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Full notice

Title : Annales de la Société d'émulation, agriculture, lettres et arts de l'Ain

Author : Société d'émulation (Ain). Auteur du texte

Publisher : Société d'émulation de l'Ain (Bourg)

Publication date : 1886

Relationship : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb36134384n

Relationship : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb36134384n/date

Type : text

Type : printed serial

Language : french

Format : Nombre total de vues : 22561

Description : 1886

Description : 1886 (T19).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Rhône-Alpes

Rights : Consultable en ligne

Rights : Public domain

Identifier : ark:/12148/bpt6k54291138

Source : Archives départementales de l'Ain, 2008-66591

Provenance : Bibliothèque nationale de France

Online date : 03/09/2008

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ANNALES

DE LA

SOCIÉTÉ D'ÉMULATION DE L'AIN




TABLE DES MATIERES DU TOME XIX

J. BROSSARD. Extrait des Registres municipaux, p. 228.

ALEXANDRE GOUJON. Hymne de mort, p. 114.

JAKRIN. — La Bresse et le Bugey, etc. Partie XXX* : Comment la Terreur devint possible ici, p. S. — Partie XXXIe : Albitte, p. 57. — Partie XXXII» : Albitte, p. 143. - Partie XXXIII» : Méaulle, p. 233. — Partie XXXIV* : La Terreur. — Partie XXXV» : Thermidor. — Partie XXXVI» : Contre-Révolution, p. 369. — Partie XXXVII» : Le Directoire, p. 406. - Partie XXXVIII»: Conclusions, p. 431.

Vie de Lalande. Cli. I à V, p. 70. - Ch. Va VIII, p. 186. Ch. IXàXII.p. 337.

Pour servir à l'histoire de l'Art dans le département, p. 217.

Nouveau Dictionnaire de médecine, par Ch. Robin, p. 72.

Aux revenants du Tonkin, p. 226.

Bibliographie, p. 232. J. MARION. Retour au village, p. 367. C. P. Comme va la vie, p. 1. J. TIERSOT. Une chanson bressane, p. 183.

Chansons populaires de la France, p. 361. X. Le fond du panier, p. 105, 213, 232, 483.


COMME VA LA VIE

Après Brizeux et Sainte-Beuve, S'en aller, chantant à mi-voix Sur un air léger d'autrefois Une chanson qui semble neuve ;

Dans le Luxembourg, en passant, Reconnaître, d'un oeil de père, Son livre, édité par Lemerre, Sous le bras d'un étudiant ;

Ou surprendre une jeune femme, Dans ses blancs peignoirs du matin, Lisant, à l'ombre du jardin, La page où l'on a mis son âme, 1886. 1" livraison. i


ANNALES DE L AIN.

C'est un rêve ; j'ai pu l'oser A vingt ans, quand j'avais la fièvre ; Et je garde encor sur ma lèvre Le vague parfum du baiser

Que la fière Muse aux longs voiles Laisse, comme un regret de plus, A ceux qu'elle n'a pas élus Pour la suivre dans les étoiles.

J'en ai pleuré ; puis, un matin, — A sa façon chacun se venge, — Entre Dom Bouquet et Ducange Je me suis fait bénédictin.

J'ai conduit Pégase en fourrière ; Et j'ai désappris, sur le tard, Le noble français de Ronsard Pour le latin de Frédégaire.


ANNALES DE L AIN.

Quand j'ai frappé mon front, c'était, Non plus pour en tirer des rimes, Mais pour compter combien les dîmes Rapportaient à Grégoire VII.

Et ceux qui rentrent en cachette Ont pu, bien avant dans la nuit, Aux fenêtres de mon réduit Voir briller ma lampe discrète

Eh bien, le rêve restait beau ! Dans les fosses du moyen-âge Descendre d'étage en étage, Comme un mineur, lampe au chapeau ;

Explorer chaque galerie Et déchiffrer, sur les parois, Derrière de vains noms de rois, Les vrais titres de la patrie !


ANNALES DE L AIN.

Je l'ai tenté, non sans honneur ; Puis brusquement, en Aquitaine, — L'homme s'agite et Dieu le mène, — Je m'éveille ad-mi-nis-tra-teur !

Toulouse, décembre 1885.

G. P.


LA BRESSE ET LE BUGEY

LEUR PLAGE DANS L'HISTOIRE

TRENTIEME PARTIE

Comment la Terreur devint possible Ici. Gauthier— Javogucs— Goulj'.

CGVI. LA GUERRE. PRISE DE LYON. BiSSAL ET GARMER. — CGV1I. RÈGNE DE DESISLES. BRILLAT. JAVOGUES. — GGV1II. DESISLES APPELLE JAVOGUES. — OGIX. GOULY A B0UI1G. — GGX. GOULY A BELLEY. — GGXI. SDITE. — CGXII. GOULY A GEX. ARRÊTÉ CONTRE LES PRÊTRES. — CGX1II. DESISLES EMPRISONNÉ. SA VENGEANCE.

CGVI. La guerre. — Prise de Lyon. — Bassal et Garnier.

La seconde cause toute spéciale qui contribua à faire la Terreur chez nous, c'est notre situation particulière entre Lyon et la Savoie, entre la guerre civile et la guerre étrangère. Il peut sembler étrange aujourd'hui qu'on ait cru au succès des Lyonnais. Mais enfin ils y ont cru eux-mêmes. Leurs proches voisins soumis à leur ascendant avaient vu le siège se prolonger, se changer en blocus ; ces lenteurs semblèrent un succès déjà. Ce succès équivoque fut exagéré par les inquiétudes et les défiances du parti révolutionnaire, par les espérances du parti adverse : nous voyons cela à toutes les pages des documents qui nous servent.


6 ANNALES DE L'AIN.

Quant à l'invasion austro-sarde, elle avait reconquis la Savoie à moitié et eût occupé le reste sans l'impéritie du prince qui la conduisait. La petite armée française qui essayait de la contenir avait besoin de secours et n'en recevait pas. « Les citoyens de Bourg désignés pour aller au secours de Belley », ne bougeaient. Le 1er septembre, le Département les somme de partir, mais manquant de moyens coercitifs, il est réduit à menacer les récalcitrants d'envoyer leurs noms à Gauthier et Dubois-Crancé. Et le bataillon jurassien appelé par Brillât ne dépasse pas Gex.

Ces alliés de fait, les Lyonnais et les Austro-Sardes étaient à quatre ou cinq journées de marche les uns des autres. L'idée qu'ils pouvaient faire jonction sur notre territoire et nous broyer jetait chez nous l'épouvante. Que fallait-il pour procurer ce résultat 1 La trahison d'un chef de corps, d'un commandant de place. Les trahisons ! Les exaltés y croyaient, voyant dénoncer, destituer, poursuivre Gustine après Montesquiou, Houchard après Gustine. Les gens de sens rassis y croyaient voyant Toulon se livrer, livrer notre flotte à l'Anglais !

Le 22 septembre, au moment où on apprenait la défaite des volontaires parisiens de Santerre par les Vendéens, on posait nuitamment à Bourg des placards « incendiaires », attribués à des complices ou même à des émissaires de la rébellion lyonnaise. Et le 29, du château de la Pape, où était leur quartier-général, Dubois-Crancé et Gauthier faisaient arrêter à Bourg, à Nantua deux personnages suspects de correspondre avec les insurgés.

Enfin, le 2 octobre, sept jours avant la reddition de Lyon, les Représentants croyant savoir que les insurgés aux abois allaient risquer une jonction avec les Piémontais, ordonnaient au Directoire de l'Ain de faire garder les gorges de Saint-Rambert et de Nantua. Le Directoire com-


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met à cette tâche le vieil officier Dandelin, notre compagnie d'artillerie et quatre canons. C'était tout ce qu'on avait de disponible. C'était peu. En fait ce fut assez. Mais la peur et la malveillance n'en jugèrent pas ainsi et incriminèrent mal-à-propos le Directoire.

Gauthier, on l'a vu, avait cru devoir conserver cette administration girondine, plus ou moins repentante. Des levées d'hommes, des réquisitions très nombreuses, très lourdes étaient indispensables à la conduite à bien de son siège. Il estima sans doute qu'elles seraient plus faciles à faire et mieux faites avec ce personnel éprouvé, habile, ayant d'ailleurs à se faire pardonner les antécédents qu'on sait. Qu'il eût pu en trouver un autre plus dévoué à la cause, ce n'est pas douteux. Il n'avait pas confiance dans cet autre personnel-là, bien neuf, bien inexpérimenté, peu maniable par tempérament et par excès de zèle, assez propre à faire tout échouer en voulant tout faire au plus vite et au mieux. Il avait raison sans nul doute.

Mais cette raison n'était pas faite pour être comprise par le menu peuple dont la défiance contre les fédéralistes était grande' : le sens exact de ces mots fédéralistes, aristocrates, l'un latin, l'autre grec, etc., lui échappait ; il est à craindre qu'il n'ait vu derrière une variété de monstres particulièrement malfaisants.

Elle n'était pas faite davantage pour être acceptée des meneurs jacobins. Ceux-ci avaient dû compter que le triomphe de leur parti assurait leur entrée au pouvoir. La réintégration à la municipalité de Bourg dessin expulsés par les Plumets rouges ne leur était pas une satisfaction suffisante. Jacobins équivoques et sournois la veille de leur expulsion, Jacobins forcenés le lendemain, ces six hommes étaient les maîtres de celte population qui se croyait affamée par « les ennemis domestiques de l'Etat », qui de plus s'estimait


8 ANNALES DE L*AIN.

par eux trahie ; et que ces monstrueux soupçons allaient faire terroriste un an.

Les Six commencèrent la lutte, on l'a vu, le 5 septembre, contre le Directoire. Cette lutte n'eut d'autre résultat que d'achever de dépopulariser celui-ci, tant que Gauthier put garder la haute main sur nos affaires. Mais au milieu de septembre, notre représentant en était à se défendre lui-même.

Il avait pris une active part aux négociations avec les Lyonnais, continuées pendant le siège, étant «m oins passionné que Dubois-Crancé, plus disposé que lui à une transaction », dit Morin, l'historien républicain de Lyon (III, 309). Au Comité de Salut public, on s'impatienta de ces lenteurs, on accusa Gauthier de ménagements pour des rebelles, Dubois d'une tactique surannée. A la fin de septembre, Couthon, chargé d'en finir, arriva avec les levées en masse d'Auvergne. Dubois venait d'enlever le pont de la Mulatière ; Couthon proposa une attaque de vive force immédiate par Perrache. Dubois, Gauthier s'y refusèrent tant que Sainte-Foi qui domine la presqu'île et d'où l'on eût écrasé les assaillants n'était pas enlevé. Couthon furieux demanda leur révocation et arrestation et les obtint. Mais avant l'arrivée du décret, et le 9, Dubois et Gauthier entrèrent dans Lyon, vainqueurs, et distribuant du pain aux habitants affamés. Après quoi ils partirent pour Paris, allèrent droit au Comité, s'y firent écouter et approuver.

Mais leur mission était terminée — et on nous avait donné des maîtres disposés autrement qu'eux. C'est Gauthier lui-même (en sa Défense, écrite un peu avant le 9 thermidor) qui nous dit ce que nos Registres taisent, comment la commune de Bourg se défit du Directoire do l'Ain. Ce dénouement fut procuré aux premiers jours d'octobre. Les souffrances causées par la disette, les inquié-


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ludes causées par la sortie annoncée des Lyonnais, par les victoires des Vendéens coïncidant, arrivaient à leur paroxysme et contribuèrent peut-être au résultat.

Le ci-devant prêtre Bassal, le futur baron Garnier et Prost (de Dôle) avaient dans leur proconsulat les six déparlements de l'Est, dont l'Ain. Les Jacobins de Bourg, impatients de régner, leur envoyèrent l'accusateur public, Merle (de Bâgé), depuis membre de la Commission temporaire de Commune-Affranchie, et le municipal Rollet qui se faisait appeler Rollet-Marat. Ceux-ci vinrent à Besançon rappeler à Bassal l'injure qu'il avait reçue le 28 juinàLonslo-Saunier, en partie du fait des Girondins de Bourg, et demander leur destitution. Ils rapportèrent les arrêtés dictatoriaux du 27 septembre, connus et exécutés ici le 1" octobre et qui firent la Terreur chez nous.

Les proconsuls républicains faisaient ce que la Monarchie de Louis XVI avait fait, ni plus ni moins. Ils remplaçaient les Conseils élus que la Constitution de 1791 nous avait rendus, par des Conseils imposés. Pour sauver la Révolution, disait-on ; mais aussi pour régner sans contrôle, on supprimait la Liberté.

Au Directoire départemental on mit le médecin llolletdit-Marat, le chirurgien Baron-dit-Châlier (de Saint-Rambert) et Taponas de Gex. Blanq, de Dijon, plus connu sous son nom de théâtre Desisles, fut maire de Bourg. Le Conseil de la commune fut composé à peu près en entier d'artisans, orateurs favoris de la société populaire. Les Tribunaux élus eurent le même sort que la Municipalité élue. Avec la Garde nationale on n'osa pas agir de même ; on cassa ses officiers, mais on l'invita à en choisir d'autres « bons patriotes » pris dans la Société populaire également (5 octobre).

Les Jacobins de Belley, à ce moment, en étaient à de-


10 ANNALES DE L'AIN.

mander qu'on agravât la loi des suspects. Ils voulaient « une battue générale de six semaines contre les brigands et la responsabilité des victoires des révoltés et des trahisons des généraux sur les tètes des détenus nobles et les biens des détenus non nobles » ; entre autres choses. Estimant l'exemple de Bourg bon à suivre, ils députèrent à nos maîtres les citoyens Bonnet et Carrière, chargés d'une requête qu'on devine. Elle fut écoutée favorablement. Un arrêté rapporté de Dôle et signé du seul Prost destitua le District, la municipalité conduite par Brillât-Savarin. Des sans-culottes nommés sur leur propre présentation remplacent dans toutes les fonctions publiques la bourgeoisie girondine ; un cloutier devient procureur de la Commune, etc., etc.

Le premier souci de notre Directoire jacobin avait été, le 7 octobre avant-veille de la reddition de Lyon, de nous pourvoir de canons, « vu l'invasion dont nous étions menacés de la part des Lyonnais ».

Le 10, il avisa à transporter à Pierre-Châlel les détenus de Bourg ; la Commune le prévenant d'intelligences entre les Lyonnais et les ennemis qui sont dans nos murs »... Ces derniers mots étaient gros de menaces : le Directoire l'entend bien ainsi, cai il ajoute avec toute raison que « sa mesure assure la tranquillité des détenus et la nôtre ».

Le même jour nos nouveaux administrateurs lancèrent sur les routes, avec ordre de les éclairer et au besoin couper par tranchées, ou abattis, des piquets de vingt-quatre hommes, gardes nationaux, ou patriotes Lyonnais réfugiés chez nous. Enfin ils ordonnaient aux Districts de rassembler en hâte les citoyens de la première réquisition, de les armer do fusils, piques ; de requérir les autres citoyens de se tenir prêts à marcher avec fusils de chasse, faulx, four-


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ches, haches, et avec quatre jours de vivres — Et, dans le cas où les Lyonnais seraient parvenus à faire la sortie en masse annoncée par lettres reçues le 9, « de se porter sur les lieux les plus convenables pour terrasser ces brigands ».

Le 11 au soir, le tocsin sonne dans les communes rurales des environs de Bourg. Les paysans sortent munis de fourches ; la Garde nationale de la ville accourt à la rescousse. Jusqu'à deux heures de nuit, on bat la campagne sans trouver vestige de Lyonnais et on rentre bredouille. Au jour on apprend que deux vagabonds ayant soupe dans un paillier, et ayant mis le feu à leur gîte étaient la cause de cette alerte.

Le général des Lyonnais, Préci, était sorti de la ville la veille de la reddition avec un gros d'insurgés. Les paysans du Mont-d'Or en écharpèrent un grand nombre. D'autres s'éparpillant dans nos campagnes exaspérées par les réquisitions de bétail, de grains, furent dépouillés et égorgés. Préci put gagner la Suisse par le Jura. Lyon devenu Commune-Affranchie se courba sous le marteau de Gouthon et bientôt sous le couperet de Gollot-d'Herbois. Les AustroSardes étaient rejetés de là les Alpes. Mais l'adage Âblatà causa tollitur effectus allait souffrir exception cette fois.

GGVII. Les arrestations. — Premier règne de Desisles. — Brillât-Savarin. — Javogues.

Le peuple restait debout : ses défiances, ses colères, son effervescence, entretenues, attisées par ceux qui leur devaient de gouverner, allaient durer.

Les arrestations, produit de ces défiances, et qui les accrurent, commencèrent. Elles furent moins nombreuses


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(au début) que celles d'Amar et Merlino en avril, mais avaient un autre caractère plus inquiétant. Ce n'était plus d'incivisme que les nouveaux otages étaient accusés vaguement. C'était d'avoir connivé plus ou moins avec les rebelles de Lyon, et leur vie était par là dans un péril prochain.

La Commune imposée par Bassal élait installée le 29 septembre. Le 2 octobre, elle ordonne l'arrestation de deux officiers généraux, MM. de Boban et d'Oraison ; et (sur un arrêté de Bassal et Garnier), celles de Populus, le Constituant, le Président des sections au 9 juillet ; de Duhamel, l'ex-procureur syndic du Directoire ; de trois prêtres, Barquet l'orateur du 30 juin, Loup, Auger; de huit juges ou hommes de loi.

Trois jours après, Gauthier demande que le prêtre Auger, malade, soit seulement détenu chez lui. — « Si vous n'en jugez pas ainsi, écrit cet homme qui commande une armée à la Commune de Bourg, je vous invite à m'en donner les motifs incessamment »...

Incessamment on lui répond que — « Si on écoutait son bon coeur, il faudrait élargir tous les détenus. Et les patriotes échappés à la rage de l'aristocratie deviendraient ses victimes »...

Et, le même jour, on lui répond encore d'autre façon, en portant sur une première liste de 84 suspects à désarmer (provisoirement), son neveu — un blessé de Famars, le général de brigade Gauthier-Murnan, appelé aussi Gauthier-Cincinnatus de ce que, compagnon do Lafayette aux Etats-Unis, il est décoré de l'ordre républicain !

Le secret de ces impertinences inouïes, n'est-ce pas que Desisles, en correspondance avec l'autre comédien Collotd'Herbois, savait Gauthier dénoncé et comptait sur sa disgrâce ?


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Je vois pendant la première quinzaine d'octobre incarcérer douze de ces suspects.

Pendant la seconde soixante-trois seront emprisonnés sous l'influence des sinistres nouvelles arrivant de Pari?.

Le 16, Marie-Antoinette avait expié, sur l'échafaud où elle avait conduit Louis XVI, des fautes qu'on ne conteste plus et que son procès et sa mort rachètent. Ici on emprisonne des femmes nobles, une est soeur d'émigré, l'autre est accusée « d'agiotage et de mauvaise correspondance ».

Le 24, commence le procès de quarante-quatre députés girondins déclarés traîtres à la patrie. Le 30, vingt-un périrent. Et Carra (l'auteur du 10 août accusé de royalisme !) eut l'honneur de partager la mort de Vergniaud et de Brissot. — Le 26, pris d'une sombre émulation, le Comité de surveillance départemental de l'Ain (dont Desisles s'est fait président, avec Rollet, Baron, Convers, Alban, etc., pour assesseurs), incarcère, lui; quarante et une personnes accusées de fédéralisme. Vingt autres avaient été emprisonnées le 24, dont trois membres du Directoire girondin, Grumet, Balleydier et Vuy.

A la fin du mois, le Directoire jacobin trouve à propos d'informer ses ressortissants qu'on lui a annoncé « le projet infernal de nous affamer en livrant aux bestiaux les grains de première nécessité », il menace ses auteurs « s'ils existent du glaive de la loi » ; rassurant ceux qui s'alarment « du défaut des subsistances» ; les invitant toutefois à mêler du seigle au blé dans leur pain « à l'imitation de nos frères des campagnes qui le font et se portent bien ».

Pour nous rassurer aussi sans doute, on ordonnait ici le 22, la fermeture générale des magasins, les marchands contrevenant à la loi contre les accapareurs.

Le 28, la Commune voulant, pour le service de la Poste, distinguer Bourg de Bourg-sur-mer, et trouvant Bourg-


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en-Bresse entaché de féodalité, le baptisa Bourg-Régénéré. Elle avait changé les noms de nos vieilles rues. La place d'Armes était la place Marat : au centre, Desisles, maire, élevait (avec les matériaux d'un édicule dédié par M. de Montrevel à ses amis dans les jardins de Challes), un cénotaphe à l'Ami du Peuple; les inscriptions rappelaient, pour l'expier, l'outrage fait là à Marat par les Plumets rouges, le soir de leur entrée à Bourg.

Desisles préparait là sa fête du 10 novembre. Cependant les sans-culottes des campagnes rivalisaient de sottise avec ceux des villes. Ceux de Montrevel dévastant le château de Loriol y trouvèrent une réduction en marbre du Louis XIV de la place des Victoires, ils la détruisirent — et un Condé de bronze, ils l'apportèrent à Bourg : il va figurer à notre fêle. (Ceux de Marboz, eux, nous amenèrent le même jour, 6, quatorze paysans et vingt-cinq paysannes «fanatiques », nous les mîmes dans le couvent de Sainte-Glaire changé en prison.)

Le 10, au lendemain de l'abjuration deGobel, évêquede Paris à la barre de la Convention, la veille de l'intronisation de la Raison à Notre-Dame, nous eûmes ici notre première sans-culottide. Elle commença a à l'aurore ». Le cortège bizarre, conduit triomphalement par Desisles, partit de l'Hôtel-de-Ville, traînant un char entouré de cent jeunes filles », couronnées de chêne ; sur le char étaient « cinq vieillards entrelacés, soutenus par quinze vierges nubiles les réchauffant de la pureté de leur haleine ». Puis venait une charrue sur laquelle « un brave agriculteur assis semblait faire entr'ouvrir le sein de la mère féconde qui nous nourrit». — Puis, « enchaîné, le monstre du fédéralisme », avec deux figures (l'une voulait être le portrait de Duhamel, l'autre celui de Grumet) : il était couvert « des débris d'une robe de procureur ». On


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le brûla sur la place de la Fédération (place Grenelte), dans un feu fait de vieux terriers et autres « restes impurs de la féodalité ».

Derrière le Fédéralisme venait « le petit Gondé de bronze, traîné sur une claie et salissant la boue ».

Sur la place Jemmapes (du Greffe), Desislesharangua les enfants « seule consolation des âmes pures ». Sur la place Marat (d'Armes), il fit l'oraison funèbre de Marat. Les femmes patriotes déposèrent leurs guirlandes à la grille entourant l'obélisque expiatoire. Puis on s'achemina vers Brou où Desisles « donna un baiser à un vieillard, à une jeune fille, à un défenseur de la Patrie. Ensuite de quoi on dîna, chaque patriote ayant apporté son dîner »... Le repas s'est passé avec joie, sans ivresse. Une carmagnole dansée par l'assistance prolongea la fête jusqu'à la nuit, où le canon annonça le départ— sans ivresse, dit le procès-verbal naïf. Un témoin me dit qu'à part la danse finale, si la fête pécha, ce fut par trop de gravité sombre.

Desisles se montra ce jour-là le comédien qu'il était, soit sur la place décorée par lui du nom assez beau de Jemmapes ; soit dans la magnifique église dépouillée de ses bronzes par un prêtre girondin, sauvée de la destruclion par un montagnard : l'homme de théâtre n'avait garde d'en chasser les ombres royales ; il les voulait pour témoins, il voulait leur toit et leurs tombes pour abri et pour décor de son triomphe. Il avait du goût.

Mais au lendemain il laissait voir la jalousie d'un cabotin. Le fédéralisme n'était pas bien mort, il le découvre et le poursuit, sait-on où ? Notre petit théâtre était, contre l'habitude, ouvert depuis dix mois. Or, son directeur Jouffroy avait été secrétaire du club modéré. « Et le rassemblement qui se faisait là n'était que du reste des Fédé-


i6 ANNALES DE L'AIN.

ralisles, non encore incarcérés » (Reg. munie). Le Conseil ordonna donc au Directeur de lui apporter les clefs de la salle et de quitter la ville, à peine d'être déclaré suspect.

Desisles devinait-il que ses représentations à lui ne dureraient pas dix mois ?

Si à Marboz, à Montrevel, on suivait l'inpulsion ici donnée, il n'en était pas de même partout. Aux premiers jours de novembre, Montluel avait ouvertement résisté aux sommations d'Alban, de Rollet, de Baron envoyés d'ici pour arrêter le montagnard modéré Segaud qui conduisait le District. On le lit cacher et on députa à Lyon, aux Conventionnels régnants, pour le faire amnistier.

Voici que le 11, au lendemain de son triomphe, Desisles apprend des nouvelles désolantes de Belley. Ils avaient là un homme d'esprit, de ressources (qui nous manquait bien ici depuis l'éloignement de Gauthier), ce Brillât-Savarin qui avait plus de souplesse que Gauthier. Expulsé de la Mairie par Prost, le 11 octobre, il partit pour Dole et se présenta chez le Conventionnel; il y avait là une femme. Brillât fut pris en gré par la citoyenne Prost pour sa jeunesse, sa bonne mine, son violon et sa voix. Il fit beaucoup de musique avec Mme Prost et revint à Belley muni d'un décret de la Convention qui le réintégrait lui et son parti et de plus ordonnait l'arrestation des meneurs jacobins (dont la probité était soupçonnée). Il a raconté tout cela comme il sait faire dans son charmant livre.

D'instinct on professait à l'Hôtel-de-Ville de Bourg la doctrine proclamée si hautement par Robespierre dans la discussion sur l'établissement du Gouvernement révolutionnaire (le 18). « Nous fondons la République ; quiconque nous attaque est un traître. Toute opposition est une calomnie, une intrigue, ou un crime ». Elle nous étonne, mais,


LA BRESSE ET LÉ BtïGEY. Î7

hélas ! tous les hommes médiocres arrivés au Bouvoirj et quelques hommes de génie la partagent au fond...

Montluel, Belley enrayaient sur la pente que nous descendions ici avec une rapidité vertigineuse. La réintégration de Brillât fit chez nous l'effet d'un coup de tonnerre tombant très près, qui est un avertissement et une menace.

a Réfléchissant, dit le Registre de la Commune (12 novembre) qu'il serait dangereux que les détenus reprissent la place des Sans-culottes... Ne préjugeant rien sur le décret de la Convention, convaincu qu'elle l'a rendu avec connaissance de cause, que sa religion néanmoins peut avoir été surprise », on députe à Belley Desisles, maire, Alban, premier officier municipal, « pour juger, dans l'intimité de leur conscience, qui sont les vrais patriotes des Jacobins détenus et de ceux qui les ont fait arrêter... et pour éclairer la Convention... »

Desisles part; le Conseil rouvre le théâtre ; c'est donc bien l'ex-cabotin qui l'avait fermé. Le Directeur soumettra au Conseil les pièces qu'il jouera. La vieille censure préventive, l'arbitraire monarchique, ressuscite du fait du Conseil municipal jacobin. Les Sans-culottes font la planche à l'Empire. 1793 prépare 1803.

Le voyage de nos deux délégués à Belley paraît avoir été sans résultats immédiats. Notre députation à Paris était pour quelque chose dans le décret qui avait réintégré Brillât.

Desisles avisa à prendre sa revanche. Ce qui s'était passé ici le 5 septembre nous a montré ses relations avec la Commune de Paris. Ce qui va suivre prouve qu'il avait l'oreille du triumvirat régnant à Commune-Affranchie. Couthon avait laissé la ville condamnée aux soins du comédien Gollot-d'Herbois, du moine Fouché et de l'huis1886.

l'huis1886. livraison. 2


18 ANNALES DE L'AIN.

sier Javogues. Le dernier était de notre pays, le premier avait pu connaître Desisles sur les planches.

Avant d'aller plus loin, j'ai une question à examiner : Est-ce Bassal, Garnier, Prost qui ont les départements de l'Est, nommément le Jura et l'Ain ? Ou Reverchon qui a l'Ain et Saône-et-Loire ? Ou Petit-Jean qui a le Mont-Blanc l'Isère et l'Ain ? Ou les trois (ou quatre) maîtres de Lyon ? Personne ne le sait bien, pas même eux.

Tous font ici, au même temps, acte de gouvernement; cela est certain , et cela va directement contre tel décret de la Convention, tel arrêté du Comité de Salut public (que M. Taine cite les croyant bien irréfragables). « Au député en mission, il est prescrit de se conformer aux arrêtés du Comité de salut... sa circonscription est rigoureusement limitée... Il est réputé sans pouvoir dans les autres départements (III. 255). »

Autant de prescriptions dont chez nous il n'a pas été tenu compte. Les proconsuls auxquels Lyon est livré exercent de fait tous les pouvoirs dans l'Ain. L'Ain est en outre de la circonscription de Prost, de celle de Reverchon, de celle de Petit-Jean. Javogues qui au plus a qualité pour rechercher chez nous les complices de la rébellion lyonnaise, empiète de toutes les façons, nous réglemente en maître sans ordre du Comité de salut, encore moins de la Convention. Albitte ira jusqu'à désobéir formellement à celle-ci. On va proclamer le Gouvernement Révolutionnaire pour donner toute force au Pouvoir Central, pour en finir avec l'anarchie. Puis les agents de ce Pouvoir la refont.

L'autorité des hommes effrayants auxquels on a donné Lyon à détruire s'étend-elle à l'Ain ? Et dans quelle mesure? Ce qui est sûr, c'est qu'on reçut à Bourg-régénéré, le


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12 novembre, cet arrêté les commettant tous trois, signé du seul Javogues:

« Les représentants envoyés près l'armée des Alpes, et dans différents départements,

« Informés que l'Ain, par suite du fédéralisme ourdi avec les administrateurs du Jura et de Rhône-et-Loire, avait fait scission d'avec la République... que dans tous les temps les nobles et prêtres réfractaires ont travaillé les habitants des' campagnes pour les engager à porter les armes contre leur patrie, etc., arrêtent :

« Les citoyens Rollet-dit-Marat, Baron-dit-Chalier, administrateurs du département de l'Ain, sont nommés commissaires pour faire les arrestations, poser les scellés, séquestrer les biens de toute personne ayant pris part à la rébellion de Lyon, et depuis le commencement de la Révolution ayant donné des preuves d'incivisme.. Ils sont autorisés à requérir la force, et les municipalités sont tenues d'obéir...

« Fait en commission à Commune-Affranchie....

« Les Représentants du peuple, Claude Javogues ».

Javogues était toujours ivre, selon Debost : disons quelquefois; par exemple quand il a rédigé cette pièce étonnante ; Fouché lettré ne l'aura pas lue. Elle n'en livrait pas moins le département de l'Ain, corps et biens, à Desisles et à ses deux auxiliaires les plus ardents. Javogues complétait là ce que Bassal avait ébauché.

Trois jours après le Directoire de l'Ain mettait sous le séquestre jusqu'à la paix les biens des suspects...


20 ANNALES DE L*AIN.

CCVm. Désistes attaqué par Gauthier appelle Javoguea. — Rupture des Enragés et des Modérés. — L'armée révolutionnaire à Bourg.

Cela allait vite et devait aller loin. Les Représentants de l'Ain à la Convention crurent devoir intervenir. Le Comité central de surveillance venait de faire arrêter ChevrierCorcelles, « commandant de la cavalerie au Jura », et cinq autres officiers du détachement. Son registre, peu pratiqué depuis qu'il fut clos, mentionne après ces arrestations du 28 novembre, des lettres de Reverchon, Gauthier, Deydier du même jour et résume ainsi l'opinion de nos députés sur ce qui se passe ici : « Gauthier, Deydier se plaignent hautement... Merlino et Jagot paraissent incertains »...

Les lettres probantes sont jointes, à l'appui. Reverchon avait constitué le Comité (le 26 octobre). C'est pourquoi il intervient. « Vous continuez à faire de votre Comité un Comité central du département, la Convention a désapprouvé l'établissement des Comités centraux... Chaque Comité a les mêmes droits... Vous continuez de cumuler les fonctions d'administrateur ou d'officier municipal avec celles de membre du Comité de surveillance... La Convention a aussi déclaré très positivement qu'il y a incompatibilité »... Deydier dit de même, de plus « qu'on met le pays en combustion ». Gauthier se plaint de ses détracteurs : on l'a dénoncé au Comité comme soutenant les fédéralistes !...

Desisles, Rollet, Baron, atteints, déclarés cumulards, se retirent du Comité pour la forme. Mais ils font mander par Baron à Javogues qu'ils continueront les arrestations en vertu de la commission par lui donnée à eux. Avant de


LA BBESSE ET LE BUGEY. 2i

dire leur retour offensif en décembre, il faut revenir et préciser la situation de nos Représentants (militants).

Gauthier était revenu de Lyon à Paris comme on l'a vu. Il avait fait là un premier rapport sur la grosse affaire qu'il avait tant contribué à amener à fin. La grandeur du service rendu par lui était appréciée aux Comités, et par Robespierre avec qui Gauthier était lié. Et bien que le rapport du représentant de l'Ain eût été taxé de modcrantisme par Collot-d'Herbois, sa position à la Convention n'en était pas diminuée.

Deydier suivait ordinairement Gauthier. Merlino, lyonnais d'origine, ayant à le faire oublier, se séparait d'eux souvent pour voter avec Jagot. Grégoire Jagot, le Nantuatien, girondin, en 1792 (Michelet, XY. p. 41), venu à résipiscence, avait dicté sans nul doute l'arrêté du District de Nantua qui désorganisa chez nous la sécession girondine. Il venait d'entrer au Comité de sûreté générale, c'est à-dire au Gouvernement, il y était chargé de la correspon dance. (Royer, signataire de la protestation des 73 contre le 31 mai était en prison.)

Des quatre premiers qui avaient donné, le 21 janvier, le gage qu'on sait, à la Révolution, deux inclinaient d'ordinaire aux rigueurs, deux n'en avaient pas le goût.

Gauthier et Deydier les jugeaient chez nous nuisibles Lyon une fois pris ; les blâmaient ; Merlino et Jagot ne les estimaient pas nécessaires dans l'Ain. Merlino avait prodigué les arrestations préventives, peu inquiétantes relativement, de contre-révolutionnaires patents; mais celles qu'on venait de faire, et que Rollet et Baron parlaient de continuer, tombaient en majeure part sur des gens fédéralistes plus ou moins, républicains dès lors quoi qu'on pût dire, menacés néanmoins dans leur vie.


22 ANNALES DE L'AIN.

S'il était bon à quelque chose de juger ici, on ne pourrait que déférer au jugement de ces quatre hommes politiques, si autorisés, nullement suspects de complaisance pour la Contre-Révolution et connaissant bien leur pays. Pas plus qu'eux alors, nous ne voyons aujourd'hui d'urgence à des mesures qui en promettaient d'autres plus acerbes — que sans nul inconvénient Dubois-Crancé épargnait à son Isère, notre voisine, aussi fédéraliste que nous — que Robert Lindet, rapporteur du procès de Louis XVI, assis au Comité de Salut public avec Robespierre, épargnait à ce foyer même du fédéralisme, la Normandie. (La fille du régicide, mariée chez nous, bien belle, bien distinguée, ne désavouant guères les actes de son père, m'a un jour rappelé celui-là avec une fierté charmante.)

Entre nos quatre Montagnards et les Jacobins de Bourg, il y avait donc une distance qu'on entrevoit à présent, celle-là même qui sépare aux Tuileries les Modérés des Enragés: un Carnot, un Robert Lindet, d'un Hébert et d'un Chaumette.

Auquel des deux partis le décret du 4 décembre instituant le Gouvernement révolutionnaire donna-t-il gain de cause ? Il suspendait la nouvelle Constitution jusqu'à la paix. Il mettait en pratique la doctrine de Coulhon : « Toute élection doit venir de la Convention, non du peuple ». Il conférait au Tribunal révolutionnaire la tâche d'appliquer celle de Robespierre : « Toute opposition est un crime ». Il ôtait ses droits politiques au Département fait de gens considérables et peu souples pour les conférer au District fait de gens de peu et agenouillés. Le Procureur-syndic nommé par l'Assemblée était remplacé par un Agent-national, etc., etc. « Le pouvoir était désormais délégué de haut en bas, non plus de bas en haut. Au lieu de


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soumettre le Gouvernement au Peuple, il soumettait le Peuple au Gouvernement» (Taine). La Royauté absolue était refaite, conduite par le Comité de Salut public au lieu et place du Conseil du Roi.

Les Violents pour sûr n'y virent que leur situation garantie pour le lendemain, « jusqu'à la Paix » ; et que la suspension de cette Constitution de 1793 menaçant de les soumettre journellement au verdict, au caprice de la multitude souffrante, donc mécontente...

Desisles, maire imposé (ne l'oublions point) par Bassal et Garnier, se sentit maire perpétuel. Il ne ménagea plus rien. Il voyait Gauthier, Deydier hostiles ; Merlino, Jagot lui-même refusant d'approuver. Il comprit qu'il y avait dans le blâme des premiers un danger pour lui, et que l'indécision des seconds ne l'aiderait pas à s'en tirer. Il crut bien faire de mettre de son côté un fait accompli.

Javogues était à Mâcon avec l'Armée révolutionnaire recrutée fraîchement dans les faubourgs de Paris. Il venait de faire afficher deux arrêtés (5 et 6 décembre) ordonnant la transformation des églises en temples de la Raison et la démolition des châteaux dans Saône-et-Loire et dans l'Ain. Le 8, il est vrai, Robespierre faisait rendre le décret « défendant toutes violences et mesures contraires à la liberté des cultes », (il ne pourra longtemps ou ne voudra le faire observer par ses proconsuls) : ces arrêtés de l'huissier forcené restèrent par suite lettre morte pour un temps. Mais ils garantissaient ses dispositions.

Le 7, Desisles, escorté de Convers et de Juvanon, alla le chercher.

Claude Javogues, né chez nous, à Bellegarde, est l'un de ces hommes assez nombreux qu'on nous emprunta du dehors, en 1792, pour recruter la Convention (Carrât,


24 ANNALES DE L'AIN.

Gouly, Javogues, Goujon, peut-être Reverchon). Il était député de Lyon, fut complice zélé des mitraillades de Collot-d'Herbois, les surpassa à Feurs. Et Goulhon l'a appelé « un Néron ».

Il entra ici le 9 décembre 1793, à la tête de 400 hommes de l'Armée révolutionnaire. Desisles l'avait précédé de quelques heures, il le reçut « en écharpe suivi de la Municipalité » sur cette place d'Armes où, après avoir brûlé Marat en effigie, on lui avait élevé un monument expiatoire. Le Maire imposé fit ensuite, à ses auxiliaires, du balcon de la Mairie, un discours fort pourpensé, fort caressé, et dont tous les mots portent. Citons :

« Soldats révolutionnaires, vos pieds frappent un sol qui fut infecté par le fédéralisme. Des administrateurs perfides, à l'aide des hommes de chicane, ont tout fait pour tromper le Peuple. Ce tombeau atteste la douleur de ce peuple trompé... Dans sa justice ce peuple n'a choisi (choisi est d'une belle audace) pour magistrats que des sans-culottes. La chicane est ou incarcérée, ou fugitive, ou impuissante... Venez achever de détruire les préjugés religieux et aristocratiques.

« Le Modérantismc cherche peut-être à renaître sous une autre forme, que tous ceux qui ne peuvent plus gravir la Montagne révolutionnaire soient atteints. Par là seul nous sauverons la Patrie, etc. »

Gouly nous a gardé cette déclaration de guerre contre les nouveaux Modérés qui ne peuvent plus monter la Montagne, et ces hommes de chicane, deux fois visés. Desisles n'ose pas désigner plus clairement nos quatre Députés ; mais s'il restait ici des amis à Gauthier, assurément ils comprirent.

Javogues répondit le surlendemain, à la Société popu-


LA BRESSE ET LE BUGEY. 25

laire. Il débute par une charge frénétique contre « les fédéralistes, recrutés de tous les grugeurs de l'espèce humaine — prêtres — ci-devant nobles — procureurs — avocats — usuriers — accapareurs — financiers — fripons de négociants en gros et en détail — tous gens voulant massacrer les patriotes — faire subir au peuple le sort des esclaves d'Alger, des nègres d'Afrique»... Il accuse ensuite « les riches, les prétendus propriétaires de réduire le peuple à la misère dans une saison d'abondance (on a vu ce qui en était), de se délecter à la vue du supplice du Peuple tourmenté par la faim... La société ne doit voir en eux que d'exécrables usurpateurs, de cruels vautours qu'il faut retrancher du sol de la liberté... L'énergie des républicains a triomphé de tous les cannibales qui avaient juré leur perte... Il faut que les autres expient leurs forfaits sur la place même où ils ont jare d'exterminer tous les Maratistes. La prospérité publique ne sera consolidée que sur le cadavre dit dernier des honnêtes gens»...

Deux observations. Désistes, marchand-orfèvre, en a aux légistes, à la chicane. Javogues, praticien à Lyon, en a aux fripons de marchands, au négociantisme. — La Révolution du xviii" siècle a été faite par les idées, a-t-on dit : celles du xixe par les appétits. Ni ce discours, ni les hauts-faits qui vont suivre (très logiquement) ne pourront être invoqués à l'appui de cette opinion.

Sauf le mot sur les négociants en détail, en tant qu'il s'appliquait à son commerce d'or et d'argent à bas titre, Desisles acceptait tout de ces doctrines, car il collabora chaudement à leur mise en pratique immédiate. Javogues, « fidèle en toutes ses menaces » comme le Dieu d'Israël ; employa les trois jours qu'il passa ici : 1" à frapper les riches d'une contribution forcée ; Desisles la répartit (il


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en rentra un tiers) ; 2° à décréter la démolition des maisons riches (c'étaient les maisons pauvres, ici fort malsaines qu'il eût fallu démolir en indemnisant les propriétaires) ; 3° à organiser « une Commission populaire » chargée de c retrancher les suspects du sol de la liberté ». Desisles fut président, Alban et Chaigneau assesseurs. Les victimes auraient été désignées d'avance ; on l'a cru du moins ; ( Gouly, Compte-rendu, Gauthier, Défense, le disent tous deux\

L'Armée révolutionnaire, conduite par les officiers municipaux jacobins, s'occupait, elle, pendant ces trois jours, « de visites domiciliaires, enlèvements de métaux, et destruction des signes extérieurs du fanatisme » (Gouly, Compte rendu).

J'ai dans les mains la minute du procès-verbal de sept de ces visites domiciliaires. — Un seul des sept visités fait objection, proteste, refuse de signer. On trouve chez lui 36 livres en argent ; on les échange contre des assignats : plus un moutardier, deux salières, une grande tasse, trois cuillers à soupe, deux fourchettes, le tout en argent ; 120 coupes de blé, 35 livres de chandelle, deux plaques de cheminée fleur-de-lysées. — Quatre donnent leur argenterie et numéraire « au profit de la Nation ». Un des quatre sans mot dire — La citoyenne veuve Quinet, d'une bonne volonté sans exemple, fait don au profit de la Piépublique d'un gobelet, dix couverts complets, deux cuillers à ragoûts. C'est l'aïeule du grand écrivain et la veuve du Maire qui a proclamé ici la République en 1792. — Ce procès-verbal, conservé à la Mairie, est cotén" 37.

Mais le jour même du 9 décembre où Javogues arrivait à Bourg, Gouly partait de Paris pour notre ville, chargé par la Convention d'organiser dans l'Ain le Gouvernement


LA BRESSE ET LE BUGÉY. 27

révolutionnaire décrété par elle le 4 ; et pour ce faire « revêtu de pouvoirs illimités ». (Compte rendu à la Convention nationale et au peuple souverain par Benoît Gouly, représentant du peuple, un vol. in-12, de 411 pages, sans date ni nom d'imprimeur.)

CCIX. Gouly à Bourg.

Des pouvoirs illimités ! Ce qu'en un temps pareil ces mots-là impliquaient, on le voit de reste. Ce qu'ils eussent remué de craintes et d'espoirs dans une situation ordinaire, on le sent bien. Ce qu'ils durent faire de nous, en l'état où nous étions, je renonce à le dire.

Cette arrivée d'un nouveau dictateur (le 12, à trois heures) fut un coup de théâtre, s'il en fut jamais. Il faut tout d'abord montrer ce qui le rendit possible et ce qui le détermina.

Ce qui le rendit possible, ce fut une évolution récente de Robespierre. L'homme de gouvernement chez lui se retrouvait quand l'homme de parti le laissait faire. Un peu avant la fin de novembre, il en était venu à déclarer que « l'athéisme est aristocratique », chose contestable ; et que celui « qui veut empêcher les prêtres de dire la messe est plus fanatique que celui qui la dit » ; chose parfaitement vraie. Par là, il rompait avec Hébert, Chaumelte, la Commune de Paris. Il allait faire arrêter Yincent ministre d'Hébert, Ronsin son général et l'exécuteur des mitraillades de Lyon. Il allait (un peu après), faire rappeler Javogues pour un discours rééditant celui qu'on vient de lire dans un club de Commune-Affranchie. Desisles, « le


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chef de la faction hébertiste dans l'Ain », (Compte rendu, p. 271); Desisles, pourvoyeur de Javogues; n'était l'homme de Robespierre à aucun degré. Gouly était cet homme bien plus qu'on n'a dit.

Ce qui détermina la péripétie, c'est l'intervention des représentants de l'Ain : après ce qu'on a vu plus haut de leurs dispositions elle n'a pas besoin d'être prouvée. Elle l'est par le choix d'un député natif de Bourg; par les bons rapports de Gauthier avec ce député, qui est arrivé ici avec des notes de lui (Compte rendu, p. 393) ; enfin par ces deux lignes décisives de Gouly lui-même. « Jagot (on se rappelle qu'il est membre du Comité de surveillance générale, c'est-à-dire en fait du gouvernement), Jagot me proposa celte mission que je n'ai pas demandée, et me détermina à l'accepter »... Le plus avancé de nos représentants comprenait donc bien que ce qui se passait chez nous depuis deux mois n'était pas tolérable ; son sentiment nous est établi deux fois : 1° par son refus d'approuver ce qui se passait chez nous depuis deux mois ; 2° par le choix qu'il fait, en connaissance de cause, d'un homme comme Gouly pour y remédier.

Benoît Gouly, chargé d'établir dans l'Ain le Gouvernement révolutionnaire, était né à Bourg, vers 1753, d'un père chaudronnier. Ce pays-ci presque sans communications, dépourvu de toute activité industrielle ou commerciale, prenait quelque part à l'essor colonial de la France au xvin" siècle. Parmi les hommes qui marqueront chez nous à ce moment même, deux commencent leur fortune à l'Ile-de-France et un cherche la sienne à Saint-Domingue. Ce dernier est Félicité Sonthonax, premier émancipateur d'Haïti. Les deux premiers sont Goujon dont on reparlera plus loin, et Gouly. Celui-ci parti de Bourg avant seize


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ans, ayant étudié la chirurgie, alla l'exercer « aux Isles » ou aux Indes, comme il dit indifféremment. Il fît là-bas quelque fortune. Il était intelligent, parlait avec facilité. L'Ile-de-France le nomma successivement administrateur, député à l'Assemblée coloniale, puis à la Convention. Pris et dépouillé parles Anglais en revenant en France, il avait pu cependant débarquer à La Rochelle, le 16 septembre 1793, avait pris séance aux Tuileries le 6 octobre, sur la Montagne, non sans avoir mis sa signature au décret condamnant Louis XVI.

Le Gouvernement révolutionnaire que Gouly venait organiser dans l'Ain, j'ai préféré le dire ici, licenciait les armées révolutionnaires des provinces instruments que la Convention ne gouvernait plus guères, supprimait les Commissions révolutionnaires tout aux services des passions locales ; défendait les coalitions entre les clubs, etc. (v. Gauthier, Défense).

Il voulait, répétons-le, faire l'ordre, un ordre despotique, à la place des anarchies locales dont notre pays donnait à ce moment même un si étrange spécimen.

Où en étaient ici les choses? Gouly lui-même va nous l'apprendre. Il écrit le 13 décembre au Comité de Salut public :

« Hier, à 3 heures, j'arrivai à Bourg... Cette Commune était dans la plus grande agitation en raison d'une Commission populaire qu'allait établir Javogues, des visites domiciliaires et enlèvements de métaux faits par l'Armée révolutionnaire, et de la destruction des signes extérieurs du fanatisme. Mon collègue Javogues m'annonça qu'il serait déjà parti pour Commune-affranchie, si la Commission avait été organisée, que j'achèverais celte opération qu'il croyait nécessaire.


30 ANNALES DE L'AIN.

« Je réponds que les Représentants, dans les départements qui ne sont pas et n'ont pas été en rébellion, ne pouvaient constituer un pareil établissement d'autorité privée ». (Compte rendu, p. il.)

Ces premiers mots échangés entre les deux hommes accusent leur dissentiment.

Pendant cette conférence significative, on battait la générale dans les rues. « Les citoyens en très grand nombre, les hussards de la garnison, réunis sur la Place, disaient qu'ils allaient attendre hors de la Commune, l'Armée révolutionnaire ; les citoyens pour reprendre les métaux d'or et d'argent enlevés les deux jours précédents de l'ordre de Javogues ; les hussards pour reprendre trois des leurs qu'on emmenait à Lyon (après quelque querelle entre les deux troupes?). Les officiers municipaux voulant intervenir étaient désobéis et plusieurs menacés »... (Compte rendu, 63.)

Gouly donna ordre au commandant des hussards de consigner ses soldats ; descendit sur la Place, harangua le Peuple, somma la Garde nationale de protéger l'ordre, d'empêcher que l'Armée révolutionnaire fût insultée; mais il « renvoya celle-ci, et suspendit l'établissement de la Commission populaire »...

« Le calme rétabli », le Représentant déclara le Comité de surveillance départemental (contre lequel Gauthier et Deydier récriminaient tout à l'heure) supprimé de fait par le décret du 4 instituant le Gouvernement révolutionnaire, proclama et afficha le décret le lendemain — et « après avoir consulté la Société populaire et toutes les autorités constituées », organisa un Comité de surveillance communal ; « fit passer au scrutin épuratoire le District, la Commune, puis la Société populaire elle-même».


LA BRESSE ET LE BUGEY. 31

Il fît élargir ensuite « quelques républicains opprimés. Beaucoup de détenus le sont, écrit-il le 17 au Comité de sûreté générale, par suite de petites passions... Je verrai tout cela au clair... Le modérantisme, le fanatisme dominent dans cette commune et les circonvoisines. Je viendrai àbout de les abattre sans violences,ni commotion... Il faut laisser rasseoir les esprits... pour éviter dans un département si voisin du Jura une nouvelle Vendée ». (Conférer pages 11, 12, 13 du Compte rendu, les lettres à la Convention, et aux Comités.)

Dans les Conseils épurés de Gouly, les classes populaires restent en énorme majorité. Cependant au District, Bourg est représenté par le médecin le plus estimé de la ville, Vernandois ; Coligny, Meillonnas par deux notaires : RolletMarat est là Agent national. A la Commune, les cabaretiers et aubergistes sont bien nombreux ; il y a deux bourgeois ; un confiseur est Agent national. Alban est maire. Desisles avait été attaqué le 15 au club par le prêtre abdicataire Peysson ; on lui reproebait ses précédents fédéralistes, puis d'avoir vendu de l'or de Manbeim pour de l'or véritable, condamné pour ce fait, il avait incarcéré récemment le Juge de paix qui avait prononcé la condamnation. Gouly le mit au Directoire départemental, mais plaça au Comité de surveillance Convers son ennemi, flanqué là de trois bourgeois...

Les élargissements ordonnés par Gouly sont peu nombreux, concernent des gens inoffensifs et sont répartis entre Bourg, Chalamont, Pont-de-Veyle et Cuisiat. Ils causèrent une grande émotion dans les prisons. Une pétition des détenus le traite « d'ange tutélaire ». C'était prématuré et imprudent. On donnait là à ses adversaires (il en eut tout de suite) une arme formidable contre lui. D'ailleurs, cet


32 ANNALES DE L'AIN.

ange signe : « Je suis de Marat le frère », une lettre de la Correspondance du Département où il ordonne la restitution des métaux non emportés tous par l'Armée révolutionnaire, et restant dans les armoires de la Mairie (en compagnie des couronnes d'or de la Vierge noire et de l'argenterie de Notre-Dame qu'il fait peser et évaluer).

Un dernier arrêté du 17, non le moins important, « considérant que les deux sections de Bourg ont cessé de se réunir par suite de haines personnelles ; que le seul moyen de détruire le fanatisme est de réunir le plus souvent possible les citoyens, aux fins de les instruire, etc., arrêtons que la Commune de Bourg est divisée en trois sections qui se réuniront le 5 et le 10 de chaque décade. Nous verrons tout à l'heure Desisles, Rollel, etc., refuser d'exécuter cette mesure créant une concurrence active à la Société populaire et même au Conseil de la Commune.

Gouly, Desisles savaient ce qu'ils faisaient. Nous avons vu à Lyon, nous verrons à Paris les sections en guerre avec les clubs, avec la commune. Les clubs partout semblables étaient le rendez-vous des politiques de cabaret, remuants, ambitieux, achetant les places à l'enchère. Aux sections les voisins se rencontraient et les petits marchands, après le souper de famille : ceux-là n'ont besoin que de vendre. Les deux sortes de réunions sont antipathiques par tempérament. Et « ceci tuera cela ».

GCX. Gouly à Belley.

Après trois jours passés ici dans une activité fébrile, Gouly partit pour Belley « où on avait failli s'égorger »,


LA BBESSE ET LE BUGEY. 33

écrit-il au Comité de Salut public, cela le 16 décembre, après s'être embrassé le 15. Le Représentant, informé le 17, est le 18 au milieu de la tourmente.

Nous l'avons vu, l'ancien parti autonomiste, devenu girondin, avait fait là ce qu'à Bourg il n'avait pu faire, c'està-dire survécu à sa défaite à Paris et à Lyon. Il le devait à ce qu'il avait des racines plus profondes en Bugey qu'ailleurs, à la valeur personnelle et à la popularité de l'homme qui le conduisait, au peu de mérite de ses adversaires. La Commune girondine venue à résipiscence à propos, réinstallée au commencement de novembre, tenait tête aux Jacobins, « leur opposant des résolutions et adresses insidieuses, respirant le fédéralisme et le modérantisme », dit Gouly (p. 90) nullement indulgent pour ces adversaires-là. D'ailleurs, il écrit très bien de Belley des meneurs jacobins : « Quelques hommes ont commis de grandes irrégularités, des actes arbitraires qu'il est de mon devoir de punir. Des patriotes ardents, ou passant pour tels, sont gravement inculpés, un surtout : il a fait arrêter tous les citoyens avec lesquels il a eu des affaires; les témoins dans un procès qui lui fut intenté ; ceux qui ont déposé contre Vettard-Piot son ami» (p. 19, 20). Il désigne là Bonnet ; il le qualifie ailleurs de « chef des Hébertistes de Belley, de scélérat» (p. 387, 388, en note). Et un document thermidorien le nommera Bonnet « l'anthropophage ». (Javogues, on l'a vu, appelle les propriétaires « cannibales ». C'est la langue d'alors.) La lutte entre les partis dura tout le mois de novembre et une part du suivant. Brillai-Savarin dut quitter la place et se réfugier en Suisse. Des faits qui hâtèrent le départ de Gouly pour Belley, voici ce qui nous est dit au Compte rendu, un peu trop sommairement :

1886. ire livraison. 3


34 ANNALES DE L*AIN.

« Les troubles qui agitent depuis si longtemps Belley se sont renouvelés au point de faire craindre que les habitants ne prissent les armes les uns contre les autres... Une délibération de la Commune provoquant des adhésions à une réconciliation (faite le 15) a amené \}e 17) des protestations de la Société des Sans-culottes... On a failli s'égorger »...

Gouly, arrivant le 19, mande le tout au Comité de Salut public. Sans plus attendre ni examiner, il accuse « les Messieurs, ainsi que les ci-devant privilégiés de mettre le District en combustion » et ajoute que déjà « tous sont arrêtés. Jo les mets hors d'état do nuire au projet que j'a dé tout renouveler... La besogne faite, ceux qui se seront bien conduits seront mis en liberté, les autres casemates jusqu'à la paix i ...

L'arrêté du même jour porte : « Sans exception, les cidevant nobles, prêtres, ex-prêtres non mariés seront dans 24 heures mis en arrestation... dans une maison sûre dont la garde sera confiée à vingt Sans-Culottes ».

Gouly devance là Àlbitte. Il diffère de lui en ce que, le même jour, il fait arrêter aussi les sept principaux meneurs jacobins de Belley; au dire de la Société des Ursules courroucée « les plus ardents partisans de la liberté». (Compte rendu, p. 360.)

Un des sept meneurs est Manjot, curé constitutionnel et président du Comité de surveillance de Ceyzérieu. En cette double qualité, il avait fait emprisonner sa bellesoeur « pour n'avoir pas voulu continuer l'exercice extérieur du culte catholique ». Nous avions en 89 un clergé patriote. L'Assemblée nationale voulut en faire un clergé constitutionnel. Il restait à trouver un clergé tolérant. Il est difficile, sinon impossible à des théologiens de ne pas


LA BRESSE Et LE BUGEY. §5

damner leurs adversaires. Les lois ici ne peuvent à peu près rien sur la nature des choses.

Gouly, « attendu que la liberté des cultes est assurée à tous les citoyens français », élargit la citoyenne Manjot incarcérée par un curé jacobin parce qu'elle n'assistait pas à sa messe !

Puis, à onze jours de là, ayant réfléchi peut-être sur ce fait bizarre, craignant que les Cours d'église ne revivent dans les campagnes sous cette forme sommaire, il prit son arrêté du 21 : « Considérant que la majeure part des municipalités des campagnes ont été formées par l'intrigue, que tous les anciens privilégiés, prêtres et hommes de loi qui se sont mis à leur tête... convaincu par les plaintes... appuyées de pièces probantes... que beaucoup de cultivateurs sont détenus par suite de haine personnelle. .. arrête : Toutes les municipalités du district de Belley seront renouvelées. Il ne pourra y être nommé ni prêtres, ni nobles, ni hommes de loi », etc. (p. 91).

Dans l'un des premiers tomes de ses Origines de la France contemporaine, M. Taine nous montre « le curé exclu de la Municipalité par la loi » dès 1791. On voit ce qu'en fait il en était chez nous à la fin de 1793. La confusion des deux pouvoirs n'est pas spéciale au district de Belley. Un curé-maire de Dommartin en Bresse, Bertrand, pose seize questions relatives aux attributions des Conseils municipaux au District de Bourg. Celui-ci répond compendieusement, et remercie « le Curé-maire de sa confiance fraternelle ». Grumet, Peysson, Rousselet prêtres distingués ont fait partie, les premiers du Directoire de l'Ain, le dernier de la Commune de Bourg.

Revenons. Le 20, <r la Société des Amis de l'Egalité, séante aux Bernardines, est supprimée. Défense à ses mem-


36 ANNALES DE L'AIN.

bres de se réunir à peine d'être traités comme suspects. La Société des Sans-Culottes, ci-devant aux Ursules, est transférée aux Bernardines.... Brillai-Savarin, Président des Amis de l'Egalité, est destitué, sera arrêté, transférée Bourg »... Un arrêté postérieur de deux jours le traduit au Tribunal révolutionnaire. Bien lui prend d'être en Suisse.

Le 22, « pour punir les célibataires et les riches égoïstes du district de ce qu'ils n'ont pas voulu songer à secourir les veuves et orphelins de nos défenseurs qui ont péri... considérant que dans ce District il n'y a ni cuirs, ni peaux pour faire des souliers à nos soldats, arrête :

« Que vingt personnes dénommées paieront, dans le délai de 24 heures une somme de 64,700 livres. »

Des vingt, neuf sont ex-nobles, un ex-chanoine, les dix autres magistrats, fonctionnaires, bourgeois, marchands. Les plus lourdement frappés sont un ex-noble et un ancien procureur; ils paient chacun 6,000 livres.

Du même 22 : « Aux officiers municipaux du GrandAbbergement. Le fanatisme et Yintrigue troublent votre canton ; vous m'en répondrez personnellement. Si l'ordre n'est rétabli, je ferai punir, comme contre-révolutionnaires, les superstitieux... a

Ne vous pressez pas, lecteurs, de juger Gouly le 22 ; il faudrait vous déjuger le 24.

CCXI. Gouly à Belley. (Suite.)

Ce même 22, travaillant au règlement d'une affaire bizarre arrivée jusqu'à la Convention et dont elle l'a fait juge, d'une querelle entre Siriat, « curé-maire d'Arbigneu », et


LA BRESSE ET LE BDGEY. 37

« petit despote » de sa commune, et lecommandaht de la Garde nationale du District, Carrier, il trouva que Bonnet y était mêlé et eut à examiner à nouveau lés charges pesant sur ce dernier. Il voulut parler à lui. La conversation a été racontée par Bonnet dans une dénonciation au Comité de sûreté générale » du « désorganisaleur du District », adressée à Jagot le lendemain du 9 thermidor.

« Gouly, après m'avoir prodigué, contre sa coutume, des caresses extraordinaires me dit : Connois-tu Robespierre? — Oui, Représentant. — Que penses-tu de lui? — Qu'il paraît s'être bien conduit jusqu'à présent... — Je le regarde comme un homme unique'. — Représentant, si je savois qu'il fût l'homme unique, je partirais demain pour le poignarder ; il n'en faut point dans une République. —- Tu es un entêté. Va répondre aux dénonciations faites contre toi. Je ne te donne qu'une heure. — Je rapportois réponse une heure otdemie après. —Tu m'as trompé d'une demi-heure. "Va t'en. Le lendemain je fus incarcéré ».

Gouly insère la pièce, connue de Jagot, pour la démentir (p. 387, 388). Bonnet s'avantage assurément, mais le colloque reste vraisemblable.

L'arrêté renversant Bonnet est du surlendemain. « Considérant que le citoyen Bonnet est un des auteurs des troubles de Beliey, — qu'il a coopéré aux actes arbitraires du Comité de surveillance dont il s'est fait nommer secrétaire, quoiqu'il fût administrateur du District et directeur de la Poste — qu'il existe des plaintes graves contre la régie des dites postes, consignées au registre de la Municipalité — que Bonnet a signé l'arrêté du Département, les députés des Districts réunis, d'envoyer les suppléants à Bourges — arrête : Le citoyen Bonnet est destitué des trois places qu'il occupe. Il sera mis en arrestation, etc. »


38 ANNALES DE L'AIN.

Un autre arrêté du même jour explique le précédent, en précisant ce que sont ces « actes arbitraires » auxquels Bonnet « a coopéré ».

« Considérant qu'une grande partie des arrestations faites par les Comités de surveillance l'ont été par suite de haines personnelles, sur des propos vagues... Que la plupart des détenus sont des cultivateurs chargés de famille, encore enchaînés dans les liens du fanatisme... que des religieuses ont été entraînées par crainte et séduction à protester contre le serment qu'on leur avait demandé et ont reconnu leur erreur... que quelques ex-nobles jouissent de l'amitié des Sans-Culottes qui les réclament... arrêtons qu'ils seront mis en liberté... »

Sont relaxés sept prêtres — cinq nobles dont deux femmes — six cultivateurs — quatorze religieuses — sept bourgeois dont deux femmes — deux notaires — un officier de santé — un vétéran — un boucher — un cordonnier. Si Gouly avait voulu remplacer les joies de la grande fête chrétienne du 25, interdites, par un équivalent, l'idée serait politique.

Même jour —ce représentant qui, on l'a vu, compte les demi-heures qu'on lui prend, utilise les heures — à l'épuration et renouvellement du Comité de surveillance — de l'administration et directoire du District — du Conseil municipal et de la Mairie - de la Justice de paix. Les listes des nouveaux titulaires contiennent 76 noms. Il y a sur ce nombre 24 médecins, légistes, marchands et bourgeois, soit le tiers du total — 35 industriels et ouvriers — 18 cultivateurs. Dans le Conseil du District il y a 3 ou 4 bourgeois sur 7 conseillers. L'Agent national est Baron-Chalier. Le Maire est un chirurgien, Barquel.Le Juge de paix est Sibuet légiste.

Il y a dans ces faits un enseignement. Il ressort de la


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comparaison de ces deux listes, celle des prisonniers élargis, celle des fonctionnaires renouvelés.

Pour chaude que fût ici la mêlée, il n'y avait pas de scission absolue, complète entre les classes. Dans les prisons, soit dans les partis vaincus, il y a des hommes du petit peuple. Et Gouly a pu appeler, parmi ses fonctionnaires démocratiques, à côté de Baron-Chalier acceptant ce voisinage, de vingt à vingt-quatre bourgeois. Il a pu donner à ceux-ci la Juslice do paix, la Mairie, le District, c'est-à-dire dans les circonstances où l'on était, l'autorité. Ainsi à Belley la querelle des partis n'était pas devenue une guerre sociale. Si les dernières conséquences de nos divisions ont élé épargnées à la petite cité, s'il n'y a pas eu là de sang versé, cette altitude démocratique d'une partie de la bourgeoisie y fut pour quelque chose : elle diminua les défiances et les colères.

Ce milieu relativement sympathique réagit sur Gouly, montagnard sincère et montagnard honnête. Il explique sa conduite si différente à Belley de ce qu'elle sera tout-àl'heure à Gex.

Le 25 décembre n'apporte qu'un décret. C'est de tous ceux de Gouly le plus significatif. Il concerne le .Département tout entier. Ordre est donné de le publier, afficher et exécuter en trois jours. Gouly pressent-il que le temps va lui manquer ?

« Considérant qu'afln de faire respecter la loi, il faut que ceux chargés de l'appliquer n'y donnent pas une extension arbitraire... Arrête : 1° L'exécution des arrêtés du représentant Javogues relatifs au dcmolisscmcnt des maisons de luxe est suspendue... 2° Toute taxe et enlèvement de métaux faits révolutionnairement depuis le 10 décembre seront rendus aux propriétaires dans les 24


40 ANNALES DE L'AIN.

heures. 3° Tout individu, autre que celui désigné comme suspect par la loi du 17 septembre, qui aurait été mis en détention par suite des mesures du Représentant Javogues ou de ses commissaires sera relaxé... 7° La liberté des cultes étant décrétée par la Constitution, il est défendu d'inquiéter qui que ce soit pour ses opinions religieuses »...

Gouly oubliera tôt lui-même l'article 7 de son arrêté du jour de Noël. Si on demandait pourquoi cette dernière disposition fut par lui annexée à d'autres ne l'appelant pas bien rigoureusement, la réponse serait aisée. Au commencement de décembre Robespierre, Danlon, essayaient d'enrayer sur la pente où Ghaumette, Hébert avaient le mois précédent poussé la Convention. Il y avait douze jours, Hébert avait cru devoir déclarer qu'il n'était pas athée. Il y en avait dix, Robespierre avait fait voter un décret protecteur de la liberté des cultes. Les nouvelles de Paris mettaient, en hiver, dix jours pour arriver à Belley. L'article 7 de l'arrêté du 25 est l'écho de ce décret.

Le lendemain 26, Gouly l'appliquait à sa façon. Il élargissait « après information sur leur conduite » quinze exprêtres parmi lesquels un Parrat, un Cullet, un Rubat, les o invitant ou à se marier sous un mois, ou à adopter chacun un enfant d'un malheureux Sans-Culotte, afin de ne plus laisser de doute sur leur amour de la liberté, etc. »... On ne nous dit pas comment ces « ex-prêtres » ainsi mis à l'aise ont opté.

Le même 26, arrestation de Torombert, émule de Bonnet, oppresseur des habitants de Belmont, avant et depuis la Révolution, « un des auteurs des troubles du District, ayant conduit et dirigé les actes illégaux du Comité de surveillance, et donné des notes d'incivisme à ceux qu'il haïssait, et à ceux à qui il devait de l'argent »...


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Les 27 et 28 décembre, trois notables de la Ville « qui n'ont rien fait pour la Révolution » sont déclarés suspects et arrêtés. L'un des trois, J. Tendret « détenu à Communeaffranchie, sera réclamé ». Ce dernier, s'il put être transférée Belley, dut s'en applaudir : il y avait pour lui plus de sécurité là qu'à Lyon. Quatre femmes de la famille de Seyssel « seront mises en arrestation chez elles avec une sentinelle à leurs frais »... La citoyenne Carré sera mise en liberté. Charlotte du Parc, « âgée de dix-sept ans, le sera de même, en considération du grand âge de son aïeule octogénaire qui a besoin d'un de ses enfants pour la servir »...

Gouly arrivé à Belley le 19 en est reparti le 29 décembre. Des actes par lui improvisés en grand nombre pendant ce laps de temps si court, il en est d'énormes ; les uns sont louables, les autres non. Je n'apprécie pas ; tout lecteur sensé peut le faire ici. J'ai songé pour plus d'ordre à ranger en deux catégories les mesures propres à ravir les Jacobins et celles faites pour les exaspérer et pour donner quelque espérance à leurs adversaires. Ce classement même eût confirmé l'idée que Gouly avait un parti pris de bascule, idée discutable tout au moins. Je continuerai à dire les faits dans le désordre bizarre où ils se produisent.

GGXII. Gouly à Gex. — Arrêté oontre les prêtres.

La politique de Gouly à Belley et celle de Gouly à Gex ne se ressemblent pas. S'il n'y a pas, dans la conduite de notre compatriote, un parti pris de bascule, l'homme est


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plus « ondoyant et divers » qu'il n'est ordinaire ; il a une façon de voir aujourd'hui, une autre demain.

Gex toutefois peut bien aussi être différent de Belley intégralement et veut être différemment traité? Cela est supposable encore.

Cette dernière hypothèse me parait la plus vraisemblable. La réaction à Belley est girondine, autant vaut dire républicaine et incroyante. À Gex, elle est ardemment catholique, comme elle l'était (et l'est encore) dans les pays où il y a des protestants. On n'a pas oublié l'exhumation de Chapoulier racontée par le Ministre à la Législative. Créer un parti montagnard non jacobin (je définis ainsi la politique de Gouly) dans un pays où les passions en arrivent là ; c'est impossible. Et on va voir que notre compatriote en jugera ainsi. Et il deviendra âprement révolutionnaire dans un pays qui n'est pas assez révolutionnaire à son gré.

J'explique comme je vois : pour trancher je ne suis pas assez sûr de bien voir.

Gouly traverse Seyssel (où on manque de pain). Il élargit làMonlanier « séduit par une femme (émigrée), à condition qu'il divorcera »...

Il arrive, le 31, à Collonges « gangrené de fanatisme », emprisonne le curé « dangereux, jusqu'à ce qu'il soit marié »...

Il est à Gex le 1" janvier 1794.

Le lendemain 2, il fait arrêter « les prêtres— ex-prêtres non mariés — nobles— ci-devant conseillers — receveurs des deniers nationaux — juges de l'ancien régime— et plus riches négociants —jusqu'à 60 ans . — Cela à la fin de découvrir les complots liberticides à lui dénoncés dans ce canton »... Il cherchera dans le tas ?


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Le même jour il supprime « les moulins, boulangeries, boucheries de l'extrême frontière où s'approvisionne Genève ; il expulsera tout à l'heure les Genevois domiciliés dans le pays, les accusant de favoriser la contrebande ; il désarmera les communes limitrophes de la Suissepour la même raison. ■ . • . ,:

Le 3 janvier 1794 « vu l'incivisme et insatiable cupidité de la majeure partie des habitants, rendant difficile de trouver les sujets nécessaires pour les fonctions publiques; et pour les punir de leur égoïsme et irrespect des lois blessant leurs intérêts (on ne tient compte à Gex du maximum) ; .il supprime le District et le Tribunal de Gex » (joignant ses trois cantons au District de Nantua).

Le même 3, il frappe les riches dé la ville, au nombre de vingt-six, d'une taxe de 60,700 livrés à payer dans les huit jours, à peine d'incarcération et séquestre des; biens. Trois ou quatre sont nobles, autant négociants, quatorze sont ou se disent cultivateurs, le reste notaire, médecin, etc. La taxe est dite levée au profit des veuves, orphelins des soldats morts pour la patrie. Sachons gré de l'intention à Gouly si nous voulons, mais ne demandons pas si cette aumône forcée est arrivée aux destinataires.

De Ferney, où il passe le 5 janvier, le Représentant fait encore arrêter une vingtaine de personnes dans le District, dont plusieurs curés : celui de Ferney, nommé Peron, accusé de provoquer le peuple à la révolte, est traduit au Tribunal révolutionnaire.

Il mé reste à parler de deux mesures graves, l'une dii 1" janvier et datée de Gex, concernant les affaires de Nantua et de Pont-de-Vaux — l'autre du 6, et datée de Ferney, concernant les: affaires de Bourg.

La première est, de toutes ces mesures si hâtées de


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Gouly, celle qui avec la suppression du District de Gex ressemble le plus à un caprice ai irato.

L'idée qu'une autre "Vendée est possible dans l'Ain et s'y prépare au fond des confessionnaux, hante l'imagination de cet homme; (il a vécu plus longtemps à l'Ile-de-France que chez nous). Il l'a communiquée aux deux Comités gouvernants. Elle a dicté le renvoi du curé de Ferney au Tribunal révolutionnaire. Elle avait inspiré quatre jours auparavant cet invraisemblable arrêté :

Considérant que... la malveillance... cherche à soulever un peuple ignorant en effarouchant les consciences afin de susciter encore une guerre civile... Vu le procèsverbal du District de Pont-de-Vaux constatant que dans plusieurs communes, les citoyens fanatisés ont été sur le point de s'armer contre ceux qui ont cédé à l'empire dé la raison .; que des fonctionnaires ont été méconnus et insultés — vu des plaintes portées par l'Agent national près le District de Nantua pour des désordres de même nature... Arrête :

« Les prêtres et les ex-prêtres des Districts de Ponl-deVaux et de Nantua sans exception seront... incarcérés..

« La liberté des cultes étant assurée par la Constitution, il ne doit y en avoir aucun dominant ; en conséquence tout ce qui sert au culte catholique sera enlevé des églises...

« Seront punis de trois ans de fers ceux qui exciteront le moindre trouble en raison des opinions religieuses »...

Le District de Nantua était conduit par un des Sonthonnax qui donna sa démission le lendemain ; découvrant qu'il avait à opter entre deux emplois, et optant pour la place d'officier de sa commune... Le District inséra à son registre l'arrêté de Gouly « considérant que toute adminis-


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tralion devait obéissance non seulement aux lois, mais aux arrêtés des Représentants du peuple ». Il crut devoir ajouter « qu'il ne s'était manifesté aucun trouble riére ce District, sauf la rumeur éclatant à Dortan et ayant déterminé l'arrestation du curé », accusé de fanatiser les femmes.

Je ne vois aux registres de Pont-de-Vaux, trace soit de l'arrêté du 5, soit des troubles qui l'auraient motivé.

Faut-il donc accuser ici l'imagination de Gouly uniquement ? Elle aura été pour quelque chose dans ses appréhensions ; non pour le tout. Quelques faits à peu près de cette date le montrent.

Dès le commencement de novembre 1793, il était survenu à Marboz et à Bény tels incidents ayant amené de nombreuses incarcérations de paysans. « Le fanatisme, nous est-il dit, en est la première cause ». Les inculpés resteront détenus quatre mois.

Le désordre causé à Meximieux, la veille de Noël, par le fanatisme est au comble. Les patriotes sont là les moins nombreux, huit commissaires du District de Monlluel doivent s'y transporter avec la force armée pour arrêter les auteurs de ce désordre.

Le 30 décembre, Bal, maire d'Haulecour, commune du Revermont, fait sonner le tocsin, ameute le village, l'excite à massacrer les Sans-Culottes, en emprisonne quatre. On l'arrête avec trois complices et le curé Branche percevant malgré la suppression du casuel une coupe de blé par chaque décès.

Le même jour 30, Rollel-Marat, l'Agent national, était accueilli dans une autre commune du Revermont, voisine de Bourg, à Geyzériat « par une émeute causée par le fanatisme ». Huit femmes sortant de vêpres le poursuivent,


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brisent sa voiture à coups de pierres. Le maire voulant le proléger est souffleté. On arrête le curé, deux femmes et deux hommes.

L'arrêté du 1er janvier n'en finit aucunement avec ces émeutes dévotes.

Le 5, il y en aura une à Jasseron. — Le 6, des SansCulottes de Bourg allante Meillonnas fraterniser avec ceux du lieu sont assaillis par des gens sortant de l'église. On envoie la force armée pour réprimer ces dévots agressifs. — Le 7, Rollet ira à TreïTort, Simandre, Neuville-sur-Ain, se renseigner sur des troubles survenus par-là. A Simandre les habitants réunis par lui (il veut les amener à l'empire delà raison), lui réclament leur curé. Le même Rollet, en son compte rendu décadaire au Comité de Salut public, dira du tout, moins ému que Gouly : « La tranquillité est un peu troublée dans plusieurs communes. Le fanatisme est le principal motif de ces troubles. Mais bientôt l'habitant des campagnes ne suivra plus que la religion de la Raison »...

En somme, les deux médecins travaillent tous deux à détruire une religion d'eux abhorrée. Lequel se trompe le moins ? C'est encore Gouly. De Vendée, il n'y en eut pas chez nous : mais cette effervescence dévote de la fin de 1793 n'était pas un symptôme à mépriser.

Ajoutons ici un dernier petit fait du même genre pour n'avoir pas à y revenir.

Le Revermont ne regimbe pas seul. Le 3 janvier, trois communes du district de Belley, Cormaranche, Ordonnas, et Seillonnas, refusent de livrer leurs ostensoirs, calices, etc., et s'ameutent devant les agents chargés de l'enlèvement. A défaut de force armée, les Sans-Culottes de Belley viennent leur démontrer « que les cultes, il est vrai, sont


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libres ; mais qu'il serait plus beau et tout à fait républicain de dire la messe avec un calice de bois ». Ces SansCulottes plus ou moins naïfs parodiaient là, sans s'en douter le mot de Montlosier : on reprochait aux évêques leur croix d'or, le vieux janséniste répondit : Otez-la leur ; ils porteront une croix de bois ; c'est une croix de bois qui a sauvé le monde.

On emprisonna bientôt les curés d'Ordonnas et Seillonnas ; mais ce fut pour avoir fêté l'Epiphanie, vulgairement les Rois.

Voyons tout d'ailleurs et n'exagérons rien. Le clergé du District de Belley était disposé bien autrement. Le 12 janvier, un troisième médecin, l'Agent national Baron-Chalier dit que « les trois quarts des prêtres ont abdiqué ». A vingt jours de là, a ils ont abdiqué tous ».

Les troubles ne durèrent pas. Vraisemblablement ceux qui motivèrent l'incarcération de tous les prêtres deNantua et de Pont-de-Vaux furent des faits similaires. Ce fut, j'imagine, la coïncidence des uns et des autres qui inquiéta Gouly et l'amena à parler de Vendée dans l'Ain. Cette coïncidence n'eul-elle pas pour cause l'excitation produite par les fêtes catholiques de ce moment de l'année ? A la façon dont le Distinct de Nantua accueille l'arrêté de Gouly, on voit bien qu'il estime le danger surfait. Reste Pont-deVaux : c'est le seul point du Département où il y ait eu des velléités d'émeute en 1793 ; et elles avaient pour cause la lenteur des Chartreux de Montmerle à évacuer leur couvent ; l'esprit de ce pays avait-il changé à ce point en un an?

Je ne saurais contredire ici Gouly formellement, étant incomplètement informé ; j'incline à penser que, voyant non sans raison un péril dans cette effervescence dévote de


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Noël 1793, il s'est trompé en le croyant prochain. La réaction catholique chez nous ne devait être ni si immédiate, ni si guerrière. La façon toute passive dont les mesures d'Albitte contre le Catholicisme seront accueillies montre assez que nous n'avons rien du tempérament vendéen.

Du reste, l'arrêté du 1" janvier sur lequel on insiste trop n'a vécu que quinze jours. Gouly, en passant àNanlua, va le rapporter « les troubles qui lui ont donné lieu étant dissipés et l'ordre rétabli. Les prêtres détenus seront mis en liberté ».

GGXIII. Desisles inoaroéré. — Sa vengeanoe.

La seconde mesure plus haut mentionnée, concernant Bourg, est plus grave, s'il se peut. Elle va rendre notoire la scission entre les Montagnards hommes de gouvernement et les Montagnards hommes d'anarchie. — Les Modérés et les Enragés.

Aux hommes qui avaient appelé Javogues à la proie, comptant la partager avec lui, Gouly avait arraché celte proie d'autorité. Puis il avait diminué la situation de ces hommes ; et il se trompait en supposant qu'ils accepteraient cela. Il estimait aussi leur avoir ôté le pouvoir de nuire ; en quoi il se trompait encore. Lui parti, ils se mirent tout de suite à travailler à leur revanche.

Gouly fut vraisemblablement averti de leurs menées dans les premiers jours de janvier. Le 6, à Ferney, il reçut de la Convention un décret « l'investissant pour Saône-etLoire des mêmes pouvoirs dont il était revêtu pour l'Ain ».


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Certes, on ne pouvait pas, aux Tuileries, avouer plus visiblement la politique qu'il faisait chez nous. Fort de cet aveu public » il se décida à ordonner l'arrestation * des trois fonctionnaires les plus considérables de Bourg» : Bollet,' ; l'Agent national ; Desisles, le Maire ; Convert, le procureur de la Commune et le principal membre du Comité de surveillance.

Yoici comment il explique cette mesure aux Comités :

« Des lettres de Bourg m'annoncent que trois officiers publics... s'opposent à l'exécution des arrêtés que j'y ai pris » (l'arrêté ressuscitant les Sections). Ces trois individus intrigants avaient porté la terreur dans le Département sous le masque d'un fanatisme révolutionnaire. Ce sont eux qui ont demandé l'armée à Javogues, provoqué l'établissement d'une Commission populaire. Juges et dénonciateurs de ceux qu'ils faisaient incarcérer pour avoir signé des arrêtés fédéralistes, ils en ont signé eux-mêmes. Pour servir leurs passions, ils étaient à la fois membres du Comité de surveillance, Maire, membre du Directoire du Département et la terreur de la Société populaire. Quand ■■ je consultai sur eux, personne n'osa parler. Deux citoyens, après mon départ pour Belley eurent le courage de réclamer contre leur nomination ; on les força au silence par menaces et on les chassa de la Société »... (Compte rendu, p. 37, 38).

L'arrêté du 6 accuse plus précisément les trois détrônés « de vengeances particulières », et Bollet d'actes arbitraires commis à Poncin et Jujurieux en vertu des pouvoirs à lui conférés par Javogues sur tout le Département.

Ce qui n'est ni dans les lettres aux Comités, ni dans l'arrêté du 6, ce que Gouly savait peut-être dès lors, ce que les Comités savaient certainement, c'est que dès les

1886. 1" livraison. 4


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24 et 25 décembre, soit huit jours après son arrivée à Bourg, le Représentant en mission avait été dénoncé comme coupable* de mesures contre-révolutionnaires » par les deux. Sociétés populaires de. Mâcbn et de Bourg. Une seconde dénonciation du 3 janvier, signée de Desisles Rollet, Gonvert, Alban, etc., plus tard commmuniquéeà Gouly par la Société de Chalon qui avait refusé de s'y associer, constate entre les Sans-Culottes de Bourg et de Maçon a une coalition», acte défendu par un décret récent. Elle avait dû, à ce titre déjà, être mal accueillie à Paris.

Gouly continua donc sa tournée en pleine sécurité.

Comme il passait à Gex, le 11, en revenant à Bourg, il y reçut notification d'une mesure concernant l'Ain, prise le 7, par les Représentants en mission près l'armée des Alpes et dans le Rhône, qui l'irrita vivement. Il y répondit, le jour même, par deux lettres, la première fort aigre, la seconde voulant réparer et peut-être agravant. Ces pièces sont précieuses pour l'histoire de la Révolution ; elles montrent combien, malgré l'effort fait pour arriver à l'ordre, il restait de désordre dans ce Gouvernement révolutionnaire si despotique. Elles sont précieuses aussi pour cette petite histoire ; les dissentiments antérieurs qu'elles impliquent, dont elles sont l'explosion, motivent et expliquent la péripétie qui vient.

Depuis le siège, les Délégués de la Convention à Commune-affranchie faisaient de l'Ain leur chose. Ils avaient envoyé chez nous quatre Commissaires nous écrasant de réquisitions incessantes, brisant les Municipalités qui ne s'exécutaient pas. D'où les réclamations qu'on peut penser. Le 15 décembre, Fouché et Laporte avaient « régénéré les administrations a deMontluel. Le 30, ces administrations


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pures avaient fait arrêter seize citoyens, la plupart appartenant aux administrations précédentes, les avaient traduits à la Commission temporaire des Terreaux : cinq d'entre eux allaient y laisser la vie. Est-ce cette horrible affaire en réalité qui pousse à bout Gouly ? Est-ce cet arrêté du 7 janvier dont je m*, sais rien, sinon qu'il « laisse triompher un moment les agitateurs » et visiblement blesse l'amourpropre de notre compatriote ? Tant y a qu'il écrit à ses colgues de Lyon :

« Je ne connois point l'étendue de vos pouvoirs ; mais en supposant qu'ils eussent été pour l'Ain et Saône-et-Lôire, ils sont révoqués par les décrets qui me confient ces départements. Par celui qui établit le Gouvernement révolutionnaire, vous ne pouvez prendre d'arrêtés qui arrêtent l'exécution des miens, la Convention a seule ce droit... Mes pouvoirs sont illimités pour l'Ain, Saône-et-Loire, ainsi que les vôtres le sont pour l'armée des Alpes et Communeaffranchie... Le Comité de Salut public m'a renvoyé, pour être vérifiés, et pour prononcer, toutes les réclamations faites contre les opérations des quatre Commissaires que vous avez envoyés dans l'Ain, ainsi que celles faites contre les arrêtés de notre collègue Javogues »..'. Et dans la seconde épître moins rôgue ; « Je verrai tout sur les lieux, avant de prononcer : Vous vous êtes laissés tromper, braves Montagnards, etc. ».

Ceux à qui cette leçon âpre de discipline républicaine est adressée, c'est l'ex-moine Fouché, c'est le gentilhomme normand Albitte; ils vont la payer immédiatement à ce Gouly, un Bressan qui s'est improvisé médecin aux Isles.

Finissons de Gouly. Avec lui oii peut toujours s'attendre à de l'imprévu ». Le 13, en traversant Châtillon-de-Michaille, il reçoit une plainte et pétition d'Ambérieu dont


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le marché est déserté par les producteurs, fort empressés d'approvisionner les marchés voisins d'Ambronay et de ftlqnt-Ferme $aint-Bambert). Sans regarder aux causes de ce fait et si à Ambérieu on n'aurait pas par violences effarqpché les vendeurs ; notre homme frappe toutes les communes de l'Ain de l'impôt progressif. Il sera levé sur états fournis parles Sociétés populaires — et employé à l'entretien des pauvres. L'impôt progressif improvisé en déjeunant ! Ce n'est pas la fin du monde, mais ce serait forcément la fin d'une civilisation. Cette République, dont rêve Gouly dans les considérants de cet arrêté du 13, où il n'y a ni a indigence, ni grande fortune » ; ne nous ressemble pas, ni à la grande République américaine. Ce sera un peu la Sparte à demi mythologique de Lycurgue, arrangée à l'usage de 1788 par l'abbé Barthélemi..

Gouly décidément n'est pas de ceux qui mènent les choses : ce sont les choses qui le mènent.

En arrivant à Bourg le 16, il va apprendre qu'il est rappelé et remplacé.

Il avait été dénoncé le 24 décembre par les deux clubs de Bourg et de Mâcon réunis : la manoeuvre avorta, puisque la Convention lui donna Saône-et-Loire à gouverner le 6 janvier. Une seconde dénonciation des mêmes Sociétés auxquelles celle de Chalon refusa de s'associer, et en date du 3, n'eut pas plus de succès.

L'arrestation des trois meneurs de Bourg, ordonnée par Gouly le 6, fut exécutée du 8 au 10. Le 8, jour de l'arrestation de Désistes, Alban nommé maire, enleva les papiers du détenu, et partit muni de ces papiers, pour Lyon où il demanda aux délégués de la Convention avec qui Gouly, un indulgent, un crapaud du marais osait entrer en lutte, le renversement de ce traître.


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L'affaire, conduite vraisemblablement par Foûctié, aboti^ tit sans qu'on sache trop comment, mais non sans qûelqim expédient frauduleux. Le 4 janvier, le" Cbmitë 'de Saliit public écrivait encore à GôUly d'avoir « à vérifier lès opérations dés Commissaires envoyés dé Lyon à Trévouxet' Meritlùel » ; et cet ordre lui arrivait le 16 àsûn retour à Bourg. Mais le même jour le maire AlbanRevenu dèLybïi' l'avant-veille, lui remettait d'un ton et d'un air insolent, l'arrêté nommant Àlbitte à sa placé, daté du 31 âvcërkbfë ! (Compte rendu, p. 56.) D'antidater la vilenie, cela l'àurat'il facilitée? ■■:-■.!

Tour l'amener à bïeiii il avait fallu l'intrigue et le crédit de Fouché, l'appui d'un des membres du Comité de Salut public, Collot-d'Herbois reversant sur Gôuly là hairie qu'il avait contre Gauthier; l'appui aussi d'un des membres5du Comité de Sûreté générale, député de l'Ain, Jagôt, àmi et correspondant de Bonnet qui le remercia dé son intefveiïtion (p. 387);

Il avait failli encore qu'au tribunal où elle avait de pareils avocats, elle né fût pas contredite, et pour qu'elle ne le fût pas, les dépêches de Gouly a là Convention étaient interceptées à Mâcon pouf le compte de Desisles, qu'on verra plus tard devenir coulumier du fait.

Il avait fallu enfin et surtout Une évolution dans là politique régnante. Nous avons vu, vers le milieu de décembre, Robespierre rompre avec l'Hébertisme qui répugnait à ses idées d'ordre et de décence. Mais le vent avait changé du 20 au 23, nous dit Michelet. Je cite ; il nous rend seul quelque chose du mouvement fébrile, des incertitudes, des transes, des affres de ce terrible temps' :

« Un flot invincible montait^ comme une marée puissante ; une émotion générale de pitié... Le 13, dés!feirimes


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vinrent pleurer à la Convention.- .Le 20, quatre patriotes de Lyon dirigés par Gauthier, frère du Représentant, présentent une adresse où ils demandent grâce pour leur ville. Les femmes des prisonniers sont à la barre en larmes. Tout le monde est ému; Robespierre gronde ces femmes; mais il propose ce qu'elles demandent : la nomination de Commissaires pour rechercher les patriotes incarcérés que les Comités pourraient élargir »...

Ce qui arriva le lendemain, personne sachant ce temps un peu, ne l'a oublié.

« Le lendemain au matin, le libraire Desenne avait à sa porte la longue queue des acheteurs qui s'arrachaient le 4* numéro du Vieux Cordeliet, le prix augmentant jusqu'à un louis. On le lisait dans la rue. Le coeur de la France s'était échappé; l'aveugle, l'impatiente, la toute-puissante pitié, la voix des entrailles de l'homme qui perce les tours, renverse les murs... criait : « Voulez-vous que je l'adore, v votre Constitution ; ouvrez la porte à ces deux cent mille & citoyens que vous appelez suspects... Il n'y a point de « gens suspects; il n'y a que des prévenus de délits fixés « par la loi », etc.

« Robespierre fut épouvanté... il se sauva à gauche, chercha sa sûreté dans les rangs des exagérés, de BillaudVarennes, de Collot-d'Herbois, le seul hébertiste du Comité qui, le jour même, arrivait de Lyon, racontant ses mitraillades en triomphateur... Robespierre rentra dans la Terreur. Les Hébertistes étaient les maîtres, il avait besoin d'eux »...

Il se sauva à gauche, parce que de l'autre côté, on le tirait à soi plus vite qu'il ne voulait. Ses variations expliquent celles de Jagot qui a fait nommer Gouly et qui l'a fait révoquer.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 55

De retour à Paris,'Gôuly se présentai Comité; écrivit « trois fois à Collot-d'Herbois, ne put! se procurer l'avantage ni d'une réponse, ni d'un entretien; »i.. Dès façoris' des anciens hôtes des Tuileries, on n'en prenait que trbpyLa réponse eût-elle été embarrassante pôur'Cbllot ;: je-ne sais. Elle l'eût été pour le Comité où on ne laissait pas de; se déjuger parfois. '.•■'■>:'■ ■■'■-:■■ ■'.■ ..-..■■■.■■.i ;• :h

Gouly, seul des acteurs de cette histoire, nous a- livré, nous livre sur lui-même et ses actes des renseignements' copieux. On pourrait essayer de le juger où pourtraire. Le: portrait ne plairait beaucoup ni à ses adversaires ni à lui. Il était ardemment montagnard, avec des velléités socialistes, étant homme d'imagination, témoin l'arrêté-sur l'impôt progressif et ses considérants^ Mais son début ici ; l'expulsion de Javogues, avait fait une impression que ses actes postérieurs ne parvinrent pas à effacer. Les élargissements partiels qu'il ordonna entretenaient lés espérancesdes détenus : ils ont toujours trop attendu de luiiLe Vieux ~ Cordelier veut un Comité de clémence; il ue<veut pas d'amnistie., D'autre parU les meneurs, avant qu'il les'emprisonnât, avaient reconnu tout de suite qu'il n'était pas jacobin. Envoyé par le Comité de Salut public pour faire ici l'ordre, l'ordre révolutionnaire ; contrarié par les délégués de ce Comité à Lyon ; il ne fut pas bien longtemps secondé par un gouvernement irrésolu lui-même et flottant. Enfin ce parti montagnard modéré qu'il voulut constituer à Bourg et à Belley ne l'aida guères ou ne l'aida pas.

Puis, le temps sans lequel rien n'est possible lui manqua. Il a passé, en tout, à Bourg quatre jours, dans le Département trente-cinq. Ses mesures, si graves, sont précipitées, incohérentes ; il n'est pas sûr que les pires n'aient pas été improvisées dans un accès de fièvre ou de colère :


56 ANNALES DE L*AIN.

les meilleures s'expliquent par une honnêteté, une humanité non douteuses. L'inhabileté avec laquelle il s'est laissé désarçonner par de piètres intrigants achève de montrer qu'il n'avait pas le tempérament politique.

Il faut bien mettre ici le curieux passage de la lettre au Comité de Salut public en laquelle il résume son oeuvre chez nous. (Elle est du 25 février 1794.)

«Je n'ai mis dans les fonctions publiques que des SansCulottes bien famés, après avoir consulté les Sociétés populaires à cet effet convoquées. J'ai incarcéré, mis en détention chez eux avec des gardes les aristocrates connus, les égoïstes, les ambitieux intrigants et les fonctionnaires prévaricateurs ; j'ai envoyé les grands coupables aux Tri* bunaux révolutionnaires : enfin, sans violence ni commotion, le culte catholique a été aboli dans quatre Districts (Saint-Rambert, Belley, Nantua et Gex), et celui de la Raison accepté avec allégresse... Pour le District de Bourg, je n'ai pu y rester assez de temps », etc.

La tradition ou la légende attribuent à Albitte beaucoup de choses que Gouly revendique là, et dont il faut lui laisser au moins en partie la conception.


TRENTE-UNIEME, PARTIE

Albitte.

CCXIV. ALBITTE. SUPPRESSION DÛ': CATHOLICISME'. — GCXV. DÉMOLITION DFS CHATEAUX. ARRESTATIONS PAU CLASSES. —CCXVI. FÊTES DÉCADAIRES. — CCXVU. UNE ÉLECTION D'OPPOSITION. ON EN APPELLE AU BOUnREAU. LA LISÏÉ. —'ccXVIli LA-COMMISSION TEMPORAIRE. LES CONDAMNÉS DE MÛNtLÙEL. —'CCXlXi L'EXECUTION DES QUATORZE.'— CCXX. LA CONVENTION INTERVIENT. EXÉCUTION DE DUHAMEL.

CCXIV. Albitte. — Suppression du catholicisme.

Antoine-Louis Albitte était de Dieppe, avocat bien que de noblesse. Il avait trente-trois ans-, un extérieur agréable, une mise recherchée. Ses manières et ses habitudes étaient celles de l'ancien régime, plutôt efféminées; Eprenait des bains de lait dans cet hôtel de Bohaii, une dës: deux ou trois plus belles habitations de la ville que voulait démolir Javogues, où on lui donnais l'hospitalité. Membre de la Législative, puis de la Convention, il était connu par le renversement des statues royales provoqué par lui après lé 10 août; et par des missions à Toulon, aux Alpes-Maritimes, ïl avait montré du courage; à Lyon enfin ou il s'était associé aux mesures les plus rigoureuses. Micheiet qui vient de nous dire que THébertisme était le maître' à la fin de janvier appelle Albitte hébertiste.

Ce destructeur dé statues royales a: régné chez nous cent jours, du 17-janvier au 1er mai 1794. Régner n'est pas ici une façon dé parler; La monarchie est lé pouvoir incon-


58 ANNALES DE L'AIN.

testé d'un seul. Amar, Merlino étaient en lutte ouverte avec nos administrations locales ; — Gouly en lutte sourde avec la Commune de Bourg ; Méaulle aura maille à partir avec la Société populaire. Albitte qui va réunir tous les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire, nommer aux places déclarées électives par la Constitution, frapper des taxes, supprimer une caste, abolir un culte, faire tomber dos têtes, emprisonner, confisquer — n'aura pas d'opposition visible ici — à un acte près ; auquel il ôta toute publicité, qu'il réussit presque à faire oublier après l'avoir puni plus cruellement que n'eussent fait les tyrans ses devanciers, Louis XI peut-être excepté.

Son premier arrêté, du 22 janvier, ne laisse de doute ni sur les causes de sa nomination, ni sur le but de sa mission.

« Considérant que le Représentant Gouly, abusé par les malveillants, a imprimé une marche rétrograde à l'esprit révolutionnaire, que les citoyens Desisles, Convers et Rojlet-Marat ont été incarcérés par lui comme suspects, que cette incarcération a frappé de terreur les patriotes, que les imputations faites contre eux ont été reconnues fausses ; que leurs moyens de défense ont été soutenus victorieusement par le District, la Municipalité, le Comité de surveillance, la Société populaire et la voix du Peuple, arrête : Les citoyens Desisles, Convers, Rollet seront mis en liberté, les écrous de leur arrestation biffés ; ils seront réintégrés dans leurs fonctions », etc.

Le même jour, dans une adresse à la Convention, la Société populaire appelait Gouly « oppresseur du Peuple, sultan d'Asie... Sous lui, de nouvelles Sections organisées allaient anéantir la Société des Sans-Culottes... Le fanatisme relevait déjà sa tête hideuse, des croix abattues étaient


LA BRESSE ET LE BUGEY. 59.

replacées, des prêtres abdicatairesredisaient la messe * sic Mais Albitte, brave, montagnard, remplaçait le parjure> apportait la joie », etc. ; >,; .;

La Société, ne comptant pas sur cette joie absolument, arrêtait que les membres qui ne signeraient pas celte pièce aussi mensongère qu'impérieuse seraient rayés de ses listes. - ■ .:• ■• ■ ■■: -■-...

Une autre adresse du 281 osait appeler sur Gouly « la vengeance nationale »... ■:

Le 24, le Représentant avait proposé, au Conseil général ■:. de la Commune, des listes de membres^pour le District, la; Municipalité, le Comité de surveillance, elles furent proclamées avec l'assentiment général ». C'étaient les administrations imposées de Besançon'par Bassal ressuscitées, à peu de choses près. Desisles, «marchand-bijoutier», était agent-national près la commune. Alban, serrurier, était maire;, il siégeaavec un bonnet de peluche rouge et un tablier de peau. .?•...

Le:25, le curé de Nanlua, détenu ici, offrit en échange de sa liberté « As s'unir, à une épouse et de. se livrer à, l'agriculture » Si Albitte hésitait encore, ce dut lui être un singulier encouragement» Lé lendemain, il fulmina l'arrêté supprimant de fait les deux cultes (romain et constitutionnel). L'ex-moine Fouché, en mission dans la Nièvre, avait dès septembre 1793 pris l'initiative des mesures de ce genre ; Chaumetle raconte la chose avec enthousiasme à la Commune de Paris le 26 septembre 179.3; il ne fut que l'écolier du moine apostat. D« même Albitte.

Le. décret du 26 janvier porte : « Tous bâtiments, terrains, métaux, ustensiles employés à la démonstration pu- , blique de quelque culte que ce soit resteront sous la main de la Nation. Toutes enseignes et machines religieuses, ta-


60 ANNALES DE L'AÏN.

bleaux, statues existant en ces bâtiments, sur les places, etc., seront enlevés ou anéantis. Les vases, métaux mis en dépôt. Toutes les cloches seront brisées, les clochers démolis, etc. ». Publié et affiché.

Le lendemain, 27, vient le complément. « Toute municipalité enverra sous trois jours la liste des individus connus sous le nom de prêtres. Ceux qui ont abjuré sont tenus de se fixer au chef-lieu du District. Les autres se rendront dans des maisons de sûreté préparées à cet effet (ici à Brou). Les contrevenants sont déclarés rebelles. Ceux qui recèlent des réfractaires en feront la déclaration, à peine d'être traités comme complices. Ceux qui connaissent le recèlement devront le déclarer au Comité de surveillance »... Publié et affiché, ainsi que la formule d'abjuration imposée, connue du clergé sous le nom de serment d'Âlbitte.

Ajoutons-le tout de suite : ces mesures parurent insuffisantes à celui qui devait avoir à leur exécution la part principale. On a dit plus haut quand et comment le District avait supplanté le Département. L'Àgent-national près le District avait le pouvoir de fait dans les mains. On surprend Rollet-Marat à écrire à Albîtte (à Chambéry, 17 février) :

« La démolition des châteaux, tours, clochers s'opère avec célérité, mais non sans peine. Il serait à désirer que tu eusses compris en ces démolitions les ci-devant églises, vestiges de fanatisme qu'il faudrait faire disparaître » (Corresp. du District, p. 68). Cette invite ne fut pas écoutée.

« L'arrêté du 27 est exécuté avec vigueur. (A Bourg les prêtres qui ne s'y conforment pas sont mis à Bicêtre, maison de fous et de filles). Quant aux communes allant un peu lentement dans l'exécution des deux arrêtés, leurs


LA BRESSE ET LE BUGEY. J5i

agents sont incarcérés jusqu'à entière exécution »,,, (ld. p. 85). .

On voulait détruire le Christianisme. Il a été supplanté par l'Islamisme aux contrées où il est né; Le Catholicisme l'a été par la Réforme dans l'Europe du Nord. Le projet n'était donc pas chimérique en spi.

Fouché, Chaumelte, Hébert, Albitte et leurs adhérents, employèrent pour le conduire,à fin les moyens employés par les premiers empereurs chrétiens contre le Paganisme. « Simulaera evellantur... templa diruantur s>... et si quelqu'un désobéit à ces ordres de Constance, de Thébr dose, d'Arcadius, « gladio sternatur ». On recommença en ceci encore ce passé qu'on voulait abolir. On brisa les statues, on fondit les vases sacrés, on emprisonna, on guillotina les prêtres, on défendit l'exercice du culte. Au peu de résistance que rencontrèrent ces violences contre la conscience humaine, à leur succès apparent, on crut avoir réussi.

Mais l'évêque de l'Eure, Lindet, déposant ses pouvoirs à la tribune de la Convention, l'avait déjà dit : « On ne détruit que ce qu'on remplace». L'homme ne change pas. Et Chaumette l'avait compris, puisqu'il voulut faire une religion. Seulement pour faire une religion chez nous autres qui n'avons pas la tête métaphysique , il faut un Dieu d'abord, puis des croyants. Si la Raison, que le Prpçureur-Syndic de la Commune de Paris proposa pour Dieu à la Révolution est la Raison divine, c'est un Dieu bien abstrait ; si c'est la Raison humaine, il ne l'est pas assez; nous sommes mal sûrs de son infaillibilité. De plus, incarnée comme elle le fut, cette religion devenait a la pire, des idolâtries ». (Quiuet, Révolution, II. p. 98.) Que si le Dieu avait un vice rédhibitoire quasi, les


62 ANNALES DE L'AIN.

croyants en avaient un autre l'étant tout-à-fait : ils ne croyaient pas. C'est pourquoi l'entreprise de Fouché et d'Albitte échoua.

Il ne faudrait pas dire toutefois que cette entreprise fut sans résultats. Elle en a eu trois fort considérables.

Elle affama, exila, incarcéra, elle décima le vieux clergé gallican» semi-janséniste, en grande partie patriote. Il ne s'en est jamais refait complètement ; il en est mort.

Elle frappa d'une façon plus meurtrière encore l'Eglise constitutionnelle ; celle-ci n'avait pas laissé que de s'implanter chez nous : nos curés-maires le font voir. Elle ne fut exceptée ni de l'incarcération de Gouly qui dura dix jours, ni de celle d'Albitte qui durera dix mois et plus. Nous allons voir les chefs acheter leur élargissement d'une abjuration (et ne pas l'obtenir toujours même à ce prix). Elle ne survivra pas moralement à cette déchéance, ou y survivra bien peu.

