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Titre : Mémoires de l'Académie des sciences, agriculture, commerce, belles-lettres et arts du département de la Somme

Auteur : Académie des sciences, lettres et arts (Amiens). Auteur du texte

Éditeur : [s.n.] (Amiens)

Date d'édition : 1923

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328131456

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb328131456/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25424

Description : 1923

Description : 1923 (T64).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Picardie

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5439254t

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 10/09/2008

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BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE ^

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MEMOIRES

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L'ACA-B'ÉMIE D'AMIENS

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Les opinions émises par les auteurs des Mémoires leur sont personnelles et l'Académie n'en est pas responsable.






JORON

DESSINATEUR AMIËNOIS D'après des documents inédits

Un périodique anglais, Quarterly Review, de juin 1821, écrivait : « On dirait que les Français ont horreur de tout ce qui peut rappeler les temps passés. L'illustration des anciens monuments de France est donc un soin qui nous regarde et puisque les possesseurs de ces nobles monuments sont incapables d'en apprécier le mérite, nous en faisons une propriété anglaise ». Les Anglais exagéraient, et beaucoup. Dès lors, et bien avant même, il y avait chez nous des hommes d'érudition et de goût, des esprits curieux qui appréciaient et étudiaient nos monuments, cherchaient à les comprendre et à les faire comprendre, des artistes qui s'efforçaient de les reproduire. Nous allons en rencontrer toute une série •dans une correspondance manuscrite que le legs Devauchelle a fait entrer à la bibliothèque communale d'Amiens. Ce n'est pas le seul intérêt de ces cinquante-huit lettres : elles fournissent d'utiles détails de la vie locale, mais surtout, étant toutes adressées à Joron, elles nous renseignent sur cet artiste amiénois. pas de premier ordre, mais cepen1

cepen1


danl point négligeable. Ses oeuvres sont plus ou moins connues —-'plutôt moins ; sa personnalité, sa vie, tout à fait ignorées. Nous croyons que les unes et les autres méritent pourtant de retenir l'attention. Charles-Nicolas-Augustin Joron naquit à Amiens le 4 mai 1769 de Martin Joron, maître saieteur, rue des Bondes, et de Rose Pinchon ; il fut baptisé le lendemain à l'église paroissiale Saint-Firmin-leConfesseur. Son instruction dut être tout à fait primaire ; si son écriture se lit facilement, est même assez élégante quand il la soigne, son orthographe est tout à fait personnelle. Pourtant il s'est essayé à la poésie et, qui pis est, à la poésie de circonstance, genre difficile où de plus forts que lui échouent assez généralement. Les archives de THôtel de ville recèlent un petit recueil d'une dizaine de pièces. Joron y laisse voir la sincérité de ses con\ictions royalistes. Les vers les plus anciens sans doute lui sont inspirés par la mort de Louis XVI et mis par lui dans la bouche d'Henri IV :

Nous sommes réunis pour ne plus nous quitter Ne crains pas, ô mon fils, que l'opprobre te couvre

Tu n'as plus rien à regretter Quand pour te recevoir, le sein de ton Dieu s'ouvre.

- Ces vers griffonnés sur un chiffon de papier très souillé ne sont qu'un fragment de brouillon. Mais il y a une pièce complète et assez développée sur la Religion menacée. Elle est remplie des meilleures intentions. Nous ne pouvons nous y arrêter, non plus qu'à la Mort du duc de Berry et aux Couplets pour la naissance du duc de Bordeaux. Voyons seule-


ment quelques vers de la Chanson pour le retour du Roi :

A ses vertus l'univers rend hommage. II est béni, le modèle des rois. Que de Nestor il puisse tripler l'âge, Bientôt, Français, vous bénirez ses lois. Henry, tu fus l'idole de la France : Ton sang auguste hérita tes vertus Tu vois Louis combler notre espérance, Tu fus aimé : nous l'aimons encor plus !

Il est mieux inspiré dans ses petites pièces sur le sentiment d'égalité devant la mort. Voici l'une d'elles :

O terre, obéis ! A nos yeux Vide tes entrailles profondes Rejette de ton gouffre affreux Les effrayants débris du monde. Distingue, si tu peux, de tous ces ossements, Ceux des princes et ceux des grands ; Pour moi je m'aperçois fort bien Que mes yeux n'37 distinguent rien !

L'inspiration est plutôt macabre et cela s'explique par la vie malheureuse de l'auteur, mais nous pouvons quitter Joron poète sur un épithalame gracieux... et mirlitonesque :

Soyez unis, soyez heureux. D'amour, goûtez l'ardente ivresse Puisse-t-il, couronnant vos feux, Éterniser votre tendresse. Doux charme de la volupté L'hymen vous a sous sa puissance, La fleur de la fécondité Embellira votre existence.


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Assurément, c'est forcer la note que d'appeler Joron poète, mais il en a des parties, comme on disait au grand siècle : de la sensibilité, quelque imagination et un réel sentiment du rythme. Comment «et homme qui ignore la grammaire possède-t-il la prosodie ? Et puis il nous parle de Nestor. Il savait donc que le regretté Mathusalem avait dans la légende profane une espèce de pendant ! Où a-t-il appris tout cela ? Joron nous apparaît comme un de ces Tiommes bien doués d'intelligence naturelle et de curiosité d'esprit, mais peu favorisés par l'éducation, qui cherchent à compléter leur mince bagage par tout ce qu'ils voient et entendent, par l'observation, la réflexion, par la lecture surtout. C'est le self-mademan des Anglais. Et pour son art véritable, celui du dessin, il est bien certain qu'il s'est fait lui-même, sans maître, et sans leçons de personne. Il le disait en toute simplicité _ ou sans doute avec un peu de fierté légitime et ses contemporains le confirment.

« Son admiration, son amour de la cathédrale, dit-on, lui inspirèrent la résolution de faire tous les efforts nécessaires pour en reproduire les beautés ». 5e non e vero...

Cette vocation vint sans doute assez tard : il est facile d'assigner une date certaine à la presque totalité des dessins connus. Celui qui accuse le plus d'inexpérience porte un détail de costume qui ne date au plus tôt que de 1806. Or, en 1806, Joron avait 37 ans. Dès son adolescence il avait été absorbé par son métier d'ouvrier imprimeur en lettres, ou imprimeur en caractères, comme on disait alors, métier qu'il pratiqua jusqu'à son dernier jour.


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L'art n'occupa jamais, hélas ! que ses loisirs trop courts. Joron ne fut pas seulement dessinateur ; il s'est au moins essayé à la peinture à l'huile.

« J'ai vu chez vous un tableau à l'huile où vousavez représenté le choeur de la cathédrale ». lui écrivait un correspondant en 1819. Ce tableau, qui a figuré à l'exposition rétrospective de la Société des Antiquaires en 1886, est maintenant la propriété d'un de nos concitoyens qui a quitté Amiens. C'est une oeuvre médiocre comme les portraits du père et de la mère de l'artiste l et son propre portrait sur parchemin 2. Nous ne connaissons pas de lui d'autres peintures à l'huile. Comme aquarelles nousavons une charmante vue de l'intérieur de la bibliothèque communale et une délicate étude de motif décoratif. Il a été plus fécond en dessins à la plume. Un amateur de notre ville, M. Guénard, en possède une vingtaine réunis en un précieux album. Ils sont d'une extraordinaire finesse d'exécution 3.

Mais le véritable procédé de Joron, celui-qu'il a pratiqué constamment, où il a excellé, est le lavis à l'encre de Chine. Ce procédé a eu une longue vogue ; il a été un peu supplanté par des moyens plus rapides comme l'estompe et le fusain, mais aucun autre ne se prête mieux au dessin d'architecture, à la reproduction des monuments qui fut la spécialité de Joron.

Aussi, sans être dénuées de valeur artistique, ses oeuvres valent surtout par leur exactitude documen1.

documen1. de M. Masson.

2. Détruit dans une tentative de nettoyage.

3. Planche II.


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taire. C'est ce que nous devons y rechercher aujourd'hui. C'était ce qu'il fallait à ses contemporains, à ses clients. Ils ne lui demandaient pas des compositions pittoresques, mais des copies exactes d'ensembles ou de détails. Le 2 novembre 1822, il recevait d'un M. Reymond la commande de plusieurs statues de la cathédrale :

Vous connaissez l'obélisque qui est derrière la loge du suisse de la cathédrale. La face de l'Ouest et celle du Nord offrent chacune trois figures dont quatre ont des écussons. Je désirerais avoir un croquis de deux statues et de deux écussons. Toute cette esquisse en petit : pourvu que ce soit exact, c'est tout ce que je vous demande.

Reymond était — sans le savoir sans doute — bien inspiré en choisissant ces statues qui sont avec la Vierge (refaite par les Duthoit) et saint Jean, Charles Y, le Dauphin, le cardinal de Lagrange et le chancelier Bureau de la Rivière. Outre qu'elles sont fort belles, elles sont, remarque M. Emile Mâle, à peu près les premiers personnages profanes qui figurent sur une grande église. Avant le xive siècle, aucun laïc ou ecclésiastique n'avait fait ou laissé placer son effigie parmi celles des saints et des personnages de l'Ancien-Testament 1.

1. Une -objection se présente de suite. Outre quelques exceptions relevées par M. Durand, on pense a la galerie des rois d'Amiens, Paris, etc.. Cette objection ne peut toucher JIM. aie qui voit dans ces rois les rois de Judas ; mais si même on y reconnaît avec M. Durand, suivi par M. Enlard, des rois de France, ce n'est que la représentation de la monarchie française non des portraits individuels, encore moins des portraits contemporains ; l'observation de M. Mâle consene sa valeur et nos statues leur spécial intéiêt.


Re3'moiid a bien eu recours à un -« dessinateur d'amitié », comme il dita mais n'a pas eu à s'en louer.

Je soup corme que la personne qui a eu la bonté de me dessiner des figures gratis aura pris les niches de la -deuxième galerie pour celles de la troisième, 011 m'a fourré des rois partout.

Rej^mond connaît bien notre basilique ; il le dit : « Je vous parle en homme qui connaît l'histoire de ces constructions », et il le prouve par la précision de ses indications. En voici d'intéressantes pour nous : il s'agit de fragments de vitraux maintenant disparus :

Trois médaillons peints sur verre n'ont pu s'envoler. Je croyais les avoir bien indiqués. Ils sont dans le grand panneau derrière l'autel de saint François \ Parcourez ce panneau et ces trois monarques vous crèveront les yeux, ils se suivent. Dans le plus bas des trois médaillons on aperçoit un roi assis sur une espèce de banc et tenant quelque chose à la main.

Cette fenêtre avait eu effet conservé -son vitrail du XIIT« siècle et M. Durand a pu reconnaître dans l'une des quatre feuilles « un personnage assis sur une chaire et paraissant s'appuyer sur un bâton ». Mais pour les autres, déjà en 1833 Gilbert disait n'y distinguer rien de précis. Quand en 1830 l'architecte Cheussey fit réparer par Touzet les fenêtres des •chapelles du chevet, le cahier des charges stipulait « qu'on y emploierait de préférence des verres provenant d'anciens vitraux ». Aussi beaucoup de fenêtres furent garnies de fragments de toute prove1.

prove1. XIV.


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nance, de toute espèce et de toute couleur sans ordre. Il er> est ainsi de la série de lancettes qui se trouvent immédiatement au-dessous de la grande rose du Nord. On avait essayé d'y conserver de vagues silhouettes, mais le détail le plus net qui y apparût avant le démontage de 1918 était l'image d'un pied au milieu du contour d'une tête. Cependant Reymond avait encore pu y voir nettement plusieurs personnages, entr'autres « un vieillard qui tient une croix d'or, un jeune empereur, un personnage du nom d'Olybrius ».

La tête d'Olybrius a une coiffure bien remarquable ; cette figure est charmante.

Tous ces détails étaient donc alors bien nets. Depuis longtemps on n'y peut plus rien distinguer. Reymond, professeur de l'Université, auteur de quelques brochures archéologiques, projetait peutêtre une publication, au moins un mémoire sur notre Yathédrale, mais ne donna pas suite à son projet. Notre bibliothèque communale et bien d'autres dépôts possèdent le grand ouvrage d"un autre client de Joron : Les monuments français inédits, etc.. d& Willemin, dont l'entreprise seule, commencée dès 1806, prouve qu'il y avait des amateurs, des souscripteurs pour ce genre d'ouvrages et dément d'avance les outrecuidantes affirmations de la Quarterly ReviewNotre cathédrale avait naturellement sa place dans cet ouvrage, et en 1819 l'auteur s'adresse au dessinateur amiénois :

Nous avons beaucoup causé, M. Gilbert et moi, de vos talents pour dessiner avec exactitude les monuments-


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gothiques. Mon intention est d'aller à Amiens dans le courant du mois prochain. Je désire vivement avoir un dessin du vitrail du milieu du choeur, celui où on lit encore « Bernardus me dédit, anno MCCXIX ». L'envoi que je vous fais vous fera connaître mon ouvrage et la manière dont iL est exécuté. Réponse s. v. p.

D'autres commandes suivent :

Mon intention serait de vous prier de m'envoyer les dessins que je vous ai commandés et en plus une page des douze signes du zodiaque et des douze mois de l'année qui sont au portail de saint Firmin. Je dois vous observer que depuis le dessin au trait jusqu'aux dessins les plus finis, je ne donne que quarante francs par dessin aux plus habiles^ artistes de la capitale. Si ce prix ne vous convenait pas, je ne puis passer outre et vous préviens aussi qu'il ne faut pas passer le moindre détail.

Parmi les dessins de Joron acquis par Willemin, une reproduction du tombeau d'Evrard de Fouilloy figurait à l'exposition du VIIe centenaire de la cathédrale d'Amiens 1.

Nous ne pouvons savoir si la clientèle de Reymond et celle de Willemin furent continuées à Joron, mais il eut la bonne chance — et elles furent rares dans sa vie, — de rencontrer un véritable Mécène en la personne d'un gentilhomme picard, puisque né en Boulonnais, qui, pendant vingt-cinq ans, prodigua les commandes et les encouragements, chercha à lui rendre vraiment service et lui témoigna constamment une bienveillance éclairée. Le comte Charles d'Acary de la Rivière nous apparaît dans

1. Le seul qui ait été utilisé pour la publication. Tous ces dessins,, aujourd'hui, font partie de la collection de M. Henri Macqueron.


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ses lettres comme un homme de coeur et de bon jugement, comme un amateur passionné et très averti des beaux-arts. Il habitait le château de Monthuis, "bâti dans une situation admirable, dominant un horizon immense à 3 kilomètres de Montreuil-surMer. Son père avait été dans cette ville lieutenant des maréchaux de France en 1777. La famille compte dans ses ascendants un Pierre d'Acary, seigneur de Yillemare, qui joua dans la Ligue un rôle très actif, s'y ruina et dut s'expatrier. Sa veuve. Barbe Avrillot, entra "plus tard au couvent des Carmélites d'Amiens puis au Carmel de Pontoise où elle mourut en 1618. Elle fut béatifiée sous le nom de Marie de l'Incarnation en 1789. Peut-être Charles d'Acary avait-il recueilli certaines vertus de la bienheureuse, tout au moins la bonté, mais à aucun degré les fureurs-politiques du vieux ligueur. C'est un pacifique, un modéré •comme le prouve le jugement calme et impartial que, dans une de ses premières lettres, il porte sur Napoléon au lendemain de sa mort.

Il donne à ses appréciations d'assez longs -développements.

_ Détailler ainsi ses impressions à son dessinateur, n'est-ce pas un peu le traiter en ami ? Dès le début -de leurs relations on est favorablement impressionné à l'égard de d'Acary par la sympathie qu'il témoigne à Joron. M. Poirier à qui son gendre a fait nne célébrité avec la collaboration d'Emile Augier, pensait qu'il fallait encourager les arts, mais pas les artistes : d'Acaiy voit les choses tout autrement. Il est pour Joron bienveillant et bienfaisant, mais avec la plus grande courtoisie. Si, pour le voir, il


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•est obligé de le déranger, il ne manque pas de s'excuser. Voici par exemple une lettre écrite de Lille :

Je compte prendre pour Amiens la diligence de lundi prochain à 9 heures du matin. J'y arriverai à 9 heures du soir. Comme il est nécessaire que je cause avec vous, je "vous prie de vous trouver vers neuf heures, -chez Mme Lecointre, hôtel de la poste aux chevaux 1 où j'ai coutume de loger. Comme votre logement n'est pas facile à trouver 2 et qu'il faut le -connaître d'avance pour ne pas être ohligé de le chercher longtemps en vain, j'ai cru que le mieux était •de vous prévenir.

Et une autre fois ayant à donner à peu près le même rendez-vous :

Je serai flatté si vous pouvez vous arranger de manière à me faire l'amitié de souper avec moi.

C'est au mois d'août 1818 que d'Acary, de passage à Amiens, se rendit chez Joron pour voir ce qu'il faisait, entrer en relations avec lui, lui confier des •commandes. Et le 12 février 1819, il lui écrit :

Quand j'allai vous trouver pour vous demander si vous pouviez me faire diverses vues de la cathédrale, vous me fîtes voir un tableau à l'huile qui en représente une et vous me dites qu'ayant pour lors des occupations qui prenaient tout votre temps, ee ne serait pas avant un mois que vous pourriez penser à l'objet dont je vous parlais. J'ai donc remis à un autre temps à vous en parler à nouveau, mais comme je compte être à Amiens dimanche soir, je crois devoir vous prévenir que je compte avoir l'honneur de vous voir pour m'en entretenir avec vous. Je vous prie en conséquence

1. Impasse des Gordeliers.

2. Joron "demeurait alors rue de la .Queue-de-Yaclie.


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de me dire combien il m'en coûterait pour avoir les vues suivantes, savoir :

Une vue de la cathédrale extérieure prise du côté de l'évêché.

Une vue de l'extérieur du côté opposé.

Une vue du grand portail.

Une vue de l'intérieur représentant le côté gauche ou le côté droit en entrant par la grande porte (ces deux côtés doivent être absolument pareils).

Je voudrais que ces vues fussent dessinées sur papier à l'encre de Chine avec tous les détails sur l'échelle de deux lignes par pied ; ainsi la plus haute tour du portail qui a 210 pieds de hauteur aurait sur le dessin trois pieds cinq pouces (1 mètre 10) et ainsi du reste, en ayant soin de marquer tout suivant les proportions. Il faudrait que ce dessin fût en plusieurs feuilles séparées qu'on rapprocherait quand on voudrait voir l'édifice en totalité comme cela se pratique pour les cartes géographiques. Agréez les sentiments de parfaite considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

On voit de quelle façon précise d'Acary donne ses indications et dans toute la correspondance il procédera ainsi. De ses nombreuses recommandations nous n'en relèverons qu'une parce qu'elle fournit pour Joron une sorte de circonstance atténuante à certains de ses défauts. Il s'agit d'une vue intérieure de tout le côté Nord :

Il faut exécuter cette vue, l'observateur supposé placé très loin pour éviter la perspective comme vous l'avez fait pour le dessin de l'extérieur où les arcs-boutants ne masquent la vue d'aucune fenêtre, parce que l'observateur voit chaque arc-boutant de face et jamais de trois quarts ou de profil.

Joron semble donc avoir adopté volontairement


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cette fois entre l'élévation géométrale et le dessin en perspective une sorte de compromis pas très heureux mais qui devait demander une certaine habileté. D'Acary propose plus tard un parti plus radical encore : une vue du choeur en supprimant les stalles •qui, vu leur intérêt, feront l'objet d'une autre étude :

Ce qu'il me faut cette fois, dit-il, c'est l'architecture seule.

Joron lui-même, pour mieux faire voir l'extérieur de l'abside, supprime tout simplement la chapelle ■des Machabés. Il serait peut-être juste d'attribuer une partie de ses fautes à un souci de documentation et d'analyse schématique assez justifu à une époque où relevés et études étaient encore bien rares sinon inexistants.

Joron n'est pas un « dessinateur d'amitié » comme disait Reymond et la question de rémunération se pose entre lui et son client.

Tous deux y apportent une grande délicatesse. Joron n'est pas exigeant et d'Acary ne le marchande guère :

Vous m'avez parlé d'un Anglais pour qui vous avez ■dessiné deux vues et vous m'avez fait connaître le prix que vous aviez demandé. Vous avez jugé devoir ménager davantage un de vos compatriotes et c'est sans doute dans cette intention que vous m'avez dit, comme je crois m'en rappeler, que quatre vues me coûteraient le même prix que l'Anglais avait payé pour deux. Au reste, Monsieur, parfaitement convaincu comme je le suis de votre honnêteté, je m'en rapporte à vous à cet égard.

Et comme il semble s'être produit sur ce point un


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léger malentendu, d'Acary en prend galamment la faute à son compte :

Lorsque je vous ai mandé que je comptais payer pour quatre vues de la cathédrale le même prix que vous avez lait payer à un Anglais pour deux, c'est qu'il me semblait que vous me Faviez dit ainsi. Mais vous savez sans doute mieux que moi ce que vous avez voulu dire, il y a apparence que c'est moi qui me trompe et que je vous ai mal compris. Les vues que je croyais de vingt-cinq francs sont donc de cinquante.

C'est à peu près Le tarif de Willemin. Plus tard uii dessin du choeur sera payé 75 francs. Pour le grand portrait :

Je m'en rapporte du prix à votre délicatesse. Nous n'avons pas fait de prix mais vous saurez par la peine qu'il vous demandera de plus que les autres la proportion à mettre.

Ainsi jusqu'en 1840 c'est toujours Joron qui fait son prix, prix d'ailleurs toujours modéré.

Si d'Acary se montre aussi juste dans la rémunération du travail de Joron c'est que ce travail le contente complètement. Dès la réception des premiers dessins :

J'ai reçu il y a deux jours un dessin en deux feuilles que vous m'avez fait passer d'une partie du côté méridional de la cathédrale. J'ai été des plus satisfaits de ce travail qui est absolument tel que je le désirais et très bien dessiné.

Et plus tard :

J'ai reçu mardi les dessins que vous m'avez envoj'és du grand portail. D'après ce que vous m'avez marqué je


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comptais que ce morceau serait encore supérieur à ceux - que vous m'avez envoyés précédemment. Je n'ai été nullement trompé dans cet espoir, car je trouve que vous vousêtes surpassé.

Plusieurs années après :

J'ai toujours été satisfait des ouvrages que vous avezfaits pour moi, mais le dernier que vous m'avez" envoyé ne laisse rien à désirer pour la perfection, le fini et rétendue des détails.

Et nous pourrions multiplier ces citations.

Ce n'est pas qu!il admire de parti-pris. Il est trop bon juge pour cela. Aussi éclairé que bienveillant, il ne s'interdit pas les critiques, mais les sait envelopper de tant de grâce !

