractère respectif du dieu du ciel et du dieu de la terre, on questionna un Ekoi qui ne connaissait pas la langue anglaise mais était une mine de renseignements sur les superstitions populaires ; il répondit que le dieu Obassi Nsi était généreux et bon, mais que le dieu du ciel Obassi Osow était féroce et cruel. Pourquoi? Parce qu'il cherche à nous tuer avec sa foudre et de bien d'autres façons. Et puis, il est loin d'être aussi bienveillant envers nous et aussi proche de nous qu'Obassi Nsi, car il ne peut pas recevoir nos offrandes. On a beau quelquefois lui jeter des objets en l'air pour qu'il les attrape, ils retombent toujours sur la terre. Obassi Nsi les attire à lui, ce qui prouve qu'il est bien plus puissant. On lui demande alors comment il savait qu'Obassi Nsi était bon. Il répondit : Jamais il ne nous montre, comme Osow, des choses terrifiantes, telles que le tonnerre ou la foudre, ou le soleil qui brûle quelquefois si fort qu'il nous effraie, ou la pluie qui, à d'autres
LE MIRACLE GREC 331
moments, tombe avec tant de persistance qu'on s'imagine qu'on ne verra jamais plus le soleil. C'est Nsi qui fait mûrir les ignames, les cocotiers, les plantins, etc., que nous confions au sol. Quand nous mourons, on nous enterre et nous descendons dans le monde souterrain pour aller rejoindre notre père Nsi » (1). Frazer ajoute lui-même : « Mais si de nos jours on personnifie la terre comme dieu et comme père, il subsiste suffisamment de légendes et de fragments de rituel pour comprendre et peut-être pour prouver qu'on concevait autrefois la terre comme déesse et comme mère. En fait, cet Ekoi qui avait appelé Nsi père dit après réflexion : Je crois que Nsi est réellement notre mère et Osow notre père. Car, quand nous faisons des offrandes, on nous apprend à dire Nta Obassi (seigneur Obassi) et Ma Obassi (Dame Obassi). Je pense donc que le seigneur est Osow et la dame Nsi. Sûrement Nsi doit être une femme et notre mère, car tout le monde sait que c'est la femme qui a le coeur le plus tendre ».
Il ressort clairement de ce mythe ou plutôt de l'évolution de ce mythe, que l'ambivalence primitive à l'égard du père a été dissociée. Les tendances haineuses se sont concentrées sur le dieu du ciel, le plus ancien symbole du père, tandis que les tendances affectueuses ont été reportées sur la terre. Celle-ci a perdu son sexe originel et sa signification de mère ou tout au moins elle tend à les perdre. Grâce à cette condensation de deux divinités sur le symbole de la terre, les Ekois parviennent à ce compromis qui leur permet d'une part, derrière un déguisement très superficiel de réaliser symboliquement et de façon sublimée l'union à la mère et d'autre part de s'identifier à un père bon dans lequel on a introjecté les qualités de douceur de la mère. Le père rival et fort a perdu de sa puissance d'attraction, ce qui diminue aussi les relations homosexuelles du clan au profit des sentiments hétérosexuels. La famille croît en importance alors que les cérémonies où ne participent que les mâles de la tribu se font plus rares.
Parmi les autres traits caractéristiques de l'évolution qui s'est opérée des civilisations totémiques aux civilisations pharaoniques nous devons noter la sublimation de l'amour maternel. Tant que le désir sexuel à l'égard de la mère était violent et probablement entretenu par la nudité et la promiscuité des êtres, on n'osait guère adorer de divinités féminines; ce qui était féminin était impur. Mais justement, en déplaçant l'amour primitif, sur un symbole, l'adoration devenait possible sans éveiller la jalousie et la répression du père. Cette solution permit d'af(1)
d'af(1) Les Dieux du ciel, 1927, p. 151 et suiv.
332 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
firmer des sentiments pour l'autre sexe, elle développa certainement la tendresse des êtres, puisqu'elle tendait à éliminer la sexualité, facteur de rivalité et de haine. Cette évolution devait permettre de transformer l'idéal du genre humain; dès lors ce n'était plus les seules qualités guerrières et sexuelles qui étaient requises des héros, mais aussi des qualités morales et affectueuses. C'est au travers de cette sublimation que la bonté est entrée dans le monde. Dans la civilisation égyptienne, toutes ces transformations culminent, en quelque sorte, dans le culte d'Isis et d'Osiris.
Il existe des variantes assez grandes dans les légendes et les cultes d'Isis et d'Osiris. Elles nous permettent de découvrir les étapes d'une sublimation. Culte phallique à l'origine, ce culte est devenu dans les premiers siècles de notre ère l'un des plus spiritualisés. Osiris était le frère jumeau d'Isis, à laquelle il fut marié dès le berceau. Il fut tué par leur frère commun Seth. Ce violent personnage enferma le cadavre dans un coffre qu'il jeta dans le Nil. Entraîné par les flots jusqu'en Phénicie, le cercueil vint s'accrocher au pied d'un tamarisque. Celui-ci se développa rapidement, cachant entièrement le coffre dans son tronc. Malcandre, roi de Byblos, fit abattre l'arbre pour soutenir le toit de son palais. Un parfum exquis s'échappait de ce tronc. Isis, la magicienne, en comprit la signification. Elle se fit donner la précieuse colonne par la reine Astarté dont elle avait soigné le fils. Elle ramena le coffre dans les marais de Bonto pour le soustraire à la colère de son frère. Seth, servi par le hasard, découvrit le corps d'Osiris, le coupa en 14 morceaux, puis les dispersa de tous côtés. Isis, au désespoir, les chercha, en retrouva treize, mais ne put trouver le quatorzième qui était le phallus. avalé par un poisson du Nil. Isis, aidée des siens, reconstitua le corps en réajustant chaque morceau, elle lui modela un phallus et en son honneur elle pratiqua pour la première fois les rites de l'embaumement. Puis elle ranima le corps du défunt. Ressuscité et à l'abri de la mort, Osiris aurait pu régner à nouveau sur les vivants. Il préféra se retirer dans les Champs Elysées, accueillir les âmes des justes et régner sur les morts. Roi juste et bon, il donnait à ses fidèles la vie éternelle.
Les cultes d'Isis et d'Osiris ne cessèrent de croître en importance. Devant tout le peuple assemblé, les prêtres et la foule mimaient la mort de l'être bon et sa résurrection. C'était un vrai mystère de la passion.
De ce culte, on peut donner trois ordres d'explications : l'explication psychologique, l'explication cosmique et l'explication morale ou religieuse. L'explication psychologique consiste à retrouver les sentiments inconscients d'où part tout le drame et nous n'aurons pas de peine à
LE MIRACLE GREC 333
reconnaître ici les grandes préoccupations de l'époque totémique. Seth, frère aîné, remplace ici le père qui tente de châtrer le fils parce qu'il a des relations sexuelles avec sa soeur. Mais la soeur prend la défense de son époux et ranime sa puissance virile (ce fait est au centre du mystère d'Isis). Le fils triomphe alors sur son frère (ou son père) et cela équivaut à un triomphe sur la mort. Dès lors, il peut assurer la vie éternelle à ses fidèles. Le culte est ici un culte phallique, une exaltation de la puissance virile du fils pour qu'il ne se sente pas écrasé par celle du père. Il y a là comme une victoire sur les interdits du totétisme, elle se marquera aussi dans le domaine social par le fait que ce ne sont plus les rois seulement qui ont le privilège d'épouser leurs soeurs, mais cette coutume se répand d'abord chez les grands dignitaires et ensuite dans le peuple. La castration d'Osiris, suivie de la résurrection phallique par les artifices magiques de la divine Isis est une expiation préliminaire.
L'explication cosmique est due à ce mécanisme de projection des conflits que nous avons étudié antérieurement. Par un retour des choses et pour pouvoir toujours mieux écarter l'esprit des conflits originels, le drame qu'on a projeté dans la nature prend une valeur explicative des phénomènes cosmiques. « Esprit de la végétation qui meurt pour renaître sans cesse, Osiris représente le blé, la vigne, les arbres. Il est aussi le Nil qui croît et décroît chaque année; la lumière du soleil qui s'éteint chaque soir dans les ténèbres et reparaît plus brillante à l'aube. La lutte entre les deux frères ennemis est celle du désert contre la terre nourricière, du vent desséchant contre la végétation, de l'aridité contre l'eau féconde, de l'obscurité contre la lumière » (1). Il faudrait ajouter la lutte de la vie contre la mort, de la puissance phallique contre l'impuissance. En effet un des moments les plus pathétiques des mystères d'Isis est l'instant où le phallus d'Osiris entre en érection. Mais ce côté sexuel est de plus en plus refoulé. Il touche certainement émotionnellement l'être, mais on dérive son attention par une rationalisation cosmique et voilà pourquoi les primitifs sont en apparence beaucoup plus sensibles que nous aux phénomènes de la nature.
Isis, de son côté est une mère bonne et pleine de sollicitude, elle est la terre fécondée par le Nil Osiris. L'explication artificialiste, chez les primitifs, ne se fait donc pas au hasard, elle s'enchevêtre toujours avec les conflits des individus. A ces deux valeurs que nous venons d'exposer, se superpose encore la valeur morale ou valeur de sublimation. La mort
(1) Voir LAROUSSE, Mythologie générale. Paris, 1935, p. 13.
334 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
d'Osiris est une expiation des fautes commises et le dieu ne ressuscite que pour faire régner la bonté et la justice. Il faut que si le fils triomphe du père, qu'il libère par là son agressivité. Tant que celle-ci vivra, elle fera peser des sentiments de culpabilité et d'autopunition. Mais si le triomphe s'opère au détriment de l'agressivité, cette victoire aura droit de cité. Telle est, au fond la grande leçon qui se dégage des plus puissants mystères de l'Egypte. Nous n'avons pas besoin de souligner le progrès considérable que cette position affective représente par rapport aux précédentes.
Du point de vue de l'histoire de la civilisation, ce ne sont pas seulement les hautes conceptions morales et religieuses qui se sont développées à partir de ces mystères qui nous intéressent, mais c'est surtout le fait que, par là, l'humanité a trouvé un mécanisme qui lui permettait la liquidation par voie mystique de ses sentiments de culpabilité. De ce fait l'individu acquérait un affranchissement intérieur considérable. La culpabilité inconsciente porte toujours l'individu à s'asservir, elle le contraint à une attitude passive, à un conformisme qui crée un obstacle permanent au progrès. La victoire sur le père n'est pas achevée tant que le fils n'est pas apte à liquider ses sentiments d'agressivité et à considérer son père sur le même plan que celui où il jugerait un autre individu. Or cette agressivité ne se liquide vraiment que si elle peut devenir plus ou moins consciente et elle ne le peut que si en même temps l'individu a à sa portée une voie de sublimation qui servira de voie d'expiation. Or c'est à ces problèmes que les mystères d'Egypte sont venus apporter une solution adéquate. En s'efforçant de vivre une vie bonne et juste, on trouvera le pardon d'Osiris et la récompense de la vie éternelle. Cet espoir permet donc de prendre conscience des désirs mauvais au lieu de les refouler; mais on ne cherchera plus à les cultiver, on s'efforcera de les sublimer selon les voies indiquées par la religion. Sans attendre le jugement d'Osiris, chacun s'habituait à regarder en soi pour trier le bon grain de l'ivraie.
Les sacrifices expiatoires des civilisations totémiques ne pouvaient apporter la même libération d'une action interdite; ils ne modifiaient en rien les sentiments profonds de l'être. Au contraire dans les mystères égyptiens, une fois le sacrifice accompli, l'être ne s'identifie plus au père fort et jaloux, mais au père bon, juste et miséricordieux. C'est là une révolution affective considérable.
Assurément que si les prêtres, capables de traduire cette nouvelle attitude en préceptes moraux, saisissaient toute la valeur morale qui se dégageait des mystères, le peuple ne faisait qu'entrevoir cet aspect de
LE MIRACLE GREC 335
la cérémonie; il y avait pour lui surtout une identification avec les grands phénomènes de la nature. Malgré cela, la puissante suggestion qui émanait de ces rites préparait l'homme du peuple à sortir des conflits originels.
Cette lente évolution que jusqu'ici on a surtout considérée du dehors et dont on a trop négligé les attitudes affectives sous-jacentes ne fut pas l'apanage d'un peuple seulement. Il serait trop long pour le but que nous nous proposons de reprendre des exemples analogues en Phénicie, en Mésopotamie, en Perse ou chez les Hébreux. Nous voudrions nous contenter de montrer que d'une façon générale toutes ces civilisations orientales ont abouti à une même apogée mystique.
Si par exemple nous prenons le culte en Asie Mineure, de Cybèle et d'Attis, nous le voyons représenter d'une façon sauvage l'approche de l'hiver et la naissance du printemps. Attis, dieu de la végétation, meurt en automne. Tous ses fidèles courent sur la montagne, se livrent à des danses échevelées, avec Cybèle ils cherchent sur le mont Ida l'amant disparu. Puis, au printemps, c'est la résurrection, le jeune adolescent va pouvoir s'unir à Cybèle, la terre mère. Il n'est pas douteux que sous ce mythe de la nature se retrouve le motif OEdipien. Le père meurt, on le pleure, mais ensuite le fils s'unira à la mère. Au moment des danses du printemps, les fanatiques se donnent des coups de couteaux, se mutilent et souvent se châtrent, pour vivre ensuite le reste de leurs jours dans une communion mystique avec Cybèle. Plus tard et surtout lorsque ce culte phrygien fut transporté à Borne et en Gaule, le néophyte entre dans une excavation de la terre; au-dessus de lui, sur un plancher à claire-voie, on sacrifie un taureau. L'initié se fait arroser par le sang qui coule. Primitivement, c'est une communion avec la puissance phallique du père, mais bientôt ces rites prennent une signification plus sublimée. Lavé de ses péchés par le sang du sacrifice, l'homme acquiert la vie éternelle. Il renonce à sa haine et à ce prix il participe au festin des immortels. En Phénicie, sous le nom de Salambo et d'Adonis, les divinités sont les mêmes.