L'entreprise d'Albitte prépara donc, par ces résultats mêmes, la place à un clergé nouveau, sortant des campagnes, sans liens avec le vrai monde, n'ayant plus la tradition gallicane, ouvertement ultramontain et ouvertement ennemi de la Révolution.

Ce jeune homme a rendu là un méchant service à sa cause.

Il n'y avait peut-être, en 1789, à s'occuper de la question religieuse que pour affirmer, et au besoin imposer la liberté de conscience. La sécularisation se serait faite d'elle-même lentement, sûrement. Mais ce fut impossible à ces Etats-Généraux composés pour un quart de prêtres dont beaucoup voulaient s'émanciper de Rome. En ceci encore l'Ancien Régime est responsable de la faute si difficile à réparer que le Régime nouveau a faite.


LA BRESSE ET LE BDGEY. 63

GGXV. — Démolition des châteaux; — Arrestations par classes»

Un mot de la lettre de Rollet nous le montre : les châteaux sont frappés comme les clochers. Après la prise dé la Bastille * il y avait eu, on Ta dit, une jacquerie contre la noblesse rurale. Des commissaires envoyés par la commune de Bourg la prévinrent en Bresse, on s'en souvient. Gela même peut avoir contribué à diminuer l'émigration de la noblesse, moins nombreuse dans l'Ain qu'ailleurs. Aux assemblées de l'Ordre, en 1789, . les possédant-fiefs étaient 317. Ces 317 familles devaient compter environ 1,200 personnes. 82 seulement de ces personnes émigrèrent, si j'en crois les listes. 79 roturiers les rejoignirent. Or, sur les 82 émigranls nobles, 40 sortirent des trois villes de Bourg, Trévoux et Pont-de-Veyle.' Autant vaut dire que chez nous la noblesse rurale émigra peu. Elle restait sur ses terres, plus expectante qu'hostile; si j'en crois un de ses membres survivant.

Quelques-uns se rallièrent au régime nouveau. Je vois un ex-privilégié (M. de Champollon) rester maire d'une grosse commune da plus révolutionnaire de nos Districts^: sous Albitte et Méaulle. A Nantua, M. de Lilia, ex-constituant, est dépossédé par Gouïy de l'importante fonction d'Agent-natiônal près le District ; mais elle lui est rendue par Albitte. Enfin nous allons voir encore, ce même Albitte régnant, huit autres ex-privilégiés pourvus de certificats de civisme à Bourg. — Et l'un d'eux est le seul personnage possédant fief que j'aie connu, en ayant reçu l'investiture par l'accolade et le coup de plat d'épée, après avoir à genoux prêté foi et hommage à son seigneur lequel


64 ANNALES DE L'AIN.

était une dame : Perrier de la Balme a traversé la Révolution ici sans être inquiété.

En tout notre noblesse donnait peu de prise contre elle individuellement. Est-ce donc cela même qui amena Albilte à frapper en masse (sauf les exceptions ci-dessus) une aristocratie non militante, mais restée riche et confiante dans l'avenir ? L'arrêté qui la concerne est du 14 mars et daté de Chambéry.

Démolition des constructions féodales, enceintes, portes, tours, châteaux, d'abord.

Deux sortes de constructions étaient atteintes. Et 1° les enceintes fortifiées, murs, tours, portes de nos villes de second et troisième ordre. Leur renversement fut un bienfait. Le soleil et l'air entrèrent pour la première fois dans ces sombres bicoques. La moyenne de la vie depuis s'y est allongée.

2° Les châteaux : ceux dont les maîtres étaient populaires les sauvèrent en sacriQant leurs tours. Je n'entreprends pas de démontrer que leur renversement intégral ou partiel élait bon. Riron après la conquête, Richelieu un peu plus tard, avaient mis bas ceux pouvant faire ombrage au pouvoir central. La justice du seigneur supprimée, sa prison changée en poulailler, la petite bastille restait inoffensive. Le propriétaire a pu la regretter ; l'artiste aussi parfois. Au point de vue de l'histoire, je regrette qu'il ne nous reste pas un manoir seigneurial complet de chaque époque (oubliettes comprises). Ce nous serait sur les moeurs un document sans prix. (

Cela dit, je me demande si, dans les seigneuries où la main-morte existait encore en 1789, le paysan s'est senti délivré tant que le château a été debout. Je connais une petite ville qui a vendu son château en


LA 3AE.SSE ET LE BUGEY. 65

détail:et chambre à chambre. Quand Albitle est iyqnu4 ,QIÎ lui a dit que le château de Lagnieu était en la possession régulière d'une dizaine de ménages les plus indigenisLdu lieu. L'énorme masure ainsi dépecée est debout, délabrée et pittoresque à souhait. Mais pour que cela fût Revenu possible, il avait'fallu que le seigneur eût,émigré.

Après les.châteaux leurs habitants. Les considérants de l'arrêté qui les frappe couvrent la caste ni.pwsque loul entière » .d'imputations odieuses à laisser où elles sont. (C'est lactique. Elle resservira à peu de mois de,distance eqntre les'Montagnards.) Les articles en somme disposent — que chaque noble, dans la décade, se présenteradevant sa murnicipalilé laquelle l'incarcérera jvsquâ preuve de son civisme, (c'est la porte aux exceptions). Il produira ses titres, baux, livres de comptes. Ses biens seront séquestrés, ses enfants seront mis en apprentissage chez des ouvriers. Les réfraetaires seront déclarés ennemis publics.

,Cela a été exécuté et peut sembler .complet. iCela n'a pas. abouti. A l'heure où on écrivait ces lignes, la noblesse de France gouvernait (juin 1877).

Le tour des Riches, soit des gens ayant 2,000 livres de rente, était arrivé le 4 février. Ils sont accusés d'avoir «abandonné les villes », ôté le travail par suite aux ouvriers. Lalande nous a dit : s Les fermiers ne paient pas »; c'est le secret de cette émigration. Les émigranls sont tenus « dé rentrer, de déclarer leurs ressources, de prouver leur civisme ». Liste en sera faite et envoyée au Représentant. —- Est-ce une poire pour la soif ?

Le 8 février les biens des Suspects, soit des détenus sont séquestrés, sauf une provision pour leur nourriture et la nourriture et entretien de leurs femmes et enfants.

Dans les maisons d'arrêt, la nourriture des dits suspects

1886. 1™ livraison. 5


66 ANNALES DE L'AIN.

sera d'ailleurs « uniforme, simple et frugale... leur santé attentivement soignée »...

Le Comité de surveillance de Bourg, sous le règne de Gouly, s'était borné à emprisonner « les filles publiques les plus coupables, considérant que, dans une République, les moeurs devaient être un des points fondamentaux de la Constitution ». * L'oppresseur » parti, le Comité étend ses opérations de nouveau. Il incarcère trois femmes

« recevant journellement chez elles des jean-f de

prêtres, — puis sept femmes nobles dangereuses à la chose publique ». Il élargit, par compensation, quelquesunes des a coupables » précédemment incarcérées.

Mais le 30 janvier, ordre général de réemprisonner les gens élargis par Gouly.

Puis les arrestations.par classes arrivent. A Bourg dont la population n'atteint pas 7,000 habitants il y eut bientôt (selon Lalande, Anecdotes de Bresse) 340 prisonniers, environ 50 sur mille. Paris, ayant alors 640,000 habitants, n'aura en thermidor que 7,800 détenus, soit 12 sur mille. Albitte, on le voit, dépassait bien ses modèles.

Dans le Département, il y en a peut-être en tout 1,000, répartis selon les défiances plus ou moins motivées des comités de surveillance. Belley en aura tout-à l'heure 150 ; Nantua, 49 ; Thoissey en a 19 ; Lagnieu, 5.

Les détenus de Bourg se distribuaient en cinq prisons. La maison d'arrêt et Sainte-Claire contiguës, contenaient une centaine de bourgeois Feuillants et Girondins, une vingtaine d'ex-nobles, une vingtaine de paysans zélateurs du dimanche aboli. Les 60 captifs de Brou étaient des prêtres constitutionnels non abdicataires. Les 50 détenus de Bicêtre, des prêtres romains. Les 60 de la Charité des religieuses non assermentées (dont une douzaine de noblesse). Les femmes et filles nobles, au nombre de 30,


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.étaient à la maison du. Châlelard (aujourd'hui de la Teyssonnière). ' .'

: Albilte édicta que les. détenus riches nourriraient les détenus pauvres* Puis il séquestra les biens des délenus riches. Les pauvres souffrirent. La municipalité leur vota un subside de 2 fr. 50 c, par jour.

En réalité, les détenus de Bourg étaient nourris par leurs parents ou amis. J'ai connu, enfant, une personne fille et soeur de Sans-Culottes, qui portait à manger à deux prisonniers. Le nom de son père, cordonnier, mais officier municipal, et une petite guillotine d'or de Manheim pendue à son col lui ouvraient les portest . ■ . *

Les détenus n'étaient donc pas privés de toutes communications avec le dehors. Ils en avaient encore par les perruquiers désignés par la municipalité pour les coiffer et raser. On changeait ceux-ci souvent sans pouvoir en trouver de sûrs. Et en deux ans, je vois une vingtaine de captifs s'évader (non sans leur complicité) de la prison de Sainte-Claire.

CGXVI. Les fête3 décadaires.

Le 31 janvier, la Commune de Bourg-régénéré, en conformité avec l'arrêté du Représentant, ordonna la démolition du clocher de Notre-Dame jusqu'au niveau de l'horloge (qu'on voulait conserver, ainsi qu'une cloche destinée à sonner les heures). C'est à ce moment que le culte nouveau s'empare de la vieille église. On voit celle-ci qualifiée temple de la Raison aux l'êtes décadaires de février.

Je n'ai conté plus haut ni les nombreuses processions votives, ni les entrées de Princes du Moyen-Age. C'est


:68 ANNALES DE L.'A»J.

beaucoup faire que 4e montrer ici ane des fêtes d'Albitte. Un mot d'abord sur leur caractère à toutes.

Le Catholicisme réformé par les Jésuites nourrissait depuis deux siècles dans ses écoles, un Paganisme bâtard, sans poésie vraie, sans doctrine : Et il croyait bien cela sans conséquence. Fénelon. donna au nourrisson dangereux, quelques idées ; La Fontaine de la grâee. L'enfant faisait des vers latins avec les Pères; il fera des madrigaux avec Bernis, avec Dorât. Boucher lui mettra du rouge; Watteau des rubans Florian, Greuse, Gessner J'orneront de -toute leur sensibilité. Puis David survenant, et trouvant trop de chiffonnages en ses ajustements, en ses poses trop de manière, son profil trop capricieux, l'arrangea en statue, lui mit une pique à la main, sur sa tête le bonnet des affranchis... Après quoi, qu'y avait-il à faire, sinon quand Fouché et Chaumette se mirent en quête 4e Dieux, à placer ce Paganisme de collège, la seule religion que les Jésuites nous aient enseignée, sur nos autels ; à le promener en triomphe dans nos rues trop habituées aux idoles du Moyen-Age pour s'apercevoir que nous en changions ?

L'élément grotesque se mêlera à ces pompes : dans une fête populaire il est bon, au pays de Rabelais, qu'il ne fasse pas défaut. D'ailleurs cet âne qui nous étonne n'étonne pas tant nos églises ; en le revoyant, en l'écoutant braire, leurs échos chuchotent la prose « Orientis partibus — Adventavit asinus — Pulcbcr et fortissimus. —>- Hez ! sire ane, Hez ! Chantez,. — Vous aurez du foin »... Il n'y a rien de nouveau sous le soleil.

Les statues vivantes elles-mêmes ne sont pas si neuves. Est-ce qu'il en manque dans les fêles archi-catholiques des Flandres.de Provence?

Notons-le maintenant : les trois premières décades ce-


LA BRESSE ET LE BBGEY. 69

lébrées ici par Albitte le furent avec une pompe particulière. Chacune eut sa physionomie propre.

Le 19 janvier, a une citoyenne modeste représente la Patrie distribuant des couronnes ; une ; fille en blanc la Raison ; un monstre en soutane le Fanatisme.

Le 2 février, il y a dans le Temple une montagne.. L'égalité y siège à côté de la Liberté. La Raison, la Vérité, les Moeurs complètent le groupe. « Les Moeurs entonne une hymne destructive des préjugés. » Trois prêtres abjurent, dont Rousselet, curé de Bourg. Force discours.

Voici le programme de la troisième, 12 février : les deux comédiens Desisles et Dorfeuille y auront collaboré.

Deux coups de canon à l'aube annoncent la fête. A sept heures la générale ; à neuf le rappel. La garnison, la garde nationale, les Autorités s'acheminent vers la place delà Fédération. Les. Autorités se groupent sur l'autel de la Patrie,; autour du Représentant 1 en costume; les troupes forment.au bas le carré. Arrivent les prêtres abdicataires; les prisonniers délivrés ; les femmes enceintes ; les jeunes citoyens et femmes mariées ; Un groupe d'enfants audessous de dix ans ; un groupe de déserteurs ; un agricuk . teur, sa femme, sa famille: (en costume bressan) ; les écoliers du Collège.

Le cortège réuni s'achemine vers le temple de la Raison. La Garde nationale sur deux rangs. Entre eux un groupe de jeunes citoyennes en blanc « ayant à leur tête cette inscription : Fleurs à mériter à la Victoire ».

Une citoyenne représentant la Liberté, et un jeune citoyen le Génie de la Révolution, portés sur deux brancards par huit volontaires.

Un char garni de femmes enceintes, avec cette inscription-: c Respect et secours aux femmes enceintes ».


70 ANNALES DE L'AIN.

Jeunes mariées avec cette inscription : «. A bas les forteresses ! Nos enfants sont nos remparts » /

Le Pape rebours sur un âne) avec ses acolytes et celte inscription : » Il n'y a plus de préjugés ; je suis f... ».

Jeunes écoliers en armes : « Tremblez tyrans, nous grandirons».

Prêtres abdicataires : « Plus de prêtres, plus d'impostures » /

Détenus délivrés : « A l'avenir nous verrens la Patrie avant tout ».

Autorités constituées, avec leurs décorations, entourées du 4e bataillon des Basses-Alpes. Piquet de hussards à cheval.

Au temple : lecture des lois, hymnes patriotiques. Discours de Desisles. Quatre-vingt-trois prêtres se succèdent dans la chaire (encore existante) et abjurent solennellement. Discours d'Albitte. Elargissement « de citoyens des campagnes dont l'erreur est digne d'indulgence »...

Le soir, comédie gratis. — Elle avait véritablement commencé le matin, «à l'aube», on va le dire. Si on entend par là que les premiers rôles n'étaient pas sincères, je n'y contredirai pas. Les acteurs sincères sont rares sur les théâtres, à toutes les époques. Mais si le peuple à qui l'on donnait le spectacle ne l'eût pris au sérieux, le spectacle n'eût pas été possible.

Thiers est d'avis contraire. « On voit avec dégoût, dit-il, ces scènes sans bonne foi, où un peuple change de culte sans comprendre l'ancien ni le nouveau. Mais quand le Peuple est-il de bonne foi ? Quand est-il capable de comprendre les dogmes qu'on lui donne à croire ? Ordinairement que lui faut-il f... Des temples, des cérémonies, des Saints. Il avait ici des temples, la Raison, Marat. Tous ses


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besoins étaient donc satisfaits. Et il n'y cédait pas autrement qu'il n'y cède toujours »...

Le voltairien fait d'une pierre deux coups ; et on a dit « qu'il songeait là au jubilé de 1826 ». (M. A. Rambaud. Thiers, historien de la Révolution.)

Je m'en tiens à ce que m'ont dit des témoins oculaires. J'ai vécu jeune au milieu d'eux. Que la moitié de la population, debout dans la rue, faisant et partageant le spectacle dans une exaltation sombre, le comprît peu et en gros ; je le veux. Elle croyait du moins à la Liberté et au Génie de la Révolution. — Ces femmes, la pique et le niveau dans les mains, belles, aimées, enivrées, jouissaient de leur ivresse et de l'adoration lascive de la foule. — 11 y avait là des comédiens de profession et des comédiens de tempérament.— Leur cbef, Albitte, plus jeune, croit encore à l'oeuvre qu'il fait. Il y à risqué sa vie bier à Toulon. Il y sacrifiera des victimes humaines demain....

Il y a d'autres fanatiques là qu'il ne faut pas oublier. Il y a l'abbé Ruivet, caché dans une chambre, rue Clavagry. Au bruit des chants de ces quatre-vingt-trois abdicàtaires qui sont des libérés, qui lui semblent « des démons » ou une « bande de cannibales », il élève l'hostie sur dix à douze fidèles jouant leur vie commelui parcequ'ilscroient... Ils sont bien peu, ceux-là. Mais ne l'oublions pas non plus ; cachés au fond de nos vieilles maisons sombres, il y a les parents, les amis des quatre cents détenus d'Albitte. Ils attendent « que ce soit fini ». Et quelques-uns, hallucinés, voient déjà les revanches de 1795.

Un miracle, c'est que cent ans de paix et de prospérité

soient sortis de là.

. JARRIN. [A suivre.)


La biographie qu'on va lire a déjà été imprimée dans les Annales, en 1869 ; c'est-à-dire à une date où cette publication débutait timidement, et sans grand espoir de vivre. Notre tirage, proportionné au nombre d'abonnés que nous léguait le Journal d'agriculture, n'était pas le tiers de ce qu'il est aujourd'hui. Après dix-sept années écoulées, cette vie de Lalando n'existe plus guères pour personne. Nonobstant je ne risquerais pas de la publier ici à nouveau si je n'avais beaucoup à ajouter à la première édition. Ces adjonctions sont de deux sortes.

La Société d'Emulation avait choisi, sous l'Empire, un Président qui n'était pas persona grata, comme disent les diplomates. Elle en avait été punie par la diminution'de son allocation annuelle. Le chapitre Lalande sous l'Empire, tel qu'il fut lu, contenait plusieurs passages désagréables. Un auditeur dont la présence, non attendue, ne laissait pas de nous gêner parfois, qualifié pour avoir un avis en la matière, et qu'il n'était que prudent d'écouter, conseilla à l'auteur alors secrétaire, de supprimer ces passages dans l'intérêt de la Compagnie. Ils seront rétablis cette fois.

Divers documents m'ont été livrés depuis lors, un ou deux d'un grand intérêt. Le tout grossit cette notice notablement ; surtout modifie en des traits importants la physionomie de notre illustre compatriote, et la complète. Les lecteurs (peu nombreux) qui pourront comparer les deux portraits verront bien que le second n'est pas tout à fait une réplique.


APPENDICE AU TOME IV

JÉRÔME LALANDE

Fondation d'une Société littéraire à Bourg.

LA SCIENCE ET L'A. PHILOSOPHIE

On a longtemps médit à plaisir du xvme siècle, on l'a même souvent calomnié. Une tendance- contraire prévaut : récemment on essayait de réhabiliter ses diplomates, ses stralégistes ; on: leur découvrait des mérites inaperçus des contemporains. Ayant dû l'étudier au fond de ma petite province, j'ai découvert qu'il avait fait, à bien peu près comme ses devanciers, comme son successeur, quelques bonnes choses et quel-. ques mauvaises. Le héros d'Henri Monnier, M. Prudhommej m'envierait cette découverte^. Je; n'en suis pas ; bien fier; Mais M. Prudhomme a du bon sens — une qualité que nous ne cherchons pas, il est, vrai. Historiens, nous visons généralement au Tacite. Tel y mêle un peu de Pétrone ; tel quelques crudités de Jùvénal. L'hyperbole s'appelle aujourd'hui l'outrance; Nous y excellons. L'humble bon sens nous paraît plat; nous en rions superbement. Lui aussi fit de nous sous cape, nous trouvant enflés. Le traître est capable de nous survivre et de rire de nous le dernier. . ■ '

Préservons-nous ici, s'il se peut, du travers régnant. Voyons-le bien et le mal, n'exagérons ni l'un ni l'autre -^ soit


74 ANNALES DE L'AIN.

par goût pour l'outrance, soit par esprit de parti, une autre de nos misères ; mais celle-ci est de tous les temps, à bien voir.

En 1755, à cette époque appelée par M. Villemain le midi du xvme siècle, qui eût regardé aux apparences eût estimé la France finie. Mme de Pompadour, en son nom Jeanne Poisson, régnait ; reconnaissant que les pouvoirs tempérés sont les plus solides, cette femme d'état venait de fonder le Parcaux-Cerfs. Depuis deux ans, l'institution musulmane absorbait les loisirs du Roi Très Chrétien. Dans le ciel azur et rose de Versailles où voltigeaient les Amours de Bouclier, on voyait bien, du côté d'Allemagne, se former un point noir. Mais Marie-Thérèse écrivit de sa main auguste à Jeanne Poisson, l'appela : « ma cousine». Bernis, cardinal et ministre, nommé familièrement à Versailles Babet la bouquetière pour d'aimables talents qu'il avait, reçut l'ordre de conclure avec l'Autriche un traité brisant avec toutes nos traditions. La guerre de Sept ans était décidée. Les généraux de Rosbach se mirent à faire leurs équipages. Cependant la Cour lisait les romans aphrodisiaques de Crébillon fils. La Ville était occupée de la Bulle. La Province était tout entière aux exploits de Mandrin ; ce héros du libre échange, en sa quatrième campagne de 1754, la plus glorieuse de toutes, avait mis à contribution dix-neuf villes, dont Beaune, Autun ; (Bourg avait été rançonné en la troisième). Puis

Le seul chef dont le Peuple ait gardé la mémoire

avait été vaincu par un reître allemand au service de France ; vendu par une femme et roué vif par les gens du Roi en cette année même 1755 et le 26 mai.

Les apparences n'étaient pas trompeuses. Il y avait une France qui finissait, c'était l'ancienne France. Mais une nouvelle Société naissait. Deux forces s'employaient à ce double labeur. L'une insurrectionnelle, nommée assez improprement


LALANDE. 75

la Philosophie, travaillait avec un ardent fanatisme à la démolition du passé, puis au déblaiement de ses débris. L'autre force que l'on confond à tort avec la première, bien distincte en vérité, qu'il faudrait appeler de son nom, la Science, reprenant l'oeuvre du xvie siècle, un peu abandonnée par le xviic, faisait le plan, amassait et façonnait les matériaux de l'édifice nouveau. — La science historique avec le Siècle de Louis XIV et bientôt Y Essai sur les moeurs ; la science politique avec Montesquieu, Turgot; les sciences naturelles avec Buffon ; les sciences exactes avec d'Alembert et Lalande. Ces hommes-là ont posé les premières assises de l'édifice qui nous abrite ; puis ils ont « par la majesté et l'innocence de leurs travaux » (le mot est de Nisard), et de l'autorité qu'on n'osa plus bientôt disputer au génie, conquis la liberté nécessaire à ceux qui leur ont succédé. Ceux-ci sont allés, iront bien plus loin ; nul ne sait où ils s'arrêteront dans la voie des découvertes qui achèveront la connaissance humaine, dans la voie aussi des applications fécondes qui nous asservissent tout à fait la matière, nous font peu à peu un habitacle nouveau, et nous donneront notre pain quotidien demain si la synthèse chimique tient parole. Ces derniers venus ne sont pas pour cela plus grands que leurs devanciers. Ce sont les devanciers qui ont été à la peine ; n'oublions cela jamais.

Ce préambule semblera trop majestueux aux esprits justes et aux esprits ironiques que les dissonnances frappent d'abord. Je ne prétends les contredire qu'a moitié. Ce que je viens d'esquisser si faiblement, la Renaissance du xvme siècle, est une chose grande et auguste. Ce qui me reste à montrer est infime relativement. Oui, c'est un infiniment petit accident que la fondation d'une pauvre Société de province, soi-disant littéraire et soi-disant savante, qui n'était guères littéraire, qui était savante un peu moins. Je ne me le laisserai pas dire.

Qu'on y prenne garde toutefois : dans l'ordre vrai tout se tient. Non seulement les plus grandes choses tiennent aux


76 ANNALES DE L'AIN.

petites, mais assez souvent elles les engendrent. Pour comprendre tout à fait les premières il n'est pas inutile d'étudier les secondes. — Au bord du cratère d'un volcan, voici un chétif fragment de roche, une scorie. Elle n'est que. là. Regafdez-la bien : elle vous apprendra ce que l'Etna forge dans ses entrailles incandescentes.

Voyons bien cela d'abord : c'est le grand mouvement intellectuel de 1750 qui a produit le petit résultat dont j'ai à parler. Les deux faits considérables de ce moment, pour les esprits sérieux, c'est l'apparition de l'Histoire naturelle, et celle de \'Encyclopédie.

VHistoire naturelle avec son admirable annexe, les Epoques de la Nature, est le plus grand effort et le plus heureux qui ait été fait pour constituer la science mère de toutes les autres. Ce livre subsiste après le siècle de recherches infiniment fécondes qui a suivi. Nos meilleures conquêtes se trouvent n'être que ses corollaires. Il a de plus la beanté et la grandeur propres. Et le mot fait pour la statue de son auteur : Mûjeslali Naturoe par ingenium reste définitif.

Les quarante in folios de l'Encyclopédie sont au complet sur les rayons de nos bibliothèques. L'oeuvre en tout a été comparée par un esprit sagace, Sainte-Beuve, à une machine de guerre, « une de ces tours, énormes, gigantesques, merveilleuses, que Polybe décrit ». C'est bien dit. Ajoutons que.cette tour a été construite rapidement, des premiers matériaux venus, à peine dégrossis, assemblés sans art. Elle ne veut pas être Un monument; elle n'a cure que de combattre. Tous projectiles sont bons qui peuvent être employés par elle à saper le mur de la place qu'elle assiège, ou à y porter l'incendie et la mort...

Mais en 1755 on ne pouvait pas, on ne devait pas juger Y Encyclopédie ainsi. Il n'y avait de fait que les trois premiers volumes. Or, ces trois volumes sont pleins de ménagements et de concessions, imposés, dit-on, par d'Alembert à son fougueux collaborateur. Le prospectus de 1750 annonçait un


LALANHE. 77

inventaire,régulier etun répertoire complet de la connaissance humaine, sciences, arts» industrie, commerce, etc., aine réhabilitation du..travail manuel si longtemps réputéservilél II pouvait et devait être encore, pris au sérieux, et le livre être estimé eeuyre scientifique.

; Buffon,: en isomme, venait 4e constituer la «science/D'ASleiabert,,« avait raconté sa marche avec exactitude et gravité ■». (Nisard.) Diderot annonçait, surtout i l'intention de là vulgariser. Nul donte que Diderot ne répondit par là à uiï autre besoin bien légitime de ce temps : l'éclatant succès de^son entreprise dès le début en est la preuve.

Or, .entre ;les moyens de vulgariser la ^connaissance^ d'en propager: partout les semences fécondes.; la création danslés provinces de Sociétés de gens de lettres et d'érudits était assurément l'un des plus naturels et indiqués. Ces Sociétés pouvaient, dans -tous les cas, servir d!échos, de porte-voix même aux corps savante de Paris. Elles pouvaient aussi travailler elles-mêmes ; provoquer, récompenser des travaux autour d'elles ; associer peu à peu la Nation tout entière au labeur de ceux qui étaient bien l'élite de la Nation.

A cette date vraisemblablement on retrouverait l'idée en plus d'un lieu. Certainement on la retrouverait dans le Journal économique, organe de l'école fondée par Gournay, l'Intendant: du Commerce, et le médecin Quesnay: En Î7S6, Quesnay la mettait «n pratique,en fondant Y Association bretonne pour le perfectionnement de l'agriculture,.de l'industrie et du commerce. La prédication de la secte économique ne fut pasisans influence, on le verra, sur la fondation de la Société de Bourg,. Toutefois, plusieurs circonstances de cette fondation conduisent à y reconnaître une autre influence encore. ,1° Le fondateur était sans relations qu'on sache avec l'école deQuesnay. Il en avait:de toutes récentes avec une fraction -de l'école encyclopédique ; 2° La Société de Bourg n'a pas, •comme celle fondée par l'économiste Gournay, un but pratique exclusivement. Jït nous verrons /Versailles distinguer


78 ANNALES DE L'AIN.

très bien la différence de tendances, et par suite défendre en Bresse ce qu'on autorisait en Bretagne.

Pour établir ces assertions, je vais essayer de refaire avec des documents inédits, la biographie du fondateur. Mais cet essai aura un autre but encore, à savoir de montrer sous un jour assez imprévu ce personnage de Lalande, le principal de notre pays au xvm" siècle. On voudrait le replacer surtout dans la Société de province, milieu où il est né, s'est en partie formé, et qu'il n'a pas laissé de lentement modifier à son tour.

. Si l'intérêt majeur de notre histoire locale au xvie siècle était la construction d'une église, il faudrait faire, sans hésiter, à cette construction la place qu'elle mérite. On l'a fait. Si la page la plus intéressante de cette histoire au xvme est une biographie, il faut étudier cette biographie de près, mettre notre personnage dans son cadre naturel, et ne lui marchander ni l'espace ni la lumière. Faisons-le.

II

LALANDE CHEZ LES JESUITES

Jérôme Lefrançois de Lalande est né à Bourg, le 11 juillet 1732, de Pierre Lefrançois, bourgeois de Bourg, et de demoiselle Marianne Monchinet. En l'acte de baptême, Pierre Lefrançois ne prend point le nom de Lalande. Les Lefrançois étaient originaires de Coutances en Normandie. Ils possédaient dans les environs un petit fief dont ils portaient légitimement le nom. Pierre réduit à vivre d'un emploi qui dérogeait, paraît-il, avait quitté ce nom, se réservant de le reprendre en temps utile, ou se promettant de le transmettre à ses enfants. Un frère à lui, Michel-Jean-Jérôme, resté en Normandie, le garde en 1766. Et on verra notre Lalande affirmer à Necker en 1788 qu'il «jouit du privilège nobiliaire ».


LALANDE. 79

Marianne Monchinet et sa soeur Magdelaine, marraine de l'enfant, sont toutes deux qualifiées demoiselles. Un siècle plus tôt cela impliquerait des prétentions à la noblesse. A cette date cela annonce au moins des prétentions à la bonne bourgeoisie.

Le père de Lalande exerçait les fonctions d'entreposeur des tabacs. Il résulte d'une note concise des Anecdotes de Bresse qu'il les remplissait encore en 1755, et vendit, cette année-là,- trente-six milliers de livres de tabac. La circonscription qu'il approvisionnait embrassait, aux termes de la même note un peu interprétée, la Bresse et la Dombes. Marianne Monchinet était directrice de la poste.

Cet acte de baptême témoigne à sa façon de ce que nous apprend Delambre, le principal biographe de Lalande, sur la piété de la famille Lefrançois. Des quatre signataires, le célébrant non compris, deux sont d'église : le parrain, « M. Hiérôme Rival, prêtre catholique, habitué de Notre-Dame », vraisemblablement le directeur de la maison ; puis un M. Monchinet, proviseur du séminaire de Dôle, oncle ou cousin de l'enfant, arrivé exprès ce semble pour assister à la pieuse et joyeuse cérémonie. La marraine est demoiselle Magdelaine Monchinet, soeur de l'accouchée, mariée à M. Borivant, nor taire royal à Manziat. L'acte trahit ainsi, en toute sa teneur, la position sociale et les moeurs de la famille, la bonne bourgeoisie et les vieilles moeurs.

La maison Lefrançois existe encore en cette ancienne rue Teynière à laquelle on a donné le nom de Lalande. Une plaque de marbre noir, jadis placée là par la Société d'Emulation, portant une inscription fort simple la signalait au passant. En 1884, M. le Docteur Goujon (aujourd'hui sénateur de l'Ain) a fait poser au-dessus de ce marbre un beau médaillon de bronze, plein de vie. Elle est bien modeste cette maison. La boutique de Marianne Monchinet existe encore. Le fils illustre n'a jamais rougi ni de l'humble femme, ni de l'humble demeure ; voulant relever en 1783 la distance de la maison à la


80 ANNALES DE L'AIN.

promenade du Mail, il part, dit-il, sans grimace, « du milieu de la porte de la boutique ».

Outre le revenu cumulé de deux places, les Lefrançois avaient quelque fortune personnelle. Le petit Jérôme « élevé, dit Delambre, dans les pratiques les plus minutieuses de la dévotion » put entrer chez les Jésuites de Bourg, qui avaient le collège communal à eux livré par Guichenon en 1644. L'enfant se montra plein de dispositions heureuses et fut traité comme tel, c'est-â-dire entouré de soins, d'attentions, de caresses. A dix ans, il composait des sermons, montait en chaire, revêtu du costume de l'Ordre, et Bourdaloue en herbe, enseignait le dogme ou la morale à ses condisciples ébahis.

On garde ici dans un couvent la chaire où Vincent Ferrier a évangélisé. De l'autre côté de la même rue, dans une autre chapelle dont le style accuse exactement l'origine, survit encore ce monument plus curieux, sinon plus édifiant, la chaire où Lalandc a prêché.

Des sermons ! qu'on n'aille pas imaginer là-dessus que l'éducation donnée au collège de Bourg fût plus austère que dans les autres maisons de la célèbre Compagnie. Le petit Lefrançois s'exerçait encore dans un genre qui n'a qu'une analogie éloignée avec le genre parénétique. Il faisait, à dix ans toujours, des romans I Dans cette maison consacrée, dit l'inscription placée sous le fronton brisé de la vieille porte : A la Religion et aux Arts honnêtes; on faisait, on lisait par conséquent des romans mystiques ; supposons-le bénévolement... N'évoquez point ici l'ombre de Camus, le bon évêque de Belley, pour la faire sourire à l'enfant précoce ; elle n'aurait que faire chez nous, nous dépendions alors directement de l'archevêché de Lyon. Ce grand siège était à l'abbé de Tencin, primat des Gaules et cardinal par la grâce de sa soeur maîtresse de M. le Régent et de son ministre Dubois. M. de Tencin ne faisait de romans qu'en action et eût pris ceux du petit Lefrançois en pitié.


LAIiANDE. 81

' G.é n'était pas -pour l'enseigne qu'on avait parle des arts dans l'inscription en grandes lettres oncialès de la porte. Oh apprenait là les talents d'agrément. Lé petit Jérôme ayant de la vois: appïit et suide la musique. Plus tard, dansle monde, il s'en fit honneur aux occasions. En 1776, fort mûr déjà et fort grave, il chanta très bien un duo avec la Lemaure de l'Opéra qui avait été servante de cabaret à Lons-le-Saunier. Un seigneur passant par là l'entendit de fortune et l'emmena à Paris. Si vous demandez où j'en ai tant appris sur la célèbre chanteuse, c'est dans les Anecdotes de Bresse où Lalande septuagénaire caresse encore ce souvenir.

Rentrons vite dans ce collège où nous avons tous grandi, où de notre temps on ne faisait plus de romans et de sermons moins encore. Nous sommes en 1744. Le ciel étoile donne un spectacle qui remue fortement l'imagination de Lalande âgé de douze ans. Une des comètes les plus belles qu'on ait vues remplit la huit de sa clarté mystérieuse. L'enfant après avoir admiré, réfléchit, se fait une question ; ne voyant pas la réponse, vient demander à ses maîtres quelle est la cause qui relie les étoiles au firmament, autrement pourquoi elles ne tombent pas.

Nous étonner qu'un enfant de douze ans bien doué, qui a de l'imagination puisqu'il fait des romans, sente la beauté inexprimable du ciel étoile, ce serait prouver que cette faculté nous manque. Ce ne serait pas Lalande qui serait ici exceptionnellement doué ; ce serait nous qui serions incomplets. L'homme primitif— et chaque enfant recommence l'homme primitif — a été fasciné partout par ce prodigieux spectacle. Chaque nuit claire, c'est-à-dire que nos propres brumes terrestres ne nous voilent pas, rouvre subitement au-dessus de nos têtes l'abîme peuplé de soleils au milieu desquels notre petit globe est perdu. Le problème dans lequel nous vivons est là posé devant nous eh caractères séduisants et effrayants. Il est des esprits dont le premier instinct devant la vision unique est d'adorer, car ils sentent 1886. ire livraison. 6


82 ANNALES DE L'AIN.

le Dieu là. Il en est qui tout de suite interrogent; ceux-là demain étudieront.

Lalande interrogeait. Si on veut voir ici une vocation, elle n'est pas dans l'amour de cet enfant pour les étoiles, elle est dans cette question qu'il pose à ses maîtres.

Les maîtres, amusés peut-être, répondirent comme ils purent, et plus tard quand leur élève publia le catalogue des soleils, ils racontèrent l'historiette significative : elle prouve qu'au collège de Bourg où on faisait des romans de si bonne heure, on attendait tard pour donner aux enfants des notions d'astronomie.

A quatre ans de là, nous trouvons le jeune homme faisant, après une bonne rhétorique, un cours de mathématiques spéciales chez les Jésuites de Lyon. Ceux-ci avaient un observatoire, et Lalande émerveillé put y voir le Père Beraud étudier la grande éclipse de soleil du 25 juillet 1748. A ce coup son avenir fut décidé. Il déclara qu'il serait astronome. A cette fin et pour plus de facilité il serait jésuite. Tout chemin mène à Rome. Autrement dit : tout chemin va où l'on veut aller.

Mais les Lefrançois, bien que très pieux, voulaient leur fils unique légiste. La double proposition fut traitée de caprice ; et le jouvenceau dut partir pour Paris, suivre là des cours de droit, et se rompre à la pratique dans l'étude d'un procureur, lieu sans ouverture directe sur le ciel.

111

LALANDE ASTRONOME

L'étude en laquelle le jeune homme entra était sise rue des Mathurins, à l'hôtel de Cluny. J'ai vécu là trois ans, à côté de Cluny où il va étudier, du Collège de France où il professera, dans ce Cloître-Saint-Benoit où il sera inhumé, sans


tALANDE. 83

soupçonner qu'un jour j'essaierais de continuer de ses oeuvres la plus humble. J'y aurais mieux réussi si j'avais eu sa pré-, coce raison et cet amour de l'étude qui m'est venu tardivement.

Il y a des hasards qui feraient nier le hasard. Il y avait, à l'hôtel de Cluny un observatoire où Delisle, de l'Académie des sciences, travaillait avec ce Messier, le futur compagnon et ami dont Lalande un jour donnera le nom à une constellation. Le grimoire du procureur fut assez vite abandonné pour celui du vieil astronome autrement attrayant. Lalande tout en continuant ses études de droit, obtint de Delisle « d'assister et de coopérer à ses observations » (Delambre). Bientôt, de ce non content, il alla au Collège de France suivre un cours d'astronomie dont il put profiter d'autant plus qu'il en était à peu près le seul auditeur. Enfin il écoutait assidûment les leçons de physique données au Collège Royal par ce Lemonnier qui partage avec Maupertuis l'honneur d'avoir déterminé la figure de la Terre ; il gagna le coeur du professeur par son intelligence et son goût pour la science.

Ce sera Lemonnier qui lui « mettra le pied à l'étrier ». Le gouvernement venait d'envoyer La Caille au Cap pour mesurer la distance de la lune à la terre. L'opération devait être accompagnée et contrôlée ou confirmée par des mensurations correspondantes faites sous le même méridien. On choisit pour, celles-ci Berlin. Lemonnier se fit déléguer pour la forme, puis sous quelque prétexte il fit agréer en son lieu et place son élève de prédilection. Il avait décidément de la chance, cet élève.

Le voilà, Bressan de dix-neuf ans, bien inconnu, bien ignorant d'un tel monde, présenté à Frédéric II par Maupertuis, président de l'Académie des sciences de Berlin ; le voilà reçu membre de cette Compagnie. Il passe les nuits dans l'observatoire royal à sa noble tache ; ses matinées chez le grand géomètre Euler qui lui enseigne l'analyse ; ses soirées avec Voltaire, Maupertuis, La Mettrie et d'Argens, avec la colonie


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française qui était allé chercher à Berlin là liberté dé spéculation.

En 1741, cette liberté n'existait que là-. On ajoutait ici eu 1869. : est-ce qu'elle existe ailleurs ? Depuis on nous l'a rendue et nous'en abusons comme on fait des mets dont on a été longtemps sevré. Quand l'habitude viendrâ-t-elle ; et avec l'habitude la modération et l'impartialité ?

Lalande se rallia dans une certaine mesure aux opinions philosophiques à Sans-Souci. L'armure dont les Jésuites de Bourg l'avaient revêtu le défendit mal ; celles dont les Jésuites de Paris avaient muni Voltaire et Diderot ne les avaient pas protégés mieux. A qui s'en prendre ? Aux élèves ? Oui. Des esprits de cette envergure échapperont toujours à toutes les disciplines, à tous les liens si habilement tissus qu'ils soient... Aux maîtres ? Oui. L'éducation qu'on donnait dans les maisons de l'Ordre était bien mondaine ; les enfants sortaient de là tout prêts à certaines concessions au grand adversaire — lequel sait bien les mettre à profit.

L'adversaire radical, éternel des religions austères est celui qu'elles appellent dédaigneusement le sensualisme. On nous propose de devenir des anges. La chair, ou la bête comme on arrive à dire aussi en langue ascétique, la chair se cabre, elle proclame ses droits, elle réagit. Elle répond aux versets de l'Imitation par les vers de Lucrèce.

On sait, en ce débat qui ne paraît pas près de finir, pour qui le monde se prononce ; sa grimace varie ; sa pratique jamais. La religion qu'il observe d'instinct et suit tant qu'il peut, c'est la religion du plaisir. Ce qui fera du petit Arouet le Voltaire tant honni, ce sont les libres soupers du Temple ; l'abbé de Châteauneuf le mène là ; les convives qu'il y rencontre, ce sont les abbés de Chaulieu, Courtiu, Servien ; un Sully, un Lafare ; trois descendants d'Henri IV, le prince de Conti et les deux Vendôme. Ce qui fera, de notre Hyerosme Lefrançois, le Lalande de 1794 et de 1805 ; ce n'est ni l'Essai sur les Moeurs, ni Candide qui n'étaient pas écrits, ce sont


LALANDE. 85

les libres soupers de SansrSouei, Autant, vaut dire;c'est le Monde, le plus grand monde possible alors, le plus brillant, le plus séduisant, et le plus relâché en ses moeurs qui ait jamais été. .i.

L'attitude de Lalande qui avait dix-neuf ans devant Frér déric-le-Grand, devant l'auteur de la Eenriade et de Zaïre, devant Maupertuis qui venait de démontrer la figure de la Terre, était imposée : il ne pouvait assurément qu'écouter beaucoup, admirer ou faire semblant, et imiter à l'ordinaire. Que s'il ne fut pas complètement ébloui, le fait prouve che? notre jeune compatriote bien du fond, bien du sens, et une connaissance précoce des nommes.

Nous avons ici pour garant Delambre, l'élève, l'ami et le successeur de Lalande, qui a dû l'entendre bien des fois sur cette période, l'une des plus curieuses de sa vie : nous ne pouvons guères révoquer en doute ce qu'il nous en dit. Lalande ne rompit pas brusquement avec la foi de son enfance ; il crut un temps pouvoir la concilier avec les opinions qui avaient faveur à Sans-Souci. A ceux qui lui parlaient du changement survenu en son esprit comme « d'une défection », il réppndait : On avait là-dessus de fausses notions et à son sens, entre les deux doctrines, l'incompatibilité n'était pas si absolue qu'on l'imaginait. Ainsi à cette époque, cette réponse nous le montre bien, le jeune savant n'était nullement arrivé à la négation radicale de sa vieillesse.

A quelle sorte de compromis entre les croyances et cette science dont il devait un jour être lé représentant il essayait de s'arrêter, nous n'avons aucun moyen de le reconnaître. Mais depuis que de sages de vingt ans ont fait le même rêve f Oui, une paix honnête entre la Religion et la Science, toutes deux se croyant en possession de- la vérité, ne serait pas un médiocre bienfait pour le Monde. Tout concilier vaut mieux que tout abîmer. Et il n'y a guère que les transactions qui durent.

CeuxJà seuls qui sont doux de coeur et jeunes longtemps


86 ANNALES DE L'AIN.

s'opiniàtrent dans la chère utopie (qui vaut ce qu'elle peut). Pourtant à ceux-là même l'âge vient une fois... Les expériences se sont succédé, et les déconvenues. La bonne volonté se lasse. L'aigreur arrive. Les illusions s'en-sont allées en fumée. Un matin les plus prévenus se font cet aveu qu'ils ont échoué après bien d'autres ; — et qu'une transaction qui a avorté tant de fois n'a pas réellement beaucoup de chances de réussir demain. — Pour ceux qui s'y attelaient hier ou qui y travaillent aujourd'hui, nous ne pouvons, nous désabusés, nous défendre d'ailleurs d'un peu de pitié et d'une certaine estime. Je priserais moins le jeune convive de Sans-Souci s'il n'avait pas voulu un jour, lui aussi, réconcilier la foi de cet habitué de Notre-Dame qui avait répondu pour lui au Baptême et la Science d'Euler et de Maupertuis.

Lalande resta à Berlin moins de deux ans (1750-1751). Sa mission remplie, il revint à Bourg en droiture. Il avait mené parallèlement avec ses études scientifiques préférées, l'étude du droit à laquelle la volonté paternelle l'avait condamné. Il était donc avocat. Le Registre du Présidial de Bourg, en l'assoupissant et effrayant grimoire duquel M. Claude Perroud a fait de si piquantes découvertes, enregistre son inscription au tableau de l'Ordre le 21 août 1751. Le Registre des délibérations du Corps des avocats au Bailliage de Bresse et Présidial de Bourg, (communiqué par M. Favier) porte à la même date : « Reçu de M. Lefrançois pour droit de chapelle trois livres » ce droit est qualifié ailleurs droit d'installation. L'inscription ne fut pas pour la forme, le légiste malgré lui prouva son obéissance filiale en plaidant plusieurs causes. Il signe Lefrançois Lalande au Registre du corps des avocats le 30 mars 1754 ; et Lalande le 30 juin 1758.

L'astronome eut-il du talent de parole ? Ce n'est point à croire. Il se glorifie volontiers de tous les mérites qu'il a, de quelques-uns aussi qu'il n'a pas. Dans les récapitulations qu'il en fait, on ne voit pas figurer celui-là.

Delambre, partout bien renseigné, nous montre pendant ce


LALANDE. 87

séjour de 1751 en sa ville natale, le jeune homme ne changeant rien aux habitudes antérieures, « continuant par exemple d'accompagner sa mère en tous ses exercices de piété ». Ceci est noté évidemment par le biographe ami comme achevant à son sens d'établir la situation d'esprit de Lalande à cette époque. M. Dépery, reproduisant Delambre en sa Biographie des hommes célèbres du Département de l'Ain, dit savoir que l'astronome allait quelquefois prier à l'église de Brou. Le fait, s'il est exact, remonte vraisemblablement à ce temps.

S'il est exact. Lalande n'était-il pas attiré à Brou par le souci de laisser là quelque chose de lui, par exemple cet ingénieux cadran solaire de la grande porte * C'est son oeuvre, à en croire la tradition. — Et ces ions témoins consultés par M. Dépery (je crois bien les connaître), n'étaient-ils pas mus par l'envie puérile et malicieuse de mettre en contradiction le vieux philosophe avec le jeune dévot qu'il avait été ?

En 1752, notre jeune compatriote retourne à Paris, rend compte de sa mission à l'Académie des sciences, puis imprime dans les mémoires de la Compagnie le résultat de ses observations. Puis une des trois places d'astronome étant vacante dans l'illustre corps, il fut appelé à l'occuper et vint ainsi s'asseoir au Louvre à côté de ses maîtres, Lacaille et Lemonnier — àcôtédeBuffon, de Cassini, de Mairan, de Jussieu, de d'Alembert, de Vaucanson, de Bernouilly, de Sénac. Il avait là pour collègues encore Newton, Halley, Ruysch, Boerhaave, Euler et Linné. — On disait tout à l'heure : le XVHI<= siècle a fait la science. Ces noms le disent bien mieux.

Pour un jeune homme de moins de vingt-un ans, entrer en pareille compagnie, c'était en vérité assez de gloire. Si on veut prendre garde que le nouvel académicien avait eu contre lui d'être de Bourg-en-Bresse, d'être d'une amère laideur, de n'être acquis à aucune coterie, et de n'être recommandé que par son collaborateur et ami Lacaille et par son mérite, le fait rare en tous temps semblera aujourd'hui quasi fabuleux.


88 ANNALES DE L'AIN.

Beaucoup se reposent sur un premier succès. Certains en vivent. Lalande ne sera des uns ni des autres. Divers mobiles l'en préserveront : l'amour du travail et l'amour de la science qui sont ses vertus ; le ressentiment de l'honneur qui lui était fait et l'envie honnête de le justifier à toutes les heures de sa vie ; enfin un besoin de célébrité qui n'a guères eu d'égal, repfochable parfois, louable ici. Pendant les années suivantes, il va donc travailler avec une activité infatigable à se rapprocher, par de continuels services rendus à l'astronomie, des collègues immortels qu'on vient de lui donner. Je ne puis guère l'accompagner dans cette voie triomphale. La compétence me manque pour suivre, à plus forte raison pour juger. Ceux qui voudront un jugement peuvent relire Delambre [Biographie Michaitd). Empruntons-lui non ses considérants, mais son arrêt ; il n'en a pas été appelé.

« Lalande n'a pas renouvelé la science astronomique dans ses fondements, comme Copernic et Kepler ; il ne s'est point immortalisé comme Bradley par deux découvertes brillantes... Mais s'il n'est à ces égards qu'un astronome de second ordre, il a été le premier de tous comme professeur »...

Et il a professé quarante ans !

« Plus qu'un autre il a su répandre l'instruction et le goût de la science. Par ses travaux, son autorité, son crédit, ses sollicitations, par la correspondance la plus étendue, il cherche sans cesse à faire le bien de l'astronomie ; il l'a servie après sa mort par la fondation d'une médaille que l'Institut décerne annuellement à l'auteur de l'observation la plus intéressante, ou du mémoire le plus utile au progrès de l'astronomie »...

Ce mot : il a êlè le premier de tous comme professeur class3 notre compatriote à son rang et lui met au front sa couronne : il n'est pas assez connu. Après l'avoir répété, quitte envers le savant, nous allons revenir à l'homme, redescendre des oeuvres connues et classiques dans tous les observatoires des deux Mondes à ce qui n'intéresse guères que nous et qui


tALANDE. ■ 89

est si mal su même de nous : aux oeuvres, ài'activitéy à l'influence de Lalande ici même. ■ : »

Revenir à l'homme — il est bien curieux- : ceux qui cherchent le « document humain » me suivront peut-être. :Que s'il faut, pour le montrer en ce milieu,- choir de Sans-Souci et du Louvre en notre humble petit lieu; le spectacle qui nous attend là ne manque après tout ni de nouveauté, ni dé singularité. On a sur la Province au xvii 0 siècle lés Grande Jours de Pléchier, livre terrible et charmant, où l'auteur a; mis trop de lui, et deux charges de génie, les Plaideurs et" la comtesse d'Escarbagnas. On-n'a rien au xvnr-v L'esquisse qui suit est peu de chose assurément. Et il est bien imprudent de lui avoir donné' pour escorte les noms qu'oïl vient de lire. Mais enfin, s'il y avait de la vérité et du naturel, ce ne' serait pas rien tout à fait. • '

IV

BOURG AtT XVIIIe SlÈCtE

La ville natale de Lalande était, en 1755, enoere émue d'une comédie à grand spectacle et qui avait pu la distraire beaucoup des succès de son jeune savant à Paris et à Berlin. Une des-scènes s'était jouée précisément dans la boutique des: Lefrançois.

On s'amusait en France, il y a quatre ans, du récit imaginaire de l'occupation d'une grande Sous-Préfecture maritime* par un pirate australien, bien lavé, galant, saehant vivre, et à cela près traitant sa prise sans merci ni pudeur, comme ses ancêtres normands eussent fait au temps de Gharles-leChauve. Cela grâce à la lenteur, paperasserie, complication, subordination de notre admirable mécanisme administratif ; — et aussi à cette incurable incapacité de se protéger et con-


90 ANNALES DE L'AIN.

duire elle-même léguée à la Province par des siècles d'obéissance passive.

Ce récit n'est qu'un pastichede l'épopée de Mandrin. Le contrebandier dauphinois a pu, au milieu du règne de Louis XV, avec cent cinquante bandits, occuper et rançonner, sans coup férir, non pas seulement une de nos Sous-Préfectures, mais Bourg, Dôle, Beaune, Autun, Roanne, Saint-Etienne, Le Puy, Monde et Rhodez. Lalande, cela se comprend, a de bons détails sur l'occupation de Bourg, le 5 octobre 1754. Dans un récit exact que j'ai essayé de substituer à la légende populaire ils ont été mis en oeuvre. Ce récit ayant été réimprimé plusieurs fois, on ne revient ici là-dessus que pour mémoire.

En 1754, notons-le pourtant, ce n'est pas la complication de la machine qui nous menait ; c'est sa décrépitude et dislocation, qu'il faut accuser de cet épisode le plus invraisemblable du règne de Mme de Pompadour.

L'an d'après il se passa chez nous un autre fait notable, mais perdu aussi dans le tapage de l'invasion des contrebandiers. Voltaire s'établissait définitivement aux portes de Genève. L'envie de se rapprocher de lui est-elle pour quelque chose dans l'arrivée de Lalande ici en 1755? A la réflexion, cette idée ne tient pas. L'auteur de la Pucelle ne devait pas faire grand état de ce Bressan novice à qui Ninon avait manqué et qui restait pieux à vingt ans. Et Lalande à qui l'esprit — l'esprit de saillie — manque, devait être un peu effrayé de la malice endiablée de son convive de Berlin. Les rapports entre ces deux hommes attestés par la correspondance du second sont d'une époque postérieure et, je crois, tout politiques. Et il y a, dans les Anecdotes de Bresse (non connues des précédents biographes), une explication fort différente du voyage et du séjour de notre jeune et déjà illustre compatriote parmi nous en 1755. Ce qui nous le ramène, c'est simplement la mort de son père. Pierre Lefrançois fut enseveli chrétiennement à Notre-Dame de Bourg. Son fils, à vingt ans de là, c'est-à-dire quand sa fortune accrue lui permit ce soin pieux,


LALANDE. 91

fera venir pour l'épitaphe une table de marbre d'Italie. Cette épitaphe aura toute une histoire, laquelle viendra à sa date.

Lalande prolongea son séjour ici un an peut-être. Le motif fut le désir de consoler sa mère ; il avait pour elle une affection profonde et n'avait pas cessé de correspondre avec elle pendant ses absences. (La correspondance écrite était entre les mains de M. Raspail.)

Une telle occupation ne suffisait pas à l'activité d'esprit de l'homme. Il songea à employer les loisirs qu'elle lui laissait à être utile à son pays ; il en chercha autour de lui les moyens. Avant de dire les résutats de l'examen auquel il dut se livrer dans ce but, il nous faut essayer de recomposer pour notre compte la petite société au milieu de laquelle il passa plusieurs mois et sur laquelle il essaya d'agir.

Pourquoi les détails personnels qu'aux dates postérieures Lalande jettera d'une main prodigue manquent-ils presque totalement pendant ce séjour de 1755, 1756, le plus long qu'il ait fait à Bourg depuis son premier départ pour Paris en 1748 ? Je vois une explication possible, une seule, à ce silence si contraire à ses habitudes.

Lalande avait quitté Bourg à seize ans. Il y revenait à vingt-quatre, étranger à la Société de sa ville par son instruction et ses habitudes d'esprit. Il avait d'abord à se faire accepter ; cela demanda quelque temps. Et dans les Anecdotes, je ne vois guères, à cette date, sur le monde de Bourg, qu'un mot. Il est vrai que ce mot est significatif.

« Dans ce temps-là (écrit-il, et le contexte précise) il y avait vingt-cinq carosses à Bourg. Mais on faisait la soupe dans l'appartement où l'on recevait compagnie ».

Cette note curieuse nous ouvre indiscrètement les intérieurs de la petite noblesse et de la bonne bourgeoisie d'alors. Son vrai commentaire c'est d'abord le plan et le croquis d'un appartement de ce temps là. J'en ai vu, dans mon enfance, un qui était tombé de noblesse en roture, sans y avoir gagné ou perdu un clou, et gardait toute l'austérité et simplicité d'au-


92 ANNALES DE L'AIN.

trefois. La principale, et avec un vestibule nu, la seule pièce était une énorme salle carrée, en laquelle aujourd'hui on en découperait quatre aisément. Deux vastes croisées, au fenestrage en partie dormant et garni de petits losanges de verre verdâtre, puisant, dans les basses-cours sombres du château des ducs de Savoie, un peu d'air méphitique et une lumière triste, les versaient avarement dans la pièce glacée. Deux cheminées cnpierre, l'une ornée d'un écusson compliqué, l'autre surmontée d'un grand Christ en croix, maigre et tordu par l'agonie, se regardaient des deux bouts delà salle, y distribuant peu de chaleur et beaucoup de fumée. Les murs étaient nus. Le pavé, fait de petites briques hexagones ébréchées, disjointes, vacillait sous les pieds. Le plafond, à la française, en petites solives serrées, était noir de fumée. Aux quatre coins, quatre immenses lits à la duchesse, garnis de serge rayée de vert et de noir (les couleurs de la ville) ressemblaient assez à des catafalques : chacun avait sa ruelle servant d'oratoire, de cabinet de toilette... etc. D'autres meubles, il n'y en avait qu'un, à savoir une immense armoire en chêne noir fort chargée de moulures et de très grande mine, enfouissant dans ses profondeurs du linge pour deux ou trois générations.

L'étrange demeure avait deux hôtes — un vieillard d'une forte corpulence, à la grosse figure carrée, rougeaude, ridée comme une pomme trop mûre. Ses ailes de pigeon grisonnantes, ses gros sourcils noirs, ses besicles rondes ; son habit large et carré, sa longue veste, sa culotte juste coupés dans une même pièce de droguel blanc à raies bleues et roses ; ses énormes boutons d'ivoire guillochés; ses bas chinés ; ses souliers à boucles d'argent massives ; sa haute canne à bec de corbin ; son épais livre d'heures couvert de maroquin noir s'assortissaient au mieux. Sa physionomie, débonnaire et matoise, ne manquait pas de charme.

L'autre habitant de céans était une vieille demoiselle, maigre, ossue ; aux traits réguliers et durs ; au teint blême ; aux


LAIANDE. 93'

yeux froids, acérés -, ayant dû naître, vivre» et devant môlirir dans le même fourreau de soie gris de fer, et dans lès mêmes' mites de filet noir. Elle se coiffait simplement, de ses seuls* cheveux, plus gris à droite qu'à gauche; prisait trop ; avait' l'air d'un homme de cinquante ans bien épilé et lavé. Bo-: mum mansit; elle ne sortait plus que pour entendre lamesse; mâtutinale» à cinq heures l'été, l'hiver à six. Lunam fectâ ; elle a fait beaucoup de tricot sur la terre et doit en faire encore par habitude dans un monde meilleur.

Je peins l'extérieur qui seul frappe un enfant. Mais ces figures anciennes étaient peu compliquées, j'imagine. L'extérieur ne dit pas tout, sûrement ; en pareils cas il dit beaucoup.

Le frère et la soeur quelque peu jansénistes, je le suppose à la forme du crucifix précité que je vois encore, étaient restés célibataires par piété. D'ailleurs, ils dînaient bien, sou-: paient mieux, avec un de ces appétits réguliers dévolus aux justes; prenaient l'air à la nuit tombante, sur un banc de pierre de dimension et de forme cyclopéenne, placé à-l'hûisT de leur vénérable logis sis rue d'Espagne. Au coup dé huit heures, le frère réglait son énorme montre, puis ils remon- * taient l'escalier à vis noir comme un puits, et vaquaient à leurs patenôtres lesquelles ne finissaient plus, le frère qui les récitait à haute voix, les recommençant quand survenait une distraction. La soeur, le sachant dur d'oreille, murmurait un peu bien, mais elle suivait le chef de famille.

Tels j'ai vu ces bonnes gens de petite bourgeoisie ayant eu ■ leurs quinze ans en 1755 ; tels je me figure Pierre Lefrançois, la dame son épouse, sa belle-soeur Magdelaine par mariage Mme Borivant. Tels ou à peu près la génération au milieu de laquelle Lalande avait grandi — et tout l'étage inférieur de la Société de Bourg en ce bon vieux temps...

Mais la donne compagnie, les gens aux vingt-cinq carrosses ?, —■ Eh bien Lalande, coupable d'indiscrétion au premier chef, nous l'a appris : ceux-là faisaient très bien la soupe dans


94 ANNALES DE L*A1N.

l'appartement où ils recevaient. Ce menu détail, en sa concision, ne dit-il pas tout? Et nous sommes autorisés à le supposer ; par l'extérieur au moins et la simplicité des habitudes, la. bonne compagnie ne différait pas trop des petites gens. Les portraits ci-dessus esquissés vont donc servir à deux fins.

Oui ; à un amendement près ; et de quelque importance. La bonne compagnie était, à Bourg, restée simple d'habitudes, protégée je crois contre le luxe par sa pauvreté. Mais elle était fort émancipée d'esprit. Le témoignage des Anecdotes me fait ici défaut. J'en appellerai à mon aide un autre, on ne peut plus explicite.

J'ai là sous la main uu lourd manuscrit plein de vers très légers pour ne pas dire plus. Ces vers traduisent exactement les habitudes d'esprit, les moeurs, le ton du grand monde bressan de 1740, et content quelques-unes de ses plus vives aventures sous les pseudonymes souriants que la littérature galante d'alors empruntait de préférence à Properce ou à Tibulle. Que dire pour donner une idée de ces moeurs? Que l'épicuréisme théorique et pratique a rarement été poussé plus loin. Le volume est une réédition des contes de Lafontaine, au caprice, à la grâce, à la poésie près. Lafontaine toutefois ne daube guèresque les couvents. Son imitateur, qui s'affuble du nom grotesque et vaniteux « d'Apollon bressan », épuise aussi son carquois contre les gens d'église. Mais il vise plus haut que le grand satirique du xvn" siècle, et refait, sans nulle vergogne, certain fabliau de l'Evêque bien impossible à effleurer ici... Le pseudo-Apollon ne songe en aucune façon à dissimuler son vrai nom et il étale avec quelque vanité ceux des personnes fort qualifiées qui viennent lui demander gracieusement lecture ou copie de ces oeuvres folâtres. On ne va pas me les demander.

Ce que je puis dire, c'est que les Mécènes sont du plus grand monde possible ici. L'Apollon, lui, est de cette très vieille bourgeoisie de Bourg, presque éteinte, qui remontait au


LALANDE. 95

xiv* siècle, et s'alliait par mariage avec la noblesse à qui elle empruntait son esprit exclusif et sa morgue, outrant l'un et l'autre souventes fois.

Autour de l'Apollon (affublé d'un nom de terre) se meut une petite coterie appelée, du nom resté bourgeois de celui qui la préside, l'académie béraudiqne. Nous avons le droit de juger de l'esprit de cette coterie par le ton des pièces qu'elle goûtait. Elle n'avait donc aucune prétention à la gravité. Et si l'on veut avoir recours à une comparaison pour expliquer l'inconnu par le connu, il faut, j'en ai peur, reparler ici de cette Société élégamment dépravée du Temple où Voltaire s'est formé... Si parva licet componere magnis.

M'accusera-t-on de trop presser un témoignage unique et de généraliser indiscrètement ? Les citations montrant le conteur indiscret en train de compromettre le monde aristocratique avec lequel il fraie seraient trop faciles à faire et répondraient victorieusement. Je n'ai garde de rien emprunter à d'assez méchants vers où toute discrétion et toute précision font défaut. En deux lignes de prose ne méritant que la première moitié de ce reproche, l'Apollon nous apprend que, « la veille des Rois 1746, de jeunes et belles religieuses de l'Hôpital, voulant jouer entre elles une tragédie, lui demandèrent (pour ce faire) des habits et du linge ». Il était général de brigade, si j'ai bonne mémoire ; il n'y a donc pas lieu de supposer qu'on voulait jouer Esther. Croyons qu'il s'agissait de Polyeucte, lequel en 1746 se jouait encore en costume moderne, et passons — non sans engager toutefois ceux qui aiment les friandises à chercher dans les notes l'historiette, de douze ans postérieure, des Visitandines de Beaune en commerce avec Voltaire.

Pour emprunter ce menu fait à l'Apollon bressan, ma meilleure raison c'est qu'il fait voir nettement le pas fait chez nous dans un certain monde depuis un siècle. En 1652, pour qu'une représentation dramatique fût possible à Bourg, il fallait que le plus grand seigneur de la province et le moins


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provincial, M. de -Montrevel; dégagé, homme de cour qu'il était, des- préjugés; des petites gens, appelât des cabotins errants. Il n'y avait de prêt pour recevoir ici la troupe exflôm-1muniée que le hangar nu servant de jeu de paume. Le public bressan effaré, ayant tenu rigueur à ces pauvres gens, ils logeaient'le diable en leur escarcelle et décampaient sans solder leurs .petits comptes. On se souvient du ' mot effrayant dont Messieurs .du PrésMial de Bresse écrasent les comédiens — «c semblables, gens de néant »-... Ce n'est pas seulement la morgue de la compagnie judiciaire quasi-souveraine qui s'accuse4à.' C'est encore l'horreur et la répugnance des honnêtes gens de province pour une profession réputée infâme. Le contact de misérables n'ayant de place dans la Société régulière ni pendant leur vie, ni après leur mort révolte des personnages si bien assis en ce monde et qui comptent fort être tout aussi accommodés dans l'autre.

Molière, en 1652, était à Lyon avec Y Illustre théâtre, et le promenait dans les petites villes d'alentour. Un jeu de paume ne l'eût pas effrayé ; il débuta en celui de La Croix-Blanche. S'il eût, visité le nôtre, Messieurs du Présidial ne l'eussent pas traité autrement.

Bevenons .si tant est que nous ayons divagué. Le caprice des jeunes et belles religieuses de l'hôpital de Bourg ne suffitil pas à établir que « les temps sont changés » ? Eh bien, des faits minces un peu postérieurs de date, glanés dans les Anecdotes, ne permettront plus d'indécision à cet égard. M. le comte de Montrevel, descendant du protecteur de la troupe Lamotte qui mit Bourg en si grand émoi en 1652, donne la comédie à Challes en 1772 et en 1779 ; cela prouve seulement qu'il chasse de race, je le veux. Mais je vois la troupe SaintGéran (de Dijon), que Voltaire avait appelée chez lui à Perney en 1770, arriver à Bourg en 1776, pendant Ylniendance — pendant le séjour ici de M. l'Intendant de justice, police et finances au duché de Bourgogne, lequel vient répartir la taille sur les divers mandements de Bresse, et connaître de tout ce


• LAUANDE. 97

qui concerne! ses très' nombreùses> attributions; Or la troupe Sairit-Géran s'installe purement et simplement dans, le- Saint» des-Saints* je veux. 1 dire dans la grande*salle du;Palais!! Et àl la façon tout unie dont Mande présente la chose* on sent qu'elle n'a rien pour étonner, qu'elle est déjà consacrée par l?usagêv

On mettait sans doute* les jours' de représentation, l'image sacrée d!u Crucifié au vestiaire... Mais si les ombres farouches dés magistrats.de 1652 revenaient par là, que pensaient-elles de lai double profanation?

Toutes lès familles nobles de la Province; affluaient ici pendant l'Intendance, et disputaient les places à la bonne compagnie de Bourg, «r Le 23 septembre 1776, Saint-Géran fit 408 livres de recettes I.... » Douze cents francs d'aujourd'hui, au moins. Quelles étoiles de première grandeur faudrait-il appeler de Paris présentement pour obtenir-, dans notre théâtre plus vaste que la salle du Palais, un si magnifique résultat! .■■,..:■'.

La bonne compagnie, en 1885, a d'ailleurs renoncé définitivement chez, nous à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres...

Pauvre France, dévoyée et démoralisée par vingt révolutions ayant manqué leur but, ou même allant contre leur but, que de professeurs de dogme, de morale, de politique, étrangesj saugrenus, il t'a fallu depuis cent ans subir !

Spartiates de 1794, Doctrinaires de 1835, Croisés de 1852--J Pères de l'Eglise de la Restauration ; Mères de l'Eglise du second Empire ; Moralistes indépendants de l'heure présente

— Moines fabricants de liqueur ; Momiers semeurs de Bibles

— Privat-docent de Tubingue ; Diaconesses Genevoises — Stygmatisées de Flandre et du Tyrol; Visionnaires de Lourdes et de la Salette — Romancières berrichonnes ; Musiciens teutons — Pieux Gazetiers du boulevard et de Pall-Mall ; Bons reptiles d'Outre-Rhin — Majesté psalmodiant avec accompagnement de canon Krupp; Pontife épanchant sur nous des trésors de science en des encycliques incommensu1886.

incommensu1886. livraison. 7


98 ANNALES DE L'AIN.

râbles et admirables — quels torrents d'éloquence, quels ruisseaux d'encre ; que d'arguments en forme, de gros livres difformes, de petits tracts informes — que de miracles, authentiques et autres, vous avez dépensés pour ramener en la voie droite mon cher Pays 1

En suite de quoi, ô France ! tu as fait une entreprise désespérée. Tu as essayé à diverses fois de te ranger, d'avoir des moeurs, de devenir un peuple économe comme les Hollandais ; pratique comme les Anglais; béat comme les Flamands ; ou même moral comme les Teutons. Il y a eu des moments où l'on a cru la chose faite. Tout est possible à notre race, même de s'àbétir. Ce desideratum toutefois est le plus malaisé de tous à atteindre en ce pays de Villon, de Rabelais, de Lafontaine, de Voltaire, de Béranger et de Musset, lequel pays plus que pas un, a entrevu combien les choses humaines manquent de sérieux...

La croisade morose recommence ou continue. Les apôtres d'aujourd'hui sont aussi farouches que ceux d'hier. Je les entends me dire :

« Mon frère, ton discours sent le libertinage ».

Ils sont bien gens à déclarer que les grands seigneurs qui donnaient la comédie à Challes, à notre petite ville si conservée, « si bourgeoise, si gauloise », étaient, de père en fils, des corrupteurs publics — à regarder que les magistrats ouvrant tout simplement le sanctuaire de la justice à la parodie indécente des Plaideurs; & ces Fourberies de Scapin qui sentent la corde ; à cette industrie de Crispin du Légataire qui mérite le bagne ; à ces blasphèmes de Bon-Juan qui méritent la roue sont des prévaricateurs — que ces pauvres jeunes nonnes quittant pour un soir leur guimpe blanche pour s'essayer aux combats de Pauline ou de Chimène, aux colères d'Emilie, aux fièvres d'Hermione ou de Roxane, aux pleurs charmants de Monime ou de Zaïre ; tous mystères aux quels elles ne doivent comprendre rien, sont tout crûment des


LALANDE. 99

vierges folles — qu'au bout de tout cela, il y a la, colère divine qui monte, la Révolution qui vient, et l'éçhafaud vrai, légitime dénouement de tant de fausses tragédies... ,

Ne contredisons pas des gens de bords si différents et qui ont l'air d'être d'accord. Contentons-nous de plaider, pour ces générations une circonstance un peu atténuante. Cette éducation que le théâtre leur a faite (Bourg n'est nullement une exception, de 1750 à 1789, la Cour, la Ville, la France jouent la comédie. Les Bénédictines de Neuville, du sang royal de Saxe> jouent la comédie. Et chez M. le Prince de Condé, notre gouverneur, ce n'est pas Corneille que l'on joue, hélas !_ c'est Collé.!! — JeanrJacques, moraliste intermittent, protestait seul) — cette éducation par le théâtre n'est pas tout à fait; manquée. Nousiui devons ces hommes et ces femmes qui ont fait une assez fière figure sur les échafauds de 1794. Les saints de la démocratie puritaine ne. peuvent s'offusquer si on leur propose de vivre comme notre Alexandre Goujon, qui,, en 1789, jouait ici. Mahomet. Ni les écolières de Madame Swetchine, si on leur propose de mourir comme la Reine; qui jouait Rosine en famille, au second étage de Yersailles..., . .

.Nous .commencions, je crois, quand je me suis .jeté, et., arrêté dans cette impasse, à,revoir un peu cette petite société_ de province aux foyers de laquelle Lalande allait revenir s'asseoir si souvent. Elle était en somme très simple d'habitudes tout entière ; moitié dévote, moitié émancipée : assez lettrée déjà et avide de jouissances intellectuelles. On jouait à Bourg les chefs-d'oeuvre de notre théâtre ; on ne devait pas tarder à. les imiter. Une Muse originaire de Dijon, naturalisée bressane, vivait à côté de l'Apollon bressan, dans le même monde à une place meilleure. En cette correspondance. de Voltaire que Lamartine mourant se faisait relire ; on a pu apprendre le nom de Mme Marron de Meillonnas (MarieAnne Carrelet). En 1755, elle avait environ vingt-six ans, dessinait ses premières faïences et rimait ses premières


tQO ANNALES DE L'AIN.

tragédies. Son mari-, hri, construisait son hôtel, l'oeuvre d'art la plus complète et la plus élégante du XYIII" siècle ici. Vendu révolutionnairement après l'exécution à Lyon du fils de Marie Carrelet, habité vers 1816 par un autre poète, Fauteur d'Ahasvérus et de Merlin l'Enchanteur, cet hôtel a été transformé depuis en couvent. Les Amours qui décoraient ses trumeaux de guirlandes de roses furent alors condamnés à Fexil. Les nonnes ensuite sont parties, les Amours ne sont pas revenus.

Quand je consacrais ces dix lignes à l'oeuvre de M. de Meillonnas, je croyais l'oeuvre de Marie Carrelet perdue. J'ai retrouvé en 1875 six des dix pièces de théâtre dont Lalande donne les noms, manuscrites (et réunies en un tome acheté par la Société d'Emulation}. J'en disais alors :

« Diderot veut que la tragédie soit oeuvre de mâle. Celles-ci ne méritent pas ce compliment. Quand notre Muse est secourue par Euripide ou Sophocle, entrevus à travers la prose terne et timide du Père Brumoy, elle a la note plus juste, l'accent plus ferme. Presque partout ailleurs elle dit à peu près, avec quelque chaleur mais peu de force. De poésie> à proprement parler, il n'y en a guère ici. Il y a surtout la rhétorique sentimentale et déclamatoire d'alors. Le vers médiocrement fait est fidèle à l'a césure, dédaigneux de la rime exacte, oublieux parfois de la quantité. La tangue est celle du temps, élégante ou voulant l'être, sans précision et sans couleur. Telle de ces élucubrations fut d'ailleurs conçue, digérée, écrite en douze jours ! Lalande nous l'apprend. Est-ce une circonstance atténuante ? »

Une comédie, Y Ecole des Pères, vaut mieux. L'idée première ne manque pas de force comique ; le plan est simple ; l'exécution médiocre sauf en deux ou trois bons endroits. Nous avons vu ces moeurs dans le Méchant de Gresset. Et la noblesse, dans le Bourgeois gentilhomme, est encore plus malmenée qu'ici. Anne-Marie Carrelet ne se méconnaît pas : c'est l'originalité peut-être de cette personne distinguée qui


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avait les opinions de son temps, quelque talent^ ûe l'-esprit, un goût vif pour la poésie dramatique et pour les arts. Il reste d'elle des faïences couvertes de fleurs, d'un bon dessin assez ferme, plus correct qu'élégant, d'un coloris un peu froid.

Ce fut, je crois, -Lalande, mauvais juge des v<erà voir ceux par lui commis, qui fit connaître ia poétesse à l'homme de Ferney. Comme déjà dans les Anecdotes, le savant s'extasie en sa lettre de recommandation sur la fécondité et facilité d'une Muse pondant une tragédie en douze ou quinze jours. L'auteur de Zaïre rappela malignement à Lalande que Racine a mis deux ans à Phèdre. Il sait trop son monde d'ailleurs -*- et aussi son métier — pour refuser la divinité à une belle dame qui se fait son écolière. Aux visites de Lalande à Ferney — j'en connais deux, une en 1768, une en 1774, le perfide se dédommagera en habillant, entre quatre z'yeux, la Melpomène de Bourg en mère Gigogne...

Mais les relations de Lalande avec Mme de Meillonnas sont postérieures. J'ai anticipé ici de parti pris, ne voulant pas parler deux fois de cette dame.

JARRIN. (A suivre.)

Le tome IV de LA BRESSE ET LE BUGEY (cette Notice comprise) acJievé depuis Ain an, sera publié ici dans les quatre -cahiers de l'année courante.


NOUVEAU DICTIONNAIRE ABRÉGÉ

de médeoine, de ohirurgie, de pharmacie et des scienoes physiques, chimiques et naturelles,

Par Ch. Robin.

Le Dictionnaire de médecine connu sous le nom de Dictionnaire de Nysten remonte à 1806 ; il est de Capuron. C'est en 1810 que Nysten et Chaude mirent la main à la seconde édition ; — et en 1814 que la troisième parut avec le nom de Nysten seul à la première page. Ce nom usurpateur figure là jusqu'à la onzième édition exclusivement, bien que le livre, tenu au courant de la science, reçût successivement des modifications notables où Nysten, mort en 1818, n'était assurément pour rien.

En 1855, Baillère, propriétaire, demanda une refonte générale pour la onzième édition, à MM. Littré et Robin. Nysten figure encore au titre, comme auteur du plan, Littré l'ayant voulu De même à la douzième.

La treizième, de 1873, «entièrementrefondue»,ne porte plus d'autres noms que ceux de Littré et Robin.

A la mort de Littré, "en 1881, la quatorzième était épuisée. Peu après, « sous son nom, dit Robin en sa préface, page X, on a fait paraîfre un livre dans lequel son oeuvre est détruite... sous le titre de quinzième édition ». On n'a respecté là ni sa pensée, ni « la précision scientifique » de l'orthographe rigoureuse mise par lui dans son oeuvre.


DICTIONNAIRE MEDECINE. 103

Et le grand grammairien n'en souffrirait pas moins que le philosophe positiviste.

Quand cela fut su, l'Ecole tout entière (et des gens qui n'en sont pas) récriminèrent indignés. Plusieurs éditeurs vinrent demander à Robin un travail nouveau. Il traita avec Octave Doin. Et en un espace de temps bien étonnamment court,, le « Nouveau Dictionnaire abrégé de médecine » fut livré aux imprimeurs; il n'a pas fallu à ceux-ci moins d'un an pour mener à fin l'énorme volume.

. Tout.profane que je sois en la matière, je crois pouvoir dire au moins que ce mot nouveau est bien justifié. Je me bornerai là d'ailleurs.

On ne lit pas un Dictionnaire. On jette la ligne ici et là dans cette mer profonde, peuplée d'organismes innombrables ; non sans choisir l'endroit.

J'ai pris d'abord tels articles de définition pure et simple, ne pouvant trop varier au fond —- et les ai confrontés dans le Nouveau Dictionnaire et dans l'ancien (treizième édition) : j'ai retrouvé le vieux texte, plus clair, plus simple, un peu plus court et voulant l'être.

Puis je suis allé aux articles, bien connus grâce à une discussion au Sénat de l'Empire, où le positivisme des auteurs s'affirmait : Psychologie, Âme, Homme, Morale., etc. Ils restent, en substance, absolument ce qu'ils étaient. — Ame, avec quelques développements de plus. — Homme, au contraire notablement restreint, ce qui est supprimé étant moins à sa place dans un Dictionnaire abrège de médecine que dans un traité d'anthropologie. Je note, parmi les détails qui ont disparu, l'existence de notre espèce aux temps tertiaires. La probabilité du fait s'est accrue pourtant ; et Robin le savait ; il savait aussi que cent probabi-


104 ANNALES DE L'AIN.

lités ©e font pas nne preuve. — Du « lien généalogique » de l'homme avec une autre espèce, il était dit dans l'Ancien texte, Lyell invoqué à l'appui, que ce lien n'était pas « démontré par la paléontologie ». Ceci reste dans le Nouveau : et ceux qui ont connu Robin reconnaîtront là, sans étonnement, le peu de goût du Positiviste pour la doctrine de l'Evolution si conjecturale à ses yeux.

Le besoin de la brièveté est partout ici très apparent. Il s'explique : 1° par la considérable masse de faits introduits quotidiennement dans les sciences naturelles ; et aussi par les théories nouvelles en voie de succéder aux anciennes ; qui ont réclamé leur place ici (voir par exemple, Microbe, Bacille, Bactérie, Leucomaïne,etc, etc.); — 2° par la nécessité de se borner, et de ne pas faire attendre trop longtemps surtout ce vade mecum des étudiants à qui il en faut un nombre d'exemplaires à peu près le même chaque année.

Tel que le voilà, il a coûté un effort pénible à notre compatriote et ami et probablement abrégé une vie précieuse. Quand, à son dernier passage, Robin vint, comme tous les ans, regarder de près ce qui me reste de santé, me conseiller, m'encourager à vivre et à travailler bien que la vie soit mauvaise et le travail ingrat ; admirant sa vigueur, sa gaîté conservées, je lui demandai combien d'heures il pouvait encore donner à son oeuvre, — Quatorze heures au besoin, répondit-il. — Je le lui fis répéter !

Il était heureux d'en avoir fini avec la révision des épreuves de ce dictionnaire, qu'il n'avait pu et dû confier à personne, nul ne pouvant, en pareille tâche, remplacer tout à fait l'oeil de l'auteur. Ce labeur abrutissant durait, me dit-il, depuis près d'un an ! Mon étonnement non dis-


LE SOND DU PANIER. $05;

simulé capitula devant des chiffres. Le Dictionnaire a mille pages grand in-octavo, à deux colonnes, en petit caractère ; les deux mille colonnes représentent quatre mille pages, soit huit volumes in-huit de 500 pages lSm '!

J'aurais voulu pouvoir faire davantage ici pour une mémoire qui m'est chère : tl me manque la compétence d'abord, puis la force. C'est moi qui aurais dû précéder Robin plus jeune, et si intact, dans la paix suprême.

MRRIN.

LE FOND m PANIER

*M9

Laissez-moi dans le bois, au chaud du jour, err er. Midi vient. L'oiseau dort. Un grand vent doux balance Les branches se berçant dans son flot en silence, Sous le soleil ami. Laissez-moi m'égarer

A travers les halliers charmants et respirer Leur fraîcheur — oui, là-bas régnent la violence Et la ruse, à Penvi disputant d'insolence, Toutes prêtes d'ailleurs à s'entre-dévorer....

Qu'y puis-je ? — Le vrai Dieu, le grand Pan noas regarde Inconscient et morne. Il n'entend pas gémir L'insecte qu'en passant j'écrase par mégarde...


106 ANNALES DE L'AIN.

Je ne puis contempler sans longuement frémir

Sa figure à la fois caressante et hagarde...

De ton sommeil sans rêve, 6 mort, viens m'endormir.

L'AMOUR CHEZ NOUS...

L'amour, chez nous Français? Trêve d'hypocrisieI Notre théâtre vit, c'est sûr, de ses méfaits ; Des petits et des gros. Nos romans en sont faits. C'est le thème banal de notre poésie.

Chaque temps l'habilla selon sa fantaisie. Plus de princes charmants, de chevaliers parfaits, Plus de Cids racontant de fabuleux hauts-faits, De mornes Antonys jouant la frénésie.

Le Don Juan sans âme, avant trente ans blasé Qu'on admire aujourd'hui sera demain usé. Tous les vingt ans ainsi notre grimace change.

— Grimace est incivil. Notre idéal — Pardon... Au fond, Gaulois qui fais le bon, le mauvais ange. Qu'es-tu ?... Le paroissien du curé de Meudon... 1855.


LE FOND'DU PANIEfi. 107

AUX EAUX DE SAÏNT-GERVAIS

Ce couple me ravit. La dame a la trentaine Et quelques mois en sus ; un oeil bleu, décochant Aux muguets un regard altéré, bien touchant. Je les vois tous les jours venir à.la fontaine.

Qu'est-ce donc que leur veut ce petit capitaine Sur son petit cheval autour d'eux chevauchant? L'époux fait ce qu'il peut pour avoir l'air méchant, Roule ses yeux vairons comme Croquemitaine.

Dirai-je qu'entre temps notre brune à l'oeil bleu Sous ses longs cils soyeux lorgnait le militaire, Lequel impudemment continuait son jeu?

Le mari }ors prenant l'air d'un propriétaire

Qui voit un maraudeur braconner sur sa terre,

Elle haussait l'épaule en souriant un peu... 1838.

DIALOGUE ENTENDU AU CASINO

Elle est veuve ; sans peine elle convolerait? ...

— Sans peine aucune. Elle est de tout point séduisante...

— De tout point. — Voulez-vous enfin qu'on vous présente ?

— Non ; je suis sans fortune, elle refuserait.

— Ou vous a prévenu contre elle, il me parait. N'est-ce pas la marâtre? Elle est fort médisante Et pour sa bru surtout nullement complaisante...

— Point. A ce témoin-là grand sot qui se fierait.


108 ANNALES DE L'AIN.

J'ai vu — Quoi? qu'elle est veuve et partant point novice?

— Elle n'a que vingt ans et joue avec fureur. Cette passion-là suppose plus d'un vice...

— L'on ne vous savait pas pour l'argent tant d'horreur.

— Hommes, nous iraimons tous. Mais dame si savante A vingt ans, veuve, ou femme, ou fille, m'épouvante.

18S8.

NOS MERES-^GRANDS...

Nos mères-grands, dit-on, vivaient de friandises, De fromage à la crème et de vin de liqueur. Le soir, à table, avec un petit ris -vainqueur, Elles risquaient parfois de franches gaillardises,

De la meilleure grâce oyant les mignardises Que débitait l'Abbé d'un air tendre et moqueur, Ou que le Chevalier servait, la bouche en coeur. On ne placerait plus si piètres marchandises.

Une femme, par là sûre de nous charmer,

Chasse, monte , conduit, sait nager, sait fumer,

Sait... 'Chut I — Soit. Le mot cru n'étonne plus la Muse ;

Hais je suis, comme un vieux, dupe des airs décents; J'aime l'Idylle encore et les Jeux innocents; Et s'il n'est pas trop sot un madrigal m'amuse. 4838,


LÉ FOND DÛ PANIER. 109

MISÈRE

Vos anges., Sanzio, n'ont pas de plus, beaux yeux ; Boucher, tes cupidons ont des museaux moins ro»es ; Quand tu trouves, Prud'hon, de ces airs, de ces poses Tu prends ton crayon vite et les croques joyeux...

Qu'ils viennent bien ! disais-je au Père soucieux. —. Oui, ça mange toujours, fît—il — Les yeux moroses, La Mère murmura : Monsieur, qu'il-faut de chosos Pour tenir proprement ces petits ennuyeux!

Elle avait été belle, était fanée et hâve.

Sous un sourcil chagrin son oeil brun était cave...

Rognait-elle sa part pour augmenter la leur?

Mendiera ces gens était chose impossible... La femme du regard me sondait, impassible. L'homme pâle mordait ses lèvres de douleur. 1883.

DÉCLIN

I

Quoi, Printemps, tu reviens; et je vais te revoir ; Je ne l'espérais plus. Je crois te reconnaître Au gai rayon qui vient caresser ma fenêtre Co matin. Oui, c'est toi. Pour te bien recevoir


110 ANNALES DE L'AIN.

Ouvrons. 0 Créateur ! tu gardes ton pouvoir. Ton souffle tiède et pur me rend quelque bien-être... Un vague sentiment de bonheur me pénètre... Tu me ressuscitais jadis. Je vais savoir

Si tu restes le Dieu vivant ; si tu disposes,

Comme en mon jeune temps, des hommes et des choses.

Lo rossignol remplit la nuit de son émoi.

L'aube rit. La fleur sort riante de l'écorce. Aux champs le taureau meugle enivré de sa force. Dieu sauveur, je péris. Un miracle pour moi I Avril 1885.

II

Sous le soleil divin de mai qui te caresse Tu retrouves, Cybèle,une chanson d'ivresse Et la jettes, fervente, à ton céleste amant, — Le soleil, je vivais de son regard vraiment,

Et voilà que j'en meurs. L'onde de feu traîtresse Lentement me remplit d'une vague détresse, Puis le vertige vient m'assaillir brusquement; Mon corps est secoué d'un affreux tremblement ;

Je sens mon intellect qui vacille, qui sombre Dans une brume noire et dure comme l'ombre De la mort... Oh ! comment fais-tu pour refleurir,


LE FOND DU PANIER. 111

Cybèlc, chacun an ? Réponds-moi, bonne mère... — Répondre ? Vibrion I dit une voix amère ; Cela se plaint de vivre et ne veut pas mourir. Mai 1885.

INSOMNIE I.

En mon lit, ce matin, je ne pouvais dormir. Mon coeur est un sépulcre sombre, où sont couchées Deux générations que la mort a fauchées. 0 défunts bien-aimés, qu'avez-vous à frémir?

Mon père, qui te fait si hautement gémir ? — Ma mère, en essuyant des larmes mal séchées Dans ses yeux, l'écoutait — Quatre têtes penchées Sur eux, pâles, pleuraient. — Je me sentis blêmir

En les reconnaissant... à leur dure complainte Qui me crevait le coeur, je mélangeais ma plainte. Je me rassasiais du concert douloureux, . ...

Je ressentais leurs maux, leurs chagrins, et leurs transes, Leurs deuils. — Et me disais, comparant nos souffrances : Ceux qui vivent le plus sont les plus malheureux.


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II.

Je survis, le dernier de la pauvre couvée. Seul au monde, aujourd'hui, je sais qu'elle exista ; Contre le sort mauvais, vingt ans durant, lutta Brave, de tout appui, de tout confort privée.

A la petite aisance obstinément rêvée, A l'humble rang voulu, comment elle monta, Je le sais ; et je sais qui l'en précipita ; Et ce qui la perdit, et ce qui l'eût sauvée...

Ah ! je n'y songe pas sans un pénible émoi ; Tout cela dans l'oubli, va sombrer avec moi, Et ce n'est plus déjà qu'un rêve... Pauvres hommes,

Quelquefois vous riez... Serait-ce de vos pleurs D'hier? Que pèsent-ils? Que comptent vos douleurs? Que servent vos efforts ? — Et qu'est-ce que nous sommes ?

X. •


Quand je repris dans Bourg et Belley pendant la Révolution cinq ou six pages sur Alexandre Goujon et m'aidai de documents de première main communiqués par sa nièce pour en faire une biographie assez étendue et complète, je n'avais de son chant de Mort qu'une ou deux strophes, et les donnai. Ce chant, il le léguait « à l'Avenir » ; sa conservation a été une de ses préoccupations dernières. Il m'est envoyé par M. le sénateur Goujon.

L'exemplaire de la première et peut-être unique édition comporte une feuille petit in-quarto. La seconde et une partie de la troisième page est occupée par la première strophe distribuée entre les portées de la musique de Méhul. Les huit autres strophes viennent ensuite, imprimées sur deux colonnes en grandes italiques.

Je regrette de ne pas pouvoir reproduire ici la musique de l'auteur du Chatit du Départ et de Joseph. Voici du moins l'hymne « à garder pour l'Avenir » (lettre de Goujon à son beau-père).

Il serait facile d'y signaler les défauts de l'époque et de l'école, bien de l'emphase, trop d'adjectifs et de trop vagues, etc.

Assurément les Romantiques étaient d'autres peintres. — Le maître des Parnassiens est un statuaire de l'école de Phidias et ses écoliers sont des ciseleurs, j'allais dire des bijoutiers distingués. — Les Décadents sont... très profonds.

— Les Déliquescents justifient le gracieux nom qu'ils se donnent.

Mais quoi? Il y a ici, j'imagine, des qualités poétiques manquant un peu aux uns et aux autres — la sincérité entière et superbe de l'émotion — un grand souffle entraînant tout

— et pour user une fois du mot avant qu'il passe de mode, une envolée n'ayant d'égale que celle de la Marseillaise de Rude à l'Arc-de-1'Etoile.

Et ces vieilleries nous consolent des chefs-d'oeuvre d'hier.

1886. 2° livraison.

8


HYMNE

DES PRISONNIERS DU CHATEAU DU TAUREAU

Par GOUJON, l'un d'eux.

Se trouve à Paris chez les marchands de nouveautés et chez Yatar, imprimeur, rue de l'Université, n° 139.

1"

Dieu protecteur de la justice,

C'est nous qui sommes dans les fers,

C'est nous que des hommes pervers,

Osent menacer du supplice.

De la vertu fais que nos coeurs

Conservent la sainte énergie ;

Aggrandis-nous dans nos malheurs

Nous les souffrons pour la Patrie. Triomphe, ô Liberté frappe tous les Tyrans, Et de leurs noirs forfaits affranchis nos enfants Et de leurs noirs forfaits affranchis nos enfants, bis.

2" Par quels criminels artifices, Des méchans ont su nous flétrir ! Toi pour qui nous voulions mourir, Peuple tu nous crois leurs complices ; Ta voix mugit autour de nous, Tu nous menaces de tes armes ; Bientôt plus juste en ton courroux Sur nous tu verseras des larmes. Triomphe, etc.

3= Proscrits par la haine implacable, Par nos frères abandonnés ; Au milieu du peuple traînés, Sur le char affreux du coupable,


HYMNE. 115

Nous eûmes pour consolateur,

Le feu pur dont tu nous animes ;

Liberté, couvre-nous d'honneur,

Nous voulons périr tes victimes. Triomphe, etc.

A"

Entourés d'une mer profonde,

Ce n'est point nous qui t'implorons ;

De nos fers nous nous honorons,

Mais nous pleurons sur ceux du monde !

Sans désir, du haut du rocher

Nous voyons les rives lointaines ;

Hélas 1 Qu'y pourrions-nous chercher ?

Des Républicains dans les chaînes. Triomphe, etc.

L'aspect brillant de la nature,

Sera flétri par nos douleurs,

Tant que d'infâmes oppresseurs

Domineront par l'imposture.

Pour avoir invoqué nos lois,

La Liberté nous est ravie ;

De l'homme nous perdons les droits,

Qu'avons-nous besoin de la vie ? Triomphe, etc.

6e

De nos jours immolons le reste,

A nos frères, à nos amis ;

Avant que des fers ennemis,

Les chargent d'un joug trop funeste ;

Pour défendre la vérité,

Des méchans bravons la furie,

Mourons tous pour l'Égalité ;

Sans elle il n'est plus de Patrie. Triomphe, etc.


116 ANNALES DE L'AIN.

7« Liberté veille à notre gloire, Assieds-toi sur nos corps sanglans, Qu'ils restent devant nos tyrans, Et les flétrissent dans l'histoire ! Découvre aux siècles à venir, Tout l'éclat de notre innocence ; Dis-leur que nous dûmes mourir, Pour te conserver à la France. Triomphe, etc.

8« En vain la hideuse imposture S'agitera sur nos tombeaux, Pour épargnera nos bourreaux, Le cri vengeur de la nature. L'innocent, le juste, opprimés, Se souviendront de nos alarmes ; Et sur nos corps inanimés Se plairont à verser des larmes. Triomphe, etc.

9' Levez-vous, illustres victimes Des oppresseurs du genre humain, Recevez-nous dans votre sein, Nous abhorrons aussi les crimes. S'il faut trahir la Liberté, Nous ne voulons plus de la vie, Nous vivions pour l'Égalité, Nous périrons pour la Patrie. Triomphe, etc.


LA BRESSE ET LE BUGËY

LEUR PLAGE DANS L'HISTOIRE

TRENTE-UNIÈME PARTIE Albltte.

CCXV1I. UNE ÉLECTION D'OPPOSITION. ON EN APPELLE AU BOURREAU.

LA LISTE. — CCXVIII. LA COMMISSION TEMPORAIRE. LES CONDAMNÉS DE

MONTLUEL. — CCXIX. L'EXÉCUTION DES QUINZE. — CCXX. LA CONVENTION INTERVIENT. EXÉCUTION DE DUHAMEL.

GGXVII. Une élection d'opposition. — On en appelle au bourreau. — La liste des proscrits.

Les huit jours qui ont précédé la fête du 12 semblent un peu vides. La Société populaire de Bourg, sur la motion de Juvanon, demande à la Convention d'exclure le représentant Ferrand, suppléant de Mollet qu'il a remplacé en août 1793 : il est, dit-on ici, fédéraliste; il se peut. Mais Ferrand vit là-bas, caché dans la Plaine, ne gênant personne, ne disant rien. On le laissera vivre malgré Juvanon. Il reprendra la parole le 9 thermidor.

Dans l'entourage d'Albitte, un ex-membre de la Commission temporaire, Vauquoi, dénonce les comédiens ; ils ont prononcé les mots de princesse, de reine. Le directeur fut expulsé pour la seconde ou là troisième fois.


118 ANNALES DE L'AIN.

MaisDorfcuille, autre secrétaire du Représentant, ci-devant Crispin, arrange l'affaire. Joad appellera Athalie citoyenne. Ceci n'est grave que pour la prosodie des vers de Racine. A la fête du 12, on a vu figurer un groupe de détenus délivrés. Albitte en effet en a élargi douze, parmi lesquels plusieurs prêtres ou chanoines « revenus aux principes de l'Eternelle Raison ». Le principal est Rousselet, ci-devant prieur des Augustins de Brou, puis curé de Bourg et membre de la Commune. De deux autres prêtres, girondins considérables, Grumet et Peysson, membres du Conseil général, le premier a devancé Rousselet ; le second l'imitera.

Le Représentant en mission n'est pas peu fier de ce résultat, il l'annonce avec complaisance à la Société-Mère de la rue Honoré, en lui envoyant la liste des abdicataires. Il y en a 83 du district de Bourg, 60 de Belley, 47 de Saint-Rambert, 18 de Gex, 36 de Nantua, 30 de Ghâtillon, 24 de Pont-de-Vaux, 37 de Trévoux, 25 de Montluel — en tout 361. (Vingt-six restaient fermes dans leur foi. Ces chiffres comprennent, je suppose, les jureurs et les non jureurs. Mais des derniers un certain nombre avait émigré.)

Rue Honoré, c'est Collot-d'Herbois qui sert de trucheman à son ami. Il fait savoir qu'Albitte, « dans un département affligé de tous les maux de l'aristocratie, estime qu'on ajouterait à ses forces morales en l'épurant ». La Société-Mère l'épure donc, c'est-à-dire examine sa conduite et l'approuve {Moniteur).

Pendant que ces petites choses amusent le tapis, d'autres plus graves se préparent dans les dessous...

Sentant vaguement ici dans la suite des faits une lacune, je demandais inutilement, il y a cinq ans, et cherchais sans


LA BRESSE ET LE BUGEY. 119

le trouver « quelque signe avant-coureur »' du plus tragique événement de cette histoire. Je l'ai rencontré quand je ne le cherchais plus. Et ce sera un peu plus qu'un signe et un avant-coureur.

Depuis l'établissement du Gouvernement révolutionnaire en novembre 1793, il n'y avait plus en France d'élections politiques. Les Représentants en mission épuraient ou régénéraient les assemblées, dites électives, départementales et communales.

Les élections judiciaires, ou au moins certaines d'entre elles, étaient exceptées.

Une des cinquante places de juges au Tribunal de cassation vint à vaquer. Il y avait un roulement établi entre les départements pour nommer à cette haute magistrature. Ce roulement nous investissait de cette prérogative. Albitte, entouré comme il était, ne se défia pas d'une population à moitié ivre d'idolâtrie, à moitié muette par prudence.

L'élection eut lieu dans les formes prescrites par la loi. Et nous nommâmes à la Cour suprême un juge titulaire et un juge suppléant. Le premier, le citoyen Martinon, ancien Conseiller au Présidial, d'opinion girondine; le second, plus éloigné du parti terroriste dominant, s'il se peut — deux opposants dans tous les cas. La chose paraît avoir été tramée, puis amenée à bien, sans bruit aucun : il n'y avait pas de journaux. On peut juger de l'effet d'une protestation pareille à un moment semblable, et de sa portée.

Un décret de la Convention demandé, il n'en faut pas douter, par Albitte , annula virtuellement une élection qu'il dut présenter comme factieuse à l'assemblée des Tuileries. Régulière d'ailleurs en la forme, car si elle ne l'eût pas été, le délégué de la Convention l'eût cassée, ou le dé-


120 ANNALES DE L'AIN.

cret qui l'annula en eût argué. Voici le texte produit par M. J. Roche, rapporteur de la loi sur la Réforme judiciaire (tel qu'on le trouve dans le Journal officiel, n° du 17 janvier 1883, p. 44) :

« La Convention, après avoir entendu le rapport de son comité de Législation sur la lettre du Ministre de la Justice relative à la nécessité de remplacer au Tribunal de cassation le citoyen Martinon, et dont le suppléant, élu comme lui par le département de l'Ain, a pris la fuite pour se soustraire à un arrêté du représentant du peuple Gouly, qui ordonne sa traduction au Tribunal révolutionnaire ;

t Décrète, que les Représentants du peuple, députés par le département de l'Ain, lui présenteront incessamment un citoyen qu'ils jugeront propre à remplir les fonctions de juge au Tribunal de cassation...

« Le présent décret ne sera point imprimé.

« 28 pluviôse. An II * (16 février 1794).

Suit en conformité un autre décret du 19, «nommant le citoyen Sibuet membre du Tribunal de cassation »...

Martinon est à remplacer, le décret le sous-entend, sans expliquer pourquoi. On ne veut pas du suppléant élu ; on en dit la raison : nous la comprenons bien.

L'élection aura occupé ces journées accusées d'être vides. Gomment elle a pu être faite, recouverte du silence auquel la Convention la condamne en refusant l'impression à son décret ; et où nos dépôts publics l'ensevelissent; on ne le saura pas.

Il reste ceci d'acquis : les mêmes électeurs qui ont envoyé à la Convention quatre régicides, ont élu, en février 1794, juge au tribunal de cassation un homme traduit au Tribunal révolutionnaire par Gouly; cela en face d'Albitte qui trouve Gouly contre-révolutionnaire.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 121

Qui cet homme était ? Je ne puis livrer qu'une conjecture là-dessus. Une élection faite sous le manteau, contre les clubs, sans réunions préalables, sans journaux, n'a pu l'être que moyennant un candidat connu. Ce candidat, en fuite pour échappera Fouquier-Tainville, c'est, ce ne peut être que Brillât-Savarin. (Il avait déjà été élu juge de Cassation en 1791 ; et ne l'avait pas été longtemps puisqu'on le voit maire de Belley en mai 1793.)

Les amis d'Albitte à Paris ont voulu ôter toute notoriété à sa mésaventure qui est leur. Lui de même. Tout ce qui a été possible pour cacher celte manifestation significative des électeurs de l'Ain fut donc fait. Rien n'en reste dans nos dépôts publics. Rien chez Debost, à ce moment en prison à Lyon, occupé de vivre, un souci qui exclut les autres. Rien dans les plaidoyers de Gauthier et de Desisles pro domo sud, l'élection faite contre Albitte est faite aussi contre la Montagne ; les deux élus sont des Girondins notoirement.

Enfin les lettres étaient ouvertes, —nous n'avions pas de journaux dans le département — et on allait guillotiner des imprimeurs...

C'était un avertissement, s'il en fut jamais, que cette élection : et il eût dû servir comme tel. On n'y vit que l'acte d'opposition. Toute opposition, on l'avait dit à la. tribune de la Convention, était « un crime ». La première idée fut d'anéantir l'acte criminel. La seconde de le punir.

Nous venons de voir comment on l'anéantit. Nous allons voir comment, faute de pouvoir frapper par centaines des électeurs anonymes, on se rabattit à les terroriser. Les incarcérations n'y avaient pas réussi ; il fallait y employer le bourreau.

La décision fut prise, le 11 au soir, à l'hôtel de Bohan.


122 ANNALES DE L'AIN.

Du Cénacle réuni là, Gauthier nomme Vauquoi, Dorfeuille, Millet, les secrétaires d'Albitte ; et l'ex-conseiller au Présidial Frilet. M. de Lateyssonnière ajoute Desisles, Alban, Juvanon, Ghaigneau, Rollet, Duclos, Convers. Albitte accepta les noms « désignés » par ses conseillers. Apprenant de Convers que le Loubat de la liste proposée était M. de Bohan, son hôte ; le gentilhomme ou l'homme bien élevé se révolta en lui ; il raya de sa main ce nom honoré. Martinon, des deux élus à la Cour de cassation, le seul qu'on put atteindre, y figurait. Lalande nous dit qu'Alban le fit ôter pour y mettre Perrex. (Anecdotes, p. 127.) Mais si Martinon a pu y figurer un instant, c'est qu'il était déclaré suspect, détenu sans doute, (c'est pourquoi son élection aura été regardée simplement comme non avenue?). Selon Gauthier, Albitte avait été v circonvenu ». Ceci lui retirerait l'initiative de l'acte, et en partie sa responsabilité. Sachant ce qu'on sait de lui, notamment sa conduite en Savoie où il fut le maître, où les prétextes pour verser du sang ne manquaient pas, où il n'en fit pas couler une goutte, on l'exonérerait, bien qu'il ait pu donner seul l'ordre fatal. Ce n'est pas possible.

