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Title : Histoire de l'Europe au XVIe siècle. T1 / par A. Filon,...

Author : Filon, Auguste (1800-1875). Auteur du texte

Publisher : L. Hachette (Paris)

Publication date : 1838

Subject : Europe -- Histoire

Set notice : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30436419n

Type : text

Type : printed monograph

Language : french

Format : 2 vol. (VI-508, 578 p.) ; in-8

Format : Nombre total de vues : 582

Description : Avec mode texte

Rights : Consultable en ligne

Rights : Public domain

Identifier : ark:/12148/bpt6k432018f

Source : Bibliothèque nationale de France, 8-G-44

Provenance : Bibliothèque nationale de France

Online date : 20/10/2008

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HISTOIRE

DE L'EUROPE

AU XVIE SIÈCLE.


IMPRIMERIE DE E


HISTOIRE

DE L'EUROPE

AU XVIE SIÈCLE,

PAR A. FILON ,

MAITRE DE CONFÉRENCES D'HISTOIRE A L'ÉCOLE NORMAL

PROFFESSEUR AU COLLÈGE CHARLEMAGNE.

TOME PREMIER.

PARIS

CHEZ L. HACHETTE,

LIBRAIRE DE L'UNIVERSITÉ ROYALE DE FRANCE, RUE PIERRE-SABRAZIN, N° 12.

1838


Il existe un grand nombre d'ouvrages sur le seizième siècle ; mais tous ces ouvrages, dont plusieurs ont obtenu une juste célébrité, ont pour objet de faire connaître un homme, un peuple, un événement : c'est la biographie de Charles-Quint ou de François 1er; c'est l'histoire politique de la France, de l'Angleterre, de l'Allemagne, de l'Italie ; c'est le tableau des guerres de religion, des expéditions maritimes ou de la renaissance des lettres et des arts. Il restait à réunir tous ces traits épars, et à présenter dans son en¬


semble le travail de la société européenne au seizième siècle. Telle est la pensée que nous avons essayé de réaliser. Peut-être ne verra-t-on pas cette entreprise sans intérêt, dans un temps où les peuples tendent à se rapprocher ; où sans cesse ils échangent leurs produits, leurs idées, leur langage; où l'Europe entière s'associe à l'Allemagne pour élever une statue à l'inventeur de l'imprimerie, oerè per Europam collato ; où la guerre elle-même, comme nous le voyons en Afrique, ne sert plus qu'à dompter des races barbares, et à propager au loin la civilisation européenne.

Paris, 25 décembre 1837.


HISTOIRE

DE L'EUROPE

AU XVIe SIECLE.

INTRODUCTION.

Quand on jette un coup d'oeil sur la carte-générale du globe, l'Europe ne parait qu'un point au milieu des continents et des océans. Ses proportions médiocres contrastent singulièrement avec la masse de l'Asie ou celle de l'Afrique, et l'étendue de-cet autre monde qui s'allonge d'un pôle à l'autre, par-delà les flots de l'Atlantique. Si, de cette vue générale, on descend à des considérations particulières, on est frappé du même résultat. Nos plus grands fleuves ne sont que de maigres filets d'eau, quand on les compare au Kiang, à. l'Amazone, à la Plata; et que sont les plus hauts


sommets des Alpes ou des Pyrénées, en face de l'Hi- . mâlaya ou du Chimboraco ? La végétation propre à l'Europe est rare et chétive ; sa richesse minérale est bien inférieure à celle dé l'Asie ou de l'Amé-rique, et les naturalistes ont calculé que, sur onze à douze cents espèces de mammifères connues, il en est au plus une centaine qui appartienne exclusivement à nos climats. Ainsi la terre d'Europe, telle qu'elle sortit des eaux après la dernière catastrophe qui changea la face du globe, était pauvre, âpre et sauvage. Mais plus le théâtre était triste et nu, plus grand était le rôle que la force humaine était appelée à y remplir.

Considérez, aux plus anciennes lueurs de l'histoire, la population qui, la première, suivit le cours de nos fleuves et s'enfonça dans nos forêts : elle appartient à celle de toutes les races humaines qui nous apparait, par ses oeuvres, la plus active et la plus intelligente, à la race Caucasienne ; et, des trois grandes familles qui sont sorties du Caucase, celle qui a peuplé l'Europe, la famille Indo-Germanique surpasse incontestablement les deux autres, par l'excellence de sa constitution physique et de ses aptitudes morales'. Céquila distingue éminemment, dès les premiers jours, c'est

(1) Cuvier, Histoire du règne animal, t I.


le besoin de savoir et d'agir, le pouvoir de vaincre une nature rebelle et de féconder une nature amie', tandis que sous d'autres climats, dans certaines régions de l'Amérique ou de l'Asie, l'homme parait anéanti devant la colère ou la majesté de la nature. Prométhée, qui donne le feu aux mortels, et qui teint de son sang les pointes du Caucase, est l'emblème antique de ce génie européen qui né recule devant aucun obstacle, et ne s'arrête que vaincu par la force suprême.

La portion de la famille Indo-Germanique qui. devait occuper l'Europe s'est divisée, dès l'ori-.gine, en deux classes de peuples, peuples du Nord et peuples du Midi. Le Nord appartint aux Celtes aux Germains et aux Sarmates ; le Sud aux tribus pélasgiques, latines et ibériennes qui vinrent habiter les trois péninsules baignées par la mer intérieure.-11 n'entre point dans notre plan de suivre la fortune de ces peuples, depuis leurs, premiers établissements en Europe, jusqu'à la pé•riode moderne que nous nous proposons d'étudier. Qu'il nous suffise de constater que, pendant les vingt siècles qui ont précédé l'ère chrétienne, il y a eu comme une barrière entre le Nord et le Midi, et que l'Europe est restée divisée en deux mondes. Dans le Nord, dans ces contrées qui n'étaient riches que de fer, le fer sortit bientôt des


entrailles de la terre ; il devint soc on épée, et servit à creuser le sillon, à le défendre ou a lecon-quérir. Mais, tandis que les nations septentrionales, contentes d'êtie passées lentement de la vie nomade à la vie agricole, consacraient encore tout leur temps aux travaux du labourage et aux fatigues des combats, les peuples méridionaux, pratiquant la vie civile, inventaient les arts et les lois. La civilisation européenne mûrit de bonne heure aux rayons du soleil de la Grèce et de l'Italie. Les Grecs,

si bien dotés sous le double rapport de l'organisation et du climat, firent éclater, dans toute sa vigueur et dans toute sa beauté, la puissance individuelle de l'homme : ils excellèrent dans les arts et dans la philosophie. Les Romains, héritiers des arts et des sciences de la Grèce, agrandirent la cité par la guerre. Mais, dans ses conquêtes mêmes, à travers les ravages et les malheurs dont elles étaient accompagnées, Rome portait avec elle, comme pour consoler les vaincus, des notions plus pures de justice et d'ordre public. Elle conquit le monde par la force, et le conserva par le droit. Le droit, voilà sa gloire, et le legs qu'elle a fait au genre humain. La jurisprudence était le lien qui unissait les citoyens de Rome entre eux et à Rome tant de nations conquises ; c'est le ciment qui manquait à l'empire d'Alexandre, et qui


tint si long-temps debout ce majestueux édifice du monde romain, dont les débris dispersés, mais non vaincus par le temps, ont servi à fonder les sociétés modernes.

A une époque fort ancienne, mais qui ne peut être déterminée avec précision, l'Europe méridionale s'était trouvée en rapport avec certains peuples de la famille araméenne ou syrienne, établis sur les bords de la Méditerranée orientale. C'est de là qu'était venue l'idée, religieuse; car, selon la remarque de Cuvier, la famille araméenne montrâmes les premiers temps, un penchant particulier pour le mysticisme, et le pays qu'elle habita fut le berceau des religions les plus répandues 1. En remontant aux origines de la civilisation grecque, on y trouve en effet quelque vestige des Phéniciens. Plus tard, les idées hébraïques se répandirent en Egypte, et de là en Grèce et à Rome, jusqu'à ce qu'un culte nouveau, également parti de l'Orient, vînt renouveler toutes les nations greco-romaines et planter la croix sur les débris des vieux temples. Mais ce n'était là qu'une influence ^orale et le mélange de deux civilisations opposées. A part quelques invasions gauloises et les colonies que les Phéniciens jetèrent çà et là sur

(I) Cuvier, Histoire du règne animal, t. I.


les côtes de l'Espagne et dans les îles de la Méditerranée, la population méridionale de l'Europe ne subit point d'altération grave, et resta pure de tout mélange jusqu'au commencement de l'ère chrétienne. La conquête romaine elle-même, tout en soumettant à son niveau les Gaules, l'Espagne,' ainsi qu'une partie de la Bretagne et de la Germanie, ne modifia que légèrement le fond des tribus septentrionales ; et les deux populations qui s'étaient partagé l'Europe continuèrent de rester aussi distinctes par le sol que par le génie et par le langage.

C'est seulement à la fin du quatrième siècle que le monde européen tout entier s'ébranla. L'empire romain, qui avait absorbé dans son vaste, sein tant d'Etats divers, ne voulait partager avec les nations septentrionales ni ses terres fertiles, ni sa civilisation avancée. Les hommes du Nord, qu'une impulsion irrésistible portait vers le Midi, devinrent chaque jour plus entreprenants. Chez eux, les forces physiques s'étaient d'autant plus développées que les forces morales sommeillaient encore. Les Romains, au contraire, avaient perdu en vigueur et en courage ce qu'ils avaient gagné en puissance et en civilisation. Il arriva un temps où les soldats, qui depuis long-temps avaient secoué toute discipline, obtinrent de l'empereur la


permission de déposer la cuirasse, puis jusqu'au casque dont le poids les accablait 1. Alors l'empire romain n'existait plus que de nom, et sa chute, si long-temps retardée, était devenue inévitable.

Le moyen-âge, c'est cette période de douze siècles pendant lesquels l'Europe se transforme, par le mélange des peuples du Nord et de ceux du Midi. Dans cet intervalle, que de forces diverses se heurtent et s'entre-choquent, pour former plus tard un tout homogène et régulier ! Le caractère opiniâtre des anciennes tribus celtiques, le sentiment de liberté et de puissance personnelle qui appartient au Germain, l'esprit hardi et rusé du Scandinave, l'élan impétueux du Sarmate, et, à coté de ces éléments nouveaux, la mollesse de l'Italien dégénéré et la vaine subtilité du Grec abâtardi. Ajoutez à cela quelques éléments étrangers à l'Europe, tels que le fanatisme arabe et l'esprit guerrier du Turc Ottoman. Que de génies diffé-(I)

diffé-(I) urbe condità usque ad tempus Divi Gratiani (375), et cataphractis et galeia muniebatur pedestris exercitus; sed, çùra campcslris exercitatio, interveniente negligentià desidiàque, cessaret, gravia videri arma coeperunt, quae rarò milites induebant. Itaque ab imperatore postulabant primo cataphractas, deindè cassides deponere. (Flavii Vegetii, De re militari, lib. I, cap, I.)


rents et de traditions diverses, resserrés dans un étroit espace! Les langues du Nord et celles du Midi, le droit germanique et le droit romain, les privilèges féodaux et les libertés municipales, les arts de la Grèce et les sciences des Arabes, les monuments anciens et les découvertes modernes, le pouvoir politique et le glaive spirituel, l'Evangile et le Koran, tout fermente et bouillonne, jusqu'au moment où, de cette matière en fusion, sortie type brillant et pur de l'Europe moderne. L'image de l'humanité, au seizième siècle, n'a point cette expression gracieuse et naive qu'elle avait en Grèce et en Orient, au berceau des arts et des religions. Comme elle a jadis dépouillé la toge ro¬ , maine, elle dépose le cilice du cloître et l'armure du chevalier ; et ce globe désormais mieux connu qu'elle porte en sa main, ce regard tourné vers les cieux dont elle a pénétré la profondeur, ces livres, ces instruments d'arts et de sciences accumulés autour d'elle, tout annonce le progrès de l'expérience et la virilité du genre humain.

La civilisation du seizième siècle avait été lentement préparée, pendant les dernières années du moyen-âge, par de précieuses découvertes, qui devaient bientôt porter leurs fruits. Quelques années avant la prise de Constantinople, le papier commença à devenir commun, et la gravure sur bois


conduisit à l'invention de l'imprimerie. Jean Gutenberg, gentilhomme de Mayence, inventa les caractères mobiles, et s'en servit pour la première fois, à Strasbourg, vers 14361. L'invention de la fonte, attribuée à Pierre Scboeffer de Gemsbeim, date de 1452. Bientôt Jean Fust, citoyen de Mayence, associé, puis successeur de Gutenberg, publia, en société avec Schoeffer, son gendre, les premiers livres qui portent un nom d'imprimeur, entre autres le Psautier, imprimé en 14572. Ainsi un art nouveau assurait une immortelle durée aux

(I) Ce fait est constaté par un document très précieux,

conservé à la bibliothèque de l'Académie de Strasbourg. Pendant le séjour de Gutenberg dans cette ville, une enquête fut ordonnée par les magistrats, à la mort d'un de ses associés, nommé André Drizehn ; et c'est le procès-verbal de cette enquête, rédigé en 1439, qui prouve que, des 1436, il existait une presse à Strasbourg.

(2) Les principales circonstances de l'impression du Psautier sont consignées sur le livre même, en bien mauvais latin : « Praesens Psalmorum codex, venustate capitalium decoratus, rubricationibusque sufficienter distinctus, adinventione artificiosà imprimendi ac caracterizandi, absque calami ullâ exaratione, sic effigiatus et ad cuscbiam Dei industrie est consummatus per Johannem Fust, civem Moguntinum, et Petrum Schoeffer de Gernszheim, anno Domini MCCCCLVII, in vigilia Assumptionis.» (Koch, Tableau des Révolutions de l'Europe, t. II.)


connaissances de l'Occident, au moment où les Barbares de l'Orient venaient de s'établir en Europe. Mais l'invention de l'imprimerie ne devait pas seulement perpétuer lés connaissances acquises : elle ouvrait à l'avenir une carrière dont nous ne pouvons, aujourd'hui même, mesurer toute l'étendue. Quand les livres, qu'il fallait jadis payer au poids de l'or, purent circuler rapidement dans, tous les rangs, et, d'un bout de l'Europe à l'autre, porter la parole des vivants et celle des morts, chaque homme, pouvant puiser par lui-meme aux sources de la vérité, dépendit moins de ses semblables ; on crut moins, maison réfléchit davantage; et la science, au lieu de briller solitairement pour un petit nombre d'élus, épancha sur la société entière ses rayons bienfaisants.

Les progrès de l'astronomie, de l'art nautique et de la géographie permirent aux Européens de découvrir et d'occuper de nouvelles terres ; mais l'instrument qui leur ouvrit l'Océan, ce fut l'aiguille aimantée. La boussole était employée, dès le commencement du treizième siècle, par les marins provençaux, qui la désignaient sous le nom de Marinelle 1. Un Italien, Flavio Gioja, d'Arnalfi,

(I) On trouve la trace de cet instrument dans un de nos plus vieux poètes, Guiot de Provius, qui appartient an com¬


auquel on a fait honneur, dé cette invention, ne fit que la perfectionner. La boussole fut bientôt connue des Anglais, qui devaient en faire un jour le principal instrument de leur puissance 1. Un, moine d'Oxford, Linna s'en servit, sous le règne

mencement du treizième siècle et même à la fin du douzième ; car il assista, vers 1180, à une cour plénière, tenue à Mayence par l'empereur Frédéric Ier. Voici les vers de Guiot qui se rapportent à la boussole.

Par la vertu de la manière (magnes, aimant). Une pierre laide et bruniere

Où li fers volentiers se joint, Ont ; si esgardent le droit point,

Puis c'une aguile i ont touchié

Et en un festu l'ont couhié,

En l'eve (l'eau) le metent sanz plus ;

Et li festaz la tient desus.

Puis se forme la pointe toute,

Contre l'estoile, si sans doute.

Que jà nus hom n'en doutera,

Ne jà por rien ne fausera.

Qant la mers est obscure et brune, C'on ne voit estoile ne lune,

Dont font à l'agnile alumer ;

Puis n'ont-ils garde d'esgarer :

Contre l'estoile va la pointe.

(Bible Guiot de Provins, vers 635-651 ; Fabliaux et Contes, publiés par Barbazan, édition de M. Méon, Paris, 1808.)

(I) Les Anglais, en perfectionnant cet instrument, l'appe¬


; d'Edouard III ; pour explorer les mers du Nord et pénétrer jusqu'en Islande. Les Portugais et les Espagnol ne tardèrent pas à employer l'aiguille aimàntée, et, au milieu du quinzième siecle, elle était connue dans toute l'Europe. Alors seulement furent possibles les grandes expéditions et les voyages de long cours. L'Européen, qui jadis rasait timidement les côtés, put se laisser emporter sans crainte au souffle qui enflait sa voile. Le navigateur ne tint plus ses regards attachés au rivage, comme le disciple ne jura plus sur la parole du maître. Les sources de la richesse furent renouVelées en même temps que celles de la science, et l'horizon grandit aux rég aux régards de l'homme aussi bien que dans sa pensée.

Mais ce double mouvement ne pouvait s'opérer

s'opérer soulever des luttes d'opinions et d'intérets

d'intérets Ces intérêts et ces opinions devaient

devaient appeler au jugement de Dieu, à la guerre ;

et la guerre devait, comme tout le reste, prendre

un aspect nouveau. La poudre était connue, selon

quelques historiens, dès le milieu du treizième

siècle 1 ; mais elle resta longtemps comme un selèrent

selèrent compass, compas de mer. Le mot boussole vient de box, petite botte dans liquelle l'aiguille étaut renfermée.

: (1) Le célèbre franciscain Roger Bacon, qui mourut à la fin


cret mystérieux entre quelques alchimistes. Le premier coup de canon fut tiré en Europe par les Maures, au siége d'une ville espagnole, en i3i2*. Les Français n'adoptèrent l'emploi de la poudre à canon qu'une trentaine d'années plus tard". Les

du treizième siècle, connaissait la poudre et ses èffets, sinon dans la guerre, du moins dans les feux de joie; et il avait sans doute emprunté cette connaissance aux Arabes, gui excellaient alors dans les sciences physiques.

(1) Ille (le roi de Grenade Aben-Azar), castra movens multo milite, hostium urbem Baza obsedit, ubi machinam illam maximam, naphthâ et globo instructam, admoto igne, in munitam nreem cura strepitu explosit. (Casiri, BibliotLeca Ara- bico-Hispan0a, t. I.)

(2) Le premier usage bien avéré de la poudre et du canon en France, date du milieu du quatorzième siècle. Il y a, dans l'histoire générale du Languedoc par D. Vaissette, une pièce authéntique qui prouve ce fait d'une manicre évidente : c'est une quittance donnée en 1345, par un artilleur du roi, au trésorier de la sénéchaussée de Toulouse. Il est fait mention, dans cette quittance, de diverses fournitures d'armes, de poudre et de canons, soit en fer, soit en plomb : « Ramundus Arquerii, athilator Tolosae... recoguosco habuisse a Roberto d'Arsini... per manus Joannis Bodeti... pro II canonibus ferri, CC. plumbatis, VIII libris pulveris pro canonibus, CC. cavillis pro cisdem canonibus... per me emptis, de mandato D. Sen. Tol. et Albiens. XXXVI lib. IX sol. IV Den. Turn. Datum Tolosae, sub meo sigillo, die XXIX Aprilis, anno D. M.CCCXLV. » (Vaisselle, t. IV, preuves, 202.)

Parmi les manuscrits récemment publiés par M. Monteil


bombes et les mortiers ne parurent qu'au milieu du siècle suivant : on en attribue l'invention à un prince italien, Sigismond Malatesta, de Rimini, mort en 1467.Le mousquet et le fusil commençaient

commençaient remplacer la lance et l'épée ; mais les premiers fusils ou pistolets à ressorts, ne furent fabriques qu'en 1517 dans l'industrieuse cité de Nuremberg. Ainsi, à l'avénement de François Ier et de Charles-Quint, les armes de guerre étaient renouvelées par toute l'Europe, et une véritable révolution s'était opérée dans l'art des combats. Il fallut modifier les règles anciennes de la stratégie et de la lactique; car ce n'était plus la vigueur ni l'adresse personnelle des combattants qui décidaient du gain des batailles : c'était une force étrangère à l'homme, d'un effet subit, irrésistible, mais

on trouve un monument semblable, mais antérieur de quelques années : c'est un compte artillerie pour la ville de Saint-Omer, daté de 1342. Le président Hénault (Abrégé

chronologique de l'Histoire de France) fait remonter encore plus haut l'usage des armes à feu, et cite à l'appui de ton opinion un compte de Barlthélemy du Drach, trésorier des guerres, rendu en i33S. . •

(I) En 1432, l'empereur Sigismond amena en Italie 500 hommes armés de mousquets. (Muratori, Script. rerum Italie. t. XX.)

(2) Les chevaliers s'opposèrent de toutes leurs forces à l'emploi de ces armes, qui rendaient leur adresse inutile. Pétrar¬


dont la science et le calcul devaient apprendre à régler l'emploi.

L'imprimerie,- la boussole, la poudre, tel est donc le triple legs que les derniers temps du moyen-âge avaient fait aux temps modernes. Tels sont les principaux instruments que l'esprit humain eut à son service en Europe, à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième. Il ne devait pas tarder à en faire usage, pour découvrir l'Amérique et occuper les Indes-Orientales, pour conquérir la liberté religieuse et assurer l'équilibre européen, pour recueillir et coordonner les sciences anciennes, en fonder'de nouvelles, et faire de l'instruction non le privilège de quelques hommes, niais le patrimoine de tous.