La construction mythique la plus importante est certainement celle du Mithraïsme. Là nous trouvons ce principe dualiste dont nous avons déjà parlé plus haut : Ormazd, dieu de la vérité et de la lumière et Ahriman, dieu du mensonge et des ténèbres. Nous sommes en présence du mécanisme qui consiste à projeter les deux termes de l'ambivalence à l'égard du père sur deux divinités opposées. En même temps, pour parvenir à réprimer victorieusement les instincts d'agression, on les sublime dans une lutte contre le mal. On s'identifie soi-même à des
336 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
puissances infiniment plus grandes portant l'objet du combat à un niveau presque cosmique. « Le Monde est le théâtre d'une lutte perpétuelle entre deux puissances qui se partagent son empire, et la destinée qu'il doit atteindre est la disparition du mal et la domination incontestée, le règne exclusif du Bien. Les animaux et les plantes, comme les hommes, sont rangés dans deux camps adverses, et une hostilité perpétuelle les anime les uns contre les autres ; la nature entière participe au combat des deux principes opposés. Les démons, créés par l'Esprit infernal, sortent constamment de l'abîme pour vaguer à la surface de la terre; ils pénètrent partout et partout ils apportent la corruption, la détresse, la maladie et la mort. Les génies célestes et les zélateurs de la piété doivent sans cesse déjouer leurs entreprises, toujours renouvelées. La lutte se poursuit et se répercute dans le coeur et la conscience de l'homme, abrégé de l'univers, entre la loi divine du devoir et les suggestions des esprits pervers. La vie est une guerre sans trêve et sans merci. La tâche du vrai mazdéen consiste à combattre à tout instant le Mal et à amener ainsi peu à peu le triomphe d'Ormazd dans le monde. Le fidèle est le collaborateur des dieux dans leur oeuvre d'épuration et de perfectionnement. Les mithraïstes ne se perdaient pas comme d'autres sectes dans un mysticisme contemplatif; leur morale agnostique, je le répète, favorisait éminemment l'action, et, à une époque de relâchement, d'anarchie et de désarroi, les initiés trouvèrent dans ces préceptes un stimulant, un réconfort et un appui. La résistance aux sollicitations des instincts dégradants s'auréolait du prestige des exploits guerriers et ainsi s'introduisait dans leur caractère un principe actif de progrès » (1).
Une religion de ce genre, par la fraternité qu'elle impose aux fidèles (seigneurs et esclaves se réunissaient en des agapes communes) est génératrice d'idées nouvelles. Elle permet une bonne liquidation de l'agressivité, mais sur le terrain sexuel, elle identifie l'instinct et le mal et conduit à des refoulements pernicieux. Son plus grand mérite est d'avoir opposé la Vérité au Mensonge. Par là, elle a introduit une utile introspection, elle a aidé à dépister nos attitudes hypocrites, elle a habitué le fidèle à regarder en face ses sentiments, mais elle lui a donné en même temps la possibilité d'une sublimation mystique. On sait tout ce que le judaïsme et plus tard le christianisme ont emprunté à la religion mazdéenne. Les temps révolus, Mithra aussi redescendra sur
(1) Voir FRANZ CUMONT, Les Religions orientales dans le paganisme romain. Paris, Geuthner, 1929, p. 146-147.
LE MIRACLE GREC 337
la terre, il ressuscitera tous les hommes accordant l'immortalité à ses fidèles et détruisant par le feu Ahriman et les méchants.
Une grande partie de ces idées dérivent d'un fonds commun, du grand culte chalcolithique préaryen sur lequel Charles Autran a récemment attiré l'attention en renouvelant audacieusement toutes nos conceptions sur le monde antique (1).
Nous avons suivi le développement mystique des civilisations orientales ; quelles répercussions ces révolutions affectives ont-elles eues dans le domaine de la science? Nous avons vu combien, à l'aube de l'humanité, toute le monde extérieur était empreint de valeurs affectives. Les nécessités économiques permirent de s'en défaire partiellement. Il fallut d'abord travailler la terre, planter des arbres et des légumes, apprivoiser des bêtes et les domestiquer, fabriquer des objets, extraire des métaux, pêcher, chasser, organiser le commerce, partager des terres. Certes, ces actions à l'origine tabous ne pouvaient être accomplies que par des gens destinés à chacune de ces besognes et préservés de cataclysmes par certains rites. Mais, de plus en plus, ce sont les prêtres qui accomplissent les rites et qui connaissent l'origine et le mystère des choses. L'individu acquiert, par suite de ses manipulations toujours plus nombreuses une connaissance pratique des choses. Il développe des techniques sans se soucier de ce qui dépasse son entendement pratique. Il peut être habile et observateur, mais ses déductions se font en fonction de l'action et non en vue d'un désir de connaître objectivement. Pour que les connaissances pratiques puissent apporter de nouvelles lumières théoriques, il faut qu'elles soient intégrées dans tout un système de connaissances objectives, or ce système manque; il n'existe qu'une cosmologie mystique et artificialiste à laquelle la pratique ne saurait apporter aucun éclaircissement nouveau. A la base se trouvent deux attitudes psychologiques différentes et voici pourquoi les civilisations préhelléniques ont été caractérisées par une mystique collective et des techniques individuelles, mais la science objective ne surgira vraiment que plus tard en Grèce.
A cet égard, il est particulièrement intéressant de comparer la médecine et la chirurgie égyptiennes : l'une, qui se fonde sur les idées générales que l'on a du corps et des forces naturelles, ne dépasse pas le stade magique, l'autre, qui se fonde uniquement sur l'art technique, atteint une précision remarquable.
(1) Charles AUTRAN, Mithra, Zoroastre et la Préhistoire aryenne du christianisme. Paris, Payot, 1935, 279 p.
338 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Voici en quels termes Maspero décrit la façon dont les anciens Egyptiens se représentaient la maladie :
« Les esprits possesseurs, en abandonnant leur victime, laissaient ordinairement derrière eux des traces de leur passage dans le cerveau, dans le coeur, dans les poumons, dans les entrailles, dans le corps entier. Toutes les maladies qui désolent le genre humain n'étaient que le fait d'enchanteurs acharnés contre leurs ennemis, mais on les attribuait toutes à la présence d'un être invisible, spectre du démon qui avait été introduit chez le patient par quelque opération surnaturelle ou s'y était glissé de lui-même par méchanceté ou par besoin, sans qu'on le lui ordonnât. Il fallait après avoir chassé l'intrus rétablir la santé par des moyens nouveaux. L'étude des simples et des autres substances médicinales les fournissait sans peine » (1).
« Les médicaments qu'on fabriquait avec des substances disparates étaient souvent très compliqués. On croyait multiplier la vertu curative en multipliant les éléments de guérison : chaque matière agissait sur une région déterminée du corps et, se séparant des autres après absorption, allait porter son action au point qu'il fallait » (2).
Mais le contraste entre médecine et chirurgie est frappant surtout dans le papyrus de Smith. On ne peut exactement fixer l'époque de ce document que certains savants font remonter au XXVIIe siècle avant notre ère, alors que d'autres pensent qu'il est de dix siècles plus jeune.
Voici en quels termes Abel Rey décrit le texte du papyrus :
« La disposition des matières est rigoureuse. Ces matières ce sont des descriptions, des examens de cas touchant la chirurgie osseuse et la pathologie externe, lesquels rappellent absolument les observations que nous trouvons dans nos traités modernes.
« Dix observations se rapportent au crâne, sept au nez, dix à la mâchoire, à l'oreille et aux lèvres; six aux vertèbres cervicales (à la gorge et au cou) ; cinq à la clavicule, à l'épaule et à l'omoplate; neuf au thorax et aux seins; la quarante-huitième et dernière concerne la colonne vertébrale, elle est incomplète et le traité s'arrête au cours de son exposé.
« Mais l'oeuvre méthodique ne se montre pas seulement dans l'arrangement des observations et dans cette description du corps humain. Il n'y aurait peut-être pas grande conséquence à tirer de là, cet ordre est si naturel. Toutefois remarquons que nous ne le rencontrons nulle
(1) Voir MASPERO, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique. Paris, 1896, t. I, p. 214.
(2) Abel REY, Les Sciences orientales avant les Grecs. Paris, 1930, p. 312.
LE MIRACLE GREC 339
part ailleurs. Les autres papyrus nous présentent toujours leurs recettes dans un méli-mélo intextricable.
« De même encore que dans le papyrus de Rhind, tout problème, dans celui de Smith, chaque observation est exposée selon une méthode rigoureuse et constante :
« D'abord titre général qui s'applique à l'observation « Instruction pour... (suit le nom de la maladie) ». Ensuite examen médical qui commence toujours par la même formule : Si tu examines un homme ayant... (ici la description des symptômes).
« En troisième lieu le diagnostic débute par ces mots traditionnels qui continuent la phrase de l'examen... vous diriez en ce qui concerne : un malade qui souffre de... (ici le nom de la maladie).
« Vient en quatrième lieu le pronostic ou, comme le traduit plus exactement Breasted (1), le verdict qui est toujours énoncé dans une de ces trois manières :
Maladie que je traiterai (pronostic favorable) ;
Maladie que je combattrai (pronostic douteux) ;
Maladie que je ne traiterai pas (pronostic défavorable).
« Le traitement est exposé en cinquième lieu. Enfin viennent des commentaires explicatifs (Ils sont au nombre de soixante-dix) » (2).
Ce document témoigne d'une longue expérience, d'un esprit logique et méthodique, qui dans sa technique est affranchi des idées de son temps. Bien que le même document lorsqu'il parle de médecine et non plus de chirurgie accepte toutes les recettes magiques et témoigne de tous les défauts de la médecine d'alors, nous voyons que les conseils médicaux donnés aux opérés sont extraordinairement sages.
« L'attitude du médecin est nettement celle de la coopération avec la nature. A chaque instant le praticien incline à ne pas prescrire d'autre traitement que la diète. A cette époque, c'est un point de vue extraordinairement raisonnable. Il faut noter aussi que la plupart des cas sont traités par opérations et secondairement, ou même pas du tout, par des médicaments. Si un homme a la mâchoire disloquée et que le chirurgien ait réussi à la remettre en place en la forçant, en arrière, il est seulement invité à appliquer un simple onguent, pour calmer la douleur » (3). Tel est le jugement de Breasted sur notre vieux confrère égyptien.
(1) Voir BREASTED, The Eduin Smith Papyrus. The NewYork Hist. Soc. Quart. Bull., vol. VI, 1922.
(2) Voir REY, op. cit., pp. 315 et suiv.
(3) Voir BREASTED, op. cit., pp. 22-23.
340 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Ce développement extraordinaire de la chirurgie dans l'antiquité n'est-il pas une preuve que la science était déjà très développée à cette époque? Nous avons si peu de documents sur les sciences préhelléniques qu'il faut toujours faire une réserve, mais en tout cas le manuscrit de Smith ne saurait nous convaincre. Toute sa précision représente une série de réponses à cette interrogation : comment ? Comment guérir dans le cas particulier. La science au contraire se demande pourquoi les choses sont ainsi et non autrement. Il y a là deux attitudes de l'esprit parfaitement distinctes; dans un cas, c'est la technique qui se développe, dans l'autre c'est la science. Certes la technique peut découvrir un certain nombre de faits (notamment dans le domaine de l'observation) qui seront repris par la science, mais on ne saurait considérer celle-ci comme le développement des techniques auquel on aurait ajouté de nouveaux faits. On ne saurait voir, par exemple, une continuité entre l'astronomie chaldéenne et celle des Grecs, même si ceux-ci ont emprunté certains matériaux à ceux-là; car il restera toujours vis-à-vis de la réalité entre ces deux civilisations, une attitude foncièrement différente (1).
L'histoire des sciences doit comporter deux points de vue bien différents et qui sont aussi importants l'un que l'autre, bien que le second ait jusqu'ici été trop négligé. Ce sont d'une part l'histoire des acquisitions scientifiques faites au cours des âges et d'autre part l'histoire des attitudes psychologiques que l'homme a prises vis-à-vis de la réalité et les répercussions de ces attitudes dans le domaine de la pensée. De tout ce qui précède devons-nous conclure que les civilisations pharaoniques n'ont pas été inquiètes du pourquoi des choses? Non pas! Nous avons vu qu'après avoir projeté leurs conflits dans la nature, ils ont donné une explication de celle-ci en fonction même de leurs conflits. Seulement en vertu de leurs sentiments de culpabilité, ils restaient des anxieux qui ne pouvaient, par conséquent, garder de doute dans leur esprit. Les explications qu'ils ont données de la nature n'avaient pas vraiment pour but de connaître celle-ci, mais seulement d'apaiser leur anxiété. Cependant il est certain qu'il s'est établi un compromis toujours plus accusé entre le désir d'apaiser le doute et le désir de connaître. Cette évolution s'est faite en grande partie par
(1) Nous n'entendons pas dire par là que les Grecs aient échappé entièrement à des buts utilitaires ni qu'ils aient réussi à se maintenir partout sur un terrain strictement scientifique, mais lorsque nous employons le terme civilisation grecque en opposition aux civilisations préhelléniques, nous entendons justement ne retenir de la culture grecque que les éléments caractéristiques d'une civilisation scientifique.
LE MIRACLE GREC 341
un mécanisme que nous pourrions appeler la dépersonnalisation de la nature (1).
Si nous lisons un ensemble de légendes comme celles, par exemple, contenues dans l'ouvrage de Frazer sur les dieux du ciel, nous voyons que parfois le ciel ou le soleil sont pris pour des dieux et que parfois on parle du dieu du ciel, comme si celui-ci était un personnage différent du ciel lui-même. Souvent, à cet égard, la pensée de l'indigène paraît encore syncrétique et le dieu est à la fois le ciel et un personnagte qui en est distinct. Cette évolution est fatale au fur et à mesure que se développe la pensée mythique, puisque le ciel est de plus en plus humanisé et joue le rôle du père. (Exceptionnellement celui de la mère comme en Egypte, par exemple, où le ciel est représenté par la vache Athor.)
Cette différenciation progressive entre le ciel et le dieu du ciel, disons d'une façon plus générale entre la nature et les dieux qui la représentent, paraît insignifiante au premier abord et cependant elle est capitale pour l'histoire de la pensée humaine.
C'est ainsi qu'en Egypte, le dieu Ra aura à la fois les qualités anthropomorphiques qui ont été projetées sur lui et les qualités naturelles du soleil. De ce fait, il attire les regards de tous et tout particulièrement ceux des prêtres qui s'efforcent de l'observer. Mais cette observation n'est pas désintéressée; il faut voir comment il agit pour savoir comment les hommes doivent se conduire. On investit tous les mouvements du soleil d'une intention morale qui va d'une part expliquer le pourquoi de ces mouvements et d'autre part donner une directive morale aux êtres. Cependant au fur et à mesure que se construit la personnalité divine, elle se distingue de son symbole et l'observation devient plus désintéressée.
Les qualités que la divinité tirait de son symbole devaient faciliter les sublimations. L'astre, par la régularité immuable de son cours, éveillait des idées d'éternité, de sérénité et cette contemplation apprenait à l'individu à se placer au-dessus des passions humaines, des vaines préoccupations et du perpétuel changement des institutions d'ici-bas.
A plusieurs reprises dans le cours de l'histoire de la pensée humaine, nous pouvons constater qu'une projection des sentiments dans les astres, du fait qu'ils sont fort éloignés de nous, a permis un grand essor
(1) Nous employons le terme de dépersonnalisation pour éviter le terme barbare de désanthropomorphisation qui, cependant, exprimerait plus exactement notre pensée.