On lit au Registre de la Société populaire de Bourg, à la séance du 13 :

« Albitte a pris la parole... il a parlé avec fermeté et simplicité sur les hommes suspects qu'il a envoyés à Commune-Affranchie ». (Fol. 12 du Registre.)

Et voici la lettre du Représentant annonçant son envoi :

« Albitte, etc... à la Commission révolutionnaire :

« Le département de l'Ain s'était coalisé avec toutes les

administrations contre-révolutionnaires lors du 31 mai, et

surtout avec celles de Rhône-et-Loire et du Jura. De grands

conspirateurs ont failli perdre cette partie de la Républi-


LA BRESSE ET LE BUGEY. 123

que. Les uns sont fugitifs (Brillât) ; les autres sont protégés à Paris (Pages, Tardy, protégés par Merlinp). D'autres étaient ici à Embrun (sic) en état d'arrestation. Je vous dénonce les uns et les autres et vous envoie ceux qui sont sous ma main.

« Je vais à Belley et je prendrai les mêmes mesures qu'ici. Vous verrez bien des femmes, des lettres de communes (plaidant pour les accusés). Ne voyez que le salut des Patriotes. « ALBITTE ,

« Représentant du Peuple. »

On se pique en ce temps-ci, de comprendre tous les genres de fanatisme. Celui-ci n'est pas devenu rare. Nous pouvons l'étudier sur le vif. Autour de nous, il parle une autre langue; appartenant à une autre classe, et ne gouvernant pas encore. Ici il a relativement de la sobriété et l'imperatoria brevitas.

Embrun pour Ambronay : le maître est peu attentif au détail.

Un mot des proscripteurs. Vauquoi, ci-devantde la Commission temporaire de Lyon, a péri sur l'échafaud « pour abus de pouvoir et Hébertisme très prononcé ». L'ancien comédien Dorfeuille avait de sa personne présidé les exécutions en masse des Brotteaux ; il a été après Thermidor égorgé dans la prison de Roanne à Lyon. Millet parait avoir été un ex-domestique d'Albitte promu son secrétaire. Frilet, de la commune choisie par Desisles, imposée par Bassal, est mort à Lons-le-Saunier, massacré dans la tour des Cordeliers. Desisles, Rollet, Juvanon et Chaigneau ont péri de même, à la porte de Bourg.

Je veux noter encore ceci avant de passer aux victimes : sur les douze délibérants de l'hôtel de Bohan, quatre au plus sont de Bourg.


124 ANNALES DE L'AIN.

Venons aux proscrits.

La liste, si l'on y regarde avec quelque réflexion, semble équilibrée par une pensée politique. Deux classes, deux opinions, y sont représentées également.

Dix-huit noms y figurent. Moitié, sont de nobles, dont aucun n'a émigré. Deux ont servi. Un a une valeur personnelle : c'est Varenne de Fenille, sylviculteur distingué.

Neuf de roturiers. Le plus éminent est l'ex-constituant Populus, président des Sections qui organisèrent la Municipalité Girondine de Bourg. Puis quatre membres du Directoire de l'Ain : Grumet qui l'a dirigé et que son abjuration n'a pas sauvé, avait de la valeur. Un prêtre du Collège, un procureur, deux imprimeurs complètent le nombre.

Tous étaient accusés d'être « fauteurs et complices de la conspiration de Lyon » au dire de Gouly (Compte-rendu, 366). Albitte, dans la lettre donnée ici plus haut ,• articule le même grief. Il fallait l'articuler pour les faire justiciables de la Commission révolutionnaire de Lyon, dont la compétence était spéciale et limitée. Leur sentence, on va le voir, ne relève pas catégoriquement cette inculpation absolument dérisoire, si on l'entend d'une participation active à la rébellion lyonnaise. D'adhésion formelle, il n'y en avait pas eu ; le Département sollicité, un court moment tenté, avait finalement refusé secours à cette rébellion. Et une conspiration in petto, une adhésion même, cette faute commise par des populations entières dans soixante départements, ne rendait peut-être pas indispensable une poursuite si tardive, cinq mois après la capitulation de Lyon, à une date où la grande Vendée agonisait, où la coalition étrangère était partout repoussée,,.


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Le prétexte ne supporte donc pas l'examen. Quel put être le mobile d'une mesure odieuse, si elle n'était motivée juridiquement; malhabile si elle n'était politiquement nécessaire? Un diplomate ayant, en son fond, de quoi comparer dit qu'en affaires d'état une faute est pire qu'un crime. Ceci sera un crime et sera une faute.

Le mobile ? sera-ce une pensée cupide ? Albitte est ici au-dessus du soupçon. Il a dit plus tard à Lalande, en défendant son passé « qu'on ne pouvait du moins l'accuser d'avoir pris de l'argent ». Et Lalande le reconnaît. Un autre moins bienveillant à coup sûr, le rencontrant en 1796, dans une rue de Paris, ne le remet pas, tant son extérieur accuse la mauvaise fortune... Mais Desisles! Il avait promis, on l'a imprimé, à sa femme (la modiste Urville, belle, peu fidèle, d'autant plus aimée) de la loger dans l'hôtel de Fenille ! Si Desisles eût eu de ces ambitions-là pour elle ou pour lui, il n'eût pas fait affecter l'hôtel de Fenille à la Bibliothèque publique formée alors avec les livres des Bénédictins d'Ambronay.

Le mobile ? Ne fut-ce pas, chez les uns, le souvenir de l'épuration du 30 juin, des menaces qui l'accompagnèrent? On avait chanté sous leurs fenêtres: « A la guillotine, Desisles !. A la guillotine, Rollet ! » Ce sont eux qui le disent ; et on ne les en croirait pas si on ne voyait l'atroce cantilène hurlée à la même date sous les murs de la prison où Ghalier attend la mort. M. Balleydier, non suspect de jacobinisme assurément, conte la chose, et ajoute que cela se chantait sur l'air : « Rendez-moi mon écuelle de bois... »

Le mobile ? Ne nous ne le dissimulons pas, c'est la rancune que laissent aux hommes mauvais la vie difficile, la lutte âpre ; ce sont les humiliations dévorées, les peines


126 ANNALES DE L'AIN.

subies, les inquiétudes rongeantes, les convoitises trompées, les jalousies et les colères sourdes couvées, les haines devenues féroces...

Chez d'autres, chez le chef, ce sera cette vue des choses qui a fait proclamer la Terreur comme un principe de gouvernement, puis comme un instrument de règne, par le Comité où siégeait Garnot. — Ce sera cette idée commune, hélas! aux fanatiques de tous les temps, de toutes les sectes — que leurs adversaires sont criminels — qu'étant eux infaillibles, ont partant le droit, le devoir de punir... L'élection d'hier est coupable. Us doivent à la Révolution de la sauvegarder demain et « il n'y a que les morts qui ne reviennent pas... a

Une vue bien fausse : en révolution, les morts reviennent toujours; les terroristes apprendront cela en 1795.

CCXVIII. — La Commission temporaire. — Les oondamnés de Montluel.

Les dix-huit inculpés furent conduits à Lyon, les uns de Bourg, les autres d'Ambronay, sur trois charrettes, par une pluie glacée, le 12 février. Arrivés le 13 au soir, ils comparurent le lendemain devant la Commission révolutionnaire.

Trois tribunaux d'exception ont présidé successivement aux représailles terribles qui suivirent le siège de Lyon :

Une Commission militaire qui jugea 176 personnes dont 106 furent fusillées à Bellecour (sous Coulhon).

Une Commission dite de Justice populaire, fonctionnant


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parallèlement ; elle était présidée par le comédien Dorfeuille, Commissaire des représentants (connu de nous un peu après). L'accusateur public de Bourg, Merle, requérait. Elle a condamné à mort 104 personnes sur 149 traduites devant elle.

Cependant une Commission temporaire, présidée par le peintre Mariuo, était investie de la fonction attribuée aux Comités de surveillance. Elle concentra bientôt tous les pouvoirs. On l'avait composée en majeure part de Jacobins venus de Paris avec l'Armée révolutionnaire conduite par Ronsin, et gouvernant de fait Lyon, FOUS les ordres de cette Commission, depuis le 25 novembre 1793. Sur les dénonciations qui plurent elle encombra les prisons de trois mille suspects.

Une Commission révolutionnaire de cinq membres, présidée par Parein, fut chargée de les vider. Aux termes de l'arrêté de Collot-d'Herbois, Foucbé, Albitte et Delaporte (successeurs de Couthon et le dépassant beaucoup en rigueur) ; elle devait faire traduire devant elle les prisonniers « pour y subir un dernier interrogatoire... L'innocent reconnu sera sur-le-champ mis en liberté et les coupables envoyés au supplice ».

Les Cinq siégeaient dans le beau palais municipal construit au milieu du xvne siècle par Simon Maupin, en cette salle du Consulat- dont Blanchet avait peuplé le plafond d'Amours et de Charités. Cent quarante-trois ans auparavant Mme la duchesse de La Baulme, nièce des deux Yilleroy, l'archevêque et le maréchal, rois de Lyon; pour l'inaugure*, y avait donné, aux frais du Consulat, le ballet auquel avait assisté Mgr l'archevêque et beaucoup de noblesse (Clerjon).

Le décor n'avait pas changé. Collot-d'Herbois, le comé-


128 ANNALES DE L'AIN.

dien et le moine Fouché y donnaient présentement la tragédie. Une longue table, chargée de huit flambeaux, partageait la salle. D'un côté siégaient les Commissaires, l'épée au côté, sur la poitrine une petite hache d'acier appendue à un ruban tricolore. De l'autre côté se présentaient les accusés. Une balustrade entourant la table séparait le tribunal de l'espace livré au public.

D'après M. Melville-Glover (Collection des jugements de la Commission révolutionnaire établie à Lyon, etc., Lyon, in-folio 1879), on sentenciait là sur sept accusés par quartd'heure, en moyenne. Quatre questions seulement étaient posées: « Gomment t'appelles-tu? — Ta profession? — — Qu'as-tu fait pendant le siège ? — Es-tu dénoncé ? » Après réponse, les juges consultaient les notes reçues de la Commission temporaire, puis tranchaient d'un geste. La main sur la hache indiquait la guillotine ; la main au front la fusillade ; le bras étendu sur la table l'élargissement.

Les condamnés descendaient à la Mauvaise cave, encore existante dans le sous-sol, à l'angle de la place des Terreaux et de la rue Lafont. De là ils allaient à la guillotine en permanence sur la place ; ou aux Brotteaux où Dorfeuille les faisait mitrailler par groupes de soixante. On jetait les corps dans le Rhône : cent quarante allèrent s'échouer sur le banc de sable d'Yvours.

Je ne me lasserai pas de le répéter : ces hommes qui voulaient sincèrement abolir le passé, revenaient à ses pires traditions, nous rendaient ses plus mauvaises heures. La Terreur imitait la Sainte-Ligue. Ce bref fécit de la Saint-Barthélémy à Lyon est à relire ici :

« La tuerie commença le 31 août sur un ordre formel venu de Paris. Elle fut conduite, au refus des officiers de


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garnison, au refus du bourreau, par la milice urbaine qui se porta aux prisons où le gouverneur Mandélot avait réuni les Protestants pour les sauver, disait-il, de la fureur populaire. On les dépouille de leur bourse, on les égorge. Les cadavres sont portés au cimetière d'Ainay, les moines refusent de les recevoir. On les mène aux fleuves, sauf les plus gras, livrés aux pharmaciens qui en prirent la graisse... Le Rhône en charria huit cents sur les rivages de Dauphiné et de Provence... »

L'homme est mauvais ; l'histoire est sinistre. Le massacre du xvie siècle est le plus hideux ; mais il n'a duré qu'un jour. Celui du xvm% hélas ! a duré six mois.

Les trois Commissions révolutionnaires ont, du 20 octobre 1793 au 7 avril 1794, fait supplicier 1,684 accusés. Elles en ont élargi deux de moins, 1,682. Ces chiffres résultent de trois documents officiels qui se contrôlent et concordent.

On a répété que sur ce total il y eut de nombreux condamnés envoyés des départements voisins ; c'est inexact à peu près. Seulement le nombre des personnes originaires de ces départements, domiciliées à Lyon, ayant pris part plus ou moins, à la sécession lyonnaise et condamnés pour ce fait, est notable.

Quant aux transferts à Lyon de complices présumés de la sécession, étrangers à Rhône-et-Loire, j'en vois en tout quatre dont trois chez nous.

Le premier est le transfert de 32 habitants de Moulins condamnés le 31 décembre 1793 pour avoir « approuvé la conduite contre-révolutionnaire » des Lyonnais, et tenté de fédéraliser l'Allier.

Le second est celui de 16 habitants de Montluel : Pélissier, procureur de la commune, il avait applaudi dans un

1886. 2« livraison. 9


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réquisitoire du 5 juin 1793 à la rébellion lyonnaise — le maire Ducret, il avait adhéré — Bertholon, aubergiste ; il avait approuvé l'exécution de Ghalier, colporté un libelle fédéraliste — Montcbal, ex-noble, ayant donné asile à des prêtres réfractaires — Mignon, paysan de Béligneux; refusant l'obéissance au Maximum, aux réquisitions, de plus ayant poursuivi à coups de pierres Jes Commissaires du district. Ils furent arrêtés avec onze autres personnes le 30 décembre 1793. La condamnation à mort des cinq précités est du 3 janvier suivant. Nous étions à cette date gouvernés par Gouly, occupé à emprisonner les Hébertistes de Belley et à élargir des prêtres ; il n'eut assurément point de part à cette mesure; et elle contribua, selon les apparences, à sa rupture avec Fouché et Laporte en mission à Lyon, mais gouvernant de fait le district limitrophe de Montluel (voir plus haut). Les registres de ce district sont muets sur cette affaire, comme ceux du district do Bourg sur les deux suivantes. Et je n'ai d'autre renseignement sur la condamnation du 3 janvier que le jugement imprimé par M. Melville, d'ailleurs suffisant.

La condamnation de Montcbal et de Mignon pour des faits sans rapport avec la rébellion lyonnaise, montre bien que les Commissions établies pour punir les fauteurs, auteurs, adhérents et complices de celte rébellion excédaient parfois leur mandat. Elles nous aideront à comprendre pourquoi la Convention, quand elle sera invitée à mettre ordre à leurs empiétements par nos représentants, le fera sans hésiter.


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GCXIX. L'exéoution des Quinze.

Le 2 octobre 1793, le bureau de la Société populaire girondine de Bourg, soit Chaland, Cochet, Chambre, Debost, signataires d'une adresse « félicitant » les sections lyonnaises de leur victoire du 29 mai ; Bonnet, municipal, l'ayant visée, avaient été déclarés suspects et arrêtés par le Comité de surveillance, sur la motion d'Alban, en compagnie de Duhamel, le procureur-syndic du Conseil général de l'Ain.

Le 15 janvier 1794, la Commission temporaire de Lyon invita Parein le président de la Commission révolutionnaire c à faire arrêter sur-le-champ à Bourg » les dix personnes sus-dites ; or elles étaient arrêtées, et depuis trois mois et demi incarcérées, les unes ici, les autres à Ambronay.

La bévue l'implique : cette mesure part bien de Lyon ; elle est bien de la juridiction sanguinaire que l'on sait. Ici et à Ambronay on livra sans hésiter à Parein les six personnes qu'il demandait en quatre lignes brèves, brutalement impératives. On verra plus loin ce qu'il fit de ce troisième convoi.

Un écrivain dont l'inintelligence égale la méchanceté fait Albitte, arrivé ici le 17 janvier, responsable de ceci. Il ne faut pas calomnier les gens dont il y a tant à médire ; c'est montrer de la passion et prouver de la sottise que de charger induement l'homme ployant déjà sous le faix de l'acte qui suit.

Le quatrième transfert, non oublié celui-ci, est celui des dix-huit proscrits de février. Après une nuit passée dans les caves de l'Hôtel-de-Yille, ils comparurent devant les


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cinq juges décorés de haches d'acier, mêlés à quinze autres détenus lyonnais ou domiciliés à Lyon. Voici le jugement bref où ils sont englobés et, non sans une perverse habileté,, confondus avec ces compagnons.,

« Jugement prononcé en présence du Peuple, sur la place de la Liberté, le 26 pluviôse, l'an II, etc.

« La Commission Révolutionnaire., établie à Commune Affranchie parles Représentants du Peuple.—Considérant qu'il est instant de purger la France des rebelles à la. volonté nationale ; — de ces hommes qui convoquèrent et protégèrent à main armée le Congrès départemental de Rhôno-et-Loire ; — de ces hpmmes qui portèrent les armes contre leur Patrie, égorgèrent ses défenseurs;— de ces hommes qui, complices des tyrans, fédéralisaient la République.pour, à l'exemple de Toulon, la livrer à ses ennemis, et lui donner des fers ;

« Ouï les réponses aux interrogatoires subis, par les ci-après nommés, et attendu que la Commission Révolutionnaire est intimement convaincue qu'ils ont tous porté les armes contre leur Patrie, ou conspiré contre le Peuple et sa liberté, et qu'ils sont évidemment, reconnus pour être contre-révolutionnaires.

« La Commission Révolutionnaire condamne à mort:

« Marie-Agricole Marron-Belvey, 22 ans, noble, capitaine djdragons,de Bourg(Ain). —PierreGeoffroy-Verdet* dit la Suisse, 51 ans, noble, de Montluel. — Jean-Marie Grumet, grand-vicaire, du ci-devant archevêque de Tour louse. — Philibert-Charles-Marie Varenne-Fenil (sic), 63 ans, noble, de Dijon, demeurant à Bourg. — Jean-Marie Legrand, 28 ans, imprimeur, de St-Trivier (Ain), demeurant à Bourg. — Jean-Anthelme Perruquet-Bévy aîné, 69 ans, noble, de Toisset (Jura), demeurant à Bourg. —Jeanr


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Marie-Joachim Robert-Desnoyer, 63 ans, noble, de Chaveyria (Ain), y demeurant. — Jean-Louis Balleydier, 30 ans, homme de loi et administrateur au Directoire de Bourg, natif de Gex. — Marie-Etienne Populus, 57 ans, Constituant, Juge au Tribunal de Bourg, y demeurant. — François Perret, 40 ans, receveur des domaines et revenus des Emigrés. — Jean-Baptiste Bona dit Perrex, 40 ans, ex-noble, de Commune-Affranchie, y demeurant. —ClaudeNicolas Perruquet le jeune, 67 ans, noble, chevalier, de Toisset (Jura). — Antoine-Bernard-Constant Marron dit Meillonnas, 41 ans, major au 1èrrégiment de dragons. — Claude Loup, 32 ans, prêtre, instituteur an collège de Bourg (Ain). »

M. Melville-Glover a omis « Jean-François Vuy, administrateur du département de l'Ain, natif de Thoissey, 54 ans. M. A. Balleydier le place (en son Histoire du Peuple Lyonnais pendant la Révolution, pièces justificatives, p. 217), entre Bévy et Desnoyer.

a Toutesles propriétés dessus-nomméssonteonfisquées, etc. Signé sur la minute Parein, président; Lafaye aîné, Brunière, Fernex, Corchand, Bréchet secrétaire. »

Il fut sursis au jugement de Goyffon, l'imprimeur non oublié à Bourg; il sera sauvé par Lafaye un des juges jadis lié avec lui à Paris, — du provençal d'Oraison protégé par Bertrand le maire jacobin de Lyon ; — du lyonnais Papillon arrêté à Bourg où il se cachait chez son beaufrère; un gendarme compatissant lui dicta des réponses rendant son identité douteuse...

Le même jour 26 pluviôse (14 février), à midi on rédigeait le jugement et on coupait les cheveux aux condamnés descendus dans la Mauvaise cave; puis on les fit remonter et on les plaça au bas du perron entouré de


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soldats. Ils virent les juges sortir de la grande porte: Parein s'avançant lut la sentence.

Les deux plus jeunes, Legrand et Balleydier crièrent aux juges qu'ils étaient des assassins et répondraient un jour du sang versé par eux ; aux soldats qu'ils seraient mieux à leur place à la frontière...

Puis de la grande salle où ils étaient « sur la paille », d'Oraison, Goyffon,Debost, entendirent le couperet tomber quinze fois...

L'Histoire du Peuple Lyonnais (II, 378 à 380) place ici deux scènes lugubres, fort différentes; bien dans les moeurs du temps: je les abrège:

Marron de Meillonnas « avait parié avec ses compagnons de les faire rire au pied de l'échafaud... car il nous sied

de trépasser gaiment, de nousf de nos assassins. Je me

dispose à faire une farce à maître Ripet (ce bourreau devant périr le dernier sur la machined'où il fit tomber 716 têtes). Meillonnas, d'une force et adresse peu communes, dégagea ses mains, prit Ripet par le cou, lui dit: Situ étais Fouché ou Albitte, tu prendrais ma place et moi la tienne, le temps qu'il faut pour couper proprement une tête... Tu as peur, coquin ! Rassure-toi. Je ne suis pas fait pour ce métier... ». — Et il tendit le cou.

Pendant le désordre que cette scène causa, une jeune fille de Bourg perça la foule: c'était lafiancée de Louis Balleydier. Elle avait demandé sa grâce à Albitte; il avait répondu : C'est un royaliste. Elle avait procuré au jeune bomme les consolations religieuses par l'entremise d'un prêtre assermenté, ce prêtre avait annoncé au condamné qu'elle viendrait lui jurer fidélité devant l'échafaud. Elle tint parole ; s'élançant vers son fiancé au moment où le bourreau mettait la main sur lui, elle lui cria en lui montrant


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le ciel: À bientôt, ami. Je te rejoindrai; et les méchants ne nous sépareront plus !...

Ces scènes-là ne valaient rien pour la cause de la Révolution.

Des jugements pareils ne la servaient pas mieux. Des crimes et délits que l'arrêt de mort vise, un seul pouvait être imputé avec quelque fondement à plusieurs des condamnés de l'Ain : celui d'avoir ce protégé (d'intention) le Congrès départemental de Rhône-et-Loire et par là fédéralisé la République ».

Le fait d'avoir « protégé à main armée » cette Assemblée factieuse, concernera sans doute les quinze Lyonnais englobés (à dessein?) dans le même libellé et la même fournée. Si les nôtres l'avaient «protégé » d'intention, si même ils y avaient adhéré un moment, ce qui n'est nullement prouvé» cette faute méritait-elle la mort ? N'était-il pas démesuré absolument et inique d'infliger à des rêveurs de contre-révolution, inoffensifs de fait, la même peine qu'à ces aides de camp de Précy qui avaient organisé et conduit la résistance de Lyon ; ou qu'au garde du corps de Louis XVI, Prévérau, le compagnon de geôle de Debost, qui avait amené du Beaujolais quatre mille volontaires au secours de la ville rebelle ?

Mais c'est enfantin d'attendre de la mesure de partis en démence. 1794 n'aura comme ses soeurs que douze mois. 1795 viendra, pede claudo, niais viendra enfin accomplir en partie au moins la prophétie ou menace suprême de ce jeune Balleydier montant à l'échafaud. Et les Compagnons de Jésus, sans plus de discernement et d'équité que les Cinq acolytes de Parein, frapperont deux d'entre eux, savoir Fernex qui envoyait tous les accusés à la guillotine, et Lafaye qui les acquittait tous, de la même horrible mort.


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CCXX. La Convention intervient — Déoret du 28 pluviôse. — Exéoution de Duhamel.

En apprenant ce qu'on venait de faire à Bourg, les cinq Représentants de l'Ain (Royer était en prison) se réunirent: ils étaient informés qu'on projetait de recommencer. Tous, ceux qui inclinaient au Modérantisme et celui qui votait avec les enragés — Gauthier et Jagot — se trouvèrent d'accord ce jour-là et vinrent demander à la Convention d'aviser.

Pour expliquer le vote qui suivit, je dois revenir en arrière et rentrer à Lyon. Il y avait là une lutte ardente entre les proconsuls gouvernants, Fouché, Albitte, Javogues, prenant au sérieux la tâche de détruire Lyon qu'un décret ab irato leur avait conférée et les Jacobins lyonnais trouvant suffisant d'y réprimer la rébellion. Ces derniers inspirés parle Maire Bertrand, l'ami de Ghalier, préparèrent une pétition demandant grâce pour leur ville. Fontanes, jeune et inconnu alors, la rédigea. Un des Gauthier, frère de notre Représentant, amena les pétitionnaires à la Convention. « Cette courageuse requête ne fut pas sans fruit, elle produisit un ralentissement marqué dans la marche sanglante de la Commission Révolutionnaire » (Morin, Histoire de Lyon depuis 1789. III p. 501 à 514).

Ceci remonte au 20 décembre 1793. Au commencement de février 1794, nouvelle démarche des Jacobins lyonnais dans le même but. Le Représentant de l'Ain, Merlino (d'origine lyonnaise) se fait leur avocat; ils obtiennent le rappel de Javogues (Morin. III. 535). Fouché récrimine. M. Morin qui ne semble pas connaître l'intervention de nos cinq Représentants, voit dans le décret du 28 pluviôse


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(16 février) irae réponse aux deux pétitions des Jacobins lyonnais et aussi aux récriminations de Fouché : les unes et les autres avaient préparé la voie à la demande de « Gauthier, Deydier, Ferrand, Merlino et Jagot.

On vit, le jour où le transfert à Lyon des Administrateurs de l'Ain fut connu, cette chose rare: la Convention votant à l'unanimité ! Le décret du 28 pluviôse limite les pouvoirs de la Commission Révolutionnaire; elle « ne peut juger que les contre-révolutionnaires de Lyon et autres ayant pris part à la révolte de cette Commune. En conséquence les citoyens de l'Ain et autres départements ne peuvent être traduits devant cette Commission pour raison d'écrits ou arrêtés fédéralistes auxquels ils auraient coopéré... Le présent décret sera expédié par des Courriers extraordinaires, etc. ».

Ces derniers mots impliquent une sollicitude attentive et décèlent ceux qui les ont dictés. Ce décret a sauve Lien des vies ; et tel qui insultait hier Gauthier lui doit celle de son aïeul.

L'unanimité de la Convention, l'intervention de Jagot membre du Comité de sûreté générale ne laissaient pas de doute sur la désapprobation de l'Assemblée et des Comités gouvernants. A Bourg on le comprit fort bien.

La première preuve, c'est le silence du Compte rendu décadaire de l'Agent-National près le District. Il ne dit mot soit du transfert, soit de l'exécution. Cette réticence est d'autant plus significative que les Tout-Puissants des Comités ayant l'oeil à tout, on les occupe de minuties souvent. On n'estima pas opportun de reparler à eux d'une chose qu'ils ont désavouée si nettement.

La seconde preuve est la conduite d'Albitte. Nous l'avons vu annoncer à la Commission Révolutionnaire


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qu'il allait à Belley « prendre les mêmes mesures qu'à Bourg ». Il se tint pour averti ; et s'il n'a versé de sang ni à Belley, ni à Chambéry, le décret de la Convention y a été pour quelque chose.

La troisième est aussi explicite que possible. C'est l'adresse de la Société populaire de Bourg à la Convention en date du 25 février.

Notre première Société populaire, fondée en janvier 1791, par Duhamel, et ardemment Girondine, siégeait au théâtre. Après le rétablissement de l'autorité de la Convention ici àla fin de juillet 1793, ellefut en partie absorbée et finalement supplantée par un club chaudement Jacobin [la Société des Sans-Culottes) établi au Bastion, dans la maison de l'Arquebuse, par Rollet, Alban et Merle. C'est ce club accru rapidement aux dépens de l'autre, peut-être déjà transféré à la chapelle des Pénitents (à côté de Notre-Dame) qui, sur la proposition de Juvanon, municipal (un homme de moins de vingt-cinq ans, échappé aux réquisitions), osa voter l'adresse qui suit :

« Citoyens Représentants, votre décret du 28, qui interdit à la Commission de Commune-Affranchie la connaissance des crimes des Fédéralistes de l'Ain, nous paraît rendu sur de fausses informations. Il a existé une connexion intime entre les contre-révolutionnaires de l'Ain et ceux de Lyon. Ce ne sont que les fauteurs de la conspiration de Lyon que la Commission a frappés ou pourrait frapper. La Commission n'est-elle pas le tribunal le plus en état de les juger ?

« Nous pensons que vous rapporterez votre décret, en ce qu'il fait présumer que les conspirateurs de ce département, exécutés à Commune-A/franchie, y ont été mal-àpropos condamnés, etc. »


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Desisles, secrétaire, signe cette pièce inqualifiable, et une autre du même jour, pendant assorti de la première. La Société y récrimine au long et à l'aise contre le rappel de Javogues (motivé par un discours à un club de Lyon, où il professait sur la propriété les opinions prêchées ici sur la place Marat).

Chose triste à dire entre toutes ! La Convention, narguée ici hautement, fut ouvertement désobéie à Lyon.

Six des nôtres, Chambre, Bonnet, Chaland, Cochet, Debost, Duhamel restaient là, oubliés, dans la noire prison de Roanne (remplacée par le Palais de Justice). Les cinq premiers étaient protégés sourdement par Sandos, officier-général de l'armée d'Italie, qui les avait connus étant en garnison à Bourg et qui finit par les sauver.

Le sixième, Benoît Duhamel, le procureur-syndic du Directoire girondin, avait force ennemis. Se croyant couvert par le décret du 28 pluviôse, il fit imprimer « un Mémoire où il dévoilait toutes leurs turpitudes », ce Mémoire leur fut communiqué, ils pressèrent sa perte (Debost, Mémoires manuscrits. P. 121).

Le 16 mars il fut soudain transféré à l'Hôtel-de-Ville. De sa comparution devant les juges qu'on sait, du jugement je n'ai rien. Il descendit, on lui coupa les cheveux, il écouta au bas du perron sa sentence, montra à Parein le décret qui eût dû le sauvegarder, affiché là ; traitant les juges d'infâmes, il monta à l'échafaud, dit du bord : « Je m'appelle Duhamel, je suis procureur syndic de l'Ain; j'ai, dans ma place, rempli les devoirs d'un bon citoyen. Au mépris de la loi qui me garantit, on m'assassine. Je laisse à la justice divine le soin de me venger. Je meurs chérissant ma patrie !» Et il se dévoua en criant : « Vive la République !» (Id. P. 123.)


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Duhamel, esprit ardent, avait contribué plus que pas un à semer chez nous les idées démocratiques. Il avait été l'un des fondateurs et le premier président de la Société populaire. Sa mort, attribuée par Debost à Gonvers, pèse sur tous ceux qui ont signé l'adresse du 25 février. Elle dut faire ici une impression profonde et valoir plus d'une recrue à la réaction prochaine.

De l'unité de l'Etat, à laquelle on avait sacrifié la liberté en fondant le Gouvernement révolutionnaire en novembre 1793, que restait-il ? Peu de chose en vérité. Y avait-il encore un gouvernement quelconque ? Cela devenait douteux. — Le pouvoir gouvernant à Lyon, c'est la Commission temporaire; composée d'étrangers, elle a annulé la Commune jacobine elle-même ; fermé le club jacobin récalcitrant ; fait de l'autorité judiciaire un instrument subalterne et docile : et la voilà qui allonge sa férule sanglante sur les départements voisins malgré l'ordre formel de la Convention. — A Bourg, après le départ d'Albilte, c'est la Commune non élue qui règne. Nous allons la voir ouvrir les paquets du Comité du salut public, emprisonner le Tribunal... Les deux dictatures dissemblables s'accordent en ce point, le mépris du pouvoir central. Un échafaud de plus ou de moins pour ces gens n'importait guère : celui de Duhamel, dressé contre Je décret exprès de l'Assemblée souveraine, aune signification propre. Il fait bien voir que la Convention, si elle n'avise, va être détrônée, non pas seulement par la Commune de Paris comme on dit; mais par les cent ou les mille tyrannies locales. Michelet montre celles-ci « ayant à discrétion les fortunes et les personnes, de sorte qu'en détruisant le fédéralisme départemental, on avait conservé tout entier le fédéralisme communal (c'est Michelet qui souligne), et la tyrannie


LA BRESSE. ET ILE BK&EV. 141

locale, si tracassièce, si pesante que la France eu redeviendra monaipehiqjue pour soixante années... »

Ceci est sombre, ce qui suiwa ne l'est pas moiinsi Les gens qui pensent que la Révolution n^a pas fait dé fautes' réclameront. Le tableau leur paraîtra d'un esprit timide, déshabituée par le; temps présent des luttes héroïques, n'en pouvant plus supporter la pensée, et accepter les chances...

Eh bien, voiGi quatre lignes d'un acteur de la tragédie 1, noa le; moindre,- d'un combattant en la mêlée, non h* moins résolu ; si haut placé qu'il avait tout le détail sous' les. yeux ; ainsi fait qu'il pouvait juger :

« Le m.al est à son comble. Vous êtes dans la plus complète anarchie des pouvoirs et des volontés. La Convention' inonde la France de lois inexécutèes. Les Représentant» en mission uswpent tous les pouvoirs, font des lois, ramassent de l'or... »

On reconnaît Saint-Just. Ceci a été'entendu par lès deux Comités réunis. Barrère présent l'atteste. Garnot présent a; conservé ce témoignage : son fils l'a imprimé. On ne contrefait pas d'ailleurs le ton et le tour de SaintJust.

Il n'a pas. été difficile à un logicien éminent de systématiser après coupla pratique, despotique instinctivement, de cette rude époque — de nous montrer ce que les Jacobins conséquents ont voulu (vaguement) et cherché: s l'Etat seul debout — entre les individus un seul lien, celui qui les rattache au corps social — plus d'agrégat particulier — plus de communes inégales — le moins de famille possible—l'anéantissement de l'individu au profit de la communauté, » etc., etc. — Pour une utopie, c'en est une! Nouvelle? Non, Nil sub sole novum. Ce n'est ni


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Minos, ni Lycurgue qui l'avaient inventée. C'est SaintBenoît ; c'est Saint - François ; c'est Saint-Ignace. Ils l'avaient même réalisée dans leurs couvents, en s'aidant de la croyance au ciel et à l'enfer. L'appliquer à la Société, à l'Etat, même avec ce levier de la croyance, c'était ardu. Le catholicisme, en fin de compte, y avait échoué. De se passer de ce levier, c'était plus chanceux mille fois.

Pourquoi donc m'immolerais-je à l'Etat, si cette dure immolation, si ce suicide était pour moi sans dédommagement, soit palpable en cette vie, soit garanti dans une autre ?

L'Etat ! Mais cet égoïsme par qui l'espèce dure dit tout bas aux meneurs de tous les temps ce que Louis XIV a dit tout haut une fois — l'Etat, c'est moi.

C'est pourquoi les meneurs Hébertistes désobéissent à la Convention, c'est-à-dire à l'Etat par eux reconnu omnipotent. C'est pourquoi l'utopie à eux prêtée libéralement par M. Taine durera moins de mois que les couvents chrétiens ou buddhistes ont duré de siècles.


TRENTE-DEUXIEME PARTIE Suite d'AJbltte.

CGXXI. ALBITTE A BELLEY. — CGXXI1. PROJETS DES HÉBERTISTES. — CGXXIII PERPLEXITÉ. — CGXXIV. DIVISIONS. CONVERS. — GCXXV. LES GAUTHIER. TRIBUNAL EN PRISON. — GGXXVI. LA CONVENTION INTERVIENT DE REGHEF. RÉVOCATION D'ALBITTG.

CCXXI. Albitte à Belley.

Revenons à Belley avec Albitte.

Les deux petites capitales de nos anciennes provinces ont manoeuvré différemment dans la tourmente, selon leur tempérament assez distinct. Sans doute elles ont été toutes deux ardemment girondines la veille et le lendemain du 2 juin. Mais la ressemblance entre elles finit là.

Notons une ou deux différences palpables.

On n'a pas oublié, peut-être, une lettre du district de Belley à Mollet, d'octobre 1792, où on lui parle tout simplement « du danger qu'il y a à laisser subsister plus longtemps une classe de personnes », savoir les prêtres réfractaires ou assermentés.

Nous avons vu au contraire le Directoire de Bourg, au milieu de la crise qui va l'anéantir, aviser à ce qu'on conduise les petites filles à la messe constitutionnelle.

Et Gouly, après huit jours de séjour à Belley, écrira à la Convention : « La superstition abandonne le champ de bataille à la Raison. Tous les prêcheurs, sur mon invitation


144 ANNALES DE L'AIN.

pure et simple, promettent de prendre femme sous un mois... » (G. R. 25).

Il avait écrit àe Bfrurg àbt jours auparavant au Comité de sûreté générale : « La superstition domine dans cette commune et les circonvoïsines ». (G. R. 13). C'est à Bourg qu'il parle de Vendée...

Cet attachement au culte ancien est après tout le seul élément de résistance à la Révolution qu'on aperçoive dans notre ville. Nos Girondins finiront-ils par s'appuyer instinctivement sur cet élément-là auquel ils ont été passablement hostiles d'abord ? (à Lyon cela se fit tout seul et par la force des choses). Cette tactique les empêcha-t-elle de s'associer résolument à la politique de Gauthier qui les avait maintenus aux affaires ? Et leur indécision mitelle contre eux leurs adhérents restés irréligieux ? Ce qui est sur, c'est qu'ils s'affaissèrent, sans se défendre et sans être défendus, devant les arrêtés de Bassal.

La bourgeoisie girondine de Belley, exempte de toute compromission avec l'Eglise constitutionnelle et l'Eglise réfractaire, et qui ne marchanda pas, on l'a vu, son adhésion au parti triomphant, dut à cette attitude prudente de pouvoir défendre plus longtemps son autorité. Autour du chef résolu et habile qu'elle avait su accepter et suivre, elle prolongeait la lutte, se relevait deux fois, et finalement était debout encore quand Gouly arriva. C'est lui tant accusé d'être contre-révolutionnaire, fort sincèrement montagnard en réalité, qui l'a renversée. Il put trouver dans la cité épiscopale ce que Gauthier et Méaulle plus tard chercheront vainement à Bourg ; une petite bourgeoisie comme lui résolument montagnarde. De plus, bressan, à ce titre peu populaire en Bugey, il se concilia là les esprits par un projet dont il n'a pas encore été parlé.


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Il voulait réduire les neuf districts de l'Ain à cinq (G. R. P. 14, 21), et adressa au Comité du salut public une carte conforme avec deux Mémoires à l'appui.

Ce projet reçut le 3 janvier 1794 un commencement d'exécution ; le décret de ce jour annexe le district de Gex à celui de Nantua. Il eût doublé l'importance du district de?Belley auquel il proposait d'annexer Saint-Rambert.

Il dut y être goûté de tous. Et le rappel de Gouly ne fut pas suivi là de la défection brusque de son parti. Dix jours après l'arrivée d'Albitte, la Société des Sans-Culottes de Seyssel mandait encore à la Convention que la mission du Représentant de l'Ile-de-France « avait été un bienfait pour la contrée ». Aussi tard que le 4 février 1794, la Société des Sans-Culottes de Belley déclarait a avoir trouvé en lui un père et un ami », et récriminait hautementcontre ses^dénonciateurs. Albitle constatait avec colère ce succès de son devancier en disant à un membre de la Société de Champagne resté dans les mêmes sentiments : « Vous êtes des b... d'Engoulynés ».

La différence entre les deux milieux étant aussi palpable, comment Albitte, mieux placé que nous pour la voir, avait-il accusé l'intention de prendre à Belley « les mêmes mesures qu'à Bourg ?» — Bourg étant présumé hostile, il y avait fait la Terreur. Belley à demi favorable eût pu être gagné.

Mais 1° : en politique ceux dont on diffère d'un cheveu sont plus redoutés souvent et plus détestés que ceux dont on est distant toto calo.

2° L'élection au tribunal de Cassation cause seconde ou prétexte du sacrifice humain du 14 février avait dû avoir autant ou plus d'adhérents à Belley qu'à Bourg, y exciter parmi les Enragés plus do surprise et plus de colère.

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Et Albilte, étant leur chef, « il fallait bien qu'il les suivît ».

Dès son arrivée dans l'Ain, il avait demandé la liste des suspects et des détenus à Belley. Le 1er février, il avait ordonné de réintégrer là-bas dans les prisons tous les gens incarcérés par Javogues. Nonobstant, comme don de joyeux avènement et le jour même de son entrée, le 16, il fit emprisonner encore « quarante-trois citoyens suspects de fédéralisme », joints et compris douze habitants de Ceysérieu, \'irieu et Champagne. Le plus considérable est Anthelme Mollet son ex-collègue à la Convention.

Il attendit au lendemain, il est vrai, pour rétablir dans leurs fonctions « les quatre victimes du Fédéralisme, Modérantisme » , destituées un mois auparavant, arrêtées par Gouly pour abus d'autorité et dont Bonnet était la principale. Le surlendemain 18 il commet le même Bonnet à faire l'inventaire des papiers de J. Tendret ; puis « il épure et réorganise » les autorités du District, de la Ville, la Société Populaire, etc.

Ce même 18, il élargit vingt prêtres et chanoines « revenus aux principes de l'éternelle Raison » — dont le curé de Belley — plus dix-huit cultivateurs — dont sept femmes — auxquels on ne peut attribuer que « des fautes et erreurs »...

Le l'J, le Comité de surveillance fit sept nouvelles arrestations pour « conduite incivique » et force visites domiciliaires à la façon des soldats de Javogues, c'est-à-dire emportant bijoux, numéraire, argenterie, etc. Le 20, il retint pour le lendemain plusieurs voitures. Tout le jour on parla à voix hasse de leur destination lugubre. Mais le soir un courrier extraordinaire apporta le décret du 28 pluviôse (16 février) à Albitte qui, si l'on en croit une


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adresse thermidorienne « des Citoyens de Belley à la Convention », prit un accès de rage.

Le 21, après avoir fait partir, mais pour les prisons de Bourg seulement, les quatorze détenus les plus considérables de Belley (Rubat, Mollet, Tendret, etc.), Albitte partit lui-même pour Lyon. Il conféra là, selon Lalande, avec ses collègues sur les moyens de faire rapporter le décret qui lui liait les mains, puis rentra par Trévoux.

Il prit là l'étonnant arrêté du 24 ouvrant les prisons à 76 détenus, dont 45 vu leur indigence sortent sans condition, dont 31 paient des rançons qui varient de 200 et 300fr. à 1,000 et 1,500. Trois vont à 3,000, trois à 4,000. Une à 12,000 : celle-ci frappe un voiturier par eau.

Bourg le revit le 26, Belley le 27. Il va là à la Société Populaire dire « qu'il se flatte de faire révoquer le décret du 28 ». Avant de s'éloigner, il confère à Bonnet redevenu Agent-National l'autorisation de nommer « de vrais patriotes pour se rendre dans les communes, y surveiller l'exécution des lois », etc. Il lui remet encore « le droit dangereux de fixer la quotité des amendes révolutionnaies ». dont quelques détenus élargis vont payer leur liberté.

On a essayé de lui inspirer des défiances contre Bonnet. On a parlé du vol d'une vache tenu pour avéré. « Un homme ayant à lui 100,000 francs de fortune, a-t-il répondu, ne vole pas une vache ! » — Il est citadin et muscadin : il ne sait pas de quoi se font souvent les fortunes dans les campagnes...

Le voilà à Chambéry d'où il ne reviendra pas chez nous; mais il continuera là, au moins quelque temps, de s'occuper de nous. C'est de là qu'est venu l'arrêté contre les Nobles plus haut mentionné.

Est-ce le voisinage des Charmettes, l'air ambiant qui le


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mettent en veine de vertu ? Il ordonne, le 2 mars, la séparation des sexes dans les prisons, les moeurs étant blessées par leur réunion. Les enfants des détenus seront « mis en pension, les filles chez des mères de famille distinguées par leurs moeurs et leur patriotisme, les fils chez des instituteurs ».

Le 3 mars et jours suivants, il s'occupe d'améliorations agricoles. Il répand une instruction sur la culture des pommes de terre. (Le pain à Chambéry va coûter o six francs la livre •, Histoire de Savoie par Saint-Genis.) Les étangs de Dombes seront desséchés — la culture en Bresse améliorée — la partie du jardin de l'Hôtel-de-Fenille à Bourg, consacrée à la botanique sera conservée (7 mars).

Un autre décret du 7 aussi, moins louable, élargit un détenu de Bourg, lienaud-lc-Riche, moyennant une avanie de 3,000 livres. Au Moyen-âge ce procédé fort usité s'appelait une composition ; il n'était pas urgent peut-être de la ressusciter.Mais c'était tentant et déplus en plus on succombait à la tentation. Le 8 un autre arrêté élargit trentesept détenus de Belley moyennant des amendes variées. Un perruquier en est quitte pour dix livres. Un huissier, il est vrai, en versera quatre mille cinq cents. Enfin un marchand, qui aura marchandé jusqu'au 14 mars, devra finir par en compter dix mille!

Ces sommes, nous est-il dit, seront employées « à secourir l'indigence, la vieillesse et le malheur »... Il n'y a pas à soupçonner la probité d'Albittc, on l'a déjà dit. De celle des subalternes ayant le maniement de ces deniers, il n'y a pas à en dire autant.

Le même 7 mars où le Dictateur dessèche nos étangs « aux frais des détenus», d'un trait de plume; il affecte 6,800 livres (à prendre sur 60,000 confisquées à un mar-


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chand de Lyon) à la construction à Bourg d'une fontaine sur la place de Montaplan. On se mit de suite à bâtir. Le 16 avril, la Commune vote 2,000 livres pour le paiement des ouvriers. Le 26 mai l'architecte refuse à l'entrepreneur 6 toises 3/4 de pierre mureuse (gelive ?). Le 26 juillet, dernière allocation municipale de 2,800 livres pour achever l'édifice. Il a coûté, non 6,800 livres mais près du double, et était terminé avant la fin de 1794.

CCXXII. Nos Hébertistes. — Leurs projets.

Après le départ du Représentant, les seconds rôles à Bourg restent la bride sur le cou. Rollet, l'Agent National près le District, fait une entreprise qui de lui dut étonner. Sans se munir au préalable de la permission de la Convention ou de son Commissaire, et empiétant ouvertement sur leur droit souverain, il ouvre les prisons à treize détenus de Bény, et à dix-sept femmes de Marboz, leur fait prêter le serment civique et les renvoie chez eux ; après quoi, il ose écrire à Belley pour obtenir l'approbation du Représentant : il lui expose que ces gens sont cultivateurs et que les travaux de la campagne les réclament (corresp. du District, p. 60). Albitlene répond pas.

A quinze jours de là (28 février), nouvelles sollicitations de l'Agent National au Représentant. Il voudrait élargir tous les détenus de Marboz en prison depuis quatre mois. Même mutisme. Il libère donc ces paysans; voulant s'en faire honneur, il les amène à Bourg, les conduit « à la Comédie, à l'amphithéâtre; là il leur rappelle leurs erreurs causées par des prêtres fanatiques, les invite à


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suivre dorénavant le principe de la Raison, etc., etc. Après quoi ils jouissent du plaisir de la comédie »... (Gorresp. p. 72).

Que faut-il penser de cette scène, non la moins amusante que notre petit théâtre ait vue ? — Rollet voit-il donc venir le lendemain ? Et a-t-il peur de son passé ? Faitil là, pour racheter ce passé, de la clémence à son profit, avec toute l'ostentation possible ?

Albitte qui a la main forcée, non-seulement ne fait pas mine de s'en apercevoir, mais il élargit lui-même trois jours plus tard quelques paysans de Belley. Ces incarcérations de laboureurs, nombreuses, allaient condamner les terres à rester en friche? Ce n'est pas pour faire diminuer le blé qui monte toujours. Est-ce qu'on murmure? Est-ce que le Dictateur ne veut pas se laisser vaincre en popularité et se pique de clémence, lui aussi ?

Je n'aurais pas songé à attribuer ici à Rollet une politique assez double si elle ne lui était imputée, on va le voir, par quelqu'un de bien placé pour en connaître.

Au même moment où Rollet ose traiter Albitte lestement, il se met en guerre avec Desisles, devenu l'Agent National près la commune, pour des vases d'église dont le District conteste la garde à la Municipalité. Et Desisles appelle Rollet despote (Corresp.), mais rend la main. Celte affaire semble arrangée. Rollet a prouvé décidément qu'il saura au besoin se séparer de ses amis.

Tandis que l'Agent National modifie son attitude en vue d'un succès possible des Montagnards modérés, d'autres attendent la victoire des Enragés et y travaillent. Merle, Dorfeuille sonl à Paris ; ils n'ont pas dû laisser ignorer à Desisles ce qu'à la Commune de Paris on projette, ce qu'au club des Cordeliers on prépare. La Société des Sans-


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Culottes de Bourg a tous les droits possibles à être aussi bien renseignée là-dessus que celle de Virieu^

Donc, le 5 mars, son président Duclos dénonce tout haut à la tribune Gauthier des Orcières. Et deux jours après Gallien dénonce, lui, toute la députation de l'Ain, Jagot excepté. Ce sont des Modérés, des Feuillants, des traîtres (Défense de Gauthier) ; Desisles se découvrant tout à fait appuie.

Surtout (le 6), on s'est affilié Lajolais , le général commandant le département. Quel concours plus utile au moment d'agir! Les Feuillants de Belley, en 92, comptaient rester les maîtres si seulement la troupe était avec eux. Les Hébertistes de Bourg, pour le devenir, s'assurent ce concours. C'est là une politique un peu rebattue, assez précaire. Il est bizarre qu'avec elle on compte fonder la liberté. Mais on va au plus pressé qui est de régner.

C'est précisément à ces premiers jours de mars 1794 qu'éclate la rupture finale entre les fractions du parti montagnard que nous avons vues se rapprocher vers la fin de décembre 1793. Ce rapprochement ne pouvait pas être définitif. Il y avait entre les coalisés des différences de tempérament, d'éducation, de système irréductibles. Les Montagnards gouvernants voyaient dans la Terreur un expédient indispensable, mais temporaire. Les Jacobins les suivaient, s'écarlant souvent; par tempérament ils aimaient l'anarchie et en faisaient avec délices. Les Cordeliers, la Commune, Héberl voyaient, eux, dans la Terreur le grand ressort du gouvernement républicain et faisaient de l'anarchie par système et par goût. Le groupe gouvernant se composait de puristes aux formules et attitudes Spartiates... Le groupe hébertiste de débraillés parlant la langue des halles. Le premier, cherchant la liberté sincère-


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ment, mais divinisant l'état démocratique et lui immolant l'individu, allait sur ce chemin rencontrer la dictature. Le second, si tant est qu'il voulût quelque chose de sensé, voulait de gouvernement le moins possible : en pratique, il allait arriver à détruire l'Etat pour sûr ; la Patrie peutêtre et cette sociabilité que l'Europe nous empruntait.

Ce fut le second qui prit ici l'initiative de la rupture. Voici en quels termes Alban, maire de Bourg, quinze à vingt jours à l'avance, annonçait les projets du parti :

« Il va arriver à Paris un événement semblable à celui du 31 mai. Il s'agit d'épurer de nouveau la Convention. Un grand nombre de ses membres périra, et parmi eux Gouly et tous les députés de l'Ain, excepté Jagot. Serronsnous et soyons sur nos gardes... Nous sommes perdus si nous manquons de courage »...

Ces propos étaient tenus publiquement à la Société populaire, au temple de la Raison. Dans des conversations privées Alban appelait le coup qui se préparait : c< Le grand coup de chien du Père Duchène ».

Le général Gauthier-Murnan transmit ces propos publics au Comité de Salut public ; celui-ci renvoya sa lettre au Comité de Sûreté générale ; le renvoi est signé de Carnot, Prieur et Saint-Just.

On préparait donc à Paris — et on attendait à Bourg — une de ces Journées qui livraient, tous les deux ou trois mois, la chose de tous, la République, au caprice furieux de quelques-uns, et qui ont détruit la République, compromis la Révolution, ajourné la Liberté.

Le 5 mars (15 ventôse), Robespierre et Couthon étant malades, Paris souffrant de la disette ; lesCordeliers croient l'heure venue ; couvrent les tables de la Loi d'un voile noir ; Hébert appelle la grand'ville à « une Sainte insur-


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rection » contre la Convention. Son principal grief contre l'Assemblée, c'est qu'elle tarde trop à envoyer à la guillotine soixante-et-treize de ses membres qui ont protesté contre le 31 mai...

La grand'ville ne bougea : Hébert et ses adhérents étaient perdus. A huit jours de là (13 mars, 23 ventôse) de la tribune Saint-Just leur crie :

« Quoi ! Notre gouvernement serait humilié au point d'être la proie d'un scélérat qui fait marchandise de sa plume et de sa conscience ! (Le père Duehène, le journal d'Hébert avait une subvention de 120,000 francs). Fripons ! allez aux ateliers, sur les navires ; allez labourer la terre ; allez dans les combats vous instruire à l'honneur... Mais non ; vous n'irez point ; l'échafaud vous attend !... »

Une heure après, Hébert, Ghaumette, Vincent, Ronsin étaient arrêtés.

Grâce à la lenteur des communications ; à Bourg Desisles, Alban, Lajolais eurent, eux aussi, la maie chance de monter leur coup pour le jour même où Saint-Just exécutait ainsi Hébert à la Convention.

De ce qu'on projeta et prépara ici ce jour-là, je vois trois indices.

Le premier sera la lettre plus haut citée. Le général de brigade, Gautbier-Murnan, cousin du Représentant, venait d'arriver ici, muni d'une attestation de civisme du Comité de Salut public, d'une lettre de Bouchotte, ministre de la guerre. On osa, nonobstant, le 14 mars, le déclarer suspect; le 15, l'arrêter !... Albitte voyant Hébert perdu, sachant la situation de Gauthier à Paris, ne voulant pas rompre avec lui, donna l'ordre d'élargir son cousin. Celuici, sortant de prison, mande au Comité de Salut public ce qu'on a vu, le concert hautement avoué entre la faction à


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Bourg, la faction à Paris et le projet annoncé de ne pas s'abandonner soi-même au moment décisif. Prendre cette lettre pour un indice ce n'est pas la surfaire : Saint-Just et Garnot en la renvoyant au Comité de Sûreté n'en jugeaient pas différemment. Conjecturer qu'on avait arrêté Gauthier-Murnan, le 15, pour l'empêcher de dénoncer le coup préparé le 13, c'est rester dans la vraisemblance sinon faire la certitude.

Second indice : il fut fait dans les prisons, par Frilet et Dorfeuille, deux des auteurs de la liste de l'Hotel-Bohan, une visite dont les détenus s'inquiétèrent. Frilet écrivit leurs noms accompagnés de signes mystérieux auxquels ils attribuèrent un sens sinistre. Leurs dépositions sur ce fait concordent, si l'on veut, avec la lettre du général, mais n'en augmentent guère la force probante.

Le troisième indice est « un Ordre du général Lajolais pour la garde-nationale de Bourg, portant : « La place Marat est désignée pour lieu de rassemblement. En cas d'incendie, la moitié de la garde-nationale s'y rendra en armes ou en piques; l'autre moitié au feu.

« L'on ne pourra battre la générale sous quelque prétexte que ce soit, que par ordre exprès de moi. Dans ce dernier cas toute la garde-nationale prendra les armes et se rendra au point de rassemblement ci-dessus. En supposant que les corps administratifs jugeassent à propos de me requérir pour faire donner le signal d'alarme, j'aurai toujours soin d'en adresser l'ordre écrit et avec célérité aux différents corps composant la force armée :

« LAJOLAIS. »

Suit le mot d'ordre. C'est celui du 13 février, jour de l'expédition à Lyon des quinze victimes humaines. Ce mot d'ordre est la mort.


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Le cas d'incendie est un prétexte. On n'a que faire, pour aller au feu, d'armer toute la garde-nationale, près d'un millier d'hommes. Lajolais veut, avec un coup de tambour, avoir sous sa main, à la porte de l'Hôtel-de-Ville, toute sa troupe. Il n'entend pas qu'autre que lui, district ou commune, s'arroge le droit de la requérir directement. Il compte faire quelque chose, ne la faire qu'à bon escient, la conduire lui-même : on n'obéira donc qu'à son ordre ; et comme on pourrait le faire parler, qu'à son « ordre écrit». Il se défie, c'est évident. Est-ce du zèle aveugle delà commune? Est-ce d'une défection possible du district mené par Rollet?

Des trois indices réunis on peut induire que les Hébertistes de Bourg auront, le 13 mars 1794, préparé une entreprise à laquelle aura coupé court quelque lettre de Paris ou de Chambéry....

Mais quelle entreprise ? La tradition veut suppléer à la réserve des documents écrits. Elle manque d'unité et de fixité.

Les uns ont affirmé qu'on voulait faire des exécutions sans jugement préalable, la nuit, dans la cour de la prison, ou un jardin voisin. Quelqu'un (Tardy) a vu la fosse creusée d'avance ! Mais le bourreau refuse. Cet homme appelé Freggi par ceux-ci, Freig par ceux-là, était un déserteur italien ou allemand : une déclaration de lui autoriserait cette version. Mais elle est du 1" mai 1795, fixe le projet aux derniers jours de juillet 1794 et l'impute à l'accusateur public Merle. Lalande dit de même, à cela près que chez lui c'est Méaulle qui fait l'ouverture au bourreau... On voit combien tout ceci est flottant.

Selon l'autre version, on devait simplement égorger les détenus dans les prisons pendant trois jours. C'est une


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réminiscence du 2 septembre. Gouly l'adopte. Mais Gouly n'était point à Bourg. Gauthier-Murnan qui y était et qui dans la lettre déjà citée, dans une autre qu'on va voir, ne ménage pas les auteurs présumés de l'entreprise du 13 mars, n'en sait pas tant. Et nous n'en savons pas plus que lui.

Toute affirmation ici serait risquée. Quand il y a tant à médire d'un parti, il ne faut pas se faire dire qu'on le calomnie. Je m'arrête à ceci : ce parti, prévenu, se tenait prêt à suivre la consigne d'Hébert, si Hébert avait réussi. Ce qu'elle eût été, je le laisse conjecturer.

L'exécution de Duhamel est postérieure de trois jours juste. Est-ce un dédommagement de leur déconvenue que les meneurs se donnèrent là ?

GGXXIII. Nos Hébertistes. — Perplexités.

À Paris, ville la plus cultivée de France, l'Hébertisme rentra en terre après le coup de hache asséné à ses chefs par le Comité. Paris s'était engoué des ordures du PèreDuchêne, ni plus ni moins que Versailles, quarante ans avant, des saletés de Vadé, l'auteur du Catéchisme poissard. Dans ces pays-là, ces caprices assez laids durent l'espace d'un matin. Il n'en est pas de même dans certaines provinces où la culture manque; en telles villes où les classes lettrées ayant tourné à la réaction, les classes non cultivées régnaient presque seules. L'Hébertisme enraciné là plus profond y fera une plus longue résistance.

Et la Convention qui l'avait accepté un moment comme


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auxiliaire, mais n'avait pas voulu de lui pour maître et l'avait, à Paris, écrasé du pied ; hésita parfois sinon à le réprouver, du moins à le détruire en province. Elle le voyait là seul représentant de la Révolution et «raignait de frapper celle-ci avec lui. Elle voudra le contenir, l'assagir... Elle y perdra sa peine.

Ces dernières considérations expliquent pour moi les inéMents bizarres qui vont suivre.

Au milieu de mars, la situation paraît ici perplexe à tous. Les lettres de Paris, pour plusieurs raisons, mettaient beaucoup de temps à arriver, et les correspondants, comme toujours, étaient dupes de leurs espérances. On avait, ce semble, fait croire aux Hébertistes de Bourg, en leur annonçant l'arrestation de leurs chefs de file, que Paris à la dernière heure se soulèverait pour les délivrer!... Hébert fut hué par le peuple, sur la charrette qui le menait à la guillotine...

Pour charmer leur attente, le District, la Société populaire font rage contre t le fanatisme ». Le jour même de la tentative avortée du général Lajolais, le District avise « à son entière destruction ». Il y a de cela quatre-vingts ans : si le District qui est mort ressuscitait, on pourrait lui dire :

« Les gens que vous tuez se portent assez bien. »

L'agent-national Rollet a vu dans une tournée « les ^villageois égarés célébrant encore les dimanches et tes fêtes; se livrant, ces jours proscrits par la Raison, à la débauche ; allant entendre la messe, se marier, baptiser leurs enfants dans les communes frontières du Jura où le culte n'est pas aboli comme chez nous ». Rollet propose et le Directoire arrête :


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« Que défense soit faite aux cabaretiers, traiteurs, etc., de donner à boire et à manger, le ci-devant dimanche, sauf aux voyageurs — que ceux qui vont au Jura se marier, etc., seront arrêtés... Que les prêtres du Jura qui oseront souiller de leur présence le district de Bourg purifié par Albitte, seront mis à Bicêtre... Que les officiers municipaux des communes seront tenus de faire arrêter et conduire à la Charité de Bourg toutes les ci-devant religieuses... Chacun est invité à dénoncer les communes en retard de démolir leurs clochers...

a Envoyé et affiché pour être exécuté (sous la responsabilité terrible (sic) des agents-nationaux près des dites communes... »

A quatre jours de là notre Société populaire proposa à toutes les Sociétés soeurs d'adhérer à une adresse demandant à la Convention de déporter tous les prêtres réfractaires et de supprimer la pension accordée à ceux qui, ayant abjuré, « ont l'âge et la force de se procurer leur subsistance par le travail... Plus de prêtres! Plus de fainéants !... »

Dans la même séance du 17 mars, les objurgations contre les députés recommencent. Jagot est excepté o bien qu'il n'écrive guère ». Merlino est accusé «d'avoir retiré Pages et Tardy », mais, d'autre part, il a défendu Desisles emprisonné par Gouly ; on l'amnistie. Gauthier, Deydier seuls seront dénoncés avec motifs à l'appui.

Il y a une autre manière d'employer le temps que les partis aux abois se refusent rarement : c'est de s'entremanger un peu. Desisles ne vit plus bien décidément avec Rollet. La loi donne la police des prisons aux municipalités ; PAgent-national près le District n'en tient compte. Il veut savoir, il veut voir ce qui se passe là. « II vaudrait


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mieux pour lui, dans son intérêt, lui dil-on charitablement, s'entourer, en ses visites aux détenus, des municipaux délégués par la commune à cette surveillance... » On se défie de lui, et on le lui fait savoir.

Autre affaire. Albilte a saisi et confisqué 60,650 livres mises en dépôt ici par un négociant de Lyon en fuite. (Encore un retour aux procédés de l'ancien régime; c'est pour parer à des mesures pareilles que les Juifs ont inventé les billets de banque.) Selon Rollet, ce magot doit être appliqué aux besoins du District. Selon Desisles, la saisie doit profiter à la Commune qui l'a faite et qui a des besoins plus grands. Une partie est affectée par le Représentant à la construction de la fontaine de Montaplan. Une servirait à la démolition du clocher de la ci-devant église. Une au prolongement de la rue del''Egalité (ci-devant Bourgneuf) jusqu'au chemin de Ronde. Cette percée « nécessaire » avait été empêchée jadis par le financier Varenne dont elle coupe le jardin. Il n'y a plus à se préocuper de cet obstacle. Le renversement de la tour Bourgneuf, le vieil arsenal de la ville, sise au bout de la rue, donnera du travail aux ouvriers... Desisles eut gain de cause, car tous ces projets ont été exécutés.

Une lettre curieuse de l'Agent-National près la Commune au Représentant est pleine de ses perplexités à cette date (19 mars).

« La crise est dans sa force... On dit Hébert, Vincent, Ronsin arrêtés. J'ignore les motifs. On s'y perd! Ce qui console à travers tant d'écueils, c'est de marcher, sûr de sa conscience. Il est bien vrai que Merlino a été au Comité de Salut public porter tes arrêtés et demander peut-être qu'ils soient cassés... Je lui ai écrit que c'est tant pis pour lui. Ce n'est plus le temps de cacher la vérité, il faut


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défendre sa tète... Nous allons toujours bien ici ; nous ne nous ralentissons pas... Merle me marque que tu nous as envoyé l'arrêté au sujet des 60,650 fr ; je ne l'ai pas vu. Fais-nous-le passer, etc. ;>j

Deux points à noter : 1' Ces arrêtés que Merlino veut faire casser sontceuximposantledesséchernentimmédiatdes étangs ; le moyen, radical, c'était de crever les chaussées. Il eût assaini la Bombes, mais l'eût changée en un steppe aride. Les Districts avaient provisoirement fait lever les thous et vider les bassins, puis avaient ordonné de les mettre en culture. Il manquait pour ce faire, des bras, du fumier et du grain seulement. Je vois le 16 mars arriver à Montluel un décret disposant « qu'il ne sera coupé aucune chaussée d'étang si l'écoulement peut être obtenu autrement ». Ce commencement de résipiscence sera le résultat de la démarche de Merlino.

2° Desisles « ne se ralentit pas ». Gela signifie: nous envoyons Duhamel à l'échafaud quand même... quand même on vient d'arrêter Hébert. Desisles d'ailleurs semble douter de cette arrestation ; il s'y perd... Il aurait dû comprendre en voyant Merlino attaquer Albitte. La clairvoyance, en des temps si troublés, chez des gens si engagés, est rare.

Le Comité de surveillance, qui devrait voir clair lui du moins, n'a garde. Il prend ce moment pour solliciter du Représentant seulement l'autorisation a d'ouvrir toutes les lettres chargées, ce qui parait le moyen le plus sûr pour découvrir les manoeuvres de nos ennemis... ». En attendant la dite autorisation, « il est arrêté qu'aucune lettre ne sera rendue sans qu'un membre du Comité ou de la Commune soit présent pour que vérification soit faite » (17 et 18 mars). Ce que l'on entend par vérification nous le saurons bientôt.


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Je n'ai pas trouvé dans le Registre de correspondances la réponse d'Albitte. Il devait savoir et comprendre mieux que Desisles ce qui se passait aux Tuileries et que la démarche de Merlino n'avait pas dû être isolée. Il prit ce moment où à Bourg <s on ne se ralentit pas », pour enrayer. Le 23 mars, veille du jour de l'exécution d'Hébert, il rapporta l'arrêté de Gouly du 13 janvier, établissant l'impôt progressif. Gouly l'avait peut-être édicté pour désarmer les Hébertistes. Albitte le supprima pour montrer qu'il se séparait d'eux (après leur chute). Il comptait sans doute sauver ses propres arrêtés altaqués par notre députation par ce sacrifice plus apparent que réel, car si l'arrêté de Gouly a existé, c'est sur le papier tout au plus. J'ai vécu jeune au milieu de vieillards se souvenant des incarcérations en masse d'Albitte, de ses mesures contre le culte ; s'ils avaient payé l'impôt progressif, ils en auraient gardé rancune.

La reculade d'Albitte dut produire son effet à la Convention où on n'était nullement socialiste. Ici elle ne put guère passer inaperçue ; mais on aura fait semblant de ne pas voir. Nous « allions toujours bien », comme écrit Desisles ; en ce mois de mars nous faisions encore une trentaine d'arrestations — cinq nobles — trois prêtres — quatre ou cinq légistes — deux chirurgiens. Je ne nomme que Bouveyron, le constituant.

Et nous prenions ce moment pour abolir définitivementt pensions-nous, le nom de Bourg-en-Bresse. La Commune le remplaça le 26 mars par celui de Bled-Vin, bizarre d'aspect, justifié seulement à demi, et qui réussit peu. On proposa Epi-d'Or, plus exact et plus euphonique; on l'adopta malgré Rollet protestant qu'un nom pareil allait nous faire écraser de réquisitions. Toutefois dans nombre

1886. 2° livraison. U


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de documents on trouve la forme Epi-d'Ain préférée par la Société des Sans-Culottes.

Saint-Rambert s'était rebaptisé Mont-Ferme — SaintSorlin, Bonne-Fontaine — Saint-Martin-du-Mont, BelleVue, etc., etc.

Rome voulant nous latiniser avait imposé à trois de nos villages le nom de César ; il survit à Ceyzérieu, et dans nos deux Ceyzériat. Les Chrétiens avaient donné à nos bourgades les noms de Jean, d'Etienne, de Paul ; elles les gardent. Aujourd'hui la Prusse affuble de noms allemands les villes de Pologne. En Algérie nous imitons ces grands exemples sans plan préconçu. Ce moyen d'abolir le passé réussit parfois. Il échoue quand les populations ne l'agréent pas. Quinet l'a déjà remarqué, la Révolution n'a pu changer le nom d'un seul village. C'est un peu que le temps lui a manqué et beaucoup parce qu'elle a mis à ses choix une maladresse insigne.

Mais le rétablissement de la composition judiciaire, de la confiscation, de la violation du secret des lettres, plus dangereux, a mieux réussi, hélas ! On a refait là pour le lendemain que nous savons, pour l'Empire, ce que Tacite appellerait instrumenta regni, les instruments de la vieille monarchie.

CCXXIV. N03 Hébertistes. — Leurs divisions. — Convers.

Nos hébertistes ne pouvaient s'habituer à leur situation amoindrie, persistaient à ne pas la croire durable. Il leur arriva bientôt de Paris une nouvelle qui les confirma dans leurs espérances. Danton lassé ne montait plus guère à la


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tribune, mais il lançait de sa place des mots meurtriers. Il restait un compétiteur possible au jour peu éloigné où on comprendrait la nécessité de remettre l'unité au gouvernement. Puis sa corruption moins antipathique, plus dangereuse que celle d'Hébert dérangeait la Sparte maussade à laquelle nous condamnait Maximilien l'incorruptible. Il gênait. A peine le panier qui avait reçu la tête mince d'Hébert était-il sec que le bourreau y jeta la tête puissante de l'Hercule de la Révolution. Danton était, assuraiton, convaincu d'avoir conspiré avec l'étranger, dilapidé la fortune publique. Et la Convention, écrivait Dorfeuille à la Société des Sans-Culottes de Bourg, « mettait la Vertu à l'ordre du jour... ».

La chute des Indulgents (premier jour d'avril) devait avoir ici un contre-coup immédiat fort propre à diminuer dans l'opinion ceux qui régnaient. Ils allaient y travailler eux-mêmes, comme c'est l'ordinaire, par leurs divisions, plus activement que leurs adversaires.

Il y avait ici des Indulgents, par exemple Convers, le procureur de la Commune. Son indulgence était capricieuse : M. de Bohan lui avait dû sa radiation de la liste du 14 février; Duhamel son exécution. Le Tableau des manoeuvres et des crimes des Intrigants de Bourg, notre principal factum thermidorien, prend Convers sous sa protection, veut qu'il ait rompu avec l'Hébertisme « après la découverte de la conspiration d'Hébert ». Selon d'autres, c'est à ce moment même que Convers envoyait Duhamel à la guillotine. Le Tableau, capricieux aussi, se tait, il est vrai, de l'exécution de Duhamel.

Il y a là des dessous et nous sommes incapables d'y pénétrer.

Albitte a dit plus tard à Lalande que de nos meneurs


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Convers était le pire. Il ne l'avait pas reconnu alors, car il continuait sa confiance au procureur de la Commune. Nous voyons celui-ci, le 3 avril, lisant à la Société des Sans-Culottes une lettre anonyme adressée au Représentant par « des Sans-Culottes » de la ville. Ces dénonciateurs déclarent Vauquoi « un coupe-jarrets crapuleux » et lui Convers « un hypocrite profitant de sa position pour édifier sa fortune... »

Puis Convers accuse hautement Desisles, Juvanon, de cette écriture. « Ce sont des fourbes, des scélérats, pour se faire craindre ne parlant qu'incarcération et guillotine... »

« Desisles vient à la tribune désavouer formellement cette anonyme... »

Le maire Alban demande l'ordre du jour, le renvoi de l'affaire au Comité de surveillance qu'elle concerne.

Ce serait faire Desisles juge et partie. Convers l'explique, s'oppose au renvoi, à moins que Desisles ne soit au préalable exclu du Comité.

Violent conflit entre « l'accusé et les accusateurs ». Murmure général, tumulte ; le président (le tailleur Layman), s'efforce de rétablir le calme.

Finalement, l'ordre du jour et le renvoi pur et simple au Comité sont adoptés. Convers est battu.

Le procès-verbal ci-dessus analysé est de Rollet, secrétaire. Ce mot « l'accusé a appliqué par Rollet à Desisles parut-il dur à digérer ? Je ne sais ; mais à la séance du lendemain 4, Rollet est remplacé au bureau par Gallien, lequel vient « rendre compte des opérations du Comité de surveillance ; le Procureur-syndic est du fait rejeté du sein de la Société, et les citoyens

y sont réintégrés ».


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Deux choses ici sont à noter : 1° J'ai sous les yeux le registre du Comité de surveillance ; il ne dit mot des opérations attribuées par Gallien au dit Comité. 2° Nulle part, dans les procès-verbaux antérieurs, je ne vois mentionnée l'expulsion de ces citoyens « réintégrés » le 4 avril. Et les deux lignes de blanc réservées à leurs noms par Gallien restent blanches... Ces citoyens ont-ils refusé leur réintégration 1

Que signifie cette lacune? Et que cachent ces irrégularités ?

Si la radiation tardive de Convers était méritée, elle entachait le parti déjà; si elle ne l'était pas, elle constatait des jalousies, des haines, des vengeances personnelles, des divisions couvertes plus fâcheuses pour lui encore. Ces gros mots de scélérats, d'hypocrites lâchés à la tribune entamaient les administrateurs. Ces discussions frénétiques servaient les adversaires. On sentit cela à Chambéry d'où on voyait les choses d'un peu plus haut et où on les jugeait avec plus de sang-froid.

A neuf jours de là (le 13), dans une séance extraordinaire, deux commissaires du Représentant viennent prêcher la conciliation. Et ce faisant, ils nous renseignent sur ces expulsions non mentionnées par le procès-verbal : elles avaient des motifs graves, paraît-il, car elles ont été suivies d'incarcérations. Le tout n'allant pas à la gloire de la Société, on en a privé la postérité.

« Il y a des torts des deux côtés », disent Dorfeuille et Millet plus renseignés que nous. « Albitte en a eu presque les larmes à l'oeil... » (ce qu'on nous cache décidément est bon à ne pas montrer). « A Chambéry, les Sans-Culottes ramènent les brebis égarées... Ceux des détenus qui ont été séduits et faibles sont assez punis, et doivent être


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élargis... Il faut user des dénonciations avec ménagement... Ne pas expulser si facilement des patriotes. A être si sévère on en réduirait trop le nombre... // faut guillotiner nos passions... »

A ce langage si nouveau, si inattendu, Alban, Duclos, Gallien, Ghaigneau s'élancent tour-à-tour à la tribune, protestent « qu'on trompe Albitte ; que la Société est une, que ceux qu'on a expulsés voulaient la diviser ; que quiconque n'est pas vertueux, fût-il fonctionnaire, sera rejette », etc., etc. Alban, Duclos, Gallien, Gbaigneau, sont couverts d'applaudissements.

Dorfeuille, Millet, accueillis froidement, essaient de faire tomber cette effervescence en parlant « des efforts qu'on fait à Paris contre Albitte », c'est-à-dire en réveillant les inquiétudes, en rappelant l'incertitude du lendemain....

Mais leurs auditeurs sont gens à qui la passion ôte l'intelligence. Et le tout aboutira à une adresse que Merle et Duclos porteront à la Convention. C'est une diatribe furieuse contre les Modérés, une félicitation « sur le nouveau triomphe que l'Assemblée vient de procurer à la liberté en anéantissant les Dantonistes ». On veut bien reconnaître qu'il faut enfin vider les prisons, élargir les égarés,à condition toutefois « qu'on débarrassera le sol de la République des dangereux... »

Mais qu'importent ces cris de gens maniaques, n'y voyant plus clair? Les habiles y voient. Le lugubre tragédien des Brotteaux, ce Dorfeuille qui naguère prenait nom : « le frère cadet du père Duchêne a ; qui allait partout répétant : « La planche triomphera ! » (la planche c'est le tréteau de la comédie, et aussi le tréteau de la guillotine), Dorfeuille débite des homélies !


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C'est écrit au registre de la Société des Sans-Culottes : Dorfeuille et Millet parlent de la Brebis perdue comme l'Evangile ! Ils parlent encore de « dénonciations prodiguées, d'épurations si nombreuses qu'il ne restera plus bientôt de patriotes assez ». Ils ne voient plus à guillotiner que nos passions !! C'est écrit, et on ne peut mieux dire. Et sur le tout il faut les croire assurément.

Laissons là Desisles et Convers s'entre-détruire. Albitte, Dorfeuille, Millet tournent au Modérantisme : qu'est-ce que cela signifie? — Tout simplement que ceux-là ont des yeux pour voir et pressentent le dénouement.

Certainement leurs morales valaient d'être écoutées : ils parlaient à bon escient, après en avoir pratiqué d'autres, et pouvant comparer ! J'ai dit leur succès*. Cette furieuse adresse portée aux Tuileries par Merle y servira bientôt d'argument contre Albitte et ses indi'sciplinables adhérents. A l'appui de la déclamation frénétique les actes ne manqueront pas. Ils seront à la hauteur des phrases, ou plus fous s'il se peut: Nous y arrivons. Je regrette de n'avoir pu mettre ici au long les deux séances de la Société populaire où apparaît bien, déjà à l'agonie, mais si vivace encore, le parti qui a gouverné ici sept mois.

Il faut montrer ici en passant la salle qui va le contenir bientôt tout entier. J'ai vu encore cette vieille chapelle des Pénitents, transformée en salle de danse, puis remplacée par la cure de Bourg. C'était un parallélogramme large pour sa longueur, peu éclairé, fort nu, voûté et bas. Des restes de fresques barbares reparaissaient aux murailles, ici et là, sous un badigeon plus récent ; ils reparlaient du passé et disaient qu'il n'était pas si mort.... Dans le fond en hémicycle, noir de la fumée des cierges, une estrade en charpente grossière remplaçant l'autel recevait le


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bureau et servait de tribune aux douze ou quinze orateurs babituels : Desisles abondant, diffus, bon mime comme de raison ; Rollet, beau et chaleureux ; Alban emporté, d'une éloquence brutale, etc. Dans l'ancienne nef, sur de rudes bancs de chêne serrés, s'entassaient les frères et amis. Il serait curieux, à défaut d'autre signalement, de photographier leurs signatures. Soixante à soixante-dix sont de plumitifs alertes. Quatre-vingts environ de mains habituées à la lime ou au rabot. Cinquante-six clubistes ne savent signer (séance du 24 germinal, 14 mars).

A l'extrémité opposée à l'hémicycle était la tribune publique, peuplée eu partie de femmes, et taxée déjà par les orateurs (Dorfeuille, même séance) d'aristocratie et de Modérantisme —* d'aristocratie à tort, l'aristocratie était dans les prisons — de Modérantisme à bon droit. Le petit groupe de Montagnards qui eût voulu la République non sanglante était bien là, état-major sans armée, qu'on peut accuser de manquer de tempérament révolutionnaire, parfois d'habileté, non de manquer de sincérité et de constance. J'ai connu deux d'entre eux, Périer de La Balme qui fondera ici, en 1830, l'Association pour le refus de l'impôt, et Bochard que l'Ain, par cent mille voix, enverra siéger en 1848 à l'Assemblée nationale, qui y siégera sur la Montagne et présidera deux jours comme doyen d'âge.

CCXXV. Les deux Gauthier. — Le tribunal incarcéré.

Un de ces modérés, un républicain de l'avant-veille, déclaré suspect et arrêté vingt jours en çà par la Commune bien que nanti d'une attestation de civisme par le


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Comité de Salut public, élargi par le bon sens d'Albitte, adressa le 14 avril à ce Comité souverain un mémoire sur ce qui se passe ici et le signa de son nom : Gauthier-Murnan.

Le lendemain il reçut de son parent le Représentant Gauthier des Orcières une lettre a ouverte par la Municipalité selon l'usage ». Voulant garantir de cette inquisition une réponse que l'adresse d'un Conventionnel, loin de la protéger, exposait davantage, il la couvrit du timbre du District. Mais entre la Municipalité et le District l'accord n'était pas parfait, on l'a vu. La lettre fut ouverte. Alban osa l'apporter, la lire en plein Conseil de la Commune. Voici les deux passages principaux :

« J'ai lieu d'espérer que le mémoire par moi adressé hier au Comité de Salut public arrivera à bon port... Avant-hier, les féroces Alban et Desisles on dit à la Société Populaire : Citoyens, en vain vous annonce-t-on le rappel d'Albitte. Avant cela, les têtes des aristocrates et des Modérés seront à bas. Vous êtes Souverains, plus puissants que la Convention que vous pouvez dissoudre. Emparez-vous des biens des riches, l'autorité est entre vos mains, sachez-en profiter...

Et après des détails sur les prisons : • Les femmes (détenues) qui nourrissent ont reçu ordre de sevrer dans la quinzaine. Les enfants doivent être séparés d'avec les mères... Le Directoire du District est loin de partager ces principes... Rollet tâche d'empêcher l'effet que produisen sur la classe pauvre de pareils discours... Il est urgent que la Convention s'occupe de mesures propres à rétablir le calme dans ce malheureux pays....»

Le Conseil déclare la lettre « calomnieuse, controuvée»; Gauthier-Murnan « très suspect » ; arrête qu'il sera sur-lechamp incarcéré et « mis au secret ».


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Alban et Desisles ont-ils répété à la Société Populaire, le 2 avril 1794, ce que Javogues y avait prêché le 11 décembre 1793 ? Je relis le procès-verbal du jour. J'y vois le général d'Oraison faire l'éloge de la Commission Révolutionnaire de Lyon. J'y vois Alban lire une lettre de Pache, maire de Paris : Pache annonce que sur les renseignements donnés par son collègue de Bourg, il vient de faire arrêter La Baume ex-comte de Monlrevel (exécuté peu de jours après). Je n'y vois rien de ce que GauthierMurnan attribue à Alban et à Desisles.

Seulement, il a été constaté plus haut que ce procèsverbal, ainsi que celui d'une séance antérieure, a été tronqué. Et on a tu des expulsions, des incarcérations compromettantes ; nous le savons. Des paroles compromettantes auront paru bonnes à taire aussi.

Le lendemain de la mise au secret de Gauthier-Murnan, et le 7 avril, un paquet du Comité de Salut public, adressé au Tribunal de Bourg « déjà entre les mains du Président de ce Tribunal », est décacheté par l'Ofiicier-Municipal Frilet, cela en présence d'un des juges.. .

Le 8 avril, Desisles court à Chambéry, mandé, dit-il, par Albitte ; mené plutôt par le souci d'expliquer, de faire approuver et couvrir par le Représentant en mission ces choses énormes. On verra plus loin ce qui fut concerté là.

Mais Desisles parti, l'affaire s'agrave. Le Tribunal froissé, inquiet, désireux de ne pas endosser la responsabilité du bris du cachet du Comité gouvernant, mande le 9 à celuici ce qui s'est passé. Lyvet, Commissaire-National, tient la plume. Les cinq juges signent.

Le même jour, le juge Carabasse porte la missive à la poste ; et présentant le pli au Directeur, lui dit: « J'espère


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qu'on ne décachètera pas celui-là. Il est sous ta responsabilité. »

Àlban et deux membres du Comité de Surveillance arrivent. Le Directeur les avertit. « Ils crurent devoir arrêter le paquet et le décacheter. » Après quoi ils l'apportèrent au Conseil.

Le Conseil mande le Tribunal à sa barre. On l'amène entouré de bayonnettes.

Un des magistrats dépose avoir vu, le 7, Frilet ouvrir la dépêche du Comité de Salut public entre les mains du Président; un second avoir su la chose du premier. Lyvet reconnaît avoir écrit la lettre du 3 ; les cinq juges reconnaissent l'avoir signée.

Sur quoi le Conseil déclare le fait articulé par cette lettre o calomnieux et controuvé », ordonne l'arrestation et incarcération immédiate de Lyvet et de Carabasse ; en ce qui concerne les autres juges « coupables et complices de Lyvet », leur accorde un sursis « pour ne pas suspendre le cours de la justice », et laisse le soin de prononcer sur leur cas à Albitte. On veut commettre celui-ci, évidemment.

La séance du 9 en laquelle les juges furent interrogés et leurs incarcérations furent prononcées, minutée d'une écriture distincte, sur papier plus petit et plus bleu que celui du Registre municipal, y est intercalée après coup et cousue entre le premier et le second feuillet de la séance du 12. On avait donc cru prudent d'abord de taire l'acte inouï qu'on avait commis : on avait conscience de sa témérité.

La Commune de Bourg, en violant le secret des lettres d'un Conventionnel — en jetant dans le vieil In pace de Sainte-Claire un général nanti d'un sauf-conduit du Comité de Salut public — en ouvrant, dans les mains du magistrat


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auquel il était adressé, un paquet couvert du cachet de ce Comité redoutable— en s'arrogeant le pouvoir judiciaire pour frapper des juges, mettait ouvertement, hautement en pratique la doctrine professée par Desisles cinq jours auparavant à la Société Populaire : « Vous êtes Souverains ! plus puissants que la Convention... ».

Cette conduite était encore plus folle que téméraire. Car l'Assemblée investie par la France des pouvoirs qu'on usurpait ici était debout encore et n'avait plus, devant des actes pareils, qu'à sévir ou abdiquer. Or ce que la Convention n'avait pas fait devant la Commune de Paris, elle n'allait pas le faire devant la Commune de Bourg.

La situation ne laissait pas que d'être fort gâtée. Pour la rétablir on s'arrêtera, à Chambéry, aux expédients suivants :

Les Commissaires du Représentant, Dorfeuille et Millet, vinrent le 14 avril saisir la Société Populaire de l'accusation de- Gauthier-Murnan contre Alban et Desisles. Ceux-ci nient avoir attaqué la Convention à la séance du 2. La Société devait en savoir quelque chose. Les tribunes aussi. La Société ne marchanda pas la dénégation attendue. Les tribunes se turent. On en fut quitte pour mettre au procès-verbal qu'elles « étaient stupéfaites ». Cela se peut bien.

Desisles couvert, il fallait — et c'était la grosse affaire — obtenir quelque simagrée de nature à convaincre la Convention de notre respect pour elle ; de plus quelque démarche propre à désintéresser Gauthier, le Conventionnel qui avait l'oreille de Robespierre...

Dans le premier but, Millet propose de déclarer infâme quiconque parleraitd'insurrection contre l'Assemblée. Dans le second d'amnistier Gauthier-Murnan.

Les habiles ne veulent pas croire au fanatisme : les fana-


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tiques s'estiment impeccables et tiennent leurs adversaires pour des scélérats ; de là l'impossibilité de s'entendre. La Société se cabre, passe à l'ordre du jour sur la proposition de Millet; vote l'impression de la lettre de GauthierMurnan avec riposte, autrement dit, vote ce qu'Albitte craint surtout, la guerre ouverte contre les Gauthier...

Les Commissaires battus reprennent en sous-oeuvre le 151a tâche manquée la veille. Gauthier-Murnan, au dire de Dorfeuille, se reconnaîtrait mal informé. Rollet, compère maladroitement choisi, demande qu'après cette satisfaction on suspende l'impression de la lettre et de la riposte. C'était étouffer l'affaire.

Alban et Frilet, intraitables, font repousser la motion de Rollet.

Alors Dorfeuille et Millet se rabattent à demander qu'on écrive au Représentant Gauthier : « Quelques erreurs, disent-ils, ne peuvent faire oublier les services rendus au siège de Lyon. On ne croit pas Gauthier coupable de la trame ourdie par son parent. Son entourage le trompe; il en est dupe. Les Sans-Culottes lui ouvrent les bras ».

La proposition fut votée, et Gauthier n'en fut pas dupe à coup sûr. Les Sans-Culottes dix jours auparavant lui avaient refusé la liberté d'un parent à lui, prêtre non assermenté, détenu dans leur horrible geôle de Bicêtre...

Cela fait, rien n'était fait. Il fallait encore rétablir nos gens dans l'esprit du Comité. Débarrassé des Enragés et des Indulgents, le triumvirat qui conduisait en fait la République respirait. Saint-Just avait parlé de vider les prisons. Il le proposa ce jour même, 15 avril (Michelet, vi. 255). Les Commissaires d'Albitte, au courant évidemment, vont au-devant de ce désir — peu compris d'eux; — qu'ils auront du mal à faire partager à la Société Populaire.


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Cependant, toujours le 15, elle vote l'élargissement de neuf détenus « sans murmures » ! Mais les quatre suivants sont très discutés. C'est — le croira-t-on — que l'un « est un ivrogne », l'autre « n'est pas bon mari» ! La Convention qui a mis la vertu à l'ordre du jour sera édifiée assurément. Mais nous voilà à scruter la vie privée. L'Inquisition recommence...

Le 16, les Commissaires proposent de libérer cinq cultivateurs et cinq bourgeois : c'est accordé ; — un ex-noble ; refusé avec indignation. — Un domestique : ajourné. Les tribunes murmurent. ..

La Société des Sans-Culottes se rangeait en grondant. Mais la Commune ? qui décida la Commune à faire de même ? Albitle agit-il directement ? Jagot écrivit-il qu'il n'était que temps de venir à résipiscence ? Cela fut fait le 16, de mauvaise grâce : Lyvet fut déclaré malade pour sauver notre amour-propre ; par humanité, on transforma sa détention en simple arrêt domiciliaire. Après quoi nos municipaux, montrant plus de largeur d'esprit que les clubistes, confèrent des certificats de bonne conduite, motivés curieusement, àbuit ex -nobles (Dandelin, Duport, Marinon, Daubarède, Charbonnier et son frère l'abbé, Descrivieux, Chossat cadet).

CCXXVI. Seoonde intervention de la Convention. — Albitte révoqué.

C'était trop tard. Le mémoire de Gauthier-Murnan exposant les faits et gestes de la Commune de Bourg, parti d'ici le 4 avril, dut être lu à Paris du 7 au 10. C'est le 13,


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que la Convention envoya à la guillotine Ghaumette le Procureur de la Commune de Paris. L'article mandant à Paris les meneurs de la Commune de Bourg doit être de ce jour 13 ou du 14, car il arriva ici le 28. La coïncidence des deux faits vaut d'être signalée. Elle montre qu'aux Tuileries OQ voulait en finir avec le fédéralisme communal, le plus anarchique des deux et le plus vivace de beaucoup.

L'arrêté frappait Desisles, l'Agent National ; le Maire Alban ; les officiers municipaux Bon (officier de santé), Frilet (ex-conseiller), Morel (horloger), Baux (aubergiste) ; Dégrusse, Buffet, Pelle (ouvriers).

Le 21, le Conseil atterré reconstituait la Municipalité comme il pouvait. Le tailleur Layman fut élu président. On donna comme suppléant à Desisles, Brangier cadet, le seul bourgeois qui restât là et qui devint la cheville ouvrière de la Commune désemparée.

Ces hommes parlaient de vertu souvent. Ils en avaient une qui se fait rare ; ils n'étaient pas lâcheurs. Ils écrivirent au Comité de Salut public pour lui redemander leurs collègues et les lui recommander. • Ceux-ci, prélendentils, n'ont commis qu'une erreur dont la source est un excès de zèle »... (Registre des proclamations, etc.)

Ce mot d''erreur implique un aveu, et parler d'excès de zèle, c'est plaider les circonstances atténuantes. A quelques jours de là les Sans-Culottes de la Société Populaire seront plus humbles et agenouillés encore. L'erreur est devenue une faute. « Leur faute serait grave, s'ils avaient eu pour motif d'attenter à l'autorité ou au respect dû à la Convention. Mais que celle-ci soit certaine qu'ils ne l'ont faite que parce qu'ils ne connaissaient pas les limites de leur pouvoir. Des magistrats tirés de la classe ouvrière manquent


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des lumières nécessaires, etc. (Soc. pop. Séanee du 3 mai). L'aveu a son prix. Mais l'assertion est inexacte. Des neuf incriminés, trois au moins ne sont pas des ouvriers ; et le plus chargé peut-être est un ex-conseiller au Présidial. Etlesystèmede défense du premier jour est abandonné. On n'ose plus affirmer, comme on l'a fait d'abord, que les faits articulés par Gauthier (et par Lyvet) sont « calomnieux et controuvés ». C'est qu'Alban et Desisles une fois partis, des gens qui avaient perdu la mémoire et la parole ont miraculeusement retrouvé l'une et l'autre. C'est que le bruit du rappel d'Albitte s'accréditant les opposants ont relevé la tête.

Il n'est pas possible d'en douter : il y eut à Bourg une sorte d'explosion pendant les dix à douze jours qui séparèrent la disgrâce de Desisles de celle d'Albitte. Cela appert pour nous de la physionomie des séances de la Société Populaire à ce moment anxieux.

Deux jours après le départ de ceux qui nous tenaient en bride; le 20 avril, soit 1er floréal, et le jour de Pâques 1794); la salle est envahie par un public qui n'est plus conduit. On propose tout de suite de la faire « évacuer par la garde ». Le voilà encore, l'appel à la force armée que ne se refuse chez nous aucun parti tombant en minorité ! Voilà les Jacobins de Bourg réduits à l'expédient invoqué par les Feuillants de Belley deux ans en çà !

Cette motion « excite la plus grande fermentation et le trouble le plus grand». Les femmes s'installent dans la partie de la salle réservée aux Sans-Culottes, sans qu'on puisse les en empêcher...

Le 21, Rollet propose un expédient montrant qu'on est à bout de voie, c II y a, dit-il, des aristocrates dans la salle. Pour y mettre ordre, il faut n'y plus admettre que


LA BRESSE ET LE BUGEY. 177

•des patriotes connus, munis de cartes d'entrée. » Millet, secrétaire d'Àibitte, feint d'être pris de pudeur, s'élève traîtreusement contre le biais : « Une Société prétendant représenter le peuple n'a le droit d'exclure personne, et ne saurait faire son public ». — Tumulte. — Ajournement.

Âlbitte trouve l'opposition des tribunes bonne à quelque chose ! Se sent-il compromis par nos meneurs, par des tracasseries dont à Paris on le croira complice ?

Le désordre augmente encore à la séance du 24 : une place réservée à cette séance dans le Registre est demeurée en blanc.

On veut sans doute arranger ce qui s'y est passé, et ne pouvant se mettre d'accord sur le rajustement on y renonce. Rollet nous racontera la chose un des jours qui suivront : « Le 24, des soldats de la garnison (qui ont des places réservées) ; des ci-devant prêtres ; et des femmes que dans cette enceinte il aimerait à voir muettes, l'ont hué de concert ».

Plus modéré à certains égards que Desisles ou Alban, Rollet est plus ardent qu'eux, qu'Albitte lui-même, contre le Catholicisme, on s'en souvient. Cette coalition contre lui menée par des prêtres et des femmes — en temps de Pâques — s'explique donc d'elle-même. Elle indique de plus par avance le caractère de la réaction qui va venir...

Je me demande, en voyant des « soldats de la garnison » s'y joindre, si le 20 on a renoncé à l'emploi de la force parce qu'on n'a plus beaucoup à compter sur elle...

Rollet n'est pas découragé ; le 25, le calme s'étant rétabli, il peut faire un grand discours (où perce le désir de prendre ici la première place vacante par le départ de Desisles). Ce discours, violent de parti pris, aboutit d'ail1886.

d'ail1886. livraison. 12


178 ANNALES DE L'AIN.

leurs à la demande d'une adresse à la Convention en faveur des officiers municipaux ravis à notre affection. Ce sera une redite des précédentes. L'erreur, l'excès de zèle y seront plaides à nouveau. Plus solennelle que les premières, cette démarche a pour but, ce semble, d'engager la Société tout entière, peu nombreuse depuis quelque temps. A cette fin on décide que tous les membres inscrits signeront; on nomme des Commissaires chargés de recevoir les signatures. Or, la Société comptant quatre cents membres, les Commissaires ne reçoivent que cent cinquante-deux noms !

La déconvenue est-elle assez forte? Point. Le 27, Juvanon viendra tonner « contre un certain nombre qui retirent leurs signatures, les prétendant surprises... contre les lâches qui ne viennent plus à la Société et, au dehors, s'associent aux clameurs contre les patriotes !... »

Ainsi voilà le parti Jacobin ici réduit à moins de cent cinquante-deux fidèles ! Et qui est-ce qui déserte ainsi la cause ? Nous croyons l'entrevoir. Sur les cent cinquantedeux signatures consignées au registre, il peut y en avoir douze d'illettrés seulement. Ce sont les gens du peuple qui font défection.

Le découragement des Sans-Culottes est aussi patent que l'exaltation de leurs adversaires. Nous commençons à voir, ce semble, comment un parti se désagrège. Le mouvement d'opinion que nous prenons là sur le fait dut se produire ailleurs qu'ici. La chose importe donc : regardons-y bien et expliquons-nous-la de notre mieux. Les déclamations d'alors et d'aujourd'hui pour ou contre la Commune de Bourg ne pèsent guère en comparaison.

D'où vient le découragement du parti Jacobin ? De sa


LA BRESSE ET LE BUGEY. 179

désorganisation intérieure d'abord. Celle-ci est la conséquence naturelle des violences commises par les meneurs. Près des deux tiers de leurs adhérents reculent devant des actes inquiétants pour la civilisation. Ils se retirent silencieusement. Cette retraite non concertée est pour les Enragés des manoeuvres la plus meurtrière. Elle apprend à tous quel mince effectif d'énergumènes régente une ville de huit mille habitants.

Ce découragement vient encore de la résurrection des Modérés à Paris et à Bourg. Ceux-ci reprennent confiance. Grâce aux excès commis, ils ont désormais des chefs qu'on nomme, qui comptent. Ils sentent l'opinion populaire revenir à eux. Ils voient déjà ce qu'ils en feront le jour où l'élection libre nous sera rendue...

Malheureusement pour eux (pour nous) ils ont des auxiliaires infiniment compromettants, les contre-révolutionnaires qui ne se contiennent plus. L'exaltation de ceux-ci, plus vive en temps pascal déjà, est encore attisée par les débats et l'issue d'une affaire criminelle jugée ici le 24 — le jour précisément où Rolletfut hué au club par des prêtres et par des femmes. Ces huées étaient une représaille de la Sentence du matin.

J'ai pu lire les pièces de cette affaire lugubre. Leur analyse ici paraîtrait longue ; je me borne aux détails principaux. Marin Rey, vicaire de Cressin, avait prêté serment à la Constitution civile du clergé, à une réserve près : il passa en Savoie après l'occupation du pays par notre armée, mais avant l'annexion de ce pays à la France. Il fut inscrit par le District de Belley sur la liste des émigrés. Comme il rentrait, après quelque séjour en Savoie, il fut arrêté et poursuivi. Il était passible de la peine prononcée par la dure loi du 28 mars 1793 contre


180 ANNALES DE L*AIN.

les émigrés rentrant. Il plaida qu'il était inscrit induement sur la liste fatale. C'était aia Directoire de l'Ain de décider du bien fondé de l'inscription. Ce Directoire l'affirma deux fois, le 3 mars et le 15 avril. Le Tribunal n'avait plus qu'à constater l'identité de l'accusé et à prononcer la peine, ce qui fut fait.

Le procès-verbal « de mort » constate que Rey a été, le 24 avril, « traduit sur la place de cette commune, par le vengeur du peuple de ce département, assisté de la force publique, et y a subi sa peine o, etc., etc.

Il y a dans Y Histoire hagioîogique de Belley [II. 426), un récit de cette affaire très différent : on ne pourrait l'admettre sans preuves, car il argue de faux tout un dossier judiciaire. De cette version (peut-être légendaire, c'est-à-dire sincère en sou inexactitude), j'extrais un détail étrange qu'on n'a pas mis au procès-verbal de mort. Rey, du haut de l'échafaud, aurait harangué le peuple et fait une impression telle que plusieurs seraient venus, après son exécution, tremper leurs mouchoirs dans son sang...

Si cette démonstration a été possible devant la force publique aux ordres du général Lajolais(ou du successeur à lui donné vers cette date), quelques-uns durent voir là le dernier spasme de la superstition aux abois. Mais d'autres, croyons-le bien, y saluèrent le premier indice d'une renaissance religieuse certaine désormais. Faire des martyrs aux cultes qu'on veut tuer, c'est le moyen sûr de les faire vivre.

A cette date de Pâques 1794, où l'idée religieuse se réveille peut-être ici de son sommeil, qu'en était-il autour de nors? Du 17 au 29 avril, la Société populaire de Bourg envoyait vingt-quatre délégués aux villages environnants


LA BRESSE ET LE; BUGEY. tSi

pour leur prêcher la Décade et « détruire le fanatisme t> : première preuve qu'il subsiste. Or ces apôtres, à leur retour annoncent qu'à. Servas, Druillat, Bellevue (SaintMartin-du-Mont), Rignat, Meillonnas, tout va au mieux. Par contre, à Geyzériat, on fait lecture des lois au Temple de la Raison pour les murailles. A Drom, on laboure le décadi. A Viriat, « le ci-devant dimanche, la ci-devant église est ouverte, le bénitier est plein, etc. »

Le succès de l'oeuvre favorite d'Albitte, en dépit des moyens employés (d'autres diront à cause des moyens employés), était équivoque, on le voit — quand le 30, une lettre de Merle annonça à la Société populaire que le Dictateur normand était envoyé à l'armée des Alpes et remplacé dans l'Ain par le breton Méaulle.

On se demandait tout-à-l'heure, non sans sujet, s'il y avait encore aux Tuileries un gouvernement. L'appel à Paris des principaux de la Commune de Bourg, l'incarcération de son chef à la Conciergerie, le remplacement d'Albitte par un Montagnard non Hébertiste répondent assez haut.

Je vois au même moment (à peu près) révoquer Lajolais : le gouvernement, qui décidément existe, aura compris l'ordre du jour de ce général comme on a fait plus haut.

Bonnard, le jeune Adjudant-général, le remplaça: il était entouré d'aides-de-camp muscadins comme lui. J'ai connu l'un d'eux devenu prudent et parlant peu, même aux siens, de ce temps perplexe. Il m'expliquait la démarche que Bonnard fit tout d'abord par la nécessité de se garder; on ne croyait pas que l'attitude du gouvernement fût durable — Bonnard alla tout droit frapper à la Société populaire, et, le jour où on lui ouvrit, déclara aux


182 ANNALES DE L'AIN.

applaudissements unanimes, « qu'on sert également bien la patrie soit en terrassant les ennemis extérieurs, soit en livrant les ennemis du dedans au glaive de la loi... » (Séance du 18 mai).

D'applaudir au pire acte d'Albitte aujourd'hui n'empêchera nullement l'élégant général d'épouser demain une Cidevant élargie par Méaulle. Il se garde de tous les côtés.

Les actes d'Albitte ne disent pas assez pour trancher une question qu'on se fait en se séparant de lui. Cet homme était-il un fanatique? lia dit à Lalande, plus tard, avoir été « enthousiaste et trompé ». — Enthousiaste de sa cause, de la Révolution, je le crois — « trompé » par ceux qu'il a suivis, Hébert, Fouché; qu'il a crus sincères ; il se peut. — « Intimidé, ajoutait-il, par de plus méchants que lui ». Est-ce Gollot-d'Herbois, dont Lalande le dit « esclave », qu'il désigne là? Je le suppose. Lalande l'a connu, ne l'aime pas, accorde « qu'il n'a pas pris d'argent ». Il s'est montré toutefois assez médiocre pour exploiter, dans l'intérêt de ses plaisirs, le régime qu'il voulait fonder. Il a survécu à la chute de ce régime. Bonaparte, en souvenir de Toulon où ils s'étaient vus et liés, lui donna une mesquine place d'Inspecteur aux revues, qui l'empêcha de mourir de misère. Le général Girod (de l'Ain), dont il avait emprisonné la famille l'a connu en 1812 « repentant ». Il est mort de froid et de faim à la retraite de Russie.

JARRIN. (A suivre.)


UNE CHANSON BRESSANE

Nous trouvons dans un recueil éclos de ce printemps, auquel nous souhaitons longue vie et prospérité, la Revue des traditions populaires (Paris, Maisonneuve) le nom de deux compatriotes, nos associés l'un et l'autre, MM. Julien Tiersot et Charles Guillon. Le premier y met une chanson du Revermont par lui recueillie et notée ; le second quelques devinettes patoises.

Je ne veux pas comparer les poésies primitives tombant sous les pattes de Messieurs les érudits à d'autres perles... non moins malheureuses. L'adage latin ici serait impertinent. Mais disons que les érudits n'ont pas souvent le sens critique et n'ont le sens poétique presque jamais. Tel qui s'est occupé des chansons bressanes a fait, le sujet étant donné, les plus grosses bévues qui se puissent. Il mêlera sans autre flair — pardon, sans autre discernement, le patois natif avec le patois bourgeois sorti de la veine de deux vieux juges, l'un gâté par Rabelais, l'autre par M. de Florian.

Quand aurons-nous ce recueil de nos poésies, rustiques vraiment, et vraiment belles qu'il est si grand temps de faire ? Les deux compatriotes plus haut nommés ne se mettront-ils pas à cette aimable tâche? Ils me répondraient peut-être qu'ils ont besoin, pour l'amener à bien, d'un troisième collaborateur, à savoir du public. Or le public, en 1886, est distrait par force choses graves ou futiles, plus ou moins urgentes.