Toutes les personnes, celles surtout qui s'occupent de dessin, ont parlé avec éloge de la manière dont vous avez exécuté les deux morceaux que vous m'avez envoyés, mais je dois vous dire qu'ils ont généralement critiqué la façon dont le toit est figuré. Ils trouvent qu'il n'a rien qui le distingue des nuages, qu'en un mot il ne ressemble pas à un toit. Je pense qu'il faudrait quJil fût plus foncé et qu'il figurât des ardoises.

Joron le refait et dans les dessins suivants sait se garder de ce défaut :

J'ai apporté à Lille tous vos dessins pour les faire voir à d'habiles artistes. Je ne crois pas que vous me saurez mauvais gré de vous faire connaître leur opinion. Vous ferez attention qu'il n'existe pas d'ouvrage de quelque grand maître que ce soit qui n'ait toujours quelque partie faible et que les plus parfaits sont ceux qui en ont le moins. Pour venir au fait, je vous dirai que ces artistes ont beaucoup admiré votre manière de laver et de dessiner l'architecture, mais ils ont critiqué les figures.


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Les figures ne sont pas en effet le fort de notre dessinateur et sans doute il en convient car d'Acary lui écrit quelques jours après :

Je suis bien aise que vous n'ayez pas éprouvé de déplaisir ■en apprenant le sentiment de plusieurs artistes sur vos ouvrages. Il n'existe pas d'ouvrage sans défaut. Les peintres flamands sont admirables par leur coloris mais leur esquisse n'y répond pas : la plupart des peintres italiens ont une •esquisse au-dessus de tout éloge mais leur coloris n'a pas la même perfection.

La distinction est plvs que contestable mais le rapprochement ne pouvait que flatter Joron et lui faire accepter cette conclusion :

On rend véritablement un bon service à quelqu'un en l'avertissant des défauts qu'il peut éviter.

Une autre fois, à propos d'une erreur commise par Joron, son correspondant place une assez curieuse anecdote :

Il n'est guère d'ouvrage où l'auteur n'ait oublié quelque chose et souvent de celles qui crèvent les yeux. C'est ainsi que deux connaisseurs examinant le tombeau de Richelieu à la Sorbonne et s'extasiant sur les beautés de ce chefd'oeuvre de Girardon virent près d'eux un paysan qui haussait les épaules en les écoutant ; il leur fit alors observer que le cardinal est représenté assis à peu près sur son séant sur un matelas et que s'il était étendu le matelas serait beaucoup trop court, ce qui est exact, mais c'est une chose à laquelle l'artiste ni aucun connaisseur auparavant n'avait pensé.

Satisfait des dessins, d'Acary se préoccupe de leur conservation. Il met son dessinateur en garde contre




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l'inconvénient de laisser des dessins roulés sur un ;bâton :

J'ai eu, dit-il, de ces bâtons mangés par les vers, non sans dommage pour les dessins.

Il a commandé de grands cadres à Paris et c'est à Lille qu'il achète les glaces. On n'en fabrique pas encore de grandes dimensions.

Iï faudra donc deux glaces qui se joignent horizontalement et faire en sorte que cette jonction se trouve à un endroit où il n'y ait pas trop de dessin. On pourra coller sur la jointure une bande de papier sur laquelle on reportera un dessin parfaitement pareil à celui qu'elle cachera, de cette manière, la jointure ne dérobera rien à la vue.

Et plus tard il accuse réception de divers dessins et des couvre-joints « parfaitement compris et exécutés ». Il reste douteux que ce procédé ingénieux ait été d'un effet très satisfaisant. Joron a l'habitude « de faire autour de ses dessins un cadre composé d'une fine et d'une grosse lignes à l'encre de Chine ». D'Acary les emporte à Paris pour y faire écrire les titres « par une superbe main ». Plus tard il lui demandera de dessiner au bas des planches un beau médaillon où seront ses armoiries dans le « genre de celles que vous avez faites en bas de la vue de SaintWulfran d'Ahbeville ». Les cartouches dont la plupart des dessins sont soulignés, sont en effet de petits chefs-d'oeuvre de finesse et de goût. C'est sans doute ce qui décide d'Acary à demander à Joron un travail assez différent de ce qu'il fait d'ordinaire :

J'ai à faire faire, écrit-il en 1819, deux granges dont les portes forment deux frontons supportés par quatre pilastres

2


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d'ordre toscan chacun. Je me propose de décorer ces deux frontons par des attributs d'agriculture qui sont principalement des outils et meubles qu'elle emploie, des gerbes de blé et des cornes d'abondance. J'ai marqué sur une feuille de papier que je vous envoie la grandeur des frontons, les pièces dont les attributs devront être compris et la manière dont je désire qu'ils soient arrangés en groupe. Si cependant vous trouvez qu'il y ait une autre manière de les arranger qui ait plus de grâce, je vous laisse le maître de choisir cette disposition. Les dessins sont destinés au plafonneur qui doit exécuter ces attributs.

Joron remplit assez vite ses intentions. D'Acary renvoie le premier dessin pour modification avec quelques esquisses de sa main purement schématiques^ mais où l'on voit qu'il sait manier un crayon. Deux mois après la première demande, il écrit :

Je viens de faire exécuter en plafonnage les derniers frontons dont vous m'avez envoyé les dessins, je ne pense pas qu'on les eût mieux faits à Paris. C'est à la chaux de Samer qui devient beaucoup plus dure que notre pierre et qui n"a pas l'inconvénient de s'écailler à la gelée, comme le plâtre, ou d'être rongé par le vent de mer. Les attributs sont peints en blanc à l'huile et le fond le sera en bleu de ciel pour faire ressortir le tout. Les bâtiments sont couverts de pannes plombées de vert. Par un temps nébuleux cela paraît être des ardoises et quand le soleil donne dessus, elles jettent un éclat tel que la vue en est blessée.

L'exécution de bas-reliefs par un plafonneur nous rappelle que, avant que les communications faciles drainassent vers les grands centres toutes les activités et toutes les demandes, il y avait jusque dans nos villages des artisans qui se doublaient d'artistes. La chaux de Sam'er, c'est le ciment du Boulonnais dont l'emploi a pris depuis une si grande extension.


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Le travail fait à Monthuis sur les dessins de Joron est une des tout premières applications du ciment à la décoration. C'est beaucoup plus tard que des ouvriers italiens venus du Piémont en généralisèrent l'usage dans le Nord de la France. On leur en attribua l'invention ou l'initiative. Ce n'est pas la seule fois que les Français ont naïvement fait honneur aux étrangers de choses belles ou utiles qui avaient pris naissance chez nous. Ces bas-reliefs ont duré assez longtemps ; malheureusement, lors d'une réparation des bâtiments en 1913, ils étaient en trop mauvais état pour qu'on ait pu les remonter ni même les conserver.

Nous n'avons trouvé trace d'aucun travail analogue de la main de Joron. D'Acary lui écrivait en 1821 :

J'aurai à vous demander le dessin d'un arc de triomphe de ma composition et d'une architecture très élégante que je compte exécuter ici en terre (?). Il faut que je commence moi-même par faire ce dessin pour vous en donner une idée exacte.

L'idée paraît avoir été abandonnée. Mais les commandes de relevés de monuments ne chôment pas. Après la cathédrale, ce sont d'autres monuments d'Amiens, entr'autres le tombeau des Lannoy à l'église des Cordeliers (Saint-Rémy) ; la façade des Célestins, bon spécimen du style classique dont l'abandon inspire à d'Acar3r de sévères, mais justes réflexions :

Il est regrettable qu'on se soit décidé à l'entière démolition de cette église. Il est difficile de concilier le soin qu'on a en France de cultiver les sciences et les arts avec le goût-


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de destruction qui y prévaut et en quoi nous surpassons certainement tous nos voisins, car ils n'ont pas comme nous des compagnies formées pour spéculer sur l'anéantissement des chefs-d'oeuvre qui faisaient l'admiration des étrangers.

Une oeuvre de Joron se trouve précisément associée d'une façon assez curieuse au sauvetage d'un de nos monuments nationaux. La « bande noire » était déjà •en marché pour acheter le château de Chambord et le démolir. Un gentilhomme picard, Adrien de Galonné d'Avenne réussit à le sauver en organisant une souscription pour l'acquérir et l'offrir au duc de Bordeaux qui venait de naître. En souvenir de son heureuse initiative, on offrit à de Calonne un grand dessin x du château qui fut exécuté par Joron.

Après les monuments d'Amiens, d'Acary désire avoir ceux des autres villes. C'est d'abord Abbeville et Saint-Riquier. A l'occasion de cette dernière église d'Acary donne un détail singulier :

Vous avez été à Saint-Riquier dans ce qui reste de l'ancienne abbaye. Vous m'obligeriez si vous pouviez me dire ce qu'est devenu le modèle fait en carton de l'abbaye, de l'église et de tous les bâtiments qui en dépendaient. J'ai vu ce modèle dans mon enfance quand l'abbaye était encore dans sa splendeur et il m'avait frappé.

Après Abbeville et Saint-Riquier c'est Beauvais, c'est Saint-Quentin, Strasbourg que réclame notre amateur, mais ce sont des copies de gravures ou de lithographies, et comme il n'aime pas beaucoup les copies de seconde main, et il a raison, il voudrait

1. Actuellement propriété du comte de Lameth, château d'Hénancourt.




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envoyer Joron dessiner à Reims, à Chartres, ailleurs encore et celui-ci s'y refuse énergiquement.

Lorsque je vous ai proposé il y a quelque temps d'aller à Reims me dessiner la vue du portail de la cathédrale, je n'entendais pas vous faire quitter les occupations que vous pouviez avoir, mais je croyais que ces occupations menaçant de vous quitter, il ne pourrait que vous être agréable d'en trouver de nouvelles plus conformes à vos talents et de nature à les faire connaître. Je ne comprends pas qu'une absence d'un mois ou cinq semaines puisse être considérée comme un malheur si grand qu'on puisse le mettre au-dessus de la mort même contre laquelle il n'y a pas de remède.

On voit que Joron avait répondu : « Plutôt mourir ! » ou quelque chose d'équivalent. Persistant dans son refus, il trouve à la bibliothèque du département de la Somme un grand ouvrage in-folio (sans doute r celui de Willemin) des vues de la cathédrale de Reims, il propose de les- copier ; d'Acary s'y résigne mais il voudrait ces copies ramenées à une échelle donnée avec des proportions exactes. Comment se les procurer ? Ce problème si simple aujourd'hui ne l'était pas en 1820 :

J'ai écrit à l'architecte de la ville par l'intermédiaire du maître de la poste aux lettres : pas de réponse. Une personne de Paris à chargé le courrier de la malle qui pose sept heures à Reims de voir cet architecte, mais il étai1> absent. A son défaut le courrier s'est adressé à plusieursautres personnes, toutes s'y sont refusées en disant que ce serait empiéter sur les droits de l'architecte.

Pour Chartres les difficultés ne sont pas moindres et d'Acary insiste à plusieurs reprises pour y envoyer


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Joron, lui promettant, outre le paiement de tous ses frais, une large rémunération. Mais Joron est bien décidé à ne pas quitter Amiens. Ce n'est pourtant pas toujours pour sa propre satisfaction que d'Acary pense à l'en éloigner.

Me trouvant à Lille, écrit-il en 1825, j'allai voir un particulier qui est marchand de tableaux et de curiosités. Lui ayant montré plusieurs de vos ouvrages, vanté "vos talents et dit que vous étiez obligé d'exercer la profession d'ouvrier imprimeur au salaire de 16 francs par semaine. Il m'a assuré que, si la chose vous convenait, il se ferait fort, si vous vouliez aller à Bruxelles, de vous faire gagner, aussi à imprimer, vingt-quatre francs par semaine et que de plus vous tirerez un très bon parti de Votre talent pour le dessin. Je vous dirai que Bruxelles est d'un tiers meilleur uiarché qu'Amiens. C'est d'ailleurs une ville qui paraît plus française que flamande et où presque tout le monde parle français.

Mais Joron ne veut pas plus quitter Amiens d'une façon définitive que pour une absence de quelques ■ semaines. D'Acary attribue cette résolution à sa tendresse conjugale :

On parle des femmes en puissance de mari, mais vous êtes, vous, en puissance de femme.

Et une autre fois :

Madame votre femme paraît se relâcher de sa sévérité.

- Le vrai, hélas ! c'est que luttant toujours contre la misère, Joron n'ose abandonner ou risquer de perdre son pauvre emploi de 16 francs par semaine; il ne veut ni ne peut quitter sa femme car elle est malade.


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Une pièce administrative peut être plus éloquente qu'un discours. En 1815 Joron obtenait le certificat que voici dans toute la naïveté de son texte et de son orthographe :

CEHTIFICAT D'INDIGENCE

Amiens 18 mai 1815.

Nous, voisins du nommé Augustin Joron, ouvrier imprimeur, soussignons, certifions et atestons qu'il n'est qu'un simple ouvrier sans fortune vivant avec bien de la paine du fruit de son travaille, étant seul à travailler pour quatre, dont l'épouse incommodée depuis 23 mois le met dans une position près de la misère, bien loin d'être en état de payer aucune contribution...

Après les signatures, le patron imprimeur Maisnel fils atteste qu'il est souvent obligé de venir au secours de son ouvrier et le tout est certifié par le commissaire de police du 1er arrondissement.

Cette constatation lamentable, nous la retrouverons à maintes reprises et jusqu'à la fin. Joron avait épousé en 1790 une cousine sans doute, Marguerite-MarieSophie Joron, née à Amiens en 1773. Le 22 septembre 1791 leur naissait une fille qui fut baptisée le lendemain à la cathédrale et reçut le nom d'Au■gustine. Les parents habitaient dans la rue du PuitsVert. Nous n'avons trouvé nulle part la mention d'autres enfants mais nous savons que Joron eut pour sa femme une très vive et très constante affection. Quand il eut conduit sa dépouille mortelle au cimetière de River y le 17 décembre 1830 (le ménage demeurant alors 19, rue de la Queue-de-Vache, rue Belu), ee lui fut un besoin de faire un dessin <ie ce


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champ de repos 1 et de lui dédier ces quelques versqui sont parmi ses moins mauvais :

Oh toi que la terre dévore

Qui fis le bonheur de mes jours

Oh toi qui m'est si chère encore

Que mon coeur aimera toujours

Au sein de la triste campagne

Quand mon arrêt sera porté

Sophie, que mon corps t'accompagne

Que je repose à ton côté 2.

Je ne sais si ce voeu fut exaucé. Dans l'enclos de Rivery aucune trace de Joron, bien que dans un angle quelques débris de pierre informes portent les dates de 1830 ou des années voisines.

En 1825, Joron était passé des ateliers de Maisnel à ceux de Caron, imprimeur place Périgord. Il paraît qu'il n'y est pas très satisfait :

Je regrette, écrit d'Acary, que pour avoir changé de bourgeois vous soyez tombé encore plus mal que vous n'étiez. Il devrait bien leur rester dans la tête quelque chose de tout ce qu'ils impriment. Je crois qu'on pourrait leur appliquer ce mot d'un académicien célèbre qui apprenant qu'un de ses proches parents, quoique fort ignorant, venait d'être nommé bibliothécaire du Roy, lui dit : « Mon neveu, voilà une belle occasion pour apprendre à lire ».

D'Acary qui connaît au moins en partie la triste situation de Joron voudrait pour l'aider le faire

1. A l'Hôtel de Ville

2. C'est à ce moment que, hanté d'idées funèbres, Joron rédigea son propre billet de faire-part de décès (collection de M. Pillot), orné de divers attributs et de son portrait assez conforme à celui que nous donnons au frontispice, planche n° 1. Ce visage contracté, douloureux en dit long sur les tristesses et les soucis de l'auteur.




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connaître davantage. Il a parlé de lui à Chapuy — qui d'ailleurs le connaît, — à l'amateur anglais Wild, à l'évêque d'Arras. Il sait fort mauvais gré à celui d'Amiens, Mgr de Bombelle qui paraît s'être montré, pour des des. ins offerts, peu généreux à son gré, et justifie, dit-il, le proverbe anglais : « Plus les montagnes sont hautes et plus l'herbe est courte ». Sa verve satirique s'étend aux neveux de Monseigneur qui, se trouvant dans une ville d'eaux de Suisse, purent lire un beau matin dans un journal local ce distique dû à la plume d'un tailleur bel esprit :

Pourquoi donc ces gens-là s'appellent-ils Bombelle Le mari n'est pas bon : la femme n'est pas belle.

En 1825 d'Acary croit l'occasion propice pour assurer à son ami "de puissantes protections :

L'intérêt que je prends à ce qui vous concerne m'engage à vous donner un conseil que j'espère pouvoir vous être de quelqu'utilité. Mm la duchesse de Berry arrivera à Amiens assez avant dans la soirée du 30 août .Je pense bien qu'elle n'y passera pas sans visiter la cathédrale, car elle est fort empressée à voir les choses qui peuvent intéresser la curiosité. Elle est d'ailleurs fort généreuse. Je pense donc que si vous aviez en ce moment quelques beaux dessins, ce serait une occasion favorable d'en tirer parti pour les présenter à la duchesse. Si vous aviez encore pour préfet M. d'Allonville qui aimait les arts, il se serait chargé sans doute avec empressement d'offrir vos ouvrages, mais il paraît que son successeur actuel pense fort différemment. D'ailleurs il faut toujours se défier des gens en place qui sont beaucoup plus occupés d'eux que des autres et qui semblent penser que ce qui serait accordé à leur recommandation serait autant de moins.sur ce qu'ils espèrent obtenir


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pour eux-mêmes. Il faut vous adresser à M. de Ménard, chevalier d'honneur de la princesse. Vous devez vous attendre à être bien payé de votre cadeau. S'il en était autrement, vous n'en auriez pas moins joué le jeu.

Joron ne voulut ou ne put suivre ce conseil. Le passage de la duchesse ne lui fut pourtant pas inutile. Il lui donna l'occasion de faire un grand dessin qui eut beaucoup de succès.

Le 16 mai 182&, le maire écrivait au Conseil municipal :

Messieurs, j'ai l'honneur de vous mettre sous les 37eux deux lettres, l'une de M. Daveluy Bellencourt et l'autre de M. le comte Adrien de Galonné, relatives au dessin fait par M. Joron et représentant la bénédiction de l'écluse Caroline que Mme la duchesse de Berry a daigné agréer.

Ces Messieurs se proposaient de faire lithographier le dessin aux frais de la ville. Leurs lettres sans doute, avec celle du maire, sont restées oubliées dans un ■carton. Le dessin n'a point été lithographie, mais il -avait figuré à l'exposition amiénoise de 1827. Dans la Feuille d'affiches du 17 mai Wulfraii Warmé, rendant compte de cette exposition, écrivait :

Citons deux fort bons lavis. L'un est une vue de l'ancien •cimetière Saint-Denis, l'autre représente l'écluse Caroline Je jour où Mme la duchesse de Berry en fit l'inauguration et lui donna son nom en présence d'une foule innombrable. Bien qu'on ait peut-être à reprocher un peu de sécheresse dans les traits et des seconds plans un peu trop rapprochés — (déjà d'Acary lui avait recommandé de foncer les preaniers plans pour repousser les autres) — ces dessins n'en attestent pas moins mie grande habileté. On les doit à l'un de nos concitoyens, M. Joron, qui, élève de lui-même, •est parvenu à se faire un nom dans son propre pays.


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Il n'essaya que plusieurs années après de le faire connaître à Paris. Il y expose en 1834 et obtient une médaille d'argent. Un critique réputé écrivait dans la Quotidienne du 17'juillet de cette année :

Nous avons été à même de voir Auguste Joron et de causer avec lui et nous devons dire qu'il est impossible de rencontrer plus de anodestie et de simplicité jointes à un talent plus réel. Joron déjà avancé en âge est toujours ouvrier imprimeur gagnant petitement sa vie, et cependant comme ■dessinateur d'architecture, c'est un de nos talents ; mais il est enfoui à Amiens et ignore les moyens de charlatanisme qui ont fait parvenir bien des artistes qui ne le valent pas.

Joron est fort à louer de fuir toute intrigue, mais il a tort de chercher si peu à sortir de l'ornière où il se traîne. Après la mort de sa femme en 1830, il pouvait accepter les suggestions et les offres de d'Acary. Il est vrai qu'il a alors soixante ans, mais surtout c'est un bien brave homme, nullement débrouillard. Il a pourtant des appuis. Nous en avons cité, il y en a d'autres. C'est M. d'Allonville, ancien préfet de la Somme, qui lui fait exécuter toute une collection de monuments de différents points du département, c'est Gilbert qui, en 1833, lui prend cinq planches pour illustrer sa description de la cathédrale d'Amiens, c'est Dusevel, c'est Rigollot qui collaborent avec lui, c'est la municipalité d'Amiens. Dans la séance du Conseil du 12 mars 1834, le maire, M. Boistel du Royer faisait la proposition suivante :

La mairie possède plusieurs vues intérieures de la cathédrale et une vue d'Amiens prise entre la citadelle et SaintMaurice 1. M. Augustin Joron en a fait dans ce temps

1. Planche IV, Hôtel de ville, cabinet du maire.


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hommage à la ville qui lui a accordé en retour une indemnité de quatre vingts francs pour chaque ouvrage. Le travail de cet artiste se distingue par la perfection des détails et le mérite en est d'autant plus remarquable que M. Joron doit tout à lui-même. Il m'a semblé qu'il serait convenable de compléter une collection si intéressante en confiant au talent de M. Joron le dessin des principaux monuments appartenant à la ville. Je me suis entendu avec cet artiste,, le prix serait pour chaque dessin de soixante-dix francs.

La mesure fut votée et l'année suivante, le 13 mai 1835, à la première séance qu'il présida comme maire, le docteur Lemerchier annonçait l'exécution, des •dessins 1 et demandait le crédit; nécessaire sur l'exercice courant pour solder le sieur Joron « qui n'est pas dans une position à attendre le fruit de son travail ». A l'annonce de cette bonne nouvelle, d'Acary répondait :

Il paraît que M. le Maire d'Amiens diffère de la plupart de ses concitoyens qui ne sont touchés que de ce qui rapporte de l'argent et qui se montrent fort indifférents à ce qui n'a rapport qu'aux beaux-arts.

Appréciation particulièrement injuste dans un temps où les nouvelles créations du docteur Lemerchier : Société philharmonique, des Amis des Arts, etc.,. aussi bien que notre vieille Académie et les oeuvres de bienfaisance trouvaient les concours les plus généreux et les plus actifs dans le milieu commercial et industriel d'Amiens. Joron y rencontrait aussi des clients dont les familles conservent avec soin ses oeuvres. Nous donnons l'une des plus intéressantes,.

1. Tous ces dessins ornent le grand vestibule de l'Hôtel de ville




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la comparution de saint Firmin devant le préfet "Valère Sébastien 1.