Le sujet que nous avons à traiter est l'histoire

que, dans son ouvrage De remediis utriusque fortunoe, parle de l'invention du canon comme d'une oeuvre infernale : Non crat satis de coelo tonantis ira Dei immortalîs, homuncio nisi (o crudelitas juncta superbiae !) de terra etiam tonuisset. Non imitabile fulmen, ut Maro ait, humana rabies imitata est et quod è nubibus inilti solet, ligneo quidem, sed Tartareo emittitur instrumento... Erat base pestis nuper rara, ut cum ingenti miraculo cerneretur ; nunc, ut rerum pessimarum dociles sunt animi, ita communis est ut unum quodlibet genus armorum. » C'était dans la dernière moitié du quatorzième siècle que Pétrarque écrivait, et qu'il se plaignait que l'usage du canon fût déjà commun en Europe.


de la civilisation européenne au seizième siècle. Nous devrons donc nous attacher moins à suivre chaque peuple dans son développement parliculier, qu'à étudier les faits généraux qui ont influé sur tous les peuples, à la fois, et donné à l'Europe ■entière une impulsion qui dure encore. L'année de la découverte de l'Amérique, sera notre point de départ ; année doublement célèbre dans les annales modernes, par le premier voyage de Christophe Colomb et par l'expulsion des Maures de Grenade. Mais, avant d'aborder les grands évé-nements dont, nous nous proposons d'approfonvdir'les pauses etijes résultats, nous devons jeter un coup d'oeil sur l'EUrope, et considérer l'état politique des peuples dont elle se composait en 1/(92: Au moment où le génie d'un grand homme allait découvrir un nouveau continent, la vieille Europe était enfin constituée. Ce perpétuel mouvement de peuples, qui durait depuis la ruine de l'empire d'Occident, avait cessé, par suite des derniers événements qui venaient de s'accomplir : nous voulons parler de la prise de Constantinople par les Turcs, de l'expulsion des Tartares qui occupaient la Moscovie, et de la chute du royaume de Grenade. En 1492, après la victoire de Ferdinand et d'Isabelle, la. population européenne était à peu près fixée dans les limites où nous la voyons


aujourd'hui ; il ne devait plus y avoir dans sou sein de peuple envahi par une race étrangère, et il ne restait plus qu'à établir l'équilibre entre ces forces rivales, toujours prêtes à s'entre-choquer.

Les Turcs, nation asiatique, organisée pour la guerre, et que la religion elle-même poussait à la conquête, avaient pour long-temps dressé leurs lentes sur les débris de l'empire grec. Maîtres de Constantinople eu 1453, dix ans plus tard ils avaient franchi le Balkan, et soumis le pays en-deçà du Danube, jusqu'aux extrémités de la Bosnie. En 1/192, ils avaient porté leurs armes au-delà du fleuve, dans la Moldavie, dans la Valachie ; ils avaient enlevé à la république de Venise ses dernières possessions dans les îles de l'Archipel et sur les côtes de la Grèce, et ils avaient été, jusqu'au nord du Pont-Euxin, arracher aux Génois le comptoir de Caffa. L'Asie-Mineure leur appartenait tout entière, et le moment n'était pas éloigné oit ils devaient exterminer les Mamelucks et conquérir l'Egypte. Les Turcs étaient donc les arbitres de la navigation sur la mer Noire, l'Archipel et la partie orientale de la Méditerranée, tandis qu'ils s'avançaient au nord, en remontant le Danube, jusque dans le coeur de la Hongrie, d'où ils menaçaient l'Allemagne, l'Italie et la chrétienté tout entière. Cependant Belgrade et


Rhodes résistaient encore : c'étaient les deux boulevards de l'Europe, et toute la puissance ottomane devait venir s'y briser jusqu'à Soliman. Mahomet II lui-même avait été obligé de traiter les vaincus avec quelque humanité. Après le sac de Constantinople, ne voulant pas régner sur des ruines, il avait assuré la liberté de conscience aux Grecs disposés à revenir dans cette ville ; il les avait autorisés à élire un patriarche ; il avait même relevé cette dignité par des honneurs et des priviléges nouveaux 1. Tant la civilisation chrétienne imposait encore à la barbarie victorieuse!

En même temps qu'un rameau de la famille scythique ou tartare s'étendait au sud-est de l'Europe, une autre tribu de la même famille, les Tartares du Kaptschack étaient expulsés de la Moscovie, qu'ils avaient dominée pendant plusieurs siècles. Ivan III s'affranchit le premier du

(1) Ke'Î.ÉVtrac ïva îrccvrt? Zaot iv. rît rroisoiZ fyuyov, Scti tov'

wf r.edvpi-ïfjvjri\'Tzpoezé.çue ïva îrotrjacac-t r.tLLKurpi&pXpv,

Tzarpttcp-/v)Ç. (Chronique de Georges Phranza, liv. III, chap. XI.) Le témoignage de Phranza est d'autant plus précieux que cet historien avait rempli une des premières charges à la cour du dernier empereur, et qu'il avait par conséquent tout perdu à la prise de Constantinople.


joug étranger. Avant lui, le grand-duc de Russie ne commandait à ses sujets que sous le bon plaisir de la grande horde ou horde d'or, comme on appelait les Tartares du Kaptschack. Il leur payait chaque année un tribut en bétail, en pelleteries et en argent; il conduisait le tribut, à pied, devant le représentant de la borde d'or ; il se prosternait devant lui ; il lui présentait une coupe pleine de lait ; et, ce qui est un excès d'ignominie à peine croyable, s'il en tombait quelques gouttes sur le cou du cheval de l'envoyé tartare, le grand-duc était obligé d'y appliquer ses lèvresI. Ainsi ont commencé les empereurs de Russie. Ivan III refusa le tribut, et, après avoir chassé ou tué les ambassadeurs qui venaient le réclamer au nom de leur maître, il repoussa les Tartares par les armes, et les poursuivit à son tour jusque dans leur repaire de Kazan (1486). Quelques années auparavant, les Tartares de la Kriméc avaient conclu un traité

(I) Moschorum dux amplum quidem principatum à patribui suis acceperat, verùm Tattaris, qui irans Rha (Volga) fluvium incolunt, obnoxiuin ac tributarium, usque adeo ut legatis Tattaricis tributum petentibus, cum equis veherentur, dux ipse pedester obviant prodiret, et lactis equini (potus Tattaris gratissimus) poculum venerabundus porrigeret : si qua gutta in jubam equi distiliasset, eam lamberet. (Martin Cromer, De rebus Polonorum, lib. XXIX.)


avec la Porte Ottomane ; traité qui prouve la parenté dont nous avons parlé plus liant, entre les conquérants de Byzance et les hordes asiatiques, maîtresses des frontières orientales de l'Europe 1.

Ivan travaillait en même temps à se rendre indépendant au dehors et autocrate au dedans. Il soumit Novgorod, ville célèbre dans les plus anciennes annales de la Russie, dont les citoyens libres avaient le privilège de se juger et de s'administrer eux-mêmes, et qui, jusqu'en 149^ , s'était enrichie par ses relations avec la Hanse teutoni-que. Ivan la priva de ses franchises municipales, au moment où la décadence des villes hanséali-ques la dépouillait de ses avantages commerciaux. « Je veux régner, disait-il, à Novgorod comme à « Moskou. Il me faut des domaines sur votre ter-

(1) Les articles de ce traité se trouvent dans une Notice sur les khans de Krimée, publiée par Langlès à la suite du Voyage du Bengale à Saim-Pétersbourg, de Forster. En vertu de ce traité, conclu en 1478, le khan de Krimée, Guéraï, se soumit à Mahomet II, et ses descendants furent reconnus comme successeurs au trône de Constantinople, en cas d'extinction de la dynastie ottomane.— Martin Cronicrparle aussi, à la même date, d'une ambassade envoyée en commun par les Turcs et les Tartares, pour conclure une alliance avec le roi de Pologne, Casimir IV. (De rebus Polonorum, lib. XXIX, initio.)


« ritoire. Vous devez renoncer à votre Posadnick, « à la cloche qui vous appelait au conseil na- « tional 1. » Pleskof perdît bientôt ses privilèges, comme Novgorod, dont on l'appelait la soeur cadette. Les principautés indépendantes étaient réduites comme les villes libres ; et déjà commençait à s'organiser, redoutable à ses voisins et absolue dans sa constitution intérieure, cette monarchie qui embrasse aujourd'hui la moitié de l'Europe, le tiers de l'Asie, une portion de l'Amérique, et dont M. A. de Humboldt, qui en a récemment exploré les richesses minérales, estime la totalité égale à la partie visible de la lune. Mais alors il ne s'agissait pour la Russie, ni de sonder les mines

(I) L'administration de Novgorod et de Pleskof était à peu près semblable à celle des villes libres de l'Allemagne. Les fonctions du premier magistrat ou Posadnick avaient beaucoup de rapport avec celles du Burgermeister allemand. Le représentant du prince ou Tiamestnich n'avait dans la cité que des prérogatives honorifiques. Le pouvoir résidait dans les magistrats nommés par le peuple, et dans ces grandes assemblées (vetches), où la bourgeoisie tout entière se réunissait tumultueusement, au son de la grosse cloche (vetchevoi kolokol). En 1475, Ivan III supprima la charge de Posadnick, et emporta, comme un trophée, la cloche nationale de Novgorod, qu'il fit placer à Moskou, en face du Kremlin. (Lévesque, Histoire de Russie, t. II. — Muller, Voyages et découvertes faites par les Russes, Amsterdam, 1756.)


de l'Oural, ni de s'ingérer dans les affaires de l'Europe par la diplomatie ou par la guerre : c'était un pays qui naissait à peine à la vie politique, et que sa barbarie, autant que sa position, isolait des nations occidentales. Ces peuples, vêtus de peaux, vivaient grossièrement dans des buttes de bois, faiLes de troncs d'arbres enduits de mousse. Leurs moeurs étaient rudes et incultes, et ils avaient à peine l'idée des doctrines de l'église grecque, à laquelle ils appartenaient.

Alors la Pologne était une nation. Elle était libre, puissante, redoutée, sous un roi de la famille Jagellon, Casimir 4, qui régnait depuis près d'un demi-siècle. Victorieuse des chevaliers de l'ordre teutonique, et maîtresse de la plus grande partie de la Prusse que ces chevaliers avait occupée', la Pologne, jointe à la Lithuanie, tenait sous ses lois un vaste territoire, depuis le pied des monts Krapacks jusqu'aux bords de la Ballique. Le duché de Moscovie ne l'envisageait qu'avec effroi ; mais la

(I) Au commencement du quinxième siècle, l'ordre teutonique tirait de la Prusse un revenu de 800,000 florins d'or (6 à 7 millions de notre monnaie); mais biéntôt en guerre avec la Pologne, les chevaliers lui cédèrent, par le traité de Thorn (1466), tout le pays compris depuis tous le nom de Prusse polonaise ; car il y avait alors une Prusse polonaise, comme il y a aujourd'hui une Pologne prussienne.


Pologne voyait d'au oeil jaloux cette puissance nouvelle sortir de la servitude et de l'obscurité. Elle combattit souvent le colosse au berceau, comme si elle avait eu le pressentiment qu'elle dût un jour en être écrasée. Dès lors la Pologne avait ses nonces sou sénat, sa bourgeoisie presque nulle, et son peuple de serfs. Tout y dépendait d'une noblesse guerrière et agitée, rarement d'accord avec elle-même, mais toujours disposée à resserrer le pouvoir royal dans des limites où il put à peine se mouvoir. Le malheur de la Pologne, dont la noblesse fut d'ailleurs si brave et si héroïque, fut de n'avoir pas subi cette révolution salutaire qui, dans les autres pays de l'Europe, fortifiait la puissance de la couronne aux dépens de celle des grands ; révolution dont le premier résultat était de pourvoir avec plus de vigueur à la sureté extérieure des États, et qui

(1) Placuit binos è palenatibus legatos ad comitia Petricovioisia inittî, qui decernendi in commune cum eseteris tribuli potestatem haberent. Atque hoc, tùm primùm fieri coeptum (1467), sic inolevit posterioribus temporibus, ut sine iis legatis, seu nunciis terrarum (sic vocantur), nulla comitia legitima haberentur, neque tributum decerni, ac ne lex quidem ulla ferri posse videretur : auctusque est, et subiudè etiamnùm augetur corum numerus. (Martin Cromer, De rebus Polonorum, lib. 27.)


devait même contribuer un jour au développement dés libertés populaires.

A la fin du quinzième siècle, l'influence de la Pologne s'étendait sur deux pays voisins, qui prétendaient aussi avoir le droit de se choisir des princes. Un des fils de Casimir 4, Vladislas régnait sur la Hongrie et sur la Bohême. La Hongrie, dont les Corvin avaient fait le rempart de l'Europe chrétienne, en même temps qu'ils avaient réforme ses lois et avancé sa civilisation', la Hongrie était toujours exposée aux invasions des Turcs, maîtres

(I) La législation de Mathias Corvin, conservée par Bonfinius (Rerum Hungaricarum decades, déc. IV, lib. VII), porte l'empreinte de l'époque où elle a été composée, et de la situation difficile où se trouvait le roi de Hongrie. C'était une sorte de transaction entre le peuple, qui, en Hongrie comme ailleurs, voulait la centralisation du pouvoir, et les Magnats qui prétendaient imposer le respect de leurs privilèges à un chef de leur choix. Aussi, à 06té de l'article qui abolit les justices palatines, y en a-t-il un autre qui donne au président des tribunaux du roi huit ou dix assesseurs tirés de l'ordre de la noblesse.

Mathias ne fut pas seulement le législateur de la Hongrie : il s'efforça de civiliser son royaume, et d'en faire une autre Italie, selon l'expression de Bonfinius : « Pannoniam Italiam alteram reddere conabatur...Varias, qui bus olim carebat, a ries eximiosqiie artifices, ex Italia, magno sumptu, evocavit... » Il attira en Hongrie des astronomes, des médecins, des mathématiciens, des jurisconsultes, et jusqu'à des agriculteurs et des jar¬


des embouchures du Danube. La Bohême était alors sourdement agitée par des symptômes de réforme religieuse. Le supplice de Jean Hus n'avait fait que propager sa doctrine, et, sous les cendres de son bûcher, couvait le feu qui allait embraser l'Allemagne. Ces deux Etats, menacés à la fois par la conquête étrangère et par des discordes intérieures, avaient intérêt à s'appuyer sur quelque puissance voisine, qui les maintînt paisibles au dedans et redoutables au dehors. Mais la Pologne, à laquelle ils venaient de s'allier, était inhabile à leur donner ce qu'elle n'avait pas pour elle-même, des garanties d'ordre et de durée ; et, d'un autre côté, ils refusaient obstinément le patronage de l'Empire. Ils défendaient, depuis le milieu du quinzième siècle, leur indépendance nationale contre l'empereur Frédéric III, archiduc d'Autriche, qui prétendait les réunir à ses États héréditaires. Ce prince était sans doute entraîné par des motifs d'ambition et d'intérêt personnel, et l'histoire doit des éloges aux courageux efforts de la Bohême et de la Hongrie pour s'élever

diniers italiens. « Olitores, cultores hortorum, agriculturaeque magistros, qui cascos etiam Latino, Siculo, Gallico more conficerent... » Enfin Mathias établit à Bude un collège ecclésiastique, et il y fonda une bibliothèque renommée par sa richesse en ouvrages grecs et latins (Bonfinius, loc. citat.)


au rang des nations ; mais, il faut l'avouer, l'intérêt Lien entendu de ces deux peuples, d'accord avec l'intérêt général de l'Allemagne et de l'Europe, les condamnait à perdre leur existence personnelle au sein des États autrichiens, et à fortifier le corps germanique contre la niasse de l'empire turc, qui grandissait à chaque instant.

En 1492, Frédéric III allait bientôt laisser à son fils Maximilien l'Empire, long-temps divisé par des querelles intestines. L'Allemagne, vaste corps composé d'Etats si divers, de principautés indépendantes, de domaines ecclésiastiques et de républiques commerçantes, n'obéissait pas toujours au chef qu'elle s'était choisi. Les sept électeurs, dont le privilège avait été consacré par la bulle d'or de Charles IV (1356), ne pouvaient se résoudre à se reconnaître les inférieurs d'un empereur qui tenait son droit de leur vole'; et, de son côté, l'empereur, qui n'aurait du être que l'exécuteur des volontés de la diète et le premier gardien des libellés germaniques, portait la main sur

(I) A une époque plus ancienne, les empereurs avaient été élus par tous les chefs. Quelquefois même l'élection avait été soumise à l'approbation du peuple, comme celle de Conrad II, en 1024 , et celle de Lolliairc II, en 1125. Un jurisconsulte allemand, cité par Robertson, Struve dit que soixante, mille personnes assistaient à cette dernière élection.


des privilèges qu'il avait juré de maintenir. De là des luttes dont Frédéric III avait failli être la victime. Dans là première partie de son règne, il avait été sur le point d'être déposé par une ligue électorale, à la tête de laquelle se trouvait un électeur ecclésiastique, l'archevêque de Mayence, Thierry d'Isenburg. Les Eglises germaniques ne pouvaient pardonner à Frédéric d avoir sacrifié à la cour de Rome la Pragmatique-Sanction de Mayence, vainement remplacée par les concordats de 1447 et 1448. Mais, sur les derniers jours de l'empereur, l'Allemagne, devenue plus calme, comprit le besoin de réformer sa constitution politique, et elle y panant sous le règne de Maximilien. bientôt la diète de Worms (1495) publia son décret sur la paix publique 1, qui défendait sévèrement toute espèce de défis et de guerres privées entre les membres du corps germanique. Les différends entre les États devaient être portés à un tribunal supérieur) qui fut institué la même année, sous le nom de Chambre impériale *. Ce tribunal était composé de seize conseillers, pré(I)

pré(I) Abrégé chronologique de l'histoire et du droit public de l'Allemagne. — Datt, Volumen rerum Germanicarum novum, seu de Pacce publics, lib. I.

(2) Dès l'année 1468, la diète de Nuremberg, pour assurer la tranquillité de l'Aillemagne, avait proposé la création d'une


sidés par un grand-juge. Le président devait appartenir à la noblesse supérieure, et huit conseillers à l'ordre équestre; les huit autres devaient être pris parmi les jurisconsultes, docteurs ou licenciés. Les conseillers étaient choisis par l'empereur, sur une liste de candidats présentes par les Ltats; le prince ne nommait directement que le président. La diète de Worras avait donc pris ses précautions contre l'arbitraire impérial, et, dans la composition du tribunal suprême de l'Allemagne, elle avait fait une part à la science et à l'élection. Aussi les empereurs trouvèrent-ils souvent dans celte institution un obstacle à leurs vues ambitieuses. Pour affaiblir l'action de la Chambre impériale, Maximilien lui opposa, dès le commencement du siècle suivant ( 1501 ), le Conseil indique, dont la mission spéciale fut de soutenir les droits impériaux. Les électeurs se promirent mutuellement aide et appui, par l'union électorale., conclue en 1502. Les villes libres s'étaient réunies depuis long-temps en confédérations puissantes (ligue hanséatique, ligues des villes du Rhin et de Souabe). Enfin la division de l'Alle-cour

l'Alle-cour justice supérieure, qui dépendit également de l'empereur el du corps germanique, et qui jugeat en dernier ressort les causes des princes et autres membres de la confédération ; mais ce projet fut ajourné. (Pfeffel, Abrégé chronol.)


magne en cercles 1, commencée par la diète d'Augs-bou rg (15oo), achevée plus tard par celle de Trêves (1512), compléta la constitution moderne du corps germanique.

Au milieu des désordres de l'empire et de ses efforts pour arriver à une organisation régulière, la maison d'Autriclieavait marché droit à son but, son agrandissement particulier. C'était peu des prétentions de Frédéric III aux troncs de Bohême et de Hongrie : la maison d'Autriche, moins guerrière que politique, fondait heureusement par des mariages l'édifice de celte puissance qui devait menacer l'Europe. Maximilien, en épousant l'héritière de Bourgogne 2, avait joint les Pays-Bas

(1) La diète d'Augsbourg n'avait établi que six cercles, ceux de Bavière, de Franconie, du Rhin, de Souabe, de Saxe et de Westphalie. Les États des électeurs n'étaient pas compris dans cette première division, non plus que ceux d'Autriche et de Bourgogne : ils entrèrent dans la seconde, sous le nom de Cercles du Bas-Rhin, de Haute-Saxe, d'Autriche et de Bourgogne. La Prusse et la Bohème restèrent toujours en dehors de cette division géographique.

(2) Le dernier duché de Bourgogne, créé en 1363 par le roi de France Jcan-le-Bon, en faveur de son fils puiné, Philippe-le-Hardi, s'était augmenté, par le mariage de Philippe avec l'héritière des comtes de Flaudre, de la Flandre proprement dite, de l'Artois, de la Franche-Comté et du Nivernais. Le petit-fils de Philippe-le-Hardi, Philippe-le-Bon ajouta aux


aux États autrichiens (1477) ; et, quelques années plus tard, son fils, l'archiduc Philippe, par son mariage avec Jeanne de Castille, devait ajouter l'Espagne à ses vastes domaines, et avec l'Espagne le Nouveau-Monde (1496). L'établissement d'une armée permanente dans les États autrichiens, l'organisation des landsknechts (fantassins) et des reitres (reiter, cavalier), ainsi que la division de l'Autriche en districts, appartiennent au commencement. du règne de Maximilien.