Nos deux associés sont jeunes, ils peuvent dire ou même chanter comme on fait dans un opéra, je ne sais lequel, et qui


184

ANNALES DE L AIN.

pent bien être d'Auber (M. Tiersot élève de Massenet me pardonnera la citation) :

L'heure viendra, sachons l'attendre ?

Moi qui pour raisons n'attends plus, je vais prendre à M. Tiersot sa chanson. Dirai-je, pour m'excuser : « Je reprends mon bien où je le trouve ». Ce n'est permis qu'à Molière. Disons qu'en ce temps on ne distingue plus bien le tien du mien; notamment à la salle Favié et autres bons lieux. Ce qui est permis là-bas ne peut guère être défendu ici.

Voici donc notre chanson. Je défie tous les juges du monde, voire la Cour suprême, toutes Chambres assemblées, de faire la pareille. Elle est reconnaissable pour primitive à sa forme, c'est la forme préférée de nombre des antiques poëmes considérés comme celtiques. Elle est non moins reconnaissable pour rustique à l'étroitesse du cercle d'idées en lequel elle se meut follement, et aussi à sa franche et un peu grosse jovialité.

LES NOCES DE L'ALOUETTE

(REVERMONT)

1

L'alluetta pi le môgnio Veudran ben se mario.

Refrain.

Aluetta, Fa la ruetta ;

U cantio Et to" ti fo.

2 I veudran fare un festin, Mais de pan i n'en an zin.

3

Vint à passo un çin blanc, Chu son dos pourtin de pan.

4

l'o de pan no-z-en an ben Mais de la ne n'en an zin.

1

L'alouette puis le moineau Voudraient bien se marier.

Refrain

Alouette, Fais la roue ; Au château Est tout ce qu'il faut.

2

Ils voudraient faire un festin, Mais du pain, ils n'en ont point.

3

Vint à passer un chien blanc, Sur son dos il porte du pain.

4

Pour du pain, nous en avons bien, Mais du lard nous n'en avons point.


UNE CHANSON BRESSANE 185

5

Vint à passo un rena, Chu son dos pourtin de la.

6

Pè de la no-z-en an ben, Mais de vin ne n'en an zin.

7

Vint à passo un mouflion Chu son dos pourt' an ponson.

8

Pè de vin no-z-en an ben. Mais de rnenetri ne n'en an zin.

9 Lou ra qui sont ù greni Sevronlben de rnenetri.

10

Pè de rnenetri no-z-en an ben,

Mais de dancheri ne n'en an zin.

11

Les rat' qui sont û greni Sevront ben de dancheri.

12

Vint à passo un ça gris, Ramassa les dancheri.

13 Para, para, menetn,

Para, para lô ça gris !

5

Vint à passer un renard. Sur son dos il porte du lard.

6

Pour du lard, nous en avons bi^n, M ais du vin, nous n'en avons point.

7

Vint- à passer un mouton,

Sur son dos il porte un tonneau.

8 Pour du vin, nous en avons bien, Mais des ménétriers, nous n'en [avons point.

9

Les rats qui sont au grenier Serviront bien de ménétriers.

10

Pour des ménétriers nous en

[avons bien

Mais des danseuses, nous n'en [avons point.

11

Les souris qui sont au grenier Serviront bien de danseuses.

12

Vint à passer un chat gris : Il ramassa les danseuses.

13

Prends garde, prends garde, mé[nétrier,

mé[nétrier,

Prends garde, prends garde au

[chat gris.

Je crois devoir signaler à l'attention une étude sur le patois de Coligny et de Saint-Amour par M. L. Clédat. Elle est au cahier de juillet-octobre 1885, de la Romania, recueil de pure érudition (Vieweg, Paris) et ressemble pour Ja méthode à celle que M. Philipon a donnée aux Annales l'an passé sur le patois de Jujurieux. J.


JEROME LALANDE

Fondation d'une Sooiété littéraire à Bourg.

( Suite. )

. V

SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE DE 1755. — BTRENNES HISTORIQUES

Dans les Anecdotes où il est parlé de tout et de tous, l'Apollon bressan n'est pas nommé : entre son Académie Bèraudique et celle que le jeune savant va fonder, il y aura une différence d'esprit profonde. Y eut-il aussi quelque rivalité? Le silence absolu de Lalande sur cette coterie frivole permet de le supposer déjà. On notera encore ceci ; sur les listes de la Société littéraire, l'Apollon brille par son absence.

Ce collège où on faisait des romans dévots et des sermons, cette petite bourgeoisie un peu janséniste, ce grand monde un peu libertin, cet Apollon portant perruque et rimant des contes badins, cette Académie (un Parnasse folâtre) : autant de représentants attardés de la France de l'autre siècle, si jeune à Rocroi, si vieillotte dès le règne de la veuve Scarron. Or l'autre France, celle qui naissait, n'était pas sans avoir, elle aussi, quelques représentants chez nous. Lalande dut se mettre vite en rapport avec ces derniers qui savaient son nom et ses succès, si quelques-uns les savaient ici... Disons-le d'eux d'abord, c'étaient des esprits modestes, point ambitieux


LALANDE. 187

beaucoup, plus préoccupés de l'amélioration et éducation de leur humble pays, ou de la leur, que de la grande renommée. Le jeune savant si tôt et si haut arrivé eut avant tout à prouver à ces hommes-là, avant d'essayer de les grouper autour de lui, qu'il n'avait pas, ce faisant, de but trop distinct du leur, et n'était avec eux que l'un d'eux, et un Bressan de plus. Ce sera à cette fin. j'imagine, qu'il aura préparé en 1755 le plus oublié, le moins bruyant de ses ouvrages.

Les Elrennes historiques à l'usage de la Bresse, dans lesquelles on trouve les événements remarquables de l'histoire de cette province, ses usages, ses productions, son gouvernement, son étendue et une table du lever et du coucher du soleil, calculée pour la latitude de Bourg : 46° 12m 31*. Je cite ce titre in-exlenso, ce serait une table des matières de l'opuscule, si la brève description de Bourg qui le termine y était mentionnée. Ce livret in-32, sans nom d'auteur ni d'imprimeur, s'appelle ici : YAlmanach de M. de Lalande : et il n'en a guères été fait de meilleur. Les chapitres intitulés : Etat actuel de la Bresse et Usages particuliers de la Province, résumés nets donnant une idée exacte et succincte de l'administration d'alors et du droit coutumier, sont excellents et restent plus utiles aujourd'hui qu'il y a un siècle, les notions qu'ils nous gardent, courantes il y a cent ans, étant peu sues aujourd'hui.

La dédicace est écrite dans une langue que personne en France ne parle plus ni avec le Ministre, ni avec le Chef de l'Etat. L'attitude prosternée de l'auteur nous fait souffrir : elle révèle le besoin de s'acquérir la bienveillance de l'Intendant, de l'homme que Versailles consultera quand on demandera à Versailles d'approuver la fondation à Bourg d'une Société savante, ce qui ne peut plus tarder.

Ayant d'aborder ce sujet, il faut dire qu'un chiffre inexact à la page 28 des Mrennes (il s'agit du rendement du seigle) causa du chagrin à l'auteur. On lui fit de ce lapsus « un crime très grave ». Il avait exagéré la richesse du pays ! On


188 ANNALES DE L'AIN.

allait infailliblement « augmenter nos impositions ! » Un manuscrit contemporain (à la Bibliothèque de Bourg) conte la chose. « Les cris s'élevèrent si haut, est-il ajouté, que Lalande n'a pas continué son almanaçh... »

II y avait ici des sots et des méchants en 1755.. Il y en a encore. Il y en a toujours et partout. Lalande prit de l'humeur et le laissa voir ! Il manquait la vraie vengeance. Elle consiste, si on a commis une erreur, à la réparer et à continuer sa tâche. C'est bien cette vengeance-là qui vexe le plus les malveillants.

Nous avons perdu à ces pauvretés une publication précieuse. Nous y gagnons d'apprécier un fait curieux. Le jeune savant n'est pas si préoccupé du Cosmos qu'il ne s'inquiète du Microcosme. Ce même manuscrit Monnier, où nous puisons le détail ci-dessus, nous montre à ce propos Lalande allant chez le Dr Monnier, avec lequel il est fort lié « apprendre l'anatomie ! »

Du Monde et de la Vie cet homme-ci veut tout savoir. — D'autres prétendent tout connaître de ces choses, et aussi de ce qui est par-delà le Monde et par-delà la Vie. On n'amènera jamais ces esprits si divers à s'entendre — ou même à se tolérer.

Mais nous voilà en train de dérailler encore. Venons donc à notre Société savante. Je vais surabonder sciemment pour deux raisons. Une piètre jalousie a d'abord tenté de contester, puis de diminuer la généreuse tentative de 1755 ; il faut la bien établir. En second lieu les documents manuscrits qui vont nous le permettre peuvent être détruits ; ce que l'on va lire a un peu plus de chance de durer.

Les bases de l'association furent jetées, aux derniers mois de 1755, par treize personnes des plus considérables de notre petite cité. Sur le nombre, il y a plusieurs ecclésiastiques, trois gentilshommes des meilleures maisons, deux magistrats, deux médecins, l'avocat le plus célèbre de la Province. La Société littéraire de Bourg, disions-nous en commençant, était


LALANÛE. 189

flHe directe non du mouvement philosophique, mais de la renaissance scientifique qu'on confond à tort avec ce mouvement. On s'en convaincra en regardant aux titres des fondateurs.

Le premier, Lalande, l'académicien de vingt-trois ans nous est connu.

Le second, est M. Bernard, conseiller au Présidial, au Bailliage et en l'Election. Lalande dans les Anecdotes l'appelle son ami intime. Ce magistrat, père et aïeul de deux maires de Bourg, a laissé un livre sur les Droits féodaux (1788). Il était de plus botaniste et savait son Horace par coeur.

Nommons troisième, M. Vincent « notre aigle, l'oracle de notre jurisprudence », dira Lalande. Avocat en 1740 ; en 1749, conseiller de Province, il fut, en 1756, premier syndic du Tiers-Etat de Bresse.

Puis M. Dombey, médecin, botaniste éminent, « voyageur dont les aventures sont aussi singulières que le mérite ». Il rapportait du Pérou une collection précieuse, notamment une plante par lui baptisée Landia. Les Espagnols la lui enlevèrent. Son éloge est aux Annales du Muséum (mai 1804).

MM. de Lucinge et de Bévi, hommes de qualité, faisaut des vers et de la littérature. Le Dr Meunier, médecin instruit.

MM. d'Escrivieux et Vernette, chanoines de Notre-Dame, occupés de droit ecclésiastique.

Enfin, l'abbé Guillon, entretenant la Société d'agriculture. La Société de 1755 a tenu de ses séances un journal régulier. Je l'ai eu dans les mains. Il se compose en tout de vingtcinq pages d'une même écriture, celle de M. de Bévi, ce me semble.

Il porte ce titre : « Journal des assemblées littéraires commencées à Bourg le 27 janvier 1756, à 4 heures, dam la salle du jardin de M. Bernard. » Il relate sommairement ce qui s'est passé en 43 réunions allant de la date précédente à celle du 29 mars 17S7. On s'assemblait tous les huit jours,


190 ANNALES DE L'AIN.

le mardi. Chaque séance est numérotée en marge et datée en tête. Les lectures portent un numéro d'ordre ; le dernier est le numéro 50. L'honneur de l'initiative n'est attribué à aucun des membres : ou l'oeuvre est collective, ou on veut lui donner ce caractère. M. Bernard ouvre la première séance par la lecture d'un Projet d'assemblée emprunté au Journal économique. M. de Lucinge arrive ensuite avec des vers ; puis Lalande avec une dissertation où il fait passer A.nnibal en Bresse pour aller d'Espagne à Rome. C'est bien ce qu'il aura fait de plus méchant.

Le règlement est arrêté à la 17e séance, du 17 juin 1756. Le mardi suivant on constitue un bureau. M. Hugon, assesseur criminel honoraire au Bailliage de Bourg, est nommé directeur ; M. de Bévi secrétaire perpétuel. Lalande s'efface en 1756 comme il fera eu 1783.

La nouvelle Société n'a pas d'existence légale. Quand le plus jeune des associés, membre de l'Académie des sciences, retourne à Paris, on le charge de faire, auprès du ministre, Saint-Florentin, les démarches nécessaires pour obtenir l'approbation du gouvernement. C'est la tâche qui sera encore dévolue à Lalande en 1783.

A la 30* séance (en septembre), l'astronome mande que M. de Saint-Florentin a refusé deux fois officieusement et officiellement.

On conservait quelque espoir nonobstant. M. de Lucinge dut agir et faire agir auprès de M. le Prince de Condé, lequel pouvait s'adresser directement au Roi. Si cette voie ne réussit pas, ajoute le Journal, on attendra des temps plus favorables ».

Provisoirement on se logeait ; M. Vernette offrit un appartement et s'engagea à chauffer et éclairer la Compagnie moyennant 72 livres par an (loyer compris). Pour couvrir cette dépense, chaque associé s'engagea à payer trois livres tous les six mois. On se pourvut des livres nouveaux au moyen d'un arrangement avec un libraire de Besançon.


LALANDE. 191

Les lectures allaient leur train. M. de Lucinge en fait à lui seul 24 ; Lalande 13 ; M. de Bévi 10 ; M. Bernard 9 ; MM. Vincent et Monnier chacun 7 ; MM. Guillon et d'Escrivieux, chacun 2. Six des travaux lus sont annexés au Journal des séances.

Cinq sont de Lalande : 1° Un essai sur les mesures de Bourg ; nous y apprenons qu'on gardait à l'Hôtel-de-Ville une aune étalon en fer dont la longueur, 3 pieds, 6 pouces, 111/2 lignes était inférieure de 11 lignes à l'aune de Paris. La coupe de Bourg dont on avait un étalon en fonte avait en solidité 1509 pouces 1/3 cubes, et contenait le douzième du setier de ris.Pa Le pot ou demi-pinte tenait 53 pouces 7/8 cubes. — 2° Une biographie de Brossardde Montanay. —3° Un éloge de Charles-Caton de Court : il contient cette indication « que les membres de la Société ont formé le dessein de suivre toutes les parties de l'Histoire de Bresse ». La Société d'Emulation a repris ce dessein ; ce livre le prouve. — 4° Une histoire abrégée de la Banque Royale de Law : elle se termine par quelques mots sur la fondation d'un Mont-de-Piété à Bourg, vers 1720, laquelle provoqua un petit pamphlet imprimé ici, moitié français, moitié italien, trop bien fait selon Lalande pour être du crû, dont deux citations donnent le ton assez libre ; 5° Un extrait de La Décadence et de la Grandeur des Romains (indiquant déjà les préférences politiques de Lalande).

Le sixième mémoire conservé, du chanoine d'Escrivieux, est l'analyse d'un livre sur la situation politique et économique du Portugal, publié cette année même.

Notre horizon dépassait, on le voit, les limites de la Province. Et nos chanoines ne le rétrécissaient nullement.

Si aux 50 lectures faites à la Compagnie, on ajoute des communications de vive voix au nombre de 25, roulant le plus souvent sur des points d'histoire locale ; on arrivera à un chiffre total assez satisfaisant et prouvant bien que l'institution répondait à des besoins réels.


192 ANNALES DE L'AIN.

La 43* réunion occupée par MM. d'Escrivieux et Vernette d'une question politique et d'une question de Droit canonique fut la dernière. L'espoir qu'on avait mis dans l'intervention du prince de Condé était trompé. Il ne restait plus qu'à faire ce qui avait été résolu antérieurement, à attendre wi temps plus favorable.

Pour m'expliquer tout à fait cette fin si brusque, je crois pouvoir revenir encore à l'une des considérations du début de cette étude. Il y avait, en France, à cette date, deux Sociétés existant côte à côte, une achevant de mourir, l'autre s'eflorçant de vivre. De temps en temps, la première était prise d'une convulsion qui ressemblait à un accident de la vie et qui était aussi un avant-coureur de la mort. Elle essayait alors d'entraver le développement de sa rivale qui envahissait avidement sa place au soleil, qui la poussait vers la tombe avec une hâte féroce.

Or ce moment même était témoin d'une de ces convulsions doublement lugubres de la Société moribonde. Le 5 janvier 1757, un laquais sans place, appelé Damiens, exalté par la prédication janséniste, eut l'idée de donner un avertissement au Roi, protecteur de l'archevêque <ie Paris la bête noire de la secte. Il frappa Louis XV d'un canif qui perça sa redingote et pénétra de quatre lignes dans les chairs. L'oint de Dieu eut la fièvre de peur. Pour décider le régicide à nommer des complices qu'il n'avait pas, on fit venir d'Avignon une machine questionnaire ayant servi jadis à l'Inquisition. Puis le misérable fut tenaillé, arrosé de plomb fondu, finalement tiré à quatre chevaux sous les yeux des femmes les plus qualifiées de la Cour peuplant les fenêtres de la Grève louées à prix d'or.

L'effroyable aventure détermina à Versailles une sorte de réaction bigote. Le Ministère fut modifié. Mm" de Pompadour se mit à déclamer contre les impies. Une Déclaration royale fut fulminée contre les auteurs d'écrits attentatoires à la religion et à la monarchie. On arrêta la publication de l'Ency-


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clopédie. On saisit les papiers de Diderot. (Malesherbes, le Directeur de la librairie, avait, il est vrai, prévenu le philosophe à temps et reçu et caché chez lui ses papiers.)

Le supplice de Damiens est du 28 mars. C'est le lendemain 29 que l'inoffensive Société de Bourg fut avertie d'avoir à suspendre ses séances.

A Trévoux cependant, l'Intendant de Dombes recevait l'ordre : 1° d'empêcher la distribution du Dictionnaire de Bayle, « si l'on n'y joignait la critique de ce Dictionnaire à la fin de chaque volume » ; 2° d'en suspendre l'impression. « De ce fait plus de trente personnes sont sans ouvrage ».

Fûmes-nous jugés seuls complices des Encyclopédistes? C'est peu à croire. En cherchant, on trouverait sans doute dans les autres provinces des criminels honorés du même châtiment que nous.

Pour punir l'attentat manqué d'un valet janséniste, on frappait le parti philosophique et ses adhérents présumés. Ainsi au commencement du présent siècle, après la Machine infernale fabriquée par des Chouans, ou frappa le parti révolutionnaire. C'était politique, ou jugé tel. Ce n'était pas logique. Il ne faut pas attendre de la logique des gens do parti. A certains jours on est tenté de dire qu'il n'en faut pas attendre des hommes.

VI

DISCOURS SUR LA DOUCEUR. — VOYAGE EN ITALIE.

Du séjour de Lalande à Bourg, il resta donc le souvenir de la Société littéraire ; il porta fruit à vingt-sept ans de là. Il en resta encore une méridienne ou cadran solaire qu'il fit au logis du Palais Royal, ensuite Hôtel de VEcu de France, rue Notre-Dame ; je l'ai vue encore. Depuis, l'astronome en traça une autre à l'Ecole d'horlogerie, sur la place Joubert 1886. 2e livraison. 13


194 ANNALES DE L'AIN.

d'aujourd'hui. Celle de Brou, plus durable, est-elle de cette époque ?

Le Discours sur la Douceur, imprimé en 1780 et 1783, est dit en la préface fait pour la Société de 1755. La suspension de celle-ci aura coupé court à la lecture de cette pièce, contemporaine dès lors des JE trémies historiques. Il faut toujours faire état, dit je ne sais où Sainte-Beuve, des premiers essais d'un écrivain : c'est là que d'ordinaire il met le plus de lui.

Regardons-y. Ce discours est au fond un petit traité de morale indépendante ; tout humaine si l'on aime mieux. La religion est ici au passage saluée avec convenance et la déférence due. On lui emprunte même un mot ou deux qui font bien et ne tirent pas à conséquence. En voici un, joliment mis en valeur. « L'être infiniment parfait, ce n'est ni le Dieu puissant ; ni le Dieu juste ; ni le Dieu infini. C'est le Bon Dieu qui est dans la bouche de tous. Tous font là, sans s'en apercevoir, l'apothéose de la Douceur... » Cela dit, on va à son affaire. Il nous est démontré que pour les autres nous devons être doux, puisque nous devons l'être pour nous-mêmes. Nous devons, entendez-le bien, parce que c'est raison, et parce que c'est notre intérêt.

La langue est plus travaillée et châtiée que celle assez négligée dont plus tard Lalande devenu célèbre usera pour faire court et faire vite. Je citerais, s'il ne fallait faire court moi aussi, comme du La Bruyère (au style près) un portrait fort bon et vivant de la Mère acariâtre tuant l'amour filial chez ses enfants, leur faisant détester ce temps de leur enfance, le plus doux de la vie, chassant son mari de la maison dont elle fait un enfer, etc. Une page sur l'esprit de dispute, d'une haute et ferme raison, est des meilleures assurément que Lalande ait écrites. La voici :

« Quel motif peut, justifier votre impétuosité dans la dispute ? Celui que vous contredisez est-il obligé de sacrifier son sentiment plus que vous ? S'il n'est pas persuadé de ce que vous


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soutenez, si votre suffrage ne peut lui en imposer, si vos raisons ne suffisent pas pour le convaincre, s'il est affecté intérieurement avec une force que vous ne sentez pas, devez-vous pour cela le vexer par vos clameurs et vos injures? Vous exigez de la soumission, du respect, de la déférence ; vous les obtiendrez bien mieux en les méritant sans les exiger qu'en les exigeant sans les avoir mérités. Il fallait arracher le suffrage des autres par la solidité de vos raisons, les subjuguer par la force de votre éloquence, les éclairer par votre érudition. Si tout cela vous a manqué, n'imputez votre insuffisance qu'à vous seul — et ne vexez personne pour avoir été d'un avis différent du vôtre. » Voilà qui est d'un homme mûr de bonne heure.

Lalande put et sut employer une notable part des dernières années d'une jeunesse sobre et saine à des voyages qui élargirent ses relations, augmentèrent ses connaissances et n'aidèrent pas peu à étendre sa renommée. En Angleterre où il alla deux fois (une fois en 1764), il fut présenté et bien reçu fi la Cour, ce qui n'était pas indifférent à sa vanité ; surtout il visita Herschell et se lia d'amitié avec lui, ce qui était pour lui plus profitable, peut-être même plus honorable. Est-ce en voyant ce confrère illustre travailler avec sa soeur qu'il conçut l'idée de chercher en sa propre famille des collaborateurs dévoués ? S'il est une chose qui ressemble au bonheur, ce sera cette douce et rare collaboration : de l'étude qui est déjà une fête pour l'esprit, elle fait une fête du coeur.

En 1765, à trente-trois ans, Lalande « parcourut l'Italie avec toute la curiosité et le plaisir imaginables ». Cette curiosité insatiable lui fit, dit-il encore « étendre ses recherches à toute sorte d'objets ». Accueilli avec empressement par les savants et les artistes, il prit des renseignements de toute main pour le livre qu'il méditait déjà.

Le Voyage en Italie est le seul des grands ouvrages do Lalande sur lequel en puisse ici avoir un avis en propre. C'est une compilation vaste, régulièrement ordonnée, abondante


196 ANNALES DE L'AIN.

en renseignements exacts pour la majeure part. La description n'y vise aussi qu'à l'exactitude et n'est, ni ne peut être pittoresque. Les jugements sont en toute matière les jugements courants, ne cherchant par suite ni la nouveauté, ni la profondeur. Le style est simple partout, ordinairement clair, fréquemment négligé. L'absence de prétention le sauve de la critique. On n'est guère ravi, mais 1° on est informé ; 2° on lit sans fatigue.

Nous sommes à cent lieues du trait, de l'esprit, de la vivacité charmante (un peu cynique) du Président de Brosse ; de l'originalité vraie (et étalée) de Bayle, de sa passion endiablée et sagace ; plus loin encore du dessin violent et puissant, de la couleur chaude de M. Taine ; nous avons ici un cicérone utile, le meilleur des guides avant les guides anglais.

Ai-je tout dit? N'attend-on pas qu'un autre point soit abordé ? N'est-on pas curieux de voir Lalande à Rome, de l'entendre sur des questions débattues en notre temps, vidées selon les uns, pendantes selon les autres ? Ces questions-là en 1765 sommeillaient. Lalande ne les a nulle part réveillées. Il regarde partout, ce me semble, l'établissement ecclésiastique achevé par le concile de Trente comme un fait accepté et ne lui témoigne de malveillance ni par action, ni par omission. Prenez le voyageur sur les Jésuites à l'Albaneta, petit couvent voisin du Mont-Cassin, où Loyola et Ortiz vaquèrent quarante jours aux exercices spirituels d'où est sortie la règle fameuse, vous ne trouverez ni un mot, ni une intention hostile. Prenezle sur les derniers Papes : Innocent XIII est donné comme « le meilleur souverain de ce siècle-ci ». Benoit XIV est apprécié. Clément XIII (régnant) est « admiré avec la plus tendre émotion ». Clément XIII, il est vrai, avait fort caressé notre savant. « Celui-ci.dit Mme de Salm fort liée avec Lalande, parla au Pontife « avec une liberté franche et piquante », puis il entama avec la Congrégation de VIndex une négociation pour lui faire rayer de ses listes les noms de Copernic et de Galilée. Jamais une idée pareille ne serait venue, croyons-


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nous, à un adversaire déclaré du Catholicisme. Cet adversaire eût été joyeux de voir à l'Index des noms pareils ; il en eût triomphé ; il se fût gardé de demander qu'on les otàt de là, dans la crainte de l'obtenir...

A Lorette, le voyageur expose simplement la tradition : en 1296, les anges ont apporté.la Santa casa de Nazareth, en Italie. Misson, est-il ajouté, « attribue ce miracle à Boniface VIII, et en prend sujet pour faire là une sortie protestante ».

A Naples, Lalande déclare froidement avoir vu la liquéfaction de Saint-Janvier et ajoute non moins froidement qu'un prince napolitain la contrefaisait.

Delambre a cité le passage où l'athéisme est déclaré « une 'olie ».

Si l'on est curieux de voir ce que Lalande pense de la question du meilleur gouvernement possible, on n'a qu'à lire le chapitre sur la constitution de Venise. Les esprits tempérés estimeront qu'il voit juste, les esprits absolus seront d'avis contraire.

Je n'ai rien pu savoir des voyages en Suisse, en Hollande, postérieurs, je crois. Au retour Lalande acheva d'ordonner sa vie régulièrement, comme il sied à tout homme occupé d'études aimées.

Il avait au Collège de France un logement médiocrement spacieux, meublé sans luxe. On lui avait bâti à côté un observatoire dont la terrasse dominait la ville et donné un grand quart de cercle, un télescope de deux mètres de longueur. Cet observatoire a été détruit lors des constructions qui ont étendu le Collège de France jusqu'à la rue Saint-Jacques.

Levé tous les jours de grand matin, il travaillait invariablement jusqu'au dîner. Ce repas était partagé avec quelques élèves favoris « logés et nourris chez lui très sobrement, mais à très bon marché » (Delambre). — Au banquet d'Agathon, autour de Socrate, on cherchait le Beau et le Bien ; au Cénacle le Règne de Dieu ; dans le festin que décrit Pétrone, le


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Plaisir — sans réussir tout-à-fait, dit-on. — A cette table frugale on cherchait la Science ; on l'avançait un peu. Les convives, en effet, se nomment Michel Lefrançois (un neveu appelé de Coutance par Lalande), Delambre, Méchain, Piazzi, Burckard, Beauchamp, Lepaute, Quenot, Nouet. Ce sont les futurs compagnons de Bougainville, de Lapérouse, autour de la planète ; de Cassini, de Pingre en Amérique ; les futurs membres de l'expédition d'Egypte...

La somme de travail obtenue par le Maître de tant d'efforts réunis explique son énorme production. Contrairement à un usage établi dès lors, et qui ne s'est que trop perpétué, « de tant de disciples dévoués qui le soulageaient soit dans les calculs immenses auxquels il n'eût pu suffire, soit dans la révision de ses écrits, jamais il n'a rien accepté sans nommer les véritables auteurs. Non coûtent de ce témoignage durable, il leur donnait d'autres marques de sa reconnaissance d'une utilité plus prochaine. De là tous ces articles dans les journaux « mal interprétés » dont le but était de produire des noms, de faire percer le mérite ignoré. « Plusieurs de ces articles ont été écrits pour moi », dit Delambre avec effusion devant la tombe de son Maître.

« Mal interprétés... » On entend. Les adversaires, en ces réclames incessantes, retrouvent la vanité de Lalande. Delambre qui a vécu vingt ans avec lui, y voit l'affection, la reconnaissance du professeur pour des élèves l'aimant, l'aidant, promettant de continuer son oeuvre. Qui donc se trompe ici ?

J'ai là, dans les mains, cinq des comptes-rendus des progrès de la science lus (pendant quarante ans) à la réouverture du cours du Collège de France. Les noms, les titres des plus ignorés, des plus humbles collaborateurs de Lalande dans les observatoires des Deux-Mondes y foisonnent. Est-ce sa vanité qu'il sert là ? Est-ce sa vanité qu'il sert quand il donne le nom de son disciple chéri, Messier, à une constellation "> Quand il proclame (dans le Journal des Débais, 8 novembre 1804), que


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baptiser Uranus la planète d'Herschell est d'une ingratitude noire, est-ce sa vanité qu'il sert ou celle du plus illustre de ses rivaux? Cette vanité n'est pas contestée ici. Mais Lalande était d'abord et par-dessus tout bon et juste ; ne pas le voir, c'est se diffamer soi-même. Sommes-nous exempts de travers pour en reprocher un à un homme qui a les deux vertus mères de toutes les autres et faisant à elles seules l'homme de bien ?

On montrait tout-à-1'heure Lalande à Bourg étudiant l'anatomie, aussi curieux, disait-on, du Microcosme que du Cosmos. Il n'a pas changé. Ces mêmes comptes-rendus annuels des progrès de la grande géographie céleste racontent les progrès de la géographie de notre humble habitat. Ceux qui ont enrichi sa carte si longue, si périlleuse à achever, d'un bout d'ilot désert, d'un bout de côte couvert de glace, y sont payés libéralement du mince acquêt. Qu'est-ce donc bien que l'astronome peut revendiquer de la gloire de ces découvreurs ? Il eût dit et nous disons de la gloire — car il n'est pas de plus noble tâche et de plus désintéressée que celle des soldats de la Géographie. Ils finissent au prix de leur vie, le plus souvent, la conquête de la Terre pour des marchands, pour des planteurs qui l'exploiteront demain.

Qu'il y ait des âmes basses pour déclarer cette conquête trop coûteuse, nous n'allons pas nous en étonner. C'est dans l'ordre. La Science a encore des héros pour aller mourir de froid et de faim dans les glaces polaires, de fièvre ou d'anémie dans les marais de l'Ogowé, cela suffit à l'honneur de ce temps. L'homme vaut encore quelque chose, il n'est pas trop diminué. Mais nous, en nos Sociétés de Géographie, en redisant les noms de ceux qui ont planté le drapeau français sur le Haut-Niger, sur l'Alima, sur le Soug-Koï, nous nous associons dans une humble mesure à leur oeuvre, nous continuons celle de Lalande au Collège de France.

Le savant dédaignait, il nous le dit en des notes sur luimême conservées et publiées par Mmo de Salni, « les plaisirs


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du monde, le jeu, les repas, les fêtes » — (entendez les fêtes parisiennes si fatigantes; il goûte aux vacances, on le verra, les petites réunions de Ceyzériat, demi-champêtres, et qui reposent). Il n'allait pas au théâtre, mais recherchait volontiers « la société des gens d'esprit, surtout des femmes instruites ». Il fréquenta successivement les salons deMme,Geoffrin, Du Deffand entre 1770 et 1780 ; de Mm" Bourdic-Viot, Fanny de Beauharnais, de Salm, aux environs de 1800. Il allait dans ce monde d'élite à pied, c n'ayant domestiques, ni chevaux, bien que riche !... »

C'est vers ces années les plus fructueusement occupées de la vie de Lalande que commencèrent les voyages et séjours réguliers à Bourg, à l'époque des vacances. Le premier raconté dans les Anecdotes est de 1768, une année féconde ici où — « MUe Juénin eut un enfant du Père Sichel » — où on numérota les maisons — où on établit la Poste — où enfin se constitua la Loge des Elus, laquelle nomma pour député au GrandOrient le T. V. F. de Lalande.

Des trente-huit années qui suivent, (rente-une nous ont ramené ici pour deux mois le savant, lassé, venant demander au pays natal par lui tant aimé (et qui le lui a médiocrement rendu) le repos et rafraîchissement d'esprit à peu près impossibles à Paris.

Lalande était riche de la petite fortune des Lefraneois, de ses traitements à l'Observatoire, au Collège de France, à l'Académie, d'une pension de Frédéric II, d'une autre du gouvernement Français, enfin du produit de ses nombreux ouvrages. En le voyant accepter de sa province une « gratification de trois cents livres en 1768, pour des affaires qu'elle avait à Paris » et qu'il suivait ; en l'entendant parler trop de la modestie de sa vie et s'en faire un mérite ; on serait tenté de l'accuser de lésine. Ce serait à tort. Il usait libéralement de sa fortune. Il abandonnait aux siens le revenu de son patrimoine. Sa pension française était affectée à l'entretien d'un de ses élèves. Nous l'avons dit déjà : il fonda un prix d'astro-


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nomie encore aujourd'hui décerné ; cette fondation (de 1802) lui coûta dix mille francs. Il promit et paya un autre prix de vingt-cinq louis au premier qui découvrirait une comète. Mais il vivait bourgeoisement par habitude, sobrement par goût. Sensualiste comme son temps, il était peu sensuel. . Les soixante-et-dix étangs semés alors dans les forêts au sud-ouest de Bourg enfiévraient quelque peu la ville à l'automne. Les gens aisés avaient dans le Revermont des maisons de campagne rustiques. Lalande en acheta une à l'entrée de la petite ville de Ceyzériat. C'est la maison à tourelle se présentant la première à gauche quand on arrive de Bourg ; elle passe pour avoir appartenu à l'historien Guichenon. Une des raisons qui la firent choisir de l'astronome fut le voisinage de M. Bernard son ami établi non loin. Les autres raisons sont celles qui, depuis le Moyen-Age, font préférer la petite cité riante à ses voisines, à savoir la salubrité et la gaité du site. De sa terrasse au pied du Revermont, Ceyzériat domine la Bresse tout entière et voit au-dessus une moitié du ciel.

Je demandais là, il y a dix-sept ans, si la petite ville avait tout à fait oublié ce savant qui venait y passer ses automnes. Une ancienne vigneronne de Lalande y vivait encore, portant allègrement ses quatre-vingt-six hivers. La bonne femme interrogée a décrit exactement l'extérieur connu de l'homme. Il venait fort bien de la ville à pied, disait-elle, muni d'une canne, d'un petit panier contenant quelques provisions de bouche. Le concierge de la maison qui avait son logement pour tout gage et tenait là un magasin d'épicerie préparait le lit et le repas.

Et un jour de septembre, comme la vigneronne en compagnie de ses commères lavait du linge à un abreuvoir à l'entrée de la ville à gauche, au haut de la dernière montée, Lalande arrivant de Bourg s'arrêta là pour souffler, s'essuyer le front : il était bonhomme et dit aux lavandières qu'elles feraient sagement de finir leur besogne le jour même, la pluie s'annonçant pour demain. Le ciel était superbe, les commères


202 ANNALES DE L'AIN.

de s'égayer aux dépens du pronostiqueur. Mais le lendemain il tomba des torrents d'eau : on connut donc de ce jour à Ceyzériat que ce M. De Lalande était un savant homme.

« Do quoi demain sera-t-il fait ? »

De pluie, ou de soleil? souventes fois la récolte en dépend. C'est donc la grande préoccupation du paysan. Il n'imagine pas que le docte qui fait l'almanach, le seul livre bon à quelque chose, cherche un autre secret dans le nuage ou à travers les étoiles.

Et si on pouvait lire la pensée de derrière la tête de nos vieux laboureurs, on y trouverait ceci : « Ces pronostiqueurs savent le temps d'avance ; n'est-ce pas parce qu'ils' le font ? » — Pour quelques observations météorologiques publiées jadis, je me suis entendu, il y a moins de dix ans, traiter à la porte de Bourg par un jardinier de « méchant sorcier » : ses salades venaient d'être grêlées. Deux siècles en çà, le brave homme eut dénoncé Lalande, le premier qui se soit occupé ici de météorologie, et son humble continuateur au SaintOffice, avec la satisfaction que donne le devoir accompli... Mais je divague de plus en plus.

A chaque nouveau séjour notre compatriote se répandait davantage dans la petite Société bressane. Il la reçoit et la fait danser trois fois à Ceyzériat {en 1771 et 1776). Ces fêtesci sont assurément sans luxe ; elles ne sont pas sans gaité : Si j'en crois un ou deux contemporains et assistants, c'était bonnement à la fin de s'égayer qu'on se réunissait ; le petit vin du cru, des gaufres, des crêpes y aidaient. Les hommes y mettaient leur esprit, les femmes leur bonne grâce ou leur beauté. Si l'on jouait, c'était aux jeux dits (à tort) innoctnls ; si l'on dansait, c'était aux chansons, les chansons n'étaient pas mélancoliques du tout... « Nous avons changé tout cela » hélas !

Chaque voisin, à son tour, rendait ces soirées si bonnes à prendre, si aisées à rendre. Une femme qui avait figuré aux


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dernières se rappelle avoir vu Lalande arriver dans une vieille voiture de louage, attelée d'un lourd cheval gris, qu'il conduisait doucement lui-même, pour moins de frais et d'embarras. Il s'arrêtait ici quarante-huit heures, une semaine là ; partout avenant et bon, s'occupant volontiers s'il y avait des jeunes filles et jeunes femmes de la maison, leur donnant très bien, le soir, au bout du jardin, une petite leçon d'astronomie. ..

Que si une des espiègles lui présentait gravement une boîte peuplée de cinq ou six araignées, il refusait avec quelque froideur... Ainsi, ce caprice étrange lui était déjà attribué : il n'était pas tous les jours d'humeur à le satisfaire, prétend-on. — Mais une autre personne ayant bien connu Lalande nous dit qu'il a quelquefois devant témoins mangé une araignée ; à ses yeux c'était là purement une protestation contre des répugnances quasi superstitieuses plus communes alors qu'aujourd'hui et qui faisaient tomber en syncope les petites femmes nerveuses devant l'insecte inoffensif. En voilà sur ce point autant qu'on en a dit une fois au Sénat du second empire, c'est-à-dire beaucoup trop.

VII

LALANDE ET LES FEMMES. — MARIAGE MANQUE

On ne connaît pas un homme quand on ne sait pas sa façon de traiter la question d'argent et sa façon d'être avec les femmes. Cette maxime est de Sainte-Beuve compétent. Nous venons de résoudre le premier des deux problèmes, nous allons toucher au second.

Le séjour de 1776 fut marqué par un incident aussi inédit que possible. Ce n'est pas moins qu'une tentative de mariage. Lalande avait quarante ans. Nos romans n'étaient pas faits. On ne demandait pas au mariage, ou n'en attendait pas ce


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qu'on lui demande, ce qu'on en attend aujourd'hui. On n'estimait pas un quadragénaire trop mûr pour le sacrement.

Lalande n'était point beau. Il se déclare lui-même « petit et laid » [Second supplément au Dictionnaire des athées, p. 73). Le portrait répandu ici par lui n'atténue pas cette laideur. La Société d'Emulation conserve un plâtre du buste de Houdon à elle donné par Mme de Lalande. La ressemblance, je l'ai ouï dire jeune à des contemporains, est excellente. Le masque est plein de vie et de feu ; le trait qui attire d'abord l'attention est le front ; il est large, carré, tourmenté et fuyant ; les yeux longs, peu ouverts, sont pleins d'esprit, de bienveillance ; le nez court, pointu, fin, a la narine délicate et relevée ; la bouche grande a la lèvre mince et le sourire quelque peu suffisant ; le menton est osseux, assez lourd, fendu au milieu verticalement ; la figure en son ensemble est un triangle isocèle renversé (pardon ! c'est d'un géomètre qu'on traite) : l'expression qui frappe avant toute analyse est la bonhomie et la bonne humeur. Cette incontestable laideur n'est ni brutale, ni sensuelle, ni amère, ni ingrate à aucun degré. Barthélémy et Millin la comparent à celle de Socrate, sûrs d'être agréables au philosophe. Je n'en demeure pas d'accord avec Barthélémy et Millin, si autorisés qu'ils soient. C'est ici la laideur française, et la coiffure à Y oiseau royal aidant, la laideur du xvine siècle même.

Une médaille frappée en 1783, pour son fondateur, par la Société d'Emulation reproduit très au vif les traits et la physionomie de ce beau buste (on en reparlera plus loin).

L'homme était de petite taille, de complexion un peu frêle plutôt que maladive. Il prétend qu'il « a beaucoup aimé les femmes : mais, ajoute-t-il, ma passion pour elles a toujours été raisonnée. Jamais elles n'ont nui à ma fortune, ni à mes études... Je ne suis jamais sorti le matin pour elles.., » Le matin, on l'a vu plus haut, appartenait tout entier à la vraie maîtresse, jalouse entre toutes, à la Science


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Dans les Notes imprimées par Mm" de Salm, on lira encore qu'après une nuit passée avec Herschell et sa soeur à entrer plus avant dans l'abîme étoile, le magnifique télescope de l'astronome anglais aidant, l'hôte français disait le matin en prenant congé : « Je n'ai jamais passé de nuit plus agréable sans en excepter celles de l'amour... » Les femmes affirmaient donc que Lalanie n'avait jamais aimé. Elles se trompaient. Lalande a aimé d'un amour vrai la plus austère des Muses, celle qui a au front une couronne d'étoiles. Il lui a été moins fidèle toutefois que Newton mort vierge. Il a connu des terrestres amours ce qu'en connaissait Buffon... Il en usait à sa mesure et à ses heures.

La jeune fille que le savant quadragénaire demanda en 1776 avait quatorze ans et demi. Elle ne manquait pas de beauté, était sans fortune et se nommait Henriette R... .d. Le mariage fut convenu, puis manqua, on ne nous dit pas par le fait de qui. Henriette avait deux soeurs, une mariée à Bourg, l'autre en Bourgogne. A deux ans de là (1778) toutes trois « faisaient parler d'elles », dit l'amant éconduit. En 1781, M. de Lucinge le poëte de la Société de 1756, bien que marié, s'occupait encore de la légère jeune fille. Enfin en 1786, âgée de vingt-cinq ans, elle épousa un cadet de famille, capitaine au régiment d'Artois. Un suprême mot écrit sur elle, écrit à cette dernière date, prouve que son premier fiancé lui gardait

quelque rancune ou quelque affection: « Henriette R d,

avec qui j'avais été promis en 1776, n'a que vingt-cinq ans ; elle est malade, fanée, méconnaissable ; cependant je la vois avec intérêt... » Ce petit roman sort des Anecdotes où il est éparpillé en cinq ou six endroits.

Le dirai-je au risque de le gâter ? En 1793, Henriette spéculant sur les grains fut incarcérée comme aceapareuse. En 1816, elle faisait chez elle les élections à la Chambre introuvable. ..

Tous les hommes de mon âge se souviennent encore de la promise de Lalande. Elle était grande, avait des traits éner-


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giques, les façons d'autrefois, les moeurs d'autrefois aussi. Elle resta galante, veux-je dire, plus tard qu'il ne semble aujourd'hui possible, joueuse enragée jusqu'à la fin... Est-ce tout? — Hélas ! non. Une accusation moins légère à porter que celle-ci, affreuse, a effleuré la vieillesse d'Henriette R. ..d. Et notre illustre compatriote, heureux en tant de choses, a été heureux encore de manquer ce mariage-là.

Ce sont là les seules amours à nous bien connues de Lalande. Quand même il ne nous eût pas fait l'aveu de son goût pour le sexe, on l'eût deviné à voir comme, dans les Anecdotes, il s'intéresse aux femmes, le soin attentif qu'il a de désigner les plus belles, sa façon toute bienveillante de narrer leurs petits... méfaits. Il avait bien dans le coeur pour ces méfaitslà toute l'indulgence qu'ils inspirent et qu'il était de bon goût alors de laisser voir. Peut-être je n'eusse pas réveillé ces souvenirs sans une conjecture risquée par M. Raspail dans une publication fort répandue.

Lalande avait un neveu du côté paternel, héritier du nom. Ayant renoncé à se marier lui-même, il maria ce neveu (un peu avant 1789, si je ne me trompe), avec une personne dont le souvenir restait fort présent ici, il y a vingt ans. Mme de Lalande, eu son nom Jeanne Harlay, était pour son oncle par alliance l'objet d'une très tendre et très particulière affection, justifiée d'ailleurs par une ouverture et une étendue d'esprit peu ordinaires. Lalande avait fait de son neveu et de sa nièce des astronomes et à l'occasion des géomètres (un jour il eut fantaisie de calculer la pente assez forte de la rue Saint-Jacques : Mme de Lalande, requise de l'assister eu cette opération, s'y employa courageusement à la grande surprise des badauds et gamins du quartier). Le lien si spécial et si ostensible qui unissait l'oncle sexagénaire et sa jeune nièce a été ici, jadis, interprété, faut-il le dire, d'une façon que je préfère ne pas préciser. M. Raspail qui avait dans les mains toute une correspondance de la nièce et de l'oncle s'est arrêté à une autre supposition.


LALANDE. 207

Il croit Jeanne Harlay née d'obscures amours du savant.

Cette opinion ne laisserait pas que d'être étayée par deux passages des Anecdotes où parlant de la femme de son neveu, Lalande l'appelle « ma fille ». Voici le plus important. En cette année 1776, l'astronome avait fait venir d'Italie une table de marbre blanc, y avait fait graver l'épitaphe de son père et l'avait fait placer à Notre-Dame (au premier pilier de la nef à gauche). On l'enleva en 1793, elle fut conservée. Et Lalande écrit dans les Anecdotes, un peu plus tard : — « L'épitaphe de mon père est replacée à Notre-Dame, par ma fille, à mon inçu. » Lalande reconnaît-il là un devoir rempli envers une chère mémoire en prononçant ce doux nom qui serait l'explication et aussi le salaire du soin pieux ? Pour un acte filial reconnaît-il Jeanne Harlay pour sa fille ?

Peut-être reviendra-t-on là dessus dans un appendice. — On aurait fait court sur ces anecdotes si cette notice n'eût été écrite spécialement pour le pays de Lalande. En la complétant et réimprimant, on a songé à les supprimer. Après tout elles font mieux connaître l'homme — et aussi les moeurs de province à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe commençant. Laissons-les.

VIII

METAMORPHOSE DE BOURG

Cependant le XVIIIe siècle fait son oeuvre. Les chemins créés par les Etats de Bresse ont accru la fortune publique et les fortunes privées. La population de Bourg qui n'avait cessé de diminuer sous le Grand Roi, augmente. La ville jette son odieux rempart savoyard dans ses fossés. Les noires portes qui lui ôtent l'air salubre, la vue des champs tombent l'une après l'autre. A. notre ceinture d'eaux croupissantes et infectes succède une ceinture de jardins pleins d'ombre et de soleil. Le


208 ANNALES DE L'AIN.

Municipe enrichi (par la confiscation des biens des Jésuites) construit à peu près à la fois l'Hôtel-de-Ville, la Halle au blé, la Salle de spectacle, la Boucherie, l'Hôpital. L'aristocratie nobiliaire et bourgeoise s'associe à ce mouvement de tous ses moyens ; quinze à vingt petits hôtels élégants s'élèvent, les uns sur l'emplacement des masures construites au XIVe siècle quand notre cité creva sa première enceinte; celle des sires de Bâgé — les autres sur les ruines de Bourg-Mayer détruit, après la prise de Bourg par Biron, par le canon de la citadelle savoyarde.

Elles ne sont pas tombées toutes, les masures hideuses du Moyen-Age. Je convie ceux qui mettent en suspicion les livres de ce temps, sus chartes révélatrices, à regarder un peu ces monuments-ci. Il n'en est pas de plus éloquents et de plus irréfutables. Derrière les façades refaites à la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, dans le coeur de cet ilôt de maisons qu'enveloppent les rues d'Espagne, du Palais, des Lices, la rue Crève-Coeur et la Place-d'Armes, on retrouvera debout encore un quartier de la ville du XIVe siècle. Ce labyrinthe noir et immonde, cloaque infect, raconte le passé hautement. Et il n'y a pas à s'inscrire en faux contre ce témoin-là. J'engage les âmes naïves qui croient toujours les romans de Walter-Scott arrivés, à l'écouter. Car nous ne sommes pas ici dans quelque cour des Miracles, repaire de pauvres manants et pauvres truands. Nous sommes dans les dépendances du château des ducs de Savoie. Les maisons sombres qui s'appuient presque intactes sur l'enceinte, noyée dans leurs constructions, du manoir des Ames, dont les salles basses ressemblent à des cachots, dont les corridors sont des souterrains, les cours des puits noirs, dont les étroits degrés tournants donnent le vertige, sont les hostels des officiers de cette couronne, la plus vieille d'Europe après la maison et couronne de France. Leurs blasons timbrent encore les portes ou les cheminées. Il a été écrit : Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es. Ce que nous hantons tous, avant tout et


LALANDE. 209

par-dessus tout, c'est notre maison à coup sûr. En écoutant ce que ces maisons qui suintent la lèpre et la peste racontent des habitudes de leurs anciens hôtes, tout ce que notre civilisation nous a donné de culture, de délicatesse, de décence, se révolte... Que si l'on songe à la maisonnette du paysan propriétaire, blanchie à la chaux, et claire en tout temps, fraîche en été, chaude en hiver, ouverte sur son courtil planté de pommiers en fleur et où les choux font bon ménage avec les roses — ou même à la chambre sous les toits de l'ouvrier, garnie de son petit mobilier en noyer brillant, avec le pot de réséda sur la fenêtre — on se console à demi des humiliations que le XIXe siècle à certaines heures nous fait subir...

Lalande assiste avec une sorte de ravissement à la lente mue et métamorphose de sa ville natale. Il en dit les progrès à chaque automne avec un orgueil que tout bon bourgeois de Bourg devait ressentir au même degré. Ecoutez un peu : les deux faubourgs de Lyon et de Brou se bordent de maisons ; la Halle au blé sortant de terre s'est lézardée, mais on la reprendra; l'Hôpital qui devait coûter 100,000 écus passera 600,000 livres (nous faisons encore de ces petites mépriseslà); l'Hôtel de Meillonnas ira à 150,000 fr. ; M. de Fenille en dépense 60,000 pour un beau jardin sur le bastion de François 1er. MM. Cabuchet, Golléty, La Cotière, Dutour, Riboud achèvent leurs maisons (1777). Et nous assistons avec notre compatriote charmé à la transformation de Challes, le Versailles des Montrevel, en petit Trianon ; les sombres quinconces, les rigides avenues du plan primitif feront place à de capricieux méandres de verdure semés de fabriques mythologiques et autres, de grottes de Diane, de temples de l'Amitié, de lacs, d'hermitages, de chalets suisses... et M. de Tressan hôte des La Baume y trouvera une île d'Apollidon, renouvelée des Amadis par lui traduits.

La manie de planter et de bâtir finit par gagner notre homme. Il avait fait don de la maison paternelle, je n'ai pu savoir à quelle date, à une femme de condition humble, plus Î886. 2° livraison. 14


210 ANNALES DE L'AIN.

jeune que lui de quelque vingt ans — pour quelque obligation de coeur non connue — et à ses séjours ici il descendait là chez elle. (Ou reviendra sur ceci plus loin.) Il commença lors de cette donation, ce semble, la construction d'un pavillon carré existant encore à l'entrée de la promenade du Mail, et portant toujours sur une plaque de marbre le nom d'Observatoire. Cette bâtisse paraît avoir traîné longues années. Au côté sud du pavillon, Lalande fit adosser un banc dont il augmenta peu à peu la longueur. Ce banc vers le soir recevait hospitalièrement les belles promeneuses lassées en apparence d'un tour fait sous les grands marronniers voisins, en réalité plus certaines d'être mieux vues et mieux admirées là. Le banc condamné par la voirie insociable aura disparu. Les marronniers caducs sont tombés ou tomberont. Cette habitude assez sensée de s'habiller et de se rencontrer tous les soirs, de regarder un peu sous le rayon ami du soleil couchant si on n'avait pas trop vieilli depuis la veille, d'échanger un sourire, un mot (qui sait? un signe convenu), fort saine, encore très conservée il y a un demi-siècle, a été remplacée par d'autres moins gracieuses. A la nuit tombante, les hommes fument, en parlant politique, dans un café bruyant et mal odorant. Les femmes... qui peut bien dire ce que les femmes font à cette heure mélancolique? Le soleil couchant lui-même ne peut plus regarder ce qui se passe sous les marronniers du Mail, le grand mur austère d'un couvent, les laides baraques de la Gare le lui interdisent. Si Lalande ressuscitait, la Gare lui plairait malgré sa laideur ; le couvent non ; il les a vu tomber ; il s'étonnerait de les revoir debout, plus puissants qu'en son temps.

En attendant que son observatoire fût fini, le savant donnait parfois, les soirs d'automne, des leçons d'astronomie sur la place qui porte aujourd'hui le nom de Joubert. Au même temps, l'abbé Barquet donnait des leçons de physique au Collège, les femmes allaient l'entendre. Un jour Barquet ayant démontré qu'au Mail l'air était plus pur qu'ailleurs, le Mail


LALANDE. 211

ne désemplit plus. Ceci est bien du temps où, pour avoir lu YEmile, cinq jeunes femmes de Bourg nouvellement mariées se mettaient à allaiter leurs enfants ; où les gros in-4° bleus de l'Encyclopédie traînaient sur les tables des boudoirs...

Dans ce recueil d'anecdotes colligé au xvin" siècle, il y a autre chose vraiment que le coût des maisons neuves de Bourg. Oui ; et les moeurs, les folles, les charmantes, les coupables moeurs de la France qui s'en va sont là, toutes vives.

Oh ! que ce Bourg si rangé, si dévot de 1740 s'est fait libertin en quelque vingt années ! Quelle autre métamorphose ont opérée les règnes de ces deux charmantes personnes qui sont la Pompadour et la Dubarry ! Toucherai-je à ce sujet attrayant et effrayant ?

Non — non. Si je me mettais une fois à conter l'aventure de MIle de Saint-G qui eut, à cause de la mort du médecin D...., des vapeurs et convulsions si terribles et qui durèrent un an — celle de Mlle P qui alla faire ses couches à

Paris et dont Lalande tint la fille le 12 février 1787 — celle

de Mme de La , soeur d'Henriette R... .d que son mari

fit enfermer dans un couvent — celle de la seconde comtesse de Montrevel, qui « fut misérable avec Raffet de Pont-deVaux » — celle de deux religieuses avec deux officiers, l'un de la légion de Flandres, l'autre du régiment de Montmorin

— celle du chanoine du — celle du Père S.... 1 et de

MUe G — celle du fils du maire de Dijon et du grandprévôt de Bourgogne, deux frères de bonne famille, qui volaient dans les maisons avec de fausses clefs et dont l'un fut

rompu vif, l'autre pendu en effigie — celle de Mllc B

depuis cinq ans au prince de Conti, revenant à Bourg voir ses parents et éclipsant tout ici de ses toilettes et grandes

manières de Cour — celle de F.... de L le descendant

du plus grand jurisconsulte de Savoie et de Bresse, « en les papiers duquel on trouva la preuve qu'il avait été sultan dans sa famille...» Je finirais par oublier dans cette Cythère le sujet un peu plus sérieux dont je m'occupe...


212 ANNALES DE L'AIN.

Je ne me suis que trop attardé déjà aux coins ombragés, aux retraits du chemin où il y avait quelque banc de mousse où s'asseoir et une fleurette à cueillir. Et il y aura des lecteurs pour découvrir que tout ceci manque beaucoup de gravité. J'avoue mon crime. Que MM. les jurés veuillent bien m'accorder le bénéfice de deux circonstances assez atténuantes : 1° C'est le xviir 5 siècle après tout que je raconte : par un côté, le sujet est folâtre plus qu'à demi ; et on est excusable d'être influencé par le sujet qu'on traite. 2° C'est Lalande que j'essaie de peindre ; l'homme, je l'ai dit, autant que le savant. Or ce Lalande, surpris de l'autre côté du mur de la vie privée, ce Lalande des Anecdotes de Bresse pour tout dire, est en vérité moins grave que moi qui, tout en médisant de la pruderie de mon temps, en ai subi la contagion.

JARRIN. (A suivre.)


LE FOND DU PANIER

SENTIERS CONNUS

O vous, les seuls amis qui n'avez pas changé, Petits chemins ombreux où j'ai tant voyagé, Qui serpentez furtifs dans nos plaines ouvertes, Berçant les moissons d'or dont elles sont couvertes

Sous notre grand ciel bleu — De dix printemps âgé, Au maître j'échappais sans demander congé Et ravi m'enfonçais dans vos profondeurs vertes, Faisant à tous instants d'étranges découvertes,

Tremblant de voir finir le monde à chaque pas,

A son immensité ne m'habituant pas...

Puis je rentrais les mains pleines de pâquerettes...

Dans vos ombres depuis j'ai cueilli d'autres fleurs... Puis, les soucis venant et les peines secrètes, Amis, vous m'avez vu verser mes premiers pleurs.


214 ANNALES DE L'AIN.

2

Me reconnaissez-vous, vous qui savez ma vie, A quels soins sans grandeur elle fut asservie, Et les chagrins mesquins et d'autant plus rongeurs, Les déboires pleuvant, dévorés mais rageurs...

Dans le tréfonds de l'âme une mauvaise envie, Hydre ayant faim et soif et jamais assouvie... Les dédommagements malsains, et leurs rougeurs, Et leur punition, et les remords vengeurs

Tardifs — Sous chaque fleur, oui, loge une couleuvre. Sous son rire charmant tout flot cache une pieuvre... Mon corps caduc, mon front de rides sillonné,

Mon rictus maladif, mon oeil d'halluciné

Vous font peur, doux amis... Cette ruine est mon oeuvre

Et celle aussi du temps maudit où je suis né.

MES DIEUX

Galeotlo fu'l libro .. DANTE.

C'est toi qui m'as perdu, petit livre charmant

Où la Grèce revit. Tous les Dieux que Florence

Des moines a sauvés, ceux que garde la France

En son Louvre, sont là — sans autre vêtement


LE FOND DU PANIER. 215

Que leur noble beauté. Jeune, j'ai chastement Vécu dans leur commerce ; en ma sainte ignorance Ne voyant pas entre eux et nous de différence. J'adorais Aphrodite, et d'être son amant

Rêvais, au temps d'avril, quand, dans la nuit divine La Terre se noyant, tout le Ciel se devine Et nous met de moitié dans son rêve infini..'.

Du songe sans pareil oh ! comme j'étais ivre... — Ce que tu commenças, ô fatal petit livre, Un autre menteur grec, Plutarque, l'a fini...

2

Ainsi tu l'employais à forger ta chimère, A la suivre affolé, pauvre insecte éphémère, Ce court instant, le seul qui te soit départi. Ne va plus répétant que la vie a menti ;

O toi qui préférais les Dieux menteurs d'Homère Aux humbles Dieux chrétiens que te prêchait ta mère. Quand du monde réel prendras-tu ton parti, O rêveur d'idéal ? — Oui je suis converti.

On me dit mes Dieux faits à l'image des hommes ;

Je crus donc, pauvre fou, les hommes faits comme eux.

Mais un jour il fallut bien voir ce que nous sommes.


216 ANNALES DE L'AIN.

Nous sommes sots, mal faits, immondes, venimeux.

Oh ! Je suis ulcéré des choses de la terre

Et, comme font les loups, vais mourir solitaire.

. A UNE FILLETTE DE ONZE ANS

Chère enfant, nous vivons au milieu d'un orage Croissant. Et quand je pense à ton long avenir, Je sens à mon visage une pâleur venir. Combien qui périraient dans un commun naufrage !

Et combien qui, sauvés, le paieraient d'un outrage Plus triste que la mort ! Quoi qu'il puisse advenir, Demeure le front haut. Sache te prémunir, Comme un homme, de foi, de sens et de courage.

Votre sexe n'a plus le droit d'être léger :

Dans le besoin il doit pouvoir se protéger.

Ces jours ne sont pas beaux ; de pires peuvent suivre.

Il faudra traverser les gros temps menaçants,

Et, de ces deux mots-ci comprends-tu bien le sens ?

Savoir mourir, ma fille, et bien plus savoir vivre.

X.


POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE L'ART

DANS LE DÉPARTEMENT

I. XIVe SIÈCLE

Un membre de la Société de Géographie, M. Rongier, a recueilli dans le grenier d'une des plus anciennes maisons de Bourg (aux Gorrevod au XVIe siècle ; à Bachet de Méziriac au XVIIe ; depuis à la famille Jayr) un fragment de sculpture précieux. C'est la tête d'une statue de femme de grandeur naturelle ; en pierre blanche ; intacte ou peu s'en faut, et gardant son enluminure primitive. Le visage est presque rond, le front bas, les yeux longs, quasi à fleur de tête, le nez droit, très peu saillant, les joues pleines, la bouche mignonne, le menton petit; le profil plat; les sourcils, les yeux, deux paquets de cheveux rudes encadrant cette figure (qui n'a pas beaucoup dévie d'ailleurs), sont d'un noir d'encre. Un voile d'un blanc grisâtre, manquant de légèreté, s'ajuste au front, le cachant à demi, enveloppe la tête, cache le col, et retombait à gros plis sur les épaules. Ce voile est assujetti par une couronne ouverte, composée d'un cercle garni de pierreries et d'une rangée de fleurs de lys.

Cette coiffure est portée au dernier quart du XIII<= siècle et aux trois premiers quarts du xive, si je ne me trompe. En ce laps de temps, deux femmes seulement, chez nous, ont eu le droit do porter cette couronne fleurdelysée, que les filles de la maison de France, mariées hors du royaume, gardent parfois.


218 ANNALES DE L'AIN.

(Voir Viollet-Leduc, Mobilier, article Coiffure, page 214, portrait de Marguerite, fille de Philippe V, comtesse de Flandres.)

Si de ces deux princesses, il y en a une (Blanche de Bourgogne) qui n'a fait littéralement que passer ici, on ne voit pas de raison plausible pour lui attribuer cette figure. Mais si l'autre, Bonne de Bourbon, a régné de fait chez nous cinquante années sous le nom d'un mari chevalier errant (.4mé VI), d'un fils énervé (Amé VII), d'un petit-fils enfant (Amé VIII) ; si cette femme virile, nommée la Granl-Comtesse par les documents contemporains pour son long règne, pour ses qualités rares, pour un crime plus rare encore (ne le cherchez pas dans Guichenon : payé pour taire ces choses-là) — et surtout si Bonne avait de fait transféré la cour de Savoie à Bourg et tenté de l'y transférer de droit, ne paraîtrait-il pas vraisemblable qu'elle a voulu laisser son image en cette ville qu'elle préférait à Chambéry pour des raisons toutes politiques? Elle l'a pu assurément.

Avons-nous donc là un portrait de Bonne de Bourbon ? Je le crois.

Où l'avait-elle mis? La maison de Gorrevod où on l'a retrouvé était une annexe du château des Comtes de Savoie. Ce château, tel qu'il avait été reconstruit au xine siècle (tel qu'il est resté après les remaniements du xve) n'était qu'une forteresse d'un kilomètre de tour. Ceux qui l'ont détruit en 1816 n'en ont laissé ni un plan, ni un dessin. Mais l'architecte qui a construit le palais et la prison de Bourg sur son emplacement et avec ses matériaux (M. Débelai', et mon père qui l'a vu démolir, m'ont répété l'un et l'autre que c'était une grande masure sans style et sans luxe aucun. Il n'y avait guère là de place possible pour des statues.

Mais dans l'enceinte, devant le manoir proprement dit, anià cuslritm disent les documents anciens, un Bàgé revenant de la Croisade avait bâti une chapelle à Saint-Georges revenu avec lui d'Egypte, de Syrie, où ce preux représenté


POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE L'ART. 219

tuant un crocodile avait supplanté Horus tuant Typhon (Clermont-Ganeau). Saint-Georges était l'unique sanctuaire existant dans la ville. Brou notre paroisse était à un kilomètre de notre enceinte. Un seul couvent (les Franciscains), mais hors les murs. Saint-Georges devint plus tard Sainte-Croix, puis Sainte-Claire. Le rétable de l'autel est conservé ; il est en pierre blanche comme la tète dont je m'occupe, était comme elle enluminé. Il prouve que le luxe absent du château était réservé à la chapelle. Je vois là une place possible pour la statue de la femme qui a voulu faire de Bourg la capitale de l'Etat subalpin.

En tout cas, cette tête va être le plus ancien morceau de sculpture existant ici, et un témoin authentique de ce qu'était chez nous la statuaire au milieu du xive siècle. Et si on croyait devoir ouvrir à Bourg, comme on fait aujourd'hui partout, un refuge pour des débris de cette valeur, la tête trouvée dans le grenier de l'hôtel de Gorrevod pourrait et devrait y figurer à la première place.

II. XVe SIÈCLE

Je parle ici pour mémoire du Saint-Sépulcre des Cordeliers de Bourg, en ayant parlé au long ailleurs. {La Bresse et le Bugey, t. II, p. 108.) Ce grand ouvrage de sculpture passait ici (à côté de Brou), pour une des Sept merveilles de Bourg. Guichenon, qui nous l'apprend, ajoute que les sculpteurs de son temps (du xvnc siècle à son milieu) l'admiraient. Les deux figures principales sont conservées (chez M. Chevrier) et admirées des sculpteurs de ce temps-ci ; demandez plutôt à M. Aube. Le Fils mort manque de beauté assurément; mais il est navrant et effrayant de vérité. La Mère a soixante ans et n'a jamais été belle, mais elle est navrante et effrayante de désespoir. Les images que depuis lors (la date est certaine,


220 ANNALES DE L'AIN.

c'est 1443) ou a proposées à notre culte sont bien froides et bien piteuses à côté de celles-là.

Il y a ici d'autres restes de cet art réaliste du xve siècle : savoir, le rétable de Sainte-Claire (chez M. Chevrier aussi), il est médiocre en comparaison. — Une figure d'évèque dans une ferme, sur la route de Pont-d'Ain ; elle est assez bonne. — Les débris des sculptures de la porte de Màcon, achevant de se détruire sur l'escalier du Musée de Bourg, inférieures autant qu'on peut en juger dans leur état de mutilation.

Toutes ces reliques étaient enluminées ; celle du xive siècle a seule conservé ses couleurs.

La croix de Dingier (commune de Salavre) ressemble à la maîtresse croix du célèbre calvaire de Landerneau. Elle a aussi une double traverse. Une douzaine de statuettes étaient distribuées sur ses deux faces (perchées sur les croisillons) : ce qui en reste est fort mutilé, mais peut être curieux au point de vue iconographique. Ne l'ayant pas vue, je ne puis me prononcer sur sa valeur d'art. Ce travail est probablement de la fin du xv° siècle, ou du commencement du xvic siècle.

III. XVIe SIÈCLE

Dans un article sur les vitraux de Brou, on montrait qu'il y avait une école d'art Lyonnaise, et qu'elle avait désormais sa place reconnue dans l'histoire des arts en France. M. P. Mantz nous faisait voir, conduisant cette école quarante ans et plus, ce Jehan Perréal qui a fait les plans de Brou — construit par d'autres avec ses épures et les moulurages qu'il avait fait tailler. Les verriers lyonnais, dont l'un s'appelle Jehan de Bourg, ont exécuté les verrières de notre église sur des cartons envoyés de Belgique. Les imaigiers et foliagiers de Lyon ont-ils travaillé à Brou ?


POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE L'ART. 221

M. de Champeaux, inspecteur des Beaux-Arts de la Seine, va nous aider à répoudre à cette question. L'école Lyonnaise, chez lui devient « l'école de la ville et des environs de Lyon » tout d'abord [Le Meuble, tome I, p. 204). Et il nous dit un peu plus loin : « Autour de Lyon gravitaient plusieurs centres dont on connaît des oeuvres authentiques. Le plus important existait à l'est, vers la partie savoisienne, depuis Bourg et les environs de Genève jusqu'au Dauphiné. Le travail du bois a toujours été une des principales industries de cette contrée par suite de l'abondance des noyers »... Pour faire de Bourg un de ces centres, M. de Champeaux argue de notre église de Brou, « l'une des principales merveilles de la Renaissance, et des superbes stalles du choeur », peut-être conçues mais certainement exécutées par « Pierre Terrasson, menuisier de Bourg », qui en reçut la commande en 1521.

Une autre preuve dont l'auteur du Meuble ne dit rien, ce sont les stalles de Notre-Dame de Bourg, encore belles dans leur état de mutilation (voir l'article de M. Vaissière dans les Annales, années 1877. P. 39ô). En 1510, Terrasson en disputait la commande à des maîtres étrangers venus ici pour la solliciter (Registres municipaux 1510). Qu'il ait eu la préférence, l'esprit local si vivace alors nous en est garant d'ores et déjà. La publication de nos Registres que M. Brossard va continuer nous permettra de l'affirmer, ce n'est guères douteux. Mais l'édifice de Notre-Dame, presque achevé, croula tout entier en 1514. Si les boiseries étaient faites, il y eut à les recommencer. Celles que nous avons furent donc exécutées à peu près au même temps que celles de Brou. Il reste certain dans tous les cas que les ateliers de Bourg étaient en mesure d'exécuter simultanément deux entreprises de menuiserie et imagerie énormes vers 1520.

Si on suppose que les misères affreuses des vingt dernières années du xvie siècle les dispersèrent, à quoi les imaginerat-on employés, après l'achèvement des travaux de Brou et de


222 ANNALES DE L'AIN.

Notre-Dame, pendant les cinquante années relativement tolérables qui précèdent cette dispersion ?

Le livre de M. de Champeaux, un article de M. Bonnafé, si compétent (dans la Gazette des Beaux-Arts), vont nous suggérer une réponse provisoire à cette question.

Il y a quelques années un pharmacien de Mâcon découvrit à Saint-André-de-Bâgô une crédence (meuble servant dans les sacristies à fermer les vases sacrés) employée par un paysan à loger des lapins. Il l'acheta, la revendit 400 francs à M. Carrand. Cet amateur parisien la céda au prix de 70,000 francs (soixante-et-dix mille) à M. Basileswsky. Depuis elle est allée, avec la collection célèbre, vendue au Czar entre six et sept millions, meubler le Palais-d'Hiver ou l'Hermitage. (Bonnafé.)

J'en demandais une image, il y a trois mois. M. de Champeaux me l'apporte (le Meuble, t. I, p. 205).

La crédence est rigoureusement rectiligne. Les deux supports de l'étage inférieur (à jour) sont des pilastres décorés de fines arabesques. Au-dessus, deux tiroirs faisant soubassement au corps supérieur sont ornés de quatre angelots soutenant deux guirlandes de fruits et de fleurs. Des deux étages du corps supérieur le premier est divisé par cinq pilastres en quatre compartiments logeant deux bas-reliefs et deux statuettes. Le second est partagé par six pilastres en cinq parties avec deux bas-reliefs et trois figurines. L'entablement est décoré de quatre angelots flanquant deux écussons et de trois bucranes. Ni fronton, ui amortissement quelconque.

Cette ordonnance, très appropriée à la destination du meuble, est fort simple, d'une élégance de lignes frappante. Le goût français de la première époque de la Renaissance s'accuse très nettement dans sa composition, et non moins dans sa décoration d'une richesse extrême. L'ornement, la sculpture ont très peu de saillie, et une délicatesse exquise. Ils rappellent tout de suite Gaillon, le tombeau de Rouen et


POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE L'ART. 223

le tombeau de Nantes. La perfection de l'exécution (non appréciable dans un dessin bien fait, mais très petit) achève sans doute de motiver le prix le plus haut que meuble ait atteint.

Cette superbe crédence est attribuée par M. Bonnafé à l'école Lyonnaise. Elle est sortie de Lyon ou des environs selon M. de Champeaux, en la première moitié du xvie siècle. N'a-t-elle pas été sculptée à Bourg, dans l'atelier de Terrasson? Des centres indiqués par M. de Champeaux, Bourg n'est-il pas le plus rapproché de Saint-André-de-Bàgé ? — Il faut admettre qu'on s'était converti à la Renaissance chez nous : mais on se convertit à la Renaissance, à Bourg, après l'entrée de François Ier en 1536 ; le portail de Notre-Dame en est la preuve péremptoire.

Même chose du précieux petit dressoir de notre Musée, de l'époque de Henri II, soit du xvic siècle à son milieu, selon M. Bonnafé.

Le dressoir a chez les particuliers la même destination que les crédences dans les églises : il loge les objets précieux. Celui-ci est aussi coquet et capricieux en sa simplicité que la crédence de Bàgé est grave et correcte en sa magnificence. Trois portions de cercles conjuguées en avant s'appuyantà une ligue droite en arrière déterminent son plan assurément bizarre. En élévation, c'est un coffre porté par quatre cariatides. Deux de celles-ci sont des nymphes, deux des oegypans d'un grand goût, sortant de gaines fort élégantes. Pour décrire les vantaux demi-cylindriques du coffre ou corps supérieur il faudrait recourir à la langue spéciale des ornemanistes qui n'est trop connue que d'eux. Car il n'y a plus là de sculpture à proprement parler. Disons seulement que la décoration de ces vantaux est une merveille de goût et de grâce.

Il peut y avoir dix ans, un amateur de Lyon offrit à la ville 18,000 francs du petit chef-d'oeuvre. Je mets le chiffre pour ceux si nombreux qui jugent les objets d'art à leur valeur en espèces. Et parce qu'il établit qu'en ce temps si préoccupé de


224 ANNALES DE L'AIN.

choses dites sérieuses (et qui ne le sont guères), il y a encore des fous s'occupant d'art et donnant de pareilles preuves qu'ils l'aiment.

Une balustrade no ressemble pas à un dressoir beaucoup. Mais entre le petit meuble du Musée Lorrain et les grilles des chapelles de Brou il y a de grands rapports de style. On retrouve partout dans les soubassements de ces grilles les entrelacs et les délicates arabesques vermiculées du dressoir. Les deux oeuvres sont du même temps et sortent des mêmes ateliers.

Très vraisemblablement ces ateliers furent dispersés pendant les vingt dernières années du xvi' siècle, une époque ici désastreuse. Toutefois, M. de Champeaux nous apporte (t. I, p. 217), une armoire à deux corps provenant de Jujurieux qu'il attribue à l'école de Lyon, portant la date de 1591. Elle est décorée fort luxueusement, mais dans un goût entièrement différent des meubles précédents, et ressemble beaucoup à l'armoire qui au Musée de Bourg sert de pendant au petit dressoir de tout-à-1'lieure. L'armoire de Jujurieux et celle de Bourg sont du même temps, sortent du môme atelier et accusent toutes deux le déclin de la Renaissance.

XVII 0 SIECLE

Je trouve encore au xvae siècle deux travaux de menuiserie pouvant figurer ici. L'un est la chaire de Notre-Dame de Bourg (respectée par la Révolution, qui l'a utilisée de façon imprévue en ses sans-culottides) — et le choeur de Sélignat, transporté à Trcffort en 1792 ; il est du meilleur style ; celui qui a dessiné ses bas-reliefs se souvient peut-être des Sacrements du Poussin. Le goût avait changé, mais notre école n'avait rien perdu de sa supériorité. J'ai vu jadis dans les greniers de trois anciennes maisons des armoires monumen-


POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE L'ART. 225

taies pouvant en leurs cavités entasser assez de linge pour deux ou trois générations. Pas de sculpture. Des lignes bien étudiées ne manquant pas de mouvement. Des moulures bien distribuées et exécutées. Des bois superbes assortis dans la perfection. En tout le plus grand air. Ce sont les dernières belles oeuvres de l'école de Terrasson.

Au xvme siècle Meyriat, Montmerle, voulant des autels les demandent à Paris (celui de Meyriat est à Nantua, celui de Montmerle à Pont-de-Vaux) ; Seillon qui veut des statues les demande au lyonnais Chinard. Racle, potier, ingénieur, architecte, proteste seul contre notre défaillance.

Ni le style pseudo-grec de 1790 à 1800, ni le style pseudoromain du premier Empire, ni le pseudo-gothique de la Res tauration n'ont eu la vertu de ressusciter les arts chez nous. Pendant les cinquante années qui ont suivi des efforts louables ont été faits ici dans ce but, non pas tout-à-fait sans succès. Cependant quand nous voulons des statues, c'est toujours à Paris que nous allons les chercher. Et ce sont des architectes lyonnais qui ont donné les plans des très nombreuses églises ogivales ou romanes que ces cinquante années ont vu sortir de terre dans tous les coins de ce département.

JARRIN.

1886. 2» livraison. 15


AUX REVENANTS DU TONKIN

Le jour de leur rentrée à Bourg.

I

Gloire à ceux qui sont morts ! Leur sang n'est pas perdu,

Car, l'espoir nous manquait, ces morts nous l'ont rendu.

France, dernier objet de mon idolâtrie,

Tant que tu trouveras des hommes, ô patrie,

Pour souffrir, pour combattre et pour tomber comme eux,

Tu vivras. — Vainement le serpent venimeux

Qui tant de fois déjà te mordit par derrière,

Et la louve qui t'a de sa dent meurtrière

Cruellement blessée ensemble s'uniront

Pour t'achever — des fils pareils te défendront.

Dignes de leurs aïeux et dignes de leurs pères

Ils nous ramèneront les époques prospères...

Crois-en toi seulement ; ils t'en donnent le droit.

Rentre dans ton chemin, le front haut, le coeur droit.

Mène à la liberté toute la race humaine ;

Elle y va plus gaiement quand la Gaule la mène.

Ce but semble plus grand, plus beau, resplendit mieux

Sous les divins éclairs qui sortent de ses yeux...


AUX REVENANTS DU TONKIN. 227

II

Mais vous qui revenez de derrière le monde,

Ayant vu la moitié de cette mappemonde,

Fait — et bien fait — là-bas le terrible métier

Que nul, en aucun temps, n'apprit bien tout entier

Sur les bancs d'une école, ou les champs de manoeuvre ;

Soldats hier, guerriers désormais; une autre oeuvre

Très sainte vous attend. — Son nom ? Nous le savons.

Son nom! Depuis... longtemps dans le coeur nous l'avons

Gravé profondément, en sanglant caractère.

Jusqu'au temps opportun, soldats, sachez le taire.

— Lorsque nous marcherons, c'est vous qui,conduirez.

Nous irons confiants où vous nous mènerez...

Dur sera le voyage, âpre la traversée,

Et chanceuse à troubler la plus ferme pensée.

Du chemin ce drapeau doit bien se souvenir...

On dit que dans ses plis il cache l'avenir.

Mais vous êtes témoins qu'il ne le cache guère.

Oh ! nous savons comment vous avez fait la guerre ;

Comment vous la feriez, nous le savons aussi.

Gloire à ceux qui sont morts ! Vous qui vivez, merci.

Envoi à M. Déroulé de.

Tu sais si l'an passé ta voix fut écoutée Ici. Que fais-tu donc au pays de Tyrtée? Nous t'espérions ce soir. — Et la France t'attend Pour lui Ï'ouvrir, un jour, la barrière en chantant... 6 juin. JARRIN.


EXTRAIT DES REGISTRES MUNICIPAUX DE BOURG Par M. J. Brossard.

Le Conseil municipal de Bourg, depuis quinze ans, a voté l'impression : 1° de l'Inventaire de nos archives dont les fascicules réunis font un gros in-quarto ; 2° du Cartulaire de la ville, précédé d'une notice sur son histoire ; 3° il vient de voter celle de nos Registres municipaux, commencée avant 1870 et interrompue. Remercions-le au nom de ceux qui savent notre passé curieux, intéressant pour nous — et fécond en renseignements et même en leçons pour l'avenir.

Les gens qui croient l'histoire de France faite se trompent. Henri Martin qui y a travaillé, comme on sait, voulait bien m'écrire, il y aura bientôt vingt ans, — qu'elle avait encore des gains à attendre, à savoir des histoires provinciales et municipales non connues encore pour la plupart — et n'avait plus à en espérer que là.

Cela dit, détachons de la publication que M. Brossard va commencer (et du fragment qu'il a lu aux dernières séances de la Société d'Emulation) quelques faits curieux.

Religion et politique. — Ces deux éléments sont fort mêlés en 1619 comme en 1886. L'année de la mort d'Henri IV nous avions brûlé nuitamment le temple protestant (bâti sur l'emplacement où nous avons mis la statue d'E. Quinet) Eu 1619, le 30 août « a esté mis le feu au Temple et est brûlé pour la seconde fois ». — Le 3 septembre, le Conseil muni-


EXTRAIT DES REGISTRES MUNICIPAUX DE BOURG. 229

cipal « dépêche homme » à Bellegarde, gouverneur de Bourgogne pour « coupper court aux mauvaises impressions que pourroient (lui) donner ceulx de la Religion ». Ceci était connu. Voici qui ne l'était pas.

Du 9 octobre 1622 : M. de Vienne, gouverneur, mande le Syndic Gallien pour lui dire que « ceulx de la Relligion lui ont faict plaincte de leur Temple qu'on leur a bruslé la nuit passée. Ils iront à Mgr de Bullogarde se plaindre veu que le Roy a permis que le dit Temple ait été érigé et la liberté de conscience ». Sur quoi le Conseil « despesche homme » de rechef pour se défendre de toute connivence et complicité.

Nous avons donc usé trois fois, et non deux comme on croyait de cet argument radical, l'incendie, contre les Protestants. La dynamite n'était pas inventée en 1609, 1619, 1622 ; mais les fagots ne coûtaient pas cher.

Et le Conseil municipal d'alors, réélu tous les ans par tous habitants faisant feu, réitère les preuves de son innocence en travaillant par argent et par intrigue, à Paris, à empêcher la reconstruction du Temple et en expulsant d'autorité tous Protestants non natifs de Bourg.

L'hôpital de Bourg en 1624. — Notre Conseil municipal est, certes, d'un catholicisme brûlant. Il n'est pas clérical ; entendez qu'il n'est pas complaisant pour le clergé. Le grand vicaire de M. de Lyon, notre évêque, lequel évêque est Alphonse de Richelieu, frère de M. le Cardinal, nous « signifie certaine ordonnance qu'il a fait (sic) sur l'Hôpital ». Le Conseil dit (12 septembre 1624) que le « sieur grand-vicaire n'a rien à congnoitre au dit hôpital, que s'il rendoit quelque ordonnance à l'encontre de la ville, l'on se pourvoira ». C'est rogue, mais fondé en raison. L'hôpital de Bourg, au moyenâge, et encore à cette date, est tout laïque. Il est administré par le Recteur (nommé tous les ans par l'Assemblée générale), sa femme; la Chambrière et la fille d'icelle. Cette administration peu compliquée, primitive, n'en va pas mieux. Le jour


230 ANNALES DE L'AIN.

de Pâques 1520, « le Recteur n'ayant baillé à la Chambrière qu'un pot de vin pour dix-huit personnes, la Chambrière demande son congé ». Les pauvres « interrogez l'un après l'aultre en particulier » par les Syndics en la Chambre du Conseil, prennent parti pour la Chambrière qui est « retenue, et fera la dite tout ce qui appartient à loyale chambrière ». Elle et sa fille « seruiront les pauvres, les blanchiront et tiendront nets.., sans qu'il luy soit loisible travailler pour elle et sa fille ». Les Chambrières d'aujourd'hui travaillent, dit-on, pour leur communauté ; celles d'alors, on le voit bien, travaillaient pour leur famille. "

L'ordre sous Richelieu. — En 1629, Louis XIII, allant au Pas-de-Suze, suit la Saône et, Lyon étant pestiféré, l'armée passe le Rhône à Montluel. Sauf sur le littoral, la Dombes n'eut pas trop à souffrir de son passage, « mais à son retour nous fûmes fort foulés et écrasés », est-il dit, page 37, du tome III de Bresse et Bugey. Cette mention est exacte, mais trop concise. Voici ce que les extraits du Registre municipal permettent d'y ajouter:

« Le 11 juin 1630, le bled est si rare et sa cherté si grande qu'au précédent marché il n'y en eut pour fournir la moitié des acheteurs Faudra sommer ceux qui le tiennent en leurs greniers d'en porter au marché, à peine de fraction de leurs portes.

« Le 27 juillet, le Syndic Debourg a fait voyage à Lyon vers la Reine-Mère, à l'occasion du régiment de Concillier qui vouloit entrer dans la ville au lieu de faire étappe dans la Bresse — ce qu'il (le Syndic) avoit obtenu par ses amis MM. de Boisrobert et Faret. Ce régiment a commis autour de la ville excès, cohêussions, violences et rançonnements. Cela a donné subject "■# quelques habitants de la ville sur plainte des villageois de se saisir de quelques-uns des chefs du régiment qui se trouvoient en ville et les faire prisonniers. Les autres officiers se plaignirent à la Reine de ce que l'on


EXTHAIT DES REGISTRES MUNICIPAUX DE BOURG. 231

avoit emprisonné la plupart des chefs et 3 à 400 soldats. Les sieurs Faret et Boisrobert mandent au Syndic que dans son intérêt et celuy de la ville il s'aille justifier, sans quoy il arriveroit préjudice à la ville ».

Nous regimbions, en vérité ! Mauvais cas en ce temps. Mais le fils du cordonnier de la rue du Gouvernement, ce Faret sottement décrié par Boileau, avait par Boisrobert son ami, accès au Palais-Cardinal et arrangea l'affaire.

Maintéfois j'ai vu reprocher à ce pays-ci son humeur moutonne, sa docilité au berger quel qu'il soit. Le reproche n'est pas fondé. Bourg s'est cabré contre Henri II et a chassé sa garnison (mai 1559). — Il a refusé l'impôt à Louis XIV qui a dû envoyer un régiment pour nous réduire (janvier 1705),

— sous Louis XV, il s'ameuta contre la Maltôte ; il y eut mort d'homme (septembre 1735), — sous Louis XVI nous envahissons l'Hôtel-de-Ville et imposons là nos volontés (20 juillet 1789). — Et la Terreur finit ici par un soulèvement contre les Jacobins (5 août 1794) et le massacre de six. d'entre eux (le 19 avril 1795). A ces cinq journées le petit récit qu'on vient de lire permet d'en ajouter une. Bourg n'avait guères que 3,000 habitants quand il chassa la garnison de Henri II

— et peut-être 4,000 quand il emprisonna « la plupart des chefs et 3 ou 400 soldats du régiment de Concillier ». Les moutons enragent quelquefois, paraît-il.

JARRIN.


BIBLIOGRAPHIE.

EDGAR QUINET, associé correspondant. — Lettres d'exil, Tome IV, Paris, G. Lévy, 1 val. in-12. Les lettres écrites par E. Quinet après sa rentrée en France, n'étant pas assez nombreuses pour former un volume, sont réunies à celui-ci. La première, du dix septembre 1870, est adressée de Paris, où Quinet rentra le huit, aux Electeurs de l'Ain.

Plusieurs vont à des compatriotes. Dans l'une où Quinet veut bien encourager une oeuvre à l'état de projet alors, qui n'existerait pas sans cet encouragement descendant de si haut— nos lecteurs la connaissent — l'exilé de Veytaux parle de l'auteur « d'une certaine chanson de la Bresse envers qui il est très reconnaissant (p. 60) », mais dont il ne sait pas le nom. Cette chanson, mise en musique par Tiersot, depuis député de l'Ain, est d'un ancien professeur du Lycée de Bourg qui a fait depuis quelque chemin.

G. REVILLIOD, asso:ié correspondant. — En Palestine, traduit de l'allemand de G. Furrer, pasteur. Un voyage en Terre Sainte, à pied, en dehors des chemins battus. Deux volumes in-12 imprimés chez G. Fick. Genève, 1886.

D' VIDAL, associé correspondant — Du degré de ihermalitè des eaux d'Aix dans le traitement de lagoulle. Chambéry. Châtelain. 1886. M. Vidal est médecin aux eaux d'Aix et de toute façon compétent.


LA BliESSE ET LE BÏÏGEY

LEUR PLAGE DANS L'HISTOIRE

TRENTE-TROISIEME PARTIE

M<S«ulIe

GGXXVII. LES SANS CULOTTES DE CHAMPAGNE ET CEUX DE IiELLEY. MÉAULLE A LA SOCIÉTÉ POPULAIRE. — GCXXVIII. POSSIBILITÉ D'UNE ÉVOLUTION. — CGXXIX. ÉLARGISSEMENTS. — CCXXX. APUREMENTS DE COMPTES. BUDGET. — CCXXXI. FAUTES DES MODÉRÉS. FÉTU DE

L'ÊTRE SUPRÊME. — GCXXXI1. LA DERNIÈRE ÉVOLUTION DE ROBESPIERRE.

GGXXVII. Les sans-culottes de Champagne et de Belley. Méaulle à la Société populaire.

Nous avons laissé en mars Belley gouverné par des gens vendant la liberté dix francs à un perruquier, dix mille francs à un marchand : ils restèrent là les maîtres jusqu'à la chute de celui qui leur avait livréle pouvoir.

Mais quand, vers le milieu d'avril, tomba la municipalité hébertiste de Bourg, quand s'accrédita le bruit du rappel d'Albitte, quand, pour prévenir ce dénouement, les affidés du Dictateur nous proposèrent « de guillotiner nos passions » les cantons du Valromey acquis aux opinions modérées ne se continrent plus.

1886. 3« livraison. 16


234 ANNALES DE L'AIN.

Le 26 avril, le jour où chez nous on élargissait Lyvet, la Société des Sans-Culottes de Champagne, chef-lieu de canton voisin deBelley, osa écrire à la Convention « que les opérations de Gouly lui avaient paru très sages; qu'il était temps de rétablir le calme dans le district de Belley, qu'il y avait lieu de mettre en jugement soit les gens arrêtés par Albitte, soit les gens auxquels il avait donné sa confiance. Nombre de citoyens sont arrachés à leur famille, à l'agriculture, s'ils sont coupables qu'ils soient frappés. Si leur détention vient de la haine, ou de l'intrigue, rendez-les à la République... Envoyez-nous un homme sévère et intègre... On est venu refondre nos municipalités avec des gens à moustaches imitateurs du Père Duchesne.... Nous avons célébré une fêle. Jamais rien de plus auguste! Tout le canton réuni aux frères de Seyssel et de Ceyzérieu!... »

On gardait encore, il y a trente ans, dans cette contrée, la plus belle de notre département, le souvenir de la journée où les trois cantons réunis protestèrent à la fois par leur attitude.de leur amour pour les institutions républicaines, et de leur dégoût de la démagogie qui régnait à Belley.

Ce mouvement-ci coïncide avec l'agitation tout à l'heure signalée à Bourg; il n'a pas le même caractère. L'agitation à Bourg est suscitée par des prêtres et des femmes. Les cantons du Valromey trouvent très sage ce Gouly qui a aboli le Christianisme chez eux...

N'abusons pas des généralisations comme tant de théoriciens. A regarder les choses de près, on voit leur complexité et combien ceux qui simplifient tout sont aisément dans le faux.

Jujurieux, riche commune du district voisin de Montferme (Saint-Rambert), s'associa le 30 avril à l'initiative


LA BRESSE ET LE BUGEY. 235

prise par Champagne. Le 5 mai, les douze communes du canton de Geyzériat voisin de Bourg font de même : l'adresse de celles-ci au Comité de Salut public est une dénonciation furieuse contre les meneurs de l'Ain, correspondants et émissaires des meneurs des Cordeliers...

L'adresse de Champagne fut interprétée au Comité de Salut public par ceux qui lui avaient expliqué le Mémoire de Gauthier-Murnan.Ellefutécoutée. Entre les gens arrêtés par Albitte et ceux qui avaient sa confiance, on frappa les derniers. L'ordre fut envoyé de transférer à Paris les six principaux meneurs de Belley pour avoir à rendre compte de leur conduite au Comité. Le départ de Bonnet et consorts est du 4 mai.

A leur passage à Bourg, les six de Belley demandèrent une audience au successeur d'Albitte arrivant ici. Il les reçut bien et leur dit « d'être tranquilles ». Et Rollet écrira le 5 mai de Méaulle « qu'il est aussi révolutionnaire qu'Albitte». Oui, mais il l'est autrement.

On s'était trompé ici à la venue de Gouly ; on se trompa non moins à celle de Méaulle. Cela se comprend, les contemporains connaissant mal les antécédents de ce député breton et ne connaissant pas ses actes postérieurs. De gens se piquant d'écrire l'histoire et devant la savoir, cela prouve une totale inintelligence ou une passion aveugle. Que si l'une et l'autre infirmité s'associent, on peut s'attendre à d'énormes bévues.

Partons de ces faits acquis : — le nouveau venu remplace un hébertiste — ce sont Gauthier, Deydier, Merlino qui l'auront fait nommer. C'est le gouvernement qui vient de frapper à Paris Chaumette, Gobel ; à Bourg Desisles et Alban qui l'envoie : patriotes et royalistes purent penser qu'il venait réagir. Les uns en eurent la peur, les autres


236 ANNALES DE L'AIN.

la joie. N'allons pas nous y tromper comme eux ou plus qu'eux. Ce qui chez eux a été une erreur naturelle serait chez nous une méprise niaise.

Enrayer n'est pas réagir. Enrayer c'est pour le moment la politique du gouvernement qui l'envoie, prouvée par sa mission même, par les actes qui chez nous la précèdent ou l'accompagnent. D'ailleurs, ce gouvernement ne s'est engagé dans cette voie par aucune mesure tout-à-fait décisive et lui interdisant de revenir à des errements antérieurs, comme il a fait à la fin de janvier. Méaulle sait cela et veut se garder contre une de ces brusques évolutions possibles. De là son mot à Bonnet. De là des ouvertures inspirant à Rollet une confiance exagérée.

Le breton Méaulle était âgé de 43 ans. Il avait, en janvier 1793, donné à la Révolution un gage qui le mettait à l'abri du soupçon. Il lui était aussi dévoué qu'Albitte, et Rollet a bien dit, mais il la servait d'une autre façon. Il votait avec la Montagne ; seulement il y avait dans ce parti, qu'on ne l'oublie pas, des hommes comme Carnot, Cambon, Lindet, Prieur, Baudot, comme les nôtres, Goujon, Gauthier, Deydier, Merlino, Gouly, qui eussent préféré une république moins tachée de sang. Accusé de terrorisme plus tard par les Thermidoriens, Méaulle se ralliera à ces hommes. Il en avait le droit. Ce sont quelques-uns d'entre eux, vraisemblablement, qui l'ont fait chez nous successeur d'Albitte. Ils l'avaient fait à Lyon, un peu auparavant, successeur de Fouché. Ce dernier était parti de Lyon le 3 avril ; les deux derniers supplices sont du 4, et le premier acte de Méaulle, en arrivant, avait été une proclamation où il annonçait que la justice révolutionnaire avait terminé son cours. (Morin, II, 556.) La bonne nouvelle qu'il avait annoncée chez nos voisins, il venait l'annoncer chez nous.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 237

Suivons-le à la Société populaire (inconsolable du départ de Desisles). On lui offre une place à côté du Président. Il refuse, on applaudit tant de modestie.

Il nous faut bien écouter d'abord Dorfeuille. On l'accuse de faire des réquisitions de vin pour son usage, de tirer des sommes des détenus. Ce sont toutes calomnies. « Il ne prend jamais de vin pur ! »

Le Représentant lui succède à la tribune (mouvement d'attention). Méaulle a à faire accepter sa politique à une assemblée qui y est mal préparée ; il le s:\it et procède avec des ménagements infinis. « Il n'est pas venu, dit-il, favoriser les aristocrates, ou donner des espérances aux Modérés. Il combat les premiers, méprise les seconds. Les Sans-culottes sont les maîtres de l'opinion. Qu'ils ne se divisent pas ; c'est là le premier danger. Le second, c'est que les aristocrates les poussent à faire des motions exagérées pour pouvoir les qualifier ensuite d'Hébertistes. Ces méchants ne réussiront pas dans un plan si perfide... » Tout le discours, dont ceci donne le thème et aussi le ton, est conçu pour amener et faire accepter la phrase soulignée.

On a mis au fauteuil le légiste Chaigneau, plus capable de faire figure que le tailleur Layman. Il réplique par une longue diatribe contre les Fédéralistes de l'Ain restés dangereux selon lui. La conclusion crève les yeux. Ces motions que le Représentant trouve exagérées, accuse de gaucherie, deviennent des mesures topiques contre un péril encore menaçant.

Dorfeuille et Millet se jettent à travers la discussion pour faire leurs adieux. Us suivent la fortune d'Albitte, et se donnent le plaisir de nier, de contre-carrer un peu la politique de son successeur. Revenant à la préoccupation


238 ANNALES DE L'AIN.

majeure des frères et amis, l'ancien acteur tragique compare nos municipaux mandés par le Comité, à des mortels s'endormant dans le sein d'un Dieu, ils n'ont pas à craindre le réveil — quel poète, ce Dorfeuille ! — Millet fait, lui, l'éloge du Maire serrurier Àlban. 11 a beaucoup de naïveté et une force que l'on ne trouve que chez les gens sans éducation ; puis l'éloge de Desisles, qui parle des heures pour instruire le peuple. Ghaigneau confère l'accolade fraternelle aux deux aventuriers: avant de nous être ravis, ils auront préparé la manoeuvre du lendemain 3 mai.

Il faut faire sortir Méaulle des généralités où il s'est complu le 2, le mettre au pied du mur. On propose, on fait voter une adresse où il lui est nettement demandé d'appuyer Desisles auprès du Comité gouvernant. Ainsi mis en demeure, il répond à côté.

Puis, le 4, il reparaît avec un discours plus étudié que celui du 2, répondant encore obliquement, mais catégoriquement à la manoeuvre de la veille. Ce discours est un éloge de la Convention. Les aristocrates égarent les patriotes, veulent les rendre barbares, les perdre par là. Mais la Convention a établi le Gouvernement révolutionnaire pour régler nos mouvements. Que les patriotes trop ardents contiennent donc leur énergie, veuillent bien ne pas être plus patriotes que la Convention.

Cela signifie bien : vous n'avez pas à donner des leçons à l'Assemblée souveraine mais à suivre les siennes. Vous avez à attendre ses résolutions, non à les lui dicter. Il n'y avait pas moyen de ne pas comprendre.

On réplique à un discours si clair par une adresse à la Convention qui ne l'est pas moins. On lui fait l'éloge de Dorfeuille allant plaider la cause do nos municipaux. Sur-


LA BRESSE ET LE BUGEY. 239

tout on l'invite à continuer à purger la terre de la liberté des insectes qu'elle renferme*...

Un coup droit. Nos gens ont sur le coeur le mot de Méaulle arrivant à Lyon : La justice révolutionnaire a fini son cours. Ils répondent.

Le dialogue bref montre la distance qui sépare les interlocuteurs.

GGXXVIII. Possibilité d'une évolution.

Les deux discours de Méaulle, surtout le second, prouvent quelque talent oratoire. Il y a, dans le premier, deux assertions bonnes à examiner. ,

La première c'est que les Sans-culottes sont les maîtres de l'opinion. Si ce n'est une flatterie à l'adresse de l'auditoire, c'est une erreur, — celle-là même que fera Robespierre au 22 prairial (11 juin) — l'opinion quitte au contraire les Sans-culottes. Ici de plus ils s'abandonnent euxmêmes. La preuve de ceci, on l'a vue : dans une société de quatre cents membres, on n'en trouve pas cent cinquante pour redemander les chefs du parti au Comité de Salut public. La preuve, c'est l'attitude des tribunes, des soldats assistants. C'est l'invasion de la salle par un public hostile. C'est la proposition désespérée de mettre des sentinelles à la porte. Voilà bien le Jacobinisme tombé à son tour en minorité, réduit et tout de suite résigné à invoquer Vultima ratio, le suprême et misérable argument des partis aux abois, la violence.

L'appauvrissement numérique du parti jacobin n'est pas un fait à nous propre. Michelel l'a vu et signalé. L'effectif


240 ANNALES DE L'AIN.

de la secte, par lui évalué à trois cent mille têtes en janvier 1794, serait, dit-il, tombé en mars à cinquante mille. « C'est ce tout petit nombre qui fit la compression horrible du printemps et de l'été. » (VIII, 68, Directoire.) Leur diminution les exaspéra d'ailleurs et accrut peut-être leur audace.

La seconde affirmation de Méanlle, c'est que les motions exagérées font le jeu des aristocrates et perdent les patriotes. Ce que sont les motions exagérées, on n'a que faire de l'expliquer; et la désapprobation impliquée par le qualificatif n'est pas douteuse. En attribuant ces motions aux aristocrates indirectement on achève de les discréditer. C'est bien la politique et la tactique des Modérés que Méaulle, après avoir un peu insulté ceux-ci par égard pour le public nullement modéré auquel il parle, adopte purement et simplement.

Pas de doute sur ces deux points : 1° Le gouvernement dont Méaulle est l'agent et l'organe veut faire une évolution, enrayer la Terreur; 2° Il voudrait la faire conduire par les Jacobins, cette évolution, ne se souciant d'une réaction aucunement...

Nous l'apprenons de plus par l'altitude de ces derniers : de cette évolution, ils ne veulent à aucun prix.

Michelet a écrit : Il eût fallu rendre la main dès novembre 1793. « Par nos trois victoires d'octobre, Watignies, Lyon, Granville, nous étions hors de la crise pressante qui avait tout légitimé. Le danger excusait les cinq premiers mois (de la Terreur). Le reste est injustifiable ». [Directoire IV. 30-VIII, 97.)

Il l'eût fallu pour d'autres raisons encore. « L'abîme appelle l'abîme ». L'habitude s'établit de « Y exaltation chez les humbles », de l'insolence chez ceux qui l'ont subie


LA BRESSE ET LE BUGEY. 241

si longtemps. Le goût des représailles jusqu'à la septième génération vient aux gens qui ont été taillés à merci et à miséricorde.

L'idée que la Terreur était le moyen de gouvernement propre à la démocratie s'implanta chez les Jacobins. La proposition qu'on leur faisait de finir ce régime assez doux pour eux leur parut intolérable. Les puissants, même nouveaux, n'aiment pas à être dépossédés du trône ; bien moins aiment-ils à en descendre eux-mêmes et à le partager.

Que si sept mois de prépotence ont mal préparé les Jacobins à ce qu'on vient leur demander là, ces sept mois cruels n'ont pas disposé mieux les classes comprimées à la réconciliation. Les paysans de Marboz, emprisonnés quatre mois pour avoir entendu la messe d'un Réfractaire feront la réaction religieuse, comptez-y. Ce que les échafauds de Lyon, les bateaux à soupape de Nantes préparent infailliblement, c'est la réaction monarchique. C'est pour la réaction, intransigeante et impitoyable à son tour, que recrute le geôlier et que travaille le bourreau. Il est bien lard en mai 1794 pour changer de route... Je n'ose pas dire : il est trop tard !

Cependant, une évolution tardive, plus ou moins réussie, conduite par les trois hommes bien tachés de sang, mais patriotes et intègres qui gouvernaient, eût été meilleure pour la France 'et pour ces hommes) que le Neuf thermidor.

Il n'est pas douteux qu'on y songeait, qu'on la préparait à Paris. Saint-Just,.onl'a vu, demanda en avril la création d'une commission chargée de vider les prisons. Couthon, en mai, fil supprimer les tribunaux révolutionnaires des départements. Et, en vue d'une paix possible avec les çoa-


242 ANNALES DE L'AIN.

Usés, et pour en finir avec l'idolâtrie lubrique et bouffonne ressuscitée par Fouché et Albitte, Robespierre faisait et refaisait le fameux discours contre l'athéisme, et cette déclaration à l'Europe que la France croyait en Dieu, en l'âme immortelle, et laissait tous les cultes libres. On voyait arriver cette fête du 8 juin où « la guillotine disparut, où une mer de fleurs inonda Paris, où l'on crut la Terreur finie »...

Ce qu'on préparait à Paris, on le commençait à Bourg. Méaulle est ici le missionnaire de cette politique d'apaisement. On vient de le voir à ses discours. On va le voir à ses actes, pendant la période du commencement de mai au milieu de juin où cette politique parut si proche d'aboutir.

CCXXIX. Elargissements.

On se décidait à faire vider les prisons. La première chose dont Méaulle s'occupe c'est de constater leur population ici.

Bicêtre affecté aux prêtres réfractaires en contient en mai cinquante-cinq (tous roturiers). — La Charité garde soixante-deux religieuses (dont douze filles nobles). — Sainte-Claire renferme dix-neuf détenus. Je ne retrouve pas le chiffre des habitants de la Maison d'arrêt centrale, — du couvent de Brou, — de la maison de la Teyssonnière.

Sur l'entretien des prisonniers pendant la période précédente, nous sommes peu fixés. Albitte avait bien statué que les riches nourriraient les pauvres. Mais les biens des riches étaient séquestrés. L'arrêté d'Àlbitte resta lettre


LA BRESSE ET LE BUGEY. 243

morte. L'entretien des détenus de Bourg incombait en fait à leurs familles ; on l'a vu plus haut. Méaulle alloue aux hommes cinquante sous par jour, aux femmes quarante; et fait un traité avec un hôtelier sur ce pied. C'est là un premier bienfait.