Cette composition comporte un grand nombre de personnages et notre artiste amiénois est loin d'exceller dans le dessin des figures. D'Acary lui a signalé plusieurs fois cette faiblesse, mais il reconnaît, et nous aussi, que ses personnages mal dessinés, mal proportionnés surtout, ont des attitudes souvent bien saisies, fort variées et animent les dessins de petits groupes ingénieux et pittoresques. De plus, le, soin qu'il met à reproduire en les diversifiant, toilettes, coiffures et costumes nous fournissent à un siècle de distance des renseignements assez piquants.

A partir de 1830 les lettres de d'Acary à Joron s'espacent de plus en plus, bien qu'il continue à lui adresser des encouragements, des conseils et des commandes 2. Il le presse même pour l'exécution de ces dernières :

Si vous ne vous hâtez pas un peu, écrit-il le 23 mars 1836, il pourra arriver que vous ne viviez pas assez pour achever ces dessins ou moi pour en jouir.

La même lettre contient un curieux post-scriptum :

Lorsqu'une enquête a été ouverte en novembre dernier à la préfecture de la Somme où chacun était invité à faire connaître s'il pensait que le chemin de fer à construire de Paris à Calais serait mieux en le faisant passer par Amiens ou par Saint-Quentin, moi j'ai adressé à M. le Préfet un mémoire contre les chemins de fer en général, où je prouve

1. Planche III. Collection de M. Léon Ledieu.

2. Tous les dessins faits par Joron pour d'Acary sont conservés au château de Monthuys.


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qu'ils seront la ruine de tous les pays où l'on en fera. Quelsbons effets peut-on attendre d'une mesure dont la conséquence sera d'empêcher tout ce qui est cultivateur de vendre leurs chevaux, leur avoine et leur fourrage ?

Ne nous étonnons pas trop, il ne faudrait peut-être' pas chercher beaucoup pour trouver eneore des' économistes de cette force et parmi ceux qui, en 1836, pensaient comme d'Acary, il y avait des noms plutôt connus comme ceux de Thiers et d'Arago.

En 1842 nous voyons une lettre attristée et attristante. La belle écriture du comte, autrefois si correcte et si ferme, est devenue tremblante et indécise et nous relevons cette phrase mélancolique :

Secondez l'empressement que j'ai d'avoir votre dernier ouvrage, je vous répéterai ce que je vous ai dit déjà plusieurs fois : que je suis pressé de jouir, n'étant plus jeune,, il s'en faut I

Cette lettre est la dernière. Ch. d'Acarj^ mourait peu après.

Joron lui survécut trois ans, toujours ouvrier imprimeur, toujours gagnant petitement sa vie.

Le Glaneur du 8 mars 1845 annonce la mise en loterie à un franc le billet de trois de ses dessins. Cette loterie n'eut pas de succès sans doute car il n'y a aucune indication du tirage. L'un de ces dessins est sans doute celui que j'ai admiré autrefois chez M. Lenoël Hérouart. Cette cathédrale que Joron avait tant aimée et si souvent retracée, il l'imaginait cette fois en ruines, découronnée de ses voûtes et de ses parties hautes x.

1. Planche V. — Ce dessin vient d'être offert au musée de Picardie par la belle-fille de Lenoel-Hérouart.


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Lenoël Hérouart fut le dernier patron de Joron. Un de nos collègues qui a fait ses débuts dans cette maison plus de vingt ans après sa mort nous dit que le personnel y conservait encore pieusement le souvenir de sa bonté et une certaine fierté que l'atelier eût possédé un artiste de valeur.

En juin 1845 Joron était admis aux Incurables ; le 15 août il y mourait. Son acte de décès porte comme déclarants deux employés de l'hospice et cela fait supposer qu'il ne laissait ni enfants ni très proche parent. Nous avons eu par un collatéral la certitude qu'il n'y a plus de lui aucun descendant. On ne peut dire qu'à leur défaut il ait laissé des oeuvres immortelles. Mais il a dans sa modeste sphère bien servi la cause de l'art français en reproduisant, en faisant connaître ses monuments. A nous il fournit encore des renseignements précieux. Même au point de vue purement esthétique ses travaux ne sont pas dénués de valeur, et l'on ne peut refuser respect et sympathie à son beau caractère d'artiste, à ses souffrances^ à ses efforts.



Discours de Réception

De M. le D' HAUTEFEU1LLE

LA RECHERCHE DU BONHEUR

Au moment d'élever la voix dans cette assemblée où tant de fois retentit la parole des fins lettrés que compte l'Académie d'Amiens, je ne puis me défendre de quelque émotion. Si le légitime plaisir d'être admis parmi vous me dicte les remerciements que je vous prie d'agréer pour l'honneur qui m'est fait aujourd'hui, la crainte de paraître ici un intrus m'incite à solliciter votre indulgence pour le médiocie orateur que vous êtes condamnés à subir ce soir. Aussi plaiderai-je en ma faveur les circonstances atténuantes.

L'atmosphère des laboratoires dont fut imprégnée ma jeunesse était peu propice au culte des belleslettres ; la manipulation du microscope y remplaçait la lecture des poètes ; les données scientifiques ne s'y développaient point en périodes harmonieuses. La sincérité de mon langage vous en fera, j'espère,, excuser la rudesse.

Peut-être me jugez-vous bien téméraire dans le choix de mon. sujet. N'y voyez pas la prétention de ma part d'être le détenteur du secret du bonheur,.

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mais simplement r expression d'une constante préoccupation professionnelle.

Panser les plaies plrysiques et morales, amener un peu de joie sur le visage attristé de ceux qui souffrent, ranimer le courage des désespérés de la vie, n'est-ce pas le principal et le plus beau rôle du médecin, et peut-on lui dénier le droit de s'intéresser au bonheur de l'humanité ?

De tout temps l'homme a poursuivi la possession du bonheur. Cette recherche constitue chez lui un véritable instinct, un besoin inhérent à sa nature même.

On a essayé de définir le bonheur : un état de bienêtre physique -et de satisfaction intérieure. Quelles sont donc les conditions qui réaliseront le mieux cet état d'euphorie ? Où trouver la route qui nous conduira vers ces joies rêvées, vers cette félicité dont l'humanité est assoiffée ?

A toutes les époques, les philosophes ont essayé de Tépondre à ces questions, de résoudre ce problème.

Platon identifie le -bonheur et la vertu ; Aristote admet que le plaisir est un élément nécessaire du bonheur.

Pour la plupart des philosophes antiques, le culte de la nature humaine est la base de la morale : Les Grecs, en particulier, recherchent le développement harmonique de l'homme tout entier.

Tous nos penchants naturels sont bien légitimes et leur satisfaction doit être considérée comme la vertu la plus élevée. Et «ceci nous conduit à l'épicu-


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risme dans lequel la recherche du plaisir constitue la base de la morale ; le .bonheur consiste .dans la satisfaction de tous nos instincts naturels : Edite et bibiie ; post modem nulla volupias.

Pour les premiers 'chrétiens, au contraire, tous les biens extérieurs, les jouissances du corps, sont méprisables ; le bonheur n'est pas .sur la terre, mais dans le ciel. Cet ascétisme ne s'accorde plus guère avec notre confort "moderne et nous ne pouvons négliger complètement les biens extérieurs.

Mais ne nous attardons pas plus longtemps à chercher une définition philosophique du bonheur. Sa conception varie forcément avec chaque individu, suivant son tempérament, suivant ses goûts. Chacun cherche son bonheur où il le trouve. Pour les uns, il consiste dans la satisfaction des sens, dans les plaisirs grossiers.; pour d'autres, c'est la poursuite de l'argent, de la gloire, du pouvoir qui est leur seule aspiration. B'autres encore se contentent du paisible bonheur familial.

Examinons successivement ces différents éléments de bonheur.

'Sans doute, certaines sensations sont intimement liées au fonctionnement de notre organisme. Les plaisirs de la table sont, dans une certaine mesure, indispensables à une bonne digestion. Mais l'excès de nos sensations devient vite nuisible; leur .satisfaction trop complète amène la satiété, le dégoût, la tristesse. Nous sommes poussés à abuser des exoitants, comme l',alcool, le café, l'opium >et nous nous intoxiquons.

De même, certains plaisirs goûtés modérément


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agrémentent notre vie ; mais certains hommes deviennent esclaves de leurs désirs, de leurs passions et compromettent leur santé et même leur vie pour les satisfaire.

Vous citerai-je l'histoire, racontée par Anatole Francej de ces deux matelots possédés de la fureur du jeu qui firent naufrage et n'échappèrent à la mort, après les plus terribles aventures, qu'en sautant sur le dos d'une baleine. Aussitôt qu'ils y furent installés, ils tirèrent de leurs poches dés et cornets et se mirent à jouer.

Nous ne pouvons donc nous laisser guider uniquement par nos tendances naturelles, une morale nous est nécessaire pour réprimer nos passions.

Trouverons-nous dans la richesse la vraie source du bonheur ?

Certes la fortune augmente le bien-être de la vie, mais elle n'est pas un élément essentiel de bonheur.

Le médecin qui pénètre dans les intérieurs où règne le luxe y rencontre le malheur bien plus souvent que dans la chaumière du pauvre.

Le riche, habitué au luxe dès son enfance, a des besoins multiples et ne sait pas apprécier les privilèges dont il a toujours joui.

L'ouvrier dont les salaires se sont considérablement élevés s'est créé des besoins nouveaux ; son bonheur intime n'a pas varié.

Il est sans doute bien légitime de chercher à augmenter ses revenus, et celui qui acquiert une certaine aisance par son mérite personnel a l'agréable satisfaction d'un succès remporté. Il y trouve un encouragement au travail. Mais soyons convaincus que la


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poursuite de la fortune ne doit pas être le but unique de notre existence.

Il est d'autres formes de l'ambition qui servent de stimulant à notre énergie: le désir des honneurs, du pouvoir politique, l'amour de la célébrité.

Lorsque le succès couronne nos efforts dans quelque carrière que nous soyons engagés, nous éprouvons de grandes satisfactions, du bonheur au moins momentané.

C'est le cas de l'homme de lettres qui voit ses oeuvres publiées et appréciées partout ; c'est la joie du savant dont les découvertes bouleversent les idées anciennes et qui assiste à l'application pratique de ses expériences ; c'est l'orgueil de l'homme politique arrivé à une haute situation et qui a conscience de son pouvoir.

Malheureusement, il faut bien l'avouer, tous ces bonheurs sont bien fragiles. La fortune se perd ; la notoriété scientifique, littéraire, artistique s'efface avec le temps, quand elle ne tombe pas sous les coups de concurrents envieux. En politique la roche Tarpéïenne reste toujours près du Capitole.

Ne trouverons-nous pas une source de satisfactions plus douces, plus intimes et surtout plus durables dans les j oies de la famille et les plaisirs du foyer ?

« Etre avec ceux qu'on aime, cela suffit », dit La Bruyère.

L'amour est la lumière et le soleil de la vie.

Nous ne pouvons jouir complètement de quoi que ce soit si un être aimé n'en jouit pas avec nous. Avoir une compagne aimée qui participe à vos joies comme à vos peines, qui vous entoure de dévoue-


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ment et d'affection;; entendre autour die soi les rices et les jeux des enfants que vous voyez grandir et dont vous voyez se développer l'intelligence,, en qui vous retrouvez la continuation de vous-même, en qui vous mettez tout votue espoir pour l'avenir, r'est-ce pas là,la source la-plus pure des joies de l'existence ?

Le foyer familial, le home des Anglais n'est-il pas le meilleur refuge, la meilleure retraite où nous oublions nos peines. ?-

Mais hélas ! ce bonheur conjugal et familial est fragile comme les autres. La mésintelligence- entre époux est fréquente ;• l'amour conjugal s'émousse parfois ; ou bien la maladie entre au foyer et enlève les êtres que l'on chérit, on parfois les laisse-infirmes, diminués physiquement ou moralement.

Si l'on suit les familles où toutes les conditions de bonheur semblent réalisées, que de fois on voit le malheur frapper à plusieurs reprises et empêcher l'établissement d'une félicité durable.

Le bonheur n'est-il donc pas de ce monde ? Faut-il y renoncer d'emblée et attendre dans la vie future les joies qui répareront nos tribulations d'ici-bas ?

Ou bien faut-il nous laisser aller à un noir pessimisme, aspirer au Nirvana' et dire avec les prêtres hindous : Le meilleur de la vie, c'est qu'elle conduit à la mort.

Non, rejetons loin de nous cette philosophie désespérante et néfaste, et embrassons résolument les théories consolantes de l'optimisme.

Sans nous attarder à discuter si le monde présent est le meilleur possible, soyons convaincus qu'il s'y


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trouve assez d'éléments de bonté pour se vouer à son service et vouloir l'améliorer.

Améliorer les personnes et les choses au milieu desquelles nous vivons ou que notre action peut atteindre ; nous réjouir et nous contenter d'un bonheur de reflet : vivre pour autrui ; contribuer, pour notre modeste part, au bien-être des générations futures, tel est le principe, tel est le secret de l'optimisme nouveau.

La vie est un grand bienfait, tâchons d'en apprécier les privilèges, sachons goûter les biens que nous avons en partage, les magnificences de l'univers qui est à nous si nous le voulons.

Soyons bien convaincus que nous sommes malheureux parce que nous nous faisons une mauvaise conception des choses. Notre malheur dépend de notre mentalité.

Les biens extérieurs ne sont que des facteurs secondaires de notre bonheur. Celui-ci réside en nousmêmes ; c'est à nous d'en découvrir les sources cachées, de les canaliser avec soin.

Que de gens se rendent malheureux pour des motifs futiles. Beaucoup éprouvent une satisfaction d'amourpropre, une coquetterie à se faire plaindre, à dépeindre leur malheur. Et ceux qui se plaignent le plus sont souvent les mieux pourvus de bien-être et de confort, ceux qui sembleraient devoir être les plus heureux.

Voici l'exemple d'une dame qui est très malheureuse parce qu'elle n'aime pas sortir de chez elle. Elle souhaiterait broder, lire, s'occuper de son intérieur, mais elle possède un coupé et un cheval dont


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la santé exige une sortie quotidienne ; elle est donc obligée de passer son temps en promenades et en visites.

C'est un rentier qui se désole parce que les cours de la Bourse ne montent pas à son gré ; un riche propriétaire qui se lamente parce tme l'un de ses châteaux ne se loue pas.

Où l'on observe le mieux l'art de se rendre malheureux, c'est dans certains intérieurs. On y voit la femme nerveuse qui se trouve méconnue, persécutée par son mari, qui tyrannise son entourage par ses caprices et ses plaintes continuelles. Au moindre reproche de l'époux c'est une scène de larmes et de gémissements ; la \ictime parle de quitter la maison ou même de se suicider.

La moindre faute des enfants, la moindre erreur d'un domestique sont le prétexte de colères violentes et de plaintes amères sur l'ingratitude des uns, l'incapacité et la bêtise des autres.

Sans aller jusqu'à cette limite extrême, nous sommes tous trop pessimistes, nous grossissons l'amertume d'ennuis insignifiants. C'est que nous sommes tous plus ou moins des déséquilibrés, des débiles mentaux, état que nous devons à une mauvaise hérédité et à une mauvaise éducation.

L'humanité dégénère, s'enlaidit physiquement et moralement, épuisée par un excès de civilisation, empoisonnée par l'alcool, dégradée par la maladie. Alors que l'on fait tant pour l'amélioration des races animales, on ne se préoccupe en aucune façon d'améliorer la race humaine. Nous soignons les malades, les chétifs, au lieu de les empêcher de naître


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en interdisant les mariages entre dégénérés alcooliques, syphilitiques ou tuberculeux.

Écoutons les conseils du Dr Dubois, de Berne -, Revenons à une vie plus simple, plus naturelle. Préparons des générations d'enfants sains. Appliquons-nous, par une éducation soignée, par une hygiène bien comprise à leur conserver une bonne santé physique et morale, à en faire des hommes de bon sens et d'action et nous aurons fait un grand pas vers le bonheur de l'humanité.

Mais en attendant, il faut vivre avec nos contemporains et chercher pour eux cet équilibre moral et physique si nécessaire au bonheur.

Appliquons-nous à développer l'optimisme consolateur. Deux grands principes doivent nous servir de guides : apprendre à mépriser nos maux, trouver des joies, des raisons de vivre, nous fixer un idéal et le poursuivre opiniâtrement.

Sans doute il y a des catastrophes qui nous atteignent, qui troublent notre vie et que nous sommes impuissants à conjurer. Mais détruisent-elles nécessairement notre bonheur intime ?

Pour la plupart des hommes, ce ne sont pas tant les grands chagrins, la maladie ou la mort, mais plutôt les petites agonies quotidiennes qui voilent de nuages le soleil de la vie. Beaucoup de tourments de cette existence sont insignifiants en eux-mêmes et pourraient être évités aisément.

D'ailleurs rien n'est tout à fait bon ni tout à fait mauvais, sinon dans notre imagination. Si nous ne pouvons espérer que la vie soit tout bonheur, nous pouvons au moins faire pencher fortement la balance


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du bon côté ; et même les événements qui nous apparaissent comme des malheurs, si on les regarde bravement en face, peuvent finir par se transformer en bien.

« Souvent, dit Sénèque, les calamités tournent à notre avantage et de grandes ruines préparent de plus grandes gloires ». Les difficultés de l'existence forment le caractère. La concurrence provoque l'émulation féGon-de. La défaite d'un pays engendre une réaction salutaire, un renouveau d'activité et de prospérité. Le mal est donc nécessaire, utile.

« Il n'y a pas de mal », dit Rousseau. C'est le vallon qui accuse le mieux la colline. Pour sentir les grands biens, il faut que Y homme connaisse les petits maux.

Imitons Y exemple des stoïciens antiques qui supportaient le sourire aux lèvres tous les malheurs, toutes les souffrances jusqu'à la mort même.

Gardons-nous d'aggraver nous-mêmes nos peines et d'empirer notre position par nos plaintes. On n'est malheureux qu'autant qu'on le croit.

Habituons-nous donc à supporter vaillamment les déceptions de l'existence ; sachons y trouver une leçon pour l'avenir, mais ne nous attardons pas à pleurer sur le passé.

Formons-nous un idéal. Pour cela, reprenons l'a formule des Grecs du culte de la nature humaine, du développement harmonique de l'homme tout entier ; interprétons-le dans son sens le plus noble, le plus élevé. Laissons à l'animal la satisfaction de ses instincts grossiers, rasservissement à ses sens. A nous, au contraire, la réalisation des aspirations idéales


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qui sont le privilège de l'homme ; à nous le culte du vrai, du beau et du bien.

Recherchons donc le bonheur dans le plein épanouissement de nos facultés ; dans le perfectionnement continuel de notre personnalité intellectuelle et morale.

Chaque jour apporte son appoint à ce progrès et avec lui la satisfaction qui s'y attache.

« Que te dit ta. conscience-? demande Nietzsche. Tu dois savoir qui tu es ».

L'homme doit avant tout se connaître- lut-même, connaî-tre à fond son corps, ses instincts, ses facultés ; puis il doit modeler sa règle de vie d'après son individualité, mesurer ses ambitions à ses aptitudes héréditaires ou acquises, tirer le meilleur parti possible de ses dons naturels, ainsi que des événements extérieurs que lui apporte le hasard, corriger enfin, du mieux qu'il pourra', la nature par l'art afin de donner du style à son caractère et à sa vie.

Chacun se tire de cette tâche comme il peut. Il n'y a pas de règles générales et universelles pour devenir soi-même.

Trouverons-nous toujours en nous-mêmes le point de départ, le substratum nécessaire à cette éducation de notre individualité ? Oui, nous répond Carlyle ; dans le plus vulgaire mortel réside quelque chose de supérieur. Nous possédons tous en nous des facultés cachées qu'il suffit de découvrir et que nous pouvons développer par l'éducation et par le travail.

Combien d'hommes timides, effacés dans la vie habituelle, se sont montrés héroïques, sublimes même pendant les heures tragiques de la guerre ?


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Notre tâche est donc toute tracée et nous n'avons pas un instant à perdre pour la remplir.

« Agis, agis, répète Carlyle. Debout, debout quel que soit le travail que ta main trouve à faire, fais-le de tout ton pouvoir. Travailles pendant qu'il est encore jour, car la nuit vient où nul ne peut travailler. Notre vie est si courte, il faut savoir en utiliser tous les instants. »

Loin de nous l'oisiveté, la paresse. Le bonheur ne saurait être dans l'inféconde quiétude du musulman impassible qui, accroupi à l'ombre des figuiers, attend somnolent la réalisation des destins ; le bonheur est dans l'action, dans le travail qui nous donnera le succès dans nos entreprises et la confiance en nous-mêmes, en notre force.

Mais pour espérer raisonnablement le succès, condition essentielle du bonheur, il faut trouver sa voie selon ses goûts, ses aptitudes, connaître exactement le but que l'on poursuit. Mais une fois la résolution prise, ne regardons pas en arrière, n'épargnons pas notre peine, marchons obstinément dans le chemin que nous nous sommes tracé.

Vous m'objecterez peut-être que nous ne pouvons tous choisir nos occupations. Il nous faut d'abord gagner notre vie. Beaucoup de gens considèrent comme une besogne indigne l'exercice de leur profession, ils la méprisent et l'exercent sans goût. En réalité, il n'y a pas de besogne médiocre ; tout travail devient intéressant lorsqu'on s'y adonne tout entier. Il faut aimer sa profession, même lorsque les circonstances l'ont imposée. La sagesse est de s'y intéresser et de chercher toujours à s'y perfectionner.


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Il faut accomplir son devoir joyeusement. Si nous acceptons une corvée avec bonne humeur, elle nous paraît moins ennuyeuse et moins pénible.

Le grand principe est de s'appliquer résolument à l'occupation du moment : Age quod agis. Fais bien ce que tu fais.

Malheureusement notre génération est trop préoccupée par la conscience de ses droits ; elle a complètement oublié la notion du devoir. La soif des plaisirs, le besoin de confort nous a rendus âpres au gain. Nous avons pris l'habitude de saboter le travail. L'homme de métier honnête et consciencieux est devenu rare. Que de fois un ouvrage mal fait doit être recommencé ; que d'ennuis nous seraient évités si chacun faisait sa besogne avec soin.

Cherchons donc à bien connaître notre profession et appliquons-nous à l'exercer avec conscience.

Si nous avons des loisirs, sachons aussi les occuper intelligemment. Comment concevoir que des gens soient neurasthéniques par ennui, cherchent les moyens de tuer le temps, alors qu'il existe tant de choses intéressantes à étudier, alors que la nature s'offre à nous avec un champ immense d'observation.

