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MALHEUR AUX RICHES!
(TOLSTOÏ ET DOSTOÏEVSKY)
s/lAiiï^hère amie, écrivait à son amie Julie la princesse Marie OT Bolkonska de Guerre et Paix, ah ! chère amie, la parole de ■*■ *■ notre divin sauveur qu'il est plus aisé à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'il ne l'est à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu, cette parole est terriblement vraie.» Plus terriblement vraie que n'a jamais pu le penser le comte Tolstoï. Elle a pesé, comme une malédiction, sur toute l'existence de ce gentilhomme. Elle lui a été répétée sur tous les tons. «Je vous en conjure, lui écrivit un jour un inconnu, répondez-moi, ne fût-ce que par quelques mots: pourquoi n'êtes-vous pas pauvre?» Des lettres de cette sorte il en recevait à tout moment. Néanmoins il continuait sa comédie, balayait sa chambre et vidait ses ordures. L'étonnant, c'est qu'au moment où il vidait ses ordures sur le fumier de la cour, il n'ait jamais rencontré un vrai pauvre en train d'accomplir la même triste corvée et que ce vrai pauvre ne lui ait pas vidé ses ordures sur la tête, à lui, comte Tolstoï, tout Tolstoï qu'il était, ou plutôt qu'il n'était plus, bien qu'il crût l'être davantage. Car une pareille comédie est une injure au Pauvre.
Le comte Tolstoï allait aussi parfois faire «refleurir son âme» dans la demeure du cordonnier Mitrofan, de Iasnaïa-Poliana. Là il apprenait à coudre le cuir, à enfoncer des chevilles dans la semelle. On venait assister à ce spectacle odieux; l'échoppe s'emplissait; les parents, les amis plaisantaient. «Ce n'est pas difficile», prétendait le prince Obolensky. «Essayez donc», répondait Tolstoï, et l'on ouvrait des paris. Que si le comte Tolstoï avait eu besoin de faire refleurir son âme par des exercices physiques, la chasse et l'équitation auraient pu lui suffire, qui sont des travaux de barine. Mais on se demande quelle joie sadique il pouvait éprouver à aller, par ses singeries, injurier
Revue Française de Prague — XI (no 55, 19 32) ]
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le Pauvre jusque dans ses misérables occupations. Et sans doute ces misérables occupations pouvaient-elles faire refleurir l'âme du cordonnier Mitrofan. Sans doute celui-ci pouvait-il, comme le Hans Sachs du détestable Wagner, chanter une joyeuse chanson au rythme de son marteau. Mais c'est en vain que le comte Tolstoï prétendait au même résultat, lui pour qui ces travaux ne constituaient qu'un divertissement comique. Walt Whitman aimait, lui aussi, à fréquenter les ouvriers, les travailleurs, les cochers. Mais Walt Whitman agissait ainsi, non par sport ni par sainteté, mais parce qu'il était amoureux des ouvriers et des cochers. Parce qu'il voulait être partout et être auprès de chacun, parce qu'il voulait être chacun. Parce que, comme les géants de la Renaissance ou du XVIIIe siècle, il était un homme de plaisir et non un homme d'orgueil et que* loin de se soucier de l'opinion d'autrui, il ne vivait que pour une joie énorme, généreuse et féconde. Parce qu'il était ivre d'amour et de désir, ce que ne fut jamais Tolstoï, parce qu'il voulait se multiplier dans mille vies possibles, alors que Tolstoï ne pensait qu'à se sauver, à sauver, à garder sa propre vie. Et il a été écrit que celui qui veut garder sa vie la perdra. Mais alors, que peut faire le riche? Nous touchons ici à un grand mystère: l'injustice de l'amour divin. Oui, l'amour divin est injuste, passionnément injuste et partial. L'amour divin s'ouvre au Pauvre sans compter et se ferme terriblement au riche. Que peut donc faire le comte Tolstoï? N'essaie-t-il pas tout ce qui est en son pouvoir, puisque, avec la meilleure volonté du monde, il imite les gestes du cordonnier Mitrofan, de tous ceux dont on est assuré qu'ils entreront au royaume des cieux? Il se fait tout petit pour passer par le trou de l'aiguille. L'impossible s'accomplira-t-il en sa faveur? «Tout est possible à Dieu», répond Jésus à ceux qui s'étonnent de son inflexible sévérité envers les riches. Le comte Tolstoï peut-il espérer encore? Que faut-il, mais que faut-il qu'il fasse? Encore une fois, laissons que la grâce intervienne et que l'amour l'inspire. Mais la grâce agirat-elle et entendra-t-il les conseils de l'amour? Le riche tourne autour de son destin. Il croit, il veut croire qu'il lui est possible de gagner ce destin, de l'acquérir comme il acquiert un cheval ou une propriété. Le Pauvre est si pauvre que, parfois, il n'a même pas une âme. Mais le riche, comme le héros du roman de
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Gogol, se fait acheteur d'âmes. Il veut se choisir une âme. Une belle âme dont il soit content et qui lui fasse honneur. Et pure surtout, oh! oui, une belle âme bien pure...
Que peut faire le riche? Ah! tant pis, qu'il cherche, qu'il se trouve, qu'il appelle l'inspiration! Qu'il soit malade, comme le fut le riche Proust! La maladie est un moyen providentiel d'échapper à la richesse et de rejoindre la troupe sacrée des pauvres. Dans sa chambre grelottante, oubliée, au petit jour, à la pâleur des veilleuses et parmi la vapeur des fumigations, sous ses couvertures, Proust qui tousse et qui meurt sans cesse est l'égal du plus pauvre entre les pauvres. Mais il n'est pas donné à tout le monde d'être malade. Qu'y puis-je? Qu'y puis-je, s'il n'est pas donné au riche, à son corps comme à son esprit, de posséder une volonté assez tenace pour s'étendre jusque dans la nuit prénatale, dans ces jardins où les secrets de l'injustice divine président à la détermination des êtres?
Tant pis pour lui, si le riche pense que la vie est un choix, alors que le Pauvre, qui ne peut pas se tromper, sait qu'elle est une nécessité. Une nécessité avec laquelle il collabore comme il peut et qu'il embrasse dans l'obscure et aveugle unité de son destin. Comme je les aime, ces correspondances de Baudelaire, de Dostoïevsky où il n'est question que d'argent, toujours de l'argent, jamais de l'âme! Lettres saintes, écrites dans le feu et qu'on ne peut lire qu'avec des larmes. Voici le moment d'évoquer la figure de Dostoïevsky, ou plutôt, ce qui est encore d'un saint, son absence de figure.
Et d'abord écoutons-le juger la comédie de Tolstoï, la comédie de cet «homme bien né» qu'un abîme sépare irrévocablement du «petit peuple», de même que, dans l'Evangile selon saint Luc, un abîme sépare le mauvais riche et le pauvre Lazare. «Il ne faut écouter que la voix de son coeur, écrit Dostoïevsky. Si elle vous ordonne de distribuer vos biens, distribuezles; si elle vous commande d'aller travailler pour tous, allez! Mais là encore gardez-vous de faire comme tel rêveur qui va s'atteler à la brouette en se disant: je ne suis plus un seigneur, je veux travailler comme les moujiks! La brouette aussi peut être un uniforme... Ce qui importe n'est pas de distribuer ses biens et de revêtir un sarrau, tout cela n'est que formalité et lettre morte. Il n'y a qu'une chose grave et obligatoire: c'est
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la ferme volonté de faire tout ce que nous commande un amour actif, tout ce qui vous est possible, tout ce que vous reconnaîtrez sincèrement comme vous étant possible... Quant à tous ces efforts de simplification, ce ne sont que des travestissements qui vous amoindrissent et qui ne sont même qu'une offense pour le peuple.»
Fiodor Dostoïevsky n'a jamais eu le temps d'aller dans les bibliothèques pour s'y documenter, ni de causer avec les paysans pour noter des expressions pittoresques. Il n'a jamais eu le temps de rien. Toute sa vie, toute sa figure, tout son destin sont pressés par une nuit inextricable, et c'est de cette nuit même que son oeuvre doit se dégager. La nécessité qui écrase sa vie se glisse même jusque dans sa pensée, c'est-à-dire jusque dans le domaine de la liberté. Non seulement il faut qui'il paie ses dettes, nourrisse les siens, parvienne à manger, à ne pas mourir de faim, mais encore et de la même façon il faut qu'il fasse vivre Raskolnikov, Stavroguine, Muichkine, les Karamazov. Il faut qu'il les fasse vivre et il faut que ceux-ci le fassent vivre. Lui, eux, et sa femme Anna Grigorievna et toute cette incompréhensible infortune, tout cela compose une même unité. «Pendant toute ma vie, dit-il, je n'ai produit aucune oeuvre qui ne fût payée d'avance.» Il n'a pas le temps de se relire, de se corriger. Mais il faut qu'il crée. Il faut qu'il produise Raskolnikov, Stavroguine, Muichkine, les Karamazov, fruits non pas du loisir, mais du besoin, nés de la vie, à l'égal du plus désespéré de ses expédients, à l'égal de ces gestes qu'il accomplit comme le nageur qui cherche éperdument la rive, à l'égal de cette espérance folle et passionnée qui le pousse vers la table de jeu. Parmi toutes les combinaisons qu'il examine, tous les rêves qu'il échafaude, il y a ces personnages de chair et de sang qui, d'un même élan, se portent avec lui, vers une issue possible. Il n'est pas un démiurge, lui. Il est un homme en lutte avec son destin, et tout ce qui fait partie de cet homme, les pensées les plus basses comme les plus hautes, le bien comme le mal, tout s'efforce, tout est en mouvement, tout est harcelé par l'urgence et par la faim. Raskolnikov a faim, les Karamazov ont faim. Ni les uns, ni les autres ne pensent à se donner en spectacle au monde, ah! non. Ils ont bien assez de se défendre. Ils sont toujours menacés. L'épilepsie les guette sans répit, et la prison,
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et les créanciers, et les fusils du peloton d'exécution. Il faut les sauver, il faut se sauver. Il faut sauver l'amour. Anna Grigorievna supplie son mari de partir pour l'étranger. Là-bas peut-être... Ils discutent toute une nuit, en marchant au hasard, comme des errants à qui il n'est pas réservé une seule place dans l'univers. Ah! nous sommes loin ici d'un époux qui, par des arguments philosophiques, veut imposer à son épouse la cuisine végétarienne et d'une épouse qui essaie vainement de lui faire comprendre que toute cette philosophie légumière va compliquer le ménage. Le bruit de ces disputes ne parvient pas ici, et les intérêts qu'elles engagent apparaissent comme des divertissements de fantômes. Ici nous sommes avec deux êtres, tout près de deux êtres qui se débattent en pleurant contre quelque chose d'atroce et de réel, et nous entendons leurs respirations haletantes, leurs efforts et leurs sanglots. A Genève, ils se promènent devant les vitrines éclairées des magasins. «Là, raconte Anna Grigorievna, mon mari remarquait les bijoux qu'il m'aurait achetés si nos moyens l'avaient permis.» Et lorsque Dostoïevsky est volé par un ami, il se contente de murmurer: «Eh bien, je ne m'attendais pas à cela de lui. Voilà jusqu'où la nécessité conduit les gens.» Il le sait bien, lui, jusqu'où la nécessité peut les conduire. Et puis, le jeu... La tragique, l'épouvantable roulette. Les espoirs frénétiques, les espoirs, les désespoirs, et toute cette suite de lettres monotones, grotesques et sublimes, où il demande pardon à sa femme, pardon et de l'argent, encore de l'argent, pour la dernière fois, car cette fois il est sûr de gagner, cette fois il est impossible qu'il ne gagne pas, et il gagne en effet, puis il perd tout ce qu'il a gagné et au delà de ce qu'il a gagné, et il jure de ne plus recommencer, et il supplie sa femme d'emprunter de l'argent, de lui envoyer encore de l'argent, et il va, il s'enfonce au plus profond de cette chose inconnue, tumultueuse et infinie qui s'appelle le destin.
Le pouvoir du riche, la «conscience de pouvoir» dont se vantait le démiurge Tolstoï, en fin de compte, on l'a vue soumise au dieu supérieur, qui est Vanankè. C'est un pouvoir qui cède à sa limite. Au contraire, le Pauvre aspire à cette même limite et s'épanouit dans la fatalité. A travers les liens qui l'accablent, il cherche Vanankè, sa. propre anankè, sa fatalité particulière, son destin. C'est par son destin qu'il trouvera la liberté. Son
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destin est placé hors de l'actuelle servitude, au delà de l'avenir et du présent. Il est d'ordre spirituel. Il est le miracle. Dostoïevsky attend le miracle. Et c'est pourquoi, tandis que la vie de Tolstoï est si pesante, celle du misérable Dostoïevsky est merveilleusement légère. Car elle est illuminée par la foi en la magie, elle est traversée d'événements inattendus, elle est livrée aux fées, elle est une perpétuelle transmutation. Ce qui était nécessité se libère et s'envole. Les jeux de l'imagination se réalisent. Les causes agissent sur l'esprit, et à son tour l'esprit se fait chair. Que devient le moi en tout cela, que devient la personne, le personnage? Pressé, trituré, malaxé, jeté à tous les vents, traîné à travers le monde, arraché à sa patrie, à ses origines (mais les origines de Dostoïevsky! Vous savez bien qu'il ne descendait pas de Rurik et qu'il était né dans un asile de nuit de Moscou, quelque chose comme la maison Liapine), le personnage de Dostoïevsky, ainsi roulé par le flux et le reflux de la nécessité, n'avait guère le loisir de se considérer soi-même, mais il plonge dans cette nécessité au point de disparaître. «On ne pouvait jamais remarquer en Dostoïevsky, raconte Strakhov, aucune amertume, ni aucune aigreur des souffrances qu'il avait supportées; jamais il n'eut la moindre envie de jouer le rôle de martyr. » Ni de jouer aucun rôle. Il n'est pas sur la scène, lui, il ne tient nullement à faire rire ou à faire pleurer les autres. Et à une dame qui s'était plantée devant lui en minaudant qu'elle lisait sur son visage la trace de ses souffrances il répondit avec fureur: «Quelles souffrances?» C'est que les souffrances nécessairement souffertes ne sont pas pour être offertes en spectacle. L'épilepsie, l'emphysème, les dettes, le jeu, autant de maladies honteuses. Il y a aussi la honte d'avoir à remettre un manuscrit bâclé en quelques jours de fièvre et d'angoisse et que l'éditeur peut encore refuser et qu'une fois imprimé on n'osera pas relire de peur d'y trouver des fautes qu'avec un peu de délai on eût corrigées. Il y a les comptes toujours recommencés, les projets, les contre-ordres, les séparations, les télégrammes, les: «en un mot, je me tirerai d'affaire», les: «mon cher ange, je t'écris sur un bout de papier emprunté à la logeuse, car mon paquet de papier à lettres est fini», les: «remettez cette lettre à mon oncle, quand il sera de bonne humeur, et expliquez-lui tout», et tout le temps, tout le temps, les:
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«ma chérie, mon ange, ne t'attriste pas, ne t'inquiète pas... ma chérie, je suis pire qu'une brute... mon ange, mon unique bien, ma joie, me pardonneras-tu pour tout le tourment que je te fais éprouver?... ma chérie, mon amie, pardonne-moi, ne me traite pas de lâche...»
Ce ne sont pas là des choses dont on se vante : ce ne sont que des choses que l'on vit. On les vit sans orgueil, mais avec une sorte de dégoût actif et exaltant. Et à qui vient aimablement vous parler de vos souffrances on répond avec vivacité; «Quelles souffrances?» La souffrance du monde est profonde, chantait Zarathoustra. Mais «la joie est plus profonde que la peine du coeur.» Dorothy Stanley, dans les admirables souvenirs qu'elle rapporte sur son mari, ce héros qui sut se séparer du monde et porter jusque dans les ténèbres d'un continent nouveau sa volonté de vivre et d'aimer, nous dit que «pour comprendre la vie de Stanley, il faut indiquer un de ses plus anciens et plus chers désirs: c'était d'arriver à effacer par le caractère de sa personnalité et de son oeuvre entière, le stigmate de paupérisme que le système de la loi des pauvres avait si profondément marqué sur son âme même et dont la flétrissure a souvent en effet et pour jamais une action si désastreuse sur tous ceux qui voudraient sortir, si peu que ce soit de cet abîme de désespoir». Tel est le rêve qu'un vrai pauvre confie à la compagne de sa pauvreté. Le Pauvre est grand parce qu'il est sans cesse en route et en bataille, parce que sans cesse il veille à effacer la pauvreté de son front. Et c'est tout.
Le riche rejoint le philosophe au point où celui-ci, selon l'expression de Chestov, se transforme en prédicateur. Le riche, que sa richesse isole de la vie, le riche qui a tout loisir de considérer la vie non comme une nécessité, mais comme un choix, se choisit un personnage et croit ainsi faire peau neuve et se débarrasser du poids et de la honte de sa richesse. Ce personnage, il l'habille, le revêt de vêtements précieux, d'ornements étincelants, le pare, le farde, le peint et le repeint, puis l'offre à l'admiration de l'espèce humaine, l'impose comme exemple à imiter et comme fin à poursuivre. Les voies les plus diverses se présentent aux choix du riche; tout est possible à son voeu de perfectionnement continuel; illimitée lui apparaît sa «conscience de pouvoir».
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Qu'elle sera belle, peut-il s'écrier, l'image que je parviendrai à me faire de moi-même! Et comme le monde en sera ému et touché! Il revient sur cette sculpture, il la reprend sans cesse, il en discute avec lui-même chaque détail et chaque intention. Un homme qui a souvent approché Tolstoï et qui a très activement médité son enseignement, le président Masaryk rapporte que «la maison de Tolstoï semblait toujours être une sorte de parlement religieux et éthique». Autour de lui, comme des bourdons, s'était amassé un essaim de fainéants qui, contents, eux aussi, de s'isoler d'un monde injuste et, plus encore, de la nécessité de vivre, s'occupaient, auprès du maître habilleur et sculpteur, auprès de l'illustre histrion, à fignoler leurs divers personnages jusqu'à former une troupe pathétique, criarde et bigarrée. «Quand j'étais chez Tolstoï, raconte Masaryk, j'éprouvais toujours le sentiment de l'homme qui est forcé de se confesser publiquement. A force d'être en rapports avec les hommes les plus opposés, il s'était étonnamment assimilé la manière naturelle de s'entretenir individuellement avec tout le. monde et de vous amener en quelque sorte à vous confesser.»
Tous ces ex-hommes incapables de vivre et oppressés par la question à priori: «Que devons-nous faire?» accouraient chez ce faux Socrate et celui-ci les accouchait, non point tant par la question déjà vaine: «Qui êtes-vous?» mais par celle-ci, plus impertinente et plus péremptoire: «Qui voulez-vous être?» Ces «gens louches», comme les appelait la comtesse Tolstoï, ces «obscurs», qui s'immisçaient insolemment entre celle-ci et son mari, salissant de leurs vertueux et boueux pieds nus le plancher que ses mains «journalières» s'efforçaient de tenir si luisant, on imagine quelle belle collection de parasites, de cabotins et de farceurs ils pouvaient composer! Il y avait là un vieux Suédois qui dormait sur le sol avec une bouteille sous la tête et portait des haillons à travers lesquels on voyait à nu des morceaux de peau sale, il y avait le représentant d'une eau dentifrice, et l'homme qui ne mangeait que tous les deux jours, et celui qui se piquait à la morphine et démontrait le dogme chrétien par des formules mathématiques, il y avait des espions, des mouchards, et, comme dans tout bon château féodal, des pèlerins qui suivaient la route de Moscou à Kiev et des chanteurs de bylines, il y avait un juif qui affectait de mendier sa
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nourriture aux paysans de Iasnaïa-Poliana, cependant que sa femme et son enfant mouraient de faim, et qui poussait la sainteté jusqu'à refuser le pot de lait quotidien que l'on voulait offrir à son enfant. La nécessité de la vie était suspendue, mais le parlement, «le parlement religieux et éthique» était grand ouvert et battait son plein. Tolstoï s'était retranché, mais dans une forteresse retentissante de discours guerriers. Ein feste Burg ist unser Gott, proclame le cantique hautain de maître Martin Luther. Il s'était séparé du monde, mais il avait crée à côté du monde toute une société artificielle plus étroite, plus tumultueuse, plus incohérente que le monde, un parlement avec toutes les passions et toutes les bassesses des parlements, un concile où toutes les hérésies entrecroisaient leurs vociférations. Et sa conscience était elle-même un parlement, un parlement bavard et discordant au-dessus duquel il avait dressé la dictature de sa propre image, de son personnage enflé de vent et de violence. Qui se sépare du monde et ne peut, faute d'innocence et de courage, préférer la ruine, la folie ou la mort à la prédication, celui-là ne peut subsister qu'en rétablissant la loi, c'est-à-dire l'injustice et qu'en se faisant lui-même l'incarnation de cette loi, c'est-à-dire prophète, usurpateur, inquisiteur, maître des hommes, maître de ces hommes détestés, de ces pécheurs, de ces maudits. Il retombe parmi eux, se constitue leur guide et leur idole. Il n'a plus d'autre jouissance que de leur administrer de bienfaisantes tortures, leur imposer d'atrabilaires caprices, les mettre à nu, les flageller, se venger sur eux. Le prophète veut priver les autres hommes de boire de l'alcool parce que c'est un péché et parce que lui-même, sans doute, fut un grand ivrogne. Le tyran les en prive, parce que la consommation de l'alcool est contraire à une production intense, mais il leur en distribue des rasades, lorsqu'il s'agit de les entraîner à la haine et aux combats. L'esthète recommande l'alcool, parce que son usage permet de substituer le rêve à la réalité. Bref tous se mêlent d'ordonner la vie d'autrui et aucun ne vit. Mais le Pauvre... Le Pauvre, lui aussi, est séparé du monde, mais non point par suite d'un mouvement de l'esprit ou d'une révélation. Il en est séparé par la très réelle et très impitoyable nécessité des choses, et son voeu le plus cher, c'est sans doute de se voir réintégrer au monde. C'est de vivre, ou tout au moins de vivre un peu. Il
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ramasse les miettes tombées de la table du riche. Il n'a que faire de parlements, ni de dialectiques morales, ni de dilettantismes esthétiques, ni de tous ces artifices que les misérables riches et les philosophes en détresse invoquent pour subsister. Lui, c'est, de réalités qu'il a faim et soif. Aussi supporte-t-il avec patience les injustices du monde et souffre-t-il que ce monde soit né du péché. Tout injuste et pécheur qu'il soit, il est si beau ce monde! Et la vie est si désirable! Peut-être s'étonne-t-il des guerres, des tribunaux, des bordels, mais tout cela est encore la vie et il veut la vie!
Aussi Dostoïevsky ne se plaint-il pas de ses souffrances. Si on l'a envoyé en Sibérie, s'il a été attaché au poteau d'exécution, sous les regards des fusils braqués, ce n'a pas été pour avoir défendu une idée: le Pauvre ne peut guère se payer le luxe de défendre des idées, il a trop à faire à se défendre soi-même. Et il n'en garde aucune rancune aux hommes. Dostoïevsky aime la Russie et il aime l'Europe, il est slavophile, il est cosmopolite, il est artiste, il n'a jamais insulté le tsar, il aime le tsar. Le tsar n'est pas pour lui ce rival jalousé de Tolstoï et à l'égalité duquel Tolstoï a poussé sa figure de prêtre et de tsar moral, d'Antitsar, d'imposteur avide et pareil à un Boris Godounov du désert, éminemment disponible, éminemment convaincu de sa «conscience de pouvoir». Mais la conscience de pouvoir du Pauvre s'étend bien plus loin : elle s'étend vers la vie, elle prend possession de la vie, elle mêle à la réalité future de la vie une multitude naissante de rêves, d'espoirs et d'enchantements. Comment subsister en dehors de la vie, comment vivre lorsqu'on s'est révolté contre elle et retranché du monde des vivants? En créant dogmatiquement une vie supérieure, répond le prédicateur, le riche prédicateur bouffi et superbe. En tâchant encore et quand même de vivre, répond le Pauvre. La vie le repousse, mais il suit amoureusement ses traces, il est toujours près de l'atteindre, il l'atteint, il la saisit dans un embrassement prodigieux et où l'humanité tout entière se réconcilie avec elle-même. Les quelques heures d'amour, d'ivresse, de gloire, de joie créatrice, de bonheur qui ont illuminé la vie infernale de Fiodor Dostoïevsky, ces pauvres heures sont infinies et dépassent en plénitude les âpres et moroses plaisirs que la prédication a pu rapporter au tout puissant maître et seigneur de Iasnaïa-Poliana.
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Ce n'est pas que le Pauvre soit un résigné et un conformiste, ce n'est pas qu'il lèche la main qui le frappe. Au contraire, ses colères sont plus redoutables que les pires cataclysmes de la nature. Les juges, les soldats, le tsar, l'incompréhensible ajustement du monde, il est leur première victime: comment ne seraitil pas le premier à s'épouvanter d'un ordre qui exige de pareilles abominations? Ce que Tolstoï a vu, soudainement et dans une horreur d'apocalypse, lui, il le subit. Mais justement parce qu'il le subit, sa réaction est différente, et au lieu de fuir ce monde d'abominations il va vers lui, il va vers les fusils braqués, vers le tsar, vers les juges et les soldats, il va, la tête inclinée sur l'épaule, les bras tendus, en murmurant: «Frères!» C'est qu'au delà de la cruelle apparence sociale il pressent la réalité, cette réalité qui est amour et que Tolstoï avait confondue dans son anathème. A la joie de I'anathème, à la joie de proférer du haut de toute sa personne un dogme impitoyable, Tolstoï avait sacrifié la part d'amour qui se cache au fond des choses humaines, et surtout au fond de l'art et au fond de l'amour luimême. Mais le Pauvre ne s'y trompe pas. Aussi regardons-nous comme l'art du Pauvre, cet art qui prend sa source dans les larmes et dans le sang et qui s'achève dans un haut et pur désintéressement. Au contraire de ce que l'on serait tenté de croire, l'art du Pauvre est celui qui s'oppose à l'art prédicant. L'art du Pauvre est celui qui s'oppose à l'art du peuple ou à l'art pour le peuple, et à toutes ces doctrines plus esthétiques, sous leur apparence crapuleuse, que les plus prétentieux et les plus coruscants esthétismes. Quand, dans une salle étincelante de lustres, de bijoux et de femmes à demi-nues, le rideau se lève sur le crocodile en carton et le jeune sonneur de cor, le Pauvre sait pénétrer la réalité profonde qui se joue derrière ces phantasmes odieux ou ridicules. Et tout vibrant de la fièvre des communions humaines, il plonge au sein de la musique et de l'amour. Cette salle de clinquant, il l'embrasse du regard, y découvre des visages régénérés, la prend en lui, la purifie au feu de son coeur, et plein de toute cette vie unanime qui, entre deux éternités, bouge et progresse en lui, il se tourne vers le mystère immémorial que célèbrent le chant et le geste et, avec le héros de la jeunesse, triomphe une fois encore du monstre étalé dans le sommeil et dans la possession. L'art de Tolstoï,
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avant d'être un art de moralisateur et d'apôtre, avait été sans doute un art de démiurge, l'art du formidable créateur qui crée sa création, puis l'abandonne aux soins de la providence. Mais ce n'a jamais été, comme l'art du Pauvre, un art, qui, derrière la création, suscite une réalité profonde, libre, miraculeuse à laquelle l'être intégral, corps et âme, peut s'abreuver jusqu'à l'ivresse. Ce n'a jamais été un art religieux. 1
JEAN CASSOU
1 Ce chapitre fait partie d'une étude d'ensemble qui paraîtra en volume chez Grasset (Paris) sous ce titre: Grandeur et infamie de Tolstoï.
LE COURRIER DEWALLENSTEIN 1
IL y avait longtemps qu'il faisait jour et le cheval, plusieurs fois, avait tourné la tête vers son maître, avec un regard expressif qui semblait une question muette. Ses fers tenaient encore tant bien que mal; mais la sangle commençait à se relâcher si bien qu'il ne sentait ni la selle, ni les jambes du cavalier. On n'avait pas de temps à perdre, et pourtant le cavalier n'avait aucune envie de jouer des éperons. Depuis qu'il avait quitté Opava, le chemin avait été long et le gîte mauvais. Le brouillard de mars pesait sur sa poitrine et pénétrait jusque dans les naseaux du cheval baigné de sueur. Les inégalités du sol devenaient douloureuses et la boue du champ était lourde comme le secret que le cavalier portait sur son coeur. Il le portait vraiment sur son coeur, caché sous son pourpoint de cuir. Les peupliers de l'évêché l'accueillaient avec un bruissement hostile. Déjà les avenues paraissaient plus proches et les brouillards qui s'étendaient au dessus des marais de Moravie se déchiraient. On entendait la voix lourde et glaciale des cloches. A cette époque, les seigneurs ne les avaient pas encore fait descendre de leurs tours et les maîtres fondeurs attendaient en vain du travail. Un vent froid et perçant s'était mis à souffler. Le cavalier avait l'impression que la bise pénétrait jusque sous son pourpoint, et qu'elle agitait le message dont il était porteur comme une feuille morte entraînée sur les tombes d'un cimetière. Ces images lugubres lui venaient à l'esprit parce qu'il avait faim, qu'il n'avait pas assez
I La scène imaginée par l'auteur se passe en 1634, l'année où Albrecht von Wallenstein, duc de Friedland, révolté contre l'empereur Ferdinand II fut assassiné sur son ordre dans la ville de Cheb où il s'était réfugié.
II faut se souvenir, pour l'intelligence du récit, que Wallenstein, descendant de la vieille famille tchèque de Valdstyn, grisé par ses succès militaires et par la confiance de ses troupes, avait cherché à se tailler, à coups d'épée, un royaume en Europe Centrale. — Ses régiments tchèques l'avaient proclamé roi de Bohême, et lui avaient prêté serment de fidélité. (N. D. L. R.)
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dormi et que, malgré le mouvement du cheval, il avait froid. Mais une idée le ranima: il sourit de se rappeler une autre matinée semblable à celle-ci, il y avait environ dix-huit mois, le mâtin de la bataille de Lutzen. Le signal de la bataille réchauffe tout bon soldat, fût-il à l'agonie. On apercevait Olomouc.
La ville paraissait lointaine et on avait l'impression qu'il était impossible de l'atteindre avant midi. Le ciel était gris et les nuages se bousculaient dans leur course. Les toits pointus et les tours carrées des églises supportaient avec peine le voile de pénombre et d'humidité qui les recouvrait. Le rempart paraissait un long serpent raidi. Les portes de la ville avaient perdu leur air glorieux, pas plus hautes ce matin-là que des nains qui se haussent sur la pointe des pieds. Les bastions semblaient transis de froid. Les vedettes et les demi-lunes inachevées se dressaient effrayantes et lamentables comme des équarissoirs incendiés. Les palissades moisies suaient la faim et l'ennui de la vieillesse. Cette forteresse endormie provoquait à l'attaque par sa misère hautaine et arrogante, mais rebutait par sa tristesse perfide, comme si elle eût été visiblement protégée par un sort maléfique contre lequel toute force et toute vaillance devaient honteusement se briser.
Bien souvent, le matin, quand il y avait brouillard, et qu'on enfonçait dans la boue, le champ de bataille, avant le combat avait eu cet air sinistre, mais alors les soldats avaient bien autre chose à faire que de contempler des paysages endormis et des villes paresseuses. La bataille, la tombe ou la gloire, la sanglante retraite ou le butin somptueux; il y avait là de quoi réchauffer un esprit qui se sentait vieillir. La route qui menait vers le pont était déjà refaite. Il était temps d'éperonner le cheval parce qu'on l'avait certainement aperçu avançant dans le brouillard, comme un spectre noir. Maintenant, il s'agissait de faire fière contenance: le cavalier se redressa, poussa son cheval, et à mesure qu'il approchait de la ville, il accélérait l'allure. Il aurait dû s'arrêter à la porte; mais il ne pouvait admettre qu'on le soumît à un interrogatoire. La porte grande ouverte s'offrait avec indifférence. Des soldats débraillés affermirent leurs mains sur leurs hallebardes, mais sans hostilité. La bouche ouverte, le visage ridé, ils fixaient le cavalier en brigands paresseux, en ferrailleurs pleins de couardise qui ne distinguent pas un homme
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d'un animal mais qui sont capables de flairer le butin d'une lieue. D'une voix éraillée l'un d'eux cria: « Qui vive? »
Son cou s'enfla, un éclair passa dans son regard et sa hallebarde s'abaissa un peu. Le cavalier fit une grimace dédaigneuse; il ralentit la marche de son cheval et d'un geste méprisant il écarta la vaine hallebarde. Le caporal qui se tenait près de la porte, se retourna d'un air effrayé pour appeler un officier. Un enseigne sortit précipitamment d'un guichet. Son chapeau tomba, il se baissa pour le ramasser. Le cavalier se retourna et comme s'il avait pris le mouvement du jeune enseigne pour un salut trop respectueux, il fit, pour l'en remercier, un geste accompagné d'un sourire condescendant. L'enseigne s'étant remis de sa surprise, se mit à le maudire; mais il se rappela soudain qu'il ne savait pas à qui il avait à faire; il suivit l'intrus d'un regard embarassé tout en cherchant à cacher sa colère. L'autre avait aussitôt poussé son cheval et se dirigeait vers la seconde porte. La route était déserte. Un mousquetaire cherchait à allumer l'étoupille de son fusil, mais elle était humide; il y avait longtemps qu'on n'avait pas tiré. L'enseigne fit un geste résigné de la main: une fois qu'un étranger a pénétré dans une forteresse, sans montrer son passeport, le mieux est de laisser faire.
Deux mots parvinrent j usqu'aux oreilles du cavalier:... « écharpe rouge! »
Il jeta un coup d'oeil sur son écharpe pour se convaincre qu'elle était bien là. C'était une journée grise; les remparts, les toits, les hallebardes, les soldats, les nuages, la route, tout était gris, humide et contracté de froid. Seule brillait l'écharpe rouge, comme une rose dans la boue. Il avança jusqu'à la porte intérieure de la ville qui se dressait menaçante: elle tâchait de paraître haute, puissante et dure comme la morgue d'un vieux bourgeois, pourtant elle n'avait, derrière ses ornements de pierre, que la grandeur pusillanime des grands seigneurs et des fonctionnaires qui, devant la moindre bandé d'insurgés, se déguisaient et s'enfuyaient dans leurs carrosses jusqu'à l'autre bout du pays.
Une sentinelle présenta les armes. Peut-être eut-elle, un peu tard, un mouvement de méfiance; mais déjà le pavé résonnait sous le pas du cheval; déjà les rues se resserraient entre des maisons basses et lourdes qui cherchaient à paraître hautes; de tous les côtés, une foule de fenêtres noires contemplaient le néant avec
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une curiosité d'aveugles; les enseignes de toutes sortes de métiers se dressaient au coin des rues et pendaient, immobiles, audessus des portes; une herbe jaune poussait entre les pierres et, désoeuvrés, de grands canonniers aux jambes torses se promenaient d'un air fatigué. Un voiturier à rouge figure d'épouvantail conduisait une voiture chargée de tonneaux vers une auberge des remparts, et, sous la bâche, il y avait un soldat avec une femme ou une ribaude du camp. Mais soudain, comme par un miracle, le carrefour s'éclaira. Un rayon de soleil gai, moqueur, échappé de la masse sombre des nuages, jouait sur le mur. Une fenêtre de l'auberge s'ouvrit et une odeur indiscrète s'échappa de la fenêtre basse. Oui, c'étaient des choux, c'étaient bien des choux, et quelque chose d'autre encore, des saucisses, peut-être. Il n'y avait pas de doute: c'étaient des choux et des saucisses. Le cavalier se rappela son voyage fatigant; il se souvint que ce jour-là il était parti sans déjeuner, rongeant une croûte de pain, parce qu'il n'avait rien pu acheter; et pourtant il avait de beaux thalers dans sa bourse, et quatre écus, sans compter les sous. Mais il fallait attendre encore. Les saucisses pouvaient être bonnes; mais c'était pour la canaille, pour les vauriens de soldats de cette maudite forteresse, pour cette valetaille aux jambes torses, aux yeux vairons, aux oreilles bouchées, pour ces bourgeois hideux, chauves et avares, pour ces camelots et ces vicaires sans le sou...
De loin il aperçut un officier qui marchait sur le trottoir; son visage rayonnait de jeunesse, son chapeau et son manteau resplendissaient. On devinait sans peine qu'il était de la garde du cardinal. Un vieux scribe desséché, solennellement édenté, majestueusement barbu, débouchait en hâte d'une rue latérale, furtif comme un des usuriers juifs de la cour. Un bourgeois, large comme un carrosse, sortit d'une porte en regardant le ciel, parce que son obésité et son asthme ne lui permettaient pas de considérer autre chose que les hauteurs. Non, vraiment, ce n'était pas le moment de mettre pied à terre, ni de faire sonner ses éperons sur le seuil de l'auberge d'où sortait cette vapeur alléchante de chou et de saucisse. Soudain, une fenêtre s'ouvrit au premier étage; une main blanche écartait le rideau; sur une épaule vêtue d'une camisole claire glissait une lourde tresse. On aurait pu, tant elle était lourde, s'en servir pour grimper jusqu'à
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la fenêtre. Dans l'ombre, deux beaux yeux rayonnaient comme une couronne des jours heureux; les yeux prirent un éclat sombre et le rideau blanc retomba, d'un mouvement pudique et passionné, masquant l'image de la femme inconnue. Mais on devinait que dans cette pénombre enchantée, derrière le rideau frissonnant, frissonnait aussi la curiosité matinale de cette beauté surprise.
« Voici qui est de bon présage! » s'écria le cavalier en levant la tête; puis il grommela entre ses dents: « Non, je ne suis pas venu à Olomouc, pour manger des saucisses et des choux.»
Le garde du cardinal s'approcha d'un air nonchalant et supérieur. Le cavalier fit, de la main, un geste, qui était à la fois un salut et un ordre d'approcher. L'autre était un officier et déjà, dans leurs yeux, dans leurs bouches à tous deux, l'impertinence éclatait.
« Où trouverais-je le commandant de la forteresse? »
L'officier le toisa du regard; il était sur le point de lâcher une grossièreté, mais il s'aperçut que, jusqu'à présent, il n'avait aucune raison d'être grossier, bien qu'il eût été facile d'en trouver. D'ailleurs, le cavalier au visage basané portait un vieux manteau et un affreux sabre, tandis que l'épée de l'officier était fine et brillante. Et qui sait si le lendemain il ne serait pas obligé d'aller sur le terrain avec ce gaillard mal rasé qui, en dépit de son air de vagabond, pouvait avoir en poche quelque titre de noblesse.
«Chez Son Eminence », répondit-il, en accentuant chaque syllabe, et comme si après de telles paroles, répliques ni raisonnements ne pouvaient plus l'atteindre. Puis il s'éloigna d'un pas solennel, en faisant sonner ses armes resplendissantes. Le cavalier prit un air sombre comme s'il avait dû trébucher sur cette Eminence, mais aussitôt son agitation se tourna en gaîté. Il fit faire demi-tour à sa monture et se dirigea lentement vers la maison de l'évêque. Le portier se serrait de froid dans sa pelisse de fourrure et le palais de l'évéché, tout gris, se donnait de faux airs d'indigence.
« Où allez-vous? » prononça le portier qui paraissait taciturne et placide.
« Chez Son Excellence le Général. »
« Il ne reçoit pas ici. »
« Alors, chez Son Eminence. »
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« Mettez votre cheval à côté, dans la cour. Qui êtes-vous? »
Le cavalier sauta de cheval et tout en sautant il rendit la bride qu'il jeta comme une boucle autour du cou du portier. Alors il se mit à marcher à pas lourds, pour détendre ses membres engourdis et se hâta dignement vers la porte cochère.
« Courrier de Sa Majesté! » s'écria-t-il sans se retourner vers le portier surpris, et qui fut projeté dans de rapides réflexions sur les manières inouïes que prenaient maintenant les courriers de Sa Majesté, mais qui ne se permit pas de conclure.
« Pour chez le Général? » demanda-t-il, en esquissant un geste rapide, à un prêtre myope, aux joues roses, et dont les petits yeux pâles, cachés par des lunettes, avaient une expression fatiguée. L'autre fit des efforts pour retourner sa tête de mouton frisé sur son cou large et court; il haussa le sourcil et sa longue soutane se gonfla comme la queue d'un dindon surpris, mais dont la paresse et la placidité l'emportent.
« Attendez, mon ami, » lui cria-t-il d'un air affairé; «en ce moment Son Eminence reçoit une visite. »
Le courrier continua son chemin sans s'occuper de ce qu'on lui disait. Le prêtre s'agitait sur place; il s'apprêtait à courir pour rejoindre l'étranger et pour lui répéter, avec plus d'insistance, et s'il le fallait, dans toutes les langues qu'il connaissait, qu'en ce moment Son Eminence recevait une visite très importante; mais le courrier marchait toujours, et à mesure qu'il s'éloignait, au lieu de rapetisser, il semblait plutôt grandir. Soudain, un prélat apparut à l'une des portes; il était vieux; ses cheveux gris lui donnaient une grande dignité. Il portait une croix d'or ornée de perles et de topazes au bout d'un ruban violet; d'un regard froid, il toisait le nouvel arrivant. L'étranger, à son tour, contempla attentivement le prélat de peur de ne pas reconnaître et de manquer le cardinal. Ce n'était pas lui, et comme pour expliquer sa courte hésitation, le courrier fit un vague mouvement de la tête qui pouvait signifier tout ce qu'on voulait. Le prélat rougit et pâlit, il se balançait sur une jambe, puis sur l'autre, et d'un air sévère, se plaçant au milieu du corridor, il suivit des yeux le courrier, en serrant furieusement entre ses doigts sa croix pectorale. Mais le courrier marchait d'un pas sûr comme s'il passait là tous les jours.
« Où allez-vous? » lui cria l'ecclésiastique d'une voix sévère,
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agitée et perçante dont l'écho lui revenait faiblement; mais déjà les portes s'étaient ouvertes; déjà, elles se refermaient.
Le courrier se trouvait dans une antichambre. Maintenant, il avait autour de lui quatre murs, tout différents de ceux des couloirs et des escaliers de l'évêché. Le plafond lui-même était d'un autre genre. Toute la pièce faisait penser à une cage, à une caisse plutôt sinistre. Et on y pouvait presque regretter le vent froid qui balayait les champs boueux et les routes désolées. Cela sentait l'antichambre et le bureau. Un froid sec résistait aux bouffées de chaleur qui s'échappaient d'une cheminée où criait le bois flambant. Un page au visage lisse, blanc et rose, aux boucles frisées et poudrées, couvert de dentelles et de rubans, se tenait debout, près de la fenêtre, dans un demi-jour finement tamisé par des rideaux de couleur. On aurait dit un modèle posant pour un peintre célèbre. D'un geste modeste et noble de sa main fine et blanche, il serrait la poignée d'une épée brillante. Le courrier le regarda avec indifférence comme si c'eût été un mannequin de cire; il aperçut aussi un laquais plus important que tout le reste de la maisonnée, et, d'un mouvement plein d'indolence et de gravité, il écarta la lourde portière avant même que les autres eussent eu le temps de se souvenir qu'ils avaient une langue et des bras. Derrière la portière, il y avait une grande salle dont les murs étaient couverts de tableaux sombres dans des cadres brillants. Des évêques du temps passé, aux épaules prodigieusement larges, et aux cheveux roux plongeaient vainement, dans la salle, leurs regards morts. Un grand tableau représentait des vassaux qui juraient fidélité à leur évêque. Le courrier s'arrêta et, rêvant un instant, fixa le tableau de ses yeux fatigués par le vent. On y voyait une foule de nobles personnages de grande taille et de stature élancée, tous cloués au sol; ils avaient des têtes pointues, plates ou carrées, des cheveux roux de brigands, des barbes pointues et des yeux avares, aux regards perçants d'assassins. On avait l'impression que les têtes de tous ces personnages n'étaient pas bien fixées sur leurs épaules et on voyait que leurs mains étaient aussi habiles à tenir un chapelet qu'à écrire des lettres infâmes. L'évêque, qui recevait leur hommage, était assis dans toute sa gloire de bois doré; son visage était sombre et son regard dur comme un os. Ses vêtements de lourde étoffe brochée d'or, dans leur pompe sourde et
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muette, étaient comme le triomphe de cette cérémonie. Le rideau de la fenêtre projetait un peu d'ombre sur le mur où se trouvait ce tableau, dont à terre deux personnages semblaient s'être détachés. On aurait pu imaginer encore que le peintre avait oublié de les mettre sur son tableau et qu'ils étaient restés sur le parquet de cette salle. C'était un vassal et un officier qui portaient les couleurs de la garde épiscopale. Le courrier contemplait la scène comme si les personnages peints avaient été vivants et les personnages vivants peints, comme s'il les reconnaissait tous les uns après les autres, comme s'ils n'avaient pas eu de secret pour lui, tous ces gens honnêtes et fidèles aux veines sinueuses, aux membres tors et aux crânes aplatis. On avait l'impression qu'on leur avait quelque peu craché au visage et qu'ils s'étaient soigneusement essuyés. Ils étaient d'une lâcheté majestueuse, et pleins de courage pour tramer des assassinats. C'était l'image de l'époque; c'était tout le siècle et son orgueil. Il les avait vus à la cour, il les avait vus à l'armée. Il leur fit un geste de la main comme pour les remercier d'un salut ou pour les en dispenser. Son geste s'adressait aussi, un peu, à la porte, à la lourde porte, qui s'appuyait sur le parquet. Silencieuse, elle criait sa colère. Mais le courrier, dédaigneux des habitudes de la maison, avec une insolence inouïe, marcha droit vers cette porte imposante.
« Aurait-il l'audace d'entrer sans être appelé? » murmura le capitaine de la garde épiscopale d'une voix de violon à laquelle il essayait vainement de donner un son d'orgue, comme un vicaire qui rêve à la mitre. Le courrier se retourna sans s'arrêter.
« L'évêque est en train de recevoir un commissaire de Sa Majesté, » fit le capitaine d'une voix de violoncelle avec une sourdine de colère, et comme si les crins de l'archet s'étaient déchirés. Ses veines s'enflaient; il semblait qu'un coup de sang eût fait sortir ses yeux irrités de leurs nobles orbites. Mais le courrier, comme dans un rêve, frappa à cette porte imposante, et, sans attendre une réponse inutile, il entra.
Cette pièce avait également des fenêtres, des murs et un plafond. Elle était pourtant moins accablante; on voyait qu'elle était habitée par une puissance qu'on n'aurait pas pu enchaîner, ni étrangler comme un animal pris au piège. La présence de cette puissance mystérieuse semblait la prolonger et l'élargir à l'infini,
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et on sentait que ces armes brodées, ces franges et ces houppes de soie n'étaient pas simple vanité de gentilhomme sans grandeur ou de vil commerçant. Dans un coin, un tableau charmant représentait la vierge Marie rayonnant d'une chaste lumière, exhalant comme un doux parfum. Un tapis brillait sur le parquet. Sur ce tapis, les pieds prenaient d'eux-mêmes une position oblique et confortable, comme s'ils avaient sommeil. Deux de ces pieds étaient des pieds militaires. Au-dessus d'eux, entre une tête bouclée et des épaules rembourrées, bouffait une collerette à l'ancienne mode. Les deux autres pieds étaient ceux du cardinal; ils étaient sévèrement surmontés d'une robe majestueuse. Des cheveux gris formaient sur son front doux et accueillant de vieillard un joli petit diadème, et son aimable visage rose, sous des yeux au regard perçant et sage, exprimait une bonté toute paternelle. Le cardinal témoignait par de petits signes de tête d'une complaisance empressée et d'une entière approbation. Les deux corps s'enfonçaient dans les fauteuils qui paraissaient plantés dans le sol. Le plafond était haut, et les deux personnages étaient très bas, très près de la terre. Le tapis, les fauteuils, les jambes des fauteuils, de la table et des deux hommes, s'aplatissaient contre la terre, eux-mêmes collaient à la terre. Entre la terre et le plafond, il y avait un grand espace qui paraissait vide, mais rien n'empêchait l'esprit de le peupler d'une foule d'images et de fantômes.
Le cardinal finit par se déranger; avec bienveillance il se redressa dans son fauteuil et avec beaucoup d'amabilité et de patience, il tourna vers l'intrus son visage plein de dignité et ses yeux où brillait une bonté paternelle.
Le nouvel arrivant se découvrit avec gravité, sans le moindre embarras; d'un geste calme, l'évêque lui fit signe d'approcher. Le nouvel arrivant fit encore un pas, puis un autre.
«Que désirez-vous?» prononça le cardinal de sa vieille voix fluette où perçait un reproche. Il avait deviné qu'il se passait quelque chose d'anormal. Il lui semblait bien qu'il ne s'agissait pas d'un de ces messages anodins qu'on peut permettre aux porteurs de remettre n'importe où et à n'importe quelle heure.
Au premier mot du cardinal l'intrus s'arrêta. Il s'inclina encore, le chapeau à la main, et donna à cette question directe une ré-
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ponse plus directe encore qui surprit le cardinal à tel point, qu'il s'appuya au dossier de son fauteuil pour se lever.
«Votre Eminence et le Général!»
Le courrier prononça ces paroles sur un ton courtois, mais le cardinal croyait discerner dans cette voix un accent de bravade et d'ironie. A ce moment, le baron, qui, assis dans son fauteuil, tournait le dos à la porte, se retourna et on aperçut, au-dessus du dossier, les rides d'un front jaune qui surmontait des sourcils d'un gris sale. On devinait un serpent de la trésorerie impériale.
«Vous auriez peut-être dû vous adresser à son Excellence le Général,» fit remarquer le Cardinal, d'une voix pleine de compassion et de reproche; «mais il n'est pas ici; il reviendra dans un moment. D'ailleurs, ici ...»
La voix du cardinal, au début pleine de douceur, cherchait à s'élever pour bien indiquer qu'il s'agissait d'une réprimande, quand le courrier, avec une parfaite inconvenance, lui coupa la parole.
«Non, Eminence, c'est un heureux hasard qui m'a amené ici, presque malgré moi.»
«Qui êtes-vous, cavalier?» demanda le cardinal, cherchant à couper court à un de ces accès de déclamation qui, chers aux courtisans et aux libertins, sévissaient maintenant même chez les soldats.
«Courrier de Sa Majesté!»
Le silence pénétra tous les objets de la pièce. Le visage du cardinal prit une expression grave, douloureuse. Il passa sur son front une main agitée, mais aussitôt il se ressaisit, les plis de sa manche retombèrent avec majesté et le cardinal, reprenant conscience de la dignité que lui conférait son rang, se redressa dans son fauteuil, comme il convient quand on reçoit un messager de l'empereur, qui, pourtant, n'est pas muni de pleins pouvoirs.
«Votre message?»
Le courrier fixant le cardinal d'un regard ferme et scrutateur, répondit en s'inclinant, mais son respect, malgré toute la dévotion qu'il y mettait, n'était pas celui d'un vassal ni d'un soldat.
«La lettre que j'apporte n'est destinée qu'au général. Toutefois, je puis traiter avec Votre Eminence, en ma qualité d'envoyé plénipotentiaire de Sa Majesté. Le Général pourra vérifier mes pleins pouvoirs, si Votre Eminence le désire. »
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Ces dernières paroles, prononcées avec douceur, avaient quelque chose de provocant. Le cardinal regarda le visiteur qui se tenait debout, puis celui qui était assis; son humeur se gâtait un peu, mais il restait plein de patience.
«Le baron vient également de la part de Sa Majesté,» fit-il observer, «il n'est arrivé que depuis une heure.»
«Et moi j'arrive maintenant,» répondit le courrier. Le baron qui tournait le dos à la porte se leva d'un air intrigué.
«Vous aurait-on donné l'ordre de me rejoindre en route et de me remettre une lettre?» demanda-t-il au courrier.
«Je ne vous connais pas, Monsieur,» répondit le courrier d'un air distant. «Si je poursuivais quelqu'un, ce serait avec mon sabre. »
«Seriez-vous porteur d'un messageplus important que le mien?» demanda le baron d'un ton ironique.
«Je le crois,» répondit calmement le courrier.
«Eminence, puis-je me retirer pour un instant?»
«C'est ce que vous auriez de mieux à faire, » répondit le courrier, à la place du cardinal qui, pris soudain entre deux feux, ne trouvait pas le mot de la situation.
«Non, baron,» dit enfin le cardinal. « Si le cavalier apporte des ordres de Sa Majesté, il vaudrait mieux en prendre aussitôt connaissance pour que nous puissions discuter ensemble la question. En ces temps difficiles, il s'agit certainement de contributions et de ravitaillement; c'est le plus probable. Dieu nous garde d'un malheur! Se serait-il passé quelque chose à Vienne?»
«Pas que je sache,» dit le courrier avec un ricanement dédaigneux; «d'ailleurs, cela ne nous regarde pas. Je puis dissiper les craintes de Votre Eminence. Pour le moment, Sa Majesté reconnaît les bons services que la Moravie a rendus à l'armée, et elle ne compte pas accabler les pays de nouveaux impôts ni de nouvelles garnisons.»
«Comment?» s'écria le cardinal tout étourdi.
«Ce n'est qu'une disposition provisoire, à condition que le sort des armes nous reste favorable.»
«Vous voyez, baron,» dit le cardinal d'une voix tremblante, « voilà vraiment une bonne nouvelle pour notre pauvre pays. Dieu le rende à Sa Majesté!»
«Mais je n'y comprends rien,» s'écria le baron.
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«Pourquoi?»
«C'est impossible. J'ai assisté au Conseil de guerre. Il y avait le roi de Hongrie, le maréchal Schlick et l'ambassadeur de Sa Majesté d'Espagne. Je sais ce qu'on y a dit.»
«La bonté de Dieu n'est jamais à court, baron.»
«Je serais fâché de m'être chargé pour rien d'une pareille mission! »
A ce moment, le baron, prudemment, regarda autour de lui cherchant à rassembler ses idées; puis, il plongea son regard dans les yeux du courrier.
«Donc, vous venez annuler ma mission?»
«Oui,» répondit le courrier d'un ton glacial, sans témoigner la moindre bienveillance.
«H ne m'appartient pas d'examiner les raisons de Sa Majesté; mais qu'exige-t-elle à la place des ordres qui, je le vois, sont révoqués?»
Le courrier le fixa d'un regard froid.
«Cette question regarde Son Eminence et le Général.»
«Monsieur, je n'entends pas ce langage.»
Le cardinal, d'un geste d'apaisement, leva les mains, mais fut incapable de prononcer un seul mot.
«Il s'agit là d'intrigues contre ma personne et j'en demanderai raison, » répliqua le baron d'un ton menaçant.
«A qui?» demanda le courrier d'une voix hautaine.
Le baron pâlit.
«Il y a un moment, j'ai demandé à votre Eminence la permission de m'éloigner. »
«C'est ce que vous auriez de mieux à faire,» répondit le courrier d'une voix dure et glaciale.
Le baron étouffait de colère. Le cardinal l'assit de force dans son fauteuil et, d'un geste aimable et conciliant, il prit dans ses mains les coudes du courrier. ?
«Je vous en prie, que nous apportez-vous de la part de Sa Majesté? Dites-le moi en deux mots, jusqu'à ce que j'aie le temps de m'occuper plus longuement de vous.»
«Sa Majesté exige de l'armée et de tous les habitants adultes d'Olomouc le serment de fidélité. Rien de plus, ni rien de moins. C'est tout. »
«C'est tout?» demanda le cardinal méfiant.
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«Oui, c'est tout,» affirma le courrier.
Le baron se leva en sursaut, il s'approcha du courrier et lui présenta un visage menaçant.
«Vraiment? Où est votre Iaissez-passer?» Ce fut un moment critique. Le courrier regarda le baron, comme s'il n'avait pu croire à tant d'audace. II posa sa main sur son pourpoint pour indiquer qu'il y avait caché tout ce dont il avait besoin.
«Faites voir!» insista le baron. Le cardinal observait la scène en silence; le caractère irritable du baron l'inquiétait, parce qu'il pouvait compliquer les choses; d'autre part, il reconnaissait au baron comme à lui le droit d'éclaircir cet incident. Le courrier hésita pendant un instant, provoquant le baron de son regard sombre, puis, lentement, il défit son pourpoint.
« Il n'est pas de coutume, » dit-il d'un ton cassant, «qu'un courrier de Sa Majesté, muni de pleins pouvoirs, montre ses papiers au premier venu; mais pour que tout soit en règle, je vous les présenterai devant Son Eminence.»
Un rouleau froissé, fermé d'un cachet apparut dans la main du courrier. Le baron n'était plus capable de se dominer: il s'approcha d'un bond. Son visage se fronça comme si on l'avait modelé dans l'argile à coups de bêche et creusé de rides jusqu'à l'os. H semblait qu'une flamme, qui sortait de son visage, embrasât sa collerette. Ses yeux faisaient feu comme des carabines, et le conseiller de la Cour, brusquement, devint plus semblable à un chef de Croates qu'à un Chevalier de Chancellerie. Peut-être le souvenir de sa jeunesse surgissait-il en lui pour embellir d'ardeur militaire sa dignité de vieux diplomate. II poussa un hurlement, puis s'éloigna brusquement. Une haine féroce assombrit ses yeux pâles; ses poings battaient le vide. Puis se ressaisissant, il se jeta sur la lettre du courrier, la lui arracha et la serra dans sa main comme un reptile ignoble qu'on ne peut jeter à terre tant qu'il n'a pas la tête broyée..
«Pour l'amour de Dieu!» gémit le cardinal perdu de désespoir. Le baron hurla:
«Une lettre de Friedland! une lettre de Friedland!»
Le baron se tenait en face du courrier, un bras en l'air. Le cardinal restait immobile; un nuage de colère assombrissait son visage. Le courrier, d'un regard prudent, fixait la lettre que le baron tenait dans sa main. Il ne voyait rien d'autre, mais sa main gau-
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che s'appuyait plus fort sur la coquille de son sabre. A ce moment, la porte s'ouvrit doucement. Le cri du baron avait éveillé l'attention du capitaine de la garde, qui avait toutes les raisons d'être intrigué par l'arrivée bizarre du courrier. Il entra, d'un pas empressé, dans l'idée que son intervention ne serait pas inutile. En effet, le cardinal éleva la main d'un geste solennel, comme pour saluer avec gratitude le secours que la Providence lui envoyait. Le baron lui-même éprouva un sentiment de confiance et de sécurité soudaines, maintenant qu'il ne se trouvait plus seul, face à face avec le courrier, pour défendre sa propre personne, l'honneur de son Seigneur souverain et l'honneur du cardinal qui assistait à la scène — et duquel on ne pouvait attendre de secours au cas où l'affaire dégénérerait en rixe. Déjà le capitaine de la garde se trouvait derrière l'insolent courrier des rebelles et il était bien placé pour lui enfoncer son poignard dans le dos. Mais on n'avait pas entendu la porte se refermer;soudain,lecapitainese retourna vers la porte, on entendit sur le tapis des pas respectueux et empressés. C'était peut-être un vassal qui attendait une audience, Un laquais, un page qui s'était glissé hors de l'étroite antichambre et qui, attiré par le cri de colère que le courrier avait arraché au baron, accourait, plein de zèle et de curiosité, défendre le prélat contre cet intrus inconvenant. On n'entendait guère lès pas de tous ces gens invisibles qui froissaient respectueusement les beaux tapis neufs. Les rideaux palpitaient un peu; ce n'était peut-être que des esprits et des ombres qui se traînaient le long des murs; ce n'était peut-être que les premières mouches qui se réveillaient dans leurs retraites d'hiver.
Le courrier entendait et sentait tout ce qui se passait. Il voyait le triomphe et le regard altéré de sang du sombre baron; mais il ne regardait que la lettre dans la main du baron, brandie comme un étendard avant l'attaque. Il était heureux de voir le baron la tenir à une hauteur aussi respectueuse et, se rappelant tout ce qui s'était passé, il eut un sourire grave et hautain.
Soudain, le baron jeta la lettre à terre avec une telle violence que, saisi brusquement d'un accès de cruauté et de méchanceté, il faillit gâter l'expression de satisfaction et de grandeur officielle qu'il donnait à son visage. Le courrier tressaillit et pâlit, mais il ne lâcha pas des yeux la lettre qui gisait maintenant sur le sol.
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De sa main droite il montrait la lettre jetée à ses pieds; il la contemplait comme un emblème sacré, sans faire au baron l'aumône d'un mouvement de sourcils.
«Ramassez cette lettre!»
Le calme glacial de ses paroles, l'immobilité de son corps étaient effroyables. Le baron recula comme devant un serpent. L'ordre du courrier était plus provocant que l'offense la plus grossière.
«Misérable, on te pendra!» s'écria-t-il avec rage. Heureusement, le courrier ne le regardait pas, si bien qu'il ne pouvait pas voir sur son visage la colère qui l'étouffait.
«Ramassez cette lettre!» une voix faible et incolore de spectre répéta ces paroles, un ton plus bas, et le poing immobile qui se tendait vers la lettre s'allongeait comme un os de squelette.
Il y eut un moment de silence cruel; peut-être, à cet instant, le cardinal fit-il un geste vers les gens accourus à son secours et qui restaient là, médusés; peut-être la jambe du baron avaitelle fait un mouvement suspect. Brusquement, on vit briller la lame froide d'un poignard; le baron recula, les gens invisibles firent un saut en arrière, les éperons du courrier sonnèrent, et soudain sa botte se trouva sur la lettre qu'on avait jetée. Le courrier observait comme dans un rêve que le cardinal élevait la main vers les gens invisibles, d'un geste d'inquiétude et d'avertissement; il entendait sa voix: « Pas maintenant, pour Dieu, pas de malheur ici!» 11 entendait le silence derrière lui et brusquement, il sentit le col du baron dans sa main gauche.
«Ramassez la lettre!»
Sous l'outrage, un spasme de dégoût secoua le baron, mais la difficulté monstrueuse de la situation brisa pour un instant son orgueil et son honneur; d'un mouvement brusque, il retira la lettre de dessous la botte du courrier comme un objet malpropre, pensant que bientôt il pourrait se venger terriblement de cette courte honte.
«Nous nous retrouverons!» dit-il d'un ton menaçant et il remit la lettre au courrier. Celui-ci refusa de la prendre, mais sans la quitter des yeux.
«Baisez cette lettre!» dit-il de la même voix.
Le baron râlait, se débattait. Le courrier répéta son ordre. Le baron brûlait comme un hérétique. Il baisa la lettre. Il fut saisi d'un vertige. Le courrier le regarda dans les yeux. Quand il se
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fut assuré que ces yeux n'exprimaient plus que la folie, il saisit la lettre pour la remettre dans son pourpoint, et se retourna, souriant, vers le cardinal. Le cardinal, après avoir surmonté son indignation et sa peur s'adressa aux témoins de la scène:
«Capitaine, allez trouver le général et dites-lui de ma part qu'un courrier l'attend chez moi. »
«Un courrier de Sa Majesté, Eminence!» ajouta le cavalier.
Le cardinal tressaillit, mais sans compléter sa phrase, il reprit sur un ton moins avenant;
«Vous autres, attendez dans l'antichambre. Que faites-vous ici? Personne ne vous a appelés!»
Les ombres sortirent en hâte. La porte se ferma respectueusement. Puis, le silence se fit; on aurait pu se croire dans un cimetière hanté du seul souvenir des morts; mais le baron n'avait pas oublié les vanités humaines:
«Votre Eminence n'aurait pas dû le tolérer », fit-il sur un ton de reproche, amer et violent.
«Moi non plus, baron, je ne m'attendais pas à cela, » répondit le cardinal d'une voix mystérieuse ou simplement distraite. Sur ces paroles, le baron changea brusquement de visage:
« Je ne m'attendais pas à ces paroles de votre Eminence; je n'ai pas été le seul à me faire insulter ici! »
« Je ne vous comprends pas, baron ! Mais vous, vous n'auriez pas dû agir ainsi! » fit le cardinal pour se défendre.
L'autre se fâcha.
« Je ne suis qu'un fonctionnaire laïque et je me suis humilié pour éviter à la Sainte personne de votre Eminence d'être le témoin d'un meurtre. Que votre Eminence veuille bien se souvenir de la diète de Brno il y a quinze ans, lorsque les rebelles menaçaient votre Eminence de la défenestration et que votre Eminence se traînait à genoux pour implorer leur pitié. »
Le cardinal rougit légèrement.
« C'est contre moi, baron, que vous tournez votre colère? Vous avez tort. Allez-vous m'accuser de vous avoir fait ramasser et baiser cette lettre, par égard pour ma personne, sous prétexte qu'il y a quinze ans, j'aurais imploré la pitié des rebelles pour sauver ma pauvre vie? Vous oubliez qu'à ce moment-là je n'étais pas comme vous en face d'un unique adversaire. Toute une meute se ruait sur moi. D'ailleurs, je ne leur avais pas arraché des mains
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une lettre pour la jeter à terre devant eux. Je les ai simplement suppliés et implorés. Mais on ne m'a pas obligé à ramasser une lettre et à la baiser. »
Le baron devint d'une pâleur de cire.
«Excusez-moi, Eminence, mais je n'aurais jamais imaginé une telle audace. Je sais que dans un instant peut-être il sera fait justice, mais ce seul instant, en face de cet homme, est pour moi une éternité de honte et de torture. »
« Vous voyez, vous voyez, » dit le cardinal en reprenant une voix aimable et calme. « N'en parlons plus, au moins devant le cavalier. Nous ne pouvons rien lui dire tant que nous ne connaissons pas toute la vérité.»
« Mais votre Eminence ne comprend-t-elle pas que c'est un rebelle du camp de Friedland? »
Le cardinal branla la tête en prenant une expression sérieuse. « Il faut s'attendre à tout; mais ne connaissez-vous pas la bienveillance de Sa Majesté? Il faut parler avec tout le monde! »
« Comme il plaira à votre Eminence, » répondit le baron, qui rendait les armes.
Le cardinal fit quelques pas et, dans un coin de la chambre, dit quelques mots au courrier.
«Vous, cavalier, vous prétendez être un courrier de Sa Majesté. Pourriez-vous m'expliquer comment je dois l'entendre après ce qui vient de se passer? » Le courrier le regarda d'un air joyeux. « Au sens propre du mot, Eminence! Il ne fallait pas se laisser troubler par la conduite et les paroles du baron. D'ailleurs, votre Eminence a vu de ses propres yeux et entendu de ses propres oreilles que le baron faisait amende honorable de son étourderie.»
«Non, cavalier,» dit le cardinal interrompant ce discours bizarre. « Il a fait ce que n'importe quel soldat aurait fait en pareille occasion. Je veux savoir d'où vous venez. » « De Silésie. »
« Dans ce cas vous ne pouvez pas être un courrier exprès de Sa Majesté qui, comme chacun sait, réside à Vienne ! »
«Votre Eminence fait erreur,» affirma le courrier. «Je souhaite à Sa Majesté que Dieu lui accorde les plus grands et les plus rapides succès, mais j'ai de la peine à croire qu'elle réside dès
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maintenant à Vienne et surtout que, de Vienne, on ait déjà pu en informer votre Eminence. Mais espérons que ce beau désir approche de sa réalisation. Ces derniers temps, on a répandu une quantité de bruits louches et de racontars diaboliques et, grâce à la trahison de quelques généraux, on est parvenu à retarder le triomphe de la juste cause. Mais ces avatars ne doivent pas abuser la prudence de votre Eminence. »
Le cardinal s'appuyait des doigts sur la table. Le baron, assis dans son fauteuil, couvrait de sa main son visage pâle et regardait au travers de ses doigts.
« De quelle Majesté parlez-vous? » demanda le cardinal d'une voix profonde et qui paraissait sortir d'un tombeau.
« Le baron dans son insolence l'a bien dit! » répondit le courrier avec un sourire patient. « Or, Sa Majesté est vraiment pleine d'indulgence. Loin de vouloir imposer à la ville des contributions, ou des réquisitions pour l'armée, elle défend, à qui que ce soit, sous peine de mort, de percevoir des impôts et de lever des troupes. C'est donc dans ce sens qu'il faut rectifier le message que le baron vous apporte d'autre part. Il me semble que j'ai parlé conformément aux intentions de Sa Majesté. »
« Ce n'est pas un ivrogne, mais c'est un fou! » fit le baron d'une voix sourde.
La conversation était calme, le cardinal pouvait sans risque faire quelques pas pour rassembler ses idées en déroute. «Mais, cavalier, » dit-il après un moment, tout en prenant le courrier par le coude et en l'attirant tout près de lui, si bien que de son lourd collet il lui frôla l'épaule. « Mais c'est horrible, c'est horrible! »
« Pourquoi donc, Eminence? Tout pouvoir vient de Dieu! »
« Mon ami, je vous plains. Vous êtes peut-être un soldat loyal, mais vous ne vous rendez pas assez compte de ce que vous faites. »
« Puis-je vous demander de m'éclaircir? »
« Mon Dieu, comment vous dire? » prononça le cardinal en se tordant les mains et sanglotant presque en; « comment ne savezvous pas? Personne chez vous ne sait donc rien? »
« Ne sait rien de quoi? »
« Alors c'est que vous n'êtes ni un messager particulier ni un courrier muni de pleins pouvoirs. Au nom de la très Sainte Tri-
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nité, seriez-vous un revenant? Pourtant je vois que vous êtes un homme de chair et d'os. Croyez-vous en Dieu? »
« Oui, je suis catholique! »
«Alors, croyez-moi, qui suis cardinal: il y a longtemps que celui au nom duquel vous êtes ici est la proie du tombeau et la pâture des vers. Son corps déchiré et meurtri est depuis longtemps refroidi et sa gloire et sa puissance se sont évanouies si vite qu'on a presque cessé d'en parler. N'avez-vous pas eu de nouvelles du banquet de Cheb? Adressez-vous à son Excellence le Général en chef comte de Colloredo qui commande en Silésieî »
« Celui qui commande en Silésie est son Excellence le comte Schaffgotsch, » rectifia le courrier.
«Je l'ai vu à Vienne en prison, les mains liées, » prononça le baron.
Le visage du courrier s'assombrit.
« Oui, la fortune de la guerre est changeante, et Schaffgotsch vaut dix foix Colloredo qui a été mis hors la loi pour haute trahison. Si, en Autriche, ce malheur a frappé l'armée, je comprends la conduite du baron et toutes les nouvelles extravagantes auxquelles votre Eminence a prêté foi en dépit de sa prudence tant de fois éprouvée. On a tramé plus d'un complot pour assassiner Sa Majesté. Mais que votre Eminence me permette de l'assurer que je ne sers ni les morts ni les revenants et que Sa Majesté est bien en vie.»
« Mais, à notre connaissance, il n'existe dans les pays des Habsbourg que l'empereur du Saint Empire et son fils le roi de Hongrie, » répliqua le cardinal.
« Toute erreur humaine est pardonnable, » répondit le courrier avec un sourire de modestie; « nous ne pouvons être partout ni tout savoir; en Silésie, j'ai vu les villes les unes après les autres prêter le serment de fidélité avec enthousiasme et solennité. Sur les places publiques, les conseillers municipaux fraternisaient avec l'armée devant les étendards de Friedland en criant: Vivat Albertus! Je viens au nom de Sa Majesté exiger la même chose de la ville où siège votre Eminence, et de sa garnison! ».
« N'auriez-vous pas reçu l'ordre qui mettait le général hors la loi? » s'écria le cardinal stupéfait.
« Si fait, et les porteurs de ce message sont passés dans nos rangs! »
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« Mais c'est impossible ! c'est impossible ! » se lamenta le cardinal.
«Pourquoi donc impossible? Votre Eminence pourra s'en convaincre par courriers exprès. Mais plaise au ciel que sa Majesté vienne en personne dissiper les doutes de votre Eminence par son arrivée dans cette ville! Elle suppose que votre Eminence n'y fera pas obstacle. »
« A Dieu ne plaise! » répondit le cardinal d'une voix creuse, et ses cheveux semblaient se dresser sur sa tête, « je ne l'encombrerais pas de ma présence, parce que je connais bien ses vrais sentiments à mon égard. Il n'y a pas de hontes qu'il m'ait épargnées, et je n'aurais guère d'espoir ...»
«Votre Eminence ne se rend pas compte de la situation. Tout a changé. Le soleil des Habsbourg est sur son déclin ...»
« Il n'a pas encore disparu! » s'écria le cardinal avec animation.
« Même ici, on désire la mort de Sa Majesté Albrecht? »
« Dieu nous en garde! je ne souhaite de malheur à personne! Pourtant...»
Le courrier leva son chapeau:
« Vivat Albertus rex! »
A ce moment la porte grinça doucement et on entendit une voix essoufflée qui annonçait avec empressement:
« Son Excellence le Général! »
Le cardinal ne put s'empêcher de faire quelques pas vers le nouvel arrivant.
« C'est Dieu qui nous envoie votre Excellence. Nous avons à régler une question difficile et assez confuse. Eclaircissez-nous cette affaire! Le cavalier demande à voir votre Excellence. »
Après l'avoir salué avec politesse, le général interrompit le cardinal d'une voix animée et satisfaite. Il parlait comme s'il cherchait à amuser son interlocuteur par des questions spirituelles et par une gaité militaire bruyante et tapageuse. Le courrier ne l'écoutait pas; il observait le général, en cherchant à deviner son humeur dans ses regards plutôt que dans ses paroles. Le général l'aperçut au passage, mais au même moment, voyant le baron, il se hâta de le saluer. Il lui débitait encore des politesses, lorsque le baron prononça d'une voix mystérieuse:
« Excellence, il faut d'abord régler les affaires du courrier. »
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Le général se retourna d'un geste assez hautain; son regard se fixa sur l'écharpe rouge; le courrier préparait ses lettres de créance, le général ne paraissait guère s'en apercevoir. On aurait dit qu'il ne tenait ni à s'entretenir avec lui, ni à vérifier ses papiers.
« Apportez-vous la réponse du lieutenant-colonel? » demanda-t-il d'un air indifférent, en prenant la lettre et en la déposant sur la table comme une chose qui pouvait attendre.
« Je ne sais pas, Excellence. »
« Je pensais qu'il viendrait lui-même. »
« Il y a beaucoup à faire en Silésie ces jours-ci; mais d'après ce que j'ai appris, le lieutenant-colonel Freiberger a l'intention de venir à Olomouc. »
Le général s'adressa au cardinal:
«Vous voyez, Eminence, ne vous l'avais-je pas dit? Il ne faut pas désespérer. Les nuages se dissiperont. Ce n'étaient même pas des nuages. »
A ce moment le baron éleva la voix:
« Excellence, il me semble que vous prenez cette affaire trop à la légère! »
« Je suis soldat, » répondit le général, « et le lieutenant-colonel Freiberger est également un soldat qui veut être quelque chose de plus que lieutenant-colonel. C'est de gens comme ceux-là que nous avons besoin. »
« Auriez-vous l'intention de le défendre? »
« Bien entendu, » répondit le général d'une voix calme.
Le baron sursauta.
« Il me semble que votre Excellence avait perdu tout espoir. Peu importe ce qui se passe. Le danger est encore loin; plus loin que de Vienne à Olomouc. »
« Que voulez-vous dire par là? »
«Que nous obéissons à notre prince souverain, qui est à Vienne. »
« Je vous remercie de votre zèle, baron, mais il n'est pas sans impertinence ! Qu'en pensez-vous? Sa Majesté m'a donné ses ordres ...»
« Ce courrier prétend également être un envoyé de Sa Majesté, muni de pleins pouvoirs. »
Le visage du général s'allongea.
Revue Française de Prague — XI (n° 55, 1932) 3
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«Vraiment?» dit-il en contemplant le courrier d'un regard étonné.
« Oui, » répondit celui-ci; « j'ai remis une lettre à votre Excellence. Le baron vient d'en baiser le cachet avec beaucoup de respect; Son Eminence, ici présente, peut vous le confirmer en toute forme, pour qu'il n'y ait pas d'erreur possible. »
Le baron sifflait de colère. Le général, déconcerté, saisit la lettre.
« C'est le cachet de Friedland! »
«Oui, dans cette belle ville, dans cette vieille cité, le baron a été le premier à rendre un humble hommage à Sa Majesté le roi Albrecht. »
« Que diable dites-vous? Vous perdez la raison, mon garçon! »
« Nullement. Je pensais que votre Excellence me comprendrait. La lettre du lieutenant-colonel Freiberger me sert seulement de laissez-passer. Nous exigeons le serment de fidélité; et il est interdit sous peine de mort de communiquer avec le ci-devant empereur Ferdinand II ou son fils le roi de Hongrie et de leur prêter secours. »
« Le lieutenant-colonel n'aurait-il pas reçu ma lettre?» fit le général de mauvaise humeur.
« Pas que je sache. Mais il avait beaucoup à faire: Opava, Krnov, Hlubcice se sont rendus avant mon départ. Je ne sais pas où se trouve actuellement le lieutenant-colonel. Je pense qu'il ne chôme pas. »
« Je l'ai pourtant invité à venir ici. Sa Majesté elle-même désire qu'il aille à Vienne. »
« Je suis sûr que le lieutenant-colonel le fera avec un grand plaisir. »
« Il est sûr d'obtenir un pardon complet; l'empereur lui a donné sa parole. »
« Son pardon? Non, Excellence. D'abord, vous nous garantirez cette forteresse. Son Eminence a déjà promis qu'elle n'y ferait pas obstacle et on pourrait peut-être, dès aujourd'hui, convoquer les citoyens pour leur faire prêter serment. »
Le cardinal leva les mains au ciel. Le général secoua la tête.
« Je ne saisis pas! De quel serment parlez-vous? »
« Du serment au roi Albrecht. »
Le général se prit les cheveux.
JAROSLAV DURYCH — LE COURRIER DE WALLENSTE1N 35
« Je ne sais pas dans quelle catégorie de crimes le tribunal rangera cette folie. Mais elle dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Je pensais que Freiberger, tout rebelle qu'il était, avait au moins du bon sens. Qu'il se révoltât, cela ne me surprendrait guère. Qu'il se jetât avec fureur dans une aventure, cela pourrait se voir. Mais quelle idée absurde d'exiger aujourd'hui qu'on jure fidélité à un homme dont le corps est à moitié pourri! Je n'arrive pas à comprendre. Est-ce que Freiberger trimballe avec lui le général en chef dans son cercueil? »
Le cardinal et le baron poussèrent un gros soupir de soulagement. Mais le courrier répondit avec calme:
« Est-ce que votre Excellence prêterait également foi à des contes de bonnes femmes?»
Le général perdit son calme:
« Est-ce que vous êtes un fou ou un misérable? »
« Non, Excellence, je suis un soldat loyal. »
« Je n'en ai jamais vu de cette espèce, » dit le général étonné.
«Monsieur Freiberger en a des centaines, et de meilleurs encore,» répliqua le courrier.
Le général regardait autour de lui, comme s'il avait voulu saisir en l'air une idée qui le tirât d'affaires. Dans le salon du cardinal, appeler la garde comme on faisait d'ordinaire, n'était pas une solution. Il fallait faire preuve d'esprit et ne pas se rendre ridicule. A ce moment, le regard du général tomba sur un bout de papier imprimé qui dépassait une liasse de documents posés sur la table du cardinal. Il le saisit comme s'il avait été guidé par un pressentiment. C'était le journal impérial arrivé par la poste et que les dignitaires et les hommes politiques méprisaient, parce qu'ils recevaient des nouvelles directes. Mais cet exemplaire était particulièrement important et mémorable. Le général y trouva aussitôt un rapport sur l'action héroïque de Buttler, Gordon et Devereux à Cheb. Il en parcourut quelques lignes lentement, avec un sourire mélancolique. Puis il se rapprocha du courrier.
«Vous supposez, mon ami, que les cardinaux et les généraux sont des fous et des menteurs qui veulent vous duper et se tromper eux-mêmes? Cette conception n'est pas bien flatteuse pour nous, mais pour vous prouver que la raison et la vérité ne sont pas uniquement de votre côté, lisez ce journal. Savez-vous lire? »
Le courrier sourit ironiquement et se mit à lire.
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Les lettres gothiques se gonflaient comme de gros petits bourgeois qui assistent à un supplice public sur le marché; les caractères sombres et tordus reluisaient comme des serpents repus. Des gueules malpropres de ces lettres monstrueuses sortait la nouvelle: la fin honteuse et bien méritée des rebelles de Friedland, le châtiment des généraux et du duc Albrecht qui avaient tramé un attentat contre la maison de Habsbourg et l'Empire tout entier. Les bourreaux étaient présentés comme des hommes courageux et on déclarait leur action héroïque et sacrée. Le papier exhalait une odeur nauséabonde, comme si on y avait emballé des morceaux de cadavres dépecés et comme si des vers avaient rampé sur les lettres.
Ses mains se mirent à trembler, son visage prit une couleur grise, verdâtre. Son souffle s'arrêta. Le terrible morceau de papier s'était fait pièce à conviction.
« Assassiné! » prononça-t-il d'une voix étranglée, incapable d'échapper par un cri à cette horreur monstrueuse qui l'épouvantait comme l'apparition d'un squelette et le serrait à la gorge. Le général haussa les épaules.
«Vous le voyez, j'ai agi avec vous en ami, parce que Sa Majesté désire mettre fin par la douceur à la tentative des rebelles, en Silésie, et qu'elle promet à tous une amnistie complète. Vous voyez que, même si je le voulais, je ne pourrais pas me prêter à votre désir, ni à la volonté d'Albrecht Freiberger, parce qu'il est trop tard; tout est fini. »
« C'est donc Albrecht de Freiberger et non Albrecht de Wallenstein qui a donné pleins pouvoirs à ce courrier? » fit observer le baron d'une voix aigre. Mais personne ne l'écoutait.
Le visage du courrier s'assombrit; il faisait des efforts pour dompter les idées et les images qui dansaient dans sa tête comme des diables déchaînés.
« Pardon, Excellence, tout n'est pas fini. Pour nous autres soldats, tout commence au contraire! Qu'il mente ou non, ce maudit journal, Albrecht est immortel! » « Que voulez-vous de plus? »
« Ce que je veux? Le serment de fidélité et la vengeance! » «C'est ce que peuvent souhaiter quelques extravagants, mais vous ne trouverez pas une demi-compagnie pour vous suivre. » « Le colonel Freiberger.... »
JAROSLAV DURYCH — LE COURRIER DE WALLENSTEIN 37
« Ne sait probablement pas encore ce qui s'est passé. Mon ami, votre conduite serait une raison suffisante pour offrir aux soldats et à la ville le spectacle de votre corps se balançant à la potence. Mais je vous en donne ma parole d'honneur: il ne vous arrivera rien. Allez tout simplement porter ce bout de journal à Monsieur Freiberger, dites-lui que je le fais saluer et que, je le répète, il ne vous arrivera rien. »
« Je remercie votre Excellence de son indulgence. J'étais prêt à la mort ou à la victoire, mais pas à cela. Nous apparaîtrons avec le colonel Freiberger devant Olomouc, et quant au reste, le sort des armes en décidera ! »
Le général était vexé. Il ouvrit une porte et appela une ordonnance.
« Amenez le cheval de Monsieur! » Le soldat voulait se retirer. Le général fit claquer ses doigts. « Attendez! S'il y a dans la cour des hommes du régiment de Freiberger, amenez-en quelquesuns! » II se retourna alors vers le courrier.
« Je tiens beaucoup à ce qu'il n'arrive de mal à personne. Ces messieurs à Vienne aimeraient bien laisser tout à l'auditeur général, n'est-ce pas, baron? Mais la Moravie est sous la protection de Son Eminence. Olomouc est la résidence de Monseigneur... » « D'un Monseigneur maudit! » fit le courrier en éclatant de rage. « Ce n'est qu'un chaud repaire de paresseux et de lâches, alors que partout ailleurs on verse ses larmes et son sang, et que le monde tremble tout entier sur sa base. Il faut que ce soit un étranger venu de Brunschwick, Albrecht de Freiberger, qui vienne défendre de son propre corps les provinces de notre couronne! »
« Ne faites pas fi de ce repaire! Le pain qu'on refuse est le meilleur, et vous aussi, un jour, vous regretterez Olomouc. Pourquoi ces gens n'arrivent-ils pas? Vous ignorez sans doute qu'un certain nombre d'hommes de votre régiment a passé de notre côté. Mais je vois que, vraiment, vous avez de bons soldats. »
Soudain le courrier, comme si une épée lui avait percé l'oeil, hurla: « C'est un mensonge! »
Le général rougit et serra le poing. Mais à ce moment, la porte s'ouvrit et le capitaine amena quelques soldats qui paraissaient étonnés, embarrassés, en dépit de leur allure sauvage.
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« Regardez! Les connaissez-vous? »
Le courrier se retourna pour la première fois et les toisa l'un après l'autre des pieds à la tête d'un regard plein de colère et de mépris. Au moment où il commençait à examiner le dernier, il tressaillit, si bien qu'il fut obligé de s'accrocher à son bras.
« Mon frère, toi ici? »
Il poussa un gémissement, serrant les doigts, comme s'il avait voulu l'étrangler. Mais il fut soudain saisi d'un vertige qui fit tournoyer les fenêtres, les rideaux, les personnes, les jambes, les fauteuils, la porte. Il eut encore un sentiment de répugnance terrible, de dégoût insurmontable en songeant qu'il avait touché de ses doigts l'épaule de son frère. II le lâcha brusquement, sans rien voir et sans rien entendre, et sentant la proximité d'une mort inhumaine, extraordinaire, indicible, il se précipita vers la porte.
«Vivat Albertus Rex! » cria-t-il d'une voix entrecoupée, faible et râlante.
Mais personne ne le retenait. Il ne savait pas comment il était parvenu à la porte cochère, comment il était monté en selle, et, une fois sur son cheval, il se demandait s'il était sur un dragon, sur Lucifer en personne ou sur le dos d'un mauvais sorcier. Il ne savait pas par où il passait ni où il allait. La bête se précipitait vers la sortie de la ville. La porte intéreure était ouverte. La sentinelle regardait avec calme le cavalier qui partait au galop. Mais la vue des soldats soulevait le coeur et la bile du courrier, et il aurait voulu cracher sur eux, s'il l'avait pu, comme on éteint un feu. Il tira la bride d'un geste nerveux; le cheval tordit le cou et fila le long des remparts, sautant pardessus des outils de maçon et des morceaux de murs; il galopait à toute vitesse, le long d'un immense rempart tout droit; au loin, on voyait s'ouvrir la muraille: peut-être y avait-il là un bastion en construction. Encore une fois il tira la bride, et le cheval, effrayé, prit le mors aux dents et se précipita au galop dans la brèche. Le cavalier n'avait qu'une idée: Sortir de la ville! Sauter par dessus les remparts pour fuir à l'autre bout du monde! Ses éperons s'enfonçaient dans les flancs du cheval. Le courrier se redressa. Il aperçut plus bas une forêt de palissades, des pieux comme des pals préparés pour une armée de malfaiteurs. Ils se dressaient et s'étiraient, affamés et pointus. Sans ralentir, il se pencha par
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dessus la tête du cheval: Sortir de la ville! Gagner l'autre bout du monde!
Il sentait le cheval lancé à plein galop, il se sentait heureux...
Un crâne, hautain et fier, se fracassa contre une palissade... Puis le silence se fit... Seul un cheval blessé qui agonisait, battant le sol de ses sabots ferrés, sonnait l'alarme que personne n'entendait plus.
JAROSLAV DURYCH
{Requiem. Mensi Valdstejnskd trilogie). Traduit du tchèque par Noémi Schlochow.
POEMES
PAYS NATAL
La terre toute blonde, se gonfle, se gonfle.
Suspendue aux chaînes de soleil elle se balance, elle se balance.
Dans l'enclos bleuâtre des montagnes les collines paissent, paisiblement.
Je ne peux plus marcher.
Sons tant de grâce, je me débats, je me débats.
Devant moi, derrière moi,
le sentier s'éparpille dans l'herbe.
0 mes yeux sous mon front, voguez jusqu'à l'arbre, là-bas!
Les torses d'une foule immense y forment un seul tronc.
Dans la couronne magique bruit le sourire des visages, ce feuillage paradisiaque y sonne et frissonne.
Dans cette gloire mes yeux sous mon front se noient, oh! se noieront.
VlLÉM ZÀVADA
Traduit du tchèque par H. Jelinek.
F. HALAS — POÈMES 41
SILENCE
Un épi maigre est ton corps
d'où le grain est tombé et ne germera plus
un épi maigre est ton front
Un écheveau de soie est ton corps
recouvert de Vécriture de mon désir jusqu'au dernier pli
un écheveau de soie est ton corps
Un ciel brûlé est ton corps
la petite mort rêve guettant dans ses linceuls
un ciel brûlé est ton corps
Silencieux est ton corps
ses pleurs font trembler mes cils
comme il est silencieux ton corps
RÉPONSE
A travers ton murmure la mort me parle ma mie non ne me plains pas cela m'humilie
Je la veux écouter et demander sans trêve si nous sommes son bien
42 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
AVEU
tLmu par tout ce qu'est l'amour contre toi me je blottis attristé par tout ce qu'est l'amour je te fuis
Etonné par tout ce qu'est l'amour je me mets en garde et me tais souffrant de tout ce qu'est l'amour par la tendresse tourmenté
Vaincu par tout ce qu'est l'amour près de la bouche fidèle de la nuit blême abandonné par tout ce qu'est l'amour je croîtrai jusqu'à moi-même
DANS LES TÉNÈBRES
JOixant les ténèbres sans voir le monde mon esprit enchanté se gorgeant de noir
tremble de peur au murmure
de l'herbe répondant à l'herbe
et quelqu'un qui voit mon aveuglement
me souffle tout bas des paroles mauvaises
je les comprends mon sang les répète mes sens frissonnent comme les feuilles l'éternité souffle au brasier de mon corps je marche derrière mon cercueil.
F. HALAS
Traduit du tchèque par H. Jelinek.
JAN ZAHRADNftEK - POÈMES 43
W®
ISOLEMENT
0/ je n'avais pas ma douleur et Dieu que ferais-je de ma vie mes blessures sont nombreuses profondes et pour ma douleur j'ai souvent péché
Mon ami le feu veille et réchauffe mes heures quand du soir au soir je me trouve seul quand enfant égaré je réchauffe mon Dieu de ma propre chaleur et le berce dans mon sang
Que deviendrais-je donc en ce monde désert si mon Dieu n'était pas présent dans ma douleur que deviendrait mon Dieu sans moi son faible enfant en ce bas monde où vivre est vivre sans bonheur
JE ME RÉVEILLE LA NUIT
Je me réveille la nuit et murmurant je rêve il y a des rêves il y a des nuages et le vent fait pleuvoir des
étoiles
il y a des femmes langoureuses qui ont passé par mon rêve la tristesse soeur de la joie est plus belle que la beauté
JAN ZAHRADNÎCEK Traduit du tchèque par H. Jelinek.
LA PREMIERE HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE TCHÈQUE ÉCRITE
EN FRANÇAIS 1
DÈS 1912, M. Hanus Jelinek avait publié, aux éditions du Mercure de France, une Littérature tchèque. Bien qu'il fut précédé d'une esquisse de notre passé littéraire, cet ouvrage, recueil de conférences faites par l'auteur à la Sorbonne, en 1909, n'était qu'une causerie spirituelle sur la littérature tchèque contemporaine, enrichie de nombreuses citations en vers et en prose. Le moment était bien choisi pour présenter la littérature tchèque au public français. L'année 1909 marqua, en effet, l'apogée de notre poésie: les coryphées de la génération héroïque, Jaroslav Vrchlicky et J. V. Slâdek écrivaient encore; la génération de 1890, celle d'Otakar Brezina, d'Antonin Sova, de Jifi Karâsek et de J. S. Machar était en plein développement, tandis que les Jeunes, les «trente ans» d'alors, Victor Dyk, Otakar Theer, Karel Toman, Jan z Wojkowicz approchaient de la maturité et s'annonçaient bien différents de leurs aines. A ce concert trop individualiste, le « barde silésien », Petr Bezrué mêlait une note discordante, celle de la révolte désespérée des « 70.000 », des montagnards des Beskydes contre l'oppression nationale et sociale. La poésie tchèque, — proies sine matre creata — qui n'existait que depuis quatre vingts ans, manifestait dans son évolution et dans ses tendances d'alors tant d'analogie avec la poésie française, qu'elle devait impressionner le public du Mercure de 1912, surtout lorsqu'elle était commentée par un jeune poète très au courant du mouvement littéraire français et qui rédigeait depuis plusieurs années déjà les Lettres tchèques du Mer1
Mer1 Jelinek: Histoire de la Littérature tchèque, tome I: Des origines à 1850 (Editions du Sagittaire, Paris).
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cure de France. Après la guerre, la Littérature de M. H. Jelinek fut si recherchée, qu'elle en devint introuvable. Une nouvelle édition fut donc réclamée, et même annoncée.
L'Histoire de la littérature tchèque, dont nous n'avons encore que le premier tome (des origines à 1850) n'est cependant, ni une réédition mise au courant du développement de la littérature tchèque depuis 1910, ni une refonte. C'est, cette fois, une histoire complète, dont le deuxième tome doit étudier la période la plus riche, la plus créatrice de la poésie tchèque, tandis que le troisième tome étudiera la littérature à partir de 1890, c'est-à-dire le réalisme, la poésie décadente symbolique et les tendances contemporaines. Ajoutons que le tome II est déjà sous presse, et que le tome III est achevé.
M. H. Jelinek ne cherche plus simplement à renseigner un public curieux du mouvement intellectuel contemporain; il a voulu tenir compte des besoins nouveaux créés par le développement des études slaves et tchèques en France, études auxquelles la guerre et l'après-guerre ont imprimé une nouvelle activité. Il y a actuellement un Institut d'Études Slaves à Paris, un Institut Français à Prague; de nouvelles chaires ont été créées dans les universités françaises. II fallait donc un manuel français pour guider ces études.
Le Ier volume de Y Histoire de la littérature tchèque présente d'abord, en cinq parties très denses (chacune a quarante pages' environ) le résumé de l'ancienne littérature tchèque: celle du moyen âge, de l'époque hussite, de l'humanisme, de l'Union des Frères, et de la Contre-réforme. Les deux parties suivantes sont consacrées à la Renaissance nationale: la première, à la période des Lumières, la seconde, à la période du nationalisme littéraire romantique. Alors que la première, portant sur une littérature de caractère entièrement didactique est encore très courte, la dernière occupe près d'un tiers du volume. Car c'est là seulement que l'histoire des lettres devient une histoire de la poésie et réclame un commentaire esthétique, où il faut noter que M. H. Jelinek, poète et critique distingué, se trouve tout à fait à son aise.
J'ai déjà dit que, jusqu'à la Renaissance nationale, M. H. Jelinek n'a pu faire qu'un résumé, résumé fondé sur le travail énorme des historiens de la littérature tchèque, surtout ceux de
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« l'école réaliste » qui se constitua à l'Université tchèque vers la fin du siècle dernier. Deux oeuvres classiques, deux grandes histoires de la littérature tchèque, achevées il n'y pas longtemps, celle de Jaroslav Vlcek, le véritable fondateur de l'histoire littéraire tchèque moderne et celle de M. J. Jakubec, exposent les méthodes et le résultat du travail des esprits aux différentes époques de la littérature tchèque. A côté de ces deux oeuvres classiques, il faut encore citer celle de M. Vâclav Flajshans, d'un caractère plus descriptif, utile à cause des descriptions de monuments qu'elle contient, pénétrée d'un nationalisme très ardent, mais qui laisse de côté les questions de forme et d'art. Comme ces histoires littéraires ne traitent pas de l'époque moderne, le Précis de l'histoire de la littérature tchèque de M. Arne Novâk, très concis, très dense, bourré de détails, admirable par la concision de ses définitions, par ses formules d'une justesse et d'une profondeur étonnantes, et aussi par sa critique pénétrante reste indispensable pour l'étude de la litérature tchèque moderne.
Voilà les livres dont M. H. Jelinek, en se proposant d'écrire un manuel, devait tenir compte. Sa conception et son appréciation de la Réforme, de l'Union des Frères et de la Contre-réforme, sont celles de J. Vlcek et de M. Jakubec. Elles correspondent à la conception historique de Frant. Palacky et d'Ernest Denis; elles correspondent aussi aux idées de M. T. G. Masaryk et à sa tendance à montrer les prolongements de la tradition de la Réforme tchèque, notamment de l'idée d'Humanité, issue de la doctrine de l'Union des Frères, et qui, croit-il, s'est manifestée dans la Renaissance nationale, de Dobrovsky à Palacky. C'est là une idée qui, dès avant la guerre, avait été très discutée, défendue d'un côté par l'école réaliste et contestée de l'autre par les adversaires de la dite école, surtout par M. Jos. Pekaf. M. Hanu§ Jelinek, qui connaît admirablement toute la littérature consacrée à la question rend compte de ces querelles dans un grand esprit d'équité, et avec beaucoup de tact.
Comme il s'adresse à des lecteurs étrangers, surtout français, il ne se contente pas d'encadrer l'évolution des lettres tchèques dans un tableau général de la civilisation tchèque; il n'omet aucun des points de contact de la littérature et de la civilisation tchèques avec d'autres civilisations de l'Ouest, notamment avec la civilisation française, dont il suit l'influence chez nous depuis les origi-
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nés (à partir du XIème siècle). II ne serait pas difficile de tirer de son livre toute une histoire de l'influence de la civilisation française en Bohême. Le lecteur français par exemple, s'il ne connaît pas les ouvrages historiques d'E. Denis, sera surpris de voir, combien la vieille Sorbonne du XIVe siècle, avec ses idées de réforme, a eu d'importance pour les commencements du hussitisme.
Ce qui me paraît être aussi dans ce livre, devoir être très utile à un lecteur étranger, c'est que l'auteur a fait entrer les notions de l'histoire politique et sociale tchèque les plus nécessaires à l'intelligence de l'évolution des idées, et cela, toujours en relation avec l'histoire générale et avec l'histoire de la France. Là aussi, les découvertes récentes des historiens tchèques — je ne rappelle que celles de MM. Susta et de M. Pekaf — ont été adroitement utilisées en des aperçus piquants, suggestifs et qui ouvrent des perspectives intéressantes.