342 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
au développement de la pensée métaphysique. Dernièrement encore, M. Rougier, avec une érudition et un talent remarquables, a montré l'origine astronomique de la croyance pythagoricienne en l'immortalité céleste des âmes. Pythagore ayant établi que les mouvements des astres indûment appelés errants, n'obéissent pas au hasard, mais à des lois aussi régulières que le mouvement diurne des étoiles fixes, déduisit de ce fait une parenté des âmes et des astres. Tous les deux étaient doués d'éternité et destinés à échapper aux transformations accidentelles du monde sublunaire. Cette idée, qui devait donner une nouvelle conception de l'immortalité de l'âme fut grande de conséquences : « Elle transforma radicalement la représentation que les peuples de l'Orient méditerranéen se faisaient de l'origine, de la nature et de la destinée des âmes. A la conception du souffle vital qui se dissipe avec la mort, à la foi en la survie des Ombres vaines qui répètent en gestes inefficaces, dans le Royaume souterrain des morts, les travaux de l'existence terrestre, elle substitua l'idée d'une âme d'essence céleste, égarée en ce bas monde comme en une terre d'exil, destinée à retourner à sa patrie d'origine, pour goûter en compagnie des dieux sidéraux une immortalité radieuse. Elle transféra les Champs Elysées des Egyptiens et des Orphiques des entrailles de la terre dans le champ des étoiles, et fit du Royaume des Morts le Royaume des Cieux » (1).
De même que Pythagore en apparentant les âmes aux astres introduisit une spiritualité nouvelle dans la métaphysique des Grecs, de même les civilisations pharaoniques, en transférant la divinité de l'animal totem aux éléments cosmiques permirent à l'homme de regarder audelà de sa condition humaine pour s'élever aux conceptions de l'Eternel et de l'Absolu. En arrachant l'âme des morts aux profondeurs de la terre pour l'élever dans les régions célestes, Pythagore éleva l'homme au rang des dieux et le fils au rang du père. Ce côté symbolique de sa métaphysique n'est pas sans importance, car c'est de l'égalité et de la (coopération des générations qui se succèdent que naît vraiment le progrès (2).
(1) Voir ROUGIER, l'Origine astronomique de la croyance pythagoricienne en l'immortalité des âmes (Publications de l'Institut Français d'Archéologie orientale, t. VI). Le Caire, 1933, p. 1.
(2) Il convient de citer ici cette remarque profonde de PIAGET : « Parmi les nombreuses causes de déséquilibre social, il en est une qui peut demeurer latente en des temps normaux, mais qui s'unit à toutes les autres en temps de crise : c'est l'antagonisme diffus des générations successives. Le self-government, en habituant d'abord l'enfant à collaborer avec l'adulte, au lieu de lui obéir sans plus, puis en octroyant à l'adolescent des pouvoirs de plus en plus étendus, aboutit à réduire cet antagonisme au lieu de l'exaspérer. Tandis que la con-
LE MIRACLE GREC 343
Mais la projection des conflits dans les astres ne devait pas servir seulement à élever les conceptions religieuses des peuples, elle les poussa à préciser les liens fictifs et réels qu'il pouvait y avoir entre les. événements célestes et les événements terrestres. De ces préoccupations sont nés les premiers éléments d'astronomie scientifique, mais aussi d'astrologie.
Quelle était la position des astres à la naissance de tel personnage important ? Telle était la question qui intéressait surtout les Chaldéens, question qui leur permit de développer l'astronomie de position, mais nécessairement aussi certaines parties des mathématiques et de la géométrie.
Nous ne voulons pas retracer ici l'histoire des sciences des civilisations pharaoniques, ce n'est pas notre but et celle-ci a été écrite souvent (1) ; nous voudrions seulement répéter que si nombreuses que fussent les connaissances astronomiques des Chaldéens ou des Egyptiens, leur science restait empreinte de conceptions mythologiques et elle était avant tout une technique, car, comme le souligne fort bien Abel Rey à propos de l'astronomie chaldo-assyrienne : « De tout ce qui concerne la cause, l'explication des mouvements célestes et la distance des astres, il n'est dit un mot dans aucun de nos documents. Cet effort explicatif et théorique sera, peut-on croire, le propre du génie grec » (2).
Du point de vue artistique, les civilisations pharaoniques sont parvenues à un degré de perfection remarquable. L'art étant avant tout une technique où l'observation joue un grand rôle, il n'est pas surprenant que les progrès de cette discipline ont pu être plus considérables que ceux de la science. S'il est évident que certaines époques ont été très conventionnelles, il n'en est pas moins vrai que certains artistes sont parvenus à un réalisme saisissant. Qu'on se souvienne par exemple des décorations du Palais d'Assurbanipal avec ses émouvantes chasses aux lions. Malgré une certaine stylisation, il reste une puissance d'expression prodigieuse dans les têtes du lion percé d'une flèche ou de la célèbre lionne blessée. De même, en Egypte, la statuaire a atteint une
trainte et la soumission forcée, risquent de conduire à la révolte, la collaboration avec l'adulte et l'éducation de la jeunesse par elle-même préparent une insertion graduelle des générations montantes dans les cadres préparés par les aînés, et surtout une transmission normale, d'une génération à l'autre, des valeurs multiples constituant l'héritage social ». Le Self-Government à l'école. Publication du Bureau International d'Education, 1934, p. 107 et 108.
(1) GIIALAIN, La Science égyptienne. Bruxelles, 1 927. — VIROLLEAUD, L'Astrologie chaldéenne, 1908. — REY, op. cit. — BRUNET et MIELI, Histoire des Sciences (Antiquité). Paris, Payot, 1935.
(2) Voir RET, op. cit., p. 173.
344 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
grande perfection, mais les oeuvres réalistes restent l'exception. Les conventions artistiques sont nombreuses et l'art est avant tout au service de la religion, en sorte que nous voyons figurés une quantité d'êtres mythologiques qui ne prennent leur vraie signification que si on les regarde du point de vue égyptien, chaldéen ou assyrien. Il s'ensuit que l'art perd en universalité, qu'il est au service d'une croyance et qu'il n'est pas encore, comme chez les Grecs, de l'art pour l'art. Mais là encore, bien que le but ne soit pas désintéressé, la technique a fait des progrès surprenants et l'homme a rassemblé de multiples observations qui témoignent déjà d'une haute culture et qui serviront aux civilisations futures.
Il est temps, à présent, de jeter un coup d'oeil sur l'ensemble de ces civilisations. La famille a fait une lente évolution vers la monogamie, elle est devenue la cellule sociale, son importance s'est accrue aux dépens du clan. L'autorité du père reste grande, c'est lui qui compte. En Assyrie si l'on achète un esclave, sa famille vient avec lui. Cependant même l'esclave peut se libérer et jouit d'une certaine protection (1). Les hommes ont pris l'habitude de se vêtir quelque peu; l'habitation est devenue plus confortable, la promiscuité s'est atténuée.
Le peuple ne participe plus à toutes les cérémonies religieuses; il s'est formé un clergé. La nature est moins effrayante, depuis que les nécessités économiques obligent l'homme à cultiver la terre. De plus en plus, les buts pratiques se sont substitués aux buts mystiques et une collaboration toujours plus active s'établit entre les hommes. Ainsi naissent diverses techniques qui atteignent souvent un haut degré de perfeption..
Le clergé est le cerveau de la nation, il élabore des mystiques collectives auxquelles le peuple donne son adhésion. Il existe une grande liberté dans la vie pratique (nous parlons ici des formes les plus évoluées des civilisations pharaoniques), elle n'existe guère dans le domaine de la pensée. Le clergé et les grands dignitaires dominent le peuple par la religion. Le roi est fils de dieu et l'état est un microcosme de ce qui se passe chez les dieux. Ceux qui forgent la pensée sont intéressés à la maintenir comme un moyen de gouverner; elle n'est par conséquent pas libre et désintéressée. Son but la détourne du problème des causes. Tels sont les cercles vicieux dans lesquels sont enfermées les civilisations pharaoniques. Cette pensée collective jointe à des techniques où
(1) Voir Edouard CUQ, Le Mariage à Babylone d'après les lois de Hammurabi. Bruxelles, 1905. — DELAPORTE, La Mésopotamie. Paris, 1923.
LE MIRACLE GREC 345
l'individu peut n'affirmer que son esprit pratique conduit à une apothéose mystique avec toutes les splendeurs qui peuvent l'accompagner, elle ne conduit pas à la liberté de conscience, à l'introspection et au problème des origines.
Du point de vue affectif, une grande évolution s'est opérée (nous entendons ici dans la pensée collective et non dans les conflits individuels qui restent divers). L'homme ne cherche plus jalousement à usurper la puissance du père. Il s'identifie au père bon et, par son effort moral, parvient à liquider une grande partie de ses sentiments d'agressivité et de culpabilité.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 12
CHAPITRE V LE MOYEN-AGE GREC
Nous avons vu que les civilisations pharaoniques sont sorties des civilisations totémiques. Quelle a été la structure sociale qui a précédé l'éclosion de la civilisation hellénique? Nous avons marqué au chapitre premier l'hiatus qui séparait la civilisation égéenne, voire même la civilisation mycénienne, de celle des Grecs. Examinons plus attentivement cette période obscure que l'on appelle le moyen-âge grec.
Fustel de Coulanges nous a donné une image de la cité antique. Il y a naturellement bien des choses à critiquer dans cette oeuvre déjà ancienne et notamment ce point de vue que si la famille n'était pas fondée sur des sentiments naturels, c'est que les règles qui la constituaient avaient été élaborées par la religion. Les sentiments qui sont à la base de la famille antique étaient à l'époque naturels et, d'autre part, la religion ne peut avoir une valeur explicative au sens où l'entend Fustel de Coulanges, car elle-même n'est pas une organisation extérieure à l'individu, elle est créée par ses propres sentiments.
Mais ceci dit, examinons de plus près le tableau qui nous est tracé par l'auteur de la Cité Antique. Le père de famille est tout-puissant, Il a le droit de vie et de mort sur ses sujets, c'est-à-dire sur toutes les personnes qui appartiennent à la gens, la famille. Le chef de la gens est en même temps le juge, le chef religieux et le possesseur de cette unité sociale. Lui seul a le droit de transformer le rituel ou les croyances du culte familial. Lui seul possède la terre et comme à cette époque la monnaie n'existe pas encore, les enfants ne peuvent échanger le produit de leur travail que contre des objets qui serviront au patrimoine commun. Il n'y a donc, au début du moins, pas d'émancipation possible. Le père avait en plus le droit de marier ses enfants comme il l'entendait. Il résultait de là que les enfants n'avaient aucune liberté.
Bien que l'on ait vivement reproché à l'auteur de la Cité Antique d'avoir donné de la famille grecque une image inexacte et qui correspond davantage à la famille romaine, il faut reconnaître que même les meilleurs historiens modernes nous en ont donné un tableau identique. Voici par exemple ce qu'écrit Glotz :
« Le génos comprenait dans son sein tous ceux qui adoraient le même ancêtre, tous ceux dans les veines de qui coulait son sang, tous ceux qui
348 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
pouvaient dire qu'ils avaient bu le même lait. Ils vivaient sous le même toit ou pour le moins sur la même terre; ils se réunissaient au même foyer. Il faut donc se représenter le génos primitif comme un petit monde fermé, indépendant, réglant en toute souveraineté ses affaires intérieures, méfiant envers quiconque ne lui est point apparenté. Il n'a pas seulement sa religion, il a son chef ,son patrimoine, sa morale, sa justice » (1)... « Le génos a son chef, celui dont le sang est le plus pur selon la règle coutumière, celui qui remonte le plus directement à l'ancêtre et en est l'incarnation la plus authentique, celui-là est le roi. Aussi est-il de droit le prêtre de la religion familiale à laquelle ne participent que les gennètes ; il préside à toutes les cérémonies accomplies soit autour du foyer où brille le feu sacré, soit près du tombeau où reposent les aïeux; lui seul peut offrir les libations et les sacrifices qui assurent la protection des dieux et des morts. Il administre le domaine commun. Il possède une autorité sans limite sur les personnes. Sur les proches, il a une puissance absolue; il peut mettre à mort sa femme; il peut exposer, vendre ou tuer ses enfants. Sur les autres membres du clan, il a un droit de justice complet, sans appel ; tout au plus réunit-il un tribunal de famille dans les cas les plus graves afin de prononcer son arrêt au nom de tous. Maître des relations avec ses voisins, il mène ses guerriers enlever des femmes et du bétail ou venger un meurtre, jusqu'au jour où il conclut un pacte qui transforme les adversaires en parents » (2).
Quelle situation psychologique pouvait résulter de là? Les enfants étaient maintenus dans des conduites d'obéissance et nous avons vu au second chapitre les traits de caractères qui peuvent en résulter. Passivité complète et par suite manque d'originalité, sentiments d'infériorité, hésitations. L'individu, au lieu de rechercher ses satisfactions dans le monde réel, cherche uniquement l'assentiment de l'autorité à laquelle il s'asservit de plus en plus.
Mais derrière ces traits de caractère, qui restent apparents pour chacun, il y a tout un conflit refoulé. Le fils, sans cesse contrarié dans ses pulsions instinctives, nourrit une haine meurtrière contre son père dont l'autorité arrête son expansion. Il a peur du châtiment et, par suite, s'effraie de ses propres sentiments qu'il refoule avec force. Pour se défendre contre eux, il cherche à s'asservir d'autant plus à l'autorité.
(1) GLOTZ, Histoire grecque. Presses Universitaires, 1925, t. I, p. 119.
(2) Ibidem, p. 120.
LE MIRACLE GREC 349
Nous avons vu, dans les chapitres précédents, que les mythes et les religions exprimaient de façon symbolique les conflits des individus. Voyons maintenant dans quelle mesure nous trouvons dans la religion primitive des Grecs un reflet des sentiments sous-jacents à leur structure sociale. Fustel de Coulanges écrit à propos du culte familial :
« Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites pratiques, de rites minutieux... La doctrine était peu de chose, c'étaient les pratiques qui étaient l'important; c'étaient elles qui étaient obligatoires et impérieuses. La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait l'homme esclave. L'homme se l'était faite et il était gouverné par elle. Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte matériel et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis et plus encore pour ne pas se faire d'eux des ennemis. »
« Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux, irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux, Il croyait à leur existence, mais il aurait parfois voulu qu'ils n'existassent pas » (1).
Nous avons choisi cette citation chez un auteur relativement ancien afin que l'on ne nous objecte pas d'emprunter un texte à un homme qui partage nos idées.
On voit clairement que le dieu, représenté généralement par les mânes d'un ancêtre, représente en réalité le père. L'attitude qu'on a eue envers le vivant se poursuit envers le défunt : ambivalence à l'égard du dieu qui provient du conflit de haine surcompensé par une attitude servile. De plus, la haine a été projetée dans le dieu père qu'on se représente constamment comme un personnage irrité qu'il s'agit d'apaiser. Cette inquiétude perpétuelle de ne pas arriver à satisfaire le dieu provient de l'agressivité sans cesse refoulée par les sentiments de culpabilité, mais aussi toujours prête à violer la consigne et à vouloir se manifester. Une attitude aussi ambivalente s'extériorise presque toujours par des gestes obsessionnels. Et cette obsession se retrouve dans la religion grecque primitive par la méticulosité avec laquelle les rites devaient être accomplis. Faute de pouvoir témoigner de sentiments sincères, il fallait exécuter des gestes précis.