L'Allemagne, mêlée par sa position centrale à toutes les affaires de l'Europe, touchait par le nord aux Etals Scandinaves. Ces États avaient été puissants vers la fin du quatorzième siècle, quand le Danemarck était uni, non-seulement à la Norwège, mais à la Suède, sous le sceptre de Maiguerite-la-Grande, la Sémiramis. du Nord, L'union de Caldomaines

Caldomaines son père, soit par achat, soit par succession, le comté de Namur, les duchés de Brabant, de Limbourg, les comtés de Hainault, de Hollande, de Zélande, de Frise, et le duché de Luxembourg. Charles-le-Téméraire, qui vint ensuite, voulait s'agrandir aux dépens de la France, de l'Allemagne, de la Suisse, et ériger la Bourgogne en royaume indépendant. Mais, à sa mort (1477), le duché fut démembré : Louis XI réunit à la Fiance la Bourgogne, l'Artois et la Franche-Comté ; il ne resta plus à Marie de Bourgogne que la Flandre et les Pays-Bas.


mar (1397), tout en réservant à chaque nation ses privilèges et ses droits particuliers, avait constitué un royaume Scandinave, capable de lutter soit contre les Slaves, soit contre les Allemands. Mais cette union ne dura pas plus d'un demi-siècle. Dès 1448, elle était rompue : la Suède avait un roi particulier, Charles VIII, et c'était une maison allemande, les comtes d'Oldenburg qui régnaient sur le Danemarck et la Norwège. Il y avait, à cette époque, une grande différence entre le système politique de la Suède et celui du Danemarck. En Suède, la féodalité était fortement ébranlée, dès l'avénement de Charles VIII ; elle déclina de plus en plus sous les Sture qui lui succédèrent, non comme rois, mais comme administrateurs. En Danemarck, au contraire, l'aristocratie féodale n'avait rien perdu de sa puissance, et elle faisait la loi au nouveau chef qu'elle s'était choisi, à Christiern Ier. Ce dernier Etat tendait à se rapprocher de l'Allemagne où dominait encore la féodalité, tandis que la Suède cherchait à s'en isoler de plus en plus. Le Holstein, dépendance du Danemarck, était d'ailleurs un lien naturel entre ce royaume et la confédération germanique. Aussi l'empereur intervint-il plus d'une fois dans les querelles des États Scandinaves; et il intervint non,pas seulement comme médiateur et comme allié, mais comme


protecteur et comme suzerain. Au commencement du seizième siècle, le.roi de Danemarck Jean II, le frère et le successeur de Christien Ier, ayant conquis la Suède, et lés Suédois s'étant révoltés contre lui, l'empereur Maximilien vint à son aide, et écrivit aux. États de Suède qu'ils eussent à obéir, qu'autrement il procéderait contre eux d'après les lois de l'Empire 1. C'était agir selon la pensée de Frédéric III, fastueusement appelé dans son épitaphe le souverain de la chrétienté ; et c'est en vertu de ce prétendu droit à une sorte de monarchie européenne, que Charles-Quint intervint plus tard dans la lutte de Christien II contre Gustave Wasa.

Il y avait plus d'un siècle et demi que la Suisse était, indépendante de la. maison d'Autriche. La ligue de Brunnen était, depuis 1315, la base du système fédératif des Suisses. Mais, dès le : milieu du quatorzième siècle, le nombre des cantons avait. été porté à huit : aux trois cantons fonda-teurs de la liberté, Uri, Schwitz et Untenvalden, s'étaient joints Lucerne, Zurich, Glaris, Zug et Berne, La république helvétique sut résister à la Bourgogne 1, comme elle avait résisté à l'Autriche :

(I) Puffendorf, De rebus Suecicis. — Mallet, Hist. du Danemarck.

(2) Ph. de Commines, chroniques de Loys XI, ch. 85 et 88.


armées, richesses, honneur, le duc Charles perdit tout à Granson et à Moral (1476). L'année suivante, il périt devant Nancy, et la Bourgogne acheta la paix 150,000 florins 1. Bientôt Soleure et Fribourg augmentèrent le nombre des cantons (1481), et la liberté de l'Helvétie fut désormais immuable comme la base de ses montagnes. Mais, tout en repoussant la domination immédiate de l'Autriche, les Suisses n'avaient pas rompu les liens qui les unissaient au corps germanique. Les confédérés de Brunnen (Eidgenossen), en se liguant pour le maintien de leur liberté, avaient réservé les droits de l'Empire, et l'Empire était toujours prêt à les faire valoir. Ce dernier reste de servitude pesait au libre montagnard de la Suisse : les cantons refusèrent plus d'une fois obéissance aux décrets de la diète germanique. De là, vers la fin du quinzième siècle, des guerres entre l'empereur Maximilien et la confédération. La victoire affranchit les Suisses de l'Empire, comme jadis elle les avait affranchis de l'Autriche : ils furent désormais exempts de fournir aux diètes germaniques des contingents et des subsides, quoiqu'il n'en fût pas fait mention dans le traité conclu à Bâle, en 14993. Cette indépendance de fait n'entra dans

(I) Zschokke, Hist. de la nation suisse, chap. 26 et 27. (2) Deux ans après ce traité, Bâle et Schaffouse se réuni¬


le droit public de l'Europe que par un article spécial du traité de Westphalie (1648). C'était surtout pour s'affranchir complètement de la souveraineté impériale, que les Suisses traitaient avec les rois de France, dès le milieu du quinzième siècle. Le premier de ces traités fut conclu sous Charles VII, par l'entremise du dauphin (1453). Louis XI resserra les liens de la France avec la Suisse, cl substitua aux francs-archers les troupes de la confédération 1.

rent à la ligue helvétique (1501) , et, douze ans plus tard, l'adhésion d'Appenzell compléta la république des treize cantons.

(I) Par le traité de 1480, les Suisses s'engagèrent à fournir à Louis XI un corps de six mille hommes, les premières troupes réglées que la France ait eues à son service du consentement de la confédération. Les Suisses conclurent ce traité malgré leurs voisins, et ne tinrent aucun compte des protestations de l'empereur, de la duchesse de Bourgogne, des villes de la Basse-Allemagne, et des États de Franche-Comté. Le bruit flatteur des mulets chargés d'argent, qui descendaient chez eux des hauteurs du Jura, fut seul écouté. Ces mulets apportèrent, en plusieurs paiements, les io,ooo florins promis par le roi de France. (Muller, Histoire des Suisses, traduite et continuée par Mallet, t. X.)

Philippe de Commines parle aussi de l'alliance de Louis XI avec ceux que le roi de France appelait mesteigneurs des Ligues; il raconte comment l'argent fut partagé entre les villes de la confédération, et il ajoute, en parlant du roi : « Il se feit leur bourgeois et aussi leur premier allié, et en voulut lettres. » (Philippe de Commines, Chroniques de Loys XI, ch. CXX.)


Alors commençait à s'établir, pour être rompue bien rarement dans la suite, une alliance aussi profitable à la sûreté de nos frontières qu'à l'indépendance de l'Helvétie.

L'ambition de l'empereur, que l'on retrouvait partout à cette époque, prétendait toujours à la possession de l'Italie, et surtout de l'Italie septentrionale. La Péninsule, plus florissante que jamais par le développement des sciences et des arts, avait été frappée dans une de ses principales ressources, dans son commerce, par la prise de Constantinople, qui lui fermait l'Orient. Elle commençait aussi à souffrir des progrès de la marine et de l'industrie portugaises. Bientôt les nouvelles découvertes allaient faire passer à l'Occident presque tout le commerce de l'Europe 1. Mais ce n'é-

(1) Au quatorzième siècle, l'Italie et Venise en particulier avaient eu le monopole du commerce des Indes. En 1343, la république vénitienne avait conclu, avec le Soudan d'Égypte, un traité qui lui assurait uneentière liberté de commerce dans les ports d'Égypte et de Syrie, ainsi que le droit d'avoir des consuls à Damas et à Alexandrie. Les détails de cette négociation se trouvent dans une chronique vénitienne, recueillie par Muratori. On y voit que la république ne traita avec le chef des Infidèles qu'après s'être pourvue de l'autorisation pontificale. « Anteqnàm pax ipsa firmaretur, quia ad partes illas non poterat navigari, transmissi fuerunt ad Dom. Papam duo ambaxatores, qui a Sanct. Apostol. gratiam impetrârunt, quod


tait pas là. lè plus grand mal de l'Italie : ce qui la livrait sans défense aux attaques étrangères, c'était sa division en un grand nombre de petits Etats, et, dans chaque Etat, la lutte des factions et des intérêts ; opposés.Parcourez l'Italie à cette époque, depuis le golfe de Tarente jusqu'au-revers méridional des Alpes, vous y serez partout frappé d'un triste spectacle. Dans le royaume de Naples, le peuple soutient le roi de la dynastie nouvelle, Ferdinand d'Aragon ; mais les harons intriguent au dehors et se soulèvent au dedans, pour rétablir cette maison d'Anjou qui a légué ses droits à la France. Les papes n'aspiraient plus à la monarchie universelle ; mais ils voulaient être rois chez eux, et luttaient avec acharnement contre les seigneurs des États romains. A Florence, les Médicis avaient envahi peu à peu les libertés du peuple et les privilèges de leurs pairs. L'un d'eux, Julien de Médicis avait été poignardé dans une %lise. Laurent, son frère, qui lui survécut, fut surnommé, le Magnifique et le Père des Muset ; mais Florence paya cher ces beaux surnoms; car elle fut réduite à prévenir, par une banqueroute publique, la banqueroute de Médicis.

Veneti com galeis armatis et navibus possent ad Alexandriam et ad alias partes Soldano subjectas licitè navigare. » ( Muratori,

Muratori, p. 418.)


■ La Dominante Venise," qui comptait encore plus de trente mille matelots sous ses pavillons, avait cependant plus perdu que les autres États de l'Italie à la prise de Constantinople. Après une guerre longue et ruineuse, elle avait conclu avec les Turcs une paix flétrissante ; mais, pour se dédommager de ce que lui avaient enlevé les Ottomans, elle venait d'acquérir l'île de Chypre (1490) ; elle ravageait les côtes du royaume de Naples, et morcelait le territoire de ses voisins. Depuis longtemps maîtresse de l'Istrie, de la marche Trévisane, de la Dalmatie et du l'rioul, Venise s'était approprié les terres et les villes du duché de Milan jusqu'à Brescia, et, tout récemment encore, elle avait forcé le duc de Ferrare à lui abandonner la Polésine de Rovigo. Dans l'intérieur de la république, le nombre des citoyens diminuait tous les jours, et les pouvoirs se concentraient de plus en plus entre les mains d'une aristocratie jalouse: l'inquisition d'état avait été créée en 1454. - Dans le duché de Milan, l'ancienne famille des Visconti avait été remplacée par celle des Sforza, qui descendait d'un laboureur, devenu chef de condottieri. Le despotisme de ces parvenus, insupportable à la noblesse milanaise, suscita bientôt des conspirateurs, et Galéas Sforza fut poignardé dans la basilique de Saint-Ambroise (1476),


presque en même temps que Julien de Médicis dans la cathédrale de Florence. Ces deux faits et d'autres semblables prouvent que, dans les différentes parties de l'Italie, le pouvoir tendait à se faire absolu, et que l'aristocratie en était venue, pour le combattre, à des moyens désespérés. En 1492, le duché de Milan appartenait à Jean Galéas, fils de celui qui venait d'être assassiné ; mais Ludovic, oncle de cet enfant, le tenait captif dans le château de Pavie, exerçait le pouvoir de fait, et comptait sur l'appui de la France pour se maintenir dans son usurpation. Gênes, alors bien déchue de son antique puissance, était réunie au Milanais. Ludovic Sforza en avait été investi, deux ans auparavant, comme d'un duché qui relevait du roi de France. Il allait peut-être garder Milan aux mêmes conditions. C'est ce que ne pouvait souffrir l'empereur, accoutumé à traiter l'Italie du nord comme son domaine. Aussi Maximilien ne tardera-t-il pas à enlever à Charles VIII l'alliance de Ludovic, et l'on peut prévoir le moment où les Français et les Impériaux se disputeront les fertiles plaines de la Lombardie

La France était prête alors à franchir les Alpes,

(I) Sismondi, Histoire des Républiques italiennes, t. XI et XII.


et à tenter la conquête de l'Italie. Les règnes de (Charles VII et de Louis XI avaient concentré les forces nationales entre les mains du roi, et agrandi de plusieurs provinces le domaine de la couronne. L'expulsion définitive des Anglais, auxquels il ne restait plus sur le continent que la ville de Calais, la création des premières troupes permanentes 1, destinées à remplacer en France les anciennes milices féodales (1439-1448), l'établissement du parlement de Grenoble (i453), l'ordonnance pour la rédaction des coutumes 2, et

(I) Les quinze compagnies d'ordonnance (cavalerie) furent établies d'après le voeu des états de 1439. On y joignit, vers la même époque, un corps permanent d'infanterie, composé de quatre mille archers ; mais la création des francs-archers ne date que de l'année 1448, comme on peut le voir dans le recueil des Ordonnances : « Ordonnons que en chascune paroisse de nostre royaume aura ung archer qui sera et se tiendra continuellement en habillement suffisant et armé... nous les ferons payer de quatre francs pour homme par chascun mois.... Ordonnons qu'ils seront excrapts de toutes les tailles et aultres charges quelconques, excepté du fait des aides-ordonnées pour la guerre et de la gabelle du sel.... etc. (Ordonnance du 18 avril

(2) Ordonner la rédaction des coutumes, c'était préparer aux jurisconsultes le moyen d'interpréter ces coutumes, de les confronter, et plus tard d'en tirer les éléments d'un droit commun; c'était faire le premier pas vers cette unité de législation qui fait aujourd'hui l'honneur de la France et l'envie


les jugements sévères qui frappèrent plusieurs seigneurs rebelles à la volonté royale, tels avaient été les principaux résultats du règne de Charles VII. Louis XI continua jusqu'au bout l'oeuvre de son père, avec un sang-froid qui, ne voyant que le but, était peu scrupuleux sur les moyens. Il réduisit, soit par la force, soit par la ruse, les nobles vainement ligués contre lui. Tantôt il les effrayait par des arrêts qui confisquaient leurs biens, et condamnaient leurs personnes à la captivité ou à la mort ; tantôt il cherchait à les enchaîner à sa politique par des honneurs ou par des bienfaits intéressés. Telle fut l'origine de l'ordre de Saint-Michel 1. Louis XI étendit les justices

des étrangers. Aussi cette ordonnance, bien qu'elle n'ait été exécutée que plus tard, doit-elle être considérée comme un des plus beaux monuments du règne de Charles VII : « Ordonnons que les coutumes, usages et stilcs de loua les pays de nostre royaume soyent rédigéz et mis en escrit.... seront apportez par devant nous pour les faire veoir et visiter par les gens de nostre grand conseil ou de nostre Court de parlement, et par nous décrétéz et confirméz... défendons à tous advocats de nostre royaume qu'ils n'alleguent aultres coustumes et usages que ceux décrétez.... enjoignons aux juges qu'ils punissent et corrigent ceux qui feront le contraire. (Art. 125 des lettres donuées à Montilz-les-Tours, pour la réformation de la justice, pendant les jours de Pasques 1453-1454.) (I) L'ordre de Saint-Michel ne devait avoir que trente-six


royales par la création des parlements de Bordeaux (1462)et de Dijon (1480) ; il assura la frontière septentrionale de la France, en rachetant les villes de la Somme, engagées par son père. Il ajouta au domaine royal la Bourgogne, la Franche-Comté , l'Artois, la Cerdagne et le Roussillon, l'Anjou, le Maine et la Provence. Il multiplia les rapports entre les différentes parties du royaume par l'établissement des postes 1, et répandit l'instruction

chevaliers, gentils-hommes de noms et d'armes. En examinant, dans l'ordonnance de Louis XI, la liste des premiers chevaliers, on y reconnaît la plupart des membres de la Ligue du Bien-Public, les ducs de Guyenne, de Bourbon, les comtes de Saint-Pol, de Dampmartin, etc. Les chevaliers prètaient serment entre les mains du roi, chef souverain de l'ordre ; ils juraient sur la croix et sur les Evangiles, de défendre envers et contre tous les droits de la couronne et l'autorité royale, de ne s'affilier à aucun ordre étranger sans le consentement du roi, de ne conclure, sans sa permission, aucune ligue entre eux, ni avec les autres princes de l'Europe (Ordonnance du 1er août 1469). Ce serment liait tellement les seigneurs au roi que le duc de Bretagne en fut effrayé, et refusa l'honneur qui lui était fait. Il fallut que Louis XI parût sur la frontière de la Bretagne avec une armée, pour forcer le duc à accepter le collier de Saint-Michel.

(I) On trouve dans le recueil de Blanchard (Compilation chronologique des ordonnances, édits, déclarations, lettres patentes des rois de France, de 897 à 1715, t. I), une déclaration donnée le 19 juin 1464, à Luiieu, près Douions, portant


dans les provinces, en fondant l'université de Bourges (14^3) et celle de Bordeaux (1472). Enfin la révocation de la pragmatique de Bourges, si souvent reprochée à sa politique parle cleigé et les parlements, était moins un sacrifice à l'ambition de la cour de Rome, qu'un coup indirect porté à l'influence de la noblesse dans les élections ecclésiastiques.

Le règne de Louis XI avait fortifié le pouvoir. Après sa mort, il y eut un mouvement de liberté dans l'assemblée des états-généraux, convoqués à Tours en 1484. Louis XI avait toujours sacrifié, dans l'intérêt de sa puissance, la noblesse à la bourgeoisie ; niais, tout en frappant de préférence les hautes têtes qui environnaient le trône, il n'avait pas toujours ménagé la liberté, ni surtout la bourse des bourgeois. Aussi les trois ordres furent-ils d'accord pour réclamer des réformes dans le gouréglement

gouréglement l'établissement des grands-maîtres des courriers dans l'étendue du royaume; mais Blanchard ne dit point à quelles sources il a puisé cette piccc, et les rédacteurs du recueil des Ordonnances déclarent ne l'avoir trouvée dans aucun registre. Louis XI rendit, en octobre 1479, un édit portant création de contrôleurs généraux des chevaucheurs du Roy et aullrcs tenant postes. Mais ces courriers ne servaient encore, à cette époque, qu'à porter les dépêches royales, et ce ne fut, à ce qu'il parait, qu'à la fin de son règne, sers 1482, que le roi autorisa les particuliers à s'en servir.


vernement 1. Le clergé redemandait les libertés de l'église gallicane, sacrifiées par l'abolition de la pragmatique. La noblesse réclamait ses juridictions détruites, ses pensions supprimées, la garde exclusive des places frontières, le droit de chasse dans les forets royales, en un mot, ses privilèges. Le tiers-état, c'est-à-dire le plus grand nombre, commençait à demander quelques-unes des libertés qu'il devait plus tard conquérir. Il voulait que

(I) Les maximes de droit public les plus libérales furent hautement professées dans cette assemblée, comme nous le voyons dans le journal de Masselin. On lit dans un discours du seigneur De la Roche : « Historiae praedicant, et id à majoribus meis accepi, initio domini rerum populi suffragio reges fuisse creatos, et eos maxime praelatos, qui virtute et industrie reliquos anteirent... et imprimis vobis probatum esse velim rera publicam rem populi esse, et regibus ab eo traditam, eosque qui, vi vel alias, nullo populi consensu, eam habuére, tyrannos creditos et aliénas rei invasores. » Mais il faut remarquer que l'orateur n'entend pas soulever le tiers-état contre les deux ordres privilégiés. Sa définition du peuple comprend toutes les classes de citoyens, depuis le prince jusqu'au dernier sujet. Populum appello, non plebem, nec alios tantùm hujus regni subdifos, sed omnes cujusque statùs, adeo ut statuum generalium noiniue etiam compiecti principes arbitrer...» (Journal des états-généraux de 1484, rédigé en latin par J. Masselin, député du bailliage de Rouen. Collection de Documents inédits sur l'histoire de France, publiée par les soins de M. le ministre de l'Instruction publique, Paris, 1835.)


la vénalité des charges fût proscrite, qu'un seul homme ne pût en posséder plusieurs, que les accusés ne pussent, en aucun cas, être traduits devant des commissaires, que les charges de judicalure fussent inamovibles 1, que les confiscations illégales fussent abolies, enfin que nul impôt ne pût être révoqué ou établi sans le consentement des états ; ancien axiome de droit public français, solennellement reconnu en 1338 et 1339, sous le règne de Philippe de Valois. Anne de Beaujeu, à qui Louis XI avait légué la régence, et dont le caractère avait retenu quelque chose de la finesse paternelle, suivit habilement la politique du feu roi, nonobstant toutes réclamations. Elle fil la sourde oreille aux doléances du clergé, rendit à la noblesse quelques prérogatives honorifiques, et, pour calmer le tiers-état, diminua les impôts, qui avaient été triplés sous Louis XI 2. Elle déjoua,

(1) Le principe de l'inamovibilité des Juges avait été reconnu par Louis XI lui-même, dans sa déclaration de 1467, portant qu'il ne sera donné aucun office, s'il n'est vacant par mort, résignation ou forfaiture.

(2) Le Roy Charles septiesme levoit, à l'heure de son trespas, dix-huicl cens mille francs en toutes choses sur son royaume... et, à l'heure du trespas du roy nostre maîstre (Louis XI), il levoit quarante-sept cens mille francs. (Philippe de Commines, Chroniques du roy Loys XI, ch. CXX-IX.)


par sa fermeté, les intrigues du duc d'Orléans (plus tard Louis XII), qui tentait de renouer l'ancienne ligue du Bien-Public, et conspirait contre la couronne avec le duc de Bretagne. Bientôt Charles VIII échappa à la tutelle de sa soeur, prit en main le gouvernement, et ajouta au domaine une importante province, par son mariage avec l'héritière de Bretagne (1491) ; heureux si, après avoir agrandi son royaume à l'ouest, il ne l'avait affaibli au nord, à l'est et au midi', et s'il n'avait démembré la France, dans l'espoir de conqué-rir l'Italie !

L'Angleterre, humiliée par la perte de ses provinces françaises, sortait à peine des troubles intérieurs qui l'avaient si long-temps déchirée. La guerre des Deux Roses, allumée depuis le milieu du quinzième siècle, venait de finir par la bataille de Bosuorlh , c'est-à-dire par le triomphe des La castre dans la personne de Henri. VII ( 1485). L'année suivante, le vainqueur de Richard III confondit les intérêts des deux maisons, par son mariage avec l'héritière d'Yorck,

(1) Par te traité de Barcelonne (1493), Charles VIII rendit le Roussillon et la Cerdaigne à Ferdinand-le-Catholique ; par le traité de Senlis, conclu la même année, il rendit à Maximilien l'Artois et la Franche-Comté. (Dumont, recueil des traités de paix, tome III, 2e partie.)


et l'Angleterre entra dans une période de royauté presque absolue, qui se prolongea pendant toute la durée du seizième siècle. Déjà la guerre des Deux Roses avait préparé ce résultat. Quand Warwick, le faiseur de rois (Kings' maker), combattait pour la maison d'Yorck, il ordonnait à ses soldats d'épargner le peuple et de frapper les nobles, et la noblesse anglaise avait été moissonnée dans les sanglantes journées de Saint-Al-bans, de Towton, d'Exham et de Tewkesbury. Le parlement s'était effacé pendant les troubles ci-ils, et n'avait fait qu'enregistrer sans murmure les arrêts que la guerre avait prononcés. Edouard IV avait régné en prince absolu ; et Henri VII, en réunissant les deux partis, marcha dans la même voie, d'un pas encore plus hardi, l'ar l'abolition du droit de maintenance 1, il enleva aux nobles la puissance militaire qui leur restait (1487). En touchant aux anciennes lois sur \easubstitutions',

(I) On donnait le nom de maintenance à une association d'individus, réunis sous un chef dont ils portaient les livrées, et auquel ils étaient liés par serment. Ces hommes s'engageaient à soutenir, les armes à la main, les querelles particulières de leur chef et celles des membres de l'association. Le parlement de 1487 rendit un bill très sévère contre les maintenances. (Lingard, Hist. d'Angleterre, règne de Henri VII.)