Malgré toute cette érudition, le livre de M. Jelinek est très agréable et très facile à lire. Son grand avantage est d'être de l'histoire racontée. Pas de subtiles analyses, pas de formules abstraites ou de détails fastidieux pour ceux qui, faute d'avoir lu les originaux, ne sont pas à même d'en saisir l'intérêt. De ce récit synthétique se dégagent pourtant les grandes figures qui représentent la pensée tchèque, de Stitny et de Huss à Komensky et de Dobrovsk^ à Palacky. La bibliographie des ouvrages indispensables et les sources citées dans le texte permettront à ceux qui sont plus avancés dans les études tchèques de recourir aux originaux.
Quand nous arrivons à l'époque de la Renaissance nationale, le fin connaisseur de la poésie tchèque apparaît à côté du professeur de littérature: les pages que M. Jelinek a consacrées à Kollar, Celakovsky, Erben et Mâcha, — les premiers grands poètes tchèques — sont particulièrement vivantes.
Le volume se termine par le récit succint et pourtant très détaillé de la sécession linguistique et littéraire des Slovaques. Là, M. H. Jelinek utilise, à côté de la classique Littérature slovaque, de Jaroslav Vlcek, les investigations toutes récentes de MM. Albert Prazak et Milan HodZa, qui n'ont encore pu être utilisées dans aucune autre histoire de la littérature tchèque. Le détail le moins connu de cette période est la réaction tchécophile, le retour à l'idée de l'union nationale tchécoslovaque, qui
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fut préconisée par J. Hurban en 1876, après la constitution dualiste de la Monarchie habsbourgoise. C'est avec raison que M. Albert Prazâk appelle ce manifeste audacieux, jeté comme un gant à la face de Tisza, « la grande charte de l'union nationale». Elle anticipe en effet sur la proclamation slovaque de Turcansky Sv. Martin, en novembre 1918.
L'exposé des motifs de cette séparation est suivi du tableau de la première école poétique et littéraire slovaque. Et là, quelques lecteurs se poseront sans doute la question suivante: Puisque M. H. Jelinek a compris, dans son ouvrage, la littérature slovaque, pourquoi intitule-t-il son livre Histoire de la littérature « tchèque » plutôt que « tchécoslovaque »? N'examine-t-il pas tout l'apport des Slovaques à une littérature encore commune?
C'est que, pour M. H. Jelinek, l'union nationale des Tchèques et des Slovaques n'est pas un fait d'ordre politique, mais d'ordre philologique et ethnographique. Les Slovaques, quoique politiquement différenciés des Tchèques ne sont que la branche orientale des Slaves tchèques, et leur dialecte, même élevé à la dignité de langue littéraire, n'est, du point de vue philologique tchèque, qu'un des deux dialectes littéraires de la même langue.
En racontant ce schisme qu'il déplore, M. H, Jelinek laisse apparaître son regret profond de ce qu'il croit être « notre plus grand désastre après la Montagne blanche » (quoique ses effets politiques, qui furent vraiment néfastes sous le régime Magyars, aient été neutralisés par la réunion nationale).
La même angoisse l'étreint lorsqu'il considère certaines tendances millénaires de l'« Union », qui lui apparaissent de nature à affaiblir l'énergie nationale. Il est soulagé lorsqu'il voit Coménius, pacifiste pourtant si convaincu, soutenir une véritable lutte diplomatique contre les Habsbourgs. C'est cette recherche continuelle de la conscience nationale, à travers les siècles, qui fait l'unité personnelle du livre de M. H. Jelinek: conscience nationale qui naît dès les premiers contacts avec les Allemands et qui se manifeste soudainement aux moments où la nation risque absolument de disparaître: ainsi au temps des progrès de la germanisation, sous les derniers Premyslides; ainsi lors de la révolte hussite ; ainsi encore lorsque le luthéranisme, peu avant la Montagne blanche, provoca dans la noblesse protestante un nouveau courant de germanisation ; ainsi enfin, au moment des mesures
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de germanisation prises par Marie Thérèse et Joseph II, mesures qui ont occasionné cette réaction violente dont la conséquence fut précisément la Renaissance nationale. Mais cette conscience nationale était intimement liée à la conscience slave. Ce sentiment encourageant pour nous, que les Tchèques font partie d'un peuple immense, ne date pas de la marche des Russes à travers la Bohême contre Napoléon; il est beaucoup plus antique que les rêveries du poète Kollâr; au moyen âge déjà, on confondait le tchèque avec le Slave; les Hussites déclaraient combattre pour « la gloire de Dieu et pour l'honneur de la langue » (c'est-à-dire pour la nation slave). Ce sentiment peut entraîner aux illusions, mais n'est pas lui-même une illusion. C'est une réalité instinctive qui agit et réagit aux cours des siècles.
Cette première Histoire de la littérature tchèque, rédigée en français, reste donc une oeuvre profondément tchèque. Histoire d'une littérature très antique, — à peine plus jeune que n'est la littérature française, elle est, avant le XIXe siècle, presque dépourvue d'art et de poésie. Ce manque déconcertant, M. H. Jelinek l'explique par des raisons qui tiennent à la destinée tragique du peuple tchèque, déterminée par sa situation géographique, à la limite de la civilisation de l'ouest et de celle de l'est, déterminée aussi par la psychologie slave et par son penchant à l'absolu.
Un sentiment national profond dans cet écrivain de culture occidentale et française, des sympathies très vives pour la France — voilà les éléments subjectifs que se sont fait jour dans cette oeuvre objective par définition: une histoire. Mais vous connaissez M. H. Jelinek: dans cette âme de culture très raffinée, s'élèvent des voix profondes, élémentaires, mais qui n'ont rien d'inconscient. On doit être content de retrouver l'homme en lisant son livre.
OTAKAR èlMEK
Revue Française de Prague — XI (n<> 55, 1932)
PALACKY ET LA FRANCE
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE AVEC SA FILLE
MStloukal, docent à la faculté de philosophie de l'Université Charles IV, a publié récemment, avec une introduc• tion et des notes, dans la collection du Livre blanc, de présentation typographique agréable, la correspondance de l'illustre historien Palacky avec sa fille et son gendre, F. L. Rieger. 1 Je ne me propose pas de montrer, comme l'a fait l'auteur de cette publication, l'intérêt qu'elle présente pour l'histoire, de Palacky, mais seulement d'en détacher quelques passages qui se rapportent à la France.
Cette correspondance va de 1843 à 1875. Pendant cette période Mme Palacky' fit à Nice des séjours prolongés pour sa santé; Palacky y alla lui-même, notamment en 1860 et 1869—70, qui sont deux dates importantes pour l'histoire de la nation française, puisqu'elles correspondent à la cession à la France de la Savoie et du comté de Nice ainsi qu'à la guerre franco-allemande. Les deux principaux passages que je vais citer ont trait à ces deux événements historiques. Mais auparavant, Palacky, qui passa par Paris en se rendant à Nice, décrivait ainsi ses impressions le 31 décembre 1852:
« Paris est véritablement un centre de vie intellectuelle, comme il n'en existe nulle part ailleurs. Les collections du Louvre ont attiré principalement mon attention, surtout les monuments de l'ancienne civilisation assyrienne ». Palacky a rendu visite à Mickiewicz et cherché à voir Cyprien Robert, qui fut, après Mickiewicz, chargé du cours de langue et de littérature slave (selon la dénomination d'alors) au Collège de France. Celui-ci s'était fait connaître par des articles publiés dans la
1 Voici la référence exacte de cet ouvrage. Karel Stloukal, FrantiSka Palackêho rodinné listy dcefi Marii a zeti F. L. Riegrovi. Bile knihy, sv. 5. V Praze 1930 vydal Dr Karel Stloukal.
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Revue des deux mondes. 1 Mais, nous dit Palacky, il m'a évité (vylifbal se). L'explication de son peu d'empressement à rencontrer un représentant aussi éminent du peuple tchèque ressort peutêtre de cette appréciation de Palacky: « Robert a publié dans le dernier numéro de la Revue des deux mondesa un article sur la littérature slave, qui est très faible (velmi chudy duchem); il paraît que depuis quelque temps il a plus de sympathie pour les Hongrois que pour les Slaves », Ainsi l'histoire des rapports politiques se répète. Nous pouvons changer les noms des personnalités^ mais nous entendrons aujourd'hui encore de temps en temps les mêmes ressentiments, les mêmes griefs. Voici d'ailleurs une citation de cet article qui suffit sans doute à illustrer l'appréciation de l'historien tchèque: « La poésie et l'érudition semblent le vrai domaine des Bohèmes: quand ils touchent au monde réel, ils deviennent aussitôt utopistes. C'est ce qu'a bien prouvé leur conduite politique dans les crises de 1848 et 1849. Au milieu des terribles luttes nationales que ces années ont vu passer, les publicistes et les députés tchekhs (sic) ont agi en réalité comme des érudits allemands. En un mot, la littérature des Tchekhs est incomplète et tronquée par le germanisme, tout comme leur nationalité ». Arrivé à Nice, Palacky se sent heureux, après les événements orageux (po boufich) de la fin de l'année 1851, 3 de jouir d'un repos mérité sous un ciel de printemps en décembre (jsme jako v jafe) et de goûter un peu de liberté intellectuelle. Quelques années plus tard (3 oct. 1859) il comparera la liberté dont jouissent les Niçois avec celle dont sont privés les sujets de l'Autriche. Il remarque que Y Avenir de Nice fait une campagne d'agitation ouverte contre les Italiens et le Piémont, mais qu'en Bohême oser seulement penser à quelque chose de semblable serait considéré comme un crime de haute trahison! Palacky lit à la bibliothèque les journaux de tous les pays, depuis l'Abeille de Saint-Pétersbourg jusqu'à la presse espagnole. « Ce qui est nouveau pour moi, c'est la campagne de quelques journaux italiens
1 Louis Léger a donné des détails amusants sur ce personnage, «type du bohème dans la forte acception du mot», qui disparut tout à coup {Russes et Slaves, 2e série, Paris 1896).
2 Décembre 1862, sous ce titre: Les quatre littératures slaves.
3 H dut donner sa démission de membre du Comité du Musée, ce qui l'affecta beaucoup.
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contre la cour romaine et sa domination temporelle; on croirait lire Mathias z Janova 1 ou maître Jan z Husince » (Jan Hus).
La lettre que je vais citer maintenant donne d'intéressantes indications sur l'état des esprits aussitôt après l'arrivée des soldats français à Nice, d'où Palacky écrit le 3 avril 1860: «Les Niçois né se soucient et ne parlent que de l'annexion et de l'excommunication de leur roi. La désunion dans la population est plus grande et plus violente qu'on ne pouvait le prévoir. Les autorités avaient intimé aux habitants d'accueillir fraternellement l'armée française qui fit son entrée dans la ville le 1er avril, mais on ne voyait de l'enthousiasme que chez quelques Français connus; la ville était pavoisée, mais par ordre, et la population ne se livra à aucune manifestation. Toutefois le soir il y eut des démonstrations anti-françaises, des rixes se produisirent, de sorte que la troupe dut rétablir l'ordre; des bagarres peu glorieuses, pendant lesquelles les Français se conduisirent d'une manière vraiment noble, eurent lieu sur le Cours et au Café du Commerce. Maintenant le calme est complet et les Niçois sont dans l'attente de la décision qui sera prise à leur égard. Mais beaucoup ne veulent pas entendre parler d'indépendance et demandent l'annexion.» Ces derniers mots confirment donc que cet acte politique s'accomplit selon le voeu des habitants.
1870: la guerre franco-allemande amène la déchéance de Napoléon III. Libéral, Palacky n'aime pas le régime napoléonien. De Prague, le 5 septembre, il écrit à sa fille: « L'attention générale est fixée sur le grand revirement qui s'est produit en France. Quelques regrets que j'éprouve pour le peuple français et le désastre qui l'atteint, cependant je suis content que le napoléonisme (sic) soit en train de disparaître; j'espère que le régime qui lui succédera, quel qu'il soit, vaudra toujours mieux non seulement pour les Français, mais pour nous-mêmes ». On sait qu'à la veille de la guerre Rieger voulait intéresser Napoléon III à une politique favorable aux Tchèques. Palacky annonce ensuite, prédiction qui se réalisera, l'alliance des deux races: romane et slave contre le germanisme. Il conclut que, dès lors, on ne doit pas désespérer dans les épreuves qui, pen1
pen1 des principaux réformateurs religieux de la Bohême; il avait étudié six ans à Paris et les contemporains le désignaient sous le nom de « magister parisiensis».
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se-t-il, vont surgir. II a confiance que les Français se reconstitueront moralement et matériellement.
Palacky renouvelle cette prédiction dans une lettre écrite à sa fille quelques jours plus tard. Il explique les malheurs de la France en moraliste et termine par des paroles d'espoir: « Je comprends tes regrets, mais je pense que le désastre qui frappe le peuple français lui sera utile pour se ressaisir, se relever. Il avait, semble-t-il, besoin d'un tel redressement. » Mais, ajoutet-il, « il a un fonds trop vivant et trop sain pour na pas réparer bientôt ce désastre. Et puis, les Prussiens n'ont pas encore terminé la guerre; qui sait si la fin ne leur sera pas plus funeste que le commencement? » Et, en affirmant les vertus foncières du peuple français, il entrevoit le rôle qu'il sera appelé à jouer dans les destinées des nations slaves, l'alliance qu'il conclura avec elles. L'histoire a justifié cette prédiction.
Enfin, dans une lettre du 10 novembre 1870, nous trouvons mentionné le nom de Lefàivre, consul de France à Vienne, qui joua un rôle actif dans les négociations relatives à la protestation 1 des députés tchèques de la Diète de Bohême contre l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine. Palacky écrit à sa fille que Lefàivre était très content des résultats obtenus à Prague et espérait, comme Rieger le lui avait promis, que les Tchèques feraient quelque chose. Lefàivre lui avait également témoigné « qu'il ne s'était jamais senti à Vienne pendant deux ans dans une société aussi sympathique qu'à Prague ».
Ici se termine, dans la correspondance savamment éditée par M. Stloukal, l'histoire des faits annoncés au commencement de cet article: il nous a paru utile de les exposer aux lecteurs.
A l'intérêt que suscite tout ce qui émane d'un grand esprit doit se joindre un sentiment de gratitude envers la femme au coeur généreux qui fut émue des revers de la France. C'était, nous l'avons vu, la fille de Palacky. Elle devint la femme de Rieger, dont on connaît aussi l'attachement pour le peuple français. 2
FERDINAND LANNES
1 Voir à ce sujet J. Opocensk^: La protestation des députés tchèques de la Diète de Bohême contre l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine (Le Monde slave, n° XI, 1930).
2 Sur Rieger et la France voir H. Jelinek, Etudes tchècoslovaquas, Paris 1927.
CHRONIQUES
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LA LITTÉRATURE
La prose: K. Capek, Marsyas. La poésie : F. Halas et J. Zahradnfëek.
M. Karel Capek a réuni les causeries et les études qu'il a écrites au courant des douze dernières années, sur différents sujets voisins de la littérature, en un volume qu'il a intitulé: Marsyas ou En marge de la littérature. Ce n'est pas un livre d'érudition pédante: bien qu'il ait sans doute exigé de solides lectures d'une extrême variété, l'ouvrage est léger, coquet, pimpant, plein d'humour et d'esprit. C'est un des secrets du génie de M. Karel Capek que de savoir parler d'une façon à la fois familière et profonde, et passer, sans le moindre effort, de la banalité quotidienne au sublime. C'est ainsi que, traitant par exemple de la scie populaire ou des almanachs, du roman policier ou du roman pour bonnes, il arrive à dire des choses profondes sur le caractère même de la création littéraire. Lorsqu'il analyse le rythme des comptines enfantines, il exprime là dessus des vues très originales, où l'on trouverait de quoi révolutionner la prosodie du vers tchèque et que, personnellenent, je trouve extrêmement sensées. De même, quand il s'agit de la sagesse populaire telle qu'on la trouve dans les proverbes, et surtout quand il s'agit des contes
contes Karel Capek montre qu'il n'ignore rien des théories de la science moderne sur la psychologie collective. Toutes ces études ne sont pas, bien entendu, de valeur égale. Quelques-unes se bornent à des exercices d'ironie un peu facile: l'étude sur la scie praguoise supposerait une connaissance plus profonde de la chanson populaire tchèque en général; mais d'autres ouvrent des perspectives vraiment profondes sur l'éternelle imagination créatrice de l'humanité et sur la psychologie de certains genres littéraires qui n'ont, évidemment, pas grande chose de commun avec la noblesse apollinienne, mais qui révèlent l'âme, les goûts, les besoins esthétiques et les penchants moraux du peuple. Dans ce contact étroit avec l'âme populaire, l'auteur de Marsyas retrouve, peut-être sans le savoir, les traces de Jan Neruda: ainsi cette causerie sur les chansons du peuple de Prague rappelle, par la bonhomie du ton et par la manière de faire, certaines chroniques du grand journaliste poète. C'est dire que M. Capek est dans la meilleure tradition tchèque. Je m'en voudrais de ne pas m'éten— dre un peu sur la dernière de ces eau-
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séries, tout entière consacrée à la langue tchèque. C'est une belle, profonde et sincère déclaration d'amour, en même temps qu'une profession de foi, et c'est, également, une des plus belles pages que l'auteur ait jamais écrites. Ce passage sera, dans la littérature tchèque, ce que sont pour les Français, les célèbres paroles de Rivarol sur la langue française. Mais il n'y faut pas apprécier seulement l'amour ardent et tendre de l'écrivain pour sa langue maternelle: il faut y admirer encore l'amour de l'artiste pour ce qui est la matière et l'instrument de son art, et la haute conception qu'il se fait de son métier. « La matière que travaille un écrivain, dit K. Capek, c'est la conscience même de la nation; chaque mot lui est dicté par la bouche de la nation; gare à lui, s'il abuse de la langue pour exprimer des choses basses! Je crois qu'être écrivain, c'est, avant tout, une grande mission linguistique. L'écrivain a pour tâche de maintenir la langue nationale et d'y créer des valeurs mélodiques et rythmiques, des valeurs de précision, de pureté, de forme et de continuité... On dit que les saints vivent en Dieu; un écrivain qui généralement n'est pas un saint, vit dans l'âme même de la nation, car il vit dans sa langue comme un poisson dans
l'eau » Et le passage se termine
par une sorte d'apothéose lyrique de la langue tchèque: « langue difficile entre toutes, une des plus riches en vocabulaire et en nuances, la plus parfaite, la plus sensible, la plus cadencée de toutes celles que je connaisse ou que j'aie entendu parler!.. Il me faudrait vivre cent vies pour te connaître pleinement; personne, jusqu'à présent, n'a aperçu tout ce que tu es; tu es encore devant nous, langue mystérieuse, débordante et
pleine de perspectives lointaines, la conscience future d'une nation qui monte! »
Dans l'ensemble de l'oeuvre de Capek, ce Marsyas prendra une place des plus honorables malgré son caractère intermédiaire qui tient du folklore, de la sociologie, de l'histoire de la littérature et du journalisme.
Sur l'orientation de la jeune poésie tchèque, M. Mirko Rutte, critique littéraire et dramatique du journal « Nârodnt Listy » et poète lui-même, a écrit un article très intéressant, quoiqu'assez pessimiste. La poésie aurait perdu, d'après lui, le contact direct avec le monde et avec son âme collective. Le changement trop brusque qui l'a fait passer de la tendance sociale et politique à un formalisme absolu aurait détruit son équilibre et rongé sa valeur intérieure. Le surréalisme et le poétisme, venus comme une réaction nécessaire pour sauver l'autonomie et la langue de la poésie, auraient dangereusement rétréci sa base, « la poésie, dit le critique, est redevenue, il est vrai, poétique, mais son souffle s'est aminci, ses muscles, affaiblis, ne sont plus aptes à la lutte... Le monde avait la fièvre, son organisme malade se débattait dans des crises et des convulsions, mais la poésie continuait à dessiner ses ornements de rêve, ses décors aériens, s'éloignant toujours davantage du sens réel de la vie. Elle est devenue un narcotique raffiné, une fuite enchantée vers le nirvana, une aventure personnelle de l'imagination et des sens » M. Rutte déplore ce « nihilisme masqué par un heureux jeu de l'imagination » ce « quiétisme pessimiste ». II montre que ce sentiment de
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fatigue et de vanité rapproche la poésie d'aujourd'hui du romantisme et de la poésie décadente et que c'est un nouveau « mal du siècle » qui nous parle dans ces mornes chansons sur la fuite éperdue du temps et sur la mort.
Ces idées ont été exprimées à propos de deux livres, écrits par deux jeunes poètes, Jan Zahradnicek et Frantisek Halas. Ce dernier se défend énergiquement contre cette accusation de nihilisme. M. Halas invoque la tristesse d'André Chénier pour justifier la sienne, persuadé que nous vivons, comme André Chénier, à la veille d'une révolution. D'après M. Halas, le pessimisme de la poésie actuelle est constructif, car, plus on s'enfonce dans le désespoir, plus on désire revoir les étoiles. Si la jeune poésie chante la mort, ce n'est pas pour nier la vie: c'est un stimulant qui ne fait que fortifier l'amour de la vie.
Nous ne reproduirons pas les prophéties politiques de M. Halas; il nous suffit de savoir qu'il n'a pas de parti-pris pessimiste. Sachons lui gré d'avoir écrit ce petit livre qu'il appelle: Le Visage, car il y a longtemps qu'il ne nous a pas été donné de lire un livre d'une sensibilité aussi fine, aussi douloureusement émue, mais sans ombre de sentimentalité, d'une tendresse et d'une chasteté qui cependant restent très mâles. Ce recueil, qui est déjà le troisième publié par l'auteur m'est cher par sa retenue. Le poète sait s'y garder de toute boursouflure et préfère paraître pauvre d'expression que de commettre une phrase, une image qu'on puisse soupçonner de rhétorique ou de grandiloquence. De là ces images frêles et silencieuses, volontairement estompées, de là ces vers quelquefois un peu raboteux et ces rimes assez pauvres. Mais on y sent une grande richesse de vie intérieure. Soyons
sans crainte sur l'avenir littéraire de M. Halas.
Le livre de M. Jan Zahradnifiek, intitulé Le Retour, semblerait mieux justifier les appréhensions de M. Rutte, si le cas de ce jeune poète n'était pas tout personnel..M. Zahradniëek est originaire de ce coin de la Moravie qui a inspiré les visions supraterrestres d'Otakar Bfezina. C'est un frère cadet du grand spiritualiste défunt. On trouve, dans la cadence musicale des vers de Zahradnicek la même note d'isolement infranchissable, le même sentiment d'exil, la même langueur mélancolique d'un coeur enfermé dans sa douleur, tout ce qui nous enchantait dans les Lointains Mystérieux. Il y a une parenté étroite et indéniable entre les deux poètes, parenté qui se trahit même dans la mélodie du vers, ample, riche et harmonieux, d'une spiritualité presque immatérielle. Zahradniôek n'a pas la variété d'inspiration que possédait, malgré tout, son grand aîné. Chez lui, tout se ramène à la rêverie du soir et de la nuit dont il chante le mystère avec un art consommé, mais un peu étroit et qui frôle le danger de monotonie et de répétition. Mais la mélodie est d'une douceur magique: on dirait la voix plaintive et caressante d'un alto dans le silence de la nuit: mélodie d'une tristesse désespérée qui ne trouve de consolation qu'au sein de ce Dieu dont le nom revient toujours sur les lèvres du poète:
Je te suis, ô mon Dieu trois fois silencieux et je porte sur mes bras tous mes voeux
langoureux...
Il me semble vraiment difficile de vouloir tirer de ces deux livres si différents de forme, d'inspiration, d'intonation, des conclusions générales sur le caractère de notre poésie contemporaine. Tout sépare ces deux jeunes
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poètes qu'unit cependant une fidèle amitié. L'un, rêveur silencieux enclin au mysticisme métaphysique, poète traditionnel de forme et catholique de croyance: l'autre, révolutionnaire, communiste, homme d'action, aimant le vers court, près-, que saccadé, plein de passion contenue.
Contentons-nous de saluer deux poètes, deux personnalités artistiques en pleine évolution et qui promettent toutes deux un bel avenir.
Une poésie, comme celle de M. V. Zâvada, marque la fin de l'anarchie difficilement contrôlable de la formule poétiste, et si l'on veut voir, chez Zahradnicek, une sorte de retour au symbolisme, je n'y verrais point un malheur: l'évolution de la littérature est faite de ces flux et reflux alternés, de ces mouvements qui se ressemblent sans cependant être jamais pareils. Telle est la loi éternelle de l'évolution de l'humanité à laquelle nul ne saurait se soustraire. H. JELINEK
LE THÉÂTRE
De Bernard Shaw à l'«Elisabeth d'Angleterre» de M. Bruckner.
S'il est, dans la vie théâtrale en Tchécoslovaquie, un trait essentiel qui la distingue de ce qu'elle est dans d'autres pays, et surtout dans ceux d'Occident, c'est le sérieux, la gravité, ou dirait d'un mot plus juste encore la bonne foi de toutes ses manifestations. Les étrangers qui passent à Prague, et que l'on mène au théâtre, — que ce soit le Nârodni Divadlo où la Scène libérée où Voskovec et Werich se livrent à leurs lazzis et à leurs gambades — trouvent toujours le spectacle de la salle au moins aussi intéressant que celui du plateau. «Depuis longtemps, nous disait un journaliste parisien auquel on avait successivement fait voir La Fiancée Vendue et le Goletn — depuis longtemps je n'avais eu une pareille impression de public, d'un public venu vraiment pour la pièce, pour participer avec ferveur et avec entrain à la vie d'une oeuvre dramatique.» A une production classique ou déjà bien connue, ce public apporte une réceptivité, une sorte de capacité d'étonnement et d'admiration qui recrée autour de l'oeuvre cette atmosphère fraîche et nouvelle qui seule réussit à la préserver du poncif. Quand le rideau se lève sur la onze ou douze centième représentation de Ja Fiancée Vendue, il n'est peut-être p?s dans la salle une seule personne
— à l'exception de quelques enfants auxquels on a depuis longtemps promis cette représentation comme la plus belle récompense, la fête la plus rare — qui ne sache par coeur les rythmes célèbres. Mais que retentissent les premières mesures de l'adorable ouverture, chacun se retrouve en état de grâce et d'ignorance, c'est pour chacun comme s'il n'avait jamais entendu l'opéra le plus parfait du plus grand musicien national. Cet empressement à se laisser convaincre et charmer, cette disposition à communier avec une beauté à la fois depuis longtemps familière et toujours nouvelle par quelque point, deviennent, devant une oeuvre inconnue, une infinie capacité d'accueil, un grand désir de trouver dans une pièce des qualités humaines, et une large indulgence pour certaines imperfections techniques que le public français supporte plus impatiemment. Si l'on voulait expliquer pourquoi le public tchèque est si «bon public»—et notre dessein est de retirer à ce terme l'inflexion un peu ironique qu'on lui prête parfois — il faudrait remonter très loin, jusqu'aux théâtres de marionnettes, qui pullulent ici et augmentent sans cesse en quantité et en qualité. Ce sont ces scènes en miniature et ces personnages en bois qui ont donné aux jeunes Tchèques,
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■en même temps qu'une bonne partie <Je leurs idées morales et de leurs conceptions sociales, leur sens du théâtre, de la crédibilité théâtrale. Si notre Guignol est l'antithèse même <le toute poésie, son camarade tchèque, Kaspârek, avec ses joues rouges et ■ses sonnailles, détient toutes les nuances psychologiques auxquelles peuvent recourir les auteurs dramatiques, de la malice narquoise à l'émotion patriotique, en passant par l'attendrissement et la cordialité. -Quand il a affaire aux grands de ce monde vous le croiriez un railleur impénitent, mais il ne peut se rappeler les gâteaux au pavot que lui faisait sa maman dans un petit village de Bohême sans arroser ce souvenir d'une larme, et on l'a vu plus d'une fois escorter un poète "famélique, qu'il ne blague qu'avec respect, à la recherche d'une fleur merveilleuse éclose en quelque île <léserte, et qui s'appelle Amour ou Gloire. Est-ce par gratitude envers les théâtres de marionnettes qui leur ouvrirent un monde plus beau que le vrai que les Tchèques, devenus grands, apportent au théâtre une telle bonne volonté, un tel désir d'être amusés et convaincus? On pourrait en tout cas expliquer par là qu'ici l'idée de théâtre ne se sépare jamais tout à fait de celle de poésie, et qu'on y fasse un beaucoup plus large crédit à l'imagination des écrivains. Le public tchèque accepte facilement qu'on le transporte au pays de chimère, ou au lendemain eu déluge, ou en l'an 4000 de notre ère, comme le fait Bernard Shaw dans son Retour de Methusalem pétillant d'humour, que le Théâtre National a merveilleusement monté ■et joué. Mais on ne saurait dissimuler l'ennui qu'exhalent fatalement quatre
heures consécutives de ces vérités premières qui font en Angleterre figures de paradoxe, et d'anticipations sur un avenir plutôt ahurissant. On ne peut s'empêcher de se dire que le Retour de Mathusalem est symbolique de l'éternel retour offensif de Bernard Shaw en un pays où il est tenu pour un des plus grands esprits qui furent jamais, et l'un des plus grands hommes de théâtre d'aujourd'hui. C'en est sans doute l'un des plus habiles, à en croire, non plus l'interminable Mathusalem, mais ce (où plutôt cette) Major Barbara que le théâtre de Vinohrady a monté avec un si fidèle et si plaisant réalisme. Bernard Shaw y a anticipé, non pas de deux mille ans sur une imprévisible évolution du monde, mais de vingt ans sur sa propre époque, ce qui était une bien autre prouesse. II est bien amusant d'écouter, aujourd'hui que nous sommes sous le signe (pour parler comme à Genève) du désarmement et de la Conférence qui prétend l'appliquer, l'histoire de ce grand fabricant de canons, torpilles et autres engins meurtriers, qui finit par apparaître le vrai philanthrope de notre monde moderne, plus réellement dévoué au progrès de l'humanité que tous les prêcheurs de l'Armée du Salut. Le piquant de l'affaire, c'est qu'il y a aussi en Bernard Shaw un prêcheur salutiste, qu'il ne sait pas toujours lui-même ce qui est sa vérité ou son paradoxe du moment, et que parfois, comme l'homme aux rubans verts, il ne croit pas «être si plaisant qu'il l'est».
Certes nous trouvons fort bien qu'on ne se lasse pas de rappeler ou de révéler au public de Prague les oeuvres illustres ou obscures du grand Irlandais. A peine nous permettrons-nous de regretter que M.
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Hilar ou l'un de ses collègues ne fassent pas quelquefois bénéficier de leurs efforts Molière ou Musset. (Ajoutons-y Marivaux, non pas pour faire nombre, mais parce que ce Racine de boudoir supporte mieux l'exportation que le grand.) Depuis bientôt sept ans nous n'avons pas vu sur une scène officielle une seule oeuvre de l'auteur du Misanthrope ou de celui du Caprice. A quoi on nous répondra, comme on le fit naguère et sans doute très pertinemment, non pas qu'on les a assez vues, mais qu'on les a énormément jouées pendant la guerre et depuis, et que tout le monde les connaît. N'est-ce pas compter sans le public, qui se renouvelle toujours, et sans la nouveauté intarissable de pièces dont quelquesunes au moins méritent d'être toujours au répertoire de tous les théâtres du monde, sans parler de leur valeur d'école.
En interprétant Molière ou Musset, les acteurs tchèques comprendraient mieux cet esprit français, cette vie française qui leur sont beucoup moins familiers que l'esprit et la vie des Anglo-Saxons, et il leur serait plus facile de jouer, non seulement des classiques modernes comme Giraudoux, mais même des pièces boulevardières, qui se sont pas toujours ici placées dans leur lumière exacte. Ce qu'on en dit n'est pas pour le Sexe faible, qui a été joué à Prague aussi bien qu'il pouvait l'être n'importe où en dehors de Paris.
Cette représentation était attendue depuis longtemps, et non sans certaines appréhensions que nous avouons avoir partagées. N'étaient-elles pas autorisées d'ailleurs par l'accueil qu'avait reçu à Berlin, et en plein printemps locarniste, une pièce que la critique allemande avait présentée
présentée un fidèle tableau de Paris, l'image fidèle des moeurs et des agissements de la haute société française?
La même équivoque pouvait se produire à Prague, malgré le soin que M. F. Goetz, le directeur littéraire du Théâtre National, avait pris de présenter l'oeuvre comme une pièce d'actualité, un tableau de vices et d'abus éclos à la faveur du bouleversement moral et social que déclancha la guerre. (Pas la guerre seulement,,; dira qui se souvient d'Homme et Surhomme de Bernard Shaw, et des moeurs de certains insectes. L'oeuvre de M. Bourdet n'aurait pas connu une telle fortune si à travers un phénomène de notre époque elle n'avait visé un déséquilibre éternel). D'ailleurs ce n'est pas tout à fait dans cet esprit que la pièce a été interprétée au Théâtre des Etats. Se trouvant moins à même que les acteurs français de juger de la ressemblance des; peintures de M. Bourdet, les acteurs tchèques n'en soulignèrent que le côté humoristique et comique. Par exemple au lieu de l'effrayante et tragique comtesse Pollak que Mme Moreno nous montrait consumée de luxure, Mme Baldova mit une cocasserie impayable à nous présenter une sorte d'ogresse avide de chair fraîche, maiselle-même encore fort appétissante, et, sous sa robe follement juvénile mais gracieuse, plus plaisante que ridicule et pas horrible du tout. De même Mme Naskovâ rendit presque sympathique Mme Leroy-Gomez, qui ici paraît moins une ruffiane moderne, âpre et cupide sous des dehors raffinés, qu'une bonne bourgeoise affairée à caser ses fils, une sorte de mèrepoule sans cesse inquiète et gloussante. Mlles Sejbalovâ et Pulpânovâ, qui incarnent harmonieusement le
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contraste entre la Latine, humble et docile dans son amour, et l'altière et sèche Anglo-Saxonne tenant les profits et pertes de sa volupté, furent très belles, presque trop, car on se disait que ces deux agréables personnes n'avaient que faire de leurs millions, et l'effet de décalage voulu par l'auteur se produisait d'autant moins que le côté masculin de la troupe n'avait pu mettre à la disposition du régisseur des échantillons d'humanité aussi photogéniques. L'interprétation du Sexe faible mit en relief une des plus graves lacunes du Théâtre National, et d'ailleurs du théâtre tchèque en général : l'absence de jeunes premiers. Il y a, le plus sourent, dans une troupe tchèque, dix pères remarquables et vingt excellents grimes pour un seul amoureux médiocre. Sans doute M. Kohout a-t-il prêté toute l'ingénuité et la gentillesse nécessaires à son Jimmy, auquel ne manquait que quelque chose d'un peu plus sportif, plus «petite brute». D'ailleurs on demeure confondu que cet artiste puisse incarner avec autant de maîtrise, sinon autant de vraisemblance, ce pétulant petit galopin et le mari misérable et torturé de La Chaîne. Mais M. Bohâc" est bien pâle en Mancël, et surtout la spirituelle figure de M. Rogoz, qui est d'un artiste délicat et tourmenté plutôt que d'un tombeur de femmes, introduit dans la pièce un élément qui risquait de la déséquilibrer. M. Karen, qui fut Saint Venceslas et le colonel Svec, avait un grand effort à faire pour entrer dans le personnage d'Antoine. De format un peu grand pour le reste de l'interprétation, au lieu de se tenir, comme Victor Boucher, sans cesse en marge et comme à distance d'une action qu'il conduit par des fils invisibles, M. Karen
parut le bon géant qui se complaît à faire mouvoir ses marionnettes humaines, une sorte de Krakonose pour Palaces. La cordialité communicative qui est sa note personnelle servit à merveille cette compréhension du rôle, dans lequel il serait intéressant de voir maintenant M. Haas, dont le jeu plus souple s'accommode d'un comique plus ambigu.
Un mot encore de M. Ludvik Veverka, acteur d'une drôlerie irrésistible mais jamais gratuite, et qui s'est taillé un succès personnel dans le rôle d'un Carlos plaintif et rageur, maussadement résigné à son sort de trop beau gosse. Le mouvement de la pièce est excellent. Si la vérité profonde de l'oeuvre, l'humanité navrante de tous ces fantoches, ne pouvait ressortir à Prague comme à Paris, et si le Stavovské Divadlo a fait d'une satire de moeurs trop réelles une sorte de féerie bouffonne, de pochade haute en couleur qui déchaîne un rire sans amertume, il ne faut pas l'imputer à l'interprétation, excellente souvent et toujours honorable; c'est simplement une question de milieu, de climat.
Si étrange que cela puisse paraître, il était plus facile aux acteurs du Théâtre National de comprendre et de ressusciter les fastes et les violences du XVIe siècle anglais que de se mettre dans la peau des Parisiens cosmopolites de M. Bourdet. Le drame qu'a inspiré à M. Ferdinand Bruckner le livre célèbre de Lytton Strachey sur Elisabeth et Essex a été donné à Prague sans une coupure, ce que l'on n'a même pas fait à Berlin. L'auteur est venu assister à la première, et ce fut un petit événement pas seulement littéraire. Pour la première fois depuis que le Théâtre National existe, un auteur allemand
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y était acclamé en personne! C'est un encourageant prélude au centenaire de Goethe que cette grandiose soirée préparée avec magnificence par M. Hilar. Il mit à recréer l'Angleterre d'Elisabeth, en face de laquelle se pose l'Espagne de Philippe II, un luxe tout romantique de moyens : ruissellement de riches étoffes, incandescences des couleurs, symphonie de lumières éclatantes ou voilées, majesté des chants d'Eglise. Par moments on était presque tenté de croire qu'il en avait trop fait, et que, comme c'est arrivé à Gaston Baty, il avait porté la technique au point extrême au-delà duquel elle cesse de servir l'oeuvre pour devenir son but à elle-même. Certains tableaux, particulièrement ceux où l'on eut recours à la scène tournante, eussent gagnés à être simplifiés et stabilisés. Mais tous ceux qui opposent simultanément l'Angleterre à l'Espagne, confrontant deux formes de vie, deux rêves de puissance, deux orgueils pareillement effrénés, furent d'un effet dramatique très grand et très pur. Sans doute est-il plus facile à des acteurs tchèques de comprendre la mentalité protestante et anglo-saxonne que de faire cause commune avec des personnages espagnols et catholiques. Des deux panneaux du dyptique, le panneau anglais nous parut bien supérieur. Si M. Vydra jouait admirablement son rôle de Philippe, Mme Dostâlovâ vivait réellement celui d'Elisabeth, dont elle sut faire à la fois une femme malade et une souveraine pleine de nobles ambitions et de finesse retorse mais débonnaire. Ce fut à la fois un troublant
portrait d'âme, et un tableau d'époque exécuté avec une merveilleuse précision.
En sortant de cette représentation, on a l'impression qu'elle marque le terme d'une époque dans le développement du théâtre. Désormais si l'on fait des progrès, ce ne sera plussans doute dans le même sens. La culture des innovations et des audaces de technique fera place à une recherche plus intérieure. On accordera notamment une plus grande importance au mot, au verbe qui au théâtre ne doit pas être dieu mais; qui doit, tout de même, être autre chose qu'un valet.
La négligence de la diction est un défaut, peu apparent dans les pièces modernes, mais qui saute aux yeux, ou plutôt aux oreilles, dans les classiques. Récemment M. Jan Bor montait à Vinohrady une Mégère Apprivoisée qui est une merveille de fraîcheur, de verve, d'éclat, de continuité intérieure. Je ne sais pas à Paris un seul théâtre où l'on puisse nous donner une pareille sensation de fantaisie shakespearienne toujours vivante et verdissante. Ayant avoué franchement notre plaisir, nous sommes d'autant plus à l'aise pour regretter que deux acteurs, dont l'importance dans cette troupe est grande et méritée, parlent avec tant de volubilité et d'imprécision qu'au premier balcon, personne ne comprend un traître mot de leurs discours. La crise aura quelque chose de bon si elle ramène l'attention des directeurs et des régisseurs sur un élément fondamental du métier théâtral, trop négligé en Bohême. JUNIA LETTY
LA LITTÉRATURE ALLEMANDE DE TCHÉCOSLOVAQUIE
Prague, centre de la vie intellectuelle et artistique des Allemands
de Bohême.
Lors de l'exposition de civilisation contemporaine qui eut lieu, en 1928, à Brno, le comité de cette exposition a publié un recueil intitulé: la civilisation allemande en Tchécoslovaquie. Cette brochure avait pour but de donner un aperçu provisoire de l'histoire, de la littérature, de la musique et du théâtre, des arts plastiques, du folklore, de la civilisation, de l'économie et des institutions culturelles de la population allemande en Tchécoslovaquie.
Ce recueil contenait un article particulièrement intéressant de M. Joseph Nadler, professeur d'Université et historien de la littérature, célèbre par sa grande Histoire littéraire des races et des régions allemandes. Or. M. Nadler démontrait dans cet article que, de tous temps, la littérature allemande en Tchécoslovaquie a été étroitement liée aux destinées de l'Etat: « A aucune époque ce parallélisme entre les événements politiques et intellectuels n'a été aussi évident que pendant ces dernières décades, où le grand bouleversement de l'Europe Centrale a été préparé et accompli. » Autrefois on envisageait la plupart des problèmes du point de vue de la grande monarchie austro-hongroise, et Vienne tendait à absorber l'activité littéraire de
toutes les provinces. Après la guerre la situation a complètement changé: l'étroite liaison des destinées intellectuelles des Autrichiens et des Allemands de Bohême a fait place à une vie indépendante à laquelle les uns et les autres s'étaient préparés depuis longtemps. «Tchèques et Allemands s'affranchissent de plus en plus, en groupant leur nouvelle activité inteK lectuelle autour de Prague. Cette ville, devenue également centre territorial, donne naissance à une littérature de langue allemande très variée. Cette littérature praguoise, profondément influencée par le caractère à part de cette ville, contribue doublement à soustraire les esprits à la tutelle de Vienne: d'une part elle enrichit le pays de sa propre richesse, et de l'autre, elle le libère de l'emprise de la puissance autrichienne, tant politique qu'intellectuelle, par sa critique défensive et sa satire agressive. »
A cette littérature praguoise de langue allemande, en tête de laquelle if cite avec raison Rainer Maria Rilke et Franz Werfel, littérature qui a témoigné d'une volonté toujours renouvelée de faire de Prague le dénominateur commun des valeurs allemandes et tchèques du pays, Nadler oppose la littérature des régions de la
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Bohême allemande où se manifeste l'instinct de conservation de la population allemande. Il cite des poètes tels que Gustav Leutelt, Dietzenschmidt et Hans Watzlik, auxquels on peut ajouter les écrivains de la Bohême allemande émigrés à Vienne et en Allemagne, et enfin lés écrivains allemands de Moravie, dont Brno est le centre intellectuel.
Le travail de Joseph Nadler avait préparé le terrain à la publication d'un livre qui a eu pour but de faire connaître la culture allemande de Tchécoslovaquie «tout spécialement aux pays voisins de langue étrangère. » Ce livre, de Joseph Mùhlberger, est intitulé: L'art poétique des Allemands de Bohême pendant les 50 dernières années; il se distingue par son objectivité et par un sens critique que l'attachement de l'auteur à son pays n'a nullement altéré. Dans cet exposé, qui traite de l'époque contemporaine Mùhlberger a fait entrer les auteurs de la jeune génération et même ceux de la génération à venir.
On aurait tort sans doute, de vouloir donner à notre littérature allemande régionale une place à part au sein de la littérature germanique et de vouloir l'en séparer par des limites rigoureuses. Il est évident que le poète allemand de Tchécoslovaquie cherche, lui aussi, à franchir les frontières politiques et ne renonce point à rester en contact avec la grande culture allemande. Et pourtant il doit à l'entourage dans lequel il a vécu et mûri certaines inspirations qui sont devenues l'essence même de son originalité. Ce caractère personnel est reconnu même par l'étranger. Cela ressort des traductions de Rilke, Werfel, Hermann Ungar, Franz Kafka, Max Brod, Ludwig Winder, Oskar Paum etc., que nous trouvons en
France, en Angleterre, en Russie, en Italie, en Amérique, en Pologne etc., pays où ces auteurs ont souvent été estimés précisément en vertu de leur origine. Leurs oeuvres mettent en valeur un certain fonds spécial au pays, celui là même qu'exploitent, de leur côté, les auteurs tchèques, et ceci ne fait que confirmer le bien-fondé de la thèse de Josef Nadler.
Il n'en est pas de même dans le domaine de l'art dramatique où on s'adresse moins à l'art local qu'à l'art allemand en général. La direction du grand théâtre allemand de Prague n'a jamais été confiée à un Allemand de Tchécoslovaquie que d'une façon passagère, et les acteurs d'opéra et de comédie sont le plus souvent originaires des pays étrangers de langue allemande. Cet état de choses est dû en partie à l'émigration de nos jeunes artistes de premier ordre vers l'Allemagne et vers Vienne, en partie aussi au fait que la théâtre allemand de Prague se voit obligé d'exiger des éléments particulièrement qualifiés qu'il ne peut trouver que rarement dans la République ellemême.
Le devoir du théâtre allemand de Prague, c'est de présenter par ses opéras, ses comédies et ses opérettes, la production dramatique et musicale de notre époque d'une façon aussi complète et aussi parfaite que possible. Il va sans dire qu'il tient compte aussi, à l'occasion, des oeuvres de compositeurs et d'auteurs dramatiques tchèques. Peut-être sera-t-il possible un jour d'arriver à constituer un répertoire dans lequel la part de la production tchèque et de la production allemande de la République sera rationnellement proportionnée. A part les théâtres réunis de Brno et le théâtre municipal de Teplitz, il existe
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dans la République une série de plus petites scènes allemandes ayant un répertoire varié.
La production musicale des Allemands de Tchécoslovaquie a atteint un niveau très élevé. L'opéra allemand a inscrit à son programme, en première représentation, les noms de Manier, Bodanzky, Blech, Klemperer, Zemlinsky, Steinberg. On ne saurait discuter le rôle important des concerts philharmoniques du théâtre allemand de Prague. Leurs programme sont complétés par l'activité d'un certain nombre de sociétés de musiques qui ont toutes une bonne direction. Fidelio Finke, Theodor Veidl, Hans Krasa, Erwin Schulhoff, Arthur Willner, Rudolf F. Prochâzka, Félix Petyrek, Viktor Merz, J. G. Mraczek, Bruno Weigl et d'autres, se sont fait un nom en tant que compositeurs allemands de Tchécoslovaquie, même à l'Etranger.
De nombreux artistes célèbres, dont certains sont allemands, représentent d ignement les arts plastiques en Tchécoslovaquie. La plupart d'entre eux se sont fait même connaître par leurs expositions au-delà des frontières. Sans tenir compte d'artistes tels que Emile Orlik, Alfred Kubin, Friedrich Feigl, Hugo Steiner — Prague et Richard Techner qui travaillent à l'Etranger, mentionnons tout au moins les peintres Walter Klemm, Willy Nowak, Karl Wagner, Maxim Kopf,JosephHegenbarth, Rudolf Karasek, Moritz Melzer, Richard Schroetter, Fritz Kausek, les dessinateurs Ferdinand Staeger, Willy Land, Karl Thiemann, les sculpteurs Karl Wilfert, Ernst Kubiena, Oswald Hofmann, Mary Duras, Engelbert Kaps et Karl Vogel. L'architecte Alfred Loos, célèbre dans toute l'Europe, fait partie de ce groupe, puis qu'il est originaire de Brno, de
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même que Emile Pirchan, artistedécorateur qui travaille à Berlin et que le fameux dessinateur Walter Trier. Concluons en disant que la culture allemande de Tchécoslovaquie joue un rôle essentiel non seulement dans le cadre de la République, mais encore dans l'Europe entière, et que nous avons sans cesse à enregistrer dans les domaines de la science et de la culture des oeuvres nouvelles et importantes d'auteurs, de savants et d'artistes de langue allemande en Tchécoslovaquie.
Ces chroniques traiteront de la situation actuelle de la littérature et du théâtre allemands en Tchécoslovaquie; et pour commencer je me permettrai de faire remarquer ceci: il existe quelques romans d'auteurs allemands de la République qui dépassent le cadre des romans d'avant-guerre. Tandis que, jusqu'à présent, les romans écrits par les conteurs allemands de Prague se passaient le plus souvent dans des milieux slaves, nous pouvons citer maintenant quelques romans qui se passent en pays latin. Le roman de Franz Werfel, Die Geschwister von Neapel se passe en Italie; Robert Hohlbaum a écrit un roman sur la Révolution Française intitulé: Kônig Volk (Le peuple roi); le jeune Walter Seidl aborde dans son roman Anasthase unddas Untier Richard Wagner (Anasthase et le monstre Richard Wagner) un problème essentiellement intéressant: l'évolution d'un jeune homme qui, né de père français et de mère allemande, cherche les voies de sa destinée.
On peut opposer à ces oeuvres les nouveaux romans de Max Brod, Ludwig Winder, Oskar Baum et Ernst Weiss. Dans son roman Stefan Rott oder das Jahr der Entscheidung (Ste1932)
(Ste1932)
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fan Rott ou l'année du jugement), Max Brod nous donne un aperçu rétrospectif du sort d'un jeune Praguois d'avant-guerre, témoignage des tendances subjectives de cet auteur praguois. Ludwig Winder, conteur allemand originaire de Moravie, paraît tout à fait objectif dans son Dr Muff, roman d'une clarté étonnante, il place au centre d'événements tragiques un représentant de la «-génération sacrifiée » des combattants et oppose sa pureté morale à la mentalité d'après-guerre. L'écrivain aveugle Oskar Baum ne craint point de publier le roman d'un graphologue Die Schrift, die nicht log (L'écriture qui ne mentait pas). Dans son roman psychologique Georg Letham, Artzt und Môrder (Georg Letham, médecin et meurtrier) Ernst Weiss, romancier originaire de Moravie, traite d'une manière
manière personnelle le problème de Crime et Châtiment.
Citons encore le roman historique que Joseph Miîhlberger a consacré à Jean Huss, la prose curieuse du mystérieux Peregrinus Tyss, les nouvelles posthumes de Franz Kafka et de Hermann Lîngar, qui, dans son conte Colberts Reise (Le voyage de Colbert) traite une fois de plus un sujet se rapportant à la France.
On ne saurait dire grand'chose de la poésie lyrique allemande de Tchécoslovaquie. La crise économique ne permet plus aux éditeurs allemands le luxe de publier des recueils de poèmes.
La direction du théâtre allemand de Prague va être confiée à M. Paul Eger pour la saison prochaine. Espérons que nous aurons l'occasion de parler de son travail. OTTOPICK
A TRAVERS LES REVUES TCHÉCOSLOVAQUES
L' « époque des ténèbres » et la poésie religieuse en Bohême. — Baudelaire poète baroque. (Zdenëk Kalista: Z ceské barokni gotiky. — Josef Vasica: Z poésie ceského baroku. — Otokar Lev^: K psychologii
Baudelairovy metaphory.)
La bataille de la Montagne Blanche qui amena la perte de l'indépendance de la Bohême, en abolissant les libertés religieuses, politiques et nationales du pays, marque également le début d'une ère de décadence générale de la langue et de la littérature tchèque. Après l'époque florissante qui avait précédé et suivi les guerres de Hussites, la guerre de trente ans et la contreréforme mirent fin non seulement à la prospérité économique du pays, mais aussi à tout essor intellectuel et artistique du peuple tchèque. Ce n'est que vers la fin du 18e siècle et au cours du 19e siècle que le peuple reprit conscience de son individualité nationale et que, par une lutte acharnée, il parvint à refaire sa langue et à frayer le chemin à une nouvelle tradition littéraire.
Au début de notre siècle, le point de vue que nous venons d'exposer était encore celui de tous les historiens tchécoslovaques. Ils étaient tous d'accord pour expliquer la période qui, en Bohême, a suivi la bataille de la Montagne Blanche et la guerre de trente ans comme une « époque de ténèbres » (Temno). Si l'on se place à un point de vue strictement national, cette thèse
n'est certainement pas dénuée de fondement: La cour de Vienne et l'église catholique représentée alors surtout par la Compagnie de Jésus firent tous les efforts pour étouffer en Bohême la tradition hussite et nationale.
Mais, dès avant la guerre, une nouvelle conception de l'histoire tchèque au 17e et au 18e siècles se fit jour. La polémique fut déclenchée par M. Pekaf, professeur d'histoire à l'université de Prague, qui, tout en reconnaissant que la Montagne Blanche avait été, pour le peuple tchèque, une véritable catastrophe nationale, cher~ chait à démontrer que le siècle qu'on avait pris l'habitude d'appeler l'« époque des ténèbres » ne manquait ni de lumière ni de chaleur, que l'art baroque qui avait donné à la ville de Prague une physionomie toute personnelle avait pénétré toute la vie tchèque. Selon Pekaf, « le peuple tout entier se ressentit de la vitalité extraordinaire de la civilisation baroque... qui sut créer une société nouvelle, un peuple nouveau, le même peuple qui, plus tard, parvint à une renaissance nationale. »
Les polémiques sur cette question durent toujours; la thèse de Pekaf a
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été violemment attaquée par beaucoup de savants. Quel que soit le point de vue qui l'emportera, Pekaf a le grand mérite d'avoir encouragé les historiens à reprendre l'étude de cette période qu'on connaît assez mal.
Au cours des dernières années, les milieux littéraires se sont posé la même question que les historiens. Alors que jusqu'à présent le 17e et le 18e siècles étaient considérés comme une période de décadence litéraire où le mauvais goût triomphait, certains historiens de la littérature prétendent maintenant que seule l'ignorance des textes pouvait expliquer ce jugement, à leur avis complètement faux. On se met à fouiller les bibliothèques et les archives et à publier des textes inconnus qui semblent prouver que la littérature de cette époque tant décriée n'est pas dépourvue d'intérêt.
Au cours de ces derniers mois, on a publié, dans deux revues différentes, deux articles portant sur ce sujet: (Zdenëk Kalista: Z ëeské barokni gotiky, dans « Lumir » N° 1, novembre 1931, année 58, et Josef Vaêica : Z poésie ëeského baroku, dans « Kvart », N°4, 1931). L'un et l'autre critique se sert d'un terme d'architecture pour désigner la poésie de la fin du 17e et du début du 18e siècle. En effet, les analogies entre les arts plastiques et la littérature de cette époque sont frappantes. C'est vers la fin du 17e siècle que les Jésuites appelés en Bohême pour hâter l'oeuvre de la contre-réforme introduisirent à Prague et en province le style baroque qui par sa magnificence et sa richesse devait frapper l'imagination du peuple et le ramener à la foi catholique. Leur influence a été si puissante que que la poésie elle aussi devait s'en ressentir et porter l'empreinte du style dans lequel les Jésuites avaient construit leurs églises. Les
articles de MM. Kalista et de Vasïca s'efforcent de prouver cette parenté, et de démontrer qu'en cherchant bien on trouve dans la littérature tchèque du 17e et du 18e siècles des chefs-d'oeuvre tout à fait inconnus qui portent les mêmes caractères que les arts plastiques de l'époque.
L'article paru dans Kvart, revue de l'extrême gauche littéraire à tendances surréalistes, est dû à la plume de M. Vasïca, jeune théologien catholique qui enseigne la slavistique à la Faculté de Théologie d'Olomouc, en Moravie. 11 fait partie d'un groupe de savants catholiques qui défendent la thèse de Pekaf avec d'autant plus d'ardeur qu'ils cherchent à démontrer que la renaissance catholique tchèque des dernières années s'inspire d'une vieille tradition du pays. Avant la guerre, le catholicisme tchèque défendu et représenté officiellement par « Sa Majesté Apostolique » de Vienne, se trouvait souvent dans une situation difficile enface du mouvement national du pays qui se rattachait à la tradition hussite. Maintenant que tous les liens avec la dynastie de Habsbourg sont rompus, les savants catholiques cherchent au contraire à prouver que le catholicisme tchèque est profondément enraciné dans le peuple même et se rattache à une longue tradition nationale. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter l'article très intéressant de M. Vasica.
M. Vasica nous donne une analyse d'un cycle de quatre hymnes sur la mort, le jugement dernier, les tortures de l'enfer et la gloire céleste, hymnes parus, en langue tchèque, probablement à la fin du 17e siècle, et dus à la plume d'un auteur inconnu (peutêtre M. V. Stajer). Vasica admire surtout leur composition savante, la puissance de leur rythme, la richesse et la
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beauté de leurs images, leur musicalité. Il proteste avec violence contre l'interprétation de M. Vlcek qui cite des fragments de cet hymne comme un exemple de mauvais goût et « de style jésuite rude et grossier ». Vasica publie, à la suite de son article, l'un des quatre hymnes, intitulé «0 mukâch pekelnfch » (Des tortures de l'enfer). On ne peut s'empêcher de subir le charme de cette poésie écrite dans une très belle langue et inspirée par une imagination extrêmement riche en images pittoresques. L'influence du style baroque est évidente: Pour décrire les tortures que le pêcheurendure en enfer, le poète se sert d'une foule de comparaisons empruntées à la vie terrestre. C'est ainsi que les architectes de l'époque cherchaient à faire sentir la puissance de Dieu par un étalage de faste et de pompe qui donne aux églises baroques un caractère presque mondain.
L'article de M. Kalista, jeune historien de l'école de Pekar, s'attache plus particulièrement à l'époque de transition entre le style gothique et le style baroque. Depuis longtemps, les historiens de l'art avaient été frappés par ce bizarre mélange de style qui, à ia fin du 17e et au début du 18e siècles avait produit en Bohême des monuments si intéressants. Ils avaient cherchéà expliquer l'apparition de ce style comme un effort pour remonter à la belle tradition nationale de la glorieuse époque de Charles IV, tout en s'inspirant des tendances modernes de l'ère baroque. (V. à ce sujet Zdenëk Wirth: Barokni gothika v Cechdch t. 23 des Pamâtky archeologické — cité dans l'article de M. Kalista.)
Seule l'ignorance des textes mystiques de cette époque et le mépris dont on avait l'habitude d'accabler la poésie de la fin du 17e siècle expliquent,
expliquent, Kalista, le fait qu'on ne connaît guère et qu'on n'étudie point la poésie mi-gothique et mibaroque de cette époque, qui pourtant ne présente pas un intérêt moins grand que son architecture.
Kalista consacre son étude à un livre latin paru en 1693 à Prague, qu'il a découvert tout à fait par hasard et qui porte le titre « Mariologi Bohemi, Opus Dierum Septem, sive Hebdomada Mariana Augustissimae et Antiquissimae In Bohemia Boleslavensi Divae Dicata Et Sacrata... » Les sept chapitres consacrés aux sept fêtes de la Vierge sont introduits par des hymnes latines présentant un mélange bizarre d'éléments gothiques et baroques. A première vue on croit avoir affaire à des chants religieux de l'époque de Charles IV:
Salve decoia et Iimpida Ut pura fontis unda Nullaque Iabe livida O virgo tota munda ...
Mais une analyse approfondie révèle aussitôt une mentalité religieuse et une conception artistique qui diffèrent de celles de l'époque gothique et qui s'inspirent de l'esprit baroque de l'époque. On est surtout frappé par les moyens d'expression de l'auteur inconnu de ces hymnes. Les images qui se présentent à son esprit sont plus plastiques, plus sensuelles que celles qu'on trouve dans les hymnes gothiques. La beauté spirituelle et la grâce physique de la Vierge se confondent d'une manière toute naturelle. Nous trouvons des épithètes telle que « Puella pulchra visu », « Arnica melle dulcior», «Arnica pulchra tota—assumpta super sidéra — columba lacté Iota ». L'auteur parle du « Dei potentis osculum » qui fait frémir Marie au moment où l'ange lui annonce la nouvelle. La volupté paradoxale de la mort, une
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prédilection marquée pour tout ce qui se trouve sur la limite entre le monde physique et les phénomènes surnaturels, des métaphores empruntées à la mythologie classique, toutes ces particularités nous entraînent bien loin de l'esprit gothique du moyen âge. Et même au point de vue de la forme, un vocabulaire plus brillant et plus varié, des rimes plus riches et plus sonores indiquent qu'un esprit nouveau anime ces strophes d'apparence très anciennes.
Pour l'auteur de notre article, ces caractères nouveaux ne sont pas une marque de décadence; ils révèlent au contraire un génie poétique original et propre à une époque qu'on a eu tort de considérer comme une période de « ténèbres » littéraires.
Kalista termine son article par une remarque qui nous paraît judicieuse: les hymnes du recueil qu'il analyse lui rappellent certaines poésies de Baudelaire. Il se demande s'il n'existe pas une certaine affinité entre le style baroque et l'école de l'auteur des Fleurs du Mal. Ce rapprochement est intéressant et fondé, sans aucun doute. Si Beaudelaire aimait à imiter les hymnes latines du moyen âge et s'il se sentait particulièrement attiré par la période où le latin était en pleine décadence, c'est parce que l'esprit de cette poésie présentait des analogies avec son propre génie artistique. Il faut relire la préface de Franciscae meae laudes ou Baudelaire parle de cette langue « singulièrement propre à exprimer la passion telle que l'a comprise et sentie le monde poétique moderne », de ces mots latins qui « pris dans une acception nouvelle révèlent la maladresse
charmante de barbare du Nord agenouillé devant la beauté romaine ». Comme les poètes baroques du 17e et du 18e siècles, Baudelaire aime à rapprocher le monde spirituel des réalités terrestres. Seulement, il se sert du procédé inverse: Au lieu de se servir de symboles terrestres pour décrire des réalités spirituelles, il emploie des images empruntées au langage religieux pour rendre des impressions et des sentiments tout à fait humains. C'est ainsi qu'il chante sa bien-aimée dans des termes tout à fait religieux (Franciscae meae laudes, A une Madone); et même dans des poésies qui n'imitent pas la forme des anciennes hymnes latines, nous trouvons fréquemment des métaphores religieuses qui correspondent à des phénomènes tout à fait terrestres (Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir. — Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. — Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir, etc. » On trouvera d'ailleurs dans un article de M. Otokar Lev^, intitulé K psychologii Baudelairovy metaphory, et paru dans « Ceskd mysl » (4, XXVII, juillet-août 1931), d'intéressantes indications sur les métaphores religieuses de Baudelaire.
Ces considérations esthétiques et littéraires nous ont introduits au coeur d'un des problèmes les plus passionnants de l'histoire de la littérature tchèque. La grande controverse engagée autour des idées de M. Pekaf provoquera sans doute de nouvelles découvertes, ouvrira peut-être de nouveaux horizons. Nous essaierons de tenir nos lecteurs au courant.
NOÉMI SCHLOCHOW
REVUE DES LIVRES FRANÇAIS
LITTÉRATURE
Le cercle de famille par André Maurois (Grasset).
Nous savions déjà, depuis Bernard Quesnay, que M. Maurois ressentait profondément la continuité de la famille. Ce nouveau roman nous précise l'idée qu'il s'en fait. S'il a choisi ce titre: Le cercle de famille, c'est que le cercle est pour lui le symbole de l'éternel retour; la famille lui apparaît comme un éternel recommencement; au fur et à mesure des générations, les mêmes passions reparaissent aux mêmes âges de la vie; il n'est pas de choc moral si violent, de révolte si exaspérée qui ne cède à la fin au retour de nos tendances profondes. Si les pères ont mangé des raisins verts, les fils grinceront peut-être des dents, mais, eux aussi, ils en mangeront un jour.
Ce serait du reste trahir ce roman si riche d'expérience humaine, que de le ramener tout entier à ces propositions abstraites. La première partie de ce beau récit ne peut-elle pas être lue comme une simple étude d'âme, écrite dans la pure tradition psychologique du roman français?
Cette première partie, c'est l'histoire d'une petite fille élevée dans un milieu provincial et bourgeois, et dont la mère se conduit mal. Les faiblesses de cette femme belle, sensuelle et mal mariée infligent à son enfant une longue torture morale. Le soir où Denise a surpris sa mère avec un homme inconnu fera d'elle une tragique petite révoltée, dressée contre sa famille où l'on ment, contre sa province où l'on tient rigueur aux enfants des fautes de
leurs parents, contre sa classe sociale dont l'hypocrisie et l'étroitesse d'âme la font tant souffrir. Dès qu'elle le peut, elle s'évade et coupe les ponts; elle se forge un idéal d'indépendance morale et de pureté farouche dont chaque trait est une revanche contre les défaillances de sa mère. Elle veut être le contraire de tout ce que sa mère a été. Elle y réussit: la voilà un jour l'irréprochable épouse d'un homme qu'elle estime tout en le dominant, et dont l'immense fortune ouvre des horizons illimités à son propre besoin d'action.
Et c'est ici que le roman bascule. Comme il arrivait déjà dans Climats l'éclairage change brusquement. Cette femme forte se laisse séduire en quelques heures par un bellâtre quelconque; une fièvre cérébrale qui la terrasse brusquement n'est que la forme tragique du conflit qui met au prise au fond d'elle-même la femme qu'elle a choisi d'être et la femme qu'elle est réellement. Denise guérit, mais c'est justement que cette femme réelle et jusqu'ici secrète l'a définitivement emporté: Denise a d'autres amants; Denise à son tour déçoit douloureusement l'amour que lui portent ses propres enfants. Le « cercle de famille » insensiblement la ramène à cette mère qu'elle a si longtemps détestée et méconnue. Elle part la retrouver, elle l'excuse, elle la comprend enfin. La blessure qui a fait saigner son enfance est bien cicatrisée, Denise est une femme guérie.
M. Maurois nous dit qu'elle est guérie, mais le lecteur ne peut pas s'empêcher de penser qu'elle est morale-
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ment déchue. A ses révoltes d'autrefois, à sa volonté de s'arracher au <? cercle de famille », nous avions, lecteurs de bonne foi, attribué un mérite moral. Nous lui savions gré de ses efforts désespérés. Et voilà que M. Maurois nous oblige à interpréter après coup cet effort si noble comme une sorte d'impulsion pathologique, consécutive — pour parler le jargon des psychiatres — à un premier traumatisme mental. Cette Denise, qui avait toutes nos sympathies n'était donc qu'une sorte de névrosée? une malade qui avait perdu tout contact avec le réel? M. Maurois nous impose là une sorte de malentendu rétrospectif qui nous fait refermer le livre sur une impression pénible.
Ajouterons-nous que cette seconde partie — dont beaucoup de critiques ont avoué qu' « elle se perdait un peu dans les sables », et qu'il y intervenait trop d'éléments étrangers à l'histoire de Denise — nous gêne encore pour une autre raison? Comme naguère la seconde partie de Climats, nous trouvons qu'elle se rabat avec une rigueur bien géométrique sur la première partie de l'ouvrage. Autant le début de cette histoire était vivant et spontané, autant la fin nous en paraît arbitraire et voulue. La vie nous offre bien rarement des symétries aussi satisfaisantes, et l'esprit de géométrie, si précieux aux savants, tend quelquefois aux romanciers, des pièges bien périlleux! Nous souhaitons de tout notre coeur que M. Maurois dont le style est si limpide et le sens psychologique si aigu y succombe le moins souvent possible. J. PASQUIER
Le rire et la scène française,
par Félix Gaiffe (Boivin).
Le dessein de M. Gaiffe est intéressant et précis: il s'agit de faire l'histoire des différents styles comiques auxquels s'est successivement soumis notre théâtre. Comment et de quoi riait-on au moyen âge? au XVIème siècle? et ainsi de suite. Cela revient à déduire de l'évolution du genre comique en France l'évolution du goût public en matière de comique. « Dis moi de quoi tu ris — déclare M. Gaiffe — je te dirais qui tu es. »
On voit par ce qui précède que M. Gaiffe ne s'est pas laissé impressionner
impressionner ces « tendances nouvelles en histoire littéraire » dont M. Van Tieghem s'est fait l'introducteur en France, et l'ardent avocat. M. Gaiffe, fidèle à la tradition de Sainte-Beuve, est de ceux, qui se refusent à séparer la littérature et la vie, à fortiori le théâtre et la vie. Il le proclame bien haut, et, de fait, comment ne pas lui accorder que le théâtre est un phénomène essentiellement social, et que, plus que tout autre, l'auteur dramatique, est asservi à son public? Quand les passions publiques sont particulièrement fortes et quand les auteurs dramatiques manquent particulièrement de génie, le théâtre peut devenir assez exactement le miroir d'une époque. (Cf. le chapitre VIII sur L'Esprit révolutionnaire et le comique).
Il va de soi que pour le genre d'étude que se propose M. Gaiffe toute les pièces se valent, pourvu qu'elles aient eu du succès. Les moins personnelles, les moins géniales sont même celles qui permettent les conclusions les plus sûres. Sur les 400 pièces que cite ou qu'allègue M. Gaiffe, combien d'oeuvres tombées en poussière ! Mais c'est surtout d'elles que la logique de sa méthode l'oblige à tenir compte.
Seulement, M. Gaiffe n'a pas osé faire l'histoire du comique en France en laissant de côté les auteurs comiques de génie. Avec eux, à vrai dire, le problème devient assez différent. Il ne s'agit plus de montrer comment le public explique l'oeuvre, mais comment l'oeuvre est le résultat d'une lutte, d'un compromis, entre les tendances personnelles de l'auteur et les exigences de son public. L'histoire du goût public tourne alors à l'histoire littéraire proprement dite. Le chapitre que M. Gaiffe consacre par exemple à Molière « Molière, dit-il, ou le génie captif » est sans doute fort judicieux, mais le dessein général de l'ouvrage y apparaît avec moins de précision.
Peut-être ce dessein serait il mieux ressorti si M. Gaiffe avait séparé plus nettement sa démonstration en deux temps successifs: d'abord définir, à l'aide des comédies de second ordre, ce qu'on pourrait appeler l'atmosphère comique moyenne d'une époque, et utiliser ensuite cette définition pour
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I
restituer aux chefs-d'oeuvre de notre théâtre comique leur vrai sens et leur véritable portée. JEAN PASQUIER
La littérature comparée, par P.
Van Tieghem (Collection Armand Colin).
Une expression aussi ambiguë que « littérature comparée » ne donne en elle-même que des renseignements bien vagues sur la science qu'elle désigne. M. Van Tieghem, un des meilleurs « comparatistes » français, a pris la peine d'exposer au grandpublic quels sont l'objet et les méthodes d'une discipline d'autant plus passionnante qu'elle est encore à ses débuts et qu'elle ouvre de merveilleux horizons. Il le fait avec une sûreté d'information, une rigueur logique qu'il faut louer sans réserve.
Mais ce qui rend ce petit livre tout à fait précieux, c'est qu'il est à la fois un exposé de méthode et un manuel pratique.
H trace des cadres et il les remplit. Il enregistre et systématise les résultats acquis:
La deuxième partie du livre est, en cent pages un essai de synthèse méthodique de tout ce que les travaux des comparatistes ont apporté de nouveau à l'histoire littéraire de l'Europe. Elle constituera (complétée par la bibliographie somnaire qu'on trouve à la fin du volume) un instrument de travail extrêmement commode pour tous ceux qui auront compris que la littérature comparée est l'indispensable complément des histoires littéraires nationales.
Quant à la troisième partie, consacrée à la « littérature générale », elle pose les bases d'une Histoire littéraire internationale dont le dessein grandiose et l'incroyable ampleur d'information qu'elle suppose chez ses rédacteurs aurait tenté l'enthousiasme du superhumaniste Gargantua. D'aucuns trouveront l'entreprise ambitieuse; mais l'histoire littéraire d'aujourd'hui s'est fait assez souvent reprocher son goût exclusif des monographies pour que nous saluions ici avec sympathie une volonté de synthèse, une générosité de vues qui ne tendent à rien de moins qu'à « reconstituer l'humanité dans son universalité », et, pour citer les derniers mots
du volume: « à enrichir notre idée de l'âme humaine ». j. p.
Oeuvres commplètes deProsper Mérimée. Études de littérature russe Tome I. Texte établi et annoté avec une introduction par Henri Mongault (Champion).
J'ai indiqué précédemment ici même (mars 1931) le commencement de l'étude de M. Henri Mongault sur l'oeuvre russe de Prosper Mérimée, un des introducteurs littéraires de la Russie en France. A cette étude, réimprimée sous la forme d'une introduction étendue et qui avait Pouchkine pour objet, fait suite l'histoire des traductions de Gogol et de Tourgueniev par Mérimée, des jugements qu'il a portés sur ces deux écrivains et de la physionomie littéraire du temps. Cette introduction présente ainsi le plus grand intérêt pour l'histoire des rapports littéraires entre la France et la Russie ainsi que pour l'étude de la manière de Mérimée, qui s'apparentait, par certains côtés à celle de Pouchkine. Bien qu'il ait fécondé un sillon dans une terre non pas vierge, mais toutefois assez inconnue en France et en Occident, Mérimée aborda tard l'étude de la langue russe (il s'est glissé d'ailleurs une coquille p. XIV: il faut lire 1848 et non 1858), et c'est pour cela sans doute qu'il ne la posséda jamais à la perfection, comme le montrent les contresens relevés par M. Mongault.
L'auteur de cet ouvrage reproduit ensuite: 1° l'étude de Mérimée sur Pouchkine parue d'abord dans le Moniteur universel en 1868, puis dans les Portraits historiques et littéraires (1874); 2° les traductions de Pouchkine par Mérimée et, en collaboration avec Tourgueniev, celle du Novice de Lermontov. La troisième partie contient les notes, éclaircissements et variantes. M. Mongault montre, comme dans les traductions qu'il a publiées de quelques chefs-d'oeuvre russes, une érudition toujours en éveil. Il coordonne, analyse, élucide tous les problèmes littéraires, philologiques, soulevés à l'occasion de l'oeuvre russe de Mérimée, nous renseigne sur une foule de faits biographiques et littéraires. L'ouvrage est ainsi composé d'une manière très vivante.
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Sur le goût hellénique dans Pouchkine il y aurait lieu d'ajouter qu'il lut les poètes grecs dans l'Anthologie grecque de C. C. Ouvarov avec des modèles traduits par Btiouchkov. Mais, un peu auparavant, il avait lu André Chénier.
Sur les gallicismes dans Pouchkine on pourrait indiquer encore: F. E. Korch. Rozbor voprosa o podlinnosti okontchanija 'Rusalki' Puskina, etc. Dans le Bulletin de la section de langue et littérature russes de l'Académie Impériale des Sciences, 1893» t. III, liv. 3. F. LANNES
La littérature anglaise, par Paul Dottin (Collection Armand Colin).
La littérature anglaise que vient de publier M. Dottin, professeur à l'Université de Toulouse, nous paraît une réussite. En laissant dans l'ombre les auteurs qui n'intéressent plus que l'érudit mais en éclairant brillamment les sommets d'une des littératures les plus riches de l'Europe, M. Dottin a su faire de ces deux cents pages, non seulement un répertoire commode, mais la lecture la plus satisfaisante pour l'esprit.
Nous aimons dans ce livre le choix des citations, la franchise des jugements critiques et leur précision sans pédantisme. Il est difficile, quand la matière est si vaste, de faire court sans être sec; M. Dottin y réussit par ce qu'il préfère toujours le raccourci au résumé: «Mrs Radcliffe excella à montrer de belles persécutées dans des chambres solitaires d'abbayes en ruines. Les volets battent avec fracas, des portes secrètes s'ouvrent, des musiques lointaines résonnent... mais tout s'explique par le vent... » C'est tout pour Mrs Radcliffe, mais l'essentiel n'est-il pas dit?
Un autre mérite de M. Dottin, c'est d'avoir compris que la curiosité du lecteur devient plus exigeante au fur et à mesure qu'on s'approche de l'époque contemporaine. Dans les derniers chapitres de son livre, en effet, les portraits se nuancent, les dénombrements se font plus complets, et nous lui en sommes reconnaissants.
On serait quelquefois tenté de lui reprocher l'excessive prudence de ses éloges (quand il parle de Galsworthy,
par exemple, ou de James Joyce). Mais comme il connaît tout ce dont il parle beaucoup mieux que nous, c'est sans doute lui qui a raison. A. p.
Dëjiny spisovné provençalStiny
par Vladimir Buben (Prâce ucené spolefnosti Safafikovy v Bratislavë, sv. 5.).
M. Buben, professeur de langues et littératures romanes à la faculté de philosophie de Bratislava, vient de publier dans la collection des Travaux scientifiques de la Société Safafik une étude claire et précise sur l'histoire de la langue provençale. Il indique les différences essentielles entre la langue du nord de la France et «celle du midi », qui a finalement prévalu sous la dénomination de langue provençale. Il trace leur domaine géographique ainsi que les territoires des divers dialectes du midi et définit leurs caractères linguistiques. On remarquera l'emploi du possessif dans le sens réfléchi dans les langues slaves, comme en latin et en provençal; pour le provençal M. Buben donne cet exemple: Lis orne vers lou ceà pourtavon soun regard (Mireio XI, 49). Mais (p. 28, 2èmc ligne d'en bas) il faut corriger la faute d'impression du mot vztainého par zvratného, Je noterai encore (p. 12) que hemna (femme) s'emploie encore en Béarn.
M. Buben explique dans la dernière partie la décadence de la poésie provençale, puis sa renaissance jusqu'à nos jours.
Les étudiants tchécoslovaques auront ainsi désormais une excellente introduction à l'étude de la langue provençale: ce travail n'existait pas encore en tchèque. F. L.
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BEAUX-ARTS
La sculpture française, par Denise Jalabert (Armand Colin).
En un récit saisissant de clarté et de vie, Mlle Jalabert retrace toute l'évolution de la sculpture française, des origines à la fin du XIXe siècle. Elle montre que ce fut une production ininterrompue de chefs-d'oeuvre et que, dans cette production considérable et infiniment variée, se manifeste toujours une tendance dominante. « Entre tou-
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tes les oeuvres de nos sculpteurs, des vieux maîtres romans à Carpeaux, c'est comme une parenté, uu air de famille: c'est la marque du génie français. »
Telle est la thèse qu'expose Mlle Jalabert, en décrivant et analysant les oeuvres les plus remarquables de chaque époque. On la suit d'étape en étape, et l'on se rend à sa démonstration: oui, il y a dans la sculpture française une noble et saine tradition nationale, et si, dans les périodes de crise, c'està-dire quand des influences étrangères se sont exercées sur l'art français, cette tradition a failli être abandonnée, c'est en y revenant que les Goujon, les Bontemps et les Pilon, les sculpteurs de Versailles, et les Pigalle, les Houdon, les Rude, les Carpeaux ont produit à nouveau des oeuvres originales et fortes.
De belles planches hors-texte illustrent ce volume.
Dictionnaire des luthiers anciens et modernes, par Henri Poidras, violoniste-expert, Rouen, Imprimerie de la Vicomte (deux volumes 200 Frs).
Cet ouvrage d'un artiste français à la fois violoniste et luthier expert a obtenu, en France, un si grand succès, non seulement chez les techniciens, mais encore chez les artistes et les amateurs de lutherie, qu'il mérite d'être connu et apprécié à l'étranger, surtout en Tchécoslovaquie, pays où l'art des luthiers enregistre de si beaux résultats. La Tchécoslovaquie n'estelle pas, d'ailleurs, le pays où, dit-on, « chaque enfant naît avec un violon sous le bras ».
Il existe déjà une littérature abondante sur le sujet, mais un ouvrage aussi complet manquait encore en français, et celui-ci se classe parmi les meilleurs ouvrages de la musicographie française et étrangère.
En parcourant ces deux volumes, modestement intitulés: Dictionnaire, on voit qu'ils contiennent, outre les renseignements les plus complets et les plus précis sur toutes les écoles de lutherie anciennes et modernes, une foule de réflexions et de suggestions originales, appuyées sur une connaissance profonde de la matière. Il renferme tout ce qui est digne d'être dit
sur le violon, ce roi des instruments de musique.
Si l'auteur, dans son livre, exprime son admiration pour l'école italienne et ses vieux maîtres illustres de l'école Crémonaise: Stradivarius, Guarnerius, Amati, etc., il cite immédiatement après, et à bon droit, les maîtres de l'école française dont Nicolas Lupot (1758-1824) et Jean-Baptiste Vuillaume (1798-1875) sont les représentants les plus brillants.
En ce qui concerne les fabricants d'archets, c'est François Tourte (1747 à 1835) qui est le plus célèbre des archetiers français, et la perfection des produits de son atelier n'a jamais été dépassée.
Suivent, dans l'ouvrage de M. Poidras, les écoles allemandes (dont le plus illustre représentant est Jacobus Steiner (1621-1683) et les « écoles diverses ». Parmi celles-ci, l'école des luthiers tchèques, peu connue, occupe ici la place qu'elle mérite. Beaucoup de ses luthiers ont fait leur apprentissage et leurs études en France. Citons, parmi les plus remarquables, Emmanuel Adam Homolka (1769-1850) et son fils Ferdinand Auguste Homolka (1828-1890) qui fut surnommé le « Stradivarius de Prague », Jean-Baptiste Dvofâk (1825-1890), Hubicka, Lantner, Podlaha, Spidlen, Strnad, etc. etc.
Ceux qui ne connaissent pas bien le peuple tchèque seront étonnés qu'un territoire relativement si petit ait vu naître ainsi grand nombre de bon luthiers. Mais il faut se souvenir que l'art de la lutherie est étroitement lié à la musique elle-même: les oeuvres de grands compositeurs exigent d'excellents exécutants et ceux-ci, à leur tour, ont besoin d'instruments impeccables. Nous avons eu beaucoup de bons luthiers parce que nous avons eu beaucoup d'excellents musiciens.
Le chapitre sur le choix de l'instrument est un des plus intéressants du livre. On sait que, dans le monde des instrumentistes, la question de savoir s'il faut préférer les violons anciens aux violons modernes soulève des discussions sans fin. L'auteur a exposé son point de vue sur cette « querelle des anciens et des modernes » en termes fort judicieux. II abandonne du
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reste à la postérité la solution décisive du problème. Il faut avouer qu'un fabricant français était ici spécialement compétent pour discuter la question, étant donné que ce sont des violons français (Ecole de Mirecourt) qui obtiennent presque toujours maintenant les premiers prix dans les concours internationaux.
Ajoutons que cet ouvrage est orné de 152 planches hors-texte avec de très belles reproductions de violons et d'archets, et qu'il contient 976 facsimilés et libellés d'étiquettes anciennes. C'est dire qu'il est désormais indispensable a l'amateur comme au professionnel. STELLA VRANI?
HISTOIRE — GÉOGRAPHIE — VOYAGES
Les Empereurs romains et le christianisme par Léon Homo (Payot).
M. Léon Homo, l'un des plus éminents spécialistes de l'histoire romaine s'attache dans son ouvrage à donner un tableau de la Rome impériale aux prises avec le problème religieux, Son livre, fortement charpenté se divise en deux parties. Dans la première, il décrit la place que la question chrétienne a occupée dans la politique générale des empereurs païens, dans la seconde, il reprend les divisions de la première et classe les textes essentiels qui peuvent éclairer sa magistrale introduction.
L'auteur, dans son introduction, pose avec la plus grande netteté les termes du problème des relations entre la religion chrétienne et le pouvoir impérial. Il montre que le grand drame qui se joue dans la conscience impériale avant de se transporter sur la scène du monde a des causes lointaines et générales. Les deux directives simultanées des Empereurs: culture antique et raison d'Etat orientent peu à peu dans un sens antichrétien les chefs de l'Etat romain. Pour tous les Empereurs, le christianisme est un fait absolument incompatible avec la vie même de l'Etat romain dans lequel les conceptions politiques et religieuses sont intimement et indissolublement liées. D'autre part; le
christianisme était un élément perturbateur sur la route menant à l'unité politique et administrative.
Le délit du christianisme ne tarda pas à être fixé: la nouvelle religion contrevenait à deux lois formelles de l'Etat: la loi sur les religions et la loi sur les associations illicites.
Une fois le délit fixé, la pensée impériale put préciser son programme antichrétien. Elle crut venir à bout du danger causé par le christianisme en pratiquant une double politique: une politique défensive: la persécution; une politique offensive: le syncrétisme religieux. M. Homo rappelle les principales persécutions. Il décrit ensuite les efforts des différents Empereurs en vue d'absorber les différents cultes dans un culte unique. Elagabal voulut associer dans le culte du Baal d'Hémèse toutes les religions du monde romain. Sévère Alexandre, son successeur, groupait fraternellement dans la chapelle du Palais impérial les statues d'Apollonius de Tyane, d'Alexandre le Grand, d'Orphée, d'Abraham et de Jésus-Christ. Après l'anarchie militaire, Aurélien éleva sur le Champ de Mars un temple magnifique au Soleil dont le culte devint officiel, en 274. Mais le christianisme ne pouvait admettre l'unité religieuse de l'Empire et la divinisation impériale. C'est ce qui explique que, des l'année suivante, la persécution reprit, plus âpre que jamais.
Tant dans la défensive que dans l'offensive, le régime impérial romain échoua complètement, et sur les ruines du vieux monde païen en déroute,, l'idée chrétienne s'épanouit triomphante.
Le mérite de M. L. Homo est d'avoir analysé avec précision les raisons de l'antagonisme entre le régime impérial et le christianisme et d'avoir mis en lumière les idées générales sans sacrifier le détail précis et évocateur. Son livre est à la fois une oeuvre de science impeccable et de haute vulgarisation. A. .blCUELE
Géographie universelle publiée sous la direction de P. Vidal de la Blache et L. Gallois, t. IV Europe Centrale, par Emmanuel de Martonne — 2e partie: Suisse, Autri-
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elie, Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie (A. Colin).
L'admirable Géographie universelle conçue selon les plans de Vidal de la Blache, le fondateur incontesté de l'Ecole géographique française rédigée par des spécialistes éminents, tous disciples du maître, continue de paraître. Certains de ses volumes, en particulier ceux dûs à la plume d'A. Demangeon sont déjà devenus classiques. La partie traitant de l'Europe centrale confiée à l'un des plus grands géographes français de l'heure actuelle, sinon au plus grand, Emmanuel de Martonne, vient de paraître. C'était une gageure de faire tenir en deux volumes la substance des problèmes physiques, politiques ethniques, économiques de l'Europe centrale que la guerre a bouleversée de fond en comble et dont l'image actuelle est si différente de celle d'avant la guerre. Emmanuel de Martonne a consacré de nombreuses années de sa vie laborieuse à réaliser cette gageure. Pour cela il a parcouru tous les pays de l'Europe centrale qu'il connaît parfaitement et le ton général de son oeuvre s'en ressent. Cette oeuvre n'a rien de livresque. Loin de se contenter de faire la synthèse des travaux multiples qui ont servi à sa documentation, l'auteur donne des aperçus originaux sur les grandes questions de géographie physique, il pose des points d'interrogation, il fait le point et donne l'élan à la recherche scientifique.
Le volume qui vient de paraître intéressera au plus haut point les spécialistes et aussi tous ceux qui comprennent que le sort de l'Europe est en partie lié à celui de l'Europe centrale. Les Tchécoslovaques, en particulier, en lisant les 90 pages consacrées à leur pays, le plus solide et le plus industrieux de l'Europe centrale y trouveront présentés avec la plus grande objectivité et aussi la plus grande sympathie les problèmes multiples qu'a eu à résoudre le nouvel Etat depuis sa création. L'auteur a admirablement mis en lumière l'importance essentielle de la Bohême dans l'unité tchécoslovaque. Avec un talent d'évocation saisissant, il décrit les différentes régions naturelles du nouvel Etat. La difficulté n'était pas médiocre de donner
un tableau exact de l'évolution physique de la région carpathique. C'est une bonne fortune pour la Tchécoslovaquie que ce soit précisément E. de Martonne, le plus grand connaisseur des Carpathes qui ait été chargé de cette partie où on trouve beaucoup de vues originales.
Bien que l'auteur s'intéresse davantage aux questions de morphologie qu'aux problèmes anthropogéographiques, son étude économique est complète et précise. On regrettera peut-être que le manque de place n'ait point permis à E. De Martonne de fonder plus solidement sur l'histoire son étude d'un pays dont les destinées ont été si souvent traversées, mais c'eût peut-être été sortir du cadre générai de l'ouvrage et le déséquilibrer.
La terminologie tchèque et slovaque est entièrement respectée (avec la double dénomination des villes et lieux quand cela est nécessaire) et les illustrations choisies avec un soin extrême sont un complément précieux d'un texte concis, clair et parlant.
Bref, depuis la fondation de la République tchécoslovaque, rien n'a été écrit en français d'aussi exact et suggestif sur la Tchécoslovaquie. En se plaçant au point de vue tchécoslovaque, l'ouvrage est d'autant plus précieux que le lecteur pourra, en parcourant les deux volumes, se faire une idée exacte des rapports de force entre les nouveaux Etats et comprendre mieux le sens de la réorganisation politique de l'Europe consacrée par les traités, réorganisation que tant de mécontents condamnent sans jamais lui en opposer une autre, plus intelligente, plus équitable et tenant davantage compte des intérêts vitaux de chacun des peuples de l'Europe centrale nouvelle. E. de Martonne a le très grand mérite de ne pas cacher, ici et là, sur tel ou tel point brûlant au point de vue politique, son opinion fondée sur l'étude impartiale des problèmes. Son ouvrage est, en effet, avant tout une oeuvre scientifique et c'est pourquoi elle sera considérée longtemps comme une remarquable mise au point et ce qui est mieux, le point de départ de nouvelles recherches. ALFRED FICHELK
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L'enfer vert, par Julian Dugaid (Payot).
Le livre de M. J. Duguid, L'Enfer Vert (Relation d'une expédition dans la jungle bolivienne), a été célébré avec enthousiasme en Angleterre, puis en Amérique.
De fait, il est rarement donné de lire un récit plus vivant et plus captivant. M. Julian Duguid, jeune universitaire d'Oxford, n'a pu résister au démon de l'Aventure, et avec deux compagnons — Urrio, diplomate de carrière, et Bee-Mason, cinégraphiste à la figure de moine, — il s'est mis en route pour explorer l'immense forêt qui s'étend en longueur du nord de l'Argentine jusqu'à Mexico, à travers l'Amérique Centrale, et en largeur de la capitale de l'Equateur jusqu'à Pernambouc.
Au moment de pénétrer dans « l'Enfer Vert », et alors que les indigènes parient à cinq contre un que les trois vaillants explorateurs reviendront sur leurs pas, ceux-ci rencontrent «Tiger-Man »: cet affranchi très sympathique, un Russe qui connaît les moindres secrets de la jungle, sera dès lors un guide précieux, et fera figure de chef au moment du danger.
Tel est le talent de M. Duguid que, dès le début du récit, nous avons l'impression de vivre sa merveilleuse aventure; nous sommes aveuglés par l'éclat du soleil, brûlés par ses rayons, impressionnés par la splendeur de son déclin, angoissés par l'étrange silence vivant et hallucinant qui règne dans la forêt, et qui, dans sa terrible éloquence, n'est plus du silence. Nous connaissons la torture causée par les dards empoisonnés des insectes, celle plus affreuse encore de la soif. La jungle nous enserre de ses lianes, ses senteurs nous grisent..., nous vivons avec Duguid et ses compagnons sous la menace des Indiens.
Le sang froid imperturbable du narrateur, son humour déconcertant dans les circonstances les plus difficiles, son entrain sportif évoquent à notre souvenir certains épisodes inoubliables des romans de Jules Verne qui enchantèrent notre enfance — mais c'est du Jules Verne vécu: merveilleux tonique moral.
La grande guerre, Encyclopédie par l'image (Librairie Hachette).
Le dernier volume de cette collection que nous avons, plusieurs fois déjà recommandé à nos lecteurs, est consacré à la guerre. Le texte en est assez clair, les photos assez saisissantes, pour qu'une puissante leçon s'en dégage.
* * *
QUESTIONS POLITIQUES
Le problème du XX^me siècle par David Davies (Payot).
Pour un esprit décidé tout mal comporte un diagnostic et tout diagnostic un remède. Malgré les soucis qu'il doit à la politique, aux affaires ou aux sports, M. Davies a pris le temps de réfléchir sur les maux de son époque. Il a compris que ceux-ci provenaient tous, directement ou indirectement, de l'insuffisance de l'organisation internationale. Il faut donc réformer ou parfaire cette organisation et, en 800 pages in-octavo, avec une assurance, une netteté et à l'occasion une ingé^ nuité bien américaines, M. Davies livre généreusement au monde le plan d'une organisation idéale. Si les délégués réunis à Genève tombent enfin d'accord sur la nécessité d'organiser une police internationale, la lecture du «Problème du XX*" 1 siècle» sera de nature à leur éviter de pénibles efforts d'imagination. Tout au plus certaines idées paraîtront-elles d'une application difficile. Quelle disgrâce, par exemple, pour le généralissime de la nouvelle armée du monde, s'il doit établir son quartier général... en Palestine? Et que feront là, accumulés dans quelque vallée de Josaphat, les avions de combat, les canons lourds et les chars d'assaut de toute la planète?
Ces anticipations prêtent évidemment à de faciles critiques. Mais M. Davies aurait pu, comme tant d'autres, et avec un succès d'avance assuré, décrire avec minutie les horreurs de la guerre prochaine. Il faut plus de courage qu'il n'y paraît, à l'heure actuelle, pour esquisser l'ébauche d'une paix future à laquelle chacun feint de ne pas croire. C'est peut-être la raison pour laquelle l'auteur a tenu à s'entourer de répondants sérieux.
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Son livre abonde en citations: Aristote, et le tsar Alexandre III, Dante et le président Wilson, pour ne citer que ceux-là, apportent souvent à l'auteur un concours parfois précieux et parfois imprévu. Les Martiens euxmêmes délèguent sur la terre un enquêteur qui s'étonne de la démence de la race humaine et donne à l'auteur l'occasion de montrer qu'il est capable de manier l'allégorie avec continuité.
Qu'on se garde bien pourtant de prendre M. Davies pour un fantaisiste. Sa méthode est différente de la
nôtre, mais sa documentation est généralement sûre et sa logique bien digne d'être française. « La suppres« sion de la guerre, écrit-il, implique « la création d'un mécanisme assurant « la justice internationale, et la justice « à son tour dépend du désarmement; « le désarmement ne peut être réalisé « sans sécurité et la sécurité ne peut « s'obtenir que par établissement des « sanctions ». C'en est assez pour que nous souhaitions aux «Problèmes du XXème siècle », principalement dans la version anglaise, le plus franc succès. B. BEUVE-MÉRY
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LA VIE DES ALLIANCES
A la Fédération des Sections de l'Alliance française en Tchécoslovaquie — Le congrès
Le prochain Congrès des Sections de l'Alliance française en Tchécoslovaquie se tiendra à Prague le dimanche 17 avril.
La Séance du congrès aura lieu comme d'ordinaire dans la Salle des séances de l'Hôtel de Ville. Un grand banquet réunira ensuite les participants, puis une représentation théâtrale sera donnée dans l'après-midi par la troupe de ia Fédération qui jouera le Malade imaginaire, de Molière.
L'Alliance française de Paris, qui tient à s'associer à cette manifestation déléguera M. Dupouet, directeur de l'Ecole pratique de langue française de Paris, pour la représenter.
Il va de soi que, comme pour les précédents Congrès, tous les membres de toutes les sections sont chaleureusement invités à se joindre aux délégués de leurs sections.
Une circulaire détaillée sera du reste prochainement envoyée aux comités des différentes sections, et contiendra tous les renseignements nécessaires, H. s.
*
* *
DANS LES SECTIONS
PRAGUE
L'Alliance française de Prague vient de tenter une innovation: désormais, entre les grandes conférences, faites du haut de l'estrade, s'intercalent, en principe tous les quinze jours, des réunions plus intimes
où les membres se retrouveront entre eux pour parler français, feuilleter des revues et danser aux accents amplifiés d'un phonographe. Ces réunions, pour lesquelles il n'est pas envoyé d'invitation, se tiennent provisoirement dans la salle souterraine de l'Institut français, en attendant qu'un local moins sévère et moins grandiose leur soit aménagé.
Mais voici quelques unes des grandes séances les plus intéressantes de ces dernier mois:
Un fidèle ami de la culture française, l'écrivain autrichien Rieger était invité, le 20 janvier à confier au public de l'Alliance ses impressions de Tunisie. Il le fit en artiste et en poète, si bien qu'il réussit à nous faire partager son regret nostalgique de cette terre de soleil, de sagesse et d'antique civilisation. Des projections lumineuses bien choisies, mais malencontreusement coloriées, illustrèrent ensuite sa causerie.
La séance suivante fut consacrée à la musique, à la danse et à la prestidigitation. Au piano, Mlle Hanf et M. Jankélévitch témoignèrent, une fois de plus, de leur culture, de leur enthousiasme et de leur virtuosité. Une charmante et blonde jeune fille Mlle Kùsselovâ dansa et plut. Enfin, M. Savin émerveilla l'assistance par ses tours de force et d'adresse.
Le 11 février, M. Jacques Chabannes s'en vint de Paris nous parler du «gamin parisien,» de Panurge au Gosse à Poulbot, en passant par Gavroche et par les «Enfants terribles» du Second Empire. Rédacteur en chef d'une intéressante revue politique, auteur, à 30 ans, d'une quatitén de
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romans et de pièces de théâtre, porteparole enfin de la jeune génération de gauche, M. Chabannes semblait n'avoir du gamin que l'âge et la taille. Mais il nous fit bien voir que sa gravité précoce masquait mal des réserves d'ironie et d'émotion.
Enfin le 18 février, M. Pasquier prit un malin plaisir a révéler au public de l'Alliance que Cyrano de Bergerac (1619-1635) était d'authentique famille parisienne, qu'il avait le nez long, sans doute, mais crochu, et que ce prosateur burlesque, cet athée audacieux, cet inventeur étonnant avait eu peut-être du génie, mais qu'il avait oublié d'être ce poète élégiaque dans lequel Edmond Rostand s'est miré; M. Savin lut avec son habituel entrain quelques scènes du Pédant joué et quelques pages des Etats et Empires du Soleil.
HRADEC KRÂLOVÉ
Trentième anniversaire de la fondation de l'Alliance
La Section de l'Alliance française de Hradec Krâlové a rappelé à ses membres et à ses amis le 30e anniversaire de sa fondation par une soirée musicale et dramatique, organisée le vendredi 11 décembre 1931, au Grand Hôtel. L'Institut français E. Denis de Prague y était représenté par M. le Prof. Jean Pasquier, accompagnée de Madame. M. de Seguin, de la Légation de France à Prague, nous avait envoyé une lettre de félicitation et M. Paul Labbé, secrétaire général de l'Alliance française à Paris avait adressé un télégramme au président de la Section. M. Simek, président de la section, après avoir salué nos chers hôtes et les membres du Club anglais et ceux du Cercle italien, venus très nombreux, a rappelé, dans son allocution, les plus grandes dates de l'Alliance d'avantguerre et M. Wipler, secrétaire de la Section, celles d'après-guerre. Puis vint un programme musical: Chant de Mlle Souckovâ (Chausson, Debussy, Massenet, Chabrier) et piano de Madame Maresovâ (Polonaise, Berceuse, et Etude, de Chopin). Enfin les membres du Cercle dramatique de la
Section (Mme Neumannovâ, Mlle Maskowskâ, MM. Alferi, les frères Vitek, Wipler) ont joué, avec le concours gracieux de M. Schwarz, membre du Club anglais, une pièce du répertoire de la Comédie Française: L'Anglais tel qu'on le parle, par Tristan Bernard. Tous les numéros du programme ont été fort applaudis par les nombreux assistants.