« En vain, écrit Fustel de Coulanges, le coeur le plus fervent offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables rites du
(1) FUSTEL, DE COULANGES, La Cité Antique. Ed. 1903, pp. 194-195.
350 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre manquement faisait d'un acte sacré un acte impie. L'altération la plus légère troublait et bouleversait la religion de la patrie et transformait les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels » (1).
Autrement dit, la moindre désobéissance était considérée comme un geste agressif à l'égard du père, on projetait alors sa mauvaise intention dans l'esprit de l'ancêtre et celui-ci irrité devenait un ennemi. On voit par quels mécanismes cet ensemble de sentiments conditionne une perpétuelle obéissance, c'est-à-dire une attitude passive et réfractaire au progrès. Aussi ne faut-il point s'étonner que tout le moyen-âge grec soit une période stérile et qu'il ait fallu de longues décades pour sortir de cet état de choses.
Nous avons, dans cette religion grecque primitive, une situation psychologique très analogue à celle que nous retrouvons dans les sociétés totémiques (2). Le totem est ici l'ancêtre commun. « Parmi tous les morts, il en est un auquel on rend un culte spécial : l'ancêtre commun. Dieu du groupe, c'est un être de force plus que de justice : dans sa retraite souterraine, il reste ce qu'il fut, un chef redoutable, et souvent, plus tard, on le saluera du nom de héros. Tous ceux de son rang participent de son pouvoir surhumain. Pour augmenter ses forces et mieux se les incorporer, ils lui offrent des victimes destinées à le nourrir et à les faire communier avec lui » (3). On remarquera que tout ce que Glotz dit de l'ancêtre commun pourrait être appliqué à l'animal totem.
Assurément que ces idées sont intéressantes, mais, dira le lecteur, sont-elles justes? Le tableau que Fustel de Coulanges nous a laissé de la cité antique est exact, surtout en ce qui concerne Rome, mais en Grèce ? Lorsque nous relisons Homère, nous n'avons guère l'impression que le père de famille jouât un rôle écrasant tel qu'on vient de nous le décrire. Plus d'un helléniste, à qui nous avions fait part de nos idées, ont avancé cet argument. Or, pour nous, il est essentiel de l'écarter, car toute l'évolution de la pensée grecque du moyen-âge jusqu'à Périclès ne se comprend qu'en fonction de cette famille originelle qu'on voit se modifier progressivement.
(1) Ibidem, p. 196.
(2) Nous ne voulons pas discuter ici si la religion grecque est ou non issue du totémisme. La seule chose qui nous importe est la situation psychologique des individus soumis à cette religion. Sur les vestiges totémiques dans la religion grecque on trouvera un intéressant chapitre dans l'ouvrage de Miss HABRISON : THEMIS. A Study of the Social Origins of Greek Religion. Cambridge, 1927, pp. 118 et suiv.
(3) GLOTZ, Histoire Grecque, t. I, p. 489.
LE MIRACLE GREC 351
La difficulté d'établir ce qui a été vient de ce que la transformation du génos n'a pu s'opérer que lentement. Glotz faisait déjà observer ceci en 1904 :
« Comme tous les grands phénomènes d'ordre social, le relâchement dans la constitution du génos et l'affaiblissement de l'autorité paternelle ont été l'effet d'une évolution obscure. Cette transformation n'a pas de date précise; elle ne se rattache à aucun des événements qui ont fait du bruit parmi les nations; elle n'a pas été voulue tout d'un coup par le génie intrépide d'un philosophe ou d'un législateur. Elle s'est accomplie dans l'intérieur de chaque maison, dans l'esprit et le coeur de tous les hommes. Cela s'est fait avec la lenteur et l'inconscience de la nature en travail. De génération en génération, de jour en jour, les idées et les moeurs changèrent insensiblement les institutions » (1).
Chez Homère, c'est-à-dire au IXe et au VIIIe siècles, nous constatons une assez grande unité de pensée religieuse. Chez lui, l'âme est considérée comme une sorte d'image, une espèce de double qui se montre actif, alors que l'individu dort. C'est elle qui agit lorsque nous rêvons. Loin d'être la partie la plus éclairée et la plus intelligente de notre personnalité, elle serait plutôt ce que nous appellerions aujourd'hui notre subconscient. Cette notion de l'âme se retrouve plus tard, même à une époque où nous savons que le culte des morts est devenu très important. Ainsi Pindare écrit : « Le corps obéit à la mort, la toute puissante; mais l'image du vivant reste vivante, car elle seule tire son origine des dieux; elle dort tant que les membres sont en mouvement, mais elle annonce souvent en songe l'avenir à celui qui dort » (2).
Cette même notion de l'âme se retrouve chez un grand nombre d'intellectuels, tels qu'Heraclite ou même Démocrite (3). Or, cette conception de l'âme, chez Homère du moins, n'est pas liée à l'idée d'immortalité. Voici, par exemple, ce qu'en dit Edwin Rohde :
« En bas, dans le morne séjour, les âmes voltigent désormais inconscientes, ou n'ayant du moins plus d'elles-mêmes qu'une conscience obscure; elles n'ont plus qu'un filet de voix; elles sont devenues faibles et indifférentes. Et cela est naturel puisque la chair, les os, le diaphragme, siège de toutes les facultés de l'esprit, de toutes les énergies
(1) Voir GLOTZ, La Solidarité de la Famille en Grèce. Paris, Fontemoing, 1904, p. 4.
(2) PINDARE, Fragment 131.
(3) Voir à ce sujet : DELATTE, Les Conceptions de l'enthousiasme chez les philosophes présocratiques. Paris, Belles-Lettres, 1934.
352 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
de la volonté, tout cela a disparu, l'existence en étant liée au double visible de la psyché, en ce moment anéanti. Parler avec les savants anciens et modernes de l'immortalité de ces âmes est une erreur. Elles ne vivent guère plus que l'image de l'homme dans un miroir et où trouverait-on dans Homère qu'elles mènent éternellement cette pâle vie d'ombres » (1).
Rohde soutient que l'on ne pourrait concevoir une pareille unité de conception religieuse dans l'Iliade et l'Odyssée, si Homère lui-même n'avait pas partagé la croyance aux vaines ombres qui progressivement vont s'évanouir dans le jardin de l'Hadès. Nous l'admettons volontiers, mais est-ce à dire que c'est bien là la croyance populaire de la Grèce de l'époque? Il y a dans la religion homérique des éléments de scepticisme qui cadrent mal avec une civilisation en période de croissance et l'on pourrait se demander si elle n'est pas le reflet de croyances qui datent surtout de la période achéenne. Parce que le langage d'Homère n'a gardé que quelques archaïsmes, on a généralement admis que si le sujet de son épopée remonte à trois ou quatre siècles en arrière, tous les sentiments et les pensées de ses héros sont cependant ceux qui animaient les contemporains d'Homère. Pourtant cela n'est pas nécessairement vrai. Le grand poète du IXe siècle n'a fait que donner une nouvelle forme littéraire à d'anciennes chansons. Ce qui est certain, c'est qu'en Grèce, le culte des morts a été pratiqué avant et après Homère. Rohde, lui-même, après avoir souligné l'unité religieuse de l'Iliade et de l'Odyssée, remarque : « Il va à proprement parler de soi que la liberté, l'absence de préjugés avec lesquels sont envisagées toutes choses, n'ont pas pu être l'apanage d'un peuple tout entier, ou d'un rameau tout entier de ce peuple ». Et un peu plus loin, il ajoute : « Si l'on voulait en croire le seul Homère, les innombrables cultes locaux de la Grèce, avec leurs divinités liées à une étroite résidence, n'auraient pour ainsi dire pas existé : Homère les ignore presque complètement » (2). Or, le culte des ancêtres était avant tout un culte local, lié aux lieux de sépulture.
D'autre part, s'il est manifeste que les chants homériques sont l'oeuvre d'un puissant génie, affranchi de beaucoup de préjugés, les personnages qu'il nous dépeint ne sont pas toujours étrangers à ce besoin d'apaiser l'âme du défunt et de calmer sa colère. Dans l'Iliade, le récit des funérailles de Patrocle en est une preuve. Et ailleurs, nous
(1) Voir ROHDE, Psyché, traduction française. Paris, Payot, 1928, pp. 8 et 9.
(2) Voir ERWIN ROHDE, op. cit., pp. 31-32.
LE MIRACLE GREC 353
trouvons de même une allusion à l'usage d'offrir des sacrifices aux morts longtemps après leurs funérailles (1).
Mais pour écarter définitivement ce que nous pourrions appeler l'argument d'Homère, il importe de se souvenir que l'auteur de l'Iliade est Ionien. Or, on a trop souvent établi une continuité, qui n'est pas entièrement exacte, entre la civilisation ionienne et celle de la Grèce. C'est ce point que nous voudrions encore préciser.
Certes, l'Ionie a connu, à la suite des splendeurs de la civilisation égéenne, une décadence provoquée par les invasions achéenne et dorienne auxquelles elle n'a point échappé. Mais les îles et la côte asiatique connurent vraisemblablement une pénétration plus lente et moins destructrice que celle qui s'opéra sur le continent. L'Ionie fut surtout une terre de colonisation. Il est naturel de penser que ce sont surtout les cadets des familles (un fait analogue à celui qui s'est produit dans la colonisation par les Anglais au XVIIe et au XVIIIe siècles) du continent qui, révoltés des conditions familiales, sont allés tenter fortune sur des terres nouvelles. Leur besoin d'indépendance, leur désir de couper avec la tradition qui les avait réduits à une sorte de servage, leur avait donné plus d'initiative et une liberté d'esprit qu'on ne trouvait point encore dans l'Attique. L'ensemble de ces conditions, auxquelles il faut ajouter le contact permanent avec les peuples asiatiques, avait créé une civilisation distincte de celle de la Grèce, bien qu'elle en soit issue et que, dans la suite, elle fût l'élément le plus stimulant pour la pensée hellénique.
Ce qui permet de penser que les cadets ont joué un rôle important dans la colonisation, c'est que leur plus grand souci était d'acquérir des terres, c'est-à-dire de satisfaire l'envie qu'ils avaient dû refouler dans le milieu familial. Guiraud fait, à ce propos, une remarque pertinente :
« De ce que la plupart des colonies grecques ont été des villes maritimes, on a conclu que les émigrants avaient été poussés en Asie Mineure, en Sicile et en Italie par la pensée de se livrer à la navigation et au trafic. Il est visible au contraire que, dans le début, ils ont voulu créer des établissements agricoles bien plus que des comptoirs. Partout ils ont conquis la terre ou ont fait un pacte avec les habitants pour la partager » (2).
(1) Voir l'Iliade, XXIV, 592.
(2) Voir GUIRAUD, La Propriété foncière en Grèce. Paris, 1893, p. 86.
354 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Au reste, ce n'était pas seulement poussés par un désir personnel que les cadets émigraient, mais leur mécontentement faisait réaliser aux autorités elles-mêmes la nécessité d'organiser des colonies.
Hatzfeld écrit à ce propos des lignes qui viennent rejoindre notre hypothèse : « Les causes qui firent naître ce mouvement colonial sont diverses. Une des plus importantes fut, selon les anciens, le manque de terre. On a parfois voulu conclure de cette explication, contre toute vraisemblance, que la Grèce du premier millénaire était surpeuplée. Ni la tradition, ni les découvertes archéologiques ne permettent de croire que les villes grecques aient eu, au IXe et au VIIIe siècles, une population trop nombreuse pour les ressources de leur territoire... Mais si la Grèce du VIIIe siècle n'était pas surpeuplée, le régime juridique sous lequel elle vivait explique que son sol n'ait pas été suffisant pour tous ses habitants » (1).
Au reste, on sait qu'à partir du VIe siècle, lorsque la constitution de la famille s'était profondément modifiée, les Grecs arrêtèrent leurs émigrations.
Si l'on ajoute à ce fait que précédemment, lors de l'invasion des Doriens, un grand nombre de princes achéens fuyant devant l'ennemi envahisseur s'étaient réfugiés en Ionie, on comprendra que cette population ait été active, ait maintenu une certaine tradition intellectuelle et enfin qu'elle ait représenté du Xe au VIIe siècle une complexion psychologique bien différente de celle des Grecs continentaux.
« Tandis que la plupart des métropoles, écrit Glotz, végétaient dans des horizons bornés, étouffaient dans des institutions étriquées, d'un archaïsme presque immuable, les colonies qui devaient leur existence même à la passion du grand air et de la liberté, ne pouvaient vivre que par une continuelle adaptation au milieu et de promptes initiatives. Dans ces pays neufs, on osa innover, tout ce domaine d'outre-mer fut un vaste champ d'expérience. Dès le premier jour, il n'était plus question là ni de yevr\, ni de propriétés constituées par les ancêtres. L'individu est ce qu'il se fait lui-même. A voir, par des exemples quotidiens, le pouvoir du travail, on achève de perdre le respect des traditions stériles et des cadres désuets. La considération qui s'attache à la possession du sol et à la richesse sont à qui sait les acquérir par son énergie » (2).
(1) Voir HATZFELD, Histoire de la Grèce ancienne. Paris, Payot, p. 53.
(2) Voir GLOTZ, Histoire Grecque, t. I, p. 211.
LE MIRACLE GREC 355
Lorsqu'on réfléchit aux différences profondes qui séparent au IXe siècle le monde ionien du monde grec, on se rend compte qu'Homère ne nous donne aucunement une description de ce qui pouvait se passer sur le continent grec de son époque. Une distinction semblable a été marquée avec toute la netteté désirée dans un ouvrage de Frenkian, qui n'a pas encore remporté tout le succès qu'il mérite.