Les connaissances humaines sont si étendues et si variées ! Dans quelque domaine que nous soyons dirigés par nos aptitudes, par nos goûts, dans les sciences, la littérature, les arts, un labeur immense nous attend et notre vie entière n'y peut suffire. Mais dans ce labeur incessant, nous trouvons des jouissances inappréciables, une consolation à nos peines, un attrait à l'existence. Quel intérêt captivant ne trouverons-nous pas dans les études et les re-


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cherches scientifiques ? Ces recherches sont Longues et laborieuses. Suivre pas à pas l'évolution des faits eu basant les expériences les unes sur Les autres, c'est oeuvre .de longue patience. Mais c'est par ce labeur quotidien, régulier, que l'on établit -un lait nouveau, que l'on arrive à une véritable découverte. Quelle émotion et quelle joie récompensent alors le-savant le jour où il peut s'écrier comme Archimède : Eurêka !

On raconte que Pasteur, Lorsqu'il découvrit l'existence des acides tartriques droit et gauche, sortit précipitamment de son laboratoire. Sa joie et son émotion étaient si vives qu'il se jeta dans les bras du premier collègue qu'il rencontra et l'embrassa avec effusion.

J'ai conservé le souvenir très impressionnant de la dernière visite du grand maître à la vilLe de Lille où il avait commencé ses recherches. On le reçut avec un enthousiasme indescriptible. Ce fut pour lui une véritable apothéose. L'émotion d'assister à un pareil triomphe se traduisit chez Lui par des Larmes abondantes.

Certes tout le monde n'a pas le génie d*un Pasteur et on ne fait pas des découvertes tous les jours. Sans atteindre à ce résultat .glorieux, nous trouverons dans le culte de la science une grande source de bonheur, une distraction puissante aux soucis de la vie.

'Dans un langage plein d'élégance .et d'originalité, une voix experte et savante a célébré devant vous la poésie de la science. Celle-ci ne consiste-t-elle pas essentiellement dans l'observation de la nature,


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ne nous conduit-elle pas à en admirer toutes les beautés ?

Comment ne pas nous émouvoir, ne pas admirer les grands spectacles qui s'offrent tous les jours à nos yeux ? Est-il rien de plus splendide qu'un ciel embrasé par un soleil couchant. Ces spectacles naturels ne changent-ils pas chaque jour avec chaque saison ?

Quand, après le long sommeil de l'hiver, une vie nouvelle s'éveille ; quand l'air est embaumé du parfum des fleurs et que le gazouillement des oiseaux," Le susurrement des insectes le fait vibrer de mille harmonies ; quand le soleil resplendit sur les champs verdoyants, toute la nature est en fête et l'on se ; sent malgré soi porté à l'allégresse, au désir de vivre.

Il serait vain de ma part d'insister. Des voix plus autorisées que la mienne vous ont enseigné le culte du beau sous toutes ses formes.

Poètes, musiciens, peintres, sculpteurs forment une pléiade dans votre compagnie ; leurs oeuvres inspirées de. la nature vous en ont fait goûter les beautés.

L'art est un des éléments les plus purs et les plus élevés du bonheur humain. L'artiste trouve dans son oeuvre des jouissances infinies; l'amateur d'art éprouve, en l'admirant, une émotion intense, un plaisir réel.

Mais il ne suffit pas de développer notre personnalité ; de nous perfectionner dans notre profession ; de rechercher, dans la science et dans l'art, l'épanouissement de nos facultés, la satisfaction de nos goûts et de nos désirs ; il y a quelque chose'-de plus .nécessaire : c'est notre perfectionnement moral, la formation de notre caractère.


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Nous ne devons pas oublier que nous sommes appelés à vivre en société et que notre félicité dépend en grande partie de nos rapports avec nos semblables.

Nous devons donc nous appliquer à rendre ces rapports aussi cordiaux, aussi agréables que possible ; c'est le principe qui doit régler notre conduite. N'y a-t-il pas forcément réciprocité. Si nous sommes bons, aimables avec les autres, ils le seront également avec nous.

Nous devons adopter la formule : le plus grand bien du plus grand nombre, car créer le bien de tous, c'est créer le bonheur pour soi.

L'homme a deux devoirs à remplir en ce monde, nous dit un pasteur anglais : donner à sa personnalité toute sa valeur, la mettre au service des autres.

Notre individualisme doit donc être corrigé par la nécessité de la vie sociale : la base de la morale doit être l'établissement d'une harmonie saine entre l'amour de soi et l'amour du prochain.

Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit ; aime ton prochain comme toi-même.

Ces paroles admirables du Christ ne retentissentelles pas à travers le monde depuis vingt siècles pour diriger la conduite des humains ? L'ont-ils toujours, écoutée ? Hélas ! chacun de nous pourrait peut-être se reprocher d'être demeuré souvent sourd à cet appel à la bonté. Cependant si tous restaient fidèles au conseil du Christ, le bonheur de l'humanité serait presque complet.

Mais pour bien agir, il faut bien penser ; c'est la jensée qui engendre l'acte.


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Si nous ne sommes pas maîtres absolus de nos pensées, nous pouvons cependant les canaliser en fixant solidement dans notre mentalité des principes qui serviront de guides à notre conduite.

Fouillons au fond de nous-mêmes, dit le Dr Dubois, toujours et toujours, au milieu de notre vie agitée; critiquons sans pitié et redressons nos défauts. Au lieu de juger et d'analyser la conduite des autres, retournons sur nous-mêmes ce regard scrutateur. Quand nous connaîtrons bien nos défauts, appliquons-nous à acquérir les qualités opposées.

Laissez-moi vous rapporter une anecdote que je lisais dernièrement :

Wou-Ting-Fang, mandarin à bouton de cristal, vient de mourir à Pékin à l'âge de cent deux ans. Quand on demandait à ce vieillard le secret de sa gaillarde vieillesse, il montrait, dans sa chambre à coucher, des pancartes ainsi libellées : Je suis jeune ! Je suis vigoureux ! Je suis gai !

Voici, disait Wou-Ting-Fang, les mots que je lis chaque matin en ouvrant les yeux. Ils frappent ma vue, ils m'obsèdent et se vrillent dans ma cervelle si bien qu'une curieuse transformation s'opère en moi ; mes idées noires, compagnes ordinaires du réveil, cèdent et disparaissent. Et me voilà convaincu, pour la journée, de ma jeunesse, de ma force, de ma gaîté.

Pratiquons cette méthode d'auto-suggestion, non seulement pour ces formules d'un fervent optimisme, mais encore pour les qualités que nous désirons acquérir, pour les grandes vertus qu'il est nécessaire de pratiquer pour réaliser le bonheur général de l'humanité.

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C'est en premier lieu la bonté, cet admirable sentiment qui nous fait aller au secours de ceux de nos semblables qui sont dans le besoin ou la peine.

Mais il y a quelque chose de plus dans la bonté que l'aide et les consolations prodigués, quelque chose d'inexprimable : c'est la gracieuseté, la bienveillance, la douceur qu'elle apporte dans ses bienfaits. Son mérite n'est p^s tant dans le service rendu que dans la consolation morale qu'elle y adjoint. La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne.

Soyons non seulement bons, mais indulgents ; habituons-nous à interpréter favorablement la conduite des autres. Persuadons-nous bien que les hommes, au moment où nous les observons, sont ce qu'ils peuvent être. Leurs actes sont la conséquence obligatoire de leurs tendances héréditaires et des principes acquis par l'éducation. Pardonnons-leur doue et aidons-les à agir mieux à l'avenir.

Combien notre vie serait rendue plus facile si nous étions tous pénétrés de ces principes de tolérance et d'indulgence.

Nous nous créons tous les jours des ennuis par notre susceptibilité excessive, nous boudons, nous nous brouillons avec des parents, des amis poi r une plaisanterie dite souvent sans méchanceté voulue et qui a froissé notre amour-propre, ou pour une question d'intérêt qu'on aurait pu régler avec un peu de bonne volonté d'un côté et de l'autre.

Et n'écoutons surtout jamais les propos malveillants soi-disant tenus sur notre compte et que l'on aime à rapporter avec complaisance. Quelle source de peines, de brouilles, de discussions ! Que d'amis


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qui s'évitent, qui se fuient pour des mots qui n'ont peut-être jamais été dits.

Au lieu de bouder des mois ou des années, pourquoi ne pas s'expliquer franchement à la première rencontre ?

Si une personne semble avoir mal agi à votre égard, il faut considérer les circonstances, les motifs qui ont pu la pousser et vous demander humblement si vous n'auriez pas agi de même à sa place. Il faut savoir être indulgent.

Mais je n'entends pas par là prétendre qu'il faut aller jusqu'à l'extrême faiblesse. Le mal ne doit jamais être triomphant, il faut le poursuivre partout où il se trouve. Cependant la vengeance est un sentiment peu élevé et bien souvent elle est inutile. Si le mal a été fait, il faut essayer de le réparer et d'empêcher qu'il ne se reproduise dans l'avenir ; c'est le seul point intéressant ; une explication franche avec la personne incriminée vous fera souvent juger son acte tout autrement.

Personne n*est méchant, mais que de mal on fait. Bien des gens parlent à tort et à travers. Le besoin de faire de l'esprit ou de raconter une histoire piquante, leur fait oublier que leur petit succès entraîne une triste calomnie dont leur meilleur ami aura peutêtre à souffrir. ~—\^^

Que d'amitiés brisées par ces calomnies, ces histoires inventées de toutes pièces ou forgées sur un petit fait interprété de maligne façon et agrémenté de détails absolument faux.

Que d'inimitiés seraient évitées si nous savions modérer notre langue. Ce sont les cervelles creuses


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qui ne savent que parler des faits et gestes de leurs voisins et de leurs amis.

Il y a tant de sujets de conversation intéressants ; les livres nouveaux qu'on a lus, les oeuvres d'art qu'on a observées, les récits d'un voyage que l'on a fait, les idées philosophiques ou sociales.

Occupons-nous de nos affaires et non de celles des autres.

Il faut balayer la neige devant sa porte, dit un proverbe, et ne pas faire attention à la gelée sur les tuiles de la maison voisine.

Ne nous occupons des autres que lorsqu'ils ont besoin de nous. Aidons-les quand ils sont dans l'embarras ; consolons-les quand ils ont de la peine ; relevons-les quand ils sont découragés.

S'ils ont commis une faute, au lieu de les mépriser, sachons les conseiller afin de leur éviter une rechute à l'avenir.

Combien nous serions plus heureux si nous étions tous bons, indulgents, tolérants les uns vis-à-vis des autres. Combien la vie de famille serait facilitée, rendue plus agréable s'il y régnait toujours une indulgence réciproque. Que de ménages sont ainsi troublés par des futilités journalières. Chacun veut agir à sa guise et ne veut rien céder sur ses idées ; et la mauvaise humeur, une irritation sourde règne, causée par ces coups d'épingle continuels.

Il serait si simple d'avoir moins d'amour-propre et de céder, surtout pour des choses qui n'ont souvent aucune importance. Soyons plus humbles et ne considérons pas nos opinions comme infaillibles. Mais il serait déplacé que j'insiste plus longtemps


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sur la nécessité de la morale. Il est temps de conclure et d'essayer de vous préciser les sources du vrai bonheur.

Il faut d'abord trouver un but à l'existence, rechercher des joies, des raisons de vivre, se créer en un mot un idi'al qui doit consister dans l'épanouissement de nos facultés intellectuelles et morales.

Sachons placer très haut cet idéal et gardons notre pensée fixée sur lui. Il nous soutiendra aux heures pénibles. Sa vue nous encouragera dans les luttes de l'existence, comme le drapeau ranime le patriotisme du soldat dans la bataille.

Travaillons donc toujours à notre perfectionnement et ne nous décourageons jamais. Sachons jouir des biens de la nature, goûter les plaisirs simples, les joies de la famille et du foyer, mais ne nous créons pas de besoirs inutiles, sachons modérer nos désirs.

Enfin supportons avec vaillance et patience les maux inévitables de la vie, ne les aggravons pas par nos plaintes et nos gémissements.

Soyons tous aussi gais que possible et nous répandrons la joie autour de nous.

Rappelons-nous que le découragement est toujours mauvais ; il ne peut qu'aggraver les situations.

En face des difficultés de la vie, ranimons notre énergie d'autant plus que l'obstacle à franchir est plus considérable.

Quoi qu'il arrive, nous devons accepter les choses avec sagesse et ne pas nous attarder à la tristesse. Ce n'est pas vivre que subir la vie en gémissant. Elle est si courte qu'il est dommage d'en perdre même quelques instants.


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Soyons donc vaillants et joyeux, ne gémissons pas sur le passé, agissons, et pensons à l'avenir. Répétons-nous tous les jours les formules du mandarin chinois : Je suis heureux, je suis gai, je suis bien portant, et nous serons Guirassés contre les événements.

Si nous savons appliquer ces principes de sain optimisme, si nous savons nous fixer un idéal et le poursuivre, jouir des biens que nous possédons, être patients et tolérants vis-à-vis des autres, nous atteindrons si non au bonheur parfait, irréalisable en ce monde, du moins à un bonheur suffisant pour nous permettre de goûter avec joie à la vie, de traverser gaîment l'existence.


Hépoûse de ]K. flenfl IICgEIt

MONSIEUR,

C'est un lieu commun de la psychologie classique que le bonheur, dont vous venez de nous parler d'une façon si persuasive, est d'autant plus vivement senti qu'il s'est fait attendre plus longtemps. Sa réalité présente, parce qu'elle a été précédée d'une espérance souvent déçue, nous apparaîtrait alors comme une sorte de merveille dont nous demeurerions étonnés en même temps que ravis. Mais ce sont là,-je crois bien, des subtilités imaginées à plaisir par les psychologues. L'homme simple, qui ne raffine pas sur ses sentiments, n'a que faire de ces contrastes et trouve avec raison qu'il n'est jamais bon ni utile d'avoir attendu quelque bien qui aurait pu venir plus tôt et dont on aurait ainsi joui plus longtemps.

Nous pensons à l'Académie d'Amiens comme cet homme simple ; et si nous sommes heureux de vous recevoir aujourd'hui parmi nous, c'est plutôt un sentiment de regret qui se mêle à notre satisfaction, le regret" d'avoir été privés pendant des années d'une collaboration que nous souhaitions moins tardive et dont nous espérons beaucoup.

Le discours que nous venons d'entendre est bien fait pour nous confirmer dans l'un et l'autre de ces


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sentiments, je veux dire dans ce regret et cette espérance. Vous y avez traité un sujet dont l'intérêt est si général qu'on peut le dire universel. La méditation des philosophes, qui s'y est appliquée de tout temps, se trouve répondre, dans l'examen des problèmes qu'il soulève, aux aspirations les plus invincibles, aux soucis les plus constants du commun des hommes ; car s'il en est bien peu qui savent trouver le bonheur, il n'en est, à coup sûr, aucun qui ne l'ait désiré et cherché. Le besoin du bonheur a, dans la nature humaine, une racine si ramifiée et si profonde qu'elle se confond à vrai dire avec cette nature même. Tout être sensible, dès qu'il arrive au sentiment de soi, éprouve des désirs, s'efforce de les réaliser, et,, consciemment ou obscurément, poursuit une certaine fin qui en concilie les contradictions et lui procure une joie parfaite.

Quelle doit être cette fin, quels sont les plus sûrs moyens d'y atteindre, voilà, Monsieur, les graves questions que vous avez voulu, après tant d'autres, essayer de tirer au clair. Je ne vous suivrai pas dans l'exposé que vous venez d'en faire. Il est de tout point excellent. Il révèle une conception de la vie si vaillante et si généreuse, il exprime des idées si justes, si saines, si réconfortantes, si noblement consolatrices, qu'on ne peut guère y ajouter et qu'on s'en voudrait d'y contredire. Vous nous conviez à l'action, au travail, à la modération des passions, à la bonté, à la bienveillance, au culte du vrai, du beau, du bien, au perfectionnement de soi-même et à l'amour du prochain, que sais-je encore ? à l'équilibre moral, à l'optimisme volontaire, à la bonne humeur,


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qui est un si grand bienfait pour nous-mêmes et pour ceux qui nous approchent, et même à cette vertu indéfinissable, légère comme l'ombre, douce et gaie comme la lumière, que vous nommez d'un mot charmant : la gracieuseté. Que répondre à cela ? Et quand vous concluez que tous ces beaux chemins conduisent au bonheur, s'ils ne sont déjà le bonheur, comment ne pas vous approuver en disant simplement : Amen.

Toutefois, en y pensant d'un peu plus près (puisqu'il me faut parler après vous et remettre votre ouvrage sur le métier) il me vient à l'esprit, non pas une objection, ni même une inquiétude, mais disons quelques réflexions permettant, si je ne me trompe, d'éclaircir et de préciser, sur la théorie du bonheur, certains points essentiels que vous avez laissés dans l'ombre ou qu'il vous a suffi d'indiquer.

Notre bonheur, affirmez-vous, réside en nousmêmes ; c'est en nous qu'il a ses sources cachées. Rien de plus juste, mais c'est donc — et vous l'avouez en passant —- qu'il est chose individuelle. Comme disent les philosophes, c'est un état affectif. Pas plus que des goûts ni que des couleurs, on n'en peut vraiment disputer ; rien surtout ne m'autorise à ériger en loi commune ce qui n'est vrai que de moimême.

Si l'on fait du bonheur le but suprême de la vie, que répondre donc à celui qui trouve sa satisfaction dans ce que vous nommez •— un peu durement — les plaisirs grossiers? Que répondre à l'homme futile, s'il se plaît aux futilités? Au vaniteux, si la vanité le contente? A l'ambitieux, au voluptueux, à l'égoïste?


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Yous dites, étant un sage : « Il faut modérer ses désirs ». Mais n'ajoutez pas : car c'est le moyen de se préserver de bien des maux et d'avoir la paix du coeur. Sinon, le passionné vous répondra : « Je préfère à la paix le trouble des passions qui me fait sentir la vie, et si des maux en sont la suite, eh bien, j'en accepte le risque et j'en cours volontiers la chance ». Et il n'y a rien à répliquer à cela.

Les sophistes grecs, comme vous savez, se plaçaient délibérément, et non sans de bonnes raisons, à ce point de vue des goûts individuels. Dans l'un de ses plus beaux dialogues, Platon fait parler ainsi l'un d'entre eux : « Je vais te dire hardiment ce que c'est que le beau et le juste selon la nature. Pour bien vivre, il faut donner à ses passions leur plein développement, sans se contraindre et, les portant au plus haut point, savoir les satisfaire avec prudence et courage à mesure que se produit chaque désir... La volupté, ]'absence de toute contrainte, la liberté, pourvu qu'y soit aussi la puissance, voilà ce que c'est, à vrai dire, que la vertu et le bonheur. Toutes ces autres belles choses, conventions artificielles ou bavardages de gens, ne méritent pas la moindre attention... » Ce n'est là qu'un court passage de ce discours surprenant. Il faut le lire en entier. Il est d'une logique aiguë, d'une impudence dédaigneuse, d'une ironie mordante en même temps que mesurée, auprès de quoi semblent un peu bruyantes les rodomontades de Nietzsche.

Mais laissons, si vous le voulez, ces cas extrêmes. S'il n'est aucun moyen de prouver à l'égoïste, au déréglé, au méchant, à l'homme vulgaire et grossier


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•ou simplement médiocre, que leurs joies ne sont pas de vraies joies, nous en demeurons toutefois assez convaincus pour n'en pas chercher d'autre preuve.

Aurons-nous toujours la même assurance ? Et s'il arrivait qu'on nous opposât un bonheur qui heurte nos principes et n'est pas selon notre goût, mais ■qu'il nous faudrait avouer authentique et incontestable, un bonheur délicat, profond, pouvant remplir et remplissant en effet toute une âme et toute une vie, ayant la douceur, la sécurité, la force, qui fut vraiment une félicité, ne serions-nous pas cette fois sans réponse ? Eh bien, il n'est rien là d'impossible, et l'on pourrait sans trop de peine en trouver plus d'un exemple.

Ainsi, Monsieur, vous affirmez, avec la vigueur d'une conviction robuste, que le bonheur est dans l'action : agir est notre loi, agir est notre joie. Tant de professeurs d'énergie nous l'ont répété si souvent, qu'il faut bien le tenir pour vrai, et je n'ai garde d'y contredire. Mais enfin, soit nonchalance, soit dédain, soit assouvissement du coeur, il est des natures que l'action offense et rebute. Elles ont le goût du silence, de la solitude, de l'abstention ; sans se détourner de la vie, elles n'entrent pas dans ses luttes et demeurent comme aux écoutes, préférant à l'effort le recueillement et à la poursuite l'accueil. Ne pensezvous pas que là aussi puisse se trouver le bonheur ? Bonheur inférieur, direz-vous, et vous nous montrez avec mépris un pauvre Arabe accroupi à l'ombre d'un figuier. C'est triompher trop aisément. Sa quiétude est peut-être de bas-étage, mais il est des acti-


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vités qui, pour être plus indiscrètes, ne sont ni moins vaines ni plus relevées. Pour être équitable, il faut aux grands actifs, dont vous nous proposez l'exemple, opposer les vrais contemplatifs. Et ceux-ci, vous pourrez bien les accuser d'égoïsme — ce qui serait souvent injuste —■ vous pourrez dire qu'ils auront passé sur la terre inutiles et improductifs, — ce qui n'est pas tout à fait sûr — ou encore les tenir pour des rêveurs et des esprits chimériques, — ce qui resterait à prouver — bref, vous pourrez au nom de vos principes, condamner les leurs, s'ils en ont. Mais là n'est pas la question : il ne s'agit pas de raison, de vertu ni de vérité ; il ne s'agit que de bonheur, et la joie qu'ils ont su trouver est trop manifeste et trop pleine pour que nous puissions la nier. 0 beata solitudo, o sola beatitudo. 0 béate solitude, seule béatitude, s'écriaient les moines chrétiens ; et, à l'autre bout du monde, des hommes d'une autre race et d'une autre foi atteignaient par des moyens presque identiques à une pareille félicité. Écoutez plutôt — puisque nous vous avez présenté un mandarin — ces strophes exquises d'un poète chinois de la grande époque des Thangs :

La pluie venue des monts avait passé rapidement avec le vent impétueux. Le soleil se montrait pur et brillant audessus du pic occidental ; les arbres de la vallée du midi semblaient plus verdoyants et plus touffus.

Je me dirigeai vers la demeure sainte où j'eus le bonheur qu'un bonze vénérable me fit un accueil bienveillant. Je suis entré profondément dans les principes de la raison sublime et j'ai brisé le lien des préoccupations terrestres.

Le religieux et moi nous nous sommes unis dans une même pensée ; nous avions épuisé ce que la parole peut


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rendre, et nous demeurions silencieux. Je regardais les fleurs immobiles comme nous ; j'écoutais les oiseaux suspendus dans l'espace, et je comprenais la grande vérité.