L. WIPLER, secrétaire.
De la charmante allocution prononcée par M. Simek, président, nous tenons à reproduire ici quelques passages.
Il nous a semblé que M. Simek avait réussi à y rendre, avec un rare bonheur, l'atmosphère convaincue et fervente des premières Alliances et à discerner les raisons profondes de cet amour si touchant de la langue et de la civilisation française:
Hradec Krâlové, il y a 30 ans, était encore beaucoup plus petite ville qu'aujourd'hui. Libéré à peine de son enceinte des fortifications, où il étouffait, Hradec Krâlové était déjà, pourtant, un centre intellectuel. Avec ses cinq écoles d'enseignement secondaire et technique, avec son grand séminaire, avec ses nombreuses administrations et sa grande garnison, la ville concentrait une élite instruite assez nombreuse pour déterminer une vie intellectuelle beaucoup plus intense que dans d'autres villes de province dont la population est plus nombreuse mais qui doivent surtout leur caractère à la classe des petits industriels et des petits commerçants. Notre ville, peuplée d'universitaires, de fonctionnaires d'État, de prêtres, d'officiers, toute petite qu'elle fût, était déjà une «Prague en miniature».
Rien d'étonnant que, dans un milieu si instruit, se trouvât un certain nombre de personnes parlant le français, et même, ayant goût de la littérature française.
Il faut aussi se rendre compte, que la génération la plus jeune, donc la plus active, de ces intellectuels avait fait ses études dans les dix dernières années du XIXe siècle, à un moment, où la jeunesse se distinguait par un cosmopolitisme passionné, c'est-à-dire par une tendance à connaître et
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à absorber toute la culture européenne. Ne prétendait-elle pas démolir la muraille de Chine de la Bohême, ouvrir toutes ses fenêtres et toutes ses portes aux quatre vents des courants de l'esprit? Ce n'était pas là simple réaction contre le conservatisme des anciens; c'était plutôt un instinct d'émancipation nationale et de dégermanisation. On ne voulait plus admettre que la seule fenêtre de la maison tchèque qui fût ouverte fût celle qui donnait sur le monde allemand, et que la Bohême restât ainsi indéfiniment une province du domaine de la civilisation allemande. 11 fallait en ouvrir une sur l'Est slave, une autre sur le monde nordique et anglo-saxon, une autre enfin, et surtout, sur le monde français. Jamais peut-être la jeunesse ne fut si avide d'études linguistiques, non pas tant pour des raisons utilitaires que pour pénétrer dans l'esprit des nations étrangères, pour s'initier à leur civilisation.
La préférence qu'on accordait à l'étude du français ne s'expliquait pas seulement par la facilité relative de cette langue, enseignée d'ailleurs dans les écoles secondaires, mais encore et surtout par les sympathies politiques, entretenues à cette époque par les relations du Sokol avec les gymnastes français. Ces relations, la grande oeuvre historique d'Ernest Denis, devenue populaire chez nous, et l'Alliance Franco-russe, tout cela contribuait à la joyeuse espérance si répandue même dans les classes populaires, que la France, fidèle à ses traditions révolutionnaires, alliée à la Russie, viendrait nous libérer du joug autrichien. Foi dont l'expression naïve se trouve dans ces deux vers de notre chant «Hej Slované»: «Rus je s nâmi, kdo proti nâm, toho Francouz smete....»
M. Simek raconte ensuite la fondation et les débuts de l'Alliance française de Hradec et décrit avec attendrissement tes séances d'autrefois:
«On se réunissait alors (en 1902) dans la petite salle de la Beseda (le Casino) qui pouvait contenir 20 personnes à peine, et dans la grande salle pour les occasions solennelles. Je vous
fais remarquer, que les réunions ordinaires, bimensuelles, n'étaient guère moins fréquentées que les nôtres quoique le Hradec Krâlové d'alors n'eût que 10.000 habitants. Il y avait des messieurs et des dames de tout âge, mais à la différence de nos réunions actuelles les dames étaient en minorité....
Notre premier président fut M. Maloubier.... Notre vice-président, c'était déjà, comme aujourd'hui, le docteur Batëk, le seul entre nous qui parlait le français sans accent. La France était sa seconde patrie. Il avait connu Pasteur. Familier de la Princesse Metternich, qui fut ambassadrice à Paris, il avait goûté, dans son château de Placy, les traditions et le ton de la société française du second empire....
Je vois encore toute cette société autour d'une grande table près de laquelle se pressaient deux ou trois petites tables, où il y avait des lycéens, tout intimidés devant leurs professeurs.
Mais comme le français était de rigueur, les dames de compagnie (dames de garde, comme on dit chez nous) se mettaient à une table à part, qu'on appelait «la table tchèque». J'y vois un vieillard tout blanc, M. Komârek, l'épicier de la Grand'place. Il parlait français, lui, mais très âgé, entendant mal, par discrétion aussi, ne voulant pas déranger les plus jeunes, il se mettait modestement, à la table tchèque. Il y venait simplement par dévotion, parce qu'il avait séjourné, dans sa jeunesse, en France, comme d'ailleurs en Angleterre. Et dire, que 30 ans plus tôt, il avait été, par son activité et son initiative, un des fondateurs des institutions financières de la ville!
Le programme-type des réunions ordinaire consistait en conférences littéraires, artistiques, historiques, accompagnées de récitations et d'excellente musique.
On mettait quelques livres en loterie et on finissait la soirée, pour faire plaisir à la jeunesse, par des jeux de société....
En évoquant ce passé modeste, cette idylle touchante, riche de ferveur et de dévouement, j'avais surtout l'intention d'évoquer l'esprit
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dont notre alliance était animée dans ses débuts. Ce qu'il y avait surtout de remarquable en elle, c'était ce culte de l'art et de la poésie. Je voudrai bien que, trente ans après, quelqu'un puisse dire que l'Alliance de Hradec conserve toujours les traditions de ses fondateurs. »
Non, l'Alliance française de Hradec Krâlové n'a pas dégénéré! Ceux de ses amis français qui ont eu la bonne fortune d'être invités à quelques unes de ses séances, peuvent en apporter ici, à ses membres et à son président, le solennel témoignage qu'Us semblent appeler.
j. p.
JlCfN
Voici le rapport fait par le Secrétaire à l'Assemblée générale, sur l'activité de l'Alliance en 1931:
La section de l'Alliance française de Jicin, a organisé, au cours de l'année 1932,14 réunions avec les programmes suivants:
Le 15 janvier: Théâtre de marionnettes: Grafigny, Les deux avocats, comédie en 3 actes, avec un Prologue de Guignol.
Le 27 janvier: Assemblée générale. Causerie de M. Macoun, ingénieur, sur les pépinières d'Orléans. Mlle Petersovâ a chanté des chansons françaises.
Le 10 février: Fête intime a l'honneur du Maréchal Joffre: Conférence de M. Hâjek. Adagio de Beethoven « Sur la Mort d'un héros » joué par Mme Petrovâ et M. Grepl. Aux Morts. Poème de Ch. Péguy, récité par M. Kopâcek. Les délégués du 22« Régiment « d'Argonne » ont assisté à la cérémonie.
Le 27 février: Conférence de M. Pasquier, professeur a l'Institut E. Denis de Prague sur l'Esprit parisien au théâtre.
Le 4 mars: Souvenirs sur l'Algérie par M. Ing. Kubin, avec projections. Récitation de Mlle Vitkovcovâ.
Le 19 mars: Lecture de scènes de Robert de Fiers, faite par les sociétaires.
Le 15 avril, Récitations de M. Romain Alléon. fcfcw
Le 25 avril: Soirée théâtrale La
première visite, de Ginisty, jouée par Mlle Peckovâ et M. Grepl, Monologue de St. Gilles, dit par M. Hâjek, Les Jeux de l'Amour et de la Conférence, comédie en 1 acte de R. Coolus, jouée par Mlles Bergnerovâ, Peckovâ, Vitkovcovâ, MM. Grepl, Hâjek et Kopâcek.
Le 13 juin: Soirée musicale avec le concours de Mlle Bergnerovâ, Vitkovcovâ et Peresovâ, M. Grepl.
Le 22 septembre: Causerie avec projections de M. Grepl, sur l'Exposition coloniale. Chant: Mme Raimovâ.
Le 13 octobre: Conférence de M. Rolin, professeur à l'Université de Prague: Les anciennes légendes de la Vierge Marie.
Le 12 novembre: Conférence de M. Storch sur Lamartine. Récitations.
Le 26 novembre: Conférences de Mlle Anthoine de Paris: 1. Le dernier des Parnassiens. 2. Fontainebleau (projections).
Le 3 décembre: Réunion amicale.
Le 17 décembre: Causerie de M. Kopâcek sur Belle-Isle, en Bretagne.
F. GREPL
* * *
PROSTËJOV
Cette année, les membres de la Section se sont réunis, chaque vendredi, à l'hôtel «U tri krâlû», s'il n'y avait pas d'autre programme pour causer amicalement, lire des journaux, mais on n'a nullement négligé les travaux sérieux. Cette année a été marquée par l'organisation de deux grandes conférences: le6février, soirée commémorative du maréchal Joffre, et le 28 novembre, conférence sur Napoléon sous le haut patronage de M. Alfred Fichelle, directeur de l'Institut français Ernest Denis.
Voici les principales manifestations de l'activité de l'Alliance:
Le vendredi 30 janvier, causerie de Mme M. Koudelkovâ sur le livre de Mme Viollis, reporter du «Petit Parisien »: Tourmantes sur l'Afganistan ».
Le vendredi 6 février, soirée commémorative en l'honneur du maréchal Joffre. Cette réunion fût organisée sous le patronage du conseil municipal et avec le concours de la chorale d'hommes «Orlice». M. le professeur
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J. Sedlâcek qui présidait, rappela le rôle du maréchal Joffre en 1914 et les tragiques conditions au milieu desquelles il sut remporter la victoire. M. le Major V. Kvëtoft du Centre d'instruction de l'aviation militaire prit alors la parole, pour développer ces différents points, en français d'abord, en tchèque ensuite. La troisième partie de la conférence, prononcé de nouveau en français, fut consacrée au voyage de Joffre aux Etats-Unis. La conclusion fut un hommage ému à la mémoire de l'illustre soldat, hommage auquel s'associa profondément toute l'assistance.
Le vendredi 27 février, Mme M. Koudelkovâ nous a parlé de Lyon, sa ville natale.
Le lundi 2 mars, récitation de M. Romain Alléon, professeur de diction à Paris, qu'on admire de plus en plus pour sa diction et sa mémoire prodigieuse.
Le vendredi 6 mars, l'Alliance assista au concert de l'«Orlice», organisé pour célébrer l'anniversaire de notre président M. T. G. Masaryk. Le vendredi 27 mars, lecture de Mme E. Matesovâ, vice-présidente qui a consacré cette soirée à la lecture de poèmes traitant de la vie des animaux. Le 16 juillet, excursion a Austerlitz (Slavkov) et visite de l'exposition Napoléonienne organisée pour le 125ème anniversaire de la bataille des trois empereurs près de Slavkov (Austerlitz).
Pendant la saison 1931-1932 notre Section aurait dû célébrer son 20«nc anniversaire; mais il fut décidé qu'au lieu d'organiser une seule grande soirée, nous renforcerions toute cette année notre activité. A l'heure actuelle, dans notre ville, il y a beaucoup de jeunes étudiants et de fabricants qui comprennent le français, mais sans le parler couramment. Ce n'est pas en vue de se préparer aux conversations mondaines que les fabricants et les employés, si nombreux dans notre ville se livrent à l'étude des langues étrangères. Ils étudient une langue étrangère pour pouvoir l'employer. C'est pourquoi nous avons décidé de célébrer notre 20èmc anniversaire par un travail plus zélé, et notre mot d'ordre pour la saison prochaine sera d'enrichir
d'enrichir bibliothèque, d'encourager les bonnes volontés, d'attirer de nouveaux adhérents et de les retenir. Le public aime les nouveautés et veut être au courant du mouvement littéraire. Nous avons donc acheté pour 1100 Kc de livres classiques, de livres de la bibliothèque Historia, de livres modernes. Notre bibliothèque comprend maintenant 438 ouvrages sans compter les revues ni les journaux.
Le vendredi 13 octobre, conférence de Mme M. Koudelkovâ sur le Massif Central, avec projections lumineuses. Le vendredi 20 novembre, causerie de M. Janeba de Prague, qui fut autrefois employé comme ingénieur dans différentes usines à l'étranger. M. Janeba nous a décrit son séjour à Marseille et les différents divertissements que peut offrir cette ville.
Le samedi 28 novembre, soirée mémorable pour notre Section. Comme nous célébrions notre 20ème anniversaire c'est M. A. Fichelle, directeur de l'Institut Ernest Denis qui a bien voulu venir présider la conférence de M. VI. Kvëton, lieutenant-colonel du Centre d'instruction de l'aviation militaire, sur Napoléon. La salle était comble. Les officiers et les élèves du Centre d'instruction de l'aviation militaire, M. le prof. J. Sedlâcek, représentant le conseil municipal, M. Matyâs, président de l'Alliance française d'Olomouc, Mme V. Havrânkovâ, présidente de l'Alliance française de Pferov, ont bien voulu assister à cette conférence. La chorale d'hommes «Orlice» chanta la Marseillaise. Nous tenons à remercier ici bien sincèrement M. A. Fichelle secrétaire général des paroles si cordiales et aimables qu'il a bien voulu nous adresser dans son allocution et qui nous ont vivement touchés ainsi que de l'honneur qu'il nous a fait en venant présider cette soirée à laquelle sa présence a donné plus de solennité.
Le vendredi 11 décembre, conférence de Mlle N. Neehvâtalovâ sur l'oeuvre du Maréchal Lyautey.
Le vendredi 15 janvier, conférence de M. le Dr j. Flégl sur les Chansons de geste, dont il fit une excellente analyse.
Le vendredi 22 janvier, conférence de M. Ed. Matula, de Brno, sur Musset dans ses amours et ses poèmes.
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Le vendredi 29 janvier, dans sa conférence sur Daniel Essertier Mlle N. Nechvâtalovâ retraça surtout l'influence de la guerre sur la formation de son esprit, son oeuvre de Directeur de la Revue Française de Prague, son oeuvre d'écrivain et d'éducateur et sa fin tragique en Grèce. La lettre que M. Daniel Essertier a bien voulu nous écrire en 1929 fut
mise dans notre mémorial avec sa biographie.
Voilà le résumé de notre mouvement en faveur de la culture française. Nous espérons pouvoir le développer encore pour le bien des deux nations amies. Notre but est le plus beau de tous, parce qu'il est en dehors de toutes les luttes politiques.
LA VIE DE L'INSTITUT FRANÇAIS ERNEST DENIS
La rentrée du semestre d'été 1932
Les cours ont repris le lundi 29 février. L'horaire et le programme des cours publics restent à peu de chose près ceux du semestre précédent.
Les examens (diplôme et certificat) auront lieu dans la deuxième semaine de juin.
Sont prévues des conférences hors série de MM. le général Azan, chef du service historque au Ministère de la guerre, Bréhier, professeur d'histoire de la philosophie à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, Léon Brunschvicg, membre de l'Institut, professeur de philosophie à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, Charles Fabry,membre de l'Institut, directeur de l'Institut d'optique de l'Université de Paris, Augustin Fiiche, professeur d'histoire du moyen-âge à la Faculté des Lettres de Montpellier, Louis Nattan-Larrier, professeur de protistologie pathologique au Collège de France, etc..
Nous croyons rendre service à nos lecteurs en leur rappelant que l'Institut français répond par écrit à toutes les demandes de renseignement concernant les nombreux cours de vacances organisés en France pour les étudiants étrangers. M. Pasquier, chargé de la direction des études littéraires donne oralement, le mardi de 17 à 18 h., et le jeudi de 18 à 19 h., tous les renseignements qui concernent les études littéraires en France. M. Beuve-Méry, chargé de la direction des études juridiques donne oralement le lundi de 18 à 19 h., et le mercredi de 16 à 17 h., tous les renseignements qui concernent les études juridiques et commerciales en France.
L'activité de la Section scientifique et technique
L'Enseignement de cette section, limité l'an dernier au domaine de la chimie, a été étendu à Pélectrotechnique au début de l'année scolaire 31-32, aux travaux publics et à la médecine depuis le commencement de l'année 32. Ainsi, aux exposés poursuivis par M.Virgoleux sur l'Organisation de l'industrie électrique française pour Vélectrotechnique, par M. Stemart sur Y Aménagement de l'industrie chimique française pour la chimie, sont venus s'ajouter ceux de M. Lorinet, nouvellement appelé à diriger la division travaux publics, sur Les grandes constructions en France et leurs caractéristiques. Par ailleurs, M. Thévenard préside avec dévouement aux exercices bi-hebdomadaires créés pour les étudiants en médecine tchécoslovaques et portant sur Le vocabulaire médical français.
L'an dernier, la section avait accordé six bourses importantes à des étudiants chimistes tchécoslovaques ayant suivi son enseignement; ces bourses leur avaient été attribuées à la suite d'un concours et ceci pour leur permettre d'effectuer des stages de plusieurs mois dans des établissements chimiques industriels français sur lesquels ils avaient été dirigés. Cette année, toujours dans les mêmes conditions, !a section attribuera bourses et stages aux étudiants de chacune de ses divisions.
Signalons en terminant, le déplacement des élèves de l'Ecole Centrale française des Arts et Manufactures, qui viendront en Tchécoslovaquie au nombre de 120 pendant les vacances de Pâques; également le concours donnéjparja section aux organisateurs du
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Xilème congrès de chimie industrielle qui aura lieu à Prague cette année en fin septembre.
A l'Association des Anciens
élèves tchécoslovaques des lycées
en France
L'Institut Français abrite depuis plusieurs années l'Association des anciens élèves tchécoslovaques des lycées de France, hôtes sympathiques et serviables qui trouvent, à la Bibliothèque et aux cours de l'Institut de quoi compléter leur culture française, auprès du directeur et du personnel de l'Institut un constant appui moral.
Il y a un peu plus de dix ans que furent fondées les premières sections tchécoslovaques dans les lycées français. L'Association a publié, pour cet anniversaire, et par les soins de son Président J. Trnka, un agréable petit volume, rédigé moitié en tchèque, moitié en français, et où il y a beaucoup à glaner.
Comme l'indique M. Trnka, dans son avant-propos, l'idée pouvait paraître audacieuse, d'arracher brusquement quelques jeunes tchécoslovaques à leurs maîtres, pour les envoyer achever leurs études en France. A bouleverser ainsi leur genre de vie et leurs méthodes de travail, ne risquait-on pas de désorienter ces jeunes esprits, en pleine période de formation, et d'affaiblir en eux la conscience nationale? Mais maintenant l'expérience est faite, les résultats sont là: ils montrent combien des pareilles craintes étaient vaines. La bonne humeur souriante avec laquelle M. Spisek, fondateur de ces sections, raconte comment cette idée lui est venue et comment il l'a réalisée, prouve qu'il a conscience d'avoir fait oeuvre utile.
De fait, les articles sincères, intelligents et clairs que contient ce volume, et qui furent écrits par d'anciens « sectionnaires » montrent que leurs auteurs ont su profiter de leurs
années de France, et que les souvenirs vivaces qu'ils en ont rapporté ne sont pas de mauvais souvenirs. Comme il arrive souvent, à ceux qui s'expatrient, ces jeunes gens n'en ont que mieux pris conscience des caractères profonds et de la mission de leur propre pays. Ils ont appris à considérer leur pays «sous l'angle de l'Univers», comme le veut le Président Masaryk, et ils ont rapporté de France le goût de la clarté et l'esprit critique: gains individuels, qui, comme le souligne M. Eisenmann, signifient un enrichissement national.
Ce volume contient encore des lettres de différentes personnalités françaises qui ont été en contact avex ces jeunes étrangers: Elles montrent quelle estime ces quelques tchécoslovaques représentatifs ont inspirée, et quelles symathies profondes ils ont gagnées à leur pays.
Signalons que l'Association est devenue, cette année, membre perpétuel des Amicales des Lycées de Dijon, Nîmes et St.-Germain-en-Laye, dans le but de resserrer ses relations avec ses anciens condisciples. Elle est devenue aussi membre de l'Association Universitaire Tchécoslovaque pour la S. D. N. pour pouvoir procurer à ses membres l'occasion de prendre contact avec les problèmes internationaux. Elle a eu l'honneur d'inscrire cette année parmi ses membres fondateurs MM. E. Schneider, Président de l'Union Européenne, à Paris, T. Bafa, industriel, à Zlin, J. Preiss, Directeur général de Ëivnostenskâ banka, à Prague.
L'Assemblée générale qui a eu lieu à l'Institut Français de Prague, le 30 février 1932, en présence de M. F. Spisek, Directeur au Ministère de l'Instruction publique, et M. A. Fichelle, Vice-directeur de l'Institut, a élu de Comité suivant: Président J. Weger, vice-présidents Dr J. Bity et K- Muzik, secrétaires M. Vanëk et V. Jilek, trésorier E. Horâk, Groupe juridique J. 2ourek, G. Petrâs, R. Cabicar K- Marek, J. Brant. j. p.
IMPRIMERIE UNIE, PRAGUE
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LES DROITS DU LECTEUR
L'HOMME vient au monde sans carapace, sans griffes, sans instincts: en revanche, curieusement muni de nombreux ' droits, du moins à ce qu'il lui semble. La société, qui aime à prendre, lui en laisse le moins qu'elle peut. Tout de même, que de revendications!
Autant de gîtes, en effet, l'individu peut occuper dans l'espace, autant de droits particuliers. Veuillez remarquer que vous ne pouvez marcher, ni vous arrêter, manger ni dormir, sans projeter au-dessous de vous quelque droit, comme une ombre. Une ombre qui, d'ailleurs, se moule avec docilité sur les objets. Vous allez aux magasins, au théâtre, vous voulez errer par les rues? Aussitôt se manifestent le droit des acheteurs, sous forme d'étiquettes plusieurs fois surchargées; le droit des spectateurs, vous savez, ces gens serrés dans des fauteuils trop étroits, face à un grand trou carré, qui déverse des inepties; le droit des écrasés. Ce dernier droit-là m'amène au motif de ces pages. Puisque beaucoup de livres — auxquels, chaque année, s'en ajoutent plus de dix mille autres, enivrés d'une fureur neuve, — circulent dans notre pays, et que tout passant risque d'en rencontrer quelques-uns, il y a le droit de ceux qui lisent.
Ou, plutôt, ce droit-là devrait exister.
Or, il se trouve singulièrement foulé aux pieds. Je voudrais faire à ce sujet quelques remarques, au nom du public, personnage muet. Oh, je ne prétends pas épuiser la matière! Seulement y songer un peu avec vous.
Rien que quelques évidences.
Les plus grosses seulement.
La première n'est rien de plus qu'une humble constatation.
Lire, n'est-ce pas échanger l'immense, l'innombrable spectacle du monde, ses couleurs, ses musiques, ses parfums, contre une simple page imprimée? Noir sur blanc. On prend le deuil
Revue Française de Prague — XI (no 56, 1932) 7
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de l'univers. Et un cadre si étroit: songez, quelque douze centimètres sur vingt! La lecture est le sport qui se pratique dans le plus étroit des stades. Eh bien, si la première règle de ce sport est de laisser au vestiaire, comme des défroques, l'activité des sens et le jeu des muscles, il faut du moins que, dans l'ombre d'exercice auquel nous convie l'écrivain, tous les muscles, tous les sens retrouvent l'ombre de la puissance et de la liberté. Bref, l'oeuvre que l'on vous propose doit être vivante, énergiquement. Voilà, lecteur, votre premier droit.
Votre deuxième droit se rapporte à la teneur du livre. Vous pouvez, pour quelques francs, prendre un bock à une terrasse de boulevard, aller au cinéma, voire à la campagne. N'êtes-vous pas en droit d'exiger du livre, pour une somme à peu près pareille, les figures individuelles et la circulation des foules, les gestes avec leurs appels et leurs superpositions, les étendues vertes et bleues avec leurs perspectives? Caractères et société, sensibilité et nature? Qu'il s'agisse de prose ou de vers, on vous doit tout cela. Et à la fois!
Troisième droit. Il ne faudrait tout de même pas que la matière d'un livre valût plus que le contenu. Or, voyez comme on s'est donné à l'imprimerie la peine de plier toutes ces feuilles: ne faut-il pas, de même, des plis et des replis à la pensée de l'auteur? Quant au fil dont le brocheur perce et attache ces cahiers à travers l'épaisseur des pages, sachez en demander l'équivalent. Ici le fil de l'intrigue, ailleurs le fil des idées. Et la colle-forte de la composition!
Quatrième droit. La langue française compte quelque quarante mille mots. Fabuleux matériel! Il ne faut pas trop demander à un auteur, mais, du moins, qu'il ne s'y empêtre pas, ou qu'il ne tente pas de prendre la tangente! Ni la pauvreté, ni le chaos. Et, comme notre langage n'offre pas seulement une matière, mais une armature — la plus solide, la plus souple des syntaxes — exiger l'armature!
Cinquième droit. Ressemblance et vérité de...
Ici, soudain, un homme sérieux me tire par la manche:
— Vous énumérez, dit-il, les droits du lecteur. D'accord! Mais ses devoirs? N'est-ce pas précisément le lecteur qui favorise l'incapacité, la paresse, les basses hardiesses de beaucoup de ceux qui travaillent pour lui?
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Je libère ma manche (j'ai horreur qu'un interlocuteur me tripote les vêtements) et je réponds tout de suite.
— «Droit et devoir!» Ne vous complaisez pas, Monsieur, à concilier habilement des points de vue opposés qui se font balance. Cela rappelle trop «l'intérêt et l'amour», «l'art et la science», «le capitalisme et le prolétariat», «la patrie et l'humanité»: cela mène aux carrières trop ingénieuses, aux mariages «heureusement assortis», aux cotes mal taillées. Somme toute, à rien qui vaille. Il mé semble tenir ici les choses par le bon bout (je veux dire le droit du public), et, cet avantage, j'entends le garder. Quant on est dans la bonne direction, il ne faut pas la quitter, mais aller de l'avant.
— Allez donc! dit l'homme sérieux. Quitte à faire, marchant toujours, le tour du monde?
— Justement. Si vous suivez avec persévérance vos idées, où arrivez-vous, ce tour du monde accompli? Au revers des idées que l'on vous opposait. Au centre même des positions de l'adversaire. Et alors, comme vous le tenez, cet adversaire! Ce cher adversaire, qui non seulement est votre semblable, mais, au fond, vous le voyez, votre guide secret.
«Ainsi, sur notre machine ronde, le comble de n'importe quelle direction, c'est, à la fin du trajet, l'opposite. Mais quand vous avez, tout autour de la planète, franchi maint obstacle et résolu maint problème pour parvenir à un tel but, il vous apparaît sous un aspect ignoré de ceux qui le prennent sur place. Le principal, donc, est de faire le tour du monde et, chemin faisant, sa conquête.
«C'est ainsi, ô homme sérieux! que je voudrais ne reconnaître au lecteur, que des droits. Nul devoir: ce qui me paraît la façon d'établir les principes avec leur forme la plus haute. Penser avec précision, sentir avec force, n'admettre que le pur spestacle de la vie même?... Eh, pour une tête penchée sur un livre, ce sont là des droits et même des besoins, des plaisirs. Ne jetons pas sur ces beaux passants le sombre manteau de la morale.
— Peut-être... Je veux bien... (dit l'homme sérieux avec un sourire navré). Toutefois, vous ne nierez pas qu'il y ait le public d'un côté, l'auteur de l'autre, et que, par conséquent...
— Si, je le nie! Il n'y a dans l'art que le public. C'est lui et non pas l'artiste qui doit en régler les lois. Une création qui
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se moque du public? A laquelle l'homme est indifférent? Mais, nous ne la connaissons que trop! C'est l'univers où nous vivons. C'est l'impassible «création» qui nous environne. L'art est une oeuvre toute différente. Il nous présente le monde, lui aussi, mais un monde humanisé. Un ensemble non plus déterminé par quelque chose, matière ou force, mais fait pour quelqu'un, vous, moi. Ou plutôt fait pour tous, avec des voies de communication toutes tracées déjà. Ah, le percement de ces voies destinées aux hommes est chose difficile, hardie et rusée! Ouvrez un dictionnaire: dans les acceptions du mot art, comme le savoir, l'habileté, la malice tiennent de place!
Le public? Mais, nous, les écrivains, nous en sommes! Nous en faisons partie vis-à-vis de nos oeuvres mêmes, puisqu'il faut bien que nous les relisions. N'oubliez pas en effet, qu'un auteur, si paresseux soit-il, est condamné à relire un certain nombre de fois chacune de ses oeuvres. Songez-y: il y a des romans dont on se demande comment un homme a pu supporter plusieurs lectures successives. La grande différence entre le public et l'écrivain, c'est que l'imprimeur doit tenir compte des désirs que, sous forme de ratures, lui exprime ce dernier.
Ma foi, oui! pour ma part, public je suis, public je veux rester. Tout ce que je souhaite, c'est de pouvoir lire mes propres épreuves sans trop m'ennuyer!
LUC DURTAIN
OCETHE ET LES TCHÈQUES
IORSQU'EN 1859, dans une Bohême encore plongée dans les ténèbres de l'absolutisme et où toute vie intellectuelle ' était encore rigoureusement réprimée, la Prague allemande et la Prague tchèque se préparèrent à fêter solennellement le centième anniversaire de la naissance de Schiller, on put se demander si les deux peuples devaient s'unir en cette occasion ou s'il était plus opportun qu'ils entreprissent de célébrer chacun de leur côté le génie qui avait été l'éducateur de la conscience morale de l'Allemagne. La fête, qui fut une imposante manifestation des intellectuels et de la bourgeoisie, finit d'ailleurs par donner lieu à des divergences de vues politiques et nationales assez marquées. Cependant Allemands et Tchèques étaient d'accord pour juger que Schiller, penseur et poète, historien et esthéticien, guide moral et éveilleur des libres esprits, appartenait de droit à l'une comme à l'autre des deux nationalités du pays dont il avait étudié et illustré le passé. Dans la Bohême d'avant la tourmente révolutionnaire de 1848, « d'avant mars », les Tchèques comme les Allemands considéraient également Schiller comme un de leurs maîtres et les uns comme les autres accueillaient avec joie le message révolutionnaire, le vent de liberté qui s'exhalaient de l'oeuvre schillérienne.
Un illustre slavisant, M. Gerhard Geseman, avançait récemment que Schiller, disciple de Rousseau, avait joui durant tout un siècle d'une popularité unique chez les Russes aux yeux desquels il représentait la lutte pour la liberté, lutte universelle, grandiose, supérieure à toutes les tendances de l'individu. On exagérerait quelque peu en lui supposant un prestige égal auprès des Tchèques et en général des Slaves occidentaux; mais il n'en est pas moins vrai que, depuis la première aube du réveil national, Schiller dut autant à sa pathétique conception du héros souffrant, luttant, s'immolant pour l'Idée, qu'à son rôle d'édu-
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cateur esthétique de ses contemporains, d'être un de ceux auxquels la bourgeoisie tchèque demanda un modèle de vie et d'action. À l'ancien idéal d'humanité, si enraciné dans le coeur et l'esprit tchèques, qui avait eu longtemps une forme religieuse mais qui se sécularisait de plus en plus sous l'influence des « lumières » du temps, Schiller apporta un renfort certain, aidé par la culture classique que donnaient l'école et l'éducation littéraire. Sans doute, les idées de Schiller jouèrent ici un rôle plus important que sa forme, très admirée mais inaccessible aux représentants d'une littérature encore dans l'enfance. La tragédie, le lyrisme philosophique, même la ballade classique telle que la pratiquait Schiller, demeuraient un rêve irréalisable pour les poètes tchèques « d'avant mars » dont la jeune maîtrise devait s'affirmer en d'autres genres plus rapprochés du goût et des habitudes romantiques. Ces différences n'empêchaient pas l'« intelligence » tchèque non moins que l'allemande de considérer Schiller comme le type même du poète, et aux fêtes organisées en son honneur, le panégyriste tchèque ne fut pas moins applaudi que son collègue allemand.
C'est dans des conditions politiques et intellectuelles bien différentes qu'à la distance de trois quarts de siècle la Bohême fête cette année le grand Goethe, l'ami antinomique de Schiller. Cette fois encore il s'agit de bien plus que d'une manifestation littéraire. A travers le monde entier, en effet, tous les éléments intellectuels s'unissent dans le témoignage que la foi dans les biens spirituels de l'homme, professée et formulée par le sage de Weimar, sera assez puissante pour nous faire traverser l'abîme de la crise matérielle qui nous menace; communiant dans l'affirmation que la littérature universelle, la «Weltliteratur » suscitée par Goethe, « ancêtre de l'avenir, neveu du monde antique » ainsi que le nomma Jaroslav Vrchlicky, nous aidera efficacement à vaincre les discordes qui régnent aujourd'hui entre les peuples et les classes et que les valeurs d'art ne seront pas, aujourd'hui encore, exclues de l'oeuvre constructrice de l'avenir au bénéfice des valeurs économiques et politiques. Ce sont là des idées chères également aux habitants germaniques et aux habitants slaves d'un pays que Goethe aima bien et visita souvent, dont il étudia le sol mystérieux et le passé lointain, où il compta des élèves et des amis. Aux fêtes commémoratives de Goethe, la
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Bohême, terre d'élection de sa sereine vieillesse, devait figurer à côté de l'Italie, terre d'élection de son ardente maturité.
C'est à une époque où le sentiment de la patrie était avant tout rattaché au sol que Goethe devint un visiteur assidu de la région Nord-Ouest de l'ancien royaume de Bohême, région allemande où il se trouvait en relations non seulement avec des savants et avec des musiciens tchèques, mais aussi avec des membres de la vieille noblesse tchèque, qui tous lui parlaient allemand. Il rédigea dans cette même langue de savantes communications dont les sujets répondaient aux préoccupations des fondateurs du Musée patriotique tchèque.
A la même époque, cependant, le pays commençait à ressentir les premières secousses d'un mouvement national qui était une reprise de traditions indigènes, arbitrairement, cruellement interrompues, tout en participant à la reconnaissance commune de tous les peuples slaves. Goethe lui-même, qui, tout citoyen du monde qu'il fût, avait la plus subtile intelligence des manifestations nationales, ne pouvait manquer de sentir que le rapide développement de la langue littéraire tchèque à laquelle il s'intéressait vivement, était en étroits rapports avec les progrès du nationalisme révolutionnaire partout en Europe. D'autre part, les chefs du jeune mouvement tchèque se rendaient pleinement compte de l'importance de celui qu'ils voyaient si souvent passer dans les allées de leurs « bains » les plus célèbres. (On sait que Goethe ne vint pas moins de dix-sept fois en Bohême, y passant en tout environ trois ans). Ces jeunes intellectuels, qui se firent connaître comme Tchèques de leur hôte illustre, ne négligèrent aucun effort pour le gagner à leur double tentative: célébrer la gloire passée de leur peuple, réveiller leur peuple à une vie nouvelle. Non seulement le pays de Bohême, mais la nation tchèque aussi ont le droit de trouver dans les séjours répétés de Goethe à Karlovy Vary, à Mariânské Lâznë, à Cheb, et dans les échos qu'en gardent sa correspondance et son oeuvre, des raisons de compter Goethe savant et philosophe, Goethe critique et, quoiqu'à un moindre degré, Goethe poète, au nombre de ses plus bienveillants patrons.
Parmi les amis de Goethe en Bohême, les plus âgés, le slaviste Joseph Dobrovsky et le naturaliste Gaspard de Sternberg en lesquels s'incarne la période préparatoire de la Renaissance na-
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tionale attirèrent particulièrement l'attention et la curiosité toujours en éveil du grand Weimarien. Le père de la philologie slave correspond avec Goethe sur des points de bibliographie et d'histoire de l'antiquité. Le fondateur du Musée Patriotique de Bohême, société à laquelle Goethe avait fait don de certaines trouvailles d'histoire naturelle et qui s'était empressée de le nommer membre d'honneur, n'eut pas de peine à intéresser Goethe, qui avait acquis une grande érudition au cours de ses séjours en Bohême, à ses travax de géologie et de paléontologie. Avec le tact et l'instinct d'organisation qui distinguaient ce gentilhomme vraiment digne de son titre, le comte de Sternberg initie son génial ami au mouvement patriotique tchèque, qui avait le Musée pour foyer. II lui fait lire les publications de cette société, lui signale le Manuscrit de Krâlové Dvùr, joie et orgueil de la Bohême romantique d'alors et lui envoie des livres tchèques. Dobrovsky et Sternberg s'adressaient beaucoup plus, chez Goethe, au savant qu'à l'artiste, et ce fut aussi dans une plus large mesure encore, le cas de l'illustre physicien Purkynë. A la grande joie de Goethe, ce dernier se rallia à sa théorie des couleurs, le point le plus sensible de ce grand homme chez lequel on n'oserait parler de « dada ». Si Purkynë ne fit pas difficulté de partager les idées de Goethe sur l'optique, il faut l'attribuer aux affinités de caractère qui le rapprochaient du plus empirique des génies, et à sa grande admiration pour les vers du maître. On peut présumer qu'un moindre poète l'aurait moins convaincu. Ainsi Goethe fut l'un des parrains de la jeune science tchèque dont il suivit avec intérêt et amitié les premiers pas, non seulement lorsqu'elle évoquait le passé du pays pour en préparer le réveil, mais aussi lorsque, marchant dans une voie plus large et plus indépendante, elle prenait part aux combats de la pensée dans le monde entier. Cette science, tchèque par son objet et sa pensée, demeurait allemande par sa langue.
N'oublions pas cependant que la renaissance du peuple tchèque fut bien moins un mouvement scientifique qu'un mouvement poétique, et que Goethe resta toujours poète par excellence, quoique poète d'inspiration savante au cours des dernières années de sa vie. Le contact ne pouvait manquer de s'établir aussi sur ce terrain. Goethe, l'ancien élève de Herder, qui avait collectionné les chansons populaires des environs de Strasbourg
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et enrichi la Muse allemande des farouches plaintes de la Femme d'Hassan Aga, devait se sentir attiré en tout premier lieu par la source d'inspiration qu'il trouvait dans la poésie tchèque ressuscitée: à savoir, ici encore, la chanson populaire. C'est d'elle qu'il parle à ses visiteurs slovaques Samuel Feriencik et Jean Kollâr, à propos d'elle qu'il demande éclaircissements et traductions à un de leurs compatriotes, Paul Joseph Safafik; c'est sous l'angle de la chanson populaire qu'il envisage le Manuscrit de Krdlové Dvùr. De ce copieux faisceau de fragments d'épopées, en lequel personne ne soupçonnait encore un faux, il retire une délicate touffe de lyrisme, le Petit Bouquet qu'il dénoue pour le renouer à son gré, et qu'il introduit dans son oeuvre, à aussi juste titre que la Plainte de la Noble femme d'Hassan Aga. Aucun spécialiste de littérature comparée ne peut entreprendre d'expliquer l'influence exercée par la chanson populaire sur la poésie romantique tchèque sans prononcer le nom de Goethe à côté de ceux de Percy, de Herder, de Brentano, d'Armin et de Kopitar. Dans le cas de Goethe, à la théorie, à la sympathie cordiale, vient s'ajouter une incitation poétique qui ne fut pas perdue pour un Erben, un Celakovsky: ils apprirent de Gcethe à exprimer leurs sentiments, leur monde intérieur sous une forme à la fois générale et simplifiée, écho de la poésie populaire ou lyrique.
Durant les années où Goethe était en correspondance avec Dobrovsky, Sternberg et Purkynë, où il appréciait avec bienveillance les efforts fervents, mais de brève durée, de la Revue mensuelle de la Société du Musée de Bohême, où il portait un intérêt peu méthodique, mais sincère et chaleureux à la langue, à l'histoire, à la littérature de la Bohême, durant ces années-là il n'est pas excessif de dire que l'oeuvre et la pensée de Goethe agirent fortement sur la formation intellectuelle de la nation qui venait de se réveiller. C'est justement alors, au temps d'Erben et de Celakovsky, que cette influence spirituelle et artistique atteignit son plus haut degré pour retomber ensuite pendant un siècle. A l'époque où l'esprit germanique exerçait une prédominance incontestée sur les Tchèques, Goethe mérita sa place parmi les grands Allemands qui montrèrent le chemin à la deuxième génération des « éveiUeur-sv>>: Herder et Kant, Schiller et Guillaume de Humbolt, Aug.;éùîltâu)ne Schlegel, Jacob Grimm et Luden. / - u . % \
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Les premiers historiens de notre littérature avaient pour principe de diviser l'époque de la Renaissance nationale en deux phases: celle des lumières, celle du romantisme. Aujourd'hui, l'on admet l'existence, entre les deux, d'une période intermédiaire d'un « classicisme » que caractérisent les noms de Jungmann, Safafik, Palacky, Kollâr. C'est alors justement que l'influence goethéenne s'exerça le plus profondément et le plus longtemps. Est-il une autre origine à la théorie de Jungmann, qui montra le chemin à la littérature tchèque pour plus d'un demi-siècle, et devait, sous une autre forme, réapparaître beaucoup plus tard? Tout l'effort littéraire de la nation à peine réveillée est mis par Jungmann, volontairement et systématiquement, au service de la « Weltliteratur », conçue par Goethe. Ainsi cette jeune littérature acquiert à la fois le sentiment de sa dignité et celui de sa responsabilité. Jungmann s'inspire de Goethe pour formuler son idéal d'un art à la fois classique et national, libéré, d'une part, du modèle gréco-romain, de l'autre de l'esthétique rigoureusement formelle de Français. Goethe le fait passer de la rhétorique pseudoclassique et de la vaine ornementation du baroque à la poésie du vrai, au lyrisme du vécu, que le bon Jungmann qui ne fut créateur que dans le domaine de la langue, sentait sans y avoir accès lui-même. Il borna son commerce avec la Muse à des traductions: la Chanson de Mignon, l'Apprenti sorcier, le Chant des Esprits sur les eaux, et, travail de plus longue haleine, Hermann et Dorothée. Le choix de cette dernière oeuvre révèle assurément, en dehors de la complaisance du traducteur pour l'hexamètre classique, son goût pour l'idylle bourgeoise, la saine raison, l'apothéose de l'ordre familial.
Palacky avait eu beau commencer sa carrière comme esthéticien, il était trop essentiellement historien, trop pénétré aussi de sa responsabilité d'homme public, pour ne pas se sentir beaucoup plus près de Schiller que de Goethe; ses prémisses toutes kantiennes, ne lui laissaient goûter en Goethe ni la plénitude sensuelle ni la conception naturaliste et scientifique de la vie. Lorsque, ayant surmonté le formalisme de ses débuts, Palacky voulut définir les aspects pratiques et théoriques de l'esthétique moderne, il se rapprocha de Goethe qu'il louait surtout d'avoir réalisé un idéal de vie esthétique, d'avoir compris et suivi le goût artistique de tous les temps et de tous les peuples, mais dont le
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plus grand mérite restait à ses yeux d'avoir délivré ses compatriotes du danger de l'unilatéralité. C'est ainsi que, pour la première fois, vers 1821, la personnalité artistique de Goethe est pleinement comprise en Bohême. Mais, son génie poétique, dans la totalité des éléments qui le composent, devait rester longtemps étranger à la littérature tchèque. Les théories venues de Weimar trouvaient plus d'écho en Bohême que la poésie de Goethe ellemême. Ses romans et ses nouvelles ne furent jamais familiers au lecteur tchèque. Des pièces de théâtre, en dehors de Faust, objet constant d'étude et de vénération, le seul Egmont devint populaire, sans doute à cause des tendances libertaires qui s'y exprimaient et des analogies qu'on pouvait y trouver avec des pages de l'histoire tchèque. Il faut faire une exception pour Celakovsky le successeur de Jungmann, qui passa toute sa vie à approcher, pourrait-on dire, l'oeuvre de Goethe de différents côtés. Sous beaucoup d'aspects il était d'ailleurs de la race de Goethe, dont il avait la sérénité souriante, la recherche d'équilibre intérieur et de considération extérieure, sans en nourrir les ardentes passions. On a coutume, sans égard à son idéal classique, de ranger Celakovsky parmi les romantiques. En ce cas, il fut le seul d'entre eux à se rapprocher volontairement de Goethe, dont les autres se détournaient par principe, ce qui explique, après 1832, la sensible décroissance de l'influence goethéenne en Bohême. Mâcha prosateur traça une réplique tchèque du personnage de Mignon et dans les Ballades d'Erben, mainte image goethéenne s'allie à la tradition slave. Mais, en général, les romantiques tchèques préfèrent rechercher, loin des sites lumineux du monde goethéen, les parages plus sombres, plus inquiétants, hantés par Novalis et Lenau, les romantiques polonais et le rictus de Lord Byron. Si les écrivains que nous venons de nommer ne sont pas sans attaches avec Goethe, ils n'en ont pas moins contribué à détruire l'idéal classique en poésie. A l'époque où les jeunes littérateurs tchèques révéraient ceux-ci comme leurs maîtres, l'astre de Goethe subissait à leurs yeux une singulière éclipse. On aurait pu croire que tous les progrès de la poésie et de l'esprit se faisaient dans une direction hostile à Goethe, étaient dirigés contre un génie dont, cependant, le message poétique n'avait été encore ni bien connu ni pleinement utilisé. Les seuls esprits qui continuaient à s'en réclamer étaient de ceux qui se tournaient
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plus volontiers vers le passé que vers l'avenir, comme le poète Jean Erasme Vocel, docte auteur d'une épopée, le Labyrinthe de la gloire, que l'on a pu nommer « la seule vraie Faustiade tchèque ».
A la veille de la tourmente révolutionnaire de 1848, le monde intellectuel tchèque voue sa confiance à des chefs allemands pour la plupart, mais dont les opinions sont étrangères et même hostiles à l'esprit de Goethe. C'est à ce moment que la dualité GoetheSchiller prend aux yeux des Tchèques une forme vivante et frappante. La nation passagèrement enivrée de libéralisme, milite presque toute entière dans le camp de Schiller, quand ce n'est pas dans celui de Hegel ou de Byron. Personne ne veut plus entendre parler de Goethe, de son objectivité, de sa modération, de son goût de l'ordre. La consigne de la littérature utilitaire, lancée par la Jeune Allemagne, et qui exclut tout classicisme, toute conception de la poésie comme d'une valeur en soi, est adoptée par Karel Havlicek, retour de Russie où la jeunesse combat, au nom de Schiller, l'esthétique goethéenne de Pouchkine. Sans prendre directement position contre Goethe, Havlicek est bien le chef des anti-classiques, des anti-esthéticiens.
Pendant quelque temps, le nom de Goethe continue à être prononcé avec un respect scrupuleux; mais ceux qui s'appliquent à faire connaître ses oeuvres s'éloignent toujours davantage de l'esprit de Weimar, Si l'on traduit Reinecke Fuchs, c'est seulement parce qu'on y voit une satire sociale. Un acteur tchécoallemand du temps, Joseph-Georges Kolar, adapte Egmont et Gotz, le premier Faust, pour les besoins de la scène où il représentait lui-même un impressionnant Méphisto. Son adaptation de Faust fait de ce sublime poème une énorme farce romantique.
L'école poétique dite de « Mâj », éclose au cours des «années 60 », alors que la renaissance nationale donnait à la littérature tchèque un visage nouveau et jetait les bases d'une tradition encore vivante aujourd'hui, avait reçu dans son héritage la méfiance envers le classicisme celui de Goethe surtout. Neruda, le bon Européen, qui vers la fin de sa vie devait écrire quelques poèmes tout goethéens par leur limpidité et leur substance, saisissait toutes les occasions de manifester sa médiocre estime pour le théâtre de Goethe, dont les drames, y compris Egmont et Faust, ne pouvaient être, sur la scène tchèque, que des pierres d'achop■«Ï
d'achop■«Ï
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pement au progrès. Dans ses voyages en Italie, où il arriva à Neruda de passer sur les traces de Goethe, il sembla se garder jalousement de tout ce qui aurait pu lui rappeler l'esprit ou l'influence du créateur de Mignon. Le cas le plus typique est celui de Karolina Svëtlâ, la George Sand tchèque, dont la jeunesse avait été nourrie jusqu'à satiété des théories du classicisme allemand, et qui s'en détourna vigoureusement ensuite pour se ranger avec ses compagnes, les premières féministes, sous la bannière de Schiller, à qui devait succéder Ibsen. L'éloignement que Karolina Svëtlâ et des compagnes professaient pour Goethe avait des raisons curieusement personnelles. Elles reprochaient avant tout au Weimarien son type de femme-esclave et de femme-enfant, d'humble amoureuse contente de son joug, inconsciente de sa valeur: les Gretchen, les Clairette ressemblaient trop à cette Nora qu'il s'agissait d'émanciper. Fait curieux, ce motif réapparaîtra plus tard sous la plume de M. Masaryk.
L'école du Ruch, qui succéda bientôt au groupe de Mâj, et d'ailleurs sans s'y opposer, professait, en même temps qu'une complète liberté de pensée, la nécessité d'une poésie nationale et didactique, enrichie d'éléments rhétoriques et pittoresques. La slavophilie inscrite à son programme fait un curieux contraste avec les modèles allemands qu'elle s'était choisie. Les quelques traces attardées de l'influence de Goethe que l'on note çà et là ne sont que des épaves dans le grand courant de la poésie tchèque, qui durant plusieurs décades, s'éloigne des rivages goethéens. Le maître de Weimar n'est plus fréquenté du tout par les jeunes pour lesquels la lecture de ses oeuvres n'est qu'une corvée scolaire.
Voilà le point de désuétude et d'abandon où les choses en étaient arrivées entre Goethe et la Bohême, lorsque le grand poète Jaroslav Vrchlicky fit la rencontre de Goethe et de son Faust. Dramatique, émouvante rencontre. On peut dire que Goethe accompagna Vrchlicky pendant toute sa carrière. Si durant sa jeunesse il fut, presque à la fois, également séduit par Werther et par Faust, c'est à ce dernier qu'il finit par vouer un culte durable. Ses oeuvres en témoignent, par lesquelles il tenta, lui aussi, de montrer l'homme aux prises avec le destin, disputé entre les forces du bien et celles du mal. Mais Hilarion, histoire d'un ermite de la Thébaide, comme Pan Twardowski,
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histoire d'un seigneur débauché dans la Pologne asservie du XVIème siècle, fragments épiques sans continuité intérieure, et eux-mêmes émiettés en nombreux épisodes sont restés bien loin de leur premier modèle. Peut-être Vrchlicky aurait-il été plus heureux si, au lieu de légendes étrangères, il avait, comme Goethe et comme l'Ibsen de Brand et de Peer Gynt, chosi un sujet national, qui à côté de son intérêt humain aurait eu pour lui une valeur plus intime, plus proche. Qu'il ne l'ait pas fait, il faut l'imputer à ce cosmopolitisme éclectique qui fut à la fois la gloire et le péché du grand poète tchèque.
Malgré ces échecs relatifs, Faust, demeura toujours présent dans la poésie et dans la critique de Vrchlicky, qui n'était pas éloigné de préférer en Goethe le « doux sage » au poète. En 1891, Vrchlicky publia sa traduction de Faust, pour la première fois présenté intégralement au public tchèque. L'heureux traducteur éprouva l'impression d'un triomphe, qu'il exprima dans des strophes intitulées: En finissant de traduire le Faust de Goethe, et qu'il est impossible de lire sans émotion. Par ce travail, comme par toute son activité de traducteur, Vrchlicky reprenait la tradition goethéenne de la « Weltliteratur », fondée en Bohême par Jungmann. Vrchlicky apporta à cette tâche autant d'ardeur qu'il en mit — avec moins de bonheur et d'utilité—au problème de Faust dans son oeuvre propre. En ce domaine d'échange et d'enrichissement, Goethe ne pouvait avoir sur Vrchlicky qu'un effet salutaire, plus salutaire que celui de son autre maître, son inspirateur plus direct dont l'influence croisa et contrebattit celle de Goethe, Victor Hugo.
Lorsque Vrchlicky conçut, après Goethe, l'idéal d'une « littérature universelle » son talent était déjà mûri, et il était armé d'une vaste connaissance des lettres, des langues et des cultures étrangères, servie par le goût et la largeur d'esprit qui s'unissaient en lui à une puissance de travail, à un enthouisasme non pareils. S'il souhaitait de faire entrer dans la littérature tchèque les chefs-d'oeuvre du monde entier, c'était avant tout pour soustraire celle-ci à l'emprise exclusive de la littérature allemande, et le fait que c'est un Allemand qui lui a fourni des armes est l'un des nombreux paradoxes qui marquèrent le sort posthume de Goethe chez nous.
Vrchlicky, pour combler une des plus graves lacunes de la
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littérature tchèque, réserva une large place, dans ses traductions, à la Muse de la Renaissance. Son culte ardent et constant pour le monde et l'art antique donna naissance à un néo-humanisme tchèque, tardif sans doute, mais empreint d'une profonde recherche d'harmonie, d'un abandon tantôt rêveur et tantôt sensuel, à la beauté des formes et des couleurs. L'image et l'incitation de Goethe est à la source de tous ces efforts faits par Vrchlicky pour réaliser la « Weltliteratur » dans le cadre tchèque. Cette tâche s'accompagna pour lui de dangers, de sacrifices inconnus de son maître: Vrchlicky se vit forcé de renoncer, jusqu'à un certain point, à lui-même, d'abandonner la recherche de sa perfection pour se battre au service d'influences étrangères; et il fut amené, d'autre part, à donner à une virtuosité hâtive, à un jeu purement formel, le pas sur la création proprement dite, tandis que Goethe, moins pressé, et conscient d'appartenir à une grande littérature avait pu apporter à son grand projet une personnalité mûrie à loisir.
Le critique qui mit le plus vigoureusement en relief les erreurs et les fautes où Vrchlicky s'était laissé entraîner dans sa poursuite de la « Weltliteratur » était lui-même promis à une célébrité universelle, et dès alors — quoique n'ayant pas encore trouvé sa véritable voie, qui n'était ni philosophique ni littéraire, mais politique — il était de taille à se mesurer avec Vrchlicky, son contemporain. Au reste Thomas Masaryk, tempérament de moraliste, esprit méthodique et spéculatif, nourri de culture russe, épris de civilisation anglo-saxonne et qui cherchait dans les productions artistiques un enseignement plutôt qu'une jouissance, était en tout l'opposé de Vrchlicky. Ces hommes si différents se rejoignaient cependant parce qu'ils étaient deux enfants du même siècle, dans la religion laïque de la pitié et de l'humanité, dans la foi au progrès qui entraînait les masses humaines vers un avenir meilleur.
Lorsqu'au cours des dernières années du XIXème siècle M. Masaryk, soumit à un jugement sévère non seulement les poèmes que Faust avait inspirés à Vrchlicky, mais l'idée, le type de Faust chez son créateur même, il prit une place éminente parmi les critiques tchèques de Goethe. Les oeuvres du grand poète, quoiqu'il le sconnaisse bien, le préoccupaient moins que la substance morale et philosophique de la vie et de la pensée de Goethe. Faust,
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qui l'intéresse surtout, est pour lui la tragédie typique du titanisme moderne, antireligieux et philosophique, mais il place audessus du drame de Goethe, et de toutes les autres expressions de l'inquiétude moderne, les Karamazov de Dostoïewski.
Si l'exclusivisme esthétique de Goethe, son attitude de grand bourgeois et de courtisan, devaient profondément déplaire au moraliste social qu'était essentiellement Masaryk, et le pousser même à quelque injustice envers un artiste auquel il se plut à opposer non point Schiller mais Beethoven, d'autre part la sincérité absolue de Goethe, l'authenticité de ses confessions, qui posent d'avance les principaux problèmes psychologiques de notre époque, devaient forcer son admiration. A un tout autre point de vue que Vrchlick^, Masaryk se ralliait, lui aussi, à la « Weltliteratur » goethéenne. Cependant, quand on voit le futur président de la République tchécoslovaque, homme politique et moraliste, élever une protestation contre l'esthétisme absolu de Goethe, on croit voir l'incarnation de l'âme tchèque dressée contre la culture allemande, et cette attitude nous laisse deviner pourquoi la littérature tchèque demeura, en général, si tiède, et réservée vis-à-vis du maître de Weimar. Elle lui préféra toujours Schiller, dont sans doute, aujourd'hui, les oeuvres ne sont plus guère pratiquées en Bohême, mais dont l'individualité est toujours révérée et familière.
Nous avons déjà dit que Goethe ne comptait presque plus de lecteurs en Bohême. Cette situation ne s'améliora pas par l'intervention de Vrchlicky, qui d'ailleurs faisait porter son principal effort dans le sens d'un rapprochement intellectuel avec la France, dont, au cours de ces quarante dernières années, l'influence fut chez nous à peu près exclusive. Cependant, Goethe trouve un disciple dans le camp où l'on s'y attendrait le moins, celui du réalisme. Le poète J. S. Machar, partisan déterminé de Masaryk, ne put découvrir l'Italie sans y refaire, involontairement d'abord, et sans se départir d'une vigilante ironie, le voyage de Goethe, son pèlerinage vers la clarté hellénique. Les sens rafraîchis et stimulés par la lumière italienne, Machar souhaita aussi un classicisme nouveau, un art objectif et serein, unique remède aux troubles aspirations révolutionnaires, aux amertumes des déshérités. Dans cette conversion J. S. Machar demeura isolé.
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Ce n'est pas aux poètes, mais bien à un penseur, à un théoricien de l'art, que revient le mérite d'avoir ravivé en Bohême l'image de Goethe. Le nom de M. F. X. Salda suffit à évoquer toute une époque. La créateur de la critique tchèque moderne a raconté lui-même qu'à côté de Flaubert, dieu de sa jeunesse, Goethe, le poète savant et réfléchi, lui apprit à faire bon marché des attendrissements faciles, à mépriser l'improvisation. M. Salda, qui, à l'origine, ne se voulait que poète, apprit de Goethe à voir dans la critique la dixième Muse, amie et conseillère de poésie. 11 dut encore au Weimarien son désir d'un art objectif dont l'ambition était à la mesure du monde qu'il aspirait à reproduire idéalement, à transcrire dans le langage lumineusement symbolique du Tout et de l'Eternité. Ce «synthétisme » comme on l'appelait alors, éminemment antiromantique, opposait triomphalement au jeune Goethe du « Sturm und Drang » le vieux sage de Weimar. C'est bien à celui-ci que M. F. X. Salda emprunta deux principes sous le signe desquels se développa toute son esthétique et à quoi il devait toujours rester fidèle: d'abord l'affirmation de l'autonomie de l'oeuvre d'art, monde indépendant, organisme régi par ses propres lois, ensuite la conviction que la véritable oeuvre d'art a sa source dans la plénitude, la fraîcheur, la pureté, la santé absolue de la vie des sens chez l'artiste. C'est ainsi que Salda indique à la poésie tchèque la voie au bout de laquelle elle devait rencontrer un classicisme nouveau, un classicisme national.
Négligé par les poètes, Goethe devint de plus en plus l'inspirateur et l'animateur de l'étude esthétique et critique de la littérature, l'ami et le modèle de ceux que le positivisme et la philologie ne pouvaient contenter. Nous aordons ici la dernière phase de l'influence goethéenne en Bohême, à laquelle demeurera attachée le nom d'Otakar Fischer, germaniste et poète. Quoique philologue de métier, celui-ci pour arriver à Goethe, prit une voie détournée dont les inquiètes étapes s'appelaient Kleist, Heine et Nietzsche. En plein tumulte de la grande guerre, Otokar Fischer publia sa première anthologie goethéenne, illustrant à la fois le patriarche du lyrisme allemand et le contenu éternellement humain d'une poésie qui est le bien commun de toute l'Europe. Comme pour Vrchlicky et Salda, Goethe était pour Fischer l'image centrale de cette « littérature
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universelle » destinée à rassembler les membres de notre humanité divisée.
Otokar Fischer a apporté au centenaire que l'on fête aujourd'hui une incomparable contribution, avec son édition en cinquante volumes de l'oeuvre de Goethe. Partout il s'efforce de bannir la convention, la servilité, et de nous faire sentir le flot jaillissant d'une langue neuve et spontanée. Cette grande entreprise suscitera-t-elle un écho digne d'elle? Et l'interprète de Goethe a-t-il lieu de souhaiter le suffrage du grand nombre? Ce n'est pas sans inquiétude que l'on se pose aujourd'hui ces questions. Nous avions été bien obligés de constater, presque au seuil de cette étude que le peuple tchèque, malgré qu'il ait compté le grand Weimarien parmi les parrains de sa renaissance, ne demeura pas longtemps fidèle à son souvenir et n'eut jamais pour sa poésie goût bien marqué ni bien franche sympathie. A la veille même de la célébration du centenaire de Goethe, l'on vit s'élargir encore et se creuser le fossé sur lequel, depuis des générations, quelques hommes d'élite essayaient de jeter un pont. Le peuple tchèque est-il aujourd'hui résolu à se détourner de tout ce qui, — culture antique, valeurs esthétiques pures, développement individuel de l'humanité —fait le fondement essentiel de l'univers de Goethe? Rares sont ceux qui méritent et entendent le message de Goethe 1 Européen, Goethe l'Artiste, Goethe le Seigneur de l'Esprit. Hélas, ceux-là même sont trop souvent enclins à oublier, dans le tumulte politique et la misère matérielle d'aujourd'hui, les privilèges sacrés de l'art et de la beauté, à méconnaître cet asile où Goethe pourtant, loin des révolutions et des guerres, sut mettre à l'abri, en même temps que lui-même, l'âme la meilleure de l'Allemagne et de l'Europe. Dans la patrie de Goethe s'élèvent des voix qui affirment que cet asile unique, le temps est venu de le fermer. Qu'en pense-t-on en Bohême, dans ce pays de sources chaudes et de têtes froides, où Goethe, d'année en année.portait ses pas avec une confiante prédilection?
ARNE NOVAK
DEBUTS DE SAVANTS FRANÇAIS
SUR LA TERRE D'EGYPTE
Ce serait singulièrement restreindre la fameuse expédition de Bonaparte en Egypte que d'y voir seulement une attaque détournée contre l'Angleterre. Dans l'esprit de Talleyrand et de Bonaparte — qui imposèrent leurs vues au Directoire — il s'agissait, en même temps que d'une action militaire, d'une véritable entreprise coloniale, dont l'idée était du reste fort ancienne. 1 C'est la raison pour laquelle Napoléon se fit accompagner de cette « commission des sciences et des arts » qui comprenait des représentants de toutes les spécialités imaginables: mathématiciens, géomètres, physiciens, chimistes, astronomes, naturalistes, botanistes, minéralogistes, agronomes, ingénieurs des ponts et chaussées, ingénieurs-mécaniciens, architectes, imprimeurs, orientalistes, antiquaires (c'est-à-dire archéologues), médecins, pharmaciens, peintres, dessinateurs, musiciens, musicographes, hommes de lettres, administrateurs.
Que devinrent tous ces savants, ces artistes, sur la terre d'Egypte? Quels services ces civils furent-ils amenés à rendre à l'armée? Ce sont les questions auxquelles répond M. Charles-Roux dans l'intéressante étude qu'on va lire.
DES divers vaisseaux de guerre, sur lesquels ils avaient été embarqués à Toulon, les savants et les artistes formant la Commission des Sciences et des Arts furent le 15 Thermidor — 3 Juillet 1798, surlendemain du débarquement des troupes françaises à la tour du Marabout, transbordés sur une frégate, la « Montenotte », à laquelle son faible tonnage permettait de pénétrer dans le port d'Alexandrie. Toute la journée s'écoule à appareiller et à franchir la passe, encore inconnue, où s'était échoué,
1 Cf. Fr. Charles-Roux: Les origines de l'expédition d'Egypte. Paris, Pion, 1910.
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la veille, le vaisseau le « Patriote », qui portait le parc aérostatique et tout l'arsenal d'instruments scientifiques à l'usage de la Commission. Après une mauvaise nuit passée sur le pont, les passagers civils de la « Montenotte » embarquent, le 4 Juillet au matin, dans le grand canot de la frégate. Le canot leur fait traverser le Port-vieux et les dépose, eux et leurs bagages, sur la rive, en dehors des portes de la ville.
Pliant sous le faix des impedimenta, suant et soufflant, ils se dirigent vers Alexandrie, qui, très diminuée depuis l'antiquité, ne s'étendait plus aussi loin. «Nous y arrivâmes tumultueusement, raconte l'un d'eux, après avoir traversé les ruines affreuses de l'enceinte des Arabes, un vaste champ de tombeaux et quelques sables arides, couverts çà et là de quelques palmiers, de figuiers et de la plante de soude. » Là, passablement embarrassés d'abord, ne sachant où aller, ils finissent par s'orienter et trouver le chemin de la maison du général Caffarelli du Falga, leur chef hiérarchique. Caffarelli ne peut les recevoir. Rien n'a été prévu pour les loger, ni pour les nourrir, par un chef à qui la direction du génie militaire avait créé des devoirs plus pressants et qui, n'ayant jusqu'alors commandé qu'à des soldats, s'était habitué à compter sur l'ingéniosité du troupier pour « se débrouiller » en campagne. Dès lors, pour trouver un gîte et quelque chose à se mettre sous la dent, les savants et artistes n'ont, eux aussi, d'autres ressources que de «se débrouiller ». Tous s'y efforcent; tous n'y réussissent pas du premier coup également bien, et les désagréments de cette lutte pour la vie ne sont pas sans susciter parmi eux quelque mauvaise humeur, vite réprimée par le sens du comique et de l'ironie: «Quel beau sujet de caricature, écrit le jeune ingénieur Jollois, pour les Français qui rient de tout que de voir des savants à la colonne de Pompée, en mesurant péniblement les dimensions et, au retour, cherchant avec avidité des citernes, où ils puissent étancher leur soif en attendant qu'ils puissent satisfaire leur faim. »
Le polytechnicien Villiers du Terrage passe sa première nuit à Alexandrie couché par terre, à côté de sa malle. Lui et son camarade Ripault, de son état bibliothécaire et antiquaire, cueillent dans un jardin quelques feuilles de pourpier qu'ils assaisonnent avec du vinaigre radical étendu d'eau; un biscuit de mer, dû à la charité d'un soldat, complète ce frugal repas. Ce n'est
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que le 6 Juillet que Villiers trouve un gîte chez le général Damas; encore n'a-t-il toujours « aucun moyen de nourriture ». La plupart de ses compagnons n'ont pas mieux résolu que lui lés urgents problèmes du logement et de la subsistance. « Nous cherchâmes à Alexandrie, rapporte l'architecte Norry, quelques chambres dans les maisons des Européens pour nous reposer; comme les Turcs n'étaient obligés à rien envers nous, le petit nombre qu'il s'en trouva pour tant d'hommes nous obligea de nous loger dix à douze par chambre. La chaleur excessive qu'il faisait, les mauvais aliments que nous prenions (les marchés, dans les premiers jours, ne fournissant point assez de denrées, on nous distribuait des rations provenant des différents bords, le biscuit était très moisi, les viandes salées presque corrompues...) l'eau des citernes dont la malpropreté et le goût aigre nous rebutaient, les moustiques qui nous dévoraient nuit et jour, tout enfin nous rendit le premier mois d'habitation horriblement incommode ». Absorbé par les soins qu'exige la mise en marche de troupes sur Rosette et Ramanieh, l'état-major continue pendant deux ou trois jours à négliger totalement les membres de la Commission des sciences et des arts. Se plaignent-ils? Le Chef d?État-major général Berthier les renvoie au général Kléber, nommé au commandement d'Alexandrie. Alors, l'un des plus illustres, le minéralogiste Dolomieu, se fait l'interprète de leurs protestations contre l'abandon où on les laisse, sans asile et sans pain. De leur côté, avant que Caffarelli ne parte pour le Caire, les ingénieurs des ponts et chaussées vont lui exposer leurs doléances: le général les couvre de fleurs, leur promet qu'au Caire tout ira pour le mieux et, leur ayant ainsi doré la pilule, leur donne, pour fiche de consolation, le programme des travaux qu-ils auront à exécuter! C'est seulement après cinq jours d'absolu dénuement et de dures privations, que savants et artistes finissent par recevoir de l'administration militaire cette ration des simples soldats, dont Norry a dit la misérable qualité, et par être logés, tant bien que mal, dans des galetas.
Réunis pour la première fois à Alexandrie, pendant ces pénibles journées, ils ne sont pas longs à se disperser. Deux d'entre eux, que leur rang place en tête de tous et dont Bonaparte recherche particulièrement la société, voire même les conseils, le mathématicien Monge et le chimiste Berthollet sont désignés pour
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l'accompagner au Caire et partent avec lui. À cheval, ils font avec l'état-major la traversée du désert d'Alexandrie à Ramanieh, partageant les fatigues et les souffrances du troupier, entrant eux aussi en campagne à leur manière, attentifs aux vestiges antiques rencontrés sur leur route, observant les phénomènes physiques propres aux régions désertiques. C'est pendant cette marche à travers les sables que Monge découvre l'explication d'un phénomène, occasion pour les troupes de perpétuelles déceptions: le mirage, qui leur faisant voir à l'horizon tantôt d'imaginaires surfaces d'eau, tantôt des arbres également illusoires, leur fait endurer le supplice de Tantale. Harrassés de fatigue, torturés par la soif, les soldats ne savent aucun gré à Monge et à Berthollet de montrer autant d'endurance qu'eux. Au contraire, agacés par les allures de ces « pékins », dont ils ne s'expliquent pas la présence dans leurs rangs, ils leur imputent la responsabilité d'une expédition que pour le moment ils maudissaient, et se vengent d'eux en baptisant du nom de « savants » les baudets égyptiens.
À Ramanieh, Monge et Berthollet s'embarquent, avec d'autres civils parmi lesquels Bourienne, secrétaire de Bonaparte, et l'ordonnateur-en chef Sucy, sur le chebek « le Cerf », bâtiment amiral d'une flotille qui remontera le Nil jusqu'au Caire, sous le commandement du Contre-amiral Perrée. Non plus que la partie équestre de leur voyage, la partie nautique n'est exempte de périls. Car, le 14 Juillet, à quelque distance en avant de Chebreiss, où Bonaparte est en train de livrer bataille aux troupes de Mourad, la flotille se heurte à sept embarcations armées, dont elle essuie le feu, en même temps que celui d'une importante force indigène massée sur les deux rives. Tout vieux qu'ils sont et peu rompus au maniement des armes, Monge et Berthollet, admirables de vaillance et de sang-froid, font, ce jour là, le coup de feu comme les militaires, et leur courageuse conduite pendant ce combat très chaud, où la flotille n'a été finalement dégagée que par l'arrivée de Bonaparte, leur mérite les éloges particuliers du général-enchef dans une de ses lettres au Directoire: « On ne peut s'empêcher de citer les savants Monge et Berthollet... qui ont montré que, lorsqu'il s'agissait de combattre les ennemis de la patrie, tout Français était soldat. » Sauvée d'un danger imminent, la flotille poursuit depuis Chebreiss une navigation des plus pé-
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nibles, marquée par d'incessantes escarmouches avec les riverains hostiles. Exposés aux balles des indigènes, sans nouvelles de l'armée, manquant de tout, vivant de pastèques et d'eau, les passagers du « Cerf » connaissent, sur les flots du Nil, de pires privations et de plus vives alarmes que dans les sables du désert de Libye. Enfin, le 21 Juillet, ils aperçoivent les Pyramides et entendent le canon; puis, le lendemain, au silence qui succède à la fusillade des jours précédents, à la vue des cadavres de Mameluks que charrie le Nil, ils comprennent qu'une victoire a été remportée par Bonaparte. Leur flair ne les trompe pas: Bonaparte vient de gagner, à Embabeh, la bataille dite des Pyramides. L'intention de l'amiral Perrée était de mouiller à Boulak, le port du Caire; mais le Nil est encore si bas que le « Cerf » s'ensable et, transbordés sur une embarcation du pays, une djerme, Monge, Berthollet et leurs compagnons de traversée débarquent à Ghizeh. Là ils retrouvent le général-en-chef, qui, en les revoyant, leur déclare que c'est pour aller les sauver qu'il a abandonné, à Chebreiss, la poursuite des Mameluks.
Leurs collègues restés à Alexandrie avaient été confiés aux soins tutélaires de Kléber par une lettre de Berthier, qu'il lui avait adressée à la veille de se mettre en route pour le Caire: « il est indispensable, lui avait-il écrit, que ces savants et artistes aient quelqu'un qui les protège et à qui ils puissent s'adresser; ils se trouveront heureux que vous vouliez bien vous en charger. » Trois d'entre eux, le géomètre Fourier, l'ingénieur Costaz et Dolomieu, le grand minéralogiste, nommément désignés, devaient avoir mission de porter la parole au nom de la communauté et d'exposer, au besoin, les réclamations. Autorisés à demeurer, selon leurs préférences, à terre ou à bord des vaisseaux, les nouveaux pupilles de Kléber devaient faire l'objet des dispositions que leur installation et leur ravitaillement nécessiterait de la part du commandement de la place et de l'intendance. Mais le lendemain, Caffarelli avait annoncé au général Menou, commandant à Rosette, que, par ordre de Bonaparte, un certain nombre d'entre eux, «savants, artistes et jeunes gens de grande espérance », le suivraient dans sa résidence: «Veuillez bien, lui avaitil prescrit, charger un de vos officiers de défendre leur logement, leurs propriétés, leur subsistance, contre des violences aux quelles ils ne sont point préparés. » Et après cette recom-
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mandation, dont le seul tort était, comme celui des instructions de Berthier à Kléber, de n'avoir pas été mise en pratique dès le débarquement à Alexandrie, Caffarelli avait averti Menou que Costaz lui présenterait l'état nominatif de ses futurs subordonnés civils, avec l'indication de leur solde et de leur assimilation aux rangs d'officier supérieur ou subalterne.
Peu de temps après le départ de Monge et de Berthollet avec Bonaparte, une vingtaine d'autres membres de la Commission des sciences et des arts, désignés pour accompagner Menou à Rosette, quittent donc à leur tour et sans regret Alexandrie. De ce groupe font partie entre autres le géomètre Fourier, le littérateur Parseval-Grandmaison, le peintre Vivant-Denon, le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, le botaniste Nectoux, le musicien Villoteau, le polytechnicien Villiers du Terrage, l'ingénieur Jollois, le dessinateur Joly. La mer est si agitée que Menou, en compagnie de qui se trouve Vivant-Denon, est atrocement malade et se blesse en heurtant de la tête la culasse d'un canon. La prudence des capitaines, qui ne connaissent pas la côte, prolonge cette traversée mouvementée au-delà du gré des passagers, répartis entre plusieurs avisos et bombardes, où ils couchent sur le pont et, n'ayant pas droit aux vivres du bord, se nourissent de ce qu'ils ont apporté avec eux.
Arrivés en vue du «Boghaz», de la barre qui ne permet l'entrée de la branche de Rosette qu'aux embarcations d'un faible tirant d'eau, des canots ou des chaloupes canonnières recueillent les passagers, leur font franchir la passe et remonter le Nil jusqu'à Rosette. « Dans ces transbordements et déménagements multipliés, écrit Villiers du Terrage, plusieurs d'entre nous ont déjà perdu leurs effets. «À Rosette, pas de logements préparés, du moins pour la plupart: Villiers et ses compagnons de bord passent encore la nuit sur le pont de leur chaloupe; du moins certains d'entre eux, descendus à terre, rapportent-ils du pain, des fruits, « du raisin noir superbe », qui font un peu oublier aux voyageurs les privations subies depuis deux jours. Le lendemain, dès l'aube, ils se lancent à la découverte dans Rosette, à la recherche d'un gîte, qu'ils ne trouvent d'ailleurs pas et, revenus bredouille à l'emplacement où ils ont laissé leur embarcation, ils voient leurs effets sur le rivage: la chaloupe était partie. Alors, ils s'assoient à l'abri de leurs malles et, après y avoir déjeuné avec
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des fruits, reprennent dans la ville la chasse au logement, quelques uns restant à la garde des bagages. Mal secondés par les privilégiés, tels Fourier, Parseval-Grandmaison, Denon, qui sont déjà confortablement casés, ils n'apprennent qu'à la fin de la journée qu'une habitation leur a été affectée. Ils s'y installent et y vivent en commun, à peu de frais et avec leurs rations, servis par trois esclaves maltais et un domestique français. Malgré les désagréments de l'arrivée, Rosette, par comparaison avec la vie de bord et le séjour à Alexandrie, trouve grâce à leurs yeux. Sans doute n'est-ce pas l'Eden vanté par le voyageur Savary; mais il y a « du lait délicieux », de l'eau fraîche, des fruits excellents, du gibier en abondance, des bosquets de citronniers et d'orangers, avantages qu'ils font valoir dans leurs lettres à leurs camarades restés à Alexandrie.
Voilà donc les membres de la Commission des sciences et des arts divisés en trois groupes: deux seulement, mais les plus considérables de tous, au Caire avec Bonaparte; une vingtaine à Rosette, avec Menou; le reste, de beaucoup le groupe le plus nombreux, avec Kléber à Alexandrie, où a été débarqué et installé le matériel d'imprimerie française et arabe, qui déjà y fonctionne. Aucun n'est inactif. Les uns trouvent immédiatement l'occasion d'exercer, soit à des travaux scientifiques, soit à des travaux pratiques, les talents qui les ont fait choisir pour accompagner l'armée en Egypte. Les autres, à qui les circonstances n'offrent pas encore cette occasion, sont utilisés, selon leurs aptitudes, à des besognes étrangères à leur profession. Bonaparte confie à Monge et à Berthollet des fonctions administratives. Tous deux font partie, avec l'ancien consul Magallon, de la Commission constituée pour la saisie des biens des Mameluks, le recouvrement des contributions directes et indirectes, la conservation des propriétés et des magasins nationaux. Comme membres de cette Commission, dite Commission administrative, ils ont à s'occuper de l'affermage de la Douane, de la reconstitution de la monnaie du Caire, établissement dont ils sont nommés inspecteurs. Bonaparte les emploie en outre à préparer au Caire les futures installations scientifiques de la Commission des sciences et des arts; concurremment avec Caffarelli, ils sont chargés de choisir les maisons où devront être établies, après leur transfert au Caire, les imprimeries française et arabe, ainsi qu'un
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laboratoire de chimie, un cabinet de physique, un observatoire et un Institut.
À Rosette, le géomètre Fourier et le littérateur ParsevalGrandmaison forment avec l'ancien chevalier de Malte Le Groing la Commission dite Commission des trois, qui pourvoit à l'achat de denrées pour l'armée et la flotte. Le compositeur Villoteau, « désirant s'occuper », sert de secrétaire à Menou, qui se loue hautement de ses services, ainsi d'ailleurs que des rapports qu'il entretient avec Denon, Nectoux et les autres savants ou artistes attachés à son commandement. L'agronome Nectoux « examine tout ce qui tient à l'agriculture ». Denon prend des croquis, dessine les monuments, les types, les paysages, et aussi les animaux, les plantes, qui font l'objet des études des naturalistes et des botanistes. Parmi les naturalistes, Geoffroy St. Hilaire est un des plus ardents à l'étude. « Le général Menou m'a donné, écrit-il, une escorte pour m'enfoncer dans le Delta et y chasser avec sûreté. J'ai trouvé nombre d'oiseaux intéressants; les observer vivants, les décrire zoologiquement et anatomiquement, les faire préparer en peau et en squelette ont été les soins dont je me suis occupé. » Moins bien partagés, les botanistes se plaignent de n'avoir encore trouvé que vingt espèces différentes.
C'est naturellement à Alexandrie, où il y a le plus à faire et où ils sont le plus nombreux, que les membres de la Commission des sciences et des arts sont le plus actifs. Les architectes s'occupent du projet, bientôt abandonné, d'un monument dédié aux mânes des Français qui sont tombés à l'assaut de la place. A trois d'entre eux, Norry, Protain et Peyre, est confié le soin d'aménager une maison d'habitation en caserne, dont ils fournissent à Kléber les plans et devis. Deux ingénieurs des ponts et chaussées, Girard et Lepère, sont chargés de l'inspection des citernes; trois autres, Bodard, Faye et Chabrol, sont affectés à la remise en état du canal de Ramanieh à Alexandrie. A l'important travail du plan de la ville, concourent officiers du génie militaire, ingénieurs des ponts et chaussées, ingénieurs-géographes et astronomes. Avant d'installer au Caire les premiers moulins à vent, Conté, aidé de Cécile, ingénieur-mécanicien comme lui, construit à Alexandrie des fourneaux à rougir les boulets, afin de pourvoir à la défense de la place en cas d'une attaque des Anglais. Les mêmes ingénieurs fournissent à Kléber une pompe à incendie
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flottante. Ainsi sont mises à contribution, tantôt pour des travaux pacifiques, tantôt pour des travaux militaires, les aptitudes des membres de la Commission des sciences et des arts. Après les avoir vus à l'oeuvre, Kléber en est arrivé à faire tant de cas de leurs services que, lorsque l'ordre lui parvient de les envoyer au Caire, il commence par faire la sourde oreille, puis demande à conserver temporairement quelques uns d'entre eux, employés à des travaux en cours d'exécution.
La capitale devait en effet être le siège des services techniques et des corps savants représentés dans la Commission des sciences et des arts, comme elle était celui du gouvernement et de l'étatmajor, qui dirigerait et utiliserait leur activité.
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POEMES
LA RONDE DES COEURS
Levant les ailes
et les baissant d'un mouvement toujours égal
sans cesse en des hauteurs plus hautes et plus hautes,
se répétant toujours,
victorieux de la pesanteur de la terre,
règne le vol en sa splendeur.
Pareil à des oiseaux cernant leurs nids lointains,
les esprits vont cherchant les chemins de la grâce
dans les parcs enchantés de tes métamorphoses,
mystique maître des jardins!
Entendez-vous le sang frissonner en secret? Bouillonner le levain
affolant qui mûrit? Vhymne fiévreux dans l'ombre des ruches? Les coeurs douloureux que les siècles accordent ensemble pour l'universelle symphonie des étoiles? Le cri des cordes trop tendues qui se rompent? Et l'écho flamboyant volant par tous les mondes du chant des séraphins parvenu à son but? Les souvenirs mystiques des glorieux embrassements des âmes avant que notre monde visible ait fleuri d'une splendeur lourde dans les infinités?
Les signaux du retour attendus par tous les êtres de la terre rassemblant les confréries des chasseurs dans les ironiques labyrinthes des forêts-vierges du rêve ?
Dans le regret des foules sur les champs sanglants, dans les pâles angoisses des hommes ravisseurs, dans les mystérieuses victoires de la femme,
OTOKAR BREZINA — POÈMES 117
tels des flammes sur des lustres à mille branches,
à chaque mouvement des portes par où les attendus s'approchent,
au vent du chant des esprits
tremblent les coeurs.
0 vous qui arrivez, soyez les bienvenus!
Les vignes de nos raisins les plus enivrants
vous montrent le chemin!
Traces noires de nos feux
près desquelles nous demeurions sous Vétincellement des étoiles,
dans le silence de la nuit chantant votre venue;
signes sacrés
qu'en la langue de ceux destinés à périr
nous sculptions sur les flancs escarpés des rochers,
sur les arches ruinées des portes triomphales
de nos conquérants,
et sous les alluvions des siècles, sur les obélisques
des temples...
Pour le mystère de la douleur, de la mort et de la résurrection,
douce est la vie!
Pour la présence invisible des grands et des saints de notre race qui marchent parmi nous dans les jardins de la lumière, et qui du fond de tous les siècles parlent à nos âmes, les miséricordieux, douce est la vie!
Pour la royale reconnaissance du vaincu
sans défiance posant son front sur la poitrine
où ta flamme chante plus haut,
pour le baiser de l'ennemi dans l'éblouissement de notre heure,
douce est la vie!
Pour la céleste odeur des fleurs épanouies les premières dans l'extase des chants, dans la gloire des baisers, douce est la vie!
Pour la sublime fatigue des architectes, douce est la vie!
118 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
Pour le regard spirituel des étoiles
embrassant de partout, en même temps, la terre:
les solitudes de cristal des pôles, des monts et des siècles passés,
de la loi et du chiffre, les mers silencieuses de la lumière, du bonheur, des épis, de la nuit; les jardins fiévreux des tropiques, du sang, de la soif, et des songes
princiers, le poids de tous les fruits mûris sous les soleils invisibles et visibles et criant vers les vents et vers la cueillaison; pour les essaims tourbillonnant avant l'envol, les luttes des peuples
dans les siècles, le vol harmonieux de la terre sur sa splendide route, et quand
s'ouvrent en tremblant ses abîmes, les miroirs des deux, bleus jusque sur les îles des maudits, des lépreux; les massifs calcaires où soudain tonnèrent les mers, où elles tonneront soudain, Vétincellement de l'insecte dans la forêt-vierge de l'herbe,
V étincellement des mondes dans les infinités,
V étincellement de la pensée dans les végétations spirituelles de
l'inconnu; pour le doux sourire des regards que n'a point déçus la gigantesque
Hallucination, douce est la vie!
Pour le sang, de siècle en siècle jaillissant d'athlétiques épaules,
maintenant haut le faix du passé comme une porte de prison!
Pour la raison sublime de la joie des hommes!
Pour le prix secret de la mort de nos frères qui ont péri pour nous,
et de tous ceux qui furent et pendant tous les siècles, et sur toute la terre,
ont péri pour nous —
Pour toutes les semailles que firent d'innombrables mains, et dont
la moisson ne fut pas recueillie! Pour l'éclat provocant et les dangers de toutes les mers encore vierges! Pour chaque empan de terre destiné aux victoires secrètement marqué par le fer et par l'or! Pour toute la beauté absente des visages, pour les péchés non pardonnes, les pierres non changées en pains, la richesse non distribuée, les baisers sur les lèvres quêteuses, douce est la vie!
OTOKAR BREZ1NA — POÈMES 119
Pour le cri du coeur solitaire riant dans son angoisse comme un oiseau perdu qui retrouve ses frères et leur essaim chantant, douce est la vie!
Pour les ouragans, les révolutions, les tempêtes! les paroxysmes de
l'amour et de la volonté! les guerres des esprits,
les efforts éternellement ardents de fondre tout ensemble!
Pour notre part mystique
au travail de tous les conquérants
marquant les événements — comme on fait des brebis destinées à la
tonte — de la griffe enflammée de leur destination, envoyant sur leurs champs la mort comme un faucheur, et dans leurs carrières comme un carrier bâtisseur — laissant les siècles derrière eux, les royaumes sont pareils aux navires où les marins s'élancent de la
rive, ils chavirent sous leurs mouvements pour retrouver l'équilibre — Pour la fière volupté d'être broyé comme une vague au rythme du majestueux océan fraternel, de jaillir de l'écume, poussée de fleur liliale, en battant les rochers de la terre promise.
Pour les harmonieux printemps cachés roulés et plies sous le cocon des choses, ailes de papillons chatoyant dans le soir, qui étincellent sous les écailles des étoiles, douce est la vie!
Pour la venue de l'homme pur mystérieux
unique parmi ceux qui seront et qui furent,
qui, vainqueur de l'espace,
changera du pôle au pôle, et selon ta volonté sacrée, la terre,
et qui, par la pensée à qui les soleils dociles
ont enseigné l'envol, et la danse et le chant,
prendra place à ton conseil mystérieux
entre les princes de l'univers,
douce est la vie!
4
120 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
NUITS!
Nuits que fait défaillir l'attente du matin! Ombres de nos jours qui
furent et qui seront, heures où les moments sont les foyers d'un son parvenu des lointains!
Nuits où les courants de l'amour mystique soufflent de monde en
monde par les âmes, qui subjuguent la flamme des regards par la profondeur des lumières
à venir!
Nuits où la terre s'ééroule dans les ténèbres originelles et se crée
neuve dans un rêve, avec les fleurs nouvelles des jardins et une autre proximité de la mort!
Nuits de musique lunaire avec ces parfums de désir que respire
l'âme à l'étranger lorsque lui vient le chant de la Patrie lointaine! Echo des sons où
l'invisible soleil chante sa joie!
Nuits, où les étoiles de tous les espaces semblent un songe vertigineux
rêvé par le terre,
et où nous sommes entrés dans l'extase, comme l'artiste dans l'oeuvre
du maître aimé!
Nuits, où par des portes à jamais fermées, le découragé voit
s'approcher les espérances
en vêtements tissés des rayons de l'avenir, et des parfums des fleurs
flétries sous les rosées!
Nuits des saints, veillant en prières d'action de grâces pour la récolte
distribuée tout entière; pauvres, ils sont rentrés par le sentier des champs, cachés aux
regards par la hauteur de leurs épis.
Nuits des solitaires, dont l'âme aux étoiles rallume ses lumières
mourantes,
'i/Z
OTOKAR BREZINA — POÈMES 121
et qui descendent avec elles aux profondeurs où les baisers ont
l'âpre goût de la mort et du silence!
Nuits des anxieux dont les âmes, pareilles à des eaux trop agitées,
ne peuvent refléter les hauteurs, et celles qui saignent déjà secrètement des premiers reflets du soleil
nouveau.
Et Nuits, symboles mystiques de la Nuit où la vie terrestre sommeille d'un songe lourd pour donner aux âmes la force d'accueillir une plus haute lumière!
TU N'ES PAS VENUE
1 rop tôt j'ai allumé les lampes, cueilli les fleurs pour les vases, embaumé les chambres des parfums qui dans le sang jettent des
flammes, déployé les tapis, versé les vins où luisent les soleils disparus qui jadis s'endormaient dans mes pauvres vignobles.
Tu n'es pas venue. Sourire des heures au lointain... mes printemps fleurissaient de jasmins dont l'haleine baignait ton image inconnue couronnée de fleurs de
lis; le temps se flétrit, languirent mes roses, s'aigrirent mes vins, mes
lumières rougirent, et les rêves que j'avais envoyés vers toi rentrèrent mélancoliques en
silence.
Tu n'es pas venue. Je t'avais invoquée par la magie de la Volonté
qui rayonne dans l'espace à travers les courants des rapports mystérieux, et qui dépasse les
profonds frissons; au vent j'avais jeté le grain de mon désir afin qu'il flambât dans
ton âme
Revue Française de Prague — X! (no 56, 1932) 9
122 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
en buissons ardents, et qu'en la suggestion du parfum, il pût enfin
mener ton songe;
à Fâme des poètes j'avais parlé de ta démarche irrésolue, mon espérance, souriante et pâmée, s'était assise sur le seuil; les routes se turent, les arbres se serrèrent de peur, et, dans un
crépuscule d'épouvante, les pas amis s'enténébrèrent comme couverts de neige noire.
Tu n'es pas venue. Qui t'a rencontrée, et détournée de mes jardins?
Un nuage t'effraie-t-il qui s'élève par les soleils éteints et se dépoloie sur ma
demeure ? ou est-ce la mort qui tue mes hôtes aux carrefours et guette l'heure où j'approcherai de la fenêtre, à la portée de sa prise fatale?
Il se fait tard. Je soulève les rideaux. Sans peur j'ouvre vers les
hauteurs mes fenêtres, j'entends les étoiles chanter l'hymne chanté depuis des siècles; par les froides rafales de l'éther j'entends ta voix inconnue trembler en sons adoucis dans ces accents éternels;
elle tombe en la nuit des mondes où s'entrechoque une tempête
joyeuse de baisers, allumant d'éclairs croisés les innombrables vies futures. C'est nous qui nous baisons de mille lèvres, nous étreignons de mille
bras. Ayons foi dans cette éternité de tendresse douloureuse qui rejaillit de siècle en
siècle, dans le battement passionné du Coeur éternel qui palpite de mille
coups, dans le pressentiment qui franchit les tombes et brille des aurores
futures, dans le mystère de la Maturation qui fond en une âme mille âmes et qui d'un regard ailé brûle sans fin sur la face de mes frères!
OTOKAR BfcEZINA
Traduit du tchèque par Léon Hirsch.
m
SUR UN TRAIT DE LA PHILOSOPHIE DU TEMPS PRÉSENT:
LE RÉALISME 1
I'ON n'a jamais autant parlé de réalisme que dans la philosophie de notre époque: réalisme anglo-saxon (néoréalisme) qui s'opJ pose à l'idéalisme et au pragmatisme, réalisme critique, réalisme des néothomistes, réalisme vitaliste de M. Bergson, réalisme des phénoménologues allemands, réalisme auquel conduit, presque nécessairement, l'épistémologie de M. Meyerson: tel est le fait dont je voudrais, en historien, déterminer la signification, sans me dissimuler toutes les difficultés, sinon l'impossibilité, qu'il y a à faire l'histoire de son temps.
I
Je suis obligé, pour cette interprétation, de remonter assez haut, jusqu'à l'avant-dernière décade du XIXe siècle, où régnait, malgré quelques contestations, cette mode philosophique qu'on peut appeler le dogmatisme scientiste. Les deux grands articles de son credo, issus de l'oeuvre de Taine, de Spencer, de Darwin, de Haeckel, du criminaliste italien Lombroso, étaient le strict déterminisme, étendu à tous les phénomènes de la vie morale, et le parfait monisme qui forçait à nier l'originalité des formes concrètes de la vie et de l'esprit, et à les ramener, par une sorte de genèse ou plutôt d'analyse réductrice, à des faits matériels tout à fait élémentaires: sorte de réalisme plus ou moins tendu vers le matérialisme, et qui n'est pas sans de nombreuses affinités avec la littérature « réaliste » de la même époque.
1 Conférence prononcée à l'Institut français le mardi 12 avril 1932.
9*
124 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
La fin du siècle dernier et le commencement du nôtre marquent une forte réaction contre cet esprit: c'est un fait d'autant plus frappant que cette réaction est comme un confluent de courants de pensée d'origine tout à fait distincte et indépendante: il est utile de les énumérer et de les caractériser brièvement.
En France d'abord est reprise avec éclat la tradition de ce que Ravaisson a appelé le premier le «positivisme spiritualiste ». Le dogmatisme scientiste se donnait comme un positivisme, et il se reliait (sous certains rapports seulement, d'ailleurs) à la doctrine d'Auguste Comte. Or, a-t-il le droit de s'appeler positivisme, si le positivisme est essentiellement fidélité au fait? Est-ce être fidèle au fait que de réduire la qualité à la quantité, la vie à la matière, le psychologique au physique, l'acte volontaire à un déterminisme mécanique? A cette question avait répondu négativement Emile Boutroux au nom des sciences elles-mêmes, interrogées sans prévention. Avec une originalité incomparable, M. Bergson montra que le déterminisme psychologique était, non la constatation d'un fait, mais une construction qui ne tenait pas compte des « données immédiates de la conscience ». Mais il a fait plus: non content d'en appeler plus ou moins vaguement, comme les spiritualistes de tous les temps, au témoignage de la conscience, il a montré les raisons pour lesquelles ces « données immédiates » nous échappaient, la nature de l'effort qu'il fallait faire pour les retrouver, enfin la pente naturelle qui nous mène, à moins d'une résistance de notre part, vers le monisme et le déterminisme: autant d'effets d'une même cause qui est la nature d'une intelligence faite pour connaître la matière et qui veut pourtant faire entrer dans ses cadres le vital et le psychique.
Avec le bergsonisme converge alors ce mouvement universel, émané des savants autant que des philosophes, connu sous le nom de critique des sciences. Le dogmatisme scientiste était, à vrai dire, une invention des philosophes, qui s'appuyaient sur la valeur, considérée comme absolue, de certains principes, tels que le principe du déterminisme, ou les principes a priori de la géométrie ou de la mécanique: c'est sur ces principes qu'est fondé le mécanisme universel qui doit abolir, dans le monde, toute trace de l'esprit. Or, par un renversement singulier, la critique des sciences (surtout des sciences mathématiques et physiques) montre qu'il y a dans beaucoup de ces principes, de l'arbitraire,
*!■■
EMILE BRÉHIER — LA PHILOSOPHIE DU TEMPS PRÉSENT 125
qu'ils auraient pu, l'expérience, restant sauve, être choisis tout autrement qu'ils ne l'ont été, qu'ils peuvent en fait être remplacés par d'autres (comme le postulat d'Euclide, par exemple, par celui de Lobatchewski): tel est surtout l'aspect que prend la critique des sciences dans le conventionalisme d'Henri Poincaré: si bien que la science d'où résulte, au grè du dogmatisme, la négation de l'esprit, est elle-même une oeuvre de liberté spirituelle. La science, demanda-t-on un jour à Poincaré, conduit-elle au matérialisme moniste? « Une pareille question, répondit-il ne comporte pas de réponse satisfaisante et je vous avouerai que je n'en comprends pas très bien le sens. .. Si l'on est matérialiste chaque fois qu'on fait jouer à la matière un rôle prépondérant, il est clair que la science est matérialiste, puisque les sciences de la nature ont la matière pour objet propre; mais cela ne veut pas dire que les savants soient tous matérialistes, puisque la science n'est pas toute leur vie... Quand on se demande les limites du déterminisme, c'est comme si on demandait jusqu'où pourra s'étendre le domaine de la science... Or la science est imparfaite par définition » 1.
Positivisme, critique des sciences, le pragmatisme anglosaxon n'arrive-t-il pas, à la même époque, à des conclusions qui, à notre point de vue, sont tout à fait analogues. La philosophie de William James, aujourd'hui entrée dans l'histoire, contient à la fois une théorie de la vérité et une vision du monde qui se prêtent un appui réciproque.