« Les épopées homériques, écrit cet auteur, bien qu'elles soient le monument le plus ancien de la langue grecque, ne nous donnent pas les conceptions les plus primitives sur le monde et sur l'homme qui nous soient accessibles pour la Grèce. En effet, cette poésie homérique est un achèvement et non un commencement. Elle nous révèle un état d'esprit extrêmement avancé, une liberté de pensée qui est celle d'une élite, de l'aristocratie ionienne du VIIe siècle. C'est beaucoup plus tard, dans la Grèce continentale, que nous rencontrons des formes de croyance plus primitives, qui sont comme une interruption de l'évolution et un retour à des conceptions plus arriérées. Une évolution des unes aux autres n'est pas possible. C'est pourquoi il faut admettre un état antérieur au monde homérique, qui n'a pas cessé d'exister dans la Grèce continentale et qui a survécu à celui-là. Dans certains cas, on peut poursuivre cette évolution. Ainsi, par exemple, les Achéens ensevelissaient leurs morts. Homère ne connaît que l'incinération. Plus tard l'inhumation apparaît de nouveau. Nous ne pouvons pas admettre une brisure de la continuité. L'habitude de l'inhumation dut persister sans interruption dans la Grèce continentale, et elle donne l'impression de réapparaître plus tard, tandis qu'en réalité, elle n'a jamais cessé d'exister. Il en est de même d'autres croyances et coutumes que nous allons discuter en leur temps. Pour le moment, retenons la conclusion suivante qui est très importante :
« La pensée et les conceptions philosophiques, théologiques et eschatologiques des Grecs ne se sont pas développées d'une façon rectilinéaire, à partir des conceptions homériques. Des croyances plus anciennes encore, plus primitives en quelque sorte, que notre Homère avait refoulées, ont été en jeu et elles ont eu leur mot à dire dans cette évolution. Mais cela n'amoindrit pas l'importance des épopées dans cet épanouissement de la pensée grecque. Les poèmes homériques sont une base sûre pour l'étude, tandis que les autres conceptions, qui ne s'appuient pas sur des textes aussi sûrs et aussi étendus, doivent être atteintes par des raisonnements qui présentent beaucoup de difficultés » (1).
(1) ARAM M. FRENKIAN, Le Monde Homérique. Paris, Vrin, 1934, p. 9.
356 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
On ne saurait mieux dire. Toutes ces réflexions nous donnent le droit d'écarter l'objection que nous avions envisagée, à savoir que la description de Fustel de Coulanges ne repose sur rien et qu'Homère la contredit. Une étude plus attentive du culte des morts chez les Grecs nous montrera bien que les sentiments qui l'animent sont le reflet d'une structure sociale où la contrainte exercée par le chef de famille est considérable. Suivons pour cette étude l'admirable travail de Rohde (1).
Le premier acte de piété est d'ensevelir le mort. Même aux temps homériques, l'âme ne pouvait s'évader dans la sombre demeure de l'Hadès, tant que son corps n'avait reçu l'honneur des funérailles. Aussi longtemps que l'âme voltigeait autour des survivants, elle était dangereuse pour eux. De tout temps, il fallut donc apaiser les mânes des ancêtres. Chaque fils avait la stricte obligation de donner une sépulture à son père. Chez les Athéniens, le démarque devait remplacer les parents qui n'auraient pas accompli ce devoir. Une fois par an une malédiction solennelle était prononcée contre ceux qui avaient délaissé un cadavre sans l'enterrer. Le mort est considéré comme sacré, on le vénère et le craint tout à la fois. Il est tabou, on ne peut l'approcher qu'en se purifiant et ensuite, avant de reprendre contact avec son entourage, il faut se purifier à nouveau.
Ce qui nous montre encore l'ambivalence des Grecs à l'égard de leurs morts, c'est la coutume de leur adresser des sacrifices énormes, signe de vénération, mais aussi besoin d'apaiser l'âme irritée et que l'on se représente telle parce que soi-même on nourrit à l'égard du père une hostilité et une jalousie farouches. Cette habitude des sacrifices aux morts devint si exagérée que Dracon d'abord et Solon plus tard durent mettre des bornes à la générosité superstitieuse de leurs contemporains. Les restrictions de Solon ont porté à la fois sur le faste du cortège funèbre, le nombre d'animaux que l'on sacrifiait, les richesses que l'on déposait dans la tombe et les lamentations que les pleureuses faisaient entendre.
Le cérémonial des funérailles est intéressant pour nous, car il exprime le besoin de refouler toute critique à l'égard du défunt et tout soulagement de voir disparaître un despote. Il faut, par conséquent, accuser les sentiments contraires, éloges, sacrifices, lamentations. Assurément ces démonstrations avaient parfois un caractère sincère, mais le plus souvent elles étaient une défense contre les sentiments refoulés dans
(1) Voir ROHDE, Psyché. Paris, Pavot, 1928, 647 pages.
LE MIRACLE GREC 357
l'inconscient. Voici en quels termes Rohde nous décrit cette cérémonie : « Les offrandes commençaient sans doute le plus souvent aussitôt après - l'inhumation; il semble que l'usage général fut d'offrir des libations de vin, d'huile ou de miel. Les sacrifices sanglants, tels que ceux qui, dans l'Iliade, sont offerts sur les bûchers de Patrocle et d'Achille, n'étaient peut-être pas rares à une époque plus ancienne. Solon défend expressément de sacrifier un boeuf auprès du tombeau... Au retour de la cérémonie funèbre, les membres de la famille se soumettent à une purification religieuse et célèbrent le repas funèbre après s'être couronnés, tandis qu'auparavant ils ne se couronnent pas. Ce banquet aussi était une partie du culte des âmes. On se figurait que l'âme du défunt était présente, bien plus que c'était elle qui recevait, et c'était la crainte de cette hôtesse invisible qui empêchait de ne rien dire à table qui ne fût son éloge. Le repas funèbre était un repas servi dans la maison du mort pour les parents survivants. Un autre repas était offert au mort lui-même le troisième et le neuvième jour après l'enterrement. Le deuil paraît avoir pris fin ce jour-là selon l'usage antique » (1).
La dépendance vis-à-vis du défunt restait constante. Non seulement à chaque acte important de l'existence, on lui offrait des libations, mais encore le trentième du mois, il y avait une fête traditionnelle des morts ; puis, chaque année, on célébrait le retour du jour de naissance du défunt; enfin, il y avait à Athènes la fête des Némésies, dont le but était également de détourner la colère toujours redoutée des esprits. A la fin des fêtes dyonisiaques, il y avait aussi la cérémonie en faveur de toutes les âmes. On voit donc que, perpétuellement, le Grec primitif était hanté par le besoin d'apaiser l'esprit des ancêtres, et cette crainte obsessionnelle ne s'explique que par l'ambivalence du fils à l'égard de son père. Ainsi voyons-nous que la description de Fustel de Coulanges n'a rien d'exagéré, elle correspond à ce que nous rapporte Rohde : « On offre aux âmes des sacrifices comme aux dieux et aux héros, parce qu'on voit en elles des êtres puissants et invisibles, une espèce particulière de bienheureux comme on les appelait déjà au Ve siècle. On veut se les rendre favorables ou encore détourner de soi leur colère prompte à s'exciter. On espère aussi leur secours dans toute difficulté... » (2).
Cette dernière phrase est révélatrice de la passivité de la Grèce primitive. L'initiative était encore considérée comme une usurpation des
(1) ROHDE, op. cit., pp. 190 et suiv.
(2) ROHDE, op. cit., p. 202.
358 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
droits du père et on ne pouvait en prendre seul la responsabilité. Habitué à la soumission, on ne saurait qu'obéir et pour s'assurer de ne pas encourir un blâme, en face de la difficulté, on invoque l'ancêtre. Cette puissance de l'âme défunte est d'autant plus grande que nous nous plaçons plus au coeur de ce moyen-âge grec.
« Autrefois, écrit Ronde, on se faisait de l'activité de l'esprit des morts une idée plus élevée et plus anxieuse, et le culte des âmes correspondant à cette idée était tout à fait identique à celui des XOovioi, mais, avec le cours du temps, les relations des vivants avec les morts deviennent plus familières, et par suite le culte des morts s'inspira moins de la crainte et davantage de la piété et perdit son caractère apotropaïquè » (1).
Cette évolution s'opéra naturellement avec les transformations successives que subit la gens originelle et que nous étudierons un peu plus loin. Ce n'est, du reste, guère que dans les villes que nous voyons le culte des morts devenir plus familier ; son caractère primitif et anxieux persiste en province. En Béotie, par exemple, on voit jusqu'au IVe siècle la coutume répandue de qualifier de héros le défunt, dans les inscriptions funéraires. Mais quoi de plus naturel que ces différences que nous retrouvons aujourd'hui encore sous diverses formes. Un mort de chez nous n'est-il pas bien plus honoré dans nos villages que dans nos villes?
On pourrait trouver dans certaines coutumes juridiques qui, du reste, dans la Grèce primitive sont toujours liées aux idées religieuses, une autre preuve de cet antagonisme des générations. Lorsqu'un homme avait été tué, il incombait à son fils de venger le sang par le sang. A partir de Dracon seulement, cette coutume fut changée par le devoir inéluctable de traduire le meurtrier devant la justice. Cette tradition, qui s'appuyait sur « la croyance que l'âme de celui qui avait péri par la violence errait de côté et d'autre jusqu'à ce que l'injustice dont il avait été victime eût été vengée sur son auteur, qu'elle était irritée contre le crime, mais irritée aussi contre ceux qui devaient le punir quand ils négligeaient leur devoir » (2), cette coutume, disions-nous, était une défense contre le sentiment d'être soulagé par la disparition du père et la possibilité de pouvoir enfin prendre sa place tant convoitée. Que l'on ne nous objecte pas que cette tradition est née seulement d'un sentiment filial naturel, car, si tel était le cas, il ne serait point
(1) ROHDE, ibidem, note, p. 198.
(2) ROHDE, op. cit., p. 217.
LE MIRACLE GREC 359
nécessaire que cette coutume prenne un caractère impératif et inéluctable. Chacun craint que l'on ne soupçonne en lui les sentiments qu'il refoule et c'est pour les combattre en même temps que pour s'en défendre vis-à-vis d'autrui, qu'il se sent contraint à cet acte que l'amour seul dicterait de façon plus naturelle.
Si maintenant nous cherchons ce qui distingue les croyances de la Grèce primitive de celles que nous rapportent les épopées homériques, nous constatons d'emblée que la différence essentielle réside dans le fait que l'anxiété est tombée chez les Ioniens. Les cérémonies de deuil achevées, on ne s'occupe plus du mort. Il est allé dans la demeure de l'Hadès, et là il ne communique plus avec le royaume des vivants.
Cette évolution dans les croyances s'explique du fait que l'émigration en Ionie a permis de se libérer de la structure sociale si rigide du continent grec. Les fils peuvent tour à tour trouver des terres à coloniser dans ce pays fertile; puis d'autres font du commerce, établissent des comptoirs ou naviguent. Chacun peut se créer sa vie individuelle; la haine contre le père n'a plus sa raison d'être et, par suite, l'asservissement au père mort par un mécanisme de culpabilité a également disparu.
Cette même évolution vers une diminution de l'angoisse, nous la voyons se produire chez les Grecs du continent dans les siècles qui suivront. Pour un grand nombre d'entre eux, le culte des morts sera délaissé au profit du culte des dieux. Ceux-ci, de plus en plus, représentent des images de l'homme parfait. La religion retrouve alors sa fonction de sublimation. D'autre part, grâce à Pythagore, l'idée d'immortalité de l'âme se développera toujours plus. L'homme aura conquis l'immortalité, cet apanage des dieux; il n'est plus le fils éternellement soumis; un jour, il peut à son tour devenir père.
Mais n'anticipons pas. A l'époque du moyen-âge grec, la religion était fondée sur ce principe que l'humanité et la divinité sont et doivent rester distinctes dans leur habitat et leur essence. C'est que, comme nous l'avons vu au chapitre deux, une sévérité excessive limite l'enfant aux conduites d'obéissance et, de ce fait, même lorsqu'il devient adulte, lui donne le sentiment de ne pas appartenir au monde des adultes.
Cette situation psychologique créée par la structure de la famille antique était désespérante. Jamais un cadet ne pourra posséder quelque chose. Tout son avenir sera un perpétuel présent. On comprend qu'il y ait eu dans cette Grèce primitive un immense pessimisme que reflète bien l'oeuvre d'Hésiode. Et puis, comment ces gens-là, enfermés dans
360 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
un perpétuel présent, auraient-ils spéculé sur la vie future. Il faudra que des réformes profondes de la structure familiale s'établissent avant que le séjour des morts soit transféré de l'Hadès aux Champs Elysées.
Aujourd'hui encore, chez nos malades qui, dans leur enfance ont été soumis à une sévérité excessive, nous retrouvons ce pessimisme. Ils ont l'impression que tous leurs efforts ne serviront à rien et ils vivent au jour le jour, dénués d'intérêts, sans joie ni espérance.
Bien que dans l'organisation familiale primitive tous travaillent pour la communauté, cette petite cellule sociale ne développait guère la coopération, ce facteur si important du progrès. Les individus obéissaient à une contrainte du père. Leur seule liberté résidait dans une sorte de communion mystique dans la force de la gens à laquelle ils appartenaient. C'était un état d'esprit qu'on peut comparer à celui de l'enfant, au stade égocentrique lorsqu'il participe à un jeu organisé par ses aînés. On pourrait en effet appliquer à cette société primitive ce que Piaget disait des enfants :
« Cette action des aînés est encore contrainte, car la coopération ne peut naître qu'entre égaux. Aussi cette soumission des petits à la règle des grands n'entraîne-t-elle nullement une coopération dans l'action : elle produit simplement une sorte de mystique, de sentiments diffus de participation collective, lequel, comme chez bien des mystiques, va fort bien de pair avec l'égocentrisme » (1).
Nous avons jusqu'ici examiné le culte des morts, jetons aussi un rapide coup d'oeil sur le monde des mythes et des légendes. Là, nous sommes frappés à nouveau par les préoccupations des Grecs à l'égard de l'inceste. Parlons d'abord de la légende d'OEdipe puisqu'en psychanalyse elle a servi à baptiser ce complexe affectif du fils, fait de haine à l'égard du père et d'amour à l'égard de la mère. Ces deux sentiments restant du reste inconscients.
Rappelons rapidement cette légende, telle que Sophocle nous l'a reportée : OEdipe, fils de Laïos, roi de Thèbes, et de Jocaste, est exposé comme enfant sur une montagne. On s'était décidé à cette mesure pour échapper à un oracle qui prétendait que ce fils allait tuer Laïos. Recueilli à la cour de Corinthe, le jeune OEdipe y grandit, mais à son tour il est prévenu par un oracle qu'il tuerait son père et épouserait sa mère. Voulant fuir ce tragique destin, il se rend à Thèbes. En route il tue un vieillard qui lui barrait la route avec son char. Arrivé aux portes de Thèbes, il devine les énigmes posées par le Sphinx à tout
(1) Voir PIAGET, Jugement moral chez l'enfant. Paris, Alcan, 1932, p. 59.
LÉ MIRACLE GREC 361
passant. Il délivre ainsi le pays de ce monstre et les Thébains, en signe de reconnaissance, le proclament roi et lui accordent la main de Jocaste. Après un long règne où il est adoré de ses sujets, éclate une épidémie de peste. L'oracle annonce qu'elle ne cessera que le jour où le meurtrier de Laïos sera chassé de la ville. L'enquête se poursuit. OEdipe apprend qu'il est fils de Laïos et que c'était le vieillard qu'il a tué. Atterré de chagrin et d'horreur, il se crève les yeux et fuit le pays (1).