Puis on vaqua aux élargissements. Le Comité de surveillance fut consulté d'abord. Composé à l'origine des principaux meneurs, il fut, la besogne de quelque importance faite, livré à de pauvres comparses sans culture : son registre existe et conserve d'étranges preuves de leur ineptie et de leur ignorance. Méaulle se lasse vite de leur intervention en matière assez délicate et fie 27 mai) confie l'opération au District.

Il ne faut pas s'y tromper, une mesure ordonnée par Saint-Just, surveillée par Méaulle, exécutée par Rollet et Juvanon, ne pouvait à aucun degré ressembler à celle qui suivra thermidor. Ceux qu'on avait mis en prison girondins allaient sortir réactionnaires : il fallait s'y attendre. Et cela seul montre bien la faute qu'on avait faite d'emprisonner sans trop choisir et sans beaucoup compter. Les Montagnards disaient se résigner à payer cette faute, à voir ceux qu'ils allaient élargir user de leur liberté pour les attaquer. Mais ils devaient du moins avoir par devers eux la garantie que les élargis n'attaqueraient ni la Révolution, ni la République.

Tout ce qu'on put faire, à cette fin, fut d'exiger de ceux qui sollicitaient leur libération, des pièces établissant leur civisme, ou leur incapacité de nuire, indiquant leurs antécédents, leur situation de famille et de fortune — dont rapports. Ces rapports, insérés aux registres des Districts, ont parfois un intérêt anecdolique assez grand. Il y reste beaucoup des moeurs, des idées de ce temps si éloigné du


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nôtre (ou pour mieux dire dont nous nous sommes tant éloignés).

Des lacérations faites en 1814 en ont supprimé quelquesuns. Je ne demande pas pourquoi. Je vois dans ceux qui subsistent tel détenu exposant les services par lui rendus à la Révolution ; tel autre établissant qu'il n'est pas noble encore que possédant fief, et que l'arrêté d'Albitte ne le concerne pas. Toutes articulations utiles en 1794, fâcheuses en 1814. Une note en tête du registre affirme que ce sont les soldats alliés qui ont commis les lacérations. Je veux bien le croire. Ceux qui les en avaient chargés ont oublié la table des matières de la fin du volume : elle est bien faite, détaillée, et garde à notre curiosité les noms du moins des familles intéressées à faire détruire ces témoignages singulièrement indiscrets.

Je mets ici un de ces rapports choisi entre ceux qui ne peuvent plus faire de chagrin à personne. Il fait bien voir la situation d'un moine acceptant la sécularisation.

Hugues-François-Bernard J... est né en 1736, le 6 décembre ; d'une noblesse des plus indigentes. Ses parents le firent religieux à 17 ans, pour faire un héritier plus riche. Il a 58 ans, a eu une attaque d'apoplexie qui le laisse infirme. En 1790, il a payé ses impôts exactement, donné 250 livres en don patriotique, a abjuré le 12 pluviôse an II à Drou, depuis s'est présenté tous les deux jours à la municipalité de Bourg; assiste aux Décadis.

« Il a des siens une pension de 600 livres, jouit d'un traitement de 1,000 fr. comme ci-devant religieux (de l'abbaïe de Nantua), sur lesquels il paie 110 francs d'impôt. Il a un logement à vie dans une maison nationale à Nantua. Il doit 800 livres à Carré de Nantua dont l'inlérêt est de 40 francs. Son revenu reste de 1,450 fr. »


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Suivant le District, la Municipalité, le Comité de surveillance, « l'ex-noble J... est ignorant, borné, ayant toute la marque sacerdotale et nobiliaire , il est vindicatif et capricieux. Son extérieur annonçait constamment un homme fatigué par la Révolution. Il n'avait pas d'ailleurs d'influence sur l'opinion »...

Le Directoire de Bourg, consulté sur la demande de J... (qu'on lui rende sa pleine et entière liberté), « considérant que la conduite du dit n'est pas aussi patriotique qu'il prétend, arrête que le présent rapport sera adressé à Méaulle à la justice duquel il s'en rapporte ».

Suit un rapport plus favorable sur un ex-noble de Bourg qui accuse 9,448 livres de rente, et avoir dénoncé le premier l'émigration de son frère »... (Reg. du District de Bourg, 4 prairial, p. 467 et 473.)

Il y a, au tome IV des Origines de la France contemporaine, p. 398 et suivantes, un bel éloge et mérité de la noblesse française. Nous avons vu déjà aux dernières convocations de l'arrière-ban, nous voyons ici encore qu'il faut faire quelques exceptions...

Les premiers élargissements de Méaulle sont ceux de quatre jeunes filles nobles. Deux étaient soeurs ; l'une des deux, fort belle, voulut bien, un peu après, en messidor, figurer déshabillée en Gérés, à la fête de l'Agriculture, la 32e des fêtes morales instituées par Robespierre. Mais à son bouquet fait de bluetset de roses, à sa robe courte et ouverte qui était celle des filles de Sparte, à son long sourire nullement maternel, ni Eleusis, ni l'Acropole n'eussent reconnu leur Déesse-Mère. Elle épousa un peu plus tard un général nommé plus haut deux fois. — L'autre soeur fut une sainte.

Vingt-six malades (ou réputés tels) furent élargis en masse le 11 mai. •


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A partir de celte journée se succèdent, un mois durant, à raison d'une ou deux par jour, les libérations de ci-devant nobles. Un fait valoir, comme un titre à cette faveur, qu'il a divorcé avec sa femme noble aussi pour épouser la fille d'un paysan ^22 mai).

Le 2 juin, sur trente-deux ex-nobles détenus à Belley sollicitant leur élargissement, vingt-trois dont dix femmes, l'obtiennent.

Deux élargis sont d'église ; mais ce sont des bénédictins de Nantua ; des nobles encore.

Méaulle est d'un pays où l'on est ou à genoux devant le prêtre ou prêtrophobe. Il est peu complaisant à l'endroit du clergé. Ce même 11 mai où vingt-six détenus sortent de nos prisons, on y enferme un ecclésiastique accusé « d'avoir chez lui des crucifix et de courir les campagnes pour les ameuter contre la ville ».

Les ex-Joséphistes tenant le collège de Thoissey « sèment le trouble dans la commune ». Deux sont conduits dans la maison de sûreté de Trévoux. Deux « compris par leur âge dans la levée de 18 à 25 ans sont envoyés à leurs bataillons respectifs ».

La chaudière de cuivre des fonts-baptismaux de l'exéglise de Bourg est affectée à la fabrication d'une « chaudière révolutionnaire pour la confection du salpêtre »...

Les levées de séquestre, provisions accordées aux détenus se multiplient. Exemple: « La citoyenne Lejouhan (Mm* de Noblens) demande qu'on lui alloue telle somme qu'on voudra sur ses biens séquestrés, pour nourrir sa famille entretenue par elle jusqu'ici sur ses provisions de ménage ». — Elle avait mis son fils en apprentissage chez un menuisier. — On lui alloue 600 livres sur la caisse des séquestres; elle les remplacera sur le produit de ses foins...


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Je ne vois pas élargir de bourgeois. Ces Girondins et Feuillants sont-ils réputés militants toujours et dangereux ? Ou ces adversaires, plus voisins, sont-ils par cela même plus détestés ?

CCXXX. Apurements de comptes. — Budget.

La seconde préoccupation du nouveau Représentant, c'est de remettre de l'ordre dans les caisses publiques et la comptabilité. La commune de Bourg fera le comput de ses dettes : elle a peu d'arithmétique ; et pour ce faire, s'adjoindra un bourgeois. Les octrois ayant été supprimés, elle est fort dénuée. La démolition du clocher de NotreDame (qu'elle rétablira à un an de là !), celle de la tour de Bourgneuf, ont coûté 34,748 livres. La construction de la fontaine de Montaplan en a coûté 12 à 13 mille. Ces dépenses-là ont été soldées avec le produit d'une confiscation. Mais il a fallu aménager la caserne (maison des Ursulines, aujourd'hui Ecole normale des filles). Cela a coûté 12,1)00 francs. Nous avons en tout 72,000 livres de dettes représentant bien 200,000 francs d'aujourd'hui.

Autre apurement de comptes bien nécessaire : celui-ci imposé par le Comité de Salut public. Le Comité veut connaître le montant et l'emploi des dons volontaires, taxes révolutionnaires, matières d'or et d'argent provenant des églises, etc. La Commune répond : Quant aux dons volontaires, qu'ils ont été envoyés à destination, c'est-àdire aux défenseurs de la patrie (ils manquent de tout nonobstant). Une taxe révolutionnaire a été frappée ici par Javogues et répartie par Desisles : elle devait rendre


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64,490 livres. Gouly en a suspendu la perception ; elle en a rendu 18,635 « sur laquelle somme le Comité de surveillance, les officiers municipaux de la Commune, ou autres, ont mandaté pour 13,379 livres 18 sous. Reste 5,255 livres 2 sous ». Les trois commissaires chargés d'apurer ce dernier compte déclarent « ne pas se faire juges du mérite des mandats ». Il est à croire que les mots soulignés dénoncent des irrégularités ; le principal comptable de la ville sera poursuivi après Thermidor.

(Rien de l'emploi des 3,000 livres de Renaud-le-Riche, des compositions de Trévoux, de Belley ; on nous a dit, il est vrai, qu'elles ont servi à soulager l'indigence, le malheur, etc.)

En tout les finances de la ville sont en mauvais point: le Conseil composé de politiques illettrés étant peu capable de contrôler une comptabilité compliquée, elles sont livrées en fait à quelques aigrefins.

Les finances du Département paraissent en meilleur état. Les hommes d'affaires exclus systématiquement de la Commune restent en très grande majorité soit au Conseil général, soit au District et y conservent quelque régularité. Voici le budget départemental de 171)3 : La contribution foncière monte à 1,452,500 fr. pour le département. Elle se répartit entre les neuf districts comme suit: Bourg, 291,060 fr. — Pont-de-Vaux, 242,390. — Trévoux, 159,390. — Montluel, 138,380. — Châtillon, 145,300. — Belley, 189,580. — Saint-Rambert, 134,070. — Nantua, 125,930. — Gex, 76,400.

Les dépenses à la charge du département vont à 539,975 francs, dont Travaux publics, routes, etc., 218,000. — Prisons, gendarmerie, 11,050. — Agriculture, achats d'éta-


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Ions, grains, outils, etc. : 6,000. — Bienfaisance, hôpitaux, épidémies, etc. : 30,000. — Tribunal criminel, 12,000. — Administration, Directoire, 18,450. — Bureaux, 93,900. — Avances faites par le Trésor public, 88,775. — Imprévu, 15,000. — Déficit des sols additionnels de 1792, 15,057. — Assemblées électorales, 32,721. — Impression, 28,222. — Déficit sur le traitement des bureaux, 1792, 3,520 francs.

Dépenses à la charge des Districts. Administration (7,050 livres), en tout 63,750.—Tribunaux (Ghâtillon non compris), 105,075.

Total des dépenses départen:entales, 708,300.

Si peu compétent que je sois en ces matières, je lisquerai deux remarques :

1° Aux dépenses: pas d'allocation à l'Instruction publique, même populaire. Jamais pourtant la nécessité d'instruire le peuple ne fut plus palpable. Et tout était à faire en cela. Dans ces derniers temps, on s'est efforcé de démontrer que sous l'ancien régime l'enseignement primaire ne laissait rien à désirer. Mais les registres de nos Districts, de nos Conseils municipaux, de nos Comités de surveillance, de nos Sociétés populaires sont là. Ouvrezles donc ! Dans ces divers cénacles le secrétaire est naturellement le lettré de la compagnie. Or il a moins de grammaire, moins d'orthographe que nos écoliers de douze ans. A l'appui de ce dire vais-je apporter des citations? D'autres l'ont fait pour bafouer un peu ces pauvres gens et la Révolution. Mais enfin c'est l'ancien régime qui les a élevés et a fait d'eux les ignares qu'ils sont; quand comprendra-t-on cela ? Et leur reprocher cette ignorance, c'est aussi sensé que de reprocher à un aveugle sa cécité.;

1886. 3° livraison. 17


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2ra° remarque: Aux recettes; l'impôt foncier figure seul : on a supprimé tous impôts de consommation. Il faut dire un mot sur les suites de cette mesure radicale.

Je vais toucher là à un sujet difficile, sur lequel je suis mal renseigné, peu entendu : il se peut bien que ce mot dit, la question reste entière.

La suppression des octrois a été au début un soulagement, a contribué par suite à populariser la Révolution. A-t-elle en tout allégé les charges des classes pauvres?

Les villes sans revenus ne font plus travailler. Ici les constructions, embellissements, améliorations, mesures d'assainissement des derniers règnes sont suspendus.

L'Etat, grâce à la guerre, à la disette (il fait vivre Paris), a plus de charges qu'il n'en eut jamais. — Plus de crédit, car on ne voit pas bien comment il y fera face. Il est conduit fatalement à battre monnaie avec la planche aux assignats. En six ans, elle en fabriqua pour 42 milliards et demi. Ajoutez deux milliards et demi de mandats. Cette monnaie a cours forcé. Elle est appréciée à sa valeur ; tout ce qui est dans le commerce hausse donc démesurément. On vendra une paire de bottes 400 fr., un habit 800.

La Convention croit devoir parer à la cherté par l'établissement d'un prix maximum au-dessus duquel nul ne dut plus vendre quarante et quelques objets spécifiés. — Grains, farines, pain, vin, bétail, viande, poisson, beurre, sucre, huile, sel, chandelle, savon, cuir, fer, laines, étoffes, sabots, tabac, bois, etc., etc. — Amende, prison, pour qui vend au-delà du prix publié et affiché. — Peine capitale pour qui accapare au-delà de sa consommation.

Le paysan se rua sur la boutique, y fit rafle de cotonnades, d'épicerie, de ferronnerie, etc. ; le mercier, perdant sur les prix d'achat, n'eut garde de renouveler son assor-


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timent, laissant les sans-culottes crier au négociantisme...

L'ouvrier envahit la halle au grain, la vida, payant le paysan avec du papier au pair. Or, le papier en janvier 1794 perd 81 pour 100. Le paysanne revint pas, laissant la ville taxer la campagne d'égoïsme...

Collot-d'Herbois écrit de Lyon en novembre 1793 : « II n'y a pas de vivres ici pour deux jours. La situation, quant aux subsistances, est désespérante ». M. Taine qui a trouvé la lettre aux Archives nationales, ne dit pas comment Collot y remédia : nos districts, celui de Montrevel, notamment, le savent.

Tallien dit à la Convention, le 12 mars 1794, qu'il a rnangéà Cadillac près Bordeaux du pain de chiendent...

Le pain de méteil coûte dans le Bugey de 15 à 18 sous la livre en numéraire ; à Chambéry il monte à six livres (Saint-Genis).

Ici, on ferme le théâtre parce que la chandelle manque.

Le paysan refuse ses denrées, l'ouvrier refuse son travail à l'État qui paie en papier. Alban, maire de Bourg, pour ses faits et gestes prisonnier à la Conciergerie, étant serrurier capable, on l'y retient pendant des mois et on l'y oblige à travailler de son état... Et les réquisitions à outrance vont venir.

GGXXXI. Fautes des Modérés. — Fête de l'Être Suprême.

Ni les élargissements, ni les apurements de comptes n'ont rétabli entre Méaulle et nos autorités une entente déjà plus apparente que réelle. L'enquête sur les prisons


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avait, on l'a vu, indisposé le Représentant contre le Comité de surveillance. Qu'est-ce qui l'indisposa contre le District? — Il fit raine de vouloir le remanier, prit l'avis de la Société populaire sur une liste d'où Rollet et Juvanon, les deux meneurs, sont exclus, où reparaît Dorfeuille lequel, après ses solennels adieux, n'est nullement parti.

Le nom du mitrailleur des Brotteaux, trahissant tour à tour les deux partis, ce semble, fut mal accueilli. Le District averti se rangea sans doute. Méaulle ne donna pas suite à son projet.

Son attitude, ses mesures administratives, son dédain pour le Comité de surveillance, le malentendu avec le District donnèrent trop de confiance aux Modérés : ils voulurent aller plus vite que lui, croyant peut-être servir en cela ses secrets désirs, en quoi ils se trompèrent. Méaulle voulait marcher, non être ou paraître conduit. D'ailleurs les deux Comités gouvernants restant composés comme ils étaient, il eût été dangereux pour leur mandataire de se mettre à la remorque de gens tout au plus acceptés comme auxiliaires. ,

A la Société populaire où ils prenaient quelque ascendant, ces gens trop pressés et maladroits firent voter le renouvellement du Comité de surveillance (perpétuant ses pouvoirs expirés). Puis affectant de vouloir en finir d'abord de celle affaire, mus par une aversion secrète et rancune bonne à dissimuler, ils proposèrent d'ajourner la lecture du discours de Robespierre du 7 mai. C'était deux fois gauche. Ce qu'il y a de plus urgent, en tout temps, c'est d'écouter l'homme qui règne. De plus ce discours du 7 contre l'athéisme et le matérialisme leur venait en aide. Les enragés se firent arme de cette bévue auprès de Méaulle, ils s'en seraient fait arme à coup sûr auprès du


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Comité de Salut public. Le Représentant coupa court à une dénonciation possible en ordonnant l'épuration de celle Société qui l'avait si mal accueilli.

Cette opération se pratiqua comme suit : le Représentant en mission, sur la liste des membres, en tria douze sur le volet : ceux-ci passèrent les autres au crible ne gardant que le bon grain. Parmi les douze censeurs, je ne vois qu'un des meneurs, Baron dit Gbalier, le chirurgien de Saint-Rambert. Celui-là, rentrant le 16 mai d'une mission dans le Bugey et le Jura, donnait dans son rapport des gages à la politique de Méaulle (on en redira un mot). Ses collègues sont d'obscurs comparses sur lesquels le Représentant fut peut-être inexactement renseigné, car l'épuration profita aux Enragés. On voit ceux-ci annoncer triomphalement leur victoire à Desisles, porter au Bureau avec Martine ce même Rollet que Méaulle voulait tout à l'heure exclure du District.

Les Modérés battus complétèrent leur faute en envoyant le 28 mai au Comité de Salut public une adresse où ils se défendent « d'avoir voulu empêcher la lecture du discours du vertueux Robespierre», puis accusent Méaulle de « n'écouter que leurs adversaires qui le jettent daDs l'erreur ». — Ils étaient dans l'erreur, eux, sur les dispositions du Comité, lequel n'inclinait plus tant vers leurs idées que cette accusation pût nuire à Méaulle.

Leur adresse (imprimée, sans signatures) dut irriter le Représentant et le leur aliéner. Mais il était homme à comprendre qu'elle le servait; et on ne voit pas qu'il les en ait punis.

Il comprit aussi, à ce qui se passait à la Société épurée par lui, qu'il lui était utile de se renseigner sur les faits antérieurs, sur le personnel qui l'entourait : il se fit appor-


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ter les registres de la dite Société, les parapha à tous les feuillets, les déposa au District. Il traita de même les registres du Directoire girondin et y constata des surcharges d'une certaine gravité...

En somme il gouverne. Le District administre, fortpréocupé de la question des subsistances (on y reviendra). La Commune arrange ses affaires ; elle n'a pas changé de tempérament; il y paraîtra en thermidor. Mais l'aventure de ses chefs l'a rendue prudente. Elle ne fait plus, sur le terrain de la politique, qu'une ou deux incursions assez inoffensives.

Ainsi, elle affichera jusqu'à deux proclamations contre l'emploi des cartes à jouer « portant des empreintes odieuses et les noms avilissants de l'ancien régime ». Elle ne veut plus de César, même de César roi de carreau. Cette aversion ne nous durera pas...

Nous voyons encore nos municipaux répondre par une adresse au fameux discours du 7 mai ; leur paraphrase n'importe pas tant que le texte et ne le vaut pas assurémont.

Voici de la prose de Robespierre : « Qu'y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Le vrai prêtre de l'Etre suprême, c'est la Nature — son temple, l'Univers — son culte, la Vertu — ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les noeuds de la Fraternité universelle, etc., etc. Le Peuple Français reconnaît l'existence de l'Etre suprême. Il sera institué des fêtes pour rappeler l'homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être »...

Chose à méditer grandement, soit par ceux qui veulent faire une religion nouvelle, soit par ceux qui estiment la morale suffisante à régler la vie ! Le culte de Chaumeltc, sorti du livre do Dupuis (L'Origine de tous les Cultes) a duré cinq


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ou six mois ; il était insensé. Celui de Robespierre, sorti de l'Emile, a été pratiqué cinq ou six ans ; il était logique. Le premier, immoral, a laissé de profonds souvenirs. Le second, honnête, est totalement oublié... Faut-il donc aux hommes une religion surnaturelle, ou sensuelle, ou l'un et l'autre à la fois ?

Autre leçon. Un seul chez nous est assez intelligent pour se rallier tout de suite au Dieu de Robespierre. C'est Baron. Dans son rapport au District sur sa tournée en Bugey et en Comté, il dit : « Le paysan et l'ouvrier acceptent l'Eternel et l'autre vie volontiers. Tous réclament, dit-il encore, contre la Décade trop longue... Les hommes et les animaux, aux grands jours de l'été, refusent de travailler le dimanche ». Il nous montre là le grave défaut de ce calendrier nouveau si vite tombé en désuétude.

Ne croyez pas d'ailleurs cet homme, de ce qu'il est indépendant de son parti et le juge en un ou deux points, pour tout cela médiocrement jacobin. Il est plus occupé de détruire que d'édifier et a renversé autant de clochers qu'il a pu dans le Jura.

Mais revenons. Toute la France, le 8 juin, célébra la nouvelle Fête-Dieu. A Lyon, « les Catholiques s'y associèrent ». (Balleydier.)

On a conté plus haut la fête du 19 février à laquelle Albilte présida. On eût pu en montrer une autre où, devant les populations des campagnes appelées à dessein, Desisles lut le serment « par lequel douze religieuses renoncèrent à jamais à leurs erreurs ». L'une d'elles, M"e de Seyturier, déclarait de plus qu'elle n'avait pris le voile que « contrainte et forcés »... N'en disons plus rien, sinon que ces fêtes avaient été pour certaines fautes du Catholicisme des expiations cruelles...


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La fête du 8 juin se distingua de celles-là par deux endroits. En premier lieu toute insulte au Christianisme fut supprimée. En second lieu, les femmes qui y figurèrent étaient des femmes respectées ; et les petits enfants qui leur jetaient des roses n'avaient pas à baisser les yeux...

Le cortège, réuni sur la place de la Fédération, après la marche civique habituelle, entra au Temple ; il n'y trouva sur l'autel qu'un jeune chêne surmonté d'un bonnet phrygien avec ces inscriptions : « A la Patrie ! A l'Etre suprême ! A la Nature ! » Autour quatre piédestaux : sur les deux plus éloignés, un vieillard et un volontaire ; sur les deux plus rapprochés, une femme grosse entourée de petits enfants ; une mère ayant à ses pieds son fils mort pour la Patrie, à sa droite son autre fils, le sabre nu au poing, prêt à remplacer son frère...

Au fond du Temple, la Montagne où vingt-quatre femmes en blanc sont groupées. Du groupe gracieux, moitié assis sur le sommet, moitié debout au bas du monticule fait des débris des autels du culte aboli, j'ai pu connaître encore deux actrices. L'une est la belle enfant portant plus haut des vivres à deux détenus — fille de bien petites gens, brune, vive et rieuse, figurant là de par sa beauté. Elle m'a dit le costume qu'elle a porté deux fois, ce jour-là et le jour de son mariage — une robe de mousseline blanche tombant droite du col aux talons, une bandelette rouge dans les cheveux simplement relevés, une autre flottante à la ceinture.

La seconde, du meilleur monde, en reconnaissance de l'élargissement d'un ami avait accepté de conduire le choeur. Elle me dit un des chants oubliés qui alternèrent avec les discours — dont l'époque impériale depuis s'accommoda : « Veillons au salut de l'empire, etc. » Puis


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d'un aulre hymne composé pour celte fête elle retrouva quelques mesures, puis toute une large et superbe mélopée : puis lui revinrent quelques lambeaux de vers que je reconnus. C'était l'ode grandiose que Joseph Chénier dicta pour cette journée :

« 0 toi, seul incréé, seul grand, seul nécessaire... La France est debout devant toi... »

CCXXXII. La dernière évolution de Robespierre.

Tous savent le lendemain de ce jour où on crut la Terreur finie; la paix possible, prochaine; la République assise sur une base solide entre toutes. La façon dont Robespierre s'était attribué le premier rôle avait choqué même ses fidèles, laissant voir des projets que peu d'entre eux étaient disposés à adopter. Atterré de l'attitude hostile de la Convention à sa fête ; ulcéré du propos voltairien murmuré derrière lui : « Il est déjà Roi, il veut se faire Dieu », il comprit qu'il ne serait pas suivi de son parti dans la voie où il voulait entrer. Il ne comptait pas et ne pouvait pas compter sur la droite. Il se rejeta à gauche une seconde fois furieusement, croyant lui aussi d'ailleurs que l'opinion penchait de ce côté: elle devait le détromper durement à deux mois de là.

Sa loi de Prairial (du 11 juin, on a le manuscrit écrit de sa main) supprimait les garanties qu'en tout pays civilisé on accorde aux prévenus, les témoins, la défense. Couthon la présentant déclara la justice révolutionnaire dispensée des règles, les preuves morales suffisantes, etc. Elle passa,


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non sans difficulté. L'Assemblée, le Comité lui-même (qui n'avait pas été consulté), se sentaient menacés.

Le plus éloquent et habile des historiens robespierristes dit: « En temps de révolution diminuer les garanties de l'accusé, quelle pitoyable folie! C'est alors qu'il est urgent de les multiplier»... Et ailleurs: « Robespierre forgea là une lame acérée que ses adversaires devaient lui plonger dans lo coeur. Exemple à jamais mémorable de l'expiation réservée à quiconque s'écarte, quels que soient ses motifs, des règles fondamentales de la justice! » (L. Blanc. Révolution, X. 472 et XI. 76, 2e édition.)

Cette loi amena une recrudescence et le dernier paroxysme de la Terreur. Méaulle parut tout de suite se mettre au pas. II est malaisé de distinguer si ce fut conviction ou précaution. Il imagina de déclarer nos administrateurs girondins hors la loi. Ils étaient aussi hors de son atteinte ; et il le savait bien. Ce n'était donc là qu'une démonstration.

Voici d'autres preuves plus convaincantes de sa docilité à la consigne d'en haut. Au milieu de juin il alla à Belley qui, pour le recevoir, illumina sa vieille cathédrale romane devenue le Temple de la Raison. Il parut frappé de la divergence d'opinion entre la ville et les campagnes. La ville s'était faite enragée, un peu tard. Les cantons restaient modérés. Méaulle, si l'on en croit la correspondance de Bonnet, « s'apercevant de l'humeur des sociétés voisines, ne voulut pas les écouter, disant ne connaître que les sans-culottes de Belley ».

Cette disposition se traduit dans un arrêté du 20 juin où le Représentant « informé des divisions entre Belley et les chefs-lieux de cantons, et des causes de ces divisions a ordonne l'arrestation de Lyonnet de Vieu, correspondant


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de Gouly, organisateur de la fête de Champagne (dite plus haut) ; — de deux notaires, un de Champagne, un d'Hauteville — destitue les agents-nationaux près ces deux communes.

Mais le principal résultat du revirement du 11 juin chez nous, c'est l'amnistie aux meneurs de Belley et à quelquesuns des municipaux de Bourg. Méaulle y aida de son crédit.

On a saisi après Thermidor, chez Bonnet, la minute de sa correspondance pendant sa translation et son séjour à Paris. Voici quelques renseignements puisés là. A Paris, ses co-accusés et lui sont logés dans un hôtel « où ils sont bien a et gardés par deux gendarmes (à leurs frais). Leur correspondance avec les Jacobins de Mâcon, Bourg, et Belley leur arrive sous le couvert et par l'entremise de Jagot (restant l'un des membres les plus redoutés du Comité de Sûreté générale). Ils s'adressent à lui, à son collègue Amar, à Couthon, rapporteur de leur affaire au Comité de Salut public, pour que celte affaire soit expédiée. — A Robespierre aussi par deux fois. — En attendant, Avril, administrateur des travaux publics « leur procure le plaisir des spectacles républicains ». Ils assistent à la fête de l'Etre suprême, et ont des rapports habituels avec les municipaux de Bourg mandés à Paris et traités comme eux (sauf Alban).

Les deux affaires concernant le même département furent traitées ensemble Le 24 juin Couthon fit son rapport, favorable aux inculpés. Le Comité arrêta que ceux-ci seraient mis en liberté, à certaines exceptions près sur lesquelles on va revenir.

Les dernières pièces de la correspondance de Bonnet sont — une lettre des meneurs de Bellev au Comité où on


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le remercie et où on lui recommande chaudement, ces frères et amis exceptés de la mesure — et d'autres lettres à Amar, Albitte et Méaulle « qui n'ont pas peu contribué à faire éclater la vérité ».

Méaulle de plus réintégrera (le 10 juillet) « les six sansculottes de Belley reconnus innocents » en leurs fonctions ; Bonnet touchera son traitement d'Agent-National au District sans interruption, et chacun des six une indemnité de voyage de 600 livres,

Gouthon étant probe, les amnistiés durent avoir quelques circonstances atténuantes à faire valoir : mais le verdict d'un pareil juge reste écrasant pour ceux qu'il excepte de l'amnistie.

Le premier est Alban, d'ores et déjà traduit par ordre spécial à la Conciergerie (nommée alors l'anti-chambre de la guillotine). Ce maire-serrurier était accusé d'avoir usé de son talent professionnel pour enlever, au Département, une correspondance compromettante. Et Gaulhier-Murnan, dans une lettre au Comité de Salut public renvoyée au Comité de Sûreté générale par Carnot, Prieur et Saint-Just, dit qu'il « était devenu sybarite, festinait aux dépens des détenus, promettait leur liberté à leurs femmes à un prix déshonorant, et appelait cela mettre les femmes en réquisition » — Enfin le citoyen Joubert, de Pont-de-Vaux,

demandait le prix d'un cheval qu'Alban ne lui rendait pas. — Le patriote Chenevier, de Montluel, réclamait une voiture enlevée là par Alban... Et Juvanon, le 23 juin, avertira prudemment Desisles de séparer sa cause de celle du Maire de Bourg... (Pièces adressées par Boysset au Comité de sûreté).

Etaient exceptés également « Desisles et Frilet », lesquels « avec Rollet et Martine resteront dit l'arrêté,


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jusqu'à nouvel ordre, consignés à Paris ainsi qu'ils le sont déjà »...

Gomment Rollet et Martine qui étaient à Bourg, non à Paris où ils n'avaient pas été mandés que l'on sache, pouvaient figurer là ? — Ce point n'a pas été éclairci. Vraisemblablement l'ordre les concernant n'avait pas été expédié. Quoi qu'il en soit, l'Agent-National Rollet qui, le 1er juillet, avait fait arrêter et mettre au secret Gonvers, et l'Administrateur au département Martine allèrent le 2 à la Société populaire, convoquée extraordinairement, exposer leur situation bizarre, annoncer qu'ils allaient partir « pour se disculper ».

La Société, après l'épuration de mai, avait repris confiance. Quand les Sans-Gulottes virent revenir Bonnet, et apprirent de quelle exécrable façon on exécutait à Paris la loi de Prairial, l'espace qui sépare la confiance d'une certitude aveugle fut vite franchi. De là, une scène très forte montrant au vif la situation des esprits à ce moment critique : et où l'irritation des partis en arrivait.

Sur les explications de Rollet, Juvanon s'écrie : « Voilà le cas d'une sainte insurrection ! Si un de nos frères meurt victime des sourdes menées des Modérés, nous ferons établir un Tribunal révolutionnaire à Bourg. Nous avons preuves en main pour faire périr cent vingt citoyens de cette commune ». (Mouvement dans les tribunes.)

Duclos : « Vous voyez : les Patriotes disent ce qu'ils pensent. Les Modérés se cachent »... Désignant du geste les tribunes : « Vous voilà bien aises ! Votre triomphe sera de peu de durée ! »

Venin prétend qu'on insulte les tribunes, demande que Duclos soit rappelé à l'ordre. (Applaudissement universel des tribunes.)


262 ANNALES DE I,'A1N.

On expulse violemment Venin ; il crie en partant : «On n'est plus libre ici ! »

Juvanon reparle « de Sainte insurrection ».

Layman en vient à dire « qu'il faut jouer aux boules avec les têtes de ceux qui ont dénoncé les Patriotes »...

Gonvers enfermé la veille dans Vin pacc de Sainte-Claire est-il de ceux désignés par ce poétique propos ?

On nomme pour en finir quatre délégués qui iront plaider devant les Comités en faveur des frères calomniés (Baron, Gallien, Gay, Ducré).

J'ai usé d'un procès-verbal dressé le lendemain par des gens se défiant de l'exactitude du bureau. Vingt-quatre témoins dont trois membres du Tribunal, le président du District Cberel, et un officier municipal le signent et l'envoient à Paris, Gouly l'a imprimé en entier dans son compte rendu.

Ce qu'il constate de plus grave, ce ne sont pas les propos monstrueux de deux ou trois ballucinés, trop nourris du Père ûuchesne, sachant trop bien ce qui se passe sur la place de la Révolution, où les chiens lappent le sang humain, ne devinant rien de ce qui se prépare aux Comités. C'est l'attitude militante des tribunes. C'est qu'au lendemain d'une pareille séance, il se trouve vingt-quatre signatures pour attester ce qui s'y est dit et fait.

Est-ce que, en face de cette sauvage recrudescence de la Terreur qui sévit; n'espérant plus rien, on ne ménage plus rien ; on n'hésite plus à mettre sa signature sur ce papier, et du fait sa tête sous le couperet ?

Est-ce, au contraire, que l'espoir se réveille ? Ce même Jagot que les Sans-Culottes appellent leur père donne à ce moment même aux Comités le signal de la résistance à la Dictature ; le sait-on ici ? Voilà, chose inouïe ! le parti


LA BRESSE ET LE BUGEY. 263

modéré capable d'audace, celle des vertus révolutionnaires qui est la plus indispensable, et celle dont il manque le plus...

Les procès-verbaux de la Société « des Sans-Culottes d'Epi-d'Â in », épurée, avaient disparu quand ceci a été imprimé une première fois. Ils ont été offerts récemment aux Archives départementales ; j'y trouve, sur les deux mois qui précèdent le 9 thermidor, des renseignements utiles. Méaulle comptait, en reconstituant la Société, la ramener à lui; il n'y avait nullement réussi. Il nous donne, pendant ces deux mois, le spectacle triste et curieux d'un politique s'efforçant de conduire des maniaques. Ces maniaques ont deux ou trois idées fixes dont rien ne peut les distraire.

Ils veulent obtenir des Comités le retour de nos Municipaux. De ce qui se trame là-bas ils ne se doutent pas : leurs adresses contiennent autant de gaucheries que de mots. Méaulle informé ne peut les avertir, n'osant parler.

Ils sont férus d'une rancune sauvage contre « les lâches » qui ont (à la fin d'avril) retiré leurs signatures d'une de ces adresses, ou les ont reniées; contre « les déserteurs qui ne viennent plus à la Société ». — C'est le dada de Juvanon — Méaulle sent qu'une enquête, des poursuites, dans la disposition des esprits, aboutiront à une déconvenue, achèveront de désorganiser la Société et s'oppose.

Il se produit des incidents comme celui-ci, du 8 juillet. On apprend que Desisles, Alban, Frilet sont exceptés de l'amnistie. Une quatrième ou cinquième adresse redemande « nos frères ». Il est proposé de la signer. Juvanon, prévoyant une nouvelle désertion, ne veut pas. « L'adhésion, les applaudissements unanimes prouvent assez, dit-il, que la Société n'a plus qu'un même esprit. « Des mala-


264 ANNALES DE L'AIN.

droits partent de là pour invectiver à nouveau contre o les réfracteurs » d'avril.

De la tribune des femmes une voix sort : c On avait forcé les signatures ! »

Juvanon, furieux, demande le nom de l'interruptricc ; elle se lève et se nomme.

Juvanon la somme de prouver son dire par-devant Méaulle (présent), faute de quoi « l'infâme calomniatrice portera sa tête sur l'échafaud »...

D'autres, moins compromis, parlent d'incarcérer seulement la coupable.

Méaulle est à la tribune. Après un long et adroit discours remontrant qu'un vrai Sans-Culotte ne saurait être contraint à signer une pièce qu'il réprouve — que ceux qui l'auraient été sont des misérables dignes de mépris — que leurs rétractations ne nuisent qu'à eux » — demande « l'ordre du jour »...

Juvanon insiste, propose de saisir le Représentant de la conduite de l'affaire.

Le Représentant déclare que, dans le cas où on le saisirait, o il n'y aurait pas autrement égard ».

Juvanon capitule devant cette déclaration hautaine. Il capitule le 3. — Mais il fera le 7 une autre tentative. Méaulle aussi patient que son jeune adversaire est tenace la fait avorter encore.

Le Secrétaire battu se met alors à tracasser Venin, l'interrupteur du 2. Il oublie qu'au procès-verbal officiel du jour, il n'a dit mot de son interruption qui nous est connut} par le procès-verbal officieux des Vingt-Quatre : il décèle ainsi lui-même une omission qui, ce jour-là, ne fut pas la seule.

Je quitte, sans l'avoir épuisé, le Registre de la Société


LA BBKSSE ET LE BUGEY. 265

épurée. Elle a, au fond, le même esprit que son aînée. Elle est plus effervescente peut-être à cause de sa lutte perpétuelle avec les tribunes « inciviques ». Devant cette opposition inattendue, «criminelle», que les propos sanguinaires de Layman et de Juvanon ne réussissent pas à contenir, les meneursse cabrent et à la fois s'inquiètent. De là, les réticences du procès-verbal. Il n'y a pas trace là des divisions entre les meneurs, si étalées en avril. La veille de son départ pour Paris, Rollet a pu faire mettre Gonvers au secret sans qu'il en soit dit un mot à la Société. — (Juvanon, il est vrai, a pu supprimer ce mot qui nous manque beaucoup.)

1886. 3« livraison. 18


TRENTE-QUATRIEME PARTIE

La Terreur dépopularisée.

UCXXXII1. MAXIMUM DANS LES VILLES, RÉQUISITIONS DANS LES CAMPAGNES. — GGXXXIV. LES DISTniCTS. AGIOTAGE, RÉQUISITIONS D'HOMMES. — COXXXV. OPINIONS RELIGIEUSES FROIS-ÉES. — CGXXXVI. LES JEUNES CAPTIVES.

CCXXXIII. Maximum dans les villes. — Réquisitions dans les campagnes.

Ces derniers détails ont quelque gravité, — moins que les faits qui vont suivre et qui se sont produits à peu près au même temps, dans une région où l'histoire regarde rarement — en quoi elle a tort. De minimis non curât Proetor, est-il dit. Mais de gros événements sont souvent faits de petites causes.

Il y aura deux choses bien distinctes à considérer en thermidor : la journée et son lendemain. La journée se prépare aux Tuileries ; le lendemain se prépare par toute la France. Ce lendemain a une cause politique qu'on vient d'entrevoir : il a des causes économiques peu aperçues jusqu'ici.

Les faits minuscules qu'on va exposer sont les plus importants peut-être de ceux exhumés dans ce livre. Il faut voir comment le régime qui a voulu délivrer nos campagnes du double bât qu'elles portaient se dépopularisa dans nos campagnes. Les bienfaits dus par le paysan à la Révolution survivent et sont restés féconds ; le mal qu'elle


LA BRESSE ET LE BUGEY. 267

leur a fait, passager, est oublié ; il faut le rappeler pour deux raisons :

1° Pour qu'on ne recommence pas des fautes qui seraient aujourd'hui sans excuse et sans remède.

2° Pour qu'on comprenne ce prodige : même dans nos hameaux affranchis de la dîme et de la main-morte, quand vint le jour inévitable, quand le poète à qui la République doit Le Chant du Départ l'accueillit de ce cri :

Salut ! Neuf thermidor, jour de la délivrance...

il ne s'éleva ni une contradiction, ni une réclamation.

La pénurie et la cherté des vivres avaient aidé notablement, on l'a vu, à faire la Terreur : elle aida non moins à la défaire. Des populations souffrantes avaient tout livré, tout permis au parti jacobin. • 11 avait eu plus d'un an de dictature illimitée, non seulement toutes les places, mais l'absolue disposition du capital de la France : Ses Comités faisaient partout la réquisition en hommes, en chevaux, voitures ; en blé, denrées de toute sorte ; sans la moindre responsabilité ; avaient en chaque village marqué qui devait payer et comment, combien payer »... (Michelet, Directoire, p. 65.) En retour, ces populations avaient compté qu'on leur rendrait sinon du bien-être, du moins du pain. Le parti jacobin y avait fait le possible — et un peu davantage. Il n'avait pas réussi.

Dans les villes, ce semble, l'ouvrier devait pouvoir vivre, le maximum fixé pour mettre à sa portée les choses de nécessité aidant. Le pain, le vin, la viande, la toile, le drap, le cuir, la chandelle, l'huile, l'épicerie,.la mercerie, étaient tarifés. Mais les prix n'étaient pas regardés par les producteurs comme les indemnisant. Quand on put les solder avec des assignats décriés, dont le décri alla crois-


268 ANNALES DE L'AIN.

sant de plus en plus par leur multiplication de plus en plus démesurée, ces prix devinrent dérisoires. Alors les fabricants diminuèrent ou suspendirent la production ; les marchands, l'approvisionnement. Ces derniers n'écoulèrent même plus ce qu'ils avaient en magasin qu'à leur corps défendant. Les infractions au tarif amenèrent des dénonciations et poursuites incessantes. Les clameurs, les menaces contre le Négociantisme remplaçant celles contre le Modérantisme ne remédièrent pas au mal, au contraire.

Il fallait, après tout, payer ce que l'on consommait. A Pont-de-Vaux, le boeuf est coté 10 sous, la vache 7. A Lagnieu le boeuf 15, la vache 12. Le vin esta 8 sous. Une journée d'hommes se paie 30 sous ; une journée de femme 12. On pouvait vivre ; à deux conditions. — 1° que le marché fût approvisionné — il ne l'était plus ; — 2° que le travail allât. Or, le travail qui donne l'impulsion à tous les autres, le bâtiment, n'allait plus. On ne voit construire ici à cette date qu'une seule maison. Les couvents, les hôtels dépecés suffisent de reste aux besoins nouveaux. La ville sans revenu ne peut faire travailler. Les industries de luxe chôment, le luxe étant un danger, les riches étant en prison, leurs biens étant séquestrés ; le produit des biens sous le séquestre, celui des biens d'émigrés couvrant juste (ou presque juste) des dépenses d'entretien accrues par les agents commis à leur garde d'une façon qui autorise les soupçons. Enfin, la rente de la terre restait peu ou point payée depuis quatre ans déjà (Lalande, Anecdotes). Celle des sommes prêtées soit à l'Etat soit aux particuliers était payée en papier sans valeur. Il y avait donc souffrance, gène, malaise au moins pour presque tous...

Et presque tous en vinrent à appeler en secret la fin


LA BRESSE ET LE BUGEY. 269

d'un système économique supprimant le luxe, tuant le commerce en voulant le réglementer, paralysant l'industrie en raréfiant et enchérissant les matières premières! Nous revenions avec ce régime à l'état social primitif où chaque homme bâtit sa maison, sème son blé, où chaque femme fait son pain, tisse la toile, file la laine. Cinq ou six mille fanatiques de Jean-Jacques acceptaient résolument ce retour au passé, celte Sparte et son brouet noir. Ils n'y auraient amené jamais cinquante ou soixante mille élèves de Rabelais, de Lafontaine et de Voltaire — et vingt-cinq millions de Celtes rieurs lisant peu ou point, mais assez sensuels et non moins sensés.

Le marché, ai-je dit, n'était plus approvisionné. Ceci m'amène à rechercher la situation de la classe agricole, la plus nombreuse chez nous et dont les villes après tout dépendent. Voici une série de faits précis montrant où elle en est à l'été 1794, avant la moisson :

Le blé manquant au marché do Bourg, le District frappe d'avanies régulières et successives les communes rurales d'alentour dans un rayon fort étendu. Si nos paysans avaient su leur histoire, ils auraient dit que la République ressuscitait là le droit de prise des temps féodaux. Sans en savoir tant, dix-huit villages de Dombes, atteints le 24 juin, refusent net d'obéir...

A Belley, le District mande au Comité des subsistances de la Convention qu'il a, à sa porte, tous les jours, cinquante ou soixante femmes chargées d'enfants lui demandant du pain. Le 14 juin il a réquisitionné à Châtillon-lèsDombes deux cents quintaux de blé noir pour pouvoir faire les semailles...

Lagnieu affamé tue tous les chiens inutiles « lesquels ne sont bons qu'à réduire la subsistance du pauvre »...


270 ANNALES DE LAIN.

A Gex, dès février, les blés de semence eux-mêmes sont mangés. Les réquisitions, dit lo District, « restent sans nul effets. Le système des réquisitions, comme le droit de prise, suppose la force à la disposition de ceux qui le pratiquent. Mais en 1794, le gouvernement étant démocratique, la force en fait est aux réquisitionnés.

Le District de Gex rationna le particulier à deux livres de grain par semaine.

Depuis longtemps Nantua, pour vivre, réquisitionne dans les communes voisines. Le paysan finit par résister. A Samognat, à Leyssard, il frappe les Commissaires.

Et Albitte, faute de pouvoir plus, demandant au District un état des existences dans les greniers, quarante-sept communes sur soixante-deux, osent le refuser...

A Saint-Rambert, dès le 30 avril, les marchés ne sont plus approvisionnés que par réquisition. Là aussi, le rural se cabre. « La force a été employée plusieurs fois contre les communes qui refusent de se soumettre. » En mai, les plus riches de ces communes n'ont plus de grain pour leur consommation. Les réquisitions sont sans résultat possible.

Un conflit étrange se produisit là entre le chef-lieu du District et un chef-lieu de canton. Les communes urbaines étaient autorisées par le pouvoir central à réquisitionner dans les communes rurales qui les approvisionnaient avant 1789. Saint-Rambert et Lagnieu, de tout temps, avaient vécu des grains de la Plaine. Lagnieu exerça donc son prétendu droit dans les dix à onze communes composant alors son canton. Mais Saint-Rambert au dépourvu de blé ■vint en demander impérativement aux mêmes communes. Celles-ci ne pouvaient suffire à la double avanie. La compétition pouvait se traduire, un jour ou l'autre, en voies


LA BRESSE ET LE BUGEY. 271

de fait entre les Commissaires aux réquisitions des deux villes.

En supprimant l'élection municipale, en nommant luimême le Municipe, le Gouvernement Révolutionnaire avait cru, certes, se garantir absolument l'obéissance de la Commune. Il avait, en sa confiance, laissé celle-ci usurper sur lui, s'arroger tous les pouvoirs, désobéir formellement.

Qu'arrivera-t-il le jour où un intérêt, un besoin local, prévaudra sur le patriotisme, sur l'esprit de parti ? — Les communes de Dombes s'entendront pour sauver leurs étangs condamnés par la Convention. — Celles des bords riants de la Veyle vont refuser d'aller moissonner dans le pays inondé où les bras manquent à la récolte. — Celles des montagnes oe Nantua désobéissent nettement au Mandataire de la République, il peut envoyer un maire récalcitrant à la Commission sanguinaire des Terreaux, il n'osera en envoyer quarante-sept. — Enfin voici aux prises dix villages voulant garder leur récolte et deux villes se la disputant. Les deux villes se pourvoiront à Paris. Mais des embarras pareils il y en a dans les quatrevingt-six déparlements. Quel remède le Comité des subsistances peut-il bien y apporter !

Est-ce qu'on ne pressent pas parla, en germe, une sécession plus périlleuse cent fois que celle des beaux diseurs de la Gironde, menée, celle-ci par des ruraux, lesquels ne parlent pas français ?

Qui eut gain de cause de Saint-Rambert et de Lagnieu ? Celui des deux qui trouva des moyens coërcitifs?

« La raison du plus fort est toujours la meilleure. »

Oui. Mais ce n'était pas précisément pour pratiquer cette doctrine que la France avait fait la Révolution !


272 ANNALES DE L'AIN.

Montluel, grâce à sa terrible voisine, est affamé dès l'été 1793. La garde-nationale en armes arrêtera bientôt au passage les grains que l'on conduit à Lyon.

Treize communes de Dombes sont requises de nourrir Ghalamont et Pérouges, n'en tiennent compte. Une d'elles, Bourg-sous-Fontaine (Bourg-Saint-Christophe), répond qu'elle n'a pas besoin d'assignats. (Ils valent en juin 1794 le douzième de leur valeur officielle.)

En juillet, Meximieux se soulève contre « des réquisitions nominatives faites aux particuliers censés avoir du blé disponible ». Il faut y proclamer la loi martiale...

A Trévoux, en juillet 94, vingt-huit communes réquisitionnées par le Comité des subsistances refusent d'obéir depuis des mois. Une injonction suffisamment sanctionnée d'avoir à s'exécuter dans les 24 heures arrive. Je n'ai pu savoir si l'on capitula.

Le 18 août (donc après la récolto qui fut magnifique), Pont-de-Yeyle somme huit communes voisines de le nourrir. Refus. Le District, « indigné de cet égoïsme et de cette cupidité, menace leurs Municipaux de les traiter comme rebelles. » La menace est bravée. Les greniers de ces communes sont pleins. Mais Pont-de-Veyle paierait en papier. Les marchands de Lyon, du Beaujolais, qui courent le pays la nuit, paient en argent...

Cinq communes du canton de Montrevel sont dépourvues de vin. Le 3 août le District de Bourg intime à quatre communes du canton-vignoble de Ceyzériat l'ordre de leur en fournir au prix du maximum. Les officiers municipaux prendront dans les caves les mieux garnies. En cas de résistance, confiscation totale. Les Municipaux de Montrevel répartiront le vin selon les besoins. Lagnieu demande à Saint-Rambert « s'il peut forcer les


LA BRESSE ET LE BUGEY. 273

riches égoïstes à vendre leur vin. Réponse : « On ne peut les forcer à vendre aux marchands, ceux-ci en abuseraient; ils peuvent être contraints à vendre aux indigents pour leur consommation ».

J'ai dit du bien et en vais dire de nos Districts. Je n'ai pas dit qu'ils fussent exempts de passions et faiblesses humaines. Il devait y avoir, il y avait de l'arbitraire parfois et du caprice dans le choix des communes frappées par eux. Il y en avait davantage dans le choix des caves les mieux garnies de Geyzériat, dans celui des riches égoïstes de Lagnieu par les municipalités des deux villes... Les résistances ne devaient manquer ni de raisons ni de prétextes.

GGXXXIV. Tâche des Diatriots. — Agiotage. — Réquisitions

d'hommes.

Nos douze cent mille soldats mangeaient et ne produisaient pas. Je ne vois pas que nulle part, chez nous, à aucun moment, on se soit refusé aux réquisitions faites pour eux. Celles-ci ordonnées par les comités des Tuileries étaient sans doute réparties plus cquitablement. Nous avons ici nourri l'armée de Lyon, l'armée des Alpes, vêtu l'armée du Rhin. Nous avons envoyé de l'avoine (du foin !) à l'armée des Pyrénées-Orientales, fourni des chaussures aux quatorze armées. On nous demande d'abord tous les souliers existant en magasins. Puis on demande à chaque cordonnier deux paires de souliers par décade. Le cuir manqua, on l'enleva dans les fosses des tanneurs ; ceux-ci suspendirent leur travail : ordre de le reprendre. Tout cela était nécessaire, et sans conteste reconnu tel.


274 ANNALES DE L'AIN.

Mais la Drôme, mais le District de QuiDgey au Jura, mais Mâcon, mais Commune-d'Armes (Saint-Etienne), mais Commune-Affranchie réquisitionnent chez nous. La terrible Commission temporaire y revient à quatre fois. Nous crions vers le Comité des subsistances de Paris, il nous répond de rester sourds à toutes réquisitions non signées d'un Représentant. — Sur quoi la Commission temporaire se fait donner un blanc-seing par Albitte et Fouché; et menace simplement le District de Montluel, s'il n'obtempère, de le traiter comme suspect! (21, 26 novembre 1793, 5 janvier 1794).

En exposant les services rendus par les Districts pendant la première période de la Révolution, on a qualifié d'héroïques ces assemblées de petits bourgeois obscurs. Les circonstances devenant plus graves, elles restèrent à leur hauteur. Ainsi de Montluel. On l'a vu, au 28 mai 93, pousser sans hésiter ses gardes-nationaux armés de faulx, sur Lyon insurgé. On l'a vu, huit jours après, quand le Conseil général de l'Ain prit fait et cause pour la Gironde et appela nos neuf districts à sanctionner sa résolution; conduit par Chenevier, Eynard, Ségaud o. inviolablement attaché à la Convention, passer à l'ordre du jour ». Il porta ensuite trois mois le fardeau de l'armée de siège sans un murmure ; il la logea et la nourrit. Il logeait, nourrissait, secourait d'argent les Montagnards lyonnais fugitifs. Pendant tout ce rude hiver 1793, il défendit ses communes rurales épuisées contre les avanies réitérées de Couthon, de Collot, de Fouché. Puis, besogne plus douloureuse, il les défendit contre elles-mêmes. On le voit aller proclamer la loi Martiale à Meximieux révolté, en juillet 1793. On le voit, en décembre, se transporter dans le même chef-lieu de canton « avec la force armée s pour


LA BRESSE ET LE BUGEY. 275

y rétablir la paix compromise par la querelle religieuse. Il destitue, emprisonne en avril 941a municipalité « tyrannique » de Miribel (Le maire Giroux est traduit au Tribunal révolutionnaire de Paris et acquitté le 15 juillet 94j. Enfin dans « la plupart des communes », la levée de 18 à 25 est restée sans exécution. Quatre piquets, chacun de douze citoyens deMontluel, iront arrêter les réfractaires...

Ce sont ces hommes pour tout dire égaux à leur lâche la plus rude, la plus laborieuse la plus ingrate qui soit, que Gollot le comédien et le moine Fouché menacent « de traiter comme suspects » !

Chez nous du moins ils inspirèrent un respect tel qu'ils restèrent debout à travers nos changements de proconsuls. Un caprice de Gouthon destitua ou même incarcéra un moment Segaud ; nous le verrons rétabli sur la demande de Jagot et de Gauthier d'accord pour l'honorer. Et le président Chencvier a résislé à l'épuration de Fouché, en novembre 93, à celle d'Albitte en février 94, à celle de Boysset en août.

Nous ne connaissons de la Révolution que ses bienfaits et nous l'insultons parfois. Ces hommes-là ont connu surtout ses souffrances et ses périls et lui sont restés fidèles jusqu'à la fin. Ils nous consolent de leurs enfants.

L'agiotage compliquait leur tâche. Le maximum varie, il faut bien se le rappeler, d'un département à l'autre, et d'une ville à l'autre dans le même département. On achète furtivement dans l'Ain pour aller revendre à Mâcon, à Villefranche publiquement. Il est bien défendu d'acheter ailleurs qu'au marché public. Mais le paysan tient peu de compte de cette défense et nul compte des phrases sur son égoïsme, un mot qui n'est pas d'ailleurs de sa langue.

Le paysan français a les défauts de ses qualités. On a pu


276 ANNALES DE L'AIN.

naguères constater mieux que jamais son amour du travail, sa sobriété, sa prévoyance de fourmi. Le goût du gain, de l'épargne, souvent excessif, est le revers de cette médaille. Tout cela s'appelait alors de l'égoïsme. C'en est peut-être. Nous en sommes faits tous et en vivons. Ni les religions, ni le patriotisme n'en ont encore corrigé les hommes. Quant à l'immolation volontaire prêchée par les antiques ascètes ou nos nouveaux tribuns, il faut l'encourager sans doute et l'honorer par tous les moyens ; il ne faut pas y compter, encore moins l'ordonner. A faire la règle de ce qui a toujours été l'exception, on provoque l'infraction à la règle, on rend cette infraction immanquable.

Des coquetiers de Lyon courent, la nuit, les fermes isolées de la Dombes (un pays ou tel bourg se compose de l'église, de la cure, de la mairie : les autres habitations sont disséminées dans des bois semés d'étangs). Ils enlèvent les blés à bon prix, en bon argent, pour les revendre au prix qu'ils veulent dans leur ville affamée.

Il s'écoule furtivement des grains par tous les ports de la Saône. Bien plus, sur certains marchés de notre rive, les gardes-nationaux en armes vendent leur grain en plein soleil aux acheteurs de la rive droite. Quant au marché de Blé-d'Ain, Saint-Laurent, il est surveillé,, il reste désert. Le District de Châtillon pour mettre ordre à ces abus, demande à la Convention « de la troupe réglée ». Mais Garnot et Jourdan en avaient un autre emploi à Flenrus.

La moisson de 1794 arrive. Dans un des Districts du Bugey, la population en est venue à ce degré de déraison et, disons-le, de haine et d'affolement, qu'elle garde les blés la nuit, en la crainte que des agents de M. Pitt ne vienne la nuit incendier la récolte.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 277

Après tout Samson brûlait les blés des Philistins. — Et Richelieu, en Franche-Comté, emploie sept régiments à faucher les blés (vers 1640).

Il faut couper cette moisson précieuse. En Dombes, pays de petite population et de grandes propriétés, l'exploitation agricole a besoin de salariés nombreux. Les compagnons d'agriculture (serviteurs de ferme) entendent, chômer les cent cinquante fêtes catholiques ou toucher des gages plus forts ; ils se coalisent et se mettent en grève pour obtenir cette augmentation de salaire. Méaulle a sévi contre les vogues. Contre le chômage il est impuissant. Que faire? — Emprisonner? Ce n'est pas le moyen précisément d'augmenter la somme de travail. Le Comité de Sûreté générale saisi ordonne de traduire les récalcitrants au Tribunal révolutionnaire ; l'expédient est pire.

Le Comité veut encore qu'on ouvre les prisons aux cultivateurs nombreux détenus pour infraction au maximum, non observation de la Décade, chômage du dimanche... On a vu et on verra chez nous cet ordre éludé par le fanatisme irréligieux de nos meneurs...

"Voici venir Yultima ratio, le suprême expédient, les réquisitions de moissonneurs.

Le District de Bourg enjoint à Meillonnas, Treffort, Jasseron, Ceyzériat, Revonnas, Journans, Tossiat, riantes et salubres communes du Revermont, d'envoyer soixante moissonneurs à Servas couper les avoines au prix de trente sous par jour, non compris la nourriture. Un beau prix si les moissonneurs ne devaient revenir du pays d'étangs avec les mauvaises fièvres...

Le District de Châtillon, pour faire la moisson dans le canton dépeuplé de Marlieux « requiert tous les hommes et toutes les femmes valides » de Biziat, Mézériat, Montcey,


278 ANNALES DE L'AIN.

Vandeins, Bourbeau (Saint-Julien), Vonnas, Pont-de-Veyle, Gruzilles, Cormoranche, Crottet, Grièges, Laiz, Mépillat, Perrex, Menthon (Saint-Cyr), Chavagnat, Genin, Huiriat — à peine pour les récalcitrants d'être « punis comme suspects »... Douze de ces dix-huit communes saines se refusent à aller chercher chez leurs voisins la fièvre des étangs. On n'ose exécuter la menace qu'on leur a faite. On poursuit toutefois leurs officiers municipaux devant le juge de paix « requis » de sévir...

Cette réquisition-ci, adressée à justice, est elle-même une monstruosité.

Le District de Gex est hors de pair. Il déclare que « tous sous peine d'être punis comme ennemis du bien public, seront tenus, au moment de la récolte, d'aller offrir leurs bras aux cultivateurs. Ceux qui exercent quelque métier ou art autre que l'agriculture suspendront leur travail à cette fin »... (15 mai.) Ceci n'a pas été dépassé en démence.

Il se faut entr'aider. Quand, aux Etats-Unis, l'assistance mutuelle volontaire organise ce qu'ils appellent une abeille, a bee, c'est à savoir une association spontanée de voisins pour rebâtir la maison d'un voisin détruite par la foudre, labourer le champ d'un malade, ou rentrer sa récolte en temps utile, elle réalise le plus noble progrès que la démocratie puisse procurer au monde et la plus haute application du précepte : Aimez-vous les uns les autres.

Mais l'amour ne s'impose pas. L'assistance ordonnée sous des peines effrayantes à des populations serves hier et s'en souvenant, dut leur paraître et devenait en effet pour elles la résurrection même de la servitude, un manquement effronté de la Révolution à sa promesse la plus sainte. La liberté individuelle y périssait...


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J'entends ceux qui, dans un engouement aveugle, défendent tout de la Révolution, les fautes commises comme les services rendus, me crier (ici et partout où je réclame contre des mesures oppressives) : Périsse la liberté pour un jour et que la Révolution soit sauvée !

Oui. Mais vous avez tué la liberté pour vingt-cinq ans, et vous n'avez pas sauvé du tout la Révolution qui va sombrer. .. Bien au contraire, vous enseignez à cette population si éprise d'elle à la haïr. Vos mesures ressemblent trop à celles des Pharaons, qui furent pour quelque chose dans les fréquents changements de dynasties en Egypte. En France, elles vont non pas procurer, mais faire désirer et accepter un changement de gouvernement, la Réaction, la Contre-Révolution...

GGXXXV. Les Opinions religieuses froissées réagissent.

Nos campagnes étaient gravement froissées dans leurs intérêts. Elles ne l'étaient pas moins dans leurs opinions et habitudes religieuses. Et l'Eglise ayant eu l'habitude de mélanger leurs plaisirs à ses solennités, on les chicanait dans ces rares plaisirs achetés bien cher. Je n'ai garde de surfaire ici la dévotion de nos paysans, leurs habitudes, leurs joies pieuses. En les rangeant après les intérêts et au second rang, j'en fais le compte qu'il faut en faire. Mais de ce qu'il ne ressemble guère au culte sombre du Breton, (ou à l'idolâtrie sentimentale des Provençaux), il ne faut pas nier la sincérité et vitalité de notre paganisme jovial (et qui sent sa Bourgogne).

Et parmi les causes de la désaffection de nos rustiques,


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il faut noter la suppression brutale du culte aimé des enfants et des femmes, celle du repos du septième jour auquel « bêtes et gens » étaient faits, me disait jadis un vieux paysan ; celle surtout des joies calmes de Noël, des joies bruyantes de la fête patronale, de sa vogue, le seul bon jour de nos paysans en toute leur laborieuse année.

Gouly disait, en janvier, que dans une moitié du département (Bugey et Gex) le Catholicisme était aboli. Il en restait à ma connaissance, même là, quelques étincelles en un lieu où j'ai passé une part de ma vie.

En décembre 1793, l'église de Lagnieu avait été livrée à la Société populaire. Et le curé (M. de Merloz) était venu, en échange de ses lettres de prêtrise, recevoir l'accolade du Président.

Le 21 janvier 1794, pour fêter le souvenir qu'on sait, un feu de joie avait éclairé les monts d'alentour, puis la ville s'était illuminée, puis la population avait fini la journée par un immense et jovial banquet dans l'église... Les fidèles, s'il en restait, purent bien, ce jour-là, répéter en l'amertume de leur coeur le Consummatum est de leur Dieu expirant.

Cependant à trois mois de là, le jour de Pâques, avant l'aube, un prêtre vêtu des bizarres modes d'alors, donnait la première communion à trois enfants dans une petite chambre basse, noire, nue, que je vois encore. J'ai été conduit là à l'âge de dix ans par une de ces communiantes du 1" floréal an II. Le meuble de chêne vermoulu, le crucifix d'ivoire difforme, les flambeaux de cuivre dédoré, ayant servi au sacrifice, y étaient encore ; et à la porte le bénitier de deux sous. Si j'ai jamais senti une émotion religieuse c'est en m'agenouillant avec ma mère devant l'humble autel.


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Pour dépister les Sans-Culottes et leurs moitiés plus farouches qu'eux, le prêtre changeait de costume à chaque visite et les Chambriers changeaient de Chambre : des trois ouvertes à leurs agapes renouvelées des premiers temps, aucune, j'y songe aujourd'hui, ne pouvait contenir, plus de vingt-cinq fidèles.

A deux mois de Pâques, au solstice, arrive la fête patronale. La petite ville est latine d'origine. Depuis qu'elle existe, elle allume, le soir du plus long jour de l'année, le bûcher où selon les mythologues le Dieu-Soleil s'immole pour renaître le 25 décembre, Dies natalis solis invicti.

Ce feu avait encore été bénit par le Curé, allumé par le Maire, entouré des danses de la population le lundi, 24 juin 1793. Mais pour la première fois depuis que Lagnieu existe, le sextidi, 6 messidor an II, il n'en pouvait être question. Or, je lis au registre municipal de la Cité : « Plusieurs citoyennes disent publiquement, qu'elles fêteront la ,ci-devant Saint-Jean-Baptisle et danseront comme à l'ordinaire, aucune loi ne le défendant.. . Quelques esprits fanatiques affectent encore de chômer les ci-devant dimanches et de travailler les Décadis ». La municipalité, fort bourgeoise, qui suivait (comme le District de Montluel) le courant de la Révolution sans hésiter et avait dû à cette attitude de n'être entamée ni par Amar et Merlino, ni par Garnier et Bassal, ni par Gouly, ni par Albitte, prit, pour contenir cette envie de danser des citoyennes, un arrêté foudroyant. Défense à tous cf de fêter les ci-devant fêtes... aux cabaretiers de donner à boire et à manger ces jours-là à peine de 50 livres d'amende, aux ménétriers de jouer. Ordre à chacun d'assister à la lecture des lois le Décadi, au Temple. Ceux qui seront trouvés dans les rues de dix heures à midi (pendant cette lecture) seront arrêtés »...

1886. 3e livraison. 19


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Albitte n'avait pas tant osé. Mais à Gex, au xvne siècle aller à la messe s'appelait « aller à la contrainte ». L'expression pouvait resservir à Lagnieu.

On se rangea. Et le 14 juillet — non, le 26 messidor, la petite ville fête presque entière la prise de la Bastille. La pompe civique se déploie dans les vieilles rues. Hommes et femmes portent les bustes des Saints d'alors, Marat, Ghalier. Derrière vient la Déesse de la Raison, « deminue, parée de guirlandes de fleurs, sur un char d'où pendent des rubans tricolores dont les jeunes filles en blanc portent les bouts». Au Temple, le maire Bourdin présente la main à la Déesse, « monte en chaire avec elle ; et là entonne la Marseillaise». (Histoire manuscrite de Lagnieu par M. l'abbé Culas.)

Ainsi en allait-il sur la rive gauche de l'Ain. Repassons le torrent de montagne, pour savoir où on en est sur la rive droite. A Bourg, l'agitation religieuse de la Pâque 1794 semble tombée. Mais Rollet à ce moment écrit à Jagot et à Albitte : « Les dimanches sont partout célébrés dans les campagnes... Je fais tous mes effort? pour les ramener aux maximes de la Raison ; mes efforts sont infructueux »...

Les tentatives faites dans le Revermont, et à Meximieux ne se renouvellent pas. Mais en Dombes l'opposition catholique prend une forme particulière. Là, les opposants sont les compagnons d'agriculture qui, s'étant gagés pour chômer cent cinquante jours fériés par an, n'en chôment plus que trente-six : de ce chef, ils réclament un salaire plus fort. Ce sont les paysans qui, aux jours non oubliés de leurs vogues, eux aussi se remettent à danser. Revenant de Trévoux à Bourg à la Bn de juin, Méaulle écrit au District de Ghâtillon : « La révolte de la Vendée a été at-


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tribuée avec raison à la faiblesse des administrateurs. Il se forme des rassemblements fanatiques dans plusieurs communes. Hier, j'en ai vu de mes yeux (à Saint-Paul de Varax). J'ai fait traduire devant moi le Maire, les Officiers municipaux, l'Agent national ; si les fonctionnaires publics ne préviennent ou ne dissipent pas de pareils attroupements j'appellerai sur leurs têtes le glaive de la loi »... Le District, considérant que les dits rassemblements se font « aux ridicules époques des fêtes et dimanches », interdit ce jour-là « tous bals, danses, vogues, festins et jeux publics, défend aux cabaretiers de donner à boire,-etc. ».

Méaulle craint une Vendée en Dombes ; il se trompe là du tout. On n'a aucunement là le fanatisme sombre, comme dans le Bocage vendéen. Sur les berges riantes delà Saône on adorait l'ondine lascive de Rioltier, qui est l'Arar divinisée. Sur les douves des étangs on adore des Saints obscènes.

A Bouligneux, on adore le soleil. Je ne répète pas le nom du menhir d'Ars. Ces païens-ci n'entendent rien au culte abstrait de Chaumette eL de Lalande. La Déesse Raison a supprimé la Vogue ; cela est sûr et cela est un grief. Au.bon vieux temps où l'on avait pour Dieu ce saint Guignefort qui rend la vigueur aux maris las avant l'heure; pour Dames ces comtesses de Neuville, si humaines, on pouvait danser une fois l'An. Ce sont des Ménétris, armés d'une vielle qui mènent ici la protestation, la réaction si l'on veut ; et c'est par des rigodons que le Christianisme recommence.

Aussi, l'Agent national de Trévoux incarcère les Ménétris; ils ont dans plusieurs communes, fait danser le jour de la Saint-Pierre, et « pour en finir avec ces farces «, il demande à Méaulle un crédit permettant de donner le bal les jours de décade. Le District de Belley, lui, sentant bien


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que la lecture des Lois, au Temple, n'était pas un plaisir précisément, avait déjà proposé d'affecter, chaque décadi, une somme de 50 francs, o prise sur les biens des détenus », pour égayer la journée par des choeurs patriotiques.

Nos districts, proclament là à leur façon, la nécessité de remplacer d'une manière quelconque le culte aboli. Six mois auparavant, Thomas Lindet, évêque de l'Eure, déposant ses pouvoirs avait dit à la Convention : « Prévenez le murmure que ferait naître dans nos campagnes l'uniformité du travail, la cessation des assemblées »... Mais, ni la lecture des Lois imposée à Lagnieu, ni les choeurs patriotiques proposés à Belley, ni les fêtes morales décrétées par Robespierre ne remplacèrent les Mené tris...

En somme, l'hostilité de nos campagnes s'accuse de toutes façons. Jo vois deux de nos communes du Bugey témoigner de cette disposition d'une manière inquiétante, laissant bien voir un des dangers de la situation de celte République où on a supprimé l'élection et où nulle opposition n'a plus de moyen régulier de se formuler.

Le 2 mai, au moment où Albitte nous était ravi, les bonnes gens de Ghaley s'avisent de se réunir pour renouveler leur municipalité imposée dont ils étaient, parait-il, mal contents. Le District de Mont-Ferme s'empresse de leur rappeler que le droitdontilsusentappartientau Représentant en mission. Ils ne tiennent compte de l'avertissement, passent outre...

Ordre du District de les cm pêcher de se rassembler.

Même chose le 1C juin à Bonne-Fontaine (Saint-Sorlin). Le même District y rétablit « l'ordre » en faisant six arrestations.

Ce n'était pas Bonne-Fontaine qui troublait l'ordre éternel ; c'était le District.


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Je conclus du particulier au général? Rouvrons le registre de la Société des Sans-Culottes de Bourg et lisons : « Seyssel, Geyzérieu, Champagne, toutes les Sociétés des petites communes, influencées par les Magisters, trompées, servent la cause des ennemis de la République » (3 juin, 15 prairial).

Et (le 11 juin, 28 prairial) « nous dénonçons ces petites communes à la Convention. Il y a là un levain qui fermente et peut devenir funeste », etc.

La dictature avait sauvé la Révolution de juin à septembre 1793, mais elle n'était pas, pour arriver à la Liberté, but de la Révolution, le droit chemin précisément. Il était temps que la Révolution tînt ses promesses. Ce que la Convention découvrira au lendemain du 9 thermidor, ces gens de Chaley et de Saint-Sorlin l'avaient déjà découvert en mai et juin.

Et nos communes rurales, quoi qu'on put dire et faire à Paris et à Bourg, n'avaient qu'à vouloir pour être maîtresses chez elles, au bout de tout ; les moyens coercitifs manquant à ce gouvernement despotique de fait, mais démocratique de principe, totalement à la merci d'un mouvement d'opinion. Ces communes n'ont pas abdiqué. Elles sont peu empressées à se saigner. Et il est admirable que, dans le danger delà patrie, on ait obtenu d'elles tout ce qu'on en avait obtenu depuis un an. Mais le danger était passé. On pouvait, on devait dès lors strictement leur rendre leurs droits.

Si l'attitude résolument récalcitrante qu'elles prenaient en ces deux régions peu éloignées, mais infiniment dissemblables, notre Dombes et notre Bugey, venait à se généraliser — si la velléité des paysans de Cbaley et de Saint-Sorlin gagnait, qu'est-ce donc qu'on eût pu faire, en


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ces tragiques Tuileries où on continuait de s'entre-dévorer, contre « le Fédéralisme communal », survivant sur les débris du Fédéralisme départemental ?

On vient à bout d'une hydre à cent têtes ; si le monstre en a quarante mille, je ne sais...

GGXXXVI. Fin de Méaulle. - Les jeunes captives.

Avant d'aller voir comment le grand ressort cassa au moment même où tous les petits rouages grinçaient et refusaient do marcher; avant de chercher on quelle mesure les représentants de l'Ain aidèrent au 9 thermidor, j'ai à dire les derniers actes do Méaulle, sa lettre menaçante au district de Châtillon ne les faisait pas prévoir. Ce sont des élargissements à Gex et à Bourg.

En mettant Pages et Tardy hors la loi, en employant son crédit au service des Sans-Culottes de Belley protégés de Jagot, en incarcérant Lyonnet leur adversaire remuant, il s'assurait la bienveillance du plus obscur peut-être, mais du plus actif des membres du Comité de sûreté ; il donnait des gages ostensibles à la politique à laquelle le triumvirat gouvernant était revenu en juin ; il se couvrait contre les accusations de Modérantisme, d'où qu'elles vinssent. Et il gagnait de pouvoir rester fidèle de fait à la ligne de conduite qu'il avait adoptée chez nous. Cela était courageux, étant périlleux. Mais tout était périlleux à ce moment.

Le Représentant séjourna à Gex du 20 juillet au 1er août. Il y avait trouve vingt-un détenus. Il en élargit onze dont


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huit femmes, en laissa sept en détention et en transféra trois estimés dangereux à Pierre-Châtel.

Il y avait à Bourg de « jeunes captives » qui n'ont pas eu de poète pour les chanter, et comme celle qu'on n'oubliera plus,

Ne voulant pas mourir encore...

J'en sais deux. Une avait dix-sept ans et appartenait à une ancienne famille du Bugey. Elle était là, à côté du réduit où j'écris, dans cette sombre maison, appelée au xvn" siècle : Logis du Roy; puis Hôtel de Condé; au XVIIIe, Maison du Chatelard ; aux La Teyssonnière depuis. Pendant ce messidor brûlant de l'an II, filles ou soeurs d'émigrés y manquaient d'air et d'eau , s'y mouraient. Méaulle, homme de trente-sept ans, aimait les femmes ; un pamphlet thermidorien idiot lui en fait un crime. Mais celle qui, aux fêtes d'Albitte, goûta la première ici, non la seule, cette ivresse inconnue d'être adorée en plein soleil de tout un peuple, était consolée de l'absence de Desisles, par le Représentant ; passait pour l'avoir fixé. Et ce fut, je n'en veux pas douter, avec un entier désintéressement qu'à son retour de Trévoux ici, le 11 juillet, Méaulle ordonna d'élargir la citoyenne de Moyriat-Maillat, « afin qu'elle pût, dit l'arrêté du compatriote de Chateaubriand, aller près de son père, à Volognat, respirer l'air de la montagne.... »

L'autre prisonnière était une des soixante-deux de l'hospice de la Charité, toutes nonnes ou chanoinesses fidèles à leur voeu. Marie de Varennes était entrée presque enfant dans l'abbaye noble de Neuville-les-Dames, célèbre dans tout le vieux monde par ses moeurs aimables, et qui n'était pas une prison du tout. Les chanoinesses étaient


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« dames de Neuville, ayant haute, moyenne et basse justice. Elles ont toujours élé sans clôture, et ont chacune une maison séparée ». Une bulle du 7 août 1751, du jovial pape Lambertini leur donne « des statuts conformes à l'état de chanoinesses séculières » : des lettres patentes de Louis XV le titre de comtesses. Elles portaient, au choeur, un manteau noir doublé d'hermine avec un cordon bleu où pendait une large croix d'or avec la légende : Genus, decus et virtus. La vertu n'avait là que la troisième place. Pour entrer il fallait « neuf quartiers prouvés du côté paternel ». Sur la liste du Chapitre', en 1784 (où figurent cinq filles de la maison royale de Saxe), je vois trois dames du nom de Varennes, Anne-Baptiste, et deux Marie.

Ces Varennes-ci sont de Franche-Comté et légendaires là-bas, m'est-il dit, pour leur vaillance en amour : la Sophie de Mirabeau en était (du côté maternel ?) et s'en montra digne.

Quand l'essaim souriant des Bénédictines fut mis hors de la moins austère des geôles, Marie de Varennes fut incarcérée à Châtillon avec quatre de ses soeurs en religion. Le Directoire girondin de l'Ain estimant que leur liberté ne mettrait pas la Patrie en danger, les élargit le 10 mai 93. Le père de Marie était détenu à Lyon et y périt sur l'échafaud. Pendant les huit mois qui suivirent, la jeune fille vécut ici, chez d'humbles amis, me dit-on. C'est alors qu'elle aurait été connue et aimée d'un jeune homme, élève de l'école d'horlogerie de Bourg (il reste ici des pendules et des montres signées de lui). Au commencement de 94, on enferma de nouveau Marie à la Charité, comme ancienne religieuse. Ces prisons improvisées étaient mal closes : et celles où l'on enfermait les femmes n'étaient pas bien austèrement gardées. En juillet, Méaulle


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reçut à Gex une pétition du jeune horloger, il demandait la libération de Marie Varennes; elle consentait à devenir sa femme. Le Représentant signa en souriant: il n'est rien dit de ce sourire dans l'in-folio rébarbatif où cette histoire est ensevelie. Les noms des deux conjoints y sont. Le mariage fut célébré le jour où André Chénier périt sur l'échafaud... André aurait aimé celle anecdote qui fera froncer le sourcil aux chrétiens austères de ce temps-ci. Les époux allèrent cacher leur bonheur dans un riant village des bords de l'Ain portant aussi le nom de Neuville. Il est né d'eux une fille, morte assez récemment sans avoir été mariée.

Méaulle, qui a arrêté à Lyon les hécatombes humaines, qui a commencé ici les élargissements, essayé de refaire « de l'ordre avec du désordre », est, chez nous, mieux que Gouly jouant à la bascule par calcul ou par tempérament, le représentant du parti montagnard gouvernemental. Il y avait bien du bon sens (et bien du courage, répétons-le) à faire ici cette politique au moment même où, à côté de nous, Lons-le-Saulnier envoyait, à Fouquier-Tainville ses administrateurs girondins; où Genève, notre voisine, se tachait de son propre sang ; où enfin Paris voyait passer, dans l'épouvante, les grandes fournées de la guillotine.

Et cette accalmie relative ici, pendant que la tourmente arrive à son paroxysme ailleurs, montre bien qu'il ne faut généraliser on histoire, qu'à bon escient.


TRENTE-CINQUIÈME PARTIE Thermidor et son lendemain — Boisset.

GGXXXVII. THERMIDOR A PARIS. LES NOTRES. — CGXXXV1I1. THERMIDOR A BOURG. — CGXXXIX. THERMIDOR A BELI.EY ET NANTUA. — GOXL. LE LENDEMAIN. PRISONS OUVERTES. — CCXLI. LE LENDEMAIN. LES RÉQUISITION CONTINUENT. — GGXLII. LE LENDEMAIN. L1 RÉACTION RELIGIEUSE COMMENCE. PAGANI.

CCXXXVII. Thermidor à Paris. - Rôle des Nôtres.

Le régime de la Terreur, expédient suprême d'une heure de péril, ullima ratio d'un pays en détresse, est donc devenu un système de gouvernement, le despotisme organisé et sanguinaire d'une ochlocratie exclusive. Si cette petite histoire apporte un renseignement à celle de la France à ce moment, le voici bien : le régime que Paris va détruire était usé absolument et se désorganisait de lui-même en province.

Nos communes rurales n'en veulent plus ; les assignats, le maximum, les réquisitions les ruinent, ce qui reste des vieilles croyances réagit, s'insurge partout. Nos petites villes vivant de la prospérité des campagnes, de leur actif commerce avec elles, souffrent comme elles ou plus qu'elles. A Bourg, le club des sans-culottes n'est plus fréquenté que de quelques énergumènes ne pouvant plus quitter des masques dont on avait peur hier, qu'on ose huer aujourd'hui.


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Ce n'est que traiter notre sujet de montrer comment les suites du 9 thermidor, son lendemain, si peu prévus par ses auteurs, étaient préparés en notre province et prêts à faire explosion. Cela fait en la mesure où je l'ai pu, il faut voir quelle part les nôtres prirent à cette révolution.

Voilà ce qui se passe là où se font nos destinées.

Robespierre songe encore une fois à en finir — mais après une dernière (?) épuration de la Convention — avec la Terreur, et s'il est possible avec la guerre. Un membre du Comité de Salut public, Barrère, dit en ses mémoires trop oubliés : « Soulavie, résident français à Genève, fit tenir à Méaulle une correspondance entre Robespierre et Benjamin Vaughan, membre de l'opposition anglaise, maladroitement surprise et saisie par sa police. Vaughan se croit à la veille d'arriver au pouvoir et se dit prêt à traiter avec la République à condition qu'il serait établi chez nous un pouvoir exécutif stable, aune ou deux têtes; que les rigueurs contre les prêtres, les négociants seraient suspendues... » Le fait même qu'il lui était répondu en dit beaucoup...

Le voyage de Méaulle à Gex, la prolongation de son séjour là, pendant qu'on tramait et qu'on faisait une révolution à Paris, curent-ils pour but de voir Soulavie, de savoir tout ce qu'il savait? Quoi qu'il en soit, le Résident ayant lu cette correspondance, Méaulle n'osa la garder. Il ne l'envoya pas à Robespierre — il est sur une des listes qu'on a dressées des Conventionnels devant périr si la Dictature était proclamée. — Il l'envoya au Comité de Salut public où Robespierre ne se montrait plus depuis quelque temps. Tombant au milieu de la catastrophe du 9, elle passa sans doute inaperçue.


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Déjà informé par là, en partie, de ce que Robespierre prépare, Méaulle pourra l'êlre du reste par Jagol bien intéressé à le savoir et bien placé pour cela.

Le reste, Barrère encore nous l'apprend. Un autre Conventionnel honnête et renseigné, nous le confirme.

Au commencement de messidor (au milieu de juillet) Robespierre avait proposé une réunion des deux Comités « pour aviser aux moyens de donner de la force au gouvernement ». Là, Sainl-Just demanda ouvertement la Dictature pour Maximilien... Celui-ci feignit la surprise, puis accepta « la responsabilité » de la proposition. Presque tous les assistants protestèrent. « Jagot, membre obscur du Comité de sûreté, mit. le plus d'éclat dans cette révolte ». On alla aux voix. Il y en eut cinq pour la Dictature (sur vingt-quatre!). Les auteurs de la tentative sortirent furieux. A partir de ce moment, Robespierre ulcéré cessa de paraître au Comité de Salut public (Baudot, cité par Quinet. Révol. 1. 18; ch. VI; p. 200).

Et le fils de I.ebas, le neveu de la fiancée de Robespierre Éléonore Duplai, qui a vécu 50 ans avec sa tante, admet que la proposition a été faite par Saint-Just qui penchait vers cette solution. [Ann. de l'Hist. de France, II, 322, 323.)

On a contesté le témoignage de Barrère ; l'affirmation de Baudot; l'autorité de Lebas. Nous montrerons tout à l'heure, à l'appui, une déclaration difficile à récuser.

Les Triumvirs, maîtres de fait, voulaient encore être maîtres de droit. César fit la même faute et elle lui réussit de même.

La Dictature ! Si c'est par là qu'on voulait finir, il n'eût pas fallu pendant six ans repaître la France de discours contre le pouvoir d'un seul. Il lui faudra, pour s'y rési-


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gner, six autres années, d'autres titres et d'autres misères»

Et celui de nos Représentants en qui les Hébertistes de Bourg et de Belley ont trouvé un patron, qu'ils appellent leur père, proteste plus haut que pas un contre les projets du Triumvirat gouvernant. Il recule devant les torrents de sang inondant la place de la Révolution. A la liste du 3 thermidor, 21 juillet, portant trois cent dix-huit noms et envoyant à la mort les chefs de l'Aristocratie française (laquelle n'en régnait pas moins en 1877), Jagot ne met pas sa signature, c'est Michelet qui le note (1. XXI, ch. 2). La Dictature lui répugne en tout. Et par un endroit le Dictateur lui convient peu : Jagot est de ceux qui ne lui pardonnent guère son Déisme affiché, qui ne lui pardonne pas ses complaisances pour les adorations bouffonnes de Dom Gerleet de Catherine Théot. L'accueil significatif que Nantua gouverné par les siens va faire au 9 thermidor, nous en est un sûr garant. Pour tout dire, membre du Comité de Sûreté dépouillé récemment de ses attributions de police par un bureau spécial dépendant de Robespierre, il restait ulcéré de cet empiétement. Et le Dictateur le savait.

Je ne sais rien de l'attitude de Gauthier la veille de la catastrophe; sinon que le 27 messidor, 16juillet, il était attaqué aux Jacobins comme « Modéré et Feuillant » ; et que le 8 thermidor, 26 juillet, Baron-Chalier recommençait l'attaque. Il était donc sur une défensive inquiète, en péril, discernant derrière ces agresseurs obscurs deux puissants ennemis. Et il n'est pas à croire qu'ayant à se défendre de la haine persévérante de Couthon et de Collotd'Herbois, il ait pris ce moment pour travailler à la chute de Robespierre.


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Je vois (Histoire de deux Amis de la Révolution, t. XII), Deydier, membre du Comité de Division, « jurer avec ses collègues de renverser le tyran ». Et on lit dans les Papiers inédits de Robespierre, t. I : Ferrand, girondin caché dans la Plaine ; se laissant aller à croire Maximilien « le moins corrompu des tyrans terroristes », prêt à finir la Terreur ; était des Représentants de l'Ain le moins disposé à entrer dans la coalition responsable du Coup-d'Etat du 9. Ceci nous renseigne indirectement sur les collègues de Ferrand.

Une lutte sourde précéda la rupture.

Le 1er juillet, Robespierre va aux Jacobins préparer cette épuration dernière (?) qu'il veut. Il prouve longuement que la sévérité contre les Indulgents, des fripons, et qui conspirent, reste nécessaire. (Ce discours va au coeur de notre Société épurée : e ses traits portent en faveur des patriotes de Bourg opprimés ». Elle en vote la distribution.)

Le 8 juillet, le Comité de Sûreté générale, en quête d'un moyen de défense propre à lui refaire une popularité dont il a besoin, considérant que la famine menace, qu'il faut des bras pour faire la moisson, décrète l'élargissement en masse des cultivateurs détenus, fort nombreux, observateurs du dimanche, infracleurs du Maximum, récalcitrants aux réquisitions...

On n'osera désobéir en face, mais admirez nos gens, ces gens adjurés par Méaulle a de n'être pas plus révolutionnaires que la Convention». Ils élargissent de la main droite, ils incarcèrent de la main gauche. Du 5 au 14 thermidor (du 23 juillet au 1er août), notre Comitéde surveillance illettré arrête quatre paysans à Vinat, dix à Fleyrial, à Buellas vingt-cinq ; d'autres encore à Saint-Denis, à Polliat. Ces paysans n'ont pas observé la Décade ! Ils ont moissonné ce jour sacro-saint !


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Par contre, huit jours après l'arrêté du Comité de Sûreté, l'Agent national de Trévoux, un lettré celui-là, mande à Méaulle : « Grande partie des communes ont affecté de célébrer la Saint-Pierre... J'ai dissipé les rassemblements, fait arrêter le joueur de violon, les cabaretiers les plus entêtés », etc.

Ainsi, ni Robespierre proclamant, le 8 juin, la liberté des cultes, ni le Comité de Sûreté ordonnant le 8 juillet d'élargir les paysans la pratiquant à leur façon, ne sont écoutés l'un plus que l'autre ! Le parti jacobin, selon un théoricien docile comme le couperet du bourreau, reste jusqu'au bout indisciplinable, ne suit plus ses chefs. Les SansCulottes font observer le Décadi par intimidation en 1794 comme les prêtres et les juges de la Restauration feront le dimanche en 1814 — Et si le 9 thermidor Robespierre eût réussi à Paris, il eût été obligé en province de sévir contre les siens..,

La crise arrive. Le 8 (26 juillet), le candidat au suprême pouvoir, dans un discours élaboré plus d'un mois à l'avance (on a le manuscrit de sa main), met la Convention en demeure d'opter entre lui et les Comités conspirant sa ruine. Je le crois pro se et contra se. L'apostrophe à Fouché est superbe : « Non, Fouché ; la mort n'est pas un sommeil éternel ! Effacez des tombeaux cette maxime impie...» etc. L'accusation contre Cambon est injuste et insensée^. Blanc le reconnaît). Onn'enpeut dire autant de celle contre le Comité de Sûreté. Vient une peinture énergique du « système de division et de calomnies » ourdi contre lui : « Qui suis-je, moi qu'on accuse ! La victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent. Mes actions les plus indifférentes sont criminelles. Un homme est calomnié dès qu'il me connaît »... Une note raturée,


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mais lisible attribue ce dénigrement odieux à Jagot et à Amar. « C'est le duc d'York qui l'a gratifié, le premier, d'une patente de dictateurdonl ilahorreur... Il faut punir les traîtres, épurer le Comité de Salut-public lui-même, lui subordonner le Comité de Sûreté coupable d'affreuses rapines... enfin constituer Y unité du gouvernement »... Du nom de Dictateur, il n'en veut pas c'est vrai. Mais quoi ! Ne demande-t-il pas là le pouvoir dictatorial ? Ne le prend-il pas en disposant, comme il vient de faire, de la vie de ses collègues des Comités ? J'entends ces effrayantes et décisives paroles comme la Convention fil. Les entendre autrement, c'est admettre que le Coup-d'Etat du lendemain fut un effet sans cause.

Deux jours auparavant, aux Jacobins, Couthon aussi avait accusé l'intention d'appeler devant la justice révolutionnaire les « quelques hommes impurs qui, dans la Convention, cherchaient à corrompre la morale publique ». (L. Blanc, VI, 174.)

A en croire la liste la plus autorisée, les télés demandées ainsi tout haut étaient celles de Carnol, de Cambon, de Billaud, de Collot, de Tallien, de Fouché et de Javogues (Michelet, 1. XXI. Ch. il, P. 328) ; les têtes les plus pures et avec elles les têtes les plus souillées.

L'Assemblée terrifiée par la vague menace, par les lendemains entrevus d'une pareille journée; se rappelant la couardise qu'elle a montrée plus d'une fois ; lâche pied d'abord devant cet homme. — Puis Cambon le premier se redressa ; puis Billaud ; puis Amar ; puis le peureux Pauis ; puis ce triste Barrère... Quand on vit les deux pleutres regimber, on se sentit; on osa rétracter le vole de l'impression surpris ; renvoyer le discours homicide aux Comités faits juges en leur cause...


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Robespierre courut aux Jacobins, relut là sont «c Testament de mort », sollicitant une ovation qui ne lui fut pas marchandée.

Les Comités se sentant sous le couteau, traitèrent la nuit avec la Plaine. Le 9 (27 juillet) Billaud et Tallien menèrent l'attaque. « La Montagne indépendante qui, dit Michelet, ne voulait pas de Dictateur, regardait... De son sein partirent deux voix qu'on n'avait entendues jamais :... L'arrestation !... L'accusation !... C'étaient Louchêt et Lozeau, deux fermes jacobins qui firent plus d'impression que Tallien. » — Puis, comme Robespierre, livide, voulait parler, ne pouvait ; le cri du sépulcre : « Le sang de Danton l'étouffé ! » poussé par ce Garnier qui avait, avec le prêtre Bassal, inauguré chez nous la Terreur. El on vota, à l'unanimité, aux cris d'A bas le tyran ! Vive la République ! la mise hors la loi des rois de la veille.

La commune de Paris essaya de les défendre. Le sort' de la journée fut assez longtemps douteux. La Convention nomma Barras chef de la force publique et lui donna six adjoints chargés spécialement d'aller gagner les sections indécises. Ferrand de l'Ain fut l'un des six.

Les hommes du parti Montagnard qui comptent chez nous sont Gauthier, Jagot, Goujon. Ce que furent les premiers on l'a vu. Goujon était député de Seine-et-Oise ; je reviendrai sur lui plus loin au long. Les deux premiers ont voté la chute des Triumvirs, le dernier, en mission aux armées, en a félicité la Convention. Quand un si rare accord se produit entre ses chefs, le pays suit. Le Neuf thermidor eût pu être fait autrement ; il ne pouvait être évité ni ajourné.

Depuis sa loi de Prairial qui fit, en quarante jours, tomber treize cent cinquante-six têtes, Robespierre était, plus

1886. 3" livraison. 20


298 ANNALES DE L'AIN.

que jamais et avec plus de raison que jamais, identifié par l'opinion avec la Terreur. Lui tombé, on crut la Terreur finie, ce qui la finit. Ces fièvres-là n'existent que par la complicité active ou passive de tous et tombent quand cet auxiliaire leur fait défaut.

La chute des Triumvirs, après tant d'autres, décapitait la Convention; allait rendre la Contre-Révolution possible. Les fautes des Thermidoriens se cumulant avec les fautes antérieures et les agravant rendront ce dénouement inévitable.

CCXXXVIU. Thermidor à Bourg.

Le 2 août, jour où arriva la nouvelle du 27 juillet à Bourg, nous étions sans maître. Méaulle n'était pas rentré encore ; il l'apprit le même jour à Châtillon-de-Michaille. Connaissant les projets de Robespierre, les voyant manques ; voyant à la tête de la coalition qui les avait déjoués Billaud, Collot, Fouché, Tallien, plus tachés de sang que les Triumvirs, il put penser qu'entre les lendemains possibles était une revanche de l'Hébertisme, une recrudescence de Terreur. Pour lui ce lendemain-là était plus à craindre qu'à désirer : il semble cependant s'y être préparé.

Il trouve dans ses dépêches un arrêté du Comité de Salut public élargissant ce Lyonnet de Vieu, correspondant de Gouly, incarcéré par lui le 20 juin comme agitateur : Il risqua de déclarer le Comité (d'avant le 9) mal informé et maintint l'arrestation de Lyonnet, comptant sans doute que le Comité du 10 lui saurait gré d'une pareille audace.


LA BBESSE ET LE BUGEY. 299

Il ne lui échappait pas d'ailleurs que si les autres journées de la Révolution, le 10 août, le 2 juin avouaient leur but sans ambiguïté, du 9 thermidor il n'en était pas de même.

Une coalition avait voté qu'elle ne voulait pas de la dictature. Ce qu'elle voulait elle ne le disait pas, ne le sachant pas bien encore. Un résultat quasi sûr de cette incertitude, c'est qu'en province chacun allait interpréter celte journée à sa façon, c'est-à-dire selon son secret désir. — De l'agitation, des troubles même pouvaient être prévus.

Le Représentant en mission ne se faisait pas illusion sur le mouvement d'opinion de ces derniers mois dans le département qu'il gouvernait. Il savait en quelle disposition notamment il avait laissé le chef-lieu. Il songea évidemment tout de suite à se garder contre une levée de boucliers possible du parti réactionnaire à Bourg, laquelle eût gagné vite les campagnes de Dombes, le Revermont, peut-être le Valromey. Méaulle avait l'ordre à sauvegarder en tout état de cause ; et en répondait au gouvernement nouveau quel qu'il fût.

Et c'est le 2 août même qu'ordre fut envoyé au général Jeannet, commandant à Gex, de porter un bataillon de garde-nationale rurale de 300 hommes sur Bourg, soit à marches forcées, soit en poste (les documents disent l'un et l'autre). Un peu auparavant une mesure identique avait été prise pour Belley qui s'agitait...

Qui donna cet ordre ? Qui pouvait le donner régulièrement, assurer la solde, les logements, les vivres, les voitures à cette troupe, sinon le Représentant en mission?

Méaulle, selon Dubost (Manuscrit, p. 139), se serait arrangé pour ne pas connaître cet ordre et au besoin le désavouer ?


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Et le Tableau, analytique des Intrigants de la Commune de Bourg (factura thermidorien furieux) attribue la mesure à Juvanon, Agent national près le District; à l'appui de cette version, on produit une lettre de Juvanon « à son ami Jeannet », en laquelle il lui demande en effet « trois cents bons bougres à poil », des hommes sûrs. Cette lettre est aussi du 2 août, mais datée de Chézery...

Or Juvanon, allé à Gex (avec Méaulle ?), est rentré à Bourg le 29 juillet ; ce soir-là, il rend compte de son voyage à la Société des Sans-Culottes épurée, et signe au procès-verbal comme secrétaire !

Le fera-l-on repartir d'ici le 30, être à Chézery le 2 ? C'est possible. Ce qui ne l'est pas, c'est qu'il ait pu savoir là-bas le 2 celte nouvelle de Paris sue ici ce jour-là même.

Pourquoi alors sa lettre à Jeannet ?

Je crois la lettre de Juvanon fabriquée ; l'affirmation du Tableau et la supposition de Debost calomnieuses. Les trois cents Gessiens, partis le 4, arrivés le 6 à Nantua, ont reçu là de l'adjoint un ordre écrit de s'acheminer sur Bourg, « conforme à ceux du Représentant Méaulle ». On l'a. Enfin, La dénonciation des citoyens de Bourg contre Amar, Javogues, Âlbitte et Méaulle, postérieure au Tableau d'un an, attribue formellement à Méaulle ce que le Tableau donne à Juvanon et Debost à l'un et l'autre. Il faut l'en croire : 1° parce que, travaillant pour le bourreau, la Dénonciation doit y mettre une certaine conscience et probité ; 2° parce qu'on l'a fait signer à trois cent quatre-vingts citoyens <r portant les noms les plus connus dans tous les rangs o au dire d'un écrivain contre-révolutionnaire. J'ai connu, en effet, beaucoup de ces noms et de ceux qui les portaient : j'admets aussi leur véracité quand ils en viennent à reprocher au Conventionnel breton un goût pro-


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nonce « pour les femmes sans pudeur et la pêche à l'anguille » (textuel).

Cet homme pervers, Méaulle, rentra dans notre vertueuse cité le 3 août au matin ; il y trouva les nouvelles de Paris du 30 juillet. Il en eut, le lendemain 4, de la journée du 1" août, décisive.

« Les deux Comités en tuant Robespierre espéraient le continuer » (Michelet). Ainsi, pour envoyer à l'échafaud la Commune insurgée pour lui le 28, il fallait des constatations d'identité, donc des officiers municipaux : le Comité de Sûreté en fabriqua sans hésiter. Soixante et dix communiers périrent le 29, les treize autres le 30.

L'Assemblée, elle, « restait flottante ». Mais l'attitude de Paris non douteuse, l'ouverture des prisons, spontanée, pesèrent sur nos souverains. Le 30, Dubois-Crancé, le preneur de Lyon, leur fit voter « ce que les Montagnards indépendants, Cambon, Lindet, Merlin avaient demandé dès septembre 1793, que les Comités fussent renouvelés par quart tous les mois» (Michelet, Directoire, p. 39 à 54). Gauthier, à Grenoble, à Lyon, marchait déjà avec DuboisCrancé : il dut s'associer à ce vote plus conforme au principe démocratique qu'à la stabilité et à la suite dans les entreprises.

Le premier renouvellement mensuel eut donc lieu le 1" août. Ceux qui avaient enlevé le vote du 30 conduisirent sans nul doute celui du 1er. Ils mirent Tallien et Treilhard au Comité de Salut-Public ; et sur la proposition formelle de Merlino, ils éliminèrent du Comité de Sûreté Jagot qui put commenter ce jour-là le Sic vos non vobis, mot du lendemain de toutes nos révolutions.

Méaulle fut atteint comme Jagot, sans nul doute pour s'être trop ostensiblement rallié à lui, ce dernier mois.


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Les nôtres intervinrent dans le choix de son successeur, nous en avons la preuve écrite. Ce successeur fut Boysset, compatriotede Dubois-Crancé. Gauthier allait (28 août) gouverner les deux départements de l'Isère et du Mont-Blanc à la place d'Albitte. « Il était plus modéré et plus humain que son prédécesseur et dès son arrivée se montra disposé à réparer en partie ses excès ». (Cardinal Billet, Mémoires pour servir, etc., p. 184.)

Il y eut dissentiment entre nos Conventionnels sur l'affaire de Desisles, Rollet, Frilet et Martine : on remit à Boysset la tâche de l'examiner et de prononcer sur les quatre inculpés renvoyés à Bourg en surveillance.

Ici, du 1er août où l'on sut la chute du Triumvirat au 4 où on apprit quelles conséquences immédiates elle avait pour nous, on n'avait guères soufflé mot, sauf au District, où le 1" même on crut devoir voler tout chaud l'adresse obligatoire au lendemain des Coups-d'Etat. Le District donc, « supposait que les victoires tant internes qu'extérieures de la Convention lui permettaient enfin de se reposer... l'hydre révolutionnaire s'était levée encore une fois... » Le District applaudissait l'Assemblée de l'avoir terrassée de nouveau, etc.

À travers les clichés d'alors, un mot ressort. Le District de Bourg composé de Patriotes mais où il n'y a qu'un jacobin, Juvanon, prête à la Convention un besoin de repos qu'elle n'a pas encore accusé qu'on sache. Il ressent ce besoin pour elle, paraît-il, et peut-être pour lui. Ne serait-ce pas là simplement, de toutes les façons de conseiller une abdication, la plus réservée et la plus bienséante?

Quant à notre Commune, elle avait retrouvé avec les municipaux amnistiés parCouthon (24 juin) ses primitives ardeurs. Espérait-elle plus de Colloi, de Fouché, si bons


LA BRESSE ET LE BUGEY. 303

collègues de Javogues à Lyon, que du tyran qui menaçait la tête de Javogues et n'avait voulu rendre Alban ni Desisles à son amour ? — Le 2, elle vota « qu'elle voterait » aussi une adresse ; mais elle mit à la rédiger une prudente lenteur... Desisles arriva la nuit du 2 au 3, l'entretint sans doute dans cette disposition, car elle sursit le 3, de nouveau. Le 4, recevant de Méaulle, au lieu des nouvelles qu'elle espérait, l'annonce de l'élimination de Jagot, de la nomination de Boysset ; l'ordre d'incarcérer Desisles, (obtenu dit Lalande par nos Représentants du nouveau Comité et expédié par un courrier extraordinaire), elle s'exécuta avec une grimace significative.

« Représentants, votre énergie vient de déjouer le plus horrible des complots,.. Continuez à mériter la reconnaissance de la race présente et future. Restez au poste que vous remplissez si bien, jusqu'à ce que vous ayez fait disparaître tous les traîtres du sol de la Liberté, etc. ».

Le mot qui importe, que Méaulle y aura fait mettre, c'est le « Restez à votre poste ». C'est là une réponse à la sourde insinuation du District, peut-être à la presse parisienne qui, en ce moment même ressuscite d'entre les morts et se met tout de suite à parler d'élections libres supprimées en France depuis quatorze mois...

Quant à l'invitation à continuer les égorgements, qu'on retrouve aussi dans l'adresse du Département, elle est bien superflue. Nos monomanes peuvent être tranquilles ; on continuera les égorgements. Seulement, c'est eux qu'on égorgera !

Tout cela, le 4 août, dans un calme plus apparent que réel, auquel l'annonce du rappel de Méaulle fit succéder le soir une certaine agitation. La séance de la Société populaire s'en ressentit; l'attitude provoquante des tribunes


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y suscita des orages », nous est-il dit. Le procès-verbal manque ; celui du 29 est le chant du Cygne.

Le 5, l'agitation s'accrut. Le matin on vit arriver de Paris, dans une voiture à lui, un nommé Rousset (de Lagnieu) dont le départ furtif, le 28 ou 29 mai, avait fait bruit. Il était allé, croyait-on, dénoncer, non pas Desisles mandé par le Comité le 10 avril, mais peut-être Rollet et Martine. Le Comité de surveillance, ayant à coeur de montrer qu'il existait encore, le fit arrêter comme il sortait de voiture. Cette arrestation augmenta l'effervescence qui aboutit vers le soir à « un mouvement contre la Société populaire ».