La vérité n'a de sens que comme réponse à un besoin ou à une tendance qu'elle est capable de satisfaire. Un univers vrai, c'est celui dans lequel nous pouvons agir: et si cet univers est modifiable, non donné ne varietur et tel que notre croyance à son sujet en soit une force modificatrice, il s'ensuit que notre croyance le rend vrai, en se rendant vraie elle-même. Il faut donc nier le déterminisme scientiste qui fixe aussi rigidement l'avenir que le passé, non moins que l'idéalisme qui nie le temps; la souplesse du réel, qui est la condition de notre action, n'est possible que si le temps est pris au sérieux, et cette action dans le réel n'est possible à son tour que si nos initiatives rencontrent dans l'Univers des forces qui ne lui sont pas indifférentes, qu'elles soient d'ailleurs hostiles ou favorables. Le dogmatisme scientiste est, ici encore, sacrifié à la réalité de l'esprit.
1 Le matérialisme actuel, Paris, Flammarion, 1913, p. 49.
126 REVUE FRANÇAISE DE PRAQUE
II
Les efforts de pensée, dans ce travail si varié, dont nous avons seulement indiqué quelques aspects, convergent vers une même fin; les valeurs spirituelles, qui étaient comme étouffées et anéanties dans le dogmatisme matérialisme, s'affirment avec leur originalité indestructible. Mais, sur cette affirmation, la métaphysique et la théorie du réel (sauf, et j'y reviendrai, en ce qui concerne le bergsonisme) sont en quelque sorte en retard: l'esprit, isolé et sans support, cherche en vain où s'attacher. L'arbitraire avec lequel le pragmatiste a proclamé que ces valeurs, par leurs exigences mêmes, définissent la réalité, est significative à ce point de vue; le pragmatisme, si l'on peut dire, est fait d'une série de « preuves ontologiques » tronquées, où la perfection (entendez l'adéquation des choses à nos besoins) servirait de preuve à l'existence. Le problème proprement métaphysique, celui du substrat des valeurs spirituelles se pose avec autant de force que jamais.
Vainement on a tenté de construire une philosophie des valeurs indépendante de toute métaphysique; ouvrez un livre tel que Die Philosophie der Werte de Mûnsterberg, vous y trouverez que, finalement, et toutes les valeurs subordonnées une fois ramenées aux valeurs essentielles, notre évaluation s'appuie sur la volonté, c'est-à-dire sur un terme qui toujours évalue, mais dont la manière d'évaluer peut changer arbitrairement; il n'y a rien là de plus solide que le pragmatisme.
D'autre part, les aventures de la métaphysique doivent-elles, peuvent-elles encore être connues après tant d'échecs et tant de siècles de critique? Et ainsi l'on est balancé entre le désir de ne pas faire de l'esprit une sorte de pium votum, atténué et exsangue, et l'impossibilité de l'incorporer au réel.
Peut-on résoudre le problème de façon positive, et en faisant l'économie d'une métaphysique? C'est ce qu'ont soutenu, en se plaçant, à des points de vue d'ailleurs extrêmement différents, plusieurs doctrines contemporaines. Emile Durkheim, d'abord, a cru pouvoir affirmer la réalité des valeurs en les rapportant à un objet réel et pourtant accessible à la science positive, qui est la société: on se rappelle comment, pour lui, valeurs morales et religieuses, valeurs intellectuelles sont non seulement des repré-
EMILE BRÉHIER — LA PHILOSOPHIE DU TEMPS PRÉSENT 127
sentations collectives, appartenant à la société, mais ont pour contenu la société elle-même. La société, objet d'étude positive, a. par rapport à l'individu, les caractères de l'Absolu: relativement permanente tandis que l'individu passe; transcendante aux individus à qui s'impose la règle sociale qu'ils n'ont pas créée et pourtant immanente, puis qu'elle ne peut vivre qu'en nous et par nous.
M. Léon Brunschvicg apporte une solution tout autre: les valeurs spirituelles ont-elles besoin d'un autre siège que l'esprit luimême, tel qu'il se développe et prend conscience de soi dans le devenir historique des sciences positives? L'esprit, dit-il, ne se donne pas un objet qui soit fixe et qui demeure posé devant lui; mais il cherche à se saisir lui-même dans son mouvement, dans son activité. Autonomie de l'esprit dans son acte, immanence de soi à soi, n'est-ce pas là cette réalité solide que nous ont enseigné à connaître Descartes et Spinoza? Cet esprit soutient seulement, dira-t-on, les valeurs intellectuelles; mais, selon M. Brunschvicg, la conscience intellectuelle qui a produit la science est identique à la conscience morale et esthétique.
Ces doctrines laissent pourtant, sur un point fondamental, le problème intact. « Le Bien est Bien, dit Aristote, non pas parce que nous le désirons, mais nous le désirons parce qu'il est le Bien ». Autrement dit, pour lui, les valeurs spirituelles sont justifiées par la source d'où elles émanent: l'Absolu est le Bien d'où elles naissent, par une sorte de participation. En-est il ainsi dans les doctrines que je viens d'indiquer, ou bien, à l'inverse, la réalité qui soutient les valeurs n'est-elle pas comme l'exigence de ces valeurs mêmes, posées d'abord en soi?
Or, et en nous bornant ici à notre rôle d'historien, les critiques les plus ordinairement adressées à ces doctrines, ne prouventelles pas qu'on les interprète de la seconde manière? Que critique-t-on d'ordinaire dans la sociologie, sinon l'impossibilité où elle est de fonder toutes les valeurs spirituelles, si bien que la société ne répond pas à ce que ces valeurs exigent d'elles? M. LévyBruhl, d'abord, avec sa distinction entre sociétés primitives et sociétés civilisées, dont chacune a sa table des valeurs, ne s'oppose-t-il pas implicitement à la transformation de la société en un absolu qui dicterait les valeurs? Et, dans ses Deux sources de la religion et de la morale, M. Bergson n'a-t-il pas montré que, si la
,:li»5S5l'
128 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
société peut expliquer les obligations fixes et statiques, elle n'explique pas le tout de la vie spirituelle? Et lorsqu'on reproche à M. Brunschvicg de ne pas tenir compte de l'originalité irréductible de la conscience morale et de la conscience esthétique, n'est-ce pas parce que l'on fait comme un devoir à « l'esprit », tel qu'il le conçoit, d'être non pas la mesure et l'origine de nos valeurs, mais comme une hypothèse qui nous les rend intelligibles?
Mais cette exigence conduit fatalement et a conduit en fait beaucoup de nos contemporains à une sorte de philosophie apologétique dans laquelle une croyance à des réalités paraît suffisamment justifiée, dès qu'elle peut servir de substrat à la vie spirituelle. Une espèce de crainte de voir cette vie se dissoudre, se diluer, si elle n'a pas de substrat précis et défini où s'appuyer, est le vrai motif de ces philosophies qui cherchent dans la religion positive et traditionnelle, dans la nation, dans la race, une base à la vie spirituelle. Philosophie religieuse, nationalisme, « racisme » de tout genre trouvent ainsi un corps à la valeur spirituelle, mais à quel prix? N'est-ce pas en le rétrécissant, en le mettant au service d'une cause limitée, en lui enlevant tout ce qui est essentiel?
Il ne me paraît pas que ces oppositions et ces difficultés soient un jeu de l'esprit: ne sont-elles pas au fond de l'inquiétude spirituelle de notre époque (dont les troubles matériels, si graves, ne sont qu'un aspect)? Je veux parler de cette oscillation entre une sorte d'humanisme qui, par son universalité, répond bien aux conditions de la vie spirituelle, mais qui est sans consistance, qui ne trouve aucune forme concrète où se fixer, — et des réalités parfaitement concrètes et vivantes qui aspirent injustement à absorber le tout de la vie spirituelle.
III
Par ce long circuit, j'arrive au réalisme: je le considère, sous toutes ses formes, comme un essai pour remédier au malaise que j'ai signalé. Au lieu de déterminer la réalité absolue en fonction des valeurs, le réalisme cherche d'abord ce qu'est la réalité ellemême pour en déduire les valeurs: le réalisme est, si l'on veut, l'inverse de la méthode Kantienne des postulats de la raison pra-
EMILE BRÉHIER — LA PHILOSOPHIE DU TEMPS PRÉSENT 129
tique: Kant pose, comme point de départ, des jugements de valeur et en déduit (comme étant leurs conditions) des jugements d'existence; pour le réalisme, le jugement d'existence doit venir d'abord. Ou encore, le réalisme est l'inverse de cet idéalisme qui renvoie en quelque sorte à l'infini la définition du réel, considéré comme une sorte de matière transformable à volonté et qui peut toujours gagner: l'idéalisme est, en philosophie, l'équivalent de ce qu'est, en biologie, la théorie de l'hérédité des caractères acquis, contre laquelle, récemment encore, le réalisme bergsonien a fait valoir des objections si solides; avec l'hérédité des caractères acquis, toute la réalité biologique se dilue en fantasmagories, comme celles qu'acceptait, avec une logique parfaite, Charles Fourier.
Le réalisme est donc, dans son ensemble, une réaction; nous allons le constater en examinant brièvement les diverses espèces de réalisme que nous avons distinguées au début.
Pour le réalisme néothomiste, son point de départ a bien été, historiquement, une protestation contre la méthode des postulats: déterminer l'existence de Dieu comme condition de nos évaluations morales, n'est ce pas en effet faire dépendre un dogme d'une appréciation toute subjective? Mais cette critique est liée à une donnée positive: c'est que la connaissance humaine à ses plus humbles degrés atteint quelque chose de la réalité absolue.
A son tour le réalisme anglosaxon voit dans la connaissance une «relation externe» c'est-à-dire telle que l'un des termes puisse exister sans l'autre et rester ce qu'il est, qu'il soit ou non en relation avec l'autre: doctrine qui est contraire à la fois au pragmatisme et à l'idéalisme qui s'accordent pour faire dépendre la chose comme du sujet connaissant.
L'épistémologie de M. Meyerson, sans pouvoir être qualifiée de réalisme (puisque son auteur déclare ne pas vouloir faire de métaphysique), a pourtant des tendances réalistes très nettes qui l'opposent, par exemple, aux thèses conventionalistes de Poincaré. M. Meyerson soutient en effet que les théories scientifiques veulent non pas être un langage commode, mais donner une explication des phénomènes et atteindre leurs causes réelles: l'accord au moins partiel de nos principes de conservation avec le réel suggère que nous atteignons par eux le fond de la réalité; et il convient de signaler la parenté de ces essais avec le réalisme berg-
130 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
sonien en physique: selon M. Bergson, ce sont bien aussi des caractères absolus de la réalité matérielle que l'esprit atteint dans les principes de conservation.
En Allemagne, la phénoménologie est remarquable aussi par son penchant réaliste. M. Husserl, à la suite de Brentano, voit dans la connaissance une direction vers un objet qui, en elle-même, ne contient nullement cet objet; la connaissance ne se réduit donc nullement, comme l'ont cru Hume et Locke et tous les « psycho logistes », à une suite d'impressions sensibles ou affection de notre moi; elle se rapporte à des objets qui ne sont pas fluents comme ces états, mais qui sont au contraire entièrement fixes; cela est vrai de la notion d'animal ou de rouge, tout autant que de celle du nombre 1; l'intuition des essences désigne la connaissance de ces choses fixes. Pour Max Scheler, la religion elle-même, dont la genèse psychologique et historique avait été un des grands thèmes de la philosophie du XIXe siècle, repose sur une intuition de certaines essences qui se manifestent dans une expérience originale et irréductible; l'essence du sacré, celle du divin, ce sont là des choses fixes qu'aucune évolution n'apporte ni ne transforme.
On voit, d'après ces très brèves indications, quelle est la multiplicité des formes du réalisme; mais on voit aussi combien, dans la plupart de ses formes, il est loin de suivre la tendance foncière qui lui a donné naissance; il y a en lui comme une sorte de prudence timorée qui l'empêche de courir les chances de l'aventure métaphysique et qui le force à piétiner indéfiniment dans la théorie de la connaissance. Le réalisme, sous la plupart de ses formes nouvelles, paraît lié à une sorte de fixisme, près de tomber, avec son monde fermé et clos, dans l'erreur inverse de l'idéalisme qu'il condamne.
Une seule doctrine aujourd'hui va vraiment jusqu'au bout dans la direction du réalisme, en faisant reposer toute la vie spirituelle sur une intuition de la réalité: c'est la doctrine de M. Bergson. Il n'y a pas en elle un jugement de valeur qui ne soit fondé sur un jugement de réalité; la valeur est toujours comme un billet qui trouve sa contrepartie en or, en dehors de toute fiction ou convention. La réalité n'est pas, ou du moins n'est pas tout entière, comme un donné fixe que l'homme n'aurait qu'à constater, elle est plutôt, dans son fond, un mouvement dans lequel il
EMILE BRÉHIER — LA PHILOSOPHIE DU TEMPS PRÉSENT 131
est inséré; c'est ce point d'insertion que la tâche du métaphysicien est de découvrir. La doctrine réaliste est chez M. Bergson, comme lui-même le disait dans son dernier ouvrage de la morale des héros et des saints, une doctrine « ouverte », qui fait prendre conscience de la solidarité de la destinée humaine avec le destin de l'univers: et il semble que, après le nihilisme matérialiste de la fin du XIXe siècle, après l'idéalisme sans corps qui lui a succédé, elle marque d'une manière éclatante les raisons de ce retour au réalisme, qui m'a paru être un des traits essentiels de la philosophie du temps présent.
EMILE BRÉHIER,
professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris
AUX VAINQUEURS
LES mois de juin et de juillet 1932 verront se dérouler la neuvième fête fédérale des Sokols, qui promet d'être plus J grandiose encore que les précédentes. On n'a pas besoin de présenter les Sokols aux lecteurs de la Revue française de Prague. Mais nous avons tenu à publier, en l'honneur des Sokols de 1932, l'hymne que Rudolf Medek composa lors du dernier « Slet ».
JLe grand soleil radieux de notre Bohême En ces jours de juillet s'est embrasé sur vos têtes Et toute la nation a contemplé le glorieux miracle De la Fête Olympique.
Dans le coeur du peuple, dans le coeur de milliers d'hommes Une immense ferveur a jailli, qui de tant de poitrines brûlantes, S'est envolée vers vous, comme font les abeilles Vers les plus belles fleurs.
Des antiques prairies, vous avez apporté dans nos prés Naguère écrasés par le crépuscule et l'esclavage, Naguère desséchés par toutes nos faiblesses, La force et la beauté.
Vous avez offert à votre peuple la flamme de vos yeux délivrés, L'hymne de vos corps et, préfiguration d'un monde heureux, Le rythme et l'ordre, et cette règle nouvelle, La loi d'harmonie.
Des ravins tortueux du vieux plateau de Strahov 1 Vous avez fait un champ bruissant et fleuri. Aux âmes lassées vous avez rendu la joie et l'allégresse; La force et la foi.
Où se déroulent les fêtes fédérales.
RUDOLF MEDEK — AUX VAINQUEURS 133
Entendez-vous encore la voix heureuse, enivrante Dont Prague la fidèle vous appelait dans ses murs ? Entendez vous la voix dont toute la nation Vous disait son amour ?
L'épanouissement de la Vie, le grand, le glorieux cadeau de Dieu A fait onduler la terre, et son souffle s'est répandu De montagne en montagne dans le vaste monde lointain Comme un message de force.
Enfants! Femmes! Hommes aux yeux étincelants! Fleuve vivant et libre, vous avez proclamé Bien au-delà des murs aimés de la patrie Un message de beauté.
A tous les désespérés, à tous ceux qui meurent de langueur A tous les coeurs affaiblis, vous avez versé une confiance nouvelle. Entre tous, vous Vainqueurs, vous avez proclamé Le message d'Amour!
Merci! — La nation ne vous oubliera plus, Vous, fleurs de feu dans les hautes branches de l'arbre, Vous, notre fierté et notre amour à jamais, Notre espoir, notre force!
«En avant!)> vous criait autre fois le poète. «En avant!» vous répète tous le pays où vous êtes nés, Vous, Héros, déployez les ailes du Faucon 1 Vers de nouveaux espaces!
RUDOLF MEDEK
Traduit du tchèque par R. G. et J. P.
1 On sait que «Sokol» signifie en tchèque faucon.
PEINTRES TCHEQUES
LA mort d'Antonin Slavicek, le Ier février 1910, est sans doute la plus grande perte qu'ait faite l'art tchèque depuis la dispari' tion de Charles Purkynë, mort à trente quatre ans en 1868, ce délicieux et mystérieux Purkynë aussi mal représenté que Josef Mânes à la Galerie de Prague et dont il faut aller voir dans l'une des salles de l'Umëleckâ Beseda les Scènes de Shakespeare, long panneau en forme de frise où Monticelli, Watteau et Mozart semblent avoir collaboré avec le rossignol d'Angleterre et qui, s'il l'a connu, a dû faire longtemps rêver notre Elémir Bourges des Oiseaux s'envolent. L'exposition des oeuvres de Slavicek que la Société Mânes a organisée en février dernier nous a permis de juger le plus grand paysagiste de la terre tchèque et sans doute de toute l'Europe centrale. C'est Slavicek qui a vraiment introduit l'impressionisme en Bohême, où il en restera le principal représentant.
Après quelques toiles influencées par Chittussi, le disciple des peintres de Barbizon, Slavicek semble revenir avec Automne à Veltrusy (1896) et Impression de bouleaux (1897) à la manière de son maître Mafâk; l'année suivante dans la Journée de juin, peinte contre le soleil, il est déjà tout à fait lui-même. Cette toile rayonne d'une intensité lumineuse encore inconnue dans la peinture tchèque. Mais cette couleur claire, cette gaîté ne se retrouveront plus guère chez Slavicek. C'est dans des tons plus sombres et plus profonds qu'il s'exprime de préférence. Et en général un ton dominant composera l'harmonie du tableau, brun pour ses visions de Prague sous la pluie, bleu pour le Pont de la reine Eliéka (Elise). Je vois là ses réussites majeures avant son voyage à Paris
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ANDRÉ CASTAGNOU - PEINTRES TCHÈQUES 135
en 1907. A mon avis elles ne ressemblent en rien aux oeuvres des impressionnistes français qu'on vit pour la première fois à Prague en 1902, mais sans cette exposition, Slavicek ne les eût point réalisées.
L'influence de Monet et surtout de Pissarro est évidente dans l'Allée de Luhaëovice qu'il peignit à son retour de Paris, comme dans le Jardin de Letnd, l'église de Tyn, les deux Panoramas de Prague (1908). Mais ces deux dernières oeuvres n'ont point d'analogue dans l'impressionisme français. II s'agit ici d'un impressionisme dramatique, purement tchèque. Slavicek reste dans la voie où il était engagé avant son voyage en France. Nature grave, éminement subjective, il ne s'abandonnera jamais à la sensation pure qui veut fixer la lumière pour elle-même, cette lumière tremblante et étincelante qu'on chercherait d'ailleurs vainement en Bohême; il poursuivra toujours l'accord entre sa vie intérieure et la réalité. C'est dans Prague vue de Letnâ, son chef-d'oeuvre, qu'il y parvient le plus complètement. Pas un centimètre carré de cette toile de 185x390 à laquelle par une dominante de bleu il a donné cette harmonie musicale qui lui est toute personnelle et qu'on admirait déjà dans les Prague sous la pluie et le Pont Eliska, pas un centimètre carré qui n'ait sa signification picturale dramatique. Quand on laisse agir le tableau sur soi, c'est comme si les nuages commençaient à se mouvoir dans le ciel, les rumeurs de la ville à monter vers nous, la vie à nous entourer. Une fascination presque magique se dégage de cette vision où la virtuosité est obtenue sans effort.
Slavicek, d'ailleurs, n'alla jamais si loin que les impressionnistes français dans la décomposition de la couleur, ce qui lui permit de réussir ses deux Cathédrales de Saint Guy alors que Monet échouait devant celle de Rouen. Il semble que dans la seconde cathédrale il se soit inquiété des limites imposées à l'expression par taches colorées, qui peut seulement saisir les sensations de couleur et ne va pas au fond des choses. La Marine qu'il peignit en Dalmatie au printemps de 1909 le montre engagé dans une voie nouvelle. De même les études des aciéries de Kladno. Hélas, à son retour de Dalmatie, Slavicek était frappé d'hémiplégie du côté gauche et, désespéré de ne pouvoir plus travailler, il se tuait six mois après devant la grande Cathédrale de Saint Guy laissée inachevée.
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Quelques semaines après l'exposition de Slavicek, l'Umëlecké Beseda nous montrait l'oeuvre presque complète (1915—1932) de Rodolphe Kremlicka. 1 Très différent d'un Spala qui est comme une force de la nature, d'un Zrzavy qui s'est découvert un petit royaume délicieux et puéril où il règne en paix, Kremlicka est le plus inquiet, le plus réfléchi et sans doute le plus intelligent des peintres tchèques d'aujourd'hui. La critique serrée à laquelle il se soumet sans cesse lui-même ne lui permet de demeurer satisfait devant aucune oeuvre, ni de s'arrêter longuement à aucune étape.
Ses premières oeuvres, portraits et paysages, rappellent Leibl et Liebermann. C'est l'amour du nu féminin plus que la contemplation du paysage qui dégagera sa personnalité. Ses femmes nues à leur toilette, peintes d'une façon lisse en des gammes un peu sourdes, font époque non seulement dans sa production, mais, on le verra plus tard dans la production européenne. Comme Degas autrefois, Kremlicka a donné au modernisme de son temps un style classique.il a le même tact, le même goût. L'excès de la déformation ne le mène jamais à l'absurde où, il faut bien le reconnaître, Matisse est parfois tombé. (Je songe à certain Nu dans Vatelier qui figura à l'exposition Matisse-Picasso quand la boutique de Guillaume était encore Faubourg Saint-Honoré.)
En 1927, Kremlicka rapporte de Florence et de Fiesole des paysages éblouissants de couleur. Puis il s'essaie de nouveau dans le portrait, dont trois ou quatre sont les meilleurs que l'art tchèque ait donnés de nos jours. Le petit Paysage des Alpes et les Baigneuses des toiles de 1931, nous montrent Kremlicka à l'apogée d'un talent qui, comme l'a écrit Salmon, ferait de lui « un des princes de l'école de Paris s'il n'avait cru son devoir de rester dans sa patrie ». A quarante-cinq ans, on sent chez Kremlicka la même sève, la même aptitude à se renouveler que chez un débutant. Ce qui prouve une fois de plus que l'intelligence, l'esprit critique, ne nuit en rien à la puissance créatrice, mais qu'au contraire il la stimule.
1 Au moment d'envoyer ces lignes à l'imprimerie, nous apprenons la mort de Rodolphe Kremlicka. L'art tchèque ne pouvait subir une plus grande perte. La Revue Française de Prague tient à s'associer à son deuil. N. D. L. R.
R. KREMLlCKA Dessin
ZDENKA BRAUNEROVÀ: Notre-Dame (te Paris
ANDRÉ CASTAGNOU - PEINTRES TCHÈQUES 141
Une jeunesse d'une autre sorte, moins tourmentée, et qui ne s'est jamais inquiétée des tendances nouvelles, jugeant — mon Dieu, non sans raison — qu'il n'y a jamais eu de plus beaux paysages que ceux de Corot, nous sourit dans les petites toiles de Zdenka Braunerovâ qu'on connaissait surtout par ses eauxfortes, et ses ornementations de livres. Toute une époque de la peinture française encore plus que de la peinture tchèque se reflète dans ces ciels limpides ou brouillés, dans cette Seine étale et paresseuse, dans ces marines si légères, dans ces vues de Bohême plus graves et plus chargées de substance, comme le sont ces paysages eux-mêmes.
ANDRÉ CASTAQNOU
Revue Française de Prague — XI (no 56, 1932) 11
CHRONIQUES
LE THÉÂTRE
De F. X. Salda à Vitëzslav Nezval.
Un critique dramatique tchèque, envisageant les tendances générales de la production contemporaine dans son pays, voyait la plus caractéristique de toutes dans un désir, malheureusement insatisfait, nous allons voir pourquoi, d'élever le théâtre au-dessus des conflits de personnes, des destins individuels, et d'y traiter, sous une forme nouvelle, qu'on peut supposer relevant de l'unanimisme, les grandes questions sociales d'aujourd'hui. Les auteurs en sont empêchés par une censure inféodée à l'ordre de choses existant, une censure qui ose, le croitrait-on, s'attaquer à M. Shaw luimême quand il fait à la société trop de «personal remarks», et qui coupe impitoyablement les ailes à l'envol audacieux des fantaisies collectives. Ainsi contraints dans leur verve, les auteurs dramatiques sont obligés de recourir, pour traiter les grandes questions qui les préoccupent, à un détour, un truchement. Au lieu de nous montrer, par exemple, la lutte des classes, ils en transportent l'esprit au sein d'une famille, et ce sera la lutte entre les générations qui se poussent et se bousculent, ou se tournent le dos. C'est à un refoulement de cette sorte que l'ont doit plusieurs pièces récentes du théâtre tchèque qui exposent, en effet, des querelles de famille et dont la plus intéressante est
La Mère Poule de M. Edmond Konrad. Si cette explication est vraie, il nous semble que les auteurs tchèques ne sauraient avoir plus utile ni judicieuse conseillère que cette censure trop souvent calomniée. De la pointe de ses ciseaux elle leur a indiqué la bonne voie, la seule tant que le théâtre sera tel que nous le connaissons. Rarement M. Konrad, pour nous en tenir à lui et ne pas pousser jusqu'à ce Traître qui trahit si cruellement son père M. Emile Synek, fut aussi bien inspiré que dans cette Mère Poule aux caquets un peu abondants sans doute, mais rafraîchissants et sympathiques.
Lorsque le même auteur a voulu se lancer dans la satire et l'anticipation sociales, il n'a pas été de beaucoup aussi bien inspiré qu'ici, où il se contente de nous faire connaître la famille, ou plutôt les familles de Mme Svojanovâ. Car dans la couvée de la Mère Poule il y a quelques coqs en trop, et tel petit poussin dont on ne sait guère d'où il vient, mais qui est si gentil avec sa puérile énergie à briser sa coque qu'on l'accepte comme les autres.
En dix ans, Mme Svojanovâ aura eu cinq gendres pour deux filles; d'ailleurs cette exquise vieille dame que l'on ne peut voir sans l'aimer a le coeur si bon et si grand qu'elle y accueille de bon gré les nouveaux venus, sans tout à fait pouvoir en
CHRONIQUES
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chasser les anciens. Elle fait ce qu'elle peut pour paraître moderne, à la page, cette plaisante vieille, plus révélatrice peut-être que M. Konrad ne l'a lui-même voulu des tendances et des ambitions de la société tchèque. Mais au fond ces changements l'effarouchent, cesf igures nouvelles ne lui plaisent guère, son coeur est resté avec ceux de sa génération, avec un vieux soupirant qui a les mains toujours pleines de fleurs fraîches, et le coeur plus ardent que celui des jouvenceaux d'aujourd'hui. Il y a, dans tout le théâtre contemporain, peu de types de femmes âgées aussi vivants, aussi réussis que celui d'Anna Svojanovâ. On en chercherait en vain l'équivalent chez les auteurs français, qui voient rouge dès qu'ils mettent une belle-mère sur la scène. Récemment M. Vilém Werner nous offrait, dans un tout autre registre, un autre type de belle-mère agréable. Faut-il croire qu'en Bohême les relations de famille étant moins étroites, moins réglées par l'étiquette, et les parents possédant moins d'autorité, ces relations, cette autorité prêtent moins naturellement à la caricature? Même dans ces conditions, il n'était pas facile d'éviter les périls du rôle. Servi par la prestance et le charme d'une excellente interprète, Mme Naskovâ, M. Konrâd a su nous rendre sensible le fond de naïveté de cette bonne et douce créature. La scène, par exemple, où cette Juliette surannée avoue à son Roméo en cheveux blancs qu'elle ne refuserait plus de l'épouser est menée sans une faute de tact: «Je consentirais peut-être à changer de nom», dit cette quasi-sexagénaire avec une singulière dignité, et sans provoquer un seul sourire. Cette phrase suffit a nous révéler une femme délicate dans la comédienne imposante et expérimentée qu'est Mme Naskovâ.
Si l'on s'attarde volontiers à ce personnage de la Mère Poule, c'est que les autres nous satisfont beaucoup moins. Les bavardages n'ont rien de déplacé chez l'aimable vieille dame, qui est d'un temps où l'on savait et aimait causer. L'exactitude un peu photographique de ses propos ne nous gêne pas, tant ils sont nourris de bonhomie et de souvenirs. Avec ses rejetons, c'est une autre affaire. On s'étonne quelque peu que les enfants d'un siècle de T. S. F. et de style télégraphique prennent tant de plaisir à s'analyser. Nous aimerions les entendre moins parler, les voir plus agir et surtout qu'ils renonçassent aux autodéfinitions et formules générales:
«Je suis l'enfant de mon siècle, je suis la jeune fille moderne, vierge encore par le plus grand des hasards et ce n'est plus pour longtemps. Vous êtes la dernière génération, vous l'avant-dernière. Ainsi va le monde d'aujourd'hui. Les Français n'ont pas comme les Tchèques honte de sortir leurs maîtresses.» Saluons en passant une conception de l'«amour en France» très semblable à l'image que s'en font les dramaturges anglais. Il y a toujours profit à se voir, même dans des miroirs creux ou bombés. Il faudrait tout un chapitre pour expliquer que la France puisse être à la fois pour les étrangers le pays de la liberté et pour ses habitants (Taine, Stendhal) le pays des conventions.
Celles-ci ont parfois du bon. Si moderne d'esprit que soit la pièce de M. Konrâd, louons-la d'être bâtie comme les bonnes comédies de Dumas fils, ou du Sardou de la Famille Benoîton. Si dans sa prochaine production il consent à presser le mouvement, à laisser plus de choses sousentendues, à cultiver parfois le silence, on n'y aura plus que du plaisir.
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Ce théâtre de vastes problèmes et de réactions collectives que la méchante censure empêcherait M. Konrâd de nous donner, n'est-ce pas celui que, sur le plan poétique et symbolique, pratique dans ses Foules M. F. X. Salda? Assister à une représentation de ce drame austère, où tout est pour l'esprit, rien pour l'imagination et les yeux, fait toucher du doigt l'abîme qui sépare l'art dramatique tel qu'il est en Bohême de ce que nous le voyons en France.
D'un côté un lieu consacré aux méditations les plus hautes, au commerce des profondes énigmes, où l'on sait au besoin endurer un mâle ennui. De l'autre le lieu des plaisirs rapides et fugaces, la préparation à l'amour et au sommeil, le monde où l'on s'amuse, du moins où l'on devrait s'amuser, enfin où l'on ne cherche guère qu'à s'amuser. J'entends bien que des oppositions aussi tranchées ne sont jamais justes. Le public tchèque lui aussi souhaite être diverti, mais ce n'est jamais sans un secret remords. Le public français consent d'être ému, d'être instruit, mais toujours sous les plus légères apparences. Et quand on verra une salle française écouter, avec cette attention respectueusement passionnée, un ouvrage aussi volontairement dépouillé de tout attrait scénique que les Foules de M. Salda, on l'ira dire à Rome, où les chefs fascistes cesseront du coup de croire à la frivolité française, et à la décadence qui s'ensuit.
Les Foules sont une oeuvre de dialectique tourmentée et pourtant sereine, où la pensée pure d'un rêveur solitaire s'affronte aux problèmes de l'action, rencontre qui ne laisse pas d'être poignante, mais le drame est ailleurs que sur la scène. 11 est dans l'esprit de M. F. X. Salda, qui, rebuté,
on le comprend, par les petites habiletés dramatiques, a conçu un théâtre de symboles, de masques héroïques. Ce drame des foules est surtout le drame du héros que la foule ne peut comprendre, auquel elle demande ce qu'il ne peut donner, tandis qu'il est riche d'un trésor qu'il ne lui partagera pas. Ce héros est peut-être autant l'auteur que son dictateur malgré lui. Depuis les dix années que cet ouvrage est demeuré assis comme un sphinx aux portes du Théâtre National, l'auteur s'est, dit-il, détaché de sa création. Pour nous, ce laps de temps accuse l'actualité d'une oeuvre qui cependant ne traite que des problèmes éternels, mais dans l'atmosphère d'une époque toute particulière, l'aprèsguerre immédiat. Les questions qui alors paraissaient les seules vitales se sont résolues d'elles-mêmes en se déplaçant. Devant le spectre du chômage, que comptent les querelles de patrons et d'ouvriers? Les personnages de M. Salda prêtent une forme mythique, sans doute définitive dans son esprit, à des angoisses qui déjà ne sont plus les nôtres.
Au reste, il y fait une tentative pour retirer sa théâtralité au théâtre, tele qu'on en a vu plusieurs, et de sens bien divers, dans cette Bohême, terre d'expériences et d'instruction. Il y a les schémas philosophiques et sociologiques de M. Salda, il y a — on ne saurait dire à l'extrême opposé tant c'est sur un autre plan — les improvisations allègres et saugrenues de Voskovec et Werich. Chez l'altier ermite comme chez les deux joyeux garçons, on est frappé par la volonté de s'affranchir des règles du théâtre, de proclamer la déchéance de la scène.
En cinq ans, Voskovec et Werich ont fait une des ces carrières dont la fabuleuse rapidité semblait réservée
CHRONIQUES
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aux héros des doux feuilletons ou des mauvais films. Ils ont tiré d'une poche de gilet une revue, puis une demi-douzaine d'autres toutes semblables et différentes, créé un public, fait sortir de terre un théâtre au centre de Prague, prouvé qu'on peut encore gagner de l'argent sur les planches. Tout cela sans prodige de technique ni de talent, rien qu'avec leur mystérieuse équation personnelle Voskovec-Werich, et pourtant chacun complète l'autre; rien qu'avec beaucoup de bonne humeur de jeunesse et un goût très rare ici. Une belle artiste me disait en soupirant: «Mon Dieu, ce qu'ils font est si facile, et l'art si difficile!». Mais cette facilité-là n'est-elle pas difficile à sa façon? Elle est rare en tout cas, non moins que l'optimisme dont elle s'accompagne. Oserons-nous avouer que la dernière production du folâtre couple, César, nous paraît plus banale que les autres? Il y a d'excellents morceaux, — comme la scène du Sénat romain — des sketches qui feraient la fortune d'une revue parisienne, mais la verve n'est plus aussi généreuse, V. et W. auteurs craignent-ils de fatiguer V. et W. acteurs? On regrette les pures clowneries de Fata Morgana, le reflet de poésie qui glissait sur Don Juan. A qui la faute? Depuis des années on conjure V. et W. de faire une place à l'actualité, et dès qu'ils obéissent on les redemande tels qu'auparavant. Les critiques ne savent pas ce qu'ils veulent....
Pour retrouver du théâtre normal, déguisé mais qu'importe, allons voir Domino de Marcel Achard au Théâtre des Etats. Dans ce cadre mozartien, ce personnage français de Comédie italienne est tout à fait à sa place. M. Stejmar l'est moins sous les traits de Domino. Ce comédien, qui sut nous émouvoir profondément dans Robert
et Marianne, n'a pas l'insouciance ni la sensibilité du rôle, ou plutôt il les a, mais séparément, sans arriver à les fondre dans cet accord qui est le secret de Marcel Achard. Tout le premier acte, où n'apparaît que le badinage, est fort bien joué par M. Stejmar et Mme Sedlâckovâ, qui elle aussi, tout en allant plus loin que son partenaire, n'a pas mené le personnage jusqu'au bout. Elle chiffonne avec tant de grâce une cape de velours noir sur une blanche épaule qu'on n'y pense plus. Les critiques tchèques ont bien senti le charme de cette pièce limpide et profonde, écrite, dit joliment M. Konrâd, «comme en vers secrets». Un autre souhaite qu'Achard enseigne à Nezval, le chef de l'école poétiste tchèque, à «dématérialiser les personnages et l'action sans sortir de la vie». Il vise ainsi de biais les Amants du Kiosque, qui sont pourtant une chose charmante, pleine de chansons, de grotesques, de pirouettes, le tout un peu trop appuyé et indécis à la fois. L'adaptation de Calderon, faite l'an dernier avec tant de goût et de liberté par M. Nezval, était d'un art plus haut sans être moins léger. Inhabile, sans doute, comme le sont les poètes, à inventer le moindre sujet tel qu'un feuilletoniste en trouve dix par heure, a-t-il besoin d'une trame, d'un fil conducteur sur lequel poser, quand ils s'essoufflent, ses papillons et ses libellules? Images qui feraient sourire de mépris quelqu'un pour lequel la poésie «contient l'électricité de son siècle et veut être partie intégrante de la vie moderne». En dehors du serpentin où s'inscrivent les cours de la Bourse, nous n'apercevons rien de si moderne dans les Amants du Kiosque. Mais pourquoi toujours exiger que la poésie sache son propre nom? JUNIA. LETTY
LA MUSIQUE
Cortot — Kurt Weill — Maurice Ravel — G. Mahler
Alfred Cortot a joué deux fois à Prague, un fois avec la Philharmonie tchèque, et une fois tout seul. Le premier de ces concerts, comprenant le Concerto en la mineur de Schumann et les Variations symphoniques de Franck, fut peut-être le plus beau; même les modulations de Franck parurent ce soir-là neuves et émouvantes. Quant au récital de la salle Lucerna, il était entièrement consacré à Chopin. Evidemment la composition de ces programmes n'a pas dû coûter à M. Cortot un grand effort d'imagination, et l'on déplorera d'abord l'indigence des répertoires que nos plus grands artistes promènent à travers l'Europe. Quel habitué des concerts parisiens n'a pas entendu une bonne douzaine de fois Alfred Cortot dans le Concerto de Schumann ? Et pourtant, qui défendra à l'étranger la jeune musique française, sinon un homme comme Cortot? et que n'aurait-on donné pour entendre à Prague quelque nocturne de Franck, joué par un musicien qui a connu ce maître et qui en a gardé la tradition?
D'autres virtuoses ont une technique plus transcendante, mais aucun n'est plus sincère, plus émouvant, plus direct. Alfred Cortot joue avec une simplicité souveraine et s'adresse directement au coeur. Il y a toujours de ces moments dans un récital Cortot
où chacun a l'impression que le pianiste ne joue plus que pour lui-même. L'habitude de Cortot est de détacher très fortement les notes du chant (par exemple, lorsque le chant est dessiné par les notes supérieures d'une succession d'accords), et, en général, de souligner beaucoup toutes les nuances. Quand une musique est vraiment faite pour le piano, il suffit en général de jouer ce qui est écrit pour obtenir tout naturellement l'effet désiré: l'interprète n'a pas à mettre les points sur les i. Disons donc franchement que les rallentandos de Cortot nous paraissent trop ralentis, ses rubatos un peu efféminés et pâmés. Mais Cortot est un artiste si spontané, si humain que ses exagérations elles-mêmes paraissent émouvantes. D'ailleurs Chopin n'est pas Fauré, et un peu d'exagération n'est pas toujours déplacée quand il s'agit d'un pathos aussi complaisant pour lui-même, aussi éloigné de l'exquise pudeur faurienne.
Evidemment M. Kurt Weill adore la musique, et il est hors de doute qu'il en écrit pour son plaisir — sinon toujours pour celui des autres. Les nouveautés qu'on nous révélait l'autre soir ressemblent comme des soeurs à Mahagonny, à Dreigroschenoper, au
CHRONIQUES
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Tsar se fait photographier. M. Kurt Weilln'a pas choisi la «porte étroite», et il continue d'instinct à chercher le moindre effort. Par bonheur, la nature l'a doué d'un certain don mélodique, d'une grande spontanéité, et, par-dessus tout, d'une redoutable facilité. C'est un primitif; et l'on ne peut nier au premier abord que sa musique ne soit pleine de fraîcheur, de vivacité et d'entrain. Ses rythmes sont amusants, les parties chorales sont traitées avec une belle franchise. La musique n'a en général aucun rapport avec le texte — pas plus dans Le vol de Lindbergh, «oratorio-reportage» en 15 communiqués, que dand l'opéra-minute Der Jasager. Quand M. Weill ne cherchera plus le gros effet, et quand il sera vraiment exigeant pour lui-même, il nous donnera bien des surprises.
Le Concerto de Ravel (dont Prague s'offrait la première audition moins d'un mois après la Première parisienne) témoigne un fois de plus de la faveur grandissante qui s'attache à la musique de grande virtuosité. Songeons que Stravinski vient d'écrire un Concerto de violon et que son Capriccio date de trois ans à peine. Ravel n'a pas cédé, en écrivant le Concerto, à un simple entraînement de la mode, ou, comme M. Stravinski, à un souci de publicité personnelle. Il y a longtemps que Maurice Ravel a deviné cette voie. L'Alborada del Gracioso, si nous ne nous trompons, date de 1905. A ce moment-là, que faisait M. Stravinski? M. Stravinski écrivait de la musique comme Grieg et Rimski-Korsakov. Ceux qui par ailleurs seraient tentés de comparer le Capriccio du Russe avec le Concerto
de Ravel ne manqueront pas de remarquer à quel point l'oeuvre française est plus vive, plus intelligente, plus aérée. Derrière cette musique d'apparence si primesautière et qui s'éparpille en mille notations de détail, il y a une volonté inflexible qui ne laisse rien au hasard; tous les timbres sont minutieusement dosés, les sonorités s'assemblent ou se dispersent avec un art exquis. Rien de plus éblouissant que cette musique rageuse, bondissante, élastique, et qui a tour à tour la souplesse d'un chat et la sauvagerie d'une force de la nature. Grâce et puissance: n'est-ce pas là en quelque sorte la devise de la musique française ?
Le Concerto en sol majeur parle d'ailleurs un langage tout voisin de celui de YAlborada ou de la Rhapsodie espagnole. On y retrouve cette fameuse appogiature de Septième et toutes ces harmonies incisives et éclatantes qui font la saveur du style de Ravel. Les feux d'artifices de la Rhapsodie espagnole et de sa Feria projettent encore dans le Concerto leurs gerbes fusantes, leurs clartés multicolores.
Ravel prétend lui-même avoir voulu renouer avec la tradition concertante de Saint-Saëns et de Mozart. Les noms qui viennent spontanément sur les lèvres seraient plutôt ceux de Mendelssohn et de Liszt, — Liszt surtout, auquel toute la musique de Ravel se rattache comme par un lien secret. Derrière les enchantements de Jeux d'eau, on devine les Jets d'eau à la villa d'Esté, la Leggierezza ou Saint François d'Assise; derrière Tzigane, les Rhapsodies; et l'instrumentation du Concerto fait songer à l'orchestre éblouissant du finale de la FaustSymphonie. Partout dans l'oeuvre
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de Ravel, c'est l'incomparable Liszt que l'on rencontre.
La dernière attraction de la saison a été la gigantesque Huitième Symphonie de Gustave Mahler, celle qu'on appelle la « Symphonie des mille » et qui comprend deux choeurs, un choeur d'enfants, garçons et filles, un orchestre renforcé avec grand orgue... Je sais bien que lorsqu'on est ainsi sur la voie du grandiose, il n'y a plus de raison de s'arrêter. Par exemple personne n'arrivera jamais à comprendre pourquoi le grand orgue doit être doublé d'un harmonium; l'intervention d'une mandoline parmi les cantiques du deuxième Faust nous paraît également un peu saugrenue. Pourtant il y a dans cette oeuvre colossale quelque chose d'impressionnant et d'épuisant tout ensemble qu'on n'a pas le droit de traiter à la légère; seul peut-être notre Berlioz a eu cette volonté de puissance, ce sens des énormes architectures symphoniques.
Aux interminables cantiques de la seconde partie j'ai préféré l'Hymne et
son thème anguleux, d'une simplicité presque dorique (mi-si-la-sol-fa-mi) avec ce changement de mesure qui est déjà une trouvaille de génie; culminant au la bémol après franchissement d'une septième il fait songer un peu, par sa physionomie si particulière, à certains motifs du Prométhée de Fauré. L'Hymne de la Huitième est extraordinaire; dans toute l'histoire de la musique il n'y a que le Psaume de Florent Schmitt qui fasse autant de bruit. Quant à la scène finale du deuxième Faust elle est, malgré de merveilleuses beautés, d'un sublime un peu continu; dans ces longues extases certains thèmes se distinguent toutefois par leur ardeur modulante, leur pathétique tout profane. Le Choeur mystique final, où reparaît le motif du « Creator spiritus », est bien beau; mais il est loin d'égaler en profondeur et en pureté le choeur mystique de Liszt. La Faust-Symphonie n'est pas seulement le commentaire le plus grandiose qu'un musicien ait donné du drame de Goethe: C'est une oeuvre d'art organique et mesurée qui, sans harmonium, sans mandolines, sait demeurer humaine.
Vl-ADIMfR JANKÉLEV1TCH
A TRAVERS LES REVUES TCHÉCOSLOVAQUES
M. Josef Pekar et les Périodes de l'histoire tchèque.
La « Revue d'histoire tchèque » (Cesk^ Casopis historick^, rocnik XXXVIII, 1932, sesit 1, Mars 1932) publie le discours que Monsieur Pekaf, professeur d'histoire à la Faculté des Lettres, a prononcé le 5 décembre 1931, lors de son installation comme doyen de l'Université Charles à Prague.
Pekaf se demande quelle est la méthode à suivre pour déterminer les grandes périodes historiques d'un peuple ou de tout un groupe de peuples. Chaque période, nous dit Pekaf, est caractérisée par une «disposition spirituelle » qui lui est propre et qui se manifeste aussi bien dans ses arts plastiques, sa littérature et sa musique, que dans les différents domaines de la vie publique, c'est-à-dire dans tous les phénomènes sociaux et politiques de l'époque. Il y a longtemps que l'histoire des arts a pris l'habitude de désigner certaines tendances de la littérature ou de la musique par des termes empruntés à l'architecture; on parle couramment de poésie « baroque » et de musique « Renaissance ». Les historiens, à leur tour, cherchent à se placer à un point de vue plus général pour caractériser les grandes périodes de l'histoire. « Il existe non seulement des églises, des tableaux
gothiques, Renaissance ou baroques, nous dit Pekaf, on peut dire au même titre un homme, un peuple gothique, Renaissance ou baroque". » Un des devoirs les plus attrayants de l'historien consiste à dégager l'esprit, l'âme, la tendance spirituelle de chaque époque et d'en démontrer les manifestations dans tous les domaines de la vie. Ce sont les arts plastiques, l'architecture, la peinture et la sculpture, qui lui serviront de guide, parce qu'ils révèlent le caractère d'une époque d'une manière particulièrement nette et sûre. Pour Pekaf, Hus provient du même « milieu spirituel » que les cathédrales gothiques. L'esprit hussite, comme l'architecture gothique est caractérisé par un élan d'idéalisme qui cherche à s'éloigner de la terre pour se rapprocher de Dieu. Le peuple tchèque de l'époque de la Renaissance au contraire, si différent des Hussites, comme l'architecture de la Renaissance, marque un retour à la terre: il abandonne son idéal militaire et chevaleresque pour des préoccupations essentiellement économiques et commerciales.
Cette conception organique d'une période, déterminée par une tendance spirituelle qui se manifeste dans tous
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les phénomènes de la vie publique n'est pas nouvelle. Elle remonte, remarque M. Pekaf, à Auguste Comte et elle est particulièrement répandue parmi les historiens et les philosophes allemands comme Lamprecht, Spengler, Breysig, Dilthey et Troeltsch. Depuis plusiers dizaines d'années, l'histoire de l'art et l'histoire générale éprouvent le besoin de dégager la physionomie générale d'une époque qui en fait l'unité.
S'inspirant du même principe, Pekaf observe que la prédominance d'une tendance spirituelle appelle forcément une réaction, une tendance contraire: l'idéalisme gothique amène le matérialisme et le naturalisme de la Renaissance, et le baroque n'est qu'une synthèse de ces deux courants.
Dans la deuxième partie de son discours, Pekaf applique la méthode qu'il vient de définir à l'histoire tchèque dont il délimite les grandes périodes. Il distingue deux grandes époques, les seules qui aient laissé une trace profonde dans l'histoire du peuple tchèque: l'époque gothique qui va du 13e au 15e siècle et l'époque romantique qui correspond au 19e siècle. Ces deux époques présentent des analogies frappantes: elles sont caractérisées par leur idéalisme ardent et par leur amour de la liberté. A l'époque gothique, ce désir de s'affranchir de toute servitude matérielle se manifeste aussi bien dans les voûtes des cathédrales que dans les tendances sociales de l'époque: avènement de la bourgeoisie des villes, libération de la classe paysanne qui, dans certaines régions, était encore soumise au servage, épanouissement de la civilisation chevaleresque et, en même temps, conception plus démocratique de la vie. Le Hussitisme qui, lui aussi, cherche
à défendre la liberté et la dignité humaine, n'est qu'un des aspects caractéristiques de l'esprit du moyen âge.
Le Romantisme du 19e siècle, dans ce qu'il a de plus typique, rappelle l'époque gothique: comme le moyen âge, il est épris de liberté, il est essentiellement idéaliste et démocrate. La question religieuse n'étant plus au premier plan, l'idée nationale domine. Aussi le romantisme cherche-t-il à se procurer des forces toujours nouvelles en se plongeant dans le passé glorieux du moyen âge gothique.
Quant à la Renaissance et à l'époque baroque qu'on considère généralement comme une réaction contre le moyen âge et que Pekaf n'explique pas autrement, elles ne sont à vrai dire qu'un prolongement du moyen âge. Dans ses grandes lignes, l'ordre politique et social établi à l'époque hussite, est resté le même jusque à la fin du 18e siècle, malgré l'esprit plutôt aristocratique de la Renaissance. D'autre part, le Hussitisme a amené d'une manière directe et indirecte la Montagne Blanche qui devait déterminer la destinée politique de la Bohême jusqu'à la Grande Guerre. Aussi Pekaf juge-t-il qu'en prenant les choses d'un peu haut, on peut englober la Renaissance et le Baroque dans la période gothique. Pour lui, le moyen âge tchèque comprend une période de 5 siècles allant du début du 13e jusque vers la fin du 18e siècle.
Si le moyen âge gothique et le romantisme ont influencé l'histoire tchèque plus profondément que n'importe quelle autre époque, ce n'est point, suivant l'opinion de beaucoup d'historiens, parce que le romantisme est particulièrement conforme à l'âme slave, mais parce qu'il était, grâce à son amour de la liberté et à son optimisme
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créateur, une excellente arme de combat pour un petit peuple qui, de tout temps, a été obligé de lutter pour son indépendance.
Quant à l'époque moderne, seuls les historiens des prochaines générations seront à même d'en dégager les traits caractéristiques en s'inspirant avant tout de la physionomie particulière des arts modernes. Tout ce que nous pouvons dire dès aujourd'hui c'est que toutes les idées générales déterminant les luttes de l'époque moderne (nationalisme, libéralisme, démocratisme, socialisme, communisme) sont nées du rationalisme et du romantisme qui ne sont que deux réactions différentes contre le moyen âge.
11 semble donc que notre époque se rattache encore au romantisme du 19e siècle. Pourtant la réaction contre le romantisme n'avait pas tardé à se faire sentir. Le réalisme qui est essentiellement rationaliste a cherché à faire table rase de tous les préjugés que nous avait légués le romantisme. Sans oublier que c'est au romantisme que le peuple tchèque est redevable de son indépendance nationale, Pekaf, sorti lui-même des rangs des romantiques, se rallie à la cause réaliste, dans sa lutte contre l'illusion et contre le mythe.
Selon Pekaf, la méthode quil propose pour déterminer les grandes périodes de l'histoire présente deux grands avantages: Du fait qu'on cherche à dégager la physionomie propre de chaque époque, on sera moins tenté de juger le passé par le présent ou le présent par le passé. D'autre part on risque moins de se confiner dans une explication étroitement nationale de l'histoire d'un peuple: on comprend que « l'autonomie de l'histoire nationale est limitée par des éléments supranationaux », c'est-à-dire
que les grandes époques d'un peuple ne sont que partie d'une civilisation qui englobe l'histoire de plusieurs nations, c'est-à-dire de toute une partie de l'humanité.
Si Pekaf évoque, au début de son discours, le souvenir de son maître et prédécesseur, le professeur Goll, c'est surtout pour relever le grand mérite qu'a eu celui-ci de réagir contre l'explication trop romantique de l'histoire tchèque proposée par Palack^, qui était persuadé de la supériorité morale de l'ancienne civilisation slave sur les civilisations germaniques. Avec Goll, Pekaf insiste sur l'influence prépondérante des civilisations occidentales sur l'histoire du peuple tchèque. Le discours de Pekaf étant écrit d'une manière très brillante et suggestive a attiré l'attention de beaucoup d'historiens. Nous n'insisterons pas sur les articles de ceux qui se déclarent d'accord avec Pekaf et qui acceptent sa thèse avec enthousiasme. (V. Mathesius dans Pritomnost, Arne Novâk dans Lidové Noviny.) Pour nous il est plus intéressant d'entendre une opinion qui s'oppose aux idées de Monsieur Pekaf.
La revue hebdomadaire Sobota a publié un article de M. Jan Slavik, directeur des archives russes à Prague, qui attaque violemment les idées de Monsieur Pekaf. Il lui reproche d'interpréter d'une manière fausse et incomplète le moyen âge en général et le moyen âge tchèque en particulier. Suivant Slavik, Pekaf n'aurait considéré que l'un des aspects du moyen âge, le mysticisme chrétien, et seule cette vue limitée lui aurait permis d'affirmer que toute la vie publique de l'époque était déterminée par l'esprit qui avait animé les architectes des cathédrales gothiques. Dans le tableau qu'il fait de ce qu'il appelle
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l'époque gothique, il n'aurait nullement tenu compte de l'évolution de la philosophie et de la littérature du moyen âge, de la fin de la scholastique, de l'avènement d'une nouvelle critique scientifique, de l'humanisme du 14e et du 15e siècles, du nouveau naturalisme et du réalisme de cette époque. Slavik n'accorde pas non plus à Pekaf que le mouvement hussite n'ait cherché qu' « à préparer l'avènement du Christ et le royaume de Dieu sur terre ». Pekaf n'a pas vu, nous dit Slavik, l'élément révolutionnaire et moderne que contenait ce mouvement, ni cette lutte entreprise contre Rome qui amena, après les guerres hussites, la fin de I'universalisme catholique. Selon Slavik, les Hussites n'étaient pas uniquement animés par le désir de se rapprocher de Dieu: ils étaient en révolte contre la monarchie, contre l'ordre social de leur époque. Pekaf considère le mouvement hussite comme un des aspects caractéristiques du moyen âge, parce que, dans toutes leurs luttes, religieuses et sociales, ils se justifiaient par des idées empruntées aux évangiles. Mais M. Slavik fait remarquer que tout mouvement révolutionnaire devait, à cette époque, se faire au nom des évangiles et d'un retour au christianime primitif, parce que le moyen âge ne connaissait pas encore l'idée du progrès et que toute la conception du monde de l'époque était basée sur le christianisme encore tout puissant.
Slavik s'oppose en outre à l'interprétation que Pekaf donne de l'époque romantique. Il lui reproche de ne même pas mentionner la Révolution Française, en parlant du passage du moyen âge à l'époque moderne et au romantisme. Pour Slavik, le romantisme est avant tout une réaction
contre le rationalisme et la Révolution Française.
Si Pekaf est frappé par l'analogie qui existe entre l'époque gothique et l'époque romantique, Slavik voit surtout ce qui sépare ces deux époques. Pour lui, l'époque gothique — le mouvement hussite en particulier — est avant tout une époque qui sape les bases de l'ordre établi par le moyen âge: elle à préparé les révolutions religieuses de même que le 18e siècle a préparé la Révolution Française. Quand Pekaf relève les tendances religieuses et traditionalistes de l'époque gothique, Slavik est surtout frappé par les éléments progressistes et révolutionnaires qu'on y peut discerner. Aussi lui semble-t-il imposible d'établir un lien de parenté entre l'époque gothique et le romantisme qui est avant tout une réaction contre la Grande Révolution, réaction qui, ajoute Slavik, n'a pu arrêter le courant d'idées déclenché par la Révolution Française.
Slavik reproche à Pekaf d'avoir déformé la réalité pour soumettre les événements historiques à sa propre conception du monde qui est essentiellement conservatrice et antirévolutionnaire. Nous n'avons nullement l'intention de prendre parti dans cette controverse historique où seuls les spécialistes sont appelés à émettre une opinion personnelle. Notons d'ailleurs que le point de vue subjectif d'un historien de talent n'est pas moins attrayant que la réalité objective des événements qu'il relate. Ce qui intéressera donc le lecteur français dans cette controverse c'est autant l'opinion personnelle des historiens aux prises que la question sur laquelle porte leur controverse, parce que les différentes interprétations de l'histoire tchèque nous révèlent différents aspects de
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l'âme tchèque d'aujourd'hui. Si l'interprétation de M. Pekaf est celle d'un esprit conservateur, particulièrement attiré par toutes les manifestations du mysticisme chrétien, très sensible à la beauté artistique de chaque époque et doué d'une puissance évocatrice et d'une verve poétique rares, M. Slavik considère le passé d'un point de vue plus rationaliste, plus libéral et plus progressiste: son attention se fixe surtout sur les éléments novateurs, révolutionnaires de chaque époque et
sur les obstacles qui peuvent à s'opposer à ce progrès.
Nous avons vu dans notre dernière chronique que l'interprétation d'une époque, du 17e et 18e siècles tchèques, avait divisé les historiens tchèques d'après-guerre en deux camps dont les uns étaient animés par des idées plutôt religieuses et mystiques, tandis que les autres se plaçaient à un point de vue plus réaliste et rationaliste. Les deux articles que nous venons d'analyser nous révèlent le même antagonisme.
NOÉMI SCHLOCHOW
REVUE DES LIVRES FRANÇAIS
LITTÉRATURE
Les hommes de bonne volonté (Le 6 octobre. Crime de Quinette)
par Jules Romains. Paris (Flammarion).
N'est-ce pas émouvant d'entendre un écrivain déclarer: «Je publie aujourd'hui les deux premiers volumes de l'oeuvre qui sera probablement la principale de ma vie», quand cet auteur écrit depuis plus de vingt-cinq ans, qu'il est arrivé à l'âge des décisions sans retour et qu'il a derrière lui le passé littéraire de Jules Romains?
Il s'agit bien en effet d'une oeuvre monumentale, d'un récit qui s'étendra sur vingt-cinq années — de l'année 1908 à l'année 1933 — et qui sera, de l'aveu de l'auteur, une grande peinture du monde contemporain. A l'ampleur d'un pareil dessein les précédents ne manquent d'ailleurs pas, de Balzac à Proust; mais Jules Romains, dans une préface très nourrie et très claire nous explique pourquoi ces précédents ne lui serviront pas de modèles. C'est que les uns ne sont que des séries de romans séparés, de «peintures particulières», dont la juxtaposition ne donne que plus ou moins l'équivalent d'une peinture d'ensemble (type Comédie Humaine ou Rougon Macquart), et que les autres puisent leur unité «dans la personne et la vie d'un héros principal » autour de qui la société ne s'ordonne qu'en se déformant (type Jean Christophe). Voilà pourquoi Jules Romains a cherché une technique nouvelle, dont il espère qu'elle lui permettra de construire une oeuvre véritablement une sans être pourtant centrée sur un seul individu.
Cette technique nouvelle, il évite d'ailleurs, de la préciser d'avance avec trop de rigueur; mais il nous prévient que son récit sera rompu, dissymétrique, que le lecteur ne pourra pas concentrer sur tel ou tel personnage une attention complaisante, qu'il sera dérouté et qu'il lui faudra se résigner à trouver dans cet ouvrage des aventures qui n'aboutiront pas, des êtres dont on n'entendra plus parler, «tout un pathétique de la dispersion, de l'évanouissement, dont la vie abonde, mais que les livres se refusent presque toujours». A ce point de son exposé, beaucoup de bons esprits s'exclameront, — et ce sont exclamé déjà — que l'art est précisément un choix et qu'un miroir qui reflète exactement la vie ne nous intéresse pas puisqu'il ne nous apprend rien...
Seulement, Jules Romains nous avoue que, s'il ne veut pas imposer à la vie un ordre arbitraire, il compte bien pourtant découvrir en elle un ordre profond. «Nous arriverons quelque part, mon titre vous le promet». Et comme cet ordre que chacuncroit découvrir dans la vie n'est au fond que l'expression même de nos tendances particulières, la forme plus ou moins consciente de notre philosophie, de notre religion, voilà l'arbitraire réintroduit dans l'oeuvre, et l'art du même coup : « Homo additus naturae».
Le récit, avons-nous dit, doit s'étendre sur une période de vingt-cinq ans. C'est à donner le vertige si l'on songe que le premier volume des «Hommes de bonne volonté» est consacré à la seule journée du 6 Octobre 1908! Mais il est bien entendu qu'il s'agit ici d'une sorte de prélude
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symphonique qui n'aura son pendant — Jules Romains l'a lui-même confié à Frédéric Lefèvre — que dans le dernier volume. Pourquoi ce 6 Octobre? C'est peut-être que cette journée exceptionnellement belle suffit, par son allègre limpidité, à plonger dans une atmosphère sentimentale et morale analogue les cinquante ou cent personnages qui défilent dans ce premier volume, qu'elle favorise l'évocation d'un Paris «unanime». Pourquoi l'année 1908? C'est parce qu'elle marque aux yeux de Romains le début de la crise de notre civilisation. Vous trouverez page 28 la liste des événements qui, au Maroc, en Bulgarie, en Herzégovine permettent à Jules Romains de démontrer sans en avoir l'air que cette belle journée du 6 Octobre était «tout-à-fait sur le bord de l'histoire».
Il faudrait beaucoup plus de place que je n'en ai pour simplement énumérer les différents tableaux, scènes, petites nouvelles dont sont faits les dix premiers chapitres du 8 Octobre. Chacun d'eux est aussi parfait dans son genre que l'étaient les récits du Vin blanc de la Villette et l'on passe de l'un à l'autre sans effort. Les choses se compliquent, au contraire, quand les personnages commencent à réapparaître, mais nous en sommes quittes pour nous reporter à l'Index des personnages que Jules Romains a eu l'heureuse audace de composer lui-même pour notre plus grande commodité. Au milieu de tant de pages brillantes, quelques-unes se détachent dont, à leur accent vibrant et pénétré, on devine qu'elles sont vécues. Je suis bien sûr qu'il n'y a rien de plus émouvant dans ce livre que le Voyage du petit garçon qui pousse son cerceau devant lui, avant que la nuit ne tombe, du carrefour Ordener à la rue Lamarck. Quand il est arrivé là-haut, il reprend haleine et le ton change, car voici La présentation de Paris à cinq heures du soir: grand morceau de bravoure unanimiste, exact équivalent de la présentation de Paris du haut des tours NotreDame dans le chef d'oeuvre du roman romantique. Admirablement maître de son art, Jules, Romains, arrive à force de lyrisme et d'artifice à élargir l'horizon jusqu'aux limites de
limites de
l'Asie et de l'Europe. Le morceau est tout prêt pour les anthologies, mais n'est-il pas de ceux qu'on ne lit bien que dans les anthologies?
Quant au second volume, Crime de Quinette, il s'organise autour d'une aventure bizarre et d'un personnage médiocre qu'on est un peu déçu de voir apparaître en pleine lumière quand tant d'autres restent dans l'ombre. On a parlé à propos du Crime de Quinette de roman policier et ce n'est pas tout à fait juste. Le seul crime qui compte, celui que commet Quinette lui même, ne pose d'autre énigme que psychologique. C'est un roman psychologique à propos d'une histoire policière : Romains, évidemment a pensé à Dostoïevski; on n'oserait jurer qu'il y fasse penser son lecteur.
C'est une malchance, dont Jules Romains est un peu responsable, qui nous fait refermer le livre, sur des réserves. Mieux vaut définir une impression d'ensemble, et proclamer que par leur nouveauté, leur courage et leur ampleur, ces deux premiers volumes ont la noblesse émouvante des grands départs. JEAN PASQUIEK
Passade, par Germaine Castro. Paris (Emile Paul.)
Ce passage, c'est celui d'un petit être aérien, caressant, inspiré, qu'une longue maladie arrache à la tendresse exaltée de sa maman. Sujet atroce; et c'est la mère qui raconte! Le dernier tiers de ce récit, contracté d'angoisse, trempé de larmes, secoué de révoltes et de sanglots est d'une lecture si cruelle que nous en voulons presque à l'auteur qui délivre en nous, pour un simple roman, de si douloureuses émotions.
Peut-on, d'ailleurs, parler ici de roman? Qu'y a-t-il dans ce livre, où sont évoqués de longs voyages, la guerre et le défilé des saisons, qu'y a-t-il d'autre au fond qu'un portrait, tracé d'une main tremblante d'adoration et de crainte? Portrait inquiétant et sensible comme un pastel romantique; tableau d'une enfance poignante et menacée; évocation d'un de ces enfants-anges, de ces enfants-poètes dont on sent bien que les Dieux les aiment trop!
Mme Germaine Castro écrit une
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prose aiguë et nonchalante, désabusée et sensible qui mord directement sur notre sensibilité. L'emphase des dernières pages nous gêne un peu, mais que de sûreté, que d'éclairs dans certains chapitres d'une rapidité fatale! Si Mme Germaine Castro est capable d'écrire un autre livre, je crois en sa vocation d'écrivain, j. p.
Rose noire, par A. Roubé-Jansky. (A. Fayard.)
Nous sommes à Constantinople, et la troublante Natacha, que la Révolution a chassée de Russie est devenue la maîtresse d'Itturo Tagami San, secrétaire à la légation du Japon... Aimez-vous l'exotisme... ? Chacun d'eux s'exclame en sa langue, mais, pour le plus grand plaisir du lecteur, tous deux conversent en français qui est, comme chacun sait, la langue diplomatique. Sauf que leurs sensualités s'accordent assez bien, la nonchalante danseuse du cabaret de la Rose Noire, et le petit fils des samouraïs n'ont pas grand chose de commun: ils se séparent, se rejoignent, se caressent et s'injurient, et tout cela finit par un joli petit poignard plongé dans la poitrine de Tagami. Le lecteur n'en est pas autrement surpris; mais il sait gré à l'auteur de l'avoir promené à travers tant de milieux pittoresques, tant de paysages si ressemblants, si authentiques, et d'avoir dessiné devant ses yeux, d'un trait légèrement caricatural, mais précis et mordant, des personnages en compagnie desquels on ne s'ennuie pas une seconde. Voici deux exemples du style amusant et naturel d'A. Roubé-Jansky. D'abord le lever du Japonais: «Chaque matin, au réveil, un petit homme jaune chétif se dépêchait, courait dans une robe flottante verte, se rasait, se lavait, enduisait ses joues de crème, lustrait ses cheveux noirs, durs, avec une brillantine à l'oeillet poivré qu'il brossait avec les mouvements du chat qui se passe la patte sur l'oreille. »
« Habillé, il allait s'assurer devant la glace de l'armoire laquée blanche qu'il était un grand monsieur japonais, mais en même temps un Européen très distingué, irréprochable.»
Et voici mainterant le lever de sa maîtresse:
«Après le bain elle se frottait avec des lotions, des essences variées, s'enfarinait de poudre de riz, de la tête au pieds, éternuait, chantait, se parlait à elle-même, riait, improvisait des danses cosaques et des grimaces incroyables...»
Dis-moi comment tu te lèves... Mais n'est-ce-pas que cela devait finir par un coup de poignard? j. p.
Contes du Jongleur, par Albert Pauphilet, Paris (Piazza).
Il s'agit ici d'un charmant recueil, agréablement présenté, où l'on aura plaisir à lire ou à relire quelques-uns des contes les plus spirituels et les plus gracieux que nous aient laissés nos ancêtres: Le testament de l'âne, le lai d'Aristote, Aucassin et Nicolette, etc... M. Pauphilet les a choisis et les a traduits en français moderne, en les allégeant un peu. Sa traduction leur rend une jeunesse nouvelle.
C'est que, parmi tant d'excellents spécialistes de la littérature médiévale, M. Pauphilet se distingue par son souci de rester «lecteur», lecteur attentif à son plaisir, lecteur qui tient à saisir la moindre nuance de ton, et la plus subtile intention de l'auteur. Cela revient à dire que M. Pauphilet, dans un domaine où l'histoire et la philologie furent longtemps reines, réintroduit la critique littéraire.
Sur des textes qui nous viennent de si loin et qui nous sont parvenus vierges de tout commentaire esthétique, le profane n'imagine pas comme la tâche est délicate et l'erreur aisée. A preuve ce Moyen-Age fruste et pleurard — presque aussi ridicule que le Moyen-Age troubadour de nos grand-mères — dont certains traducteurs ont, en toute bonne foi, installé l'image dans l'esprit de leurs contemporains.
M. Pauphilet ne se trompe ni sur le sens ni sur le ton : l'Aucassin alerte et malicieux qu'il nous restitue est évidemment le vrai. Encore fallait-il s'en aviser: plus encore que de l'érudition, c'était affaire de goût
Encore fallait-il que la traduction toute nue nous rendit la saveur de cet ingénieux dosage de parodie de bonne foi : c'était l'affaire d'un véritable écrivain... Pour notre plus grand
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plaisir, M. Pauphiiet était l'homme qu'il fallait. JEAN PASQUIER
Victor Hugo raconté par ceux qui l'ont vu, par Raymond Escholier. {Stock)
Après tant de vies romancées, où le lecteur s'irrite de ne pas pouvoir distinguer les données historiques des imaginations de J'auteur, la collection que la Librairie Stock intitule Les Grands Hommes par ceux qui les ont vus sera accueillie avec soulagement. Chacun de ces volumes est une succession de documents, heureusement choisis et intelligemment classés, dont se dégage, pourvu que le lecteur y mette un tant soit peu du sien, une figure, à la fois authentique et vivante.
Le Stendhal composé par M. Paul Jourda restera sans doute l'un des volumes les plus attachants et les mieux équilibrés de la collection qu'il inaugura. Le Victor Hugo de M. Raymond Escholier est bien attrayant lui aussi. Le plan que M. Escholier a adopté pour le classement de ses textes est intelligent et noble ; les témoins qu'il fait défiler devant nous, d'Honoré de Balzac à Maurice Barrés, sont en général de ceux qu'on ne récuse point. Les blasphémateurs et les dévots sont d'ailleurs également appelés à la barre, et de leurs dépositions nait une image en somme très cohérente. Vénéré ou moqué, en pantoufles ou sur le Sinaï, comme Victor Hugo reste bien le même homme!
Le seul reproche qu'on puisse faire à M. Escholier, c'est de s'être borné trop souvent à reproduire le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, que tout le monde a lu, ou peut se procurer sans le moindre effort. Le grand mérite de ce genre de recueils devrait être de rassembler, pour la commodité du lecteur, des textes sinon rares, du moins dispersés, j. p.
Benjamin Constant: Lettres à sa famille, 1775-1830, Publiées par Jean H. Menos, Paris (Stock).
«Ma chère grand'maman, j'espère que vous vous souvenez encore d'un petit être qui vous aime beaucoup et à qui vous avez témoigné de l'amitié pendant son séjour à Lausanne, qui a été très court. J'ai passé mes
meilleurs moments chez vous et je voudrais y être encore... Je trouve que j'achète la science bien cher puisqu'elle m'éloigne de vous...»
Cette lettre que Benjamin Constant écrivait dans sa huitième année à sa grand'mère la générale de Chandieu ne vous donne-t-eile pas envie de lire toutes celles qu'il écrivit ensuite à sa tante, la comtesse de Nassau, à son oncle Samuel de Constant, à son cousin Charles et à sa cousine Rosalie?
Cette réédition d'un choix de lettres, paru d'abord en 1888 et depuis longtemps épuisé, nous permet de satisfaire bien des curiosités. Elle nous présente Benjamin Constant sous les éclairages les plus variés, et l'excellente introduction de Jean H. Menos nous introduit agréablement dans ce cercle familial.
Mais qui publiera maintenant les lettres de cette Rosalie de Constant «spirituelle, instruite, d'une franchise calviniste, passionnée dans ses amitiés et ses antipathies, un peu sermoneuse aussi», qui resta, jusqu' à la fin, l'amie la plus fidèle de son cousin germain? C'est dans les quelques lettres d'elle que cite M. Menos, mieux encore que dans le «Journal intime», qu'il faut chercher le tableau le plus frappant des scènes que Mme de Staël infligeait à son amant lassé : «Je sors, je la retrouve à la renverse sur l'escalier, le balayant de ses cheveux épars et de sa gorge nue, criant : «Où est-il? il faut que je le retrouve. » » (Lettre du 8 septembre 1807.) C'est elle qui pose la première et le plus clairement la problème de savoir si Ellénore représente Mme de Staël ou Mme Lindsay, et quand Corinne disparaît c'est elle encore qui trouve les formules les plus pénétrantes et les plus justes: «La vie et la mort de cette femme célèbre sont des sujets inépuisables d'étonnement et de réflexion. Quel dommage pour l'honneur de l'humanité qu'elle n'ait pas eu autant de grandeur dans l'àme que dans le génie! Le sentiment qui domine sur elle est une profonde pitié; car elle a sûrement plus souffert que personne...» j. p.
Essais Critiques par Henri Frédéric Amiel. Publiés avec une IntroRevue
IntroRevue de Prague — XI (n° 56, 1932)
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duction et des notices préliminaires par Bernard Bouvier. Paris. (Stock.)
M. le Professeur Bernard Bouvier, l'exécuteur testamentaire et publicateur des inédits d'Amiel, a déjà publié en 1927 une nouvelle édition en deux volumes des Fragments d'un Journal Intime. Mais voici cette fois, avec ces Essais Critiques, du nouveau! «Amiel n'est pas tout entier dans le Journal Intime», dit M. B. Bouvier; et il a réuni dans ces pages des morceaux inconnus de la plupart, jusqu'ici dispersés dans des brochures ou périodiques introuvables, ainsi que de nombreux passages inédits du Journal Intime. Disposées par ordre chronologique, ces études sont accompagnées de notices où M. B. Bouvier les encadre dans les expériences et les circonstances du moment où ils ont été écrits. Ce sont des essais sur l'art, la littérature et les écrivains, l'histoire, la religion, la vie sociale.
Ce volume précieux permet de mieux apprécier Amiel critique, sa méthode scrupuleuse, ses intuitions, ses idées, sa sensibilité. Le lecteur sera guidé par une introduction de M. Bouvier qui constitue une consciencieuse étude sur Amiel et sur la philosophie de la critique.
La littérature italienne, par M.
Hauvette, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris (Armand Colin).
La littérature italienne de M. Hauvette, dont la première édition date de 1906, était restée le bréviaire de tous les italianisants français qui trouvaient dans ces cinq cents pages le tableau le plus intelligent et le mieux équilibré des grandes époques d'une des plus belles littératures du monde; mais cette étude s'arrêtait à l'année 1900, et c'était dans la conclusion qu'il fallait chercher quelques indications, trop brèves sur les tendances de la littérature italienne vivante. Ce sont précisément ces indications qui viennent d'être développées en une cinquième partie de 125 pages, consacrée à l'Italie régénérée (de 1870 à 1930).
On lira avec un intérêt particulier le chapitre intitulé Le mouvement littéraire de 1915 à 1930 où M. Hauvette témoigne à l'égard des snobismes
snobismes des engoûments d'un jour, de la plus noble indépendance (voir en particulier les pages assez dures consacrées a Pirandello «humoriste impénitent»). C'est par un véritable tour de force que M. Hauvette a réussi a introduire, dans une nomenclature très complète et qui pouvait être monotone, cette méthode et cette élégante clarté qui ont fait le succès du reste du livre.
j. p.
Le Rêve et la personnalité, par
Marguerite Combes. Paris (Boivin).
«De lecture aussi attrayante qu'un bon roman psychologique, Le Rêve et la Personnalité est en même temps l'oeuvre d'un esprit formé dans un milieu de savants, et qui met des dons littéraires délicats au service d'une observation respectueuse des faits, toujours dirigée par un souci légitime d'intelligence et d'organisation», voilà ce que pense de cet ouvrage M. André Lalande qui l'a préfacé, et bien des lecteurs seront de son avis.
Ceux qui sont familiers avec les problèmes de la psychologie y trouveront la plus sincère tentative faite pour répondre à quelques une des innombrables problèmes que pose le rêve : Notre personnalité se retrouve-t-elle à travers le rêve? L'oeuvre d'art a-t-elle des rapports avec le pouvoir de choix et d'arrangement qui se déploie dans certains rêves? Les rêves ont-ils un sens?
Et quant aux lecteurs qui liront ce livre pour leur simple plaisir, ils seront sensibles à l'étrange poésie, à l'atmosphère de vertige qui baigne, par exemple, le «rêve de la vieille tante » ou de celui du « fiancé chat ».
j. P. * * *
TROIS VOYAGES EN TCHÉCOSLOVAQUIE
Sur les routes de Bohême, par
Gabriel Faure. Paris (Charpentier).
Chez les affranchis, par Hugues Lapaire, Lille (Mercure de Flandre).
Prague et la Tchécoslovaquie, par Hugues Lapaire et Jules Chopin. Grenoble. (Arthaud.)
L'âge didactique, l'ère des initiations semblent terminés: celui qui
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écrit aujourd'hui, à l'usage des Français, un livre sur la Bohême n'a plus besoin d'avertir son lecteur qu'il s'agit d'une république de quinze millions d'habitants, que la Bohême fut soumise pendant trois siècles a la domination autrichienne, et que la langue maternelle des Praguois n'est ni le polonais ni l'allemand! Il semble que, désormais, on puisse écrire sur la Tchécoslovaquie «pour son plaisir», et c'est bien l'impression que donnent trois des derniers livres que des voyageurs français aient consacrés à leurs souvenirs de Bohême.
M. Gabriel Faure est d'ailleurs un de ces auteurs heureux qui ne donnent jamais à leur lecteur que des impressions de loisir ou de plaisir,.. Où donc ai-je lu que ses charmants ouvrages sur l'Italie semblaient le récit d'un perpétuel voyage de noce? Mais un voyage de noce en Bohême? — Pourquoi pas? N'est-on pas accueilli dès le seuil par l'ombre galante de Casanova, que salue au passage M. G. Faure? N'y est-on pas emporté par le vertige d'un printemps dionysiaque qui donne au voyageur «la plus belle impression vernale dont il se souvienne»? Et quelle fête attendrie et charmante que cette soirée «avec Mozart» où nous convie, sous les ombrages de la Bertramka, notre pèlerin lettré et sentimental ! N'allez pas croire, pourtant, que son livre se maintienne à tout prix dans cette note gracieuse, presque mièvre, qui correspondrait si mal à l'âme profonde et au destin tragique de la Bohême: ce chapitre au titre trompeur: Les roses de l'Archiduc se teinte de reflets sanglants, et celui que l'auteur consacre au pays de Jean Huss évoque à merveille la silhouette abrupte de Tabor, et ces grands remparts éventés où l'on comprend si bien que «le Dieu des Hussites» était vraiment «le Dieu des combats». Il suffit de feuilleter quelques-unes de ces pages pour s'apercevoir que M. Faure n'est pas un touriste banal qui recopie ses notes: c'est un écrivain qui voyage.
Si le livre de M. Hugues Lapaire est moins prémédité, il n'en est pas moins vivant. Après le raid confortable pour touristes de luxe, voici, sur les mauvais chemins de village,
les cahots de la Ford. Ce livre a beau s'appeler Chez les affranchis, les populations à travers les quelles il nous promène ne portent ni foulards rouges ni rouflaquettes! Ce sont des paysans durs à la besogne, amis des costumes éclatants. M. Lapaire se soucie peu de confronter des paysages historiques avec des souvenirs littéraires, mais dès la gare de l'Est, tout l'intéresse et l'amuse: son compartiment peuplé, comme par miracle d'une Américaine excentrique, d'un Allemand engourdi et d'un flegmatique Anglais ; puis les fiacres de Prague ; puis les fameux lits tchèques, où il refuse énergiquement de s'endormir; puis tous les spectacles de la ville et des champs, et les pirouettes de Kaspârek comme les superstitions des pâtres de Slovaquie. C'est ici comme dirait Montaigne un livre de «bonne foi» et surtout de bonne humeur.
Quelque part dans son livre, M. Lapaire nous parle en connaisseur des fameux calembours de son ami Jules Chopni. Il n'y a pourtant pas de calembours dans le beau volume richement illustré que les deux amis viennent d'écrire ensemble à la gloire de Prague et de la Tchécoslovaquie. C'est au contraire un ouvrage ordonné et sérieux, où reparaît une préoccupation didactique, dont il nous faut ajouter tout de suite qu'elle reste discrète, et soucieuse d'originalité. On avait déjà, par exemple, décrit l'arrivée à Prague en chemin de fer, en auto, en avion, mais qui avait songé à se laisser glisser, sur un train de bois des gorges de Cesky Krumlov à la falaise de Vysehrad? Et pourtant peut-on faire dans la ville plus gracieuse entrée? «Doucement, notre train de bois glisse sur les vaguelettes et aborde une rive où frissonnent de géants peupliers ; nous sommes arrivés à Prague». Il est vrai que les deux amis l'ont échappé belle à la hauteur du château d'OstromeC et qu'ils ne se présentent pas les pieds secs à l'audience de la reine Libuse! A quelles dangereuses fantaisies les souvenirs fallacieux de la Belle Nivernaise peuvent-ils entraîner deux vagabonds impénitents! Mais louonsles d'être restés, à travers les 226 pages de leur gros livre, si enthousiastes, si infatigables. Des Monts
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de Bohême aux Karpathes, ils nous mènent à travers tant de villes et de paysages, ils nous décrivent tant de châteaux et de monastères que celui qui croit le mieux connaître le pays songe avec remords à tout ce qu'il n'a pas su découvrir, et les photos de ce livre, choisies avec tant de goût ne suffisent pas à le consoler.
J. PASQUIER
LIVRES DE GEOGRAPHIE ET D'HISTOIRE
La France — son visage — son peuple — ses ressources, par Ernest Oranger (A. Fayard et Cie).
M. E. Granger, déjà bien connu pour les qualités remarquables de clarté et d'élégance qui ont valu un si grand succès à la Nouvelle géographie universelle qu'il a publiée il y a quelques années à la Librairie Hachette, nous donne aujourd'hui un instrument qui manquait jusqu'ici aux étrangers — une description géographique de la France illustrée de cartes et de statistiques et munie d'une précieuse bibliographie. L'ouvrage débute par une vue d'ensemble et une étude de la configuration générale de la France, de son sol, de son climat, de sa couverture végétale. Les pages 33 à 164 sont une description à la fois claire et précise des régions naturelles. Dans la partie suivante, intitulée «les hommes», l'auteur, s'inspirant des méthodes de Vidal de la Blache et de J. Brunhes retrace l'histoire de la formation de la nation française et analyse tous les phénomènes de population pour aboutir à une description très complète des caractères essentiels du peuple français (p. 214 à 228). Le tableau économique qui termine le volume achève ce livre de géographie intermédiaire entre le manuel et le grand ouvrage réservé aux seuls spécialistes. Nous le recommandons tout particulièrement à tous les bibliothécaires des Alliances françaises: c'est un ouvrage de fonds et de références, de lecture fort agréable, indispensable à tous ceux qui s'intéressent à la France et à la civilisation française. A. FICHELLE
Au pays des superstitions et des rites, par le Commandant Baudesson, Paris (Librairie Pion).
Le sympathique auteur de cet ouvrage a longtemps séjourné en Tchécoslovaquie. Mais que nos lecteurs se rassurent! Il ne s'agit ici ni de la Bohême, ni même de la Russie Subcarpathique, mais bien des «Mois» et des «Chams».
Les Mois sont un peuple à demi civilisé qui habite les montagnes et les hautes terres de l'Indo-Chine. Les Chams (prononcez Tiams) sont un groupement de races malayo-polynésiennes et de religion musulmanne dont les 130.000 derniers représentants vivent actuellement en Annam, dans la province de BinhThuan.
Le commandant Baudesson, qui a fait partie de plusieurs missions d'étude pour le chemin de fer transindochinois, connaît à merveille ce dont il nous entretient. L'ethnographie l'intéresse et comme il a de réels dons de conteur et qu'il a couru là-bas maintes aventures, ce livre est à la fois un précieux recueil de documents et un attrayant récit de voyage. On y trouve même parfois d'excellents conseils comme en témoignent les quelques lignes suivantes, extraites du livre de chevet dont doit s'inspirer, paraît-il, toute jeune fille cham avant d'entrer en ménage; «Foie et Fiel de ta mère! Approche, enfant, et retiens les usages qui concernent les femmes:
«Dans la famille, le point d'appui c'est l'époux et toute la considération que ce dernier mérite rejaillit sur sa femme.
«Souviens-toi que la prospérité du ménage est entre les mains de l'épouse. Les biens qu'on lui confie, c'est à elle qu'il appartient de les ménager. ..
«Ne gaspille donc jamais la plus petite chose. Veille à ce que chaque porte ait toujours son verrou...
«Serais-tu laide comme une guenon, si tu te conduis suivant ces principes, tu conserveras l'amour de ton époux, car ta présence lui sera aussi profitable que s'il possédait une barre d'or de la hauteur d'un cocotier!...»
JEAN PASQUIER
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Au seuil de notre histoire — II, 1914—1923 Camille Jullian — (Boivin et Cié).
Le célèbre historien français qui a su en des pages lumineuses faire revivre l'histoire de la Gaule a publié ces temps derniers un certain nombre de leçons d'ouverture prononcées pendant et après la guerre, ainsi que quelques plans de leçons d'histoire traitant de sujets d'un haut intérêt de l'histoire générale ou des questions plus spéciales.
Il est incontestable que les thèmes traités dans ces leçons semblent, à première vue, hétérogènes; toutefois le lien qui les unit se révèle à la lecture. Le savant professeur de l'histoire des antiquités nationales au Collège de France n'est point de ceux qui croient que l'historien doive se désintéresser du présent et de l'avenir. Ayant puisé dans l'histoire du passé français un patriotisme intense autant qu'éclairé, il essaie de placer les événements dont il est le témoin dans le cadre du développement historique du pays dont il a su éclairer avec tant de science les origines lointaines et aussi, — et c'est son mérite — dans le cadre de l'évolution générale de l'humanité. On trouvera p. 85 quelques pages qui sont parmi les plus éloquentes qui aient été écrites sur l'idée de patrie. Cet ouvrage non exempt de passion est moins un livre d'histoire qu'un hymne à la nation française, tout imprégné d'amour et exempt de haine. C'est sous cet angle qu'il doit être interprêté, A. F.
Le masque de fer, par Maurice Duvivier (Collection Ames et visages), A. Colin. Paris.
Voici un tentative fort intéressante : dégager de la légende de l'homme au masque de fer «créée par Voltaire», les éléments vrais et remettre au point, en toute sincérité une question que d'innombrables chercheurs ont compliquée à plaisir. M. M. Duvivier a tenté, en soumettant à la critique la plus rigoureuse tous les documents de prouver que le captif mystérieux mort à la Bastille en 1703 était un certain Eustache Dauger arrêté secrètement en 1669, d'abord prisonnier à Pignerol en même temps que Fouquet. Ce Dauger était un gentilhomme
gentilhomme bonne race dont le frère joua un certain rôle à la cour de Louis XIV; il aurait été compromis dans une affaire de messe noire en 1659, puis dans l'assassinat d'un page à St. Germain en 1665, scandale à la suite duquel il dut démissionner de l'armée. Des documents très curieux retrouvés par M. M. Duvivier tendent à faire croire qu'il fréquenta ensuite la haute pègre parisienne et fut mêlé à des affaires retentissantes d'empoisonnement qui avaient compromis Me de Montespan. Bref il nous apparaît comme l'original du Don Juan de Molière «sodomiste et sataniste, tueur et empoisonneur, poussant de noires intrigues jusque dans l'Olympe, il brava trop la foudre royale qui l'écrasa». Il était mûr pour Pignerol, où il fut transféré. Louis XIV, grand ami de son frère, ne voulut pas de scandale irrémédiable et ordonna le secret absolu. Si les hypothèses, d'ailleurs, sérieusement étayées de M. Duvivier sont exactes, Dauger aurait réussi à empoisonner Fouquet dans sa prison. Qui avait été l'instigateur de ce nouveau crime? Probablement Lauzun, compagnon de geôle de Fouquet et de Dauger à Pignerol et qui avait vainement demandé à Fouquet, sur le point d'être libéré, la main de sa fille. Et Lauzun lui-même fut peut-être l'instrument de la vengeance de Colbert lequel exécrait Fouquet, en trop bons termes avec la famille de Louvois. A la suite de l'assassinat de Fouquet, la détention de Dauger devint plus sévère encore. Louvois exigea qu'on n'entendît plus parler de lui. On ne retrouve plus sa trace que lorsque son geôlier, Saint-Mars, gouverneur de Pignerol fut transféré à la Bastille. Il emmena alors son prisonnier, auquel on mit un masque de velours sur les yeux pour que nul ne le reconnût. Dauger mourut à la Bastille quelques années plus tard. Peu de romans policiers sont aussi passionnants que cette histoire aux dessous ténébreux que M. Duvivier a réussi à présenter sous de nouveaux aspects. A. FICHELLE
Cléopâtre, par Gaston Delayen (la
Collection Ames et Visages, A. Colin).
M. G. Delayen n'a pas écrit une
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biographie romancée, mais une oeuvre d'histoire s'appuyant sur des documents dont les références sont scrupuleusement indiquées à la fin de son livre. En un style attrayant et imagé. M. G. Délayer a peint Cléopâtre, type de la femme politique autant que de la grande amoureuse. Il nous montre que l'histoire de ses amours avec Pompée, César et Antoine n'est au fond que celle de sa lutte contre Rome.
A l'occasion de la description des amours de l'Egyptienne avec les rudes Romains, l'auteur nous transporte dans le milieu; il nous donne un raccourci de la vie égyptienne du temps, et un tableau de cet Orient raffiné qui s'opposait à l'Occident plus rude, voire même barbare.
Le récit de l'entrevue dramatique de lareine d'Egypte, déjà vieillie et moins sûre de ses charmes avec Octave, le contraste entre lui «calme et doucereux et elle agitée, loquace, implorant et pleurant» est particulièrement émouvant.
Le livre est une bonne mise au point des nombreux travaux qu'à suscités la question des rapports de Rome et de l'Orient à la fin de la République. Il se lit comme un roman bien écrit. A. FICHELLE
Marquis de Ferrières — Correspondance inédite {1789—1790—1791) publiée par N. Carré (A. Colin).
La collection des «Classiques de la Révolution Française» dans laquelle a déjà été publiée la traduction des Voyages d'Arthur Young se continue aujourd'hui par la publication de la correspondance d'un gentilhomme campagnard qui fut député de la Noblesse aux Etats généraux. C'est un document inestimable qui nous fait connaître la pensée d'un noble libéral qui savait voir et qui nous donne les détails les plus précieux sur la vie des députés de la nation à Versailles et à Paris en même temps que sur la vie d'un gentilhomme campagnard à la fin de l'ancien Régime, A. F.
Le G. Q. G. allemand et la bataille de la Marne, par le Lt. Colonel L. Koeltz, breveté d'Etat-Major {Payot).
La «Collection de mémoires, études et documents pour servir à l'histoire
de la guerre mondiale», dans laquelle la maison Payot a publié déjà de nombreux et importants travaux de documentation s'adressant à tous ceux, historiens ou soldats, qu'intéresse l'histoire de la guerre mondiale, vient de s'enrichir d'un nouveau livre dû à la plume du Lt. Colonel Koeltz de l'Etat-Major de l'Armée. L'auteur, auquel nous devons déjà plusieurs ouvrages du même genre s'est proposé de démontrer, contrairement à l'opinion soutenue par nos adversaires que l'échec de l'Allemagne n'a pas été l'oeuvre du hasard, mais bien le résultat de l'incapacité et des fautes commises par le commandement allemand. A cet effet, l'auteur, bien qu'il possède à fond la documentation française, ne s'appuie que sur les documents de source allemande. Se plaçant par la pensée au G. Q. G. allemand à Luxembourg, il nous présente sous un jour tout nouveau et d'une manière extrêmement vivante, le déroulement des faits vus de l'autre côté de la barricade.
Son récit nous fait suivre jour par jour, heure par heure, parfois même minute par minute l'arrivée des nouvelles du front à la section des opérations ou la section de renseignements de l'Etat Major Général, les réactions qu'elles provoquent, les décisions qu'elles entraînent. On y voit les espoirs, les doutes de v. Moltke et de son Etat-Major. La réalité de la bataille est présentée ici tout entière, non seulement celle du front, mais aussi celle de l'arrière, dans l'ambiance immédiate du chef suprême des armées.
Aujourd'hui nous savons que le commandement allemand d'avant guerre sous-estimait le haut commandement français; l'auteur démontre qu'en réalité, à la bataille de la Marne en particulier, ce furent v. Moltke et ses Etats-Majors qui ont été incapables de comprendre la situation. Aujourd'hui encore, les Allemands ne veulent pas admettre cette opinion; ils s'efforcent d'expliquer leur défaite par l'intervention d'autres facteurs, en particulier par le hasard. Dans son récit, l'auteur étudie non seulement l'activité de l'aile droite allemande, comme on l'a fait dans tous les livres qui ont paru jusqu'ici
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sur la bataille de la Marne, mais encore l'activité de la gauche, dont le rôle aussi a été important sur l'ensemble de ces opérations, il montre ensuite la répercussion de la victoire française sur les décisions du G. Q. G. concernant le front de France, sur les événements à l'arrière et sur les autres fronts allemands. L'ouvrage du Lt. Colonel Koeltz est par là une étude à la fois historique et psychologique.
«L'art de la guerre est tout d'exécution» a dit Napoléon. Toutes les discussions sur la valeur du plan de Schlieffen et sur la façon dont il devait être appliqué sont vaines, puisqu'en réalité la situation s'est présentée de tout autre façon et est restée incomprise des commandants des grandes unités et de v. Moltke lui-même. Si PEtat-Major, instrument personnel et immédiat du chef, n'est pas en contact étroit avec les troupes, le chef ne peut manier ses armées comme il l'entend; en un mot, il ne commande pas. Ce n'est pas le hasard qu'il faut accuser, mais le commandement lui-même.
L'auteur conclut très justement: « Par son organisation, comme par sa formation et ses méthodes, fruit de quarante années de labeur silencieux, par ses qualités, fruit de la race et de l'éducation, le commandemenfrançais fut supérieur au commandement allemand. Et ce fut là la vraie cause de la défaite des armées aile mandes.»
On ne peut que recommander à tous la lecture de ce remarquable ouvrage, si bien et si consciencieusement présenté, et de féliciter l'auteur de la contribution nouvelle qu'il apporte à l'histoire de la guerre mondiale. CDT. PREININGER
L'Armée d'Orient dans la guerre mondiale (1915—1919), par le capitaine Deygas (Payot).
Oeuvre de réparation envers «les Poilus d'Orient qui, après trois ans de misères et de sacrifices ont dans une course triomphale, promené à travers neuf nations différentes les drapeaux victorieux des régiments de France», tel apparaît le livre du Capitaine Deygas. Nul mieux que cet ancien combattant de l'Armée
d'Orient n'était désigné pour décrire l'épopée de ces troupes interalliées dont l'effort, après de cruelles souffrances dont la distance trop souvent atténua l'écho, ouvrit dans le bloc des Puissances Ennemies la brèche par où devait s'engouffrer la Victoire!
Le Capitaine Deygas mène son lecteur aux Dardanelles, à Salonique, en Serbie, dans les plaines de Macédoine, sur les montagnes d'Albanie, le fait assister aux dures batailles de trois ans de guerre, le fait monter à l'assaut du Dobropolié avec les divisions françaises, le traîne enfin derrière la vague irrésistible francoserbe qui en trente six jours d'une lutte ininterrompue déferle d'une seule traite, balayant six cents kilomètres jusqu'aux rives du Danube où la cavalerie française fait boire ses chevaux le 21 Octobre 1918 au soir.
Ce qui fait la valeur de ce travail c'est la mine inépuisable de renseignements qu'il renferme. «On y trouvera, dit le Maréchal Franchet d'Esperey tout ce qu'il est possible de savoir aujourd'hui sur l'Armée d'Orient et l'on y découvrira ce qu'il y a de proprement français dans cette victoire interalliée». De plus on y découvre des choses absolument ignorées du public comme l'entrée triomphale des troupes franco-anglaises à Constantinople ou les malheureuses opérations de 1919 en Mer Noire, à Odessa et à Sébastopol.
Cet ouvrage, orné de nombreuses cartes, clairement et agréablement présenté, sera le livre de chevet des anciens poilus d'Orient. Il intéressera aussi tous ceux qui se passionnent pour la gloire française, tous ceux qui veulent connaître et comprendre le grand drame de 1914-1919, tous ceux qui dans le passé cherchent à juste titre des leçons pour l'avenir.
J. F.
Les dessous de l'espionnage allemand, par Robert Boucard (Les éditions documentaires).
Les histoires d'espionnage et de contre-espionnage sont aussi passionnantes que les romans policiers. Mais elles sont plus instructives: elles nous révèlent par exemple, comment un cambriolage à main armée, en pays neutre, peut devenir un glorieux
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exploit patriotique, et quelle épaisseur de stupidité les services de propagande en arrivent à prêter à l'espèce humaine.
M. Robert Boucard, journaliste très doué, à qui les «dessous» des archives secrètes sont aussi familiers que les « dessous » de l'espionnage anglais, les «dessous» des prisons de femmes etc. etc., utilise à merveille quelques documents inédits pour nous faire lire une quantité d'histoires qui ne sont pas toutes nouvelles ; 11 illustre son volume de curieux dessins de propagande, côté allemand, qui nous consoleraient presque des caricatures correspondantes, côté français, j. p.
QUESTIONS POLITIQUES ET JURIDIQUES
Faillite du capitalisme, par Pierre Lucius (Payot).
L'ouvrage porte en sous-titre «Une explication de la crise mondiale». Après un historique du libéralisme économique qui, d'après P. L. a amené un état d'anarchie économique dans lequel l'ordre capitaliste est menacé par suite de la désorganisation de l'Etat, du désordre monétaire, de la surproduction industrielle et agricole, l'auteur, vu l'échec des solutions internationales et de la solution bâtarde du contingentement de la production par les cartels industriels internationaux, vu l'impossibilité d'accepter la doctrine communiste, pense trouver la solution dans une organisation de la profession dans l'Etat restauré. Pierre Lucius pense que les producteurs «doivent se donner à euxmêmes leur discipline comme ils le font déjà lorsqu'ils constituent des cartels nationaux et internationaux. » Il pense que la Révolution française commit une faute en supprimant les corporations et les associations. Le progrès serait donc dans le retour au passé. Patrons et ouvriers ne sont pas à l'heure actuelle groupés sur le plan de leurs intérêts professionnels. Ils sont rangés en deux camps et opposés les uns aux autres. Pareille organisation est un défi au bon sens». — Reprenant une suggestion de M. Germain-Martin, il propose
d'organiser les professions en créant des conseils professionnels qui soient effectivement la représentation de toutes les personnes exerçant un même métier. Cette organisation se réaliserait d'abord sur le plan national, puis sur le plan international. Toutefois la constitution de ces puissantes organisations professionnelles suppose la restauration de l'autorité de l'Etat, par des méthodes qui ne soient pas celle de Lénine ou de Mussolini où l'autorité d'en haut n'est pas limitée par la liberté d'en bas.