Ne croyez pas, Monsieur, que j'aie le projet singulier de faire ici l'apologie de la vie contemplative. Le diable, quand il devient vieux, s'avise, dit-on, de se faire ermite ; mais n'étant pas le diable, je n'ai nullement ce dessein. J'ai voulu simplement, par un exemple décisif, montrer que le bonheur, comme on le sait de reste, est variable selon les hommes et selon l'idée qu'ils's'en font. Plus d'un chemin peut y conduire, chemins qui montent ou descendent, et de directions si contraires qu'on a peine à croire qu'ils se rencontrent. Mais à la vérité, ils ne se rencontrent pas. Ces chemins divergents ne mènent pas au même but, puisqu'il est autant de bonheurs qu'il est de volontés pour y tendre, d'imaginations pour en rêver et de coeurs pour en jouir. Si bien que le moraliste, s'il veut, comme vous, Monsieur, considérant ces beaux fantômes, décider de leur valeur et de leur dignité respectives doit se placer au-dessus d'eux et chercher ailleurs et plus haut le principe de son jugement. De là l'insuffisance et l'échec de toutes les morales hédonistes, c'est-à-dire fondées uniquement sur le bonheur. Elles n'échappent à la relativité qu'en se reniant elles-mêmes. Si elles de^meurent conséquentes à leurs principes, elles ne peuvent rien proposer ni conclure qui ne soit sujet à contradiction, et les plus pures, les plus élevées d'entre ces doctrines ont un fond secret d'utilitarisme qui en vicie la source.


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- Et puis, pour le dire en passant, sans y insister

— car c'est encore un lieu commun — si la joie est chose divine, si le bonheur est un grand bien, il est aussi de belles tristesses ; il est des peines préférables à leur consolation ; et la douleur unit les hommes plus profondément que la joie.

La recherche du bonheur ne peut donc, pour bien des raisons, être la loi de notre vie ni la règle de notre conduite. Mais ici une question se pose qui va peutêtre vous scandaliser. Sans nier d'aucune façon, en affirmant au contraire de toute la force de notre raison et de notre coeur, l'existence d'un principe supérieur à défaut duquel il ne serait plus de valeur morale, on peut se demander s'il n'est pas bien présomptueux, et s'il est d'ailleurs souhaitable, de le définir nettement. Il faut bien, quand on veut juger, se référer à quelque code. Lorsqu'il s'agit de vivre, l'émotion naïve, l'action toute spontanée ne seraientelles pas des méthodes plus simples, plus naturelles et plus sûres que le raisonnement et l'effort conscient de la volonté ? La plupart des hommes, en tout cas, n'en connaissent pas d'autres, et n'en vivent pas plus mal. Je croirais volontiers qu'il en est de la morale comme de l'esthétique : ce sont de belles études où s'appliquent — après coup — un petit nombre d'esprits. Mais leur intérêt est tout théorique et spéculatif. L'artiste ignore l'esthétique ou n'en reçoit aucun secours pour créer son oeuvre vivante, et l'honnête homme, quel qu'il soit, n'a que faire de la morale pour agir et pour bien agir. La valeur d'un individu ne tient pas à ses opinions, aux règles qu'il suit ou croit suivre, aux principes qu'il s'est


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donnés, à ceux qu'il a reçus ou qu'il a rejetés ; elle ne se mesure pas à ce que, délibérément, il se propose de faire, mais à ce qu'il fait vraiment, sans retour sur lui-même, d'un mouvement tout naturel, simplement parce qu'il est tel et ne peut agir autrement.

Si l'on pouvait en douter, il suffirait de songer à ce que furent et à ce qu'ont fait, pendant la guerre, tant d'hommes qui n'avaient jamais réfléchi sur le Bien ni sur le Devoir, ou qui s'en faisaient les idées les plus contraires ; s'ils se trouvèrent capables, indistinctement, des plus magnifiques vertus, c'est qu'ils portaient en eux, à des profondeurs ignorées d'eux-mêmes, des qualités natives qu'ils dégagèrent tout à coup.

Ce qui est vrai du Bien l'est bien plus encore du Bonheur. Il n'est personne qui ne désire le bonheur. Comme les plantes orientent leur croissance vers la lumière, les hommes aspirent au bonheur, de tout leur être, à tous les moments de leur vie. Mais ils doivent pour y atteindre laisser à cette aspiration le soin de choisir ses voies et ne pas troubler, par leur inquiétude,=Tineonscience qui fait sa force et qui est aussi son excuse. Il leur faut, au contraire, se détachant d'eux-mêmes, s'attacher si sincèrement aux objets et aux fins où est impliqué leur bonheur qu'ils en oublient ce bonheur même. Ils le trouvent alors sans l'avoir cherché et, souvent, sans y prendre garde.

Vous nous avez parlé, Monsieur, de la joie du savant qui, après des recherches longues et laborieuses, dangereuses parfois, après des incertitudes, des doutes, des découragements, voit un jour se déchirer


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le voile, se résoudre le problème, s'expliquer le phénomène obscur et apparaître, lumineuse, la vérité pressentie. Vous auriez pu, tout aussi bien, nous décrire l'émotion de l'artiste quand, au prix de pareils efforts, il a su, comme par miracle, revêtir soudain sa pensée d'une forme vivante où elle s'exprime et qui la rend visible à tous. Ce n'est pourtant ni cette joie ni cette émotion que l'un et l'autre recherchaient. Elle est incorporée à leur effort, mais leur pensée tendue hors d'elle-même et toute entière à son objet, ne l'éprouve que par surcroît, au moment ■d'heureuse relâche qui succède à la réussite.

Supposez, au contraire, que ces hommes n'aient demandé, l'un à Fart, l'autre à la science, rien de plus que les satisfactions qu'elles procurent, une sorte d'égoïste et solitaire enchantement, mériteraient-ils les beaux noms de savant et d'artiste ? Ils seraient ■des dilettanti, des amateurs — au sens un peu fâcheux ■du mot —■ j'allais dire des profiteurs, et cela ne conduit à rien, pas même à la pleine joie qu'ils manqueraient ainsi pour l'avoir d'abord désirée et pour n'avoir désiré qu'elle.

Ce sont les plaisirs qu'on recherche pour le plaisir ; c'est ce qui les rend si fastidieux. A la source du bonheur il y a toujours, en même temps qu'un attrait naturel, une sorte d'oubli de soi. Autant que des joies de l'esprit, réservées au petit nombre, ceci est vrai des joies plus simples qui sont accessibles à tous, celles de l'amour, de l'amitié, de la famille, d'une carrière bien remplie, d'un métier où l'on est habile, d'un travail où l'on se donne. Je n'en dirai rien après -vous, car il n'est rien à ajouter à ce que vous avez


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si bien dit. Mais, puisque vous avez cité .l'Évangile ■et que, décidément, nous sommes ce soir en train ■de sermon, permettez qu'à mon tour je résume ces réflexions dans une parole divine dont elles sont le commentaire : « Nul d'entre vous, est-il écrit, n'entrera dans le Royaume de Dieu, s'il ne devient pareil à ces petits enfants ». Le Royaume de Dieu, -c'est le Bien et c'est le Bonheur. Etre pareil à des enfants, c'est en avoir l'âme ingénue, vivre comme eux, sans inquiétude, dans l'heure et dans l'action présentes, c'est être tout entier soi-même lorsqu'on est tout dans ce qu'on aime et dans ce qu'on fait.

Je n'oserais dire, Monsieur, que votre place est marquée dans ce beau royaume d'un bonheur qui n'est pas de ce monde. Ce serait passer les bornes ■du compliment académique. Mais s'il est vrai, ■comme je le crois avec vous, que l'exercice d'une profession belle et utile, spontanément choisie, en même temps qu'une activité intellectuelle où nos facultés trouvent leur emploi et nos goûts leur satisfaction, soit l'une des formes les moins décevantes du bonheur humain, vous devez être un homme heureux. L'unité de votre carrière, la continuité de vos études et de vos travaux témoignent •du mouvement naturel qui vous y a porté et des joies qu'ils vous ont données. Pourquoi disiez-vous tout à l'heure qu'avant de s'orienter dans la vie, il faut se scruter soi-même, connaître ses moyens, peser ses ■chances, et — je cite à peu près vos paroles, — modeler alors sa conduite et régler ses ambitions d'après son individualité. Ou je me trompe fort, ou voilà

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de beaux préceptes — beaux et ennuyeux — que vous n'avez pas eu besoin de suivre. Ne le regrettez pas ; car c'est avouer, je le crains, de médiocres aptitudes que d'avoir, pour les découvrir, à s'examiner si longtemps.

Ces hésitations vous furent épargnées. Fils de médecin et porté dès votre jeunesse vers l'étude des sciences naturelles, vous n'avez pas eu à délibérer : l'exemple de votre père, vos premières impressions d'enfance, et votre propre inclination vous engageaient d'avance dans le chemin que vous deviez suivre.

Ayant pris vos grades universitaires, pourvu même d'une double licence, vous vous trouvez, en 1898, préparateur de zoologie à la Faculté des Sciences de Lille. Bientôt après vous passez au laboratoire de parasitologie de la Faculté de Médecine, puis enfin à l'Institut Pasteur nouvellement créé à Lille sur le modèle de l'illustre maison de Paris. Ce fut alors, pour vous, un de ces moments décisifs où s'oriente une carrière, quand des études et des ambitions, jusque-là un peu dispersées, découvrent tout à coup l'objet précis qui leur convient et qu'elles semblaient pressentir. Avec une solide culture scientifique, avec la pratique récemment acquise des travaux de laboratoire, vous aviez cette ardeur patiente, cet enthousiasme ordonné qui est le meilleur fruit d'une jeunesse studieuse. C'est la fin de votre apprentissage, et vous allez trouver, en la personne du Dr Calmette, fondateur et directeur de l'Institut, le maître le mieux fait pour vous mettre en contact direct tivec ces méthodes pastoriennes qui venaient, dans


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le dernier quart du siècle, d'ouvrir à la médecine des perspectives inespérées et de transformer si profondément la biologie tout entière.

Dès 1877, les travaux de Pasteur avaient abouti à la démonstration rigoureuse du rôle pathogène des microbes. Selon l'expression de Duclaux, « une vole était ouverte dans laquelle il n'y avait plus qu'à marcher pour récolter des découvertes ». Quelles furent ces découvertes, je n'ai certes pas à le dire, ni surtout à vous le dire : elles ont rempli le monde de reconnaissance et d'admiration. Mais, à la mort du Maître, la récolte déjà si belle n'était pourtant pas achevée. Ses élèves et ses continuateurs, Duclaux, Roux, Yersin, Metchnikofî et bien d'autres devaient compléter sa doctrine, développer ses méthodes et en faire, coup sur coup, de nouvelles et surprenantes applications.

C'est avec Metchnikofî la théorie de la phagocytose ; avec Roux et Yersin l'étude si féconde des produits de la sécrétion microbienne, ferments solubles, toxines et diastases ; c'est donc la sérothérapie et la lutte souvent victorieuse contre la diphtérie, la peste, la fièvre typhoïde, pour ne nommer que les grands fléaux. Comme ces chansons de geste que les trouvères allaient chantant et qu'ils répandaient à travers le monde chrétien en les variant à l'infini, sans en épuiser le sens primitif ni l'héroïque beauté, ce qu'on a pu nommer l'épopée pastorienne ne cessait d'élargir son action et de renouveler ses formes, sans que faiblit Télan originel qui l'avait porté si loin et sans que faillit la méthode dont cet épanouissement attestait la fécondité.


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Son beau travail sur les venins et les sérums antivenimeux avait classé* déjà le Dr Calmette parmi les meilleurs ouvriers de la grande oeuvre collective. Il poursuivait à l'Institut de Lille, au moment où vous y entriez, des recherches sur l'origine intestinale de la tuberculose, et des expériences qui devaient aboutir bientôt au traitement préventif ou curatif du tétanos et de l'anémie des mineurs. Comment un maître si éminent, dont vous étiez devenu le collaborateur et l'ami, n'aurait-il pas, dans les conditions particulièrement favorables où vous vous trouviez, exercé une influence déterminante sur la direction de vos études et de vos travaux ? Et, de fait, au cours de votre carrière scientifique et médicale, vous avez abordé bien des sujets, tels que les affections nerveuses et les maladies de l'estomac qui vous étaient proposés, en quelque sorte, par les hasards de la pratique, de l'observation ou de l'enseignement. Mais c'est à la bactériologie, à l'hygiène qui y touche de si près, à la parasitologie, qui en est voisine, que vous revenez le plus volontiers comme à une étude de prédilection, qu'il faut bien parfois interrompre, mais qu'on n'interrompt qu'à regret, et où ramènent les premiers loisirs.

Aussi vos publications, dans cet ordre d'idées, sont-elles particulièrement originales et nombreuses. Ainsi des recherches sur la tuberculose de la carpe vous ont fait concevoir la possibilité d'une vaccination par bacilles atténués des animaux à sang froid ; et le fait biologique général du parasitisme à deux degrés vous a conduit à d'intéressantes études sur le ténia des oiseaux de mer et des poissons. Plus


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récemment la bactériologie de guerre vous a fourni le sujet et l'occasion de plus d'une recherche, par exemple de minutieuses observations sur la grippe, maladie dont vous traitez les formes aiguës par l'injection du sérum des convalescents et dont vous prévenez les complications pulmonaires par un vaccin emprunté au malade lui-même.

Mais il serait bien imprudent de ma part d'insister davantage sur des travaux où la compétence me fait trop visiblement défaut, et peut-être ai-je à m'excuser d'en avoir déjà trop dit. Je ne puis me dispenser pourtant de mentionner encore une étude sur l'épuration des eaux potables, puisqu'elle a valu à l'Académie d'Amiens le plaisir de vous attribuer jadis l'un de ses prix, sur le rapport de notre éminent correspondant, M. le Dr Roux.

Votre collaboration avec le Dr Calmette, à l'Institut Pasteur de Lille, si heureuse et si profitable qu'elle fut pour vous ne dura toutefois qu'assez peu de temps, exactement trois années. Les circonstances de la vie, qui sont plus fortes que nos projets, vous conduisirent bientôt à passer des travaux de laboratoire à la médecine pratique et à quitter Lille pour Amiens. Peut-être en avez-vous éprouvé d'abord quelque tristesse. Mais ce regret, j'aime à le croire, ne fut pas de longue durée. L'aménité de votre caractère, je ne sais quoi d'un peu rêveur et distrait qui tempérait de façon originale votre sérieux de jeune savant vous attirèrent bien vite, dans notre ville, des sympathies qui ne se démentirent pas. Pour moi, Monsieur, en vous recevant, ce soir, dans notre modeste Académie, je vous revois tel que vous étiez,


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il y a quelques vingt ans, quand vous arriviez, un peu dépaysé, à Amiens; et je songe, avec un vrai plaisir, que parmi tant d"amis que vous y comptez aujourd'hui, qui vous applaudissaient tout à l'heure, je suis sans doute l'un des plus anciens.

Et puis, si vous aviez trouvé d'abord dans l'expérimentation phj'siologique et dans l'étude si passionnante des phénomènes les plus secrets de la vie, d'inappréciables satisfactions de l'esprit, votre enseignement à l'École de Médecine d'Amiens allait bientôt vous en procurer d'analogues, et l'exercice de la médecine "\ ous en réservait de plus complètes encore, étant de celles où le coeur a sa part.

Mais ici j'éprouve quelque embarras. Il était naturel et conforme à l'usage académique de rappeler ■— si imparfaitement que ce soit — vos mérites scientifiques, vos études, vos travaux ; et j'ai pu, me semblet-iL le faire sans indiscrétion. La bonté, la pitié, le dévouement professionnel, ces choses du coeur, qui sont d'un autre ordre, comme dit Pascal, ne veulent pas être louées. On risque en le faisant de blesser le sentiment de pudeur qui s'y attache et qui préfère les tenir cachées : il n'en faut parler qu'en général. Je me contenterai donc de citer quelques passages d'un discours sur le rôle du médecin moderne, que vous avez prononcé, à une séance de rentrée de l'École de Médecine d'Amiens, dans cette même salle où nous nous trouvons ce soir.

Le vrai médecin, disiez-vous, fait plus de bien par sa parole que par ses ordonnances. Tout malade qui sort de son cabinet doit être remonté par un sentiment de réconfort et d'espoir. Si ses pa-oles n'ont pas produit cet effet salu-


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taire, ce n'est pas la maladie du patient qui est trop grave, c'est l'action morale du médecin qui a manqué de pénétration et d'adresse. — Il faut rendre au malheureux qui souffre confiance en soi ; à ce prix seulement il retirera de la médication l'efficacité totale qu'elle est susceptible de produire. Le médecin qui n'attache pas un sentiment d'émotion et de pitié à la pratique de son art, perdra du fait de cette incapacité ou de cet oubli les fruits les plus sûrs de son ins truction et de sa peine

Et plus loin :

A notre époque d'utilitarisme et de positivisme scientifique, il n'est pas inutile de rappeler que le coeur et le sentiment doivent garder leur place dans la thérapeutique. —=■ Les malheureux couchés sur le lit d'hôpital souffrent souvent de l'indifférence qui les entoure. — Soyons bons et compatissants avec ces déshérités de l'existence ; écoutons leurs doléances et ne négligeons aucun moyen de soulager leurs douleurs... Sachons les consoler, les encourager. Leur regard ou leur sourire de reconnaissance, le sentiment intime du devoir accompli, du soulagement apporté à leur infortune, seront la meilleure récompense à notre dévouement.

Voilà, Monsieur, un langage d'une précision et d'une simplicité tout à fait dignes des belles idées qu'il exprime. Je m'en voudrais de l'affaiblir en le commentant. Une certaine justesse des mots est le signe, qui ne trompe pas, de l'émotion sincère qui les a dictés : pour parler comme vous le faites du rôle du médecin, il faut en parler par expérience.

Une autre expérience qui ne vous a pas manqué non plus, et qui pourrait vous permettre de donner une suite au discours que je viens de citer, est celle du médecin aux armées. Vous l'avez eu complète et totale. L'homme, le soldat, le praticien, le savant


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y furent intéressés tour à tour et s'y sont donnés tout entiers. Attaché dès le début des hostilités à un hôpital d'Amiens, vous y avez connu les anxiétés et les fièvres des premières semaines de la guerre, quand vous alliez, avec des moyens de fortune,, recueillir nos blessés sur le champ de bataille de Proj^art. Plus tard, en 1916, vous vous trouvez, sur les pentes du Mort-Homme, médecin d'un groupe d'artillerie de campagne et vous participez, avec le XVe Corps qui devait y gagner sa deuxième citation, à la défense de Verdun et aux actions mémorables entre toutes qui se déroulèrent autour de la placeEnfin, pendant les deux dernières années de la guerre, en 1917 et 1918, quand on se fut avisé de mettre les savants dans les laboratoires, vous êtes bactériologiste dans un hôpital d'évacuation. Vous prenez part, en cette qualité, aux conférences de biologie interalliées, et vous trouvez dans vos fonctions nouvelles l'occasion de nombreux travaux.

La guerre terminée, vous rentrez à Amiens pour y demeurer militarisé quelques mois encore. Puis, pour vous comme pour nous tous, c'est peu à peu le retour à la vie ancienne. Vous reprenez votre enseignement à l'École de Médecine, votre service à l'hôpital, vos belles conférences de vulgarisation et tout ce rôle du médecin moderne si bien défini et décrit par vous.

Et maintenant, Monsieur, vous voici, comme dit Dante, au milieu du chemin de notre vie. Après une carrière déjà longue, si simplement et utilement remplie — où votre entrée ce soir dans notre compagnie est un bien petit événement — après les années


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d'études, de pratique, d'enseignement, après lesannées de guerre, vous nous arrivez, riche d'expérience et de satisfactions intimes, un peu détaché, je suppose, des vanités où d'autres trouvent leur contentement, et tout préparé, en un mot, à nous parler du Bonheur comme vous venez de le faire.



LÀ DISPUTE DES ANIMAUX

Par M. Gaston CHAKTRIEUX

Pour décerner un prix très rare et difficile,

Les Animaux, un jour, tinrent un grand concile.

Il leur fallait savoir, entre mille, lequel

Avait été le plus favorisé du ciel,

Et, soit roi de l'azur ou bête des ravines,

Avait le plus porté les empreintes divines.

« Fable! » me direz-vous... Eh! Savez-vous pourquoi

Les agneaux à Noël font un acte de foi

Et bêlent à minuit, quand tressaille la terre ?

Avez-vous, orgueilleux, entrevu le mystère

Des abeilles allant, le Jeudi-Saint, rasseoir

Leurs cellules, avec des formes d'ostensoir ?

Chacun d'eux, par les soins de l'active hirondelle,

Fut, malgré la distance, au rendez-vous fidèle.

Afin d'ouïr la faune en ses trois éléments,

C'était sur une plage aux confins écumants

Et dans l'ombre d'un bois, aux retraites prochaines.

La corne d'un isard avait sur de vieux chênes

Gravé cet ordre : « Bas les griffes et les dents ! »

Et la paix dans les airs et sous les flots grondants

Renaissait ; le vautour effleurait les colombes

Et, — tels les rossignols se nichent sur les tombes, —

Au front des cachalots perchaient les alcyons.

Quand tous furent présents, le doyen des lions Ouvrant deux yeux de verre en sa crinière immense


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D'une tonnante voix s'écria : « Je commence ! « Vous serez juges I J'ai dans l'histoire, accompli « Des merveilles ! Le Livre saint en est rempli : « Voyez à Daniel, Samson, toute la liste ! « Je figure l'apôtre Marc, évangéliste, « Et jadis, fossoyeur pieux d'Hilarion, « Nul n'a mieux servi le Seigneur, foi de lion ! « J'ai dit ! »

Le tigre alors, soulevant la risée : « J'ai fait mille martyrs, moi seul, au Colysée. « Cela vaut bien la mise en terre d'un vieillard ! » Il insistait, quand vint l'éléphant nasillard : « De mes défenses, barrit-il, toute ma gloire, c Le monde s'est fourni de crucifix d'ivoire. « Je suis mort pour la foi ! Qui peut me démentir ? » « Quelle auréole mettre à ce nouveau martyr ? » Ricana la guenon : « C'est ruiner l'Église ! » Lors, dressant le groin fangeux qui scandalise Le porc grogna : « Jadis, en mes flancs révoltés, « J'ai reçu les démons du corps des possédés. « Cela compte ! » Le chameau dit : « Pour leurs hommages « Au Sauveur, douze jours j'ai porté les Rois Mages » — La biche rappela la Croix de saint Hubert ; Le cheval, qu'il ceignait le heaume et le haubert Aux croisades, et le corbeau — rien ne s'oublie ! — Qu'il était autrefois ravitailleur d'Élie...