Ce même thème de l'inceste se retrouve par exemple dans la légende d'Ouranos, dieu du ciel. Celui-ci épousa la déesse de la terre qui lui donna plusieurs enfants : Océan, Rhéa, Cronos et les Titans. Ouranos était un père cruel, il cacha ses enfants dans une caverne profonde de la terre. La déesse de la terre, gênée de cette trop abondante progéniture qu'elle devait garder en son sein, fabriqua une grande faucille en silex qu'elle remet à ses enfants pour attaquer Ouranos. Seul Cronos accepta l'impie entreprise. Au moment où son père saisit dans ses bras la déesse de la terre, Cronos allongea le bras et coupa le sexe de son père et le jeta derrière lui. La terre, en cet endroit fécondée, donna naissance aux géants et aux furies. Cronos monta alors sur le trône du ciel dont il déposséda son père, puis il épousa Rhéa, sa soeur. De cette union naquirent les déesses Hestia, Démèter et Héra et les dieux Hadès, Poséidon et Zeus. Un oracle prévint Cronos qu'il Serait tué par ses propres enfants. Pour parer au danger, il engloutit sa progéniture au fur et à mesure qu'elle venait au monde. Rhéa, malheureuse, s'enfuit accoucher en Crète et la déesse de la terre cacha dans une caverne Zeus, le dernier venu. Rhéa enveloppa une pierre dans un linge et la remit à son mari à la place de l'enfant. La mystification réussit et le dieu du ciel se croyait en sécurité.
Mais Zeus étant devenu grand s'associa à Métis (la Ruse, fille d'Océan) et celle-ci fit ingurgiter à Cronos une drogue telle que celui-ci se mit à vomir la pierre d'abord puis ses cinq aînés. La jeune génération, aidée des Cyclopes, déclara une guerre acharnée à Cronos et aux Titans. Elle fut victorieuse. Le produit de la victoire fut tiré au sort, Zeus acquit la souveraineté du ciel, Poséidon celle de. la mer, Hadès celle des régions infernales. Puis Zeus épousa Métis, mais pour ne point être dépossédé à son tour par sa progéniture, il avala Métis, son épouse,
(1) Sur l'interprétation psychanalytique de ce drame, voir FREUD, La Science des Rêves. Paris, Alcan. — ODIER, Le Complexe d'OEdipe, Genève, 1925. — RANK, DUS Inzest Motiv. Vienne, Deutike, 1926.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE. 13
362 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
et resta désormais le chef incontesté du Panthéon grec (1). Il est intéressant de constater que la légende, probablement au fur et à mesure qu'elle s'étendait, a déplacé l'inceste, le rendant toujours plus éloigné: Cronos épouse sa soeur tandis que Zeus épouse sa cousine. Nous voyons de même Cronos, inspiré de sentiments plus primitifs, qui nous rappellent ceux que nous avons étudiés dans les civilisations totémiques, s'attaquer aux organes sexuels de son père, alors que Zeus se contente de tuer l'auteur de ses jours.
La fatalité du crime qui reparaît à chaque génération est l'expression de la culpabilité oedipienne et de la crainte de la vengeance.
Dans ces légendes, il n'y a pas qu'une simple explication artificialiste du monde, comme le soutient Frazer, il y aussi toute la projection des conflits de l'individu.
Multiples sont les légendes grecques où nous retrouvons ces sentiments oedipiens. Rappelons encore la légende d'Auge, fille du roi d'Arcadie. Hercule avait eu d'elle un fils illégitime. Nourri par une biche, l'enfant est trouvé par des bergers qui le conduisent au roi Korythos. Auge, entre temps, avait fui en Mysie, où le roi Theutas l'adopta comme fille. Sur le conseil de l'oracle de Delphe, Téléphos se rend en Mysie pour y rechercher sa mère. En route, il délivre Theutas de ses ennemis et celuici lui donne la main d'Auge en récompense. Comme celle-ci avait juré à Hercule qu'elle ne se donnerait à aucun autre homme, elle décida de tuer Téléphos. Alors un serpent, envoyé des dieux, s'éleva entre eux deux. Terrorisée, elle appela Hercule à son secours et par là le fils reconnaît sa mère. Ici la légende est certainement altérée avec le temps. Les sentiments oedipiens animent tout le récit, mais au dernier moment, le serpent des dieux, lire la puissance phallique du père, intervient et délivre les héros du drame fatal.
Assurément que le fils n'est pas seul tenté par l'inceste, la fille est sujette à de semblables fixations. On a parfois appelé ce sentiment — pendant de l'OEdipe chez la fille — le complexe d'Electre. Et bien des légendes nous ramènent à ce thème. Qu'on se souvienne, par exemple de la dixième métamorphose d'Ovide. Myrrha se serait donnée à son père Théias, tandis que sa mère s'amusait au festin de Cérès (2). Puis honteuse, elle se sauva dans les bois où Aphrodite la changea en arbre. Lorsqu'ensuite son père transperça l'arbre de son glaive, le bel Adonis en
(1) Voir FRAZER, Les Dieux du Ciel, pp. 47 et suiv.
(2) Voir LAROUSSE, Mythologie générale. Paris, 1935. — RANK, DOS Inzest Motiv. Vienne, 1926. — RANK. Der Mythus von der Geburt des Helden. Vienne, 1909. — ROSCHERS, Ausfürlichen Lexikon der griechischen und Römischen Mythologie.
LE MIRACLE GREC 363
sortit. Ces légendes nous montrent qu'aux sentiments d'agressivité que le fils nourrissait à l'égard du père à cause de l'organisation familiale, s'ajoutait souvent encore l'agressivité due à la rivalité sexuelle.
A en juger par ce qui existait au temps de la Grèce classique, dans la population moyenne, l'habitation dans la Grèce primitive, surtout dans les temps qui suivirent l'invasion dorienne, ne devait pas être très confortable. Les chambres à coucher étaient particulièrement négligées (1). Les enfants logeaient au gynécée où de nuit l'homme venait rejoindre sa femme; ils n'étaient pas à l'abri d'une certaine promiscuité sexuelle qui devait renforcer les sentiments oedipiens et exciter une certaine jalousie à l'égard de la puissance phallique du père. Sur ce dernier point que nous avons laissé de côté, on trouverait bien des preuves de son importance dans le culte d'Eros ou de Priape (2).
Cette étude des mythes nous conduit à constater que les sentiments inconscients de la gens grecque sont bien voisins de ceux que nous avions rencontrés dans l'organisation totémique. Mais tandis que ces sentiments retentissent dans le totétisme aussi bien sur la structure sociale que sur la pensée religieuse, chez les Grecs, ils s'expriment surtout dans les mythes et les rites religieux. L'identité de ces sentiments provient à la fois de la promiscuité et de la contrainte sociale également pesante dans la gens et le totétisme.
En considérant l'ensemble des sentiments qui se dégagent des idées religieuses de la Grèce primitive, nous sommes fondés à croire que l'organisation familiale devait bien correspondre à ce que Fustel de Coulanges nous décrit. Assurément, c'est là une preuve indirecte qui convaincra plus le psychologue que l'historien, mais, heureusement pour nous, nous avons une seconde série de preuves et celles-ci seront valables pour chacun. Je veux parler ici de la série de réformes qui se sont échelonnées de Dracon à Clisthène et qui toutes visaient à détruire l'organisation gentilice. Ces réformes n'auraient pas été nécessaires, si l'organisation gentilice n'avait pas existé et ne marquait pas de sa lourde empreinte toute la société d'alors. Mais avant d'aborder l'étude de ces réformes, examinons comment dans cette société si passive, si respectueuse de la tradition, si subordonnée aux conduites d'obéissance, le besoin de transformations a pu naître.
(1) Voir Charles PICARD, La Vie privée dans la Grèce classique. Paris, Rieder, 1930, pp. 26 et suiv. — CARR RIEDER, The Greek House, 1916. — F. OLMANN, Die Grundformen des Hausbau, 1927.
(2) Voir LICHT, Sexual Life m Ancient Greece, London, Routledge, 1932, ch. VI, Religion and Erotic. — E. FUCHS, Geeschichte der erotischen Kunst, 1908, p. 133.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 13*
364 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
Lorsque, dans cette population avant tout agricole, se sont constituées les cités, Je pouvoir a été partagé entre le roi de la cité et les chefs des familles. La royauté est ainsi sans cesse contrôlée par la noblesse, mais celle-là intervient dans les conflits constants qu'occasionne cette structure sociale si répressive. Les cadets, les bâtards, tous les révoltés cherchent appui dans la royauté contre l'autorité familiale.
D'autre part il s'établit un contact constant entre les colonies et la métropole. Des frères cadets qui ont fait fortune au loin repassent à la maison. Ils y arrivent en hommes libres et ne comprennent plus leurs frères restés assujettis. Ils sont un ferment de révolte.
Devant la crainte de voir partir ses enfants et de manquer de maind'oeuvre, certains pères deviennent moins autocrates et l'habitude se prend de partager la terre aux différents enfants. Tout ceci ne va pas sans créer du désordre. Tous les esprits ne sont pas mûrs à cette évolution : les uns voudraient respecter la tradition et voient le paradis dans la structure gentilice, d'autres sont acquis au progrès. Glotz a bien marqué ce désarroi des esprits : « La transformation de la propriété familiale en propriété individuelle, écrit-il, est un symptôme frappant à la fois effet et cause, de la révolution qui désorganisa le génos.,.. D'abord, pendant que la propriété foncière était encore indivise, il fut admis que tous les produits de la pêche et de la chasse, de la navigation, et de la piraterie resteraient à qui les avait acquis. On vit ensuite des fils quitter leur père, les uns, comme Paris, pour se bâtir une maison qui fût à eux, les autres pour se tailler un champ dans la friche... Le moment vint où, dans certains groupes, à la mort du chef, chacun reçut un lot qui leur permit de mener une existence indépendante : des règles de succession furent établies. La propriété collective ne disparut pas encore, surtout dans les familles les plus nobles; mais l'indivision du patrimoine légué par les ancêtres cessa d'être une loi absolue... Il advint souvent que l'association territoriale, composée d'hommes qui n'étaient unis par aucun lien naturel, appelée à se substituer à l'association familiale, qu'en matière de droit et d'obligations, la parenté fut primée par le voisinage » (1). Et quelle fut la conséquence de toutes ces transformations?
« Au lieu d'être solidement encadré dans son génos, l'individu se sent isolé et perdu entre l'anarchie et l'oppression; au lieu d'avoir à travailler un coin dans le domaine commun, il a son lot, c'est vrai, mais si modeste qu'il n'en tire pas toujours de quoi nourrir sa petite famille
(1) GLOTZ, Histoire Grecque, t. I, pp. 131 et 132.
LE MIRACLE GREC 365
et qu'il lui faut ou plus de terre ou moins d'enfants. Pour tous ceux: qui n'appartiennent pas aux clans tout puissants, l'existence est devenue bien dure. Hésiode décrit avec force ces temps de douleur et d'angoisse où les petits et les isolés n'ont pas encore de place définitive et ne trouvent aucun moyen de défense dans l'organisation sociale. Plus de justice, le droit c'est la force. Plus de paix, le voisin se dresse contre le voisin, l'ami contre l'ami. Plus de repos; le labeur acharné préserve seul les pauvres gens de la faim » (1). Glotz se fait ici l'écho des jérémiades d'Hésiode. Ce poète possède assez typiquement cette mentalité d'obéissance qui devait être la caractéristique de tant de gens de ce moyen-âge grec. Il n'est pas mûr pour la lutte, pour l'organisation reposant sur la collaboration. Il est pris d'anxiété parce qu'à son tour il a des responsabilités (2). A le lire, on se rend compte combien sa morale est conformiste et hostile au progrès. Pour lui, toutes les fautes viennent d'un manque de mesure, vérité qu'on lui concéderait volontiers, n'était le contexte qui l'enveloppe. Les fautes viennent encore du désir de se mettre au-dessus de l'ordre et au-dessus de la règle. Donc il ne faut rien changer aux institutions régnantes; elles sont parfaites puisque nos pères nous les ont léguées. Zeus donne la force à celui qui reste humble, mais il rapetisse celui qui veut briller. Il faut étouffer toute ambition personnelle et se soumettre à l'anonymat de la masse. Il y a là une persistance de cette première notion morale qui se dégage des mythes mêmes de la Grèce primitive et que Guérin a admirablement mise en lumière :
« Il y a donc eu dans cette mythologie, écrit-il, une conception générale du monde, d'après laquelle le caractère essentiel de ce dernier était l'ordre et la régularité qui doivent exister dans une société bien organisée. Pour nous en tenir à quelques exemples, Athéna a été l'expression de la sagesse pratique par laquelle chacun sait se mettre à sa place, sagesse qui apporte dans la vie et une force plus grande et une meil(1)
meil(1) Ibidem, p. 152.
(2) C'est parce qu'il se sentait impuissant à faire face aux conditions nouvelles qu'il charge les dieux de rétablir l'ordre ancien. « Dans cet âge de fer que fut le moyen âge grec, écrit Glotz. en présence des dangers qui menacent l'humanité, le poète (lui Hésiode) n'a plus d'espoir qu'en l'intervention divine. A chaque instant dans les « Travaux » comme dans la « Théogonie », il marque avec vigueur la place qui revient aux d'eux dans l'ordre de. l'univers, leur rôle dans la terrible crise que traverse la société. Reprenant à sa manière les vieilles légendes, les ramassant en une austère et puissante synthèse, il démontre que, malgré tout, la loi et la raison ne peuvent pas périr; car elles ont un asile inviolable au royaume des immortels. Conduits par Zeus, les Olympiens là-haut, ont vaincu les Titans : ils sauront bien ici-bas faire jaillir l'ordre du chaos ». — GLOTZ, op. cit., p. 499.
366 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
leure intelligence; Zeus a représenté, l'immortalité que l'on avait remarquée dans le cours des astres en même temps que l'autorité qui doit être un principe de toute société, autorité qui du reste dérive elle-même d'une loi suprême, le Destin; Apollon enfin a été la réalisation au moyen des oracles de l'esprit de mesure, ennemi de toute supériorité éclatante, comme de tout déséquilibre social. Bref les choses doivent être et rester ce qu'elles sont et tout essai de les modifier, fût-ce en les améliorant par une habileté technique, comme celle qu'évoque la figure d'un Prométhée, est suspecte d'impiété, donc d'injustice » (1).
Même l'esprit plus libre des Ioniens ne s'est pas entièrement dégagé de ce conformisme. Jusque dans les poèmes homériques et partiellement encore chez les premiers philosophes de l'Ecole de Milet, on retrouve cette idée que tout ce qui change le cours habituel des choses ou de la vie, se heurtera fatalement à d'obscures et puissantes forces contre lesquelles il serait vain et impie de lutter. Il est clair que toute cette conception est née des conditions mêmes du génos auquel, pendant longtemps, chacun devait se plier pour garder sa vie saine et sauve.