A. FlCHELLK
Les constitutions des nations américaines, par Mirkine-Guetzévitch (Delagrave).
La vie constitutionnelle de l'Amérique, qui, à notre époque intéresse tant de personnes, est assez peu connue. Il n'existait pas dans la langue juridique européenne un seul ouvrage de ce genre. Cette lacune est maintenant comblée par Les Constitutions des nations américaines dont l'auteur, M. Mirkine-Guetzévitch, professeur à l'Institut des Hautes Etudes Internationales de l'Université de Paris, secrétaire général de l'Institut international de droit public, est un des meilleurs spécialistes du droit constitutionnel moderne qui, par ses nombreux travaux dans le domaine du droit constitutionnel et de la science politique, jouit d'une grande réputation en France et à l'étranger.
Par sa haute documentation et par la clarté de son exposé synthétique, le nouveau livre du professeur Mirkine-Guetzévitch constitue un véritable instrument de travail et un ouvrage indispensable à tous les juristes, théoriciens et praticiens, aux historiens, aux diplomates, aux journalistes, enfin à tous ceux qui veulent connaître et comprendre la vie constitutionnelle et politique du continent américain.
Annuaire interparlementaire
(deuxième année 1932) pubié par Lèopold Boissier et Mirkine-Guetzévitch (Delagrave).
Le deuxième volume de cet Annuaire consacré à la vie constitutionnelle et politique des peuples réunit une
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documentation particulièrement précieuse. Grâce à la collaboration active des gouvernements, des Parlements et de nombreux spécialistes des sciences politiques et du droit public, on trouvera dans cet ouvrage toutes les informations utiles sur l'histoire politique et l'organisation constitutionnelle des Etats du monde entier.
Pour chaque pays (80 pays représentés) l'Annuaire contient:
La description sommaire du régime constitutionnel; la composition du pouvoir exécutif (Chef d'État, gouvernement, avec une courte biographie des ministères en fonctions); la composition du pouvoir législatif (bureaux des Chambres, mode d'é lection, commissions parlementaires, etc.); les immunités parlementaires; la justice politique; l'analyse du régime électoral en vigueur; la liste des partis politiques, leurs effectifs au Parlement et leur attitude à l'occasion des scrutins les plus importants; un résumé de l'activité du Parlement au cours de l'année écoulée : budget, principales lois votées et conventions ratifiées; les votes de confiance ou de méfiance à l'égard du gouvernement ; enfin un bref historique des événements politiques les plus importants de l'année.
C'est le Gotha de la vie constitutionnelle, parlementaire et législative des peuples.
Tchécoslovaquie (Delagrave). Le rôle économique et politique de la Tchécoslovaquie est relativement bien connu, mais on ne saurait en dire autant de sa législation, doublement protégée par sa complexité même et par les difficultés de la langue, contre toute curiosité, fût-elle intrépide. Au lendemain de sa fondation, la jeune république dut en effet maintenir les règles juridiques qui étaient en vigueur dans les différentes parties de son territoire et qui relevaient, les unes du droit autrichien, les autres du droit hongrois. A ces deux sources déjà fort importantes vint bientôt s'ajouter la législation originale qu'exigeait l'organisation du nouvel Etat. On comprend alors tout le prix d'un
livre simple, clair et pratique, présentant sous la plume autorisée de professeurs d'université ou de hauts fonctionnaires un résumé aussi complet que possible des institutions tchécoslovaques. C'est dire que ce second volume de la collection La vie juridique des peuples sera tout aussi apprécié que le fut le premier consacré à la Belgique. Comme ce dernier il fait le plus grand honneur aux directeurs de la collection: M. M. Lévy-Ullmann et Mirkine-Guetzévitch. H. BEUVE-MERY
La Revue de l'Université de Lyon
vient de publier en un seul fascicule plusieurs conférences prononcées à Francfort et à Lyon par des professeurs français et allemands sur les principaux problèmes qui intéressent leurs deux pays. La lecture de ces pages, écrites pour la plupart à la fin de l'année dernière, ne va pas sans une certaine mélancolie. Elles permettent de mesurer tout le terrain perdu depuis six mois dans la voie hérissée d'obstacles de la collaboration franco-allemande et de l'organisation pacifique de l'Europe. Il faut néanmoins souhaiter que l'Université de Lyon ne s'en tienne pas à ce premier effort. Il semble impossible que ces conversations entre savants de bonne foi, ces échanges d'auditoires animés d'un sincère désir de compréhension mutuelle ne finissent par porter leurs fruits. Et il est réconfortant de constater que l'Université n'abandonne plus à des formations d'avant-garde sans mandat, ou à des partis politiques plus ou moins intéressés le monopole de pareilles initiatives. H. B. M.
LIVRES REÇUS
Le Crépuscule sur les Jardins
par Alberte Solomiac. (Édition du Mercure de Flandre, Lille.)
L'armée française (Encyclopédie par l'image, Hachette.)
Les montagnes (Encyclopédie par l'image, Hachette.)
Cent ans de mode française (1800-1900) par Mme V. Cornil. (Paris, Gaucher.)
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LA VIE DES ALLIANCES
ADIEUX
J\. l'heure où paraîtront ces lignes, M. François Charles-Roux, qui fut pendant six ans Ministre de France à Prague, aura déjà rejoint son nouveau poste: VAmbassade de France auprès du Vatican.
Si la Revue française de Prague se réjouit de voir consacrer par une dignité si flatteuse la valeur d'un éminent diplomate, elle n'a pas à cacher pourtant le regret profond que lui inspire ce départ. La Tchécoslovaquie et la France avaient trouvé en M. Charles-Roux l'agent de liaison le plus loyal et le plus actif; la Fédération des Alliances françaises et la Section de Prague, le protecteur et le conseiller le plus dévoué, la Revue enfin, s'était fait un honneur de l'accueillir parmi ses collaborateurs réguliers.
M. et Mme Charles-Roux nous quittent: les membres des Alliances françaises de Tchécoslovaquie n'oublieront pas de si tôt ceux qui leur ont témoigné tant d'intelligente et cordiale sympathie, une si gracieuse et si naturelle bonté.
La Revue française de Prague.
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LE VU» CONGRES DE LA FÉDÉRATION DES SECTIONS DE L'ALLIANCE FRANÇAISE
EN TCHÉCOSLOVAQUIE
Le VIIe Congrès, si impatiemment attendu, a eu lieu le 17 avril 1932 avec un plein succès. Pour la première fois depuis sa fondation, la Fédération a pu tenir sa séance solennelle chez elle, ou presque chez elle, puisque c'est dans la grande salle de l'Institut Français, déjà si familière aux membres de l'Alliance française de Prague, que se sont réunis les congressistes venus de tous les points de la République et représentant ses 74 sections.
Sur l'estrade avaient pris place M. Stûla, adjoint au Maire de Prague qui représentait la Municipalité en l'absence de M. Baxa, M. Charles-Roux, Ministre de France, M. Dupouey, délégué de l'Alliance française de Paris, M. Pinkas, Président de l'Alliance française de Prague, M. Boidevezi, consul de France, et M. Fichelle, secrétaire général de la Fédération.
Après que M. Pinkas eut ouvert la séance et remercié les personnes présentes avec la cordiale autorité que chacun lui reconnaît, M. Stûla exprima en termes éloquents la faveur avec laquelle la Municipalité de Prague suivait l'activité, si belle et si féconde, de la Fédération, trait d'union vivant entre la France et la Tchécoslovaquie.
M. Dupouey transmit alors aux congressistes le salut de l'Alliance Française de Paris. Nouveau venu à Prague, il indiqua en termes émouvants et spirituels ce que la Tchécoslovaquie avait jusqu'alors été pour lui et ce qu'elle serait désormais. Directeur de l'École pratique de langue française, organisée par l'Alliance française de Paris, il nota que ses étudiants les plus brillants et les plus assidus étaient traditionnellement des Tchécoslovaques. Il termina en rappelant quels nobles enseignements l'histoire de la nation tchécoslovaque offrait à toutes les nations du monde, et les applaudissements qui saluèrent sa péroraison montrèrent avec quel enthousiasme et quelle sympathie ses auditeurs l'avaient écouté.
La parole fut alors donnée à M. Fichelle pour rendre compte de l'activité du Secrétariat général de la Fédération entre le VIe et le VIIe Congrès. Voici quelques-uns des passages les plus intéressants de ce substantiel exposé:
.. .Je vous remercie d'être venus si nombreux des confins les plus éloignés du pays pour prendre connaissance du bilan de l'activité de vos groupes, véritables foyers de la langue française qui spontanément, se sont développés depuis plus de dix ans. C'est dans les époques de crise qu'il est bon de se sentir coude à coude, de réviser ses forces et de préparer la tâche du lendemain. Se plaçant sur le terrain intellectuel, les sections de l'Alliance française essaient d'accentuer la compréhension réciproque des élites et préparent l'avenir...
Bien des fois encore malheureusement, notre grande et belle famille a été très éprouvée au cours des dernières années. En septembre 1929, un des anciens professeurs de l'Institut français, M. Léopold Lewtow et sa femme qui étaient bien connus de nos différentes sections où notre collaborateur avait fait de si nombreuses conférences disparaissaient tragiquement dans un accident de chemin de fer. Quelques mois plus tard, la mort de nos amis Georges TU er, bibliothécaire de l'Ail, ir. de Prague, et Hruska, fondateur de l'Alliance française de Hradec Krdlové, nous privait de collaborateurs précieux. Notre compatriote Joseph Duflot, lecteur à l'Université de Brno et ancien professeur à C. Budéjovice et Hradec Krâlové, qui mourut très jeune, a laissé un souvenir ineffaçable dans les sections dont il avait été le modeste, mais utile collaborateur. Nous avons aussi à déplorer la mort de M. Hartman, ancien ■président de la Section de Pfibram, M. Benes, directeur de l'Ecole réale de Prostëjov, membre de notre Alliance de cette ville et de Madame Bonnefoy qui tant à Domazlice qu'à Hradec Krâlové nous avait rendu les plus signalés services. A cette liste déjà trop IonJVUVJUUCXKWmwoAn^VM*
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gue, il faut ajouter le nom de notre ami, le distingué directeur de la «Revue française de Prague », D. Essertier. Bien qu'éloigné de nous, il avait continué à suivre notre développement avec passion et avec amour. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'il a laissé un vide irréparable. Vous savez quelle place il tenait dans nos coeurs à tous. Puisse sa mémoire être pour nous un stimulant dans notre tâche; puissions-nous nous inspirer tous de l'admirable exemple qu'il nous a donné d'un labeur infatigable et d'une sympathie sans limites pour la cause du rapprochement intellectuel franco-tchécoslovaque!...
Depuis le VIème Congrès, la Fédération des Sections de l'Alliance française en Tchécoslovaquie s'est consolidée et développée. A l'heure actuelle, elle compte 74 sections. Comme quelques cercles sont en voie de création, à Zlin, àLitovel, Peruc, Bfeclav, etc .. . nous pouvons bientôt atteindre le chiffre de quatre-vingts. Quelques sections ayant momentanément suspendu leur activité l'ont reprise et, à l'heure actuelle, nous pouvons considérer que les 74 sections travaillent et travaillent bien.
A cet égard, la période qui se place entre le VIè>ne et le Vllème Congrès a été particulièrement active...
La tâche principale du Secrétariatgénéral de la Fédération des Sections de l'Alliance consiste en effet à organiser des conférences : ant à Prague qu'en province ....
Mais depuis le dernier Congrès, le Secrétariat général de la Fédération a élargi considérablement son action. Bien que nous n'oublions pas que l'Alliance française se propose avant tout pour but de développer la langue française à l'étranger, nous estimons toutefois que notre organisation a pris un tel développement qu'elle peut aussi aider d la diffusion de l'art français. Aussi avonsnous organisé soit à Prague, soit dans quelques grandes sections de province des manifestations musicales dont le succès a été souligné à maintes reprises par la critique. D'accord le plus souvent avec l'Association d'Expansion et d'Echanges artistiques de Paris, la Fédération a pris sous son patronage, surtout depuis que l'Institut français Ernest Denis met gracieusement à sa disposition sa salle de conférences et de concerts, un certain nombre de concerts. La
Fédération a organisé deux concerts du quatuor Calvet. Elle a organisé à Prague, Brno et Bratislava des conférences-concerts de M. Yves Tynaire, et récemment un récital de violon de Mademoiselle Colette Frantz. Elle a demandé une conférence illustrée à M. Gil Marchex, le grand pianiste français, a invité Mesdames Dufour, Heuclin et Lucette Descaves.
D'autre part, grâce à l'Institut français qui possède dans ses locaux une spacieuse salle d'exposition, qu'il met à notre disposition, la Fédération a récemment assumé le patronage d'une exposition de peinture française. Ce fut récemment le cas de l'Exposition de M. Mendjizky. Nous pensons pouvoir dans certains cas l'utiliser encore.
L'un des éléments de ba: e de i'activité de notre Fédération est constitué par le service des journaux et revues assuré aux sections par le Secrétariat général. Malgré les restrictions auxquelles nous avons dû nous résigner cette année, le Secrétariat général a pris au nom des sections plus de 180 abonnements à des revues et journaux français.
Evidemment, toutes les Alliances françaises ne peuvent posséder de quoi satisfaire la curiosité de leurs membres; c'est pour remédier à l'insuffisance des bibliothèques de sections que le Secrétariat général a créé une bibliothèque circulante à Prague. Un service spécial permet de répondre d toute demande. Nous regrettons que ce service ne soit pas toujours suffisamment utilisé par les membres de nos sections. Rappelons que le Secrétariat général enverra sur demande aux bibliothécaires des sections un catalogue de cette bibliothèque circulante. Nous continuons de tenir â la disposition des Alliances françaises de province de nombreux clichés de projection et éventuellement des films...
Au cours de la période dont nous donnons ici le compte-rendu, un certain nombre de sections ont célébré avec éclat leur anniversaire. Brno etProstëjov leur jubilé décennal, Jiëin (en 1929) son vingt-cinquième anniversaire, Hradec Krâlové son trentième...
D'autre part, depuis quelques années, le nombre des représentations dramatiques s'est fort multiplié. C'est ainsi, pour ne prendre que quelques exemples que la troupe de l'Alliance a joué en mars et avril 1930 et en avril 1931, à
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Jicin, la troupe de Hradec Krâlové a joué en 1929, à Prostëjov, également et dans beaucoup d'autres sections, des pièces françaises ont été représentées. Vous aurez l'occasion d'applaudir ce soir la troupe de Prague régie par M. Budil et dont notre sympathique collaborateur, M. Savin si populaire dans nos sections est un des animateurs. Nous ne saurions trop encourager dans cette voie les bureaux de nos alliances. Nous savons combien il faut pour organiser de telles manifestations, de dévouement et de patience à nos secrétaires, nous remercions bien vivement tous ceux qui travaillent à développer cette branche de notre activité.
Nous souhaitons que vous vouliez bien nous faire, tout-à-l'heure, toute une série d'observations, de propositions, voire même de critiques. Nous sommes pleins de la meilleure volonté. Nous savons que tout en faisant de notre mieux, nous n'avons pas réussi à contenter tous nos amis. Nous essaierons de faire mieux encore, mais pour cela nous avons besoin de vos conseils et de vos suggestions. En toute confiance, nous les attendons. Nous sommes persuadés qu'ils apporteront du nouveau et du mieux et qu'ainsi le VHIème Congrès de laFédération qui aura lieu en avril ou mai prochain vous donnera des satisfactions.
Ce fut au tour de M. Pasquier de résumer l'activité et les projets de La Revue française de Prague. Voici quelques passages de son allocution:
M. D. Essertier disparu,
d'autres se devaient de reprendre sa tâche et de maintenir la revue. M. Fichelle, secrétaire général de la Fédération, en a assumé la direction, et il en a confié la rédaction à M. Pasquier et l'administration à M. Beuve-Méry.
Le tâche restait la même. Essertier l'avait une fois pour toutes définie: « Aider le plus efficacement possible au rapprochement intellectuel, spirituel, moral, entre la Tchécoslovaquie et la France. »
C'est un domaine où l'on ne peut agir que par persuasion, il faudrait presque dire par séduction, il faut donc que la Revue soit aussi agréable à lire que possible et nous avons cherché, au seuil de sa XI« année, à en accentuer le caractère littéraire. Aux études sur des
oeuvres supposées connues et qui souvent ne le sont pas, ta Revue préférera, par principe, la présentation des oeuvres elles-mêmes. Nous voulons faire la plus large place aux oeuvres d'imagination. La Revue vient de publier un délicieux récit deNeruda, une pathétique nouvelle de Durych; elle publiera prochainement la traduction du premier acte du « Brigand » de Capek.
Il faut d'autre part que nos lecteurs tchèques puissent trouver dans notre revue des oeuvres françaises originales: nous n'avons pas hésité à demander des inédits aux meilleurs écrivains français contemporains. « La prière sur la Montagne Sle Geneviève » de Duhamel, publiée dans le numéro du 15 décembre dernier est, de l'aveu de Duhamel lui-même, une page importante de son oeuvre. Nous avons publié une étude de Cassou qui a déjà soulevé bien des polémiques. Le prochain numéro vous apportera un inédit de Luc Durtain. Et parmi les collaborations les plus flatteuses, vous m'en voudriez de ne pas mentionner celle que nous a. si cordialement offerte un diplomate historien qui a par ailleurs tant d'autres titres à notre reconnaissance, j'ai nommé M. François CharlesRoux.
Nous devons penser aussi que la collection de la Revue, étant destinée à devenir un indispensable ouvrage de référence sur la Tchécoslovaquie, nous devions élargir et systématiser nos chroniques régulières...
Mais ce n'est pas tout, car pour réaliser les plus chers de nos projets, nous avons besoin de vous tous.
La Revue Française de Prague est votre revue. Elle est fière de s'intituler organe de la Fédération des Alliances françaises de la Tchécoslovaquie. Elle voudrait devenir plus complètement encore votre expression, votre voix, votre tribune.
Nous voudrions que tous les membres des Alliances Françaises fussent, non seulement nos lecteurs, mais encore nos critiques, nos correspondants, nos collaborateurs, nos propagandistes.
Certains de nos amis, comme MM. Haskovec, Simek, Ame Novâk, nous ont déjà promis de devenir nos collaborateurs réguliers. Mais nous avons besoin de vous tous pour mieux savoir ce que vous attendez de nous, quels aspects de la vie française vous voulez mieux conm
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REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
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naître, quelles oeuvres tchécoslovaques vous voudriez mieux faire connaître en France.
Nous réclamons donc votre appui moral — mais aussi votre appui matéri l. Je ne vous apprendrai pas que les temps sont durs. Mon collègue, M. Beuve-Méry pourrait vous dire quel tour de force d'ingéniosité et d'économie il lui faut accomplir pour que la Revue, matériel - lement, puisse vivre.
Il ne faut pas seulement que vous la lisiez.... et que vous n'oubliez pas de payer votre abonnement, il faut la faire lire et connaître autour de vous.
Ne croyez-vous pas que votre Revue devrait être lue par tous les Tchécoslovaques qui aiment la France et par tous les Français qui aiment la Tchécoslovaquie ? Et songez qu'elle serait lue alors par des millions de Tchèques, par des millions de Français!
L'assemblée élut alors à main levée les membres de son bureau, dont voici la liste:
Président: Dr. Pinkas.
Viceprésidents:
M. Haskovec (Brno), M. Dewetter (Prague), M. Jansâk (Bratislava).
Membres du Bureau:
M. Bruderhans (Mladâ Boleslav),
Me Dokoupilovâ (Brno),
M. Mayer, trésorier,
M. Setlik (Prague).
M Fiche lie, secrétaire général,
M. Simek (Hradec Krâlové),
M. Storch (Jicin)
Mme Jelinkovâ (Prague),
M. Sa vin,secrétairegénéral adjoint,
M. Guiraud (Prague).
Membres suppléants:
M. Fâhnrich (C. Budëjovice), M. Bartosek (Prague). M. Hlavaty (Pardubice), M. Trunecek (Plzefi), M.Wildovâ-Juchlerovâi(Peruc).
Puis M. Boidevezi, consul de France, procéda à la remise des décorations et distinctions, décernées par le gouvernement de la République française et par l'Alliance Française de Paris à un certain nombre de membres de nos sections, que nous félicitons
félicitons bien chaleureusement. Voici du reste le palmarès:
M. le professeur Dr Antonin Sestâk, Secrétaire de l'Alliance française de Brno, Chevalier de la Légion d'honneur;
M. Otokar èimek, Président de l'Alliance française de Hradec Krâlové, Officier de l'Instruction publique;
M. G. ètorch, Président de l'Alliance française de Jicin, Officier de l'Instruction publique;
Mademoiselle Th. Anthoine de l'Alliance française de Pardubice, Officier de l'Instruction publique.
Officiers d'Académie:
M. V. Dewetter du Comité de Prague, M. Urban, Inspecteur de la Chambre
de commerce, Secrétaire adjoint de
l'Alliance française Brno; M. Pâtek, bibliothécaire de l'Alliance
française Brno; M. Hink, professeur, Prague; M. Chyba, du comité de Kosïce; M. Engelthaler, du comité de Kosice, M. Horâk, du comité de Bratislava; M. Mâcher, du comité de Bratislava, M. Skâla, Président de l'A. F. Prostëjov;
Prostëjov; Molik, Président du Comité de
Duchcov; M. Kovâf, secrétaire du Comité de
Pisek; M. Kalita, du Comité de Kolin; M. Stverâk, du Comité de Tfebiô; M. Vejdara, du comité de Kostelec; M. Prousek, Président de l'A. F. de
Nov^ Bydzov; M. Lecoultre, du comité de Brno; Mme Kuëerovâ, du comité de Plzefi; Mme Faustusovâ, du comité de Plzefi; Mme Havrânkovâ, Présidente de
l'A. F. Pferov.
Médailles de l'Alliance française:
M. E. Straka (Nymburk), M. Hofmeister (Rozmitâl), P. Lygine (Hradec Krâlové), Mlle Z. Tumovâ (Benesov), Mme M. ètrupovâ (Libérée), Mme Nechvâtalovâ (Prostëjov), M. M. Pantûëek (Trnava), M. V. Cermâk (Zilina), M. B. Bezâô (Novy Bydzov), M. P. Jagmin (Ceské Budëjovice), M. J. Flegl (Prostëjov), Mgr. Sigismond Halka-Ledochowski (Olomouc),
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Mlle M. Sixtovâ (Kolin), M. J. Palme (Trencin), Mlle B. Sâgerovâ (Kutnâ Hora), Mme M. Koudelkovâ (Olomouc), Mlle L. Jarosovâ (Plzefi), Mme G. Gillet-Klimtovâ (Novy Bydzov).
Il ne restait plus à l'Assemblée qu'à se transporter au Hasicsky dûm, où devait avoir lieu le banquet traditionnel, de bientôt suivi d'une brillante représentation du Malade Imaginaire offerte aux congressistes par la troupe de l'Alliance française de Prague.
En mettant Molière à leur programme, M. Savin, animateur de la troupe, et M. Budil, régisseur, avaient témoigné d'une heureuse audace, dont ni les organisateurs ni le public n'eurent à se repentir.
Voici d'ailleurs en quels termes l'Europe Centrale rendit compte de la représentation: «M. Savin a trouvé son meilleur rôle dans Argan, dont il a fait un personnage maussade et bourru, tapageur sans excès, mais sensible au fond, et d'un vigoureux bon sens en dehors de ses manies. Mme Mayer a été une Toinette de belle prestance et de verve infatigable, et il faut la louer de n'avoir pas poussé à la
charge le comique de son emploi. Mme Bochet fut une gracieuse Angélique, Mlle Hanf une imposante Béline, semblable avec sa mantille et sa robe jaune à une douairière espagnole. M. Bochet, appelé à jouer Béralde au pied levé, y déploya beaucoup d'aisance et d'autorité. Le reste de l'interprétation fut très honorable. Le grand succès de cette matinée fut pour Mlle Stârkovâ, la délicieuse fillette chargée d'incarner la petite Louison, et qui y mit une grâce et une rouerie, avec une précoce expérience de la scène qui surprirent tout le monde. »
Le VIIe Congrès fut une bonne journée pour chacun des participants, mais ce fut surtout une bonne journée pour la Fédération et pour toutes les Alliances de Tchécoslovaquie qui témoignèrent une fois de plus de leur enthousiasme, de leur activité féconde, de leur solidarité et de leur foi en la noble tâche à laquelle elles se sont vouées.
* *
L'abondance des matières nous contraint à remettre au prochain numéro les comptes-rendus de l'activité des différentes sections. J. P.
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LA VIE DE L'INSTITUT FRANÇAIS ERNEST DENIS
Les grandes conférences de l'Institut français
Pour la première fois depuis de nombreuses années Prague a eu la visite de deux philosophes français, MM. Léon Brunschvicg et Emile Bréhier, professeurs à la Sorbonne. M. Bréhier, ayant fait, à l'Institut Ernest Denis un tableau original des principales tendances de la pensée contemporaine, a consacré, ensuite, à la Faculté des lettres deux conférences au problème de l'imagination, problème que ses études sur les grands Imaginatifs de la pensée humaine — Plotin, Schelling — lui rendent particulièrement familier M. Brunschvicg a d'abord posé le problème fondamental de la philosophie avant de chercher sa solution dans le domaine de la théorie (Géométrie et Finesse) et dans le domaine de l'action (Les lois et la Liberté). L'idéal de sagesse auquel ce penseur aboutit est bien connu de la jeunesse française, sur laquelle il exerce un rayonnement toujours plus grand.
Deux écrivains français invités par l'Alliance française ont donné des conférences dans la grande salle de P Institut, MM. Luc Durtain et André Lichtenberger.
M. Luc Durtain a fait en particulier, le 29 février, une conférence sincère, spirituelle et courageuse sur les Deux faces de l'Amérique. Les nombreux amis que M. Durtain compte à Prague ont eu plaisir à retrouver en lui l'un des esprits les plus généreux et les plus ouverts de son temps.
M. André Lichtenberger nous a entretenus
entretenus science et bonhomie de La famille française d'hier et d'aujourd'hui. Nos lecteurs trouveront d'ailleurs dans notre prochain numéro les réflexions qu'ont inspirées sur ce sujet à M. Lichtenberger l'étude de M. Gustave Winter parue dans notre Revue, le 15 décembre 1931.
Ce fut Mlle Madeleine Grey qui fut, cette fois, l'ambassadrice de la musique française auprès du public de P Institut. Elle donna le 9 mars un concert où elle sut traduire avec un art intelligent et sensible les nuances les plus subtiles de la sensibilité contemporaine, et l'allégresse et la mélancolie des chansons populaires bretonnes ou siciliennes, aussi bien que la verve mordante de certains refrains jidisch.
Le 20 avril, l'excellent critique et romancier Gabriel Mourey est venu nous parler des tendances de la peinture moderne. Sur un sujet qui a servi de prétexte à tant de généralisations hasardeuses ou tendancieuses. M. Mourey a su gagner notre confiance et notre adhésion par son savoir, son goût et son indépendance d'esprit.
La section scientifique a eu, de son côté, l'honneur d'accueilir plusieurs savants français.
M. Lian, professeur à la Faculté de Médecine à Paris, médecin des hôpitaux, a fait une conférence sur l'hypertension artérielle.
M. Nattan-Larrier, professeur au Collège de France, en dehors des exposés sur des sujets scientifiques qu'il a donnés à la Faculté de Médecine, a fait à l'Institut deux intéressantes causeries, l'une sur Le Collège
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France, l'autre sur: Un Bufjon inconnu: Buffon et la microbiologie.
Enfin M. Maurice de Broglie, de l'Académie des Sciences, a fait sur les théories de la lumière, une conférence d'une telle clarté et d'une telle élévation de pensée que nous lui avons demandé la permission, aimablement accordée, d'en reproduire la rédaction dans notre prochain numéro.
Les examens
Les examens des sections littéraire et juridique ont lieu le 8 et le 15 juin. Ceux de la section scientifique dans la seconde et la troisième semaine de juin. Comme chaque année, des bourses de vacances pour la France seront attribuées aux candidats qui passeront le plus brillamment les différentes épreuves.
IMPRIMERIE UNIE, PRAGUE
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LA FAMILLE FRANÇAISE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI
I'AI lu avec beaucoup d'intérêt et de sympathie l'étude consacrée ici même à la famille française d'après le livre récent d'un écrivain tchèque distingué, M. G. Winter.
C'est un sujet en soi difficile à traiter; d'abord parce que toute analyse de cet ordre est délicate, supposant à la fois des dons d'observation assez rares et une faculté d'intuition et de déduction qui ne l'est pas moins; ensuite parce que, comme le remarquait il y a une trentaine d'années le professeur américain M. Barrett-Wendell, dans une enquête célèbre à laquelle on est forcément tenté de comparer celle de M. Winter, la famille française, tout comme certains coléoptères ou certains animaux sousmarins, est un milieu particulièrement difficile à atteindre. Elle ressemble, dit notre auteur, « à une forteresse inexpugnable. Ce caractère fermé est ce qu'elle a de plus typique. »
Aussi félicitons très vivement l'écrivain d'avoir tenté résolument de forcer ce mystère. Son étude est intelligente et pénétrante. Des traits généraux sont bien saisis et interprétés. Une foule de détails sont finement notés et commentés d'une manière instructive pour le lecteur français lui-même. Avec raison, l'auteur tempère par de justes restrictions la portée qui deviendrait aisément excessive de telles observations. S'il n'a pas la sensibilité « à la Dickens » qui donnait au livre de M. Barrett-Wendell une physionomie qui nous touchait particulièrement, son souci scrupuleux d'exactitude et d'équité est indéniable.
Est-ce à dire que de cet exposé, nous acceptons toutes les conclusions et pensons qu'il fournit de la famille française une idée adéquate et complète? Je n'irai pas jusque là. J'adhère pleinement aux réserves formulées en le publiant par la rédaction de ce périodique et y joins même quelques additions.
Revue Française de Prague. — XI (n° 57, 1932) 13
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Il est notamment deux points où le lecteur français ne saurait se retenir d'« interpeller » sérieusement l'écrivain tchèque:
1° c'est quant au caractère presque exclusivement matériel qu'il prête à notre association familiale;
2° il lui semble que beaucoup de ses réflexions visent, plutôt que notre bourgeoisie d'aujourd'hui, un état périmé d'il y a trente ou quarante ans, et qu'à cette époque même elles n'étaient que partiellement exactes.
Essayons de préciser ces deux points: le premier d'abord, car c'est celui qui certainement nous « chiffonne » le plus. Presque à chaque page de son analyse, M. Winter insiste sur cet « égoïsme matériel », qualité spécifiquement française, dont est nourri notre esprit familial. « La famille, ne cesse-t-il de répéter, est avant tout un groupe social lié par des intérêts communs ». Pour une part, l'assertion est exacte, pour une part seulement. Sous une forme absolue, elle cause au Français une impatience analogue à celle que pourrait causer à un Tchèque l'affirmation que le mouvement sokol se borne à une entreprise orthopédique.
Dans la réalité, en effet, la question se pose tout différemment. Qu'est-ce que la famille française dans sa véritable substance? C'est que ce que l'auteur semble ignorer ou perdre de vue. Car elle n'est nullement une entité d'un caractère matériel ou économique. C'est tout au contraire un groupement procédant d'un idéalisme à la fois racial et mystique.
En rappellerai-je les traits caractéristiques? C'est peut-être ce qui fera le mieux sentir aux lecteurs étrangers de cette revue ce qui nous paraît insuffisant dans l'exposé de M. Winter.
La famille traditionnelle de l'Ancien Régime en France est née d'un profond instinct religieux qui présida à la naissance de la civilisation gréco-latine. Autour du foyer et des dieux pénates, demeurent naturellement assemblés et solidaires ceux qui descendent d'un même sang et dont le devoir essentiel est de maintenir le culte des ancêtres.
Née avec ce caractère religieux, combien la famille est supérieure à l'individu éphémère! Elle constitue une institution permanente, fondamentale, dont l'esprit se maintient de généra-
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tion en génération. C'est la cellule sociale par excellence. La cité n'est qu'une extension de la famille, une famille des familles. Bodin a écrit: « Il est impossible que la République vaille rien si les familles qui sont les piliers d'icelle sont mal fondées ». Son caractère revit par exemple dans une catégorie de documents dont il nous a été conservé de nombreux spécimens. Ce sont ces livres de raison, libri rationum, où les chefs de famille inscrivaient non seulement leurs comptes, mais aussi les faits marquants de la vie domestique et les avis qu'il croyait devoir transmettre à leurs descendants. On les tenait de père en fils. Il en est qui, commencés au XVIe siècle, se sont continués jusqu'à nos jours.
Autre image non moins expressive: celle que nous offrent ces salons, ces galeries de tableaux, si fréquents encore dans des châteaux de province ou même dans des maisons bourgeoises, où sont conservés de génération en génération les portraits des membres de la famille à travers les âges. Quel que soit le costume, atours naïfs ou compliqués du Moyen âge, perruques du Grand Siècle, élégances du XVIIIe, hauts-cols de la Restauration, n'y a-t-il pas une analogie entre ces visages, entre ces attitudes? n'y sent-on pas la présence d'un même esprit survivant à travers les siècles?
A la tête de la famille est le chef, le père, chargé d'incarner l'institution, d'en assurer la durée matérielle et morale, d'une part, en gérant scrupuleusement le patrimoine, de l'autre en donnant l'exemple des vertus qu'elle comporte et en veillant à les perpétuer par l'éducation qu'il donnera à ses enfants. Son autorité est d'origine divine et absolue: « Les vrais images de Dieu sur la terre, écrit Etienne Pasquier, sont les père et mère envers leurs enfants ».
La mère de famille est élue pour l'assister dans sa tâche. Ce n'est pas une frivole et égoïste inclination qui a déterminé son choix. Le mariage, acte grave qui est destiné à assurer la perpétuité de l'institution, ne saurait être conclu qu'avec l'assentiment des deux collectivités intéressées. Ce sont les parents des futurs conjoints qui négocient et le décident. Comment, imbus l'un de l'autre de leurs devoirs et formés au bien par la meilleure éducation, les futurs époux ne trouveraient-ils leur bonheur dans un lien noué au nom des soucis les plus sacrés?
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La dot qu'apporte la jeune fille accroît l'autorité de la mère de famille. Celle-ci constitue le centre domestique du groupe, en est l'âme. Le livre de prières et la quenouille: tels sont les attributs qui figurent sur son portrait.
L'éducation des enfants est sévère et scrupuleuse. Avec quel soin, on leur inculque les meilleurs principes, on choisit leurs gouverneurs et leurs précepteurs! Ils sont élevés à la dure dans une volonté constante de simplicité et de stoïcisme. Leur destinée naturelle — comment en irait-il autrement — est de succéder au père dans son emploi comme à son foyer.
Le train d'existence était modeste, économe. Sous Louis XIII encore, les magistrats nous sont décrits vivant chez eux « en si grande frugalité qu'au feu de la cuisine, quand le mouton tourne à la broche, le mari se prépare au labeur d'un procès et la femme à la quenouille ». Vers la même époque, le duc de Lorraine, un des meilleurs gentilhommes du royaume, prend gaiement ses repas au milieu de ses gens.
Les deux actions principales de la vie familiale sont le mariage et le testament. Nous sommes frappés de l'abondance et de la minutie des clauses testamentaires retrouvées dans nos vieilles archives. C'est qu'assurer la gestion du bien, ce n'est pas seulement un acte d'ordre matériel, c'est un acte social quasi religieux, puisque c'est assurer la continuité de la famille et de la patrie.
Pas plus qu'on ne s'était marié pour soi tout seul, on n'a le droit de mourir égoïstement. Au moment suprême, la famille entière s'assemble, y compris les domestiques et parfois les voisins, autour de l'agonisant. Il rassemble ses forces pour formuler ses derniers conseils. La bénédiction paternelle est un acte officiel et sacré, celui qui par excellence transfère au successeur une investiture solennelle.
Telle est dans sa conception traditionnelle la famille française de l'Ancien Régime. Institution considérable dont le côté économique qui frappe M. Winter n'est en vérité qu'un des aspects secondaires. L'esprit en est d'une autre envergure. C'est la cellule vitale de la société; le groupement indispensable, intermédiaire entre l'Etat et l'individu, en somme la véritable unité morale et sociale de l'humanité. Comment l'individu éphémère ne serait-il étroitement subordonné à son éternité? Si l'on ne sai-
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sissait ce caractère fortement inscrit dans les moelles d'une race, on ne saurait comprendre ce que signifie pour le Français ces mots si expressifs: la sainteté du foyer, l'honneur du nom, le lien du sang.
Le «matérialisme » dénoncé par M. Winter n'est qu'une part infime des devoirs qui lient l'individu à un idéal qui le dépasse. Il appartient à la famille comme le chevalier à la mystique de la chevalerie. M. Winter est attaché, je crois, au parti socialiste tchèque. Je me figure donc qu'il tient le syndicalisme pour autre chose qu'un appareil à percevoir les cotisations. Qu'il se rende compte que la famille apparaît aux Français comme la corporation la plus sacrée, la plus naturelle, inscrite dans la substance même de l'être. Est-ce que la science moderne, nous révélant les forces de l'hérédité, fait autre chose que nous confirmer la légitimité biologique de cet instinct fondamental?
* * *
J'arrive maintenant à la seconde catégorie de réserves que me paraît appeler la remarquable étude de l'écrivain tchèque.
Il va sans dire que graduellement la famille française a évolué et s'est sensiblement éloignée de la formule idéale que j'en donnais tout à l'heure. Attaquée dans ses principes et dans ses applications tant au nom des droits de l'Etat qu'en vertu des revendications de l'individu, elle a subi dans les moeurs au cours de ces derniers siècles de nombreuses transformations, à telle enseigne qu'à certains observateurs superficiels, elle pouvait paraître n'être plus qu'une manière de souvenir, de légende.
A envisager par exemple, à la fin du XIXe siècle, l'image qu'on eût puisée d'elle dans les oeuvres les plus célèbres de nos écrivains où de nos auteurs dramatiques, il eut semblé que cette vieille et sévère ordonnance avait fait place à une anarchie totale. Il faut savoir gré à M. Winter de ne pas avoir donné dans cette illusion, non plus que dans celle de tant d'autres enquêteurs allant poursuivre leurs investigations sociales dans les parages du MoulinRouge ou des Folies-Bergère.
Toutefois, j'ai l'impression nette qu'une bonne partie de ses jugements ont pour point de départ une documentation qui ne fut jamais exacte que très partiellement, et dont la valeur est
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aujourd'hui à peu près complètement périmée. Prenons quelques exemples:
1° Conception du mariage. « On ne se marie pas pour réaliser son rêve d'amour ou pour régulariser une liaison, on se marie pour se ranger, pour commencer une vie réglée, pour se faire une situation, pour s'assurer une position dans la société, etc... » Idée balzacienne dont les traces survivront dans les romans « première manière» de M. Paul Bourget. On en chercherait aujourd'hui vainement le maintien autrement qu'à titre d'exception. Supposer qu'elle peut avoir actuellement une réelle valeur est méconnaître totalement les transformations qui se sont effectuées depuis quarante ans dans la condition de la femme et dans la vie même de notre société.
2° La question d'enfants. « Deux jeunes gens qui vont se marier, écrit M. Winter, sont généralement d'accord sur deux points. Les enfants sont un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre et ils causent un dérangement qu'il vaut mieux éviter. » L'observation fut autrefois partiellement exacte. Depuis la guerre, la natalité a cessé de diminuer en France, elle tend même à croître dans les milieux bourgeois spécialement visés par M. Winter. Par contraste, quels sont les pays où on l'a vue descendre et parfois s'abaisser au-dessous de la nôtre? Ce sont précisément ceux qui s'estiment les plus évolués: les Etats Scandinaves, l'Allemagne, les Etats anglo-saxons, les portions les plus anciennes des Etats-Unis, les colonies britanniques, la Suisse; en somme la plupart des nations qui se flattent d'avoir renouvelé, selon des formules à la fois scientifiques et morales, la vieille charte du mariage. L'eugénique nous procurera un jour peut être une humanité admirablement sélectionnée... à moins que comme la jument de Roland elle ne soit morte avant.
3° Education des enfants. Jadis, nous dit M. Winter, l'enfant français était formé dans des internats très sévères « Aujourd'hui, croît-il pouvoir affirmer, à la maison, l'éducation est aussi sévère qu'à l'école. » Et voici les exemples qu'il nous cite: « Toute la vie de famille est strictement réglée d'après un programme fixé d'avance, en particulier les heures des repas. Jamais les enfants ne se permettraient de rentrer après l'heure du déjeuner sans excuse valable. Tout se fait à son heure. Tout objet a sa place. Toute chose a sa raison d'être. »
A- LICTHENBERGER — LA FAMILLE FRANÇAISE 181
. Observation amusante qui ne manque pas de piquant et qui atteste en effet chez nous la survivance en quelque sorte instinctive d'un certain nombre de disciplines. Mais est-il possible qu'un observateur ayant séjourné quelque temps en France puisse méconnaître combien aujourd'hui l'enfant s'y développe dans une autre atmosphère que jadis, s'y émancipe de bonne heure, prend plus précocement conscience de son indépendance et sait réclamer sa place au soleil?
Au soleil qui brille sur tous les continents du monde. M. Winter n'a-t-il pas comme tant de ses compatriotes visité cet été notre Exposition Coloniale? Croît-il pour de bon qu'un tel empire ait pu être créé par une nation de fils uniques, cramponnés aux jupes de mères craintives? On s'étonne que l'auteur n'ait pas remarqué avec quelle avidité nouvelle le Français se met à apprendre les langues étrangères, quitte son pays, voyage, séjourne à l'étranger ou aux colonies, y emmène sa famille....
Je pourrais multiplier ces exemples. 11 me semble que j'en ai assez dit pour souligner ce que je trouve d'imparfait dans l'analyse par tant de côtés si sympathique et si remarquable de l'écrivain tchèque. Ces observations laissent peut être également entrevoir ce qui me paraît insuffisant dans la conclusion suivante:
« La famille française considérée comme cellule de l'organisme social est un peu raide. Elle manque de souplesse et elle est trop conservatrice. Mais dans la plupart des cas, elle est saine au point de vue physique et moral et capable de remplir encore longtemps sa mission sociale. »
Mon sentiment est différent. Issue d'une conception religieuse, d'une valeur sociale incomparable, mais beaucoup plus souple qu'il n'apparaît à un observateur superficiel, la famille française a depuis des siècles subi déjà de sensibles évolutions. Mais les principes dont elle procède conservent toute leur valeur. Elle s'atteste non point seulement par des survivances plus ou moins désuètes dans les heures des repas, dans le cérémonial du mariage ou de l'enterrement, mais par l'entretien de vertus sociales extrêmement substantielles: sentiment de solidarité, sentiment de l'honneur, désir de conservation matérielle et morale, effort de répression contre l'anarchisme individualiste. Ne sont-ce pas là du point de vue d'une morale supérieure, aussi de celui de l'intérêt de l'Etat et même de l'humanité, des forces appréciables?
ma
182 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
N'y a-t-il pas dans l'attachement de telles traditions, un antidote efficace contre quelques-unes des idéologies, quelques-uns des instincts égoïstes dont le déchaînement menace à l'heure actuelle le plus grièvement notre civilisation?
A mon sens, rénovée, assouplie, adaptée à des réalités nouvelles, peut-être que la famille française continue à offir les bases les plus solides pour rebâtir des sociétés qui, dans leur impatience de progrès, auraient la sagesse de tenir compte des leçons de la biologie, de l'expérience et de la raison.
De la légitimité de cette vue, les lecteurs étrangers de cette revue jugeront. Peut-être la réflexion les amènera-t-elle à concevoir que le portrait qui circule aujourd'hui du petit bourgeois français, si jalousement cramponné à ses préjugés, à son fils unique, à son revolver et à son coffre-fort, est presque aussi inadéquat à la réalité que put l'être il y a trente ans celui qu'on eut tracé de Joseph Prudhomme d'après Nana, les Mémoires d'une femme de chambre et la Femme nue....
Mais je veux, ayant formulé ces réserves, que mes dernières lignes soient pour féliciter hautement M. Winter du travail consciencieux, probe et excellent auquel il s'est livré.
Le tableau qu'il nous a présenté fait honneur à son effort, est des plus utiles à méditer. Combien, hélas! nous serions embarrassés d'en consacrer un aussi sérieusement documenté à la famille tchèque!
ANDRÉ LICHTENBERGER,
directeur du Musée Social.
LE BRIGAND 1
(ACTEI)
PERSONNAGES
MIMI — vingt ans, toute sincérité et bonté.
LE BRIGAND — homme jeune, visiblement au-dessous de la
trentaine, grand, glabre, assez élégant, mine ouverte et aisée
sans exagération, ni pose.
FANKA — bonne au service du professeur, très grande, très maigre, pieds nus, déformes et d'allures un peu masculines.
LA TZIGANE— vieille femme assez forte, couverte de guenilles multicolores.
LA GARDE-CHASSE — habillé de vert, homme jeune, noir et bilieux.
CHEFFEL — petit vieillard, sale, de profession indécise.
LE PROLOGUE — gros fermier.
Lieu de l'action: la Bohême du Nord-est.
La scène représente une clairière. A gauche une maison à un étage: petit château aux murs nus et blancs, avec un balcon aux fenêtres grillées, entouré au surplus d'un grand mur garni d'une lourde porte ferrée. Tout autour, la forêt; à droite, un petit banc très primitif. Un chemin, à droite, mène à la ville, un autre, au centre, mène au village.
1 Nous nous excusons auprès de nos lecteurs français de ne pas pouvoir, faute de place leur offrir la traduction intégrale du Brigand de K- Capek. Puisse du moins cet acte isolé leur donner une idée de tout ce que Capek a mis dans son Brigand d'émotion, de mystère et de poésie, et décider quelque scène parisienne à monter — enfin — l'un des chefs-d'oeuvre du théâtre tchèque. (N. D. L. R.)
184 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
LE PROLOGUE — (// sort de la forêt, tirant le brigand par le bras). Là, ah, ah! le voilà, ce brigand! Une minute que je souffle, voulez-vous? (Il s'essuie le front.) Alors, qu'est-ce que vous dites de ça? Ce matin, à peine devant ma porte, je vois quelqu'un qui me cueille des cerises. Et de l'anglaise, encore. Bon, je m'amène, et le voilà qui me dit: Vite, vite, cueillez, c'est du vrai miel. — Messieurs, si seulement il m'avait demandé là, comme il faut, deux grappes, je lui aurais répondu: non, et plus la peine d'en parler; mais il m'en offre, par-dessus le marché, à moi, le propriétaire! Ça n'est pas du toupet?
LE BRIGAND — Je suis
LE PROLOGUE —Vous n'êtes rien. Je lui prends son chapeau, et alors, qu'est-ce que vous dites de çà? Il prend le mien, il le met et il s'en va. Et voilà! Et une heure plus tard, je le retrouve avec mes filles qui batifolait dans l'herbe!
LE BRIGAND — Je les aidais.
LE PROLOGUE — Elle est jolie, ton aide! Je le chasse, je m'en vais dans la forêt, et le revoilà dans un fourré, qui se taille une canne avec mes arbustes. Je lui lance mon chien dessus, un chien de trois cents couronnes, et qu'est-ce que vous dites de ça? Le voilà qui crie: ici, Sultan! et la sale bête file comme un trait et lui donne la patte!
LE BRIGAND — Je l'aurais bien pris, votre chien. Vous le battez sans raison.
LE PROLOGUE — Voyez-vous çà, hein? Le brigand! Non, mon fiston, tu ne prendras plus rien, maintenant. Va-t-en d'ici, si tu veux, mais ne te montre plus chez moi; je te réserve mon fouet et mon fusil. Là, voilà ton chapeau, file ailleurs, tu peux prendre et voler autre part, et cueillir d'autres cerises; mais je te garantis qu'on n'aura pas de mal à reconnaître le monsieur que tu es. Je vous préviens: faites attention à lui, c'est un homme dangereux et capable de tout. Rentrez vos volailles, bouclez toutes vos portes, et vous verrez encore ce qu'il ne fera pas! Prenez garde à lui! Maintenant vous êtes prévenus. (// sort.) LE BRIGAND — (s'assied sur un banc. Fanka sort de le maison). MIMI— (en haut, à la fenêtre) Une minute, Fanny.... attendez. (Elle disparaît.)
■M
■ a ■•■S
K. CAPEK — LE BRIGAND 185
LE BRIGAND — On vous a dit d'attendre une minute.
FANKA — Qui c'est qu'vous êtes?
LE BRIGAND — Qui demeure ici?
FANKA — Not' Maît'. Quoué qu'vous voulez?
LE BRIGAND — Rien, où est-il votre maître?
FANKA — Et quoué qu'vous y voulez?
LE BRIGAND — Rien. Il est chez lui?,
FANKA — L'est où qu'il est. Quoué qu'vous lui voulez?
LE BRIGAND — Rien. Et votre maîtresse, où est-elle?
FANKA — Avec Monsieur. Qoué qu'vous cherchez ici?
LE BRIGAND — Des fraises.
FANKA — N'en a point là. D'vez aller par là-bas, et marcher un bon bout.
LE BRIGAND — Ah, ah! Merci, Fanny.
FANKA — N'y a point quoué!
(Arrive Mimi.)
MIMI — Fanny, puisque vous allez à la ville achetez-moi un dé à coudre. Et du fil. Et du papier à lettres.
FANKA — Enfarmez-vous ben.
MIMI — N'oubliez pas, n'est-ce pas: le fil et... et ces épingles à cheveux.
FANKA — Voui, bon! Farmez ben la porte, seulement. L'en est d'tout' sortes qui vont
MIMI — Je sais. Alors ces aiguilles, et les timbres, et... le dé à coudre!
FANKA — V's en aviez un, d'dé à coudre.
MIMI — Je l'ai perdu, probablement. Vous n'oublierez pas?
FANKA — (elle sort) Non! Enf armez-vous ben!
MIMI — (criant encore derrière elle) N'oubliez pas!
LE BRIGAND — (il se lève) Je n'oublierai pas.
MIMI — (se détourne) —
LE BRIGAND — Au cou, une petite croix — une rose à la ceinture. ... comment pourrais-je oublier?
MIMI (se tait) —
LE BRIGAND — J'arrive de la forêt, Mademoiselle?
MIMI (se tait) —
LE BRIGAND — J'aime bien cet endroit.
MIMI (hausse les épaules) —
LE BRIGAND — Je peux louer une chambre dans votre maison?
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186 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
MIMI — Non.
LE BRIGAND — Alors, donnez-moi la rose que vous avez à la ceinture!
MIMI — Non.
LE BRIGAND— Alors, adieu, Mimi, et enfermez-vous! L'en est d'tout'sortes qui vont
MIMI — Je n'ai pas peur.
LE BRIGAND — Moi non plus. Seulement, tenez-vous bien au verrou; il est comme une main de petite maman.
MIMI — (elle lâche le verrou) Il faut que je m'en aille.
LE BRIGAND —Vous ne devez pas. Vous êtes toute seule chez vous.
MIMI —Non.
LE BRIGAND —Vous habitez depuis longtemps ici?
MIMI — J'y suis tous les étés.
LE BRIGAND — Je peux m'asseoir?
MIMI — Pourquoi pas?
LE BRIGAND — Quand je suis arrivé, c'a été comme un miracle: un tel silence comme si quelqu'un dormait; un tel
silence.... comme si j'allais en forêt et que je rencontre tout à coup une jeune fille... elle est couchée dans l'herbe, elle dort. Attends, je ne vais pas te réveiller; mais si je tournais le dos, je sais que tu me regarderais du coin de l'oeil, par la fente de tes paupières, et que tu te moquerais de moi.
MIMI — Pourquoi?
LE BRIGAND — Je ne sais pas. Le sot, penserait-elle, il est déjà parti! Mais bah! le regarder? Cela ne me servirait pas à grand chose.
MIMI — Adieu.
LE BRIGAND— Adieu, Mimi! Si elle m'avait regardé, j'aurais été changé en pierre.
MIMI — (qui lui tourne toujours le dos) — Qu'est-ce qui vous pend dans le dos?
LE BRIGAND — A moi? Où çà? Ah, ah! cela vient de mon chapeau. C'est un ruban. Il pendait tout le temps?
MIMI — Oui.
LE BRIGAND — Pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout de suite?
MIMI — Pourquoi faire?
K. CAPEK — LE BRIGAND 187
LE BRIGAND — Je ne me serais pas montré devant vous. C'est lui qui me Ta arraché.
MIMI —Qui, lui?
LE BRIGAND — Une branche. Pourriez-vous me recoudre le ruban?
MIMI — Non.
LE BRIGAND — Vous avez raison. (Il arrache le ruban, assure son chapeau sur sa tête.) Ça va comme ça?
MIMI — (se retournant enfin). Non.
LE BRIGAND — Vous avez raison. (// jette chapeau et ruban et va à Mimi.) Alors, Mimi, voyons, comment allons-nous?
MIMI — Donnez.
LE BRIGAND— Quoi?
MIMI — Le chapeau. Je vais vous raccomoder ça.
LE BRIGAND — Ici?
MIMI — Non, à la maison.
LE BRIGAND — Ah non! Il n'a besoin de rien, ce chapeau-là!
MIMI — Attendez. (Elle disparaît par la porte.)
LE BRIGAND — Eh! Mimi, où allez-vous? (// passe sa tête par la porte, se retourne, regarde derrière lui, et court après elle.)
LE 1er OISEAU (du haut des arbres). Eh bien ça, eh bien ça, oï, oï, oï, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est, psss!
LE 2ème — Hardi garçon, garçon, garçon! Sais tu? Hardi comme un merlus! Sais-tu, sais-tu, sais-tu?
LE 3ème — Garçon, garçon, garçon!
MIMI — (Elle revient avec du fil et une aiguille. (Montrez ce chapeau. Où êtes-vous? II est parti?... Le sot, il est déjà
parti. (Elle ramasse le chapeau et le ruban. Elle examine le dessus et l'intérieur du chapeau, fronce le nez et se met finalement le chapeau sur la tête.)
LE 1er OISEAU— La vois-tu? La vois-tu? Fi, f i, fif i! En voilà une conduite!
LE 2ème — Qu'en sais-tu? Mais c'est drôle, drôle, drrôle, drrrôle, drrrrôle.
LE 4ème — Elle est contente, celle-là!
LA voix du BRIGAND — (dans la maison). Mimi, Mimi, eh!
MIMI — (qui ôte le chapeau) Voulez-vous sortir!
188 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
LE BRIGAND — (A la fenêtre du premier étage) — Je vous cherchais ici...
MIMI — Voulez-vous sortir, s'il vous plaît? Si quelqu'un venait
LE BRIGAND — C'est votre chambre ici, n'est-ce pas? C'est la photographie de qui, là?
MIMI — C'est Lola, c'est ma soeur. Je vous supplie
LE BRIGAND — J'arrive. (Il disparaît)
LE Ier OISEAU — Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? Mimi, dans ta maison un étranger, un étranger dans ta maison!
LE 5ème — Coucou! Coucou!
MIMI — Qu'est-ce qu'il fait là-bas?
LE 2ème — Des yeux chez toi, chez toi, chez toi
LE 4ème — Furètent, furètent.
MIMI — Hélas, mes petits oiseaux, qu'est-ce que je peux faire avec lui?
LE 2ème — Rien, rien, rien! Il te plaît, oui?
LE 4ême — Un couple!
LE 1er — Oh non, oh non— Pas lui, pas lui, pas ça! Même pour rien!
MIMI — (lève la tête et siffle vers les oiseaux) ui, ui, ui, ui, ui —
LE 1er — Suis-là, suis-là, suis-là, suis-là! Vois-tu, vois-tu?
LE 2ème — Merci; ci, ci, merci!
LE 4ême — .. .jour!
MIMI — Une corneille! Mauvais signe! Signe de quoi?
LE 36me (s 1 éloignant) Douleur, douleur, douleur... Douleur, douleur, douleur, douleur....
MIMI — Assez!
LE 4ème (très loin) — Hélas, oui!
LE BRIGAND (il arrive) — C'est joli. Vous êtes souvent toute seule ici?
MIMI — Jamais, c'est la première fois aujourd'hui.
LE BRIGAND — Tant pis. Vos parents sont partis?
MIMI — Ils rentrent demain.
LE BRIGAND — Tant pis. Je me serais vraiment plu ici. Quand je suis entré chez vous, tout s'est mis, de frayeur, à turlututer; on entendait craquer partout; les pendules ont commencé à tousser et à suffoquer, les verres à liqueur à
K. CAPEK — LE BRIGAND 189
trembloter tous ensemble d'un seul rire, et tout à coup, hop! les rideaux se sont soulevés comme des ailes pour s'envoler. MIMI — Courant d'air!
LE BRIGAND — Un courant d'air, peut-être, ou des ailes. Et alors, un je ne sais quoi a claqué comme un coup de feu.
MIMI — Le signe!
LE BRIGAND — Tout à fait comme un coup de feu. Je cours là haut où se trouve votre chambre; mais rien de rien, pas un bruit, rien qu'une douce respiration silencieuse. A cet endroit là, vous aviez mis le nez à la fenêtre, et là il y a Hubert écrit sur un sous-main. Hubert, Hubert... Qui est-ce, cet Hubert?
MIMI — Personne.... J'ai... J'essayais une plume simplement.
LE BRIGAND — Ah, ah! Et à côté du nom, vous avez dessiné un garde-chasse, avec des moustaches. Et il y a un vieux calendrier tout corné sous votre oreiller. Un conte de l'amour fidèle! Mimi, vous vous ennuyez ici.
MIMI — Non.
LE BRIGAND — Je connais déjà toute votre famille, maintenant. Numéro un: le Papa: vieux Monsieur honorable, aucun sens pratique.
MIMI —Vous connaissez Papa?
LE BRIGAND — Non. Petite maladie de coeur; sermonne souvent; se fait toujours un mauvais sang du diable. Il ne comprend rien à rien, et c'est pourquoi il se mêle de tout. Bref, un vieux Monsieur tout à fait très bien, plein de faiblesses et de principes... Hé? Numéro deux: Maman, une dame intéressante, sage, pleine de sens, et romantique. Des cheveux clairs comme les vôtres; elle se sent toujours jeune.
MIMI — Comment l'avez-vous reconnue?
LE BRIGAND — Voilà. A son peigne et à ses livres. Mais, le vrai maître dans la maison, c'est le numéro trois: C'est Fanka.
MIMI — Comment le savez-vous?
LE BRIGAND— Je sais tout. Mauvaise comme un dogue. Elle n'écoute personne. Vive comme la poudre, dévouée, criarde, et butée comme une chèvre. La seule tête claire dans la maison grillée.
MIMI — Au nom du Ciel, comment...
190 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
LE BRIGAND — Minute. Et puis il y a un mystère ici. Quelqu'un est mort?
MIMI — Non.
LE BRIGAND — Alors, il s'est passé quelque chose de méchant.
MIMI —Oui.
LE BRIGAND — Là, c'est bien ce que je pensais. Il y a chez vous comme je ne sais quelle peine d'amour, comme si on se rappelait, en secret, éternellement, quelqu'un... Je ne sais pas, mais votre soeur Lola était bien forte et bien étrange, et vous, Mimi, vous l'admiriez!
MIMI — Oui.
LE BRIGAND — Ça ne fait aucun doute. Vous avez mis des couronnes autour de son portrait comme si c'était un autel. Elle a l'air, là-dessus, si vaillante, impétueuse, ardente, indomptable, ah, Dieu sait comme
MIMI — Elle vous plaît?
LE BRIGAND— Infiniment.
MIMI — Savez-vous qu'elle est belle?Oh, si vous l'aviez connue!
LE BRIGAND — Numéro cinq: Mimi, l'enfant gâtée de la maisonJe peux parler d'elle?
MIMI — Oui.
LE BRIGAND — Bon. Alors, la toute petite chérie; la toute petite unique que chacun traite comme un bébé. On veut la garder uniquement pour soi, elle ne doit rien faire, n'aller nulle part, ne rien savoir, même pas qu'elle est déjà grande et peut-être qu'elle ne sait même pas
MIMI —Oh si!
LE BRIGAND — Et ensuite, il y a votre mystère, que vous ne devez pas leur dire. Vous êtes leur petit enfant qu'on surveille et qu'on entoure de mensonges; le soir, on borde sa couverture, et le matin, tiou, tiou, on le réveille en lui tapotant le menton; et si les parents ont à sortir, par extraordinaire, ils vous font le signe de croix sur la tête et se mettent à prêcher: « Au nom du Ciel, Mimi, ne te risque pas dehors pour qu'il ne t'arrive rien; promène-toi avec Fanka, et Dieu te préserve de parler avec une personne étrangère! »
MIMI — Non, non, ils ne peuvent même pas imaginer ça de moi! LE BRIGAND — Mimi, pieuse petite Mimi, vous vous ennuyez ici.
MIMI — Qu'est-ce que je peux y faire? (Le chapeau lui échappe.)
K. CAPEK — LE BRIGAND 191
LE BRIGAND — (le ramasse) Mais, il doit passer de l'autre
côté, ce noeud-là?
MIMI — Alors, je vais le défaire.... Mais comment.... avez-vous tout.... deviné?
LE BRIGAND — Avec mes yeux, comme un détective. J'ai tout vu. Le dé que vous avez perdu, il est sur la fenêtre.
MIMI — Je le sais.
LE BRIGAND — Dites, pourquoi y-a-t-il des grilles partout?
MIMI — Seulement... parce que le maison est isolée. Ça peut aller comme ça?
LE BRIGAND — C'est parfait! Et qu'est-ce que vous allez faire aujourd'hui toute la journée?
MIMI —Broder.
LE BRIGAND —Vous ne voudriez pas sortir, cet après-midi?
MIMI — Non, vous savez bien que je ne dois pas.
LE BRIGAND — C'est-à-dire que vous allez broder avec Fanka.
MIMI — Naturellement.
LE BRIGAND — Naturellement. Et alors un petit sommeil viendra tout doux, tout doux, et tout d'un coup, une piqûre près du coeur. Ah! Fanny, direz-vous, je me suis piquée, il faut que je sorte un peu. Et vous viendrez.
MIMI — Je n'irai pas.
LE BRIGAND — Attendez. Vous venez tout de même, à l'improviste. Vous apercevez une tombe qui se soulève et qui s'abaisse, comme lorsque quelqu'un respire péniblement. C'est curieux, pensez-vous, on a enterré quelqu'un de vivant! Et cette tombe-là, c'est un mort couché par terre, et le sang lui coule de la poitrine. Tellement, tellement de sang, mon Dieu! Vous êtes prise d'épouvante et au même moment, descend une voix du ciel: « Ce n'est point du sang, c'est l'Amour! »
MIMI — Qu'est-ce que ça peut-être?
LE BRIGAND — Un rêve! Et vous voulez, cette voix, tellement l'entendre encore que vous vous réveillez. Vous ouvrez les yeux, vous voyez que c'est déjà l'aube, et que je suis là, sous la fenêtre, qui crie: « Bonjour, Mimi ! Venez !» — « Je ne peux pas, répondez-vous, je suis pieds-nus ! »
MIMI—Je ne le dirai pas.
LE BRIGAND — Tout cela n'est qu'un songe. Et de nouveau, vous aurez un rêve quoi au juste? Attendez, vous m'avez
Revue Française de Prague — XI (no 57, 1932) 14
M
192 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
interrompu.... déjà oublié. C'est justement le vrai rêve qui devait venir.
M IMI —Lequel?
LE BRIGAND — Un rêve de quelque chose... d'amour... je ne sais pas. Et près du coeur vous sentirez une telle piqûre que vous pousserez un cri et vous vous réveillerez. Ah! Fanny, direz-vous, comme mon coeur me fait mal! Qu'est-ce que cela veut dire? Rien, répondra Fanny, elle s'est simplement endormie sur son ouvrage, le temps de compter jusqu'à vingt et elle s'est piquée au doigt avec son aiguille. Là, là, rien qu'une petite goutte de sang. Tout sera fini avant qu'elle se marie.
M IMI — Vous vous imaginez que moi, je dors pendant la journée?
LE BRIGAND — Si la tête vous fait très, très mal
UNE VOIX DERRIÈRE LA SCÈNE — Ah! Ah! Ah! la tête m'a fait mal, très mal.
M IMI (sursaute) — Qu'est ce que c'est?
LE BRIGAND —L'écho.
UNE VOIX — Mro deloro, mro deloro! Mri pchuri romni, du Khal mro chéro. Je suis abandonnée, on ne veut plus de moi, on ne donne plus rien à moi, personne, personne! Mro chégui teno gulo del !
LE BRIGAND (se lève) Qu'est-ce que c'est?
M IMI (se serre contre lui) Mon Dieu
(La tzigane sort de la forêt.)
LA TZIGANE — Eï, chukar reïoro ! Le Seigneur Jésus-Christ soit loué. Le Seigneur très-puissant ! Tenô reïore, mre guli rani, deman vereso, nebo son tchôri! Gisèle la vieille tzigane, ma chère Dame, elle a soixante-dix ans d'âge, elle n'a plus personne, d'homme ni d'enfants! Elle est seule, abandonnée en ce monde !
M IMI — Donnez-lui quelque chose!
LA TZIGANE — Là, là, Madame toute-puissante! Le Bon Dieu vous le rendra et à vos enfants aussi
M IMI — Mais, nous ne sommes pas mariés!
LA TZIGANE —Vous le serez, cygni tchaïore, ony aï ich — chukar, un joli gitano, ma belle petite!
M IMI — Qu'est-ce que c'est, un gitano?
LA TZIGANE — Ha, ha, ha, ma petite âme, c'est le fraïer, c'est ce Monsieur! Si j'étais encore jeune seulement! Mais si vous montrez votre petite main, je vous dirai ce qui vous attend.
K. CAPEK — LE BRIGAND 193
MIMI — Non, je ne veux pas!
LA TZIGANE — Pourquoi avoir peur, cygni tchaïore, tout ce qui est écrit dans la main, c'est la vérité; les noces et la mort, ou le bonheur, ou le chagrin, ou la maladie, ou l'amitié, je devine tout, et je dis tout. Donne-moi ta petite main, ma belle.
LE BRIGAND — Donnez, pour qu'elle lise dans votre main, Mimi !
MIMI —Non.
LA TZIGANE — Donnez, donnez, ma belle petite, je sais que vous aurez du bonheur! (Mimi, soudain résolue, lui donne sa main.) Ma belle petite, elle a déjà été malade; elle n'est pas trop gaie; elle a un coeur bien tendre; une fois, elle sera gaie, une fois elle sera triste. Il y a quelqu'un qui languit après elle... et totok ouïouïouï !
MIMI — Comment?
LA TZIGANE — Ma belle petite, je vais lui dire tout et toute la vérité. Elle aura du chagrin. Il y a quelqu'un qui languit après elle, et ce n'est que lui que j'aimerai; je ferai attention, par dessus tout à ce que j'aimerai, ou bien, j'irai avec lui « banovat » !
MIMI —Qu'est-ce que ça veut dire « banovat »?
LE BRIGAND — Pleurer.
LA TZIGANE — Eï, ma petite âme, elle aura un amour défendu! Ses parents le lui défendront, mais elle ne les écoutera pas. Et elle sera heureuse, et ensuite malheureuse. Elle saura une fois ce que c'est que le bonheur, et une fois ce que c'est que la douleur, et ses yeux s'ouvriront. Ouï, j'aurai un grand chagrin; j'aurai une grande peine, ouï! Je ne serai pas heureuse de voir Maman rentrer! Elle attendra une lettre, ma belle petite, mais elle ne la recevra pas.
MIMI — Hélas, qu'est-ce que vous allez me dire encore?
LA TZIGANE— Rien. Elle oubliera l'amour, et cela durera, oh oui, jusqu'à la mort.
MIMI —Rien de plus?
LA TZIGANE — Rien. (Mimi s'assied.)
LE BRIGAND — Lisez dans ma main. (// tend sa main à la Tzigane.)
LA TZIGANE — Mon jeune Monsieur, il est un très joyeux monsieur, il sera... Ah! tu es un bibach!
14*
194 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
LE BRIGAND — Quoi donc?
LA TZIGANE — (Lui lâche la main) Tu es bibach, taritchaï! Tu es bibach! bibach! bibach! Tu es baro lubi haris!
MIMI — Pourquoi ne m'en a-t-elle pas dit davantage?
LA TZIGANE — (sort) Elle verra la belle petite, elle verra et elle saura!
LE BRIGAND — Je suis quoi?
LA TZIGANE — (s'éloignant) Tu es bibach! bibach! bibach! Taritchaï! Voleur!
MIMI — Pourquoi n'a-t-elle pas voulu continuer à lire dans ma main?
LE BRIG AN D — Laissez-Ià !
LA VOIX DE LA TZIGANE — Bibach! taritchaï! Voleur de filles!
MIMI —Ah!
LE BRIGAND — Qu'est-ce qui vous est arrivé?
MIMI — Je me suis piquée —(Elle baisse la tête.) J'aurais voulu en savoir plus....
LE BRIGAND — Sur quoi?
MIMI — Sur ce qui m'attend.
LE BRIGAND — La Tzigane ne sait rien.
MIMI — Oh si! Et pourquoi dit-elle que je connaîtrai la douleur? Quelle douleur?
LE BRIGAND — Aucune. La Tzigane ne sait rien.
MIMI — Que je connaîtrai la douleur! Comme si je n'avais rien connu jusqu'ici, comme si je n'avais rien... rien senti, comme si j'avais été heureuse....
LE BRIGAND — La tzigane ment.
MIMI — Et pourquoi m'a-t-elle dit la deuxième chose?
LE BRIGAND —Quoi?
MIMI — Que je n'aimerai qu'une seule personne.
LE BRIGAND — Laissez donc, la tzigane ment.
MIMI — Comme si je pouvais en aimer plus qu'un seul! Mais si j'aimais quelqu'un, alors j'irais avec lui et.... jamais
LE BRIGAND —Vous vous êtes piquée.
MIMI— Ça m'est égal. Mais comment a-t-elle pu dire que j'oublierai mon amour? Je ne suis pas ainsi faite.
LE BRIGAND — Mais c'est une tzigane, voyons!
MIMI — Je ne suis pas ainsi faite que je pourrais avoir un amour défendu. Je ne pourrai pas réussir à être si... si..
K. CAPEK — LE BRIGAND 195
LE BRIGAND — Si vilaine, n'est-ce pas?
MIMI — Non, si courageuse. Ma soeur, elle était si courageuse!
LE BRIGAND — Elle a eu un amour défendu?
MIMI — Oui. Mes parents lui ont défendu, mais elle s'est sauvée
avec lui. La nuit, par la fenêtre, tenez, justement là. C'est
pourquoi Papa a fait mettre des grilles à toutes les fenêtres
après qu'elle est partie... Vous pensez que c'est mal? LE BRIGAND. —Non. MIMI — Moi non plus.
LE BRIGAND — Au contraire, j'aime qu'elle ait fait ça. MIMI — Moi... peut-être... aussi. Mais je ne l'aurais pas fait, LE BRIGAND —Votre soeur est une jeune fille remarquable...
Vaillante, ardente, oui, remarquable. Elle m'a tout de suite
plu sur son portrait. MIMI — Si vous l'aviez connue! Mais je ne lui ressemble pas.
Moi, je ne pourrais pas. LE BRIGAND — Ils vous surveillent. MIMI — Oui, et même s'ils ne me surveillaient pas, moi,
sûrement je ne pourrais, je ne voudrais, je ne serais non
plus pas capable, jamais je ne voudrais, jamais je ne serais
capable... LE BRIGAND — Et pourquoi lui avaient-ils défendu? MIMI — Parce que lui, c'était... il avait l'air... je ne sais pas;
à présent, nous ne savons pas ce qu'elle est devenue. Ils
l'avaient bien mise en garde; ils lui avaient donné de bons
conseils, ils avaient raison.... Ah! pourquoi lui ai-je donné
ma main à lire? LE BRIGAND — Pourquoi vous tourmentez-vous? MIMI — J'aurais voulu en savoir plus. (Elle casse le fil avec ses
dents.) C'est fini. LE BRIGAND —Quoi?
MIMI — Le chapeau. Et qu'est-ce qu'elle a lu dans la vôtre? LE BRIGAND. — Dans la mienne? Rien, rien, des généralités
seulement. MIMI — Je n'ai pas écouté.
LE BRIGAND — Que j'ai un rival, ou quelque chose comme ça. MIMI — (regarde l'intérieur de sa main) — Laquelle est la ligne de
coeur? LE BRIGAND — Ça doit-être celle-là, la plus belle.
196 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
MIMI — Montrez votre main — C'est curieux, vous avez des lignes tout à fait différentes des miennes! On dirait qu'elles ont été sculptées. Celle-là ressemble à un cimeterre turc. Qu'est-ce que ça veut dire?
LE BRIGAND — Je ne sais pas.
MIMI — Vous avez une drôle de main. Tenez, là, il y a un M majuscule... Et cette ligne-là, qu'est-ce qu'elle signifie?
LE BRIGAND — C'est une cicatrice. Montrez, vous, maintenant ! Une paume blanche et pleine...
MIMI — Qu'est-ce que ça signifie?
LE BRIGAND — Beauté. Tenez, celle-là, je crois que c'est la ligne de coeur.
MIMI —Cette grande là?
LE BRIGAND — Non, celle-là qui est si belle, si vermeille.
MIMI — Ah non! La ligne de coeur, c'est celle-ci, la plus profonde.
LE BRIGAND — Non, celle-là, la plus profonde, c'est la ligne de vie. Attendez, si je vous serre la main... Ça ne fait pas mal?
MIMI — Ça ne fait pas mal.
LE BRIGAND — C'est comme si je vous avais tout entière dans ma main. Comme si j'avais la main sur votre coeur. Je vais vous dire quelque chose,
MIMI — Lâchez-moi! Si quelqu'un venait!
LE BRIGAND — Personne ne viendra. Quelquefois, quand vous avez une grande, grande joie, est-ce que vous n'avez pas le sentiment.... d'avoir rêvé seulement? d'avoir dormi seulement? et qu'un songe est venu?
MIMI — Oui
LE BRIGAND — ... et pendant ce temps-là, qu'un vent vous souffle dans les cheveux, un souffle, n'est-ce pas, ou de grandes ailes. Vous connaissez cette joie-là?
MIMI — Oui.
LE BRIGAND — Je vais vous dire quelque chose.... Regardez! Une petite goutte de sang! Ici! vous vous êtes piquée au doigt!
MIMI — (se lève) Ah, lâchez-moi!
LE BRIGAND — (la lâche) Un petite goutte de sang. Sucez-la, elle est douce.
K. CAPEK — LE BRIGAND 197
MIMI — (lui touche la main avec son doigt) Une petite bague de sang — Adieu! (Elle va en courant vers la porté) —
LE BRIGAND — (se lève) Attendez!
MIMI (sur la porte) Il faut que je m'en aille — Adieu!
LE BRIGAND — Je vais chez vous.
MIMI — Il ne faut pas. Il est défendu de venir ici. Si le chasseur vous rencontrait
LE BRIGAND — Ah, tout de même!
MIMI — Non, il ne faut pas! Adieu, Monsieur « Je-ne-sais-pasqui» et, ensuite vous direz qui vous êtes et... puis adieu! (Elle disparaît derrière la porte et la ferme.)
LE BRIGAND — (court à la porte et tente de l'ouvrir) Elle s'est enfermée! Eh bien, attends! (Il se hisse sur le mur à la force des poignets et regarde dans la cour.) Elle n'est pas là. (Il saute au bas du mur et va s'asseoir sur le banc.) Alors Hubert, un certain Hubert.
Arrive LE GARDE-CHASSE.
LE BRIGAND — (allant droit sur lui) Monsieur!
LE GARDE-CHASSE — Plaît-il?
LE BRIGAND — Qui demeure ici?
LE GARDE-CHASSE — Un professeur de Prague. Monsieur!
LE BRIGAND — Hé?
LE GARDE-CHASSE — L'entrée de cette forêt est interdite.
Vous êtes d'ici? LE BRIGAND — Non.
LE GARDE-CHASSE — Vous cherchez quelqu'un? LE BRIGAND —Non.
LE GARDE-CHASSE — Alors, quittez la forêt! LE BRIGAND — Aucune envie!
LE GARDE-CHASSE — Je m'en vais vous faire sortir d'ici! LE BRIGAND — Impossible!
LE GARDE-CHASSE — Filez! Voilà l'écriteau, vous pouvez lire! LE BRIGAND —Je sais. LE GARDE-CHASSE — Mon vieux, je vais vous arrêter! Vous
savez qui je suis? LE BRIGAND — Hubert!
LE GARDE-CHASSE — Comment ? Vous me connaissez? LE BRIGAND —Non.
198 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
LE GARDE-CHASSE — Mais moi.... il me semble que je vous connais. Vous n'êtes pas vous n'êtes pas....
LE BRIGAND —Non.
LE GARDE-CHASSE — Veuillez me suivre!
LE BRIGAND — Où?
LE GARDE-CHASSE — Au Commissariat des eaux et forêts.
LE BRIGAND — Ah, bon! (// s'assied.) Vous... Hubert! Qu'estce que vous voulez ici avec vos fraises? A qui est-ce que vous les apportez?
LE GARDE-CHASSE — Dites-donc, vous...!
LE BRIGAND — Rien, vous! Gros-Jean, pomme de pin, tête de lard, vieux corbeau, vous pensiez que Mimi était toute seule chez elle? Non, mon petit, aujourd'hui, c'est moi qui suis ici, vous pouvez rentrer chez vous.
LE GARDE-CHASSE —Vous... vous êtes... l'ami...
LE BRIGAND — Face de guignol, alors, quoi, vous ne voyez rien? Si j'étais l'ami, est-ce que vous vous figurez que je resterais assis devant la porte fermée? Alors, quoi!
LE GARDE-CHASSE —Monsieur....
LE BRIGAND — Quoi, Monsieur? Ça ne vous plaît pas que je sois ici? Moi non plus, ça ne me plaît pas que vous soyez là. Vous voulez voir la demoiselle? C'est elle qui vous a dit de venir?
LE GARDE-CHASSE — Qu'est-ce que ça peut vous faire?
LE BRIGAND — Quelque chose, Monsieur. A moi, naturellement.
LE GARDE-CHASSE — Qui êtes-vous?
LE BRIGAND— Hein, vous voulez me connaître? Il vous manque un rival dans votre roman? Je ne suis pas un héros de roman, vieux coq de bruyère!
LE GARDE-CHASSE — Comment, qu'est-ce que je suis?
LE BRIGAND — Un Capitaine de chasse. Et qu'on se trotte maintenant! C'est moi qui chasse ici, aujourd'hui! Plat d'épinards, cauchemar!....
LE GARDE-CHASSE — Suffit, hein! Si on n'était pas à cet endroit-ci....
LE BRIGAND — ... Loriot décoloré, tête de carnaval, héros en fraises des bois
LE GARDE-CHASSE — ... je vous boufferais!
K. CAPEK — LE BRIGAND 199
LE BRIGAND — (qui bondit) Et bien, allez-y!
LE GARDE-CHASSE — Filez d'ici, sinon....
LE BRIGAND — A cause de vous, n'est-ce pas? Vous vous figurez que vous me faites peur? Ou bien que vos canons me donnent la frousse?
LE GARDE-CHASSE — Faitez attention à vous!
LE BRIGAND — Allez-y! Ah! Ah! vous venez ici tous les jours? Ah! Ah! vous apportez des fraises et de l'amarante? Vous dites que vous finiriez par vous suicider? Et le soir, vous lui jouez du cor de chasse? Hein, vous la touchez jusqu'aux larmes?
LE GARDE-CHASSE — Si vous avez l'audace de l'insulter....
LE BRIGAND — Chevalier! Je l'insulterai de la manière qu'il me plaira! Vous avez la prétention de me l'interdire? Vous, un fouleur de mousse?
LE GARDE-CHASSE — Je.... je m'en vais te tuer!
LE BRIGAND — Doucement, j'ai encore les mains dans les poches. Chasseur-bébé, ça ne sert à rien, je te ficherai du haut de ton assiette avant que tu dises: ouf! C'est mon domaine, c'est ma chasse ici et
LE GARDE-CHASSE — (le coupant) Si tu l'insultes, je te tue! je te fusille, je t'étrangle comme un chien!
LE BRIGAND — (sort les mains de ses poches et relève ses manches) Je vais faire sa connaissance pour la demander en mariage, tu n'as rien à y voir? Et je l'aurai, comme ça, vois-tu? Le temps de cligner de l'oeil? Et pas plus tard qu'aujourd'hui encore, aujourd'hui... et elle m'appartiendra, et aujourd'hui encore... et elle se fichera de toi
LE GARDE CHASSE — (arrache son fusil de l'épaulé) Sale type! Je... Je...
LE BRIGAND — (le prend par son fusil) Tout doux avec ta flûte! (// secoue le chasseur et le pousse vers les coulisses.) Là, comme ça, regarde un peu! Hein! Tu vois? Et je l'aurai aujourd'hui encore, et elle se fichera de toi, et après tu n'auras qu'à venir me marcher sur les pieds! Viens-y donc! (// repousse le chasseur et rabaisse ses manches.) LE GARDE-CHASSE — Je vais tuer... je vais tuer — (// charge son fusil.) Personne n'a le droit... Je ne permettrai pas ... personne... toucher....
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200 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE.
LE BRIGAND — (les mains dans les poches) Vous êtes un cerf,
mon vieux. Qu'est-ce que vous voulez faire avec votre deux
coups? Vous tremblez comme une feuille. LE GARDE-CHASSE — (qui ne peut charger son fusil, tant ses
mains tremblent) Tu as insulté, tu le paieras, je vais te tuer,
chien! LE BRIGAND — Chien ou non, jeune homme, je paie quand je
le veux. (D'une voix vibrante) Allez-y! LE GARDE-CHASSE — (qui a chargé et épaule son fusil) Je
tire..! Un— Hors d'ici! LE BRIGAND — Quand je l'aurai eue. LE GARDE-CHASSE — Deux... ! LE BRIGAND — Dix, si cela te fait plaisir. LE GARDE-CHASSE — (rabaisse son fusil) Si ça n'était pas... ici! LE BRIGAND — Vous êtes fou. LE GARDE-CHASSE — Attends un peu... On va te passer sur
le corps, espèce de lâche je m'en vais te ficher dehors
comme un chien. (// se tourne vers la forêt et siffle dans un
sifflet.) LE BRIGAND — Alors, vous appelez les gardes-forestiers?
LE GARDE-CHASSE — T'arrêter... vaurien.... te bouffer
LE BRIGAND — Ce n'est pas jouer franc-jeu, chasseur! Moi, je
suis seul. LE GARDE-CHASSE — Tu ne l'auras pas... je ne te la donnerai pas... Je la défendrai... jusqu'à la dernière goutte! LE BRIGAND — Très bien. (D'un saut il bondit sur le mur.)
Faites votre métier de garde-chiourme, maintenant! LE GARDE-CHASSE — Halte! (// épaule son fusil.) LE BRIGAND — (sur le mur) Au revoir, vieux franc-tireur! LE GARDE-CHASSE— Oh! (// tire au jugé, le brigand chancelle
et tombe.) MIMI — (apparaît là-haut à la fenêtre) Qu'avez-vous fait? LE GARDE-CHASSE — (recule) — Je... Je... MIMI — Qu'avez-vous fait?
LE GARDE-CHASSE — J'ai tué! (// prend la fuite.) MIMI — Au secours! Au secours! (Elle disparaît.) LA VOIX DE FANKA — Qu'est-ce qui a tiré? LA VOIX DE CHEFFEL — Qui est-ce qui a crié? LA VOIX DE FANKA — Jésus-Marie-Joseph, Cheffel, vite!
K. CAPEK — LE BRIO AND 201
(FANKA et CHEFFEL entrent en courant.)
FANKA — N'y a quelqu'un par terre?
CHEFFEL — Je vois, je vois.
FANKA — Marie-Joseph, un mort! Eh ben, eh ben, i nous manquait plus qu'ça!
MIMI — (sur le seuil de la porte, en larmes, pâle comme la mort) Fanny, Fanny, vite!
FANKA — (court à elle) — Doux-Jésus, Mimi, quoi qu'est arrivé?
MIMI — Là, regardez!
CHEFFEL (s'agenouillant près du brigand) Bé oui, Bé oui, un mort!
MIMI — Il respire!
CHEFFEL — Pensez-vous?
MIMI — Il est mort?
CHEFFEL — Comment?
FANKA — Seigneur Jésus, Mademoiselle! Mais quoi que c'est donc, Mimi?
LE BRIGAND —Hé!
CHEFFEL — I commence à respirer, ma petite demoiselle.
FANKA — Mais c'est qui-là qu'était assis là. Mimi, quoi qu'est
arrivé? LE BRIGAND — Mimi... ne sait— rien. CHEFFEL — Vite de'l'eau et de l'eau-de-vie! (Mimi sort en
courant.) FANKA — Cheffel, laissez-le tranquille. L'commissaire l'est là
pour un coup. CHEFFEL —• M'enfin, i peut y rester, tout de même! FANKA — Eh bé, ça serait ben mieux de n'se point mêler d'ça.
C'est point moi qu'y toucherai. MIMI (de l'intérieur de la maison) Fanny, Fanny, s'il vous plaît!
FANKA — J'arrive, bon, voilà. C'est qui-là qu'était assis, c'est
qui-là! (Elle sort.) CHEFFEL — Quoi donc qui s'est passé, jeune homme? LE BRIGAND — Je suis tombé sur une pierre, hein? CHEFFEL — Ah ben ouiche! V's avez la tête toute démolie à
c't'endroit-là. LE BRIGAND — Je l'ai tout suite senti. CHEFFEL — Et qui c'est qu'a tiré?
M
202 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
LE BRIGAND — Pas un mot là-dessus, comprenez-vous? Sinon....
CHEFFEL — Oh, pour ce qui est de moi, j'suis comme un tombeau. Restez couché.
(FANKA apporte de Veau, MIMI du rhum.)
FANKA — Du rhum, j'vous demande un peu, pourqu'un qu'est en train de passer de l'autre côté. Laissez donc ça, Mimi!
CHEFFEL — Et une serviette!
FANKA — Là, tiens, justement! Du linge propre!
MIMI — Mais, Fanny! (Elle court chercher une serviette.)
CHEFFEL — Elevez un peu la tête, là, comme ça. (// lui donne du rhum.)
LE BRIGAND — Ne me versez pas de rhum dans le cou!
FANKA — Dire qu'y va falloir galoper d'vant le Juge comme témoin! Et bé, vous, quoué qu'vous avez fait?
LE BRIGAND — J'ai trébuché, Fanny, et....
FANKA —Qui qu'a tiré?
LE BRIGAND — Personne.
CHEFFEL — Eh bé, c'est des choses qu'arrivent. Ça m'est survenu à moue aussi, à la chasse, là, ici même. Et qu'est que j'ai reçu en plein dans le dos, encore! Rien que des plombs!
MIMI — (portant dans ses bras la moitié d'un trousseau) — Monsieur Cheffel, prenez ce qu'il faut. Mettez-lui des bandages! Oh, sauvez-le!
CHEFFEL — Bé, bé, j'en sais encor-re-rien. Tenez-lui la tête, Fanny.
FANNY — Jamais de la vie! On ne sait même pas comment qu'c'est arrivé?
MIMI — Je m'en vais la tenir. (Elle se met à genoux près du brigand et lui prend la tête dans ses mains.)
FANKA —Valiez vouz salir, Mimi!
LE BRIGAND — C'est vous?
MIMI — Chut! Restez tranquille. Ça fait mal?
LE BRIGAND —Non.
CHEFFEL (Lui baignant la tête) N'vous tortillez point comme ça.
LE BRIGAND — La tombe....
MIMI — Qu'est-ce que vous voulez?
LE BRIGAND — La tombe....
K. CAPEK — LE BRIGAND 203
CHEFFEL — Là, le vlà qu'est révanoui. Tenez-le bon, ma petite demoiselle, moi... tout de suite....
MIMI — Cheffel! Il va mourir?
CHEFFEL — Pensez-vous? Je peux déchirer ça pour faire un bandage?
FANKA — Essayez voir un peu! n'en n'a du toupet!
MIMI — Déchirez ce que vous voulez. Vous pouvez tout déchirer.
FANKA — (retirant de ce que Mimi a apporté un vieux torchon) Tenez, ça vous pouvez le déchirer si vous voulez, l'aurait ben besoin encore d'être raccommodé, m'enfin...
MIMI —Vite, Monsieur Cheffel!
CHEFFEL — (aéchire le torchon en une longue bande) Ça va être fait tout de suite.
FANKA — Que malheur, un beau chiffon comme ça!
CHEFFEL — Hé, ses petits doigts qui tremblent à la p'tite demoiselle. Bé oui, quand on n'a point l'habitude.... (// fait le bandage.) Là, faut que ça soit fait finement. Et maintenant on va mettre la serviette autour. Et voilà....
MIMI — Mais regardez donc, Monsieur Cheffel, ici encore
CHEFFEL — Quoi encore?
MIMI — Là, sur la poitrine, ce sang....
CHEFFEL — Bé, l'a reçu un coup de fusil à c't endroit là, ça, j'sais point l'raccomoder. A présent, faudrait Tdéshabiller et le mettre au lit.
MIMI — Amenez-le chez nous!
FANKA — Bé quoi? Que qu'un qu'on connaît point. Sait-y t-on qui c'est? Vous le connaissez? Qui c'est-y alors?
MIMI — Mais, Fanny, on ne peut tout de même pas l'abandonner!
FANNY — Eh bé non, eh bé non. Si ça avait été quéqu'un de convenable, ça ne lui serait point arrivé! Et pis n'avons point de place.
MIMI — Sur le lit de papa!
FANKA — Monsieur, il rentre demain. C'est point possible — Et puis, y en a assez comme ça!
MIMI — Alors sur le mien! Fanny, je vous en prie, Fanny, je vous en supplie!
FANKA — Ah! ben non! Pour après qu'il nous meure! J'donne point mon consentement!
204 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
MIMI — (en larmes) Vous n'avez pas de coeur!
CHEFFEL — Allons, ma petite demoiselle, ça ne peut pas aller comme ça. Le voisin, là-bas, il transporte du trèfle, eh bé, il l'amènera jusqu'à l'auberge comme sur un édredon. Ben sûr qu'il le fera. Je m'en vais le chercher. (// sort.)
FANKA — (ramasse la cuvette, les serviettes et le rhum) Faut point vous tourmenter, Mimi! Amener chez nous quéqu'un de pareil! Je le dirai à vot' maman!
MIMI —Vous n'avez pas de coeur!
FANKA — Et vous point de raison. Vous le laissez-t-y oui? La v'ià qui c'est toute salie avec ç't'eau, voyez! Alors, qui-là, il a sur la tête un chiffon et deux serviettes, qui c'est-y qui me les rendra? Et faut qu'ça se soit passé chez nous! Alors, vous le laissez, oui? (Elle rentre chez elle.)
MIMI — (toujours à genoux près de la tête du brigand) Vous m'entendez? C'est Mimi. Pourquoi... Pourquoi avez-vous parlé comme ça? Vous m'entendez? Pourquoi avez-vous parlé de moi comme ça? Mon Dieu, comme je suis malheureuse (Elle se penche tout près du visage.) Qu'est-ce que vous avez dit, qu'est-ce que vous avez pensé de moi! Pourquoi est-ce que tu ne m'entends pas? Ah, malheureuse! Réveillez-vous!
LE BRIGAND — (fait un mouvement) Ah!
MIMI — Qu'est-ce que vous voulez?
LE BRIGAND — C'est vous, Mimi?
MIMI — Vous souffrez?
LE BRIGAND — Que s'est-il passé?
MIMI —Vous et le garde-chasse
LE BRIGAND —Ah, ah! je sais. 11 m'a....
MIMI — Oui.
LE BRIGAND — Où est-il?
MIMI — Il s'est sauvé.
LE BRIGAND — C'a été un triste hasard, hein? Il me montrait son fusil, simplement et...
MIMI — J'ai entendu... Tout!
LE BRIGAND — (fait des efforts pour se lever) Seigneur! Je ne savais pas que vous écoutiez!
MIMI — Restez tranquille!
LE BRIGAND — Vous êtes fâchée?
K. CAPEK — LE BRIOAND 205
MIMI — Non. Restez couché. Et, s'il vous plaît...
LE BRIGAND —Quoi?
M IM I — Au nom du ciel, ne pensez pas que je... que le chasseur...
Il n'a pas le droit de parler comme ça, comme si moi
comme si j'étais quelque chose pour lui. Il n'avait pas le droit de parler comme ça!
LE BRIGAND —Je sais.
MIMI — J'ai été si offensée! si offensée!
LE BRIGAND — Contre moi?
MIMI — Non, contre lui. Taisez-vous, on vient — (Elle se lève.)
(Entrent deux gardes-forestiers.)
LE 1er GARDE-FORESTIER — Bonjour, mademoiselle, le chef
n'est pas là? LE 2cme — Il a donné un coup de sifflet. MIMI — (cachant le brigand avec sa robe) — Il est déjà parti. LE 1er—Et qui a tiré? MIMI — C'est lui, il poursuivait un braconnier. Il est allé par là.
Il a dit que vous alliez à sa recherche. LE 2ème — Merci. Allons, viens! (Ils sortent) MIMI — Ah, la tête m'en a fait si mal, si mal! LE BRIGAND — Mimi, je vais vous dire quelque chose. MIMI — Taisez-vous maintenant. On va venir vous chercher — LE BRIGAND — Je ne veux pas. UNE VOIX DERRIÈRE LA SCÈNE: I... ô....! MIMI — Mais il faut que le Docteur vous voie et... LE BRIGAND — Je ne veux pas de docteur. MIMI — Il faut vous coucher. LE BRIGAND — Je coucherai ici. MIMI — Oh non, mon Dieu! Il faut que vous vous rétablissiez
vite, et après
LE BRIGAND —Oui.
La voiture du voisin gronde derrière la scène.
LA VOITURE DU VOISIN — Prrr
MIMI — Et faites-moi savoir, faites-moi savoir tout de suite,
comment vous allez? CHEFFEL — (conduisant le voisin) Là, c'est ici. LE VOISIN — Ah, ah! J'avions ben entendu un coup de pétard,
mais je pensions qu'on chassait l'écureuil, et vlà —
•M
■>■•*
206 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
CHEFFEL — Et vlà que ce monsieur est tombé sur une pierre.
Bé oui, c'est des choses qu'arrivent. LE VOISIN — Eh, la petite demoiselle! E'I'bon Dieu vous salue. MIMI — Dites, vous ferez attention à lui? LE VOISIN — N'ayez point de soucis — I's'prélassera comme
un archevêque. LE BRIGAND — Attendez, je vais me lever. CHEFFEL — Restez couché. Va vous mettre sur la bagnole. LE VOIS IN — Cheffel, portez-le par les pieds. CHEFFEL — Eh mon Dieu c'est.... un poids! (Ils emmènent
le brigand sur la voiture.) MIMI — Doucement, mon Dieu! LE VO IS IN — Bé oui, dame... je ferai... attention. LE BRIGAND — Mais écoutez, je ne veux pas aller à l'Auberge
du Cerf. J'y étais ce matin. Et l'autre, comment est-ce qu'elle
s'appelle? LE VOISIN — Le... le... mon... mon... Mouton. Y a là une... CHEFFEL — hé... hé... jo.... LE BRIGAND — Je sais, une jolie fille. LE VO IS IN — Ce... n'est.... pas.... eh... eh... LE BRIGAND — C'est sa femme? Ça va aussi... MIMI — Mais.... allez plutôt au Cerf, c'est plus près! LE BRIGAND — Où faut-il que j'aille, Mimi? MIMI — Où vous voulez. Au Cerf. LE BRIGAND — Bon, si vous voulez. Qu'est-ce que vous allez
faire cet après-midi? MIMI — Je ne sais pas; vous me ferez savoir? LE BRIGAND — ... videmment. Vous restez chez vous?
Frrr. Cheffel! MIMI — (lui donne la main) Au revoir... Faites-moi savoir.... LE BRIGAND — Je vous le ferai savoir tout de suite. Au revoir,
Mimi! MIMI — Au revoir.
LE BRIGAND — Alors, au revoir! Allons, Cheffel. Aïe! CHEFFEL — V's'êtes... eh... eh... eh... C't un vrai quintal. LE VOISIN — Un gars.... joliment... lou... lou... lourd... eh...
eh. (Ils sortent.) MIMI — (seule, les regarde partir) Pour moi... c'est à cause de
moi.... (Elle se retourne et regarde Vendroit où le brigand était
K. CAPEK — LE BRIGAND 207
couché.) Mon Dieu, tellement de sang, tellement de sang,
mon Dieu. UNE VOIX QUI VIENT D'EN HAUT — Ce n'est point du
sang, c'est l'amour! MIMI — La tête me fait si mal, si mal!
(RIDEAU.)
KAREL CAPEK Traduit du tchèque par Michel Léon Hirsch.
Revue Française de Prague — XI (n« 57, 1932) 15
^M^ mur^T.*»
A MADAME DE NOAILLES
JS/oailles, Fodeur du four à pain qu'étouffent vos rosiers me fait songer à mon Béarn entre le gave et les Pyrénées.
Avec vos abeilles,
vos cheveux bleus, vos boucles d'or
et votre écharpe de colombes
viendrez-vous point un jour dans mon pigeonnier ?
Je vous écris de Bohême
où l'eau plus froide que les étoiles
court au creux des osiers.
Mettez des bobèches aux bougies: il neige à gros flocons parmi les mouettes sur les toits de la rivière et les poissons d'avril. L'exil a ses langueurs et ses ivresses.
Dans ma chanson
le traîneau de la tsarine
fait sonner ses clochettes.
Ah! dans mon beau château
face aux Pyrénées la tour sur le ciel est carrée.