(2) Par un acte du 26 janvier 1492, il fut permis à ceux qui


il détruisit l'avenir des plus illustres maisons (1492). En même temps, il restreignit le droit d'asile, si fatal à la paix publique. Ses règlements sur la procédure et sur les frais de justice rendirent les tribunaux plus accessibles aux classes pauvres. Enfin il travailla à l'unité territoriale du royaume, par le statut de 1495, destiné à assujétir les Irlandais à la politique de l'Angleterre \ En 1492, pour complaire à son peuple, qui rêvait toujours la conquête de la France, Henri VII avait déclaré la guerre à Charles VIII ; il était descendu à Calais, qui était encore une ville anglaise ; mais, après

accompagnaient le roi à la guerre d'aliéner leurs biens, sans payer aucun droit (Statuts du règne de Henri VII, cités par Lingard.)

(1) En 1495, le parlement irlandais rendit le bill célèbre auquel est resté le nom de Poynings, parce que ce parlement avait été convoqué par Edouard Poynings, lieutenant du gouverneur d'Irlande. Ce bill était dirigé contre la puissance des seigneurs irlandais; il abolissait les maintenances, et donnait force de loi, en Irlande, à tous les statuts dernièrement adoptés en Angleterre : « Giving to all statutes lately made in England, the force of law in Ireland. » Il fut décidé, en même temps, qu'à l'avenir aucun parlement ne serait convoqué en Irlande sans que le roi eût été préalablement informé des motifs de sa convocation, et sans qu'il eût donné son approbation aux actes qui devaient y être proposés. (Lingard, Histoire d'Angleterre, tome V.)


quelques rencontres sans résultat, le roi de France l'avait renvoyé avec de l'argent 1. L'Angleterre, occupée à s'organiser elle-même et à fermer les plaies de la guerre civile, n'avait pas la force de dicter la loi au continent.

L'Écosse, alors indépendante, était le théâtre d'une lutte acharnée entre les Stuarts et leur noblesse. Les monts Grampians, jadis la limite de la domination romaine, plus tard l'asile de toutes les races expulsées de l'Angleterre, recelaient encore dans leurs flancs des tribus indomptées, qui n'obéissaient qu'à leurs chefs héréditaires cl daignaient à peine s'informer s'il y avait un roi à Edinburgh. Les îles formaient comme un royaume indépendant sous le comte de Ross, le Lord des îles, et les seigneurs des basses terres étaient à peine soumis. Dans la première partie du quinzième siècle, Jacques 1er et Jacques II avaient commencé la lutte. Ce dernier s'était débarrassé d'une ligue de seigneurs, en poignardant de sa main Guillaume de Douglas, qui en était le chef. Il abolit les fonctions héréditaires, restreignit les justices seigneuriales 1, et fit rentrer au domaine royal

(I) Traité d'Estaples. Voyez Rymer, Foedera et cujuscumque generis acta publica, etc. Londres, 1727.

(2) Jacques II organisa la cour des sessions (the court of


les biens qui en avaient été aliénés. Jacques III, qui vint après lui, se créa une garde permanente, s'entoura de petites gens, comme Louis XI, son contemporain, et défendit aux nobles de paraître armés dans son palais. Ce prince réunit le comté de Ross à la couronne, et régna depuis Berwick jusqu'aux Orcades. Mais une puissante ligue de seigneurs se forma contre lui: il fut vaincu à Bannock-Burn, et assassiné après-la bataille (1488). Jacques IV, plus aimé que son père pour ses qualités brillantes et chevaleresques, suivit cependant la même politique : il établit des cours de justice royale jusque dans les comtés du nord,' et acheva de dompter les îles, en soumettant les Hébrides. C'était Jacques IV qui gouvernait l'Ecosse en 1492. Infidèle à la politique de sa maison et de son peuple, ce prince était alors l'allié de Henri VII, dont

sessions), qui avait été instituée dès 1425, sous le règne de Jacques Ier. Les membres de ce tribunal étaient nommés par le roi, mais choisis dans le parlement. Les barons, qui avaient érigé leurs domaines en régalités (regalities or lordships palatine), résistèrent de toutes leurs forces à cette institution nouvelle; ils prétendirent conserver le droit de réclamer leurs vassaux, et de les soustraire à la justice du roi et du parlement. C'est ce droit, appelé dans la loi d'Écosse droit de repleger, que Jacques II restreignit, et que ses successeurs finirent par abolir entièrement. (Pinkerton, Htstory of Scotland, with Appendices of original papers, book IX.)


il devait épouser la fille, et ce fut ce mariage qui prépara l'union des deux pays, en donnant aux Stuarts des droits éventuels au trône d'Angleterre. Mais, jusque là, l'ambition d'un puissant voisin avait poussé l'Ecosse vers l'alliance française. Jacques Il avait aidé Charles VII à vaincre les Anglais ; et, par reconnaissance pour son allié, le roi de fiance avait institué une garde écossaise

Ce qui manquait alors aux États britanniques, c'était un territoire plus étendu, un commerce plus actif, et la domination des niers. Or, ces conditions de force et de puissance, la péninsule espagnole commençait à les posséder. Mais le pouvoir royal avait beaucoup à faire en ce pays, pour s'élever au niveau de la royauté française, alors débarrassée de la plupart des entraves féodales. En Castille, l'autorité du roi était très limitée, et la puissance législative appartenait aux Cortez, c'est-à-dire aux députés de la noblesse, du clergé et des principales villes. Il paraît même que les députés de celte dernière classe étaient quelque-fois assez nombreux (car leur nombre variait), pour balancer les forces réunies des deux or(I)

or(I) cite une lettre de Jacques II à Charles VII, datée d'Édinburgh, 8 juin 1455.


dres privilégiés 1. La couronne devait trouver, dans une bourgeoisie ainsi constituée, un secours puissant pour abaisser l'orgueil de ces seigneurs qui prétendaient marcher les égaux du roi, et réclamaient comme un de leurs privilèges le droit de se couvrir en sa présence. Dès la fin du quatorzième siècle (1389), les cortez de Castille avaient voté plusieurs mesures favorables au pouvoir royal, entre autres l'organisation d'une armée permanente; et, peu de temps auparavant, il avait été décidé que tout vassal pourrait toujours en appeler de la sentence de son seigneur à la justice du roi.

En Aragon, l'autorité monarchique avait été encore plus limitée que dans la Castille. Là, les rois, autrefois électifs, n'avaient que l'ombre du pouvoir, et la souveraineté tout entière résidait dans les cortez 3. Cette assemblée ne se bornait point à faire les lois et à voter les impôts : elle intervenait dans les questions de paix ou de guerre, et exerçait un droit de révision sur les jugements des tribunaux inférieurs. Dans l'origine, les cortez

(I) Robertson, Tableau des progrès de la société en Europe, depuis la destruction de l'empire romain jusqu'au seizième siècle, section 3.

(2) Mariana, Histoire d'Espagne, liv. XVIII, ch. 13.

(3) Robertson, Tableau des Progrès, etc.


d'Aragon se réunissaient tous les ans, pondant quarante jours, et le roi ne pouvait les proroger ni les dissoudre que de leur consentement. Mais ce n'était pas encore assez pour la jalouse défiance du peuple aragonais il y avait un magistrat suprême dont le pouvoir n'était jamais suspendu, le Jus-tiza. Nommé par le roi', il n'était responsable que devant les cortez. On pouvait en appeler à sa décision, même de la sentence des juges royaux. Dans les premiers temps, le roi lui-même était soumis à sa haute juridiction, obligé de le consulter en certains cas, et de se conformer à ses avis. C'était le Justiza qui prêtait, au nom des barons, cet antique serment aragonais, où, à côté d'une promesse d'obéissance et de respect, se trouvaient de si formidables réserves en faveur des libertés du pays : « Nous qui valons autant que vous, nous vous garderons pour notre roi et seigneur, tant que vous maintiendrez nos privilèges et nos libertés ; sinon, non 1.»

(I) Çurita, Anales de Aragon, vol. 1.

(2). « Nos, que valemos tanto como vos, os hazemos nuestro rey y segnor, con tal que nos guardeys nuestros fueros y libertades ; y si no, nu. » Sans nier l'authenticité de ce serment, Robertsoh fait observer qu'il ne l'a point trouvé dans les auteurs originaux, tels que Curita, Blauca, etc., et que le premier écrivain qui en ait donné la formule, est Antonio Perez, secrétaire de Philippe II.


Cependant, vers le milieu du quinzième siècle, sous le règne d'Alphonse V, qui réunit le royaume de Naples à celui d'Aragon, la puissance des cor-tez était fort affaiblie, et le Justiza lui-même était tombé- dans la dépendance de la couronne. En vain il y eut une réaction féodale, pendant qu'Alphonse V était oqpupé à s'établir en Italie. L'impulsion était donnée : le mouvement continua malgré toutes les résistances, et s'accéléra plus tard par la réunion de la Castille et de l'Aragon (1479). Il avait été stipulé, dans le contrat de mariage de Ferdinand et d'Isabelle, que chaque Etat conserverait ses lois particulières ; mais le fait même de la réunion devait donner plus de force au pouvoir monarchique. L'Espagne fut désormais assez forte pour anéantir le peuple étranger qu'elle portait encore dans son sein. Le dernier roi maure fut dépossédé ; la dernière ville musulmane, Grenade, après neuf mois de siège, ouvrit ses portes au roi catholique (1492). Alors maîtres de toute l'Espagne, la Navarre exceptée 1, Isabelle et Ferdinand travaillèrent à enlever à la noblesse les privilèges politiques qui lui restaient. Ils augmentèrent à la fois leurs revenus et leur puissance militaire, en réunissant à la couronne

(I) La Navarre ne fut réunie au reste de l'Epagne qu'en 1512, sous le ministère du cardinal Ximénès.


la grande maîtrise des trois ordres de Calatrava, de Saint-Jacques et d'Alcantara (de 1493 à 1494) 2. Ils soutinrent, contre les grands, les révoltes des vassaux inférieurs, et opposèrent avec succès à la féodalité expirante les libertés municipales. La Sainte-Hermandad ou association des villes d'Aragon fut organisée sur de nouvelles bases, dans les dernières années du quinzième siècle. L'Inquisition fut créée vers la même époque 2. Quelques années après son établissement, ce tribunal sacré, dont la cour de Rome elle-même n'approuva pas toujours le zèle, était déjà assez fort pour chasser les Juifs, après les avoir dépouillés (1492), et pour enlever aux Musulmans la liberté religieuse que leur avait laissée le traité de Grenade (1499).

(I) L'ordre de Saint-Jacques seul, le plus puissant des trois, pouvait équiper jusqu'à mille hommes d'armes. Il possédait vingt-quatre commanderies, deux cents prieurés et un plus grand nombre de bénéfices inférieurs. (Honoré de Sainte-Marie, Dissertation sur la chevalerie.)

(2) Selon Ferreras (Hist. d'Espagne, hv. XI), l'Inquisition fut établie dans la Castille en 1480, selon Mariana en 1478. Ce qui est certain, c'est que le premier tribunal fut créé à Séville, et que l'Inquisition eut beaucoup de peine à s'introduire en Aragon. Les Aragonais s'opposèrent par la force à l'établissement de ce tribunal; ils revendiquaient leurs anciennes franchises, et particulièrement l'ordonnance de 1335 (Çurita, vol. II), qui défendait d'appliquer aucun Aragouais à la torture.


Ainsi toutes les résistances politiques et religieuses avaient été vaincues ou comprimées ; et, plus que tout autre Etat, l'Espagne touchait à l'unité, au moment où elle s'ouvrait un avenir sans limites, par son alliance avec l'Autriche et par la conquête du Nouveau-Monde.

Le Portugal avait subi à peu près les mêmes vicissitudes que les autres royaumes de la Péninsule. Affranchi des Maures avant l'Espagne, il se vengeait de leurs invasions, dès le commencement du quinzième siècle, en portant à son tour ses armes victorieuses sur les côtes septentrionales de l'Afrique. Alphonse V mérita, par trois de ces expéditions, le surnom d'africain. Sous le règne de Jean II, successeur d'Alphonse V, le pouvoir royal fit les mêmes progrès qu'en Espagne. La grande maîtrise des ordres militaires d'Avis, du Christ et de Saint-Jacques fut réunie à la couronne. Dans la diète d'Evora (1490), Jean II révoqua les concessions que ses prédécesseurs avaient faites à leur noblesse ; il enleva aux seigneurs le droit d'appliquer la peine de mort, et les tribunaux institués par le roi jugèrent en dernier ressort toute espèce de procès 1. La noblesse portu-

(1) Tellez de Sylva, de Rebus gestis Johan. II. — Chronica que tracta da vida do Jodo bo seguudo, per Garcia de Resende, cap. CVIII et CIX.


gaise réclamait ses privilèges : elle fut effrayée par le supplice du duc de Bragance, et par la mort du duc de Viseu, frappé de la main même du roi. Quand l'Inquisition espagnole eut expulsé les Juifs, le Portugal leur offrit un asile, s'enrichit de ce qui leur restait, et les rejeta de son sein. Mais, dès celte époque, le principal théâtre de l'histoire des Portugais, c'est l'Océan, c'est l'Afrique, ce sont les îles qu'ils explorent et qu'ils soumettent, en attendant qu'ils découvrent la nouvelle route des Indes. Les Portugais, relégués aux extrémités de l'Europe, dans un territoire qui ne suffisait point à leurs besoins, semblaient prédestinés, comme autrefois les Phéniciens, au commerce et à la navigation.

On voit, par le tableau qui précède, qu'à l'instant où les Espagnols et les Portugais allaient fonder leurs premières colonies, l'Europe entière était en mouvement. Partout s'opérait une crise salutaire, qui devait aboutir à l'équilibre des nations entre elles, et, dans l'intérieur de chaque Etat, à une organisation mieux réglée. L'ordre social qui avait dominé au moyen-âge, jonchait le sol de ses débris. Des bords du Tage aux lieux où Ivan III bâtit le Kremlin, la royauté s'élevait partout victorieuse de la féodalité, et les peuples se liguaient avec les rois, contre l'aristocratie qui gé¬


nait les besoins nouveaux. L'Europe était alors emportée par une force irrésistible vers la monarchie absolue, comme elle marche aujourd'hui à la monarchie limitée. Des deux seuls États qui aient échappé à la révolution commune, l'un , le Danemarck, a plus lard avoué sa faute, et l'a réparée eu face de l'Europe 1 ; l'autre, la Pologne, a persisté

(I) En 1660, les états-généraux de Danemarck, ne pouvant s'entendre sur le remède à appliquer aux maux du pays, se déterminèrent à abdiquer leurs droits en faveur de la royauté, qu'ils déclarèrent héréditaire et absolue. La loi royale, publiée en 1665, établit le roi législateur suprême et maître souverain des personnes et des propriétés. Elle lui conféra tous les pouvoirs, excepté celui de toucher à la religion nationale (confession de Copenhague, conforme à celle d'Augsbourg), de consentir au démembrement du royaume, et de révoquer l'acte par lequel il était devenu roi absolu. On a blâmé une telle conduite de la part d'un peuple, comme contraire à la dignité humaine ; mais c'était un remède héroïque pour échapper à la domination suédoise, qui venait de conquérir une partie du pays; c'était le sacrifice de la liberté, ou plutôt des privilèges d'une caste, fait à la sûreté et à l'indépendance nationales. On conçoit que la Pologne n'ait pas voulu passer par cette extrémité; mais, avec ses paysans serfs, sa noblesse souveraine et sa couronne impuissante, elle s'est trouvée sans défense contre les Etats voisins, qui, dès le quinzième siècle, avaient commencé à s'organiser sur d'autres bases. Ces Etats, c'étaient, indépendamment de la Russie, la maison d'Autriche qui allait s'incorporer la Bohême et la Hongrie, et l'électorat


dans sa politique, cl en a été trop cruellement punie. Mais c'était surtout à l'ouest que le mouvement monarchique était manifeste, comme l'est aujourd'hui le mouvement constitutionnel, en Angleterre, en France, et dans les deux péninsules toujours appelées, par intérêt comme par position, à incliner vers le système français.

Le danger pour l'Europe occidentale, pour l'Europe civilisée, ne venait pas alors de la Russie, à peine arrachée au joug tartare, encore sous celui de la barbarie, et souvent vaincue sur les champs de bataille par les Polonais ou par les Suédois. Ce n'était pas le Tzar qui prétendait ouvrir ou fermer à son gré les embouchures du Danube et le détroit des Dardanelles. C'était le sultan qui effrayait l'Europe, soit en jetant ses armées dans la Hongrie, soit en couvrant les mers de ses flottes. L'existence de l'Allemagne était menacée; le commerce de toutes les nations chrétiennes était tombé à la merci des Ottomans. Les peuples de l'Occident avaient aussi à redouter, pour leur indépendance, les progrès continus de lu maison d'Autriche, qui, du sein de cette république do

de Brandebourg, qui devait plus tard fonder la monarchie militaire de la Prusse sur les débris de l'ordre teutonique ; c'étaient enfin les trois puissances qui sont devenues les héritières, ou plutôt les spoliatrices de la Pologne.


princes et de villes libres dont l'empereur était le chef, reculait sans cesse les limites de ses États héréditaires. Ce fut la gloire des Portugais et des Espagnols d'avoir les premiers affranchi des Musulmans le commerce européen, en le transportant de la Méditerranée sur l'Océan. Ce fut la gloire de la France d'avoir lutté sans relâche contre la maison d'Autriche, et contribué, par ses armes autant que par sa politique, à fonder l'équilibre européen.

Nous nous occuperons d'abord des découvertes maritimes et des colonies. Nous assisterons ensuite aux premières expéditions des Français en Italie. Puis, nous verrons la France résistant àl'Au-triche, non-seulement en Italie, niais en Allemagne, en Espagne, dans les Pays-Bas, et jusque sur son propre territoire; tandis que la liberté religieuse se consacrait, comme autrefois l'église elle-même, par le sang de ses martyrs. Enfin nous résumerons la vie et les travaux des grands hommes qui ont contribué au mouvement de leur siècle, dans la sphère des sciences, des lettres ou des beaux-arts. Ainsi nous aurons successivement à étudier le double fait qui constitue la civilisation, le développement social et le développement individuel 1 ; et soit que nous considérions les événe-

(1) M. Guizot, Cours d'histoire moderne, 1re leçon, 1828.


ments extérieurs qui ont modifié la forme de l'Europe, soit que, pénétrant dans l'ame humaine, nous tentions de soumettre à l'analyse ces révolutions non moins importantes qui ont agité le inonde invisible de la conscience et de la foi, nous arriverons à ce résultat, que les fortes générations du seizième siècle ont eu le sentiment de leur double tâche, que leur carrière a été pleine, cl qu'elles ont laissé de grands exemples aux générations futures.


LIVRE PREMIER.

DES COLONIES EUROPÉENNES, DEPUIS LES PREMIÈRES DÉCOUVERTES DES PORTUGAIS JUSQU'A LA MORT DE PHILIPPE II.

CHAPITRE PREMIER.

Caractères généraux des découvertes maritimes au quinzième et au seizième siècle. — Progrès des Portugais en Afrique. — L'infant don Henri. — Passage du Cap. — Vasco de Gama ;

son arrivée aux Indes.

La philosophie du dernier siècle a plus d'une fois élevé la voix pour condamner ces lointaines expéditions, qui ont reculé pour nous les limites du monde, et ouvert des voies nouvelles aux états européens. Pourquoi, a-t-on dit, aller troubler des peuples innocents, leur disputer le territoire que la nature leur avait donné, et substituer par la force à leurs traditions, à leur culte, des lois et une religion nouvelles? Le fait a décidé en faveur


des Européens ; mais le fait était-il d'accord avec le droit, et une morale sévère ne doit-elle pas le condamner? Il ne s'agit point ici d'examiner en détail la conduite des conquérants : il n'y a point d'oeuvre humaine qui ne soit mêlée de crime ou de faiblesse ; mais, parce qu'une entreprise n'a point été exécutée aussi purement qu'elle aurait dû l'être, s'ensuit-il qu'il faille condamner comme criminel le principe même de l'entreprise? Non sans doute, pas plus qu'il ne faut déclarer nécessaires les crimes et les abus qui s'y sont mêlés. Transportons-nous, par la pensée, à la fin du quinzième siècle; considérons l'état du commerce et des finances de l'Europe à celte époque, et nous vérrons que l'idée première des découvertes maritimes a été juste et légitime ; car elle était nécessaire à l'existence même des peuples européens. Le numéraire était devenu insuffisant pour ies communications, qui tendaient à se multiplier. Le commerce languissait, aux lieux mêmes où il avait été le plus florissant 1. Il prospérait encore dans les cités industrieuses de la Flandre et

(I) Robertson, Histoire d'Amérique, liv. I. — Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, liv. I, Introduction.— Anderson, Historical and chronological deduction of the origin of commerce from the earliest accounts to the present time, London, 1764.


des Pays-Bas j mais [a hanse teutonique voyait ses privilèges menacés et ses comptoirs envahis par les puissances du Nord, devenues plus formidables'. Les Catalans avaient perdu leurs anciennes franchises commerciales. Gènes n'était plus rien, depuis qu'elle avait perdu, avec Caffa, le commerce de la mer Noire 1. Pise était tombée sous le joug de Florence. Florence était plus riche de son pro(I)

pro(I) 1488, les Hanséatiques avaient perdu leur comptoir de Bruges; en 1494, ils perdirent celui de Novgorod. Cependant ils conservaient encore une grande influence sur le commerce du Nord. En 1474, le roi d'Angleterre, Edouard IV avait renouvelé leurs privilèges, qui furent maintenus sous Richard III et sous Henri VII. En 1497, le roi de France, Charles VIII leur garantit l'exécution des anciens traités : « Responsum est nuntto, non placere regi si quid fiat adversus foedera, quae ille cupiat inviolata. » A la même époque, les Hanséatiques luttaient encore contre la noblesse danoise, pour obtenir le maintien de leurs droits en Danemarck et en Norwége, (Joach. Hagemierus, de Foedere civit. Hanseat. Francfort-sur-le-Mein, 1662.