Ce mouvement, on l'a vu se préparer inconsciemment dès Pâques. L'attitude des tribunes aux séances précédentes, dite si douloureusement à toutes les pages des procès-verbaux retrouvés, devait le faire prévoir. Les lettres, les journaux de Paris ne laissaient plus douter de ce qui depuis huit jours s'y passait. L'occasion était flagrante. Les « orages » de la veille indiquaient l'envie ou le parti-pris d'en user. Les attroupements de la matinée autour delà voiture de Rousset furent un essai. A la nuit tombante les groupes qui se postaient à la Société populaire, plus nombreux que d'habitude, eurent de suite l'attitude hostile. Tout se borna cependant à des cris et des menaces dans la rue, dans la salle à des violences de langage et à des altercations; celles-ci dégénérant en voies de fait, on abrégea la séance qui fut la dernière.

Celte explosion du 5 août est attestée pour tous par les documents officiels, attestée pour moi par un témoin oculaire. Elle est niée par les pamphlets thermidoriens. C'est qu'elle justifie Méaulle d'avoir mandé le bataillon de Gex.

A la nuit close, un membre de la Commune prit sur lui


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de convoquer ses collègues. Onze d'entre eux (sur vingtneuf) se réunirent. Ce petit nombre démontre, à lui seul, le découragement du parti, fort concevable d'ailleurs. L'adjudant-général Bonnard et trois officiers de la Garde nationale, appelés sans doute, se joignirent aux onze fidèles. La séance se prolongea jusqu'à trois heures et demie de la nuit. — « Et il n'en fut pas dressé procès-verbal ».

Mais quinze conspirateurs pour garder le secret, c'est beaucoup par tout pays. Le lendemain, en ville, on répéta qu'il avait été parlé là, entre gens sûrs, d'un massacre dans les prisons... si certaines nouvelles attendues de Paris arrivaient et si le bataillon de Gex, attendu aussi, voulait bien y collaborer?

Cependant le District, que la manifestation de la veille encourageait dans l'attitude prise par lui dès le 1er août, se réunissait au complet et requérait la Commune « de lui faire part à l'instant même des motifs de sa réunion nocturne et de ce qui s'y était passé ».

Il fut répondu au District « que Méaulle avait dit le soir même qu'après ce qui s'était passé à la Société populaire, il convenait que la Municipalité veillât pour assurer la tranquillité ». De là la réunion suspectée, laquelle avait ordonné « des patrouilles conduites par des officiers municipaux ». Ces patrouilles rentrant et déposant que la tranquillité était complète, le Conseil était allé dormir. Vraisemblablement il n'y a rien en ceci que de vrai, si ce n'est pas toute la vérité.

Dix jours après une révolution qui n'avait trouvé d'opposition nulle part, les Jacobins de la Commune espéraient encore un retour de l'opinion en leur faveur. J'ai vu en 1830, en 1848, en 1870 les partis vaincus se repaître de la même illusion. Méaulle ne la partageait à aucun degré;


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son principal souci, à ce moment, était sans doute de maintenir jusqu'à l'arrivée de son successeur l'ordre assez compromis ici. Debost montre les patrouilles d'anarchistes, « dans un état convulsif », menaçant les promeneurs sur la voie publique ; d'autres « citoyens armés et cachés épiant » lesdites patrouilles, se préparant à défendre au besoin les prisons menacées « par la femme d'un commandant de la Garde nationale « (p. 137, 140). Ce commandant était un cordonnier fort jacobin dont j'ai connu le fils auteur de fables spirituelles, et dont on a vu plus haut la fille, une petite guillotine d'or de Manheim achetée chez Desisles pendue au col, porter des vivres sans beaucoup de mystère, à une famille détenue. Les souvenirs de celle-ci, un peu jacobine aussi, ne différaient guères de ceux de Debost.

Méaulle, pour occuper et contenir les deux partis disposés à se mordre tout au moins, demanda au Comité de surveillance de faire une enquête sur les scènes tumultueuses du 5. Le Comité, plus jacobin encore que la Commune, venait de montrer, en empoignant Rousset, que la réaction commençante ne changeait rien à ses dispositions. Et il ne pardonnait pas à Méaulle d'avoir amoindri ses attributions au profit du District. Il flt au Représentant le méchant tour d'appeler à sa barre et d'entendre les 6 et 7 août, cinq bonnes femmes — dont la citoyenne Grillet coutelière disant savoir, de la citoyenne Page coiffeuse, « que Méaulle faisait venir des troupes pour guillotiner tous les détenus... » — La citoyenne Page mandée dit savoir la chose de la citoyenne Gouilloux, matelassière, « laquelle avait la liste ». — La citoyenne Gouilloux, elle, «n'avait rien du tout; elle n'avait non plus rien vu; seulement on lui avait dit, etc., etc.


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Mais voici qui est plus grave : neuf mois plus tard, soit le ier mai 1795, le bourreau Freyg ou Freggi, un déserteur moitié italien, moitié allemand (voulant se conserver sous les nouveaux gouvernants ?) a déclaré ceci : Merle, accusateur public, l'avait averti, cela du 27 au 29 juillet 1794, qu'il comptait sur lui (pour des exécutions nocturnes, sans jugement préalable), après l'arrivée des Gessiens. Lui Freyg a refusé et se drape dans son refus.

Les Gessiens, on l'a vu, n'ont été appelés que le 2 août. Si nonobstant on ajoute foi à cette déclaration du vengeur du peuple contre l'accusateur public, on voudra bien noter ces deux points :

1° Le 1" mai 1795, jour où Freyg fit cette déclaration pour être insérée dans les Anecdotes tirées des mille et un brigandages exercés dans le département de l'Ain, nous étions encore ivres ici du sang de Merle, versé fraîchement dans la rue par une émeute vengeresse, Merle n'a pu répondre à Freyg.

2° Si l'accusateur public près la Commission temporaire, Merle, responsable des 1,684 supplices demandés par lui, ordonnés par elle, a fait réellement le rêve horrible à lui imputé par un témoin unique, assez suspect; où prend-on le droit d'en rendre complice l'homme qui précisément a clos, en arrivant à Lyon, les exercices sanglants de la Commission temporaire?

Méaulle, l'oublie-t-on, vient d'élargir en deux fois, à Gex, vingt-quatre détenus sur trente-trois, cela en pleine Terreur. Il n'a pas au lendemain du jour où la Terreur finjt, projeté de faire égorger sans jugement, la nuit, les trois cents détenus de Bourg.

Cette discussion est de luxe? non. Le ragot sinistre,.qui reste pour compte aux tricoteuses idiotes de 1794, la Gril-


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let coutelière et la Gouilloux, matelassière, a été réédité ici en 1884.

Mais pourquoi Méaulle apprenant sa révocation, n'a-t-il pas contremandé les Gessiens? — Parce que l'attitude de Bourg, les 5 et 6 août, lui fit bien plus encore que les deux jours précédents, craindre un conflit entre les partis en présence ; et qu'il répondait de l'ordre ici jusqu'à l'arrivée de Boysset.

Les Gessiens entrèrent le 6 à Nantua ; là seulement ils apprirent leur destination et reçurent « l'ordre de partir à 7 heures du soir pour être rendus le 7, à 9 heures du matin à Bourg régénéré ». Boysset s'était annoncé pour ce même 7. Méaulle crut donc pouvoir partir le 6 au soir.

Les trois cents arrivèrent à onze heures du matin par le faubourg du Mont-Blanc (Saint-Nicolas). Toute la journée du 7 (qui était le décadi 20 thermidor), la "Ville resta livrée à ses autorités jacobines et à cette garnison redoutée. Personne ne fut massacré.

La Commune employa modestement les heures à discuter si elle forcerait ou non la serrure de la chaise de poste de Rousset. Le Comité entendit la citoyenne Gouilloux. Les Gessiens, un peu recrus, buvaient frais.

Boysset arriva le soir assez tard, par la route de Mâcon. Deux mille personnes (selon Debost) l'attendaient et « firent cortège à sa voiture ». Il crut devoir garder ici les gardes nationaux de Gex trois jours, leur présence lui paraissant bonne à quelque chose (par exemple à contenir ses amis et ses ennemis). Le fait est constaté par un ordre de départ du 11, signé par le Général et approuvé par le Représentant.

Le jour même où il congédiait las Gessiens, le nouveau maître ordonna l'arrestation et le transfert à la prison de


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Bourg de Bonnet et de quatorze sans-culottes de Belley. A trois jours de là cette arrestation estsuiviedeseptautres, à Champagne et Ceysérieu. Sur ces sept incarcérés, il y a trois ex-prêtres.

CCXXXIX. Thermidor à Belley et Nantua.

Pourquoi ce fut à Belley que Boysset songea d'abord ? Nous allons le voir. Il n'y eut pas là plus qu'ailleurs de résistance au coup-d'Etat du 9, mais il y eut là aussi quelque velléité de résister chez les vaincus.

Les derniers jours du règne de Bonnet avaient été assez laborieux pour que cet homme témoignât à Albitte, avec qui il continuait de correspondre, le désir de quitter sa position pour quelque fonction rétribuée dans l'administration de l'armée des Alpes. Sa seconde réintégration n'avait pas été endurée sans murmures à Belley même, et l'attitude de Champagne et de Ceyzérieu, plus hostile depuis l'emprisonnement de Lyonnet, l'inquiétait. Est-ce pour le retenir et rendre sa situation possible qu'on appella à Belley un détachement de gardes-nationaux gessiens dont on était sûr ? C'est vraisemblable.

A la nouvelle du 9, Bonnet comme bien d'autres ne comprit rien à ce qui se passait. Ce manque de clairvoyance le conduisit à une fausse démarche tout de suite.

Il expédia en hâte à Jagot un précis d'une prétendue conversation entre Gouly et lui impliquant nettement que, dès le mois de décembre 1793, Gouly préparait dans l'Ain la dictature de Robespierre et recrutait pour elle. Ensuite


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de quoi il demandait la tête de Gouly seulement ! Sa dénonciation commence par cette phrase confirmant ce que Baudot nous dit de l'attitude de Jagot à la veille de Thermidor : « L'on doit en partie à ton zèle la découverte de l'horrible conspiration qui vient d'être déjouée. » Ce que oe myope qui vient de séjourner à Paris longuement ne sait, ni ne devine, c'est que Jagot a eu, le 9, Gouly pour allié et complice. Gouly, en janvier, la bête noire des Jacobins de Bourg, est en juillet secrétaire de la SociétéMère ! Trois jours avant le coup-d'Etat parlementaire il y a défendu Gauthier. Deux jours après il y fait rentrer Dubois-Crancé que Robespierre avait fait expulser. Gouly était donc pour Jagot le 8 (26 juillet) un allié à garder et restait le 10 (28 juillet) une influence considérable à ménager. Jagot a donc pu, sinon lui montrer la note meurtrière expédiée de Belley, du moins l'avertir qu'il y a là-bas des dénonciateurs. Et Gouly a dû, lui, recommander ceux-ci à Boysset.

Après cette faute de clairvoyance, Bonnet fait une erreur de jugement. Il voulait se retirer, trouvant sa situation dans l'opinion mauvaise sous le gouvernement dont Jagot, son protecteur, était membre: il croit pouvoir rester sous celui d'où l'on vient d'éliminer Jagot. Il se fait, à cette fin, ingénument, thermidorien plus que pas un. Nous voyons cela dans une lettre à Boysset; il se méprend sur l'homme comme sur la situation, et le caresse à l'avenant, c'est-à-dire à rebrousse-poil. Nous le voyons encore dans une lettre à Méaulle : il appelle là ces triumvirs qui l'ont réintégré à Belley deux fois « des monstres dévorateurs de la Liberté ». Nous le voyons surtout dans sa conduite infiniment louche à Belley.

Là comme à Bourg, comme partout, la population eut,


LA BRESSE ET LE BUGEY. 311

plus que ceux qui la conduisaient, le pressentiment que le régime Jacobin était fini. Mais dans la cité bugyste le parti jacobin ulcéré se mit à gronder sourdement — à comploter si c'est comploter qu'échanger entre frères et amis, pas trop bas, de sinistres propos, une liste; bons à faire chair de poule aux vainqueurs, à dégonfler et consoler les vaincus en attendant mieux. Les Sans-culottes ne pouvaient croire la France lasse d'eux. Et l'attitude revêche du détachement gessien les trompait sur la disposition des campagnes. Le 10 août l'existence d'une liste de proscription menaçant quarante-deux personnes, dont six « patriotes » étaient réputés les auteurs, fut affirmée. Dans une proclamation du 11 « aux citoyens de Belley », Bonnet qualifie d'insurrection, soit cette rumeur même, soit l'émotion extrême qu'elle causa. Je n'ai aucun moyen de connaître exactement ce que ce mot bizarrement employé traduit.

Le même jour l'Agent-National écrit bien à la municipalité que la rumeur est l'oeuvre « d'un parti ennemi de l'ordre et de l'unité », c'est-à-dire des Girondins. Mais il est d'un autre avis avec Boysset auquel il mande, toujours le 11, en lui envoyant quatre déclarations (que je ne retrouve pas) : « Depuis dix à douze jours ce projet (de liste?) se fomentait sourdement. Des patriotes (dont les quatre déclarants) semblaient se séparer de la Société populaire. Ceux qui avaient été attachés à la Révolution paraissaient tournés. Si ce sont des patriotes qui ont fait cette liste, ils sont indignes de ce nom... »

Ceci ressemble à un aveu du fait et à un désaveu de ses auteurs. Bonnet, pour se conserver, abandonne les siens.

Je crois, mais avec la réserve plus haut faite, à celte liste « découverte, dit Bonnet, par trois citoyens » ; un


312 ANNALES DE l/AIN.

peu plus qu'à celle que la citoyenne Page, coiffeuse, connaissait par la citoyenne Gouilloux matelassière laquelle ne l'avait pas vue.

Or le jour même, 11 août, où Bonnet faisait cette petite lâcheté, partait de Bourg l'ordre de l'arrêter : Sibuet était chargé de l'exécution.

Le 15, Boysset épurait, selon la méthode jacobine, dictatorialement, l'administration du département de l'Ain et celle du district de Bourg. Rousset sera Agent-National.

— Puis la commune de Bourg ; Grillet coutelier y figurera

— puis le Tribunal ; Debost sera greffier...

Que de fois, hélas ! depuis cent ans, nos magistrats et leurs prisonniers ontpermuté de cette façon brusque.— Fas versum atque nef as. — Le mal et le bien changeant de place et de nom !

Puis le 24 août Boysset arriva lui-même à Belley. Des deux arrêtés du lendemain, voici le plus curieux :

« Un détachement du district de Gex, cantonné à Belley et Pierre-Châtel, pouvant être utile à la culture en son pays, inutile en ce district où la liberté est établie depuis le jour d'hier, se retirera dans les 24 heures, à peine d'encourir la peine portée par les lois pour cause de désobéissance. Fait à Belley, octodi 8 fructidor. BOYSSET ».

Ainsi on crut devoir user d'intimidation pour décider les Gessiens à quitter un cantonnement où ils se plaisaient, paraît-il (le traitant un peu en pays conquis?). Cela indiquerait la situation de Belley pendant les dix derniers jours et expliquerait pourquoi Boysset songea à y remédier dès son arrivée chez nous. Le il il avait commencé par enlever le chef du parti jacobin du milieu de sa milice ; le 24 il congédia celle-ci devenue insolente.

Par l'autre arrêté, Boysset réorganise les administra-


LA BBESSE ET LE BDGEY. 313

tions. Sibuet, en arrivant avait ouvert les prisons. Au sortir, les Girondins, Rubat, Brillât, Dumarest, Tendret, Parrat, Collet, etc., réoccupèrent les fonctions publiques.

C'était bien établir la liberté ; mais on ne l'établit pas plus arbitrairement ; un appel aux électeurs (qui n'eût pas produit un résultat bien différent) eût été plus honnête et par conséquent plus habile.

Le dictateur est à Gex le 29. Là il incarcère les Terroristes comme parlout. Puis il remet aux fonctions publiques un Girod, un Balleydier, un Borsat, etc.

Le même jour, une proclamation, destinée à tempérer l'effet de ces mesures et adressée « au peuple de l'Ain », mais bien plus aux gouvernants à Paris, déclarait le fédéralisme o hideux » ; montrait le « républicanisme entre deux abîmes ; l'un est. l'Intrigue (nom donné au régime dont on sort); l'autre, le Modérantisme. Et l'aristocratie guette l'instant où elle pourra nous y entraîner -o... Verba et voces.

Venons à Nantua, avec Boysset. Il y fit ce qu'il avait fait partout (aux incarcérations près) ; c'est moins curieux que ce qu'on y faisait.

Ce district, le plus révolutionnaire de l'Ain (après celui de Sainl-Rambert), était gouverné par des parents ou amis de son député Jagot (notamment un Jagot, ouvrier de santé : on changeait les noms à défaut des choses). Une journée « due en partie au zèle » du membre du Comité de Sûreté devait y être bien accueillie, mais elle devait aussi y être comprise d'une façon particulière. L'adresse thermidorienne de Nantua, en date du 13 août montre, certes, qu'il en a été ainsi :

« Citoyens représentants, depuis le commencement de

Î8S6. 3° Lvraison. 21


314 ANNALES DE L'AIN.

la Révolution Nantua, n'a connu d'autre point de ralliement que la représentation nationale; il ne changera pas de manière... Nous applaudissons aux mesures énergiques déployées le 9 et le 10 contre le dévot tyran et ses complices. Périsse l'imprudent qui aura la témérité d'élever un front audacieux au-dessus du niveau de l'Égalité ! »...

L'approbation va ici aussi loin qu'elle peut aller. On applaudit le Goup-d'Etat du 9 ; on applaudit l'effroyable exécution du 10. Et on explique pourquoi. On ne veut plus d'un tyran; cela va contre l'égalité. On ne veut pas notamment de celui qui tomba le 9 thermidor ; il croit en Dieu.

En Bresse, deux mois auparavant, Méaulle menace des rassemblements fanatiques du glaive de la loi ; il s'inquiète ; après Gouly il reparle de Vendée. Et voilà que Nantua applaudit à la chute de Robespierre parce qu'il est « dévot » ! Qu'est-ce à dire?

Qu'il y a entre la Bresse et le Bugey une différence d'éducation simplement. Le Bugey a été constitué, gouverné, presque entièrement possédé par quatre souverains ecclésiastiques, l'évêque de Belley et les abbés de Nantua, de Saint-Kambert, d'Ambronay. Or,

Notre ennemi, c'est notre maître,

Et Nantua, Saint-Rambert ont produit trois de nos principaux terroristes.

Si on me dit que je m'accroche à ce mot de dévot et en exagère la portée ; je réponds : 1° ce mot a été fort pourpensé. Le Goup-d'Etat était vieux de onze jours quand l'adresse de Nantua fut rédigée par le District, et celui-ci, le même jour, mande àBoysset: « Le fanatisme est aux abois... il est prudent de l'écraser ; une adresse à noscon-


LA BRESSE ET LE BUGEY. 315

citoyens pourrait donner à ce monstre le dernier coup »... Suit l'adresse. Elle n'acheva pas le monstre : mais tout ceci est fort clair.

GGXL. Le lendemain du 9 thermidor. — Prisons ouvertes. — Fin d'août. — Septembre.

Rentrons à Bourg. Desisles, envoyé ici en surveillance, était arrivé le 7 août. Il resta libre quelques jours. Puis Boysset, à qui la décision de son affaire avait été remise, ordonna son arrestation et celle de sept de nos municipaux à une date que je ne puis préciser, en tout cas avant le 21 août, jour où les huit détenus sont transférés de la Prison aux Barreaux, dans le cachot le plus sûr et aussi le plus malsain de Sainte-Claire.

Les habitudes de la Terreur lui survivent, légitimées par l'axiome sauvage : Par pari refertur. D'autres arrestations sont ordonnées par un nouveau Comité de surveillance composé d'un bourgeois, d'un ancien militaire, et de dix ouvriers. Il est installé dans l'ancienne Cure ; « on le meuble avec les meubles des suppliciés » (page 10 de son Registre). Il fait incarcérer « un instituteur au Collège de Bourg », Thévenin dit Brutus, lequel est accusé « d'avoir affiché l'aristocratie jusqu'en 1793 ; d'avoir, un mois après la mort du tyran Capet, fait un discours en sa faveur ; d'avoir depuis prêché aux enfants l'athéisme, l'immoralité et l'anarchie ; d'avoir tergiversé depuis Thermidor, et de s'être fait finalement l'espion des aristocrates masqués de patriotisme ». Cet énoncé, exact ou non, est bon à montrer combien nos Thermidoriens, sous Boysset, restaient


316 MWÀliES DE I/AÏN.

fidëlëis ati isëtititiient révolutionnaire et au jargon jacdbin. En âp'p'renatit • qu'on Facéusiait d'être tin royaliste masqué d'Hébertisme, ce malheureux Thévenin se crut peïtiu et s'étrangla dans sa prison.

Les premiers élargissements eurent lieu à Belley ; ils furent partiels. Il y avait là environ soixante et quinze détenus, Méaulle en avait élargi vingt-trois le 2 juin. Boysset en libéra trente du 15 au 17 août.

Un peu après, du 18 au 27 août seulement, les prisons s'entrouvrent à Bourg. "Voicicomme le nouvel Agent national au District, Brangier cadet, présente le fait :

« Pendant cette décade, le représentant Boisset a rendu la liberté à nombre de patriotes détenus, après avoir reconnu que leur détention était le résultat de haines et de vengeances particulières... La décade du 10 (fructidor) a été célébrée, par le concours de la presque totalité des citoyens. On y a fait lecture des lois et dés actions héroïques entendues avec le plus grand intérêt par le peuple qui y a constamment applaudi ». — Ces lectures étaient bien, qu'on le dise une fois, la plus neuve et la plus saine des institutions récentes.

Le petit récit' de Brangier l'implique, notons-le, ces élargissements premiers ne s'étendent pas à toutes les classes de prisonniers (à rencontre de ceux de Méaulle). Ces mots : nombre de patriotes détenus doivent être pris au pied de la lettre. Quand on amena Saint-Just à la Conciergerie, il y trouva Hoche. Et Michelet a cru pouvoir dire : « La furieuse année 1794 avait emprisonné la glorieuse année 1793 ». Brangier est l'un des deux bourgeois restés dans la Commune conduite par Desisles. Ceux qu'il appelle patriotes sont au moins des Girondins, peut-être des Montagnards modérés.-Est-ce que nous n?avons pas


LA BRESSE ET LE BUGEY. 3fc7,

vu Segaud, le président de< ce district de Montluel qui a refusé si hautement de s'associer au mouvement sécessionniste de Bourg et Belley, destitué, incarcéré (par Couthon et l'horrible Maignet) ? Et ce patriote, si digne de ce nom, n'est-il pas réhabilité le 18 août par un arrêté spécial de Boisset, sur une glorieuse attestation d,e civisme couverte des signatures de Dubois-Crancé, de Gauthier, de Deydier, de Merlino, de Ferrand, de Gouly et de Jagot — étonnées de se coudoyer? Le District de Montluel, tel encore qu'Albitte l'avait fait, remercia Boisset de cet acte de justice. Ce, District ne fut remanié assez légèrement que le 8 septembre.

Il ne faut pas l'oublier, les Thermidoriens honnêtes- (il y en avait de tarés) ; et les Montagnards indépendants, TT< Car-, not, Cambon, Lindet, le vieux Romme et notre jeune Goujon, Dubois-Grancé, Gauthier, Gouly ne s'étaient coalisés avec les restes de la Gironde que pour sauver la Révolution, d'elle-même, réparer s'il se pouvait les fautes commises, en empêcher de nouvelles. Ce qui leur manqua pour \Q faire, ce ne fut pas la bonne et droite volonté ; ce fut la force, peut-être le génie, sûrement la fortune.

L'homme envoyé ici par eux, Boysset, médiocre, manquant de suite, resté jacobin par son goût pour l'autorité, par un autre endroit encore, n'a pas cependant d'autre souci que le leur, à en juger par ses premiers actes. Pu 15 au 30 août il a épuré à son gré le.s administrations de Bourg, Belley, et Gex. De ces opérations la seule dont je puis parler avec connaissance de cause est la première. Le District, le Tribunal restent à bien peu près ce qu'ils étaient sous Àlbitte et Méauile. La Municipalité par lui impqsée se compose de huit bourgeois dont deux avaient siégé avec Desisles, Alban, Fnlet, etc. —- de quelques CQmmerçants


318 ANNALES DE L'AIN.

et de seize à dix-huit ouvriers. En tout dans le nouveau personnel mis ici par Roysset aux affaires, je ne vois (sauf erreur) que trois réactionnaires, anciens girondins, dont deux aux Terreaux ont vu la guillotine de près ; pas un royaliste; pas un ex-noble.

Notre municipalité thermidorienne, en partie montagnarde, en partie girondine, s'associant à cette politique, va ordonner la reconstruction du clocher de Bourg fie 28 septembre). Mais c'est pour recevoir l'horloge dont la Commune est privée depuis trop longtemps et ne peut se passer. Et le même arrêté dispose que des gradins en amphithéâtre seront placés à l'intérieur du Temple pour la célébration des fêtes décadaires : celles-ci continueront huit ans encore.

Et le 25 février 1795, on fera l'exercice du canon dans la nef du dit Temple à cause du froid. Enfin, quand la Convention ordonnera qu'une salle ici soit affectée à l'exercice des Cultes, la modeste chapelle du Collège paraîtra à notre Municipe suffisante à cette destination.

Le Conseil remanié par Boysset, il est vrai, (un mois après la translation solennelle au Panthéon des restes de Marat logés depuis un an au Carrousel dans une chapelle funéraire, et le 3 novembre), ordonnera le déplacement du cénotaphe élevé ici devant la porte de l'Hôtel-de-Yille. Il fut transporté au Bastion. La démolition et réédification coûtèrent 839 livres. Les inscriptions rappelant la fête girondine du 30 juin 93 furent détruites et remplacées par d'auencore existant (sur l'escalier du Musée) ; leur dimension indique celle du très petit édicule et leur teneur montre que la commune thermidorienne n'était pas contre-révolutionnaire du tout. Je pourrais nommer leurs auteurs, mais ils ont des fils vivants qui ne s'en consoleraient pas.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 319

Je ne veux pas punir les fils du jacobinisme des pères.

Ceux-là ne savent guères comme les choses humaines vont, qui croient que la contre-révolution a pu commencer sciemment au lendemain du 9 thermidor. Rien de tout ce qu'on vient de voir n'est contre-révolutionnaire en l'intention. Voyons comment ces hommes qui ne voulaient pas la contre-révolution l'ont faite ou laissé faire.

S'il était une mesure exigée par l'opinion après la Terreur, c'était assurément l'évacuation des prisons. SaintJust l'avait proposée le 15 avril ! Méaulle chez nous l'avait commencée. Une amnistie aurait popularisé ses auteurs. Les Thermidoriens s'arrangèrent pour en avoir les inconvénients sans en avoir les mérites. L'amnistie se fit, en province comme à Paris, sans eux et contre eux.

Boysset n'osa pas ce que n'osait pas la Convention, dont il est le très fidèle agent. Ses élargissements partiels sont équitables ; ce sont des républicains qu'il libère. Ils sont politiques ; ce sont des auxiliaires qu'il va chercher dans les prisons. Il eût été plus politique encore d'être tout à fait généreux, puisque la France allait se montrer telle.

Il y avait eu un moment à Bourg 360 incarcérés ; à Ambronay 75 ; à Belley 136 ; à Nantua 64 ; à Trévoux 92 ; à Montluel 26 ; à Thoissey 19 ; à Saint-Rambert et Poncin 33 ; à Gex 33 ; en tout 818 ; auxquels il faut ajouter pour les maisons de détention de Pont-de-Vaux, Marboz, ValLibre (Saint-Trivier), Châtillon, dont je ne connais que l'existence, quelque 200 prisonniers. Disons, en tout, 1,000.

Albitte avait élargi 72 paysans. Méaulle environ 200 femmes ou filles — nobles, religieuses, etc. En Thermidor, il devait rester 700 captifs dans les prisons.


320 ANNALES DE i/AIN.

Ce que la Convention, ni son mandataire n'édictèrent, les Comités de surveillance épurés, assurés de la complicité universelle, le firent sans trop de discernement et de choix. Celui de Bourg acheva de vider la maison du Chatelard, rue Victvire (prison des femmes, rue Bourgmayer) ; il ne pouvait mieux faire. Il élargit aussi 1)...., le Manchot, un des massacreurs de Challcs.

Boysset laissant faire, « la liberté de la presse l'honora d'une diatribe », écrit-il. On l'accusait d'incarcérer tous les patriotes, d'élargir tous les aristocrates. Il écrivit au Comité de sûreté qu'il restait 400 nobles, prêtres, fédéralistes dans nos prisons et qu'il n'y avait mis que 32 Intrigants. Ce second chiffre peut être exact à la date de cette lettre ; mais un écrivain ardemment contre-révolutionnaire cite nominativemcntTï, terroristes incarcérés (dont 10 femmes). Il y en eut 27 à Bourg, 16 à Belley, 5 à Saint-Rambert, 5 à Châlillon, 6 à Gex, 4 àNantua, etc.

Quant à la presse, tout en disant qu'il ne « s'abaissait pas à lui répondre », Boysset lui répondit bel et bien par deux arrêtés conformes, le 1er daté de Bourg, le second de Màcon.

Dans celui-ci nous lisons : « Instruit que des autorités constituées rendent la liberté, sous prétexte de maladie ou autres, à différents détenus... Arrête que tous ex-nobles, ex-prêtres, ex-religieux et religieuses, parents d'émigrés et autres... mis en liberté soit par les autorités, soit per le Comité de surveillance seront réincarcérés sur le champ. Le dit arrêté sera porté par un courrier extraordinaire à chaque district. »

Une lettre (non publique) expliquait d'ailleurs que « les citoyens mis par lui, Boysset, en liberté, fonctionnaires ou ex-nobles, patriotes, n'étaient pas compris dans la mesure.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 321

C'est la loi des Suspects qu'il s'agit d'exécuter... « Que les vexations ne renaissent pas... »

Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. On peut pourtant entre-bâiller même une porte de prison. C'était, je crois bien, ce que faisait là Boysset.

Le Comité de surveillance de Bourgs chargé d'emprisonner des gens malades ou se disant tels, sans les vexer; fort de la clameur inouïe que l'arrêté de réincarcération soulevait; prit sur lui tout simplement de surseoir à l'exécution de la mesure « tant qu'on n'aurait pas établi une infirmerie à Sainte-Claire ». Il notifia la chose au District, lequel, naturellement, ne trouva pas de fonds pour créer une infirmerie...

Et les 29 et 30 septembre, le Comité élargit huit femmes nobles.

Mais le 2 octobre (est-ce que Boysset fronça le sourcil?) il fit réincarcérer l'abbé de Jalamonde et M 11" I)...., fille noble qui portait des habits d'homme et avait, dit-on, des goûts tout masculins... La même qui, le 30 juin 1793, dansait la carmagnole en chantant: « À la guillotine, Desisles! », sous les fenêtres du Jacobin. On l'incarcéra non loin de lui ; aux Barreaux, dans l'in-pace du couvent de Sainte-Claire bâti par le tyran Philippe de Bresse, et que cette Révolution qui avait promis mieux rendait ainsi à sa première destination !

Cela fait, le Comité députa à Boysset (à Mâcon) son président Quinson o chargé de soumettre au Représentant les considérations d'humanité qui dictaient sa conduite ».

Soumettre est bien honnête... mais un peu ironique.

Je ne cherche pas les causes de la versatilité de Boysset ; il n'est pas assez considérable pour qu'on y emploie du temps et des pages. On l'attribuera, si l'on veut, à son


322 ANNALES DE L'AIN.

inconsistance et à son scepticisme — ou aux directions contradictoires partant des Tuileries. — ou à ces deux mobiles réunis. Le choix n'importe guères.

Finit-il par laisser la bride sur le cou à nos philantropes? C'est à croire. Le 9 octobre ils élargissent quatre personnes et décident pour en finir qu'ils «ne tiendront plus note nominative des libérations qu'ils arrêteront ».

Ceci était héroïque et coupait court à toutes récriminations. Mais nous avons beau changer et changer encore de gouvernants, nous ne sortons pas de l'arbitraire, c'est notre péché originel.

CCXLI. Lendemain de Thermidor. — LOB réquisitions continuent.

Arbitraire en haut, arbitraire en bas. De plus, deux mois après son triomphe, la coalition thermidorienne, pour n'avoir pas su rompre avec une politique finie ; au lieu de nous conduire, était conduite par nous — plus vite et plus loin qu'elle n'eût voulu.

Nous avions des gouvernants qui ne gouvernaient plus. Ils n'avaient pas compris qu'à une situation nouvelle il fallait une politique nouvelle. Cette politique, c'était la Liberté promise par la Révolution — que la Convention avait pu et dû suspendre pendant l'invasion, devant la guerre civile, — qu'elle devait nous rendre la guerre civile vaincue et l'invasion rendue aux envahisseurs Ils ne voyaient pas cela que beaucoup voyaient. Ils étaient médiocres ; à ceux qui ne l'étaient pas, ils avaient coupé la tête.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 323

Paris, au lendemain de Thermidor, demanda des élections libres — par la voix de Baboeuf, il est vrai — et comme il arrive trop souvent chez nous, l'avocat perdit la cause. Il eût fallu savoir qu'avant l'utopiste, les plus pratiques des hommes, les moins complaisants aux chimères, les paysans de deux villages perdus dans nos montagnes avaient réclamé ce droit de se gouverner chez eux qu'on leur devait strictement, dont on les privait plus longtemps qu'il n'était nécessaire. Il eût fallu,, toutes choses cessantes, le leur rendre, et le rendre à la France. Car ces deux premiers villages venus, Chaley, Saint-Sorlin, dont Paris ne sait pas le nom et qui ne savent pas bien que Paris existe, s'ils en viennent un matin à dire spontanément comme Paris, parlent là vraiment pour toute la France.

Des élections, à cette date, eussent été républicaines presque intégralement ; girondines au plus chez nous dans deux districts sur neuf. Elles eussent rajeuni et épuré, dans le bon sens du mot, la Convention vieillie, engagée par tant de cuisants souvenirs, tant de fautes commises, les luttes mal endormies, les blessures mal cicatrisées, le sang non expié ! Il eût fallu laisser condamner Carrier, Collot, Billaud par les électeurs, non par leurs- collègues et leurs complices.

Faisant ici à Michelet un emprunt encore, je dirai pourquoi je le préfère à des écrivains plus rassis, plus corrects, plus graves infiniment. Il manque de doctrine — comme la France. Il manque de suite et se contredit incessamment — comme la France. Il a le même tempérament qu'elle, de là vient qu'il la comprend et la raconte mieux que les autres. Il aime la Révolution comme elle, dans ses grandeurs, dans ses fautes, dans ses folies. Je le préfère


324 ANNALES DE L'AIN.

encore parce que je l'ai entendu et que depuis lors il est resté mon maître. Les dogmatistes ont des systèmes, les prêchent, y subordonnent les faits. Les sectaires font de même, qui pour Danton, qui pour Maximilien, qui pour Baboeuf. Il ne faut pas avoir, en histoire, de dogme, ni d'idole. Il faut dire tous les faits, c'est le premier devoir. On peut aussi citer Baboeuf quand il a du bon sens.— Si le lecteur en a, nos jugements n'importent guère.

Michelet emprunte ce qui suit au n° 22 du journal de l'Utopiste, demandant après la liberté d'élire la liberté de trafiquer. » Le régime des réquisitions avait pu être nécessaire pour la défense nationale. Mais à ce moment la France devenait envahissante... L'Europe avait à se défendre. Devait-on, pour une guerre offensive, maintenir dans sa dureté le régime des réquisitions et la cherté des vivres qui en résultait?... »

Certes! si cette question-là avait été posée dans les assemblées primaires en qui, aux termes de la Constitution de 1793 ; était le souverain, la réponse aurait été unanime, on a le droit de l'affirmer ici.

Or voici comme entendait la liberté du commerce Boysset notre sauveur, chanté en vers et en prose par tous les écrivassiers du chef-lieu, qui avait, prétendait-il modestement en sa proclamation du 31 août, c apporté la Liberté du Centre commun». Voici comment la liberté thermidorienne était faite :

« Le Directoire de Châtillon-sur-Chalaronne séant publiquement le 28 août; est comparu le citoyen Benoit, membre du Comité des subsistances de Mâcon, lequel a présenté l'arrêté suivant :

« Le Représentant délégué dans l'Ain et Saône-et-Loire, vu la lettre des administrateurs du District de Mâcon du


LA BHÈSSE *:T KE BUGEY. 325

25, se plaignant du dénument de leur marclïé... Vu les observations des Districts de Pont-de-Vaux et Châtillon... Considérant que dans un état libre, Végoïsme est proscrit, qu'il serait dangereux de'tolérer les écarts ou les erreurs îde certainesadministrationsjMrZ'em^oi des subsistances... Que le déparlement deTAin a été, de tout temps, le grenier de ceux qui l'avoisinent... voulant faire cesser les besoins du département de Saône-et-Loire.

« Arrête que les Districts de Pont-de-Vaux et de Châtillon'approvisionneront en grains et autres denrées, dans le plus court délai, le marché d'Ain-sur-Saône (Saint-Laurent), et tous autres qu'ils étaient en usage d'approvisionner avant 1789. Boisset. »

C'était bien de « proscrire» l'égoïsme à Pont-de-Vaux et à Châtillon. Il n'eût été que juste de le proscrire aussi à'Mâcon. Et Boysset-pacha eût dû arrêter encore que' les riches consommateurs de Saône-et-Loire paieraient aux pauvres producteurs de l'Ain leurs grains et denrées à prix débattu « selon l'usage d'avant 1789 », puisque l'usage d'avant'1789 redevenait la loi de 1794.

Châtillon dut s'exécuter. Seulement son District par représaille, le même 28 août :

« Considérant qu'il est dépourvu de Vin, ce qui augmente les fièvres, etc., met en demeure la Commission des subsistances de'la Convention de réquisitionner et mettre à sa disposition, sous-le plus bref délai, 500 tonneaux devin demandés au District de Mâcon et 200 au District de Trévoux ; au prix du maximum ». Ce sont les gens de Châtillon qui soulignent.

Quinze jours après, nouvel arrêté de Boysset. Nouvelle apparition à Châtillon du citoyen Benoît. C'est que « malgré les efforts du District »,_ (fit-il tant d'efforts?) le marché d'Ain-sur-Saône n'est pas plus garni que devant.


326 ANNALES DE L'AIN.

Et pour comble d'égoïsme les habitants des départements voisins viennent enlever à tout prix les grains dans nos campagnes. Gela est qualifié de «contrebande affreuse».

Que dire ici, sinon ce que j'ai redit trop de fois? On a voulu avec assez de raison détruire un passé intolérable. On a tout démoli de ce passé. Seulement l'éducation qu'il nous a faite ne pouvant être supprimée par décret, les démolisseurs eux-mêmes gardent de ce passé presque toutes les idées. Les voilà qui, selon l'usage de la monarchie, qualifient le libre commerce d'un département à l'autre de contrebande, et qui en fait relèvent ces barrières de douanes entre provinces que 1789 avait cru renverser à jamais...

Nous avions changé de gouvernants, non de gouvernement. La journée du 9 avait été faite contre des hommes, non contre leurs doctrines. Dans sa proclamation de Gex déjà citée, le Sauveur déclare qu'il a « apporté la Liberté et que l'Ain est libre ». Toutefois il croit devoir nous avertir que « le Modérantisme est un abîme » et aussi c< l'Ecueil où s'est retirée la Mort... » L'Ain libre ne l'écoute guère.

Et l'esprit de 89 prévaut chez nous sur la réglementation de 94. En vain le juge de paix de Pont-de-Veyle saisit, arrête, confisque, prononce l'amende et la prison. L'égoïsme triomphe, la contrebande s'accroît. Le District finira par demander à Boysset, pour y mettre ordre « de la troupe réglée » !

Le système des réquisitions continue : on le voit rester odieux et devenir ridicule. Les Thermidoriens régnant ce mélange se fera un peu en toutes choses. Et à mesure qu'on avancera, si l'odieux diminue, le ridicule gagnera.


LA BBES8E ET LE B6GEY. 327

CCXLII. Le lendemain de Thermidor. — Les païens « Pagani ».

Thermidor est la seule journée de la Révolution dirigée à quelque degré contre la pensée religieuse : l'adresse de Nantua contre le tyran déiste montre que là tout au moins on l'entendait ainsi. Les nouveaux gouvernants étaient plus hostiles au Christianisme que leurs devanciers, ils avaient la main moins rude : au lieu de décréter la liberté du commerce, ils vont laisser le maximum tomber en désuétude ; au lieu de proclamer la liberté religieuse, ils vont la laisser s'introduire subrepticement.

Qu'on n'aille pas supposer Boysset complice, à aucun degré, du second résultat. A la fin de septembre 1794, il nous prêche l'observation des décades comme suit : « Les Dimanches sont les enfants des ci-devant prêtres, qui les ont créés pour s'enrichir des dépouilles de nos vieux pères... Vous avez reconnu les turpitudes de ces hommes

de sang de ces libertins... gui, etc. Les Décades sont

l'ouvrage de la philosophie qui-est la lumière de la nature », etc. — Et le 1er novembre, décrétant l'incarcération de tous prêtres « troublant la tranquillité publique par des opinions contraires aux principes de la Convention : La classe des ci-devant prêtres offre l'hydre la plus terrible à terrasser », etc.

Albitte les incarcérait du moins sans phrases.

Voici trois extraits du registre du Comité de surveillance de Bourg, faisant voir assez bien comment nous reconquîmes en même temps pendant l'année 17951a liberté du commerce et la liberté du culte.

Quatre Commissaires envoyés en mission dans les campagnes déclarent en rentrant, le 26 octobre 1796 :


328 iANNAI»ES DE :L'AIN.

« Que la loi du maximum est faiblement observée par certaines communes et absolument oubliée dans lesautres.» La commune rurale, même soumise à une municipalité, à un Conseil imposés; par la force des choses, redevenait la maîtresse chez elle de fait. Dans l'état démocratique moderne, elle est la force : on ne lui dispute par son droit longtemps.

Les Commissaires ajoutent ceci : « Ayant fait des observations aux Municipaux sur l'inobservation du maximum et des fêtes décadaires, on a répondu que les agricoles seraient disposés à observer ces lois si les communes voisines du Jura s'y conformaient — qu'ils étaient tentés par les prix exorbitants qu'on leur offrait de leurs denrées d'une part, de l'autre émus des reproches qu'on leur fait lorsqu'ils chôment les fêtes décadaires qui paraissent s'oublier depuis quelque temps... »

Notons ce point : le jour où il a entendu ce rapport, le Comité élargit deux prêtres non abdicalaires.

Nos Thermidoriens ne sont pas contre-révolutionnaires, a-t-on dit plus haut. Malgré les preuves à l'appui de ce dire, on doutera, car les Thermidoriens ont fait la ContreRévolution. Ce Comité par exemple a élargi, malgré Boysset, les ennemis de la Révolution. Le voilà qui amnistie encore deux irréconciliables. Et comme on y prend philosophiquement son parti de la non-observation du Décadi oublié nous dit-on! Pas de tous, puisqu'il y a des agricoles pour le « chômer » encore et des muscadins pour leur en faire un crime. Ce Comité, s'il ne travaille à la restauration du passé, en prend son parti bien allègrement...

Pas tant que vous croyez, lisez donc ce qui suit :

« Du 29 octobre : le Comité frappé de la multitude des pétitions des ci-devant prêtres, religieux, religieuses déte-


LA BRESSE ET LE PUGEY. 329

nus, tous demandant à, rentrer dans leurs communes — considérant qu'il serait très dangereux d'accorder à ces individus la liberté de rentrer dans les communes ils ont enseigné un culte contraire à la morale républicaine qui commence à peine à germer dans les âmes agricoles des campagnes, leur ancien empire pouvant se renouveler et étouffer ce germe... qu'il serait dangereux encore qu'ils ne troublassent le repos de leurs confrères qui, ayant de bonne foi abdiqué la prêtrise, jouissent paisiblement avec leurs épouses des douceurs de la vie, etc. »... Estime que la liberté de ces individus ne doit être que provisoire, qu'ils devront habiter le chef-lieu de leur District, etc., etc. ».

Je ne m'arrête pas à rire de ce jargon grotesque. Je regarde ce qu'il y a derrière. Cette complaisance pour les prêtres mariés et leurs épouses, le souci de protéger la douceur de leur vie contre l'orthodoxie farouche des nonabdicataires me semblent des préoccupations inexplicables chez des gens qui prépareraient la Contre-Révolution sciemment.

Et ces gens-ci sont tout simplement des hommes droits qui veulent la liberté de conscience, sentant qu'ils la dpi: vent — et qui la font. Après quoi, voyant à ses premiers résultats que, grâce aux fautes commises en matière religieuse, elle va servir à la Contre-Révolution, oubliant que donner ftt retenir ne vaut, ces politiques naïfs retirent à demi ce qu'ils ont concédé, défont d'une main ce qu'ils ont fait de l'autre...

La contradiction sera le péché mignon de cette époque (et de quelques autres).

Qu'importe d'ailleurs ? Rien de ce qu'ils font ou défont n'aboutira. Ce ne sont pas les individus, comme ils disent

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330 • ANNALES DE L'AIN.

dédaigneusement, élargis par eux, mais provisoirement, pouvant être réincarcérés demain, aux termes de l'arrêté de Boysset du l,r novembre 1794, pour une opinion contraire aux principes de la Convention qui, l'an d'après, iront provoquer des a rassemblements fanatiques » à Hautecour, à Tossiat, à Guisiat, à Viriat, à Corveissiat, à Salavre, à Coligny. Ce sont o des âmes agricoles ».

De même qu'au iv* siècle, les gens des Pagi, Pagani, les Païens recommencent, sous Julien ou Eugène, le culte aboli des Grands ou Petits dieux, de ceux du ciel, des bois, de ceux du foyer ou de ceuxde la tombe. — De même, leurs descendants nos paysans, au lendemain d'Albitte, retrouvent en leurs caches l'ïïomme-Dieu mort en crDix, et leur Dame sa mère, el leurs Saints guérisseurs. Ils n'ont pas eu le temps d'oublier les fêtes et les chants, et les oraisons qui rendent ces saints favorables. Une épizootie, en l'année 94, a été déclarée par les bonnes gens du District de Belley le résultat de la colère du ciel.

Donc à Salavre, les filles menacent l'Agent national s'il ne leur livre pas la clef du Temple où elles veulent chanter des cantiques. — A Tossiat, des vieilles se rassemblent dans la chapelle Saint-Roch pour lire l'Evangile. — A Guisiat, quelques « fanatiques » forcent les fenêtres d'une église où ils psalmodient. — A Gorveissiat, l'instituteur dit vêpres tous les dimanches. — A Viriat, « il a été porté des corps morts dans le Temple delà Raison». PierreJouvent maître d'école, et d'autres citoyens y disent vêpres. Le même Jouvent ondoie les nouveaux-nés. On fait amener le délinquant à Bourg par un gendarme, on l'admoneste, on lui fait promettre de ne pas récidiver, de ne pas parler aux enfants de l'ancien culte, de leur procurer des livres républicains. — Ceci du 19 janvier 1795.


LA BBESSE ET LE BUGEY. 331

A quinze jours de là, le District expédie à qui de droit un arrêté du Comité de Salut public par lequel le Comité de surveillance est tenu, sous sa responsabilité, de s'opposer à tous rassemblements fanatiques, d'arrêter les orateurs et auteurs de ces rassemblements. Mais les moyens d'exécution manquent.

En somme, le gouvernement thermidorien veut presque tout ce que voulait son prédécesseur. Il diffère surtout de lui en ce qu'il ne sait pas ou ne peut pas faire exécuter ce qu'il veut. A la fin de 1794, de vieilles femmes lui forcent la main.

Après tout, il fallait arriver à la liberté de conscience.

Mais au printemps de 1795, on nous mènera où il ne fallait aller à aucun prix.

JARRIN. ( La fin au prochain cahier.)


LE FOND DU PANIER

AUX DÉCADENTS, I

Lorsque je les entends parler de décadence Les uns très réoignés, et les autres joyeux, Des larmes de douleur me remplissent les yeux. — Je suis vieux; je n'ai plus souci de la prudence —

De tant de couardise et de tant d'imprudence,

Misérables enfants, que diraient les aïeux?

Ils vous diraient avec un geste dédaigneux

Plus pesant qu'un soufflet : Vous, notre descendance 1

Des Kirghiz de Platoff vos pères sont bâtards. Vous êtes, au milieu de nous, des avatars Mille fois exécrés d'une horde mongole.

Et vous n'avez plus rien du génie arien,

Rien du tempérament français ; vous n'avez rien

Du rire étincelant et naïf de la Gaule.


LK FOND DU PANIER. 333

II

Combien de fois, depuis que cette- France est née, Héritière de Rome étant sa fille ainée, Ses ennemis ont dit en riant méchamment : i Elle se meurt. Il faut faire son monument. »

Par ses divisions et leur haine minée, Et de ses propres mains, hélas ! découronnée, Manquant de foi, d'espoir et d'amour seulement, Elle a dit à l'Anglais cupide, à l'Allemand

Glouton : « C'est fait de moi ! Régnez. » —Puis soudain Celle De Donrémy, nommée autrefois la Pucelle ; Hoche, Marceau, Joubert, les jeunes immortels,

Surgeons inespérés du sol et de la race, Chassaient du sol sacré l'envahisseur vorace... Jeunes gens, haut les coeurs ! Refaisons leurs autels.

EN VOYANT LA TERRITORIALE FAIRE LA PETITE GUERRE

I

Rêve trois fois béni de nos jeunes années Que nul autre aussi beau jamais n'égalera, Comme tu souriais aux trois flères journées Dont le doux ciel de France en Juillet s'éclaira !


334 ANNALES DE L'AIN.

De chêne et de laurier les trois soeurs couronnées Aux peuples asservis faisaient signe... Dira Qui voudra ma douleur, mes plaintes surannées, Plus d'un peut-être encore avec moi pleurera...

Quoi ? — Les nations soeurs dans une Europe libre, Chacune conservant, de la Vistule au Tibre, Sa loi, ses moeurs, son culte, en leur intégrité

Et (rien qu'en y pensant, mon sang bout, mon coeur vibre) — Chacune fécondant avec tranquillité Dans une paix solide un sol incontesté...

JI

Vers le milieu du siècle on crut le jour venu. De la Gaule partant le tremblement de terre Gagna de proche en proche; en tout lieu bienvenu. De l'ennemi nommé par eux héréditaire,

Les Teutons répétaient le chant partout connu ; Car nous t'avons chantée, ô Marseillaise austère, A leur Rhin allemand pour un temps devenu Français; à notre Gaule annexé volontaire...

Que reste-t-il, hélas ! de ce rêve trompeur ?

Le désastre d'hier — l'avenir qui fait peur —

Une Europe à genoui devant Bismarck son maître —


LE FOND DU PANIER. 335

Dix partis déchirant Paris à moitié fou,

Le chancelier de fer aux aguets, prêt à mettre,

Si nous continuons, le pied sur notre cou...

DÉPART DE COKSCÏUTS.

« Unum est necessarium. »

0 France, ils ont quitté l'étude préférée ; L'humble métier ; l'état dont ils vivaient heureux ; Ou leur petite terre à moitié labourée ; Quitté leur père aux bras jadis si vigoureux,

Cassés par leur départ ; leur mère dévorée De chagrin, demandant à son rouet fiévreux Le pain du lendemain... 0 patrie adorée, Us font cela pour toi ; que feras-tu pour eux ?

France par des partis ineptes désunie Ainsi que par ses rois était la ïeutonie ; As-tu donc oublié ce que fil ce voisin ?

Oh ! République, Empire, ou Royaume, qu'importe ! Dans le duel futur, France, sois la plus forte, Ou ta chair repaîtra le vieux loup de Varzin.


336 ANNALES DE L'AIN.

QUE LE MANICHÉISME RESSUSCITE,

« Il faut s1 entremanger, c'est la loi de nature » : Les animaux le font sans ratiociner. L'homme, cette hypocrite et vaine créature, Selon la loi d'amour prétend se gouverner...

Gain aimait Abel ! Depuis leur aventure Les frères n'ont souci que de s'exterminer. Tout peuple, pratiquant ce que veut l'Écriture (OEil pour oeil, dent pour dent), s'acharne à ruiner

Son plus proche voisin. En exultant de joie, L'anthropophage mâche et remâche sa proie... Ainsi nous entendons la loi d'amour vraiment.

Où donc, monde perdu, vas-tu par cette voie ? Quand remplaçons-nous Dieu par Satan simplement Pour vivre sans grimace et mourir mémement?

X...


JÉRÔME LALANDË

Fondation d'une Société littéraire à Bourg.

( Suite. )

IX

ANECDOTES DE BRESSE

Et il faut épuiser ce que ce curieux mauuscrit offre de renseignements sur son auteur. Un mot d'abord sur le manuscrit inêttte, écrit en bonne partie vers l'époque où me voilà. Il est devenu la propriété de la Bibliothèque de Lyon ; la Société d'Emulation de l'Ain à qui il avait été donné par M*" de Lalande et à qui il a été dérobé, a pu en obtenir non sans frais une copié exacte : c'est un recueil de notes brèves, sans classement aucun, sans rédaction, amassé au jour le jour, à peu près au hasard. La plus ancienne remonte à 1758 ; la plus récente est de 1805. L'ordre des dates est souvent interverti. Les lapsus indiquant que l'annotateur ne s'est pas relu, les phrases inachevées, les abréviations abondent. Ce recueil est évidemment fait pour aider au besoin la mémoire de Lalande ; et l'idée de l'imprimer en tout ou en partie ne lui est venue à aucun moment. Deux séries de notes un peu plus cohérentes — les observations météorologiques sur le climat de Bresse — et les très courtes indications sur les hommes célèbres de la province peuvent tout au plus être considérées comme les matériaux bruts d'un travail projeté (d'une continuation peut-être desEtrennes historiques).


338 ANNALES DE L*AIN.

On reviendra particulièrement sur les annotations politiques des dernières années du siècle, à leur date.

Si les préoccupations habituelles d'un homme se traduisent au naturel quelque part, c'est bien dans un recueil semblable. Cette absence de toute composition et rédaction nous garantit l'absence de toute préméditation littéraire et autre : c'est plus franc qu'une correspondance, car on se pare toujours un peu pour ses amis. C'est plus complet qu'une confession générale puisque, au tribunal de la pénitence, on ne doit médire que de soi ; Lalande ici, reconnaissons-le, déshabille surtout le prochain — et ce n'est pas précisément pour montrer ses beautés.

Cela dit, ajoutons-le vite ; le premier sentiment qui s'accuse dans les Anecdotes, c'est un attachement profond pour le pays natal. Ce sentiment vivant, partout visible, n'est jamais étalé comme aujourd'hui la mode veut qu'on l'étalé. Il est, cela vaut mieux, démontré sans appareil aucun à toutes les pages. Je ne sais pas un des intérêts sérieux de sa province et de sa ville dont ce vieux savant qui écrit sur le Cosmos, gouverne l'Observatoire, disserte à l'Institut, enseigne au Collège de France, assiège les journaux de ses communications, ne trouve le temps de s'occuper utilement. Il y a dans les Anecdotes des renseignements sur le climat de la Bresse, sur le régime de ses eaux, sur les moulins de notre petite Reyssouze, sur les étangs de Dombes, sur le prix du blé, sur les bases de la taxe du pain, sur les tentatives faites par les Etats du pays pour naturaliser à Bourg deux industries importantes, la filature du co'on, l'horlogerie. Il y en a sur quelques faits importants de notre histoire provinciale, nos antiquités romaines, la construction de Brou ; il y a, on l'a dit, des matériaux pour une biographie des hommes célèbres ou distingués de notre pays. Si on juge futile une moitié des Anecdotes, cette moitié sérieuse la rachètera.

Le sentiment de la famille y lient au contraire fort peu de place. Nous avons fait notre profit de tout ce qui est dit de la


LALÀNDE. 339

maison paternelle. Je ne vois rien sur le neveu qui a continué la famille et le nom, dont Lalande avait fait un astronome aussi, qui habitait à Paris avec son oncle et a hérité de toute façon de lui. La nièce est nommée cinq ou six fois peut-être, affectueusement toujours, et désignée deux fois, je l'ai dit, par le doux nom de fille. — Inférer de ceci qu'il aimait peu les siens serait du reste une erreur. Sa mère n'est pas nommée dans les Anecdotes, or, M. Raspail qui a sa correspondance avec elle, nous dit « qu'il l'idolâtrait », et nous en aurons une preuve plus loin.

Les soucis de fortune et de ménage sont aussi presque absents. Trois fois il est noté que « les fermiers ne paient pas ». Une fois, le fait est attribué au prix trop bas du blé ; deux fois, à l'effervescence révolutionnaire. En 1787, le bétail manquant, la viande atteignant le haut prix de huit sols la livre (1 fr. 20 d'aujourd'hui) ; il nous est dit que la Ville tue et débite des boeufs elle-même. Même année : la carte de Bourg a coûté au géomètre trente-neuf livres « non compris la gravure dont M. Bernard lui a fait présent ». (Cette carte subsiste et nous conserve la physionomie de Bourg, il va y avoir cent ans). Enfin, en 1805, date du dernier'voyage de l'athée ici, il a donné « au curé » ou à ce bureau de bienfaisance que la Société d'Émulation venait de créer, « vingt-quatre livres », soit soixante et douze francs de 1885.

Lalande à Bourg vit de la vie de Bourg ; il redevient, s'il n'est resté, comme Pierre Lefrançois, son père, bourgeois de Bourg. Des spéculations ou des recherches de l'astronome, des affaires de l'Observatoire ou de l'Institut, des tracasseries et entremangeries du monde savant, aussi fréquentes alors que depuis, il n'y a pas trace en ce recueil. Notre homme est en vacances tout à fait. 11 ira au cercle Janinet très fréquenté (en 1800) lire tous les deux jours les journaux. Il suivra les séances de la Compagnie qu'il a fondée, y fera quelque lecture, y écoutera un jeune professeur à l'Ecole


340 ANNALES DE L'AIN.

centrale de l'Ain sur les probabilités du gain au jeu : ce membre de la Société d'Emulation s'appelle André Ampère. Et il donnera « quelques séances, aux étoiles, pour les amateurs et les écoliers ». Mais au fond, il vit dans la petite société d'alors, il s'alimente bénévolement de ses commérages, il en remplit feuillets après feuillets. Ceux qui ont connu les derniers de la génération au milieu de laquelle le savant célèbre venait ainsi tous les ans se délasser de Paris (de ce combat perpétuel qui, sans doute, est le bon combat ; de cette représentation continue non moins écrasante) ; savent ce travers capital de l'ancienne Province. — En fondant les Déparlements, l'a-t-on tout à fait guéri ? — On se rappelle aussi qu'en ce temps, Bourg passait pour la plus médisante ville de France, après Mont-de-Marsau. Qu'ajouter? Qae dans le caquet dont les Anecdotes sont pleines et dont j'ai donné plus haut un échantillon, il n'ya pas ombre de méchanceté, que l'épigramme si aisée souvent, que le sourire si naturel manquent absolument.

Disons tout. Il y a trop de sang-froid. Après certaines historiettes scabreuses infiniment, ce sang-froid effraie. Il témoigne d'une mésestime profonde pour la nature humaine. Le sarcasme irrité de Voltaire est moins pénible à endurer que ce mépris glacé et glacial...

Ne jugeons pas trop vite pourtant; ou mieux ne jugeons pas. Le savant, que je soupçonne là de ne plus croire au bien> va demain risquer sa vie pour soustraire des victimes humaines aux égorgeurs de l'Abbaye.

On vient de l'accuser de trop mépriser les hommes. On l'a accusé aussi de s'estimer trop. C'est un lieu commun que la vanité de Lalande. Il a imprimé qu'il avait « toutes les vertus de l'humanité ». On pense ces choses-là ; on ne les dit pas. Il n'y a pour les imprimer que Jean-Jacques et Lalande. Ils ont porté tout deux la peine de leur indiscrétion et de leur oubli des bienséances. L'orgueil de Rousseau est farouche et arrogant. Celui de Lalande dont on trouve une ou deux


LALANDE. 341

preuves de plus dans les Anecdotes me semble bonhomme...

Bonhomme ! Ceux qui l'ont accusé, non sans raison, d'avoir toujours « entretenu sa popularité avec un soin jaloux et une remarquable habileté » vont récriminer.

Mais la bonhomie n'exclut pas le savoir-faire du tout. Et le savoir-faire sait tirer parti de la bonhomie très bien. On est bonhomme par tempérament : on reste tel parce qu'on sent qu'il y a profit. La popularité de notre compatriote était légitime, il en avait la conscience. En la cultivant avec une habileté parfois outrée, si Lalande servait son amour-propre, il pouvait se dire et assurément se disait qu'il servait aussi son noble amour de la science. « La science elle-même, a dit très bien le docteur Goujon, bénéficiait de toute la gloire, de tout le crédit que se ménageait le premier, le meilleur de ses ouvriers ».

Autant aurait valu passer sur ceci : mais on eût dit qu'annonçant un portrait je faisais un panégyrique.

On demandera si certaines opinions de la vieillesse de Lalande percent dans les Anecdotes. Non. Ce n'est pas que l'occasion de les laisser voir ait manqué. La suppression des Jésuites est dite à sa date, sans le moindre commentaire. Lalande les aimait et s'en vante (c'est un des deux seuls reproches que F.-V. Raspail trouve à lui faire, l'autre est d'avoir fait baptiser les trois enfants de sa nièce). Si le R. P. Picquet, colonisateur et défenseur héroïque du Canada, revenant de Rome en sa ville natale, apporte au savant « une relique de Saint-Honoré », Lalande enregistre ce cadeau avec une gravité imperturbable, et plus tard il fera l'éloge de Picquet au tome XXVI des Lettres édifiantes. Si le petit grand monde de Bourg se régale de quelque aventure faite exprès pour servir de texte à plaidoyer contre le célibat ecclésiastique, Lalande note l'aventure sans plaidoyer d'aucune sorte. Il racontera de façon brève la sécularisation des couvents aussi froidement que si c'étaient des couvents buddhistes. Je trouve à grand'- peine un mot indiquant que cet anecdotier, qui laisse en par-


342 ANNALES DE L'AIN.

tant à son curé une aumône pour ses pauvres, n'est pas un croyant soumis. Il a diné avec une vieille Ursuline, fille de qualité : « Elle fait maigre le vendredi quoique ce soit la femme la plus spirituelle et la plus instruite du pays... » Ceci d'ailleurs n'est ni un blâme ni un éloge, mais simplement un fait curieux, et comme tel, à retenir.

X

LA SOCIÉTÉ D'ÉMULATION

J'ai parlé plus haut de la Société d'Émulation : il faut préciser )a part prise par Lalande à son établissement.

Les membres de la Société de 1756 s'étaient séparés, on l'a vu, en déclarant qu'ils attendraient, pour recommencer leur tentative, des temps meilleurs. Ces temps étaient venus avec le règne de Louis XVI. En 1783, comme en 1755, on commença par s'entendre. Puis on s'assembla. Ensuite de quoi on se pourvut pour obtenir la permission de Versailles. Le parti novateur, si malmené en 1756 était au pouvoir en 1783. Lalande, dans l'intervalle des voyages de Bresse si bourgeoisement, si honnêtement employés, s'était fort poussé à Paris. Par ses travaux immenses surfaits de son vivant, méconnus après sa mort ; par du savoir-faire ; par l'Académie ; par l'Observatoire ; par le Collège de France ; par les deux Encyclopédies, par le Mercure, par le Journal des Savants, par l'Almanach de la connaissance des temps; par les cent à cent cinquante notices consacrées par lui à tous les hommes un peu considérables de son époque (nous l'avons vu en loger une dans les Lettres édifiantes 1); il était parvenu à l'apogée de sa réputation, monté à l'un de ces trônes de la Science plus solides et plus durables de notre temps que les autres et que Paris ne laisse jamais longtemps vaquer. Il était, certes ! le représentant naturel, nécessaire des intérêts de sa province


LALANDE. 343

dans les régions ministérielles. Il reprit à Versailles, sous ce règne plus favorable, avec de tout autres moyens personnels de succès, la même tâche qu'il n'avait pu mener à bien vingtsept ans auparavant, et cette fois il réussit.

La permission de nous assembler, qui nous fui donnée par Louis XVI, fut une de ces petites victoires auxquelles on s'essayait en attendant la convocation des Etats-Généraux qui sera aussi une permission de s'assembler.

La Société de 1783, en sa première séance légale, « accorda une médaille à l'astronome et au citoyen », laquelle devait aussi, dit le procès-verbal, « constater l'instant de sa formation ». Indubitablement elle voulait par là reconnaître et récompenser le service rendu. On croyait ce vote du premier jour resté lettre morte. Mais la médaille a été retrouvée, il y a quelque temps, chez un marchand de bric-à-brac, avec des sous romains et des kopecks russes. C'est un moyen-bronze de 41 millimètres de diamètre, signé de N. M. Gatteaux, l'auteur des belles médailles du Prix de Vertu (1782), de l'Invention de l'Aérostat (1783), de la Fédération (1790). L'exergue porte : JOS. HIER, LE FRANÇAIS DE LALANDE. N. BURGI 1732. Et le revers : ASTRONOMO ET CIVI SOCIETAS LITTERARIA BDRGENSIS 1783. En 1782, Lalande avait cinquante-un ans et n'était pas encore usé par le travail. Le masque fst ici moins déprimé que dans les portraits, a plus de chair aux joues, moins de rides au front, moins de plis à la commissure des yeux et des lèvres. La coiffure à l'Oisèau-royal, l'habit brodé, le jabot de dentelles sont traités avec soin. J'ai dit la ressemblance du fin profil avec celui du buste d'Houdon.

En frappant ce jeton, la Société voulait « constater l'instant de sa formation » établir son identité avec la Société de 1755. Des hommes de 55, il y en avait deux au moins de vivants et coopérant à l'oeuvre de 83. Si cela ne suffisait pas à démontrer la connexité des deux institutions, on pourrait en trouver d'autres preuves dans la comparaison des deux règlements.


344 ANNALES DE L'AIN.

Mais à quoi bon, après la déclaration des hommes de 55 en se séparant ; et après celle des hommes de 83 en se réunissant ? Si les premiers comptaient recommencer, les seconds entendaient continuer.

En effet, à la première page du premier travail imprimé par la Société d'Emulation, dans le discours lu à sa première séance par M. Th. Riboud (Lyon, Le Faucheux, p. 29), on rappelle la tentative de 55. La Société entend bien ne faire autre chose que continuer cette tentative, car Lalande est réclamé là comme « fondateur primitif » de l'institution ressuscitée.

Et en 1837, dans un travail inscrit au registre de nos délibérations, adressé au Ministre, imprimé en notre journal, il est parlé de notre « rétablissement en 1783... par Lalande, Varenne de Fenille, Paradis de Raymondis, Riboud, Loubat de Bohan »... Ce travail est de M. Puvis qui nous a présidés vingt ans.

J'appuie beaucoup. Mais ceci était chicané par une vanité donnant tête basse contre des documents authentiques. Il fallait donc montrer ceux-ci. Ils sont péremptoires.

La Société s'estima quitte envers son « fondateur primitif > et sou avocat à Versailles. Ni présidence, ni présidence d'honneur. L'envie de conduire ou de diriger n'apparaît pas plus, chez le collègue illustre, en 1801, date où s'ouvrent nos séances suspendues par la Révolution, qu'en 1783 ou en 1756. Lalande n'a été qu'un jour Primus inter pares au milieu de nous. Il l'a relaté avec quelque complaisance dans les Anecdotes •■ le 26 avril 1804, il nous présida, assis sur ce fauteuil où on a sculpté nos abeilles et la devise : Làbor omnibus iinus. Restons fidèles à cette devise « Travaillons ».

La compagnie rétablie en 1783 a maintenant un peu plus d'un siècle d'existence. Ce qu'elle en a fait, on a essayé de le montrer ailleurs. Elle est restée fidèle à la pensée de ceux qui l'ont fondée, à la meilleure pensée du xvme siècle ; elle n'a pas d'autre mission que d'apprendre le plus possible et d'en-


LALANDE. 345

seigner un peu. Si elle n'y réussit pas complètement, ce n'est pas complètement sa faute, car elle n'élève pas les jeunes générations qui viennent tour à tour la recruter, et elle n'a sur les vieilles qu'une action limitée. Elle est ouverte aux hommes occupés d'étude. Elle leur fournit dans la mesure où elle le peut, les livres, instruments de travail. Elle leur crée un petit public certain, le premier et l'indispensable encouragement. Elle leur livre un journal spécial. En somme, elle a entretenu et entretient ici quelque activité intellectuelle.

A diverses reprises, de plusieurs façons, nous avons été utiles, sans autre impulsion reçue du dehors, conduits par nos aptitudes propres, variables d'une génération à l'autre ; guidés aussi par les nécessités du temps et du lieu dont nous sommes d'assez bons juges.

Y aura-t-il des politiques pour s'étonner?

Disons leur à nos périls et risques : si la province est résignée à laisser Paris étudier, connaître, enseigner, administrer, gouverner, régner, elle peut s'appliquer tout entière à la culture des choux à huile et à l'amélioration des races bovine, ovine, porcine et asine. Dans le cas contraire, il y a une autre race qu'elle doit songer à instruire quelque peu — à savoir la race des provinciaux, laquelle manque encore d'éducation et de culture. Les écrivains et journalistes parisiens, qui ne reconnaissent son existence qu'en temps d'élection, ne lui enseigneront jamais son histoire ; ce qu'elle est ; ce qu'elle pourrait et devrait être en un pays où la majorité est déclarée souveraine (et ne Fest guères que de nom).

XI

LALANDE FRANC-MAÇON. — SES RAPPORTS AVEC VOLTAIRE

En 1768, la franç-maçonnerie se constitua à Bourg. Lalande fut vite le correspondant de la loge nouvelle des Elus et de 1886. 3<= livraison. 23


346 ANNALES DE L'AIN.

celle du Croissant, de Pont-de-Vaux, avec le Orand-Ortent, de Paris. Je ne trouve pas un mot dans les Anecdotes de ses relations avec ces deux sociétés, pas un mot non plus sur la loge parisienne des Neuf-Soeurs, réorganisée par lui en 1778. Mais ici des renseignements venant des intéressés nous conduisent. Ils nous content deux scènes dont l'une a quelque intérêt. Avant de la narrer, il faut parler un peu des relations de Lalande avec Voltaire.

D'entente complète entre ces deux hommes, il n'y en eut jamais, je crois. A Sans-Souci, Voltaire était trop peu croyant; à Ferney, il l'était trop pour s'accorder avec l'astronome sur un point important. Mais le remuant génie qui avait vulgarisé en France la théorie Newtonienne ne pouvait pas ne pas compter à l'Académie des sciences. Et Lalande ayant croisé quelques rimes fort mauvaises au bout de petits vers qui ne sont pas bons, devait faire cas du Mondain, du Pauvre Diable, etc., etc. IL y avait donc entre les deux philosophes un ou deux points de contact et j'aurai dépassé la mesure en disant plus haut que leurs rapports étaient tout politiques. Ils correspondaient aux occasions. Ils échangeaient leurs livres. Et Lalande alla deux fois à Ferney grossir la cour du patriarche. Le ton des lettres de celui-ci à son voisin bressan est assez curieux. Pour égratiguer les gens, pour les caresser aussi, si Voltaire était le premier homme du monde, on le sait. Il a, écrira-t-il, lu le premier volume de l'Histoire de VAstronomie « sans désemparer ». Voilà un éloge! — Et propre, pour autant que je m'y connais, à combler la vanité la plus démesurée. Une autre fois, le louangeur passé maître, laissera voir, comme sans intention, et en passant, le grand cas qu'il fait du Voyage en Italie... Le divin styliste de Y Ingénu, de Candide, qui ose dire la prose de Fénélon « un peu traînante », pouvait-il goûter tant que cela celle de Lalande, si lâche, si grise, ne valant pas en vérité la prose de M. Jourdain?— Mais quoi, avec un membre de l'Académie des sciences, associé de trente autres sociétés savantes,


LALANDE. 347

l'homme de Ferney croyait prudent de traiter de puissance à puissance. Cela entendu, voyons comme Lalande l'en paie. Nous sommes à Paris, aux Neuj-Sceurs, le 7 avril 1778.

Lalande préside. L'abbé Cordier,curé de Saint-Firmin, présente un nouveau frère. Celui-ci a été préparé à l'initiation par le président Meslay, le marquis de Lort, l'abbé Bignon, l'abbé Rémy, Cailhava et Mercier. Il est introduit par le chevalier de Villars, et entre, appuyé sur Court de Gébelin et Francklin. C'est Voltaire. 11 sort, ce roi du xvme siècle, de la représentation triomphale à'Irène et veut mourir francmaçon. Lalande le complimente, lui remet les insignes maçonniques, le tablier, les gants de peau. Le récipiendaire baise le tablier qui a appartenu à Helvétius. On avait dispensé le grand vieillard des épreuves physiques.

La loge des Neuf-Soeurs juslifiait son nom. Parmi les frères, outre les susnommés, on comptait alors Florian, Lacépède, Joseph Vernet, Greuze, Piccini, Pastoret, Cadet de Vaux. Plus tard, Lalande y verra entrer Condorcet encore avoué des neuf vierges éternelles, puis Camille Desmoulins et Dantoji qu'elles n'attendaient pas...

L'autre histoire vaut moins. Elle est postérieure de deux ans et du 23 mai 1780. Entrons aux Elus de Bourg. Le GrandOrient, « cet auguste corps » donne Lalande pour Vénérable inamovible à la loge. Une dignité créée pour le savant : la dignité de vénérable est annuelle, me dit-on. Pe plus, les Elus dont cette mesure « a prévenu les désirs », y correspondent en inaugurant dans leur salle un buste de Lalande présent. Cela ne se fit pas sans qu'un beau discours fût prononcé. Le mince opuscule d'où ceci sort ne le donne pas. En compensation, il nous conte ceci : Il y avait chez le Vénérable inamovible un autre buste de lui. Le 11 juillet, jour anniversaire de sa naissance, « plusieurs dames aimables dînèrent chez Lalande. L'une plaça sur ce buste une couronne de myrthe, de laurier et de chêne, puis on mit au bas ces vers étonnants :


348 ANNALES DE i/AIN.

On ne la donne qu'au Génie; Avec nos coeurs, dans ce beau jour, Reçois-la des mains de l'Amour, D'Apollon et de la Patrie.

Si, à 48 ans le mathématicien était dupe de ces fictions-là tant mieux pour lui. En tout cas elles étaient plus gracieuses que les réalités dont nous vivons.

Ce buste effrontément couronné de myrtlie par « une femme aimable » va être celui donné par Mm' de Lalande à la Société d'Émulation. Je l'ai vu jadis couronné d'étoiles; c'était moins outrecuidant, mais cela ne coiffait pas bien moins singulièrement ses ailes de pigeon.

Le vénérable inamovible des Élus de Bourg fut en 1804 promu à la charge de grand orateur du Grand-Orient.

En 1778 et 1780, la Maçonnerie française avait pour chef le duc d'Orléans ; on s'en souvient. Parmi ses soeurs, on le sait moins, elle comptait des personnes de l'entourage intime de la Reine, la princesse de Lamballe et la duchesse de Polignac. Dans la salle où se réunissait la Loge de Bourg, sur la cheminée, au-dessus du Triangle, souriait un portrait de MarieAntoinette accoté de deux des Vertus de S. M. — Lesquelles précisément ? Je me le suis demandé longtemps, ayant grandi dans la maison déchue de ses honneurs, mais gardant sa décoration. — Malgré des patronages si augustes l'affiliation maçonnique n'avait pas alors l'importance qu'elle a aujourd'hui. Dans notre société actuelle où tout va se désagrégeant, ce qui fait groupe et ce qui fait corps compte d'autant. Et la situation de Lalande gagnait moins que sa vanité à son affiliation et à ses honneurs.

XII

LALANDE PENDANT LA REVOLUTION

Nous arrivons à la partie la plus difficile, la plus épineuse de notre tâche, au rôle de notre compatriote pendant la Ré-


LALANDE. 349

volution. Les précédents biographes ont à peu près esquivé cette difficulté, Mme de Salm en se taisant, Delambre en parlant peu et à demi-mots. M. Dépery, dans la Biographie des Hommes célèbres du Département de l'Ain, suit Delambre. Nous allons, à nos risques et périls, essayer de faire autrement.

Depuis son arrivée à Paris en 1750 jusqu'en 1789, pendant quarante années [et combien remplies) ; Lalande a été l'homme de la science et n'a été rien autre. Pendant les dix-sept dernières années de sa vie est-il devenu l'homme d'un parti ou d'une secte ? Nous allons laisser les faits que nous avons pu recueillir répondre.

Il s'était opéré dans les opinions de Lalande, en matière religieuse, une modification décisive dont il serait difficile de préciser la date chez un homme de cet âge, de ce tempérament, de ce caractère, ayant à garder la plus haute position que la science puisse faire, et n'en pouvant plus accepter d'autre. Si un changement de ce genre se produisait à jour fixe (cela est assez peu vraisemblable en soi), on ne voit pas bien qui nous l'aurait appris.

Nous savons avec certitude deux faits : 1° qu'en 1769 Lalande imprimait que « l'athéisme est une folie »; 2° qu'en 1793, il se trouva prêt pour une révolution religieuse qui serait de toutes la plus radicale si le Buddhisme n'existait pas. Quelles causes agirent dans l'intervalle et amenèrent notre compatriote à brûler décidément ce que, jeune, il avait adoré, ce que sa maturité respectait encore ?

Certaines professions engendrent des maladies particulières à elles, ou seulement telles habitudes de corps, tels plis dont on ne peut plus se défaire jamais. Il y a, dit-on, aussi des études qui donnent à l'esprit certaines propensions, certaines répugnances ; même certains travers ou certains vices.

Uno épigramme liturgique veut que Saint-Yves ait été pro ■ curator et non lalro, res miranda. Cela était donc déjà constaté au Moyen âge. Selon un émiuent légiste, les confrères


350 ANNALES DE L'AIN.

modernes du procureur breton sont inclinés par profession au communisme. Les diplomates passent pour manquer de franchise. Les prédicateurs et les poètes passent pour man quer d'humilité. Un vieux juge est pessimiste presque infailliblement. Ceux qui ont gouverné les hommes sont tous arrivés à mépriser profondément l'espèce humaine, même à la haïr. Les mathématiciens dédaignent la métaphysique. Les chimistes croient à ce qu'ils trouvent dans leur creuset seulement. Les médecins, seulement à ce qui frémit sous leur scalpel.

Y a-t-il de même un mal propre à ceux qui regardent trop longtemps le ciel étoile? Ils ne voient rien, au bout de leurs télescopes, dans l'espace sans limites, que ce peuple monstrueux des soleils dont chaque individu engendre, vivifie, et traîne après lui huit ou dix mondes. Ne voyant rien autre, ils osent affirmer qu'il n'y a rien autre. Ce qui ne tombe pas sous nos sens n'existe pas pour eux ..

L'hypothèse peut prêter à de piquants développements, mais elle n'explique pas tous les faits. Sans doute elle ferait comprendre la négation ouverte de Lalande et la négation sournoise de Laplace. Mais elle est déconcertée par ce fait considérable, la foi d'un Copernik, d'un Kepler et d'un Newton. Il faut donc l'écarter.

On a déjà, plus haut, exposé une considération aidant à expliquer ces négations plus radicales se produisant aux dernières heures du xvm 0 siècle et qui ne sont pas propres aux géomètres. Les hommes de ce temps ont tous reçu deux éducations à bien peu près contradictoires : celle du Collège qui avait duré sept à huit ans et laissait à Lalande l'envie de se faire Jésuite ; puis celle du Monde qui avait duré cinquante ans, et chacun jour de ces cinquante années leur avait inculqué par action et par omission le sensualisme le plus absolu. La seconde annulait la première. Or, le sensualisme pratique implique la négation à laquelle Lalande est arrivé à la fin de sa vie ; mais il se contente d'ordinaire de la sous-entendre, et


LALANDE. 351

il est fort rare qu'il la formule ; cela ne serait bon à rien, peutêtre nuirait.

Après cette cause générale, il faut donc subsidiairement en indiquer une autre. Lalande, entre 1771 et 1778, s'était pris d'un goût vif pour un jeune professeur au Collège ecclésiastique de Lizieux (à côté du Collège de France) qui suivait son cours d'astronomie, c'était Charles-François Dupuis. Ce jeune homme, fort érudit, exposa bientôt des vues neuves sur la formation des mythologies dans le Journal des Savants; puis il les concentra dans le Mémoire sur l'origine des Constellations et l'explication de la Fable par l'astronomie, travail contenant en germe, dès 1781, le livre publié quatorze ans plus tard. Que Lalande ait été gagné aux idées de son disciple et ami, ce n'est pas une conjecture, c'est un troisième fait certain. 11 couvrit ces idées de la grave autorité de son nom en annexant le Mémoire de Dupuis à la troisième édition de son grand traité d'astronomie. On n'est tenu qu'à la vraisemblance en ces matières-là, nous y voici arrivé, je crois.

La thèse soutenue par Dupuis, c'est que toutes les religions sans exception sont des transformations restant reconnaissables du culte des astres. En ce qui concerne le Christianisme, Dupuis se fonde sur les emprunts que cette religion, en se constituant, et pour faciliter sa tâche rénovatrice, fit aux cultes antérieurs. Elle prit, à ces cultes qu'elle dépossédait, des rites, des chants liturgiques, des symboles, leur calendrier ; remplaça leurs fêtes par les siennes, mit la Nativité de son Dieu crucifié au jour où le monde païen célébrait celle du Soleil invaincu. Sa Vierge-Mère supplanta chez nous la Virgo parilura de Chartres, se logea dans nos arbres-dieux, près des sources que nous adorions pour leurs vertus médicinales. Saint Bacche et Saint Eleuthère s'installèrent dans le calendrier au lieu et place d'Eleutheros-Bacchos, etc., etc. Ces habiletés furent, aux premiers siècles, profitables à la religion nouvelle : nous tous qui sommes encore chrétiens ou l'avons


352 ANNALES DE L'AIN.

été, nous n'en pouvons conclure de bonne foi que nous adorons ou avons jeunes adoré le Soleil.

Mais le système de Dupuis, étayé de l'appareil scientifique le plus imposant, dont ceci touche à peine un point et ne donne en aucune façon l'idée, fut bien accueilli par une génération moins froide que la nôtre et cherchant encore des raisons de ne pas croire. IV'Origine de tous les cultes consola de plus un moment le parti philosophique de la réaction religieuse qu'il voyait poindre et fut impuissant à empêcher. Cela contribua à la vogue d'un système jugé étroit par les Mythologues postérieurs.

Cette vogue ressembla un moment à la gloire. Dupuis sans autre titre est entré au Collège de France en 87, à l'Académie des Inscriptions en 88. Il arrivera à la Convention en 92, aux Cinq-Cents en 96. Il sera porté en 98 sur la liste des candidats au Directoire et exclu de ce suprême honneur au troisième tour de scrutin seulement. Il sera de l'Institut à la formation. Usera, sous le Consulat, président du Corps-Législatif; sénateur sous l'Empire. Je ne vois que le pamphlet de Siéyès qui ait fait davantage pour son auteur ; encore est-ce un pamphlet politique. Le système accueilli partout se fit bienvenir aussi à l'Observatoire. On ne va pas s'en étonner.

Certes, nulle part on n'était mieux disposé à reconnaître la femme de l'Apocalypse (XII), couronnée d'étoiles, revêtue du Sole 1, victorieuse du dragon aux sept têtes, dans cette Vierge de feu debout dans le Zodiaque, à côté du Lion de Némée, avec l'hydre de Lerne sous les pieds. Cette théorie tout astronomique grossissait l'importance du grave Collège, elle flattait de façon imprévue toutes ses vanités. Elle devait être goûtée là plus qu'ailleurs.

Lalande en particulier pouvait-il moins faire qu'applaudir au succès du jeune homme qu'il avait tiré de sa chaire obscure de la rue Saint-Jeau-de-Beauvais et qui siégeait en 1795 aux Tuileries sur les bancs où l'on avait fait et défait la Terreur ?


LALANDE. 353

- L'intimité entre le maître et le disciple alla toujours se resserrant et, après la mort du premier, continua entre son neveu et son élève. Un jeune Bressan arrivant à Paris avec des lettres de recommandation pour Lalandé en 1807, et le trouvant mort, bien reçu par le neveu et fréquentant son salon, m'écrivait 62 ans plus tard : « M. Dupuis, le savant auteur de l'Origine de tous les cultes, venait souvent (chez Michel Lalaude) passer la soirée, en compagnie de sa femme et d'une charmante nièce avec qui M1Ie Uranie de Lalande faisait de la musique »..

Je m'explique déjà, ce semble, une moitié du rôle de Lalande dans la tourmente qui commence. Pour comprendre l'autre moitié il faut que je regarde de près à ses opinions politiques. Il n'eut jamais souci de s'en faire d'originales et préféra emprunter à Montesquieu. Quand il énumère les hommes célèbres « qui ont bien voulu avoir de l'amitié pour lui », c'est Montesquieu qu'il nommera le premier. Rousseau sera le troisième sur la liste curieuse, Voltaire le huitième. Dans ses réflexions sur les gouvernements d'Italie, on peut le voir partout, il aime la liberté et tout progrès social : il n'a pas le soupçon qu'on puisse les hâter en les promulguant dans les lois avant qu'ils soient acceptés par l'opinion et entrés dans les moeurs.

Il a la prétention d'avoir « acquis toutes les vertus » ; c'est-à-dire qu'il a toutes les vanités? — Non. Il n'a pas la vanité de notre temps la plus commune — une vanité plus dangereuse que les siennes en vérité. Nous nous croyons tous capables de toute chose, par-dessus tout propres à gouverner notre pays. Nous étant déclarés souverains de droit, nous nous estimons du fait munis de la science politique. (De même les Chrétiens sont munis de la grâce suffisante, à savoir celle qui ne suffit pas, sinon en théorie.; Lalande n'est pas si bien doué ou si suffisant. En Italie, il applaudit les petits hommes d'Etat réalisant à Parme, à Florence, de petites améliorations. Ils font et il fait là de petite politique... Nous


354 ANNALES DE L'AIN.

avons, nous, crié : Courage ! au Saint-Père quand il a révolutionné l'Italie. Puis, nous lui avons prêté main-forte quand il a fait la réaction. Puis nous l'avons laissé faire quand il s'est proclamé infaillible... C'est de grande politique.

Quand 1789 arrive, Lalande le salue avec joie. Il ne parait pas avoir eu l'idée (venue à un ou deux de ses successeurs), qu'un astronome puisse être nécessaire ailleurs qu'à l'Observatoire ; il ne sera donc candidat à quoi que ce soit.

Toutefois, aux derniers jours de l'année précédente, trois cents bourgeois de Bourg ayant signé une pétition au Roi demandant le doublement du Tiers et la suppression des privilèges, Lalande fut chargé de présenter cette pièce au Gardedes-sceaux et à Necker. Mais ce ne fut pas l'homme le plus «n vue, le plus illustre sans conteste de notre pays, ce fut le factotum de la Bresse à Versailles, l'homme considérable ayant l'oreille du Ministre dirigeant, qui reçut cette mission. Il en profita pour dire à Necker « qu'en sollicitant contre le privilège de la noblesse, il sollicitait contre lui-même, puisqu'il jouissait de ce privilège, mais il était honteux d'une distinction oppressive... » [Anecdotes).

Factotum de la Bresse à Versailles, cela depuis des années : la preuve du fait est aux registres de nos Etats, de notre Municipe. N'était-ce donc pas là un autre titre pour obtenir de nous, même sans la demander, la première place dans notre députation aux Etats-Généraux? Et comment, après cette délégation des Trois-Cents qui dût paraître une promesse, Lalande fut-il oublié ?

Il n'avait ni extérieur, ni talent de parole, ni grande ferveur politique. Il n'eût pas fait figure dans une réunion électorale. Les meneurs d'alors l'estimaient sans aucun doute, mais ils s'estimaient eux-mêmes davantage; c'est évident.

Courtois, évêque de Belley, ne put obtenir les suffrages du clergé ; Montrevel, le plus grand seigneur du pays, ceux de la noblesse. Peut-être Lalande fit que sage en s'abstenant de solliciter ceux du Tiers.


LALANDE. 355

Les supériorités quelconques font ombrage aux médiocres. D'être l'un de ceux-ci, c'est une chance pour arriver. Ne disons pas la chance la plus sûre qui est souvent acquise aux gens nuls.

Il nous faut revenir à présent aux Anecdotes et les scruter avec attention pour y surprendre, s'il se peut, l'attitude vraie de Lalande pendant les années suivantes.

En 89, Lalande arrive aux vacances comme toujours. Il se montre préoccupé de l'effervescence des campagnes menaçant les châteaux et de l'imminence de la disette. « La Ville achète pour 18,000 livres de blé. La somme est prêtée par la province et par les trois Chartreuses ». Mais ces soucis-là ne l'absorbent pas. Il lit une histoire manuscrite de Bresse, du curé de Bàgé, Gacon, à lui communiquée par l'auteur. Il note les noms des tragédiens amateurs qui jouent ici Mahomet, le futur conventionnel Goujon en est. « Le 15 octobre il repart pour Paris avec sa nièce qui avance dans sa grossesse et qui a eu à Bourg beaucoup d'agrément t.

Pas de voyage en Bresse l'an d'après. Deux ou trois notes, de seconde main.

Mais en 91, Lalande est ici le l"' septembre. En trois pages bourrées de menus faits il constate la situation à cette date, assez froidement. « Les femmes démocrates » font figure à une procession conduite par l'augustin Rousselet, curé constitutionnel. « Les autres préfèrent ne plus al!er à la messe, depuis qu'on a fermé les chapelles des couvents ». Ces chapelles sont vendues et démolies. « Les privilégiés, est-il dit un peu naïvement, n'aiment pas la Constitution ». Le club est composé de telle façon qu'ils ne peuvent y aller. Six ont émigré. Les habitudes du monde n'en sont pas troublées ; la haute société « a acquis six femmes aimables!... » La comédie bourgeoise va son train.

On ne fait ici aucunement l'histoire de la Révolution. On cherche les impressions de Lalande dans la façon dont il en note les incidents.


356 ANNALES DE L'AIN.

En 92 et 93, pas trace de voyage et séjour à Bourg. Les Anecdotes colligées pendant ces deux années paraissent sortir du « Journal que fait M. Sibuet toutes les semaines » et de correspondances peu actives et fort prudentes. Un mot peut faire supposer que Lalande, au 31 mai, sympathise avec la Gironde vaincue.

De longs extraits des Mémoires manuscrits de Debost suivent (pages 112 et 127). Debost révolutionnaire fervent en 1789, réactionnaire en 1794, arrêté, envoyé par Albitte à la Commission temporaire de Commune-affranchie, échappa par fortune à la Mauvaise cave et à la guillotine. Il a souffert, il récrimine, il manque de mesure et de justice dans ses récriminations. Lalande acceptant sans réserve ce témoignage fait une faute de jugement. Je suis ici plus complètement renseigné que lui. Les Mémoires de Debost racontent la réaction de 1815 et 1816. Je sais cette dernière époque par des témoins oculaires du témoignage desquels il ne m'est pas permis de douter. Debost très patriote en 89, très girondin en 92, absolument royaliste en 96, est de 1800 à 1816 un bonapartiste forcené ; le même homme toujours, aussi passionné en 1796 qu'en 1816. Ses colères, ses soupçons démesurés contre les Jacobins vaincus et contre les émigrés triomphants me sont également suspects.

Il serait d'ailleurs délicat de préciser ce qui chez Debost excède la mesure, de marquer où la calomnie (inconsciente) commence.

Et Lalande n'était pas bien placé pour distinguer. Il rentre à Bourg à la fin de 1794, après deux années exceptionnelles ici comme ailleurs. Il se retrouve là au milieu de cette bonne compagnie dont il esl et qu'il aime. Elle est ulcérée plus qu'on ne peut dire de sa déchéance politique, des deuils, des incarcérations, des pertes d'argent, des inquiétudes de la Terreur, du peu de sécurité d'un lendemain bien sombre encore. Lalande sera par elle circonvenu, contagionné, inquiété ! Est-ce qu'on ne vient pas lui dire qu'au 23 prairial 1794, au jour où


LALÀNDE. 357

Robespierre demandait de nouveaux pouvoirs plus complets pour le Tribunal révolutionnaire ; deux personnages en charge, « un administrateur du District de Pont-de-Vaux, et l'AgentNational près ce District, se sont amusés à faire, de lui Lalande, un émigré »! (Anecdotes, p. 120.)

II épousera donc les rancoeurs, les colères, les aversions ; il endossera les racontars de ce monde qui, voulant en finir avec la Terreur, finit sans trop le vouloir par réagir contre la Révolution, Il va approuver ses vengeances, il va partager ses menées... Cela me coûte à dire ; je ne le dis pas sans y avoir regardé deux fois.

Cherchons pourtant comment ces deux redoutables années 1793, 1794 avaient été employées par lui — et si sa conduite postérieure à Bourg n'en serait pas un peu la conséquence. Les Anecdotes sont ici de nulle ressource, si absolument muettes que, je suis tenté de le supposer, le manuscrit avait dû rester à Bourg ou à Ceyzériat. A défaut de renseignement autre, j'ai eu recours au catalogue des oeuvres de Lalande. J'ai su là ce que je voulais savoir.

Quand on demandait à Siéyès ce qu'il avait fait pendant la Terreur, il répondait : J'ai vécu. Lalande, à la même question eût répondu : J'ai travaillé.

En 1792 il donnait la troisième édition de son Traité d'astronomie en trois volumes in-4", faisait paraître le Traité de navigation de Bouguer avec des Jiotes ; et un catalogue des Étoiles disparues. En 1793, il publiait son Abrégé de navigation, historique, théorique et pratique avec tables horaires, un volume in-4°. En 1794, il reprenait la direction de la Connaissance des Temps.

Ces travaux-là valaient-ils les discours que Lalande, député à la Convention, eût pu faire ? Ils valaient mieux en véTrité et il faut décidément amnistier les électeurs de l'Ain laissant l'astronome à sa grande besogne, pour nommer des inconnus.

L'impression de pareils ouvrages chargés de chiffres est la-


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borieuse infiniment; elle eût pu suffire pour absorber le temps de l'auteur et il ne devait guères lui rester de moments pour s'occuper de la chose publique. Il s'en occupait pourtant à sa façon. Nous allons le surprendre en flagrant délit de politique deux fois : la première il sera couvert de l'approbation unanime, la seconde d'une réprobation presque universelle.

À la fin d'août 92, cet homme qui a des amis à la Convention, qui en a à la Commune de Paris, sauve, au péril de sa vie la vie d'un défenseur de Louis XVI au Dix août : on entendra tout à l'heure ce témoignage sur la tombe de Lalaude. Et au Deux septembre cet athée, il faut le nommer encore une fois du nom qu'il s'est choisi, sauve le prêtre Garnier son collègue au Collège de France.

Il recueille, il cache dans les caves profondes de l'Observatoire d'autres prêtres de lui inconnus, échappés à l'abattoir de l'Abbaïe ou à celui des Carmes. Sentant, si connu qu'il soit pour ami de Chauraette, qu'une perquisition et ses suites restent possibles, il demande à ses hôtes de se donner, le cas échéant pour des astronomes. Et comme ces prêtres, voyant la mort et le juge proches, hésitaient à promettre un mensonge, l'élève des Jésuites leur disait eu souriant qu'ils pouvaient bien se donner pour astronomes, ayant toujours vécu pour le ciel...

En 93, nous trouvons Lalande en relation étroite avec un des meneurs du parti que M. Mignet appelle « le parti municipal », avec ceux qui viennent de proclamer la déchéance « des anciens Dieux et le culte de la Raison et delà Nature ». Le procureur de la Commune de Paris était le Moïse de la nouvelle religion; Sylvain Maréchal en était le poète: Lalande, lié avec Maréchal depuis plusieurs années, s'en fit, un jour au moins l'orateur. Les précédents biographes ont tu ce détail, un petit volume très répandu, l'Annuaire de F. Raspail, l'a rendu puhlic en 1867. Le manuscrit du discours prononcé par Lalande, le 8 février 1794 (20 pluviôse an II) à la fête de la Raison, dans la chaire de Sainte-Gençviève, subsiste.


LALANDE. 359

En l'entendant les os de Voltaire et de Jean-Jacques ont dû tressaillir.

En 1869, imprimant une première esquisse dececi, on disait : Combien ce discours semble loin de nous et incompréhensible ! Méfions-nous cependant.

Derrière l'acte étonnant, il y a incontestablement ces deux idées. — 1° que le culte du vieux monde est mort ; — 2° qu'il faut en trouver un autre au monde nouveau, l'homme étant un animal religieux... Eh bien dans telle controverse de la fin du second Empire, entre MM. Vacherot et Gratry, qu'estce qui était discuté sinon la première idée ? Une différence est à noter, c'est que M. Vacherot ne songeait pas à remplacer les anciens Dieux.

Quoi de changé en 1885? L'attaque au culte a passé de la spéculation à la pratique. On rogne tous les ans un crédit au budget du Catholicisme ; on ferme un petit séminaire. Mais pas plus en 1885 qu'en 1869 on ne se préoccupe de remplacer ce qu'on veut détruire. Certains, il est vrai, paraissent convaincus de la vertu de la Morale indépendante pour convertir nos récidivistes en petits saints ; ce miracle ne s'est encore vu ni chez nous, ni en Chine où elle «st enseignée depuis Confucius. Seul, ce perfide et charmant homme, M. Renan, propose de fonder une religion nouvelle : le lieu propice selon lui, ce serait encore la Syrie ; il y faudrait quelques millions, un ou deux miracles, deux ou trois dogmes, plus malaisés à croire que ceux du catéchisme. Il ne parle pas de contrefaire les Panathénées, cet amoureux de la Vierge éternelle. Son projet supérieur à celui de Lalande pour les miracles est inférieur par cet inconcevable oubli.

Cependant le Catholicisme, patient parce qu'il se croit impérissable, comme toute religion sincère, vit dans l'ombre, s'organise pour une lutte dont cette génération ne verra pas la fin. Quinet, en 1871, nous rappelait la fusillade des Otages, le cri de Veuillot au lendemain : « Nous avons des martyrs ! nous sommes sauvés... » Veuillot a bien vu, ajoutait-il. On a


360 ANNALES DE L'AIN.

ressuscité là leur fanatisme... Puis il répétait l'hémistiche de Lemercier : « Qu'il est lent à mourir !... »

Il y avait à lui répondre ceci : Les anciens Dieux ne meurent trop qu'après la nativité de leurs successeurs. — Et surtout, depuis cinquante ans, au lieu de se mourir, ils revivent et regagnent du terrain. Lourdes prospère.

La Convention se crut sans nul doute aussi autorisée à proclamer l'Être suprême (proche parent du Divin de M. Renan), que n'importe quel concile. Et Lalande préchant au Panthéon la Raison déesse croyait bien en avoir le droit autant que Paul annonçant le Dieu inconnu à l'Aréopage. On ne contestera pas le droit. Mais que la méthode rationnelle est impuissante auprès de la méthode historique !

Cybèle est féconde encore. Il est né d'elle au moins quatre dieux depuis quelque cent ans. Celui de Swedeuborg ; il a cinq cent mille croyants et une chapelle à Paris. Celui des Taïpings et celui des Babys, plus ou moins noyés dans le sang de leurs martyrs. Celui des Mormons qui a fondé un état. Deux sont morts ; mais ces morts-là sont sujets à ressusciter. Swedenborg fut un halluciné spirite et spiritualiste. Les Mormons sont des hallucinés sensualistes. Les Taïpings étaient des hallucinés féroces. Les Babys des hallucinés sublimes. Dans ces affaires-là, la Raison n'est de rien. Ce n'est pas elle qui enterrera le Christianisme, citoyen Lalande, tenez-vous cela pour dit.

On remue là des problèmes dangereux, inattendus.

Dangereux, oui. Mais qu'y puis-je ? — Vous pourriez les laisser dormir ? — Est-ce qu'ils dorment ?

Ils sont inattendus ici. — Si vous en jugez de la façon, c'est que vous n'aurez pas regardé au fond de cette existence. Je ne l'ai pas abordée en vérité pour discuter si Lalande mangeait des araignées.

JARRIN. (La fin au cahier suivant.)


LES

CHANSONS POPULAIRES DE LA FRANGE

Fragments du Mémoire couronné 'par l'Institut en 1885.

I

SUR L'ORIGINE DU MOT VA.UM2VILX.E

Dès avant le chapitre précédent (1), nous pouvions considérer comme terminée l'étude de la chanson populaire. Nous l'avions envisagée sous ses divers aspects ; nous nous étions efforcé de mettre en lumière les faces qui présentent le plus de relief et de déterminer les éléments qui répondent le mieux à sa dénomination : son caractère libre et sincère, son allure simple, et, par-dessus tout, cette inspiration spontanée qui est le seul principe de vitalité des productions dans lesquelles la forme n'a qu'une importance de second ordre.

En face de cet art de la nature, né pour se développer à l'air libre, et dont la campagne est le théâtre préféré, les temps modernes ont opposé un autre art, produit des efforts de la civilisation, se révélant surtout dans les centres intellectuels les plus avancés ; moins humble à coup sûr et plus brillant que l'autre, moins primcsautier aussi, mais rachetant ce qui lui manque parfois en inspiration sincère par la beauté de la forme et la puissance des combinaisons.

Mais cet art, accessible seulement aux classes éclairées, exigeant d'ailleurs des éléments d'exécution compliqués, n'est pas celui qui convient aux artisans ni aux ouvriers : à ces derniers, il faut un

(1) Consacré aux chansons à boire.

4886.3» livraison. 24


362 ANNALES DE L'AIN.

répertoire de chansons courtes et faciles, différant cependant de ce que l'on chante au village ; car le peuple des villes, soumis à des influences multiples, ayant subi le frottement d'une civilisation plus avancée, n'a plus cette naïveté campagnarde, qui est une force, et dédaigne ce que l'inspiration populaire a produit; cependant, il n'est pas suffisamment initié aux secrets de l'art pour en jouir pleinement et s'en assimiler les beautés. Aussi les chansons des villes n'ont-elles à nos yeux qu'un intérêt tout à fait secondaire: elles no possèdent pas les qualités naturelles des premières, qui, étudiées sous toutes leurs faces, n>us sont apparues parfois si touchantes ou si gracieuses ; elles n'ont pas non plus les formes savantes et distinguées que l'art a pour mission de donner à ses productions; imitées surtout de ces dernières, elles n'en sont, pour ainsi dire, que les rebuts.

Cependant, les chansons des villes ont joué de tout temps un rôle si important que nous ne pouvons pas nous dispenser de leur faire une place dans ce travail. Nous allons donc nous efforcer d'en déterminer exactement la nature et les différentes manières d'être au point de vue musical ; nous les grouperons sous un titre qui en embrasse, en effet, le cycle entier pendant les xvi 0, xvne et xvmc siècles, et qui porte en lui sa signification : le Vaudeville.

Or, voici qu'avant même d'entrer en matière, nous nous trouvons arrêté par une difficulté qui, bien que n'ayant pas trait directement au côté musical de la chauson, n'en doit pas moins être levée tout d'abord, car elle concerne la dénomination même du genre. Nous avons dit que le mot vaud-.cille porte en lui-même sa signification : voix de ville, ainsi qu'on disait communément au xvie siècle ; ou simplement, suivant l'opinion de La Monnaye, chanson « qui va à val dt ville, en disant vau pour val, comme on dit à vau-de-route, à vau-l'eau (1). »

Cette étymologie si naturelle n'est cependant pas généralement adoptée ; comme toujours on a élé chercher bien loin une explication qui se présentait le plus simplement du monde : l'on a voulu trouver l'origine du vaudeville dans un genre de chansons que nous avons démontré être exclusivement local, provincial, et nullement

(1) LA MONNOYE, notes sur la Bibliothèque française de la Croix du Maine, op. OLIVIER BASSEUN, Vaux-de- Vire, édition du bibliophile Jacob, Introd. p. XIV.


LES CHANSONS POPULAIRES DE FRANCE. 363

populaire dans le sens étendu du mot, le vau-de-vire, dont il a été question à propos de la chanson à boire.

Le premier qui donna à Gette opinion une publicité étendue, ce fut Ménage dans ses Elymologies. 11 avait été précédé en cela par Normand, Charles de Bourgueville, qui, dans ses Antiquités de Caen, avait le premier réclamé pour son pays l'honneur, puisque c'en est un, d'avoir donné naissance au vaudeville ; voilà tout le secret de la confusion : des revendications provinciales, trop complaisamment écoutées, accueillies sans contrôle, et renouvelées pendant trois siècles avec une persistance qui a pris un véritable caractère d'àpreté, surtout au commencement du xixc siècle (1)

Quelques dates suffiront à rétablir les faits dans toute leur exactitude.