Le long des vignes de Jurançon
écoutez la flûte du chevrier;
pour jouter avec la guitare
elle ira jusqu'en Espagne.
Un petit âne noir broute au milieu du sentier.
ANDRÉ CASTAGNOU — A MADAME DE NOAILLES 209
Vous n'aurez jamais vu la ville d'Ispahan,
et moi non plus, Madame.
Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
l'or du Pérou et cette perle de Golconde,
rien ne vaut l'éclat de votre rire sur les blés,
ou ma jeunesse
quand revient l'été.
Quand revient l'été
tout le midi de Bohême
sent l'oeillet de Klatovy.
Prague, 1er avril 1932.
ANDRÉ CASTAQNOU
15*
PLUS ON AVANCE EN ÂOE....
L lus on avance en âge, plus les jours sont amers.
Comme la lie au fond quand on vide la coupe,
Vamertume de vivre en nos rêves remonte...
Tout se perd dans la brume et dans l'obscur brouillard.
L'Espérance boiteuse, à la fin essoufflée à force de courir, lasse, s'attarde et traîne. Seul le louche Devoir, debout près du chemin, presse son menton lourd au bâton de Misère.
Coassent les Désirs ainsi que des corbeaux. Jette-leur un lambeau de ton coeur! Il est temps! Rien ne te blesse plus, injures, ni douleurs... L'été suit, monotone, un monotone hiver.
Et rien n'est que misère, hier comme aujourd'hui! Pauvre pantin, qui vis parmi d'autres pantins, ce qui t'ailait jadis t'a jeté sur le sol! Laisse-toi donc tomber, goutte d'eau, dans l'abîme!
Car toux ceux d'ici bas, qu'ils ragent ou qu'ils rient, qu'ils s'enivrent de mots ou s'exaltent d'idées, comme toi dans les fers, sont aussi misérables, mais savent mieux, c'est tout, jouer leur comédie.
(Fenêtres dans l'orage).
JAROSLAV VRCHLICKY Traduit du tchèque par H. Jelinek.
BONAPARTE INTRODUIT
EN EGYPTE L'IMPRIMERIE
ET LES JOURNAUX 1
BONAPARTE s'était fait accompagner en Egypte de deux imprimeries, l'une officielle et l'autre privée. L'officielle était celle dont le matériel avait été fourni par l'Imprimerie Nationale de France et le personnel recruté à Paris, complété à Rome par les soins de Gaspard Monge, le grand savant, que Bonaparte en avait chargé. Elle disposait de caractères français, arabes et grecs et se subdivisait en deux sections, l'une orientale, l'autre française, réunies sous le nom d'« Imprimerie orientale et française ». Le directeur en était l'orientaliste J. Marcel, qui avait sous ses ordres un sous-prote, Baudoin, trois correcteurs, Besson, Galland et Puntès, dix-huit ouvriers imprimeurs, en tout 22 personnes emmenées de Paris, auxquelles s'étaient ajoutés des techniciens engagés par Monge à Rome, au Vatican ou dans ses entours, pour leur connaissance des langues d'Orient: Don Elia Fatalla, interprète, natif de Diarbékir, qui eut la direction de «l'imprimerie orientale», deux protes, trois compositeurs, trois imprimeurs.
L'imprimerie privée était celle du citoyen Marc Aurel, fils d'un libraire-imprimeur de Valence-sur-Rhône, que Bonaparte avait connu pendant qu'il tenait garnison dans cette ville. Alors simple lieutenant d'artillerie, le futur Empereur allait lire les journaux dans la boutique des Aurel et travailler dans la bibliothèque du père, homme instruit et fondateur du premier journal qui ait paru dans la Drôme: « La vérité au Peuple ». Le fils, Marc, avait continué le métier paternel, mais l'avait, de bonne heure, exercé
1 Voir, dans notre numéro du 15 juin 1932, l'article de M. F. Charles-Roux intitulé Débuts de savants français sur la terre d'Egypte.
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aux armées, puisqu'on le trouve, en 1793, imprimeur de l'armée des Alpes et, l'année suivante, attaché à l'imprimerie de l'armée navale de la Méditerranée, à bord du « Sans-Culotte ». Quand Bonaparte était parti pour l'Egypte, Marc Aurel l'avait suivi, avec ses presses et ses caractères, mais à titre d'imprimeur libre, sans qualité officielle.
Embarquée à bord de « l'Orient », vaisseau-amiral, l'imprimerie de Marcel avait commencé à travailler en cours de traversée. De ses presses étaient sortis, entre autres imprimés français, la proclamation et l'ordre de Bonaparte à l'armée, en dates des 3 et 4 messidor (21 et 22 juin), et, en fait de texte arabe, la proclamation du Général-en-chef aux habitants de l'Egypte, qu'il avait voulu pouvoir répandre dans la population indigène, dès son premier contact avec elle, et qui fut effectivement publiée le lendemain même (2 juillet) de la prise d'Alexandrie. C'est donc antérieurement au débarquement qu'il faut faire remonter le fonctionnement de l'imprimerie officielle de l'expédition et l'impression par elle, non seulement de plusieurs textes en français, mais encore de la première pièce où Bonaparte s'adressait aux Égyptiens dans leur langue. Peut-être l'imprimerie de Marc Aurel, embarquée sur un autre navire que le Général-en-chef et l'État-major, imprima-t-elle aussi, pendant la traversée, quelque document en français, mais sûrement aucun en arabe, ne possédant pas de caractères pour cela.
Avant de quitter Alexandrie, Bonaparte, le 7 juillet, avait donné l'ordre de «faire débarquer les imprimeries française, arabe et grecque », donc celles qui étaient placées sous la direction de Marcel, laissé derrière lui un officier de son État-majorgénéral pour procéder à cette opération, et prescrit d'installer les précieuses presses et leurs accessoires « dans la maison du Consul de Venise». Impatient de voir l'établissement en état de fonctionner, il avait enjoint que, dans le délai de 48 heures, on pût y imprimer, en français ou en arabe, tout ce qui pourrait être envoyé du quartier-général, pendant la marche sur le Caire et ensuite. Pour première besogne, il avait exigé de l'imprimerie arabe, « dès l'instant qu'elle serait établie », la tâche de tirer 4000 exemplaires de sa proclamation aux indigènes.
Il est très probable que l'imprimerie de Marcel avait été mise à terre avant la date (7 juillet) que porte cet ordre de Bonaparte:
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Car l'escadre avait appareillé de son mouillage devant Alexandrie dans la nuit du 5 au 6, pour se rendre à Aboukir, et « l'Orient » mit à la voile dans la matinée du 7. Du reste, une première publication à l'usage de l'armée, un «tarif des monnaies », portant pour marque de fabrique «à Alexandrie, de l'Imprimerie orientale et Française », est daté du 18 messidor an VI (6 juillet). On doit donc supposer que moins d'une semaine après la prise de la ville, l'imprimerie de l'expédition a commencé à fonctionner dans quelque installation de fortune, autre que la confortable maison où Bonaparte, partant pour le Caire, a prescrit de l'établir.
Quant à l'imprimerie de Marc Aurel, il n'y a pas trace de son activité à Alexandrie. « Bien qu'installées en 48 heures sur la terre des Pharaons », dit une notice consacrée à cet imprimeur, ses presses « ne travaillèrent peut-être pas dans la cité conquise, car elles furent dirigées sur le Caire ». Elles durent, ainsi que leur propriétaire, suivre le train de l'armée dans sa marche sur la capitale, où l'on constate qu'elles fonctionnaient dès le 15 août. On peut donc inférer de là que, laissant provisoirement à Alexandrie la plus complète, la plus perfectionnée, mais la moins mobile des deux imprimeries dont disposait l'expédition, Bonaparte avait résolu de se contenter, pour commencer, de celle de Marc Aurel, qui lui permettait de faire tirer au Caire ses ordres en français, se réservant de faire exécuter à Alexandrie les impressions en arabe par l'administration de Marcel, seule équipée pour imprimer dans cette langue.
C'est bien ainsi, en tout cas, que les choses se passèrent. Jusqu'à la fin de 1798, le siège de l'« Imprimerie orientale et Française » demeure Alexandrie, où elle a, la première en Egypte, imprimé en français et où elle continue d'être la seule en Egypte qui imprime en arabe. C'est avec elle, c'est avec ses presses que fait son apparition, dans la vallée du Nil, l'art de l'imprimerie, qui n'y avait jamais été pratiqué avant juillet 1789. La date de son installation et de sa mise en marche en est donc une dans l'histoire, sinon politique, au moins morale de l'Egypte. Après la prise du Caire, cet art, totalement ignoré des Égyptiens, jusqu'au jour où Marcel le leur avait révélé à Alexandrie, est importé dans leur capitale par Marc Aurel, qui y installe ses presses, à la disposition du quartier-général. A lui revient la prérogative d'avoir, le premier, imprimé au Caire, l'Héritière de Memphis, mais seule-
mi,m
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ment en français, comme à Marcel et à ses collaborateurs appartient l'honneur d'avoir, les premiers, imprimé en français et en arabe, dans la cité fondée par Alexandre le Grand. En juillet à Alexandrie, en août au Caire, une très grande et utile invention fut donc introduite en Egypte, apportée par les Français.
Les savants de l'expédition — et sans doute aussi beaucoup de militaires — ont eu conscience du service qu'ils rendaient par là à un pays où le contraste de l'ignorance, de la barbarie actuelles avec la civilisation passée hantait constamment leurs esprits. S'il faut en croire la notice sur Marc Aurel que nous avons déjà citée, c'est le 15 août que sortit de ses presses le premier ordre du jour imprimé au Caire. Il le composa lui-même, tout comme Marcel, sur « l'Orient », avait tenu à composer lui-même le premier texte que Bonaparte lui avait donné à publier: la proclamation du général-en-chef à ses troupes. Or les débuts de Marc Aurel au Caire furent une sorte d'événement pour ceux des hommes de science qui avaient déjà rallié la capitale. Ainsi du moins l'atteste une tradition qui se fonde évidemment sur le propre témoignage de l'imprimeur. « Monge, le chimiste Berthollet, le mathématicien Fourier, le minéralogiste Dolomieu, groupés autour de sa casse, dans un recueillement presque religieux, la regardaient fixement, suivant avec un intérêt indicible les progrès de son oeuvre. A la première épreuve sortie de dessous la presse, leurs transports éclatèrent; ils l'arrachèrent à Marc Aurel, aussi ému qu'eux-mêmes, pour la lire, la contempler avec enthousiasme, comme s'il se fût agi d'une chose qu'ils n'avaient jamais vue, puis ils s'éloignèrent au dehors, en l'agitant, humide encore, au dessus de leurs têtes, au cri répété de: «Vive la Francel » L'imagination peut bien avoir, après coup, quelque peu enjolivé et exagéré cette scène, ajouté des noms à ceux des hommes illustres qui en furent témoins ou acteurs: elle n'a cependant rien que de très plausible, encore que nos enthousiastes savants, pour être absolument conséquents avec eux-mêmes, eussent dû faire éclater leurs transports six semaines plus tôt, autour de la casse de Marcel, puisque c'est dès juillet, à Alexandrie, que « l'art merveilleux de Gutenberg » s'était « révélé à l'antique civilisation des Sésostris ». Mais sans doute des soucis matériels, la recherche d'un gîte, celle de leurs effets et de leur matériel scientifique parmi les impedimenta débarqués, les avaient-ils alors
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empêchés de prêter aux débuts de l'« Imprimerie orientale et Française » à Alexandrie l'attention que cet événement aurait mérité: en sorte que leur enthousiasme put encore être tout neuf et comme inédit, pour l'inauguration de l'atelier de Marc Aurel au Caire, où son art était, au surplus, encore plus dépaysé que dans une échelle du Levant.
Sous le titre d'« imprimeur de l'armée », qu'il prit alors et garda jusqu'à son départ d'Egypte, et dont il fit suivre son nom sur toutes les pièces éditées par ses soins, Marc Aurel imprima, à partir de son installation au Caire, les ordres du jour que lui transmit le quartier-général et deux périodiques, créés à l'instigation de Bonaparte: un journal, « le Courrier d'Egypte », et une revue littéraire et scientifique, « la Décade Égyptienne ». Nous reviendrons tout à l'heure sur ces deux publications.
Mais soit que son travail ne donnât pas pleine satisfaction à Bonaparte, soit qu'il y eût de la besogne pour deux, le généralen-chef ne tarda pas à éprouver le besoin de faire venir au Caire l'imprimerie restée à Alexandrie. Au surplus, ce n'était pas pour la laisser loin derrière lui, hors de sa portée directe, qu'il l'avait amenée en Egypte. Il voulait l'avoir sous la main, d'autant qu'elle était seule à posséder des caractères orientaux. Le système qui consistait à envoyer à 300 kilomètres du Caire, à plusieurs jours de navigation par le Nil, les textes à imprimer en arabe, devait fatalement s'avérer très peu pratique et défectueux. Dès le 2 août, prescrivant à Berthollet, à Monge et au général Caffarelli du Falga de choisir une maison pour y installer divers établissements scientifiques, Bonaparte a soin de comprendre, en première ligne, « les imprimeries française et arabe » dans l'énumération des services que devra abriter ce toit. Il suit de là que son intention fut, dès après son arrivée au Caire, d'y établir à poste fixe l'administration de Marcel. On conçoit qu'il se préoccupât d'un local pour elle, quand on constate que, peu de jours auparavant, il avait enjoint à son Chef d'État-major de l'appeler à lui. « Donnez l'ordre, a-t-il écrit à Berthier le 27 juillet, que les imprimeries française et arabe soient transportées ici le plus tôt possible. » Et Berthier, qui semble n'avoir pas su au juste où étaient alors le matériel et le personnel demandés, a requis le même jour le général Menou de «faire parvenir par la voie la plus prompte et la plus sûre l'imprimerie française, si elle se trouvait à Ro-
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sette ». Mais «le plus tôt possible» ne fut pas bientôt et «la voie la plus prompte » ne fut pas rapide. On ignore pour quels motifs les instructions de Bonaparte, habituellement si vite obéi, ne furent pas, cette fois, exécutées avant un long délai, et pourquoi lui-même paraît s'être résigné à la patience. Un mois plus tard, Berthier écrit au général Kléber: « Une des choses dont nous avons le plus grand besoin, c'est d'une des deux imprimeries arabes ». Il l'attendra pourtant longtemps encore et ce ne sera qu'au mois d'octobre suivant qu'arriveront au Caire Marcel, ses employés et leurs alphabets français, arabe et grec, pour ne terminer qu'en janvier 1799 l'organisation définitive de ce qui s'appellera depuis lors l'« Imprimerie Nationale ».
Avant son transfert au Caire et son changement de titre, l'administration de Marcel continua de fonctionner à Alexandrie sous son nom primitif d'« Imprimerie orientale et française ». Kléber la mit à contribution pour les besoins de son commandement et pour les travaux ordonnés parle quartier-général, tandis que Marcel y faisait éditer, outre le « Code pénal militaire pour toutes les troupes de la République », deux petits ouvrages de sa composition: Un «Alphabet arabe, turk et persan», à l'usage de ses propres employés, et des «Exercices de lecture d'arabe littéral, extraits du Koran, à l'usage de ceux qui se livrent à l'étude de cette langue ». Ces deux humbles manuels, l'un technique, l'autre scolaire, sont les premiers livres qui aient été imprimés en Egypte: l'abondante production livresque qui a, depuis, vu le jour de la publicité dans ce pays eut en eux son avant-garde et, si elle est curieuse de connaître son berceau, c'est dans l'Imprimerie orientale et française d'Alexandrie qu'elle doit le chercher.
* * *
Bonaparte a toujours aimé la presse, à condition qu'elle fût officielle, bien entendu. A l'armée d'Italie, il avait eu un journal, que rédigeait Regnault de S1 Jean d'Angély: «La France vue de l'armée d'Italie». A Malte, où était resté le même Regnault, un journal fut publié par lui.
Aussitôt après la prise du Caire et à peine déballées les caisses de l'imprimeur Marc Aurel, Bonaparte décide de fonder un journal français: «Le Courrier de l'Egypte». Paraissant tous les cinq
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jours, ce sera un journal d'informations locales et de nouvelles d'Europe, les unes et les autres soigneusement triées; il répond au besoin de tenir l'armée au courant de ce qui se passe dans la colonie et au dehors, d'apporter à la capitale un écho de la vie des provinces et aux villes de province un écho de la capitale, enfin de diriger l'opinion de ses lecteurs. Le directeur et les rédacteurs en sont désignés par Bonaparte lui-même; un homme de lettres, Parseval-Grandmaison, pressenti pour la direction, la refuse; à sa place est choisi le mathématicien Fourier, qui, étant encore à Rosette quand il est nommé d'autorité à cet emploi, est remplacé par l'ingénieur Costaz jusqu'à son arrivée, quinze jours plus tard. Le premier numéro du «Courrier de l'Egypte» paraît le 12 fructidor an VI (29 août 1798), imprimé par Marc Aurel, qui bientôt sollicitera acheteurs et abonnés par l'annonce suivante: « Le Citoyen Marc Aurel prévient ses concitoyens que le prix de son courrier est de six médins, que l'abonnement de trente numéros sera de cent cinquante. 11 ne recevra aucun abonnement que l'on n'ait payé d'avance. 11 prie les citoyens du dehors qui désireront s'y abonner d'affranchir leurs lettres et l'argent. On souscrit à l'adresse ci-dessous. » Suit sa marque d'imprimerie et son adresse: au quartier des Français. Cette petite annonce, qui témoigne chez l'éditeur d'un prudent sens commercial, rend un son moderne qui n'avait encore jamais retenti en Egypte: la publicité y fait pour la première fois entendre sa voix. Et comme publicité bien ordonnée commence par soi-même, ses débuts se font au profit de la feuille même qui l'acclimate dans la vallée du Nil. •
Bonaparte signale à Kléber l'apparition du journal, en le lui envoyant à Alexandrie: «Vous trouverez ci-joint le premier numéro du Courrier qui paraît ici. Si vous avez encore une imprimerie arabe montée, faites imprimer dans cette langue l'article relatif à la fête du Prophète et faites-le répandre dans tout le Levant. Vous m'en enverrez quatre cents exemplaires. » Ceci montre, et l'intérêt que le Général-en-chef porte au naissant Courrier, et l'usage qu'il compte en faire, pour servir sa politique en propageant la connaissance des faits auxquels il souhaite du retentissement. Tel article intéressant les indigènes pourra, traduit en arabe, fournir la matière d'un tract de propagande à leur usage.
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Au journal créé par son chef s'intéresse aussi Berthier, qui ne dédaigne pas d'y faire une discrète réclame et le recommande à Kléber. Mais Kléber, volontiers critique, n'a pas été séduit par le premier spécimen qu'il en a reçu. «La rédaction de votre journal du Caire, répond-t-il à Berthier, n'est pas assez engageante pour qu'on puisse espérer de recruter beaucoup de souscripteurs. Qu'au moins on y parle français! » Le jugement était sévère pour les rédacteurs du Courrier et pour leur directeur intérimaire, Costaz, qui, Fourier étant arrivé au Caire en septembre, passa la main à celui-ci après la publication du quatrième numéro.
Moins puristes et moins méprisants que Kléber, acheteurs et abonnés vinrent cependant à ce journal, qui avait l'inappréciable avantage de ne pas avoir de concurrent; et, soit par ses seules recettes, soit avec le secours de subsides gouvernementaux, — question qu'on a pu se poser depuis pour tant de ses semblables —, il poursuivit à peu près régulièrement sa carrière de feuille officieuse, voire officielle et peut-être subventionnée. Kléber luimême, qui avait fait un accueil si bougon à ses débuts, le conservera, quand il prendra la succession de Bonaparte à la tête de l'armée, et, désirant décharger Fourier du soin de le diriger, en confiera la direction à Desgenettes, médecin-en-chef de l'armée, troisième et dernier de cette série de journalistes improvisés. Il est vrai que, peu de semaines auparavant, Marc Aurel, dont la typographie défectueuse pouvait bien avoir été responsable des fautes de français reprochées aux rédacteurs, aura plié bagages avec son haut protecteur, vendu son matériel à l'État et transmis à Y Imprimerie Nationale du Caire la publication du Courrier qu'il avait lancé.
Cent seize numéros de quatre pages in-quarto, mis en vente — en principe — chaque quintidi et chaque décadi, composent la collection complète de ce journal, où les lecteurs trouvaient les principaux actes officiels, une chronique succinte de l'armée, de la ville du Caire et des provinces, le compte-rendu de fêtes telles que celles du Nil, du Prophète, de la République, celui des divertissements organisés pour rompre la monotonie de la vie, représentations, concerts, bals publics, les annonces des établissements qui se créaient, cafés, brasseries, fabriques de pâtes alimentaires, des « variétés », poésies de l'orientaliste Galland, le traducteur des Mille et une nuits, et de Benaben, l'un des littéra-
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teurs de l'expédition, les nouvelles de Syrie et de Palestine, enfin celles d'Europe, quand il en passait à travers les mailles du blocus anglais... et de la censure militaire française. Dans sa partie politique, l'officieux « Courrier de V Egypte » était, au besoin, tant soit peu tendancieux: c'est dans les nécessités de l'emploi.
Il n'avait que très peu d'espace à consacrer aux travaux de l'Institut d'Egypte, qui venait d'être fondé et dont les séances ne font l'objet, dans ses colonnes, que de quelques lignes, et encore pas toujours. Cela ne pouvait évidemment faire l'affaire ni des membres de l'Institut ni de leur confrère Bonaparte qui entendait bien ne pas tenir sous le boisseau leurs études et leurs délibérations, ni des auteurs qui leur adressaient des communications jugées dignes de la lecture. Du besoin de fournir la publicité voulue aux procès-verbaux de leurs séances, aux mémoires qu'ils composaient ou recevaient, naquit un second journal, scientifique et littéraire, celui-là dont la création fut décidée dès la première réunion de l'Institut. Pour titre, Caffarelli proposa celui du journal officieux delà classe des Sciences morales et politiques de l'Institut de France, à laquelle il appartenait: la Décade philosophique. Mais un autre, moins servilement copié sur celui-là, y fut préféré: la « Décade Égyptienne, journal littéraire et d'économie politique ». Desgenettes fut chargé de veiller à l'impression des numéros, remplacé dans ce soin par Fourier quand la campagne de Syrie l'éloignera du Caire. L'ancien conventionnel Tallien rédigea le prospectus qui servit de préface à la nouvelle publication.
Ce prospectus ne limite pas les matières de la Décade aux seuls travaux de l'Institut, mais les étend au contraire à tout ce dont des collaborateurs bénévoles voudraient la faire bénéficier, pourvu qu'ils ne traitent pas de politique, seul sujet interdit. Hormis la politique, frappée d'un prudent ostracisme, «tout ce qui est du domaine des sciences, des arts, du commerce sous les rapports généraux et particuliers, de la législation civile et criminelle, des institutions morales ou religieuses, sera accueilli, » dit Tallien, avec empressement. La publication qu'il annonce est donc une revue sans spécialité définie, de caractère à la fois scientifique, littéraire, artistique, économique, philosophique, faisant même place à des instructions d'ordre pratique, par exemple sur le climat et les maladies. L'esprit dont s'inspire cette création est le
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même qui a présidé à la fondation de l'Institut et qui anime, dans son domaine particulier, chacun des travailleurs gravitant autour de lui: « La conquête de l'Egypte ne doit pas être utile à la France seulement sous les rapports politiques ou commerciaux; il faut encore que les sciences et les arts en profitent
Le but que nous nous proposons est de faire connaître l'Egypte, non seulement aux Français qui s'y trouvent en ce moment, mais encore à la France et à l'Europe. Jusqu'à présent, les ressources de cette contrée célèbre, sa situation topographique même, n'ont pas été bien connues. » Et après l'énumération des raisons qui mettaient obstacle aux investigations des voyageurs européens, avant l'occupation française, le Thermidorien fait publiciste continue ainsi: «aujourd'hui tout est changé: maîtres de la totalité de l'Egypte, il nous est facile d'en examiner les moeurs, les usages, de connaître de la même manière la plus précise la nature du climat, la qualité des productions territoriales, l'état actuel de l'agriculture, les améliorations dont elle est susceptible; nous pouvons avec sûreté aller visiter les monuments anciens, observer avec soin les merveilles, les singularités de la nature. Ainsi seront rectifiées les erreurs de l'ignorance, les exagérations de l'enthousiasme. » C'est le langage même que nous avons déjà rencontré sous la plume de tant d'hommes remarquables, qui devinrent précisément les collaborateurs de la Décade.
Le premier numéro en parut le 10 vendémiaire an 7 (1er octobre 1798), annoncé le même jour par son aîné, le Courrier, qui s'en faisait le héraut en ces termes: « Le citoyen Marc Aurel mettra aujourd'hui en vente le premier numéro de la Décade Égyptienne, journal littéraire, qui paraîtra désormais tous les dix jours. Chaque numéro sera composé de deux feuilles et demie ou trois in-8°. Le prix sera de vingt sous, argent de France, ou dix livres pour douze numéros. On souscrit à l'adresse ci-dessous. » Mais Marc Aurel, alors seul imprimeur travaillant au Caire, ne garda pas longtemps l'impression de ce périodique. Bonaparte, qui la voulait très soignée, la confia à l'Imprimerie Nationale de Marcel le 24 novembre suivant, à partir du 4e numéro.
Malgré les promesses de son prospectus, la Décade s'en tint à publier les compte-rendus des séances de l'Institut et, tantôt en entier, tantôt en extraits, quand ils étaient trop longs, les mé-
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moires lus devant cette savante compagnie. Elle ne fit pas appel à d'autres collaborations, sans doute parce que celle-là suffisait à l'alimenter et que la lecture, le triage d'articles de toute origine eussent pris à son directeur trop d'instants d'un temps occupé de mille autres manières. Elle constitua donc, pour les mémoires de l'Institut d'Egypte, ce recueil que le naturaliste Geoffroy S* Hilaire ambitionnait d'envoyer à ses amis de Paris avant qu'ils eussent reçu celui de l'Institut de France. De fait, ses trois volumes, dédiés successivement aux trois généraux-en-chef qui se suivirent à la tête de l'armée, présentent un raccourci des travaux de l'Institut d'Egypte, dans toute leur variété, mais parfois dans leur technicité un peu ardue; et ce raccourci en devait rester le seul témoignage imprimé, jusqu'à la publication à Paris, par Didot, entre Tan VIII et l'an XI, des quatre volumes intitulés: « Mémoires sur l'Egypte ».
Premier journal et première revue ayant vu le jour en Egypte, le Courrier et la Décade sont les ancêtres, l'Adam et l'Eve de toute la presse égyptienne, de toutes les feuilles qui ont paru depuis, sur les bords du Nil, en français, en arabe, en anglais et en italien.
F. CHARLES-ROUX
IMPRESSIONS DE TCHÉCOSLOVAQUIE
LES REINES AUX JAMBES NUES
« Le profil enchanteur et pur des femmes d'autrefois »
Antonin Klâsterskf.
1E vieux Rodin, dit-on, s'écria en voyant des femmes Tchèques laver leur linge dans la Vltava: « La Hellade est resJ suscitée! » Je ne voudrais pas contrister mes amis de Prague; j'ai vu à Prague et en Bohême des femmes charmantes, jolies, distinguées; mais qu'eût dit Rodin s'il avait vu les femmes slovaques de 2diar, de Trencin, de Detva ou de Zvolen?
J'ai couru à travers la Moravie et la Slovaquie, à la recherche passionnée, amusée aussi, des types les plus curieux et les plus purs, des costumes les plus originaux et les plus beaux. D'autres pays que la Moravie et la Slovaquie offrent sans doute aux yeux du voyageur des visages réguliers, des corps splendides, des regards d'intelligente beauté. Mais quel pays pourra montrer une telle exubérante variété de costumes et, sous ces costumes, une si souriante et si naturelle majesté?
Près de Vazec, dans les Tatras, je vis une jeune femme qui s'en allait aux foins, le grand râteau de bois sur l'épaule. Une robe blanche, brodée d'une longue bande de fleurs rouges, flottait autour de ses jambes nues, toutes dorées dans le soleil. Devant elle, un tablier bleu, brodé de rouge lui aussi, et un corsage extraordinaire à boutons rouges, apparaissait dans l'échancrure du gilet de soie noire brodé d'or et d'argent. Ses bras nus sortaient de manches de toile bouffantes et une cravate de soie rouge et bleue voletait à son cou comme un papillon. Et elle souriait dans la lumière, ses yeux de pervenche illuminaient un pur ovale encadré par le fichu de soie à grandes rayures.
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Elle allait à petits pas, le long de la ligne de chemin de fer, le corps droit, offrant au vent, au soleil et à la joie une poitrine jeune et ronde que gonflait le plaisir de vivre. Qu'est-ce que Nausicaa à la fontaine? La jolie de Vazec emportait dans son sourire toute l'admiration du train qui fuyait vers Strba, une admiration sans étonnement, mais comme mélancolique et chargée de regrets.
A Pardubice, en Bohême, j'en vis d'autres, un soir qu'un concert était donné dans les jardins de l'exposition. La musique militaire jouait un morceau célébrant l'indépendance de la patrie, et à certain moment, sur toutes les crêtes des collines, des canons se mirent à tonner, des mitrailleuses affolèrent le ciel de leurs longues déchirures pour rappeler la guerre et les combats. Des robes de soie allaient et venaient entre les pelouses et les pièces d'eau, bas et souliers noirs, corsages blancs, corselets de velours bleu brodés d'or, bonnets de dentelles aux rubans de toutes couleurs. Une d'elle est venue vers moi et m'a offert je ne sais plus quel parfum; elle était si jolie, si espiègle, que je l'ai embrassée après lui avoir acheté ce qu'elle m'offrait.
A Veseli — sur — Morava, d'autres se promenaient par groupes, leurs longues robes à plis jaunes et noirs se mêlant les unes aux autres: tabliers à hautes broderies, vestes à manches de velours rose, collerettes, aux épaules de longs châles noirs à bandes vertes, et à la taille de larges rubans de soie bleu ciel qui les paraient comme de trop jolies « Enfants de Marie ».
Je me souviens d'un soir tout embaumé de Uh. Hradistë. Un taxi m'avait pris à la gare pour me faire faire rapidement les quatre kilomètres qui me séparaient du village. C'était dimanche. Des filles, deux par deux, sans coiffe, avec des corsages brodés de marguerites rouges et bleues, se promenaient lentement sur la route sans autre poésie. Des robes bouffantes, à petits plis, leur tombaient sur les genoux, et leurs mollets, dans les bas noirs, avaient une élégance, une finesse, que l'on chercherait en vain ailleurs. Des jambes de reines et un maintien très digne, sans raideur. Sur la place de style baroque, une petite église était ouverte. Un gros capucin plein de conviction et de violence prêchait un peuple de jeunes filles. Sous la chaire un groupe de fichus noirs semblait très attentif; devant moi une petite à gilet bleu était prosternée dans l'allée et priait avec ferveur sans plus
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écouter le sermon; et autour d'elle, sur les dalles, sa jupe bombait comme une cloche rouge d'où sa taille et son cou et sa tête en fleur émergeaient avec le jeune élan d'un bouton bleu sur une tige. J'ai passé, dans l'ombre de la petite église, une demi-heure charmante à écouter le capucin bercer de sa voix ronde mes rêves sans piété parmi les jeunes filles à bottes noires.
Je pense à la parole de mon ami de Bratislava:
On dit, me confiait-il, d'un jeune homme qui se marie hors de son village: « Il est si désagréable et si mal vu qu'il n'a pu trouver de femme chez lui... »
Quelle sottise d'être aussi désagréable dans un pays où la récompense d'un heureux caractère est d'un tel prix!
Et pourtant ce n'est ni à Uh. Hradistë, ni à Vazec, que fleurissent les plus beaux costumes; Trencin sur le Vâh et Trencianské Teplice, et Cicmany, et tant de petits villages des environs offrent un choix de jolies filles et de jolis costumes absolument sans pareils. Jeunes mariées aux cheveux châtains partagés en deux sous le bandeau de perles et la coiffe de romarin, ceintures qui enveloppent la taille d'une guirlande de fleurs symboliques et que ce sera presque un sacrilège de dénouer, ce soir, au seuil de la chambre nuptiale; manches bouffantes, lourdes de broderies où s'enchevêtrent des arabesque et comme de curieux caractères de l'écriture arabe. Des caractères arabes! Au village de Zliechov, à une trentaine de kilomètres de Trencin, en pleine montagne de Vëtrné, les femmes et les jeunes filles portent une coiffure blanche nouée par un ruban, qui ressemble étrangement au keffieh et à l'agal des Arabes. Les tailles sont basses et soulignées de ceintures brodées de motifs marocains. Au village de Fackov, par contre, les femmes portent le voile en toile blanche des femmes de Bethléem de Palestine. Et à Trencianska Teplâ les broderies noires des manches se développent en arabesques autour de dessins géométriques, comme dans un tapis de table marocain. Le même point, le même style, la même couleur. Trois femmes de Trencianska Teplâ, assises ou agenouillées dans la prairie, à côté d'une cruche qu'elles venaient de remplir à la fontaine, faisaient un groupe d'une beauté et d'une poésie classique sans égale.
Au sud de Zliechov, dans les mêmes montagnes, les femmes de ValaSskâ Belâ portent une coiffe curieuse: un mouchoir bordé
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de deux bandes brodées; l'une de ces bandes leur enserre le front comme un diadème et le mouchoir plié derrière la tête tombe en pointe comme un somptueux bonnet sur le gilet entièrement brodé de fleurs de laine rouges et bleues.
Mais il faudrait énumérer tous les villages de Slovaquie. Chacun a son costume que portent encore le dimanche toutes les femmes et toutes les jeunes filles. En certains endroits, près des villes et près du chemin de fer, les moeurs se modernisent et les femmes s'enlaidissent. Peu à peu les broderies sont remplacées par des étoffes imprimées, on voit apparaître des chapeaux et des jupes étroites. Les malheureuses! Comme la Slovaquie sera triste le jour où toutes ces petites reines de village se seront démocratisées!
A Helpa, avec leurs cheveux tirés, la longue natte sur le dos, la blouse de soie flottant sur la longue robe à fleurs, les jeunes filles ressemblent à de très jolies chinoises. A Levice, le haut bonnet tuyauté, qui serre le front et les tempes et fuit comme un plumage, donne aux femmes à corselet étroit qui reviennent de la fontaine avec une cruche peinte à chaque bras, un air de femme afgane. A 2diar, près de la frontière polonaise, de larges voiles de mousseline blanche font des ailes aux visages graves couronnés d'un bonnet plat et d'une calotte ronde. En Moravie enfin, dans la Hanâ, les femmes s'enroulent la tête dans des mouchoirs de soie noire brodés de fleurs rouges qu'elles nouent de chaque côté du visage et qui leur font de larges oreilles flottantes. Au cou elles portent des « Berthes » de dentelle, gaufrées et tuyautées. Leurs robes de soie de toutes couleurs, par exception, descendent en beaux plis jusqu'aux souliers.
11 faudrait un livre pour décrire tous les costumes, et un livre illustré en couleurs. Si belles que soient les formes, en effet, c'est par les couleurs que vaut le costume slovaque. La femme slovaque a pour assembler les dessins et les couleurs, un goût et une imagination sans égale que sa patience à réaliser ces chefs-d'oeuvre.
Et même dans les villages où le costume a perdu sa richesse primitive, il reste coloré, varié, sans rien de banal.
Dans la Rika, avant Chust, j'ai vu des jeunes filles qui lavaient leur linge. Elles étaient habillées de rouge vif et de bleu ciel et cela faisait dans la rivière des taches vivantes du plus chaud coloris. A SaldoboS, dans un pré, de petites filles faisaient une
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ronde, les pieds nus. Une plus grande, au milieu de la ronde, dansait, les bras étendus, et elle avait un corsage rouge et un tablier à fleurs bleues. A Saldobos encore, près de la frontière roumaine, une autre nous regardait passer, très sage, un peu triste — pourquoi? — toute droite devant une vieille barrière de bois. De jolies mains sortaient de manches à volants de dentelles, le mouchoir noir sur la tête lui donnait un air de deuil et, noué sous le menton, laissait pendre sur le corsage blanc deux longues oreilles. Sa jupe blanche descendait jusque dans l'herbe où ses pieds roses faisaient deux taches, comme deux fleurs.
Heureuse Slovaquie! Des montagnes sans violence, des fleuves aux eaux claires, des forêts somptueuses lui font un décor de toute beauté. Et dans ce décor, majestueuses dans leurs vêtements millénaires, souriantes et jolies, resplendissantes de couleurs vives comme des parterres de fleurs, ses filles aux pieds nus s'en vont dans la vie sans faiblesse et sans effroi, sachant bien qu'elles sont reines et que le prince charmant ne saurait tarder à venir leur offrir sa couronne et son coeur.
LES ÉGLISES DE BOIS
« C'est Toi qui habites ces palais d'or ...»
Jaroslav Kvapil.
C'est dans la montagne que les Slovaques et les Ruthènes ont été le moins soumis aux influences étrangères et c'est dans la montagne qu'il faut aller pour découvrir les caractéristiques de l'art populaire. Il n'est pas besoin d'une longue enquête pour s'apercevoir que cet art, encore primitif, est essentiellement slave. Les églises de bois, qui se dressent un peu partout dans les montagnes de Slovaquie et de Russie subcarpathique, en sont la meilleure et plus curieuse manifestation.
En Russie subcarpathique surtout. A elle seule cette province autonome de la république possède plus de cent cinquante églises de bois. Elles remontent presque toutes aux 17e et 18e siècles, et commencent à tomber en ruines, mal entretenues, et considérées à tort par les curés et les habitants comme des manifestations religieuses inférieures. On les remplace peu à peu par des églises de pierres, de briques, même de ciment. Le paysage n'y
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gagne pas, la piété non plus. Et ici encore, comme pour les costumes, il faut réagir et lutter pour conserver ce qui peut être sauvé. Sans doute, que l'église soit pauvre ou riche, ancienne ou nouvelle, elle remplit toujours son rôle, elle abrite et appelle la foi, elle demeure dans le village le point de ralliement des âmes et, pour parler comme Barrés, « elle améliore l'air qu'on y respire ».
Mais abattez ou laissez mourir les petites églises de bois et vous perdez du coup toute la poésie qui s'y était accumulée depuis deux ou trois siècles, vous rompez le fil merveilleux qui reliait les âmes d'aujourd'hui aux âmes d'autrefois, vous remplacez une source d'eau vive par une fontaine publique.
On ne l'a pas assez compris jusqu'à présent en Tchécoslovaquie, où le modernisme a envahi tout le pays et causé déjà quelques ruines irréparables.
Mais voyons nos églises. Elles peuvent se classer en trois types: celles de style baroque, celles de style gothique et enfin celles de style slave. Nous passerons rapidement sur les deux premières. Elles ont une forme rectangulaire, un clocheton parfois arrondi, et un campanile séparé. Ce n'est d'ailleurs pas une règle absolue. La plus grande variété a présidé à leur construction. Mentionnons parmi les secondes l'église ravissante de Saldobos, près de la frontière roumaine, dont le fin et haut clocher, encadré de quatre petits clochetons surmontés de la croix grecque, s'élève sur une tour carrée, elle-même issue du toit aigu de la nef. Il y a dans tout l'édifice une élégance souveraine, une légèreté aérienne, et pour ainsi dire, quelque chose qui tient de la paix, du sourire et du bonheur. Des arbres lui font une couronne de verdure et un cercle enchanté d'où l'église surgit dans le soleil, irréelle et grise, sans mystère, tout le mystère s'étant réfugié au pied des icônes saintes, dans l'ombre de la nef étroite. Eglise bien faite pour charmer les âmes slaves, toutes de rêve et de désir, et qui, fragiles et tremblantes comme elle, s'élèvent aussi comme elle d'un grand coup d'aile sans lendemain.
A Dara, dans le département de Zemplin, sur la rivière Bodrog, à Jasina aussi, on peut voir des églises du premier type. Simple maison un peu mieux construite que les maisons ordinaires, et que domine un clocher carré terminé par un clocheton arrondi. Chapelles plutôt. Ce sont les moins intéressantes.
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Mais les églises vraiment slaves, les plus nombreuses d'ailleurs, méritent davantage notre attention. Deux sortes: les Houtsoules et les Bojkovsky. Toutes deux sont en forme de croix grecque. Mais alors que dans les églises Bojkovsky la croix grecque est à peine marquée, comme à KoSice, à Nizny Mirosov, à Zboj et à Malâ Polana, dans les églises Houtsoules au contraire la croix grecque est fortement dessinée et un clocher octogonal, terminé en pyramide, sort du fouilis pittoresque des toits et des clochetons. Jasina possède deux très belles églises Houtsoules, l'une sur la colline en face de la gare, l'autre sur la route qui mène à Kozmiescek.
Je ne suis jamais passé devant une de ces églises naïvement jolies sans m'y arrêter le temps d'admirer et de me recueillir. Haltes précieuses dans le tourbillon d'une journée, lieux privilégiés où la vie reprend son sens éternel et où les morts, qui dorment alentour sous les tertres de gazon perdus dans les feuillages et dans les herbes, nous enseignent une si sage sérénité.
C'est à Hradi§të que je vis la première, une chapelle des morts plutôt qu'une église. Une auto me ramenait en hâte à la gare, sur la longue route où se promenaient par groupes les jeunes filles en beaux costumes, quand elle m'apparut, ronde et noire, dans le petit cimetière que garde un monument aux morts de la guerre. Etait-elle ronde d'ailleurs? Octogonale plutôt, mais je n'en suis plus très sûr. Une autre avait été bâtie à côté, une église de pierres et de briques, bien blanche, bien banale. C'est vers la première que j'allai. Elle était fermée. Sur un côté elle portait, comme en sautoir, un escalier couvert et branlant qui menait aux cloches. De là, je voyais toutes les tombes jusqu'à la route, et ce monument de mauvais goût en ciment, qui figurait un amas de rochers où avaient été scellées toutes les photographies des morts en costumes autrichiens, français, russes, italiens. Et sur la route, comme défilant à travers les croix, les femmes et les jeunes filles qui riaient sous les châles de soie aux vives couleurs. Ah! pays primitif, où la vie coudoie de si près la mort, où celle-là ne craint pas de venir rire auprès de celle-ci.
Un vieux paysan à bottes et à chapeau rond m'a vu. Il accourt avec une clef, ouvre la porte. Ce n'est plus une chapelle, mais un débarras. Tout le bric-à-brac de la mort est là: des civières bizarres comme des voitures sans roues, les draps mortuaires, les pel-
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les, les pioches et les tréteaux. Mais voilà qu'avec mon chauffeur il range tout dans un coin et soulève une trappe. Il y a dans ce trou d'ombre une échelle verticale et il descend en me faisant signe de le suivre. Nous plongeons dans la nuit. Mon guide me tire par la manche et se met à parler. Sa voix, que je ne comprends pas, résonne étrangement dans ce souterrain étroit, sous la petite église de bois. Je pense à la cloche, là haut, d'où l'on voit toute la campagne. Que suis-je venu faire ici? Je veux remonter, mais l'autre me retient. Il sort une boite d'allumettes, une bougie. Les allumettes sont humides. Il faut qu'il aille en chercher d'autres. Pendant ce temps j'essaie de me reconnaître, à tâtons. Je marche sur des choses qui roulent, le mur a des aspérités froides, et je suis arrêté de tous côtés par des éboulements qui crissent sous les pieds. Enfin voici mon homme. Il a un bon sourire dans le coin de lumière de la trappe, il est heureux de me montrer une curiosité de Hradistë. Il allume sa bougie et me fait voir....
Des crânes! ce sont des crânes qui sont sous nos pieds; je suis dans une sorte de puits dont les murs sont faits d'ossements empilés. Il y a eu des éboulements par places et je marche sur des ossements déjà écrasés, mis en poussière. Il me regarde, lève sa bougie, dit lentement avec une sorte d'admiration:
Tausend Jahre!
C'est épouvantable, plus épouvantable que la mort elle-même, et je m'enfuis vers mon auto après avoir mis une pièce dans la main du bonhomme. Dans l'auto je regarde mes mains, elles sont toutes blanches de poussière des morts de Hradistë. Je les ai essuyées aux coussins de moleskine, ai allumé une cigarette et souri avec courage aux jeunes filles que je rencontrais et qui me montraient leurs dents.
A la gare j'ai oublié ma macabre visite en buvant une chope. Le garçon qui me servait m'a dit:
Vous êtes Français, Monsieur? J'ai habité Paris... Comme c'est loin, n'est-ce pas? J'écoute la France chaque soir à la radio.
* * *
A Ko§ice, en plein centre de la ville, une surprise moins macabre m'attendait. Une église Bojkovsky à trois dômes juxtaposés s'est réfugiée dans le jardin du musée où elle se donne, sous
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les arbres, un air de vieille petite pagode. C'est une église de village. Le curé voulait la faire démolir pour la remplacer par une belle église de pierre. Le général Snejdârek l'a sauvée en la faisant amener par ses soldats à Kosice. Le général Snejdârek, qui a servi dix-huit ans à notre Légion Etrangère, a été à bonne école sous nos grands chefs, les Lyautey, les Gouraud et autres. Il sait que le soldat est un colonisateur et qu'il doit moins détruire que conserver et édifier. Le sort de la pauvre église ne l'a pas moins intéressé que le sort de ses soldats; il l'a sauvée de la mort.
Un petit campanile est dressé à quelques mètres de l'entrée et a encore ses cloches. Entrons. Trois salles se font suite, que couvrent trois dômes. Tout y est de bois depuis la charpente jusqu'aux murs et au mobilier. Entre la deuxième et la troisième salle, les trois portes liturgiques pour l'officiant grec. Celle du milieu est ajourée et dorée. Et partout, sur les murs, des fresques et des icônes. Une belle Vierge byzantine et un Christ bénissant nous accueillent avec une majestueuse bonté. Au-dessus, une série de tableaux représentent la vie du Christ et des Saints.
En haut, à la base du dôme central, le Christ dans la gloire, couronné d'un bonnet rond comme un pope, avec à sa gauche et à sa droite les martyrs et les apôtres. A gauche une grande fresque représente l'enfer; rien n'y manque et Callot se fût réjoui de cette imagination populaire: des diables jouent du violon pendant que les malheureux damnés sont soumis à toutes les tortures, chaudière, dentiste, fourche, fouet, etc. Pendant que rôtissent tant de pauvres gens, les popes sereins et triomphants montent vers Dieu-le-Père.
A l'entrée, une crucifixion admirable présente un Christ lamentable et douloureux. Les couleurs sont vives encore, le dessin ferme, les gestes à peine gauches. Un ange en robe noire, en surplis rouge, bizarre enfant de choeur de l'église céleste, vient prendre l'âme du bon larron. Et partout des peintures naïves sur verre, où les Saints ont d'étranges têtes de Mongols, les yeux longs, la tête plate, les cheveux noirs et luisants.
Une lumière indécise éclaire en gris les fresques merveilleuses, les icônes vénérées, les dômes où des scènes se déroulent avec une fantaisie inimitable. Dehors une pluie lente et chaude, une pluie d'automne chante sur les feuillages et berce nos songes au choeur de la vieille église. Quelque part, en ville, une cloche tinte...
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Ce sont les cimetières Russes, semés tout le long de la frontière polonaise, qui m'ont conduit fraternellement à la petite église de Nizn^ Mirosov. Elle dressait ses trois clochers à bulbes roux sur une colline de prairies, parmi des arbres. Le plus haut clocher, vermoulu, s'inclinait sur le second, comme avec une tendresse vieillie. Au loin les montagnes se voilaient d'indécisions grises.
Tout autour de l'église un mur de bois dessine un enclos circulaire où des tombes sont disséminées parmi les herbes et les buissons. Des tombes abandonnées comme l'église et dont les croix jonchent le sol.
Pour visiter l'église il m'a fallu passer par une fenêtre sans vitres. Toute la région a été bombardée pendant la guerre et les éclatements ont fait chanceler la pauvre église. Depuis, on l'a abandonnée et on en a reconstruit une autre plus loin, de l'autre côté de l'Ondava et du village aux toits de chaume blotti au creux d'un vallon vert.
L'intérieur est en ruines. De vieux vêtements sacerdotaux aux dorures passées, sont encore accrochés ici et là. Les autels et les rétables sont sculptés et peints. Toute une dentelle de bois entoure les portes du choeur et des Christ à figure de pope s'effacent sur les murs.
Encore quelques années et l'église de Nizny Mirosov s'écroulera. Il ne restera pour nous émouvoir, dans le tragique paysage où s'affrontèrent les armées russes et autrichiennes, que les monts roux des Carpathes et les cimetières le long de la route crayeuse.
* * *
A Jasina enfin, l'église grecque-catholique, gardée par le « riche Houtsoule », nous fait signe de la colline où elle se dresse dans un enclos. Elle a l'air presque neuve, celle-là, entretenue soigneusement par les fidèles. Il faut, pour y arriver, prendre un sentier étroit et raide, où nous escortent les enfants du « riche Houtsoule » et leurs camarades des maisons voisines. Nous avons traversé un ruisseau sur des planches, gravi la colline. L'église et son campanile octogonal à toits superposés sont comme écrasés
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sur la prairie et l'on dirait deux fleurs grises, bizarrement découpées, et qui ne vont pas se flétrir encore. Le soleil et l'ombre jouent curieusement, en blanc et en gris, sur les murs de planches, les toits de planches, les clochetons de planches.
Dans le campanile une femme Houtsoule accroupie épluche des pommes de terre sous la grosse cloche de bronze vert. Dans l'église, si petite qu'à peine y peuvent tenir une cinquantaine de personnes, c'est une profusion de bannières, de couronnes de feuilles suspendues devant des icônes, de peintures sur verre, de fresques. Sur l'une d'elles, un Saint-Pierre tout marri contemple, les mains jointes, un coq dans un panier et semble le supplier de ne plus chanter. Eglise minuscule, peintures puériles, objets sans grandeur, mais touchants de simplicité, le tout à l'image de ce peuple de « colombes » dont le sentiment religieux s'embrume encore de vieilles superstitions et de croyances naïves.
Près de la porte d'entrée une petite croix grecque de bois est fixée au mur. On y devine la Vierge assise entre des Saints et des Anges. Travail rustique, usé et patiné par les lèvres qui, depuis tant d'années, l'ont baisé dévotement, émouvant par ce qu'il représente de foi et par les consolations et les espérances qu'il donna à de pauvres gens. Travail populaire qui fait penser, par sa stylisation et ses inscriptions à quelque spécimen de l'art nègre, mais oeuvre d'art par l'instinct qui a guidé la main inhabile et l'a fait se plier, malgré elle, aux règles qui ne changent pas.
Pour aller de l'église à la gare on traverse la Tisa sur un vieux pont de bois dont une arche s'est inclinée et enfoncée. Le pont est tout de travers et il faut se tenir au garde-fou pour ne pas tomber à l'eau.
— In Wasser! In Wasser! répète en riant mon guide qui ne sait pas beaucoup d'allemand, et le pont tremble à notre passage.
Dans le buffet de la gare, quatre Houtsoules, complètement ivres, mangeaient des prunes qu'ils s'amusaient à se jeter dans la bouche l'un de l'autre. Ils riaient lourdement et ont fini par s'endormir. J'ai revu la petite église, la croix de bois, les couronnes de feuillage. Quand ils ont oublié le sentier qui monte à travers les prés vers les icônes saintes, voilà où ils viennent s'étourdir et se consoler de la vie.
ABEL MOREAU
CHRONIQUES
LA LITTÉRATURE
Pour le vingtième anniversaire de la mort de Jaroslav Vrchlicky
(Notes et souvenirs)
Vingt ans se sont passés depuis la froide, morose et grise journée du 10 septembre, où, passant par hasard par la gare de Domazlice, j'appris que Jaroslav Vrchlicky venait de mourir. Je me hâtai de m'incliner devant la dépouille du Maître. Et j'ai vu pour la dernière fois dans la modeste chambre bourgeoise où il venait de mourir, immobile, ayant à jamais fermé ses yeux qui avaient scruté le mystère de la vie et de la mort, le frère tchèque de Goethe, de Victor Hugo et de Leconte de Lisle.
Devant ce lit où il était étendu, sans vie, je l'évoquais tel que je l'avais connu en 1896 à la Faculté des Lettres. Je l'évoquais, voûté dans sa chaire, avec ses énormes moustaches de morse retombant sur ses lèvres et ses beaux yeux d'un bleu limpide où passaient des éclairs d'enthousiasme ou de malice. Ah! comme il savait parler des poètes! Sans s'inspirer d'une méthode proprement scientifique, il savait ouvrir de vastes horizons devant ses auditeurs. Ayant vécu, comme traducteur, dans l'intimité des plus grands poètes de l'univers, doué lui-même d'une incomparable faculté de pénétration, il possédait le secret non seulement d'expliquer les poètes qu'il étudiait, mais de les faire aimer.
Avec une souplesse prestigieuse, il accompagnait ses leçons de traductions improvisées de passages entiers. Pour moi, je compterai toujours ces heures passées, dans les vieilles salles voûtées du Klementinum, à écouter la voix mélodieuse du poète, parmi les plus belles de mes années d'études. Je l'évoquais dans son cabinet de travail du Quai Palacky d'où la vue s'étendait sur la Vltava et sur l'incomparable panorama de Pétrin et de Hradcany: littéralement enseveli sous les livres, fumant d'innombrables cigarettes et écrivant des vers à l'infini. Ce n'est que plus tard que j'ai pleinement apprécié la bonté et l'affabilité de ce grand homme qui interrompait son travail pour conseiller et guider le jeune débutant que j'étais, et qui mettait toute sa belle bibliothèque à ma disposition. Peut-être qu'au milieu des amertumes et des peines personnelles qu'il traversait alors — il venait de publier les Chansons d'un pèlerin qui sont un livre débordant de tristesse — l'admiration naïve et l'élan sincère d'un jeune coeur sans arrière pensée lui apportaient quelque réconfort. Quoiqu'il en soit, il était la bonté et la simplicité mêmes, malgré tous les honneurs dont il fut l'objet, honneurs
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qu'on lui a tant enviés et qu'il acceptait avec une goguenarde bonne humeur.
II était alors en pleine force créatrice: il avait quarante trois ans. Douze ans plus tard, en 1908, son système nerveux succomba à l'écrasant labeur que le poète lui avait imposé: malgré un séjour à Abbazia, son état de santé ne fit plus que s'aggraver. Il retombait en enfance. En 1912, il demanda à être transporté à Domazlice. C'est là que je l'ai vu, un jour de juillet. Il était là, sous les arcades de la vieille place, assis sur une chaise au soleil; ses moustaches tombantes se perdaient dans les flots d'une barbe blanche de prophète; ses yeux où jadis brillait la flamme de l'esprit, ses yeux qui avaient la couleur et la limpidité de l'azur et la profondeur de la mer, étaient mi-clos, regardant le vide, ternes et sans vie. Il souriait; mais quel sourire dément, hébété! II parlait; mais quelles terribles paroles dépourvues de sens, incohérentes! J'avais envie de crier, de protester contre la brutalité insensée du sort qui avait changé le plus grand poète à qui la Bohême ait jamais donné la vie, en une triste épave.
Aujourd'hui, vingt ans après sa mort, il nous apparaît dans toute sa grandeur. Et il est d'autant plus triste de constater que le peuple dont il est et dont il restera une des gloires les plus authentiques se désintéresse de son oeuvre au point de laisser mourir la nouvelle édition complète de ses oeuvres. Le critique et l'histoire de la littérature tchèque, elles non plus, n'ont pas encore fait leur devoir vis-àvis de Vrchlick^. Mais il faut avouer que la tâche est énorme. La Société de Jaroslav Vrchlicltf, que préside le poète Antonin Klâstersky, a inauguré,
inauguré, le Musée de Vrchlick^, à la Bibliothèque de l'Université, une exposition. Rien qu'à regarder la masse de volumes que cet homme prodigieux a publiés, on se rend compte de la multiplicité de problèmes qu'il soulève, et de l'énorme travail qui attend encore la critique tchèque et la critique comparée.
Devant le sarcophage du poète au cimetière de Vysehrad, le professeur Arne Novâk a prononcé un discours remarquable de forme et de pensée, de franchise et de sincérité. Ce discours, qui est un hommage au génie du poète, est en même temps un réquisitoire contre notre époque de matérialisme, contre une époque difficile pour l'art et pour la poésie, autant que pour la nation et pour la civilisation. «Au ciel de l'esprit, les étoiles vers lesquelles Vrchlicky levait les yeux dès sa jeunesse, pendant son pèlerinage dantesque et faustien, se sont éteintes; les fleurs dont les parfums romantiques et exotiques l'accompagnaient se sont depuis longtemps fanées...»
« La forme poétique, dit M. Novâk, cette incomparable richesse, que ce souverain de la rime avait, depuis son adolescence jusqu'au seuil de la vieillesse, jalousement cultivée, non pas par simple instinct de jeu, mais par un besoin profond d'artiste, est cassée en morceaux, et ce qui pour lui, maître du contrepoint de la Musique dans l'âme — tel est le titre d'un de ses livres — était l'objet d'un soin méticuleux et d'une discipline constante, est aujourd'hui considéré comme un vain jeu ou comme un caprice mesquin. En poésie, comme dans la vie, on a oublié ce que met en lumière le sens éthique de l'oeuvre de Vrchlicky depuis le jour mémorable où il franchit le Rubicon italien:
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que la discipline de la forme est une preuve de la culture intérieure et que ce n'est qu'au moment où ils en prennent conscience sur le plan éthique et artistique que les peuples cessent d'être barbares. » Et le critique tchèque déplore l'abaissement de la forme même sur la terre classique de la forme artistique, en France. « La belle et forte France dont l'interprète de la Poésie française de l'époque moderne et le critique des Profils de poètes nous a si intimement rapprochés, commet un suicide en délaissant le véritable classicisme, c'est-àdire la mesure et l'équilibre, le sens critique et clair de l'ordre et de l'unité dans une oeuvre d'art...»
Le critique tchèque déplore le changement qui s'est produit dans l'appréciation du rôle et de la fonction de la poésie et de l'art dans la vie nationale depuis la libération politique.
Tant que la nation luttait pour sa liberté, elle croyait au rôle libérateur de la poésie. Mais depuis la fondation de la République, elle a mis les intérêts économiques et sociaux, les progrès techniques et même la simple force physique au premier rang, dédaignant la poésie et l'art qui, cependant, seuls prêtent quelque noblesse à la vie.
On lira dans le premier numéro de la nouvelle année de la revue Lumlr, où, jadis, Vrchlicky publiait ses plus beaux poèmes, le texte in extenso de ce discours magistral. D'ailleurs il est impossible d'évoquer, dans ces quelques lignes de chronique, une personnalité aussi complexe, une oeuvre presque surhumaine.
Je tracerai seulement, dans une prochaine chronique, le tableau des rapports de Vrchlicky avec les littératures latines. HANUS JELINEK
LE THÉÂTRE
Théâtres et spectacles d'un début de saison.
Vraiment l'été de 1932, en Bohême, s'est bien défendu. Cette valeureuse résistance, prolongée jusque fort avant dans octobre habituellement maussade, n'a évidemment pas fait le bonheur ni les affaires de tout le monde. Sous un ciel de nacre et d'azur italiens, l'on s'attarde volontiers, sur l'eau ou sous les ombrages à peine roussis, à goûter les dernières faveurs de la saison, et l'on fait la sourde oreille à la sonnette des théâtres. Pour tenir tête aux bienfaits de la saison, il faut que celle-ci nous annonce de considérables nouveautés: que le théâtre de Vinohrady, pour fêter son quart de siècle d'existence, fasse jouer par des comédiens qui naguère encore interprétaient Dostoïewski la plus célèbre opérette de Nedbal, Sang polonais, ou que le Théâtre National s'offre un véritable « article de Paris », tout neuf, à peine sorti du papier et de la ficelle qui l'enveloppaient.
Pour des raisons techniques, et des raisons personnelles dans lesquelles nous n'avons pas à entrer ici, M. Alfred Savoir a réservé à Prague — comme Bernard Shaw en usait naguère pour Varsovie — la primeur de sa nouvelle comédie, Le couple royal, titre devenu d'ailleurs, sur la scène républicaine du Théâtre des Etats, LeCouple d'Artistes. Une partie de la critique tchèque n'a
voulu y voir qu'une «pièce boulevardière » sans originalité ni nouveauté. Il convient de se méfier, car M. Alfred Savoir, même quand il se trompe — et il lui arrive de se tromper de façon assez déplaisante — ne fait jamais rien que d'intelligent.
L'interprétation prêtait à une première équivoque. Malgré tout le brio avec lequel fut enlevé le premier acte, les soins du metteur en scène n'ont pu le défendre de cette atmosphère de provincialisme ingénu qui, en même temps qu'une robuste bonne humeur, accompagne dans tous ses rôles M. Rasilov. Bien gentille sous son tutu noir, avec ses jambes maigriotes qui la faisaient ressembler à un raton d'opéra croqué par Degas, Mme Sedlâckovâ a joué la jeune Maïka dans une note plus canaille, avec des intonations plus éraillées qu'il n'eût convenu, sans nous faire sentir la race de cette fillette qu'on verra plus tard capable de fierté. Elle n'a pas su, ou pas voulu, approfondir le caractère qu'elle avait à incarner, et la charmante écervelée qu'elle nous représente semble, contrairement aux intentions de l'auteur, ne pas avoir le bon bout vis-à-vis du partenaire extrêmement intelligent qu'est M. Haas.
La pièce ainsi légèrement déséquilibrée trahit un défaut qui provient
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d'une trop grande abondance, d'un croisement de thèmes. Parti avec l'idée de nous montrer les méfaits du cabotinage, la fiction délogeant, absorbant la réalité dans l'esprit d'un homme de théâtre, l'auteur a fini, sans le vouloir, par traiter un épisode de la lutte entre l'homme qui défend son travail et la femme qui plaide pour son coeur. Supposons qu'au lieu d'être, comme le veut M. Savoir, sans valeur réelle, le travail de Jimmy Truc relève de la littérature ou de l'art, aussitôt les rôles sont renversés, Maïka n'est plus qu'une petite gêneuse assez touchante mais condamnée au moins par toute la partie masculine du public. On pourrait fort bien imaginer d'autre nature le travail de Jimmy, en faire un industriel, un homme politique, etc. L'anecdote brillamment traitée par M. Savoir ne touche pas son vrai sujet, plus profond, plus humain qu'il ne s'en est aperçu lui-même. Réduit à la tournure qu'il lui a donnée, le conflit aurait comporté des développements plus variés, car enfin il est un peu facile de nous montrer ce brillant dramaturge parisien, penché sur ses papiers, notant fiévreusement dans son carnet des mots d'auteur. Cette sorte de moine du théâtre, qui ne semble jamais regarder une autre femme que les siennes, donne, de la pureté de moeurs des coulisses de Paris, une haute idée, et c'est toujours de la propagande française, par un détour imprévu!
Dans la réalité Jimmy et sa compagne n'eussent-ils pas été tentés par des expériences sentimentales inconsciemment destinées à servir leur talent? Le thème, si fécond, de la jalousie artistique entre époux, est à peine effleuré. Peut-être eût-il fallu, pour traiter ce sujet, un auteur professionnellement moins habile, plus
purement psychologue que M. Savoir, — Porto-Riche ou Paul Géraldy? M. Otokar Fischer a signalé fort à propos, à ceux qui profitaient de l'insuccès relatif de cette pièce pour incriminer la légèreté du théâtre français d'aujourd'hui, que M. Alfred Savoir — qui fait chez nous figure d'étranger, et vaut justement pour une âpreté, une violence gardées de ses origines étrangères — n'était pas un représentant vraiment qualifié du théâtre français. Du théâtre parisien peut-être, et encore celui-ci, avec tout ce qu'il comporte d'agitation, de diabolique savoir-faire et de curiosité, serait plus justement représenté par Henry Bernstein, qu'un incompréhensible ostracisme écarte de la scène tchèque.
Prague a reçu, en même temps que M. Savoir, un plus authentique représentant, sinon de l'esprit, au moins de la blague et de la verve françaises, en la personne de Maurice Chevalier. Ces qualités lui furent généralement reconnues, encore que, trompées par un prénom réservé, en Europe centrale, aux enfants d'Israël, quelques jolies Pragoises s'interrogeassent anxieusement: « Est-il vrai que c'est un Juif espagnol? » La réception mouvementée faite à Maurice Chevalier par quelques milliers d'admiratrices trop zélées — et dont le bilan fut des vêtements déchirés et quelques contusions — était bien faite pour indisposer les gens qui voient dans des manifestations de cet ordre un signe du provincialisme dont les habitants de Prague n'auraient pas encore réussi à se défaire. L'empressement des foules pragoises au-devant d'une étoile de cinéma et de café-concert rappelle, à ces censeurs moroses, les bons paysans de la Fiancée vendue courant derrière la troupe d'un cirque
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forain... Ils oublient que la badauderie est de tous les pays, et que le prince de Galles, que l'affluence des curieuses en pyjama bloquait dans sa villa de Cannes, en a vu bien d'autres. Le peuple de Paris, le plus sceptique qui soit, a lui aussi ses heures d'enthousiasme indiscret. Il est vrai qu'il ne lui suffit plus d'un chanteur ou d'un boxeur, il lui faut au moins un roi détrôné...
Ceux qui ont bien voulu ne voir en Maurice Chevalier que l'« artiste » — et j'ai bien envie d'ôter ces guillemets que m'inspire le respect humain — se sont laissés séduire par sa gentillesse, son air de s'amuser en amusant, son entrain. Un journaliste admire que le héros de Parade d'Amour ait réussi, pendant toute une soirée, à tenir un public étranger sans s'être permis un seul mot risqué, un seul geste malhonnête. « La culture française, écrit un autre, se retrouve, avec sa finesse et son goût, jusque dans un refrain de café-concert. i> Et il n'a pas tort de comparer l'humour innocent et gamin de Maurice Chevalier aux fantaisies de Voskovec et Werich.
Les directeurs de théâtre, qui ont chacun dans leur jeu de cet hiver, quelques rares oeuvres tchèques, ne semblent pas pressés de les sortir, et la parole est encore, pour l'instant, aux auteurs étrangers. De la foison de pièces légères et anodines qui nous sont offertes, détachons une comédie qui fixe avec grâce certains aspects des moeurs d'après-guerre dans les « pays successeurs » où tant de gens ont perdu leur statut social. Les Filles de la buraliste, que l'auteur hongrois Ladislas Bus-Fekete situe en Autriche, pour des raisons que vous trouverez dans la préface de Bajazet, nous donnent la sensation rassurante d'un art déjà connu, mais non point usé, cette
impression de reconnaître des visages, des moeurs familières, que nous avons éprouvée déjà à la lecture de romans et de contes d'auteurs magyars — par exemple ces Deux Prisonniers de M. Louis de Zilahy qui ont passé, chez Pion, injustement inaperçus. Si je signale cette impression, c'est qu'elle ne nous est jamais donnée par des oeuvres d'aucune littérature slave, même la polonaise, la plus proche dit-on de l'esprit français. Pour Les Filles de la buraliste, qui ne manqueraient pas d'être applaudies à Paris, c'est exactement, non pas tout de même du Fiers et Caillavet, mais du Paul Gavault. L'histoire de l'ingénue qui, pour sauver l'honneur des siens ou pour quelque raison que ce soit, s'expose aux plus grands dangers, dont elle sort plus pure que jamais, et même fiancée, nous fait toujours, quand on nous la conte bien, un plaisir extrême. A côté de M. Vydra fils, qui serait un jeune premier sans reproche, s'il ne faisait trop vibrer la note sentimentale, Mme Elena Hâlkovâ est un enchantement de grâce malicieuse, d'ingénuité sans sottise, de vraie jeunesse. Nous ne connaissons pour l'instant, sur la scène parisienne, aucune actrice du même emploi qui vaille cette petite bonne femme, dans sa personne et son jeu bien plus française — au sens où ce mot est synonyme de mesure et d'esprit — que telle étoile du Théâtre National, à laquelle les critiques tchèques ne se lassent pas d'adresser cet éloge.
Ce n'est pas par un cliché que nous dirons que Mme Hâlkovâ, si elle jouait sur le Boulevard ou rue de Richelieu, « ferait courir tout Paris ». Hélas, tout Prague n'est guère habitué a courir, le Tout-Prague (qui n'existe pas au sens du Tout-Paris, d'ailleurs lui-même bien menacé) — ne se dé-
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range que pour des nouveautés plus sensationnelles, des célébrités plus bruyantes. L'interprétation de Mme Hâlkovâ, qui est, répétons-le, quelque chose de rare et de charmant, ne sera saluée que de quelques éloges sans chaleur, les mêmes qu'elle recueillera demain pour une interprétation moins heurese. Il y a une sorte de degré d'enthousiasme que la critique et le public, à Prague, ne dépassent que dans des cas nettement déterminés, et, peut-on dire, prévus.
Celui des Filles de la buraliste mérite de nous retenir un moment. Sans doute les dramaturges tchèques visent plus haut — et ils ont raison — qu'à nous donner des comédies anodines et gentilles comme celle-ci. Mais qui peut le plus ne peut pas toujours le moins, et je n'en sais aucun qui soit capable de nouer et de nourrir une intrigue avec autant d'aisance et de bienséance, aussi peu d'invraisemblance et d'affectation, que l'auteur de cette bluette. Le théâtre est peutêtre l'un de ces arts où un certain niveau d'honnête médiocrité est nécessaire pour permettre les éclatantes exceptions qui s'en détachent. S'il y avait à Prague une demi-douzaine d'auteurs capables d'écrire un vaudeville comme celui-ci, nous serions plus rassurés sur l'avenir du théâtre tchèque.
Celui du cinéma pouvait exciter des appréhensions qui se sont calmées depuis quelque temps. On ignore trop qu'aux temps héroïques où la firme Pathé tournait des petites scènes toutes en poursuites effrénées et en gâteaux à la crème écrasés sur les joues, Prague fut après Paris la première capitale d'Europe à « faire du cinéma ». Depuis lors elle avait bien perdu cette belle avance, et le cinéma tchèque
emblait voué à l'incompétence, côté
technique, et à la mauvaise littérature, côté sujets.
Les plus larmoyants romans populaires trouvaient à l'écran un dernier et peu glorieux avatar, les films mondains et pathétiques atteignaient des hauteurs sublimes de parodie inconsciente, ce que le cinéma tchèque produisait encore de plus honorable étaient les bandes patriotiques, biographies de grands hommes, romans d'Alois Jirâsek, genre qui excluait toute recherche, toute nouveauté.
La critique s'est montrée très favorable pour un film, Le Droit au péché, tiré de la pièce de M. Vilém Werner dont nous avons parlé. Elégamment présentée, jamais vulgaire si parfois naïve, cette production n'est pas du cinéma, mais une vulgarisation du théâtre, propre à faire la joie de cette partie du public accoutumée aux places bon marché, et pour laquelle les comédiens ne sont que d'indistinctes silhouettes. N'ayant, comme dit M. Pierre Bost, « jamais vu parler un acteur », ces spectateurs se trouvent tout heureux de pénétrer dans l'intimité d'élégants personnages, de pouvoir compter les cils de la jeune première, les rides de la mère-noble. Mme Baldovâ, qui ne perd à l'écran aucune de ses qualités si savoureuses, s'est révélée d'emblée une grande vedette du film parlant. Cependant l'intrigue piétine, et, dans cet élégant décor, ces gens affairés, peu naturels, qui s'élancent eux-mêmes pour ouvrir leur porte, font l'effet de petits bourgeois qui jouent aux grands bourgeois, qui affectent des façons de vivre inusitées. Une jeune femme —■ du monde! — toujours éprise d'un infidèle mari, soupire: « Ah maman, si tu savais comme il est beau en habit! » On s'attendrait plutôt au pyjama. Un mot comme cela en dit long sur tout un milieu. JUNIA LETTY
Revue Française de Prague — XI (n° 57, 1932)
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A TRAVERS LES REVUES TCHÉCOSLOVAQUES
Pour la défense de la langue tchèque.
Au cours de l'hiver dernier, un grand nombre de périodiques littéraires et de grands quotidiens ont suivi avec intérêt une controverse engagée sur la pureté de la langue tchèque et les moyens d'en empêcher la corruption. Cette discussion qui a passionné non seulement les spécialistes de la langue, mais le public tout entier et à laquelle les écrivains les plus éminents ont pris une part active, a été déclenchée d'une part par les articles de la revue NaSe Reë (Notre langue), d'autre part par l'activité du Cercle linguistique de Prague. La revue mensuelle NaSe P\e£ qui, fondée il y a une quinzaine d'années, avait pour but de surveiller l'évolution de la langue tchèque et de dénoncer les fautes et les irrégularités qui pouvaient s'y glisser a pris depuis la mort de Zubaty, son fondateur, un caractère dogmatique souvent peu conforme aux principes de la science. Dès 1929, le Cercle linguistique de Prague, lors du Congrès des Philologues Slaves, protesta contre le purisme exagéré et souvent injuste de NaSe fret. La discussion prit un caractère plus polémique le jour où NaSe fie£ soumit à une critique sévère la langue et le style de certains écrivains tchèques tels que
Nezval et Otokar Fischer. Ces attaques provoquèrent les protestations de plusieurs écrivains, en particulier celle d'Ivan Olbracht qui, dans Literârni Noviny, échangea plusieurs articles avec Haller, le directeur actuel de Nase P\eL Ivan Olbracht, tout en reconnaissant la valeur et l'importance de ce périodique, soutenait qu'il appliquait des méthodes trop démagogiques et trop doctrinaires, impropres à réaliser le but qu'il se proposait. Olbracht reconnaît la nécessité de veiller à la pureté de la langue, mais il défie NaSe Ret d'être à la hauteur d'une tâche aussi difficile. Pourtant, seuls les spécialistes de la langue sont appelés à décider de la correction ou de l'incorrection d'un mot ou d'une tournure.
C'est au Cercle linguistique de Prague que revient le mérite d'avoir fait le premier pas vers la solution de ce problème. Au cours de l'hiver dernier, il organisa une série de conférences faites par des membres du Cercle. Les conférenciers n'étaient pas novices dans la matière. Dans des études publiées antérieurement ils s'étaient tous occupés de questions touchant la langue littéraire.
Leurs conférences ont été suivies
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avec le plus grand intérêt par un public nombreux qui se composait de savants, philologues et linguistes, d'étudiants, de professeurs, d'écrivains, de critiques, d'acteurs, de régisseurs et de nombreux auditeurs non spécialistes. Depuis l'époque romantique, on n'avait plus vu à Prague, l'université collaborer avec les écrivains et les poètes du pays et se passionner pour les mêmes problèmes.
Chacun des cinq conférenciers a envisagé-la question d'un point de vue différent. Dans une première conférence M. Vilém Mathesius, professeur de philologie anglaise à la Faculté des Lettres de l'Université de Prague, traita de la Nécessité de stabiliser la langue écrite. Il commence par écarter un malentendu qui est à la base de toutes les discussions entre les puristes et le Cercle linguistique. Les puristes défendent, en matière de langue, le point de vue historique; une tournure est correcte lorsqu'elle se conforme aux traditions consacrées par l'histoire. Pour Mathesius au contraire, c'est l'usage actuel qui décide. Est-ce à dire que la langue est vouée à l'anarchie? Rien n'est plus loin des linguistes défendant le point de vue de la langue actuelle et attaquant les grammairiens qui ne jugent que par l'histoire. La langue doit être stable, mais non pas morte. Elle est un organisme vivant, et sa stabilité doit avoir une certaine élasticité.
La langue tchèque actuelle a besoin d'être surveillée et cultivée. Sur ce point, les deux écoles en présence sont d'accord. S'il y a souvent désaccord entre la pensée et la langue, ce n'est pas parce que la langue se trouve dans un état de décadence, mais parce qu'elle n'arrive pas à suivre l'évolution sociale, technique et philosophique de notre époque dont la rapidité
rapidité en augmentant. Les théoriciens devront faire un effort pour aider la langue à suivre le développement général de l'époque. Mais au lieu de considérer la pureté historique comme l'unique moyen de régler la langue, les linguistes modernes devront s'inspirer de l'usage consacré par les meilleurs écrivains de leur époque. Le théoricien de la langue est son collaborateur en ce sens que c'est à lui que reviendra la tâche très délicate de formuler les règles, de fixer la langue pour un certain temps, en se conformant à l'usage des meilleurs auteurs.
Pour mettre en pratique les théories défendues par le conférencier il faudrait tout d'abord publier un dictionnaire, une grammaire et un traité de stylistique qui, sans se préoccuper des données historiques, se conformeraient à la langue tchèque vivante et actuelle, telle que l'écrivent les auteurs les plus qualifiés de notre époque.
Dans une deuxième conférence, M. Havrânek, professeur de slavistique à la Faculté des Lettres de Brno, chercha à déterminer les moyens qui permettront au linguiste de « cultiver » la langue, c'est-à-dire de la développer et de la stabiliser pour un certain temps. La langue écrite étant formée et cultivée d'une manière consciente, le linguiste fera porter ses efforts surtout sur les éléments qui diffèrent du parler populaire et familier, lequel échappe à l'intervention du théoricien et n'est déterminé que par l'usage. A mesure que la spécialisation s'accentue, que l'esprit des sujets parlants se fait plus intellectuel et plus abstrait, la langue littéraire s'écarte de la langue parlée. Pourtant il est indispensable de se conformer, jusqu'à un certain point, à l'usage de la langue parlée. On ne pourra pas fixer la langue littéraire d'une époque sans tenir
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compte de l'une et de l'autre tendance.
Le linguiste interviendra d'une part pour fixer la terminologie scientifique, d'autre part pour déterminer les différentes fonctions de chaque terme, suivant le but que l'auteur veut atteindre, l'effet qu'il cherche à produire. Le théoricien de la langue cherchera donc tout d'abord à acquérir une connaissance approfondie de la langue littéraire de son époque, et après en avoir fixé le code, il aura le devoir de le faire connaître au public.
La conférence de M. Havrânek fut suivie par un exposé de M. Roman Jakobson, éminent savant russe, qui, par des arguments irréfutables prouve l'impuissance complète des méthodes puristes. N'ayant pas le temps d'insister sur l'histoire du purisme tchèque, qui, au moment où la langue tchèque n'était pas encore complètement formée, avait sa raison d'être, il ne s'attaque qu'au purisme actuel dont le représentant le plus typique et le plus radical est M. Haller, rédacteur de Nase Rec. Le purisme de M. Haller se place à un point de vue strictement historique. La langue, pour lui, est pure dans la mesure où elle se conforme à la tradition historique. Or M. Jakobson démontre que le purisme ainsi conçu n'a pas de raison d'être. On pourrait tout au plus imaginer un linguiste qui, établissant le parler d'une certaine époque comme norme de la langue littéraire, se poserait en conservateur de la langue. Dans le cas particulier de la langue tchèque, qui, après avoir disparu en tant que langue littéraire a été ressuscitée au début du 19e siècle, cette question ne se pose même pas.
La politique linguistique de Haller et des puristes actuels, dont le caractère réactionnaire est frappant, pour
Jakobson, est dictée avant tout par un sentiment de peur. Haller a la phobie des germanismes et de tous les néologismes. Examinant de près une série de germanismes que M. Haller a frappés d'anathème, M. Jakobson démontre que les uns ont si bien pris racine dans la langue tchèque qu'on a cessé de les éprouver comme des termes importés, alors que d'autres—et ce sont ceux contre lesquels Haller s'élève avec le plus de violence —remontent au vocabulaire européen le plus ancien.
Dans sa peur des néologismes, Haller, selon Jakobson, ne fait qu'appauvrir la langue. Lorsqu'il trouve une série de synonymes, il cherche à éliminer tous ceux qui ne sont pas tout à fait anciens pour ne laisser subsister qu'un seul terme. 11 oublie complètement que certains mots qui peuvent être très proches les uns des autres en ce qui concerne leur sens général, peuvent avoir chacun une fonction particulière qui les distingue des autres mots du même groupe lexical. L'école linguistique de Genève va même jusqu'à prétendre qu'il n'existe pas de synonymes. Le purisme, s'entêtant sur son point de vue historique, perd complètement de vue les tendances logique et esthétique qui contribuent à la formation d'une langue.
On peut dire que les arguments de M. Jakobson qui a fait preuve d'une pénétration rare et d'une documentation scientifique remarquable ont écarté une fois pour toutes certaines erreurs scientifiques qui, pendant de longues années, ont fait autorité dans le public tchèque.
La quatrième conférence faite par M. Weingart, professeur de slavistique à la Faculté des Lettres de l'Université de Prague, était consacrée à l'« orthoépie » et à la « callilogie » de la langue. L'orthoépie a pour but de fixer la
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prononciation correcte d'une langue. La callilogie cherche les moyens d'en affiner la sonorité. Il va sans dire que les deux sciences se complètent et que l'une ne saurait exister sans l'autre. Weingart regrette que la linguistique actuelle néglige cette discipline qui, pour la culture d'une langue est d'une importance capitale; il. mentionne les efforts de Frinta qui se propose de publier un ouvrage sur l'orthoépie tchèque basé sur une enquête faite auprès des phonéticiens, des linguistes, des acteurs, des régisseurs et des professeurs les plus qualifiés du pays. Selon M. Weingart l'orthoépie devra surtout s'ocupper du rapport entre la prononciation officielle d'une part et celle de la langue familière et des dialectes et argots de l'autre. Il insiste sur l'importance de cultiver la prononciation d'une langue qui exerce une grande influence sur la langue littéraire par le fait que tout auteur doit tenir compte de l'effet acoustique de son oeuvre.
La cinquième conférence faite par monsieur Muka?ovsk$, chargé de cours à la faculté des Lettres de l'Université de Prague, portait sur la langue poétique et la langue écrite et les rapports qui existent entre les deux. Mukafovsky se propose d'établir le rapport entre la langue des poètes et la langue littéraire courante et de chercher à savoir si la langue poétique peut exercer une certaine influence sur la langue littéraire. Pour M. Mukafovsky la langue poétique est une déformation consciente et systématique de la langue écrite. C'est là son caractère propre. Alors que la langue écrite telle qu'elle est pratiquée par toutes les personnes écrivant correctement, présente une série de phénomènes linguistiques « automatisés », la langue poétique s'oppose à cette « automatisation », elle
la viole à tout instant; au lieu d'« automatiser », elle « actualise ». Il est vrai que nous trouvons des éléments « d'actualisation » même en dehors de la langue poétique; mais ils ne sont alors autre chose qu'un moyen destiné à donner du relief à une idée, à un fait. Pour le poète, au contraire, « l'actualisation » de la langue, c'est-à-dire la violation consciente de la langue telle qu'on a l'habitude de l'écrire, est un but, est la raison d'être même du poème qui se soucie bien moins de nous communiquer une chose que de faire acte de création en matière de langue. Le poète se trouvera donc toujours en face d'une résistance à vaincre, résistance que lui opposera d'une part la langue littéraire courante, d'autre part la tradition poétique qui l'a précédé. Il serait insensé de reprocher à un poète de s'écarter de la langue écrite courante; ce serait nier la poésie même.
La langue poétique tout en étant d'une essence différente peut exercer une certaine influence sur la langue littéraire courante. Cette influence est plus ou moins sensible suivant l'époque et le milieu où elle se manifeste. Le poète révèle certains moyens d'expression qui existent à l'état latent dans la langue écrite considérée uniquement comme un moyen de communiquer des idées ou des faits.
Les puristes actuels de la langue tchèque ont eu le tort de reprocher à certains poètes de s'écarter de la langue écrite, et aussi d'éliminer tout élément esthétique de la critique linguistique.
Si nous avons donné un résumé des cinq conférences organisées par le Cercle linguistique de Prague, c'est parce que les idées générales qui s'en dégagent, dépassant de beaucoup le cadre de la langue tchèque, pourraient jusqu'à un certain point s'appliquer à
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toutes les langues de nations civilisées. Les mêmes questions préoccupent les savants français qui, depuis longtemps, ont pris l'habitude de parler d'une « crise du français ». Pourtant les symptômes de la crise du français diffèrent souvent de ceux qui caractérisent la crise du tchèque. Alors que le français, à peu près fixé et codifié depuis plus de trois siècles, souffre d'une trop grande rigidité qui l'éloigné de plus en plus de la langue parlée en évolution constante, la langue tchèque, au contraire, manque de stabilité. Ce fait s'explique par l'évolution historique de la langue tchèque qui est étroitement liée aux destinées de la nation tchèque. A la fin du 18e siècle, la langue tchèque avait cessé d'être parlée par la noblesse germanisée et par la bourgeoisie des villes; elle ne s'était maintenue qu'à la campagne si bien qu'on ne pouvait plus la considérer comme une langue cultivée. C'est au début du 19e siècle qu'au prix de grands efforts et
d'un travail admirable, les «éveilleurs » tchèques ont reconstitué leur langue littéraire. Le renouvellement de la langue allait de pair avec la renaissance nationale du peuple tchèque: pour lui, la langue devenait l'emblème de l'idée nationale. Il faut se rappeler cette évolution, pour comprendre l'intérêt vraiment passionné avec lequel le grand public tchèque suit toutes les discussions concernant sa langue qui, perdue à la suite d'événements tragiques et ressuscitée par la volonté du peuple, est l'objet de ses préoccupations continuelles: il la chérit comme un bien qu'on a perdu et qu'on est heureux d'avoir retrouvé. 1
NOÉMI SCHLOCHOW
1 Les conférences du cycle organisé par le Cercle linguistique de Prague viennent de paraître en librairie sous ce titre: Prazsky lingnistickg krouzek. Spisovnâ cestina a jazykovâ kultura; uspor&dali Prof. Weingart a Prof. Havrânek. Praha, 1932. Melantrich.
REVUE DES LIVRES FRANÇAIS
LITTÉRATURE
Les lurons de Sabolas. par Henri Béraad (Editions de France).
Les lurons de Sabolas ne sont pas un livre qu'on puisse oublier, ni confondre avec d'autres: Les lurons par leur dessin, et par leur contenu se distinguent nettement dans la production littéraire contemporaine, tout en restant une oeuvre parfaitement saine et simple.
Il s'agit ici d'un roman historique, en ce sens que ni son atmosphère ni son intrigue ne se pourraient comprendre à une autre époque qu'en ces années 1830-1850, où la France connut de tels soubresauts sociaux. Mais à la différence de ses devanciers, généralement attirés, dans l'histoire, par les individus, et par ceux de préférence qui inscrivirent leur nom dans la mémoire des hommes (voir la mode actuelle des biographies) Béraud a cherché à faire dans son livre de l'histoire anonyme et de l'histoire collective. N'est-ce-pas une gageure pour un romancier?— De l'histoire anonyme? C'est se priver de ce procédé commode, et qu'on pouvait croire indispensable, qui consiste à mêler aux personnages imaginaires des personnages vrais dont l'adroite intervention date et authentifie l'intrigue sans grand effort pour l'auteur. — De l'histoire collective? Mais comment retenir un lecteur qui répugne à éparpilller sa sympathie entre d'innombrables personnages?
De cette double difficulté, Béraud se tire comme par miracle. D'abord parce qu'il a un sens historique étonnant. 11 sait trouver le bon document et l'interpréter. Le professeur Mathiez, qui ne plaisantait pas sur certain chapitre,
chapitre, rendu hommage à son portrait de Robespierre. Il aurait apprécié, je crois dans la deuxième partie des Lurons ce tableau si précis, si mouvementé et si vécu des émeutes lyonnaises de 1833. Pour donner l'impression du vrai, l'événement suffit à Béraud, même s'il n'y fait participer que Nicolas Bardin, Pétrus Hugon et Chambard-le-juge dont nous n'avons pas lu les noms dans notre histoire de France.
Et si Béraud arrive à donner l'impression du collectif, du général, à des lecteurs dont il concentre les sympathies sur trois ou quatre personnages seulement, c'est par l'effet de qualités, cette fois, purement littéraires. C'est que, par la solidité de leur construction, la simplicité presque rudimentaire de leur dessin, ses héros deviennent insensiblement des êtres types. A distance, par exemple, les deux lurons Nicolas et Pétrus, si différents par leur évolution, si semblables de formation, de coeur et de stature, se fondent en une sorte d'exemplaire type, fortement stylisé — et sans doute embelli — mais vivant et satisfaisant pour notre imagination, de ces « compagnons du Devoir » en qui s'incarnait la fierté, l'esprit de classe et le courage farouche des travailleurs manuels de l'ancienne France. Les « lurons de Sabolas » deviennent les « lurons» tout court, exactement comme l'histoire même du village dauphinois de Sabolas dans le Bois du templier pendu, devenait peu a peu l'histoire symbolique de tous les villages français à travers les tourmentes de l'histoire et des saisons.
Dans cette vigoureuse construction historique, trouve place le plus fraîche et la plus romanesque intrigue amou-
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reuse. Intrigue étroitement liée pourtant au thème général de l'ouvrage, puisque c'est le grand amour secret de Nicolas pour la petite châtelaine de Sabolas qui le fait passer dans le camp des maîtres et déchaîne ainsi contre lui, tragiquement, ses frères en révolte.
Mais Béraud est merveilleusement à l'aise pour passer de l'idylle à la tragédie. C'est qu'il dispose d'un style étonnant ou la souplesse, la cordialité, les appels directs du récit oral se parent de la rigueur et de la précision définitive de la prose d'art la plus travaillée. Je ne connais pas beaucoup de livres d'un art si vigoureux, si scrupuleux et si humain.
JEAN PASQUIEK
Paris Saigon dans l'azur, par
Jérôme et Jean Tharaud (Librairie Pion).
Après la Flèche d'orient et l'Air indien de P. Morand, voici, de Jérôme et Jean Tharaud un Paris Saigon dans l'azur. Nous assistons bien à la naissance d'un nouveau genre littéraire: le récit de voyage aérien.
Un genre d'ailleurs où tout n'est pas nouveau: Paris Saigon contient un récit de tempête, tout comme l'Odyssée, et certain chapitre intitulé « la panne de moteur » où l'on voit les passagers débarqués au millieu de « bizarres petits personnages, dorés comme leurs pagodons » correspond tout à fait à l'épisode obligé de l'« île inconnue » dans les récits de navigateurs.
Tout de même, ce demi-tour du monde en 10 jours impose au voyageur-écrivain une optique nouvelle. Et d'abord, la terre se débarrasse de sa « vermine humaine ». J La Riviera redevient une terre vierge ^où n'habitent que des dieux et dés déesses: « rien que des collines rocheuses,
dénudées, d'un gris fbleu » Des
lieux chargés de lointaine poésie se découvrent n'être, comme Bagdad, « qu'un petit tas de boue, au bord d'un grand fleuve de boue, dans un cercle de maigres palmiers ». Mais il arrive aussi que le voyageur découvre des paradis inconnus où son imagination prend sa revanche: « tout un décor charmant de cours intérieures, de jardins, de colonnades et de balcons, invite
invite peupler ce château dans les airs de chevaliers, de pages, de femmes autour des fontaines. Et moi, sur mon tapis volant, légèrement penché sur une aile, je me sens mêlé à tout ce monde qui n'a plus d'existence que dans ma rêverie ». Des merveilles mille fois décrites comme l'ensemble grandiose du temple d'Angkor lui apparaissent, à lui le premier, telles que les hommes de là-bas les ont offertes à la divinité, « largement étalées sur le sol », « telles que la divinité les voyait du haut du ciel ». Et le voyageur aérien, agenouillé devant la vitre de la carlingue pour mieux contempler les statues colossales peut s'exclamer avec fierté: «Qui, avant moi, s'est promené ainsi, à genoux, autour de ces dieux? ».
Regretterons-nous que dans ce livre de voyage il soit plus question des choses et des dieux que des hommes sur qui nos ancêtres voyageurs se penchaient avec tant d'attention? C'est un grief que les Tharaud récusent parcequ'ils laissent à d'autres l'illusion qu'on peut comprendre quelque chose aux hommes des contrées lointaines.... Survolant les bûchers des bords du Gange où les dévots de Bénarès brûlent les cadavres de leurs défunts, ils proclament les limites de leur ambition de connaître:
« Et puisqu'il est bien entendu que jamais, au grand jamais, rien, absolument rien, ne me fera entrer dans les sentiments et les pensées que pouvait avoir, de son vivant, l'homme dont je respire la fumée: «Allons! me dis-je, assez volé au-dessus des bûchers et des charognes de toutes sortes que charrie ce fleuve sacré ou maudit. » Et me penchant sur le pilote: « En avant, pour Calcutta! ». j. P.
Les paysans noirs, par R. Delavignette
Delavignette
Les Paysans noirs, récit soudanais en douze mois, nous donnent un émouvant exemple de littérature coloniale où l'humain l'emporte enfin sur l'exotique.
Robert Delavignette nous montre qu'on peut, même aux colonies, être sensible sans être dupe, être artiste sans être dilettante, et quelles ressources d'énergie un ami courageux peut tirer d'un grand amour lointain. j. p.
CHRONIQUES
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Alfred de Musset (oeuvres choisies), par J. Thomas et M. Berveiller (Hattier).
II y a bien de l'affectation dans un certain dédain de bon ton pour les livres de classe et les « oeuvres choisies ». Rien ne vaut, bien sûr, la lecture patiente d'un auteur dans un texte intégral et scientifiquement présenté. Mais il faut songer que c'est à travers nos livres de classe et nos « extraits » que les plus grands écrivains sont venus à nous pour la première fois. Et le visage qu'ils avaient alors, comme il résiste aux retouches qu'une admiration mieux informée s'imagine apporter à cette première image!
Le Musset de MM. Thomas et Berveiller aura le mérite de tracer, du premier coup, dans l'esprit de ses jeunes lecteurs un portrait ressemblant, très différent de cette silhouette de « gentilhomme capricieux », « coeur ardent et tête légère » que tendait à nous imposer une légende caricaturale. On saura gré aux auteurs de nous montrer soigneusement, à côté de l'« enfant plein de génie » dont parlait Sainte-Beuve, un artiste très conscient et un témoin très lucide du mouvement littéraire de son temps.
Le seul défaut qu'on puisse trouver à ce livre vient justement de ce qu'il est trop complet: pour faire tenir dans cet unique volume tant de lettres, de fragments critiques, d'ébauches littéraires, il a fallu découper le reste en chair à pâté pour le mieux tasser dans les pages. On regrettera peut-être que les oeuvres in-extenso ne soient pas plus nombreuses, ni surtout mieux détachées de ce commentaire continu, si judicieux d'ailleurs et si bien informé... Mais c'est la nécessité du genre, et ce volume est l'un des meilleurs de sa collection: il satisfait toutes les curiosités d'un lecteur intelligent.
J. P.
HISTOIRE
Histoire de France depuis la jjuerre, par Jean Prévost (Editions Rieder).
Pourquoi et comment faut-il écrire l'histoire? Est-il possible d'écrire l'histoire de son temps? Convient-il d'attendre un certain âge avant de se
déclarer historien? A ces questions toujours débattues, M. Jean Prévost apporte la plus courageuse des réponses: il écrit, à peine doublé le cap de la trentaine, une Histoire de France depuis la guerre.
Histoire d'un caractère tout particulier car, portant sur des événements récents, elle est en même temps et peut-être avant tout un témoignage. N'en déplaise à l'auteur c'est là ce qui fait son intérêt actuel. L'historien futur appréciera dans ce livre le suc d'une documentation devenue alors difficile ou impossible à réunir; le lecteur d'aujourd'hui y voit surtout le jugement porté sur les hommes et sur les faits contemporains par un des meilleurs de nos jeunes écrivains. Dès lors, l'impartialité, voire l'insensibilité voulue dont se flatte ce dernier lui importe assez peu. Il se réjouira plutôt de découvrir çà et là au cours de l'ouvrage la spontanéité de l'homme sous le masque encore mal assuré de l'historien.
M. Jean Prévost a tenté une gageure. Plus encore que l'histoire, l'essai sur les moeurs et la politique auquel s'apparente fortement sa dernière oeuvre est un genre dans lequel des écrivains très jeunes excellent difficilement. Il y faut de longues réflexions, soutenues par une vaste expérience et servies par une large érudition. Il n'est donc pas étonnant que l'Histoire de France depuis la guerre vaille plus par les observations de détail, souvent excellentes, et par les portraits, que par des généralisations plus ou moins rapides et des synthèses quelqufois un peu forcés. La description des phénomènes économiques notamment, manque d'ampleur. Quant à la géographie elle est une fois de plus maltraitée. Qui donc savait que la petite ville de Locarno avait abandonné les bords du Lac Majeur pour se réfugier sur les rives plus internationales encore du Léman?
Ces critiques de détail n'enlèvent rien au talent de M. Jean Prévost. Sa tentative atteste une fois de plus la sincérité, le courage et la gravité précoce d'une génération hantée par le problème social et plus encore par celui des relations franco-allemandes qui pèse sur elle comme une menace. C'est que, sans être appelés à faire la
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guerre les hommes qui atteignent aujourd'hui trente ou trente cinq ans en ont parfois cruellement souffert. Mûris avant l'âge, les meilleurs d'entre eux ont entrevu, de bonne heure, dans la famille et la cité privées d'hommes, une foule de problèmes sur lesquels leurs aînés en pleine force n'avaient pas toujours pris la peine de réfléchir. Ceux-ci, comme le note fort justement M. Jean Prévost, sont restés, pour la plupart, et même lorsque leur corps est revenu sauf, alourdis de souffrance et comme irrémédiablement blessés. Leurs cadets, conscients d'un grave danger, ont hâte de se mettre à l'oeuvre. Ils savent qu'à l'intérieur la maison a besoin d'aménagements nouveaux et qu'à l'extérieur il faut, s'il est possible, assurer, instituer une paix qui n'est encore que signée. Leur empressement les amène parfois à brûler les étapes. Qui pourrait les en blâmer? HUBERT BEOVE-MÉRY
L'Infanterie de la Victoire 1918,
par le Commandant J. Delmas (Payot).
Dans son premier ouvrage paru l'an dernier: Mes hommes au feu— Avec la Division de Fer: àMorhange,surV Yser, en Artois (1914-1915), le Commandant Delmas s'était plus particulièrement attaché à décrire la vie quotidienne du fantassin, avec ses misères et ses grandeurs, ses monotonies, ses enthousiasmes — à dépeindre l'âme vraie de l'infanterie, simple, droite, généreuse, exposée, certes, à toutes les défaillances humaines, mais capable de se hausser dans une mesure insoupçonnée à la hauteur de tous les sacrifices, les plus douloureux et les plus prolongés.