Et de la terre au ciel chacun songeait : c'est peu ! La Coccinelle dit : « Je suis bête à bon Dieu ! » L'Oiseau du Paradis : « J'ai les couleurs célestes ! » « Après ! fit le lion... On a faim ! Soyez prestes !... » Et sa gueule s'ouvrit d'un rauque bâillement.

Lors, d'un pas cauteleux, vint le renard normand. « Le Maître a, glapit-il, parlé de ma tanière,


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« Mathieu, chapitre trois, la ligne avant-dernière...

« Je le laisse à comprendre à tous les gens d'esprit !

Sa voisine gloussa : « Dans Luc il est écrit :

« Je vous couve, comme la poule de ses ailes ! »

Puis le boa siffla, dardant deux étincelles :

« En vain pèse sur nous un arrêt souverain :

« Le salut s'est trouvé dans un serpent d'airain ! »

Un long frémissement parcourut l'assemblée. A peine entendit-on parmi l'onde troublée, Où la voix du reptile ^expirait comme un glas, La baleine souffler : « De moi sortit Jonas ! » Lorsqu'un groupe, jailli de la haute bruyère, D'un pas timide et lent parut dans la clairière. Ils étaient Lrois, avec un oiseau blanc,, dessus. Le boeuf meugla : « Mon souffle a réchauffé Jésus ! » L'agneau bêla : « J'en suis la figure éternelle ! » Le ramier roucoula : « L'Esprit Saint prit mon aile ! » A ces mots, et malgré le royal interdit, La foule, des sabots ou du bec, applaudit, Tandis que les félins roulaient un oeil farouche...

Restait l'âne, immobile, un chardon dans la bouche,

Oreille pelucheuse et poil sale, n'osant

Braire, sous le regard hostile et méprisant

Et tous, oiseaux, poissons, fauves, bêtes cornues

De rire...

Quand soudain, par la fente des nues, Trois rayons d'or, pareils à de magiques doigts, Firent, sur l'humble échine, apparaître... une croix Noire, parmi les chairs rouges de coups de triques. Elle barrait les flancs de ses bras symétriques. Le singe s'esclaffait, non loin : « C'est le bouquet ! « Et l'on donna le prix au pauvre bourriquet !...



L'ESPRIT DE SATIRE

ET

L'HUMOUR EN PICARDIE

Par M. de FRÂNCQUEYILLE

DïnEnrLR DC i'ACADÉMIE

Il n'est pas facile de se bien connaître. D'abord à cause de l'indulgence que nous avons pour nousmêmes. Puis on n'a pas le recul nécessaire. Alors, que faire ? Nous en l'apporter au jugement des autres. Or de très bons auteurs, critiques bienveillants, mais impartiaux, considèrent le Picard comme le Gascon du Nord. Et cela n'est pas pour nous déplaire, car rejetant tout ce que nous trouvons de trop exubérant, chez nos frères du Midi, nous ne retenons que ce qui nous flatte : gaieté, bonne humeur, franchise, bravoure, et le reste. Pour la gaieté, allons au marché, entrons dans une taverne, écoutons les réparties promptes, malicieuses des commères ou des buveurs : Que de bonnes histoires racontées dans un patois imagé, soulignées de grands gestes, quelle exagération, pardonnez-moi le mot picard, que de menliries. Par exemple dans le groupe des chasseurs vous entendrez parler du dernier lièvre tué : il était gros comme un chien, sinon comme une vache.


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Et ici j'entre dans mon sujet. On est disposé à déformer choses et gens pour les rendre "ilus étonnants, plus drôles, plus grotesques, plus originaux ; on en rit, on en parle avec malice. Et c'est tout cela que Champfleury étudie sous le titre : La Caricature, ouvrage qu'on peut appeler classique. Il me servira de guide, bien que mon sujet soit un peu plus étendu.

Je m'en tiendrai aux représentations iconographiques, et je serai exclusivement local.

C'est pourquoi je'n'aurai rien à dire de l'époque romaine, non pas qu'elle ait négligé la caricature, la Grèce antique, la terre classique du beau, ne l'a pas fait, mais elle a laissé bien peu de souvenirs dans notre contrée.

L'époque romane est-elle plus riche ? Nous possédons bien à la bibliothèque communale un manuscrit de l'époque carolingienne. Les grandes lettres ornées, peintes, sont des plus étranges. Nous y relevons tout un bestiaire fantastique : Dragons, serpents se battant entre eux ou luttant avec des guerriers. Où ce moine de Corbie, car ce manuscrit en pro-sient, a-t-il été chercher ces représentations bizarres ? Nous savons que les enlumineurs ont fait de nombreux emprunts à l'art étranger, s'inspirant des étoffes persanes apportées en France par les marchands vénitiens, ou ayant sersi à envelopper le corps des saints envoyés par les chrétiens d'Orient.

Nos imagiers y trouvèrent .d'ingénieux motifs de décoration et reproduisirent sans se douter de leur signification ces légendes mythologiques. Mais on ne peut dire qu'ils aient cherché dans ces arrangements bizarres l'amusant ou le grotesque. Loin de


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vouloir divertir leurs contemporain , ils ont pensé faire oeuvre pie en donnant ? leur ornementation une forme artistique digne du texte sacré.

Et ceci s'apolique aux sculpteurs de nos églises romanes : Berteaucourt, Lucheux, etc.. Toutefois, ■è Airaines, il est permis de voir une intention drôla tique dans une ronde de diables autour des fonts baptismaux.

Ici, comme pour la période gothique à laquelle nous arrivons, une grande question se pose qui divise les archéologues : quelle est la part du symbolisme dans la décoration des édifices religieux ou le rôle de la fantaisie. Certains ont voulu tout expliquer : le monde des fleurs, les monstres grimaçants auraient ■un sens qui lious échappe mais que les archéologues nous révéleraient. On peut lire dans la revue de l'Art Chrétien :

Au moyen-âge, dans nos majestueuses basiliques, pas un détail, pas une tête sculptée, pas une feuille de chapiteau qui ne représente une pensée, qui ne parle un langage compris de tous.

Peut-être la vi'rité est-elle plus simple, et il est permis de croire que nos sculpteurs ont voulu charmer les yeux des fidèles ou les amuser.

Comme le dit très bien M. Pierre Dubois en parlant de l'imagier du xve siècle et on peut le dire des artistes des âges précédents, il a pleine liberté pour orner les grands meubles de choeur.

La vaste démonstration dogmatique dont il est bien incapable et que nul ne s'inquiète plus de lui imposer, il la remplace par la franche, parfois très franche reproduc6

reproduc6


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lion du plus récent incident de sa vie, par l'anecdote de la rue... De place en jDlace seulement il se rappellera que la stalle sera placée dans une église et il y sculptera un épisode sacré en le situant à côté de lui, dans le paysage familier.

La meilleure manière de s'en rendre compte c'est d'aller à la cathédrale ; permettez-moi de vous y conduire.

Je m'en excuse presque. Il semble qj'on ait tout dit sur elle, que le svjet soit épuise. Eh bien non. Celle que nous autres Picards nous appelons siim^ement la Cathédrale, sachant qu'on ne peut la confondre avec aucune autre, ni même la comparer, parce que c'est la grande merveille, qui tient une grande place dans nos affections, qui nous est encore plus chère depuis qu'elle a failli périr, la cathédrale, mais nous ne la connaîtrons jamais assez l.

Donc nous voici devant le grand portail. Sous les pieds des grandes statues rigides quelle variété de supports. De la tête, du dos, des coudes de petits personnages font effort pour soutenir la masse qui les écrase. Leurs grimaces, leurs gestes, leurs attitudes attestent leur souffrance. Ceux qui veulent tout expliquer y ont vu le serf pressuré par l'Église ! Eh bien non. Tel de ces bonshommes indique tout simplement qu"il est incommodé par le mal de coeur

1. Dans ce grand et majestueux ensemble pourquoi nie dira-t-on aller chercher les petits côtés, pardonnez-moi le mot : la petite bête. < C'est dans la caricature, dit M. Durand, qu'on peut mieux se rendre compte des types d'une époque, car toute époque, toute société a les siens !» A ce point de \ ue. nos culs-de-lampe, dans la perfection de leur exécution, dans la sincérité de leurs expressions qui en font de véritables chefs-d'oeuvre, ont une importance capitale.


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et ses gestes ne laissent aucun doute. Plus loin ce sont des diablotins dans les attitudes les plus invraisemblables : l'un à cheval sur un dragon, l'autre se pinçant le menton.

Au portail de la Vierge Dorée les supports ne sont ni moins variés, ni moins amusants. Ce sont deux gueux qui luttent ensemble, se prennent par la. tête et rient aux éclats. Cet autre fait voir son écuelle ^de, et avance une lippe gourmande. Puis c'est un montreur d'ours en haillons ; il est chargé d'un sac d'où sort la tête d'un enfant coiffé d'un bonnet, pointu, etc.

Ce serait sortir de mon sujet que de parler du sourire. Mais qui passe sous ce portail sans regarder Celle qui en est le centre ? Depuis sept cents ans ce sourire de la Vierge a charmé les peuples et les rois dont le flot s'est écoulé par ces portes, faisant peut-être oublier un instant aux uns le pouvoir trop lourd, aux autres la peine bien amère.

Il en est toutefois qui entrent dans le monument sans rien voir : descendus en hâte de leur auto, ils courent à l'Ange pleureur, regrimpent au plus vite dans la machine trépidante et^ consultant leur poignet, constatent avec regret qu'ils ont perdu cinq minutes. Puis ils continuent leur course folle, sans autre but que la vitesse.

Entrons dans la cathédrale et dirigeons-nous vers les stalles. Toas les accourdoirs sont autant de petits personnages grotesques, riant, grimaçant, pleurant, dans toutes les attitudes et dans tous les costumes, même sans costume. Les bouches s'ouvrent démesurément, se contractent, se plissent, la lèvre est pen-


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dante, gloutonne ou sarcastique. Nez longs, nez cornus, nez plats ou retroussés.

Sur ces têtes une variété inouïe de chapeaux, de bérets, de capuchons, de serre-têtes, pendant sur le dos, sur le nez, sur l'oreille. Et tous ces petits corps contournés, généralement assis, sont couverts de manteaux souples traités avec un art infini.

On y retrouvera tous les épisodes de la vie familière. La mère qui porte son enfant dans une hotte, la nourrice, un enfant monté sur un cheval de bois qui agite un petit moulin à vent ; la ménagère qui tient sous son bras le lapin qu'elle rapporte du marché. Une autre qui prépare ses aliments dans une marmite. On boit et l'on mange surtout — avec quelle gloutonnerie — ces bons hommes et ces bonnes femmes trempent les lèvres dans leurs brocs. Est-ce pour le punir d'avoir trop bu que cette femme tient son mari sous son genou, et le frappe de sa quenouille ?

On voit encore dans les accoudoirs toute la série des métiers, toujours exprimés d'une façon drolatique, et c'est pourquoi je citerai les marchands de fruits et de légumes, le boulanger, le porteur d'eau, l'apothicaire, la lavandière, le maréchal, le maître d'école, etc.

Les fabliaux du moyen-âge ont fourni un certain nombre de sujets. Qu'il suffise de mentionner le renard en chappe de Jacobin prêchant aux poules qui seraient peut-être moins confiantes si elles apercevaient, dans la capuce du rusé compère, trois poulets qu'il a déjà dérobés.

Ce serait tomber dans des redites que de décrire


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les pendentifs qui terminent les dais des stalles. Leur importance a permis aux huchiers de grouper un plus grand nombre de personnages. Sans m'arrêter aux rondes de buveurs, je vous rappellerai seulement cette sculpture célèbre : un jeune homme présentant un miroir à une jeune fille, mais entre les deux passe la mort et c'est son masque décharné que le miroir reflète.

Au jour tombant, quand la silhouette de l'étonnante merveille se découpe sur le ciel, les gargouilles mieux détachées surgissent de partout. Monstres de rêve, hideux ou grotesques, elles semblent attendre la nuit pour mieux se montrer. De toute part il en sort, prêtes à bondir, è voler ou à mordre, bêtes ailées, bêtes rampantes, vampires, corps de bête et têtes humaines, même têtes de moines encapuchonnées. Quelle imagination folle dans cette faune étrange, souvenir peut-être d'un monde disparu.

Dans l'église de Saint-Riquier on trouve des scènes comiques ou burlesques analogues à celles de la cathédrale. Pour ne pas abuser de votre complaisance je m'arrête seulement à cette représentation bien curieuse, unique je crois en Picardie, du moins à l'heure actuelle : « La danse des morts ». Dans cette peinture trois jeunes cavaliers élégamment costumés sont en chasse ; ils viennent de lâcher le faucon et font un geste de terreur à l'apparition des trois morts. Près de la croix d'un cimetière, s'avancent trois fantômes à-demi décharnés, drapés dans des linceuls.

C'est l'égalité des âmes chrétiennes, c'est la mise en scène du drame moral et des sermons populaires.


On a dit très justement que celui qui le premier a pensé à faire intervenir le squelette et sa mâchoire au rire funèbre dans un drame, fit preuve de grave ironie.

Si les sculpteurs ont pu donner libre carrière à leur imagination dans la décoration des édifices du culte, leur caprice n'a plus de borne, et dépasse même les bornes, dans les édifices civils.

« Les 173 statues ou figurines qui décorent l'Hôtel de Ville de Saint-Quentin, je cite un auteur connu, représentent des sujets de fabliaux, des animaux qui prêchent, des coqs qui se battent, des singes montés sur des échasses, etc.. »

On pourrait en dire autant de l'Hôtel de Ville de NoyonPeut-être

NoyonPeut-être qui passaient par Picquigny il y a quelque vingt ans se rappellent-ils les abouts de poutre d'une maison aujourd'hui disparue.

Laissant les monuments nous passerons aux monnaies, ou plutôt à un genre de monnaie : celle des fous.

On sait que des fêtes hurlesques faisaient la joie de la jeunesse du moyen-âge, où l'on s'amusait de peu, sans se lasser du retour périodique des mêmes bouffonneries.

Dans toutes les cathédrales de France on a célébré à cette époque des cérémonies étranges, grotesques, souvent licencieuses. Ceci peut paraître bizarre mais il ne faut pas oublier que la cathédrale, tout en étant un lieu de prière, était aussi lieu d'asile, de divertissements, de réunions profanes. C'était la véritable maison commune avant l'érection des •hôtels de ville.


Ainsi, le 1er janvier, les sots, clercs de procureurs, compagnons oisifs et viveurs se réunissaient au carrefour Saint-Denis et parcouraient la ville en faisant mille farces aux passants, puis se rendaient à la cathédrale où avait lieu une cérémonie burlesque. Le chef qu'ils élisaient prenait le titre d'évèque ou de pape des sots ou des fous et en son honneur on frappait une médaille. On en connaît 226 variétés. Elles sont en plomb. On y trouve le mot monnaie (c'étaient des monnaies pour rire), le titre de l'élu, son nom, le nom de la paroisse et généralement un rébus. Elles ont été étudiées par MM. le Docteur Rigollot, 0. Thorel et Demailly.

Voulez-vous un échantillon de ces détestables jeux de mots :

Au pauvre il faut être courtois. Un os — un pauvre — une faux — un arbre qui est un hêtre — et un toit court (court toit).

Et cet autre :

Force,monnaie faime pour les gas. Une paire de grands ciseaux pour tondre les moutons : force — un mont (montagne) et une oie — etc.

La caricature fut sans doute peu en faveur à l'époque du Grand Roi. Quelle estime pouvait avoir pour cet art secondaire celui qui trouvait indigne de ses regards les bonshommes de Téniers ?

Il me faut arriver jusqu'à la fin du xvme siècle pour rencontrer deux estampes intéressantes. J'irai chercher la première dans la collection de M. Macqueron, le très érudit conservateur du musée d'Abbeville.


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Elle a été étudiée par M. l'abbé Sueur et M. 0. ThoreL Cette eau-forte, médiocre au point de vue artistique, représente trois personnages dont l'un est certainement le poète Gresset. Une sirène et une renommée complètent le rébus. Des interprétations ingénieuses en ont été données, qu'il serait trop long d'analyser.

Une autre gravure satirique se rapporterait au procès du chevalier de La Barre. On y voit un magistrat en robe et un âne broutant un chardon. L'âne serait le magistrat Broutel, un des juges du malheureux chevalier. Brouter, Broutel ; vous saisissez le jeu de mots. Il méritait une mention, si mauvais qu'il soit.

Enfin, à titre de curiosité, on peut voir dans la collection de M. Macqueron une estampe en couleurs éditée à Vienne, représentant des sans-culottes faisant feu sur un cavalier. Comme légende (en allemand) : « Vaillance française par une action contre un uhlan rempli de paille, près de la montagne du Calvaire, à Amiens ».

Dans un des bulletins de la Société d'Émulation d"Abbeville, sous la signature de M. Macqueron. on peut trouver une explication de cette singulière plaisanterie.

Si vous le voulez bien, revenons à Amiens pour n'en plus sortir.

Les caricaturistes amiénois ne sont pas nombreux et c'est chose étonnante. Car si le Picard mérite sa réputation de bon enfant, il n'en a pas moins une pointe de malice fort aiguisée ; peut-être est-il permis de dire qu'il est assez mordant.

J'ai eu par ailleurs l'occasion de parler du peintre


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Aubin Normand, mort il y a quelques vingt ansr bien oublié aujourd'hui, mais dont la figure sympathique mérite une petite place dans la galerie des artistes locaux. Je ne saurais l'omettre en parlant de caricature, car il en a laissé un certain nombre,, un peur lourdes de facture, mais non sans intérêt : Potentier, le plus célèbre brocanteur de ma jeunesse, marchand et fabricant d'antiquités ; — la femme Maçons, belle-fille d'André Dumont, qui s'habillait en homme et portait la Carmagnole ; — le poète Hémart ; il allait de porte en porte offrant ses oeuvres. Toute sa vie il chercha un me cène et, ne l'ayant pas trouve, mourut à l'hôpital.

Il y a quelques années on rencontrait dans les collections particulières comme chez les brocanteurs des petites figurines de plâtre blanc, bonshommes à grosses têtes sur de petits corps, représentant les célébrités de notre ville aux environs de 1848. Elles étaient signées : DARRAS.

A cause de leur fragilité, ces statuettes sont devenues rares.

Cette façon de caricaturer les gens, masques volumineux sur des corps grêles, vous la retrouvez dans tous les charivari, journaux pour rire et autres publications de cette époque. Les maîtres eux-mêmes, David d'Angers, Carpeaux et bien d'autres ne l'ont pas dédaignée.

Les charges de Darras n'ayant rien de désobligeant pour les personnages très honorables qu'elles représentent, j'indiquerai l'avocat Malo. Il eut comme garde national une très belle conduite en 1848. C'est pourquoi l'on voit à ses pieds d'un côté la toque


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•de l'avocat et de l'autre un képi. Il est couronné de roses et sur le socle on lit : « L'avez-vous entendu ? — Non, Monsieur. — Vous perdez. » N'est-ce pas sur lui qu'on a fait ce détestable jeu de mots : Libéra nos a malo ?

Voici encore le Dr Ta\ envier, cheveux crépus, nez long, en robe de chambre, une seringue à la main, instrument dont on peut déplorer la disparition puisqu'il fit rire tant de générations.

Sur une autre statuette cet affreux rébus : « Un fort, une île et entre les deux, trois lettres, ce qui veut dire : Forceville ». C'est le sculpteur Gédéon de Forceville, l'auteur du monument aux gloires picardes et de la statue de Pierre l'Ermite.

On peut relever dans cette collection une trentaine de figurines parmi lesquelles Darras, leur auteur, Désiré Mohr, Lacoste, violoncelliste, Gournay, Auguez, Pujol, abbé Roger, proviseur du Lycée, Me Daniel, Me Legendre, etc.

Enfin j'arrive au plus connu de nos humoristes, à Gédéon Baril qui, pendant cinquante ans, amusa ses concitoyens.

Esprit fin, plein de verve et de mordant, il a dessiné tous les types et toutes les scènes de la rue, des salons, gens de la campagne et gens de la ville, personnages du barreau, de l'administration et de l'armée'.

La première fois qu'on vit le pseudonyme de Gédéon ce dut être à la vitrine du libraire Fournier. Dans un cadre passe-partout il plaçait des actualités ou des charges de théâtre et intitulait cette exposition minuscule : Charivari à l'oeil. C'était en 1856 ; il avait 24 ans.


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Peu après il commence à donner des dessins à Y Abeille Picarde et au journal illustré La Lune, Et bientôt l'on voit son nom dans le Journal amusant. le Monde pour rire, et dans la plupart des feuilles de ce genre.

Ai-je besoin de rappeler sa collaboration aux almanachs le Bonhomme Picard et surtout le FrancPicard. Dans ce dernier il écrit des histoires drolatiques accompagnées de vignettes. Au hasard je citerai les mésaventures d'un ophicléïde, la Noce de Titi Longbras, à l'exposition de 1879, un Réserviste...

Il publia trois recueils de dessins. Les deux premiers : Femmes de ménage et Nos nourrices durent paraître vers 1860.

Par femmes de ménage il entend la bonne à tout faire qui regarde par le trou de la serrure, joue du piano avec le manche de son plumeau, s'endort sur le canapé, etc.

Époque fortunée où la maîtresse de maison avait le droit de se mettre en colère. Mais comme les gens heureux elle ignorait son bonheur !

Rien à dire des Nourrices, très honnête recueil de plaisanteries faciles.

La troisième plaquette, devenue rare, fut publiée au lendemain de la guerre de 1870 sous le titre de : Nos Vainqueurs. Ce sont des lithographies coloriées -où l'armée allemande est tournée en ridicule, petite vengeance, la seule qui nous était permise en attendant la grande revanche à laquelle on n'osait croire. On voit dans cet album le Prussien voleur, lourd et


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grossier, brutal, l'officier hautain, poseur, sanglé dans son uniforme. La couverture est noire, semée de larmes, chaque gravure est encadrée de noir. A titre de spécimen : un cavalier avec des bottes énormes, disparaissant dans son casque et sa cuirasse. Comme légende : cuir-acier.

Parmi les innombrables croquis de Gédéon je rappellerai seulement la voiture à chiens, cet équipage qui « fouait bien du bruit dans tout not ville d'Amiens » comme dit la chanson. Vraiment l'idée de faire ramasser les toutous errants par un agent porteur d'un filet, genre attrape à papillons, n'était pas banale. Il en fit un transparent qui, porté par une barque, eut beaucoup de succès dans une fête nautique.

La période la plus active de sa vie artistique fut le dessin des costumes pour la plupart des théâtres de Paris.

Peut-être dut-il à ce genre sérieux de trouver grâce devant notre Académie où il n'entra pas sans difficultés. Henry Daussy et Jules Verne obtinrent qu'on lui en ouvrit les portes. Son discours eut pour sujet les assiettes — matière que ce fin collectionneur connaissait particulièrement. Le dernier travail qu'il lut à l'Académie avait pour titre : Les caquets du baquet.