(2) Lorsqu'Alexandrie eut été séparée de l'empire grec par la conquête arabe, le commerce des Indes reprit une route connue dès les temps les plus anciens. Les marchandises remontaient l'Indus ; puis, portées par terre jusqu'aux lieux où l'Oxus commence à être navigable, elles descendaient jusqu'à la Caspienne, et parvenaient de la Caspienne au Pont-Euxin, par les fleuves qui communiquent avec l'une ou l'autre de ces deux mers. (Ramnusio, Viaggi raccolti, t. I.)


pre fonds que de son commerce extérieur. Venise n'était plus que l'ombre d'elle-même, depuis la chute de l'empire grec. Constantinople et Alexandrie avaient été, pendant le moyen-âge, les seuls entrepôts de l'Europe pour les marchandises orientales ; or, Constantinople venait de tomber aux mains des Turcs, et depuis long-temps Alexandrie appartenait aux Mamelucks. lin vain la republique de Venise traitait avec les ennemis du nom chrétien 1 ; les traités même qu'elle parvenait à leur arracher, prouvent à quel point le commerce de la Méditerranée était livré aux caprices des Musulmans. D'ailleurs Venise exerçait un monopole funeste aux autres Etats de la chrétienté 1, et il était temps que les trésors de l'Orient fussent plus

(I) On connaît le mot d'un sénateur vénitien : Siamo l'cneziani, poi Christiani. Ce mot, qui exprimait la pensée du sénat tout entier, explique la conduite de la république, soit envers le pape, soit envers les Turcs.

(2) Si quelque ouvrier transporte en pays étranger une industrie vénitienne, il lui sera donné ordre de revenir. S'il n'obéit pas, on mettra en prison les personnes qui lui appartiennent de plus près. S'il persiste à demeurer à l'étranger, on prendra des mesures pour le faire tuer. Après sa mort, ses parents seront remis en liberté. (Art. 26 des statuts de l'Inquisition , cités par Daru, Hisl. de Venise, d'après un manuscrit de la Bibliothèque royale.)


également partagés entre les membres de la famille européenne.

Mais ce serait méconnaître le véritable caractère des expéditions maritimes aux quinzième et seizième siècles, que d'en considérer seulement le côté matériel, et de les juger sous le point de vue exclusif de l'intérêt européen. Est-ce qu'avec ces armes d'invention nouvelle, qui paraissaient ravies au ciel même, et qui frappaient de terreur l'habitant de l'Amérique ou des Indes, l'Europe n'apportait pas, dans ces contrées barbares, des idées plus pures et des germes d'une civilisation plus avancée? On se fait souvent une image beaucoup trop flatteuse de l'innocence et du bonheur des nations sauvages. Telle a été l'erreur d'un des plus grands écrivains du dernier siècle. Indigné des abus qu'il fallait imputer aux hommes et non pas à la civilisation elle-même, J.-J. Rousseau portait envie à ce qu'il appelait l'âge d'or, c'est-à-dire à la vie sauvage. Il ne voyait, dans ces peuples encore enfants, que leur liberté, leurs courses vagabondes, leurs passions naïves ; il les croyait heureux et purs, parce qu'ils n'ont point d'annales, point de livres qui perpétuent le souvenir de leurs fautes et de leurs malheurs. Mais écoutez les voyageurs qui ont vu ces peuples de plus près, qui ont été leurs prisonniers, qui ont failli être leurs vie


limes, et toute cette poésie disparaîtra, cl cet âge d'or, mis à nu, vous fera horreur. « Dans l'état sauvage, dit Rousseau lui-même, un homme pourra bieu s'emparer des fruits qu'un autre aura cueillis, du gibier qu'il aura tué, de l'autre qui lui servait d'asile 1. « Mais est-ce tout ? que de mères, que d'en-fants abandonnés ! Que deviennent les malades, au fond des antres où, ils gisent sans secours? où reposent les corps de ceux qui ne sont plus ? qui protège le faible contre la massue du plus fort? Quel fléau que la guerre, là où elle n'est tempérée par aucune loi, et où l'homme ne prend conseil que de ses passions effrénées! Que de luttes intestiues, que de haines héréditaires entre les tribus, entre les familles ! Assurément, chez de pareilles nations, quels qu'aient pu être les abus de la vicloipe, la domination européenne a été un progrès politique, et l'Évangile un bienfait social.

D'ailleurs, ne fallait-il pas que la loi de l'humanité s'accomplit tout entière? Or, celte loi, quelle est-elle ? Ne cousiste-t-elle pas dans l'alliance de. l'homme avec l'homme, dans l'exploitation commune des forces de la nature ? L'homme isolé de ses semblables est un monstre que l'histoire ne découvre nulle part. L'humanité commence par

(1) Discours lur l'origine de l'inégalité parmi les hommes.


la famille, et non par l'individu. Mais l'instinct qui ne permit pas aux membres de la même famille de végéter seuls sur la terre, réunit bientôt les familles en tribus, et lès tribus ch dations. Lès nations étaient séparées par des barrières naturelles, par des fleuves, par des montagnes : ces fleuvés furent franchis, ces montagnes s'aplanirent. Les peuples se connurent, se visitèrent, et, riiême en se combattant, apprirent à s'estimer. Semblables à ces héros d'Homère qui échangeaient leurs armes après le combat, les nations ennemies échangèrent leurs produits, leurs traditions, leurs lois, et, des guerres les plus Sanglantes, tirèrent un avantage Commun ; non que la guerre soit jamais bonne et nécessaire eh elle-même, mais parce qu'Une fois lé mal accompli, là volonté dé l'homme peut en faire sortir le bien. Lé climat lui-même n'empêcha point les grandes migrations de peuplés : l'homme du Midi brava le souflle dû Nord ; l'homme du Nord vint se réchauffer au soleil du Midi. Si ces perpétuels mouvements étaient légitimes tant qu'ils s'accomplissaient dans l'enceinte des continents, pourquoi n'auraient-ils pu dépasser ces anciennes limites, et s'accomplir entre les continents eux-mêmes ? L'Océan Atlantique ne pouvait-il être franchi aussi bien que le Rhin ou le Danube, et le génie moderne était-il enchaîné


aux colonnes de l'Hercule tyrien? La découverte de l'Amérique et le passage aux Indes par le cap de lionne-Espérance n'ont donc pas seulement servi l'intérêt matériel des Européens : ces deux faits ont agrandi le domaine de la science, et fait entrer de nouveaux peuples dans la société humaine.

Nous avons vu à quelle époque fut inventé et perfectionné l'instrument qui devait guider les modernes sur des mers inconnues aux anciens Cependant les Espagnols avaient fait le premier pas sans le secours de la boussole. Au commencement du quatorzième siècle, ils avaient découvert les Canaries. Ces îles, autrefois connues des anciens sous le nom d'Ils Fortunées 2, étaient redevenues, à la chute de l'Empire, libres et inconnues. Quand elles curent été retrouvées par quelques marins de la Biscaye, le pape Clément VI, en vrai souverain du monde, les érigea en royaume, et les donna à Louis de la Ccrda, infant de Castille, mais d'une famille détrônée. Ce prince fut couronné roi par le pape, dans Avignon ; mais il n'eut jamais les ressources nécessaires pour prendre possession de son royaume. Plus tard, un gentilhomme normand, animé du vieil esprit de sa na-

(1) Introduction, page 10 et suiv.

(2) Strabon, Géographie, liv. I, chap. I.


tion, Jean de Béthiancourt acheva la découverte et la conquête des Canaries. Ces îles, que les Portugais disputèrent quelque temps aux Espagnols, restèrent définitivement à la couronne de Castille C'était comme la première étape des navigateurs qui devaient aller, soit à l'est, soit à l'ouest, à la recherche de nouvelles terres.

Les Portugais commencèrent leurs expéditions en Afrique, dans les premières années du quinzième siècle, sous le règne de Jean 1er 2, chef de cette branche bâtarde de la maison de Bourgogne qui devait régner en Portugal pendant deux siècles. Ce prince enleva aux Maures la ville de Ceuta, dont ils avaient fait leur place d'armes 3, et il arma ses fils chevaliers dans la grande mosquée de cette ville, convertie en temple chrétien (1412). Le troi-

(1) Histoire de la première découverte et conquête des Canaries, faites dès l'an 1402 par messire Jean de Béthancourt ; narration contemporaine par F. Pierre Boutier, religieux de Saint-François, et Jean Le Verrier, prêtre , attaché à la personne du sieur de Béthancourt, Paris, 1630.

(2) Les Anglais, qui, dès cette époque, entretenaient des rapports de commerce avec le Portugal, avaient contribué à l'établissement de Jean-le-Bâtard. (Froissart, Chroniques, vol. 3, chap. 15.)

(3) In iis Lusitaniae regibus qui, prospero eventu, rem et suara et christianam auxere, praecipua celebriale est Joannes co nomine primus, qui, transmisso in Africain exercitu,


sième fils du roi, l'infant don Henri, due de Viseu, comme inspiré par celle initiation guerrière et religieuse, comprit dès ce moment l'avenir qui s'ouvrait au Portugal. Jeune encore, il s'arrache aux honneurs de son rang et aux plaisirs de son âge ; il va s'établir sur la haie de Sagres, dans les Algarves, près du cap Saint-Vincent, c'est-à-dire au point le plus avancé de l'Europe occidentale, en face de celte mer qui doit devenir le théâtre de sa gloire et le domaine de sa nation 1. Sagres fut bientôt le rendez-vous des plus savants hommes du siècle. Le mathématicien Yago vint, de l'île de Majorque, enseigner à don Henri les principes de la géographie et de la navigation. L'infant fit de rapides progrès dans la science; il contribua à l'invention de l'astrolabe et à celle des caries marines, connues sous le nom de cartes plates 1. Un collége naval fut fondé à

Ceptam urbem (quam Procopius graecè , alii Septem

Fratrum civitatem appelant), de Mnuris cepit insigni victoriâ. (Maffeii, Historiarum Indicarum libri XVI, lib. I.)

(I) J. Barros, Asia, decada I, liv. I, cap. 1 et 2. — Lafitau, Découvertes des Portugaise.t. I.

(2) On préférait l'usage des cartes à celui des globes, depuis que Ptolémée et les Arabes avaient donné des méthodes géométriques pour projeter les cercles de la terre sur une surface plane; mais ces cartes, destinées à représenter les régions


Sagres, pépinière d'hommes savants et résolus qui devaient un jour réaliser les pensées du prince, et porter aux extrémités du monde le nom de l'antique Lusitanie. Celait alors, dans tout le Portugal, un incroyable enthousiasme pour les découvertes maritimes. Les étrangers affluaient dans ce pays, Castillans, Italiens, Flamands, Allemands même, tous poussés par cet esprit d'aventure et cet amour du danger qui donnent à l'homme la conscience de sa force. Les dames de Lisbonne refusaient leur main à celui qui n'avait pas signalé son audace sur le rivage Africain 1.

Dès 1412, les voyages de découvertes avaient commencé. Deux vaisseaux, équipés aux frais du prince Henri, s'étaient avancés à soixante lieues au-delà du cap IN'un, qui avait été jusque là le terme des navigations portugaises 2. Les pilotes, tout fiers d'avoir franchi le cap Nun, n'osèrent doubler le cap Bojador, qui n'est qu'à deux degrés du tropique, mais qui s'avance de cent vingt

terrestres, ne pouvaient servir pour les voyages mar times : le prince Henri les appliqua le premier à la na vigation. (Bossut, Hist. gén. des Mathématiques, période II, chap. 9.)

(I) Gebauer, historien allemand du Portugal, cité par Malhebrun, Géog. universelle, liv. XXII.

(2) Barros, Asia, decada I, liv. I, cap. 2.)


milles dans l'Océan, défendu de tous côtés par des bancs de sable; des rochers et d'éternels orages. En cherchant à franchir ce terrible promontoire, deux navigateurs, Jean Gonçalves Zarco et Tristan Vaz Texeïra, poussés vers la haute mer, découvrirent deux îles, dont ils prirent possession. Les Portugais-donnèrent à la première le nom de Puerto-Santo (1418), parce qu'ils y avaient trouvé leur, salut après une violente tempête ; ils nommèrent l'autre Madeira (1419), parcequ'elle était couverte de bois (madeira, bois, d'où madrier). Quand cette dernière ile eut été débarrassée, par le feu, de la plus grande partie de ses forêts, don Henri y fit planter des vignes de Chypre et de Malvoisie, ainsi que des cannes à sucre de Sicile. Ces cannes à sucre, que les Arabes avaient apportées des Indes dans la Sicile, furent plus tard transportées de Madère en Amérique. L'infant fit aussi établir dans l'île de Madère des moulins à scie, afin que la marine portugaise pût profiter des bois de construction qui avaient échappé à l'incendie 1. - Cependant l'Europe était attentive et avait les yeux fixés sur les Portugais. Le clergé s'associait au mouvement général, et prêchait les expéditions maritimes avec autant de zèle qu'il avait prêché

(1) Ramnusio, I, 106.


les croisades. Des prêtres accompagnaient les navigateurs, et bâtissaient une église partout où les Portugais fondaient un comptoir et une citadelle. Martin V accorda au Portugal droit de conquête et de souveraineté depuis les Canaries jusqu'aux Indes 1, avec indulgence plénière pour ceux qui périraient dans ces expéditions (1432). Ces concessions pontificales redoublèrent le zèle des navigateurs : le cap Bojador fut doublé par Gileanes en t/j33. Quinze ans plus tard une compagnie d'Afrique était formée à Lagos, et les Portugais avaient doublé le cap Blanc, franchi le tropique, dépassé l'embouchure du Sénégal, touché le cap Vert, et reconnu les Açores. La découverte des Açores, commencée en 1432 par celle de l'île Sainte-Marie, ne fut complétée qu'au milieu du quinzième siècle. Ces îles commencèrent à être peuplées en 1449. En 1466, la duchesse de Bourgogne y envoya une colonie de Flamands ; ce qui les a fait quelquefois désigner sous le nom d'iles Flamandes 2. Les Açores,

(1) Ne conquirendi ardor in posteris refrigesceret, à Martino V, pontifice maximo, impetravit (quod ipsum ab aliis deinde pontificibus confirmatum est), uti quidquid à Ganariâ al ultinam usqur Indiam patefiervt, id quâm optimo jure et conditione Lusitanicae ditionis esset. (Maniffeii, hist. Ind. liv. I.) (2) Maltcbrun, Géog. universelle, liv.


n'avaient point été inconnues aux Arabes, puisqu'on les trouve indiquées sur les cartes du quatorzième siècle. Il parait même qu'elles avaient été visitées, dans les temps anciens, par les peuples navigateurs établis au nord de l'Afrique. On a découvert dans une des Acores, à Corvo, des monnaies carthaginoises et cyrénaïques 1. C'est sans doute aussi aux Carthaginois qu'il faut rapporter cette Statue équestre, trouvée, dit-on, sur un rocher de l'île de Corvo. Le cavalier tenait la main gauche posée sur le cou de son cheval, et, de la main droite, il ntontrait l'Occident. Colomb devait plus tard suivre l'indication de cette main mystérieuse ; mais les Portugais continuèrent leur çbpmiq vers l'Orient.

Lorsqu'on eut dépassé l'embouchure du Sénégal, on remarqua que les hommes étaient noirs au midi dp ce fleuve, tandis qu'au nord ils étaient de couleur cendrée. Frappés de cette terreur qu'inspire tout ce qui est inconnu, les Portugais attribuèrent cette différence à l'extrême chaleur qu'ils commençaient à ressentir, et ils ne voulaient pas aller plus loin. Ce fut alors, à Lisbonne et dans toutes les autres villes, un concert dp ré-(I)

ré-(I) de la Société des Sciences de Gothembourg, cités par Maltebrun.


criminations contre don Henri. « Il allait ruiner et perdre la nation par ses tentatives extravagantes. Pourquoi ne pas se contenter des résultats obtenus? disaient de puissants seigneurs, que leurs, vastes domaines entretenaient dans l'opulence, et que la science ni l'ardeur des découvertes n'avaient jamais troublés dans leur sommeil. La preuve qu'on ne devait rien tenter de plus, c'était que les Phéniciens et les Romains n'avaient jamais été plus loin. » L'exemple des Romains et des Phéniciens était en effet bien concluant, au quinzième siècle, après l'invention de la boussole et de l'astrolabe ! Il y a, dans tous les temps, des hommes incapables d'agir, qui voudraient condamner les autres à leur impuissance ; et les Phéniciens eux-mêmes, à l'époque de leurs premières expéditions, quinze ou seize siècles avant l'ère chrétienne, ne durent pas manquer de raisonneurs qui leur conseillaient de ne point perdre de vue les sommets du Liban.

Don Henri ne se découragea point, quoiqu'il commençât à vieillir. De son observatoire du cap Saint-Vincent, il prit en pitié les propos de la cour et de la ville, et tint ferme dans ses projets, malgré les malheurs de plus d'une expédition. Il vécut, il mourut fidèle à ces paroles qu'il avait choisies pour devise : Talent de bien faire ; paroles françaises, qui lui rappelaient l'origine de sa


maison, qu'il avait ajoutées à ses armes, et que les marins gravaient sur l'écorce des arbres dans les pays nouvellement découverts (1463)

Un an avant la mort du prince Henri, Pierre de Cintra avait atteint la Guinée. Selon d'anciennes relations, nos marins de Dieppe avaient occupé une partie de ce pays dès la fin du quatorzième siècle. Après la paix de Bretigny, les marchands de Dieppe avaient fait une association avec ceux de Rouen, pour explorer les côtes d'Afrique. En 1383 un établissement français avait été fondé à la Mine, en Guinée; mais cette colonie avait été abandonnée dans les premières années du quinzième siècle, au moment où la guerre avait recommencé contre les Anglais 2. Les Portugais purent donc librement s'établir dans ce pays. Ils y trouvèrent des mines d'or, qu'ils ne lardèrent pas à exploiter 1. Quelques négociants anglais essayèrent d'ouvrir des relations avec cette partie

(1) Barros, Asia, dec. I, liv. I, cap. 16.,— Liv. II, cap. 2. (2) Relations des côtes d'Afrique appelées Guinée, par Villaut de Bellefonds, ouvrage cité par M. Vitct, Histoire de Dieppe, t. II.

(3) Jean de Barroi, notre principal guide dans l'histoire des découvertes maritimes des Portugais, fut, en 1522, gouverneur de Saint-Georges de la Mina, l'ancien établissement dieppois. Trois ans plus lard, il fut uoniuié trésorier des Indes. Il publia la première édition de l'Asia en 1552.


de l'Afrique ; mais le roi de Portugal, Jean II, eniuji ftri iiiiha—rlrun a Edouard 4, pour lui rappeler les bulles pontificales qui donnaient aux Portugais la souveraineté de l'Afrique, et le roi

d'Angleterre, cédant à

ses sujets de renoncer à leurs expéditoins 1.

La Compagnie d'Afrique, qui avait le commence

de la Guinée, moyennant une somme annuelle de. 200,000 reis, s'était engagée à pousser les décencertes à cinq cents milles au sud, dans l'espace de cinq ans. Cependant les Portugais ne passèrent l'équateur qu'en 1472. Alors ils aperçurent un nouveau ciel et de nouvelles constellations. C'était la première fois que les Européens voyaient le pôle austral pet les quatre étoiles qui en sont le plus voisines. Le Dante avait, on ne sait comment, deviné ces quatre étoiles, plus d'un siècle auparavant. « Je me tournai à droite, et je contemplai l'autre pôle. J'y vis quatre étoiles qui n'avaient été connues que dans les premiers jours du monde 1. » En passant l'équateur, on avait fait une remarque précieuse : c'était que l'aiguille aimantée continuait

(I) Hackluit, Navigations, voyages et commerce des Anglais, t. II, d'après Garcia de Resende, historien portugais, (2) Io mi volsi a man desira ; e pusi mente A l'altro polo ; e vidi quattro stelle,

Non mal, fnor di'ali prima gâte.

(Dante, Pargitorio, cant I. )


à se diriger vers le pôle nord. Des établissements se formèrent, sous la ligne même, dans les îles du Prince et d'Annobon, ainsi que dans celle de Saint-Thomas, qui devint bientôt célèbre par la culture du sucre, et servit plus lard de refuge aux Juifs exilés du Portugal. Mais les Portugais ne devaient point s'arrêter sous les feux de l'équateur ; et, dès l'avènement de Jean II (1481), le progrès des sciences mathématiques promettait de nouvelles découvertes maritimes. Deux médecins du nouveau toi, Rodrigue et Joseph , assistés de Martin Behaim , qui était venu de Nuremberg se mettre au service du Portugal, dressèrent des tables de la déclinaison du soleil, et trouvèrent le moyen d'appliquer l'astrolabe aux observations nautiques

En i/|84, les Portugais s'étaient avancés jusqu'à plus de quiuzc cents milles au sud de l'équateur. Diego Cham parvint jusqu'au Zayre, dans le royaume de Congo 1. A la même époque, Alfonse

(I) Bossut, Histoire gén. des mathématiques, période II, chap. 9.

(2) Alli o muy grande reino est de Congo,

Por nos ja converlido a Fe de Christo,

Por onde o Zayre passa claro, e longo,

Rio pelos antigos nunca visto.