Dans l'Infanterie de la Victoire, Avec le XXe Corps: les Monts de Flandre, la Marne, la Montagne de Reims, la Vesle, la ligne Hunding (1918) qui paraît aujourd'hui, l'auteur se plaçant à un autre point de vue cherche à donner une impression fidèle de la forme prise par la guerre de 1918, telle qu'il l'a vue dans son rôle d'alors, celui de chef de bataillon.
Récit vibrant, comme l'écrit en préface le Lt. Colonel Fabry, et que personne ne pourra taxer de légende parce qu'il repose sur des souvenirs vécus; « c'est la vérité sur le combat de l'infanterie et c'est là l'immense mérite
de ce livre écrit par un vrai combattant ».
Ajoutons que le lecteur qu'intéressent les questions militaires, trouvera en fin d'ouvrage un exposé succinct des « règles du jeu de la guerre » ainsi qu'un « petit code de disciplines intellectuelles et morales de combat » qui ont reçu la sanction de l'expérience et dont chacun peut tirer le meilleur profit. j. F.
PHILOSOPHIE — SCIENCE — BEAUX-ARTS
Introduction à une manière d'être, par Pius Servien (Boivin
& Cie).
Pius Servien est connu par ses travaux qui ont renouvelé l'esthétique, en la rapprochant des sciences: « La tentative la plus hardie et la plus intéressante que l'on ait faite à ma connaissance pour capturer l'Hydre Poétique », selon Paul Valéry.
Le présent livre, s'il n'est pas scientifique, est cependant recherche encore: une sorte de Morale de la Recherche: une Méthode pour rendre l'esprit plus libre, plus capable d'aller seulement aux lignes essentielles du monde.
Comment favoriser en soi l'esprit de découverte? Ce manuel y mène, par des chemins aussi simples, aussi souples, aussi délicieux que cette puissance naturelle qu'il s'agit de réveiller.
En effet, de cet effort libre et profond, et indifférent aux avantages qui ne font que passer, naît nécessairement une beauté particulière: la beauté à la fois simple et compliquée de la source. « Dans son Introduction à une manière d'être, Pius Servien nous apparaît plus que jamais un philosophe et un poète dont les pensées ont une sonorité cosmique. » (André Demaison)
Chevreul par Georges Bouchard (Les Éditions de la Madeleine).
Né avant la Révolution, mort sous la IIIe République, le chimiste Chevreul a vécu cent trois ans et joui pendant quatre-vingts d'une immense autorité dans le monde savant. Personne cependant n'a encore écrit sa Vie.
CHRONIQUES
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Aussi bien n'est-ce pas une tâche aisée que de parler d'un homme de science à un public cultivé mais non spécialisé, et d'éviter la sécheresse d'un exposé technique, sans s'abaisser à la vulgarisation ou tomber dans les futilités du récit anecdotique.
Nul n'était mieux qualifié que M. Georges Bouchard pour mener à bien cette entreprise. Il est lui-même docteur es sciences et chimiste. A l'occasion, il est aussi romancier et ses deux premiers livres, Une ferme sur la Tille et le Relais de Cîteaux, que la critique loua d'une voix unanime, témoignent d'une vaste culture littéraire unie au goût le plus averti.
Le Chevreul qu'il présente aujourd'hui, contient des vues précises et en partie nouvelles sur l'oeuvre de ce savant. Mais l'exposé de ses travaux n'est jamais envahissant, et se mêle sans la rompre à la trame des événements dont fut témoin cet homme unique, qui parlait en public à l'âge de cent deux ans, et «vit au cours d'un siècle quatre rois, deux empereurs, trois républiques et quatre révolutions ».
M. Georges Bouchard présente ainsi au public une oeuvre d'un mérite singulier.
Les chimistes reconnaîtront la probité de sa documentation et tous ses lecteurs lui seront reconnaissants d'avoir écrit sous une forme aussi originale et aussi captivante, la Vie d'un homme dont s'honorent à la fois la Science française et la Science universelle.
Eugène Delacroix et la «Consolatrice» par Raymond Escholier (A. Colin).
M. Raymond Escholier, très connu par son travail monumental sur le peintre Eugène Delacroix a eu l'occasion de prendre connaissance de la
correspondance amoureuse échangée entre le grand peintre français et Joséphine de Forget. Il a eu la surprise de voir se révéler dans cette correspondance, d'ailleurs incomplète, un Delacroix inconnu, tendre et passionné que ses meilleurs biographes avaient ignoré. Ce n'est pas que les femmes qui ont illuminé la vie de cet artiste, éternel valétudinaire, n'aient été nombreuses, mais il paraît évident que la figure de Joséphine de Lavalette, fille de ce comte de La Vallette qui fut directeur des Postes sous Napoléon Ier et l'un de ses derniers fidèles, a été la plus sympathique.
M. Raymond Escholier nous donne dans son premier chapitre le récit dramatique de l'évasion du comte de La Vallette, enfermé à la Conciergerie, le 20 décembre 1815, à la veille de son exécution. C'est pour lui l'occasion de dessiner l'admirable type de femme que fut Madame de La Vallette, laquelle, avec sa fille, Joséphine, machina l'évasion. Elle en demeura frappée toute sa vie et Delacroix semble avoir été, après la mort de son mari, son seul ami. D'autres chapitres sont consacrés aux autres amours d'E. Delacroix. Puis l'auteur en vient à son vrai sujet: l'amour de Delacroix et de sa « Consolatrice ».
Les lettres échangées entre ces deux êtres d'élite qui communiaient dans le même amour de la musique et de l'art en général sont touchantes et révèlent que Delacroix, esprit fier et délicat, aimant le mystère, eut une âme tendre et frémissante, délicieusement ouverte à l'amitié féminine et à l'amour.
L'ouvrage écrit dans un style élégant, imagé et clair sera lu avec beaucoup de profit par ceux qui s'intéressent au peintre admirable, à l'excellent artiste que fut Eugène Delacroix. A. b ICHELI.E
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LA VIE DES ALLIANCES
Le programme de la fédération
Le secrétariat général de la Fédération des Alliances françaises en Tchécoslovaquie a invité, cette année encore, Mlle Anthoine, déléguée de l'Alliance française de Paris, à faire dans les différentes sections une série de conférences illustrées de projections lumineuses. Ces conférences auront lieu pendant les mois d'octobre et de novembre.
Parmi les conférenciers de marque qui doivent parler prochainement à Prague ou en province, citons: M. M. René Moulin, critique historique à la Revue bleue, M. Pierre Vellones, compositeur, M. Prunières, directeur de la Revue musicale. j. p.
DANS LES SECTIONS
BRNO
Les sociétaires de la section de Brno ont tenu de mars 31 à mars 32, 33 réunions hebdomadaires pour entendre des conférences sur les sujets les plus variés, ou des lectures ou des programmes musicaux.
Voici la liste des conférences:
En 1931:
1. Le 25 mars, La Saint-Barthélémy, par M. Arnost Urban.
2. Le 15 avril, L'art de bien manger, par M. Léon Chollet.
3. Le 29 avril, Les contes de fées en France, par M. JeanMistler, député et écrivain.
4. Le 6 mai, L'évolution du vers français, par M. Joseph Vendryès, professeur à la Sorbonne.
5. Le 13 mai, Au pays de Joffre, par M. EmiL Ripert, prof, à l'Université d'Aix-Marseille.
6. Le 22 mai, Bonaparte amoureux, par M. Gabriel Faure, écrivain.
7. Le 3 juin, Jeanne d'Arc, par M. le Chanoine Henry Grange; le même jour « Quinze années d'aumônerie militaire aux armées françaises », par le même conférencier.
8. Le 21 octobre, J.-J. Rousseau, inspirateur d'estampes (projections lumineuses), par M. Alexis François, prof, à l'Université de Genève.
9. Le 4 novembre, Ma visite aux écoles communales et secondaires de Paris, par Mlle L. Dokoupilovâ, prof, au lycée.
10. Le 11 novembre, La naissance du héros de roman en France, par M. Albert Pauphilet, prof, à l'Université de Lyon et à l'Université Charles IV à Prague.
11. Le 18 novembre, L'Amérique et nous, par M. Henri Grégoire, prof, à l'Université de Bruxelles.
12. Le 25 novembre, Guy de Maupassant, par M. Werner, prof.
13. Le 2 décembre, Duhamel, par M. Léon Chollet, lecteur à l'Université Komensky de Bratislava.
14. Le 16 décembre, G. de la Fouchardière, par M. Maurice Braudé, ingénieur.
En 1932:
15. Le 13 janvier, La ville de Dantzig, par Mme Moench.
16. Le 3 février, Une feune fille à la page ou l'amour en 1930 (d'après L'amour camarade de M. Bedel), par M. Léon Chollet.
17. Le 17 février, Les beautés de l'Auvergne, par Mme Schick-Vallet (projections lumineuses).
18. Le 24 février, Alfred de Musset, par M. Edouard Matula, étudiant en droit.
CHRONIQUES
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19. Le 2 mars, L'exposition coloniale et Fontainebleau (projections lumineuses).
20. Le 9 mars, Goethe et la Révolution française, par M. P. M. Haskovec, prof, à l'Université Masaryk.
21. Le 16 mars, La libération d'Andriane, par M. Wiliam Ritter, journaliste et écrivain (conférence lue par M. Marcel Aymonin).
La Section de Brno a organisé en outre, le 21 avril 1931, une grande soirée théâtrale, au théâtre de la Redoute, où l'on a donné à un auditoire comptant plus de 600 personnes trois comédies en un acte, à savoir: La déclaration, par Henri Bataille, La rose de Jéricho, par Bisson, et Feu lamèredeMadame,parFeydeau. Le programme de la soirée du 9 décembre 1931 a été rempli par les anciens élèves des lycées français (Section de Brno) à l'occasion du 10e anniversaire de la création de la lère Section tchécoslovaque au lycée Carnot de Dijon.
Une récitation de M. Romain Alléon a été vivement applaudie le 10 février 1932.
La réunion du 9 mars a été consacrée à la mémoire du grand homme d'Etat français, Aristide Briand.
Il est à remarquer que la bibliothèque de l'Alliance française de Brno compte actuellement 2348 ouvrages en 3228 volumes.
Le 23 janvier 1932, le Comité a eu l'honneur de saluer à Brno M. le Consul de France à Prague et Mme Boidevezy ainsi que M. Alfred Fichelle, directeur-administrateur de l'Institut Français Ernest Denis, qui avaient bien voulu répondre à l'invitation de M. et Mme Achille Jeuniau, consul de France à Brno. Le soir de l'arrivée des hôtes, un dîner offert en leur honneur par M. et Mme Jeuniau a donné l'occasion à M. le Consul Boidevezy, à M. le Consul A. Jeuniau, au président de la Section de Brno M. P. M. Haskovec et à M. Alfred Fichelle de prononcer de brillantes allocutions témoignant de communes sympathies et des liens d'amitié indestructibles qui unissent les deux nations amies. A. SESTÀK
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LA VIE DE L'INSTITUT FRANÇAIS ERNEST DENIS
La rentrée de l'Institut français
L'Institut français de Prague ouvrira ses portes le 17 octobre.
Sont prévues pour l'année scolaire des conférences hors-série de: M. le général Azan, chef du service historique au Ministère de la Guerre; M. Louis de Broglie, professeur à l'Université de Paris; M. Robert de Caix, ancien secrétaire général du haut commissariat de la République de Syrie; M. F. Charles-Roux, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège; M. A. Ehrhard, doyen honoraire de la Faculté des Lettres de l'Université de Lyon; M. E. F. Gautier, professeur à l'Université d'Alger; M. Sylvain Lévi, professeur au Collège de France; M. H. Moysset, ancien professeur à l'Ecole de guerre navale; M. R. Schneider, professeur à l'Université de Paris; M. Cl. Vincent, médecin des hôpitaux. Des cours publics ouverts à toutes les personnes qui s'intéressent à la culture française seront faits sur les matières suivantes:
Section littéraire: L'actualité littéraire en France (M. Pasquier). Les principes de la versification française. Les règles essentielles de la traduction du tchèque en français (Mlle Schlochow). La France dans le monde (M. Fichelle).
Section juridique et économique: L'évolution du droit public en France depuis 1789 (M. Beuve-Méry). La répartition des richesses en France (M. Virlogeux).
Section scientifique L'électrification en France (M. Virlogeux). Histoire du développement de la chimie (M. Stémart). Les grands problèmes de la construction en France (M. X.).
Enfin M. Pauphilet, professeur à la Faculté des Lettres à l'Université de Lyon, reprendra à l'Université Charles IV ses leçons sur le héros dans la littérature narrative française.
La Bibliothèque sera ouverte de lOh. à midi 30, et de 15 h. 30 à 19 heures.
Nos lecteurs recevront sur simple demande l'horaire et le programme complet des cours publics, fermés et réservés, en s'adressant au Secrétariat de l'Institut français, Prague II, Stëpânskâ 37.
Les examens de l'année scolaire 1931-1932
Dix étudiants ont été reçus en juin dernier aux examens de la section littéraire, sept aux examens de la section juridique et économique. Cinq étudiants de la section littéraire et deux étudiants de la section juridique ont reçu des bourses de 3000 et de 1500 Frs pour passer leurs vacances en France. Vingt-six étudiants de la section scientifique ont reçu des bourses de vacances ou des facilités pour accomplir des stages dans les usines
françaises.
* * *
Douzième Congrès International de Chimie industrielle
Du 25 au 30 septembre 1932, l'Institut français a mis ses vastes locaux à la disposition du douzième Congrès International de Chimie.
M. P. P. Painlevé, ministre de l'air, qui représentait au Congrès le Gouvernement français a visité à cette occasion les différents services de l'Institut, dont le personnel lui a été présenté par le Directeur, M. Ëisenmann, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris.
Un thé fut offert au ministre dans les salons de l'Institut, où M. Painlevé rencontra les personnalités les plus marquantes du monde intellectuel et scientifique de Prague.
IMPRIMERIE UNIE, PRAGUE
SANS QUITTER PARIS
REGARDONS ensemble ce plan de Paris tout parcouru de canaux multicolores dans lesquels circulent les fluides du système parisien, ou celui-ci, qui est fourni comme une chevelure et cloisonné comme une tranche de saucisson. Instinctivement nous cherchons l'endroit où se trouvent notre domicile ou notre bureau, puis nous jetons les yeux sur les possessions de nos amis intimes, de nos parents, et nous replions la carte. Personne ne songe à s'évader d'un domaine battu, même sur une image. C'est pourquoi l'on dit souvent qu'à l'exemple des madrilènes ou des berlinois, les parisiens ne connaissent que très peu leur capitale. Cela vient en partie de ce qu'ils font toujours la même chose. Chacun de nous est l'esclave d'un trajet, l'homme d'un seul véhicule public qui le transporte d'un point à un autre depuis cinq, dix ou quinze ans. L'on a beau être ingénieux, l'itinéraire est ce qui change le moins. Et celui qui ne se déplace qu'en taxi ou dans sa voiture particulière, entrera tout vivant, lui aussi, dans la même monotonie. Ecartez-vous pourtant du chemin journalier, et prenez une fois seulement un moyen de locomotion inconnu, nouveau pour vous, autre par quelque point, ou, par exemple, un autobus qui ne soit pas le vôtre et qui, surtout, ne passe pas par le centre de la ville. Voyagez au lieu de circuler. Aussitôt commence l'aventure.
Lorsque, pour mieux attendre une femme ou un ami, quelque chose enfin qui inquiète, nous sortons le soir sur le balcon de notre appartement, que voyons-nous d'abord? Les taxis et les passants, une sorte de va-et-vient parfait mais banal, puis, surtout si la personne attendue tarde à venir, nous apercevons les longs tramways qui tournent en chantonnant autour de l'immeuble et les lourds autobus dont la trompe larde l'obscurité de promesses ronflantes. Ces monstres ont l'air de ne servir à rien et d'être là, tout bêtement, comme les étoiles. On jurerait qu'ils
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ci
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ne bougent pas, mais bientôt le langage ambulant nous obsède: R, U, U bis , R, S, S, S, U, U bis, R, 73, 73, 73, S, 36, 36, 36, U. Chaque quartier a ses chansons. Au bout d'une heure, cela fait, sur ce rythme, des sommes énormes, des mots, des ordres, des cris inachevés.
Modeste invitation au voyage que le vacarme de ces voitures — cloche entêtée, corne sèche, plainte sourde des freins, trompette des receveurs — qui ne cesse qu'un instant pour recommencer au petit jour. Pourtant l'art de découvrir Paris à la manière des voyageurs de la grande presse ne peut se pratiquer heureusement et avec profit que sur les lignes classiques de la société des transports en commun, à condition, bien entendu, de rompre ses habitudes, de quitter sa chambre, sa famille, son quartier, d'examiner l'alphabet en connaisseur, de choisir un parcours lointain, en un mot de partir en expédition. Et d'abord faire confiance à l'autobus qui n'a pas peur des petites rues, ni des pentes, ni des tournants.
Les lettres qui précèdent les indications de chaque ligne sont officielles et se trouvent reproduites d'une façon très apparente sur les voitures, dont elles constituent une sorte de signalement.
Guide anonyme.
AI est un autobus dont la destinée a été modifiée par le guerre. II s'appelait autrefois Avenue d'Allemagne - Gare d'Austerlitz, il n'est plus aujourd'hui que Marché de la Willette-Gare dyAusterlitz, et ne fait songer ainsi qu'à des combats très anciens. AP est un autobus timide. Il se cache. Il se range. Il ne part pas, comme ses collègues, d'un endroit clair, élégant, connu: Madeleine ou Opéra, mais de la petite rue Adolphe Mille, d'où personne ne le contemple. Pas de théâtre, pas de cathédrale à ses débuts, mais des murs, des barreaux. Tapi dans l'ombre des casernes de boeufs et de moutons, non loin du port où l'odeur du sang se mêle à l'odeur du poussier et du plâtre, il attend, il guette peut-être, puis il démarre sans éclat et enfile l'avenue Jean Jaurès qui divise le XIXe arrondissement en deux parties à peu près égales.
ANDRE BEUCLER — SANS QUITTER PARIS 255
La Villette est le pays de la bonne viande de boucherie. Qui ne connaît, côté pair, le Boeuf couronné, le Cochon d'Or ou Dagorno, trois établissements tenus par des marchands de vins qui ont servi l'entrecôte, le château ou le carpeau farci aux fameux Moins de Trente Ans des belles années de l'après guerre, à des parlementaires aujourd'hui ministres, à des romanciers aujourd'hui académiciens, mais toujours friands de rognons bien grillés et de crus solides. Ces endroits ne sont pourtant pas les seuls où l'on puisse se régaler. Dans toute cette région, qui ressemble plus à une sorte de colonie qu'à un quartier, où la population a bon appétit, chacun sait couramment préparer le beefsteak aux pommes frites, des patates chères aux anciens internes, et qui rappellent à s'y méprendre celles des lycées.
A mesure qu'il s'éloigne de la Grille, AP longe ces restaurants aimables, ces caboulots bien lavés où les marchands de bestiaux, entourés de leur famille et de leurs garçons de troupeaux aux joues fermes et roses, ajoutent, non sans snobisme, quelques mots d'argot parisien au parler normand ou limousin. Ils apprennent en passant à jouer aux courses, à tutoyer les inconnus et à siffler leurs femmes, tout comme les gars de la Villette, qui, eux, ne s'enrichissent pas, s'ils sont inégalables dans les autres domaines. Ici encore, même en courant, on voit que l'humanité se divise en deux groupes: ceux qui ont de l'or et ceux qui n'en ont pas. Certains jours, l'avenue regorge de biens et de constructions rapides. L'autobus n'avance que par à-coups au milieu des étalages abondants. Souvent il semble que les voyageurs soient salués par des acclamations répétées et joyeuses. Ce sont encore des marchands cousus d'or. Les denrées sortent des boutiques et embarrassent une bonne moitié des trottoirs: sacs, chaises, légumes, brosses, pièces de charcuterie, couteaux et blouses. La jeunesse de la Beauce a de quoi se bourrer les poches avant de reprendre le chemin du village. Mais ce paysage change vite, et les paysans, à moins qu'ils n'aient un costume de ville, et quelquefois un smoking pour le soir, ne s'éloignent guère du marché. On voudrait les regarder plus longtemps jouir de leur santé et de leur ravissement, mais AP quitte brusquement l'avenue Jean Jaurès et s'élance à l'assaut des Buttes.
Et ce n'est pas si facile. Pendant la montée, qui s'effectue par la rue du Rhin, les voyageurs en casquette et en manteaux de
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cuir sont prêts, s'il le faut, à donner un coup de main à la machine dont l'âme tousse et crépite, et ceux qui l'attendent au sommet du raidillon ont le sentiment qu'on la tire comme un énorme jouet. Le long des murs clairs de ce quartier abrupt qui n'a pas d'histoire, qui n'a jamais vu de carrosses, des affiches respectées rappellent à celui qui se penche au dehors qu'il reste toujours quelques films muets, que les opérettes vomies par le centre rebondissent vers les portes. Vieux souvenirs qui disposent à la rêverie. Ainsi la mairie du XIXe arrondissement fait songer à quelque bâtiment polonais ou à une gare bavaroise.
On aperçoit les premières épaisseurs d'une forêt, et l'on pense qu'un train n'hésiterait pas à traverser ce parc bossue et théâtral où, dit l'auteur de mon guide, l'on trouve ça et là quelques sculptures: L'Egalitaire par Captier, le Pilleur de Mer par Ogé, Au loup par Hiolin! Ce même petit livre m'apprend aussi que la pension complète dans le meilleur hôtel de Monte-Carlo ne coûte que trente-cinq frans par jour, et que le théâtre du Vaudeville offre des fauteuils d'orchestre à dix francs! Outre cela, ce dernier établissement donne des carnets d'abonnements renfermant dix coupons, lesquels, si l'on est nombreux, peuvent être utilisés en une seule fois et sont aussi valables les jours de première. C'est à cet endroit de ma lecture que le receveur de l'AP est venu me demander mes cinq tickets, car j'ai l'intention d'aller hardiment jusqu'au bout. L'autobus vient de parvenir au haut de la côte, mais au lieu de se jeter dans la verdure, il tourne à gauche, frôle les grilles du parc et prend son élan pour gravir une nouvelle colline. De chaque côté de la voiture, Paris commence à s'étaler, à se déplier, laissant voir ses gares, les taches sombres de ses jardins, ses dômes et ses tours, aspirant de ses narines sans nombre le matin trouble et fumant. Les facteurs et les laitiers font la preuve d'un nouveau jour en courant de porte en porte. Des trains rapides, à bout de souffle, entrent dans le vif de la capitale, et le receveur de l'AP, dont les joues tremblent à la moindre secousse, contemple de sa place ce paysage agité par une multitude invisible et tout vibrant de cris; il voit la rue de Crimée descendre vers le réseau de l'est, les boucles du chemin de fer de ceinture, les cheminées de Pantin et le canal de l'Ourcq, immobile et rose au centre de la Villette, comme une coulée de pâte dentifrice.
ANDRÉ BEUCLER — SANS QUITTER PARIS 257
Le matin, l'autobus chargé de voyageurs qui se serrent, trotte le long des balcons où pendent des chemises de toile forte que des couples ont lavées pendant la nuit. Le brouillard entoure de murailles froides et bleues les vieux arbres et les cascades des Buttes. Des ménagères vont aux provisions avec leurs enfants mal réveillés. A cette heure, le mouvement de la foule n'a qu'un sens: tous les groupes glissent sans bruit vers le centre, et les voyageurs de l'AP, qui tournent le dos aux quartiers enfouis de la capitale, ont l'air de quitter Paris, de partir pour partir. La voiture les emmène vers la place des Fêtes, première station importante de la ligne, où le chauffeur pénètre en conquérant après avoir longuement donné de la trompe, comme pour annoncer qu'il vient de découvrir une terre ignorée. Mais personne ne lui fait cordialement l'accueil qu'il mérite au point culminant de l'arrondissement. Déjà il faut repartir, forcer de nouvelles rues, emporter vers la Seine des hommes qui n'attendent pas, frôler d'autres garages. Celui qui accomplit ce trajet accidenté pour la première fois, ne s'éloigne pas sans regrets de cette place charmante, où il ne vient jamais, et n'oublie pas de si tôt les curiosités du pays traversé: ruelles étroites comme des goulots, ou tordues comme des chemins de montagne, marchés épais où la cliente embrasse la marchande, escaliers et chalets. Rue de Crimée, alors que l'autobus fait de lents efforts vers ce faite, comment ne pas sourire à ces citoyens heureux qui élèvent encore des poules et des lapins sur trois mètres de terre, devant leur porte, et n'ont que des caisses pour dormir, manger ou faire la belote.
Tout autre est l'aspect de ce quartier pendant la nuit. Les escaliers, qui plaisaient, effraient; l'illusion de la Suisse, autour des Buttes-Chaumont, a disparu; place des Fêtes, rien ne rappelle plus le village provençal. 11 ne reste des marchés que leurs squelettes, et les baraques fleuries où l'on « vit chez soi » sans voisins, ont été bues par l'ombre. La ville moderne triomphe du pittoresque. Des hommes bien vêtus et pressés sonnent à la porte des immeubles neufs que la lumière électrique et le gaz à tous les étages transforment en maîtres de la rue. Des voix étrangères au pays font entendre sans vergogne l'accent des boulevards en proposant Paris-Sport au promeneur. Des « messieurs » qui ne portent pas de faux-cols essayent vainement de maintenir les bonnes traditions dans certains cafés réduits à l'état de places fortes. C'est
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peine perdue. On rit aujourd'hui de les voir se pavaner, la cigarette sur l'oreille et le chapeau de travers sur une tignasse élastique. On rit de les entendre dire: « Monsieur, j'm'appellè » quand un buveur les nomme Charles ou Dudule. L'effort se devine partout et le découragement est au fond des poitrines. Beaucoup de jolis voyous cherchent des places, rêvent de situations. S'ils vivent au crochet des femmes, si leurs affaires se règlent encore selon des rites précis, c'est par luxe, comme on fait de la peinture le dimanche. Les «vrais » ont émigré vers d'autres bouges, loin des automatiques et des ascenseurs. L'autobus ne les rencontre plus sur son passage.
Un des charmes de cet endroit, comme à Montmartre, est constitué par un genre de boutiques qui ne semble pas encore menacé. L'on ne possède aucun mot pour nommer convenablement ces magasins où l'on trouve de tout: bicyclettes d'occasion, cravates, éditions rares de livres obscènes, pantalons de femmes, conserves de fruits, objets d'art religieux, tisanes. Souvent la tenancière elle-même, qui est accoucheuse ou cartomancienne, ne refusera pas de vous vendre une côtelette ou un hareng, ou de vous prêter son mari, lequel répare à peu près tout. Ces artistes ne quittent guère leur quartier ni même leur maison. Rue Pixérécourt, où l'autobus serpente longtemps, et rue de la Chine, les vieilles femmes qui écartent de temps en temps leurs rideaux d'un doigt maigre et jaune, ignorent qu'il existe un Arc de Triomphe, une chambre des Députés et peut-être une gare des Invalides.
Au sortir de ces pâtés obscurs, de ces faubourgs tortueux où s'alignent mal des fabriques minuscules, et que rien ne cherche à continuer au-delà, l'AP traverse obliquement le dernier arrondissement de Paris, repousse vers Bagnolet le square Tenon, entouré de carottes et de salades, et rencontre son frère BG devant la mairie du vingtième, où il semble changer de climat. Les voyageurs de la Villette sont descendus depuis longtemps. Rares sont ceux qui passent toutes les frontières. Place Gambetta, où l'arrêt est plus long de quelques secondes, on a derrière soi une longue étape, et l'on voudrait peut-être une douane, mais on n'aperçoit que des fleuristes. Une autre ville commence là. De larges affiches promettent à grands cris le divorce, les dents, le sang pour tous, proposent des fourrures, des meubles, des voitures et des phonographes à tant par mois. La capitale s'impose
ANDRÉ BEUCLER — SANS QUITTER PARIS 259
brusquement de toute sa publicité. A partir de cet instant, l'AP n'est plus qu'un autobus comme les autres et reprend sa place dans l'alphabet. Il n'a pour lui que d'avoir traversé un pays qui vit encore de son isolement, et réveillé trop tôt les faux ménages qui se cachent dans des hôtels de six chambres. A la fin de cette excursion qui l'apparente au tourisme, des stations connues, comme l'église de Belleville ou le Père-Lachaise, le rendent au réseau normal, et la rue du Chemin Vert, qu'il est seul à connaître, ne le grise un moment que pour le jeter sans autorité et sans récompense d'aucune sorte au milieu de la place de la Bastille qui coupe aux rues leurs noms. AP ne contribue pas plus au mouvement de ce carrefour qu'une seule feuille n'est utile au frémissement d'un arbre. Il n'est plus seul non plus à porter ses lettres. D'autres AP obéissent aux sifflets des agents, tournent avec la place, se glissent entre les tramways.
Un nouveau public, habitué aux correspondances, l'attend sur la place, qui, elle aussi, se transforme. AP voudrait bien retourner vers la Villette et retrouver des voyageurs plus authentiques, plus conformes à son parcours, que les étrangers de la Bastille, des voyageurs qui pourraient peut-être encore fredonner pour lui les couplets de Bruant:
Papa, c'était un lapin
Qui s'appelait J. - B. Chopin
Et qu'avait son domicile,
A Bell'ville; L'soir avec sa p'tit' famille I' s'baladait, en chantant, Des hauteurs de la Courtille,
A Ménilmontant.
L'histoire sentimentale de la ligne Marché de la Villette-Gare d'Austerlitz se trouve en partie dans cette chanson, mais l'AP n'a pas de souvenirs, ce n'est qu'une machine, et son devoir est d'avancer toujours, de passer indifférent à côté de la colonne de fonte, de conquérir la gare d'Austerlitz par la rue de Lyon, la place Mazas et le jardin des Plantes. On arrive généralement seul à ce point, et l'autobus ralentit insensiblement pour trouver sa place définitive.
260 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
Partie d'un quartier élevé et indépendant dans ses moindres manières, la voiture AP a desservi en route plusieurs mairies, un cimetière, des jardins, des rues secrètes. Sa destinée s'achève au milieu d'un paysage très clair, très pur, un paysage orné de briques et de grues, de tas de sable et de wagons, de péniches propres et quasi laquées, qui portent déplus jolis noms que les rues. L'une d'elles, immobile et noire, s'appelle Andromaque. Les feuilles grasses des platanes au tronc couvert de plaques, tombent lourdement sur elle comme des prospectus; des camions emballés labourent les avenues, des sirènes au timbre grave se répondent le long du quai de la Râpée. Dans ce vacarme l'autobus AP n'est plus qu'un petit détail vert au coin du jardin des Plantes. Il repose. Avant de le quitter tout à fait, pourquoi ne pas déjeuner au buffet de la gare d'Austerlitz, cette gare qui ressemble à la fois à une université et à un hôpital, qui vit sans bruit, et dans laquelle les trains se taisent, comme pour ne pas effaroucher la ville qu'ils abordent. Certes, la table n'est pas excellente, et les plats que l'on choisit sur la carte, manquent généralement. Mais quel silence, quelle solennité! Le moindre bruit de fourchette y atteint les proportions d'un son de cloche. Ce buffet, qui a pourtant quelques vins, est retiré du mouvement. Trois convives y traitent le plus gravement du monde des problèmes qui agitent la planète en ce moment et s'injurient à voix calme, de façon mesurée, comme s'ils récitaient. Le garçon les écoute, se retourne, sourit, appelle les clients par leurs noms. Le métro de Campo-Formio, qui traverse la gare et enjambe la Seine, gronde inutilement au dessus des têtes baissées. Il ne trompe personne avec son air de vouloir jouer au spectacle. Un porteur qui dormait dans la cour de la gare, risque un oeil vers le quai où vient de se produire un accident, et se remet à ronfler. Aucun signe, aucun parfum, aucun cri ne prépare l'Espagne, le Portugal, le Brésil... Tout près, l'autobus AP, qui se met en route pour le marché de la Villette, est presque plus important, plus mystérieux qu'un train.
ANDRÉ BEUCLER
METAMORPHOSES
■LJans la cour d'Ungelt se réunissait jadis le monde du commerce
dans la cour d'Ungelt derrière l'église de Tyn, à Prague
A présent un mendiant quelques moineaux et l'écho
durant les pluvieuses journées
disent un long adieu au poète trop ébloui
par le grotesque de la capitale
Ces grands magasins dont les vitres tombent sur toi
seront un jour aussi dépourvus de valeur et aussi poétiques
Et les grands spéculateurs rois de la bourse
et cette toute-puissante vermine
seront bons à jouer la commedia dell'arte future
Et tout cela ne sera pas plus concevable que ces corporations si
poétiques qui ont disparu, il y a des siècles, de cette cour décrépite Cela sera vieux et les forêts seront neuves et le jour viendra où vous aussi ne serez plus qu'une légende comme ce laboureur que j'ai vu ce matin au cours d'une courte promenade
comme ce laboureur qu'on ne verra plus que dans les musées comme les aéroplanes comme les révolutions comme tout ce qui est, qui fut, et qui ne sera plus.
VÎTËZSLAV NEZVAL
(Le macfarlane de verre) Traduit du tchèque par H. Jelinek.
LES ENFANTS AUX YEUX ETEINTS 1
CLAIRE a reçu ce télégramme: « Les enfants aveugles arriveront avec une infirmière vendredi à trois heures. L'infirmière repartira aussitôt. Venez à la gare. Merci. »
Elle va les chercher. Absorbée, troublée, elle marche de long en large sur le perron. Comment va-t-elle vivre avec eux? Comment va-t-elle leur parler? Elle qui s'exprime le plus souvent avec ses yeux. Leur monde lui est étranger et pour y pénétrer il lui faudra fermer souvent les yeux. Elle voudrait avoir une grande patience et un coeur moins sauvage.
Enfin le train arrive à la petite gare au pied des montagnes.
Quelques paysans. Et maintenant ce sont eux ! Claire court joyeusement à la dernière voiture. L'un après l'autre, six garçons descendent lentement les marches, aidés par une femme.
Claire tend la main à l'infirmière et lui dit son nom. Puis elle se tourne vers les garçons dans l'espoir de voir leur sourire. Mais ses regards tombent justement sur un visage horriblement défiguré. A la place d'yeux, des trous rouges, enflammés ; sur les joues, des cicatrices de brûlures, profondes et bleuâtres. Les dents et les gencives découvertes, une bouche avec un reste de lèvres. Une bouche affreuse, éternellement ouverte, dont les lèvres ne se rencontrent jamais.
Elle est incapable de prononcer une seule parole. Ses yeux sont rivés à ce visage effrayant. La joie de la rencontre se change en une douleur, en une terreur étranges. Sa voix est incertaine et émue. Ils lui répondent avec gêne et sans sourire.
1 Dans son numéro d'octobre 1928 la Revue française de Prague a déjà présenté à ses lecteurs l'oeuvre admirable du Tchèque Bakulé qui enseigne aux petits infirmes l'amour de la vie et de la musique.
Lida Durdikovâ, l'auteur des pages pleines d'amour et de mystérieuse poésie que nous offrons maintenant à nos lecteurs, est la plus ardente, la plus précieuse collaboratrice de Bakulé.
LiDA DURDiKOVÂ — LES ENFANTS AUX YEUX ÉTEINTS 263
— Mon train repart dans dix minutes, dit l'infirmière, rappelez-vous, les garçons, que vous devez obéir au moindre mot de Mademoiselle. Jean, prépare-toi! Mademoiselle, s'il vous plaît, — elle conduit Claire un peu à l'écart.
— M. le docteur m'a ordonné de ramener Jean. C'est celui qui a une figure si effrayante. Il est tombé, quand il était petit, sur un poêle rouge et s'est brûlé les yeux. M. le docteur pense que la présence de cet enfant vous serait pénible. Il a déjà quatorze ans; après les vacances il doit apprendre un métier. Il sait qu'il ne restera pas ici, il voulait seulement conduire ses jeunes camarades et se réjouissait d'aller en chemin de fer.
Claire se sent un moment comme soulagée. Elle se dit: —Ah, il va donc disparaître, disparaître comme un cauchemar ! Comme c'est bien! Mais à l'instant même où cette pensée traverse son esprit, son coeur parle par ses lèvres.
— Le docteur ne m'en voudra sûrement pas si je lui désobéis. Laissez ce garçon ici, je vous prie. Dites au docteur que je désirais beaucoup le garder. Du reste, je lui écrirai.
La voix de Claire n'est pas très assurée. Mais cette femme étrangère ne connaît pas sa voix.
— Comme vous voudrez, Mademoiselle, répond-elle lentement, le petit sera sûrement heureux de rester. Pardon, je vais prendre mon billet.
Claire revient auprès des enfants.
— Êtes-vous contents d'être en vacances?
— Oui, merci, Mademoiselle.
— Aimez-vous les contes des fées?
— Oui, merci, Mademoiselle.
— Et, est-ce que vous aimez jouer?
— Oui, merci, Mademoiselle.
Ils se tiennent tous raides, répondent comme une seule bouche, d'une voix sourde et incolore, et Claire se sent infiniment triste d'entendre cette phrase polie, trois fois répétée. Cette rencontre, elle se la figurait pleine d'élan, d'effusion...
Leur guide revient.
— Jean, tu resteras ici. Tâche de bien apprécier cela. Sois reconnaissant à Mademoiselle et remercie-la d'avoir bien voulu te garder.
Claire crispe les doigts. « Oh! » Elle a envie de crier.
m
264 REVUE FRANÇAISE DE PRAOUE
La bouche de Jean se tord en une grimace étrange.
— C'est son sourire, pense Claire, je n'ai jamais vu de sourire plus douloureux ni plus triste. Que Dieu me pardonne, mais je ressens de la terreur, en présence de ce garçon...
*
# *
La gare est à une demi-heure de leur maison.
Tout chante en cette journée d'été, mais Claire n'entend rien.
Ils marchent en rang à ses côtés et Charles, un petit de six ans, se cramponne à sa main.
Elle connaît déjà leurs noms et leur a dit le sien.
A côté de Jean marche Paul, un garçon de treize ans, mince, pâle, d'une beauté frappante.
— Pourquoi justement ces deux-là marchent-ils ensemble? — Et Paul s'appuie avec tant de tendresse sur l'épaule de Jean ï A n'en pas douter ce sont de bons amis, se dit Claire. Lorsque Jean parle à Paul, ses paroles s'accompagnent toujours de l'affreux sourire mutilé. Et pendant tout le parcours, Paul n'a dit qu'une phrase, prononcée doucement:
— Je suis si content, Jean, que tu sois resté.
Claire essaye de nouveau de regarder calmement le visage de Jean. Mais elle détourne aussitôt les yeux et tressaille toute entière. Son coeur bat fébrilement.
Malgré tous ses efforts elle ne parvient pas à faire parler les enfants: ils ne répondent que par de froids monosyllabes.
*
* *
Elle les fait asseoir autour de la table de la petite salle à manger et prépare le goûter dans la chambre voisine. Des bribes de leur conversation lui parviennent par moments.
— Comme le soleil brille ici!
— Je crois qu'il y a des fleurs dans cette pièce.
— Elle a presque une voix d'enfant.
— Avez-vous remarqué comme ses mains tremblaient?
— Il paraît qu'il y a une forêt ici. Je voudrais bien y aller.
— Je ne peux pas encore croire que je resterai avec vous. Claire apporte des fraises, du lait, du miel et du pain.
LiDA DURDfKOVÂ — LES ENFANTS AUX YEUX ÉTEINTS 265
Le silence envahit de nouveau la chambre.
■— Est-ce bon, les enfants?
Aussitôt ils cessent tous de manger et se lèvent.
— Oui, merci, Mademoiselle.
Mais Claire n'en peut plus. D'une voix forte et vibrante d'émotion, elle dit:
— D'abord, asseyez-vous. Ensuite, je ne suis pas « Mademoiselle » pour vous. Je m'appelle Claire. Ensuite..., elle remarque leurs visages effrayés et sa voix s'adoucit:
— ...ensuite, je vous demande, je vous prie de me traiter... comme... comme un camarade, autrement, je serais triste. Je suis venue ici pour jouer avec vous, pour vous lire et vous raconter des histoires. Pour me promener un peu avec vous dans les champs et dans les bois et pour travailler un peu avec vous. Nous allons nous occuper de notre ménage, tous ensemble. Cette petite maison blanche est à nous maintenant.
— Mais c'est impossible ! s'écrie François.
— Et pourquoi? Le rire sonore et gai de Claire remplit la chambre, elle attrappe François et l'embrasse sur le front.
Elle s'assied au milieu d'eux et leur ouvre son coeur.
D'abord, ils sont interdits et inquiets. Mais Claire leur parle avec tant de chaleur avec des paroles si nouvelles et si inusitées pour eux, qu'elle les apprivoise. Ils l'écoutent retenant leur souffle et cherchant ses mains.
Ils dorment deux par deux dans trois petites pièces. Jean avec Paul.
Elle passe d'une chambre à l'autre, s'arrête près de chaque lit, tend les mains.
— Bonne nuit!
— Bonne nuit!
— Bonne nuit, Claire, dit Paul.
La journée du lendemain est pleine de surprises joyeuses. La campagne parle autrement que la ville. Le bruissement des
266 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
arbres, les cris des oiseaux, le torrent qui bouillonne — tout cela est si nouveau et, en même temps, si doux, si proche et si connu. Quelques-uns d'entre eux ont entendu cette musique quand ils étaient encore tout petits. Elle leur rappelle leur foyer, les chaudes caresses maternelles, des moments perdus à jamais.
— Où conduit ce chemin, Claire?
— Loin, très loin dans les montagnes, Paul.
— Je voudrais bien y aller.
— Qu'est-ce qui chante si bien?
— C'est l'alouette. Elle vole très haut dans le ciel.
— Quels arbres y a-t-il ici?
— Des sapins.
— Oh! Comme leur voix est profonde!
Ils s'asseyent à la lisière de la forêt. Au-dessus des bruyères voltigent et bourdonnent des abeilles. Ils les écoutent un moment.
— Je vous jouerai cela au violon, promet François. Il imite le bourdonnement des abeilles et les autres l'accompagnent en sourdine.
— Et l'alouette, tu nous la joueras aussi? demande Guillaume.
— Je ne sais pas, l'alouette c'est difficile, mais je vais essayer. Une détonation retentit dans la forêt, suivie de plusieurs
autres. Paul pâlit.
— Tu as eu peur? demande Claire.
— Non, je n'ai pas eu peur, mais... vous savez... j'écoutais... Tous les sons étaient si doux, et ces coups ont comme déchiré tout cela... Les hommes ne devraient pas tirer!
— Racontez-nous quelque chose, Claire!
— Que voulez-vous que je vous raconte?
— Racontez-nous comment vivent les oiseaux. Claire réfléchit un instant, puis raconte...
* * *
Elle leur a apporté un panier d'abricots. Ils sont tout dorés, imprégnés de soleil et encore chauds de ses rayons.
Les enfants ne connaissent pas les abricots. Pleins de curiosité, ils se pressent autour du panier.
1
LlDA DURDfKOVÂ — LES ENFANTS AUX YEUX ÉTEINTS 267
— Prenez, enfants, leur dit Claire.
Mais ils ne bougent pas et ne cessent d"aspirer le parfum des fruits.
— Voilà, maintenant je les reconnaîtrai toujours, déclare François d'un air convaincu.
Puis, chacun d'eux prend un fruit et le tâte délicatement.
Doucement et avec des précautions infinies Paul passe ses doigts sur la surface dorée de l'abricot. Sa main étroite, blanche et nerveuse a l'air d'un grand papillon qui voltige. Sa figure s'est immobilisée.
Georges plisse le front. Il presse le fruit dans ses mains comme s'il voulait en unir la chaleur et le suc à la chaleur et au sang de son corps.
Le petit Charles ! Le petit Charles n'a pas encore confiance en ses doigts. Ce sont des doigts courts et maladroits de petit garçon de la campagne, créés seulement pour les jeux d'enfants. Avec ces doigts-là on doit bien creuser des trous et faire des petits canaux dans la boue.
Non, il n'a pas confiance en eux. C'est pourquoi il porte le fruit à ses lèvres, d'une sensibilité extrême, et l'y promène délicatement et lentement.
Une pensée tremble sur le visage de Jean. Il hoche la tête et presse plusieurs fois le fruit contre sa joue.
Tout à coup il s'écrie avec émotion:
— Claire, Claire, ce fruit a tout à fait une peau humaine. Il en a même la chaleur. Comme c'est étrange, Claire, comme c'est étrange!
Claire lui caresse doucement les cheveux.
Un moment tout est silence. Silence émouvant, car c'est alors que les enfants gravent pour toujours, dans leur mémoire, le souvenir de ce petit fruit velouté et parfumé. Chacun à sa manière. Pour le moment, rien d'autre n'existe pour eux. Leur tact est tendu jusqu'à la souffrance.
Tout à coup, l'un après l'autre, comme s'ils s'étaient donné le mot, ils enfoncent leurs dents dans la pulpe savoureuse.
C'est maintenant que la langue leur vient en aide: cet organe extraordinairement sensitif, qui achève l'image de l'objet nouveau, dans ses moindres détails et ses nuances les plus délicates.
268 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
— Aujourd'hui, nous irons nous promener du côté de la croix, pour voir les bouleaux.
Cette nouvelle est accueillie par des cris de joie.
— Je n'ai encore jamais vu de bouleaux, dit Paul d'une voix pensive. Comment sont-ils, Claire?
— Ils sont sveltes. Leur corps est lisse et blanc, leur tête ronde et légère; leurs petites feuilles ont un peu la forme de coeurs. Elles tremblent au moindre souffle. Leur corps est d'une blancheur lumineuse et cependant, quand je les regarde, je me sens triste, leur beauté m'attriste. Quand nous serons près d'eux et quand nous aurons entouré leurs troncs de nos bras, je vous dirai quelque chose de leur vie.
— Est-ce qu'ils chantent autrement que les mélèzes et les sapins?
— Oh oui, ils ont une tout autre voix.
— Alors, nous nous coucherons à leurs pieds et nous les écouterons.
— Je les aime déjà, Claire, confie Paul doucement.
— Ils sont blancs, répète lentement Guillaume, et comme s'il parlait à lui-même. Je m'en souviens — oui, ils sont blancs.
— Claire, allons, allons vite ! .
Ils traversent une vallon verdoyant. Mais aujourd'hui, pas de questions : une seule pensée, un seul but : les bouleaux.
Tout à coup ils débouchent au bord d'un large ruisseau. Les eaux du printemps ont broyé le pont. A sa place, on a jeté une passerelle étroite, longue et sans rampe.
Claire s'arrête. Depuis son enfance ces passerelles longues, étroites, sans rampe font sa terreur. Dès qu'elle pose le pied dessus, des lumières rouges tournoyent devant ses yeux, sa tête s'emplit du bruit de la mer et son corps perd l'équilibre. Elle se souvient qu'une fois, il y a bien longtemps de cela, insurgée contre sa propre faiblesse, elle a voulu traverser une passerelle comme celle-ci. Elle s'était dit alors : « II faut que je traverse et je traverserai!». Elle avait traversé, mais pour tomber sans connaissance de l'autre côté.
Elle a si crânement et si sûrement conduit ses garçons par tous les chemins... Et maintenant, il lui paraît au-dessus de ses
LfDA DURDÈKOVÀ — LES ENFANTS AUX YEUX ÉTEINTS 269
forces de traverser six fois cette planche étroite et de revenir six fois sur ses pas.
— Pourquoi n'avançons-nous pas? demande l'un d'eux.
— Aux bouleaux! Aux bouleaux! crie Paul.
Claire va être obligée d'avouer sa peur insurmontable. Elle annonce d'une voix étrangement froide:
— Nous ne pouvons pas aller aux bouleaux. Il y a, devant nous, un grand ruisseau, avec une passerelle si étroite que...
— ...Oh, ne craignez rien, nous la traverserons, coupent-ils vivement. A tâtons, François découvre la passerelle, il se redresse, fait le premier pas, s'engage et traverse sans hésitation ni crainte.
Les voilà tous passés. Seule Claire est restée sur l'autre rive. Elle tremble, ses yeux sont agrandis d'effroi.
— Claire! Claire!
— Je viens... mais ... mais je ne peux pas traverser! s'écriet-elle tout à coup.
Ils se tournent tous de son côté.
— Je ne peux pas... je...
— Attendez, dit Jean, je vais vous guider.
— Et moi aussi, dit Paul.
C'est ainsi que, par une belle journée d'été, le petit cortège traverse la passerelle étroite au-dessus des ondes tumultueuses. Les aveugles avancent avec assurance et tranquillité tandis que la jeune fille aux grands yeux lumineux chancelle.
Ses mains, qu'ils tiennent fermement, tremblent ainsi que tout son corps. Tout à coup elle tressaille et s'écrie:
— Non, je ne peux pas!
Jean se tourne vers elle et lui dit:
—■ Il faut fermer les yeux, alors vous verrez.
Claire ferme les yeux...
* *
Elle a sorti de leur petite malle une plaque en tôle et un stylet pointu. Quand ils dorment, elle apprend patiemment leur alphabet.
C'est un travail très pénible pour Claire. Cette nature vive et nerveuse n'aime pas les occupations de longue haleine.
Pourtant, elle s'y met de tout son coeur.
Revue Française de Prague — XI (no 58, 1932) 21
270 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
Tiens, voici que les mots se divisent en sons. Chaque son est représenté par des points disposés d'une façon différente. Claire choisit les mots les plus beaux et, lorsqu'elle les reporte, lentement, sur un gros carton, il lui semble qu'elle brode un tableau étrange et mystérieux.
Les mots acquièrent subitement un sens tout nouveau et remplissent un espace beaucoup plus grand.
Ce ne seront plus des yeux qui les transmettront à l'esprit humain...
Les plus beaux mots!
Le dictionnaire des aveugles est si différent de celui des voyants.
Les mots: soleil, nuages, rouge, doré, et des centaines d'autres mots ne sont pour eux qu'un groupement de syllabes mortes.
Le soleil et les nuages sont tellement éloignés de leurs mains!
Ces mots éveillent en eux des désirs sans espoir. A leur son, leur âme se débat comme un oiseau prisonnier.
Comme c'est étrange; seuls les objets les plus réels et les conceptions les plus immatérielles éveillent en eux des images vivantes.
Claire cherche aujourd'hui les seuls mots capables de faire vibrer les cordes joyeuses de leur âme.
Avec ces mots-là, elle inventera un conte de fées.
* *
— Claire, est-ce qu'il y a aussi des animaux aveugles et des oiseaux aveugles?
— Je ne sais pas, peut-être...
— Il ne peut pas y en avoir car ils ne pourraient pas vivre, interrompt la voix de François. — Un oiseau aveugle se briserait les ailes et un animal aveugle se casserait la tête. Les bêtes aveugles? Elles ne peuvent vivre que sous la terre.
— Claire, que c'est triste, dit Georges, les hommes ont des yeux, les animaux, les oiseaux, tout ce qui est vivant, fort et beau a des yeux.
Claire écoute ces paroles ardentes, la tête baissée. Tout à coup, elle la relève. Son visage rayonne de joie. D'une voix frémissante elle s'écrie:
LfDA DURDiKOVÂ - LES ENFANTS AUX YEUX ÉTEINTS 271
— Les fleurs, les fleurs sont aveugles!
— Les fleurs sont aveugles? répètent six bouches lentement et avec un accent de surprise.
— Les fleurs sont aveugles, — et les visages des garçons rayonnent maintenant comme celui de Claire.
— Les fleurs, les fleurs sont aveugles!
Les fleurs sont Tune des plus grandes passions de ces sept enfants 1
LfDA DuRDfKOVA
Nouvelle traduction de Suzanne Hanouche et Paul Faucher.
1 Les enfants aux yeux éteints ont paru à Prague sous le titre Dëti zhaslfch oëi, aux Publications de l'Institut Bakulé et, à Paris, à la Librairie Flammarion.
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POEMES
J'ai descendu dans mon jardin, l'aube était à peine irisée. Trois gouttes tombent sur ma main, est-ce une larme ou la rosée ? Qui donc effleure mon chagrin d'une caresse à peine osée... un soupir, le vent du matin, l'aile sur les jasmins posée ? peine ou douceur en mon jardin, je ne sais qui vous a baisée. 0 gouttes tremblant sur ma main est-ce une larme ou la rosée ?
LES PRÉFÉRÉS
Ombres glissant loin des reflets, passants des lunes indécises, des brumes, des soirs exilés et des vieux quais où mord la bise,
à vous, visages anonymes, à vous, mystérieuses mains qui dispensez le pain azyme, l'aube des vierges lendemains,
je donne cet amour unique où les aveux n'atteignent pas, l'inutile et haute musique des bonheurs accordés là-bas,
CLAUDINE CHONEZ — POÈMES 273
aux plaines muettes de l'âme où les échos se sont éteints, où seule une extrême voix clame, sans espoir, d'incertaines faims...
Charme, lien si purf Jamais par delà les temps nous enchaîne. Frères secrets, lointains aimés, combien douces les amours vaines!
A MES AMIS
vous qui me fûtes doux, ne vous éloignez pas! J'ai besoin de vos mains chaudes et fraternelles, et d'écouter l'espoir sourdre au bruit de vos pas comme un tendre prélude aux fontaines nouvelles.
Vous qui me fûtes doux, ne vous éloignez pas!
Car voici l'heure close avant le crépuscule et l'ardeur trop rapide et le feu consumé. Baume des soins plaintifs que leur nombre module, redites-moi les chants de nos morts bien-aimés, car voici l'heure close avant le crépuscule.
Mes amis, ô vous seuls rêvés depuis toujours, je vous ai reconnus au rayon de la grâce, au signe merveilleux des communes amours; je dépose en vos mains le fardeau qui me lasse, mes amis, ô vous seuls rêvés depuis toujours!
Qu'importe le réel au-delà de nos âmes... Puisqu'une foi vivante y peut illuminer l'éclat transfiguré des roses et des flammes, si j'ai vu mes jardins de pourpre se faner, est-il rien de réel au-delà de nos âmes ?
CLAUDINE CHONEZ
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SUR L'ACROPOLE AU CLAIR DE LUNE
A LA MÉMOIRE DE LOUIS SCHLINCKER
DEVANT quitter demain Athènes, nous sommes remontés sur l'Acropole pour dire adieu, comme à des personnes vivantes, aux colonnes doriques et ioniques des temples et aux «Jeunes filles » de l'Erechthéion et du musée, les remercier des pures joies qu'elles nous ont données et contempler pour la dernière fois la fête de l'azur au-dessus de la Ville et de la plaine attique.
Malheureusement le temps a changé ce matin. Il fait une journée de clarté maussade, monotone, sèche, sans sonorité ni caresse, de clarté morte qui ne crée ni opposition ni contraste. La tristesse du ciel s'accorde à la mélancolie de nos pensées.
En aucun pays, sous aucun climat, la sensibilité des objets à l'action de la lumière ne m'est apparue plus vive. C'est un des prodiges du ciel hellénique de donner aux choses qu'il éclaire des expressions si diverses que, selon la couleur du jour, l'on hésite presque à les reconnaître, quelque familières qu'elles vous soient devenues; ainsi certains visages deviennent méconnaissables sous l'empire de sentiments exceptionnels. Il semble que, par un temps gris, toutes les beautés du Parthénon se soient évanouies... l'on pense avec horreur aux portiques de la Madeleine et de la Bourse, aux colonnades du British Muséum, aux édifices pseudo-grecs de Munich et de Berlin.
Mais un rayon de soleil, tout à l'heure, déchirera la morne coupole sous laquelle il étouffe; et il redeviendra ce qu'il est. Un peu de patience: déjà des trouées bleues se creusent derrière le Pentélique et la petite chapelle blanche perchée au sommet du Lycabette reprend sa tonalité. Quelques instants encore et quand, du belvédère par lequel se termine au nord-est la Terrasse sacrée,
G. MOUREV - SUR L'ACROPOLE AU CLAIR DE LUNE 275
nous nous pencherons sur Athènes, nous ne pourrons retenir un cri d'admiration. Dans une buée d'argent, la Cité divine est couchée, telle une beauté qui s'étire après un long sommeil. Rose et blanche, du rose de ses milliers de toits de tuiles, du blanc de ses façades de marbre entre lesquelles les notes grises ou jaunes d'autres façades tintent tendrement, rehaussées et affinées encore çà et là par quelque touffe de sombre verdure; rose et blanche, de tous les roses et de tous les blancs les plus délicats, harmonie rose et blanche comme seul en a peint Corot, avec ces jeux d'ombres couleur de perle dont il savait, ainsi que Vermeer, le secret.
Revenons maintenant sur nos pas. Le Parthénon a reconquis sa splendeur plénière. La lumière est revenue à laquelle il est depuis vingt-cinq siècles habitué, qui est son âme même et sa vie, qui l'a engendré, modelé, embelli, qui l'a revêtu de ce voile d'or d'une trame si précieuse et si subtile. Jamais encore il ne nous a paru plus radieux: serait-ce à cause que nous le regardons pour la dernière fois? L'amoureuse douceur, la tendresse émerveillée avec laquelle le soleil pénètre dans les cannelures des colonnes, après avoir glissé le long de leurs arêtes, nous émeut jusqu'aux larmes. Emotion virile que ne souille aucun souvenir de littérature ou d'art. Emotion vivante, humaine, faite de la plénitude de joie que créent la vue et le contact de la pure beauté.
Le temps de traverser la Voie sacrée, une autre ivresse nous attend. Après la force dorique, la grâce ionique. Elle s'épanouit, délicieuse, aux portiques de l'Erechthéion et du petit temple de la Victoire Aptère, elle tempère la rigueur des Propylées. Possédés depuis un mois jusqu'aux fibres par la mâle sobriété du Parthénon, nous l'avions, pour ainsi dire, dédaignée. Elle nous conquiert aujourd'hui. Elle est l'autre pôle du génie grec. Que, dans le même temps et dans le même lieu, sous les regards éblouis des mêmes hommes, aient poussé du sol attique deux créations architecturales aussi différentes et aussi parfaites; que les Parques, la Déméter, Vllissos, la frise des Panathénées et les figures des métopes aient vu le jour dans le même temps ou à peu près et dans le même lieu que les Victoires qui ornaient la balustrade du temple de la Victoire Aptère, cela n'est-il pas prodigieux? Cette floraison de roses ioniques auprès, j'allais dire, autour du cyprès dorique, qu'elle a de charme à nos yeux et à
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notre esprit! La sveltesse de ces colonnes, l'élégance des cannelures qui les creusent, les tresses qui surmontent leur base moulurée, les volutes du chapiteau ionique, les oves, les palmettes, les rosaces qui enrichissent les linteaux et les jambages des portes, la préciosité de ces ciselures, la qualité de la matière dont tout cela est fait, autant de motifs d'admiration et d'enthousiasme. La haute leçon de sagesse et de sérénité du Parthénon s'éclaire d'un sourire de femme: Diotime écoutant les discours de
Socrate.
* * *
Mais les heures s'écoulent: il faut, bon gré mal gré, rompre l'enchantement... d'un coup, comme on s'arrache d'un être aimé que l'on va quitter pour longtemps, pour toujours peut-être, sans regarder derrière soi, sans agiter les mouchoirs de l'adieu... Nous nous hâtons vers la Porte Beulé; nous hélons un taxi... quand un ami paraît. C'est un jeune sculpteur athénien de grand talent, qui porte un nom français et s'est fait obligeamment, depuis un mois, notre guide à travers les beautés de son pays.
— Partez-vous toujours demain? nous demande-t-il.
— Hélas!
— Donc, vous devez revenir ici, ce soir. La lune sera pleine. J'irai vous prendre à votre hôtel.
Nous sommes revenus, presque à regret, craignant une déception. Elle nous a été épargnée. Au risque d'être taxé d'emphase romantique, j'ose écrire que l'on ne peut imaginer plus beau spectacle que celui de l'Acropole au clair de lune. Comme nous franchissions les Propylées, la troupe tapageuse et polyglotte des touristes en faisait autant en sens inverse; les coups de sifflet des gardiens chassaient les derniers visiteurs. Grâce à notre ami, nous serons seuls sur la roche sublime.
*
Ce qui d'abord nous saisit, c'est la couleur de l'air lunaire. Il est des clairs de lune verts, il est des clairs de lune blancs, il est des clairs de lune bleus, et j'en ai vu de roses, un été, dans le golfe du Morbihan. Celui-ci était d'or vierge, comme l'or dont
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sont faits les masques et les mille objets découverts par Schtiemann dans les tombeaux de Mycènes. Une pulvérulence d'or emplissait le ciel, ou un vol myriadaire d'ailes d'or éclos des hauteurs de PHymette. Cela frémissait, palpitait, vivait. Cela variait de densité selon la forme, la matière et la position des choses. Sur le sol rugueux, sur les touffes d'herbe, sur les marches des temples, cela s'étendait comme une épaisse couche de neige étincelante et semblait effleurer à peine, au contraire, la chair parfaite des colonnes. Leurs proportions n'étaient plus les mêmes qu'en plein jour: à cause de l'intensité et de la franchise des ombres... certains volumes paraissaient agrandis, d'autres diminués; une harmonie imprévue, nouvelle, moins complexe, étrangement mystérieuse, les assemblait et les accordait.
Longuement, nous avons erré à travers les déclivités de la Terrasse sacrée; nous avons parcouru de nouveau, à plusieurs reprises, ces quelques centaines de mètres carrés qu'habite l'Esprit. Nous étions seuls, nous nous taisions. Nous traversions parfois des zones d'ombre et butions contre des blocs invisibles. Entre les colonnes radieuses de l'Erechthéion se creuse un gouffre ténébreux. Les Cariatides ont l'air de fantômes gardant le sépulcre d'un dieu. Nous faisons le tour du sanctuaire de l'Aptère, en nous agrippant aux murs de marbre: nous n'osons pas regarder à nos pieds... le vertige nous gagne... Les Propylées voisines nous donnent l'impression d'être lointaines et comme suspendues au-dessus d'un abîme... Là-bas, par delà les lumières du Pirée, se devine la mer... des points de clarté escaladent le Lycabette... L'intérieur du Parthénon est coupé en deux par un rideau noir... les tambours des colonnes couchés dans les herbes font penser aux vertèbres d'une bête fantastique... Une grande lueur plane sur Athènes. D'un côté le ciel est sombre, de l'autre une aube d'or l'inonde et l'illumine. Nous nous asseyons enfin pour reprendre conscience de nous-mêmes, pour mettre un peu d'ordre dans nos sensations et dans nos pensées.
Hélas! une pointe est en nous qui nous blesse à tout mouvement. Demain, nous ne serons plus là... plus jamais, sans doute, nous ne serons là. Serrons entre nos bras, contre notre coeur, la joie d'y avoir été, la plénitude de joie spirituelle et sensuelle que nous avons goûtée entre les murs d'azur et d'or de ce cloître en
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plein ciel, l'exaltation inoubliable où nous a ravis la présence de tant de beautés... et remercions Dieu qui l'a permis!
*
Quelques jours avant de m'embarquer pour la Grèce, j'allais rendre visite à un ami, depuis disparu, et qu'une impitoyable maladie clouait depuis des mois sur un lit de souffrance. C'était une âme royale, un magnifique caractère, un esprit ailé d'envergure infinie. 11 avait vécu toute sa vie dans l'intimité des grands poètes et des grands philosophes et les problèmes les plus vertigineux de la métaphysique lui étaient familiers. Il professait pour Aristote et pour Saint Thomas d'Aquin un culte fervent; il savait par coeur tout Platon; la Divine Comédie était son livre de chevet.
— Vous allez voir la Grèce, s'était-il écrié. Que je vous envie! Que j'aimerais me joindre à vous, escalader avec vous l'Acropole et là-haut... là-haut, dans le vent qui a passé sur Salamine, devant le temple d'Athéna, crier de toutes mes forces ces noms immortels: Aristote, Thucydide, Platon, Socrate, Eschyle, Sophocle, Homère, Euripide, Démosthène, Périclès, Phidias... Phidias ! Pensez à moi là-bas.
Je ne devais plus le revoir. 11 me serra les mains gravement, solennellement, sans trembler... et je me rappelais, ce soir, parmi les clartés de ce clair de lune d'or, le geste si souvent fixé par les sculpteurs du Céramique dans le marbre des stèles, le geste d'adieu serein que font ceux qui s'en vont à ceux qui restent, l'étreinte des mains que contracte la mort et des mains que le sang de la vie chauffe encore... pour combien de jours?
Votre voeu, mon ami, a été exaucé. 1
GABRIEL MOUREY
1 Ces pages forment le dernier chapitre, inédit, d'un ouvrage de M. Gabriel Mourey, Clartés d'Athènes, qui doit paraître prochainement aux « Editions Pythagorè » (L. Chamuel, directeur, Paris).
LES DOIGTS
Une journée de décembre. — Neige et verglas. Serré dans son manteau, le cou dans sa fourrure, chacun se hâte... Et le vent siffle... Passe un étrange char,
noir comme un grand cercueil, uni et sans fenêtre. Sous le toit, seulement, un petit jour à grille, et à travers cette grille, transis, sortent, et tâtent, et se crispent au grillage glacial des doigts rongés par le froid. A qui sont-ils, ces doigts? Impossible de voir les visagesl Et la voiture passe
au galop; et le cocher fouette les chevaux... Mais ces doigts, ces doigts rongés, transis, gelés émergent au dehors, écrasent en convulsions vaines la paroi noire de Vétrange voiture. Où va-t-elle?... Peut-être à la maison des fous, peut-être à la prison... C'est la même misèrel Et tout autour, la ruée essoufflée de la capitale, bruit des pas, roulement des voitures, vacarme, trépignement, tourbillon... Mais ces doigts rougis, ces doigts transis par le froid, ces doigts fatigués écrasent toujours la grille, tandis que le char roule... A qui sont-ils, ces doigts? A un homme? A une femme? Quel homme? Quelle femme? Où va ce char étrange? Je ne sais. Le char a disparu. Mais je ne vois plus que ces doigts — cri étouffé vers la liberté, la chaleur et la paix, bonheur de tous les
hommes.
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Qu'est-ce donc qu'une faute? Une erreur ou un crime? Ces doigts transis, ces doigts gelés, ces doigts tâtonnants qui cherchent la liberté, l'air et la lumière, je les vois toujours, et je demande: Où sont les hommes?
(Il est tombé de la rosée.) JAROSLAV VRCHLICKY Traduit du tchèque par H. Jelinek.
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ANASTASE OU LA GUERRE À HUIT ANS'
C'EST sur les rives de la Saône que naquit Anastase Alfaric. C'est là qu'était «son vieux pays», comme il se plut à l'appeler plus tard avec une légère mélancolie, alors qu'il pensait s'être déjà pénétré du génie musical de l'Allemagne.
Je ne veux pas raconter ici l'histoire de sa petite enfance, qu'il passa toute à jouer et à rêver, mais j'éprouve le besoin de vous dépeindre la mélancolie de ce paysage, qui incline au songe et console. On s'y croirait dans un perpétuel automne. Je voudrais vous faire comprendre son langage troublant et tout ce qu'il chuchotait sans doute à l'enfant, lorsque, le soir venu, Alfaric se glissait secrètement devant la maison pour contempler la nuit qui tombait sur les champs, — mais je sens mon impuissance à le faire, et je m'en irrite.
Là-bas, tout est calme et bleu: la Saône, le ciel, les collines... Parfois, un peu de ce bleu vient tomber, vers le fond de la rue, sur une vieille maison grise entourée de grands arbres et couverte de glycines. Là devant, le soir, un réverbère s'épuise à jeter sa pauvre lumière jaune: image même de la solitude, d'une solitude qui n'essaie jamais de sortir d'elle-même...
1 Dans une chronique parue ici même (n° du 15 mars 1932) et consacrée à la littérature allemande de Tchécoslovaquie, M. Otto Pick signalait «que le jeune écrivain praguois Walter Seidl avait abordé dans son roman Anastase et le monstre Richard Wagner (Anastase und das Untier Richard Wagner) un problème particulièrement intéressant: l'évolution d'un jeune homme qui, né de père français et de nière allemande, cherche les voies de sa destinée ».
C'est le début de cette oeuvre curieuse et hardie que nous soumettons au-; jourd'hui à nos lecteurs, en en faisant hommage au génie médiateur et conciliateur de Prague, ville où tant de civilisations se sont, au cours de l'histoire,; confrontées et mutuellement enrichies. N. D. L. R.
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Et d'ailleurs peu importe. Ce qui est certain, c'est qu'une seule chose décida de la naissance et de la destinée d'Anastase... la musique de chambre. Voici comment:
Le père d'Anastase était un professeur calme et distingué, mais invinciblement timide ; il consacrait sa vie à écrire un livre sur Chateaubriand. Mais une fois ce travail fut interrompu: M. Alfaric fit un voyage d'études à travers l'Allemagne, et Mathilde Schiinemann lui fit oublier tout le reste. Elle était jeune et d'une famille où, de père en fils, les hommes étaient officiers. Sa décision fut prompte et Mathilde suivit son mari daus la petite ville où il était professeur sur les bords de la Saône. Elle l'aimait avec toute l'indulgence d'une amie maternelle et compréhensive, et cet amour savait excuser les maladresses et l'étrange pruderie de son mari. A force de douceur féminine, elle en était venue à oublier presque tout à fait la déception de n'avoir pas trouvé en lui l'amour «qui soulève les montagnes». Le couple vivait depuis plusieurs années dans la petite maison grise, volontairement résigné à n'avoir pas a'enfants, quand, une nuit, Mathilde eut la révélation d'un bonheur inconnu, et découvrit, frémissante, ce qui, sans qu'elle s'en rendit compte, lui avait manqué jusqu'alors. Alfaric était allé ce soir-là entendre un quatuor à cordes venu de la Capitale. A la fin de leur programme, les artistes avaient joué quelque chose de tout à fait neuf, d'étonnant, de troublant qui fut pour lui comme une délivrance: c'était un quatuor à cordes de Debussy. Cette musique plongea M. Alfaric dans une ivresse étrange, douce, angoissante et sensuelle, et toute la timidité de son être se fondit en une ardente volupté. Il rentra chez lui dans un grand état d'enthousiasme, réveilla sa femme, et celle-ci découvrit, sous le torrent de tendresses dont il l'accabla, le charme d'un être qui lui était resté comme étranger. Elle en tresaillit et, s'étant abandonnée dans les bras de son mari, s'épouvanta de rompre ainsi avec leurs habitudes conjugales...
Quelque temps plus tard, Anastase Alfaric — on ne peut tout de même pas l'appeler Anastase Debussy! — faisait son apparition dans l'Univers.
La famille de Mathilde, à qui son union avec Monsieur Alfaric avait profondément déplu, et qui s'était bornée jusque là à envoyer au jeune couple les cartons traditionnels, à l'occasion des
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grandes fêtes de l'année, fut touchée d'apprendre la naissance d'un fils et se montra disposée à une réconciliation au moins partielle. Ce revirement d'opinion vint de l'oncle de Mathilde, chef incontesté de toute la famille, tant au point de vue social qu'intellectuel, officier supérieur et collaborateur du Journal de Bayreuth. Depuis la perte de son propre fils, il était Tunique rejeton mâle de la famille, et fréquentait les milieux où l'on s'occupait de Spiritisme et de Théosophie. Or, l'esprit de Scharnr horst qu'il avait interrogé, — à moins que ce ne fut celui de Gneisenau? — lui avait révélé que l'âme de son propre fils disparu revivrait en la personne de l'enfant de sa nièce.
Les heureux parents venaient à peine de s'entendre pour donner à l'enfant le nom de Claude — vraisemblablement par reconnaissance envers l'illustre et lointain responsable de leur tardive nuit de noces, — lorsqu'une lettre exprès de l'oncle arriva. Il demandait qu'on voulut bien appeler l'enfant FrédéricGuillaume, en souvenir de son fils rappelé à Dieu. Et à cette occasion, il se permettait d'en appeler à la « conscience maternelle et nationale» de sa nièce. Elle devait, disait-il, ne jamais perdre de vue sa tâche sublime d'éducatrice: l'enfant, destiné à grandir dans des pays romans ne devait pas être privé pour cela des trésors de la langue et de la culture allemandes!
Cette lettre plongea M. et Mme Alfaric dans une perplexité qui dura des jours entiers. Mathilde y répondit enfin avec le plus de ménagements possible: son oncle pouvait être assuré qu'elle s'efforcerait toujours de faire germer dans l'âme de son enfant tout ce qu'il y avait de bon dans l'âme allemande; ce en quoi d'ailleurs son mari la soutiendrait avec la plus profonde conviction. Cependant, ajoutait-elle, il n'était malheureusement pas possible — par crainte de nuire à l'enfant — de lui donner un nom aussi typiquement allemand, car il aurait beaucoup à en souffrir, à l'école et ailleurs.
Peu après arrivait une nouvelle lettre de l'oncle: il s'y montrait très offensé: il se soumettait pourtant en considération de «l'intolérance gauloise». Mais uniquement parce que le bien de cet innocent enfant le lui imposait ! En revanche il se devait d'insister de toutes ses forces pour que l'enfant portât au moins le nom de sa défunte soeur, de sa soeur préférée, Anastasie, baronne de Marklohe, dont le souvenir lui était particulièrement
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cher. Au bas de la lettre, la tante avait ajouté quelques lignes: elle s'était déjà informée auprès d'un professeur de langues; Anastase était un nom assez rare en France, mais cependant tout à fait possible. Un nom qui, au surplus, avait l'avantage de n'avoir pas un son strictement français. Son mari — qu'il fallait bien se garder de contrarier, attendu que son importance allait toujours croissant— son mari désirait donc dans son for intérieur que Mathilde fît son possible pour que sur les registres de l'Etatcivil, l'on écrivît ce nom sans I'E final français. Etant donné d'ailleurs que cet E reste muet dans la langue française, ce serait sûrement chose facile. A la rigueur, Mathilde arrangerait les choses avec un petit pourboire; l'oncle voulait bien prendre cette dépense à sa charge. Chacun sait, écrivait-elle encore, qu'avec un pourboire, on peut tout obtenir des bureaux français.
Si faux que sonnât à leurs oreilles le nom proposé pour le fruit de leur nuit d'amour, ce choix ne parut pas à Mr et à Mme Alfaric d'une importance suffisante pour risquer une rupture définitive avec la famille; et c'est ainsi que l'enfant fut baptisé du nom d'Anastase. Sur l'extrait, il est vrai, s'étale l'E final si dédaigneusement rejeté: l'employé s'est rigoureusement refusé à le supprimer.
Dès les premières années, Anastase manifesta une grande sensibilité à la musique; plus tard se fit jour en lui le désir, rare pour son âge, de connaître à fond tout ce qui s'y rattachait. Sa mère lui jouait souvent du piano. Les Couperin et les Rameau, les Haydn et les Mozart arrachaient à l'enfant un sourire de contentement et parfois même l'excitaient à danser. Avec le temps, son goût s'affirma. Il marquait une préférence raisonnée pour Beethoven, Franck, Schumann, Tschaïkovsky et aussi pour Bach, sans que ces noms lui fussent d'ailleurs connus; et il se dérobait avec une répugnance évidente chaque fois que sa mère essayait de lui remplir l'âme de musique légère. Elle renouvelait inlassablement sa tentative — non qu'elle y fût poussée par son propre goût, qui s'accordait entièrement avec celui de son fils — mais Anastase était encore très jeune, et ses parents s'effrayaient, quand on jouait du Beethoven, de l'expression sombre et sérieuse que prenait son visage enfantin.
Un jour, à la Noël, un paquet arriva. Il venait de l'oncle et contenait une lettre que Mathilde devait lire à l'enfant, le soir
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de Noël. La lettre parlait de la «sainteté de la langue maternelle», des «trésors de la culture allemande» et d'autres choses semblables, et finissait sur le poème «Muttersprache, Mutterlaut...)> — (Langue maternelle, accent maternel...), — Même si sa mère avait eu l'idée de lui lire la lettre, Anastase n'en aurait évidemment pas compris un traître mot. Mais le paquet renfermait aussi une garniture complète d'arbre de Noël avec sa multitude de petites merveilles.
Les parents se procurèrent un sapin. Ils le décorèrent et, le soir de Noël, le petit se tenait tout tremblant devant cette apparition féerique, brillante et étincelante, dont tintaient et scintillaient les étoiles d'argent. Ses parents étaient eux-mêmes très émus de son saisissement ; des larmes vinrent mouiller leurs yeux, et la mère, serrant son enfant dans ses bras, montra l'arbre, et fit très intentionnellement cette remarque : «Vois-tu, mon chéri, c'est quelque chose de tout à fait, tout à fait allemand. N'est-ce pas que tu aimeras toujours un peuple attaché à des coutumes aussi poétiques?»
M. et Mme Alfaric s'aperçurent alors que plusieurs petits nez s'applatissaient contre la vitre et que de grands yeux d'enfants regardaient dans la chambre. Ils se mirent à rire et firent entrer les petits.
On eut grand peine à les faire sortir. Il fallut leur promettre de rallumer l'arbre le jour suivant et de les laisser revenir.
Mais Anastase devait découvrir ce soir-là une bien autre merveille: il trouva sous l'arbre le cadeau de son père: un livre d'images intitulé La boîte à joujoux. C'était de la musique de ballet de Debussy, arrangée en recueil pour les enfants. Mme Alfaric lut le texte au petit, lui fit voir les images en s'accompagnant du piano, et Anastase fut saisi d'un vif enthousiasme. (Est-ce à ce moment-là que naquit en son âme le sentiment qui devait lui rendre fatal le contact avec l'oeuvre de Wagner?) Les parents n'avaient encore jamais vu leur enfant si heureux, ni si gai. Tous deux s'étaient en effet inquiétés de constater en lui une gravité qui n'était pas de son âge. Il ne voulait plus aller se coucher. Il lui fallait entendre encore la Boîte à joujoux. Lorsqu'il fut enfin au lit et que sa mère vint lui donner le baiser de tous les soirs, il jeta ses bras autour de son cou, approcha ses lèvres de son oreille et chuchota avec passion: «C'est allemand,
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aussi, maman, le beau livre avec de la musique?». Mathilde comprit toute l'importance que sa réponse devait prendre aux yeux de l'enfant. «Non, mon petit,» répondit-elle après avoir un peu réfléchi, «c'est français. C'est ainsi, vois-tu, que chaque peuple a quelque chose de beau. Et toi, tu dois aimer ce qu'il y a de beau dans les deux peuples».
La renommée de l'arbre merveilleux s'était rapidement répandue les jours suivants parmi les enfants du quartier. Désormais, à la tombée de la nuit, ils formaient un groupe impatient devant la maison des Alfaric. Il était impossible de les mener tous à la fois voir l'arbre allumé. Il avait fallu mobiliser les parents pour les partager en groupes, pour retenir les plus impatients et prévenir les querelles.
Anastase était devenu tout d'un coup celui que ses camarades enviaient le plus. Quelques jours plus tard, comme il jouait devant sa porte avec une marmite prise dans la cuisine, les enfants autour de lui parlaient encore de «l'arbre à lumières». Anastase en conçut un certain orgueil. «Mon arbre à lumières!» rectifia-t-il. Là-dessus, une petite fille se prit à pleurer. Les autres se mirent à détester Anastase. L'un d'eux, un peu plus âgé, lui arracha la marmite des mains, l'en couvrit comme d'un chapeau, et, d'un coup de poing, la lui enfonça de force jusqu'aux épaules. Anastase poussa un cri étouffé, se mit à courir sans y voir, et se blessa les mains au mur. Sa mère accourut. Ses efforts désespérés ne parvinrent pas à le dégager. Par bonheur il y avait tout près de là un ferblantier qui, à l'aide de ses cisailles, réussit enfin à délivrer l'enfant à demi étouffé.
Depuis ce jour-là, cette vérité s'imposa au petit Anastase: «l'arbre de Noël est allemand; la boîte à joujoux, française». Il veut les aimer tous les deux toujours, mais pour cela il lui faut souffrir. Car les autres qui n'ont ni l'arbre de Noël, ni la boîte à joujoux se vengent... Se souvenir de la marmite!
* * *
Anastase venait d'avoir huit ans.
Un soir, des groupes d'hommes et de femmes se formèrent dans la rue: on discutait avec animation. Quelques femmes pleuraient. Sa mère sortit de la maison. On aurait dit à la voir
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qu'elle avait été effrayée par quelque mauvais esprit. Elle se joignit aux voisins. Quelques-uns lui tournèrent ostensiblement le dos. Elle s'approcha d'un autre groupe.
Des jeunes gens passèrent. Ils avaient le visage en feu et ne cessaient de crier: «Vive la France! A bas les Alboches!» Anastase s'aperçut, qu'absorbé par ses pensées, il venait, encore une fois, de se fourrer les doigts dans le nez; il se souvint que ce n'était pas convenable, et, tout honteux, les essuya sur sa blouse. De tous les côtés, il n'entendait qu'un cri: «C'est la guerre!» Et un monsieur rond comme une boule de billard cria plus haut que les autres: «C'est la guerre mondiale!!» Anastase aurait bien voulu savoir ce que cela signifiait. Mais les gens avaient l'air si affairés qu'il n'osait le demander à personne.
A la maison, sa mère s'assit près de lui. Elle était encore toute pâle. Anastase lui demanda où donc son père s'attardait ce jourlà. Elle lui dit, elle aussi, qu'on allait avoir la guerre, et que son père avec beaucoup d'autres attendait les nouvelles devant le bureau du télégraphe.
Ils s'appuyèrent alors tous deux contre la fenêtre, regardèrent dans la rue et attendirent. La nuit tombait, les lumières s'allumaient, les gens parlaient tous à la fois. Ce brouhaha rappelait le bouillonnement de l'eau dans la marmite. Anastase vit son père traverser la rue. Il avait perdu son pas vif et marchait la tête basse. Apercevant sa femme à la fenêtre, il lui fit un petit signe de tête, d'un air très sombre et entra dans la maison.
Anastase s'aperçut que sa mère frissonnait, et lui apporta son châle. Son père entra dans la chambre et dit: «Oui, c'est la guerre». Anastase sentit que des temps extraordinaires allaient venir et s'en réjouit. Mais il ne le dit pas: sa mère avait l'air si malade! Elle s'approcha de son mari et lui dit d'une voix étrange : «Alors, toi aussi—?» Mais le père ne répondit pas, il lui fit signe de ne rien dire et jeta sur Anastase un regard chargé de tristesse — ou d'embarras, — et l'on envoya l'enfant se coucher. Ce soir-là, son père lui aussi vint l'embrasser encore une fois dans son lit. Anastase aurait voulu voir ses parents se remettre à rire. Il leur raconta comment le gros Marcel de la boulangerie Juret était tombé le jour même de bicyclette, mais il ne réussit pas à les dérider.
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Les jours suivants, Anastase trouva la ville très gaie. Partout des uniformes! Plusieurs fois par jour, Anastase accompagnait les convois de soldats qui gagnaient la gare musique en tête. Tout le monde était à la fenêtre, criait, agitait des mouchoirs. Il y avait une infinité de choses à voir: des canons ornés de fleurs, des cuisines roulantes, des jeunes filles en pleurs, des cavaliers... Et le soir, Anastase couché depuis longtemps entendait encore monter de la rue le bruit des gens qui chantaient. Il ne comprenait pas du tout l'indifférence de sa mère devant toutes ces merveilles. Elle ne lui parlait presque plus, elle avait les yeux rouges.
A l'école aussi on accablait les Allemands. «Ce sont eux qui ont commencé la guerre, criait le maître, ils tirent des coups de canon sur les églises et coupent les mains aux enfants.»
Les élèves à leur tour s'en mêlaient, enflammés par ces discours, ils chantaient la Marseillaise, ils promettaient de défendre la patrie jusqu'à leur dernière goutte de sang et de châtier l'ennemi, ce bourreau d'enfants.
Seul Anastase pensait que le maître mentait. Et les paroles qu'il avait si souvent entendues finirent par lui échapper: chaque peuple avait quelque chose de beau : les Allemands par exemple, n'avaient-ils pas l'arbre de Noël? Et comme cela lui passait par la tête, il dit que sa mère était bien Allemande, elle aussi, et qu'elle aimait pourtant les Français!
Il pensait tout haut; un gamin l'entendit, cria quelques mots et tous tombèrent sur lui à coups de poing.
Ce qu'il comprit encore moins, c'est que, lorsqu'il se réfugia auprès de sa mère et lui raconta son aventure, il lui sembla qu'elle était prête à lui donner tort, elle le pria instamment de se taire, de ne pas leur causer de désagréments à tous les trois, et de faire en toutes choses comme les autres. II ne fallait pas oublier que c'était la guerre!
Bientôt après, par bonheur, l'enseignement fut tout-à-fait suspendu, car on transforma l'école en hôpital militaire.
De temps en temps, Anastase voyait arriver à la gare les convois de blessés. Encore une nouveauté de ce temps-là!
Il contemplait avec la même émotion que les autres les visages, contractés par la douleur, des blessés qui passaient devant lui, portés sur des brancards. Il entendait leurs plaintes et leurs
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sourds gémissements: quelques-uns gisaient sans mouvement comme des mannequins de cire.
Et là dessus, son imagination travaillait — il se voyait luimême étendu tout seul sur le champ de bataille avec une grande blessure — c'était par un clair de lune comme sur l'affiche de l'emprunt. Et il imaginait au même moment sa mère assise auprès de la table à la maison, qui pleurait parce qu'elle ne pouvait pas aller le soigner. Il participait à l'émotion générale : il se prenait, lui aussi, à sangloter... Et, dans ces moments, là, il souhaitait ardemment la fin de cette guerre, qui pourtant semblait lui réserver encore tant de découvertes.
Partout on rendait les Allemands responsables de cette souffrance. Anastase demanda à sa mère si c'était vrai; n'étaitelle pas Allemande elle-même?... Elle se tut d'abord un instant, puis répondit que la faute n'en était pas aux Allemands seuls, mais que les peuples se faisaient les uns aux autres un mal terrible.
En dépit de cette explication, une haine de plus en plus grande contre l'ennemi s'empara d'Anastase. A vrai dire, pensait-il, ma mère n'est pas une véritable Allemande, puisqu'elle est aussi bonne que mon père.
Le jour où son père, à son tour, entra dans la chambre en uniforme, Anastase fut comblé de joie et de fierté. Sa mère semblait éprouver un sentiment tout différent — mais il ne s'en troubla guère — il est clair que les femmes ne comprennent rien à la patrie!... Mais pourquoi donc avait-elle l'air si souffrant?
Une chose lui parut bizarre: c'est d'avoir entendu son père dire un jour: «Comprends-tu quelque chose à l'enfant, Mathilde? Depuis la déclaration de guerre, il est devenu si gai, n'est-ce pas, si garçon!»
Anastase ne remarquait pourtant aucun changement en luimême et il voulut savoir en quoi il était devenu différent. Mais ses parents sourirent tous deux, même sa mère, et lui dirent que tout allait bien.
Il aurait aimé savoir ainsi bien des choses qu'il ne comprenait pas. Mais à chacune de ses questions il ne recevait que des réponses vagues qui ne pouvaient le contenter. Pourquoi?... Et entre autres choses, pourquoi sa mère ne lui jouait-elle plus jamais de piano?
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Elle ne cessait de pleurer des journées entières.
Un jour son père entra avec un sac sur le dos et un fusil. Il posa le fusil dans un coin, embrassa Anastase — si fort qu'il lui fit presque mal — et lui dit, de la voix qu'il avait quand il était enrhumé: «Tu es mon brave fils chéri, et tu me feras toujours plaisir, n'est-ce pas? Et si par hasard un jour ta maman devait n'avoir que toi, tu seras son soutien, oui?» Il essaya de sourire, mais il était embarrassé et des larmes lui coulaient le long des joues. Anastase sentit alors qu'il devait répondre quelque chose d'aussi beau, mais il ne trouva rien. Lorsqu'il vit ensuite sa mère sangloter si fort dans les bras de son père, il sentit sa poitrine et ses yeux lui brûler et il se mit à pleurer lui aussi... Plusieurs fois, le père avait fait le geste de partir, mais il revenait toujours sur ses pas pour les serrer tous deux contre lui. Enfin, il atteignit le seuil de la porte, jeta sur eux un dernier regard tout chargé de tristesse — il resta longtemps à les fixer tous deux comme s'il ne devait plus jamais les revoir! — puis brusquement, il s'enfuit.
La mère, le visage tout blanc, restait appuyée à l'armoire, sans un mouvement. Anastase sentit l'angoisse le gagner: il aurait voulu qu'elle lui dît quelque chose et demanda: «Papa part pour la guerre mondiale maintenant?» mais sa mère ne répondit pas. Elle froissa seulement un mouchoir, l'enfonça dans sa bouche ; ses yeux chavirèrent, et devant Anastase effrayé, elle s'évanouit.
La classe reprit; dans un bâtiment qui n'était pas du tout une école. Le maître disait que la guerre était une guerre sainte. Grands et petits devaient tout sacrifier pour la victoire de la patrie et l'extermination des barbares.
Tous les matins, avant d'aller en classe, Anastase apportait le journal à sa mère. Presque toujours on y parlait d'une grande victoire des Français sur les Allemands. Anastase était heureux de voir sa patrie victorieuse, et fier à l'idée que son père serait un des vainqueurs. 11 ne pouvait plus souffrir les Allemands! Sa mère ne paraissait pas se réjouir des succès de la France, mais elle devait certainement s'en réjouir en silence.
Un jour il ne put s'empêcher d'être très affecté de l'attitude de sa mère. Elle ne fut pas du tout gentille pour lui! Juste au moment où grands et petits devaient être si unis! —Voici ce qui
il
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s'était passé : son père tenait enfermés dans une armoire, Anastase le savait, de très vieux livres aux images merveilleuses. Jamais il ne lui avait permis de les regarder. Il ne devait les lui montrer que lorsqu'il serait plus grand. Mais Anastase aurait bien voulu les voir tout de suite. Dans un moment aussi grave on ne devait tout de même pas le traiter comme un petit enfant! Il pria donc sa mère de lui montrer ces livres puisque son père ne pourrait pas le voir. Elle le traita de sans-coeur, et dit que c'était très mal de vouloir profiter de l'absence de son père, de son pauvre père qui tenait tant à ces livres et qui supportait là-bas, sur le champ de bataille, la misère et les privations! Anastase trouva que sa mère le traitait durement et injustement: il est évident qu'il aurait bien pris soin de ne pas faire de taches dans les livres! Il se crut tout à fait abandonné et pleura avant de s'endormir.
Le lendemain matin, par contre, il eut une grande joie. Le facteur, qu'il rencontra dans l'escalier, l'examina à travers ses lunettes et demanda s'il était bien Monsieur Anastase Alfaric. Sur quoi, il lui remit une carte postale venant du front. Elle venait de son père. Elle était adressée à «Monsieur Anastase Alfaric, élève...»
A l'école, la carte fit le tour des bancs, et Anastase fut envié de tous ses camarades.
Peu après parut dans le journal une photographie au bas de laquelle on pouvait lire: «Les héros de notre ville en prière devant la tombe des soldats morts à la guerre.» Tout au premier plan on reconnaissait distinctement son père. Il était debout, tête découverte, avec un visage maigre, et le regard baissé, contemplait gravement la tombe. Mais Anastase, lui, ne voyait qu'une chose: son père était présenté dans le journal comme un «héros de notre ville», et tous ses camarades eux aussi allaient le voir. Il en était très fier.
Sa mère, jusqu'alors, avait reçu presque chaque jour une carte de son mari. Et voici que depuis plus d'une semaine déjà on était sans nouvelles. Aussi était-elle excessivement inquiète. Elle ne l'écoutait plus quand il lui racontait des histoires, pleurait constamment, et ne mangeait plus. Anastase devait être son soutien, avait dit son père; mais il avait beau l'exhorter dix fois de suite à manger, elle ne prenait rien ; elle avait bien
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mauvaise mine! Il n'y avait pourtant pas lieu de s'inquiéter, car Mme Tronchon dont le mari était aussi au front, affirmait que ça ne voulait rien dire. Elle-même, Mme Tronchon, était restée à plusieurs reprises toute une semaine sans nouvelles de son mari et puis, d'un seul coup, elle avait reçu tout un stock de cartes. La poste, elle aussi, était désorganisée.
Et en effet, le lendemain matin — Anastase dormait maintenant dans la chambre de sa mère et ils étaient encore tous deux au lit — Léontine apporta le courrier. La mère le lui arracha presque des mains, courut à la fenêtre, et cria toute joyeuse que c'étaient des cartes de son père: une, deux, trois cartes de son père! Léontine était encore là et s'en réjouit aussi. Tout à coup, la mère laissa tomber tout le paquet. Elle ne gardait dans la main qu'une lettre imprimée. «Mon Dieu, Léontine, elle vient du régiment!!» s'écria-t-elle. Léontine se précipita, ouvrit la lettre et commença à lire tout haut: «Obéissant à un triste devoir...» Elle n'en lut pas davantage, car elle se mit, elle aussi, à crier. La mère s'aggrippa à l'espagnolette, ses yeux s'agrandirent, tandis qu'un gémissement, toujours le même sortait de ses lèvres. On aurait dit ce pauvre petit chien qui s'était fait l'autre jour écraser la patte par une auto. Anastase eut peur. Il se laissa glisser hors du lit et courut vers sa mère. «Mon petit!» gémit-elle, mais elle fixa ensuite son regard sur le plafond et resta sans mouvement. Léontine sortit précipitemment et revint aussitôt avec la dame du second. Elles deux portèrent la mère dans son lit. Comme sa figure avait changé! «Mort?» gémit-elle soudain en se mordant les mains de désespoir, «il est mort?» Et elle recommença à geindre comme le petit chien. «Ecoutez, ma pauvre amie, ce n'est peut-être qu'une méprise des bureaux. Des cas analogues se sont déjà vus souvent!» dit la dame du deuxième qui pleurait elle aussi. Anastase put enfin attrapper la main de Léontine qui pendant tout ce temps-là tournait autour de la chambre: «Mon père est mort, Léontine?» — «Mon pauvre petit!» sanglota-t-elle et elle voulut l'embrasser. Mais Anastase était dégoûté par les grosses larmes qui barbouillaient ses joues et se débattit. Puis les deux femmes soutinrent sa mère par les bras. Il restait tout seul au milieu de la chambre, n'ayant sur lui que sa chemise, il grelottait et songeait. Il eut l'impression que des foules de pensées lui tourbillonnaient toutes
WALTER SEIDL — ANASTASE OU LA GUERRE A HUIT ANS 293
à la fois dans la tête. Mais aucune n'y restait assez longtemps pour qu'il pût en sortir quelque chose de clair. Pourtant tout d'un coup il comprit que son père serait étendu dans une tombe et qu'il ne pourrait plus jamais le voir. Alors il se rendit compte qu'il sanglotait tout haut. Et juste en même temps, l'idée lui vint qu'il allait pouvoir lire librement les livres de son père puisque sa mère ne ferait plus attention à rien. Il fut très effrayé d'avoir eu de telles pensées, car il sentit tout de suite après que c'était très mal à lui. Il essaya de se représenter le visage de son pauvre père qui était mort. Et il fut très peiné de voir qu'en réalité il n'avait fait que penser aux livres. Il s'aperçut ensuite qu'il se donnait des coups de poing dans le visage. Il s'arrêta net car sa mère s'écria: «L'enfant!» et que Léontine accourait vers lui précipitamment. Il retrouva soudain toute sa légèreté et sa liberté de coeur comme s'il n'était rien arrivé de mal, comme s'il allait pouvoir encore regarder les soldats dans la cour de la caserne d'artillerie... Enfin il finit par pleurer, et ses
larmes le consolèrent.
* * *
La mort du père apporta quelques changements.
Mère et fils n'occupaient plus que deux chambres et la cuisine. Les autres pièces étaient maintenant habitées par des étrangers. Mme Alfaric donnait des leçons de piano ; beaucoup plus tard, elle y ajouta aussi des leçons d'allemand, car la petite pension qu'elle touchait était insuffisante.
Après la mort de son mari, elle ne se sentit tout d'abord aucun courage pour envisager le désespérant avenir qui la menaçait. Les épais nuages qui obscurcissaient son esprit l'empêchaient de voir clairement la manière dont elle pourrait échapper à cet avenir. Accablée et douloureuse, elle sentait par contre à tout instant durant ces interminables journées qu'il lui était même impossible de songer à vivre plus longtemps.
Lorsqu'un de ses regards éteints venait à tomber sur Anastase et que — tel un mur devant le Néant désiré — se montrait à elle l'inévitable devoir de vivre encore à cause de lui, elle percevait avec une cruelle lucidité que l'enfant lui devenait à charge. Au moment même où elle éprouvait cette sensation elle s'effrayait, il est vrai, de manquer à ce point d'instinct maternel. Elle
'RΫ
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devait sans doute avoir conservé un reste de piété, car quelque chose comme le sentiment de sa culpabilité lui traversa la conscience. Comme pour réparer ses torts, elle jeta à la dérobée un regard sur l'enfant. Et voici que pour la première fois elle qui l'avait toujours observé en étrangère fut frappée réellement par le visage prodigieusement intelligent du petit garçon.
Sa peau était douce et translucide, et, sans donner précisément une impression de débilité, laissait transparaître un réseau de petites veines. Ses yeux, légèrement ombragés, paraissaient plutôt clairs sous la sombre courbe des sourcils finement dessinés. Un front haut et pâle. Un nez fin et droit. Une épaisse chevelure brune légèrement ondulée que couvrait largement le crâne très bombé au-dessus de la nuque, lui donnait un air artiste. Quelque chose de différent dans la partie inférieure du visage la détachait de l'ensemble: une bouche sensuelle aux lèvres rouges et charnues, et un menton fin et blanc comme celui d'une femme. Mais ce que Mathilde avait remarqué depuis longtemps — et ce jour-là le sentiment de sa culpabilité en fut renforcé — c'était l'expression sérieuse et absorbée de ce tendre petit visage inquiet, et qui n'avait plus rien d'enfantin.