Au point de vue du costume local ses dessins seront dans l'avenir une source curieuse d'information. Il y a beau temps qu'on ne rencontre plus les vieilles femmes du peuple coiffées du bonnet appelé couronne, diminutif de l'élégant bonnet des Boulonnaises.


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D'autres roulaient un mouchoir à carreaux, la marmotte autour de leurs cheveux. Pour les hommes des champs la blouse était l'uniforme.

Je n'oserais affirmer que le dessin de Gédéon fut impeccable. Pour chanter la chansonnette comique est-il nécessaire de sortir du Conservatoire ? Notre caricaturiste eut le talent de faire rire ses contemporains qui peuvent lui en savoir gré.

Henri Delarosière fut une des victimes de la guerre et on n'a pas oublié avec quelle émotion on apprit ces premiers deuils. C'est à Foncquevillers, en octobre 1914, qu'il tomba glorieusement. Le hasard l'avait réuni à Henri Antoine et les deux artistes, ayant les mêmes goûts, les mêmes espoirs d'au-delà, s'étaient rapprochés tout naturellement.

Ce fut un humoriste très fin, doué d'un talent heureux et précoce. A l'âge de quatre ans il crayonnait des silhouettes ressemblantes. Après ses premières études de dessin au lycée, il eut pour maîtres MM. Roze et Riquet qui prirent en amitié leur spirituel élève. Au reste il avait le don d'attirer à lui la sympathie, car son tour d'esprit malicieux s'alliait à une très grande bonté.

Prompt à saisir le côté amusant de ceux qu'il croquait et à en fixer l'aspect sur le papier, il n'arrivait pas sans un certain effort à cette pureté de contour qui est la caractéristique de sa manière. Il se servait de calques multiples. L'exécution définitive, était très cherchée et très étudiée.

Son talent se révéla tout d'abord avec un théâtre de silhouettes locales, pour amuser un cercle d'amis.


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Il les fit défiler plus tard à la Conférence littéraire d'Amiens et ensuite à l'Association des élèves du Lycée. Mais il dut son grand succès à ses caricatures de. personnalités amiénôises. Le dessin en est aussi spirituel que ressemblant, et l'on est gagné par un rire de bon aloi en feuilletant ces croquis où la caractéristique du modèle est plutôt soulignée, qu'exagérée. Ces petits albums sont dans toutes les mainsInutile d'insister'puisqu'il s'agit de contemporains.

Bien qu'il n'ait traité ce genre que très accessoirement, Henri Delarosière laisse quelques jolies affiches : Expositions canines ; Saint-Hubert Club de Lille : Concours hippique d'Amiens, Ruche Picarde, Salon des Amis des Arts, 1902.

Une frise placée dans la salle de réunion de la Société des Rosati offre un des meilleurs échantillons du talent de l'aimable artiste trop tôt disparu.

Je m'étais engagé à ne pas sortir d'AmiensJ'avais oublié notre seconde capitale, la capitale du. Pontliieu, Abbeville. Il est dommage que les graveurs abbevillois, gloire de leur cité au xvme siècle, n'aient pas eu de continuateurs au siècle suivant. Du moins, il y eut quelques humoristes.

Céret et Stoclet font la charge des artistes du théâtre d'Amiens.

M. Sauvage, maire d'Abbeville, est l'auteur de petites statuettes exquises en terre cuite, dans lesquelles on retrouve la fine ironie du dessinateur Léandre. On voit dans cette galerie minuscule Courbet-Poulart, un docteur, un abbé plein d'onction et d'autres que la discrétion m'interdit de nommer-


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Ceux qui ont connu le tout Abbeville d'il y a cinquante ans, trouveront une amusante charge des membres du cercle au musée du Ponthieu par Caudron.

Enfin, avec des pa3^sages médiocres, Maissin a laissé des caricatures politiques. M. Carette, M. Depoilly, tous deux maires d'Abbeville, et d'autres encore qui figuraient à l'exposition de l'école de dessin de cette ville, en 1920.

Je n'insisterai pas sur la caricature politique. Plus que tout autre son intérêt s'elîace avec le temps ; ce qui a passionné les contemporains des événements passés nous laisse froids, les allusions nous échappent. A les analyser, on risque de s'attaquer à la mémoire de personnalités respectables, ce qui n'était tolérable qu'à l'époque de leur puissance. Il serait facile de retrouver la charge de nos Picards, ministres, sénateurs, députés, maires d'Amiens.

En parlant du rire peut-on oublier Lafleur, le héros de nos théâtres de cabotins, et Laïde et Sandrine ?

Si vous n'avez jamais assisté à ces représentations de nos petites scènes populaires, vous avez du moins entendu parler de leur succès auprès des enfants, grands et petits.

Dans une salle peu luxueuse, enfumée, médiocrement éclairée, un public nombreux s'écrase. Il vient applaudir Lafleur, le Polichinelle picard, qui porte un nom différent dans tous les pays, mais qui est toujours le même mauvais sujet fripon, menteur, querelleur, un peu voleur, mais qu'on aime parce qu'il fait rire, qu'il fronde l'autorité, qu'il échappe


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avec adresse à ceux qui le poursuivent, et leur joue maints bons tours.

Au physique il porte le costume Louis XV, chapeau tricorne démesuré, la queue poudrée et retroussée, justaucorps, culotte et bas.

Tout a été dit et bien dit sur Lafleur par notre •collègue Ed. David.

Mais Lafleur existe-t-il encore ? et n'a-t-il pas été tué par le cinéma ? Le pantin à ficelles fait piètre figure à côté de l'image qui vit. Toute une troupe de cabotins, la plus célèbre, celle du théâtre de Barïùer, fait partie du musée des « Rosati ». Un musée, on l'a dit, c'est le cimetière du passé.

Dans cet essai peu drolatique et bien incomplet sur l'esprit satirique et l'humour en Picardie, j'ai dû laisser de côté nos artistes vivants : Adrien Liévois, Adolphe Poulain, Alfred Lefebvre, Pierre Ringard •et quelques autres ; il faut se borner. De même, j'ai omis toute une littérature amusante qui va de Bourgeois à Seurvat en passant par Crignon et Gé■déon Baril.

Il y a dans cette prose et dans ces vers du sel bien picard, parfois gaulois, du rire contenu ou sonore, très franc, sans méchanceté, mais non sans malice. C'est une étude qui pouvait contribuer à mettre en lumière notre tournure d'esprit, mais elle m'aurait •entraîné trop loin et trop longtemps.

Puis il y a un écueil : le patois picard qui en est la forme. C'est un charme aussi, car il est souvent plein de saveur et c'est un regret pour moi de n'en point parler.


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En voulez-vous un échantillon recueilli au marché à la « raiderie », un seul et tout petit, qui a le défaut d'être trop connu mais n'en est pas moins typique.

Pour dire que le riche oublie le pauvre :

Chés riches i raident d'quiens, d'cots, d'coulons, d'iapans... i gn'o qu'une seule cose dont i n'raident point, c'est d'chés poves.

Sur cette boutade remplie d'humour qui semble assez bien peindre la race, je ferme le cahier.



COMPTE RENDU

DT3S

TRAVAUX DE L'ANNÉE

Par le Secrétaire Perpétuel

MESDAMES, MESSIEURS,

Tour l'art d'un rapport comme celui-ci'est, paraîtil, dans les transitions. Il s'agit de donner une apparence d'unité et de continuité à un ensemble de travaux le plus souvent très disparates et de passer de l'un à l'autre d'un mouvement si aisé qu'il en demeure insensible et inaperçu. Dans les comptesrendus que j'ai eu l'honneur de vous présenter ces deux années précédentes, je me suis appliqué à observer du mieux que j'ai pu cette règle d"un genre où excellait mon prédécesseur. Il y aurait eu, me semblait-il, comme un manque de courtoisie à me dérober dès l'abord à la seule difficulté de ma modeste tâche. Mais aujourd'hui que votre bienveillance m'est acquise et que j'ai donné un témoignage réitéré de mon respect des traditions académiques, vous me permettrez d'en prendre plus ià mon aise et de vous exposer nos travaux de l'année tout simplement dans leur ordre chronologique, ;sans dissimuler par des artifices, qui ne trompent d'ailleurs


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personne, l'heureuse incohérence qu'ils doivent à leur variété.

Nous avons eu de M. l'abbé BLANDIN un poème : Urbs Roma. En petites strophes de quatre versiculets octosyllabiques — la même dont il avait fait usage pour décrire Venise et Annecy — notre collègue passe en revue les souvenirs et les splendeurs de la Ville éternelle. On pourrait craindre que la vivacité du rythme s'accordât assez mal cette fois avec un sujet si majestueux. Mais M. l'abbé Blandin a pris soin de nous rappeler qu'il est demeuré parnassien, parnassien impénitent. Comme les maîtres les plus parfaits de cette école, Banville et Heredia, il se plaît à des tours de force qui sont pour lui sans péril, et surtout il n'aime rien tant qu'imposer à une ample matière une forme étroite et précise où elle demeure domptée et emprisonnée. Pareil au maître orfèvre florentin, il cisèle volontiers « Le combat des titans au pommeau d'une dague ».

Donc, dans les vers qu'il nous a lus ■—• bien que le sujet y prêtât — ni éloquence, ni longs développements, pas de lieu commun philosophique, aucune description brillante et facile. Les grands monuments de Rome, de la Rome antique et de la Rome chrétienne, y sont nommés tour à tour, et cela suffit, car ce nom seul est une évocation ; puis, par instants, un vers, une strophe rapide indiquent, sans y insister, l'émotion du promeneur ou la beauté souveraine du paysage :

J'ai mémoire de clairs matins Passé sous le chêne du Tasse,


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L'âme ravie et jamais lasse D'ouir les aves argentins.

Il me souvient d'une vesprée A notre française villa Où d'ombre chaude se voila, Lentement, la ville sacrée.

Les destinées éternelles de Rome et de l'Église paraissent être le thème fondamental du poème, soit que M. l'abbé Blandin, parlant du Vatican nous dise qu'il a hâte de se diriger

Vers ce phare de la doctrine Dont les feux ne s'éteignent pas,

soit qu'il s'écrie, pour conclure :

Rome de gloire et de beauté, Aux hommes toi qui la première Donnas la paix et la lumière, Tu règnes pour l'éternité.

M. LAMY, depuis quelques années, semble incliner décidément vers les travaux d'érudition locale. Mais son érudition est toujours aimable et souriante et l'esprit local chez lui n'a rien de ce caractère étroit et agressif qui, s'il ne fait sourire, le rend parfois un peu irritant. Vous connaissez son livre sur le grand musicien abbevillois Lesueur. L'Académie d'Amiens a eu la primeur de cette belle monographie qu'on a pu lire dans nos mémoires avant qu'elle ne parût en volume. L'an dernier, il nous a communiqué un travail des plus intéressants sur une fête publique à Amiens au xvine siècle ; et ceux qui, certain soir, l'ont entendu parler ailleurs de la chanson


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populaire en Picardie ont goûté un de ces plaisirs délicats dont on se souvient longtemps. M. Lamy nous a donné lecture cette année d'une étude sur Joron, dessinateur amiénois. On connaît l'oeuvre de Joron. Ses vues de la cathédrale et des autres monuments d'Amiens, à défaut d'un bien grand mérite artistique, doivent à leur exactitude une valeur documentaire qui les rend précieuses aux archéologues : elles ont leur place marquée dans Ficoiaographie locale. Mais on savait peu de chose de l'artiste, sinon qu'il vécut pauvrement et humblement de son métier de typographe et de quelques ressources supplémentaires que lui procurait son talent de dessinateur. Une vie si modeste et si effacée devait laisser peu de traces. Pourtant une correspondance entrée à la bibliothèque d'Amiens avec les livres et les papiers de Devauchelles a permis à M". Lamy d'en préciser le cadre et d'en rapporter quelques événements familiers.

A vrai dire, les 56 lettres dont se compose ce dossier ne sont pas de Joron lui-même ; et il ne faut pas le regretter, car on imagine qu'il devait éGrire comme un homme de peu de culture et de petite condition, gauchement et brièvement. Il n*en est pas l'auteur, il en est le destinataire. Elles lui sont adressées, quelques-unes par deux de ses clients occasionnels, les autres, plus nombreuses, et à tous égards plus intéressantes, par le comte Charles d'Acary de la Rivière. Celui-ci était un gentilhomme artésien qui résidait ordinairement près de Montreiil-surMer, dans son château de Monthuis, grande maison de peu de style, mais située magnifiquement au> som-


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met d'un coteau d'où L'on découvre un vaste horizon. Homme de coeur, d'esprit et de jugement, amateur passionné d'art médiéval, avant que le romantisme eût mis cet art à- la mode, Charles. d'Acary paraît avoir tenu en grande estime le caractère de Joron et son talent consciencieux. Il se montra pour lui, dit notre collègue, un ami véritablement affectueux et dévoué, et pendant près de vingt-cinq ans, de 1818 à 1842, il lui prodigua les commandes et les encouragements et ne cessa de lui témoigner la bienveillance la plus, délicate et la plus éclairée.

Je ne referai pas, après M. Lamy, l'analyse de cette longue correspondance. Elle a trait le plus souvent aux travaux de Joron et, en particulier, aux sujets des dessins qui lui sont demandés. Ceci, d'ailleurs, est loin d'être sans intérêt et nous fournit, par exemple, des indications précieuses sur certains détails de la cathédrale qui existaient encore à ce moment et qui ont aujourd'hui disparu.

Mais ce qui fait le principal attrait de ces lettres, c'est la figure si attachante de Joron qui s'y profile en quelque sorte à Varrière-plan. M. Lamy, s'aidant des documents complémentaires qu'il a pu recueillir,, nous le peint dans son pauvre intérieur d'ouvrier, visage attentif et soucieux, toujours penché sur quelque minutieuse besogne. Il nous dit sa vie laborieuse, ses .gauches essais poétiques, sa probité, sa modestie, sa timidité ombrageuse qui lui fait manquer, on croirait à plaisir, toutes les occasions de mettre en valeur son talent et d'en tirer honneur et profit. A> ces traits de caractère il faut joindre un attachement naïf à sa ville qu'il ne peut se résoudre


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à quitter quelques jours ou quelques semaines pour de fructueux travaux à Chartres et à Reims que lui propose Charles d'Acary. La seule pensée d'un voyage en des pays si lointains le remplit d'un effroi touchant.

Vers la fin de sa vie, après la mort de sa femme et celle de son généreux ami, son caractère et ses pensées semblent s'assombrir encore. S'il dessine une dernière fois la cathédrale, c'est en ruines qu'il imagine de la représenter. Son esprit chagrin, obsédé de mélancolie, voit par anticipation le glorieux monument tel qu'un jour l'aura fait le temps, ou tel qu'ont failli le faire les barbares. Et il inscrit en marge de son dessin : Dernière folie d'Augustin Joron à l'âge de 76 ans. Et au bas : Tout fuit sous le soleil ; l'homme n'est que mensonge ; Dieu seul est vérité. Vers la même époque, prévoyant aussi sa propre fin, il rédige d'avance la lettre de faire-part de son décès et l'illustre de son portrait. « Cette plrysionomie sombre et crispée par les soucis, remarque notre collègue, en dit long sur toute une vie de misères et de luttes ». Joron mourut peu de temps après, à l'Hospice des Incurables.

Notre correspondant M. l'abbé LE SUEUR est curé, dans le Ponthieu, du village qui porte le joli nom d'Érondelle. Il faut croire que le soin de son troupeau lui laisse quelques loisirs car il entreprend volontiers des travaux de longue haleine qu'il mène à leur fin vivement, sans désemparer. Il s'est proposé cette année d'étudier la part-faite à la Picardie dans le roman, du moyen-âge à nos jours. Mais il nous pré-


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vient tout d'abord que cette part est minime. Peu de romanciers se sont inspirés de la nature et des moeurs picardes et ont placé leurs récits dans le cadre de notre province. A quoi cela tient-il ? se demande M. Tabbé Le Sueur. Et il croil en trouver la raison dans le caractère de la race picarde, réaliste, positive, peut portée, nous dit-il, vers les oeuvres d"imagination. Je ne sais si ce jugement un peu sommaire ne pourrait être contesté : la psychologie des races est chose si variable et si incertaine ! A le supposer exact, il expliquerait tout au plus que la Picardie soit pauvre en romanciers, comme elle l'est, diton, en poètes, mais non pas — ce qui paraît être ici la question — qu'elle ait été si rarement le sujet ou le lieu choisi d'un récit imaginaire. Comment se fait-il, par exemple, que Balzac dont l'oeuvre nous présente une peinture si attentive et si variée des moeurs pro\inciales et de la pli3'sionomie morale des vieilles villes françaises, l'ait totalement négligée ? Mais peut-être ne faut-il pas chercher trop de raisons à ce qui ne tient sans doute qu'à des circonstances fortuites.

Dans une première lecture, notre collègue nous a parlé du moyen-âge et des romans de chevalerie. Trois ont retenu son attention : le Roman de Hem, par Sarrazin, le double roman de Cariié et de Miserere, du Rendus de Molliens, et Adèle de Ponlhieu. A vrai dire, la Picardie apparaît peu dans ces compositions. Les deux longs poèmes du Rendus de Molliens sont des ouvrages didactiques. Écrits dans un but d'édification en même temps que de satire, ils n'ont de roman que le nom, au sens que nous


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attachons à ce mot. C'est l'oeuvre d'un moraliste et d'un, théologien, oeuvre abstraite et allégorique où lai Picardie n'intervient qu'en la personne de l'auteur. Le Rendus de Molliens était un religieux de l'abba3re de Saint-Firmin-au-Bois, né vraisemblablement dans notre province en un lieu qu'il n'a pas été possible de déterminer. Il passa dans la retraite, à> Molliens-Vidame, les dernières années de sa vie. M. l'abbé Le Sueur, s'aidant des travaux de Paulin Paris et de Van Hamel, rapporte de lui tout ce que l'on sait, qui est fort peu de chose. Le Roman de Hem est le récit d'un tournoi donné en 1278 au château de Hem, entre Péronne et Bray, c'est-à-dire à HemMonaGu. Nous sommes donc bien en terre picarde. Malheureusement il n'y paraît guère ; dans ces 5.500 vers notre collègue ne trouve à relever d"un peu local et caractéristique que les noms picards de la plupart des seigneurs qui prirent part au tournoi. Adèle de Ponlhieu semble entrer bien mieux dans le sujet que s'est proposé de traiter M. l'abbé Le Sueur. C'est un de ces récits d'aventures en prose comme en produisit en si grand nombre le moyen âge à son déclin, quand se fut tarie la source des grandes épopées cycliques. Il s'agit donc bien là d'un ancêtre lointain, mais authentique, de nos romans actuels. D"autre part la localisation est ici beaucoup plus significative et précise. Le récit débute et s'achève en Picardie, au château du comte de Ponlhieu, et l'auteur en a placé l'un des épisodes les plus dramatiques aux environs de Rue, qui était alors port de mer. « Enfin, dit M. l'abbé Le Sueur en terminant sa longue analyse de cette oeuvre, ce qui doit rous


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intéresser particulièrement, c'est que le romaa d'Adèle de Ponthieu est écrit en dialecte picardj qu"il a bien Get accent picard dont commençaient à se moquer les^ beaux seigneurs de l'Ile-de-France. »

Jf'ai résumé bien imparfaitement le travail de M. l'abbé Le Sueur, ou plutôt, sans entrer dans le détail de ses analyses, je me suis borné à en indiquer l'intention et l'objet. Mais puisqu'il s'agissait de rechercher dans la romancerie du moj'en-âge tout ce qui peut s'y trouver d'inspiration picarde, pourquoi notre collègue a-t-il négligé l'un des textes les plus importants, cette Chanson de Gormond et d'Isembard que M. Bédier rapproche, pour sa beauté et son antiquité, de la Chanson de P^oland et de celle de Guillaume d'Orange ? L'action se déroule tout entière dans le Ponthieu, à Saint-Riquier, à- Saint-Valéry, à Cayeux ; « l'église de Saint-Riquier qui domine ce territoire domine pareillement la chanson de geste »; et M. Bédier, à qui j'emprunte ces derniers mots, ne doute pas que celle-ci ne soit née dans la région.

M. l'abbé Le Sueur a consacré une deuxième lecture au roman contemporain ; il va de soi qu'il se réserve d"étudier plus tard la longue période intermédiaire.

L'époque romantique lui fournit deux romans d'aventures, à la manière, nous dit-il, d'Alexandre Dumas, mais plutôt, je le crains, à celle de Ronson du Terrail. L'un est Le Lion du Santerre par Cléophas Reimbold-Dautrevaux, l'autre La jolie fille de Domart, par Florentin Lefils, le médiocre annaliste du Crotoy, de Saint-Valerj^ et de Rue. On pourrait


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y joindre d'autres récits analogues, soi-disant historiques, tels que : Le chevalier Noir ou PhilippeAuguste à Péronne, du même Dautrevaux, Jeanne d'Arc au Crotoy, du même Lefils, Le siège d'Amiens, par Machart, La Dame d'Heilly, par Théophile Bulan, Gautier Tirel, comte de Poix, par Florimond Matifas, Robert de Luzarches, par Eugène Cassagnaux. Mais l'analyse de ces productions, d'une égale insignifiance, eut été bien fastidieuse et sans doute de peu de profit. M. l'abbé Le Sueur eut raison de les ignorer et de s'en tenir aux deux romans plus étendus et plus mouvementés qu'il a pris sans doute à titre d'exemple. Ce sont des récits hauts en couleur, romantiques à souhait et d'une invraisemblance dont la naïveté désarme. On n'3T voit qu'enlèvements, rapts, séductions, substitutions d'enfants, meurtres, duels, pendaisons. Des cavaliers mystérieux y galopent à franc-étrier, cachant sous leur cape d'étranges fardeaux ; des brigands s'y réunissent dans des souterrains ; des clochers dentelés, des donjons massifs et des fourches patibulaires s'y découpent sur des ciels d'orage. Il y a là des personnages royaux, Charles IX, Henri IV, l'inévitable Catherine de Médicis ; il y a des cardinaux, des astrologues, des maugrabins, des soldats de fortune, des ermites, des entremetteuses. Et, naturellement, les cardinaux y sont de très vilaines gens, mais les brigands méritent toute sj'mpathie. Et toutes ces choses se passent dans le Santerre et dans le Ponthieu, à Aizecourtle-Haut, à Péronne, à Eterpigny, à Domart, à Yvrench, à Franqueville. en saine, en raisonnable en gaillarde et railleuse Picardie ! A vrai dire, je


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mêle un peu les deux histoires, le Lion du Santerre •et la Jolie fille de Domart, Cléophas-Reimbold et Florentin. M. l'abbé Le Sueur qui les a lues, non sans plaisir, nous dit-il, en a sans doute un souvenir plus distinct, encore n'en suis-je pas bien sûr ; et personne, certainement, ne les lira plus après lui.