(Camoëns, Lusiade, chant V, 96-101.)


d'Aveiro découvrit le Bénin, et eu apporta le piment , connu depuis long-temps en Italie, soirs le nom de graine de Paradis. A mesure qu'on s'avançait vers le sud, on remarquait que l'Afrique, au lieu de s'étendre eu largeur, selon l'opinion de Ptolémée, paraissait se resserrer insensiblement et se courber vers l'orient. On commençait à croire à la réalité des voyages que la tradition antique attribuait aux Phéniciens, et déjà l'on avait conçu l'espérance d'arriver aux Indes en faisant le tour de l'Afrique. On apprit alors, par un heureux hasard, qu'il existait, à deux cent cinquante milles à l'est du royaume de bénin, un roi puissant qui professait la religion chrétienne. C'était le Négus d'Abyssinie, dans lequel on crut retrouver le Prétre-Jean, si célèbre dans les relations fabuleuses des voyageurs du moyen-âge. Tandis que deux gentilshommes portugais, Pierre de Govilhana et Alfonse de Paira allaient, au péril de leur vie, chercher ce personnage mystérieux, et recueillir, en passant, tous les renseignements possibles sur l'est de l'Afrique et le commerce des Indes, Barthélémy Diaz, continuant de longer la cote occidentale, doubla enfin le promontoire qui termine au sud celle par tie du monde (1486). En souvenir des tourmentes avaient retardé son passage, Diaz donna à ce promontoire le nom de Cap des


Tempêtes (Gabo Tormeatnso) ; mais le roi de Portugal, Jean- II, pressentant la route des Indes, changea ce nom en celui de Cap de Bonne-Espérance 1.

■ Vers la même époque, on reçut à Lisbonne des nouvelles de Covilhana et de Paira. Le dernier avait été assassiné en Abyssinie, où il s'était rendu directement, liais Covilhana, avant d'aller trouver le Négus, qui le retint quelque temps à sa cour, avait éte aux Indes par la mer Rouge ; il avait visité Calicut, Goa, Cananor, et d'autres villes sur la côte de Malabar ; il avait abordé a Onnuz, à l'entrée du golfe Persique, à Sofala sur la côte africaine ; enfin il avait reconnu la plupart des points où.ses compatriotes allaient porter leurs armes, et ses journaux, qu'il envoya du Caire a Lisbonne avant de pénétrer eh Abyssinie, concouraient heureusement, avec le passage du Cap, à ouvrir les Indes aux Portugais 2.

Cependant l'oeuvre la plus importante, sinon la plus difficile, restait encore à faire : la route était trouvée, mais il .fallait alla 1 jusqu'au bout, et il

(I)Barros, dec. I, lib. III, cap. 4. — Maffeii, Hist. Indic., lib. I.

(2) Manoël de Faria y Sonia, AriT^^tng., vol. I.—Lafitau, Découvertes des Portugais, t I.


s'écoula encore onze années avant qu'on n'y parvint. Ainsi s'accomplissent les grandes entreprises. L'idée en germe, long-temps d'avance, dans quel. que génie qui n'a pas la puissance de la réaliser. Puis, il vient des hommes qui se mettent à l'oeuvre; environnés d'obstacles, ces hommes luttent avec d'autant plus de mérite qu'il ne leur sera point donné de recueillir le prix de leurs efforts, et les générations passent, usant obscurément leurs forces à avancer de quelques pas vers le but marqué. Enfin un homme parait, que la fortune destine à être l'héritier de tant de peines et de travaux. Sans doute il aura encore quelques fatigues à souffrir, quelques périls à braver; mais l'entreprise est mûre, et c'est lui qui doit en recueillir les fruits ; c'est à son nom que s'attachera la gloire; c'est lui que bénira la reconnaissance nationale, cl qu'un jour la poésie consacrera dans ses chants. Tel fut Vasco de Gama, qui le premier aborda aux Indes, et toucha la terre promise. Ce fut un grand jour que celui où Gama partit de Lisbonne (le 8 juillet 1497), avec sa modeste armada, trois vaisseaux de cent à cent vingt tonneaux, montés par cent soixante hommes 1. Parmi

(I) Barros, decada I, liv. IV, cap. 2.


ces hommes, il y eu avait dix qui avaient été condamnés à mort pour leurs crimes, niais qui devaient être risqués dans les plus grands périls, cl auxquels il était permis de racheter leur vie par leur audace. Quelque temps avant de s'embarquer, Gama avait passé une nuit entière dans la chapelle de la Vierge. Il communia la veille de son départ. Une procession populaire l'accompa-gna jusqu'au rivage, connue les Romains conduisaient leurs généraux aux portes de leur ville, et plus tard un couvent fut fondé au lieu d'où il était parti.

Alors le Portugal ne se livrait pas seul à l'ardeur des découvertes maritimes : une noble émulation avait saisi les deux peuples de la péninsule Ibérienne. Cinq ans auparavant, il était parti de Palos, en Andalousie, trois vaisseaux qui portaient Colomb et sa fortune; et ces trois vaisseaux, en se dirigeant vers l'ouest, avaient découvert un monde. Les deux puissances catholiques avaient mis leurs conquêtes respectives sous la protection de la cour de Rome, et Alexandre VI avait tracé la ligue de marcation (1493). Cette ligue, tirée à cent lieues à l'ouest de l'une des Açores ou des îles du Cap-Vert, coupait l'Océan et le monde en deux parties : tous les pays découverts ou à découvrir devaient appartenir aux Portugais, à l'est de la


ligne, et, à l'ouest, aux Espagnols Mais lesJPor-tugais se plaignirent d'être gênés dans leurs conquêtes, tandis que les Espagnols avaient l'Océan tout entier ouvert devant eux ; et les députés des deux États, réunis l'année suivante à Tordésillas, dans la Vieille-Castille, signèrent un traité par lequel la ligne de démarcation était reculée à trois cent soixante-dix lieues à l'ouest de l'une des îles du Cap-Vert

Gama parcourut, sans autre accident que quelques tempêtes, la route déjà connue jusqu'au cap de Bonne-Espérance. Après avoir doublé le cap, il visita une partie de la côte de Cafrerie. Il ne s'arreta point à Sofala; mais il aborda à Mozambique, où il trouva avec étonnement des hommes qui parlaient arabe, et qui suivaient la religion de Mahomet. Les habitants de cette île paraissaient fort avancés dans l'art nautique : ils connaissaient l'usage des cartes marines et de la boussole. Ils avaient pris d'abord les Portugais pour des Musulmans dé Barbarie; mais, quand ils reconnurent en eux des chrétiens, ils voulurent les faire périr ; Gama se retira, protégé par son artillerie. De Mozambique,

(I) Raynaldi annales ecclesiastici, t. XIX, page 214. (2) Barros, decada I, liv. IV, cap. 3. — Çurita, hist. del Rey Hernando el Catholico, liv. I, cap. 29.


il se rendit à Monbaça, où il échappa à un nouveau complot ; mais il trouva un meilleur accueil chez le roi de Mélinde, qui lui donna un pilote indien pour le conduire à Calicut. Il reconnut la côte de Zanguehar, traversa la vaste mer qui sépare l'Afrique de l'Inde, et aborda enfin à Calicut, après plus de dix mois de navigation (22 mai i4q8).

Le roi ou zamorin de Calicut régnait sur toute la côte de Malabar. Il tenait dans sa dépendance plusieurs princes tributaires, tels que ceux de Cochin et de Cananor, qui devaient plus lard s'unir aux Portugais 1. Vasco de Gama se hâta de faire accepter au zamorin un traité d'alliance et de commerce avec le roi de Portugal. Mais les Portugais qui, jadis envahis par les Maures, les avaient expulsés de leur territoire et poursuivis jusque dans le nord de l'Afrique, devaient se retrouver, dans l'Inde, en face de leurs éternels ennemis. Les Maures, qui avaient des établissements en Arabie 2 cl sur les côtes orientales de l'Afrique, jaloux de la concurrence des Portugais, conspirèrent contre eux à Calicut. Gaina n'était point en mesure de

(I) Multi regionem reguli possidebant, quibus tamen omnibus ferme Calcule rcx imprrilabal, et Iribula ab omnibus exigebat. (Hier. Osorius, De rebus Emmanuclis, lib. II, initio.)

(2) Les Maures, qui forment une branche de la famille


résister à leurs intrigues et à leurs armes. D'ailleurs impatient de jouir de sa gloire, et de montrer à sa pallie l'heureux navigateur qui avait touché les Indes, il repartit pour l'Europe, où il arriva le 29 août 1499, après une absence de plus de deux ans. Sa rentrée à Lisbonne fut un triomphe: il fut nommé amiral des Indes, et comblé de richesses. Le roi de Portugal, Emmanuel-le-Fortuné, s'intitula fièrement maître de la navigation, de la conquête et du commerce d'Ethiopie, d'Arahic, de Perse et des Indes titres encore vains, sans doute, mais qui présageaient des conquêtes prochaines. C'était aux armes et à la politique à achever ce que le génie de la navigation avait si glorieusement commencé.

arabe, occupaient, dès les temps anciens, le nord-ouest de l'Afrique.

l'Afrique. huitième siècle , ils se joignirent aux Arabes proprement dits , pour conquérir l'Espagne. Plus tard, quand la péninsule fut fennec à leurs invasions, ils refluèrent vers l'orient, et vinrent, partager avec les Arabes Jcs profits du commerce des Indes.

(1) Barros, dccada I, liv. IX., cap. II.


CHAPITRE II.

L'Inde avant la conquête portugaise. — Alphonse d'Albuquerque. — Etablissement des Portugais dans l'Inde. — Saint François Xavier. — Progrès du christianisme en Orient.

L'Inde a toujours excité l'envie des peuples étrangers, par la beauté de son climat et par l'excellence de ses produits 1. Quoique la science moderne n'ait point encore dégagé les annales indiennes de la poésie qui les enveloppe, il est certain que cette partie de l'Asie a été jadis le théâtre de plusieurs invasions successives. Strabon ne croit point aux prétendues conquêtes d'Hercule et de Bacchus ; il n'admet pas même, comme historiques, les expéditions attribuées à Sémiraruis, à Sésostris et à Cyrus ; mais, à l'époque où l'histoire devient plus claire et plus positive, l'Inde est tantôt envahie par les peuplades scythiques qui

(I) . ( Hérodote, liv. III, chap. 106. )

(2) Strabon, liv. XV, chap. I.


descendent de l'Imaus 1, tantôt ajoutée comme province aux grands empil es de l'Asie occidentale. Darius Ier établit un satrape sur les bords de l'Indus, et Alexandre ne regarda pas son oeuvre comme accomplie, tant qu'il n'eut point conduit ses soldats sur le rivage de l'Océan indien. Si les prières et les révoltes de son armée l'empêchèrent d'aller jusqu'au Gange, du moins les villes qu'il avait bâties çà et là, comme autant de bornes milliaires destinées à marquer sa course, la navigation de son lieutenant Néarque, des bouches de l'Indus à celles de l'Euphrale, toute son expédition enfin, si féconde en résultats pour la science et pour le commerce, était destinée à établir des rapports durables entre l'Orient et l'Occident, entre l'Inde et la Grèce 3. Le plan qu'avait conçu le génie d'Alexandre fut réalisé après sa mort ; et la ville qu'il avait fondée en Lgvpte fut long-temps le principal entrepôt des productions de l'Orient. Alexandrie, ville grecque sous les Lagides, devint une ville romaine après la bataille d'Actium ; elle survécut à l'empire d'Occident, cl resta une dépendance de

(I) Imaus vocatur incolarum linguâ, nisosum significante (Pline, Hist. natur., liv. VI, chap. 17). En effet Imaus vient du mot sanscrit himmatch, qui signifie couvert de neige. (2) Herodote, liv. IV, chap. 44. (3) Arrien, Expéd. d'Alexandre, liv. VII.


l'empire grec jusqu'au septième siècle de l'ère chrétienne.

Quand la nation arabe, poussée par l'esprit de Mahomet, sortit de ses déserts pour envahir le monde, l'Egypte fut une des premières provinces qui tombèrent en son pouvoir; et, en devenant maîtres de l'Égypte, les Arabes possédèrent le commerce des Indes. Dès lors ils trafiquèrent des produits de l'Orient avec les Grecs, et plus tard avec les Turcs. C'était de leurs mains que Venise recevait les marchandises qu'elle transmettait elle-même aux comptoirs hanséatiques, par l'intermédiaire des villes de Souabe et du llhin. Mais les Arabes n'occupaient pas seulement l'Egypte : ils étaient établis des deux côtés de la mer Rouge, et l'on ne pouvait, sans leur permission, naviguer sur cette mer, depuis l'isthme de Suez jusqu'au détroit de Bab-el-Mandeb. Ils avaient aussi poussé leurs conquêtes au-delà du détroit, sur le littoral de l'Afrique, depuis la côte d'Ajan jusqu'à Sofala, qu'ils appelaient le pays de l'or. Dès le onzième siècle, ils avaient fondé une colonie à Ormuz, et par-là ils régnaient sur le golfe Persique, aussi bien que sur la mer Rouge. Ils s'étaient avancés, pas à pas, depuis le détroit d'Ormuz jusqu'à la côte de Malabar; et leurs comptoirs, qui étaient en même temps des forteresses, échelonnés de distance en


distance, du canal de Mozambique au cap Comorin , s'attribuaient'sur. ces parages le monopole du commerce, et défendaient l'entrée de l'Inde aux nations européennes. C'étaient les gardiens de la toison d'or que les Portugais allaient conquérir.

la population de l'Inde, abandonnée à elle-même, n'aurait pu résister long-temps aux armes des Portugais. Sur cette terre féconde, qui n'attend point le travail de l'homme pour lui donner audelà de ses besoins, sous ces arbres parfumés qui opposent à un soleil brûlant un rempart impénétrable, l'Indien laisse aller son ame à l'indolence et à l'apathie. Quand la nature, qui l'enivre de ses dons et le berce sur son sein comme un enfant chéri, se change tout-à-coup en marâtre impitoyable ; quand les fleuves se débordent, quand l'oura-gan déracine les arbres chargés de fruits, et que la contagion fait disparaître des tribus entières, l'Indien courbe la tête, et se soumet sans murmure à la colère de ses dieux. Il n'essaie pas de lutter contre le mal, par la prévoyance et par l'industrie. Le travail lui pèse; le mouvement le fatigue; la vie elle-même a peu de prix à ses yeux. La mollesse de la nation est bien résumée dans celte maxime indienne : Mieux vaut s'asseoir que marcher, dormir que veiller ; mais la mort est préférable à


tout. Là où la nature est riche et prodigue, l'homme se repose et s'endort La pauvreté est l'aiguillon du travail. Cependant, à côté de cette paresse obstinée, il y à, dans l'ame de l'Indien, des liassions sans frein, semblables à ces effroyables tourmentes qui interrompent la pureté de soit ciel. De là une religion qui cherche à le maîtriser, en lui imposant des austérités qui nous étonnent; de la une politique sombre et défiante, qui a élevé des barrières entre les différentes classes de la population Mais ces institutions, appropriées dans

(I) Les anciens, trompés par Mégasthènes, ambassadeur de Selcucus Nicator auprès de Saiidracottus, roi des bords du Gange, ont compté jusqu'à 6cpt castes parmi les Indiens (Arrien, liv. V; Diodore, liv. I; Strabon, liv. XV) ; mais il est évident que Mégasthènes avait pris pour des castes de simples classes ou subdivisions. Dans les lois de Menou et dans les écrits des Indiens, les castes nesont qu'au nombre de quatre : 1° les Brahmes, dépositaires de toute science et de toute vérité. Ils oui seuls ledt oil d'offrir des sacrifices, et d'interpréter les védas. Ils sont juges; car eux seuls connaissent les lois. Ils sont médecins; car, les maladies étant regardées comme le châtiment de certains délits, c'est au prêtre qu'il appartient de les guérir, en prescrivant des remèdes ou en imposant des pénitences 2° Les guerriers ou kétris : ils ne sont que le bras qui exécute, et sont subordonnés à la volonté des prêtres; ils peuvent lire les védas, mais non les interpréter, ni les enseigner. 3° Les marchands ou vaisyas : cette classe comprend les agriculteura, et tous ceux qui contribuent, par l'in¬


l'origine à la nature du pays et aux moeurs de ses habitants, s'étaient corrompues en vieillissant, et n'engendraient plus que d'innombrables abus. Les Brahmes se nourrissaient de la substance du peuple, et tournaient leur pouvoir absolu au profit de leur intérêt personnel 1. Les souverains du pays se livraient entre eux des guerres sanglantes,

dustrie, à la vie du corps social ; ils peuvent aussi, mais avec certaines restrictions, connaître les livres sacrés. 4° Les esclaves ou souclras : la connaissance des védas leur est interdite, sous peine de mort. Les impurs ou parias sont ceux qui naissent de l'alliance sacrilège des souriras avec des femmes d'une autre caste. Les trois premières castes forment, à proprement parler, la nation ; la troisième, vouée à La servitude, paraît être le reste de quelque ancienne population, qui aura résisté à la conquête comme les Hilotes en Laconic. (Heeren, De la politique et du commerce des peuples de l'antiquité, Asie, III° partie, section 2. )

(I) Omninô genus est hominum mendax ac fraudulentum : in eo sunt Loti ut simplicem imperitamque multitudinem quàm callidissimè fallant. Vulgò enim deos imperare praedicant. et certae res in templis offerantur, videlicet quas ipsi desiderant ad se, conjuges, liberos, familias alendas. Itaque persuadent idiotis deorum simulacra item ac homines prandere ac coenarc. Noc desunt qui, antè prandium et coenam, certain idolo pecuniain affccant, bis in die. Brachmanes ipsi, festo tympanorum sono epulntes, imperitis fidem faciunt, deosepulari. (Francisci Xaverii epist. lib. quatuor, ab Horat. Tursellino in latinum conversi ex Hispano, lib. 1, epist 7. )


et, dans une des contrées les plus fertiles du monde, la population était réduite au dernier degré de misère. A l'arrivée des Portugais sur la côte de Coromandel, quand la sécheresse produisait la famine, les parents vendaient leurs enfants pour deux ou trois petites pièces d'argent, appelées fanams, et ces malheureux étaient transportés comme esclaves dans d'autres parties de l'indous-tan 1. Ainsi les conquérants européens pouvaient être r egardés comme des bienfaiteurs ; car, sur cette terre d'ignorance et de servitude, ils apportaient l'Evangile et la liberté.

L'année qui suivit le retour de Gaina (1500), Alvarez Cabral, à qui une tempête venait de faire découvrir le Brésil établit le premier comptoir à Calicut. Mais le peuple, encore excité par les Maures, massacra plusieurs Européens. Cabral foudroya la ville avec son artillerie, brûla les vaisseaux arabes qui étaient dans le port, et souleva contre le zamorin quelques-uns de ses tributaires ; car les Portugais soutenaient dans l'Inde la féodalité, qu'ils

(1) Barbessa, dans Ramnusio, 1.

(2) Cabral, en débarquant sur cette terre, y avait élevé une croix, et avait donné à la contréé le nom de Sancta-Cruz. Mais le Démon, dit l'historien des Torturais, détruisit la croix, et fit appeler le pays Brasil, du nom d'un bois rouge qui sert à la teinture des draps. (Barros, déc. I, liv. V, cap. 2.)


détruisaient chez eux. Plusieurs chefs vinrent continuer l'oeuvre de Cabral. Vasco de Gama, dans une seconde expédition (1502), assura la route qu'il avait le premier parcourue tout entière : il établit des comptoirs à Sofala et à Mozambique. François d'Almeyda, qui partit de Lisbonne en 1507, avec le titre de vice-roi des Indes, prit la ville de Quiloa, 1 et détruisit celle de Monbaça, dans le pays de Zanguebar ; il poussa ses établissements jusque sur la côte d'Ajan, et, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au cap Gardafui ; les Portugais furent maillés de toute celte partie de l'Afrique qui regarde les Indes 1. En même temps ils faisaient des progrès dans l'Indoustan , où ils avaient déjà conquis le Malabar. Alors les Arabes, expulsés de tous ces lieux qu'ils avaient jadis occupés, transportèrent leur commerce audelà du golfe de Bengale, vers la presqu'ile deMalaca et les îles de la Sonde. Fin les poursuivant, le fils de François d'Almeyda, Lorenzo retrouva l'Ile de Ceylan, connue des Anciens sous le nom de Ta-probane 1.

Mais pour dominer avec sécurité dans là mer

(1) Lafitau, Hist. des découvertes des Portugais, lîv. III. — Renaudot, Mémoire historique sur les navigations de long cours, Bibl. royale, Mss. suppl. 1249.

(2) Strabon, liv. XV, chap. I.


des Iodes, dans les îles comme sur les côtes, il ne suffisait point d'avoir des comptoirs fortifiés en Afrique et au Malabar : il fallait posséder, à tout prix, la mer Rouge et le golfe Persique. Il fallait fermer les anciennes routes de l'Inde, pour mieux jouir de la nouvelle. C'est ce que comprit le génie du grand Albuquerque 1, qui servit sous François d'Almeyda, avant de le remplacer comme vice-roi. Il s'empara, en 1508, de l'île de Socotora, qui, placée entre l'Afrique et l'Arabie , au-dessous du détroit de Bab - cl - Mandeb, commande à la fois la navigation de la mer Rouge et celle de la mer des Indes. De là, Albuquerque se dirigea vers Ormuz, dans l'ile de Gérun, située devant le golfe Persique comme Socotora devant le golfe Arabique. Ormuz, tributaire de la Perse, refusa de le devenir du Portugal, et opposa au conquérant sa flotte arabe et persane. Albuquerque détruisit la flotte, et s'empara de la ville, célèbre dans tout l'Orient par son luxe, ses trésors et sa mollesse 1. Comme le shah de Perse, accoutumé à recevoir un tribut des maitres d'Ormuz, en réclamait un des Portugais vainqueurs : Voilà, dit Albuquer-(I)

Albuquer-(I) do grande Afonzo Dalboquerque, part. I, cap. 3o, Lisboa, 1576.

(2) Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, liv. I, chap. 14.


que en montrant à l'envoyé un monceau de grenades et de boulets, la monnaie des tributs que paie le roi de Portugal.