Saisie comme elle ne l'avait encore jamais été d'une tendresse mélancolique pour l'étrange enfant, Mathilde commença dès lors à lui parler. Elle lui parla de son père, de la guerre, de la nation et de la famille, de l'Allemagne; peu à peu elle lui parla de tout ce qui les concernait le plus profondément. Ce qu'Anastase disait à cette époque, témoignait de tant de maturité que Mathilde à partir de ce moment-là, sentit s'alléger le sentiment de sa solitude et la peur que lui inspirait l'avenir. En observant le développement étonnamment rapide de cette jeune intelligence, elle trouva tout d'abord une consolation et plus tard presque la joie de vivre. Familiarisée avec les moindres mouvements de cet esprit et de ce coeur, elle s'aperçut qu'elle avait jusque-là envisagé les choses de la vie sous un aspect sottement pratique, et le changement qu'opéra dans son monde intérieur le fait de vivre aussi dans celui de son fils si différent du sien, lui rendit une tardive jeunesse d'esprit. Anastase dans son insatiable désir de savoir l'assaillait maintenant de mille questions et en lui faisant part de sa façon originale et personnelle de voir et de penser, la jetait dans un étonnement toujours nouveau: elle dé■~i
dé■~i
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couvrit alors combien peu elle connaissait l'essence des choses, de choses avec lesquelles pourtant elle avait été tous les jours en contact. Avant même qu'elle eût pu surmonter cet étonnement, Anastase avait presque pris pour elle le rôle d'un guide plein de complaisance dans ses explications. Mathilde, bien qu'elle y mit tout son esprit et tout son savoir en fut bientôt réduite à de maladroites et touchantes tentatives pour ne pas perdre tout contact avec la pensée rapide de son fils.
Elle se cramponnait d'autant plus fermement à cette communion d'idées que, bien entendu, depuis le commencement de la guerre, tout rapport avec sa famille allemande avait été interrompu. Ses parents avaient-ils eux aussi été éprouvés par la guerre? D'ailleurs tout cela l'intéressait-il encore tellement? Elle était bien près d'éprouver à son tour cette obscure antipathie, profondément enracinée au fond du coeur de son fils et qu'il manifestait depuis la mort de son père à l'égard de tous les Allemands. Elle ne se sentait vraiment de parents que son fils et le mort. Et plus elle était proche d'eux, — de l'un parce qu'il était avec elle, de l'autre justement parce qu'il n'était plus là, — plus elle sentait sa famille lui devenir étrangère, et se confondre peu à peu dans cette masse impersonnelle d'où était partie la balle ennemie qui avait brutalement mis fin à la vie de cet homme si calme et si doux. A la vie de cet homme aux immenses richesses et auquel encore maintenant elle devait tout son bien : l'enfant.
Elle défendait toujours les Allemands, mais avec moins de foi et plutôt par devoir. Elle ne luttait plus du tout contre la froide antipathie d'Anastase à l'égard des Allemands ; c'était l'unique sentiment de petit garçon qui lui restait.
Anastase détestait les Allemands. Et c'était pour lui un besoin que de ne pas le taire à sa mère, à l'Allemande. Mais, Français, il lui taisait le sentiment d'indifférence qu'il professait à l'égard de tous les hommes y compris les Français.
Il ne se sentait humainement lié qu'aux bêtes: depuis qu'il avait vu un jour, les tragiques contorsions d'un ours de foire à l'oeil éborgné, et les efforts désespérés d'un lièvre pour échapper aux phares d'une auto qui l'hypnotisaient.
Il ne savait pourtant pas très bien s'y prendre non plus avec les animaux qu'il approchait. De sorte qu'il était sans ami. Sa
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mère? — il l'aimait, bien sûr, mais pouvait-elle faire pour lui autre chose que l'écouter et prendre soin de lui? Ses camarades, l'école, tout ce petit monde d'autrefois avait perdu son charme, était mort pour lui. Tout cela le laissait indifférent, passif; c'était comme une couche de mauvais plâtre qui étouffait un son. Le son de quelque chose de merveilleux qui résonnait en lui, et à quoi depuis longtemps déjà il avait commencé à prêter l'oreille avec un ravissement toujours plus grand.
Il brisa ce plâtre qui l'étouffait et trouva quelque chose qui tout d'un coup le délivra de la solitude. La vie qu'il vivait n'était pas une vraie vie. Mais il ne regrettait guère d'avoir si peu vécu son enfance. Il vivait dans un monde de rêve, infiniment plus vaste, pays de rêve où les mots, les sons, les couleurs prenaient le même sens...
Et, tenace comme un homme ensorcelé, il entreprit de faire pas à pas la conquête de ce pays du rêve....
WALTER SEIDL (Anastase et le monstre Wagner.) Traduit par Yvonne Penchenier.
DES SONS DE LA
LANGUE FRANÇAISE
ET DE LA
LANGUE TCHÈQUE
QUI SE PRONONCENT DIFFÉREMMENT
IL n'entre pas dans le plan de ce travail de traiter complètement la question de la prononciation des sons de la langue française 2, mais d'indiquer seulement d'une manière sommaire comment il faut corriger les défauts les plus sensibles à l'oreille, et perceptibles à la vue, dans la prononciation d'un Tchèque qui apprend le français.
Pour la vue la position des lèvres et I'écartement des mâchoires sont de la plus grande importance. La collaboration des lèvres est énergique en français, tandis qu'en tchèque elle est presque inexistante.
Remarquons encore dès maintenant que les voyelles tchèques ne sont pas très nombreuses par rapport à la richesse de la gamme française; de plus, elles sont légèrement ouvertes et restent pour ainsi dire intermédiaires entre les deux catégories des voyelles
1 Frinta, Novoâeskd vfslovnost, Praha 1908. Hâla, K praïské vj/slovnosti (avec palatogrammes et le profil de la langue), Praha 1923, ainsi que: Artikulace teskpch zvukù v Roentgenovpch obrazech. (S diagramy), Praha 1926. Chlumsky Joseph, Ceskd kvantita, mélodie a pfizvuk, avec un résumé en français, Prague 1928, ainsi que les articles et comptes rendus in Revue de phonétique et Casopis pro modérai filologii, qui seront ultérieurement indiqués. André Mazon, Grammaire de la langue tchèque (deuxième édition), Paris Champion.
2 On consultera sur la prononciation française en général les ouvrages suivants: Abbé Rousselot et Laclotte, Précis de prononciation française. Grammont, Traité de prononciation française, Paris, Delagrave. Nyrop, Manuel phonétique du français parlé, deuxième édition traduite et remaniée par Em. Philipot, Paris, Picard. Chlumsky: Ouv. cit. En outre j'indiquerai du même auteur: Les consonnes anglaises comparées aux consonnes françaises à l'aide du palais artificiel et de l'observation directe (Travaux de la Faculté des Lettres de l'Université Charles de Prague, N° III).
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françaises, à savoir ouvertes et fermées. Celles-ci sont généralement plus tendues que les voyelles tchèques, c'est-à-dire articulées plus énergiquement.
Il en est de même pour l'articulation des consonnes en général. Les occlusives toutefois se prononcent sans aucune différence sensible en français et en tchèque. Un Allemand, au contraire, ne prononce pas le k, par exemple, comme un Français; il le prononce en y ajoutant une aspiration (k + h). A la place du b, l'Allemand prononce p, et quelquefois b pour p\
Examinons maintenant les sons-voyelles et les sons-consonnes qui se prononcent différemment en français et en tchèque.
1° On distingue en français: a) a ouvert bref (papa) et long {part); b) a fermé bref (pas) et long (pâte, Pâques).
a) Pour les deux a ouverts français la langue est légèrement avancée sous le commencement du palais dur; l'a de part est plus en avant que l'a de papa. Le caractère palatal des a français, par opposition aux a tchèques qui sont durs, résulte de cette articulation ainsi que de l'écartement des commissures ou coins des lèvres. La prononciation française de ces deux a se reproduit le plus facilement, comme le remarque M. Chlumsky 2, si on sourit (usmëvav^ râz), par opposition aux a graves (pas, pâté) qui sont émis comme si on était de mauvaise humeur (a vyslovované za mrzuté nâlady).
b) Pour les deux a fermés la langue va en arrière sous le palais mou, produit par conséquent un mouvement tout à fait opposé à celui que nous avons pour les deux a ouverts, long et bref. Le mouvement des lèvres est également tout à fait opposé à celui des deux a ouverts. Au lieu de s'éloigner l'un de l'autre, les coins se rapprochent, ce qui diminue l'écartement horizontal et par là augmente le son grave des deux a fermés. On a voulu contester le caractère fermé de Va fermé, bref et long, mais la fermeture est apparente si nous observons le mouvement horizontal
1 C'est à Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe, t. 6) que nous en emprunterons un exemple. Arrivé à Egger (Cheb) en 1833, il est interrompu dans ses méditations lyriques par un employé qui lui crie: « Mein Herr, dix Kreutzer ôour la panière » (barrière).
2 In C. M. F. X. p. 304, en note (compte rendu du traité du Grammont), ainsi que le compte rendu de: Praktickâ mluvnice francouzskd na zdkladê latiny de Karel Rocher, ibid, p. 42, et enfin l'article intitulé Francouzské nosovky, dans la même revue XIV, pp. 36-41.
F. LANNES — LANGUE FRANÇAISE ET LANGUE TCHÈQUE 299
des lèvres. D'ailleurs, pour ne pas prendre parti dans cette discussion, on pourrait dire simplement l'«a antérieur» pour l'a ouvert (patte, part) et l'« a postérieur » pour Va fermé (pas, pâte).
En tchèque les a fermés n'existent pas; nous venons de voir comment M. Chlumsky recommande de les émettre en français.
Cet a fermé manque aussi au midi de la France. L'a des faubourgs parisiens se prononce presque comme o (gare devient gore).
2° Il faut également distinguer deux sortes d'0: a) o ouvert bref (porte, botte); o ouvert long (bord, fort, encore); b) o fermé bref (pot), long (chose).
a) L'articulation de Yo ouvert se fait sous le voile du palais plus en arrière que pour Va fermé, mais moins que pour Yo fermé. Les lèvres sont légèrement arrondies. L'o ouvert bref français est celui qui se rapproche le plus de Yo tchèque par exemple dans le mot bor (forêt de pins); pratiquement on peut s'en contenter. L'o ouvert du mot français bord est plus difficile à imiter; il est plus ouvert que les deux o (bref et long) que nous trouvons dans les mots tchèques bor et môda. Pour reproduire cet o ouvert il faut écarter davantage les mâchoires, mais en conservant l'arrondissement des lèvres. Cet o est difficile, parce que les Tchèques ne sont pas habitués à ouvrir autant la bouche pour les o. On peut faciliter cette prononciation de la même manière que M. Chlumsky l'explique pour les a ouverts (usmëvavy râz).
b) Examinons maintenant o fermé bref (pot, haut), et o fermé long (chose, rose, côte). Pour les deux o fermés la langue est plus en arrière que pour les o ouverts; mais surtout les lèvres s'arrondissent davantage et d'un arrondissement énergique, qui rend le son plus grave et le rapproche de la voyelle ou 1. Ces deux o fermés sont difficiles aux Tchèques parce qu'ils ne sont pas habitués à arrondir les lèvres.
L'o fermé n'existe pas au midi de la France.
3° a) E ouvert bref (sec, bel, sept) et e ouvert long (faire, père, fête). Ils s'articulent sous le palais dur, mais plus en avant que les a ouverts. Ve ouvert long se rapproche de l'a de part. Pour arriver à le prononcer il faut ouvrir davantage la bouche. Les Tchèques, encore d'après M. Chlumsky, peuvent s'en faciliter la
1 Indiquerai-je ici que Molière dans la leçon du maître de philosophie (Le Bourgeois gentilhomme) a déjà insisté là dessus? Voir notre note sur Molière phonéticien in Rev. intem. de l'ens. (5 et 6, 1923).
ï
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prononciation en souriant, parce qu'ainsi, justement, on ouvre davantage la bouche. Ve ouvert bref (sec, bel, sept) est à peu près comme en tchèque. Les deux e tchèques sont ouverts.
b) L'attention doit surtout porter sur Ve fermé. On rapproche les mâchoires plus que pour Ve tchèque long, et les muscles de la langue sont tendus, les commissures des lèvres assez fortement retirées. Cet e fermé se rapproche de 17 et exige une articulation énergique.
4° L'articulation de 17' français bref et long est également plus énergique; les deux i sont fermés; pour les reproduire correctement il faut appuyer davantage la langue et ne pas prononcer 17' presque comme e fermé.
5° Rien de particulier à dire pour ou.
6° (u) et 7° (oe). La plus grande difficulté pour les Tchèques, ce sont les u et les oe à cause de l'arrondissement des lèvres.
U, long (pur, dur, refuge) ou bref (but, chute). Les deux sont fermés et articulés énergiquement. Aux Tchèques qui veulent le reproduire M. Chlumsky recommande de préparer l'articulation labiale de Vu dans la consonne qui précède (du par exemple). Il faut que le d soit déjà arrondi avant que l'émission de Vu commence.
OE. Il faut distinguer a) Voe ouvert bref (oeuf, boeuf) et Voe ouvert long (beurre, heure); b) Voe fermé bref (oeufs, boeufs, heureux) et Voe fermé long (Meuse, heureuse).
Ces deux sortes de sons s'articulent comme Ve ouvert et Ve fermé avec arrondissement des lèvres.
A la catégorie de Voe il faut ajouter ici le son figuré par la graphie e, qui est appelé e muet 1. Cet e n'est qu'un oe ouvert quand il est tonique (dites-le (dit \oe); il est moins ouvert quand il est atone (Monsieur (Moesyô). Je le décrirais, par exemple dans la syllabe poe du mot petit, comme la prolongation de l'explosion sonore du p qui remplit la syllabe.
En tchèque ces voyelles arrondies n'existent pas. Au lieu de prononcer doe (dans la préposition de ou le nom de nombre deux, etc..) le Tchèque garde les lèvres ouvertes et prononce des.
9° Les voyelles nasales a (an, en), o (on), ê (in, ein, ein, en), oe (un) sont en général mal prononcées 2. Les Tchèques les pro1
pro1 sur la prononciation générale de cette voyelle Grammont, ouv. cité, pp. 105-120.
2 Voir Chlumsky, Franc, nosovky, loc. cit.
F. LANNES — LANGUE FRANÇAISE ET LANGUE TCHÈQUE 301
noncent comme les habitants du midi de la France, c'est-à-dire: voyelle + n vélaire (en tchèque anka, banka). Au contraire la véritable voyelle nasale française est une voyelle sans aucune consonne nasale à la fin. Pour apprendre cette prononciation il faut exercer le voile du palais, l'habituer à se baisser pour la voyelle. Le meilleur moyen, c'est de commencer par les mots où la syllabe commence par une consonne nasale ainsi que la syllabe suivante: mon mari, maman. Ici le voile du palais est baissé également pour les Tchèques. En outre, en imitant la prononciation de quelqu'un qui pleurniche et en disant le mot maman, on arrive à s'approcher aussi du son nasal français, car les pleurs sont l'expression de la faiblesse générale, les muscles travaillent avec un certain relâchement et le voile du palais, lui aussi, au lieu de fermer la cavité nasale, n'exécute pas la fermeture complète et laisse passer l'air dans le nez.
L'articulation des sons nasaux est énergique en français comme pour tous les sons. Pour aider un Tchèque à réaliser la tension approximative qui est nécessaire pour les nasales françaises, il faut écarter sensiblement la mâchoire inférieure, cet exercice articulatoire tendant légèrement les joues et contribuant à la plénitude du son. C'est d'ailleurs une erreur de croire que l'air passe surtout par le nez; c'est tout le contraire qui se produit: l'air passe principalement par la bouche, et le nez n'est qu'une cavité de résonance. 11 est donc important d'ouvrir convenablement la bouche. La distance entre les dents doit être approximativement celle de l'épaisseur d'un crayon.
Nous avons vu plus haut que les consonnes nasales qui ferment la syllabe (bon, bondir) ne se prononcent pas. Toutefois il y a des exceptions à cette règle:
1° dans des mots savants ou étrangers {spécimen, abdomen, gluten); 2° à la liaison (en Allemagne, (a-nalmaff); vous êtes bien aimable (bye-nemabi); 3° d'autre part, il faut considérer la double consonne « ou m nasale à l'intérieur des mots: si l'on prononce d'ordinaire un seul m ou n (homme, abonné) sans nasaliser la voyelle précédente, il y a aussi des exceptions [ennui (à-nui), emmagasiner (a-ma-ga-zi-ner), et, d'après ces cas, on dit aussi enivrer (a-nivrer)].
B. Consonnes.
Les consonnes finales seules présentent des difficultés pour les Tchèques: par exemple dans le mot Mademoiselle, nous fait reRevue
reRevue de Prague — XI (no 58, 1932) 23
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marquer M. Chlumsky, les Tchèques prononcent VI sans explosion, tandis qu'en français nous avons à la finale un / avec une explosion tout à fait nette. Il en est de même pour lampe, pompe, où l'explosion du p, si elle n'est pas énergique, n'est pas entendue par une oreille française.
Pour la consonne r je me bornerai à indiquer les deux prononciations principales en France: a) Vr alvéolaire, communément entendu, se prononce avec la pointe de la langue redressée vers les alvéoles; cet r ne doit pas être fortement roulé; b) Vr grasseyé {parler gras) ou vélaire (voile du palais) ou uvulaire (luette pour Vuette, appendice qui termine le voile du palais) est celui des Parisiens: il se produit au fond de la bouche. L'r parisien est difficile à acquérir et il est même un peu ridicule de vouloir l'imiter. Il faut donc se contenter de ne pas trop rouler l'r tchèque qui est alvéolaire et assez fort.
L'ACCENT
Je terminerai ce court exposé phonétique par une indication générale sur l'accent d'intensité. Les Tchèques parlant français accentuent généralement la première syllabe du mot, suivant l'habitude de leur langue où l'accent est sur la première syllabe du mot ou du groupe rythmique. Pour corriger ce défaut il faut commencer plus doucement chaque mot ou chaque groupe rythmique. Toutefois il ne faut pas trop accentuer la dernière syllabe parce que l'accent français est modéré 1.
Je ne saurais oublier enfin de reconnaître ma grande dette envers M. Chlumsky à qui j'ai non seulement emprunté tant de faits, mais qui m'a en outre aidé de ses conseils dans le présent travail 2.
F. LANNES
1 Voir Rousselot, Précis, p. 92, et le résumé français sur l'accent d'intensité dans Chlumsky, Ceskâ kvantita, XVIII et suiv. p.
2 Ceux qui savent le russe auront pu remarquer qu'un certain nombre de caractères indiqués ici se rapportent également à la prononciation comparée de cette langue et du français.
CHRONIQUES
LA LITTÉRATURE
Jaroslav Vrchlicky et les littératures latines
Le vingtième anniversaire de la mort de Vrchlicky m'a fourni l'occasion d'évoquer, dans ma précédente chronique, l'oeuvre et la vie de ce frère tchèque de Goethe et de Victor
Hugo. Je voudrais aujourd'hui dresser
brièvement le tableau des rapports
de Vrchlicky avec les littératures
latines.
Par l'immense labeur de Vrchlicky, la pensée et la poésie tchèques se libèrent définitivement de l'influence germanique, fort prononcée encore dans la génération de Hâlek et de Neruda, et sensible encore même dans le premier volume du maître lui-même.
C'est une véritable révolution que Vrchlicky a accomplie dans la vie intellectuelle tchèque. Par la seule puissance de son esprit, il a, pour ainsi dire, détourné tout le flot de la pensée de sa nation vers l'Occident latin. Après l'idéologie un peu froide de Kollâr, après le roucoulement sentimental de Hâlek, Vrchlicky le premier osa chanter, en rythmes audacieux, le frémissement sensuel de l'amour, la beauté ardente de la femme, la splendeur de la nudité, le vertige de la passion. Il fallait une audace révolutionnaire pour entamer, à haute voix, un hymne d'adoration païenne
à l'éternelle beauté de Vénus dans ce pays morose, au milieu d'un public philistin, prud'hommesque, peu accoutumé à des accents aussi sincères. Déjà Neruda avait eu maille à partir avec quelques critiques trop vertueux, qui se croyaient obligés de protester contre sa poésie au nom de la pudeur outragée; mais c'est Vrchlicky qui conquit à la poésie le droit de dire librement sa pensée toute entière, en dépit de la pudibonderie de quelques censeurs.
Il a accompli une oeuvre libératrice non seulement au point de vue moral, mais surtout au point de vue idéologique. M. F. X. Salda qui, à plusieurs reprises, se montra dur jusqu'à l'injustice pour Vrchlicky, a très bien compris l'importance de la révolution accomplie par Vrchlicky: «Qu'on place à côté de Vrchlicky, Kollâr, ce moralisateur pathétique, Mâcha, ce pessimiste tourmenté, toujours aux prises avec les ombres de son esprit, Celakovsky, avec sa spirituelle concision épigrammatique, Neruda, amer et aigri, l'idyllique Hâlek et Svatopluk Cech, rhéteur idéaliste, Jules Zeyer, enivré de passé et perdu dans son mysticisme — et l'on sentira combien Vrchlicky était plus près de la conception occidentale de la vie et que
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toute son oeuvre avait, pour condition et pour but, l'occidentalisation et la modernisation de la vie tchèque. S'il faut voir le sens de l'histoire tchèque, non seulement politique, mais intellectuelle et spirituelle, dans l'assimilation et le rapprochement avec l'Occident, dans la fusion avec l'Occident, Vrchlicky est un des hommes les plus grands et des plus représentatifs de son pays, car, en ce cas, son oeuvre n'est que l'incarnation du sort intellectuel de sa race, dont elle a accentué le mouvement naturel. Toutes les qualités qui faisaient le bon Européen du dix-neuvième siècle se sont rencontrées et fondues dans son oeuvre: le sens de la réalité, l'amour du travail inlassable et fervent, la foi rationaliste. Avant Vrchlicky, la poésie tchèque, même dans ses sommets, fait l'impression d'être plus ou moins improvisée et accidentelle; ce n'est que dans Vrchlicky qu'elle prend le caractère d'une oeuvre, de vie consciente, bien méditée, établie selon un plan fixe, une méthode précise, par une volonté d'une force et d'une persévérance uniques. Ces qualités rapprochent singulièrement l'oeuvre de Vrchlicky de l'idéal de son temps, de l'esprit scientifique, technique et démocratique, qui aspirait à dominer par la raison, la vie et ses forces. Tant que la civilisation occidentale sera déterminée par cet idéal et tant que l'âme tchèque considérera que son but est de marcher d'accord avec cette civilisation occidentale, l'oeuvre de Vrchlicky a des chances de vivre toujours davantage, non pas parmi les amateurs d'un vain raffinement, mais parmi les artisans de l'avenir. » Il a reçu le premier baiser du génie latin encore tout jeune, à 22 ans, à Livourne et aux environs de Modène (1875-76). Son court séjour en Italie
qui lui fit connaître la mer et les Apennins eut pour la formation de sa sensibilité une importance capitale; sur ce sol classique, tout un monde nouveau s'ouvrit devant ses yeux éblouis de beauté; c'est là qu'il comprit l'antiquité, c'est là que le futur traducteur du Dante et d'Arioste apprit à connaître l'art et la poésie de la renaissance italienne. Mais avant d'aller en Italie, il avait déjà connu et aimé la poésie française: le premier livre qu'il ait publié, était un Choix de poésies de Victor Hugo (1874). Plus tard, il ajouta deux autres volumes de traductions: Nouveaux poèmes de Victor Hugo (1880) et Nouvelles traductions de Victor Hugo (1901) à ce premier hommage rendu au grand poète français. A l'occasion du centenaire de Hugo, Vrchlicky traduisit, pour le Théâtre National, Hernani. (1902).
Il y a bien des traits communs entre les deux grands poètes: la même abondance, la même étonnante variété, le même culte de la forme, de la phrase ample et sonore, le même goût pour la réflexion poétique, avec une tendance à la rhétorique, le même effort pour dégager de l'histoire une philosophie, et, souvent, le même luxe abusif de métaphores et d'antithèses. Vrchlicky doit beaucoup à son premier maître. Cependant, les deux poètes diffèrent essentiellement par le fond de leur psychologie.
Tandis que Hugo est un visuel, un sensuel, Vrchlicky est un intuitif, plus enclin au sentiment et à la rêverie; cherchant toujours à rendre l'insaisissable harmonie des choses plutôt que leur image précise. Si la vision de Hugo est architecturale et sculpturale, Vrchlicky capte la réalité plutôt musicalement; là, où Hugo donne une image précise, déterminée, aux
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contours clairs et presque durs, Vrchlick^ saisit le fluide poétique, l'harmonie qui se dégage des choses; là, où Hugo burine une gravure sur acier, Vrchlicky nuance un tableau impressioniste ou un pastel velouté. Si la poésie de Hugo est essentiellement mâle, celle de Vrchlicky pourrait être appelée féminine.
Le culte qu'il avait pour Hugo n'a jamais empêché Vrchlicky d'aimer et d'admirer d'autres poètes français. Le demi-siècle qui sépare ses débuts de ceux de V. Hugo n'a d'ailleurs pas été perdu pour cet esprit souple et curieux. Ainsi, les deux grands ouvriers du Vers français, Théophile Gautier et Théodore de Banville, étaient ses poètes de prédilection. S'il les surpassait par sa largeur de vues, par la profondeur des sentiments, il les égalait par la virtuosité de la forme. La Poésie française moderne (1877) contient quelques traductions d'Alfred de Musset qui sont des merveilles de cet art si difficile et si ingrat de. traduire. Vrchlicky avait pour principe de respecter exactement le rythme, le nombre de syllabes et jusqu'au genre des rimes de l'original. Malgré les différences entre le génie des deux langues, il arriva à donner, souvent, et surtout à ses débuts, l'équivalence parfaite de l'original, quand il s'agissait de poètes dont la nature était apparentée à la sienne, comme Hugo, Gautier, Banville et particulièrement Leconte de Lisle. Le somptueux poète parnassien fut, en effet, une des grandes admirations de Vrchlicky, ce que prouvent ses brillantes traductions de Caïn (1880) d'un Choix de poésies (1893) et d'une Nouvelle série de poésies (1901).
Une vaste anthologie: Poètes français modernes (1894), fruit de longues années de travail, vint s'ajouter à celle
de 1877. Ces deux volumes, contenant près de 700 poèmes, donnent un tableau très complet de la poésie française depuis Villon jusqu'aux symbolistes. 11 faut y ajouter la traduction intégrale des Destinées d'A. de Vigny (1903), un choix, fait en collaboration avec J. Goll, des Fleurs du mal de Baudelaire, à qui Vrchlicky dédia un Hymne (dans L'Héritage de Tantale), les traductions de VAvare (un peu trop hâtive, celle-là), du Cid et de Cyrano de Bergerac, éblouissante d'habileté, malgré certaines négligences. Dans la fameuse ballade du duel, Vrchlicky se plut à y restituer jusqu'à l'inflexion de la rime:
«A la fin de l'envoi, je touche »
«Pfï poslâni të bodnu juz».
Citons encore, pour clore cette série, ses versions de quelques romans de Balzac, de Dumas père, d'Anatole France et de Maupassant.
Ses livres d'essais et d'études littéraires sont en grande partie consacrés aux littératures latines. Ainsi les Profils de poètes français (1887) étudiaient Victor Hugo et son école, Etudes et portraits (1892) contiennent une longue étude sur la poésie de V. Hugo. La seconde série des Etudes et portraits et les deux volumes de Causeries littéraires (1906) contiennent notamment des études sur Parini, Carducci et A. de Vigny. Tous ces livres, autant que ses Neuf chapitres sur le roman moderne en France (1900) témoignent de l'amour passionné que le poète tchèque apportait à la poésie latine.
La littérature italienne a joué, dans la formation de l'esprit de Vrchlicky, un rôle des plus importants. A ses débuts, il fut atteint, pour quelque temps, par l'écrasant pessimisme de Léopardi, dont il traduisit les Poèmes et auquel il consacra une étude
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monographique, Giacomo Léopardi (1880). Plus tard Dante, Pétrarque, le Tasse, L'Arioste et, parmi les modernes, Carducci l'attirèrent. Avec un souci méthodique, il a introduit dans la littérature tchèque tous les chefs d'oeuvre de la renaissance italienne, gardant fidèlement les formes compliquées des originaux. A l'âge de vingt-cinq ans, il s'attaque à la traduction de la Divine Comédie qu'il termina en 1882; il y revient à l'occasion de la troisième édition, revue et corrigée (1896—1902) après avoir complété son travail par la traduction de la Vita nuova et des Poèmes lyriques du grand Florentin, en 1890. La même année, il publia Trois canzones de Pétrarque. Il donne une très belle version de la Jérusalem délivrée et un Choix de Poésies lyriques du Tasse (1889 et 1906), les Poèmes de Michel-Ange (1889) et le Roland furieux de l'Arioste (1893).
Du XVIIIème siècle italien, il choisit le Jour de Parini qu'il goûtait particulièrement. Il fit pour la poésie italienne la même chose que pour la poésie française: deux grandes anthologies: La poésie italienne de l'époque moderne (1885) et Trois livres de la poésie lyrique italienne qui sont un tableau instructif et complet (545 pièces)
pièces) l'évolution de la poésie lyrique en Italie. A côté des oeuvres de Léopardi, Vrchlicky a traduit de Carducci: Un choix de poésies (1904). Le poète sicilien Thomas Cannizzaro et Annie Vivanti eurent aussi l'honneur d'Anthologies spéciales (1884 et 1895).
De la littérature espagnole, Vrchlicky fit connaître en Bohême une centaine de romanceros sur le Cid: LeCid aa miroir des romances espagnoles (1901); un choix trop hâtivement traduit du théâtre ûeCalderôn (15 pièces), une pièce de Lope de Vega et, parmi les contemporains, trois drames d'Elchegaray. Dans la poésie catalane, il choisit YAtlantis de Jacinto Verdaguer (1891). Comme oeuvre portugaise, il donna la vaste épopée de Camoens, les Lusiades (1902).
Grâce à cette activité fébrile de Vrchlick^, la poésie tchèque a traversé, en brûlant les étapes, l'évolution qui avait demandé plus de soixante ans à la poésie française. Vrchlick^ incarne, en lui seul, le Romantisme et le Parnasse tchèques, et tend la main aux symbolistes et décadents qui sont, qu'ils le veuillent ou non, ses disciples et ses continuateurs. Désormais, la poésie tchèque suivra d'un pas égal le mouvement européen des idées. HANUS JELINEK
LE THEATRE
La jeunesse et la femme sur la scène tchèque (Vladislav Vancura, Mme Vikovâ-Kunëtickâ, Jaroslav Hilbert)
Si le film Le Droit au péché, sur lequel nos lecteurs se souviendront peut-être que nous les avons quittés la dernière fois, n'apporte de nouveau au cinéma tchèque qu'un peu de goût et beaucoup d'habileté, on entre dans un autre domaine en abordant le film auquel M. Vladislav Vancura a mis la main. Le sujet en est ostensiblement et presque naïvement imité de Jeunes jilles en uniforme, mais le caractère en est tout différent. Il ne s'agit plus d'opposer deux systèmes d'éducation, ni le passé à l'avenir. Le seul professeur méchant est un malade, et il guérira. Au reste, ce film qui se veut extra-moderne et dont les auteurs, s'ils ont poursuivi l'« atmosphère », auraient rougi de penser à la « couleur locale », nous touche justement par là, par les impondérables en vertu desquels une action que l'on peut imaginer en n'importe quel pays se situe à Prague et rien qu'à Prague. Tout en se piquant de ne pas nous montrer un seul de ces coins de la vieille ville, de ces grands panoramas fluviaux qui sauvèrent plus d'une production médiocre, les auteurs de celle-ci ont suggéré l'âme de cette antique Prague universitaire, ardente, un peu folle, pleine d'enthousiasme et d'irrespect, de grandes résolutions désespérées et d'élans naïfs. En visant au général ils ont atteint le particulier, et c'est très bien ainsi. Le
spectateur français s'étonnera que ces jeunes gens paraissent seuls dans la vie, isolés de leurs familles. Trait bien caractéristique d'une époque, d'un milieu. Mais aucune grimace ne contracte, aucune désobligeante obsession ne déforme ces visages d'adolescents. Il y a tout un monde entre cet « éveil du printemps » et celui que Frank Wedekind nous montrait naguère plein d'ardeurs impures et de vilaines tentations. L'impitoyable réaliste que sait être dans ses romans M. Vancura a voulu envelopper toute cette jeunesse d'une atmosphère souriante, d'une dansante joie de vivre. On pourrait se croire bien loin du drame sombre et splendide que, soiis le titre l'Alchimiste, le jeune héros de la prose tchèque contemporaine vient de donner au Théâtre National. Mais en est-on si loin? Ainsi que le film oppose le mauvais maître, farouche et chagrin, au bon maître qui sait sourire, la pièce condamne ce trait de caractère tchèque qui consiste à suspecter toute joie, tout élan vers le bonheur, à faire aux hommes un crime de l'insouciance heureuse. D'autres dramaturges, comme Ernest Dvofâk et Victor Dyk, furent déjà porteurs du même message, éternellement de saison pour un peuple auquel treize années de liberté n'ont encore pu désapprendre entièrement la gêne, la timidité de trois siècles de servage.
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En dehors même des raisons historiques, il y a peut-être chez lui une certaine complaisance au scrupule, une crainte, en riant trop haut, d'offenser quelque dieu caché, qui sont sans doute la traduction, dans l'âme tchèque, du goût du malheur plus ou moins commun à tous les Slaves. Dans Avant le bachot le maussade professeur, émancipé des disciplines religieuses, qui poursuit au nom d'une austère morale les innocents ébats de ses élèves est le petit-neveu des Taborites qu'offusquaient les nudités peinâtes ou sculptées. C'est avec beaucoup de sérieux que les auteurs tchèques prêchent la gaîté. Ils mettent une intensité singulière à faire l'apologie de la légèreté. Ce conflit donne beaucoup de vie intérieure — mais c'est plutôt celle d'un roman ou d'un poème que d'une pièce de théâtre — à cet Alchimiste, que drape un splendide manteau verbal. Si M. Kohout l'ajuste avec aisance à sa taille, qui n'est pas cependant d'un véritable tragédien, le reste de l'interprétation a peine à soutenir ce langage sourcilleux, cette grave et fulgurante éloquence. L'Alchimiste n'a pas beaucoup de chances de durer au répertoire, mais la Carrière d'Avant le bachot promet d'être encore longue.
Sur les rives du lac de Doxy, où les écolières mènent leur ronde, un tiède souffle méditerranéen agite ces saules au feuillage d'argent qui sont vraiment les oliviers de la Bohême. C'est l'atmosphère de l'idylle tchèque, cette atmosphère de naïveté dont n'a pas su se garder même le réaliste impitoyable que veut être dans ses romans M. Vancura. Au fond cette jeunesse, pour émancipée qu'elle se rêve, n'est pas beaucoup moins ingénue que celle que nous montre Mme Vikovâ-Kunètickâ, dans une
pièce qui fit époque au début du siècle, La Natte.
Le Théâtre des Etats a fêté, en remettant La Natte à la scène, les soixante-dix ans de cet écrivain dont le nom demeure attaché à l'histoire du féminisme et aussi du parlementarisme en Tchécoslovaquie. Son histoire est symbolique de toute une évolution.
Sous l'Autriche, quand les revendications féministes étaient naturellement incluses dans le programme national tchèque, Mme Vikovâ Kunëtickâ fut désignée à plusieurs reprises — par des votes masculins naturellement — pour faire partie de la Diète de Bohême. Ce choix tout platonique, puisque les femmes n'étaient alors ni électrices ni éligibles, prit la valeur d'un geste répété de protestation têtue contre le régime autrichien. Après la guerre, Mme Vikovâ-Kunétickâ avait tout naturellement sa place marquée dans la première assemblée nationale. Cependant elle s'y montra beaucoup moins soucieuse de réclamer pour son sexe des droits juridiques et politiques que de l'exhorter à la pureté morale, au perfectionnement intérieur. Ce féminisme, maintenu sur le plan du sublime, qui faisait de la véritable émancipation de la femme une conquête intérieure s'alliait à un nationalisme fier de n'avoir rien oublié de l'époque héroïque, et qui ne fut pas jugé compatible avec les exigences nouvelles. De sorte que la carrière parlementaire de cette femme-auteur, vénérable aujourd'hui, fut plus longue et plus brillante du temps où les assemblées étaient fermées aux femmes que lorsqu'on les y convia.
Sans doute évoqua-t-elle les souvenirs de ces triomphes et de ces déboires déjà lointains en revoyant sur
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la scène cette Natte qui n'a pas cessé d'être au répertoire des compagnies d'amateurs. Le Théâtre des Etats a monté avec beaucoup de soin cette curieuse rétrospective de la vie bourgeoise à Prague dans le dernier quart du XIXe siècle. Quant à la position de la femme — en fait sinon en droit— la Bohême de 1880 n'était guère plus avancée que la France de 1840. Mais elle s'est bien rattrapée depuis. Les dolentes recluses que l'on abêtissait de besognes puériles et qu'on lâchait seulement en quelques grandes occasions, préparées et parées pour la chasse au mari, ont mis les bouchées doubles, ont brûlé les étapes, non point, peut-être, sans se brûler ellesmêmes quelque peu.
Cette pièce date à un double titre: La croyance aune vie idyllique des étudiants et des étudiantes, la conviction que l'indépendance garantit à la femme le bonheur, tout cela n'est-t-il pas aussi loin de nous que les convenances désuètes, les scrupules bourgeois raillés avec verve par Mme Vikovâ-Kunëtickâ? Le petit col empesé, la cravate masculine arborés par l'intellectuelle ne sont pas moins démodés — s'ils sont beaucoup moins gracieux — que la robe à corsage baleiné, à longue traîne, qui donne l'air d'un Stevens mieux portant à Mlle âtëpnickovâ, charmante artiste sur les joues de qui fleurit la pudeur d'un autre âge. Si nous ne sommes pas très rassurés sur l'avenir des jeunes intellectuelles qui ont coupé leur natte, c'est que nous les voyons semblables à l'héroïne de La Reine s'envole, la dernière pièce de M. Hilbert. Cet auteur, qui fut le plus puissant génie et reste le plus respectable vétéran du théâtre tchèque, mériterait que nous retracions à loisir une carrière toute hantée des plus nobles problèmes. Disons aujourd'hui
aujourd'hui fait un peu figure d'un François de Curel tchèque, un François de Curel orienté vers le spiritualisme. Pour se délasser de projets plus ambitieux il écrit parfois une comédie légère, comme celle-ci qui a pour héroïne une petite Juliana dont visiblement l'auteur est tout aussi amoureux que le banquier Rosenbaum. Ce personnage de vieux Juif, à l'âme noble et délicate, et qui serait si heureux d'entretenir en tout bien tout honneur sa gentille petite secrétaire, est le charme de la soirée. Nous en trouvons beaucoup moins à cette jeune arriviste qui semble incapable de tendresse et de toute autre passion qu'inconstante et rudimentaire. M. Hilbert aurait voulu écrire une satire des aspirations féminines à l'indépendance qu'il n'aurait pas mieux réussi. Je ne pense pas qu'il ait nourri, un si noir dessein, mais cette Juliana qui, à peine relevée de couches, quitte mari et enfant pour courir les studios de cinémas et vivre sa vie devant l'appareil à projections n'en a pas moins l'air d'une caricature de Nora. Mlle Scheinpflugovâ a fait ce qu'elle a pu pour défendre Juliana, en lui donnant une allure de jeunesse capricieuse, une inconscience d'enfant gâtée.
La griffe de la nécessité dramatique ne marque malheureusement pas les épisodes de la pièce qui ont l'air choisi au hasard des décors. M. Haas, l'acteur le plus intelligent qu'on ait à Prague — et nous n'en avons pas à Paris beaucoup de cette classe; il évoque Lucien Rozenberg sans ses tics — devait figurer un jeune juif passionné, mobile, velléitaire. Une gêne l'a-t-il pris de jouer trop au naturel un personnage qu'il doit bien connaître? Toujours est-il qu'il l'a interprété comme en le tenant à distance, en tournant à ironie ses élans.
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Le personnage gagne en élégance ce qu'il perd en crédibilité; mais de cette dernière la pièce est assez pauvre.
Mais que le vieux Rosenbaum de M. Steimar est délicieux de mesure, d'indulgence, de jeunesse d'âme préservée à l'abri des cours de la Bourse ! Le portrait est aussi fidèle que joli, de l'un de ces hommes d'affaires restés bien plus poètes en leur coeur que ceux dont la poésie est le métier. Qu'ils créent une fondation universitaire ou comblent une petite amie, ils y mettent une largesse, une gratuité, une fantaisie, que l'on ne trouve plus guère que chez eux.
Dans un pays où le théâtre est annexé au domaine universitaire, matière à discussions de séminaire et à thèses savantes, se trouvera-t-il une future doctoresse pour nous expliquer « pourquoi, sur la scène tchèque, les jeunes premiers ne sont jamais meilleurs que quand on en fait des pères nobles? » C'est le cas de M. Steimar et de bien d'autres que nous n'aurions qu'à nommer. Peut-être le jeune premier idéal, incarnation de la grâce et de la vigueur de la nation, ne pouvait-il naître que dans une patrie libérée? En ce cas il marche sur ses quatorze ans, nous n'avons plus longtemps à l'attendre!
JUNIA LETTY
A TRAVERS LES REVUES TCHÉCOSLOVAQUES
Les reflexions de M. Joseph Schieszl sur la démocratie en France
et en Tchécoslovaquie
L'article que M. Schieszl 1 a consacré à l'électeur français et aux dernières élections en France — article paru en juin 1932 dans la revue Nase Doba — présente encore, à l'heure qu'il est, un intérêt aussi actuel qu'au moment de sa publication. Il porte avant tout sur la psychologie de l'électeur français, que M. Schieszl soumet à un examen minutieux et qui l'amène à faire des comparaisons fort intéressantes entre la vie publique en France et en Tchécoslovaquie.
M. Schieszl démontre d'abord que la conception de la démocratie n'est pas la même en France et en Tchécoslovaquie. Pour le peuple tchèque, la démocratie ne signifie pas uniquement l'égalité de droit de tous les citoyens; elle exige encore que l'individu subordonne son intérêt personnel à l'intérêt de la nation et de l'Etat. Pour le Français, au contraire, la démocratie représente avant tout l'idée de la liberté individuelle. Le Français comprend fort bien que, dans certains cas, l'intérêt personnel doive s'effacer devant les exigences de la collectivité; mais il tient à ce que l'Etat ne porte atteinte à sa liberté personnelle que dans
1 M. Schieszl, ancien ministre de la Prévoyance sociale, remplit actuellement de hautes fonctions a la Chancellerie de la Présidence.
les cas de nécessité absolue. Il est tellement jaloux de son indépendance qu'il cherche à limiter dans la mesure du possible les droits de la collectivité sur l'individu.
Cette différence entre les conceptions tchèque et française s'explique par l'histoire des deux nations. C'est au prix d'énormes sacrifices que la France, au moment où la monarchie absolue s'effondrait, a fait triompher l'idée de la liberté de l'individu, et si elle la défend avec tant d'énergie, c'est parce que la tradition de la Grande Révolution est toujours vivante en France.
Si, au contraire, le citoyen tchécoslovaque prend comme point de départ l'idée de l'Etat et s'il n'hésite jamais à soumettre les droits de l'individu aux intérêts de la collectivité, ce n'est pas uniquement parce que, pendant des siècles, il s'est trouvé par la force des choses sous l'influence de la philosophie allemande qui ne reconnaît le droit de l'individu qu'en tant qu'il ne porte pas préjudice aux droits de l'Etat; il y a en outre une certaine analogie entre l'évolution historique de la Tchécoslovaquie et celle de l'Allemagne, en ce sens que l'une et l'autre sont entrées dans l'histoire moderne de l'Europe à un moment où la France et les pays anglo-saxons
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avaient déjà passé par une ère de luttes acharnées dont le mot d'ordre était la liberté de l'individu. Au moment où les Allemands et les Tchèques commencèrent à jouer un rôle important dans l'Europe moderne, on sentait déjà l'influence d'une nouvelle idéologie, d'orientation plutôt nationale et sociale. Dans leur histoire, les Tchèques ont pour ainsi dire « sauté » l'époque caractérisée par l'avènement de la démocratie, dont le fond même est l'idée de la liberté de l'individu. Une nation qui, comme les Français, estime la liberté de l'individu plus que toute autre chose doit nécessairement aboutir au libéralisme économique. Il est indiscutable qu'il existe en Tchécoslovaquie, pays plus petit et moins riche que la France, un plus grand nombre d'entreprises industrielles de grande envergure qu'en France. La France, grâce à son individualisme prononcé, donne la préférence à des usines moyennes, subsistant par leurs propres moyens, de même que tout citoyen français désire être propriétaire d'une petite maison, d'un petit jardin, d'un petit commerce où il est son propre maître. Ce n'est qu'à contre-coeur que le citoyen français fait certaines concessions à l'intérêt de l'Etat aux dépens de ses intérêts personnels. D'autre part, il juge tout naturel de se tirer d'affaire par ses propres moyens; il ne fait que très rarement appel au secours de l'Etat. C'est cette mentalité qui explique le peu de succès et de popularité des assurances sociales qui viennent d'être introduites en France. Avant la guerre, le Français, habitué à ne se fier qu'à ses propres ressources, n'éprouvait guère le besoin de recourir au secours de la collectivité. Si le Français estime la liberté individuelle plus que l'idée plus ou moins
abstraite de l'Etat, c'est parce qu'il a une préférence marquée pour les choses et les idées concrètes, tandis que les Tchèques — et là encore l'influence allemande se fait sentir — se perdent plus volontiers dans l'abstraction.
De même que la vie économique, la vie politique en France est caractérisée par l'individualisme. Les partis politiques ont une organisation bien moins stricte en France qu'en Tchécoslovaquie. Les programmes politiques sont moins nettement définis, les députés ne se soumettent pas d'une manière aussi complète à la discipline de leur parti. Il arrive même assez souvent qu'un député change de parti. On aurait tort d'expliquer cet état de choses par le caractère superficiel de la vie politique en France, reproche qu'on lui fait très souvent à l'étranger. L'organisation libre des partis politiques est encore une des conséquences de l'individualisme français. Pour les Français, un parti politique est une institution pratique, destinée à réaliser certains buts concrets, alors qu'en Tchécoslovaquie un parti est comme une sorte d'église qui impose à ses membres ses dogmes et ses croyances. Les limites séparant les partis, les différences de doctrine sont en France souvent presqu'imperceptibles. Aussi les élections françaises sont-elles faites plutôt par les candidats que par les partis. Et très souvent, les candidats, une fois élus, se conforment aux résultats des élections. L'ensemble des partis est continuellement en mouvement, et c'est grâce à cette souplesse qu'en France on n'a presque jamais recours à la dissolution du parlement pour mettre fin à une crise politique. Durant toute la période législative, les partis se groupent de manières différentes, suivant les besoins concrets du moment. La chambre repré-
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sente plutôt un ensemble de députés qu'un groupement de partis. Et si les députés des différents partis se traitent avec plus d'égard qu'en Tchécoslovaquie, c'est encore grâce au respect de la liberté individuelle qui, pour un Français, est la chose la plus naturelle du monde. Aussi l'importance politique du parlement français dépasse-t-elle de baucoup son importance législative, alors qu'en Tchécoslovaquie, la fonction essentielle de la Chambre et du Sénat est de « fabriquer » des lois. La vie politique en Tchécoslovaquie se passe avant tout dans de petites réunions de partis auxquelles le grand public n'a guère part, si bien que l'électeur tchèque est plus ou moins obligé de s'en tenir au catéchisme de son parti. Il est vrai qu'en France certains partis, surtout les communistes, les socialistes marxistes et les groupes catholiques commencent à modifier leur organisation, de sorte qu'ils se rapprochent de plus en plus de la conception que nous trouvons en Tchécoslovaquie.
Toute la presse française se ressent de l'organisation des partis telle que l'auteur de notre article vient de la caractériser. Elle est organisée d'une manière moins stricte qu'en Tchécoslovaquie et la campagne électorale se sert de moyens tout à fait différents. Alors qu'en Tchécoslovaquie ce sont surtout les grands quotidiens qui font la campagne électorale, en France, seuls L'Humanité, Le Populaire et L'Oeuvre y prennent une part active. Les autres quotidiens ne consacrent que fort peu de place aux questions électorales qu'ils traitent d'ailleurs avec moins de fanatisme que les journaux tchécoslovaques. La campagne électorale prend un caractère plus violent et plus personnel dans
les périodiques hebdomadaires qui toutefois n'atteignent pas le grand public. C'est pourquoi les différents partis, ou plus exactement les différents candidats se servent pour leur campagne électorale d'énormes affiches fixées sur des panneaux qui, au moment des élections, apparaissent à tous les coins de rue.
Les grandes réunions électorales, plus rares en France qu'en Tchécoslovaquie, sont pour ainsi dire un parlement en miniature. Les candidats des partis opposés se traitent avec les mêmes égards que les députés appartenant à des groupes ennemis, et il arrive très souvent qu'au moment où le public, se laissant entraîner par ses passions politiques, interrompt l'un des orateurs, le candidat du parti opposé intervienne en sa faveur, demandant à l'assistance de le laisser parler. L'électeur français, une fois de plus, manifeste son respect de la liberté individuelle et son horreur de tout ce qui ressemble à une censure.
Si, en France, les femmes ne votent pas, c'est avant tout parce qu'elles ne tiennent pas au droit de vote. Elles estiment que leur influence dans la vie publique et privée est assez grande pour qu'elles n'aient pas besoin de ce moyen d'action. D'ailleurs la Française est encore plus conservatrice que le Français, et ce sont les partis de droite qui, lors des dernières élections, ont cherché à faire passer le droit de vote des femmes, alors que la gauche, sachant que la droite en tirerait tout le profit, s'y est opposée d'une manière catégorique. Si la gauche a pu adopter une attitude qu'en Tchécoslovaquie on qualifierait de peu démocratique et peu « progressiste », c'est parce qu'elle savait fort bien, que les femmes françaises ne
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considèrent pas le droit de vote comme une question de vie et de mort.
M. Schieszl termine son article en disant que la France, pays favorisé par le sort, compte de ce fait peu d'amis. La Tchécoslovaquie est de ce petit nombre, et son amitié pour la France est d'autant plus sûre qu'elle est dictée autant par un attachement très spontané que par des intérêts d'Etat. Rien ne saurait mieux contribuer à développer les rapports amicaux de ces deux nations, conclut M. Schieszl, qu'un effort constant pour mieux connaître la France et profiter de tous les enseignements qu'elle peut donner au peuple tchèque.
Nous nous empressons d'ajouter que la réciproque est vraie aussi et qu'un Français qui chercherait à connaître la Tchécoslovaquie avec l'intérêt et la sympathie que M. Schieszl apporte à son étude de la France, trouverait sans peine dans la vie publique tchécoslovaque beaucoup d'institutions et plus d'une qualité qui pourraient servir de modèle à la France.
Sur le même thème, M. Schieszl a fait, il y a quelques semaines au club Pfitomnost une conférence intitulée L'individualisme français et le collectivisme tchèque. Sa causerie, suivie avec le plus vif intérêt par un nombreux public tchèque et français complétait d'une manière très intéressante l'étude que nous venons d'analyser. Si, dans son article de NaSe Doba M. Schieszl insistait surtout sur les manifestations de l'individualisme français dans l'attitude de l'électeur français, dans sa conférence au club Pfitomnost il a raconté d'une manière très vivante certains faits qui l'ont frappé lors de son dernier séjour en France et qui, aussi bien dans la vie privée que dans la
vie publique, s'expliquent par le respect de tout Français pour la liberté de l'individu.
La conférence fut suivie d'une discussion très animée qui prouva combien M. Schieszl avait su intéresser son auditoire. Au cours de cette discussion, l'un des auditeurs tchèques fit remarquer avec beaucoup de justesse que le Tchèque, moins soucieux que le Français de la liberté de l'individu, cherchait plutôt à développer la moyenne du peuple. Si nous comparons le niveau de culture personnelle d'un ouvrier ou d'un petit bourgeois tchèque avec celui d'un ouvrier on d'un petit bourgois français, il est incontestable que Ja comparaison est en faveur du citoyen tchécoslovaque. II est certain que l'homme du peuple en Tchécoslovaquie lit davantage que l'ouvrier ou le paysan français, que l'instituteur tchèque connaît plus de langues que l'instituteur français etc. etc.
Dans sa conclusion, M. Schieszl, tout en reconnaissant, comme son premier interlocuteur, la supériorité de la moyenne tchèque sur la moyenne française en ce qui concerne ses connaissances positives, se rallie à l'opinion de l'un de ses compatriotes qui, au cours de la discussion, avait signalé le danger que comporte le culte de la moyenne tel qu'on l'observe souvent en Tchécoslovaquie et dans d'autres pays d'Europe Centrale.
A la fin de la discussion, M. Fichelie, Directeur-adjoint de l'Institut français de Prague, fit remarquer que l'individualisme français se manifeste égallement dans le système d'éducation qui, en France, tend avant tout à former une élite. C'est pourquoi on a donné à tous les examens importants la forme de concours, système cruel sans doute, mais qui garantit
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jusqu'à un certain point la supériorité des candidats reçus. Ce système, ajoute M. Fichelle, n'a de valeur réelle qu'à la condition que cette élite se renouvelle sans cesse en se recrutant dans tous les milieux, surtout dans les classes inférieures de la société. C'est à cet effet qu'on a introduit en France un système de bourses très développé qui permet à tout enfant bien doué de faire ses études aux frais de l'Etat et de parvenir aux charges les plus élevées. II suffit de passer en revue les biographies des principaux hommes d'Etat et des savants français les plus éminents pour constater qu'un très grand nombre
d'entre eux sont d'origine ouvrière ou paysanne. La méthode adoptée par l'enseignement français prouve qu'on peut fort bien favoriser une élite sans porter atteinte au principe démocratique. M. Fichelle est d'avis que la Tchécoslovaquie qui, depuis sa libération politique, a pris un très grand essor et qui, sans aucun doute, est appelée à jouer un rôle important en Europe aurait tout intérêt à insister davantage sur la formation d'une élite intellectuelle par un système d'éducation qui chercherait moins à déveloper la moyenne qu'à pousser les individualités supérieures.
NOÉMI SCHLOCHOW
m
REVUE DES LIVRES FRANÇAIS
LITTÉRATURE
Le livre de ma vie, par la Comtesse de Noaitles (Hachette).
Quand un poète aussi pénétré de sa mission que la comtesse de Noailles entreprend de raconter l'histoire de sa vie, cela revient à retracer l'histoire de sa vocation. Et de fait, la Comtesse ne choisit, pour nous en faire confidence que les circonstances et les moments de sa jeunesse qui ont fait d'elle cette créature élue, vouée à toutes les douleurs et à toutes les joies, la poétesse du Coeur innombrable, des Eblouissements et de L'honneur de souffrir, pour ne citer que trois de ses plus beaux recueils.
Tel dessein exige évidemment que l'auteur avoue et proclame sa prédestination, sa foi en elle même, et allie, comme elle dit «l'humilité candide et grave avec un puissant orgueil». N'en souriront que ceux qui ne croient pas au génie de la Comtesse de Noailles, et nous ne sommes pas de ceux- là, aussi anxieux au contraire de connaître ses secrets qu'elle est anxieuse de nous les livrer... Etrange souci des poètes d'atteindre à tout prix les autres coeurs « de les forcer, de les convaincre», souci qui les fait se commenter eux mêmes, et compléter s'il le faut, d'aveux explicatifs leurs aveux lyriques: et que la prose y arrive, dirait Montaigne, si la poésie n'y peut aller! « L'étonnement que m'ont si souvent procuré les interprétations les plus déformantes.... m'ont, enfin, décidée à me prononcer moi même » (page 10). Lamartine était de cette famille de poètes hantés parla peur de n'être pas absolument compris. Il y a peut-être un péril à réduire, par un commentaire trop précis la
marge d'intervention et d'interprétation personnelles du lecteur Mais
qui niera qu'il vaille mieux tenir de la plume éblouissante de la Comtesse, plutôt que de la terne prose de ses biographes, les circonstances essentielles de sa vie? Nous lui savons gré de nous avertir elle même de sa naissance parisienne, et de nous laisser entendre que ces quelques mots: «Je suis née a Paris » lui ont «conféré un si solide contentement», l'ont «à tel point construite » qu'ils équilibrent en elle la survivance de ces aïeules orientales dont elle a de son aveu, «reçu le don de poésie». Ne sentions nouspasdepuis toujours qu'une princesse née sur la rive du Bosphore n'aurait pas su chanter comme elle les rivières d'Ile de France?
Nous devons donc l'âme poétique de la comtesse de Noailles a l'Orient, à Paris, à ses beaux jardins de Savoie, mais nous la devons aussi à la musique: «Je suis issue tout entière, dit elle à sa mère, du bois de ton piano». Nous la devons à la pitié et à l'amour que les hommes lui ont inspirés: « J'ai le désir de mourir pour cesser d'avoir pitié», pitié noble qui respecte les humbles, et leur reconnaît le «droit à la fierté». Nous la devons à l'admiration passionnée dont l'ont emplie quelques héros. Bonaparte, «soldat de la Révolution..., moraliste précis et serein..., dieu solitaire. .., homme, enfin, pareil a tous les hommes... dans l'appétit et la rage voluptueuse », n'a jamais accueilli de son vivant pareille déclaration d'amour et d'enthousiasme. C'est de lui, qu'elle a reçu, dit elle, la grande leçon d'audace et d'opiniâtreté. Ces paroles ont surpris. Pourquoi ne pas vouloir qu'un poète ait cherché dans
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l'exemple d'un homme de guerre la force d'aller jusqu'au bout de son génie?
On trouvera dans ce livre bien des richesses, et la souplesse audacieuse d'un style frémissant et précis. On pense souvent à Barrés. On pense quelquefois à Mauriac. Lui seul aujourd'hui aurait pu écrire ces pages pathétiques, mordantes et dépouillées, où les deux fillettes du prince Brancovan apprennent la mort de leur père. On pense encore à Colette dans la page même ou la Comtesse parle d'elle, et se met instinctivement à l'école de son modèle...
Ceux qui ne veulent voir dans la comtesse de Noailles qu'une bacchante éblouie comprendront mal cette confession poignante, ce long aveu de dettes loyalement reconnues, de tourments glorieusement acceptés. Nous y voyons, nous, le signe qu'il ne faut pas la placer très loin des plus grands poètes, de ceux qui ne portent pas sans souffrance le fardeau de leur génie. j. PASQUIHK
Les jours et les nuits des oiseaux, par Jacques Detamain (Stock), 15 fr.
Le nouveau livre que Jacques Delamain vient de consacrer aux oiseaux a de quoi nous faire honte, à nous, lecteurs moyens, qui nous croyons amis de la nature.
Comme nous restons tous engoncés dans nos préoccupations humaines, et comme nous savons mal voir nos frères terrestres: les arbres, les plantes, les animaux !
Que de compartiments de l'arche de Noé resteraient vides, par exemple, si l'on n'y embarquait que les animaux dont ont daigné parlé nos écrivains de France! Y trouverait-on, sans M. Delamain, le Bruant zizi, le mauvis, le garrot, le pilet, qui sont pourtant, parait-il, les hôtes familiers de nos bois et de nos étangs? Mais sauriez vous seulement trouver au ciel «Sirius, Bételgeuse, Aldébaran, Capella», et dans l'herbe, Paigremoine et la coronille rose?
Jacques Delamain se défend d'être sorcier, mais il sait regarder de tous ses yeux et de tout son coeur: aussi a-t-il vu partir en chasse, sous les feuilles mortes, le carabe doré, et
«dans le mystère des hautes herbes, la couleuvre à collier poursuivre la grenouille rousse»; il sait quels joyaux parent les ailes de la grande noctuelle du frêne et le martin pêcheur a déployé sous ses yeux «la splendeur azurée de son vol nuptial».
L'ami des oiseaux recompose en tableaux poétiques et didactiques (Nuit d'hiver, Nuit de printemps, etc.) le résultat de ses affûts patients, de ses longues attentes. Son style a la fraîcheur précise et scintillante des jardins après la pluie.
Et si vous avez eu besoin, pour le suivre, des planches en couleurs d'un album d'animaux, n'avouez pas votre scandaleuse ignorance!
j. PASQUIER
La maison du Dr. Clifton, par
Jean Mistler (Editions Emile Paul), 12 frs.
M. Jean Mistler, dont les Pragois ont applaudi naguère deux élégantes conférences sur Gérard de Nerval et sur Mme de Staël, vient de publier ce recueil de nouvelles fantastiques.
L'histoire du Dr Clifton est un conte férocement ingénieux. Le D» Clifton, qui se fait appeler «l'ami des pauvres» est surtout l'ennemi personnel du paupérisme. Or la misère est un mal psychologiquement incurable: «le pauvre, le vrai pauvre restera pauvre jusqu'à sa mort». La lutte contre la pauvreté ne peut donc consister qu'à faire mourir sans souffrance, et secrètement le plus de pauvres possibles. De là tout un système de racolage, de classement, d'hospitalisation temporaire, qui témoigne, chez le Dr Clifton et chez son inventeur, M. Jean Mistler, du plus précieux esprit d'organisation! Puisse le département des Beaux Arts, auquel préside actuellement M. Mistler, soussecrétaire d'Etat, être aussi rigoureusement administré que «l'hospice de S1 Gilles», fondation du Dr Clifton! Les autres nouvelles de ce recueil passablement macabre ne manquent, elles non plus, ni d'intelligence, ni de logique.... Mais nous font elles frissonner tout de bon? C'est au lecteur de le dire et d'apprécier dans quelle mesure M. Mistler s'approche de ses modèles, Hoffman et Poe.
J. PASQUIER
Kevue Française de Prague — XI (no 58, 1932)
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REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
Les livres, les enfants et les hommes, par Paul Hazard (Collection «Education», Flammarion), 12 frs.
Nos lecteurs connaissent-ils la collection Education, que dirige avec tant d'enthousiasme et d'intelligence M. Paul Faucher? Les Tchèques y sont à l'honneur, puisqu'on y trouve la traduction des Enfants aux yeux éteints de Lida Durdikovâ, et, dans le volume d'Adolphe Ferrière intitulé Trois pionniers de l'éducation nouvelle, un passionnant récit des expériences pédagogiques de Bakule, rédigé par Bakule lui-même.
Signalons encore aux éducateurs tchécoslovaques, parmi plusieurs autres dont aucun n'est inutile, le livre essentiel du D>" Edouard Seguin, L'Education physiologique, et cet ouvrage récent du Dr Gilbert Bobin, L'Enfant sans défaut dont la thèse, difficilement acceptable dans sa rigueur paradoxale, devrait bien tout de même inspirer aux parents les mieux intentionnés un peu de prudence dans leur étouffante sollicitude, et de retenue dans leur tyrannique tendresse.
Quant à l'étude charmante de Paul Hazard, Les livres, les enfants et les hommes, elle mérite qu'on la lise pour le plaisir, pour passer quelques heures en compagnie d'un esprit dont la finesse, la bonne grâce et la modestie sans feinte vous feront oublier — même lorsqu'il en parlera — la disgrâce d'être une grande personne.
Entre les enfants et les hommes, Hazard prend sans hésiter le parti des enfants. Il refait avec eux leurs premières lectures. Il s'indigne pour eux des niaiseries hypocrites qu'on leur a si souvent imposées; il applaudit à leur revanche et rit de les voir s'emparer d'ouvrages dont les auteurs avaient si peu pensé à eux. Quant aux vrais livres d'enfance, il les relit, pays par pays, avec émerveillement. Comme o:i sent bien que, quand Perrault conte Peau d'âne au petit Darmancour, Paul Hazard, lui aussi, y prend «un plaisir extrême»... Il préfère d'ailleurs Andersen, qui lui paraît « le prince des écrivains de l'enfance ». Et c'est vrai qu'Andersen nous entraîne dans un univers bien pjétique et bien touchant, où l'amour tri.xnphe enfin de la douleur... Mais
les enfants ont-ils autant que nous ce besoin de s'enfuir?.. J'en ai connu qui s'effrayaient, tout à coup, d'avoir suivi si loin les soeurs sirènes, et qui retrouvaient avec une véritable joie ce monde réel et familier, dont le Petit Poucet, lui, ne s'éloigne jamais, si loin qu'il s'égare dans la forêt nocturne.... Et je voudrais bien savoir combien de petits Français ont réellement pénétré, sur les traces d'Alice, «au pays des merveilles», dans le terrier du lapin blanc. J'en connais, en tout cas, à qui leurs parents n'ont jamais pu retirer de la tête que le début de ce livre bizarre manquait, et qu'on avait certainement arraché, de-ci de-là, les pages qui contenaient la clef de l'histoire... Tant il est vrai, que, comme le note Paul Hazard lui même dans un de ses meilleurs chapitres, les petits Français, s'ils acceptent le prodige (qu'ils ne sentent d'ailleurs pas comme tel) refusent de se passer de logique ! Le besoin du fantastique comme une diversion, et de l'illogique comme un repos, est-ce que tout cela ne nous vient pas plus tard, après les premières expériences douloureuses, les premières lassitudes de la pensée? Et ce n'est peut-être qu'une illusion d'hommes faits de considérer l'enfance comme l'âge même de la poésie. Il était une fois.... Les enfants vont s'enrichir d'une «histoire»; nous seuls
nous bercerons d'un «conte»
j. FASQUIER
Le roman français depuis Marcel Proust, par Jean E. Ehrhard. (Editions de la Nouvelle Revue Critique) 12 frs.
Ce livre est moins un essai critique qu'une sorte de manuel, mais de manuel intelligent, sobre et complet. Résumé d'un cours professé à l'étranger, c'est aux lecteurs étrangers qui'l rendra les plus grands services: il leur permettra de situer judicieusement tel volume qu'ils viendront de lire dans l'ensemble d'une oeuvre et de la littérature française d'aujourd'hui.
M. J. E. Ehrhard leur fournira sur nos romanciers des renseignements exacts et significatifs, et de brefs jugements ou le souci d'être juste l'emporte sur le désir d'être original.
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Mais la finesse de son goût se manifeste dans le choix qu'il fait de certains d'entre eux pour leur consacrer quelques pages d'étude un peu serrée. Il y a forcément plus d'arbitraire dans la façon dont M; J. E. Ehrhard aligne, groupe et classe ses auteurs. Tous ceux qui, par plaisir ou par métier, s'occupent de littérature contemporaine savent qu'il est aussi difficile et délicat de délimiter des ensembles qu'agréable et facile d'analyser des oeuvres isolées. M. Ehrhard, par exemple, assemble sous l'étiquette «unanimisme» Romains et Duhamel. Voilà qui doit réjouir Romains, si désireux de prendre aux yeux de la postérité figure de chef d'école. Mais que Duhamel dépasse et déborde l'unanimisme! Au chapitre IV (Explorations psychologiques) figure Francis Carco, et nous ne protestons pas. Mais l'auteur de Sans âme et du Charbon ardent, André Thérive, est banni de la cité des psychologues pour réapparaître, à cote de Giono et de Chamson au chapitre intitulé La littérature et le peuple. J'en vois bien les raisons: Thérive est «populiste». Mais je me demande justement si le classement par prétendues «écoles littéraires», s'il, le plus commode de tous, n'est pas au fond, le plus dangereux. J. FASQUIBR
Chronologie du Romantisme
(1804-1830) par René Bray (Boivin <£ Cie. 15 frs).
Les travaux sur le romantisme se multiplient. Après un siècle, cette grande époque de notre passé littéraire a un recul suffisant pour être étudiée sans passion. L'ère des violentes discussions pour et contre semble close. Mais, dans le foisonnement des ouvrages consacrés à Lamartine, à Victor Hugo, à Vigny, à Stendhal, à Mérimée, pour ne citer que ceux-là, on oublie souvent une pièce historique essentielle: le temps, la réalité du temps. Isoler tel livre, isoler tel poète ou tel écrivain, sans doute c'est nécessaire pour la commodité d'une étude un peu poussée. Mais c'est pourtant arbitraire. L'analyse appelle à sa suite la synthèse. C'est cette synthèse, c'est-à-dire cette résurrection du temps romantique que réalise le livre de M. René Bray,
professeur à l'Université de Laussanne.
Il suit pas à pas, année par année, au besoin mois par mois ou jour par jour, le mouvement romantique de ses origines, aux environs de 1894, jusqu'à son triomphe en 1830. Dans cette revue au rythme parfois cinématographique, fort ample et pourtant assez condensée pour rester facilement accessible, chique événement littéraire prend sa vraie place. Le lecteur vit l'époque comme l'ont vécue les contemporains, avec cet avantage sur eux pourtant qu'il ne se perd pas dans les broussailles de la forêt, qu'il reconnaît le chêne et le pin, et passe sans s'arrêter à travers les ronces.
Ce livre sera donc utile à tous ceux, lettrés, étudiants et professeurs, que leurs goûts ou leurs occupations amèneront à s'occuper du romantisme ou d'un romantique. Ils y verront un Hugo se profiler sur son temps, la carrière littéraire d'un Lamartine s'ordonner parallèlement à celle d'un Stendhal, les comparses se ranger auprès des premiers rôles. Ils y retrouveront les perspectives changeantes de la vie littéraire et les variations de la souveraine opinion, grandissant l'un de jour en jour, rapetissant l'autre étrangement. Ils y suivront, dans le heurt des théories et le mélange des individus, la création du romantisme.
HISTOIRE— GÉOGRAPHIE
France et Afrique du Nord avant 1830. — Les précurseurs de la conquête, par F.Charles-Roux: (Collection du Centenaire de l'Algérie. F. Alcan. 65 frs.)
M. F. Charles-Roux était particulièrement qualifié par ses études antérieures sur les questions méditerranéennes pour combler une lacune à tous points de vue regrettable. On était en effet trop porté jusqu'ici à ne voir dans la conquête de l'Algérie qu'un pur accident. C'est le mérite de l'éminent diplomate-historien d'avoir su, par de patientes recherches dans les archives des Ministères des Affaires étrangères et de la Guerre, de la Chambre de Commerce de Marseille, et par
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REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
la consultation de nombreux travaux antérieurs, reconstituer tous les anneaux de la longue chaîne des interventions de la France en Afrique du Nord, en commençant par la Croisade de Saint-Louis pour finir à l'expédition de 1830.
Nous voyons dans cet ouvrage admirablement composé et magnifiquement illustré, que, au cours des six siècles étudiés, rares ont été les moments où le gouvernement de la France se soit pleinement désintéressé de la question des Barbaresques. Certes, il était impossible que les difficultés de la politique continentale suivie par la France à plusieurs époques ne reléguassent pas momentanément cette question à I'arrière-plan, toutefois, même pendant ces périodes de sommeil, des spécialistes s'y intéressaient et le nombre des projets—dont quelques-uns sont fantasmagoriques; — que l'auteur a cru bon d'analyser est considérable. 11 semble bien que les différents gouvernements français qui se sont succédés aient eu le plus souvent à opter entre trois politiques: ou bien entretenir des relations pacifiques avec les Régences, ou bien les tenir en respect par des démonstrations navales et des débarquements, ou bien les détruire pour créer à la France un Empire nord-africain. Reconnaissons que toujours ce fut la première ou la seconde politique qui furent choisies, la troisième n'ayant été longtemps que velléité puisqu'on ne la trouve qu'exposée dans des projets détaillés. Il faut attendre la fin du régime de Charles X pour voir le début de sa réalisation.
M. F. Charles-Roux a bien su mettre en valeur l'interdépendance réelle qui a toujours existé entre la question d'Orient et la question des Barbaresques. Les études faites sous Napoléon et sur son ordre, lesquelles devaient être si utiles à la préparation de la conquête, nous montrent que l'Algérie, la Tunisie et le Maroc étaient considérés par certains hommes clairvoyants comme devant un jour entrer dans le patrimoine français. Nous recommandons tout particulièrement l'étude de M. F. Charles-Roux sur le projet d'intervention internationale contre les Barbaresques que Sidney Smith soumit à la délibération du
Congrès de Vienne et auquel les ministres français firent échec, ce qui permit à France d'avoir dès 1827 les mains libres pour intervenir contre le Bey d'Alger.
On comprendra qu'il est impossible de résumer en quelques lignes la substabce d'un gros volume de 750 pages, contribution définitive à l'histoire de l'Afrique du Nord, préambule indiqué à l'étude de la conquête et de l'organisation de la «Nouvelle France». Puissions-nous avoir donné à nos lecteurs le désir de se documenter plus complètement en lisant attentivement l'ouvrage et en tirant du récit particulièrement objectif et vivant de l'auteur les conclusions qu'il comporte. ALFRED FICHELLE
L'Auvergne, par Ph. Arbos — Collection Armand Colin (Section de Géographie).
M. Philippe Arbos, professeur de géographie à l'Université de Clermont-Ferrand, auteur d'une excellente thèse de cdotorat sur «la vie pastorale dans les Alpes françaises» vient de publier dans la Collection A. Colin un petit livre sur l'Auvergne qui, dans son genre, est une oeuvre remarquable. En décrivant, selon les méthodes nouvelles de la géographie, une des régions les plus originales de la France, M. P. Arbos a comblé une lacune. Les travaux de Glangeaud et de Baulig sur le Plateau Central de la France ne sont guère accessibles qu'aux spécialistes. Il eut été tout-àfait regrettable que le public lettré ne pût profiter de leurs recherches.
Après une introduction d'une centaine de pages dans lesquelles il étudie successivement le relief, les ca naux. le climat, la végétation, la vie économique, la population et l'habitat de l'Auvergne, l'auteur passe à l'étude régionale et donne à la fin de l'ouvrage une instructive bibliographie.
Il serait désirable que la lecture de cet ouvrage instructif encourageât les touristes tchécoslovaqes à visiter l'une des régions les plus pittoresques de la France, mais aussi l'une des plus dificiles à interpréter. A cet égard, «l'Auvergne» de Ph. Arbos sera pour eux le guide le plus précieux.
A. FICHELLE
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Armoriai général officiel. —
h, Institut Héraldique de France, inscrit au nombre des Sociétés Savantes, nous informe que, par la voie de son bulletin officiel Le Blason il va éditer un Armoriai Général Officiel donnant gratuitement la description des armoiries de toutes les familles existantes. Cette publication d'art et d'érudition, dont il a déjà été question, sera dirigée par notre confrère M. Charles-Louis d'Espinay, Président de l'Institut Héraldique de France et juriste spécialiste des questions d'étatcivil et de droit féodal. Ce travail revêtira donc un caractère scientifique et historique certain. Afin d'éviter les erreurs ou omissions, toute personne désireuse d'y voir figurer ses armes doit faire parvenir dans le plus bref délai, à l'Institut Héraldique de France, 27, Quai de Bourbon, Paris (4e) une déclaration mentionnant: nom et adresse écrits très lisiblement, pays ou province d'origine, description complète des armoiries accompagnée d'une notice généalogique avec indication des sources.
QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES
Le feu qui couve, par Henri Béraud. (Editions de France.)
Sous ce titre chargé de menaces, M. Henri Béraud publie les résultats de sa dernière enquête à travers les pays riverains du Danube. Ce livre plaira au grand public pour lequel il est fait par ses contrastes un peu appuyés, son mouvement rapide, son éloquence imagée. En dépit de menues erreurs, qu'il serait cruel et peut-être injuste de reprocher à un passant, le livre conserve toute sa valeur de témoignage impartial. Le lecteur, en tout cas, sera reconnaissant à M. Henri Béraud de lui avoir épargné les statistiques tendancieuses, les exposés arides et tout l'appareil scientifique ou pseudo-scientifique dont il est de bon ton de s'entourer dès qu'on parle de l'Europe centrale. Les Tchécoslovaques pardonneront quelques malices à l'écrivain qui les a si bien compris. Quant aux Français
qui, comme chacun sait, sont forts ignorants en politique étrangère, le moyen leur est donné, pour la première fois peut-être, d'acquérir sans fatigue des vues sommaires mais justes sur la situation générale des pays danubiens. HUBERT BEUVE-MÉRY
Lénine — par Marc Vichniac — A. Colin — 20 fr.
11 faut être reconnaissant à M. Marc Vichniac qui fut secrétaire général de l'Assemblée Constituante russe et appartient au parti socialisterévolutionnaire d'avoir fait preuve de la plus grande objectivité pour retracer la vie et la carrière «singulières» de Lénine. Le lecteur ne sera pas déçu par cet ouvrage sincère qui n'a rien d'une biographie romancée. Ce qui fait la valeur exceptionnelle du livre, c'est l'impression de «vu» qui s'en dégage. On n'avait jamais si bien décrit la vie de ces émigrés russes d'avant-guerre qui, dans l'ombre, préparaient l'avenir. Il ressort du Lén ne de M. Vichniac que les qualités maîtresses de Lénine ont été sa volonté inébranlable, son mépris absolu de la morale bourgeoise, sa clairvoyance politique extraordinaire, son désintéressement absolu.
Cependant, à la fin de la biographie, l'auteur pose un redoutable point d'interrogation. Depuis quelle date le cerveau du grand révolutionnaire a-t-il cessé d'être normal? Les dernières années du dictateur rouge ont été en effet assombries par les progrès constants d'une maladie dont les sources n'ont pu être élucidées. L'impression que veut laisser M. Vichniac est que Lénine a été un véritable «Erostrate», mais un Erostrate désintéressé. ALFRED FICHELLII
Une nouvelle revue internationale: ESPRIT.
Alors que tant de publications disparaissent, que beaucoup d'autres, dont nul ne conteste la valeur présente ni les services passés, sont dangereusement menacées, le lancement d'une nouvelle revue est mieux encore qu'une manifestation d'audace, un véritable acte de foi. Tel est bien d'ailleurs le sentiment qui semble ani-
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mer les fondateurs d'Esprit. Ils apprécient les questions sociales, la poli tique, ia littérature, l'art, d'un point devue nettement spiritualiste, tout en les rattachant au problème général de l'organisation du monde. Ainsi s'explique que le communisme soit nommé ou présent à presque toutes les pages de ce premier fascicule. Esprit y mène vigoureusement la lutte contre le matérialisme marxiste mais reste aussi sans indulgence pour les forces qu'on oppose habituellement à ce dernier: « la peur, les intérêts d'argent, la haine de classe, les mille petites nonchalances, forfaitures et tranquillités de l'individu qui se hérisse...» Pour sauver du monde actuel ce qui est juste et bienfaisant Esprit ne craint pas de prendre au communisme sa part de vérité. «L'Occident défend la structure, l'Orient, la communion, il faudra bien intégrer les deux. »
Quelle que soit l'opinion du lecteur, force est bien de reconnaître qu'en essayant de résoudre le conflit entre la personnalité et la société Esprit se place d'emblée au coeur du problème qui domine notre époque. Ses collaborateurs qui se défendent de former une concentration, ne semblent unis que par des liens très lâches et leur spiritualisme même a des contours assez imprécis. Mais l'élan est vigoureux, le coeur chevaleresque, la pensée généralement lucide sinon facile à suivre. Tous refusent d'assister aveugles ou impuissants au drame qui lentement se noue.
H. B M.
France. (Delagrave.) Après Belgique et Tchécoslovaquie M. M. LévyUllmann et Mirkine-Guetzévitch viennent de publier dans la collection La Vie juridique des Peuples un troisième volume consacré à la France. Un ouvrage de cette nature ne se prête guère à l'analyse. Qu'il suffise de dire qu'il réunit dans son sommaire les noms de savants illustres, tous maîtres dans la matière traitée par eux: M. M. J. Barthélémy pour la constitution et le régime politique, J. Basdevant pour la vie internationale, H. Berthélemy. pour l'administration et les finances, H. Capitant pour la famille et la propriété, etc.
C'est, suivant le plan général adopté pour tous les volumes de cette collection, une brève encyclopédie du droit français. Le lecteur et plus particulièrement le lecteur étranger qu'effraie la masse des gros traités ou qu'ont déçu trop de vulgarisations hâtives dispose désormais pour tout ce qui concerne l'essentiel des institutions françaises, du moyen d'information le plus commode et le plus sûr.
H. B- M
TRADUCTIONS
Jamais le reproche qu'on fait quelquefois à la France de se fermer jalousement aux influences étrangères n'aura été plus injuste. Dominique Braga, dans un intéressant article du Crapouillot (Noël 1932) nous cite, d'après VIndex translationum de l'Institut International de Coopération Intellectuelle quelques chiffres bien curieux. Au cours du premier semestre 1932, on a publié en France 408 traductions, en Allemagne 217, en Angleterre 181. Les auteurs de beaucoup les plus traduits en France sont des Anglais et des Américains, puis des Allemands et quelques Russes.
Certaines librairies françaises, comme la librairie Stock se sont même fait une louable spécialité de présenter aux Français des auteurs étrangers. Ceux de nos lecteurs qui ne peuvent prendre connaissance des littératures anglo-saxonnes, par exemple, qu'à travers le tchèque ou le français n'ont que l'embarras du choix.
C'est ainsi que je leur signale le Journal de Katherine Mansfîeld, traduit par Marthe Duproix (Stock). C'est l'un des plus attachants journaux d'écrivains que je connaisse. La contemplation aiguë et ravie du monde extérieur, les élans sentimentaux les plus passionnés, les réactions les plus vives et parfois les plus amusantes aux petits côtés de la vie s'y mêlent à la méditation profonde et poignante de l'écrivain sur sa tâche, ses projets, son idéal. Et l'ombre de la mort — Katherine Mansfield mourut à 35 ans —plane sur ces pages ardentes. Il faut lire aussi La vaine équipée de Norah James, dont Edmond Jaloux analyse, dans une préface pé-
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nétrante, la trépidante inquiétude. Ces pages désespérées sont le récit de la dernière journée d'une jeune femme résolue à se donner la mort. Vent de passion est l'oeuvre d'une romancière américaine, Mme Bridjjet Dryden, que les éditeurs nous présentent comme «un Paul Morand américain»; un Paul Morand, ajouterons nous, qui se souviendrait sans vouloir l'avouer du Bonheur des Dames de Zola. Il y a d'ailleurs infiniment de vie, et une originalité d'expression presque fatigante tant elle est continue dans cette idylle très américaine, dans nouée l'obsédant univers d'un grand magasin. j, p.
MEMENTO DES REVUES
Dans ses numéros d'octobre et novembre derniers, la Nouvelle Revue Française a publié, sous la signature
signature Jacques Chardonne et sous les titres Amour du prochain et Petits bourgeois un certain nombre de remarque étonamment pénétrantes, véritables clefs du sentiment de la famille, de l'amour et de la littérature traditionnelle en France. Le numéro de décembre contient un subtil et lumineux article de Jean Giraudoux sur Choderlos de Laclos.
Le Crapouillot vient de publier coup sur coup deux numéros très réussis: une Histoire du Cinéma bourrée d'idées et de documents précieux (novembre 1932) et un Numéro de Noël, consacré en partie au Salon d'Automne, plein de verve et d'intelligence. Excellente chronique de Chabaneix sur Poésie 1932.
Le Mercure Universel a consacré au conteur Hugues Lapaire, hôte familier de la Tchécoslovaquie, un numéro d'hommage de 226 pages. (Juillet-octobre 1932.)
LA VIE DES ALLIANCES
PRAGUE
L'Alliance Française de Prague a repris le 20 octobre dernier ses séances traditionnelles dans la grande salle de l'Institut Français, séances fort suivies et fort animées. L'année s'annonce bien.
Le 20 octobre, M. Savin avait composé un programme mixte de musique et de récitation. Mlle Hanf (piano), Mlle Eisa Kleiner (chant), et M. Savin (récitation) furent très applaudis.
Le 3 novembre, Mlle Anthoine, l'infatigable conférencière des Alliances de Tchécoslovaquie, accompagna de projections lumineuses une fort agréable causerie sur Le costume à travers les âges.
Le 17 novembre, séance de gala en l'honneur du nouveau ministre de France à Prague, M. Léon Noël, à qui M. le Président Pinkas sut rappeler avec autant de tact que d'émotion le glorieux passé de l'Alliance française de Prague, et ses sentiments de traditionnel dévouement à la France et à ses représentants. Puis Mlle Eisa Kleiner chanta, Mlle Rose Qodliebovâ récita des vers, Mlle Meilbek et son danseur inconnu dansèrent pour le plus grand plaisir des spectateurs. Mlle Hanf et M. Savin corsèrent la soirée d'un sketch amusant d'André de Lorde où la plus sémillante doctoresse guérit et convertit en un tournemain son pauvre célibataire de client.
Enfin, le 24 octobre, le distingué critique historique de la Revue bleue, M. René Moulin vint entretenir un brillant public de Talleyrand, prince de Bénévent, qui vécut de Louis XV à
Louis-Philippe, et fut le «diligent fossoyeur de tous les régimes qu'il servit » — avec autant de profit, d'ailleurs, que d'éclat. M. Moulin sut peindre avec beaucoup d'agrément la figure si attachante et si décevante à la fois de cet éblouissant renégat auquel il ne marchanda, dans une conclusion finement nuancée, ni le mépris que méritait son caractère, ni l'adminiration qu'on ne saurait refuser à son incomparable savoir-faire diplomatique.
* * *
Nombreux étaient les membres de l'Alliance française qui avaient tenu à prendre part, le 5 novembre dernier, au banquet organisé en l'honneur des 70 ans de leur ami M. Ferdinand Lannes.
Président naguère de l'Alliance Française de Moscou, lecteur aujourd'hui à l'Université Charles IV, collaborateur, et l'un des plus fidèles et des plus appréciés, de la Revue Française de Prague, M. Lannes, depuis les quelques cinquante années qu'il a quitté ses Pyrénées natales, a fait beaucoup pour la langue française et pour l'Alliance Française dans les pays slaves.
C'est ce que M. Fichelle, secrétaire général de la Fédération des Sections de l'Alliance française en Tchécoslovaquie, rappela dans un toast fort ému, auquel toute l'Assemblée s'associa de bon coeur.
L'Alliance française et la Revue Françaisede Prague sont heureuses de renouveler ici à l'un de leurs doyens leurs félicitations et leurs voeux les plus sympathiques. j. p.
CHRONIQUES
325
DUCHCOV
L'alliance française de Duchcov a tenu son assemblée générale annuelle le 4 octobre 1932. Elle s'est donné, pour le prochain exercice le bureau suivant:
Président: M. F. Molik,
Vice-président: M. J. Kolâèek, commerçant à Duchcov,
Vice-président M. âefl, rédacteur des Hornické listv à Duchcov,
Secrétaire: M. R. Friedmann, employé des Hikowerke à Duchcov,
Trésorier: M. Dr. Gustav Kohorn, médecin à Duchcov,
Bibliothécaire: Mlle Alena Vichrovâ, étudiante à Duchcov.
La section de Duchcov a témoigné, pendant l'année qui vient de s'écouler, d'une grande activité. Les réunions hebdomadaires ont eu leur habituel succès, et groupaient ordinairement une vingtaine de membres, bien décidés à en tirer autant de plaisir que de profit.
Parmi les conférences les plus amusantes et les plus instructives qui aient été faites à l'Alliance, citons:
Cyrano de Bergerac, par M. le président Molik.
La graphologie, par M. R. Friedmann.
Une aventure dans la mine, par M. J. Sefl.
La culture italienne, par M. Dr. Jantsche.
La Bretagne, par Mlle Vichrovâ.
La formation de la langue française, par M. O. Zarzitzky.
Impressions sur mon séjour en France, par M. J. Kolâcek.
Un voyage en Italie, en Turquie et en Afrique, par Mlle Lehnert.
Le service social, par M. Sevcik.
La vie politique en France, par M. prof. Fucik.
La mort d'Aristide Briand, par M. F. Molik.
Les spectres, par M. Autersky.
Gandhi, le grand Hindou, par M. R. Friedmann.
La mort du président Doumer et d'Albert Thomas, par M. F. Molik.
L'exposition coloniale, par Mlle Miksovskâ etc.
Cette liste abondante ne signifie d'ailleurs pas que l'Alliance de Duchcov ait négligé le côté mondain et social de son activité.
Notre fête de St. Nicolas, par exemple, fut un grand succès. Le souper auquel participaient 22 membres fut suivi d'un programme aussi varié qu'amusant de sorte que cette soirée, organisée au profit des chômeurs de notre ville, restera pour nous un excellent souvenir.
Au mois de mars M. le président Molik organisa une soirée au cours de laquelle il prit la parole pour honorer le souvenir de M. Aristide Briand. Il résuma ses idées, sa vie, son rôle, et pria enfin les membres de se lever pour rendre hommage au grand Européen et à son oeuvre.
Le congrès des sections des alliances à Prague fut pour nous un grand événement. A cette occasion. M. notre Président reçut, à bien juste titre, les palmes d'Officier d'Académie. Il va sans dire qu'il a reçu de tous côtés les félicitations les plus chaleureuses.
Le 12 juin nous organisâmes le pique-pique traditionnel. Le temps merveilleux, la bonne humeur générale et un assez grand nombre de bouteilles et de sandwiches nous firent passer ce jour le plus agréablement du monde et ce fut une nouvelle preuve la cordialité qui règne dans notre cercle.
Quant aux finances, l'état de notre caisse est fort satisfaisant et nous entrons sous les meilleurs auspices dans la nouvelle année en faisant toujours plus de propagande pour la langue française et notre section.
Nos trois journaux nous font beaucoup de plaisir et sont lus avec grand intérêt.
R. FRIEDMANN, F. MOLI'K,
secrétaire. président.
326 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
Echos de France
Nos lecteurs tchèques se doutent-ils du zèle avec lequel l'Alliance française s'occupe de faire connaître en France leur patrie et de la faire aimer?
Nous avons plaisir, à leur signaler, par exemple la brillante conférence qu'à Dijon, M. Jean Faucillon vient de consacrer, sous les auspices de l'Alliance,
l'Alliance, paysages, aux villes, et aux glorieux souvenirs historiques de la République tchécoslovaque. Cette causerie, accompagnée de lectures et de projections lumineuses a provoqué chez les auditeurs un mouvement de sympathie dont la presse bourguignonne nous apporte l'écho... Et c'est bien ainsi: le véritable esprit de l'Alliance française, c'est un échange d'amitié.
LA VIE DE L'INSTITUT FRANÇAIS ERNEST DENIS
Section littéraire
La rentrée s'est faite sur deux intéressantes conférences hors-série de M. Ehrhard, doyen honoraire de la Faculté de Lettres de l'Université de Lyon.
Le 20 octobre M. Ehrhard entretint son auditoire de La Bohême dans l'auvre dramatique de Grillparzer. Ses judicieuses analyses des trois drames d'Ottokar, des Frères ennemis de Habsbourg, et de Libussa, firent apparaître comment le poète autrichien d'abord si hostile aux Tchèques et si injuste pour leur caractère fut peu à peu séduit par la poésie de leurs légendes nationales et par l'éclat de leur passé, jusqu'à leur rendre finalement le plus éclatant hommage et le plus mérité.
Le lendemain M. Ehrhard nous raconta l'histoire d'Un protégé de Beethoven, le baron Kubek de Kubau. Le célèbre homme d'Etat autrichien (1780-1855), qui fut comme on sait président du Reichsrat de Vienne, était né en Bohême, à Jihlava. Il fut en relation dans sa jeunesse avec Beethoven qui l'aida à vivre en lui fournissant l'occasion de donner des leçons de musique. Mais Beethoven lui-même le détourna finalement de poursuivre sa carrière musicale et contribua ainsi à fixer son avenir administratif. M. Ehrhard nous conta avec beaucoup de grâce l'idylle de jeunesse de ce haut fonctionnaire viennois qui n'oublia jamais sa Bohême natale.
Section juridique et économique
Parmi les nouveaux inscrits à la section juridique et économique la
proportion des étudiants de première année à la Faculté de Droit de l'Université Charles IV a été particulièrement élevée. Il semble donc que les jeunes juristes se rendent mieux compte encore que leurs aînés de l'utilité, voire de la nécessité des études de Droit comparé puisqu'ils n'hésitent pas à faire une place à cette discipline dans un horaire de travail pourtant lourdement chargé. C'est là un symptôme encourageant.
La section espère avoir au mois de mars prochain la visite de M. Edouard Lambert, professeur de Droit comparé à l'Université de Lyon, dont le nom fait autorité et qui compte déjà de nombreux amis parmi les savants tchécoslovaques.
Section scientifique
La reprise des cours de la Section scientifique et technique s'est effectuée normalement en octobre pour les divisions chimique, electrotechnique et travaux publics, tandis que le division médecine reprendra probablement en janvier.
En accord avec la Société des médecins tchécoslovaques, l'Institut Ernest Denis a assuré la venue à Praque du professeur Marcel Labbé de la Faculté de médecine de Paris. Cette éminente personnalité médicale a fait deux conférences, l'une sur «les états prédiabétiques» à la Société des médecins tchécoslovaques, l'autre sur «le diabète sucré», à l'Institut.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME XI (1932) DE
LA REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
Pages ANDRÉ BEUCLER SANS QUITTER PARIS 253
EMILE BRÉHIER SUR UN TRAIT DE LA PHILOSOPHIE
DU TEMPS PRÉSENT 123
OTOKAR BREZINA POÈMES 116
JEAN CASSOU MALHEUR AUX RICHES 1
ANDRÉ CASTAGNOU PEINTRES TCHÈQUES 134
— A MADAME DE NO AILLES 208 CHARLES-ROUX SAVANTS FRANÇAIS SUR LA TERRE
D'EGYPTE 107
— BONAPARTE ENTRODUIT EN ÉG YPTE
L'IMPRIMERIE ET LES JOURNAUX 211 CLAUDINE CHONEZ POÈMES 272
KAREL CAPEK LE BRIGAND 183
LfDADURDl'KOVA LES ENFANTS AUX YEUX ÉTEINTS 262
LUC DURTAIN LES DROITS DU LECTEUR 89
JAROSLAV DURYCH LE COURRIER DE WALLENSTEIN 13
F. HALAS POÈMES 41
FERD. LANNES PALACKY ET LA FRANCE 50
— DES SONS DE LA LANGUE FRANÇAISE
ET DE LA LANGUE TCHÈQUE QUI SE PRONONCENT DIFFÉREMMENT 297
ANDRÉ LICHTENBERQER LA FAMILLE FRANÇAISE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI 175 RUDOLF MEDEK AUX VAINQUEURS 132 ABEL MOREAU IMPRESSIONS DE TCHÉCOSLOVAQUIE 222 GABRIEL MOUREY SUR L'ACROPOLE AU CLAIR DE LUNE 274 VfTÈZSLAV NEZVAL MÉTAMORPHOSES 261 ARNE NOVÂK GOETHE ET LES TCHÈQUES 93
330 REVUE FRANÇAISE DE PRAGUE
Pages WALTERSEIDL ANASTASE OU LA GUERRE A HUIT
ANS 281
OTAKAR SlMEK LA PREMIÈRE HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE
LITTÉRATURE ÉCRITE EN FRANÇAIS 44
JAROSLAV VRCHLICKV PLUS ON AVANCE EN AGE... 210
— LES DOIGTS 279
J. ZAHRADNÎCEK POÈMES 43
V. ZÂVADA POÈMES 40
CHRONIQUES
LA LITTÉRATURE
(Hanus Jelinek)
K- Capek et la prose tchèque. F. Halas, J. Zahradnicek et la jeune poésie 54 Pour la vingtième anniversaire de la mort de Jaroslav Vrchlicky; notes et
souvenirs , . 233
Jaroslav Vrchlick^ et les littératures latines 303
LE THÉÂTRE (Junia Letty)
De Bernard Shaw à l'Elisabeth d'Angleterre de M. Bruckner 57
De F. X. Salda a Vitëzslav Nezval 142
Théâtres et spectacles d'un début de saison . . . 236
La jeunesse et la femme sur la scène tchèque 307
LA MUSIQUE (Vladimir Jankélévitch)
Cortot, Kurt Weil, Maurice Ravel, Mahler 146
LA LITTÉRATURE ALLEMANDE
DE TCHÉCOSLOVAQUIE
(Otto Pick)
Prague, centre de la vie intellectuelle et artistique des Allemands de Bohême 63
TABLE DES MATIÈRES DU TOME XI (1932) 331
Pages
A TRAVERS LES REVUES
(Noémi Schlochow)
LV époque des ténèbres » et la poésie religieuse en Bohême. — Baudelaire, poète baroque 67
M. Josef Pekaf et les périodes de l'histoire tchèque 149
Pour la défense de la langue tchèque 240
Les réflexions de M. Joseph Schieszl sur la démocratie en France et en Tchécoslovaquie 311
REVUE DES LIVRES FRANÇAIS
(Littérature: J. Pasquier. — Histoire et Géographie: A. Fichelle. — Questions
politiques et sociales: H. Beuve-Méry)
André Maurois, Félix Gaiffe, P. Van Tieghem, Prosper Mérimée, La littérature anglaise, La sculpture française, Dictionnaire des luthiers anciens et modernes, Léon Homo, Emmanuel de Martonne, David Davies, etc. 71
Jules Romains, Germaine Castro, A. Roubé-Jansky, Albert Pauphilet, Benjamin Constant, La littérature italienne, Trois voyages en Tchécoslovaquie, Marquis de Ferrière, Lt. Colonel L. Koeltz, Robert Boucard, Mirkine-Guetzévitch, etc 154
Henri Béraud, Jérôme et Jean Tharaud, Alfred de Musset, Jean Prévost, Raymond Escholier, etc 245
Comtesse de Noailles, Jacques Delamain, Jean Mistler, Paul Hazard, F. Charles-Roux, H. Béraud, etc 316
LA VIE DES ALLIANCES
15 mars 1932: A la Fédération des Sections de l'Alliance française en Tchécoslovaquie. — Dans les Sections: Prague, Hradec Krâlové (trentième anniversaire), Jicin, Prostéjov .• • • 80
15 juin 1932. Adieux. — Le VIIe congrès de la Fédération 167
15 octobre 1932. Le programme de la Fédération. — Dans les sections: Brno 250
15 décembre 1932. Dans les sections: Prague, Duchcov 324
332 REVUE FRANÇAISE DE PRAOUE
Pages
LAVIE DE L'INSTITUT FRANÇAIS ERNEST DENIS
15 mars 1932. La rentrée du semestre d'été 1932. — L'activité de la section scientifique et technique. — A l'Association des anciens élèves tchécoslovaques des lycées en France 86
15 juin 1932. Les grandes conférences de l'Institut Français. — Les examens 172
15 octobre 1932. La rentrée de l'Institut Français. — Les examens et les
bourses de l'année scolaire 1931-1932. — Le douzième Congrès international de Chimie industrielle . 252
15 décembre 1932. Section littéraire. — Section économique et juridique. — Section scientifique 327
TABLES DES ILLUSTRATIONS
A. Slavicek: Eglise du T-j/n 137
A. Slavicek: Paysage 138
R. Kremlicka: Dessin .__._ . 139
R. Kremlicka: Dessin f.;i . -1 140
ZdenkaBraunerovâ: Noire Dame de Paris , . . . .f.: 140,
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