Bien supérieurs à ces élucubrations romantiques sont les deux romans de Léon Duvauchel : Le Tourbier et VHorlillonne. Sans être des oeuvres de premier •ordre, ils ont un vrai mérite littéraire et nous offrent un tableau fidèle, vivant et parfois ému des moeurs populaires de notre province. Cette fois M. l'abbé Le Sueur est vraiment dans son sujet : il s'agit bien là de la Picardie dans le roman. Sans doute, les types du Tourbier et de l'Hortillonne, qui ont l'air de faire pendant, sont peut-être, avec un peu trop de précision, ceux dont on attendait la peinture. Mais ce n'est là qu'une chicane. Simples, vrais, un peu rudes, émouvants sans emphase et touchants sans fausse sentimentalité, les romans de Duvauchel sont des •oeuvres bien picardes, autant par l'esprit que par le cadre et le sujet. Il leur manque peu de chose pour être vraiment de beaux livres et ils contiennent plus d'un morceau qui restera, comme la description de la foire de Crécy ou celle de la descente des maraîchers au fil de la Somme vers le marché sur l'eau •d'Amiens. Notre collègue nous a donné de ces ouvrages un résumé substantiel et précis, où il a mêlé, non sans agrément, quelques souvenirs personnels.

M. PINSON a eu l'aimable pensée de se rappeler


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au souvenir *de l'AGadémie, en nous adressant un travail de quelques .pages intitulé : La Constitution en ^vaudeville. C'est l'analyse rapide d'un pamphlet contre-révolutionnaire paru en 1792 sous la forme d'un almanach civique. Une ^épître dédicatoire aux émigrés sert de préface à l'opuscule. Puis vient une suite de .couplets sur des airs connus où la Déclaration des droits de l'homme, l'abolition des voeux religieux, la liberté des cultes, les nouvelles divisions administratives, l'institution d'un tribunal de cassation et quelques autres créations ou réformes du nouveau régime sont raillées un peu pêle-mêle en des vers d'ailleurs parfaitement insipides. 'Le pamphlet se termine par une pièce plus amusante et d'une assez bonne venue intitulée : Les Chemises à Gorsas ou l'Arrestation de Mesdames tantes du Roi, à Amay-le-Duc. Malgré quelques pâles éclairs d'esprit, il faut avouer -que tout ceci est au-dessous du médiocre. Mais à défaut de talent, on ne peut refuser à l'auteur, comme le remarque M. Pinson, une sorte de courage étourdi qui a sa grâce et aurait pu lui coûter cher. Ce M. Marchand, qui ne craint pas de signer de son nom des couplets si séditieux, nous apparaît bien comme .un de ces esprits légers, dépourvus de sens politique, dont l'inutile témérité fut, pendant les années dangereuses de !la Révolution, 'le dernier sourire un peu'crispé du xvuie siècle finissant.

Nous avons eu de M. le Dr FOUBNIER une sorte de nouvelle médico-ps3rchologique où se retrouve l'esprit d'observation et l'humour parfois ingénue et


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parfois cruelle, que nous avions-goûtés déjà dans aine fantaisie dont notre collègue nous avait donné lecture jadis sous le titre de : Il y a des morts qui parlent. Il est question cette fois d'un cas de boulimie familiale. Les Pestel, dont le Dr 'Fournier nous conte l'histoire, sont de riches bourgeois de province d'un égoïsme et d'une vulgarité qui n'ont d'égal que leur formidable appétit. Ces gens-là, véritablement, ne vivent que pour manger. Mais à ne vivre que pour manger on finit par se'tuer. Aussi les voj^onsnous mourir misérablement les uns après .les autres. Non pas tous pourtant, Gar celle en qui s'incarne toute la goinfrerie de la famille, cette Clarisse PesteL sorte de dégénérée odieuse et grotesque, survit à tous les -siens, parfaitement insensible à leur perte et uniquement occupée d'elle-même, de ses manies ridicules, de ses phobies et de son bien-être grossier. Et c'est la morale de cette histoire dont on ne-saurait dire si elle est comique ou lugubre et que notre collègue a racontée avec une précision, une ironie tranquille et un flegme tout médical.

M. 'CHANTRIEUX nous a lu une étude de quelques pages sur le dérèglement littéraire. Avec l'autorité que lui donne son talent si ferme et si sûr, il ^s'élève contre certaines productions d'extrême avant-garde apparentées, par leur insanité, à la peinture cubiste et à la musique bruitiste. M. Chantrieux n'est ni un rétrograde ni un attardé. S'il se rattache, semble-t-il, à la grande tradition de Hugo, de Leconte de Lisle et de Heredia, il n'est insensible pourtant — et il le dit en propres termes — ni à l'exquise fluidité de


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"Verlaine ni à la maîtrise étrange et subtile de Mallarmé. Il ne répugne pas aux audaces ni aux nouveautés. « Il faut, dit-il, évoluer avec son temps ». Mais encore, dans ce rajeunissement légitime de la pensée et de la forme, convient-il de garder quelque mesure et de ne pas perdre tout bon sens. Les écrivains — si l'on peut dire — auxquels notre collègue fait allusion sans les nommer, semblent l'oublier à plaisir. M. Chantrieux s'en indigne et s'en inquiète ; car il croit à la littérature, et en ce temps de ring, de dancing et de bridge, il a l'originalité de tenir pour chose importante ce qu'on nommait jadis les ouvrages de l'esprit. Mais qu'il se rassure. Le sort des lettres françaises, dont il est préoccupé, n'est pas entre les mains de quelques mj^stificateurs et de quelques déments. Si l'on se divertit un moment à leurs extravagantes niaiseries, personne, ni peut-être eux-mêmes, ne les prend, je crois, au .sérieux. De tout temps il y eut des fous. Quand il se rencontre parmi eux quelques hommes d'un vrai talent, ils ne tardent pas à s'assagir et à leur fausser compagnie. Pour les autres, Renan disait d'eux, il y a trente ans, quand ils se dénommaient symbolistes ou décadents : « Ce sont des enfants qui sucent leur pouce ».

M. Chantrieux ne risque pas de s'attirer jamais un tel jugement. Ses vers, par leur beauté précise et leur solidité plastique sont à l'antipode de l'incohérence et du balbutiement. Dans les quelques poésies, strophes et sonnets, qu'il nous a lus ce même jour, nous avons retrouvé avec la forme qui lui est habituelle, le souffle lyrique dont il sait toujours l'ani-


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mer. Un poème de plus longue étendue : La Dispute des animaux, fut particulièrement goûté par la plupart d'entre nous. C'est une sorte de fable, non pas à la façon de La Fontaine, mais plutôt comme Hugo, quelquefois, s'est diverti à en écrire. Il semble que l'esprit d'une fantaisie de ce genre est surtout dans le contraste d'un naïf sujet d'apologue, avec la constante fermeté du vers, la richesse de la couleur et le relief des images. Je ne citerai rien de La Dispute des animaux. Il faudrait tout lire, et c'est un peu long. Mais voici l'une des courtes pièces dont je vous parlais à l'instant :

L'AMOUR ET LA. MORT.

L'Amour est un vannier qui tresse Le nid, alcôve de l'oiseau, L'osier frémissant du berceau Et les doigts, chaînons de tendresse.

Tailleur sombre aux ciseaux moqueur La Mort fait les robes de chêne, Les gluaux où l'aile s'enchaîne Et l'oubli, suaire des coeurs.

Pour le foyer ou la couvée Quand a bien travaillé l'Amou , La Mort ricane : « C'est mon tour ! Passe et repasse, faux levée...

Mais pour les éternels hymens L'Amour reparaît dès l'aurore ; Et voici se tresser encore Les nids, les berceaux et les mains.


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De notre directeur, M. DE FRANCQUEVILLE, trois courtes nouvelles de guerre, ou plutôt trois histoires vraies, si simplement et vivement écrites, d'une touche si légère que je ne saurais les résumer sans en détruire tout le charme. Sous cette forme familière, notre collègue a su, dans deux de ces récits, enfermer bien de l'émotion. Le troisième : Démobilisé, est d'uue justesse d'observation, d'une bonhomie un peu narquoise, d'un « sans avoir l'air d'y toucher » tout à fait amusants et savoureux. Mais, au fait, celle-ci n'a guère qu'une page et demie. Au lieu d'en parler j'aurai plus tôt fait de la lire, et cela vaudra beaucoup mieux :

DÉMOBILISÉ.

J'avais pris le train pour Saint-Pol. A la première station un soldat des vieilles classes fait une entrée bruyante, jetant dans les filets ses nombreuses musettes, criant, tempêtant, comme un homme qui vient d'absorber un peu trop de vin blanc.

« Oui, on est démobilisé. Y n'est que temps. On en a assez de se faire casser la... figure pour les bourgeois. Y faut que la Révolution vienne. On va rentrer dans sa pauvre maison vide : plus de femme... morte pendant la guerre. Deux gosses sur les bras. »

Pijis une bordée de jurons. Les voyageurs étaient consternés et regardaient le bout de leurs souliers. Pas mi ne disait mot.

Il me tend un papier, — j'étais en face de lui — et je lis : Jacques, épicier à Calonne... démobilisé... etc.

— Ali ça, Monsieur Jacques, vous êtes un capitaliste et un bourgeois.

— Comment un capitaliste !

— Mais certainement, vous avez une maison, vous êtes


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épicier. C'est un bon métier, et vous devez gagner de l'argent.

— Mais, je ne L'ai pas volé !

— Assurément.

— Et si j'ai gagné quelque argent, c'est que je suis un homme sérieux, rangé.

— Je n'en doute pas, ce qu'il faut maintenant, c'est de la tranquillité.

—■ Oui ! Sans quoi les affaires ne marchent pas. Les enfants grandissent. Ils m'aideront. Je les élève bien. Et je suis un homme de religion. Sans la religion les enfants n'obéissent pas. Puis c'est une branche du commerce.

— Une excellente branche, Monsieur Jacques.

* Et nous continuons sur ce ton, comme de vieux amis.

J'arrivais à destination et je m'apprêtais à descendre quand un soldat entre en tempête dans le compartiment, jurant, criant et lui aussi appelant la Révolution.

M. Jacques me fait un clignement de l'oeil et, m'envoyant un amical coup de coude dans les côtes :

— Voyez-vous, nous sommes tous comme ça !

Le dernier travail dont j'ai à vous parler est un poème de M. EDOUARD DAVID, Le Verger des Souvenirs. Notre collègue a délaissé, celte fois, le picard pour le français. Sans doute a-t-il pensé qu'un idiome populaire, si habilement manié qu'il soit, ne saurait convenir à un sujet comme celui-ci où tout est poésie pure, mélancolie et passion. La verdeur du parler de Saint-Leu, familier à M. Edouard David, ne pourrait en effet que desservir l'émotion du poète dès qu'il s'agit d'exprimer des sentiments à la fois très intimes et très généraux qui ne réclament d'autre localisation que celle d'un coeur humain.

Le Verger des Souvenirs est une histoire d'amour,


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toute simple, toute unie, toute douloureuse aussi puisqu'elle est faite d'espoir et d'oubli, d'infidélités de pardon, et que la mort, cette conclusion de toutes les peines, en forme le dernier chapitre.

Vieille histoire par tous écrites Avec des larmes et du sang...

M. David a évité l'écueil — l'écueil et l'ennui — d'un de ces récits circonstanciés qui ne font grâce d'aucun détail et dont l'indiscrète précision fatigue le lecteur et ne lui laisse rien à imaginer ni à rêver. Comme l'Intermezzo de Heine, — pour ne rappeler qu'un chef-d'oeuvre — son poème est composé d'une suite de pièces lyriques. Un fil intérieur les relie, mais ce fil demeure invisible ou n'apparaît que par instants. Presque rien n'est raconté. Raconter, souci d'historien, le plus vain de tous. Ce qui nous importe ici, et nous touche, ce ne sont pas les événements — pauvres événements qui font toujours la même histoire — c'est la façon dont ils retentissent dans le coeur et dans la pensée du poète.

Quelques-uns des échos recueillis ainsi par notre collègue dans son Verger des Souvenirs sont d'un accent tout à fait personnel et touchant : certains, sans se lasser, répètent le même refrain, comme dans les chansons populaires ; d'autres évoquent de vieilles romances et en ont le charme désuet :

Au nid quitté l'an dernier, Malgré la bise venue, L'hirondelle est revenue Avec l'avril printanier.


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' Dans ses frémissements d'ailes

L'allégresse est sans détour, Et je pense à l'infidèle Dont j'espère le retour.

Toi qui reviens d'autres cieux, D'un long trait fendant l'espace, N'as-tu point trouvé la trace De mon amie aux grands yeux ? Oh ! dis-moi, douce hirondelle, Messagère de bonheur, Dis, n'apportes-tu point d'elle Quelque baume à ma douleur ?

Au verger des souvenirs, Me dit-elle, on voit aux branches Illusions d'âmes blanches Coeurs brisés, secrets désirs. La fleur regret s'y décèle, Y croit l'herbe désespoir : En ce verger, l'infidèle Quelque jour viendra s'asseoir.

Ainsi, vers 1820, chantaient, à seize ans, nos grand'- mères, en s'accompagnant sur la harpe. M. David l'a-t-il voulu ? Je ne sais. Mais il y a là comme un parfum d'autrefois, une musique ancienne qu'on était deshabitué d'entendre et qu'on écoute encore après qu'elle s'est tue.

MESDAMES, MESSIEURS,

Il me reste, pour avoir terminé ma tâche, à vous dire, comme d'ordinaire, qui nous a quittés et qui nous est venu au cours de l'année écoulée.


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Qui nous a quittés, non sans laisser des regrets unanimes, c'est le plus aimable des collègues, le lettré, le musicien, le poète de la plus 'fine originalité, M. GAUCHER, nommé récemment président à la Cour de Grenoble. Qui nous est venu, c'est M. le Dr HAUTEFEUILLE dont vous n'auriez pas oublié le discours de réception même si le souvenir en était moins proche.


RESUME

DES

PROCÈS-VERBAUX HES SÉANCES

11 JANVIER

(Séance publique)

Présidence de M. Gaucher, directeur. — Lecture de M. GAUCHER : La revue des Spectacles. — Compte rendu des travaux de l'année 1920, par le Secr'taire perpétuel. — Lecture de M. DE FRANCQUEVILLE : Mesdemoiselles Cornet.

25 JANVIER

Présidence de M. Gaucher, directeur. — Lecture par M. l'abbé BLANDIN de son poème Urbs Eoma. — Renouvellement du bureau et des commissions.

18 MARS

Présidence de M. de Francqueville, directeur. — Lecture par M. POXCHE de son travail : Colonies et Coloniaux.

22 AVRIL

Présidence de M. Thorel, doyen d'âge. — Lecture par M. LAMY de son travail : Joron, dessinateur amiénois. — Élection de M. le Dr FARCY, comme membre titulaire.


d20

27 MAI

Présidence de M. de Francqueville, directeur. — Lecture par M. l'abbé LE SUEUR de son travail : La Picardie dans le roman.

24 JUIN

Présidence de M. de Francqueville, directeur. — Lecture par le Secrétaire perpétuel du travail de M. PINSON : La Constitution en vaudeville. ■— Lecture par M. le Dr FOURNIER de son tra\ail : Uncas de boulimie familiale.

22 JUILLET

Présidence de M. de Francqueville, directeur. — Lecture par M, CHANTRIEUX de son travail : Le dérèglement littéraire et de Quelques poésies. — Lecture par M. DE FRANCQUEVILLE de Trois nouvelles de guerre.

28 OCTOBRE

Présidence de M. Thorel, doyen d'âge. — Lecture du poème de M. Edouard DAVID : Le Yerger desSouvenirs. ■— Démission de M. GAUCHER ; il est élu membre honoraire.

25 NOVEMBRE

Présidence de M. de Francqueville, directeur. ■— Lecture par M. Tabbé LE SUEUR de la suite de son travail : La Picardie dans le roman.

4 DÉCEMBRE

(Séance publique) Présidence de M. de Francqueville, directeur. —


— 421 —

Lecture par M. le Dr HAUTEFEUILLE de son discours de réception : Le Bonheur.—Réponse de M. MICHEL.

22 DÉCEMBRE

Présidence de M. Boquet, doyen d'âge. — Lecture du travail de M. DE FRANCQUEVILLE : La Caricature en Picardie.



TABLEAU

DES

MEMBRES DE L'ACADÉMIE

(31 DÉCEMBRE 1921)

BUREAU

MM. DE FRANCQUEVILLE, Directeur. JUMEL, Chancelier. MICHEL, Secrétaire perpétuel. MATIFAS, Archiviste-Trésorier. DAVID, Secrétaire adjoint.

MEMBRES TITULAIRES

DANS L'ORDRE DE LEUR INSTALLATION

MM.

1 FOURNIER (LUCIEN), *, Président honoraire à la

Cour d'appel, rue Caumartin, 15.

2 THOREL (OCTAVE), &k I, Ingénieur des arts et manufactures,

manufactures, honoraire à la Cour d'appel, rue Lenôtre, 44.

3 MICHEL, |$ I, Conservateur de la Bibliothèque, rue

Dhavernas, 2-0.

4 DURAND, $fc, CI I, Archiviste honoraire du département,

département, Pierre-l'Ermite, 22.


— 124 —

5 BOQUET (JULES), #, rue Porte-Paris, 24.

6 DAVID (EDOUARD), ||, rue Enguerrand, 44.

7 MOULONGUET, *, Q I , professeur à l'École de

Médecine, rue de la République, 55.

8 FOURNIER, Q I, Professeur à l'École de Médecine,

rue Jules-Lardière, 22.

9 BLAND IN (L'abbé), I, rue Blayrie, 30.

10 ROZE, *, Q I, Conservateur du Musée de Picardie,

rue Boucher-de-Perthes, 20.

11 GARET (MAURICE), 5, Q, Avoué à la Cour d'appel,

boulevard du Mail, 51.

12 LAMY (FÉLIX), rue de la République, 21.

13 HERVIEU, ancien député, rue Gresset, 60.

14 PONCHE (EMILE), rue Lemerchier, 4.

• 15 MÂTIFAS (GUSTAVE), Q I, Avocat à la Cour d'appel, rue Lamarck, 21.

16 GAUCHER, Conseiller à la Cour d'appel, rue de

l'Amiral-Courbet, 16.

17 DE FRANCQUEVILLE (JEAN), rue des Augustins, 3.

18 JUMEL (ARMAND), & 0, Avocat à la Cour d'appel, rue

Saint-Fuscien, 22.

19 CHANTRIEUX, rue Dufour, 43.

20 BOMPART, *, Avocat à la Cour d'appel, rue des

Jacobins, 71.

21 HAUTEFEUILLE, Q I, Professeur à l'École de

Médecine, rue Millevoye, 17.

ÉLUS NON INSTALLÉS

22 PANCIER, Q I, Directeur de l'École de Médecine,

Pharmacien supérieur, rue Millevoye, 10.

23 ANSART (A.), boulevard Carnot, 54.

24 DAVID (P.), rue Gaulthier-de-Rumilly.


— 125 —; f

25 CARVIN, Q I, Professeur au Lycée, rue Boucher-dePerthes,

Boucher-dePerthes,

26 MAGNIER, %, ingénieur en chef du Département,

rue Péru-Lorel, 6.

27 FARCY, rue de Beauvais, 35.

MEMBRES HONORAIRES

. DE DROIT

1 M. le Premier Président de la Cour d'appel.

2 M. le Préfet de la Somme.

3 M. le Procureur général près la Cour d'Amiens.

4 M. le Maire d'Amiens.

5 M. l'Inspecteur d'Académie.

MEMBRES HONORAIRES

ÉLUS

MM.

1 BADOUREAU, *, Il L Ingénieur en chef des Mines

en retraite, rueBlaise-Desgoffe, 13, Paris.

2 FRANCQUEVILLE, *, Q I, Premier Président

honoraire de la Cour d'appel de Rouen, rue Millevoye, 35.

3 QUIÉVREUX (L'abbé), à Sérain, par Prémont

(Aisne).

4 Dr ROUX, Directeur de l'Institut Pasteur, rue Dutot,

25, Paris,

5 ROSTAND (ANDRÉ).

6 Dr GUILLAUMET, rue Victor-Hugo, 57, Bois-Colombes

Bois-Colombes


— 126 -

7 BLANCHARD, *, Il I, Professeur honoraire, avenue

d'Orléans, 8, Paris.

8 PINSON, &, Conseiller honoraire à la Cour d'appel,

rue de Naples, 33, Paris.

9 RANDON, avenue Niel, 15, Paris.

10 MOYNIER DE YILLEPOIX, Croix 0. B. E., Q I,

Nova Galicia, Brésil.

11 Dr PEUGNIEZ, «, CI I, Cannes.

12 DESAVOYE (PAUL), rue Rosa-Bonheur, 3 bis, Paris*

MEMBRES ASSOCIÉS CORRESPONDANTS

1 RAXSSON, Q I, Conseiller honoraire à la Cour d'appel,

rue de Bellechasse, 6, Paris.

2 QUIGNON, Q I, Professeur au Lycée de Beauvais, rue

Louis-Borel, 3.

3 LE SUEUR (L'abbé), curé d'Érondelle, par Ponl-Remy

(Somme).

4 MÉRA (L'abbé), Directeur du Grand Séminaire, Soissons

Soissons

5 Dr PETIT (Albert), boulevard Saint-Marcel, 77, Paris.

6 Dr C<VHON, &, rue Jehan-de-Bailleul, 14, Saint-Yalerysur-Somme

Saint-Yalerysur-Somme rue Compans, 66, Paris.

7 Dr DÉMELIN, Professeur agrégé à la Faculté de

Médecine, avenue Victor-Hugo, 138, Paris.

8 FÉROX (Louis), Professeur au Collège, rue de Rousies,

6, Maubeuge (Nord).

9 BONNAULT D'HOUET (Baron DE), place du Château,

Compiegne.

10 YASSEUR, Ailly-sur-Noye.

11 MICHEL (Paul), I, rue Yaneau. 62, Paris.

12 BILLIA (Michel-Ange), Florence.


TABLE DES MATIÈRES

Joron dessinateur amiénois, par M. LAMY. ... 1

Discours de réception de M. le Dr HAUTEFEUILLE,

La recherche du bonheur. . . 33

Réponse de M. HENRI MICHEL 55

La dispute des animaux, par M. GASTON CHANTRIEUX

CHANTRIEUX 75

L'esprit de satire et l'humour en Picardie, par M. DE

FRANCQUEVILLE, directeur de l'Académie. 79

Compte-rendu des Travaux de l'Année, par le Secrétaire Perpétuel 99

Résumé des séances .... 119

Tableau des membres 123

Table des matières 127