Cependant les Portugais n'avaient encore eu affaire qu'à quelques peuplades indiennes et à quelques marchands arabes. La nouvelle de leurs conquêtes leur suscita bientôt des ennemis plus formidables. L'alarme devait être grande en effet à Venise et à Alexandrie, qui avaient eu jusqu'à cette époque le monopole du commerce des Indes. La république vénitienne, qui allaiL avoir à lutter contre la moitié de l'Europe 1, entrevit un danger plus menaçant encore dans le progrès des Portugais en Orient. Le Soudan d'Egypte était, en celte circonstance, l'allié naturel des Vénitiens 2. Les Mamelucks, qui, jadis gardiens de l'Egypte, en étaient devenus les maîtres depuis les dernières croisades, tiraient leurs principaux revenus des droits qu'ils avaient établis sur l'entrée et la sortie des marchandises indiennes. Or, il en entrait beaucoup moins depuis les conquêtes des Portugais, et déjà la banqueroute avait précipité plusieurs maisons d'Alexandrie. Les milices, mal

(I) La ligue de Cambrai, qui devait réunir contre Venise le pape, l'empereur, le roi tic France et le roi d'Aragon, fut conclue le 10 décembre 1508.

(2) Daru, Hist. de Venise, liv.XIX, chap. 16.


payées, se révoltaient contre l'Égypte, au lieu de combattre pour elle. Pour sortir d'un tel embarras, les Mamelucks avaient besoin d'une flotte : Venise, qu'aucun obstacle n'arrêtait parce qu'elle avait son existence même à défendie, envoya à Alexandrie du bois pour faire des vaisseaux, du cuivre pour fondre des canons. Cesmatériaux futrent transportés au Caire par le Nil, et de là portés à Suez, à dos de chameau. La république fil construire, dans ce port, un arsenal dont on voit encore les débris près des fontaines de Moïse 1. Elle offrait même d'ouvrir à ses fiais l'isthme de Suez ; entreprise qui, si elle eut réussi, aurait pu ruiner les Portugais. Cest un spectacle admirable que les derniers efforts des Vénitiens, pour ressaisir la fortune et la vie qui leur échappent, soit qu'ils résistent seuls à une ligue européenne, soit qu'ils créent une marine en Orient, et portent la guerre jusqu'aux extrémités de l'Asie. Les ennemis des Portugais espéraient entraîner le Saint-Siége dans leur complot, et le soudan Kansoul-al-Gauri écrivit à ce sujet au pape Jules II ; mais la cour de Home, qui s'était engagée avec le Portugal, ne prit

(I) Daru, Hist. de Venise, liv. XIX, chap, 16.

(2) La lettre du soudan, portée à Jules II par un moine du Saint-Sépulcre, a été conservée par Osorius. Le soudan oubliant à qui il s'adresse, commence par se plaindre de ce que


point de part à ce débat, et il fallut que le Soudan se contentât des secours des Vénitiens.

les rois de la péninsule espagnole ont aboli l'islamisme dans leurs Etats. « Fernandum, Aragoniae regem, Hispaniam Baeticam armis invasisse, et Saracenos, qui eam possidebant, partim erudeliter occidisse, partim omnibus bonis eversos in exilium compulisse, et eos qui domi remanserant durissimo dominatu oppressasse, et, quod multò gravius erat, eos per vim ut Christi religionem susciperent coegisse. » Le Soudan établit ensuite le principe de la liberté religieuse, d'une manière plus philosophique qu'on ne serait en droit de l'exiger d'un musulman, au XVIe siècle. « Non licere, nec apud Christianos, nec apud Mahumetanos, malo cogere quemquam, ut eam religionem detestetur in qua fuerat ab incunabulis enutritus. » Après avoir exposé ce premier grief, le soudaii se plaint du tort que les Portugais font à son commerce et à sa marine. « Emmanuelem, Portugaliae regem, classibus suis Indiain infestam reddere, gravissimasque injurias hominibus qui ex AEgypto et Arabia in Indiam navigabant intulisse, ipsiusque sultani naves cepisse et direptas inccndisse. Id autem nullo jure fieri... » Kansoul-al-Gauri menaçait, si le pape n'y mettait ordre, de faire massacrer tous les chrétiens en Egypte et en Syrie, de détruire le tombeau du Christ, et d'équiper une flotte pour ravager l'Europe chrétienne. « Se igitur necem Christianis omnibus qui in regno illius inventi essent illatururn, illorumqne templa et Christi etiam sepulchrum demoliturum... praeterea sibi esse in animo ingentem classem instruere,quà multis Europae regiones maximis detrimentis afficeret... ageret pontifex cum Emmanuele rege, ne vellet amplius classes in Indiam mittere. » (Osorius, de Rebus Emmanuclis, lib. IV. )


En 1508, une flotte sort du port de Suez pour lutter contre les Portugais : elle se composait de quatre grands vaisseau, un galion, deux galères et trois galiotes. Le détroit de la mer Rouge est forcé, malgré la garnison de Socotora ; et la flotte égyptienne, ralliant Arabes et Indiens, obtient d'abord quelques avantages sur, les Portugais. Pendant qu'une partie de leurs vaisseaux se hâtait d'aller porter en Europe les trésors des Indes; une ligue formidable faillit leur enlever la source même de ces richesses. Lorenzo d'Almeyda perdit la vie dans le combat ; mais son père, qui était encore vice-roi, détruisit la flotte victorieuse. Peu de temps après, François d'Almeyda reçut ordre de transmettre la vice-royauté à Albuquerque, et s'en alla mourir sous les coups des barbares, près du cap de Bonne-Espérance.

Albuquerque inaugura son commandement par une grande entreprise ; il s'empara de Goa(1510), vers le milieu de la côte de Malabar, et en fit la capitale du nouvel empire portugais 1. Puis", négligeant l'île de Ceylan, récemment découverte, et toute la cote de Coromandel, il traversa le golfe du Bengale, et s'avança vers la limite du monde

(I) Commentaires d'Alphonse d'Albuquerque, part. II, ehap, 21 et 21.


ancien, la presqu'île de Malaca ou Chersonèse d'or. Malaca fut prise, et une forteresse s'éleva sur ses ruines (1511). Les rois de Siara, de Pégu, et quelques autres ouv rirent leurs ports aux Européens, et réclamèrent l'alliance du Portugal. Dès lors, les Portugais étaient entrés dans un monde nouveau, et, à chaque pas qu'ils faisaient, ils découvraient des pays encore inconnus aux Européens : c'étaient, sur le continent, les royaumes de Birman, d'Aracan, de Camboge, de Ciampa, de Cochinchine; c'étaient, dans la mer des Indes, Java, Sumatra, Borneo, les Moluques, et une partie de ces îles, situées au sud-est de l'Asie, dans lesquelles Barros, dès le milieu, du seizième siècle, vit une cinquième partie du monde 1. Albuquerque, satisfait de s'être montré en vainqueur à l'Asie orientale, et d'avoir assuré au Portugal la possession des Moluques, si fertiles en épiceries 2, se hâta de revenir au Malabar châtier les peuples révoltés, et punir les éternels ennemis de sa nation.

Venise et l'Egypte s'étaient encore une fois liguées, et les escadres portugaises étaient obligées

(I) Maltebrun, géographie universelle, Lib. XXII. (2) Moloc, dans la langue du pays, exprime ce qu'il y a de plus exquis et de plus délicat. (Sprengel, cité par Maltebrun, Hist des découvertes, § 33.)


de croiser sans cesse à l'entrée du golfe Arabique, pour détruire ces flottes que le Soudan construisait avec le bois, l'or et l'industrie des Vénitiens. Mais ce n'était point assez pour Albuquerque de détruire ces flottes : il voulut anéantir le lieu même d'où elles partaient, le port de Suez. Il s'avança dans la mer Rouge, avec une flotte considérable Mais ce grand golfe, qui sépare l'Arabie de l'Ethiopie et do l'Egypte dans une longueur de plus de trois cents lieues, n'est pas partout facile à tenir. Si le canal du milieu est généralement sûr et navigable, les côtes sont semées d'écueils et de bas-fonds, qui ne permettent point aux gros navires d'aborder dans les ports. D'ailleurs on ne rencontre sur cette mer, voisine de l'Arabie, que des îles désertes, sans végétation et sans eau. Albuquerque, malgré sa patience et son courage, fut donc réduit à reculer, non devant des hommes , mais devant la nature; il revint aux Indes avec sa flotte, qui avait couru de grands dangers et souffert dé fortes avaries.

Que va-t-il faire cependant, cet homme dont le génie travaillait sans cesse, et qui se trouvait à l'é-

(1) Commentaires d'Alphonse d'Albuquerque, part. IV, chap. 6, 7, 8.

(2) Osorius, lib. IX, initio.


troit dans les bornes du possible? Il conçoit un projet encore plus difficile et plus audacieux : il veut que le négus d'Abyssinie, avec lequel le Portugal a fait alliance, détourne le cours du Nil, en lui ouvrant un passage pour se jeter dans la mer Rouge 1. Par-là l'Égypte aurait été ruinée, et ses habitants réduits à la famine; car c'est le Nil qui tous les ans leur apporte la vie et l'abondance. Mais détourner de son cours un fleuve tel que le Nil, dont la source fut long-temps cachée aux nations 2, et dont la nature a tracé le cours à travers les montagnes et les rochers, c'était une entreprise au-dessus des forces humaines. Et pourtant Albuquerque ne comptait pas s'arrêter là : il se proposait d'entrer en Arabie par le golfe Persi-que, et s'imaginait qu'il ne lui faudrait pas plus de trois ou quatre cents chevaux pour aller piller Médine, la Mecque, et replonger la péninsule Arabique dans le néant d'où Mahomet l'avait tirée 3.

(I) Commentaires d'Albuquerque, part. IV, chap. 7. (2) Don Francisco Alvarez découvrit le premier, dans un voyage en Abyssinie, la position des sources du Nil, et la cause des inondations régulières de ce fleuve. La relation de ce voyage, publiée à Lisbonne en 1540, a été traduite en latin par Damien de Goès : de religione et moribus AEthiopum. (3) Osorius, lib. IX.


L'auteur du Koran , tout en prescrivant des devoirs, n'avait point oublié les intérêts matériels de son peuple. Qu'est-ce, en effet, que ce pèlerinage à la Mecque, ordonné à tout bon Musulman au moins une fois dans sa vie, sinon un artifice adroit pour attirer les voyageurs en Arabie, pour amener la foule dans le désert, le commerce et la richesse dans un pays que la nature avait isolé au milieu des sables ? Aussi la Mecque, où naquit Mahomet, et Médine, où l'on voit son tombeau, étaient-ils bientôt devenus, non pas seulement des lieux saints, mais de riches comptoirs, qui communiquaient avec les Indes, et trafiquaient des marchandises de ce pays avec la Syrie, l'Asie-Mineure et Constantinople 1. Albuquerque voulut détruire ces établissements, comme tout ce qui faisait obstacle à la puissance des Portugais ; mais, quelque grand que fût le génie de ce capitaine, il ne lui était pas donné de changer l'ordre de la nature, ni de renverser partout les ouvrages des hommes. Il fut obligé de renoncer à des entreprises aussi hardies, et l'on profita de ces échecs pour le calomnier auprès de son souverain. Il avait promis plus qu'il ne pouvait tenir : il en fut puni par une prompte disgrace. Il mourut

(1) Maffei, Hist indic., lib. I.


pauvre et oublié, à Goa, à la fin de l'année 1515. Son désintéressement lui avait concilié les peuples mêmes qu'il avait combattus ; et, long-temps après sa mort, les Indiens venaient en pleurant sur son tombeau, lui demander justice des vexations de ses successeurs.

Les hommes meurent; les peuples poursuivent leur marche. Après la mort d'Albuquerque, les Portugais commencèrent à entretenir des rapports plus fréquents avec la côte de Coromandel, et à y former quelques établissements. Ils bâtirent une forteresse à Colombo, dans l'île de Ceylan, et bientôt tous les rois de l'île payèrent au Portugal un tribut annuel en cannelle, en ivoire, en bagues garnies de perles et de rubis 1. Bientôt on essaya de réaliser l'un des projets d'Albuquerque, d'ouvrir des relations avec les grands empires voisins, la Perse et la Chine. L'année même de sa mort, Albuquer-que avait envoyé une ambassade auprès du shah de Perse, Ismael 1er. En 1516, le nouveau vice-roi, Lopez Soarez d'Albergaria, envoya en Chine Thomas Perez. L'ambassadeur aborda à Canton, et parvint jusqu'à Pé-King. L'empereur paraissait assez bien disposé en faveur des Européens ; mais la conduite insolente de l'amiral portugais sur les

(I) Asia de Barros, continuée par Couto, décade IV.


côtes de la Chine fit bientôt succéder la colère à la bienveillance. D'ailleurs la défiance est le caractère dominant des nations orientales de l'Asie. Tandis que les peuples Caucasiens, et surtout ceux de l'Europe, vont explorant les mers et les terres, prenant et donnant à tous ceux qu'ils rencontrent, les peuples d'origine mongole se renferment silencieusement dans leurs limites, et s'occupent bien plus d'élever des barrières que d'ouvrir des communications. Une flotte chinoise fut armée contre les Portugais ; et Thomas Perez, reconduit à Canton, y mourut en prison, ainsi que les gens de sa suite. La haine des Chinois contre les Portugais était si forte qu'en 1542 on lisait encore sur la porte de Canton : « On ne laisse point entrer ici les hommes qui ont une longue barbe cl de grands yeux 1. »

Les Portugais se dédommagèrent de cet échec par les richesses du Bengale, où ils arrivèrent en 1518, sous le commandement de Jean de Silveira, et par de nouvelles conquêtes dans l'Inde occidentale. Depuis long-temps ils cherchaient à s'étendre au nord de la côte de Malabar, dans le royaume de Cambaye. C'était un pays qui renfermait plusieurs villes florissantes, Diu, Barotch,

(1) Couto, loc. cit.


Surate 1, et qui servait comme de lien entre le midi de la presqu'île indienne et les abords du golfe Persique. Les Portugais avaient un grand intérêt à s'en emparer ; mais leurs armes devaient y trouver des obstacles. Le roi de Cambaye s'était d'abord uni à leurs ennemis, aux Arabes, à l'Egypte et à Venise. Quand les Arabes eurent été dispersés, quand Venise 1 et l'Egypte eurent été vaincues, les peuples de Cambaye continuèrent la lutte avec une indomptable énergie. Bientôt ils eurent

(1) L'Ile de Salsette dépendait du royaume de Cambaye. Les auteurs portugais du seizième siècle parlent déjà des monuments de Salsette, de ces pagodes souterraines, de ces idoles monstrueuses, et de tous ces mystérieux débris qui ont excité, à un si haut degré, l'attention des savants modernes. Les Portugais appelaient cette île Canaria, d'où est venu le nom de pagode de Kennery, donné au temple principal. (Heeren, de la politique et du commerce des peuples anciens, Asie, IIIe partie, section I. — Langlès, Monuments de l'Hindoustan, t. II.) (2) Après avoir vainement combattu, les Vénitiens essayèrent de négocier. Ils proposèrent au roi de Portugal de s'associer avec lui pour le commerce de l'Inde ; le roi répondit par un refus. Ils lui offrirent alors de lui acheter, à prix fixe, toutes les épiceries qui arriveraient dans ses ports ; ce qui fut également refusé (1521). Venise n'eut plus d'autre ressource que d'exempter de tout droit les épiceries qui lui viendraient par la voie d'Egypte, et de soumettre à une douane rigoureuse celles qui arriveraient du Portugal. ( Daru, Hist. de Venise, liv. XIX, chap. 16. )


pour allié un peuple alors redoutable dans les trois parties de l'ancien monde, les Turcs, qui avaient conquis l'Egypte en 1517. Sélim n'avait songé qu'à s'affermir dans sa nouvelle province ; mais, après lui, Soliman suivit la politique des Mamelucks 1, et, dans l'intérêt du commerce égyptien, soutint le roi de Cambaye contre les Portugais. Les Turcs parurent pour la première fois dans l'Inde vers 1527.

Cependant, après des guerres sanglantes et des succès variés, la capitale du royaume, Diu tomba au pouvoir du vice-roi Nuno da Cunha (1537). Alors les Turcs firent des préparatifs formidables. Ils n'avaient pu s'allier aux Vénitiens, parce que la république de Venise, comme tout le reste de l'Italie, subissait l'influence de Charles-Quint, et que l'empereur était l'ennemi de Soliman ; mais un grand nombre d'ouvriers chrétiens s'étaient mis à la solde des Ottomans, et c'était un ingénieur génois qui dirigeait les travaux de construction 2.

(I) Jure belli ipse Turcarum imperator Cairum exterasque sultani provincias occupaverat, atque unà cum regno curam quâ perpetuô sultanus angebatur suscepit, nempè ut Lusitanos ex India profligaret. (Damianus à Goes, Bellum Cambaicum, lib. I, apud Andr. Schot, Hispania illustrata, t. II.)

(2) In Suezii portu, naves aedificare apparat (Soliman); cui negolio architectus quidam Genuensis praefuit, hujus artis, et


La flotte partit de Suez, comme au temps des Mamelucks, soumit en passant la ville d'Aden, et vint mettre le siége devant Diu (1538). Les Turcs avaient avec eux des Abyssins et des Arabes 1; ils curent bientôt rallié tous les peuples du pays de Cambaye. C'était aux différents États du Malabar à décider la querelle en se prononçant, soit pour les chrétiens, soit pour les Musulmans : ils restèrent fidèles aux Portugais. A la nouvelle de l'arrivée des Turcs, le roi de Cochin réunit ses principaux guerriers dans une pagode; et là, sur l'idole la plus vénérée, il leurfil prêter segment de soutenir les Portugais. Le roi de Cananor en fit autant, et celui de Calicut fit jeter dans les fers les ambassadeurs turcs qui lui apportaient des présents 2. De pareils faits prouvent que la domination portugaise ne s'était pas encore changée en tyrannie. Le gouverneur de Diu, Antoine de Silveira, aidé des secours du vice-roi Nuno da Cunha, résista héroïquement

fertur, peritissimus. Habebat multos alios opifices christianos, quos hinc inde muneribus pellexerat. Suit l'émération de la flotte : Tres et sexaginta triremes, set galeones, sex biremes, holcades duae, actunrae viginti, celoces quam plurimi. (Damianus à Goes, Bellum Cambaicum, lib. I.)

(I) Jacob. Teius, Commentarius de rebus apud Dium gestis, apud Andr. Schot, Hispania illustrata, t. II. (2) Damianus, Bellum Cambalcum, lib. I.


aux assauts des Turcs ; et ceux-ci, après une lutte acharnée, furent réduits à se retirer, laissant près de cinq mille hommes dans les fossés et sur les remparts. Les Portugais, si l'on en croit leurs historiens, n'avaient eu que sept cents morts et trois cents blessés.

Malgré la victoire des Portugais, le royaume de Cambaye n'était soumis qu'en apparence. Huit ans après, la guerre recommença ( 1546 ), et les Turcs reparurent encore avec les Abyssins et les Arabes. La ville de Diu était redevenue indépendante, et les Portugais s'étaient réfugiés dans la citadelle. La garnison allait succomber ; mais c'était un héros, un digne successeur d'Albuquerque, Jean de Castro, qui commandait dans l'Inde; il avait en même temps à sauver la puissance de son pays, et à venger son fils qui venait de périr. Il part de Goa, cachant sa douleur à tous les regards, et, la mort dans le coeur, il affecte la confiance et la gaité 1. Il aborde sur la côte de Cambaye avec une flotte nombreuse ; et, tandis qu'il dégage la citadelle, pour aller lui-même assiéger la ville, une partie de la flotte, cinglant à l'Ouest, capture de riches car-

(1) Festivis purpureisque vestibus indutus, civitatem lustravit. (Damianus à Goes, De bello Cambaico secundo commentarius III.)


gaisons qui sortaient du golfe Arabique, et s'empare d'un ambassadeur qui allait au Caire solliciter de nouveaux renforts. Bientôt le prisonnier (c'était un proche parent du roi de Cambaye) est étranglé dans la citadelle, et sa tête, roulant au pied des remparts, va porter le désespoir dans la place. Le vice-roi, pour ne laisser aux siens aucun espoir de salut en cas de défaite, détruit lui-même les portes de la citadelle. C'était une guerre à mort. Apres une bataille où le sang coula par torrents, la ville céda aux efforts de Castro, et les vainqueurs punirent la révolte des habitants avec une rigueur impitoyable 1. L'ile fut isolée du continent par la destruction des deux ponts qui l'y joignaient ; une forteresse nouvelle s'éleva sur les ruines de l'ancienne, et Jean de Castro revint dans Goa triompher à la manière antique.

Alors la puissance portugaise était parvenue à son apogée. Le Japon avait été découvert en 1542. Antoine de Mota, qui. avait essayé de pénétrer en Chine, malgré la défense qui en éloignait lés Portugais, avait été jeté par la tempête sur ces

(1) In omnem sexum ferro igneque saevitum est. Hic exitus ditissimae amplissimaeque. Diensis civitatis fuit... quippe non solum non ab infantibus aut gravidis mulierum uteris, sed ne brutis quidam auunantibus ferrum abstinuit. (Damianus, loc. cit.)


côtes que les habitants appelaient Nipongi. Bientôt des relations furent renouées avec la Chine. Les Portugais eurent un comptoir dans l'île de Sanciam, en face de Canton, à vingt-cinq lieues de la terre ferme. Plus tard les Chinois leur cédèrent le territoire de Macao, qui s'enrichit par ses rapports avec le Japon , et qui appartient encore aujourd'hui au Portugal

Dans l'espace d'un siècle et demi, les Portugais avaient fait le tour de l'Afrique et presque de l'Asie. Sur combien de rivages ils avaient établi leurs lois, et recueilli les fruits du sol! Ils possédaient des établissements, depuis Madère jusqu'au Japon, dans une étendue de cent cinquante degrés. Tout ce que la nature a produit de plus délicieux cl de plus rare, tout ce qui peut flatter les sens ou la vanité, était devenu la propriété exclusive du Portugal : l'aloès de Socotora, les perles d'Ormuz, la cannelle et les rubis de Ceylan, le bois de sandal et le camphre de Sumatra, le girofle et la muscade des Moluques, le poivre de Goa, les mousselines du

(1) Il est probable que les Portugais ont visité les côtes septentrionales de la Nouvelle-Hollande entre 1530 et 1540. On voit à Londres, au Muséum britannique, un planisphère dressé en 1542 par Jolin Rotz, où le continent austral est distinctement représenté sous le nom de Terre de Java. (Maltebrun, Géog. univ. liv. XXIII.)