« La justice, écrit encore à ce propos Guérin, est une force saisie dans le réel, que ce soit comme nécessité physique ou comme ordre social, de telle sorte que tout ce qui est règle, d'une façon ou de l'autre, apparaît comme imprégné de cette idée générale. Par suite, toute force naturelle est déclarée juste, au sens homérique du mot, par cela seulement qu'on en saisit l'existence; et l'on examine toutes choses pour les définir comme plus ou moins justes, suivant les degrés de réalité qu'on trouve en elles. La justice se ramène donc finalement à la loi saisie dans les choses » (2).
Par conséquent est juste tout ce qui est ordonné par l'organisation du génos ou son chef, puisqu'aux yeux du primitif, la réalité sociale est une donnée aussi immuable que la réalité physique. Or cette formule nous rappelle de façon frappante la façon dont le petit enfant se représente l'idée de justice. Pour lui aussi le monde ambiant est avant tout un monde moral. Parce qu'il est contraint d'obéir, tout doit obéir. Piaget écrit à propos des conceptions enfantines : « Si la lune n'éclaire que la nuit, et le soleil que le jour, ce n'est pas seulement à cause des dispositifs matériels assurant cette régularité : c'est surtout parce qu'il n'est pas permis au soleil de se promener la nuit, parce que les astres ne sont pas maîtres de leur destinée, mais qu'il sont soumis comme
(1) Voir GUÉRIN, L'Idée de justice chez les premiers Grecs. Paris, 1934, p. 11.
(2) Ibidem, p. 26.
LE MIRACLE GREC 367
tous les êtres vivants, à des règles de conduite s'imposant à leur volonté... Bref l'univers est imprégné de lois morales : la régularité physique ne se dissocie pas de l'obligation de conscience et de la règle sociale » (1).
Cette conception cosmologique est liée chez l'enfant, comme chez le primitif, à une conception conformiste de la morale. Pour le petit enfant, écrit encore Piaget, « le bien c'est d'obéir à la volonté de l'adulte. Le mal c'est de faire à son idée. Il n'y a pas de place dans une telle morale pour ce que les moralistes ont appelé le bien, par opposition au devoir pur, le bien étant un devoir plus spontané de la conscience et plus attirant que coercitif. Certes les rapports de l'enfant avec ses parents ne sont pas que des rapports de contrainte. Il y a une affection mutuelle spontanée qui pousse l'enfant, dès les débuts, à des actes de générosité et même de sacrifice, à des démonstrations touchantes qui ne sont en rien prescrites. Là est sans doute le point de départ de cette morale du bien que l'on verra se développer en marge de celle du devoir et qui l'emportera complètement chez certains individus. Le bien est un produit de coopération » (2). Et plus loin, Piaget ajoute cette remarque importante : « L'autorité adulte, même si elle test conforme à la justice, a donc pour effet d'atténuer ce qui constitue l'essence même de la justice. D'où ces réactions des petits qui confondent le juste et la loi, la loi étant ce qui est prescrit par l'adulte. Le juste assimilé à la règle formulée, c'est d'ailleurs l'opinion de beaucoup d'adultes encore, de tous ceux qui ne savent pas mettre l'autonomie de la conscience au-dessus du préjugé social et de la loi écrite » (3).
Ces conclusions de Piaget nous montrent l'importance du milieu sur le développement de la morale, mais aussi de l'intelligence et c'est un fait que nous pouvons suivre historiquement en étudiant de façon parallèle les transformations de la structure sociale et les transformations dans les attitudes vis-à-vis du réel.
Dès que s'introduit la coutume de partager les terres, nous voyons surgir une nouvelle forme de justice qui naîtra cette fois de besoins et d'intérêts personnels et qui conduira les hommes à coopérer pour l'établissement d'un droit commun. Cette différence a été bien notée par les observateurs de la pensée grecque. C'est ainsi que Guérin montre que cette double idée de la Justice s'exprime à l'origine par deux divi(1)
divi(1) PIAGET, Jugement moral chez l'Enfant. Paris, Alcan, p. 214. (2) PIAGET, Ibidem, p. 222. (3) Ibidem, p. 366.
368 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
nités différentes, Dikè et Thémis. La Dikè « s'occupait surtout des conflits qui pouvaient surgir et des compensations à donner en cas de dommages. Elle était du reste basée sur le principe d'une répartition aussi égale que possible des biens et avait par suite un caractère plus spatial que temporel, tellement que l'équité du juge consistait dans la rectitude, au sens physique du mot, du partage entre les adversaires. C'est sans doute à cause de ce caractère de rigueur inéluctable et de répartition des biens matériels que cette jurisprudence prit le nom de Dikè... Or à côté et sans doute auparavant, s'était établie à l'intérieur des familles la Thémis qui était, elle, une sorte de moralité de clan, portant non sur ce qu'il fallait donner à chacun mais sur ce que chacun devait donner pour le bien de tous, conseil plutôt que jugement, constituant une sorte de savoir-vivre à la fois conventionnel et moral. Ces deux notions se sont ensuite développées l'une vers le droit positif, l'autre vers la morale, tout en se limitant soit au droit pénal, soit à la moralité pratique, suivant les diverses fluctuations de la vie sociale » (1).
Guérin a attaché une grande importance à la notion de Dikè, faisant sortir d'elle presque tous les principes scientifiques. En vérité, l'activité juridique n'a pas été sans influencer la pensée scientifique, mais ces deux formes de l'esprit qui ont pris dans la Grèce du VIe et du Ve siècles une importance toujours croissante, doivent toutes deux leur origine à l'affranchissement de la jeune génération vis-à-vis de celle qui l'a précédée. Il est certain, cependant, que l'exercice de la Dikè entraînait à penser de façon pratique, précise et objective et préparait ainsi à la rigueur des sciences exactes. Aussi n'est-il pas sans intérêt de rappeler le passage suivant : « La science s'est substituée à la mythologie grâce à la forme d'activité intellectuelle que la Dikè a mise dans la pensée, de telle sorte que celle-ci a été à la fois le produit de la première en tant que personnalité, le principe de l'autre en tant qu'habitude de l'esprit. Ainsi s'est transporté dans la vie intellectuelle ce sentiment inné de la justesse des choses qui fit le fond de la mentalité hellénique. Si donc la science est sortie de la religion grecque, ce fut parce que celle-ci avait été le sens de toutes les nécessités qui pesaient sur la vie humaine; et comme elle a aussi été la religion de l'ordre social, la science s'est établie comme la connaissance du légalisme de la nature. Ainsi bien loin que la justice ait été d'abord une définition conceptuelle des choses justes, à la façon dont Socrate l'établira plus tard, grâce évidemment aux travaux de ses prédécesseurs, elle a été
(1) Voir GUÉRIN, op. cit., pp. 20-21.
LE MIRACLE GREC 369
une certaine fonction intellectuelle, c'est-à-dire l'expression d'un procédé de la pensée, pour comprendre, pour guider, pour raisonner et cette fonction s'est définie et précisée à mesure qu'elle a posé devant elle à titre d'objet, une réalité de plus en plus comprise comme distincte d'elles. »... « Là philosophie s'est donc constituée en Grèce, moins comme l'étude des choses que comme l'élaboration et la définition des procédés par lesquels on les a connues. On a appris à penser à mesure que l'activité intellectuelle s'est formée d'après cette Dikè et y a trouvé une plus grande capacité technique pour connaître. Le Grec a vu la justice en la produisant religieusement, socialement, intellectuellement; et grâce à cette production, il a construit son intelligence des choses. Voilà pourquoi le produit le plus important de Thémis et de Dikè a été le logos d'Heraclite destiné à devenir cette chose si essentiellement grecque qui s'appelle la Raison » (1).
Toute cette période du VIIIe et du VIIe siècles est donc une période de transition et d'inquiétude. Certains individus se sont affranchis, ont fait craquer les cadres étroits du génos, la cité a pris plus d'importance, mais son droit n'est pas encore bien constitué. Beaucoup d'esprits manquent de protection et de direction. Il y a un grand désarroi ; parmi les chefs de famille, tous ne sont pas convaincus de l'efficacité des réformes; ils se montrent d'autant plus autocrates, alors que d'autres sont acquis aux idées libérales et travaillent eux-mêmes à la désorganisation du génos. Parmi les enfants les uns sont des révoltés, ils rêvent d'aventures, mais sont souvent incapables de construire euxmêmes une partie de l'armature sociale à venir. D'autres, au contraire, n'ont gardé de l'enfance que la nécessité d'une règle, mais ils critiquent celle qui leur a été donnée pour en substituer une plus logique, fruit de leur expérience; ce sont eux les premiers qui participent au vrai génie grec. D'autres enfin, sont en proie à l'anxiété et au pessimisme, habitués à un contrainte sévère, ils ne savent qu'obéir, l'initiative n'est pas leur fort, elle les laisse désarmés dans l'existence. Chez eux, les sentiments agressifs que l'individu normalement sublime dans ses activités professionnelles et dans sa conquête du pain quotidien ont été si fortement refoulés qu'ils ne disposent plus que de pulsions passives et masochistes qui font d'eux d'éternels asservis, des enfants désarmés en face des réalités de la vie.
L'organisation d'une structure sociale plus ferme, la substitution de la cité à la famille, l'éducation progressive vers la responsabilité colCi) GUERIN, op. cit., pp. 107 et 108.
370 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
lective du génos allait introduire un apaisement de l'inquiétude en même temps qu'un épanouissement des facultés intellectuelles. Ce sont ces réformes qui se sont étendues de Dracon à Clisthène qu'il nous faut rapidement étudier.
Dracon le premier en édictant certaines lois qui émanent encore bien d'un homme qui a été soumis à une forte contrainte apaisa les esprits, troublés par cette longue illégalité. Voici en quels termes Glotz nous parle de son oeuvre :
« Ce législateur était un homme d'Etat. Il osa porter à l'organisation des génè un coup dont elle ne se releva jamais. Les groupes familiaux se désagrégeaient, il les brisa. Il limita les droits de parenté donnant droit de recourir à la transaction ou aux poursuites, à ceux-là mêmes qui conservaient ce droit, il ne leur permit point d'agir tous ensemble... Non seulement l'unité du génos était rompue; mais déjà la cité faisait appel à l'individualisme à l'intérieur même du génos. Quand, par exemple, les parents entendaient transiger au lieu de s'adresser aux tribunaux, leur décision devait être unanime, et l'opposition d'un seul l'emportait... Ainsi Dracon, sans rompre avec le passé, a fait réaliser aux institutions d'Athènes des progrès essentiels. Des lois accessibles à tous et n'admettant aucune distinction de classes, un vigoureux effort pour mettre un terme aux guerres privées par un habile mélange d'inévitable rigueur et de douceur voulue. l'Etat armé de tout lé pouvoir que perdait le génos, et dans le génos, l'individu invité à opposer son veto à des décisions injustes ou trop dures : telles sont les résultats d'une oeuvre vraiment grande. On peut dire sans exagérer qu'ils sont d'une importance capitale dans l'histoire de l'humanité » (1).
Du point de vue psychologique la grandeur et l'importance de cette réforme consistait non seulement à mettre fin à une responsabilité du groupe pour la remplacer par une responsabilité individuelle, mais encore et surtout à traiter sur un pied d'égalité des individus appartenant à des générations différentes. Désormais la révolte du fils contre la contrainte paternelle ne restera pas stérile. Il n'y aura plus seulement les chefs des génè qui pourront atteindre un développement d'adulte, mais chaque individu pourra, s'il en a la force, réaliser sa personnalité individuelle. Les générations obligées de s'entendre au lieu de s'opposer pour sauvegarder leurs droits respectifs apprendront à collaborer. L'entente quand elle sera possible créera des liens affectifs
(1) Voir GLOTZ, Histoire Grecque, t. I, pp. 422 et 424.
LE MIRACLE GREC 371
réels, il n'y aura plus la même répression de la haine, les sentiments de culpabilité moins prononcés ne contraindront plus l'individu à un asservissement passif et autopunitif.
Cette collaboration développera le sens de l'objectivité et de la justice. Chacun pour arriver à un accord avec son partenaire sera tenu de se placer non seulement à son point de vue mais aussi à celui de l'adversaire. S'il ne sort pas de sa subjectivité,' un tribunal impartial l'y contraindra. De cette situation psychologique nouvelle vont naître des possibilités infinies pour le développement de la pensée.
Assurément qu'il ne suffit pas de graver ces principes dans une loi, si draconienne qu'elle soit, pour transformer magiquement tous les esprits. C'est au tour des conservateurs qui se sentent lésés et qui ne comprennent pas la valeur objective de ces réformes de se révolter. Nous ne suivrons pas les péripéties politiques de cette lutte de principes. Nous nous contenterons de marquer les coups successifs portés à l'organisation gentilice. Car, ce sont eux qui ont continué l'oeuvre de Dracon et permis l'indépendance croissante de l'individu, laquelle fut génératrice de cette civilisation grecque qui après vingt-cinq siècles s'impose encore à notre admiration unanime.
C'est à Solon que nous devons l'étape suivante de cette remarquable libération.» Ses réformes consistèrent surtout dans la division de la terre, l'aîné n'héritant plus que de la maison familiale. L'héritage peut aller à la fille et celle-ci n'a plus besoin pour conserver le patrimoine commun d'épouser son plus proche parent. En l'absence d'enfants, il devient permis de tester en dehors du génos. Du jour où l'enfant est présenté à la cité, le père n'a plus le droit de le tuer. Le fils arrivé à sa majorité devient, aux yeux de l'Etat, citoyen et par conséquent l'égal de son père.
Vingt-sept années nous séparent des réformes de Dracon, nous sommes à l'orée du VIe siècle, en l'an 594. Nous ne suivrons pas le sort d'Athènes sous le régime des Pisistrate. Kappelons seulement qu'à la fin de ce même siècle en 508, Clisthène ramena Athènes sous un régime démocratique. Il porta le coup définitif aux gènes en organisant les dèmes, sortes de communes qui tendent désormais à devenir l'unité administrative. A vingt ans, chaque citoyen perd son nom de famille pour prendre celui de son dème.
Mais maintenant que nous avons vu le dernier coup porté à l'organisation gentilice, examinons quelques-unes des autres réformes de Solon qui ont si profondément changé l'aspect de la Grèce du Vie siècle. Les villes étaient de plus en plus peuplées par des individus qui n'appar-
372 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
tenaient plus aux organisations gentilices et qui réclamaient le partage des terres. C'était une armée de mécontents qui grandissaient sans cesse et qui devenait dangereuse. Mais il y avait aussi entre ces deux extrêmes, un parti de petite bourgeoisie, de commerçants, et d'industriels, qui voulait en finir avec les désordres nuisibles à ses intérêts. Solon établit la paix entre ses concitoyens.