Sans revenir sur ce qui a été dit au cours du chapitre précédent, nous rappellerons qu'Olivier Basselin a vécu, à une époque mal déterminée, probablement à la fin du xvc siècle ou au xvie, bien connu à Vire assurément, mais sans que sa célébrité locale s'étendit même par toute la Normandie (2) ; que ses chansons, recueillies dans la suite dans sa propre ville, d'où elles n'étaient probablement jamais sorties, furent pour la première fois portées à la connaissance du public par son compatriote Jean Le Houx en une édition dont il ne reste aucune trace et que l'on fait remonter, sans fournir la moindre preuve, à 1576. Acceptons cette date, et ne nous préoccupons pas de savoir si une publication faite dans une petite ville de Normandie était de nature à rendre célèbres en un instant des chansons ignorées la veille.

Or, en cette même année 1376, il paraissait à Paris un recueil de chansons dont voici le titre exact :

Le Recutil des plus belles et excellentes chansons en forme de Vauxde-Ville, tirées de divers authews tant anciens que modernes, auxquelles a été nouvellement adaptée la musique de leurs chants communs, publié par Jehan Uhardavoine. Paris, Claude Micart, 1576, iu-!6.

(1) Quatre éditions des vaux-de-vire parurent en Normandie de 1810 à 1833 : celle de R. Seguin (dans VEssai sur l'histoire de l'industrie du Bocage, Vire, 1810) ; celle d'Asselin (Avranchcs, 1811) et celles de Louis Dubois (Caen, 1821) et Julien Travers (Avranches, 1833).

(4) Voir encore l'édition des Vaux-de-Vire par le Bibliophile Jacob, introd. p. XIII.


364 ANNALES DE L*AIN.

Ce livre, dont il ne reste qu'un exemplaire unique, renferme en effet des pièces tout autres que les chansons populaires étudiées jusqu'ici : chansons de ville, voix de ville, des pièces littéraires, avec leur musique originale, telles que Mignonne, allons voir si la rose, de Ronsard; Avril, de Remy Belleau, la vilanelle de Desportes : Rosette, pour un peu d'absence, etc. Burney, parlant de ce volume, n'hésite pas à écrire Vaudeville, le mot cité dans le tilre (I) ; et nous verrons bientôt que le nom ne fut pas inventé pour ce recueil.

En tout cas, il était répandu trois ans plus tard dans une province très éloignée de la Normandie et de Paris mémo ; la preuve en est dans les titres des deux recueils suivanls :

Jardin de musique semé d'excellentes et harmonieuses chansons cl Voix de Ville, mises en musique, à quatre parties, par Corneille de Monlfort, dit de Diockland, gentilhomme Stichtois. Lyon, 1379.

Gelodacrye amoureuse... par Claude de Ponloux, chalonnois, 1579. Ici, le nom de vaudeville, en toutes lettre?, est imprimé dans le courant du volume.

Le premier de ces deux ouvrages, dont nous ne connaissons également qu'un seul exemplaire, et dont nous révélons pour la première fois l'existence, est dédié « à illustre et très vertueuse dame, madame Gabrielle de Dinteville, baronne de Bohan, dame de Creissia, Dammartin, Loysia, la Byolée, etc. », daté de SaintAmour et signé de Montfort. La dédicace du second est adressée à « Noble et vertueuse dame Magdeleine de Reinçon, Dame de Montfort, Ruflay, Brange et Sauvigny en Revermont. » Or, Cressia, Loisia Dammartin, Saint-Amour, le château de Montfort, celui de Bohan, le Revermont, enfin la ville de Chalon que l'auteur de la Gelodacrye désigne pour sa résidence, tous ces noms appartiennent à des pays et à des localités situés tant dans la Haute-Bresse que sur le premier étage des collines qui séparent cette vallée des montagnes du Haut-Jura (2). Pourquoi donc! mais l'indication a en

(1) V. Mst. de la musique, III, 273.

(2) Cressia et Loisia sont deux communes du sud-ouest du département du Jura, dans la partie haute de la vallée du Suran, qui prend sa source sur lo territoire de cette dernière. A quelque distance à l'est de celle-ci se trouve le l<araeau de Biollet qu'on peut confondre sans doute avec la Byolée dont il est question dans le Jardin de musique. Les noms de Vommarlin ou Dammartin .'ont assez répandus dans noire région : une commune de Dommartin-lès-Cuiseaux n'est pas très éloignée des deux villages précités, Saint-Amour est le nom


LES CHANSONS POPULAIRES I1E FRANCE. 365

Reverniont » qui les suit ne laisse aucun doute sur leur situation générale {Note de l'auteur',. Quelque Dressan, s'emparanl de ces données, très ignorées à la vérité jusqu'ici, ne se mettrat-il pas en campagne pour revendiquer à grand trait, pour sa province la glorieuse paternité du vaudeville? La prétentiou aurait assurément autant de raison d'être que colle des Normands s'obstinant à vouloir s'attribuer un genre que tout le monde a contribué à former.

Mais il faut reconnaître qu'elle ne serait pas beaucoup mieux fondée, car les dates des trois recueil* ci-dessus no sont encore pas les plus anciennes auxquelles on puissa rapporter l'existence du mot vaudeville, à l'état de formation ou tout formé. Dans la même région, il est vrai, quinze ans auparavant, paraissaient les Chansons el Voix de ville d'Aleman Layolle, imprimées à Lyon en 1561 ; mais il serait puéril de vouloir attribuer à cette contrée la priorité du mot aussi bien que du genre, l'un et l'autre étant dès lors répandus par toute la France Le mot voix-de-ville est imprimé dans la dédicace d'un Livre d'airs de cour miz sur le luth, par Adrien Le Roy, à la date du 15 février 1371; Lacurne eu cite plusieurs autres exemples tirés des Meslanges historiques de Saint-Julien • Jusques aux chansons vulgaires et Vcix de viWs — les autres disent Vaux-de villes • — des Recherches des recherches de Garasse (dans le sens de dicton, proverbe), dans les Rech'ixhes sur la France de Pasquier, parues en 1560 (dans le sens de bruit qui court par la ville), — enfin dans Du Bellay. Nous avons voulu contrôler cette dernière litation; et nous avons effectivement relevé la phrase suivante, dont nous respectons scrupuleusement l'orthographe :

« Je n'ay cntremoslé fort superstitieusement les vers masculins avecques les Féminins, comme on use en ses VAUDEUILES et chansons, qui se chantent d'un même chant, par tous les couplets. »

Cela dans un assez volumineux recueil de poésies (1) publié en

d'un chef-lieu de canton du sud-ouest du même département, confinant aujourd'hui à ceux de l'Ain et deSaône-et-Loire. Des vestiges d'un château de Montfort subsistent au sommet d'une des montagnes de notre département non loin de Treffort, entre Cuisiat et fressiat, et la ruine de la tour de Bohan domine encore les vallées de l'Ain et du Suran, au-dessus de Rohas et d'Hautecour. Enfin les noms de RufTay, Brange et Sauvigny appartiennent sans doute à des domaines qui ne nous sont pas connus.

(1) h'OUve et autres oeuvres poétiques de Joach. du Bellay, à Paris, de l'imprimerie de Frédéric Morel, rue Saint-Jan de Bcauvais, au Franc Meurier, MDIAl.


366 ANNALES DE L'AIN.

1561, avec privilège du roi daté du 18 mars 1559 et composé de morceaux évidemment antérieurs, pour la plupart, à la date de la publication. Enfin, nous tirerons un dernier exemple plus décisif encore, d'une moralité imprimée pour la première fois en 1507, la Condamnation de Iiancquel (1), dans laquelle, à la suite des titres d un certain nombre de chansons dont quelques-unes nous sont bien connues {J'ay mis mon cueur ; Âllts regrets; L'ardent désir ; De tous biens plaine, etc.), l'on trouve la phrase suivante : « Ici dessus sont nommez les commencements de plusieurs chansons, tant de musique que de vaul de ville. » En 1507. Et ici, comme précédemment, le mot est présenté d'une façon si naturelle qu'il n'est pas douteux qu'il ait été en circulation depuis de longues années, cela même, probablement, longtemps avant que l'on s'occupât du foulon de Vire et de ses chansons à boire.

JULIEN TIERSOT. (1) D. E. FOUBMER, Théâtre français avant la Renaissance, p. 230


RETOUR AU VILLAGE

Cette poésie a obtenu une médaille de vermeil an dernier concours de VAlliance Littéraire de Toulouse. — Sujet imposé.

Qu'attendre? qu'espérer? jeune, naïf, rêveur,

Croyant que leur séjour était une faveur.

Pour les grandes cités je quittais mon village,

Mon chien et mon troupeau, mes amis du jeune âge ;

Là, tout est merveilleux : les beaux-arts, les romans,

La belle poésie et les regards charmants;

La foule, les acteurs, l'orchestre des théâtres

Me firent oublier les chansons de nos pâtres ;

Les bals éblouissants au milieu des flambeaux

Me firent oublier les danses des hameaux :

Des houris, les bras nus et des fleurs sur la tête,

Par leurs riches atours fascinent le poète;

Mais à ces vains plaisirs, à ce charme enivrant,

Son coeur bientôt lassé devient indifférent,

Et lorsqu'autour de lui tout s'éteint ou décline,

Que la satiété refroidit sa poitrine,

Triste, désespéré, pour calmer ses douleurs,

11 revient dans les champs respirer quelques fleurs,

Quelques purs souvenirs de printemps, de jeunesse

Et de premier amour tout rempli de tendresse ;

Douces illusions, qui sur des ailes d'or


368 ANNALES DE L'AIN.

Voliez autour de moi, je crois vous voir encor,

J'aime à vous parcourir, ô mes vertes campagnes,

J'aime vos frais contour.-: et vos grandes montagnes !

J'aime vos fiers sapins se dressant vers les cieux,

Leur murmure infini, vague, mystérieux.

Que vite dans la vie on trouve la souffrance I

Mais pour guérir le coeur vous avez la puissance.

Hélas ! que lui faut-il en sa déception ?

Le foyer paternel, la résignation,

Le calme du devoir et, dans la solitude,

Des heures pour rêver, des heures pour l'étude ;

Une muse qui chante et !e doux souvenir

D'un temps qu'on aime alors qu'il ne peut revenir ;

Et pouvoir évoquer, saisir une pensée

Qu'on croyait â jamais dans son âme effacée ;

Retrouver les moissons après l'émail des prés ;

Plus haut, vers les chalets, les troupeaux diaprés,

En suivant le sentier ombragé par le hêtre

Ou le cytise en fleurs, soudain voir apparaître

La vallée ondoyante et ses blanches maisons

En groupes émergeant du milieu des gazons.

Et tombant des rochers, se briser en cascades

Le torrent qui fuira sous de vertes arcades.

JH. MARION, Conseiller général de l'-A in


LA BRESSE ET LE MOT

LEUR PLAGE DANS L'HISTOIRE

TRENTE-SIXIEME PARTIE Le» représailles. — Lia contre-Révolution.

CCXLIII. TERRORISTES EMPRISONNÉS . — CCXLIV. TERRORISTES aCCUSCS

devant le Pevple. TROUBLES A PARIS, A LYON. — CCXLV. TUERIE

DE CHALLES, 19 AVRIL 1795 — GGXLVI. ENTRE DEUX MASSACRES —

CCXLVII. 1er PRAIRIAL. GOUJON. — CGXLVIII. TUERIE DU PONTDE-JUGNON,

PONTDE-JUGNON, JUIN 793.

CCXLIII. Les deux politiques. — Terroristes emprisonnés.

L'effort fait, après Thermidor par les Montagnards modérés pour sauver la forme du gouvernement adoptée par la France n'a pas été heureuse. On n'a pas pour cela le droit de le traiter dédaigneusement. La coalition thermidorienne était faite moins de deux partis que de deux groupes de tempéraments différents. Tous deux voulaient conserver l'état républicain. L'un d'eux par des mesures réparatrices.

Lindet fit son programme le 20 septembre 94. Il demandait la réconciliation générale, un équilibre entre les partis; l'abrogation du Maximum, des réquisitions ; le rétablissement par des mesures d'ordre de l'activité, de la 1886. 4° livraison. 25


370 ANNALES DE L'AIN.

prospérité publique, les lois promises sur l'instruction, etc., etc. Parler de réconciliation, c'était déjà parler de pardon mutuel ou d'oubli... Il avait avec lui (cet homme qui avait sauvé Paris, non de la disette, mais de la famine), des esprits éminenls, créateurs des quelques institutions d'alors destinées à survivre. — L'autre groupe composé de Jacobins repentants, mais restés violents de caractère, fidèles aux procédés despotiques, aux rigueurs contre les personnes ressemblant à des vengeances aisément, même quand elles étaient des punitions... Tallien, le protagoniste de ceux-là, avait bien le 15 août répudié la Terreur ; mais il avait demandé la prorogation du Gouvernement révolutionnaire jusqu'à la Paix...

La lutte entre les deux politiques eut des vicissitudes diverses. En octobre, on réglementa les Sociétés populaires. Elles avaient, dit un orateur sensé, formé une autre aristocratie, exclusive, arrogante, s'intilulant le Peuple et ne l'étant nullement. On leur interdit de correspondre entre elles. En novembre, on ferma le club des Jacobins. En décembre on rouvrit la Convention aux soixante et treize expulsés de Juin 1793. Et on condamna l'homme des Noyades de Nantes, l'effroyable Carrier.

Ce n'est pas ici le lieu de chercher comment l'autre politique prévalut, pourquoi 1795 a trompé les promesses de la fin de 1794. Je me borne à citer le premier écrivain de notre pays.

« Jamais la puissance de la Convention n'avait été plus grande... Je ne sais si après tant d'échafauds, il pouvait être donné à ces hommes d'ordonner l'oubli et de se faire obéir. Je ne sais si cela ne dépasse pas les limites des choses humaines. Leur devoir était de le tenter. Ils firent le contraire » (Quinet, Révolution, II. 240).

C'est que ces Jacobins repentis, ces Girondins sortant


LA BRESSE ET LE BUGEY. 371

des prisons étaient des passionnés, non des politiques. Ils ne pouvaient proposer le pardon aux autres, ils ne savaient pas se l'imposer à eux-mêmes. Pas plus que leurs devanciers, ils ne se croyaient les maîtres si leurs adversaires vivaient. Et ils ont épousé simplement la politique autoritaire de ceux qu'ils viennent de renverser.

Les prisons, vides un jour à peine, se sont repeuplées. Ceux qu'on appelait alors les Intrigants, que nous nommons les Terroristes, ont remplacé Royalistes et Girondins dans les cachots. Aux meneurs de Bourg sont venus se joindre ceux des autres Districts. Leur nombre s'élevait à soixante et soixante-dix au commencement de 1795.

Le gouvernement nouveau, peu différent de son devancier par les principes, prétendait bien se distinguer de lui par l'équité et la modération. Il avait à prouver l'une et l'autre.

Parmi les nouveaux détenus, il y avait — des exaltés conduits à des actes terribles par la haine de l'Ancien régime et l'amour de la Révolution : (de doctrinaires comme Robespierre ou Saint-Jusl, je n'en connais pas chez nous). A leur suite il y avait deux ou trois bêtes féroces ; il y en a dans les bas-fonds de tontes nos sociétés et toutes les révolutions les démusèlent. — Il y avait enfin des fripons parmi les meneurs et des imbéciles parmi les menés. Il fallait démêler, proportionner les châtiments aux crimes ; c'est ce qui s'appelle juger. Il fallait éviter par-dessus tout que ces châtiments ne dégénérassent en représailles. Un gouvernement régulier punit (le moins souvent possible). De se venger il n'a garde. Il sait amnistier ou même oublier quelquefois.

Boisset avait été, par le Comité de Salut public, chargé spécialement de statuer sur la procédure commencée contre Desisles et ses co-accusés. Cet homme qui était censé


372 ANNALES DE L.'AIN.

nous conduire alternait entre les deux politiques dont on vient de parler. Il était autoritaire et, je ne dis pas modéré, mais circonspect comme pas un. Il ne se soucia pas de cette responsabilité lourde et de celte tâche, laborieuse si elle était faite avec conscience.

Il prit le 25 août 1794 un arrêté ordonnant un supplément d'instruction et la formation d'une commission municipale chargée d'y vaquer. Celle-ci, composée des quatre membres les plus considérables de la commune thermidorienne, cita régulièrement cinq cents personnes appelées à déposer sur les faits imputés aux détenus.

Cette enquête paraît avoir duré du 25 août au 8 décembre, date à laquelle nous voyons les Commissaires remettre les « dénonciations » au Comité de surveillance, celui-ci devant prononcer la mise en accusation, s'il y avait lieu.

Dans ce long intervalle de trois mois et demi, l'attention publique, si elle eût pu être distraite de cette lugubre affaire, y eût été ramenée de deux façons :

1° Par les réclamations bruyantes des nouveaux détenus contre l'insalubrité de leurs prisons et contre les traitements qu'ils disaient y recevoir. — L'insalubrité n'était pas douteuse; elle était notamment connue des trois ou quatre cents personnes par eux enfermées là dix mois durant ; ils n'y avaient pas remédié pendant leur règne ; ils ne pouvaient beaucoup espérer des ménagements dont ils avaient manqué. — Quant aux mauvais traitements, je ne suis pas en mesure de pouvoir rien affirmer... L'un d'eux s'était pendu dans son cachot...

On les ôta des Barreaux le 1er octobre: quatre jours après on les y remit sur l'ordre de Boisset. Le 7 décembre, le froid arrivant, on leur donna des chambres meilleures ; mais le lendemain ils tentèrent de s'évader, on les rejeta définitivement dans Y in pace ;


LA BRESSE ET LE BUGEY. 373

2° Leurs femmes, aussi dévouées qu'eux à leur cause, étaient « plus furieuses et plus imprudentes qu'eux ». Michelet l'a remarqué. J'en vois une qui folle de douleur, peut-être sans pain, va insulter o tous les jours » le poste de la prison où est son mari (un serrurier accusé d'avoir forcé la sacristie de Brou et de s'être adjugé ses reliquaires de vermeil).

Les autres jacobines se réunissaient le soir dans la maison de Desisles, avec sa femme, sa belle-mère et sa bellesoeur. La population s'occupait et s'inquiétait, nous diton, de ces réunions nocturnes, les épiait et les dénonçait. Le Comité de surveillance donne à ces femmes « l'avis fraternel de rester en leur ménage. » Elles n'y déférèrent pas, continuèrent de se réunir et de récriminer en toute occasion contre « les autorités constituées.» C'est, je le crains, dans tous les mondes, l'usage de toutes les femmes occupées de politique : les doctrines les touchent peu. Les autorités constituées eurent la sottise d'en incarcérer sept le 1er octobre 94. Boisset les fit élargir presque immédiatement ;

3° On avait mis le séquestre sur le magasin d'orfèvrerie de Desisles ; sa belle-mère demanda qu'il fût levé, étant, disait-elle, en participation de commerce avec lui. Le Comité de surveillance rejeta la demande en appuyant sa délibération d'un réquisitoire spécial où on affirme que le détenu » avait pris le marché des fournitures faites pour l'équipement des volontaires de 92 et 93; assisté à une réunion nocturne où avait été décidé le transfert à Lyon des suppliciés de février 1794 »,..

Ces réclamations entretenaient les colères, lés inquiétudes, surexcitaient les impatiences. Qu'attendait-on pour passer outre, voter l'accusation d'avance résolue, commencer le procès ?


374 ANNALES DE L'AIN,

Je ne vois à ce retard qu'un motif possible : on voulait pouvoir, les colères tombées, les impatiences s'usant, les inquiétudes se dissipant, éviter un jugement ab irato.

GCXLIV. Terroristes accusés devant le peuple. — Troubles à Paris — à Lyon.

Mais la situation générale assez perplexe se gâtait de plus en plus. Thermidor était l'oeuvre d'une coalition, laquelle s'était dissoute peu à peu comme de raison et comme de coutume. Une guerre sans merci commençait entre les alliés contre nature. Paris, recommençant à s'agiter sous la triple impulsion de la jeunesse dorée de Fréron, des Jacobins et de Baboeuf (janvier, février 1795), la majorité girondine de la Convention se décida à agir contre la minorité montagnarde. Le 9 février commence l'attaque contre les Jacobins. Baboeuf est incarcéré douze jouis après. Le dernier jour de février on renvoie aux Comités une proposition de Fréron demandant la révision des lois révolutionnaires. Et le 2 mars on procède révolutionnai)'ement contre Billaud, Collot, Vadier, Barrère...

Cependant la Province n'avait garde de ne pas imiter Paris. Et Lyon, comme il lui arrive, s'arrangea pour le dépasser. On jugeait là les juges de la Commission révolutionnaire. Fernex, dont il a été parlé plus haut, fut acquitté. Des femmes furieuses s'emparèrent de lui au sortir du tribunal, le mutilèrent avec leurs ciseaux, le traînèrent par les pieds des Terreaux au Collège, et le jetèrent vivant encore au Rhône où on l'acheva à coups de harpons (Balleydier, III, 70).

Nos impatients, du fait, eurent gain de cause. Le 2 mars,


LA BRESSE ET LE BUGEY. 375

les citoyens Picquet et Brevet déposèrent un rapport de 77 pages sur les dénonciations et dépositions des cinq cents témoins, au Comité de surveillance qui en approuva les conclusions.

« En suite de quoi ledit Comité accuse devant le Peuple et dénonce aux tribunaux qui doivent en connaître,

« Blanq-Desisles, ex-procureur-syndic de la Commune

— Layman, ex-officier municipal — Àlban, ex-maire — Rollet, ex-Agent national au District — Merle, ex-accusateur public — Chaigneau, receveur des domaines, notable,

— Gay, receveur des taxes révolutionnaires — Frilet, exconseiller au Présidial, officier municipal— Juvanon, exadministrateur au District — et dix comparses qui n'ont pas été nommés ici — Prévenus

« De dilapidations de valeurs appartenant à la Nation — vols aux citoyens — d'avoir entretenu, quinze mois, dans le département, la plus affreuse Terreur — fait égorger quinze citoyens probes — incarcérer grand nombre d'autres — commis des vexations et abus de tous genres dans les fonctions qu'ils avaient usurpées » ;

Tous dans les cacbots de Sainte-Claire, sauf l'ex-maire Àlban qui n'avait pas quitté la Conciergerie.

A trois jours de là, les représentants en mission, Richaud et Morel, successeurs de Boisset (depuis le 30 novembre 94), ordonnent le désarmement de ceux qui ont « participé à la tyrannie de Thermidor a. Ceci en prévision du procès lequel tombe mal, car Paris remue et l'effervescence de là-bas va gagner ici.

Le parti jacobin ne pouvait croire à son impopularité, à sa déchéance. La même méprise du reste est faite par tous les partis détrônés. On les laisse dire un temps qu'il n'y a de salut pour la Société que par eux ; que le peuple les suit, leur est indissolublement lié par un vote formel, et


376 ANNALES DE L'AIN.

encore par ses intérêts ; ils n'ont pas de peine à eu être persuadés. Quand ils sont renversés ils tiennent que leur chute est le résultat d'une méprise, d'une surprise, d'un guet-apens... et que la France n'a de souci, d'affaire, d'espoir que leur relèvement. De là des tentatives qui les désabusent trop tard.

Le 21 mars, le faubourg Saint-Antoine va aux Tuileries réclamer la constitution de 1793. Siéyès fait voter en réponse que si la Convention est menacée, elle ira siéger à Châlons. Le 28, des Jacobines envahissent la salle demandant du pain. Elles reviennent le l"r avril. La réponse de l'Assemblée, à cette fois, c'est la déportation sans jugement préalable de douze députés montagnards ou hébertistes (dont Amar).

C'est à la même date (21 mars), que les Jacobines de Bourg essayèrent, elles aussi, nous dit-on, d'ameuter la population. Nous étions affligés de la même disette qui avait rendu les mouvements de Paris possibles. Malgré la suppression tardive du Maximum (en décembre 1794), le prix du pain avait encore augmenté. Ces femmes accusaient tout haut de la cherté une municipalité composée d'aristocrates et de fédéralistes. On les emprisonna de rechef. On procéda au désarmement préventif ordonné par les Représentants. On reconnut les officiers de la Garde nationale. On arma les corps de garde.

Les appréhensions impliquées par ces mesures étaientelles feintes ? On se laisserait aller à le croire en songeant qu'à vingt jours de là ce n'est pas pour relever les Jacobins, mais pour les écraser, que la Ville s'ameutera. Toutefois on ne voit ni la nécessité ni le profit possible d'une pareille comédie. Le parti jacobin était peu nombreux, dépopularisé, mais furieux. Le 2 mars, exaspéré des démonstrations catholiques des campagnes voisines, il avait


LA BBESSE ET LE BUGEY. 377

nuitamment mutilé le portail de Brou respecte par Albitte. Et comme il menaçait de forcer l'église et de continuer la dévastation, on avait, tant on craignait d'en venir aux mains avec ces désespérés, pris le parti, pour garantir les merveilles du sanctuaire, d'encombrer celui-ci de paille et de foin.

lies nouvelles de Paris, exagérées comme d'habitude par l'esprit de parti et par la peur, encourageaient les entreprises. Les gens honnêtes et timorés qui avaient ajourné le procès, avaient donc peur d'un conflit possible, d'une collision dans la rue, un malheur qui nous avait été épargné jusque-là— si réellement peur qu'ils finirent, pour se rassurer, par recourir, in extremis, quand on fut au pied du mur, à un expédient qui allait tourner d'une bien affreuse façon.

GGXLV. Tuerie de Ghalles, 19 avril 1795.

Le 13 avril, la Commune de Bourg prit un arrêté portant o que le grand nombre des détenus nécessite soixante hommes de garde tous les jours, ce qui surcharge trop la Garde nationale dont le plus grand nombre ne vivent que de leurs travaux journaliers... En conséquence, il sera demandé aux Représentants en mission d'envoyer les contre-révolutionnaires (sic) de l'Ain à un tribunal qu'ils croiront, que l'attribution de les juger appartient... » Nos Thermidoriens, ont le voit, n'avaient pas plus de grammaire que leurs devanciers.

Ce même jour, on reprit avec plus d'autorité, aux termes d'une loi du 10,1e désarmement commencé le mois d'avant.


378 ANNALES DE L'AIN.

L'arrêté des Représentants ordonnant « la translation des contre-révolutionnaires du département de l'Ain au Tribunal criminel du Jura, suivit. Il est du 15. La translation devait être effectuée le 19, jour de décade encore chômé, au Chef-lieu du moins. Les Représentants, il faut le dire, choisissaient là maladroitement s'ils voulaient que la translation fût tranquille. — Croyons à une maladresse.. .

Nous connaissons la scène (vieille aujourd'hui même, 19 avril 1885, de quatre-vingt-dix ans) par le procès-verbal des six Notables du Conseil municipal chargés de conduire l'opération — et par une tradition orale assez constante.

Voyons d'abord le procès-verbal rédigé le jour même et inséré au Registre municipal le lendemain :

« Il a été fait lecture du procès-verbal dressé le jour d'hier par les Commissaires nommés pour protéger la sortie de la Ville des trente-six détenus transférés de la maison d'arrêt de cette commune en la maison de justice du tribunal criminel de Lons-le-Saulnier ;

« Duquel il résulte que les Commissaires ont pris les mesures les plus sûres pour proléger le convoi des Détenus pendant la traversée de la Ville et du faubourg — qu'ils ont fait placer la force armée commandée à cet effet de manière à ce que ledit convoi n'éprouvât aucun événement fâcheux , qu'ils ont eux mêmes entouré les voitures sur lesquelles les Détenus étaient placés afin de les défendre de toute atteinte...

« Mais qu'un rassemblement innombrable de citoyens de tout âge et de tout sexe, armé de bâtons, pierres, et autres armes offensives, ayant forcé les rangs à l'arrivée des voitures sur la place Jemmapes (du Greffe), ils n'ont


LA BRESSE ET LE BUGEY. 379

pu empêcher ce rassemblement de fondre sur les détenus qui ont essuyé quelques légers coups de bâton. .. »

Ceci sur la place du Greffe, à la sortie de la prison. Il faudrait placer ici un détail pris à un autre récit officiel, celui fait au District. A l'escorte dite là « imposante » se joignent quatre Administrateurs, l'un desquels monte, avec l'Accusateur public, sur la première voilure la plus menacée, croyant par-là protéger plus efficacement les transférés. Ces deux fonctionnaires présumaient trop de leur popularité. Ils durent descendre après avoir reçu euxmêmes des coups de bâton qu'ils ne trouvèrent pas si « légers »...

Revenons au récit du Registre municipal, a Cependant la force armée ayant resserré ses rangs, et les Commissaires ayant péroré autant qu'ils l'ont pu ledit rassemblement, les voitures sont parvenues à peu près sans accident jusqu'à la sortie, du faubourg du Jura.

« Là, et à l'entrée de la route de St-Elienne-du-Bois, un rassemblement encore plus nombreux que le premier, et composé non-seulement des citoyens de la Commune, mais encore d'une infinité de citoyens des campagnes, a denouveau percé les rangs de la force armée et s'est porté sur les Détenus de la première voiture, presque tous de Bourg, auxquels ils ont porté plusieurs coups de bâtons et de pierres, même des coups d'armes à feu, fusils ou pistolets.

« Qu'alors les Commissaires, la force armée, l'Accusateur public décoré, le citoyen D...., administrateur du District, ont fait les plus grands efforts pour arrêter la fureur des citoyens, mais le grand nombre de ceux-ci a rendu ces efforts impuissants. Après s'être épuisés de fatigue, et quelques-uns d'entr'eux ayant même été blessés,


380 ANNALES DE L'ÀIN .

ils ont été forcés de voir les Détenus essuyer les plus mauvais traitements qui ont insensiblement augmenté...

« Les Commissaires ont, pour dernière mesure, fait doubler le pas à la première voiture, et lorsqu'ils ont vu le rassemblement à peu près dissipé, ils se sont retirés et ont dressé le présent procès-verbal »

Une préoccupation assez naturelle perce ici, celle d'établir que les Commissaires ont fait tout leur devoir. Elle excuse ou au moins explique quelques omissions.

On ne la retrouve pas, c'est tout simple, dans les récits des témoins oculaires.

Selon ceux-ci on avait bien tout préparé pour que le départ des prisonniers pût avoir lieu de grand matin, avant que la Ville fût éveillée. Mais un nombre insolite de Gardes nationaux dut être commandé la veille, cela réveilla l'attention; l'heure, surtout le lieu indiqué, renseignaient. La location, la réunion à la porte de la prison des cinq ou six voitures nécessaires aux trente-six transférés, achevèrent d'avertir. En un moment la Ville fut debout.

Le signal de l'émeute fut donné, place Jemmapes, par une dame noble ayant perdu un des siens sur l'échafaud de Février. Elle rompt l'escorte, et avec des gestes, des cris, des larmes terribles fit pâlir les transférés autour desquels commencèrent à gronder les clameurs de mort.

Dans la rue étroite, aux maisons en encorbellement, où le cortège s'engagea, ces clameurs, descendant des fenêtres, redoublèrent.

Sur la place Marat (d'Armes), une autre femme, la femme infidèle du plus haï des transférés, se jeta sur la voiture assaillie entre toutes où était son mari pour le couvrir de son corps, o-u pour lui dire adieu. Elle était montée la première sur l'autel Notre-Dame, le bonnet phry-


LA BRESSE ET LE BUGEY. 381

gien sur sa tête blonde, la pique et le triangle dans ses belles mains. Cette population qui l'avait adorée insultait à ses larmes. « Si ton mari te manque trop, lui criait-on, tu as Méaulle pour te consoler... »

Un peu plus loin, la foule dense empêchant les voitures d'avancer, un furieux armé d'une bûche se jeta sur l'une d'elles, menaçant le Sans-Culotte qui l'avait fait incarcérer. Celui-ci cria à un des Gardes nationaux de l'escorte : Citoyen Gol..., tu me connais ; protège-moi ! — Oui bien, citoyen Fr...., je suis là pour çà, répondait le Garde national avec phlegme, se détournant pour faire place à l'assommeur. La foule forcenée applaudit.

Les chars funèbres avançaient lentement au milieu de l'insulte croissante ; arrêtés quelquefois par les groupes d'assaillants. Au faubourg du Jura, une femme en grand deuil attendait à une fenêtre un pistolet à la main. Elle put choisir sa victime, la viser à loisir. Celui qu'elle visait était le moins mauvais de tous, le seul qui dans le lamentable groupe du premier chariot gardât quelque fierté d'attitude. Elle tira. Un long cri partit, que les battements de mains et les bravosde la foule suivirent... Cettefemmc était la veuve de l'imprimeur guillotiné aux Terreaux dix mois avant; elle imputait la mort de son mari à celui dont elle prenait ainsi la vie.

La scène qui eut lieu sur le carrefour terminant le faubourg est montrée assez bien par le procès-verbal. Les Commissaires remplissent — à la lettre strictement — leur mission qui était de protéger les transférés pendant la traversée de la Ville- et des faubourgs.. .

Or à six cents mètres environ des dernières maisons, à la bifurcation des deux routes de Jasseron et de Lons-leSaulnier, au pied de la montée de Challes, un autre ras-


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semblemenl attendait. Celui-là était composé de ces jeunes gens appelés Muscadins (j'ai connu l'un d'eux, maître de danse, puis typographe) — et de paysans venus, appelés peut-être des communes voisines; parmi ceux-ci les vignerons du plus considérable des suppliciés de Février. Ils étaient armés de bâtons ferrés, se jetèrent sur la première voiture et achevèrent l'oeuvre abominable.

Les principaux détenus de Bourg étaient là au nombre de huit; six périrent. Ce sont Desisles, Rollet, Merle, Juvanon, Ghaigneau et Ducret.

Un horrible procès-verbal dressé à St-Etienne-du-Bois par le juge de paix de Treffort, assisté d'un officier do santé, décrit les cadavres tels qu'ils arrivèrent là, encore enchaînés par le cou. Tous les six avaient le crâne brisé à coups de bâtons ou de pierres. Desisles et Rollet avaient la tête totalement fracassée. Chaigneau et Ducret avaient reçu des coups de pistolet. Ils furent « inhumés avec leurs chemises au lieu ordinaire des sépultures ».

Ce procès-verbal indiscret donne les noms des trentetrois gardes nationaux de Bourg formant l'escorte. J'en ai connu neuf, contre-révolutionnaires ardents.

Un mot bref des Anecdotes de Lalande permet d'évaluer approximativement le nombre des égorgeurs. A la veille du coup d'Etat de Fructidor, le Directoire ordonna des poursuites contre les Compagnons de Jésus lyonnais et leurs émules. Le tribunal d'Yssengeau chargé de l'instruction lança à Bourg, le 12 octobre 1798, vingt-huit mandats d'amener qui répandirent la terreur. « Cent personnes découchèrent : Bo. ... a couché chez moi. » Il y avait donc ici une centaine de personnes ayant des raisons pour se croire menacées.

L'acte d'accusation donne les noms des vingt-huit pré-


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venus. Sept appartiennent à deux familles dont les chefs transférés à Lyon sousAlbilte avaient eu la.bonne fortune d'en revenir. Deux sont les fils de deux des suppliciés des Terreaux.

Le même acte désigne nominativement celui qui aurait tué Merle le premier mis à mort : c'est le seul des vingthuit qui soit noble. Il nomme également celui qui aurait tué Chaigneau.

J'ai encore connu, vers 1827, trois de ces prévenus (fort dévoués à la Restauration) ; un était de petite bourgeoisie, un tanneur, un sellier.

Ces derniers renseignements tout personnels, si on y regarde bien, empêcheront de se tromper sur les causes premières et le sens de cette lamentable scène.

Le mot du Galiléen : Celui qui frappe du glaive périra par le glaive, est vrai.

Rien ne me donne à penser que les Compagnons de Jésus lyonnais aient été de quelque chose dans cette tragédie. Selon Montfalcon, historien de Lyon, « les compagnies de Jésus », royalistes et catholiques, s'étaient organisées en sa ville aux mois précédents (t. II, p. 1058). Un autre plus explicite, M. Balleydier, est à citer textuellement. « Les chefs de la réaction (dit-il, t. III, p. 106) organisèrent une Société d'hommes d'action et lui donnèrent le nom de Compagnie de Jésus... Les membres armés d'un bâton ferré portaient un chapeau à la Victime, une cravate verte d'une hauteur prodigieuse, une carmagnole flottant sur une ceinture rouge garnie de pistolets, et un,sabre-briquet. Celte Compagnie avait ses bureaux, ses agents et ses exécuteurs ...»

Si ces exécuteurs, ainsi faits, eussent figuré à la journée du 19 avril, il en serait resté vestige soit dans le rapport


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officiel, soit dans l'acte d'accusation d'Yssingeau, soit dans la tradition. Voir leur main dans la tnerie de Ghalles, c'est confondre celle-ci avec celle qui suivra à bref délai au Pont-de-Jugnon.

Non ; les paysans appelés certainement la veille au soir et accourus le matin de trois villages du Revermont; les Muscadins, dont on sait les noms et qu'on a connus, n'étaient pas Compagnons de Jésus. Les Muscadins, c'est vrai, s'étaient souvenus de l'acquittement — et du dépècement de Fernex : ils craignaient que le tribunal deLonsle-Saulnier n'imitât celui de Lyon ; ils ont copié eux-mêmes les tricoteuses de la rue Royale.

GGXLVI. Entre deux massacres.

Cette émulation horrible ne devait pas s'arrêter là. Si nous avons suivi, le 19 avril, l'exemple de notre grande voisine, elle nous le rendit le 5 mai avec usuro. c< Le 16 floréal au soir, on se réunit aux théâtres. De là les trois cents compagnons de Jésus, en trois bandes, se portent aux prisons. Dans l'une les détenus se défendirent en désespérés. On les brûla vivants. » Celte indication sommaire est de Michelet. M. Balleydier, royaliste et honnête, a un long récit bon à lire, se terminant par ces deux mots : « Ce fut une longue et épouvantable boucherie... compliquée d'obscénités » (III. p. 109 et 117).

Dorfeuille périt dans cette soirée : ceux qu'il avait mitraillés à la Tète-d"Or ne pouvaient demander davantage.

Pendant la période sinistre allant de la tuerie du 19 avril à celle du 3 juin se produit un fait qui est bien la suite lo-


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gique de la première et la préface de la seconde. Nous en noterons là un autre encore, mieux placé là.

Le premier, c'est l'Adresse des 379. La fièvre qui nous tient n'est pas calmée par la saignée de Challes. Desisles, Rollet ont payé à la réaction ce qu'ils lui doivent. Et nous soupçonnions bien ce que Lons-le-Saulnier allait faire de Frilet et de Layman que nos muscadins ont laissé échapper. Mais de nos maîtres de la veille, il en estqui sonthors do portée. Trois cent soixante et dix-neuf signataires de toute condition demanderont donc, le 12 mai, à la Convention a de punir selon l'énormité de leurs crimes les monstres Amar, Javogues, lbitte et Méaulle ».

Plusieurs points sont à signaler dans cette adresse.

Et d'abord les noms des signataires; (j'ai encore connu les principaux); il en ressort pour moi que tout ce qui n'est pas sans-culotte ici s'est fait aveuglément, passionnément thermidorien.

Je le vois de plus : dans cet entraînement si dangereux des révolutions, tous perdent toute mesure. La Commission temporaire frappait hier de la même peine les chefs militants de la rébellion lyonnaise et ses complices in petto ! Voilà aujourd'hui des gens honnêtes et sensés (politique à part), qui confondent dans le même anathème les pourvoyeurs de la guillotine et celui qui a enrayé ici la Terreur.

Invinciblement je songe, en lisant cette pièce bizarre, à ces élucubrations de monomanes, sensées en tout, mais le point morbide effleuré, tout à coup délirant...

Dans cette adresse, au dossier assez chargé d'Àlbilte, on veut bien parler de « son goût pour la parure » et do ses « combats contre la milice de Vénus ». Dans celui de Méaulle assez mince, on croit devoir lui reprocher son

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penchant « pour les femmes sans pudeur », et aussi pour « la pêche aux anguilles... » Ceci dut empêcher à Paris de prendre le reste au sérieux.

Amar est accusé, lui, de « fureurs incendiaires » — et encore « d'avoir agité les brandons de la discorde dans notre cita paisible... » Or, dans l'adresse du 23 mai 1794 au Comité de Salut public, le même Amar est montré « rétablissant le calme et la paix dans cette cité ». Notez que cette adresse-ci émane du même parti que l'autre, est revêtue de beaucoup des mêmes signatures !!

L'on voit le degré de créance que méritent les pamphlets du temps, l'autorité qu'ils ont. Ils sont contagionnés absolument par les frénésies qu'ils content.

Les Anecdotes des Mille et un brigandages, etc., sont de la même heure, colligées à la même fin, moins badines que l'Adresse, plus habilement mêlées de faux et de vrai, plus venimeuses. Elles sont plus particulièrement dirigées contre Méaulle. C'est là qu'apparaît pour la première fois, la Déclaration du bourreau Freyg (milleet unième). L'anecdotier (ne voulant dépasser ce nombre de Mille et un ?) a laissé chez Debost le propos de Tardi. Tardi a vu, de ses yeux vu, dans le jardinet des Clarisses, la fosse d'avance creusée des trois cents cadavres à décapiter par Freyg dans la nuit. Elle devait être d'une belle dimension. Les collectionneurs peuvent ajouter ce propos en marge de leur exemplaire des Mille et un brigandages.

A la Convention, Méaulle établit qu'il avait élargi dans l'Ain plus de deux cents détenus ; cela prouvait assez bien qu'il n'avait pas voulu les égorger tous. L'Assemblée, trouvant la réponse péremptoire, mit Méaulle au Comité de sûreté générale (où il resta du 2 septembre 1795 au 5 janvier 1796). Elle renvoya l'Adresse aux Comités où on l'enterra.


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Le second fait à dire ici, c'est la continuation de la disette. La disette va amener le 1" Prairial : et cette journée néfaste déterminera les nouveaux massacres.

Voici une pièce montrant la situation des marchés, puis l'expliquant crûment. C'est un appel de la commune de Bourg en détresse au District et au Département :

« Citoyens, les habitants de la campagne ont ce qui est delà plus absolue nécessité, la nourriture... et se refusent à livrer les denrées à un prix honneste. Ils se rendent parla les tyrans et les homicides des habitants des villes. • « Après tous les maux que la Commune de Bourg a éprouvés de la part des Terroristes et buveurs de sang, il lui était réservé un autre genre de tyrannie plus cruel encore.

a Nous sommes entourés de champs fertiles qui ont rendu une moisson abondante, il n'arrive aucuns grains au marché de la Commune. Le cultivateur les enfouit dans ses greniers, parce que tes coffres regorgent d'assignats.

« Cet égoïsme et cette insociable avarice sera la source de maux qui vont bientôt accabler toute la République... Quelques personnes de la classe malheureuse et ouvrière de Bourg se portent déjà à des murmures contre les officiers municipaux. Ils disent ouvertement et d'un air menaçant, que du temps de leur précédente municipalité, ils avaient le blé à trois livres cinq sols la mesure, qu'ils sont à présent obligés de la payer jusqu'à cent quarante livres et qu'ils ne peuvent atteindre à ce prix exorbitant.

« Les officiers municipaux de la Commune de Bourg ont cru qu'il était de leur devoir de dénoncer les maux qui les entourent, les murmures et les propos séditieux excités sourdement par les Terroristes... afin que le remède soit promptement appliqué à la plaie prête à dévorer


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le corps politique, et à armer (sic) le peuple des villes contre celui des campagnes ».

Je livre cette pièce étrange dans son incorrection ctsans insister sur certains détails particulièrement hétéroclites, m'arrôtant au fait principal.

L'obstination du paysan à garder ses denrées est. donc bien la cause unique de la pénurie des villes. Or celte disposition des campagnards est attribuée nettement par la commune de Bourg, si bien placée pour en connaître, à la dépréciation des assignats. La grande chute du papiermonnaie républicain est en effet de la date où nous voici.

L'assignat de cent livres valait 60 à 65 en numéraire en janvier 1793 ; en 1794 il valait encore 48 à 50 livres ; en avril 1795, il tomba à 13 ou 14 livres. La première et principale cause de la chute du papier-monnaie à ces dates dernières, ce fut l'invasion des faux assignats fabriqués un peu auparavant par les prêtres réfractaires avec la permission de l'évêque de Dol, et pour le compte de Puisaic, l'agent des Princes en Angleterre. (Voir chez L. Blanc, la lettre du curé Douduit; l'autographe est au musée britannique.) Ce même assignat de cent livres ne vaudra plus que dix sols en mars 1796, quand les émigrés et les ré^ fractaires viendront annoncer tout haut dans les campagnes que la République et la Révolution sont à bout.

Le paysan, voyant de ses yeux et touchant de ses mains l'ancien seigneur et l'ancien prêtre, en conclura logiquement que l'ancien régime va ressusciter. Et voyant les Muscadins dévaliser sur les grandes roules les convois d'argent de l'Etat impunément, il conclura encore que la République se mourait... qu'elle était morte... Son papier ne pouvait pas lui survivre. Ce n'est pas l'égoïsme du paysan qu'il faut accuser, c'est sa clairvoyance.


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Il manque chez tous nos historiens un chapitre sur le rôle des paysans pendant la Révolution (ils ont aidé à la faire assurément ; mais nulle classe n'a contribué autant à la défaire). On ne trouvera pas davantage ce chapitre ici ; mais on y a peut-être réuni quelques malériaux pour sa rédaction future. La Commune de Bourg récriminant contre les Terroristes leur a emprunté ici leurs arguments contre les campagnes. A la fin de 1793, Barrère les accusait déjà « de ne songer qu'à leurs profits et à affamer les marchés ». (Moniteur, n° 43, 793.) Entre autres réponses possibles, j'en vois une catégorique dans un des procèsverbaux de notre hôtel de ville (du 8 août 1794). On lit là cet incroyable aveu : « Si l'égoïsme des gens des campagnes a causé la pénurie, les mauvais traitements faits à ceux qui avaient le courage d'amener des grains et cornes* tibles n'y ont pas peu contribué.. . »

L'ancien régime n'est-il donc détruit que de nom? Pour ces taillables et corvéables d'hier, qu'on y songe donc, la notion de patrie n'existe pas. La Patrie! Elle nefaisaitrien pour eux que de les rançonner et saigner à blanc. La politique pratique résultant de leur expérience de mille ans est bien résumée tout entière dans cette terrible sentence de l'auteur du Paysan du Danube : Notre ennemi? C'est notre maître. Le XVIIIC siècle n'y a rien changé en fait ; sa prédication plus humaine n'est pas descendue si bas. La Révolution a voulu transformer les serfs en citoyens. Mais la métamorphose n'est pas bien avancée. Elle a décrété l'Egalité dans ses trois Constitutions ; on n'en déparle dans les clubs : en fait les gens des villes traitent ceux des campagnes comme les anciens seigneurs les traitaient. On les réquisitionne quand ils désertent les marchés ; quand ils y viennent, on les pille et on les bat.


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Revenons à mars 1795. Le Conseil municipal de Bourg, non suspect de dénigrement pour le régime thermidorien (il en est), arrive donc à nous dire que ce régime est pour lui plus pénible que le précédent, (l'est que le 7 mars, il a été « envahi par quarante-cinq femmes coalisées » demandant du pain. Il réquisitionne : le 17 une sommation aux campagnes d'avoir à fournir 6,000 coupes de blé nous en amènera encore 1,659. En avril, le pain se paiera ici trente-sept sous la livre. Enfin le 25 mai, il n'arrivera ici « aucune espèce de grain au marché ». A Paris, nous allons le voir, la situation n'est pas différente. C'est là qu'elle va produire ses conséquences inévitables.

Ici et là, cette terrible question des subsistances pèsera sur les destinées de la Révolution, exaspérant tout. La réaction est prête à exploiter les fautes que la disette et la misère font faire aux Jacobins. Ceux-ci, irrités, maladroits par cela même, iront au-devant de la catastrophe dont ils ne se relèveront pas.

GGXLV. Le 1" Prairial. — Alexandre Goujon.

Le 1er prairial (20 mai 1795), le pain manquant à Paris, les faubourgs conduits par Pareins, le président de la Commission temporaire de Lyon, se portèrent sur les Tuileries. La section Bon-Conseil vint lire une adresse où l'on insistait sur la tuerie de Lyon, où l'on demandait la Constitution de 1793, des élections, du pain. On sait ce qui suivît, l'envahissement de la salle (vers deux heures) par l'émeute avinée, plus ou moins affamée, l'inertie inconcevable des Comités, l'agonie de la Convention...


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Après sept heures de tumulte, de violences, après ce premier égorgeaient de Féraud qui pouvait en faire craindre d'autres, la Montagne sans nouvelles du dehors, croyant les Comités dissous, se décida à intervenir. Notre Goujon appelé au bureau comme ancien secrétaire et plus jeune d'âge par le girondin Vernier qui présidait, l'escalada en criant à ses amis « Marchons à la mort ! » — tant il s'abusait peu sur le succès.

La tentative était bien tardive, par là malhabile, mais par là aussi montrant qu'elle n'était ni préméditée, ni préparée. Les Montagnards, vers minuit, votèrent et firent voter l'abolition immédiate de la peine de mort, toujours résolue, toujours ajournée; la suspension des Comités, leur remplacement par une Commission, finalement une série de résolutions qui les mettait au pouvoir.

Ils n'eurent pas le temps de s'y installer. L'émeute évacuait la salle ; mais les sections thermidoriennes arrivaient. On se hâta de brûler, séance tenante, les minutes des décrets votés un instant auparavant : ce qui donne à penser que l'impression en eût été bonne pour les Montagnards. Après quoi, la Convention se mit tout de suite à proscrire des hommes qui venaient de la sauver d'une dissolution violente, peut-être d'un massacre.

Les Modérés, ou soi-disant tels, « avaient répété cent fois que l'on ne voulait plus de carnage » (Quinet) ; mais Tallien qui les conduisait (et qui conduisait le Comité de Salut public) osa dire à la tribune « que l'occasion était bonne pour se défaire d'une minorité gênante ! » (Thiersj. — Gênante pour lui à coup sûr !!! Le regard de ces hommes probes, qui venaient de faire voter la suppression de l'échafaud, était lourd au septembriseur, insupportable au hideux roi de Bordeaux, logé naguère, avec sa maîtresse,


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sur la place où la guillotine tranchait la tête de ceux qui ne leur avaient pas payé leur grâce. — Elle en trancha là huit cents !

Ceux qu'on a appelés « les derniers des Romains » ; (Après eux, dit Edgar Quinet, ne cherchez plus d'âmes de cette trempe»), Soubrany, Romme, Duquesnoy , Bourbottc, Goujon qui avaient combattu pour la Révolution sur le Rhin, sur la Loire, aux Pyrénées, furent la nuit même dépêchés par des Tallien, des Fouché, des Fréron, des Siéyès, au fond de la Bretagne, au fort du Taureau, sur un rocher en face de Morlaix, pour être déportés, ce semble. Puis la réaction montant, on se ravisa. On les ramena à Paris où on osa traduire six Représentants du Peupla devant une Commission militaire, au mépris des dispositions formelles d'une loi spéciale, faite il n'y avait pas un an pour en finir avec les procédés sommaires du régime précédent : celle loi du 8 brumaire an II réglait la procédure des poursuites contre les membres de l'Assemblée. Mais o la Convention traitait Paris en ville prise » (Glaretie). Mais les Thermidoriens traitaient leurs collègues comme n'avait pas fait le tyran par eux renversé.

*Une voix réclama poignante, demandant au moins « les garanties que le droit commun assure à tous les accusés ». C'était la voix de la mère de Goujon. Elle rappelait, que ces garanties n'avaient pas été refusées à Carrier, l'atroce noyeur de Nantes. On n'avait plus peur de Carrier ; on avait peur de ces honnêtes gens. On n'écoula rien.

Les accusés ne furent ni entendus, ni défendus. Leurs plaidoyers écrits par eux ne furent pas même lus. On écrivit dans leur arrêt qu'on les condamnait « sur leur propre aveu ! » J'ai sous les yeux le plaidoyer de Goujon, écrit de sa main, il faudrait l'imprimer en face de cet arrêt. On a


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vu les Commissions lyonnaises à l'oeuvre ; elles n'ont pas osé une pareille infamie.

Ils entendirent impassibles la sentence abominable et, au sortir du tribunal, se frappèrent au coeur d'un couteau qui passa sanglant de main en main.

Alexandre Goujon, le plus jeune et le plus beau de la Convention, avait vingt-neuf ans. Il était né à Bourg, le 13 avril 1766, d'une famille sortant de Yillcs-en-Michaille. l'rocureur-syndie du Conseil général de Seinc-ct-Oise, suppléant ensuite d'Héraut-do-Sechellos, entré à sa mort à la Convention, on l'avait voulu deux fois ministre pour sa capacité administrative démontrée. Il avait préféré aller aux armées et avait pris une part glorieuse à la conquête du Palatinat. Il reste de lui un Hymne de mort, d'une poésie énergique et altière, sa Défense, des lettres à sa mère, à sa jeune femme adorée, où son caractère bonnêle, tendre, un peu sauvage, son amour de la vie de famille, son patriotisme ardent revivent.

Dans sa Défense on lit ceci : « Je n'ai jamais volé l'arrestation illégale d'aucun de mes collègues ; jamais je n'ai voté l'accusation, ni le jugement d'aucun ». Il n'y en avait guères, parmi ceux qui le tuèrent, qui pussent en dire autant : et ceci aurait dû le sauver de cette condamnation et de cette mort iniques. Ce n'est pas un médiocre honneur pour nous d'avoir donné à la Révolution un pareil combattant. Il est de ceux qui la défendent le mieux contre l'insulte croissante.

Le sang versé contre la justice charge éternellement ceux qui l'ont répandu. De tout celui prodigué par les deux Terreurs, la rouge et la blanche, il n'en est pas qui cric plus haut que le sang de Goujon. On a tué ces hommes-ci pour leurs services rendus et leur honnêteté.


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Ils avaient, par haine de la Dictature, collaboré ou adhéré au Neuf thermidor et ainsi sauvé une première fois Tallien, Fouché, Fréron du sort à eux réservé par Robespierre. Pour récompense on les frustra de leur part du pouvoir reconquis en commun ; on n'entendait pas partager.

Feraud fut égorgé le 1er prairial parce qu'on le prit pour Fréron. On le voit par là : la Montagne sauva la vie aux Thermidoriens ce jour-là une seconde fois. Ceux-ci dès lors ne pouvaient moins faire que de l'envoyer à la guillotine.

Tallien, Fouché, Fréron, ces gens les plus tarés et les plus barbouillés de sang de la Convention, se dirent : Prairial recommencera demain; et, conduit cette fois, aboutira.

Le marquis de Soubrany un des réorganisateurs de nos armées, Goujon administrateur éminent, Bourbotte intrépide soldat sur la Loire et le Rhin, sont la dernière ressource, le suprême espoir d'une démocratie sincère. Or, Tallien , Fréron , Fouché, Siéyès ne voulaient plus d'aucune démocratie. Ils voulaient dévorer tranquilles leur règne d'un moment. Et ce règne va achever de salir la Révolution avant de la tuer.

Albitte eût pu partager l'échafaud des derniers Montagnards, quoique indigne. Il se déroba à cet honneur en s'évadant. Quinze autres représentants furent poursuivis, dont Jagot (dénoncé par les rancunes de Gouly) et Javogues. Ils seront compris dans l'amnistie du 4 brumaire an IV (26 octobre 1795). Javogues sera fusillé à un an do là comme fauteur de la révolte de Grenelle.

Ainsi finit la Montagne, perdue par les Jacobins de la rue, ses auxiliaires^


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GGXLVI. Tueries de Lons-le-Saulnier. Du Pont-de-Jugnon.

La Montagne, en cette lugubre nuit du 1er prairial, avait proclamé l'élargissement des Détenus. Il y fut pourvu. Au milieu des larges tueries qui suivirent à Tarascon, à Aix, à Marseille, à Toulon, dans le Cantal, et qui firent, au compte du réacteur Prudhomme, sept cent cinquante victimes, le modeste sacrifice humain de Lons-le-Saulnier n'a guère été aperçu. Nous avons sujet d'y regarder.

Les Terroristes échappés à la tuerie de Ghalles étaient arrivés le soir du 19 en cette ville nommée alors Franciadc. Une escorte de cinquante gardes nationaux les reçut. Ils furent enfermés dans la tour des Cordeliers et y vécurent tranquilles un mois.

Mais le 6 prairial, 25 mai, c'est-à-dire au reçu des nouvelles de Paris du 1er, un attroupement se forme, se porte sur la prison, parvient à y entrer. Le Maire de la ville accourt, dissipe les émeutiers, se retire. Un peu après, l'attroupement se reforme, revient, oblige le geôlier à livrer ses clés, force des grilles de fer...

Quand le Maire arriva de nouveau, il trouva « le citoyen Frilet de Bourg tué d'un coup de pistolet, puis haché à coups de sabre ; Layman de Bourg étendu dans la cour, blessé à plusieurs endroits de « la tête, à coups de sabre, mais vivant encore »...

La journée du 26 se passa sans événements. La nuit suivante, les Muscadins, au nombre de 20, forcent de nouveau les portes de la tour des Cordeliers, escaladant des murailles. Un autre Juvanon octogénaire est blessé. Layman est achevé, Tabey 'du Jura) tué. (V. Histoire de la Révolution dans le Jura d'A. Sommier.)


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J'arrive à un fait plus odieux encore que ceux que je viens de raconter. Je ne plaide pas, certes, les circonstances atténuantes pour les tueries du 19 avril et du 25 mai. La vendetta est en horreur à nos lois et à nos moeurs. Ces neuf malheureux assommés à Ghalles, écharpés à la tour des Cordeliers n'étaient pas coupables également. Si plusieurs avaient mérité la mort, les massacreurs leur ont infligé à tous mille morts... Des gens qui prennent leur vengeance ne comptent pas les coups, ne regardent pas où ils frappent... Du moins, le massacre du 19 paraît avoir été à peu près spontané. Et enfin, dans l'intention des massacreurs, c'était une revanche. Il y avait à Ghalles deux fds vengeant leurs pères.. .

On ne peut rien dire do pareil, je le crains, du guetapens du 1er juin.

Il y avait à Sainte-Claire dix Jacobins du Jura envoyés ici pour la raison qui avait fait conduire les nôtres à Lons-le-Saulnier. Les charges pesant sur eux ressemblent à celles qui pesaient sur les nôtres. Toutefois, l'exécution à Paris des douze meneurs de la sécession girondine chez nos voisins paraît avoir été imputable surtout à leur compatriote Dumas, vice-président du Tribunal révolutionnaire. Un arrêté du Comité de législation du 11 mai interdit des changements de juridiction exposant les prévenus à de si terribles chances, en un temps où de force publique il n'y en avait plus à vrai dire. Cette mesure maladroite provoqua le malheur qu'elle voulait empêcher. Il fallut, immédiatement après les scènes delà tour des Cordeliers des 25 et 27 mai, ramener les détenus du Jura dans cette ville où les prisons étaient si mal gardées.

Je lis dans le registre du Conseil municipal de Bourg à la date du 29 :


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« Des jeunes gens inconnus, arrivés dans cette commune, se proposent à la faveur de la nuit, de forcer la Maison de justice pour assommer les détenus du Jura. Il sera fait une députation au District pourl'inviterà seconder la Commune dans les mesures à prendre pour mettre en sûreté les Détenus». — L'affirmation ne saurait être plus expresse : nous devons croire qu'on parle-là de science certaine.

Chose fort particulière, on ne connaît pas àla Commune ces jeunes gens ; on ne sait pas où ils logent ; par contre on sait avec précision ce qu'ils viennent faire ici...

Deux municipaux, nommés Commissaires, sont chargés officiellement de visiter les auberges ; de découvrir ces étrangers qui se cachent et ne cachent pas leurs projets. Ils ne les découvrent point. Notre ville était, est encore une petite ville — et la plus causeuse de France, dit un proverbe ; après Mont-de-Marsan...

Il faut croire que la perquisition fut faite pour la forme — ou que les jeunes étrangers mystérieux mais bavards étaient descendus ailleurs que dans les auberges, chez des amis par exemple —autant vaut dire, hélas! chez des complices... S'il fallait choisir entre les deux suppositions, on choisirait à regret la seconde— la moins fâcheuse après tout.

Le compte-rendu décadaire de l'Agent national dit le lendemain 30 mai : « Le Procureur-syndic du District donne avis (à la Commune) qu'il se forme des rassemblements qui pourraient être funestes aux détenus du Jura ». (Les jeunes inconnus ont dû s'y mêler, s'y montrer... Est-ce qu'on est décidé à ne pas les voir?) « Il sera sur le champ donné des ordres à la Garde-nationale pour renforcer les postes, en établir un à Sainte-Claire, faire de fréquentes patrouilles, dissiper tout rassemblement tumultueux, empêcher toute violence •... Voilà qui va bien.


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« Le Conseil de la Commune, lui, restera en permanence toute la nuit «... — Mais plus loin : a II résulte des patrouilles faites que tout est tranquille, qu'il n'y a aucune apparence que la sûreté des Détenus soit compromise. Comme il est minuit sonne, le Conseil s'ajourne au lendemain »...

Le lendemain, 31 mai, sur quatre-vingt-dix Gardes-nationaux de service, il s'en présente dix !!!

Ceux qui manquent à l'appel seront inscrits sur la liste des Suspects (on s'en moque bien en 1795). Distribution de cartouches dans les postes. Ceci est plus sérieux. Ceci est au mieux (du moment qu'on ne veut ou qu'on ne peut arrêter les quelques étrangers accusant tout haut des projets criminels).

Les « jeunes gens inconnus a ne se soucient pas d'avoir affaire avec dix honnêtes gens munis de cartouches ! Ils changeront de plan. Et nous serons sauvés de la honte et de la douleur de voir nos rues ensanglantées une seconde fois.

Nos registres municipaux sont muets sur la scène du 1er juin (13 prairial) ; elle ne s'est point passée en la commune de Bourg. Le récit qui manque là sera suppléé, dans l'histoire d'A. Sommier par une lettre adressée en 1840 par le Maire de Bourg à une personne de Lons-le-Saulnier (nommée). Voici cette lettre écrite par le Secrétaire de la municipalité d'alors, vieillard contemporain du fait, signée d'un nom connu et honoré de tous ici :

« Les prisonniers partirent le 1er au malin (à 3 heures 1/2, dit le rapport officiel, et avec une escorte de cinq gendarmes). A une lieue de Bourg, le jour commença à paraître. C'était au pont de Jugnon, dans un endroit où la route est bordée de bois des deux côtés. Les prisonniers se croyaient sauvés quand une multitude d'individus mas-


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qués arrête le convoi, somme les gendarmes de se retirer (les couche en joue, dit le rapport). Alors un carnage épouvantable a lieu, les prisonniers sont criblés de balles. On s'aperçoit qu'ils portent sous leurs vêtements des liasses de papiers qui amortissent les coups. La rage des massacreurs s'irrite; le sabre à la main, ils frappent les victimes à la figure. Quelques-uns des prisonniers fuient dans les bois ; ils les y poursuivent et les achèvent. Un échappe avec une lame de sabre dans le crâne ; on le découvre, il demande grâce, on le rapporte à Bourg; puis, pendant le trajet on lui tire un coup de pistolet...

« Ainsi périrent les principaux jacobins de Lons-le-Saulnier au nombre de dix. Leurs cadavres furent enterrés dans le cimetière de Yiriat. Il ne fut fait qu'un seul acte de décès comprenant les noms sans désignation de genre de mort » (parmi ces noms figure celui d'André Rigueur, le principal terroriste de Lons-le-Saunier).

o- Le Maire de Bourg, dans sa lettre, déclare encore que les auteurs de l'assassinat étaient l'élite de la Société ». (A. Sommier, Hist. de la Révolution dans le Jura, p. 416, 417.) — Un récit antérieur de dix ou douze ans, de M. J...., maire de Lons-le-Saulnier sous la Restauration, dit seulement que « parmi les assommeurs figuraient quelques membres de familles notables...»

Que faut-il penser de ces deux assertions ?

Si elles concernaient les égorgeurs à visages découverts du 19 avril, il n'y aurait pas à réclamer, hélas !

Appliquées aux assassins masqués du 1" juin, elles donnent à penser que, pour consommer le guet-apens, « les jeunes inconnus » arrivés à Bourg le 30 mai, avec l'intention « de forcer la Maison de justice », n'ont pas refusé de s'associer quelques-uns de nos Muscadins, non ras-


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sasiés du sang versé par eux quarante jours avant (et chez lesquels ils auront logé ?).

On peut admettre aussi qu'à quarante-cinq années de distance, la municipalité de Bourg aura confondu les deux tueries, comme de bonne heure la tradition orale l'a fait, comme elle le fait encore aujourd'hui. — Et je suppose, jusqu'à preuve contraire, que les « inconnus » masqués du Pont-de-Jugnon venaient èo'û de Lyon, soit plus vraisemblablement de Lons-le-Saulnier.

Le 5 juin, Boisset (à Mâcon?) prit un arrêté invitant notre municipalité à rechercher les auteurs ou complices du meurtre du 1er, à examiner la conduite des gendarmes de l'escorte, à faire connaître les précautions prises par cette escorte pour assurer la sécurité des prévenus...

La municipalité de Bourg avait fait, je crois, tout le possible pour empêcher les deux tueries du 19 avril et du lerjuin 1795. Je crois aussi qu'elle mit peu d'empressement et peu de zèle à rechercher leurs auteurs. — Elle les connaissait. — Elle attendit onze jours pour désigner les deux Commissaires chargés de faire la perquisition demandée, laissant ainsi à ceux qui avaient intérêt à s'y dérober tout le temps nécessaire. De plus elle choisit de propos délibéré pour cette tâche les deux personnages qui avaient si mal réussi en leur enquête du 30 mai dans les auberges. Ceux-ci, comme on y comptait bien, ne furent pas plus heureux en leurs recherches du 16 juin.

La Mairie déclara d'ailleurs que la conduite du brigadier et des cinq gendarmes chargés d'escorter les Détenus « lui a toujours paru sans reproche », et s'en référa à ses délibérations de la veille du meurtre pour établir qu'elle avait pris les précautions dues, que ses mesures ont assuré la tranquillité de la "Ville, la sortie du convoi menacé.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 401

« L'assassinat commis le 1er, est-il ajouté, ayant eu lieu sur le territoire de la commune de Viriat, on ne peut imputer aucun défaut de vigilance au Conseil de Bourg qui n'avait aucun droit ni aucun motif de faire escorter les prisonniers sur un territoire étranger... »

En tant que ceci concerne la journée du 1er juin, c'est vrai, sauf le dernier mot. Il y avait un motif d'humanité à faire escorter les Détenus le plus longtemps possible puisqu'on savait la présence de gens venus pour les égorger. Le Conseil avait d'ailleurs une meilleure raison à donner de son inertie, c'est à savoir les dispositions de la Garde nationale ; celle-ci les avait laissé voir le 31 mai. Le Conseil n'avait pas d'autre force à sa disposition...

En ajoutant, aux quinze suppliciés du 14 février, celui du 16 mars (Duhamel), celui du 25 avril (Marin Rey), on a un total de dix-sept victimes.

Il y a eu à Challes six meurtres, deux à la Tour desCordeliers, dix au Pont-de-Jugnon, en tout dix-huit.

Il semble en vérité que, suivant la vieille loi, on ait exigé oeil pour oeil,dent pour dent; et quel'on ait compté les cadavres. Ceux qui se sont donné cette revanche stricte ont perdu par là le droit de reparler ici de la Terreur.

Certains vont crier que la comparaison établie là implicitement est intolérable : Les victimes de 1794 sont innocentes; celles de 1795 sont « des crocodiles » au dire des thermidoriens de Belley ; selon Lalande, hélas ! « des bêtes venimeuses qu'on avait droit d'écraser du pied... »

Je répéterai, si l'on y tient, ce qui est dit plus haut : les victimes de 1794 n'avaient assurément pas mérité leur sort. Je répéterai aussi : Sur les terroristes assassinés en 1795, si plusieurs (non pas tous) avaient mérité la mort, on leur a infligé à tous mille morts...

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402 . ANNALES DE L'AIN.

Quant aux meurtriers des deux époques, il y a aussi quelque distinction à faire. La Commission de Lyon, à regarder l'ensemble de sa besogne horrible, a pourtant acquitté un accusé sur deux; à regarder ce qui nous concerne, sur les dix-huit que nous lui avons livrés, elle en a élargi trois. Elle restait en vérité capable de quelque discernement. .. Un tribunal (même celui-là) par cela seul qu'il rend justice, examine, délibère, avant de frapper; donc offre une dernière garantie; laisse une pauvre chance.., La vendetta n'en laisse pas. Ces hommes qui, en 1795, ont assommé sur le grand chemin, tapant dans le tas, des prisonniers enchaînés deux à deux par le cou ; en leur soif de vengeance ne discernaient rien.

Enfin, le dirai-je, Parein et Fernex n'étaient pas des lâches peut-être : ils n'étaient pas masqués — ils signaient leurs arrêts...

Ayant répété plus haut le propos exécrable de Layman dans le paroxysme de la Terreur rouge, on doit par équité montrer ce qu'on imprimait encore ici en 1800, longtemps après la fin de la Terreur blanche : cela fera la balance. Donc l'homme le plus considérable de notre pays, Lalande, osait applaudir encore à des scènes d'abattoir, les autorisait — où le bel esprit va-t-il se nicher? —d'un passage d'Ovide et d'un verset de l'Apocalypse, stupéfaits de se coudoyer ! Bien plus, il regrettait que regorgement du 19 avril n'ait pas été plus complet. Il redemandait la vie de sept misérables qui avaient échappé !... Cela se lit dans une note adjointe à l'éloge de Joubert, tirée à petit nombre et, je le crains, pour les gens qui partageaient ces sentiments. Que si dans cette explosion de férocité tardive il y avait quelque affectation, et l'envie de faire oublier c.:rtain discours du 8 février 1794 (à la fêle de la


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Raison), dans la chaire de Sainte-Geneviève, cela attesterait encore les dispositions de la bonne compagnie d'alors. Les moutons mêmes étaient enragés.

Enseignons donc ceci aux enfants : Si les hommes veulent la paix une fois, qu'ils proclament toute représailles finies et la clémence la loi dernière. Sinon la terre, jusqu'au jour où le refroidissement suprême l'atteindra, restera ce que nous l'avons faite depuis le commencement : un champ d'extermination et un charnier.

Nous parlons de progrès. Réalisons celui-là : les autres nous seront donnés par surcroît. Réalisons-le ; ou effaçons de nos monnaies ce mot de Fraternité qui a l'air d'une moquerie.

Les moutons mêmes en 1800, à plus forte raison en 1795, voulaient mordre. Là municipalité de Bourg si peu empressée à rechercher les assommeurs — décidément elle les connaissait — les jugeait fort capables de recommencer aux occasions. Cela se devine dans sa conduite. Le 19 avril, elle n'avait pas supposé que sa responsabilité dépassât l'extrémité de nos faubourgs. Le 5 juin, elle admet implicitement qu'elle s'étend jusqu'aux limites de la commune. Le 9 juillet, Belley nous transférant ses terroristes sous escorte, elle enverra or pour renforcer la force armée qui les conduit une brigade de gendarmerie qui doit aller au-devant d'eux » jusqu'à rencontre, ce semble.

Enfin, quand de Bicêtre où on mit ces transférés de Belley, il faudra pour les juger les amener dans la prison voisine de la Maison de justice, la Commune crut devoir les escorter elle-même, entourée de cent cinquante baïonnettes. Que ceci lui soit compté !

Mais, on le voit, en août 1795, l'animosité persistait, et le danger. Us persistaient en février 1797 quand le maire


404 ANNALES DE L'AIN.

terroriste, Alban, renvoyé ici de la Conciergerie où il dtnïl enfermé depuis avril 1794, devra être conduit à la haute cour de Vendôme. On attendra huit heures du soir pour le tirer furtivement de la geôle « pendant la comédie, dit Lalande, parce que les jeunes gens voulaient en faire justice, comme des autres tueurs... »

Ni ici, ni à Vendôme, ni au Puy quand, après Fructidor, le Directoire poursuivit un peu tard les réacteurs de 1795, les tribunaux ne furent sévères. Les tribunaux au moins voulaient sortir « de cette ornière de sang et de boue des représailles où périssent ceux qui y entrent ». (Thiers.)

J'ai connu, étant enfant, un de ces comparses de la Commune terrorisle dont Lalande demandait la vie. Il était à l'aumône, converti, et distribuait, les dimanches, déporte en porte, l'eau bénite en sa cruche de terre, aspergeant le seuil avec un brin de buis. Les enfants avertis ne jetaient pas sans quelque effroi au petit vieux difforme le sou qui payait son Benedicat vos et lui donnait du pain.

Douze jours après la tuerie du Pont-de-Jugnon, un arrêté de la Commune de Bourg, pour obéir à un décret de la Convention (du 31 mai), affecta « l'église du ci-devant Collège, devenu le Gymnase, à l'exercice des cultes ». Les prêtres constitutionnels purent seuls en user.

Je vois le 24 juin un hameau de Lagnieu, Posafol, redemander son culte au District. Un prêtre constitutionnel de Loyes viendra lui dire la messe.

Montluel rouvrira l'église Notre-Dame le 15 août, jour de la grande fête de la Vierge.

Un compte-rendu décadaire de Itiboud, Procureur-général-syndic, du 29 juin, affirmant au Comité de Salut que a'Vesprit public est bon », constate que « les Décades sont absolument abandonnées... »


LA BRESSE ET LE BUGEY. 405

L'avant-veille (27 juin) la Commune de Bourg remettait en vigueur « le Règlement de police de 1750, la force armée pouvant être requise pour son exécution ». Le même jour, « les foires et marchés furent rétablis comme ils étaient avant 1789; ils se tiendront tous les sept jours ». C'est le nouveau calendrier qu'on abroge là de fait.

Nulle opposition. La force armée peut se croiser les bras. Les deux Terreurs ont usé ou brisé tout ressort. La première République «—je ne dis pas la Révolution — est bien malade.


TRENTE-SEPTIEME PARTIE

Le Directoire. — lia (in du siècle.

GUXLVII. LA DISETTE. LES ROYALISTES. VENDÉMIAIRE. LES ÉLECTIONS —

CGXLVIll. 1796. HEVERCIION. — CGXL1X. 1796. LUTTE DES PAKTIS.

PAKTIS. DES ROYALISTES. — CCL. 1797. JOUBE1-T. FÊTE IIE LA PAIX. ÉLECTION DE RIBOUD, TAI1DY, GIIIOD. FRUCTIDOR. — CGI,I. LENDEMAIN DE FRUCTIDOR. ÉLECTIONS A Li POLONAISE. — GCLI1. 1799. LK 30 PRAIRIAL. JOUBERT. — GGLI1I 1799. ÉLECTIONS ROYALISTES. — 18 BRUMAIRE.

CCXLVII. La Disette. — Les Royalistes. — Vendémiaire. — Les élections.

Le Ier livre do celte histoire embrasse en peu de pages un laps de temps de 1300 ans. — Le IIe raconte doux siècles et demi. — Le IIIe, un siècle, le seizième. —Le IVe, cent quatre-vingt-neuf années. — Le Ve, allant de 1789 à 1800, onze ans seulement, et leur consacre plus do pages que n'en a aucun des précédents.

C'est que le sujet de ce Ve livre est mieux connu, a plus d'intérêt pour nous et un intérêt différent. A tort eu à raison (selon moi à tort) la France est devenue relativement indifférente à son passé de 2,000 années. Son histoire date pour elle du moment où elle se sent vivre et se reconnaît. A partir de 89, nous existons, noslra rcs agitur. Nous ne pouvions traiter ici nos affaires si sommairement.

Mais de ces onze années les six premières auront pris 400 pages. Les cinq suivantes en auront-elles cinquante? Ceci vient-il de l'intérêt moindre des faits? ou de la pénurie des renseignements ? ou de la lassitude et du découra-


LA BRESSE ET LE BUGEY. 407

gement de l'auteur? ou de ces trois motifs ? Je ne sais pas bien ; et il n'importe guère,

La principale préoccupation de la seconde moitié de 1795 en ce petit pays, c'est la disette. Vers le commencement de l'année, les acheteurs <r ne trouvaient pas de sécurité à laGrenette de Bourg, une troupe de femmes et de perturbateurs se portant à de? violences sur les étrangers. .. » C'est le District de Saint-Rambert qui s'en plaint. La Commune de Bourg reconnaît « qu'un municipal de Cerdon qui enchérissait le prix de la coupe de vingt sons a failli tomber sous la juste fureur du peuple ». (Registre mun , 17 pluviôse, 5 février.)

Le fait, davantage l'épithète dénoncent l'état des esprits. Le mal va s'aggravant. Le 25 mai, on l'a dit déjà, « il n'est arrivé aucune sorte de grain au marché ».

En juin, le foin nouveau se vend 100 fr. le quintal —le blé 600 fr. — En juillet et août, après la récolte donc, des attroupements de femmes, dans les faubourgs, se jettent sur les voitures amenant du blé et les pillent... {Reg. mun.)

Ces violences, la répugnance du paysan pour l'assignat <i dont il a ses coffres pleins » expliquent suffisamment, en vérité, la prolongation de la disette.

L'assignat est tombé ici assez bas pour qu'un particulier prête à la "Ville 100,000 livres en papier contre un remboursement de 1,200 livres en espèces, à toucher dans deux ans !

Cette somme est destinée à la reconstruction du clocher démoli l'an d'avant. On récrimina contre cette mesure. Elle a pour but, est-il répondu, de donner de l'ouvrage aux ouvriers, puis « c'est la tour de l'horloge qu'on rebâtit; cela est indifférent aux cultes ». — Est-ce bien sûr? —Le


408 ANNALES DE L'AIN.

temple de la Raison reste le temple de la Raison enfin. Preuve curieuse : on faisait l'exercice du canon dans la nef le 24 février 1795...

Les objets manufacturés manquent comme le blé (pour la même raison). On manque ici de chandelle. Jouffroy, le directeur du théâtre, parlant de donner des représentations, la Commune refuse, leur consommation nécessaire devant relever encore le prix du luminaire. <r Les circonstances n'ont pas permis d'allumer les réverbères cette année ». (Reg. mun.)

Ces nuits sombres de l'automne 1795 étaient loin d'être calmes. On chante ici des chansons jacobines; là le Réveil du peuple, l'hymne de la Terreur blanche. Les lendemains, la "Ville s'agite. Est-ce le mécontentement causé par ladifficulté de l'approvisionnement qui produit seul cette agitation? La contribution extraordinaire de guerre égale à vingt fois l'impôt foncier, sombre adieu de la Convention, — La banqueroute que cette avanie ne retarde guère, qu'on voit venir, — l'approche des élections que prescrit la Constitution laissée par la même Convention expirante — y sont-elles pour quelque chose? — Oui.

Pour quelque chose aussi les agences royalistes qui s'organisent. L'enfant du Temple, le Louis XVII des monarchistes, est mort le 8 juin. Le Comte de Provence a mandé son avènement au Pape le 24. Charrette l'a annoncé à la Vendée le 26. La veille, 25, les Emigrés étaient descendus à Quiberon ; leur défaite du 20 juillet ne découragea pas le parti royaliste, mais l'amena à concentrer son action à l'intérieur. L'agitation qui va aboutir au 13 vendémiaire (5 octobre) commence à Paris en août.

L'agence royaliste du Midi, dirigée par Précy, confère seulement à ses adhérents le soin de pousser les Royalistes


LA BRESSE ET LE BUGEV. 4Uy

aux élections primaires et « de ne rien négliger pour gagner au Roi les autorités constituées ». (L. Blanc, XII, 28.) Nos conseillers municipaux recevront donc, le 1er septembre, timbrée de Lausanne, « la Déclaration de Louis XVIII, roi de France et de Navarre à ses sujets » (Reg. mun.). En vain Mallet du Pan écrit au Prince : Tout emploi de la force contrarierait les causes lentes qui font rebrousser la Révolution vers la Monarchie ». La cour de Vérone était d'un autre avis , et la Déclaration « ne parlait que de détruire ce qui s'était fait depuis 1789 ». (Dareste, VIII, 16.)

A quinze jours de là commence l'effervescence. Chartres remue au cri de « Vive le Roi ! » Les Sectionnaires parisiens attaquent dan? les rues les grenadiers de la Convention ; la Garde nationale proteste contre la présence des troupes à Paris. Ici il y a, les 22 et 23 septembre, des attroupements nocturnes, armés; des chants réactionnaires ; des batteries à la porte d'un bal public (en permanence au Bastion). La Commune fait des adresses pathétiques. Le conventionnel en mission Lcgot, défend le Réveil du peuple.

Au milieu de cette tourmente les Assemblées primaires eurent à se prononcer sur la Constitution dite de l'an III, votée en août par la Convention. Un Directoire exécutif à cinq têtes. Deux conseils législatifs se renouvelant par tiers annuellement. Le cens rétabli, etc., etc. Deux décrets annexes introduisaient de droit cinq cents Conventionnels dans les Conseils. La Constitution fut sanctionnée par 914,000 voix sur 958,000 votants. Mais les Décrets annexes repoussés par Paris, Versailles, Orléans, etc. n'eurent que 72,000 voix de majorité.

A la Convention on proclame encore une fois la Révolution finie. Mais les Sections parisiennes, menées par les classes évincées en fait de la vie publique depuis trois ans


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et réagissant avec passion, demandèrent l'abrogation des Décrets qui prorogeaient en réalité le despotisme conventionnel. Une d'elles, la section Le Pelletier, déclara la souveraineté du peuple supérieure à celle de l'Assemblée, comme bier la Commune de Paris et chez nous Desislcs à la Société des Sans-Culottes — et invita les électeurs à ne tenir compte des Décrets rejetés par eux. Ceux-ci, le 3 octobre, se réunirent au Théâtre français. La police les dispersa. Les sections s'armèrent.

La résistance fut organisée dans le cabinet de Gauthierdes-Orcières, membre du Comité de sûreté générale. A son retour de Savoie, notre représentant avait trouvé la Convention, délivrée d'hier des Jacobins, réduite à se défendre contre les Réactionnaires. Il ramena sa section ; on le mit au Comité où il resta huit mois. On se défiait des généraux ; il produisit un jeune officier d'artillerie obscur qu'il avait connu au siège de Lyon, le fît agréer par Barras investi nominalement du commandement, et arrangea avec lui la journée du 13 vendémiaire (5 octobre). Je ne la raconte pas ; on la sait et que ce jeune officier fort jacobin se nommait Napoléon Bonaparte.

Vendémiaire ici ne nous refroidit nullement. Quinze jours après (26 octobre), notre jeunesse royaliste, en armes, fait une démonstration contre la gendarmerie restée patriote.

Tout ceci prépare assez bien ou accompagne assez logiquement les élections d'octobre 1795. Nous envoyâmes aux Conseils l'ex-constituant Girod, et l'ex-noble Valentin Duplantier dernier lieutenant-général civil au Présidial, émigré en Suisse (Lalande), mais rayé de la liste et dont l'élection fut validée. Gauthier, Deydier et Roycr restèrent dans les Conseils, do parle décret de la Convention qui y maintenait cinq cents de ses membres.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 411

Cette même élection d'octobre réintroduit dans les fonctions administratives et judiciaires, Picquet, Rubat, Tardi, Martinon, Perrot, Riboud, Populusfils, Debost;des Girondins, des Feuillants, des Royalistes.

Le parti réactionnaire exultant de joie exploita tout de suite ce succès. Huit tristes comparses de notre commune hébertiste, son maire, Alban, renvoyé ici de la Conciergerie (le 8 août 95), restaient dans les cachots de SainteClaire. Sur la demande du jury spécial, le Tribunal déclara qu'il y avait lieu à dresser acte d'accusation contre eux ; ils étaient prévenus de treize crimes ou délits dont un ou deux punissables de mort. Ils s'adressèrent à Legot qui enraya la poursuite.

Les vietor'.eux, frustrés de l'espoir de continuer les représailles, se dédommagèrent en répandant dans les campagnes le bruit « que la Contre-Révolution allait s'effectuer, et que le papier ne vaudrait plus rien ». Il valait de moins en moins. Le Directoire, pour débuter, frappait les Riches d'un « impôt forcé de 600 millions, dont 400 en numéraire, cela décréditait davantage les assignats. Tout ce que Legot crut devoir faire pour contre-carrer ces menées perfides, ce fut une proclamation (du 8 octobre) où il affirme que « la République française est cent fois plus assurée qu'aucun trône de l'Europe ; et que jamais elle n'attentera à cette propriété nationale, le papier-monnaie. »

Sept gouvernements sont tombés depuis que j'existe : tous avaient la même confiance la veille de leur.chute.

Je ne vois guère à signaler en novembre que l'émeute dévote de Coligny. Du prêtre jurassien, nommé Decoeur, allait disant la messe dans les communes voisines. On l'enferma. Un rassemblement conduit par son frère, où il y avait plus de femmes que d'hommes, attaqua la prison


412 ANNALES DE L'AIN.

(22 novembre). Elle fut défendue et il y eut du sang versé. Au Directoire composé de cinq régicides, aux Conseils où les Conventionnels gardaient la majorité, on trouvait Legot quelque peu mou et inerte. Gauthier conservait la haute main sur nos affaires. En décembre il obtint de Carnot et de Rewbell la nomination de Reverchon comme commissaire de l'Exécutif dans l'Ain et les départements limitrophes. Reverchon, de St-Cyr-au-Mont-d'Or, selon les uns ; de St-Cyr-sur-Menthon, selon les autres, venait enrayer la réaction, si possible.

GGXLVIII. 1796. La Révolution est-elle finie ? — Reverohon.

Comment eût-on pu finir la Révolution ? Par l'établissement d'une République régulière, chose de tous réellemont, appelant sans plus d'exclusivisme, toutes les classes de la société à l'affaire et à la tâche commune, qui est le développement naturel de la prospérité et de la puissance de l'Etat; de la liberté, sécurité et bien-être des particuliers. Etait-ce chose possible avec la Constitution de l'an III? — Oui, si on l'eût voulu beaucoup — si on n'eût voulu rien autre.

Mais qui y pensait seulement? Carnot peut-ètro : il est opposé aux coups d'Etat, répugne aux expédients violents, ose parler d'une liberté, non plus nominale, mais «réelle », même de « mesures de réconciliation... » d'institutions stables, passant a dans les habitudes ». (Réponse à Bailleul.) Cela, hélas ! ne lui réussira ni avec les siens, ni avec les autres. Et Quinet l'accusait hier, le mathématicien formidable, « d'être sorti des affaires sans avoir connu les hommes ». (Révol., II. 326.)


LA BRESSE ET LE BUGEY. 413

Il y avait deux France. — Une voulail rétablir l'ordre par la monarchie : or le chef de cette France-là va lui donner de Vérone une consigne propre à éterniser la guerre civile. — L'autre France voulail par-dessus tout conserver l'égalité conquise, la nouvelle constitution de la propriété, et s'habituait peu à peu à cette liberté orageuse, violente, intermittente des six dernières années : or cette France-ci va tout à l'heure fructidoriser Carnot!

Elles vont lutter opiniâtrement quatre années l'une contre l'autre, après quoi n'ayant abouti à rien de ce qu'elles voulaient, elles tomberont toutes deux aux pieds de ce jeune officier jacobin de Vendémiaire qui leur promettra à toutes deux tout ce qu'elles veulent et ne tiendra sa promesse qu'à moitié.

Voyons vite les principales étapes chez nous de cette collision et de cette chute.

Le chef obscur qu'on donnait au parti républicain battu et inquiet, Reverchon, chargé de le rétablir, se met à l'oeuvre avec maladresse grande; des procédés retardant de trois ans.

Le 18 décembre, le chef de brigade du 20e dragons, Gondran, commandant la place de Bourg, fait occuper nos rues par 50 de ses hommes, commence des visites domiciliaires, notamment dans les bureaux du Directoire départemental en séance, puis communique le soir un arrêté du Représentant daté de Mâcon, ordonnant l'arrestation de dix individus prévenus d'être auteurs ou complices de la tuerie du 19 avril; et leur transfert à Mâcon.

Une seule arrestation put être faite. Elle provoqua tout de suite des représentations du Département, du Tribunal, delà Commune, appuyées « sur l'Acte constitutionnel ». La Commune invite l'officier chargé d'opérer la translation


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à Mâcon du détenu unique (,il n'est pas nommé, c'est l'exnobleDubreuil-Saceonay, dit le Manchot) à surseoir à son départ. L'officier obtempère. On députe à Reverchon à Mâcon pour que Dubreuil soit laissé à ses juges naturels, la Commune s'engage à le leur représenter, répond de sa prison. Elle n'obtient rien.

Les 22 et 23 décembre, Reverchon, inspiré au dire de Rousset (devenu administrateur au Département) « par des prêtres cannibales », licencie les grenadiers et chasseurs de notre Garde nationale, destitue un membre du Département (Brangier), quatre membres de la municipalité (Picquet, Goiffon, etc.) et le juge de paix de la Commune élu de la veille.

Le 27 décembre, le détenu Dubreuil dont la Commune avait répondu, s'évade à cinq heures du soir par la porte delà prison avec la collaboration de cinq muscadins déguisés en dragons qui amusent le guichetier.

Nous nous amusions, Reverchon imagina de nous faire peur.

Le 29, les dragons de Gondran occupent de rechef nos rues. Une proclamation invite les citoyens à s'assembler aux Pénitents. Le 31, un millier de personnes réunies voient arriver le Représentant en berline, le sabre au côté. Il descend, entre entouré de militaires, harangue l'assemblée, se plaignant, dit un procès-verbal hostile, « d'être précédé par la Terreur, et mal vu de ceux qu'on appelait jadis les honnêtes gens ». Un fonctionnaire public, dont le nom n'est pas prononcé, lui répond « qu'il est faux (sic) qu'on ait peur de lui, le Commissaire du gouvernement ne pouvant venir, ajoute-t-il ironiquement, « que pour l'exécution des lois ». L'assistance applaudit ce persiflage. Elle n'était effrayée aucunement. — Encore


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bien que Rousset, devenu administrateur au Département de par les élections récentes, ait imprimé qu'à « la cour de Néron et de Robespierre on n'ait rien prononcé de plus sanguinaire que ce discours de Reverchon !... »

A midi, le représentant féroce se rend au Département lequel l'attend, selon le même Rousset, « sur ses chaises curulcs ». Il installe Morand, patriote de 89, comme Commissaire de l'Exécutif, en remplacement de Brangier destitué, au milieu de ces Pères conscrits estomaqués. Le lendemain 1er janvier, il nomme Pâté en même qualité près l'Administration municipale. Celle-ci, arguant de ce que ledit Pâté ne paie pas de contributions dans la Commune, refuse de le reconnaître. Pâté produit une quittance d'impôt mobilier et force ainsi la porte.

Lalande qualifie les deux Commissaires ainsi bombardés — et Reydellet et Bataillard nommés près les tribunaux criminel et correctionnelle gens décriés, puis de Jacobins. Après quoi, il nous montre le nouveau député Duplantier, imprimant le 19 janvier 1796 « une lettre très forte » contre Reverchon, très chaude du moins, et où l'homme bien élevé ne sait pas se passer du vocabulaire de ce lendemain de Thermidor. Que Duplantier en appelle des actes de prépotence qu'on vient de commettre ici à l'Acte constitutionnel, article 222, c'est son droit. Quand il s'écrie : « Albitte, Amar, Javogues, etc., présentent à nos yeux leurs vêtements teints du sang de nos parents, de nos amis ; et vous, Reverchon, vous avez le courage de croire la République sauvée si vous faites arrêter des enfants prévenus d'avoir écrasé les assassins de leur père !!! » Répondons qu'il était grand temps de ne plus faire arrêter personne.

On n'arrêta point Albitte, et on n'arrêta point Duhamel


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fils. Et Duplantier qui divise les citoyens de l'Ain en républicains dont il est, en anarchistes dont il n'est pas, sera demain préfet de l'Empire, comme ces anarchistes seront Conseillers aux cours d'appel, etc. À tant faire que de se réconcilier, il eût mieux valu se réconcilier comme Garnot le proposait, dans « la liberté et ses habitudes ». Mais nous avions des habitudes autres...

Quinet a écrit de ce Directoire premier qu'il avait un « costume et une épée de théâtre >■>. Reverchon, son Commissaire, « sanguinaire » ou non en paroles, avait évidemment un sabre de bois. Son petit coup-d'état contre notre commune royaliste, conduite par Picquet, (frère du Constituant qui votait avec la Droite,) aboutit juste-à nous donner, en la personne de Pâté, une manière de tête de Turc sur laquelle nous allons essayer et entretenir nos forces...

CCXLIX. 1796. — Lutte des républicains et des royalistes. Succès des derniers.

o Le premier gouvernement qui renonça à faire peur, on le méprisa » (Quinet). Les incidents de la lutte entre la municipalité de Bourg et ce Pâté, son secrétaire à gage d'abord, bombardé par Reverchon commissaire du Pouvoir exécutif, non pris au sérieux bien qu'honnête et « doué de quelques talents » selon Debost ; mais fils d'un cabaretier, (un crime inexpiable) ; relèvent du vaudeville pour la plupart. En voici quelques-uns seulement.

Le Directoire composé de deux officiers de mérite, (entendus à leur métier seulement,) Carnot et Letourneur —


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d'un avocat travailleur, à l'esprit faux, Rewbell ; d'un savant (botaniste), chimérique et têtu, La Réveillère; d'un homme de plaisir, élégant et sans conviction, Barras — devait vivre d'idées préconçues. Il récriminait en toute occasion contre la tyrannie d'avant Thermidor ; il lui empruntait ses traditions. Il mit ou remit en vigueur la loi décrétant les fêtes morales, encore que rendue sur la proposition du Tyran.

Ordre vint donc ici d'avoir à célébrer la fête de la Jeunesse, le 10 germinal, 31 mars 1796. Pâté, dit Pâté de deux liards, requit au Conseil la résurrection des promenades civiques, de l'autel de la Patrie, etc.

L'administration municipale se refuse par nécessité de modestes frais de bureau ; elle n'a pas d'argent. La fête se bornera donc à des jeux au Mail. Pâté en appelle à l'administration départementale ; celle-ci, mue par Morand, annulle la délibération de la commune, lui enjoint d'en prendre une autre conforme aux intentions du Directoire, cela le 25 et « avant midi ».

L'administration municipale est contrainte d'obéir, d'inscrire sur les registres l'arrêté de Morand qui l'accuse de résister «à l'exécution des lois », qualifie sa conduite de « coupable ».

Le 31, jour de la fête, elle se donna une revanche piquante. Les Administrations élues, les fonctionnaires sont groupés sur l'autel de la Patrie, chantant des chants patriotiques. Ils ouvrent le registre sur lequel la Jeunesse doit venir se faire inscrire. Mais, « à la juste surprise de l'Administration municipale, aucun jeune citoyen ne se présente »... Nos Ediles furent-ils si surpris qu'ils le disent ?

Voici qui est pis, ou qui est mieux, selon les goûts. Le décadi suivant, cette jeunesse récalcitrante scie l'arbre de

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la Liberté planté par elle six ans auparavant dans la cour du Collège... Et le soir, au théâtre, les impies demandent la Marseillaise pour se donner la joie de la siffler...

On se tromperait fort de date si on attribuait la répugnance de nos municipaux royalistes pour les fêtes républicaines à leur attachement à l'ancien culte. Le 10 avril, le général Chevalier prévient Morand que les Réfractaires disent la messe, rue des Halles, chez le tailleur Dufeu, que ceux détenus à Brou sortent journellement pour faire le culte dans les campagnes. Morand, invite la Municipalité à réprimer ces contraventions.

Celle-ci renvoie Dufeu en police correctionnelle et enjoint au capitaine des Invalides casernes à Brou, de ne plus laisser sortir les prêtres détenus, et d'empêcher les femmes d'entrer pour assister à leurs cérémonies. Sur ce point pas de dissentiments. Il n'y en aura que vers 1820 ; la génération qui a vu les fêtes d'Albitte vivra et mourra voltairienne.'

On verra mieux cela encore quatre mois plus tard quand les Romains répandront par milliers une chanson contre le culte constitutionnel de la chapelle du Collège. Pâté fulminera un réquisitoire emporté à l'adresse des «• incorrigibles prêtres réfractaires ». Suivra, sans discussion, un arrêté municipal conforme, défendant d'exercer un culte sans autorisation et sans serment préalable « d'obéissance aux lois de la République ». Cet arrêté est minuté au Registre de la main de Périer de la Balme.

La fêle des Epouoe, celle des Victoires, celle des Vieillards, celle de la fondation de la République se succéderont sans encombre. On n'en peut dire autant de celle de la Liberté qui tombera à l'anniversaire du 9 thermidor. Un fait antérieur de cinq jours va nous expliquer pourquoi.


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Dans les premiers mois de 1796, le jury d'accusation avait renvoyé de la plainte les comparses de Desisles, Alban y compris. Il crut devoir faire de même des héros de Challes. Le chef du jury qui signifia ce second verdict à l'accusateur public, Bataillard, n'était pas un aristocrate, c'était un chaudronnier nommé Lardet, homme de sens droit (que j'ai encore connu). Les deux sentences, dans l'intention des jurés étaient connexes et s'équilibraient. Nos Muscadins ne virent que la seconde, y virent un succès et, ivres de bonheur, ils troublèrent la fête de la Liberté par un concert de clameurs dirigées ostensiblement contre les Commissaires de l'Exécutif, principalement contre Morand « mille et mille fois traité de brigand et de coquin »... Morand, ni Pâté n'avaient tué ou volé personne ; s'ils étaient jacobins, ils le furent le lendemain un peu davantage, la guerre réglée en devint plus acerbe. Pâté va réclamer des poursuites ; la Municipalité de refuser, sous prétexte que les cris « A bas les brigands ! » n'étaient applicables « qu'aux anarchistes dont on célébrait la chute ce jour-là».

A quatre jours de là, Pâté rouvre la salle des Pénitents pour y faire au public la lecture des nouvelles. La Municipalité proteste... refuse la clef. C'est dangereux pour l'ordre ; cela rappelle le souvenir des Sociétés populaires qu'il faut abolir. Quand les nouvelles seront intéressantes, on les lira à l'Hôtel-de-Ville. Interdiction aux crieurs publics de faire aucune proclamation à ce sujet. Protestation de Pâté contre cette délibération « prise en son absence et constituant une révolte ouverte, car le Commissaire a légalement le droit de faire des proclamations »...

Détails minuscules, je ne mêle fais pas dire; de quelque intérêt si on regarde à leur sens, à leur portée. Les clas-


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ses éclairées, évincées violemment de la vie publique à la fin de 1793, essaient d'y rentrer de par la Constitution nouvelle. Grâce aux iautes des Jacobins, elles sont secondées en cela par une notable part des classes populaires qui ont souffert elles aussi de ces fautes. Elles rentrent dans les conseils élus. Le parti républicain, au lieu de reconnaître leur droit, de leur faire leur place, ce qui eût pu les ramener au moins en partie, s'inquiète, s'irrite, tente de les refouler...

Ces classes qui ont, non pas fait, mais conduit 89, oubliant leur passé comme leurs adversaires l'oublient, ou même le reniant, se précipitent dans la réaction avec furie. Et cette réaction, naturelle, légitime dans une mesure, dépassant cette mesure peu à peu, devient insensée, coupable en devenant la Contre-révolution.

A la fin du mois d'août, les meneurs royalistes déjà, ou qui le seront demain, obtiennent un premier succès, la révocation des Commissaires près les tribunaux. (Rubat et Livet.) Ils organisent vite un pétitionnement contre Morand. Lalande se fait la mouche du coche. Pour appuyer la pétition, il écrit à Carnot — au grand stratégiste innocent « qui ne croit pas aux Royalistes* (Quinet), ceux-ci se masquant en constitutionnels duement....

Une scène étrange, qui se passa au théâtre, accéléra le dénouement. Le Directoire avait défendu la représentation des pièces pouvant troubler l'ordre, et ordonné de jouer chaque jour quelque pièce républicaine. Le 21 octobre 1796, à l'instigation de Pâté, la Municipalité dut remémorer cela au directeur du théâtre. Celui-ci n'en tenant compte, paraît-il, Pâté lui en écrivit, le 31. Le lendemain, Pâté fut insulté grossièrement en pleine représentation.

Enfin, le 3 novembre, au dénouement de la femme difji-


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cile à vivre, « des hommes armés de bâtons, après avoir qualifié le Commissaire, le général de brigade Chevalier et son aide-de-camp de terroristes, mathe.vons, coquins, poussèrent le délire jusqu'à dire qu'il fallait en faire justice sur la scène »...

Paie, le lendemain, requérant que l'arrêté du Directoire fût strictement exécuté, que le répertoire fût soumis à l'Administration municipale, qu'une garde fût mise dans la salle, etc., la Municipalité répondit que la gendarmerie suffirait— que toutes les pièces jouées à Paris seraient jouées à Bourg — que quant à l'arrêté du Directoire, exigeant une pièce républicaine par jour, il serait obéi : « seulement, elle tient pour telle toute pièce tendant à corriger les vices, épurer les moeurs, etc. ».

Devant ces manifestations d'une spontanéité douteuse, qu'on put présenter dans une ville sans journaux comme l'expression de l'opinion publique, qui l'étaient jusqu'à un certain point, le faible gouvernement du Luxembourg crut devoir sacrifier des agents auxquels on osait jeter en face le nom de Mathevons donné aux terroristes lyonnais. L'heure était mauvaise pour ces derniers : on venait de fusiller ensemble à Grenelle, Bertrand, l'ami de Chalier, le maire de Commune-affranchie et Claude Javogues ; celui qui avait défendu Lyon contre les démolisseurs, et celui qui voulait le démolir — impliqués tous deux que bien que mal dans la conspiration de Babeuf. — Le général Chevalier fut changé. Morand fut remplacé comme Commissaire de l'Exécutif au Département par Riboud, procureur du Roi au Présidial avant 89, depuis, membre de la Législative où il avait voté avec la Droite.

Nous avons vu l'ex-maire héberlistc Alban ramené ici de la Conciergerie le 8 août 1794, renvoyé après instruc-


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tion par le Tribunal au jury d'accusation le 15 octobre 1793, amnistié par celui-ci au commencement de 1796. Le 28 mai de la même année, Reydellet, qualité d'officier de police judiciaire, le ressaisit pour avoir fait « chez lui des rassemblements, et regretté que la conspiration de Babeuf eût avorté ». On l'envoya à la haute-cour de Vendôme où il sera acquitté le 26 mai 1797. Il ne rentra pas à Bourg et alla mourir selon Debost à Mâcon en 1798, selon Lalande à Javelle près Paris en 1803.

GGL. 1797. — Joubert. — Fête de la Paix - Election réactionnaire. — Fructidor.

Cette victoire calma, ce semble, un moment notre municipalité royaliste.

Pâté averti et assagi par la disgrâce de Morand contient son zèle, ne donne plus signe de vie. Le seul républicain de nos cinq officiers municipaux, Périer-de-la-Balme, s'efface ou se relire (28 mars 1797). Picquet, le frère aîné de l'ex-constituant royaliste, rentre, est élu président (le 30 mars) ; et peut dès lors préparer sans obstacles l'élection de son frère cadet aux Cinq-Cents lors du renouvellement du Tiers sortant. Je ne vois guère dans celle accalmie trompeuse du commencement de 1797 qu'un incident à raconter.

Il y a chez nous, en ce temps, un homme, un seul, qui est grand : c'est Joubert. Et la destinée a fait qu'il n'a guère influé sur le sort de la France qu'un jour ; sur le nôtre ici, jamais. J'ai raconté sa noble vie en trois lieux divers assez au long. Je vais user de l'occasion que me


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donne une querelle entre lui et le Directoire de l'Ain pour mettre ici sur lui un premier mot.

Ce ci-devant avocat à Pont-de-Vaux, Barthélémy Joubert, était fils d'un vieux juge-mage dévot, républicain nonobstant. Le père et le fils restaient, même en ce temps, fidèles à leur opinion. Nos Royalistes tracassaient le père et exécraient le fils devenu en cinq ans, de simple soldat, général de division. Pendant que ce parvenu faisait, en plein hiver, la conquête du Tyrol, qui le met au premier rang parmi les hommes de guerre ; les « combats de géants » dans les glaces et les neiges ralentirent, suspendirent un moment la correspondance du fils pieux avec le vieux juge. Ce que voyant, les honnêtes gens crurentce jeune croquant perdu. Ils ne laissèrent pas d'en faire à Pont-de-Vaux des caricatures, à Bourg des chansons contre lui et ce qui est plus odieux encore d'inquiéter son père...

Puis quand on sut le triomphant dénouement, notre armée aux portes de Vienne, dictant la paix au César germain, on avisa qu'il n'était que prudent de réparer ces sottises affreuses. L'Administration départementale conduite par Riboud gardait des mesures. Par exemple, elle avait encore juré haine à la Royauté le 21 janvier 1797, quatrième e anniversaire de la juste punition du dernier roi». —C'est... l'Administration qui apprécie et qualifie... Elle imagina d'écrire une lettre de félicitations au jeune vainqueur...

Celui-ci, ennemi des faux-semblants, ulcéré comme fils, était irrité en outre comme militaire et comme patriote. La désertion, à cette époque, décimait nos effectifs. Le Gouvernement, de par la Constitution d'abord, ensuite de par son manque à peu près total de moyens de répression, était obligé de la laisser rechercher et punir par les Admi-


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nistrations départementales élues. Celles-ci s'acquittaient mal de ce devoir, ou le négligeaient tout à fait ; la plupart pour ne pas s'indisposer leurs administrés, quelques-unes pour des motifs moins avouables encore... Bonaparte partant tout à l'heure pour l'Egypte accusera la nôtre principalement. Joubert, dans sa réponse aux félicitations du Directoire de l'Ain, lui reprocha sa conduite. Nos administrateurs blessés votèrent l'insertion en leurs registres de l'épitre quelque peu soldatesque. On l'y cherche vainement. Quelqu'un, plus particulièrement responsable, aura trouvé à propos de la supprimer. Faut-il en conclure que l'accusation était fondée? — C'est bien l'avis de Deydier alors aux Anciens. La lettre de Joubert, écrit-il, est « d'un militaire patriote justement indigné de ce que si peu de Français secondent l'armée dans ses glorieux travaux... a Selon Lalande, elle est « malhonnête », c'est-à-dire peu ou point polie; je l'en crois volontiers. Le savant ajoute avec quelque naïveté que Joubert « ne trouvait pas nos administrateurs assez républicains ». Joubert ne se trompait pas tant. La chose fit esclandre; et quand le jeune général, en renversant à Turin le trône de la soeur de Louis XVI eut, à une « malhonnêteté » aux personnes, joint un crime contre le parti, il en naquit des rancunes durables qui ont longtemps poursuivi la mémoire du martyr deNovi.

Pourtant, à voir se succéder régulièrement et sans plus d'opposition les fêtes civiques ; nos administrateurs chanter la Marseillaise le moins faux possible au lor vendémiaire ; jurer en nivôse haine à la Royauté sans grimacer trop laidement ; on eût pu croire la République fondée. Le 6 mai, l'Administration municipale lisant, « sur les places et carrefours de cette commune, le message du Di-


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rectoire annonçant la signature des préliminaires de paix à Léoben, en présence du peuple assemblé », ce peuple une dernière fois, cria bien fort : Vive la République ! Mais il cria aussi : Vive Bonaparte !

Et la jeunesse, joyeuse, témoigna de son enthousiasme pour la paix en organisant au Quinconce, le 24 mai, un vaste banquet civique où par économie et pour simplifier, chaque père de famille apporta son ordinaire ». Nous restions à Sparte! Et on se croyait sûr ce jour-là de vivre âge d'homme ; et nul ne devinait les glorieuses boucheries des vingt ans suivants.

En messidor, de ce regain d'enthousiasme plus ou moins républicain de prairial, il ne restait guère. Le 29 juin, jour de la fête de l'Agriculture, la Municipalité se rendit au lieu ordinaire de ses séances, où elle avait convoqué pour 9 heures du matin les autorités, la garde nationale, la force armée, les laboureurs, etc. Elle attendit là ses invités, avec une correction parfaite, un peu railleuse sans doute, « jusqu'à l'heure de midi », sans qu'il se présentât personne. Le Département conduit par Riboud, que Joubert « ne trouvait pas assez républicain », séant à trois pas de là, ne crut pas devoir se déplacer. La Municipalité, donc, « considérant que le mauvais temps et les travaux de l'agriculture ont sûrement empêché les corps constitués, la force armée, les citoyens « de faire honneur à sa convocation », leva la séance et alla dîner ; on dînait alors à midi.

Celte absence du Département, de la garnison sont des faits microscopiques, mais gros de signification. Tandis qu'ici les corps constitués en prennent ainsi à leur aise avec la République, on fait à Paris le siège en règle de l'institution républicaine. Après les élections d'avril généralement réactionnaires, (je vais oublier de dire qu'ici


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nous élûmes Girod, royaliste, Riboud, feuillant, Tardy, girondin), Barthelerai, royaliste aussi, était entré au Directoire. On coupa les vivres à l'Exécutif qui eût défendu la place après tout, en lui ôtant la disposition du Trésor. Puis on tâta les ouvrages extérieurs pour pouvoir les assaillir, on abrogea les lois contre les Emigrés, les Réfractaires. Tout de suite l'Ouest, le Midi furent courus par des bandes renouvelant les exploits des Compagnies de Jésus. Bientôt arrivèrent autour de Paris pour l'heure où l'on attaquerait le corps de la place, les Emigrés, les chefs Bretons et Vendéens. La collaboration assurée du général Pichegru et du marquis de Barbé-Marbois, présidents des deux Conseils, devait singulièrement faciliter un dénouement qui semblait imminent à tous.

La municipalité de Bourg conduite par Picquet ne voulut pas attendre le succès pour s'y associer. La fête du 10 août arrivait : le 7, trois Administrateurs municipaux firent enlever le bonnet de la Liberté du sommet du fronton de l'Hôtel de Ville, pour préluder à la solennité. Pâté se réveillant à ce coup de sa torpeur, protesta et comme c'était son droit, écrivit sa protestation pour qu'on n'en ignorât, au registre municipal. On en fut quitte pour minuter en regard : — 1° Que le Bonnet tombait en ruine ; — 2° Nuisait à la toiture ; — 3° N'était point aux couleurs nationales. Ils le firent donc barbouiller à leur gré et replacer « en un lieu plus sûr », c'est-à-dire moins visible.

Il semble que cet acte offensif n'ait pas réussi dans l'opinion, car je vois le lendemain un de nos Administrateurs se démettre, et Picquet demander un congé d'un mois. Le démissionnaire paraît avoir été remplacé par Périer-de-LaBalme rentrant, prenant la présidence, et qui, le 28, célébrera avec pompe, Pâté aidant, la fête de la Vieillesse.


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Le matin de jeunes garçons, dont deux fils de réactionnaires connus désignés malignement, iront orner de feuillage la porte des quatre anciens d'âge, héros de la fête, élus au scrutin pour leur probité et patriotisme (un est cordonnier; une veuve est de la classe moyenne). Les enfants de huit à douze ans, des deux sexes, escorteront les corps élus à la pompe civique. Celle-ci viendra s'arrêter sur la place d'Armes au pied d'une estrade, entourée de tous les sexagénaires de la commune, où siégeront les quatre Anciens que Périer haranguera, couronnera de verdure; après quoi de jeunes épouses viendront leur offrir des corbeilles de fruits et de fleurs. On remènera ces vénérables chez eux. Enfin « le Président invitera la jeunesse à s'exercer à la danse pendant le reste du jour... »

Les moins cruels vont sourire. Les autres ricaner. Je reste très froid, et pense que, si l'on veut supprimer les fêtes catholiques, il faudra revenir à quelque chose de semblable, au jargon près.

Retournons à Paris. L'opposition royaliste, dans les Conseils, était conduite par des hommes comme Royer-Collard, Camille Jordan. Les institutions qu'elle battait en brèche étaient piètrement défendues. A ceux qui eussent su répondre à ces lutteurs-là on avait coupé la tête. Le Directoire (si l'on excepte Carnot spécial et tombé en minorité) était composé de politiques sans talents. Derrière lui pourtant il y avait deux forces. Le parti républicain, diminué, inquiet, s'attachant avec une fureur désespérée au pouvoir qu'il détenait encore. — Et l'armée que notre République indigente avait laissée si souvent sans pain et sans souliers ; misérablement exploitée par les fournisseurs de Barras; restant patriote quand même ; ayant horreur des Vendéens, de leurs prêtres, de leurs chefs, de leurs princes, de leurs alliés du dedans et du dehors.


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Quand les chauffeurs se mirent à courir les routes, le Luxembourg sortit de son apathie. La première mesure qu'il semble avoir trouvée dans l'arsenal du parti républicain fut l'insuffisant arrêté du 1er juillet, renvoyant devant le jury d'accusation d'Yssengeau cent trente-deux individus compromis dans les scènes sanglantes dont le Rhône, l'Ain, le Jura avaient été le théâtre au commencement de 1795. L'instruction commença mollement : les magistrats instructeurs la firent traîner à dessein, comptant bien que gagner du temps, c'était tout faire avorter.

L'idée d'avoir recours à des mesures extra-légales exécutées par l'armée s'insinua. Les sentiments connus de « notre démocratie militaire » (Lanfrey) encourageaient. Dans cette vue le ministère fut changé. Merlin de Douai montagnard, Talleyrand prêt à tout, y entrèrent. L'entente des deux rêveurs de coup d'état, La Réveillère et Rewbell, avec Hoche républicain ardent et ennemi non moins ardent de Pichegru, fut faite, puis déconcertée par Garnot nullement convaincu que « la légalité nous tuait » et n'en voulant sortir à aucun prix. Les adresses ferventes des armées d'Italie, de Sambre-et-Meuse intervinrent au 14 juillet. Àugereau, homme du faubourg Antoine et homme d'exécution, fut appelé à Paris pour un coup de main possible. Un échange de communications aigres entre La Réveillère pour l'Exécutif et Thibaudeau pour les Cinq-Cents occupa le mois d'août et acheva de rendre toute conciliation impossible. Les hésitations de Barras qui avait donné de bonnes paroles des deux côtés cessèrent.

Dans la nuit du 3 au 4 septembre (du 17 au 18 fructidor), Augereau avec ses soldats entra aux Tuileries que la garde des deux Conseils ne défendit pas, arrêta Pichegru, les députés qui protestaient, les emmena au Temple en-


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touréde son état-major, au milieu d'une population indifférente ou applaudissant les écharpes et les panaches de l'armée d'Italie.

Les nouveaux triumvirs, vainqueurs sans lutte, affichèrent qu'ils avaient déjoué une conspiration, que le club monarchiste, Clichy, allait, le lendemain, entrer dans la ville avec les Vendéens et les Emigrés. Après quoi, leurs complices, Boulay (de la Meurthe), Yillers, présentèrent aux Conseils réunis, plus ou moins en nombre à l'Odéon et à l'Ecole de Médecine, deux résolutions, condamnant sans autre forme de procès à la déportation Carnot et Barthélémy, cinquante et un députés, quarante-un journalistes — cassant les dernières élections dans cinquante-trois déparlements, dont le nôtre — destituant ou annulant leurs administrations — attribuant au Directoire le droit de nommer à toutes les fonctions électives ainsi rendues vacantes.

Cela fut voté presque sans discussion : c'est l'usage chez nous le lendemain des coups d'Etat. La Réveillère couronna le tout par un manifeste expliquant doctrinalement les beautés de l'ostracisme ; il voulait bien nommer ainsi la déportation à la Guyane.

Fructidor a peut-être retardé la Restauration de dix-sept ans. Il a certainement détruit les dernières chances que nous avions de fonder une République régulière avant la fin du siècle.

La violation ouverte de la loi, non plus par le peuple insurgé, mais par le gouvernement d'elle institué pour la protéger, ouvre la porte aux attentats qui suivront. ■


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CCLI. Fructidor dans l'Ain. — Déportations. — DestitutionsElections à la mode de Pologne. Fête de l'Agriculture.

Les trois administrateurs municipaux qui nous restaient recevant le 8 les proclamations du Directoire annonçant et expliquant le coup d'état du 4, délibèrent qu'elles seront déposées sur le bureau où les citoyens curieux pourront en prendre lecture,

Pâté proteste. La délibération, prise sans qu'il ait été convoqué, est déjà illégale de ce chef. De plus une lettre du Ministre accompagnant les proclamations ordonne leur publication. Pâté requiert donc une nouvelle délibération <i dans le jour ».

Le lendemain, on décide « qu'une publication ne pourrait qu'inquiéter les citoyens, que le devoir principal était de maintenir la tranquillité publique », et on arrête que les pièces fatales dénonçant la conspiration royaliste resteront sur le bureau. Par amiable composition, une proclamation au son de la caisse invitera les citoyens à venir en connaître. On pousse la condescendance jusqu'à autoriser le secrétaire à lire les nouvelles aux illettrés.

Et le 10, on craint, ou on fait semblant de craindre une collision. Donc postes renforcés, patrouilles, interdiction d'entrer au théâtre avec des armes ou des bâtons : « Quatre gendarmes veilleront à ce que la tranquillité du spectacle ne soit pas troublée ».

Le 11, une lettre du Ministre de l'intérieur pose à la Municipalité des questions. Montbarbon est chargé d'une enquête préalable nécessaire pour pouvoir répondre. Séance tenante, Montbarbon donne sa démission. Didier et l'ex-marquis de Sevré font de même — puis reprennent


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leurs fonctions — provisoirement — sur sommation du Département.

Et le 1er vendémiaire an VI (22 septembre 1797), ces condamnés, y compris Picquet qui a reparu la veille, ces condamnés célèbrent à petit bruit et sommairement la fondation de la République. Les discours « analogues à la circonstance sont suivis, prétend le procès-verbal, de plusieurs cris de : Vive la République ! » Groyons-le.

Le jour même où ils rédigeaient ce procès-verbal dénué d'enthousiasme, ils furent foudroyés comme ils l'avaient mérité.

Lalande dit la situation en deux mots : « Les administrations changées. Les honnêtes gens ont peur ». C'est du Tacite. Détaillons un peu les motifs d'épouvante.

1° Valentin Duplantier est condamné à la déportation ; 2°L'élection de Picquet est annulée; 3° L'Administration départementale est destituée. Les considérants de l'arrêté qui la frappe lui reprochent d'avoir « favorisé la rentrée des prêtres déportés ; laisser les insoumis célébrer leur culte, notamment sous ses yeux, à l'hôpital de Bourg ; en certains lieux hors des temples (à Montluel) : d'avoir radié des émigrés provisoirement, toléré des réunions d'eux dans les principales communes—et des menaces .proférées par eux contre les acquéreurs de biens nationaux ».

Toutes imputations non entièrement dépourvues de fondement. Au registre pourtant l'arrêté est suivi d'un essai de réfutation. Les intéressés lui opposent des mesures par eux prises. Si elles n'ont pas été exécutées par les communes, ils en ignorent. Ils ne savent pas seulement ce qui se passe à l'hôpital de Bourg.

Le tout se concilie bien et sans difficulté : nous avions là des Administrateurs zélés, mais bornant leur tâche à des écritures, ils en restent d'accord.


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Des successeurs qu'on donne à ces gens si peu renseignés, si mal obéis, si résignés à l'un et à l'autre ; j'en nomme deux seulement : Morand, qui rentre comme Administrateur, et Groscassand, un prêtre marié! Proh pudor.' remplaçant Riboud comme commissaire de l'Exécutif.

Ce dernier dut, avant de partir, notifier à la Municipalité royaliste ce sanglant arrêté de La Réveillère qui la frappait :

« Considérant que trois Administrateurs de la commune de Bourg se sont permis de faire enlever, sans nulle délibération, les emblèmes de la Liberté du fronton de la Maison commune, que leurs deux collègues n'ont donné aucune marque d'improbation à un acte aussi illégal...

« Que cette administration a livré au plus criminel oubli les lois concernant les émigrés et les réquisitionnaires déserteurs...

« Qu'elle a affecté de célébrer avec une indécence marquée la fête du 14 juillet ;

« Arrête : Les Administrateurs de Bourg sont destitués. Ils sont remplacés par Bugey, officier de santé, Enjorran fils, etc. »

Cette nouvelle administration choisit pour président Claude-Anne Bizet de vieille bourgeoisie et garda Despinay pour secrétaire.

Suivit ce qu'en France on a depuis revu à chaque commotion politique. (Et l'habitude ne paraît pas près de se perdre.) Les fonctions publiques, notamment les fonctions lucratives furent enlevées aux vaincus par les victorieux. Ce spectacle assez triste s'appelle une curée. Pendant des mois se succèdent des arrêtés remaniant à fond les Municipalités cantonales, une institution factice de l'an III que


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Lamennais voulait rétablir en 1848. Elle diminuait la Commune en attendant qu'on la supprimât. J'ai pu parcourir les registres de celle de Lagnieu ; elle s'est usée, ce me semble, dans des luttes obscures, assez aigres, avec les vieux petits municipes si vivaces qu'elle avait pour devoir de grouper. Cette superfétation de l'an III n'a pas laissé que de dépopulariser beaucoup la République dans nos campagnes.

Un mot sur deux ou trois de ces arrêtés jetant une lumière crue sur l'état des moeurs publiques et privées à cette date :

L'administration de Montluel est révoquée pour avoir laissé rétablir publiquement le culte romain à Notre-Dame ; — permis à un enterrement, précédé par la croix et conduit par un réfractaire, de parader dans les rues ; — pour avoir étalé sur ses registres les procès-verbaux de fêtes nationales quelle n'avait pas célébrées ; — toléré des émigrés et déportés en son ressort ; — « vendu quatre-vingtdeux faux certificats de résidence ».

Pour ce dernier délit une révocation pure et simple semble une peine assez douce véritablement.

Mollon a laissé un réfractaire rouvrir et bénir son église paroissiale, etc.

Chalamont a souffert qu'on fit des quêtes publiques pour les prêtres insoumis — laissé commettre des actes de brigandage sur son territoire — permis à des déserteurs de s'y réfugier et de s'y réunir...

La tolérance coupable de l'administration conduite par Riboud pour les déserteurs, dont se plaignent Bonaparte et Joubert, avait des complices dévoués dans les campagnes. Fort répandue dans les départements livrés à la réaction, elle a contribué notablement à nos défaites en 1798.

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A part la main mise sur les places — mais qui jettera la première pierre aux vainqueurs ? — et aussi cette sévérité pour les prêtres insoumis — imputable à Groscassand — on ne voit pas les Fructidoriens justifier chez nous la peur dont les « honnêtes gens » de Lalande se prirent à leur avènement.

Ici, ils s'efforcent, sans se mettre en grands frais d'imagination, de conserver, pratiquer, et repopulariser l'institution républicaine. L'espoir restait, la foi n'était pas morte, dans le sein du parti du moins. La Municipalité nouvelle essaie de réorganiser la Garde nationale (on ne trouvait plus huit hommes de bonne volonté pour garnir un poste). Il ne paraît pas qu'elle ait beaucoup réussi dans cette tâche non sans rapport tout à fait avec celle des braves filles du roi Danaùs. — Elle s'efforce de faire rejoindre les armées par les réquisitionnaires plus récalcitrants depuis les méchants exemples reçus. — Elle fait des visites chez les marchands pour saisir les marchandises anglaises. — Elle enrichit les fêtes civiques de cérémonies inédites propres à réveiller la curiosité. — Elle envoie les écoles à l'anniversaire sanglant du 21 janvier (on fera tout de même sous la Restauration, je m'y suis enrhumé). Le théâtre tenait beaucoup plus de place dans la vie de ce temps que dans la nôtre : elle ordonne au Directeur de s'abstenir de toute pièce « entretenant la honteuse superstition de la royauté ». — Cinna devait en être et Tartufe pour la tirade finale : « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude ». On jouera tous les jours au moins une pièce républicaine, le tout à peine d'arrestation. Le 1er octobre 1797, les artistes refusent de chanter à la fêle funèbre de la mort de Hoche (on ne lui' pardonnait pas Quiberon) : la Municipalité ferme la salle.


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L'espoir restait, et la foi. Ce jour-là, au Champ de Mars, devant le Directoire en deuil, devant l'Autel de la Patrie, Daunou terminait le panégyrique du héros par cette affirmation bien solennelle : « Oui, nous la conserverons, la République ! Nous repousserons la Terreur comme le Royalisme. Nous saurons résister aux factions, braver les périls et ne connaître sur la terre d'autres puissances irrésistibles que la Loi, la Vertu, la Nécessité et la Mort ».

Malgré cette leçon superbe, malgré cette éducation républicaine qu'on nous fait comme on peut, nous ne devenons pas stoïciens précisément. C'est un peu que les Commissaires du Directoire, Rapinat mettant la main sur l'épargne des Bernois, Bassal (le nôtre) confisquant la cassette privée de Pie VI ; son ministre ïalleyrand vendant la paix aux Etats-Unis douze cent mille francs ; son président Barras spéculant sur les fournitures ne prêchaient pas la vertu pratiquement. Pour revenir aux nôtres, si Joubert, général de division, ayant perdu son porte-manteau dans le désordre d'un champ de bataille, n'a que juste de quoi s'acheter du linge, tel de ses frères d'armes (je ne veux pas le nommer) ramènera chez nous du Vatican un fourgon de Saints valant leur pesant d'or... Dans le tas il pouvait bien se trouver des Benvenuto ; le digne disciple de Mummius les monnaya gaillardement. Ici, le Trésorier de la guerre bâtit deux maisons; une copie de la Vénus de Médicis qu'il loge en son jardin étonne ce qui nous reste de pruderie bourgeoise. Un agioteur bâtit le château de Longchamp, puis fait une faillite de 400,000 fr. (Lalande), la plus grosse vue ici depuis celle de Riboud en 1752.

Les moeurs privées ne s'améliorent pas. Les élections de mai 1798 vont montrer combien nous sommes peu avancés dans la pratique de la vie publique. Le directeur La


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Réveillère invente la candidature officielle toujours usitée et la scission, renouvelée, ce semble, des diètes polonaises, qui n'a pu s'acclimater en France. Ici des jeunes gens « armés de pistolets et de stylets » se portent, en la salle électorale, « à des injures, à des menaces, à des violences ». Ensuite de quoi les violentés qui sont les patriotes, car Pâté est avec eux, scissionnent selon la méthode proposée par La Réveillère, c'est-à-dire vont voter dans une autre salle. Peu s'en fallut qu'on ne fit chez nous ce qu'on fera dans plusieurs départements, à savoir une élection double. (Le Directoire choisit en fait. Il osa choisir les élus de la minorité quand ils lui étaient favorables, et fit exclure soixante députés nommés valablement, par la loi du 22 floréal.) Mais nos scissionnaires avaient été ramenés par Groscassand plus habile que Pâté.

Ces jeunes électeurs munis de stylets sont des muscadins et des électeurs du second degré, on voudra bien le remarquer. Leurs violences n'aboutirent pas. Le résultat de l'opération ainsi accidentée fut au dire deLalande « un peu jacobin ». Ces jacobins fort mitigés sont : Gauthier, Deydier, Merlino, Groscassand, Vézu, l'ex-constituant Girod de Thoiry, est le seul royaliste des six ; le seul aussi de la rive gauche de l'Ain.

Le Département reste encore plus républicain que le chef-lieu.

Celui-ci eut à élire aussi sa municipalité. Il congédia sans façon celle que le Directoire nous avait donnée sept mois auparavant. Celle-ci avait-elle abusé? Ou avait-elle contre elle seulement d'avoir été nommée par l'Exécutif? Je ne sais. Les nouveaux venus, Monnier, Goiffon, Rodet, etc., sont tout aussi bourgeois que leurs devanciers. Installés le 20 avril, ils se mettent tout de suite à tracasser


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un de ceux-ci (Bizet) à propos d'une clôture. Puis ils recherchent (18 mai) Gointicourt (d'Ambronay), président du Département à la place de Groscassand, — pour une arrestation arbitraire. Puis ils destituent, à un mois de là, le Commissaire de police pour abus d'autorité.

Toutefois cette Municipalité, qui prit Goiffon pour président, si elle fit de la réaction contre les personnes, n'en fit pas contre les institutions. Je la vois essayer de remettre en vigueur le calendrier nouveau ; rétablir le marché au primidi ; chicaner les comédiens qui jouent le dimanche et ne jouent pas le Décadi (à quoi les comédiens répondent que, le dernier décadi, ayant affiché, ils n'ont eu personne).

Surtout on s'entend avec le Département pour donnera la fête de l'Agriculture, le 29 juin, une grande solennité. On s'en souvient, l'an d'avant elle avait été abandonnée honteusement. Vingt-quatre laboureurs entourant une charrue, suivis d'un char portant des instruments agricoles, en furent les héros. Le plus méritant, montant sur l'Autel de la Patrie, y reçut du Président du Département l'accolade fraternelle. Puis le cortège s'achemina au bruit du canon, des cloches, des chants patriotiques, au Quinconce, alors avoisiné encore du côté du Midi par un champ cultivé. Là Cointicourt prit la vieille araire couronnée de fleurs et de ses mains ouvrit un sillon. Sans doute c'est emprunté du collège des Rites, mais nos Comices agricoles, faisant appel uniquement aux intérêts, me semblent moins beaux que cette chinoiserie.


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GCLII. Le 30 Prairial (18 juin 1799). Joubert, dernier espoir.

Ce qui avait rendu possible le coup d'état de Fructidor, ce fut la hâte maladroite avec laquelle les Royalistes s'étaient découverts. Les inquiétudes données par eux aux acquéreurs de biens nationaux firent ces élections « un peu jacobines » de mai 1798. Au jugement des Emigrés la restauration du Roi en son royaume et la leur en leur fief, c'était tout un. Même en 1815, un de ces Epiménides nommé député à la Chambre introuvable, dira à un ancien tenancier (à moi connu et je garantis le propos) : « Mon bon homme, vous allez avoir à me compter vingt-quatre ans de servis arriérés... Soyez tranquille; je vous donnerai du temps... » Qu'était-ce en 1797?

Gomment, à deux ans de là, le courant révolutionnaire, ravivé un instant par ces sottises, fut-il arrêté de nouveau ? — Les historiens de la Révolution accusent les fautes du Directoire ; il n'y a pas à lee contester.

Ce gouvernement en 1799 n'était pas médiocre, mais mauvais. La majorité au Conseil des Cinq était composée de La Réveillère, Merlin et Treilhard, montagnards modérés. Bien que d'un républicanisme incontesté, ils préparaient par des mesures comme l'exclusion de trente-quatre députés valablement élus (22 floréal, 12 mai) la ruine de l'institution républicaine. Bien qu'honnêtes, ils avaient laissé le gaspillage le plus effronté gagner partout, le déficit arriver au chiffre de 60 millions. Bien qu'hommes d'ordre, ils avaient laissé le désordre se perpétuer ou se refaire dans l'ouest et le midi. Le tout parce qu'ils étaient aussi incapables qu'honnêtes.

Ils étaient dépopularisés absolument : 1° Parce qu'ils


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gouvernaient ; 2° Parce qu'ils gouvernaient mal ; 3° Parce que les Russes allaient entrer à Turin (27 mai 1799) ; trois crimes dont l'un eût suffi à ce résultat. L'opinion appelait leur chute, attendant quelque mesure, légale ou autre, qui nous donnât du moins devant la coalition refaite et l'invasion menaçante, un gouvernement non divisé avec lui-même.

Car il y avait, au pouvoir exécutif, une minorité composée de deux Provenceaux, l'ex-comte de Barras, politique sceptique et pratique ; et l'ex-abbé Siéyès, théoricien éminent et chimérique assez. Cette minorité se préparait sourdement à devenir majorité. Elle comptait sur l'opinion mécontente ; sur les deux Conseils irrités du déficit et d'avoir pour le combler à doubler certains impôts ; sur l'armée livrée par l'incapable La Réveillère à l'incapable Schérer, battue contre son habitude et furieuse ; sur les généraux Jourdan, Augereau, Bernadotte, etc., aliénés par un gouvernement qui leur ôtait l'administration, les finances de leurs corps pour les confier à des employés civils. (Rien de mieux, si ces employés n'eussent été des voleurs.)

Le 4 juin, c'est-à-dire sous le coup de la nouvelle de l'entrée des Russes à Turin, les deux Conseils somment le Directoire de s'expliquer sur les causes de la situation. Il n'y en a d'autres, est-il répondu, que l'insuffisance du budget voté par eux. Les Conseils exaspérés annulent pour un vice de forme, peu vu jusque-là, l'élection de Treilhard qui remonte à un an ; mettent Gohier à sa place, déplaçant ainsi la majorité dans la commission de gouvernement. C'était un coup de partie.

La nomination de Gohier est du 17 juin. Le 18 (30 prairial), on fait une véritable émeute parlementaire contre La Réveillère et Merlin. Ils sont accusés des exactions de


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leur général, Schérer; de l'impuissance de leurs mesures contre les menées royalistes ; d'un projet qu'ils nourriraient de mutiler les Conseils comme ils l'ont fait le 22 floréal. Feignant de craindre pour sa sécurité, le Pouvoir législatif vote d'urgence la mise hors la loi de quiconque attenterait contre lui. Pour afficher plus haut et exploiter celte crainte, il a donné à Joubert le commandement de l'armée de Paris. La Héveillère et Merlin après avoir résisté jusqu'au soir, envoyèrent leur démission. C'était tout ce qu'on voulait.

Lacretelle, témoin, a imprimé qu'Augereau et Joubert ont conduit la journée.

Le 30 prairial fut pour Joubert une revanche des procédés du Directoire avec lui. Plus que ses frères d'armes, pour des motifs autres, on l'avait exaspéré, pendant les quatre mois de son premier généralat en chef en Italie, en contre-carrant des mesures politiques dont dépendaient nos succès militaires : Talleyrand, ministre, voulait sauver la monarchie savoyarde qu'il renversa — à Milan, on défaisait ce qu'il avait fait — on l'arrêta dans sa marche sur la Toscane où le Grand-duc avait appelé les Napolitains en guerre avec nous. Il donna sa démission et vint à Paris se venger. Il avait pu jauger l'incapacité du Triumvirat. Il crut remplir d'ailleurs un devoir envers son pays en couvrant de son nom et de son épée une attaque parlementaire ayant pour but de rétablir au Luxembourg l'unité de direction et le bon accord entre les deux pouvoirs.

La faute faite le 30 prairial, ce n'est pas de s'être débarrassé à peu près régulièrement d'un gouvernement incapable ; c'est de l'avoir remplacé par un gouvernement no valant pas mieux, ou valant moins — et bientôt divisé comme son devancier.


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On laissait Barras au Luxembourg, on y mit Siéyès, avec Gohior et le général Moulins montagnards tous deux et le Girondin Ducos. On avait peut-être pensé un instant à Joubert, il eût mieux valu que Moulins ; mais il n'avait pas l'âge voulu par la Constitution. Il préféra d'ailleurs le commandement de notre principale armée, celle qui allait avoir à arrêter les Russes sur les Alpes et les Apennins.

Devant une Note de lui, remise au Directoire le jour de sa nomination, perdue dans les Mémoires obscurément publiés par Gobier en 1882, remise en lumière ici récemment ; tous les soupçons des Républicains, toutes les calomnies des Royalistes tombent.

Ce n'est ni l'utopiste réacteur Siéyès etFoucbé son complice ; ni la petite coterie constitutionnelle menée par Mme de Staël, Benjamin Constant et Talleyrand qui mirent notre jeune compatriote sur la route de Novi : c'est le parti montagnard ; c'est Gohieret Moulins au Directoire ,- c'est Robert Lindet et Bernadotte au ministère.

Songeaient-ils tous plus ou moins, ce faisant (comme Siéyès) à rétablir demain l'unité du pouvoir exécutif? Joubert y songeait-il lui-même? Il se peut. Rien toutefois ne le garantit.

Ce que la Note de Joubert permet absolument d'affirmer, c'est qu'il sentait que les journées comme le 18 Fructidor et le 30 Prairial tuaient l'institution qu'elles voulaient sau ■ vegarder. C'est qu'il donne, en partant, pour directions, les vues suivantes :

Entente des partis républicains — Comité des membres influents des deux Conseils concertant avec le Directoire les mesures à prendre — Contre l'invasion qui vient, la guerre civile qu'on prépare, pourront être prises telles mesures extraordinaires, non pas extra-légales — « Les for-


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mes constitutionnelles, si précieuses, la Constitution conservatrice du Droit devront être à l'avenir respectées ».

Ce que cet homme de guerre qui n'a pas trente ans propose là aux politiques, n'est-ce pas la République parlementaire ? S'il ne fût pas tombé à Novi, peut-être nous eût-il donné ce Washington qui nous a manqué.

Bonaparte, parti pour le pays où Alexandre passa Dieu, n'eût pas promené la Révolution armée par toute l'Europe ; c'est vrai. Mais une République française forte et sage l'eût enseignée aux nations et propagée lentement. Notre situation au dedans et au dehors serait meilleure. Les quatrevingt-dix ans traversés depuis nous eussent été moins amers. L'avenir serait moins incertain.

Il tombera à Novi, le 15 août 1799 —avec lui périra une grande espérance.

Paris l'a pleuré un jour Ici deux ennemis firent son oraison funèbre.

Oh ! qu'il est doux de plaindre Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre !

Nous, inaugurant hier ce bronze où tu revis, ô Général, ô Grenadier de Rivoli, nous étions heureux de te payer la dette de notre indigente soeur aînée, morte de ta mort.

GCLIIl. Elections de 1799, réactionnaires, non royalistes. — Pourquoi. — Municipalité de Bourg. — Brumaire.

Je n'ai pas touché à l'histoire militaire de la Révolution, la place ici manquant pour elle. Mais me sevrer tout à fait de cet épisode-ci eût été trop dur. C'était un besoin et un devoir de mettre ici ce nom de Joubert qui plaide pour la Révolution et pour nous.


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Revenons, si nous en sommes écartés, à notre petit ménage singulièrement piètre en 1799. Les faits qu'on va voir peuvent sembler d'abord contradictoires.

Ce département de l'Ain auquel, pris dans son ensemble, l'épithète de royaliste n'a jamais, depuis qu'il existe, pu exactement convenir, va faire des élections royalistes, ou nous paraissant telles.

Comment concilier nos choix de 1799 avec ceux de 1798 si différents ?

Comment les concilier avec l'attitude de nos populations devant les brigandages organisés à Lyon contre les courriers du gouvernement par les restes des compagnies de Jésus?

Ce que sont les G Messieurs brigands » n'est aucunement douteux. A Rillieux, le 28 octobre 1798, leur chef est armé de pistolets superbes, porteur d'une montre constellée de pierreries. A Meximieux, le 18 juillet 1799, les neuf voleurs ont des bas de soie ; ils donnent six francs au postillon pour boire à la santé du Roi. A Sathonay, le 13 septembre, un d'eux est reconnu pour appartenir à une famille riche de Lyon. Le 18 octobre, à Saint-Etienne, ils ont des eaux de senteur et les font respirer aux voyageuses pâmées d'effroi. Ce sont en vérité des brigands bien nés, bien couverts, qui savent vivre.

On peut voir, aux récits que Vézu fait aux Cinq-Cents de leurs hauts faits, comment les paysans de Rillieux tirent sur eux, tuent les uns, mettent les autres en fuite avec un entrain sauvage ; ou comment Meximieux se lève « au son du tocsin et de la caisse » pour leur courir sus.

Comment accorder cela avec l'élection du 13 avril 1799? Faut-il s'arrêter à l'idée que l'électeur primaire et l'électeur du second degré, le paysan et le petit bourgeois cam-


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pagnard ne pensent pas de même ? Non, l'attitude de l'électeur primaire aux scrutins qui suivront le 18 brumaire ne le permet pas. Si ces deux classes se divisent, mues non par leurs intérêts, mais par les incitations des politiciens des villes, c'est un demi-siècle plus tard.

Entre l'élection de trois régicides en 1798 et celle de Riboud etdeTardy en 1799, telles choses se seront produites qui auront amené cette palinodie étonnante des électeurs du second degré : il faut les voir.

Accuser la mobilité de la race gauloise, ce serait aller contre la Action aujourd'hui régnante. Le peuple de France est impeccable : ses tribuns l'ont découvert ; sa vanité le lui répète; comment en douterait-il?

Reparler des fautes des gouvernants, à la bonne heure. On ne risque pas de se tromper beaucoup en attribuant à cette cause-là, sous tous les régimes, par tous pays, les revirements et déconvenues politiques. Encore faut-il le dire : des fautes du Directoire, vers l'approche de la catastrophe, les plus fâcheuses, les plus nuisibles à l'institution qu'il avait à défendre sont peut-être celles qu'il ne pouvait plus éviter.

La première fut la reprise des hostilités : elle était fatale évidemment après le guet-apens de Rastadt.

Elle fut aussi provoquée par la politique agressive du Luxembourg en Italie, en Suisse (où Rapinat pillait Zurich après avoir pillé Berne. On le rappela — mais on garda l'argent).

Vinrent les défaites. On les supporte moins stoïquement à Paris qu'à Rome jadis ou qu'à Londres en notre temps. Et elles ont tué depuis chez nous des gouvernements plus solides. Avec son général, déserteur autrichien, et qu'on put accuser de malversations et dilapidations ;


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avec ses fournisseurs ne fournissant ni souliers, ni vivres aux soldats et se faisant des fortunes de vingt millions, le Luxembourg donnait beau jeu contre lui. On le faisait complice de Schérer et d'Ouvrard à tort ou à raison.

Les levées.d'hommes succédèrent. La Conscription, nouveauté mettant à l'origine tous les jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans à la disposition de l'Etat, est du 23 septembre 1798. Elle amena une insurrection en Belgique. Les désertions se multiplièrent partout. La Commune de Montluel ne fut pas la seule à vendre des certificats complaisants. J'ai eu une de ces pièces entre les mains : elle antidate de plusieurs années la naissance d'un déserteur et le libère.

Les levées d'argent. Le Tiers consolidé (on appelle ainsi la banqueroute des deux tiers de la dette publique) est de 1797. Le titre consolidé de cent francs, portant cinq pour cent d'intérêt, en 1798, se vendait sur le marché des fonds dix-sept francs ; en 1799 dix francs. Les rentiers avaient dû en 1798 subir une avanie de soixante-trois millions, excédant de dépenses, ou déficit des receltes de l'année. En 1799, on doubla la taxe des portes et fenêtres. On rétablit les impôts indirects, même l'octroi de la ville sacrosainte de Paris. On créa l'impôt sur le tabac. On inventa le décime de guerre sur l'enregistrement, le timbre, les hypothèques. Un droit de passage sur les routes fit crier très haut et ne put être perçu...

Voilà les choses qui se produisirent entre les deux élections et qui décidèrent de la physionomie de la seconde si peu prévue, si aisée à prévoir. Elles sont de celles qui, en tous pays, sous tous les régimes, redisons-nous-le bien, produisent le même effet, le mécontentement universel.

Un mot d'une autre cause à laquelle nul gouvernement n'eût rien pu :


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Pendant quatre années, le paysan, en son horreur de l'assignat, n'avait amené sur le marché au blé que ce qu'il avait été contraint d'y amener. Ses greniers regorgeaient donc. Le décri total du papier ayant permis de le retirer de la circulation, l'argent reparut timidement. Le blé reparut avec l'argent plus abondant que lui. Le résultat infaillible, l'encombrement du marché, détermina l'avilissement du prix. En 1799, le blé tombe ici à « quarante sous la coupe». Lalande ajoute : « Nos fermiers ne paient pas, parce que le grain est trop bon marché et qu'il n'y a pas d'argent dans le pays ».

Le malaise du fermier, se cumulant avec la banqueroute de l'Etat, avec des exigences dépassant celles de la fiscalité de l'ancien régime, amenait la gêne du bourgeois. Le bourgeois gêné ne donnait pas de travail à l'ouvrier. Le mécontentement ainsi se généralisait.

Enfin, les tracasseries de Groscassand contre les Réfractaires eurent leur effet naturel. Ce prêtre marié, Procureur-syndic du département, fait encore déporter à la citadelle de Rhé trois prêtres insoumis, « coupables d'avoir fanatisé plusieurs communes » — cela en 1798, quand partout par fidélité aux souvenirs, par goût d'opposition, par mode, on revenait au culte romain.

Et les élections de 1799, grosses du 18 brumaire, furent faites chez nous par des bourgeois qui n'étaient pas payés — des paysans qui ne vendaient pas — des ouvriers n'ayant pas d'ouvrage — et des prêtres qu'on tourmentait.

Certes, ce sont au plus haut degré d'intensité des élections d'opposition, expression palpable d'un mécontentement profond, trop motivé, très légitime. — Mécontentement contre les hommes qui gouvernent — qui gouver-


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lient mal — et vont tomber dans quelques mois sans être défendus par personne, à l'applaudissement de presque tous.

Quant à l'institution républicaine, de ceci que Bonaparte, en la détruisant de fait, la conservera nominalement, on doit conclure qu'elle n'était pas dépopularisée.

Mais la République alors pour le paysan (qui est la grosse majorité), c'est l'abolition de la dîme et des servis ; la suppression des justices seigneuriales; la possession tranquille du petit bien acheté de la Nation ; l'impôt proportionnel ; le droit de mener sa commune. Il confond parfaitement la République avec la Révolution. Si l'Empire demain lui garantit tout cela, il laissera Bonaparte, de Consul, puis d'empereur de la République, se faire Napoléon premier, empereur des Français — sans sourciller.

Il sera en défiance tout de suite, hostile bientôt à tout régime menaçant de fait la Révolution.

Il a donc fait, ou laissé faire, en 1799, les élections d'opposition qui préparent sans doute tout ce qui va suivre. Mais ce ne sont aucunement, dans son intention, des élections royalistes. Nous leur donnons ce nom cependant, et à bon droit. C'est que nous connaissons les Elus mieux que leurs Electeurs : c'est que nous avons vu un de ces Elus de 1799, membre de la Chambre introuvable, proclamer à la tribune ce « Si veut le Roi si veut la Loi », négation nette de la Révolution, dépassant les espérances de Louis XVIII.

Le même flot qui amenait aux Conseils le futur chevalier Riboud et le futur chevalier Tardy, amena à la Municipalité de Bourg le futur chevalier Sirand.

La première chose que font ces nouveaux municipaux (Sirand, Faguet, Monnier, Peloux, Dagallier), c'est de cons-


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tater, hélas ! que « la pénurie a de la Commune ne permet pas de réparer la Porte Inutile et la Porte des Capucins croulantes : elles seront donc démolies. Il en sera de même « du murde clôture de la cour au-devant du Temple décadaire (la Raison, on le voit, est en 1797 allée rejoindre en leur paradis les anciens Dieux) ; ce mur (qu'on retrouvera dans les vieux plans) gêne le passage du cortège des fêtes républicaines ». Les matériaux seront vendus.

C'est que nous sommes de bien pauvres gens. Le budget municipal de l'an vu (1798-1799) va à 22,000 francs. La plus forte allocation, 3,200 fr. disons-le à l'honneur de ce temps, va aux écoles primaires. Les réverbères viennent ensuite : ils coûtent 2,000 fr., les fêtes civiques 1,200. Le juge de paix est appointé 800 fr., l'architecte 150 ! Cette République, par là du moins, était vraiment Spartiate.

L'administration élue de MM. Sirand et Monnier vécut deux mois et demi. Après le 30 Prairial, elle fut remplacée par une municipalité du choix du nouveau Directoire.

De ces nouveaux tuteurs que Siéyès nous choisit (sur les indications de notre députation ?) les uns refusent, les autres n'acceptent que pour se retirer presque immédiatement. Et cette administration imposée emploie les quatre mois qui séparent le 30 Prairial du 18 Brumaire, en premier lieu à se quereller avec le Département à propos des logements militaires et de la nourriture des troupes qu'on met à la charge des habitants : le Département en vint à suspendre un de ces municipaux intraitables. La grosse affaire de ce Conseil-ci est pourtant de se tenir au complet; grâce à la fièvre de démission qui le possède, incessamment il faut y aviser. A Bourg les bonnes gens, investis une fois des fonctions municipales, les gardent, pour peu qu'ils le veuillent, jusqu'à l'instant où ils passent de


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vie à trépas ; et il arrive que leur fils leur succède. Cela en temps ordinaire. Mais en 1799, nous ne sommes pas en temps ordinaire. On sent monter un petit souffle qui remue le verre d'eau dormante, en attendant de le bouleverser. De là cette agitation et instabilité inusitées...

Je ne raconterai pas le 18 Brumaire (9 novembre 1799) ; on le sait assez. Soit dans les intrigues qui le préparèrent, soit dans les scènes de Saint-Gloud, je ne sacbe pas que nos députés aient joué un rôle. La proscription de soixanteun membres des Conseils, le lendemain, atteignit Groscassand. Il sera amnistié bientôt, et on le retrouvera un peu plus tard employé supérieur de l'Administration des Droits-réunis.

Ce sera Charrassin (futur adjoint au Maire sous la Restauration) qui, en qualité d'officier municipal, publiera ici, le 15 novembre, entouré « de la force armée », la loi du 10 et les arrêtés subsidiaires des Consuls. Le 21 décembre « il promulguera » dans nos rues la Constitution de l'an vm et le même jour appellera les citoyens à venir écrire leur t acceptation r> (Registre munie.) à l'bôtel-de-Ville.

Le citoyen Ozun, préfet de la République, vient en mars 1800 relever de leurs fonctions nos Administrateurs élus. Le 8 avril, le premier Consul nomme nos tribunaux inamovibles : Riboud est président du tribunal criminel, Picquet du tribunal civil.

On offre la Mairie à Bohan, à Cbevrier de Corcelles qui la refusent. Chossat-de-Saint-Sulpice l'accepte (26 mai 1800).

Jesuisnésous le gouvernement qui datedu 18 Brumaire. Au nom près, ajourné prudemment, il refit ce jour-là sans grande peine, la Monarchie, ou règne d'un seul. Le génie qui la réorganisa était trop égoïste et trop altier pour en1886.

en1886. livraison. 30


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durer longtemps ce reste de parlementarisme, couvert de l'étiquette républicaine, qui s'appelle le Consulat. Il était trop sensé pour essayer de défaire la Révolution. Il l'a disciplinée, puis promenée et propagée à coups de canon par toute l'Europe. C'est pourquoi la Révolution l'a enduré, lui, quinze ans, assez volontiers. Depuis, j'ai vu six gouvernements se succéder.

Les uns ont voulu la détruire : les autres la conserver ou la continuer. Sciemment ou non, ils l'ont tous servie. Elle survit, gagnant du terrain partout, et achevant lentement son oeuvre qui est la constitution du Monde moderne.


TRENTE-HUITIÈME PARTIE Conclusion du tome IV de cette histoire.

CCLIV. — SI UNE RÉFORME SE POUVAIT EN 1789. — DEUX CHOSES DANS LA RÉVOLUTION. — LA RUINE DE L'ANCIEN RÉGIME. — LA CONSTRUCTION DU NOUVEAU. MANQUE D'EXPÉRIENCE.

Quand le bien diminue, quand le mal prévaut, la société périclite : si alors ceux qui la conduisent ne réussissent à la réformer, elle croule. Ne cherchons pas d'autres causes à la chute de l'Ancien régime que ses prévarications.

A la fin du xvm" siècle, il y avait en France deux choses possibles : une révolution ou une réforme.

Une réforme, c'est-à-dire l'amendement de l'ancien régime et sa transformation : une transformation mûrement étudiée, graduelle, patiemment et plus ou moins régulièrement menée à bien.

Cette réforme fut entreprise par Turgot en 1774. L'essai montra les empêchements et qu'ils étaient dirimants : c'est à savoir la faiblesse du Roi, le caprice de la Reine, l'inintelligence de la Cour, l'opiniâtreté jalouse des Parlementaires, la mauvaise volonté intéressée des Privilégiés (V. Droz,I. 167, 168, 171, 182). Louis XVI a pu dire : o II n'y a que M. de Turgot et moi qui aimions le Peuple ». C'eût été assez si le Roi avait eu, je ne dis pas du génie, mais quelque force de caractère et de volonté, plus de pénétration et connaissance des nommes, un peu d'habileté à les manier.


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La réforme manquée en 1774 par le fait de ceux qui y étaient le plus intéressés pouvait-elle être reprise avec chance de succès par les Etats-Généraux en 1789? Ils avaient, pour la faire, une force énorme manquant au Prince et à son Ministre ; mais les divisions sont infaillibles dans les Assemblées, qui sont par là peu propres à cette tâche.

La réforme échouait si l'on votait par Ordre dans trois Chambres égales en nombre et en droit ; les influences de cour qui avaient tout fait manquer en 1774 devaient prévaloir de rechef aux premiers dissentiments entre les Ordres, aux premières compétitions entre leurs intérêts, proclamées bien vite des difficultés insolubles.

Elle échouait si l'on doublait le Tiers et si l'on votait par tète -— Car le Tiers ne croyait guère à une réforme conduite par des Privilégiés fauteurs des abus et en vivant. — Et il croyait beaucoup à la Révolution (plus qu'il n'eût fallu) et il la voulait.

Au groupe des gens prudents : préoccupés de conserver ce qui pouvait rester de bon dans l'antique machine, il disait : On ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres. Aux hommes de science prêchant la division, la pondération des pouvoirs, les ménagements pour certains corps respectés, certains usages consacrés, certaines provinces ayant des droits particuliers, il répondait : C'est trop savant; c'est trop anglais; ce serait trop complexe, d'un fonctionnement trop laborieux et trop lent. Le Droit est un et le même pour tous : il ne se discute, il ne se marchande, il ne se parlage pas. Il est criminel de l'ajourner.

On avait monté ce pays de France à attendre l'âge d'or pour demain, pour ce soir, tout de suite. Il ne voulait véritablement rien de moins.


LA BHESSE ET LE BUGEY. 453

Et le Tiers doublé, le vote par tête conquis, la Révolution était immanquable.

La Piévolution, c'était d'abord la ruine totale de l'ordre ancien. Tout le monde y travailla, les uns par action, les antres par inaction; certains par des velléités de réaction peu sensées, prématurées, exaspérant et accélérant tout. Ce ne fut pas une démolition qui suivit, ce fut un effondrement. De là, désordre complet ; parfois perte ou péril des vies ; souvent destruction totale ou partielle des biens ; souffrances de toutes sortes, à peu près pour tous — et tâtonnements douloureux et malheureux dans la nuil, jusqu'à ce qu'un ordre nouveau fût trouvé...

0 grands théoriciens qui nous montrez que tout cela fut en somme mal conduit, si vous savez dans l'histoire, dans la nôtre en particulier, des révolutions sans désordres et sans violences, racontez-les-nous. Ne le savez-vous pas? Les hommes sont faillibles ; ils n'ont pas beaucoup de raison, pas beaucoup de suite; et sur dix choses qu'ils font, il y en a neuf — ou dix — qui ne sont pas bien faites.

Mais la Révolution, c'était encore et parallèlement la construction d'un ordre nouveau, absolument nouveau et simplement parfait, l'attente de cette génération étant ce qu'elle était. Nous désabusés, nous sommes disposés à l'en railler, à maltraiter Jean-Jacques utopiste qui la lui inocula.

Prenons garde; il y a dans l'histoire d'autres générations ainsi faites ; d'autres apôtres ainsi instruits, qui n'ont pas demandé moins que la Jérusalem nouvelle — Et leur Maître y croyait.

Une construction sociale qui ne descend pas du ciel toute faite est chose en soi difficile à édifier, plus difficile dans le bouleversement et effondrement qu'on a dit — les deux besognes s'enchevêtrant, s'entravant ; se compliquant


454 ANNALES DE L'AIN.

des oppositions et résistances suscitées infailliblement par les intérêts lésés, et des Vendées qui suivent — le sangfroid manquant à tous, notez-le, et l'expérience autant ou davantage.

Nul génie, nulle doctrine, nulle bonne volonté et dévouement ne suppléent au défaut d'expérience. S'il est une chimère au monde, c'est l'idée alors acceptée de tous (survivant encore chez quelques-uns) qu'on peut détruire le despotisme passé en habitude, établir la Liberté en son lieu et place avec du patriotisme, de la droiture, une constitution logique, des discours éloquents, de belles chansons civiques, de grandes actions, des batailles gagnées. Démêler la liberté vraie de ses apparences ; la mesurer et proportionner aux besoins réels veut de l'étude, de la réflexion, des tâtonnements, amène des méprises, des mécomptes, des déconvenues, des reculades — exige du temps, de la patience, de la suite. Poser ses limites justes nécessite du courage civil, de J'équité, des efforts laborieux, d'âpres luttes, des souffrances imméritées le plus souvent — et au bout de tout des transactions difficiles à s'imposer à soi-même, à obtenir d'autrui, à faire comprendre et accepter aux esprits absolus.

Et ceux qui croient savoir l'histoire pour l'avoir lue dans quelque manuel tranchant où une sage loi tient une ligne, est condamnée d'un mot, ne soupçonnent guère ce qu'elle a coûté de temps, de travail aux esprits instruits, judicieux et probes qui l'ont élaborée. De l'histoire ils ont, à bien peu près tout à apprendre.

La liberté faite, reste le plus malaisé peut-être qui est de nous faire à la Liberté. Voilà quatre-vingt-dix ans que nous y travaillons : y sommes-nous arrivés ?

Cette préparation à la liberté politique, si utile, que les Etats-Unis, la Suisse, la Belgique, l'Italie elle-même, ont


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due à leur éducation antérieure, à la conservation, à la longue pratique des franchises provinciale? ou communales, nous a manqué aux trois derniers règnes qui ont systématiquement et criminellement détruit ces franchises. Qu'est-ce donc que pouvaient — en trois ou quatre années orageuses — pour suppléer à cette instruction et habitude séculaires de chacun et de tous — des constitutions improvisées à coups de syllogismes par quelques disciples de Rousseau, oubliant dans la tourmente qui s'appelle la Terreur, la plus haute et sage leçon de leur Maître.

Jean-Jacques écrit lui-même que « l'expérience dans les affaires éclaire plus sur l'art de conduire les hommes que toutes les méditations ». Et quand on lui demande de constituer la petite Corse, il veut « quatre ans » pour le faire, « n'étant pas sûr que si peu de temps lui suffit *>. (Lettres I et II, à M. Butta-Fuoco.)

L'expérience dans les affaires.., Ceux, peu nombreux, qui l'avaient, déroutés par la nouveauté des événements, par l'invasion de l'imprévu, de l'impossible dans la réalité; reculaient d'effroi devant ce torrent; ou, se mettant en travers, se faisaient briser... Et l'invasion était menée par ceux à qui toute expérience manquait.

On n'a pas à apprécier ici les trois constitutions que ces inexpérimentés nous forgèrent de 1789 à 1795, et dont l'une coûta moins d'un mois à ses auteurs. Le district de Bourg a déclaré la première la meilleure qui ait jamais été. En cherchant un peu, on trouverait des déclarations d'amour non moins chaudes pour les deux suivantes. Les vices intrinsèques dont elles étaient abondamment pourvues toutes trois ont été pour bien peu dans leur ruine précoce. Deux autres causes y sont presque pour le tout. Voyons-les bien.


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GCLV. Nos trois Constitutions. — Deux causes de leur avortement. — Qui est responsable?

Deux causes.

J'ai insisté sur la première, sur des accidents extérieurs, dont l'un absolument indépendant de la volonté des hommes qui gouvernaient ; l'autre qu'ils ne pouvaient maîtriser ; la disette permanente et la guerre permanente. Ces deux fléaux poussèrent à bout, ensauvagèrent une population qui avait rêvé l'âge d'or, et qui avait à traverser un âge de fer.

La Terreur a enterré la première Constitution ; elle a interdit à la seconde de vivre ; elle a légué à la troisième des germes mortels. Le Gouvernement révolutionnaire fut sa constitution vraie, ne pouvait durer plus qu'elle.

On explique la Terreur, personne ne la défend plus. « Il est faux, dit Louis Blanc, qu'elle ait sauvé la France ; on peut affirmer qu'elle a éreinté la Révolution. » Il faut la condamner aussi pour le mal qu'elle a fait à la Liberté, à la Concorde et réconciliation finale que son fantôme empêche encore...

Mais enfin, je demande à ceux qui savent de l'histoire, ou savent les hommes : en quel temps, en quel pays, sous quelle constitution et sous quel Dieu, un peuple entièrement débridé et maître chez lui, payant le pain quinze sols la livre, gardant ses blés la nuit dans la crpinle qu'on les incendie, s'est-il préservé des mauvais conseils de la faim ?

La famine et l'invasion n'excusent pas la Terreur qui les a agravées. Elles l'expliquent peut-être. Assez sur l'une. Un mot du moins sur l'autre.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 457

L'invasion ! Ah! nous sommes des morts. Et nous voulons qu'on nous laisse tranquilles dans nos tombes. Quand la Marseillaise passe dans le vent, elle nous importune; il y a des misérables qui l'insultent. C'est qu'à sa clameur folle et divine, quelque chose en nous frémit encore du sentiment généreux qu'elle exprime, qui en ce temps si loin de nous bouleversait la France vierge de la souillure qu'elle a depuis trois fois subie... L'horreur

De la horde d'esclaves, De traîtres, de Rois conjurés

qui passait la frontière, nous menait. Elle nous menait à Wattignies, et aussi, hélas ! sur la place Louis XV où le soir les chiens buvaient le sang humain.,. En regardant ce fait monstrueux, le paysan bugiste gardant la nuit sa pauvre moisson, la fourche à la main, épiant « les traîtres » qu'il croit voir venir du manoir voisin, j'ai compris la Terreur. Mais je n'étais pas loin de croire ce paysan halluciné par la faim et par la haine...

Je lisais ce matin un travail d'architecte, exempt de poésie, au mioux documentésur Jeanne d'Arc do Domremy (par M. S. Luce de l'Institut). J'ai trouvé qu'un an avant l'époque où la sublime enfant vit et ouït Saint-Michel archange pour la première fois, Robert de Saarbruck, partisan éclectique, assiégeant, non loin de Domremy, une bicoque où des paysans s'étaient enfermés, fit brûler toute une nuit les moissons d'alentour pour y voir clair à prendre ses positions »... Deux siècles plus lard, tout près de nous, j'ai vu Richelieu, un prêtre, pour réduire la FrancheComté faire faucher ses blés en herbe... On faisait donc jadis la guerre ainsi ! Nos paysans n'étaient donc pas des hallucinés ! Ils se souvenaient.

Je n'ai pas montré assez l'autre cause qui devait, à elle


458 ANNALES DE L'AIN.

seule je le crains, ruiner tôt les plans de reconstitution sociale, bons ou mauvais de nos législateurs. Ces plans étaient, je le veux, neufs, logiques, cohérents, assortis à nos besoins, à notre attente, faciles à entendre, sinon à exécuter. Ce pays qui les avait voulus tels, était lui assez vieux, bien plus passionné que logicien, et fort prêt à sacrifier la logique à l'enthousiasme et à la colère. On avait changé ses lois, on n'avait pas changé ses moeurs. Pour vouloir être libres, nous n'avions, gouvernants, ni gouvernés, aucunement perdu l'habitude, les traditions, le goût effréné du despotisme. Et la France révolutionnaire restait, quoi qu'elle en eût, de par le tempérament que lui avaient fait mille ans de servitude politique et religieuse (de par ce qu'on appelle aujourd'hui l'atavisme), l'héritière et la continuatrice inconsciente de l'ancienne France qu'elle venait de renverser. Ses chefs ont voulu, très sincèrement, comme les premiers Chrétiens, « faire toutes choses nouvelles » : il leur eût fallu pour cela d'abord se faire aussi euxmêmes « des hommes nouveaux », se dépouiller de cette seconde nature que leur éducation leur avait donnée.

Nés de l'ancien régime, restés ses fils quand même, formés par lui, ils ont usé et abusé sans hésiter de ses moyens de gouvernement. L'intolérance qu'en religion ils veulent détruire, ils la poussent en politique tout de suite, en irréligion bientôt, jusqu'où elle peut aller. Le Sois mon frère, où je te tue n'est qu'une rédaction différente du Hors de l'église point de salut d'autrefois. On copiera sans scrupule les édits d'Arcadius contre un culte ; ceux de Richelieu contre les châteaux ; ceux de Louis XV et de Louis XVI contre les libertés provinciales, municipales, gênantes. Le Représentant en mission nous imposera aujourd'hui nos administrateurs, comme hier faisait Mgr l'Intendant.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 459

Nous serons, sous le Directoire, travaillés en finance, comme nous l'étions par les Contrôleurs généraux. La peine de mort, qu'on parlait de supprimer, on la prodiguera avec une légèreté effroyable autant ou plus que nos anciens tribunaux laïques ou d'église. On emprisonnera, on inquiétera pour sa vie, on dépouillera de ses biens, on violentera en sa conscience une minorité, ni plus ni moins que les Croisés de Montfort au xn° siècle ou que les Ligueurs du Balafré au xvie.

Revanche, dites-vous. Justes représailles. — Oui. Mais alors ne parlez plus d'Ordre nouveau, meilleur que l'Ancien. Ce qui était abusif au xn° siècle reste tel au

XVIII 0.

Cette minorité opprimée, si fondée à se plaindre, et qui ne s'en fait faute, laisse aussi redire complaisamment à ses journaux, tous les jours « qu'elle a fait la France, cette France ingrate» ; le propos est excessif. Ce qui est exact, c'est qu'elle a gouverné la France mille ans à sa façon, c'est qu'elle avait fait l'éducation de ses oppresseurs. Même réduit à ceci, il fournit un argument contre ceux qui l'aventurent. — Je ne refuse pas ma pitié au pédagogue que ses écoliers devenus grands maltraitent : ces écoliers sont des butors, j'en conviens.

Mais je ne puis pas ne pas répéter qu'ils sont ce qu'on les a faits. C'est d'évidence.

C'est, la mode plus que jamais de rendre la Philosophie du xvinc siècle responsable des fautes, des excès, des crimes de la Révolution. Tout au plus l'est-elle de ses illusions. De beaux rêves sont bien plus contagieux que les doctrines graves. Ils volent et, en souriant, s'insinuent. Elles rampent; elles ont la trogne renfrognée, sont peu accueillies et de= peu de gens.


460 ANNALES DE i/AIN.

Vous dites que le Contrat social contient en germe cette Constitution de 1793, restée lettre-morte: je le veux.

Mais en vérité, nos maires terroristes de 1793 et 1794, le serrurier et le tailleur; mais les clubistes de nos bourgades dont j'ai lu les registres effrénés et baroques; mais les Comités de surveillance des communes rurales de Gex dont j'ai, là, tous les honnêtes et prodigieux rapports, n'ont lu, croyez-m'en le Contrai social, non plus que leurs devanciers, les Cabochiens qui ont pris aussi la Bastille en 1413, ou les Jacques qui brûlaient déjà les châteaux en 1358. — Et s'ils l'avaient lu, qu'y eussent-ils bien compris, à l'élucubration puissante, sèche et froide comme une page d'algèbre.

Vous assurez que sans les pamphlets et les contes de Voltaire, l'attaque menée contre le Christianisme par Fouché, Chaumette, Àlbitte et consorts eût été impossible. Fouché, Chaumette, Albilte, hommes sans génie, n'eussent pas réussi, même un jour, à déchristianiser nos paysans, si la dîme et la main-morte conservées chez nous n'avaient par avance dépopularisé le clergé et ce qu'il avait mission de défendre.

L'abbé de Tournus voulut en 1774 rétablir la servitude chez nous, à Biziat, à l'aide d'une cédule de Charles-leChauve arguée de faux. Les chanoines de Bourg tentèrent sous Louis XV d'augmenter la dîme des menus grains. Nous avons oublié cela. Nos paysans en 1794 s'en souvenaient encore. Et ils n'avaient lu la Pucelle non plus que ces Pauvre* de Lyon qui, conduits par un des nôtres, Pierre de Vaux, voulaient au xne siècle déposséder les clercs; non plus que notre Sire Hugues II de Baugé qui, au xe, faisait manger l'avoine à son cheval sur l'autel de la cathédrale de Mâcon par lui incendiée...


LA BRESSE ET LE BUflEY. 46 i

L'Ancien régime est trois fois responsable des excès de la Révolution — par ses abus — par sa répugnance à les réformer — par l'éducation de ceux qui l'ont ruiné, laquelle est bien son oeuvre.

Voilà pour moi le sens général des choses de ce temps.

CGLVI. Goût de l'arbitraire. - Par qui légué. -^ Feuillants. — Clergé constitutionnel. — Girondins.

Je regarde maintenant de plus près et au détail : ce que je distingue ne dérange rien à cette vue première; tant s'en faut.

Les Feuillants ou Constitutionnels, dès qu'ils se voient en minorité, n'hésitent pas un moment à en appeler à la force, à l'armée. Ce sera là, en France le perpétuel péché des minorilés. Ne pouvant ou ne sachant pas se défendre elles-mêmes, elles ne savent pas davantage se résigner à quitter le pouvoir qui ne leur appartient plus — attendre patiemment les fautes infaillibles dé leurs adversaires qui le leur rendront à bref délai. Nous lisons trop (si nous lisons?; l'histoire de la Liberté dans Thucydides etTile-Live : nous trouverions moins loin cette leçon-là et quelques autres aussi profitables. Et nous ne sommes pas tout-à-fait corrigés du travers des Feuillants de Belley après quatrevingt-dix ans d'expériences et force déconvenues lamen^ tables à lui dues,..

L'Eglise constitutionnelle, àpeineétablie persécute déjà. Un homme qui a contribué à la fonder,' qui l'honore par sa science, par la gravité de ses moeurs, l'évêque de l'Ain (demain évêque de la Seine), veut fermer les chapelles do


462 ANNALES DE L'AIN.

ses adversaires, comme au xvn' siècle les évêques, gallicans et ultramontains, fermaient les églises luthériennes et les temples de Calvin... Mieux! un curé-maire du Bugey emprisonnera sa soeur qui ne va pas à sa messe... Mieux ! Les Constitutionnels de Gex arracheront de sa fosse fraîche un prêtre romain, le traîneront par les rues nu... (Pour égaler telle exhumation de Pont-de-Veyle sous Louis XIV, il manque à cette horreur d'avoir été ordonnée par justice.)

Le parti oligarchique et décentralisateur, le parti centralisateur et démocratique sont, sous tels noms qu'on voudra, par tous pays « les deux pôles de tout état libre ». (Ed. Quinet.) La liberté même résulte de ce qu'ils se font contre poids : on la supprime si l'on supprime par violence ou par cautèle l'un ou l'autre — les grands étant portés à mépriser et opprimer les petits ; les petits à jalouser et détruire les grands.

Nos Girondins oublient cela tous les premiers. Voyant que Paris ne les suit plus, ils le menacent. Paris, sous tous les régimes, c'est l'opposition. Il faut l'endurer. Et c'est une faute grave de menacer Paris, même quand il déraisonne, ce qui lui arrive. Une faute nuit parfois plus qu'un crime.

Donc à Belley on veut marcher sur la Grand-Ville et on ne bouge. A Bourg, hélas ! on parle tout de suite « du glaive de la Loi ». A Lyon on le fait fonctionner; on dresse deux échafauds. On projette aussi là une expédition contre Mâcon, laquelle reste en projet. Ce n'est pas que la bonne volonté manque...

Et les Girondins ont commis une autre erreur (nous l'avons vu recommencer par un parti en 1847, par un autre à la fin de 1848). Ils n'ont pas compris à temps


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qu'ayant encore la majorité dans l'Assemblée, ils ne l'ont déjà plus dans le pays. Mâcon ne les eût suivis non plus que Paris.

Les Administrations départementales élues, bien placées pour voir cela, ne le verront pas plus qu'eux. On ne voit jamais trop que ce qu'on regarde bien. L'impopularité des Girondins, c'était la leur. Elles n'étaient pas désireuses de la constater et n'y tâchaient pas. Ne pas voir un péril, le nier et le défier très haut, c'est la manière de bien des politiques. Pitoyable moyen d'obvier à ce péril. La confiance persistante de nos administrateurs en leurs commettants déjà mécontents d'eux ; leur confiance non moindre en eux-mêmes, si mal justifiée l'une et l'autre sauf à Lyon ; leur attitude présomptueuse aidèrent les Girondins à se faire illusion, à se croire suivis...

On a d'ailleurs méconnu, outrageusement calomnié leur ferveur révolutionnaire. Elle n'est pas douteuse. Notre Directoire girondin réclame avec indignation contre la doctrine des Otages, c'est vrai. Il réclame aussi d'avance contre la loi des Suspects, on doit en convenir. Mais enfin, nous" l'avons vu : il pratique cette doctrine et il applique cette loi. Et, avant les Montagnards, il a battu monnaie avec les statues de bronze de nos églises... Les sans-culottes de Bourg traînant dans la boue et détruisant le Gondé du château deLoriol; ceux de Pont-de-Vaux brisant le poêle commandé par Louis XVI à Léonard Racle sont des plagiaires de Duhamel, de Grumet et de Vuy qu'ils ont guillotinés...


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GGLVII. Goût de l'arbitraire. — Montagnards. — Thermidoriens.

Le parti Montagnard régna. Il obtint de la France un effort unique : il suspendit la civilisation pour sauver la patrie. Il triompha au dehors, au dedans ; de la coalition européenne, de Lyon, de la Vendée insurgés. Comment a-t-il manqué l'autre but par lui visé, et s'est-il ruiné luimême après avoir ruiné la liberté qu'il adorait?

Les hommes de ce parti, j'entends ceux qui furent des hommes de gouvernement, forts de leur bonne volonté non contestable et de leur droiture, ont cru que toute opposition à leurs vues était criminelle, ce qui n'était point vrai — et bonne à supprimer, ce qui était impossible. « Cherchant ce monstre qui ne s'est point vu, d'un étal libre ne contenant aucune divergence d'opinion ou d'instinct » (Quinet) ; pour l'atteindre, pour réduire les minorités opposantes à l'impuissance et au mutisme, ils supprimèrent d'abord l'élection.

J'ai reproché tout à l'heure aux minorités leur péché mignon. Je suis obligé strictement à réclamer quand on attente à leurs droits. (Cela est arrivé souvent pendant ces onze années — et depuis quelquefois, car lexix 0 siècle n'a pas profilé beaucoup de l'expérience de son devancier.)

Débutants en la pratique des institutions libres avec une éducation absolutiste, nous méconnûmes et niâmes vite les droits sacrés des minorités. Elles en ont trois au moins : i° le droit d'exister; on ne le leur conteste plus, ayant reconnu l'impossibilité de le leur arracher — 2° le droit d'être considérées et traitées, non comme des coupables à punir ou à contenir, mais comme des soeurs dévoyées à ra-


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mener — 3° le droit par suite d'être représentées, selon l'équité, selon leur nombre, aux Conseils de la Nation ; d'y compter pour autant, d'y exprimer librement et hautement leurs opinions. Il n'est pas bien sûr que nous soyons arrivés à reconnaître le second de ces droits. Quant au troisième il est reconnu en Angleterre, même en Espagne, où on a commencé à l'introduire dans la loi ; chez nous, il paraît encore utopique purement.

On y viendra au xxe siècle peut-être. Au XVIIIe finissant, on l'enterrait à peine né par cette suppression de l'élection politique. Il n'y en eut plus dans la France républicaine depuis la proclamation du Gouvernement révolutionnaire jusqu'à celle de la Constitution de l'an III. Quand la ConvenlioEfcfaisait guillotiner quelques-uns de ses membres, les Suppléants les remplaçaient.

L'Election eût contrarié parfois nos maîtres, sans aucun doute. Mais elle les eût avertis de s'arrêter quand la France se lassera de les suivre eux aussi.

Que s'ils avaient cru ôter par là un prétexte aux divisions intestines habituelles aux partis vainqueurs, aux résistances qu'elles amènent et qui, venant des amis d'hier, sont les plus pénibles à endurer ; ils se seraient trompés en cela absolument. Jamais ces divisions ne furent plus âpres, plus irréductibles que dans ce douloureux silence de 1794. Alors, ils commencèrent à se décimer rapidement, impitoyablement eux-mêmes ; les pires d'entre eux tournant contre les meilleurs les armes terribles que ceux-ci avaient forgées contre les Royalistes et les Girondins...

Cependant les passions mauvaises, qui ne manquent en aucun temps, et sévissent en des temps pareils davantage, faisaient leur oeuvre. C'est un apologiste et un continuateur de la Révolution qui a écrit ceci : « Le salut public,

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fanatisme des âmes sincères, fut le prétexte dont se couvrirent d'ignobles fureurs. Le régime né de sa nécessité s'aggrava de ce qui y fut ajouté par l'envie, la haine, la vengeance, une exaltation malsaine, des instincts féroces... A côté de Saint-Just, il y eut des Fouché, des Collot, des Carrier, des Amar, Nérons de la plèbe en démence »...

En retenant ce passage de Louis Blanc, je songe à ceux de nos Municipaux que Saint-Just refusa d'amnistier — et que la Némésis frappa...

Chez nous, toutefois, les violences contre les personnes firent peut-être moins que les entreprises contre les intérêts, atteignant plus de gens. Autrement dit : le régime économique de 1793 nuisit plus à la Révolution que les dix-sept échafauds de 1794. Sans doute, douze cents familles avaient été atteintes par l'incarcération de leurs chefs. Mais cinquante mille familles l'étaient dans leur commerce, leur industrie, leurs moyens d'existence. Des croyances restées chères à beaucoup étaient insultées. La popularité qui avait entouré et soutenu les Montagnards un moment se retira d'eux. Les rigueurs contre les riches, contre les aisés supprimaient de fait le travail dans les villes.

Les classes ouvrières souffrirent, firent défection. Pour faire vivre celles-ci, on avait édicté le Maximum ; il ne remplit ce but qu'incomplètement, ruina le commerce, désorganisa l'industrie. Les réquisitions n'aboutirent pas mieux et ulcérèrent les producteurs des campagnes: principalement les réquisitions de travailleurs, sous prétexte de fraternité leur rendant la corvée. Le paysan enthousiaste de la Révolution qui l'avait affranchi, lui avait fait la propriété possible, se refroidit quand elle le rudoya, paya les


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denrées eu papier, autrement dit le ruina. Que pouvait-on pour le salut, sans le secours des campagnes en hommes et en argent ? Or, elles le refusaient quand Thermidor arriva. Si tout croula si facilement le lendemain, c'est que la veille tout était miné.

Et si ce travail où la Révolution est étudiée dans la Province montre quelque chose clairement, c'est cette désaffection de l'ouvrier et cette défection du paysan, toutes deux décisives et par qui seulement la réaction devint possible. Aux Tuileries, en Thermidorj on allait se contenter d'un changement de personnes. Les campagnes commenceront la Contre-Révolution tout de suite.

Les Thermidoriens étaient conduits non par les Montagnards modérés, mais par des Montagnards repentis : c'est tout autre chose; les convertis que leur passé devrait rendre tolérants ne le sont presque jamais. Ils songèrent d'abord à vivre, tuèrent à cette fin quelques-uns de leurs adversaires ; finalement y réussirent. Puis ils songèrent à gouverner ; ils y ont réussi fort mal. Qu'ils voulussent réparer les maux du régime précédent, il faut le croire ; c'est le désir de tous ceux qui arrivent aux affaires. Ils y ont échoué. Ils ne surent profiter aucunement de l'expérience de leurs devanciers.

Une coalition des médiocrités survivantes de tous les partis recommença les fautes de ces partis alternées, cumulées, agravées. Au dehors les succès militaires se changèrent en défaites. Au dedans des Goups-d'Etat chroniques entretinrent l'agitation. Le désordre financier tourna au gaspillage. On ne guillotinait plus tant ; mais on égorgeait beaucoup. Nous nous lassâmes d'une liberté ainsi faite. Et quand on nous rendit le droit d'élire, nous en usâmes pour détruire la Liberté.


46.8 ANNALES DE l/AIN.

Un poêle de ce pays-ci parle

De ces cieux inconstants que l'on appelle Fiance...

E. Quinet ne semble pas loin d'accuser la mobilité de noire climat de celle inconstance que César reproche déjà à notre race. S'ils ont bien vu, notre travers est irrémédiable ...

CGLVin. Deux rêves.

Ainsi avorla ce grand et sincère effort pour établir en France un gouvernement démocratique régulier. Il avorta en somme par une double infirmité commune à tous les partis: l'éducation de l'ancien régime absolument despotique, le manque total d'expérience des institutions libres. Il n'y avait de remède à ces maux-là que le temps, l'avènement d'une génération nouvelle, instruite autrement — notamment par les fautes et les souffrances de nos devanciers. Ils ont longtemps erré dans le Désert ; entrerons-nous dans la Terre promise ?

Ah ! que le mal eût été moins grand cependant, si cette philosophie du xvme siècle, qu'on nous montre conduisant la Révolution, l'eût conduite en réalité... — Non que je suppose les deux protagonistes, les deux hommes les plus différents de tempérament qui aient existé jamais, capables de s'entendre en rien... Mais enfin le Genevois était bien plus genevois, bien moins sparliate qu'il ne croyait.

Le Parisien n'était pas Spartiate du tout... Surtout ils avaient tous deux vécu en Angleterre. Il n'est peut-être pas chimérique d'admettre qu'ils eussent enseigné à la Hé-


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volution ce dont elle avait le plus besoin, la tolérance des dissentiments infaillibles que la Liberté engendre et qui sont sa vie...

Et, puisque me voilà à faire de beaux rêves inutiles, — croit-on que si la Gironde eût su composer avec Paris — si les Montagnards eussent su se contenter du possible, dont ils avaient déjà reculé les limites — que si les Thermidoriens eussent résolument abrogé le Gouvernement révolutionnaire et eussent refait la Liberté, les choses n'eussent pas pris un meilleur tour?

Oui, si vers 1800, vis-à-vis de l'homme qui revint d'Egypte, ceux qui se sont entre-tués, Barnave, Vcrgniaud, Condorcet, Danton, Saint-Just, Goujon eussent été debout unis au moins pour défendre leur vraie cause, la Révolution — la France se fût partagée — et ce qui a été fait à Saint-Cloud n'eût pas été osé.

Ils sont morts avant quarante ans ! Qu'ils aient vécu âge d'homme, qu'assagis par la vie, ils nous aient gouvernés comme naturellement ils devaient le faire, étant les plus dignes, jusque vers 1825; le sort eût été autre — moins douloureux.,.

Et peut-être ce que nous attendons encore, ce gouvernement régulier où la majorité écoute, endure l'opposition ; où la minorité sait préparer et attendre son heure ; où ces deux émules nécessaires, par patriotisme, par bon sens, travaillent chacun à sa façon au bien commun, serait fondé...


470 . ANNALES DE L'AIN.

CCLIX. S'il faut regretter la Révolution.

Ce qui ressort de ce récit, ce ne sont pas les grandeurs de la Révolution, ni ses services ; ce sont ses fautes et ses souffrances : je l'ai reconnu déjà. Sur le terrain étroit et ingrat qui m'était laissé, je ne pouvais plus. Four faire un juste contrepoids, il faudrait montrer — à côté de fautes imputables à l'éducation de l'ancien régime pour partie, pour le reste à la disette et à la guerre — les grandes créations de la Convention, matrices fécondes du monde nouveau. — Et tout ce que les quatre-vingts années que ce monde a vécues ont donné à ce pays de prospérité. Ce ne serait pas trop d'un autre volume pour cela : j'ai bien du mal à terminer celui-ci.

Tout ce que je puis, c'est d'appeler ce pays lui-même en témoignage.

J'ai vécu au milieu d'hommes qui avaient traversé la grande tempête. J'ai interrogé avec une curiosité passionnée ces témoins qui avaient lutté et souffert. (Tout le monde, qu'on le sache bien, avait souffert.) Non seulement je ne les ai pas entendus maudire la Révolution, mais ils lui restaient fidèles du fond du coeur ; sûrs, bien qu'elle n'ait pas tenu encore toutes ses promesses, qu'il fallait la faire ; résolus à empêcher qu'on la défit.

J'ai pu questionner même quelques-uns des combattants vieillis ; je les ai trouvés non lassés, — avouant sans hésiter des fautes, les croyant et les montrant couvertes par le service rendu, peu à peu réparées par des successeurs qui sont, sciemment ou non, leurs disciples; fiers de leur oeuvre en tout, et ne se repentant aucunement de ce qui a tant coûté à quelques-uns, de ce qui les a tous payés assez peu ; disant, avec un sourire altier, que cette oeuvre était


LA BBESSE ET LE BUGEY. 471

la vie, son achèvement l'avenir de la France et du monde occidental.

Il me semble qu'ils attendent de moi un dernier mot : je ne le leur marchanderai pas pour l'épargner à la génération présente. Si à certaines heures terribles ils se sont trompés, est-il bien sûr qu'à leur place nous aurions vu plus clair et mieux fait ? Il nous est facile aujourd'hui, dans ce bienêtre que leur vie et leur mort nous ont donné, de marquer ces erreurs. Que du moins cette tâche assez ingrate nous serve. Faisons en sorte de ne pas recommencer ces erreurs : elles seraient aujourd'hui mortelles pour la Patrie. Surtout préservons-nous de renier les laboureurs rudes et sanglants en récoltant ce qu'ils ont semé.

Mon cher pays d'ailleurs est à l'abri de ce reproche. (Je ne tiens pas compte d'une exception qui serait infâme si elle n'était idiote.) Notre histoire, pendant ces grandes et dures années, on ne l'a que trop vu, est l'histoire de nos souffrances, de nos efforts, de nos déconvenues. Les générations présentes, elles aussi, en conservent en gros la mémoire très distincte. Cependant, elles restent aussi attachées à la Révolution que celles qui l'ont faite. Toutes les fois que le département de l'Ain a été consulté librement, il l'a résolument affirmé. Quelle explication donner à cela, sinon qu'il pense encore que la Révolution est bonne?

On lit dans un écrivain grec du second siècle de notre ère :

« Quand une femme met un enfant au monde, elle gémit car c'est une heure de souffrance qui est venue. Mais quand elle a enfanté un fils, elle ne se souvient plus de son épreuve, en la joie qu'elle a de ce qu'un homme est venu au monde. » (Evangile selon Jean, XVI, 21.)

C'est un monde meilleur que la Révolution a enfanté.


472 ANNALES DE L'AIN.

CCL.X. Post-soriptum du V° livre (16 février 1886).

Ce livre est l'histoire de nos deux petites provinces, comme je la sais. J'ai voulu aussi, le titre en fait foi, noter ce que cette histoire de Bresse et de Bugey apporte de neuf à celle de France. J'ai suivi ce plan en ce tome IV jusqu'au dernier chapitre exclusivement. L'ai-je oublié en mes conclusions ? Il se peut. C'est que le sujet abordé là est captivant. J'avais évidemment à le toucher. Il m'a pris et me tient. Jetez-moi la première pierre, vous qui en mon lieu auriez eu la force (et l'habileté) de passer à côté. Je ne fais pas la maladresse contraire à demi. Ce défaut de composition avoué (et aggravé) n'importe guère après tout. Et je ne me priverai pas de ce que j'ai à ajouter ici.

Ce dernier chapitre fut écrit en 1880. A cette date, l'affirmation finale n'eût pas trouvé de contradicteurs dans les partis libéraux. Il n'en est plus de même en 1887. Du sein de ces partis deux adversaires ont surgi. Je ne songe aucunement à les réfuter ici ; je voudrais dire pourquoi leurs arguments n'ont pas entamé ma conviction.

Voici, je pense, la thèse du plus éloquent et du plus écouté (je ne dis pas du plus habile) des deux adversaires :

— La France, en 1789, avait besoin d'une réforme sauvant ce qui restait sain et viable de l'ancien régime. Une noblesse éclairée, généreuse ; un bas clergé honnêle, patriote ; même quelques couvents restés bienfaisants devaient être conservés...

— Admettons ceci, dans une certaine mesure. Mais quand cette réforme fut commencée par Turgot, qui la fit échouer ? Sont-ce les novateurs ? Et plus tard, aux EtatsGénéraux, il n'a tenu enfin qu'aux deux Ordres privilégiés


LA BRESSE ET LE BUGEY. 473

de faire corps, d'offrir au Tiers des concessions inévitables el ramenant à eux par là les esprits modérés, si nombreux, du troisième Ordre, de conduire à bien cette réforme qui eût changé l'avenir,..

Si celte réforme a été manquée deux fois la faute est non aux révolutionnaires mais aux conservateurs-nés.

Suit, dans le livre de M. Taine, le tableau effrayant des fautes, des crimes, des misères de la Révolution. Rien de ses bienfaits ; l'auteur n'y croit pas.

J'admets (provisoirement, et sous bénéfice d'inventaire) l'exactitude des faits énormes qu'il recueille. La Révolution aura été désastreuse dans quarante à cinquante grandes villes, dans quatre ou cinq cents petites ; dans mille ou quinze cents bourgades : je fais bonne mesure, on le voit.

De plus, je félicite l'auteur d'avoir regardé que Paris n'est pas toute la France. C'est un progrès assurément. — Peut-être on finira par découvrir à Lutèce qu'il existe hors barrière quarante mille autres communes encore dont on ne sait pas les noms même à l'Institut. —Et si on se décide une fois à fouiller nos archives départementales on arrivera à se convaincre que la Révolution a été par là ou inoffensive ou même bienfaisante.

J'ai dû de voir cela, non à ma clairvoyance assurément, mais à ma situation de provincial. Je lui dois encore de percevoir plus facilement et nettement un autre fait que M. Taine n'aura pas voulu regarder.

Les événements ici étudiés sont relativement simples : ils laissent mieux apparaître leurs causes. Quand les excès des Jacobins sont individuels, on peut les attribuer à un patriotisme peu éclairé et intolérant ou aux haines, aux rancunes, aux vengeances privées, aux convoitises du


474 • ANNALES DE L'AIN.

pouvoir, de la richesse et de ses jouissances qui ne manquent en aucune révolution.

Quand ces excès sont collectifs, j'y vois des mesures défensives contre un adversaire militant, stupides parfois — des représailles démesurées, —àes précautions oàieuses, allant souvent contre le but. Il n'y a à approuver rien de tout cela. Il y a à le voir et à le faire voir. Sinon, vous n'expliquez pas les faits ; vous en faites des actes de folio furieuse ou de cruauté bestiale simplement. Certaine comparaison entre le Jacobinisme et un crocodile sera justifiée. Mais vous aurez, je le crains, calomnié les hommes et les Jacobins : il faut s'en priver, car il y a assez à en médire.

Selon d'autres écrivains moins passionnés, plus habiles au fond et affectant de rester sur le terrain de l'histoire, la Révolution n'est plus, comme le veulent ses fanatiques, un fait unique, l'avènement de l'ordre normal fondé sur la justice qui comprend la liberté, l'égalité, la fraternité universelles : — un âge d'or qui était devant nous. — C'est un événement ordinaire, procédant du passé logiquement, le continuant à son insu, condamné à le continuer quoi qu'il en ait, en dépit de ses prétentions et de ses promesses. Prétentions non justifiées ; promesses non tenues. Et la Révolution va avoir fait banqueroute, après quelques gains momentanés et trompeurs : c'est pour parler net un avortera ent.

Ici, comme en toute thèse soutenue par des gens de parti qui sont des gens de valeur, il y a à prendre et à laisser. Les prémisses sont acceptables (à l'intention déni-


LA BRESSE ET LE BUGEY. 475

grante près). La conclusion n'est plus de l'histoire ; c'est de la politique pessimiste.

Non ; la Révolution n'est pas un fait unique. Oui, elle procède du passé et ne saurait le renier ou l'abolir. Mais il est, pour ne pas dire plus, bien aventureux et décidément prématuré de proclamer son avortement. Cet empressement, j'en ai peur, n'est pas désintéressé tout à fait.

Il y a dans l'histoire de l'Europe quatre crises comparables à celles que nous traversons. Ce passé éclaire un peu le présent; et c'est le seul document qu'il y ait à consulter sur l'avenir. Dans la vie des peuples, comme dans celle des astres, il y a des différences ; il y a davantage de similitudes.

Ces Révolutions sont :

1° La ruine du Polythéisme et la conquête de l'État romain par les Chrétiens ;

2° L'arrivée des races du Nord-Est et la création par elles de l'Occident féodal et catholique;

3° L'invasion arabe et turque et la soumission à l'Islam d'une moitié du vieux continent ;

4° La renaissance scientifique et artistique du xvic siècle et l'établissement par elle des États modernes.

Chacune des quatre s'est crue unique, définitive comme la nôtre.

Aucune d'elles ne s'est produite sans être accompagnée de luttes violentes, d'excès de toute sorte, de souffrances, de déceptions et de déconvenues amenant les découragements, les reculades, les apostasies... Nous ne sommes pas meilleurs que nos devanciers : nous avons fait et ferons ce qu'ils ont fait, et verrons ce qu'ils ont vu.

De toutes quatre on peut affirmer, certes ! qu'elles n'ont ni fait ce qu'elles voulaient faire, ni tenu ce qu'elles


476 ANNALES DE L'AIN.

ont promis ; qu'elles ont amené par contre des résultats imprévus, contraires parfois à leurs visées — par exemple conservé, malgré leur prétention de faire toutes choses nouvelles, maintes vieilleries qu'elles voulaient abolir... Ces déconvenues ne diminuent pas leur importance dans l'histoire des hommes, ne les font pas accuser de stérilité ou d'avortement.

Au ier siècle, sous Tibère, Jésus promet la Terre aux Doux. Paul, sous Néron, proclame l'égalité des Libres et des Esclaves. Luc son disciple pour y arriver annonce la déposition des Puissants et l'exaltation des Humbles. On n'a vu cela ni au i" siècle, ni au x*xe. Pourquoi ? Parce que les Puissants déposés sont remplacés par d'autres qui sont les Humbles exaltés, devenus superbes tout de suite et abusant à leur tour. Il y a une limite que toutes les Révolutions veulent passer et qui les arrête toutes : c'est la malice et l'infirmité de l'homme.

Toutes l'ont passée en rêve maintefois. De là, l'immortelle utopie au fond toujours la même avec des dehors différents. Les Chrétiens croient au dernier jugement, à la résurrection des corps ; ils ont cru mille ans à la descente sur la terre de la Jérusalem carrée décrite parle quatrième évangéliste. — Le Moyen-Age a cru à la Chevalerie, au règne final d'Artus le justicier. — L'Islam a eu ses Fatimites quasi dieux, il a ses Babis et ses Mahdis. — La Réforme a eu son Jean de Leyde et naguères son Joë Smith...

De plus pratiques, un Charlemagne, un Grégoire VII, un Calvin, demandant moins, ont échoué aussi.

Ni ces rêves fous, ni ces essais glorieux , ni ces déconvenues ne nous seront épargnés. Résignons-nous.

Sachons surtout attendre encore un peu avant de renier ce qu'hier nous adorions.


LA BRESSE ET LE BUGEY. 477

Les quatre crises traversées depuis 1900 ans ont duré chacune des siècles. Les deux dernières sont-elles finies ? L'Islam, qui a onze cents ans, envahit l'Afrique noire. La Réforme qui en a trois cents organise l'Amérique du Nord, l'Afrique du Sud, l'Australie.

Or, notre Révolution n'a pas encore un siècle. Il ne serait que sensé d'ajourner encore quelque temps sa condamnation.

En ces cent années elle a gagné, de Paris, et transformé au Sud-Ouest, Madrid, Lisbonne, l'Amérique latine tout entière — au Nord, Bruxelles, Copenhague, Christiania, Stockholm — à l'Est une moitié au moins de l'Allemagne — au Sud-Est l'Italie, la Grèce, la Roumanie... Ce n'est pas rien. Dans cette moitié du monde civilisé, sa prétendue banqueroute est réputée une assez bonne affaire. Ces enfants abortifs sont fort résolus à vivre et vivent d'une énergique et croissante vitalité.

Mais nous ? — Nous avons, il y a quinze ans payé cher notre versatilité et notre confiance infinie en nous-mêmes. Nous ne pouvons nous en consoler. Notre liberté nous semble stérile. Le pain que nous mangeons est amer. Nous sommes inquiets du lendemain : le pessimisme d'outre-Rhin nous gagne, nous écoutons d'une oreille étonnée les arguments des adversaires de la Révolution. La panacée qu'ils nous proposent est un changement d'institution. Depuis 1800, nous en avons usé huit fois ; cela nous a bien réussi! Des questions graves qui nous préoccupent et préoccupent tous les peuples libres, quelle est donc celle que ce changement résoudrait ? Je ne le vois pas.

Je vois bien, qu'il amènerait un changement de personnes. Derrière les attaques il y a sans douie désintérêts en souffrance, il y a surtout des ambitions impatientes. Ceux qui


478 ANNALES DE L'AIN.

gouvernent font des fautes étant souvent médiocres ou pires. Ceux qui les combattent se croient bons pour les remplacer. C'est dans l'ordre. Seulement qui a vu les contre-révolutionnaires à l'oeuvre en 1816, en 1849, et plus récemment au 16 mai, doute un peu de leur savoir-faire. La tâcbe que sollicite la jeune noblesse de France lasse de son oisiveté, et un clergé inquiet à tort de l'avenir, est celle-là même que MM. de Richelieu et de Villèle, Berrier, Chateaubriand, Lamennais, Lacordaire, Montalembert, Dupanloup n'ont pu amener à bien. Elle n'est pas devenue plus facile, tant s'en faut. Où des hommes si èminents ont échoué, nos épigones ardents, mais novices, ne semblent pas de taille à réussir. Celte école si grande au xvne siècle, et qui a récolté au XIXe un assez beau regain de gloire, n'est plus même médiocre.

Et celle qui défend encore la Révolution ? — Eh bien notre France compte encore un groupe d'hommes dont l'Europe sait les noms, qui sont, devant cette Europe jalouse nos témoins, bien plus que nos politiques populaires ce matin, conspués ce soir, oubliés demain. Ceux-là n'ont pas renié la Révolution. Savants, philosophes, poètes, artistes, ingénieurs, ils lui font ses opinions, sa fortune, son avenir. Par eux ou par leurs disciples ils la gouverneront demain.

Vous prophétisez là ce que vous désirez, va-t-on répondre. Cela est facile, et cela ne pèse guère, convenez-en.

Je ne prophétise pas ; j'examine les possibles. Voyons l'autre :

La France inconstante a écouté et mis à l'oeuvre (pour un jour?) le parti contre-révolutionnaire... Elle reverra, ce me semble, ce qu'elle a vu déjà plus d'une fois ; la Révolution consolidée de fait par ses adversaires. Des huit


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régimes par moi traversés, trois l'ont servie sciemment, avec plus ou moins de bonheur et d'habileté. Les autres l'ont combattue ouvertement ou hypocritement. De ces derniers chacun a refait la preuve de sa puissance, de sa nécessité, par les concessions qu'il était contraint de lui faire, par des transactions qui sont des capitulations. Si elle avait dévié, ils la ramenaient au droit chemin. Ils la réveillaient, si elle faisait un somme. Si elle s'engourdissait, ils lui rendaient l'élan premier. Ils voulaient la tuer, leurs attaques, leurs morsures la ressuscitaient.

Tous les huit l'auront servie. Elle vivra comme ont vécu ses devancières ni plus ni moins, n'ayant après tout, pour améliorer la condition des hommes, d'autre vertu que la leur — mélangeant le bien et le mal dans une proportion dont ils disposent — ne les contentant jamais ; car ne connaissant pas bien le monde et ne se connaissant pas davantage eux-mêmes, ils attendent trop du sort. Le premier enseignement de l'histoire (qui est l'expérience des nations), c'est qu'il faut faire le bien d'abord —ensuite chercher le mieux, mais n'y pas trop compter. Un peuple qui voit bien ce qu'il a à faire, et qui en fait la moitié a lieu d'être satisfait. Quant à l'immortel desideratum, à l'Idéal comme nous disons, nulle révolution ne le donne et ne le donnera. Beaucoup croient que c'est un pur rêve ; nous sommes assez coutumiers d'en forger de tels, après quoi nous les adorons. Certains tiennent que notre fin dernière est de le poursuivre toujours sans l'atteindre jamais. D'autres veulent que nous nous en abreuvions en rentrant dans le sein de l'Etre inconnu qui gouverne les choses. Cette dernière vue m'agrée : cela ne prouve guère pour elle ; et je ne choisis pas.


ANNALES DE L AIN.

CCLX. Conclusions de cette histoire (31 déoembre 1883).

Je laisse les métaphysiciens refaire l'homme à leur idée ; les utopistes refaire la Société selon leur rêve. Je regarde à l'histoire ; j'y apprends ceci :

L'homme n'est pas né bon.

Il s'améliore peut-être. Il améliore sûrement sa condition.

Cette amélioration est lente, sujette à des retours en arrière ; temps d'arrêt ; soubresauts en avant.

Acceptons notre condition. Voyant le mieux, le voulant, aidons efficacement à le procurer.

Est coupable qui ne fait pas le bien qu'il voit.

Est myope qui ne voit pas qu'il y a un plan dans l'histoire.

Je reprends deux de ces assertions.

1° L'homme améliore sa condition.

Ce livre est surtout l'histoire de cette condition, de nos libertés au Moyen-Age. A s'en tenir aux Chartes, on peut trouver ces libertés plus larges que les nôtres. A regarder à la pratique, on voit qu'elles étaient sans cesse violées par le Prince ou ses Agents. Cela diminue leur valeur déjà.

De plus, ces libertés sont des privilèges concédés pour argent à quelques bourgades. Au milieu des terres serves, ces bourgades sont des oasis isolées, sans cohésion, sans défense possible. De là le mépris qu'on a pour leurs droits. Ces exceptions gênent l'oligarchie féodale, puis


LA BRESSE ET LE BUGEY. 481

l'absolutisme monarchique, ayant l'un et l'autre la même maladie, la coeca habendl cupiclo.

On nous a fort répété que la Monarchie, à la veille de 1789, commençait les réformes, les eût faites pacifiquement si on lui eût épargné la Révolution. C'est en notre province le contraire de la vérité. La Révolution a été nécessaire.

Depuis 1790, la liberté est en France le droit commun. Et notre condition est meilleure que celle de nos aïeux.

2° Il y a un plan dans l'histoire.

Ceux qui ne le voient pas ne veulent pas le voir. Ce plan accordé, il faudrait accorder un architecte. Ils préfèrent, comme Laplace, se passer de cette hypothèse. Leur préférence n'y fait rien.

Même dans cette petite histoire ce plan se dénonce.

Dès les temps pré-historiques ce dualisme de notre pays, l'antagonisme de la Montagne et de la Plaine, subsiste. Il continue après l'arrivée des Gaulois.

Rome, fusionniste énergiquement, introduit, entre les deux moitiés de notre territoire, une différence de plus ; la Montagne se faisant latine, la Plaine restant celtique.

Cette différence s'accuse davantage pendant la première moitié du Moyen-Age, où la féodalité ecclésiastique domi-. nant dans le Bugey, ne réussit pas à s'implanter aussi profondément en Bresse.

Le régime qui succéda, la féodalité laïque, conduit, puis confisqué par la maison de Savoie, est plus propice à une fusion. Le Statut ne distingue entre les provinces savoyardes non plus qu'entre nos départements ne fera le Code civil.

Et dans les luttes du xve siècle, les deux noblesses de

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Braysscet- de. Bieugeois font corps contre la noblesse de Savoie.

La conquête française consacre l'existence séparée des deux provinces, et retarde pa^ là la, fusion des deux races.

L'antagonisme persiste en 1789 ; il essaie de se perpétuer et consacrer quand on procède, à la Constituante, à la division du territoire français. Mais la création fort combattue du département de l'Ain détruit enfln cet antagonisme en droit.

En fait il subsiste, Six régimes divers ont depuis travaillé à procurer l'unité voulue par la Constituante r- deux républiques, deux monarchies, deux empires. Leur action persévérante depuis près d'un'siècle" a échoué en somme, tant les faits de cet ordre sont résistants.

Les chemins de fer, les bibliothèques communales sont à l'oeuvre. Plus puissants que les religions et les révolutions, ils feront en cinquante ans ce que celles-ci n'ont pu faire en cinquante siècles. Ilsauront raison du Dualisme primitif vainement combattu depuis le commencement par un besoin — instinctif ou providentiel, je ne sais — le même qui travaille les deux moitiés de la France. Nous n'avons pas plus conscience d'ailleurs de ce besoin que jadis les petits peuples Grecs.

JARMN.

FIN


LE FOND DU PANIER

A BROU. 1840

J'ai passé là sept mois vivant d'un rêve heureux. :Je l'arrangeais en paix selon ma fantaisie ; Ivre de ce beau lieu, de cette poésie ; De ces marbres charmants follement amoureux.

Le rêve était bien fou, mais assez généreux : Lacordaire, Gerbet, Gratri, troupe choisie, Eux aussi l'auront fait. La laide jalousie ! -

Du Jésus prévalait à ce moment sur eux :

Rome comme au Seigneur leur présentait l'absinthe Mais nul bruit du dehors n'entrait dans cette enceinte. C'est un mensonge fait un soir qui m'éveilla.

Et puis le lendemain, cette petite fée Boudeuse, d'un turban par Coulombe coiffée, Me dit : Ami, va-t'en. Ta place n'est pas là.


484 ANNALES DE L'AIN.

MIRAGE. 1852

Avec la Liberté marier la Croyance,

Concilier enfin ces deux grands ennemis ;

Au Latran proclamer la nouvelle alliance

Comme Hildebrand, vainqueur des rois, avait promis;

Et par là ramener sous notre obédience Nos frères égarés.au vrai pasteur soumis ; En lui rendant ses droits désarmer la Science A qui les manquements anciens sont remis...

Mirage décevant ! qui donc t'ayant vu luire

A tes charmes trompeurs ne s'est laissé séduire ?

Combien auront vécu, puis seront morts pour toi !

0 maudit 1 Tu ne peux plus abuser personne, Car de la Liberté l'heure dernière sonne Et dans les coeurs on sont agoniser la Foi.

ANANKE. Ï82i

Tu le nierais en vain, ô pauvre race humaine, Vers un but qu'on voit bien une force te mène,


LE FOND DU PANIER. 485

Tu n'es rien en ses mains qu'un chétif instrument Qui contre son moteur se cabrevainement.

Elle menait hier Carthage à Trasymène ; Et la livre demain à la louve romaine. Naguères dans Berlin nous entrions gaiment; Demain Versailles sacre un César allemand...

En ces revirements formidables, je n'ose Penser que nos méfaits seront de quelque chose, L'Ananhé fait son oeuvre. Elle s'en va brisant

Les générations par elle condamnées ; Et si nous regimbons contre nos destinées, Avec un rire noir du pied nous écrasapt.

NAUFRAGE. Ï871

Cest bien la haute, mer par les aïeux frayée. J'entends les mêmes flots .désespérés rugir Sur les niènies.récifs.; les mêmes vents.mugir Autour, de la.carène, aveugle, dévoyée....


486 ANNALES DE L'AIN.

Pauvre nef par deus fois naguère foudroyée, La leçon du passé n'a donc pu t'assagir. Quelle clameur j'entends de ton flanc noir surgir t Sous la bannière sainte à ton mât déployée,

L'équipage se range en deux camps ennemis ; , Aux chefs vilipendés aucun n'est plus soumis, Pour prendre la gouverne on laisse la manoeuvre...

La nef est en détresse... ô crime, la voilà

Qui sombre ! Et sa ruine, ô misère, est son oeuvre...

Mais nous, qu'avons-nous fait enfin pour voir cela ?

I. NUIT DE LUNE. Ï886

La nuit tombe. Je vais m'accouder, solitaire Et triste, au parapet d'un vieux rempart croulant. Là, d'admiration comme autrefois tremblant, Je contemple longtemps la beauté de la terre

Et la grâce sans nom de son sourire austère.

De l'horizon la lune sort ; son disque blanc

Brille. De la nuit monte un soupir accablant.

C'est l'homme, il rêve, il souffre et né peut pas s'en taire


LE FOND DU PANIER. 487

Même dans son sommeil. L'astre au regard d'argent Curieux met partout son oeil intelligent. -

Et la petite ville a moitié sort de l'ombré ;"

Je la vois, je l'entends... Les hommes gâtent bien Leur domaine charmant. Que ce temps se fait sombre ! Comme lé mal grandit! Comme décroît le bien !

II. NUIT NOIRE

Rien en bas que la nuit silencieuse et noire,..-.,,../,

Ce qu'elle ensevelit dans son linceul glacé

De triste, de mauvais, de hideux, d'insensé,

Je n'en veux rien savoir ou je n'en veux rien croire.

Le vinaigre, et le fiel sont amers — et d'en boire Sans trêve, tous les jours, oh ! je suis bien lassé. Le nuage tonnant ce matin est passé ; Les constellations se lèvent dans leur gloire.

Comme en mon jeune temps je m'abreuvais de vin, Laissez-moi m'abreuver de leur regard divin, Me baigner longuement en leur sacré silence.


488 ANNALES DE L'AIN.

A rien gâter là-haut l'homme est bien impuissant. 0 peuple des soleils calme et resplendissant, Vers l'infini, laissez qu'avec vous je m'élance.

III. LES FOURMIS Les fourmis, quand Grosjean détruisit leur cité, Non sans avoir longtemps sur le cas disserté, Dirent : Que l'homme n'est qu'une force brutale, Une machine aveugle, ayant chaleur vitale,

Vague instinct tout au plus : mais pas de liberté. La chose fut votée à l'unanimité. — Hors de la grande nuit, leur caverne natale, Ces soleils décrivant une orbite fatale,

Que sont-ils à nos yeux ? — mécanismes géants

Peuplant de l'infini les abîmes béants,

Sans liberté, sans chois, sans but, sans conscience

Connaissons-nous si bien ces êtres radieux, Nous qui, tous les vingt ans, refaisons la science? Les Sages Chaldéens les tenaient pour des Dieux..

X.