Dans le domaine de la justice, il fut un créateur et il apporta des réformes extrêmement importantes. « Il fut interdit, écrit Glotz, à tout Athénien de prêter en prenant pour gage les personnes. Les conséquences de ce texte si court et si simple sont incalculables, parce qu'il reçut une portée illimitée; c'est vraiment l'habecs corpus du droit attique. Aucun créancier, que ce fût un citoyen ou la cité elle-même, que la créance se fondât sur un contrat ou sur une condamnation, ne fut admis désormais à mettre la main sur un débiteur insolvable : ni contrainte par corps ni détention préventive, ni peines privatives de la liberté. Cette loi d'humanité devait marquer d'un caractère indélébile la législation civile et criminelle de la démocratie athénienne. Il suffit à Solon de lui donner une valeur rétroactive pour accomplir la grande oeuvre de libération. Le débiteur exilé pouvait revenir sans crainte » (1). Ce qui marque un progrès capital dans cette mesure, c'est le respect de l'individu qu'elle implique.
« En autorisant d'autre part le premier venu à demander satisfaction pour un tiers offensé, Solon portait également une atteinte sérieuse aux antiques procédés de composition, renforçait l'autorité et étendait la compétence de la justice d'Etat... Une nouvelle juridiction devenait nécessaire pour juger toutes les affaires civiles qui, de moins en moins, se réglaient par transactions entre familles intéressées; de là l'institution si moderne des Héliastes, véritable jury tiré au sort dans la masse de tous les citoyens, sans distinction de fortune ni de classe » (2).
Ces réformes diminuaient le nombre des mécontents. L'Etat n'était plus considéré comme un ennemi, mais comme une institution utile au bien de laquelle de nombreux citoyens étaient heureux de collaborer. Les rapides transformations qu'avait subies l'Etat faisaient qu'on ne le regardait plus comme un organisme fixé et immuable. C'était une institution souple qui pouvait se transformer sous la pression des critiques. Si nous nous en référons aux observations faites par Piaget sur les sociétés d'enfants, nous voyons que l'Athènes de Solon présen(1)
présen(1) Histoire Grecque, t. I, p. 431. (2) Ibidem, p. 407.
LE MIRACLE GREC 373
tait des conditions presque idéales pour le développement rationnel et équitable des esprits. Ce sont les conditions d'égalité et de liberté réciproques qui prédisposent à la coopération.
Voici ce que Piaget écrit à propos de ces sociétés : « Tout est permis, toute proposition individuelle est en droit digne d'examen. Il n'y a plus de délits d'opinion, en ce sens qu'il n'est plus contraire aux lois de désirer changer les lois. Seulement, et chacun de nos sujets est parfaitement clair sur ce point, on n'a le droit d'introduire une innovation que par voie légale, c'est-à-dire en convainquant préalablement les autres joueurs et en se soumettant d'avance à leur verdicts » (1).
Il est aisé de concevoir que cette réciprocité est facteur de mesure, d'objectivité, de raison et de respect d'autrui. Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'étonner des conclusions de Piaget, à savoir que toute contrainte empêche une réelle collaboration et que seule celle-ci conduit à l'autonomie. Or l'autonomie est seule facteur de progrès.
En montrant les progrès sociaux réalisés depuis la gens primitive jusqu'aux institutions de Périclès, nous n'entendons pas dire par là qu'Athènes ait créé une démocratie idéale. Il s'agissait davantage, à vrai dire, d'une oligarchie à tendances libérales. Mais notre ouvrage ne se propose pas d'établir quelle a été la forme de gouvernement la plus heureuse, il tient seulement à démontrer que les institutions démocratiques d'Athènes ont largement contribué à la qualité de sa culture et qu'elles-mêmes sont un produit de ce besoin d'affranchissement qui s'est manifesté à la suite de la trop grande oppression des chefs de génè. N'oublions pas non plus que quelque imparfaite qu'ait été la démocratie athénienne, si nous nous plaçons du point de vue de l'ensemble de la population, celle-ci présentait du moins des garanties d'égalité et de liberté pour les classes riches et moyennes où se recrutait la majeure partie des citoyens parvenus à leur autonomie et créateurs de cette civilisation hellénique.
Ces réformes avaient permis que les Grecs se développassent suivant leurs aptitudes. Ils n'étaient plus composés d'un troupeua uniforme d'où émergeaient simplement quelques chefs de génè. mais maintenant cette masse s'était diversifiée à l'infini, les uns restés des agriculteurs, d'autres devenus des artisans ou des commerçants, d'autres des fonctionnaires, d'autres encore des penseurs, tous jouissant d'une liberté relative, mais suffisante généralement à l'épanouissement de leur génie propre.
(1) PIAGET, Jugement moral chez l'Enfant. Paris, Alcan, p. 70.
374 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
En même temps que s'opéraient, sur le plan social, ces importantes réformes, survint une révolution économique : l'économie monétaire remplaça l'économie naturelle. Ce furent d'abord des lingots de métal qui servirent aux échanges, mais il fallait chaque fois les peser et les titrer, l'opération était compliquée. « Vers la fin du VIIIe siècle, plusieurs cités helléniques qui avaient fondé sur le commerce une prospérité durable décidèrent, pour éviter l'embarras des mesurages continuels, de garantir le poids, les dimensions et l'aloi des pièces de métal mises en circulation, en y mettant leur empreinte » (1).
Si l'usage des lingots de métal était fort ancien, le poinçonnage et la mesure des pièces fut probablement une invention de l'esprit pratique des Grecs. Cette innovation révolutionna le régime économique de tous les peuples de l'antiquité (2). Peu nous importe ici quel fut le premier système monétaire, ce sont surtout les conséquences psychologiques de cette nouvelle organisation que nous désirerions étudier.
Malgré toutes les réformes qui avaient détruit la gens, les pères de famille exerçaient encore une autorité morale sur leurs enfants qui parfois restait sévère. La loi protégeait la jeune génération, mais elle devait tout de même conquérir son autonomie. « La famille, écrit par exemple Croiset, au Ve et au IVe siècles avait moins changé, en apparence du moins, que la société. Sa constitution fondamentale reposant sur la puissance paternelle, était toujours la même. Elle procédait de l'idée antique de la supériorité de l'homme sur la femme. Le chef de famille détient donc une autorité qui en principe est absolue, bien qu'en fait elle soit de plus en plus limitée, à Athènes surtout, par le progrès des moeurs » (3).
On conçoit que, dans ces conditions, surtout au VIIe siècle, les fils avaient une certaine peine à se faire leur place et gardaient une rivalité à l'égard de leur père. L'introduction de l'argent allait considérablement aider la jeune génération à s'émanciper. Lorsqu'autrefois le produit de leur travail était échangé contre une tête de bétail, celle-ci allait tout naturellement au patrimoine commun, mais lorsqu'il fut échangé contre une pièce de monnaie il n'en allait plus de même. Le fils par son activité pouvait se faire une fortune qui dépasserait celle du père. Il avait enfin une arme pacifique qui lui assurait une victoire possible sur le tyran héréditaire, le chef de famille. Cette arme est d'autant
(1) GLOTZ, Histoire Grecque, t. I, p. 229.
(2) Voir BABELON. Les Origines de la monnaie. — Journ. Intern. de Numismatique, t. VII, 1904, pp. 209 et suiv.. et t. VIII, 1905, pp. 7 et 52.
(3) Voir CROISET, Histoire de la Civilisation Grecque. Paris, Payot, p. 242
LE MIRACLE GREC 375
plus précieuse qu'elle libère l'individu non seulement socialement en lui assurant une situation correspondante à l'énergie qu'il déploie, mais de plus pour l'inconscient elle représente une puissance phallique qui permet de compenser les sentiments d'infériorité que l'enfant éprouve en face des organes adultes de son père, sentiments qui tendent toujours à persister dans l'inconscient, même à l'âge adulte.
C'est donc à la fois sur le terrain du conscient et de l'inconscient que la jeune génération pouvait conquérir un sentiment d'égalité avec celle qui la précédait. Même lorsque la contrainte sociale diminue, l'individu peut psychologiquement ne pas s'en libérer, c'est pourquoi l'argent qui permet une possession individuelle et une sorte de réalisation de sa force personnelle a une grande importance psychologique. Il a permis aux fils un sentiment d'égalité vis-à-vis du père. Or nous savons que ce sentiment d'égalité conduit à l'idée d'un respect mutuel, qu'il affranchit l'être du respect unilatéral, par suite il est facteur de coopération et de progrès.
« La contrainte sociale, écrit encore Piaget, — nous entendons par là tout rapport social dans lequel intervient un élément d'autorité et qui ne résulte pas, comme la coopération, d'un pur échange entre individus égaux — a pour effet sur l'individu des résultats analogues à ceux de la contrainte adulte par rapport à l'esprit de l'enfant. Aussi bien les deux phénomènes n'en constituent-ils qu'un seul, et l'adulte dominé par le respect unilatéral des anciens et de la tradition se conduit-il à la manière d'un enfant » (1).
Grâce à l'introduction de la monnaie, « la rupture des cadres s'achève : le développement d'une économie interurbaine provoque, ou tout au moins conditionne une poussée d'individualisme. Une psychologie commerçante se crée. La fièvre des richesses passe dans le monde » (2).
L'introduction de la monnaie apporte par elle-même une série de modifications sociales qui favorisent à leur tour l'essor de l'individualisme. Il est probable que durant le moyen-âge, les habitants d'une terre fabriquaient eux-mêmes leurs vêtements, leurs instruments aratoires, leurs armes, l'apparition de la monnaie profite aux artisans qui se spécialisent dans la fabrication de tels objets. Par suite, il se fait également une émigration de la campagne vers la ville. De nouvelles villes se
(1) PIAGET, Jugement moral chez l'Enfant, p. 391.
(2) GEHNET, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce. Paris, 1917, p. 21.
376 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
créent. Il a dû se passer au cours de ces décades un phénomène analogue à celui qui s'est produit en Europe au XIe siècle et qui a été si utile pour l'éclosion de cette première renaissance européenne qui a fleuri au XIIe et au XIIIe siècles. A cet égard, comme l'a si bien montré Pirenne, la formation des villes et d'une bourgeoisie a dû jouer un rôle considérable (1).
Il faut aussi noter que l'introduction de la monnaie permettait de payer des fonctionnaires et par là favorisait une organisation urbaine aux dépens d'une organisation rurale. Cette nouvelle classe de fonctionnaires avait tout intérêt à développer la puissance de la cité et à amoindrir la force des chefs de clans. Tous ces facteurs contribuaient à affranchir l'individu tout en lui imposant de créer une organisation nouvelle. Dans la création de ces institutions, tous ces nouveaux affranchis de l'autorité parternelle collaboraient avec un sentiment d'égalité.
Notre étude sur le moyen-âge grec nous a montré une société qui, primitivement, était organisée en petites cellules, les familles. Une contrainte écrasante régnait dans ces génè. Il en résultait une passivité complète. C'est la période obscure du moyen âge. L'organisation en. cités devait introduire un certain ordre parmi ces familles promptes à se battre. « Solon a démoli l'organisation des génè, par cela seul qu'il a étendu à tous les citoyens les droits que se réservaient jusqu'alors les parents » (2). Le départ dans les colonies, la faculté d'acquérir des biens personnels sont deux autres facteurs importants qui contribuent à rendre chaque citoyen indépendant socialement et spiritue1lement.
Ce qu'il ne faut jamais oublier et que l'on a trop négligé jusqu'ici, c'est que toutes ces transformations sociales et économiques qui, à leur tour, ont été un stimulant pour la culture, sont le résultat de transformations psychologiques. Ces dernières sont les vraies causes, le premier moteur de cette évolution qui, secondairement seulement, se poursuit par une action et réaction constante des facteurs psychologiques, économiques et sociaux.
Comme preuve de la négligence de ces facteurs psychologiques, pourtant si importants, je me contenterai de la citation du texte suivant :
« L'oeuvre scientifique est liée indissolublement à toutes les circonstances qui déterminent la civilisation et la vie intellectuelle du milieu
(1) Voir PIHENNE, Histoire de l'Europe des Invasions au XVIe siècle. Paris, Alcan, 1936, ch. V.
(2) GLOTZ, De la Solidarité de la famille en Grèce. Paris, Fontemoing, 1904, p. 603.
LE MIRACLE GREC 377
où se forme et s'exprime la pensée des savants. Le développement de cette pensée est favorisé, dirigé ou retardé par des contingences d'ordre économique, social ou politique, et, toujours en quelque rapport avec ces conditions matérielles, par des motifs artistiques et religieux » (1). Enriquès, comme tant d'autres, montre ici l'influence de certaines formes de culture (état politique, art, religion) sur d'autres éléments culturels (sciences) au lieu de chercher avant tout dans la structure psychologique de ces civilisations un dénominateur commun à ces divers aspects de la culture.
(1) ENRIQUÈS, La Signification de l'histoire de la pensée scientifique. Paris, 1934, p. 34.
Note pour lever une apparente contradiction
Je reçois aujourd'hui une lettre d'un lecteur qui demande des explications sur la discordance d'opinions qui lui paraît exister entre le passage de ma conférence du 26 janvier 1937 où j'indique que l'élocution linguistique procède d'une couche subconsciente de la pensée (Revue française de psychanalyse, t. X, n° 1, p. 29) et le passage de mes observations sur le travail de M. Vélikovsky où je dis que la pensée inconsciente ne se déroule pas dans une langue (p. 75 de la même livraison).
Of, la contradiction n'est qu'apparente. Elle n'existe nullement dans mon esprit. Si l'on appelle « inconscient » toute la pensée qui échappe à la conscience effective, le domaine psychique ainsi désigné est vaste et divers.
La couche d'inconscient d'où émanent les rêves — couche que d'aucuns appellent spécialement « inconscient freudien » — est probablement semblable, dans ses grands traits, chez tous les hommes. Elle appartient essentiellement à la pensée sensu-actorielle, et se déroule, comme telle, au-dessous de la sphère du langage. Celui-ci n'est utilisé qu'occasionnellement, non pas à titre de trame, mais de ressource significative, comme dans les jeux de mots étudiés par M. Vélikovsky.
Au contraire, la couche inconsciente — (M. Freud dirait peut-être « préconsciente ») — où s'élabore la pensée linguistique appartient à la sphère de la pensée lingui-spéculative. Comme telle, elle est non seulement proprement humaine par cette nature lingui-spéculative, mais même proprement idiomatique dans son organisation structurale.
Il est donc, selon moi, juste de dire que le langage spontané procède de l'inconscient, car c'est bien sans effort conscient que la pensée s'y
380 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
coule ; mais il est juste aussi, à ce que je crois, de dire que la formation des rêves ne se fait dans aucun idiome, car elle ressortit à des fonctions mentales tout autres que celle de l'élocution.
Edouard PICHON. Le 23 mars 1938.
ERRATA :
P. 74, 1.' 4, au lieu de : envisagés, lire : à envisager.
— l. 18, au lieu de : interprétations plus difficiles, lire : interprétation
interprétation difficile. P. 75, 1. 13; au lieu de : médiatité, lire : médiateté.
— 1. 17, au lieu de : omnique, lire : onirique.
E. P.
Imprimerie de France. — Choisy-le-Roi. — 92.