Bengale, le colon et le sucre de l'Inde, le thé de la Chine, la porcelaine du Japon, sans compter l'or qu'ils trouvaient en abondance, et dans l'Inde, et au Japon, et en Afrique ; l'or qui était l'objet de toutes les pensées, le but de toutes les entreprises, que l'Espagnol cherchait à l'Ouest, que le Portugais cherchait à l'Est, tandis que l'alchimiste allemand essayait encore de le faire lui-même dans son laboratoire. Il faut ajouter que les Portugais ont, par le fait même de leurs découvertes, enrichi les sciences naturelles, et perfectionné la navigation. Dans le cours de ces périlleuses et difficiles conquêtes, ils ont très souvent fait preuve d'adresse, de courage et de persévérance ; en un mot, ils ont été grands. Avec de faibles ressources ils ont accompli des desseins immenses; ils ont mérité de fixer les regards de l'Europe, et c'est avec raison que cette époque de leurs annales a été appelée l'âge d'or de la Lusitanie.

Mais le plus grand résultat, c'est que le christianisme a fait alors, en Orient, des progrès égaux à ceux de la conquête portugaise. Trois religions étaient en présence dans l'Inde, Brahma, le Christ et Mahomet. L'islamisme, quoique d'importation récente, était en pleine décadence sur les côtes de l'Afrique et de l'Inde 1. Le culte de Brahma avait

(1) Saint François Xavier cite, à l'appui de cette opinion, le


pour lui sa haute antiquité, et ses rapports intimes avec les moeurs et le caractère des indigènes ; mais il avait dû s'altérer à travers les âges, et il était devenu, entre les mains des prêtres, un instrument de tyrannie et d'intérêt particulier. Le christianisme paraissait donc avec avantage dans ces climats, présenté aux peuples par des hommes d'une foi pure et désintéressée. Mais parmi ces courageux missionnaires, l'histoire doit distinguer François Xavier, qui a porté la loi chrétienne jusqu'aux extrémités de l'Orient, et que l'église romaine a mis au nombre des saints 1.

François Xavier, né en 1506 au château de Xavier, dans les Pyrénées, d'une famille noble de Navarre, avait achevé ses études à Paris, au collège Sainte-Barbe, avec son compatriote Ignace de Loyola. Ils avaient fondé ensemble, en 1534, dans l'abbaye de Montmartre, cet institut qui devint plus lard si célèbre sous le nom de Compagnie de Jésus. Le but que s'étaient proposé les fondateurs, était de maintémoignage

maintémoignage Musulman de la ville de Mélinde, où il s'était arrêté dans la traversée : Aiebat enim apud su os jamdudum refrixtsse pietatem. Ex septemdecim fanis quae Melinde erant, tria duntaxat, caque à paucis admodùm frequentari. (Francisci Xaverii, epist. lib. I.)

(1) Vie de saint François Xavier, en italien, par le P. Bartoli ; en français, par le P. Bonhours.


tenir en Europe, et de propager dans les autres parties du monde la foi catholique et l'autorité du Saint-Siège. Quand le nouvel institut eut été reconnu par le pape Paul III, Xavier partit pour les Indes, où il aborda en 1542. Sa correspondance contient de curieux renseignements non-seulement sur sa traversée et sur son séjour aux Indes, mais sur le caractère et les moeurs des différentes tribus indiennes. Dans ses entretiens avec les Brahmes, il put se convaincre que l'idée religieuse étaitabsente sous ces pratiques matérielles que les prêtres imposaient au peuple Le christianisme releva ces ames dégradées par l'ignorance, et tempéra par sa douceur l'amertume de la conquête. Xavier suivit, l'Evangile à la main, la route que les Portugais lui avaient fra)ée parleurs armes. En trois ans, il avait parcouru les côtes de Malabaret de

(1) Christianorum vicos circumiens, per Brachmanum aedes transire soleo ; at mihi nuper usu venit ut pagodeni ingressus, ubi erant Brachmanes ferè ducenti, eorum plerosque haberem obvias. Multis verbis ultrò citròque habitis, quaesivi quid ipsis sui dii praeciperent ad beatam vitam. Longum certamen... Demùm, communi consensu, res ad unum ex iis qui caeteros aetate anteibat delata est. Tùm ille respondit deos iis qui ad ipsos ire vellent duo imperare : 1° ut abstmerent caede vaccarum quarum specie dii colerentur ; 2° ut Brachmanibus deorum cultoribus benignè facerent. (F. Xaverii, epist., lib. I, epist. 8.)


Coromandel ; il avait été à Méliapour, où la tradition plaçait le martyre et le tombeau de Saint-Thomas. Il s'embarqua pour Malaca en 1545, et parcourut les îles de la Sonde et les Moluques, prêchant partout les idolâtres dans le dialecte de leur pays, visitant les prisons, se logeant dans les hôpitaux 1, et laissant sur sa roule des collèges et des séminaires. En 1548, de retour à Goa, il reçut les derniers soupirs du vainqueur de Cambaye, de Jean de Castro. L'année suivante, il partit pour le Japon, où il lutta contre les Bonzes, comme il avait fuit contre les Brahmes, et où il laissa trois mille chrétiens qu'on a retrouvés plus tard animés de la même ardeur. Enfin, rêvant toujours de nouvelles conquêtes spirituelles, il s'en alla mourir dans l'Ile de Sanciam, en vue des rivages de la Chine où il voulait porter l'Évangile (1552).

Après la mort de Jean de Castro et de François Xavier, l'Inde portugaise n'avait plus qu'à décroître. Déjà même, quelques années auparavant, il s'était manifesté plusieurs symptômes de décadence. Le Portugal était trop faible en Europe pour conser-

(1) Diversor in valetudinario... inde in custodiam ad vinctos me confero... in oppidis pagisque singulis christianam institutionem ipsorum linguâ conscriptam relinquo. (Lib. 1, epist. 1 et 8 )


ver, à une pareille distance, d'aussi vastes établissements. Les colonies étaient supérieures à la métropole, et, d'un instant à l'autre, un gouverneur au-dacieux pouvait se déclarer indépendant. C'est ce qu'on avait pu craindre dès 1526, quand les ordres du roi Jean III avaient été méconnus dans l'Inde 1, et que Lopez de Sampayo avait enlevé le titre de vice-roi à Pierre de Mascarenas. Jean de Castro, en

(I) Chaque vice-roi, en arrivant aux Indes, apportait avec lui ce qu'on appelait des successions (successoes), c'est-à-dire des lettres scellées du roi de Portugal, qui lui nommaient des successeurs en cas de mort ou d'empêchement. En 1525, Vasco de Gama, qui était venu mourir dans l'Inde avec le titre de vice-roi, avait laissé trois successions. La première, ouverte avec les formalités prescrites, donnait le commandement à don Henri de Menessès, qui fut reconnu sans contestation. Menessès mourut lui-même en 1526. Alors on ouvrit la seconde succession, qui désignait Pierre de Mascarenas ; mais celui-ci était à Malaca, où il remplissait les fonctions de gouverneur, et, par la saison contraire, il lui fallait près d'un an pour revenir à Goa. Lopez de Sampayo, gouverneur de Coehin, proposa d'ouvrir la troisième succession, où il espérait trouver son nom. Elle fut ouverte, après quelques débats : Sampayo y était en effet désigné. Il prit en main le pouvoir, mais en promettant de le remettre fidèlement à Mascarenas, aussitôt que ce dernier serait revenu de Malaca. Mascarenas revint en toute hâte, et se présenta devant Cochin, où Sampayo avait fixé le siège du gouvernement. Accueilli à coups de canon, il fut blessé, et tomba aux mains de son rival. Mais bien¬


complétant la conquête, rétablit l'ordre dans l'administration intérieure. Mais après lui tout marche, dans l'Inde, à la ruine de la domination portugaise. Les gouverneurs, avides de plaisirs et de richesses, traitent les vaincus comme les préteurs romains traitaient leurs provinces. Les missionnaires eux-mêmes, cédant à des passions mondaines, n'imitent pas toujours l'héroïque dévouement de saint François. Chaque jour le désordre fait de nouveaux progrès; et bientôt, dans toutes les parlies de l'Inde, la tyrannie et la mollesse ont remplacé la justice et le courage, comme l'intolérance a remplacé la charité.

tôt délivré par ses partisans, il consentit, pour éviter ta guerre civile, à soumettre ses droits à l'arbitrage de traire juges, nommés, sous l'influence de Sauipayo, par les nobles portugais qui résidaient à Cochin. Ces juges confirmèrent l'insurpation, et condamnèrent Mascarenas à retourner en Europe. Le roi de Portugal, Jean III, n'osa destituer Sampayo, et donna à Mascarenas un gouvernement en Afrique. (Couto, Asia, decada IV, liv. II, cap. 1-6.)


CHAPITRE III.

Du Nouveau-Monde avant Colomb. — Christophe Colomb. — Découverte du Nouveau-Monde. — Etablissement des Espagnols dans les Antilles.

Dès leur début dans la carrière des découvertes maritimes, les Espagnols surpassèrent leurs voisins. En effet, les Portugais ne découvrirent, après un siècle de travaux, qu'un nouveau passage vers des pays déjà connus ; dans leur premier voyage, les Espagnols trouvèrent un monde, et l'arrivée de Christophe Colomb dans les Antilles a précédé de cinq ans le premier voyage de Gama aux Indes-Orientales. « Tout ce qui a paru grand jusqu'ici, dit Voltaire, semble disparaître devant cette espèce de création nouvelle. Que d'autels on eût érigés dans l'antiquité à un Grec qui eût découvert l'Amérique 1 ! »

Mais ce Nouveau-Monde qu'a touché Colomb

en 1492, avait-il été complètement inconnu dans

(I) Voltaire, Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, chap. 145


les temps qui avaient précédé? Il est certain que les anciens peuples navigateurs, les Phéniciens et les Carthaginois, n'en eurent aucune connaissance. Cette île, à l'ouest 1 de l'Afrique, vers laquelle furent jetés les Phéniciens après une violente tempête 1, ne pouvait être que Madère, ou l'une des Canaries, ou peut-être une des Açores ou des îles du Cap-Vert. Il y a dans le Timèe de Platon quelques paroles qui donnent plus à penser. Qu'est-ce que cette Atlantide située à l'ouest du détroit de Gadès, et qui était à elle seule plus grande que l'Asie et l'Afrique tout ensemble ? Selon le récit merveilleux que Solon recueillit à Sais de la bouche des prêtres égyptiens, les peuples de l'Atlantide avaient passé des milliers d'années dans une paix profonde, sous les descendants de Neptune, leur principale divinité. Puis, à une époque dont

(I) Il y a une ile située à l'Occident, à quelques jours de navigation des côtes de Libye... Les Phéniciens, longeant le rivage de l'Afrique, au-dela du détroit de Gadès, furent entraînés vers la liante mer, par la violence des vents. Apres avoir été le jouet des tempêtes pendant un grand nombre de jours, ils abordèrent 4 cette île, dont ils admirèrent la fertilité. Plus tard les Tyrrhéniens, au temps de leur puissance maritime, voulurent y fonder une colonie ; mais les Carthaginois s'y opposèrent. (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, liv. V, chap. 19 et 20. )


la Grèce avait perdu le souvenir, ils avaient fait irruption dans la mer intérieure ; ils avaient conquis l'Afrique jusqu'à l'Egypte, et l'Europe jusqu'à la Tyrrhénie. La Grèce elle-même allait être soumise; mais la flotteathénienne vainquit les Atlantes, et affranchit la Méditerranée. Peu de temps après, la terre trembla sur ses fondements ; les eaux envahirent les continents, et l'île disparut dans l'espace d'un jour et d'une nuit 1. Plusieurs savants n'ont vu dans cette tradition qu'un reflet poétique des découvertes carthaginoises à l'ouest de l'Afrique : l'Atlantide n'est à leurs yeux qu'une des îles fortunées les plus voisines de l'ancien continent, Lancerote ou Fortaventura 2. Peut-être cependant, au fond de celle légende embellie par le génie des Egyptiens et par celui des Grecs, y a-t-il une preuve de plus de la dernière révolution que notre globe à subie, et un vague souvenir de l'état antérieur des continents. Mais, de quelque manière qu'on interprète celte tradition, il est certain qu'elle ne porte aucun caractère historique, et qu'elle n'a pu servir de guide aux navigateurs. Platon n'a pas plus révélé l'Amérique que Sénèque

(I) Platou, Timée ou Dialogue sur la nature.

(2) Gosselin, Recherches sur la géographie des anciens — Miltebrun, Géog. univ., liv. IV.


le tragique, dans ces vers où il prédit de nouvelles terres, comme le Dante a prédit plus tard les quatre étoiles du pôle antarctique 1; « 11 viendra un temps (mais ce temps est encore bien éloigné), où l'Océan nous laissera voir ce qu'il cache à nos regards, où une vaste région s'ouvrira devant nous, où Typhis 2 découvrira de nouveaux mondes, et où Thulé ne sera plus la dernière terre. »

Malgré des souvenirs confus ou de vagues pressentiments, l'Amérique fut donc ignorée des anciens. A-t-elle été connue au moyen-âge ? il est avéré que les Scandinaves ont touché, dès le commencement du onzième siècle, les parties septentrionales du nouveau continent. Les hommes du Nord, qui avaient visite l'Islande vers 872, et le Groenland (Terre-Verte) vers 986, découvrirent quelques années plus lard, en naviguant vers le sud-ouest, un pays où la température leur parut plus douce, le sol plus fertile, et qu'ils appelèrent Winland (pays du vin), parce qu'ils y avaient

(1) Venient annis

Saccula scris, quibus Occanus Vincula rerum laxet, et ingens l'alcat tellus, Typhisque novos Detegat orbes ; nec sit terris ultima Thule.

(Sénéque, Médée, vers 374 — 378. ) (2) Typhis était le nom du pilote des Argonautes


trouvé, dit-on, dés raisins sauvages. Ils remarquèrent que dans le jour le plus court, le soleil restait huit heures sur l'horizon ; ce qui prouve que cette contrée était située à peu près par les quarante-neuf degrés de latitude. C'était probablement l'île de Terre-Neuve ou les côtes du Labrador. L'évêque Eric vint, en 1121, apporter le christianisme aux habitants de Winland, et, vers la fin du quatorzième siècle, deux nobles Vénitiens, les frères Zeni, s'étant mis au service d'un prince dos îles Foeroé et Shetland, reconnurent les con(I)

con(I) Géographie universelle, liv. XVIII. — Forster, Voyages dans le Nord, liv. II, chap. 2. — Maltebrun cite, à l'appui de ces assertions, des cartes et des relations manuscrites conservées, soit en Islande même, soit à la bibliothèque royale de Copenhague. Le dernier éditeur de la Géographie universelle, M. Huot, cite un monument précieux, dont M. Rafn, de Copenhague, a le premier signalé l'existence ; c'est une pierre runique trouvée sur la côte occidentale du Groenland, et portant une inscription dont voici la traduction : « Erling Sigvalson, Biorne Hordeson et Endride Addon ont élevé cet amas de pierre, et nettoyé cette place en l'année 1135. — Forster s'appuie principalement sur deux ouvrages de Torfoeus, composés d'après des manuscrits islandais : Veteris Groenlandia descriptio et Historia Winlandioe antiquoe. Hafnia, 1705. Forster cite encore d'anciens documents, entre autres la Chronique du roi Olaus, rédigée en 1215 par Snorro Sturleson.


trées déjà parcourues par les hommes du nord. Cependant la relation de ces derniers voyages ne fut publiée à Venise qu'en 1558 1. L'Europe ignorait donc les découvertes des Scandinaves ; ils n'en soupçonnaient pas eux-mêmes l'importance, et ils en avaient presque perdu le souvenir, lorsque parut Christophe Colomb 1.

Ce grand homme, que l'opinion la plus authentique fait naître à Gènes, d'une famille pauvre, vers 1435 ou 14363, avait fait des études sérieuses à l'université de Pavie. Il y avait appris la grammaire, la langue latine, et surtout la géométrie, la géographie, l'astronomie, ou, comme on disait alors, l'astrologie, en un mot les sciences nautiques dont le goût se ranimait dans toute l'Europe.

(1) Lés pièces originales de ces voyages avaient été conservées dans les archives de la république de Venise. ( Forster, LIV. II, chap. 2.)

(2) Le nom de famille de Christophe Colomb est en italien Colombo ; il le latinisa lui-même, suivant l'usage du temps, et signa Colombus quelques-unes de ses lettres qui lions ont été conservées. Mais les historiens espagnols le désignent sous le nom de Chrisioval Colon , qu'il prit en effet lorsqu'il se fut fixé en Espagne. Les Portugais l'appellent Colom.

(3) Andrez Bernaldez, connu sous le nom de Curé de Los Palacios, ami et contemporain de Colomb, cité par Wasshbigton Irving, Histoire de la vie et des voyages de Christophe Colomb, liv. I, chap. I.


On commençait à tirer de la poussière les écrits de Strabon, de Pline, de Pomponius Mela. Ptolémée avait été traduit en latin, au commencement du quinzième siècle, par un noble et savant grec, Emmanuel Chrysoléras. A ces ouvrages antiques on comparait les travaux plus récents des auteurs arabes, tels qu'Alfragan, Averroes; et des notions plus justes s'étaient déjà répandues dans les écoles, sur l'étendue et la forme du globe. Aristote avait jadis reconnu la configuration sphérique de la terre 1 ; et celte opinion ancienne, les calculs des Arabes 2 et des savants modernes en avaient démontré la vérité.

La terre une fois reconnue ronde, il devenait probable que les mers n'occupaient pas un aussi grand espacé qu'on l'avait cru, et que notre con(I)

con(I) astronomes avaient remarqué qu'on n'apercevait pas en Chypre ni en Egypte plusieurs étoiles visibles en Grèce : ils en conclurent que la terre avait une forme sphérique, et évaluèrent sa circonférence à 400,000 stades. (Aristote, de Coelo, II, 14.)

(2) Tandis que lei pédantisme des cloitres s'amusait a de vaines rêveries ou se perdait dans les écarts d'une fausse dialectique, les sages de l'Arabie, assemblés à Sennaar, prenaient la mesure d'un degré de latitude, et calculaient la circonférence de la terre sur les vastes plaines de la Mésopotamie.

(Washington Irving, liv. I, chap. 1.)


tinent était balancé, dans l'autre hémisphère, par un continent opposé. On était encore conduit à cette opinion par l'autorité de plusieurs anciens, tels que Clésias, Néarque, Onésicrite, qui donnaient à l'Inde une immense étendue à l'orient. Selon Strabon 1 la terre habitable était une grande île, entourée de tous côtés par l'Océan ; la mer baignait à l'est le rivage de l'Inde, à l'ouest le pays occupé par les Ibères et les Maures, Par conséquent, en naviguant à l'ouest de l'Europe, on ne devait pas tarder à rencontrer l'extrémité orientale de l'Asie. Ces inductions, tirées des ouvrages des anciens, se trouvaient confirmées par les recils de plusieurs voyageurs modernes. L'Italien Marco-Polo et l'Anglais John Mandeville avaient, le premier au treizième siècle et le second au quatorzième, parcouru l'Asie orientale, bien au-delà des régions tracées par Ptolémée. De la relation de ces voyages, les savants avaient conclu qu'il devait y avoir un passage par mer de l'est de l'Asie à l'ouest de l'Europe. Telle était l'opinion du célèbre Florentin, PauloToscanelli. Ce géographe démontra, dans une lettre à Ferdinand Martinez, chanoine de Lisbonne, la possibilité d'aller aux Indes par l'ouest. D'après les calculs deToscanelli, il ne

(1) Strabon, liv, I, chap. i.


devait pas y avoir plus de quinze cents lieues, en droite ligne, de Lisbonne à la province de Mangi, près du Cathay, l'une de ces terres orientales reconnues par Marco-Polo et Mandeville.

Ces idées circulaient'en Italie, et Christophe Colomb put en avoir connaissance avant son voyage en Portugal ; mais ce n'était encore dans ce pays qu'un objet d'entretien pour les savants, et personne n'avait encore songé à aller chercher sur l'Océan la preuve de ces hypothèses. D'ailleurs les républiques italiennes, toujours en possession du commerce de l'Orient par l'intermédiaire des Musulmans, n'avaient qu'un médiocre intérêt à ouvrir des routes nouvelles à la navigation européenne. C'était à Lisbonne qu'était le foyer des grandes entreprises ; c'était là que des princes éclairés, une nation active et intelligente travaillaient sans relâche à réaliser les conjectures de la science. Colomb s'y rendit vers 1570 ; il s'y maria avec la fille de Barthélémy de Peres-trelo, cavalier italien qui avait servi le Portugal sous le prince Henri, et avait été gouverneur de Puerto-Santo 1. A la mort de Perestrelo, il hérita de tous ses papiers, de ses cartes et de ses journaux. Souvent même il accompagna les Portugais dans

(1) Washington Irving, liv. I, chap. 4.


leurs expéditions aux Canaries, aux Açores et à la côte de Guinée.

C'était le temps où les Portugais cherchaient à arriver aux Indes en faisant le tour de l'Afrique; déjà ils étaient parvenus jusqu'à l'é-quateur. Colomb, qui avait médité les ouvrages des anciens et les récits des voyageurs modernes, qui avait étudié avec soin les meilleures cartes de son temps, et qui en avait lui-même composé d'excellentes, conçut le dessein de chercher le passage aux Indes dans une direction opposée. En 1474, il écrivit à ce sujet au géographe florentin Paulo Toscanelli, et ce savant approuva beaucoup un projet qui était conforme à ses propres idées. Il envoya à Christophe Colomb une copie de sa lettre au chanoine Martinez, et une carte faite en partie d'après la géographie de Ptolémée, en partie d'après les données de Marco-Polo 1. Sur cette carte, la côte orientale de l'Asie était tracée en regard des côtes occidentales de l'Afrique cl de l'Europe, avec un médiocre espace d'Océan entre elles;

(1) Cette carte, d'après laquelle Colomb se dirigea dans son premier voyage, appartenait à Las Casas, au moment où ce prélat écrivait son histoire. Les deux lettres de Toscanelli se trouvent dans la vie de Colomb, par son fils Fernand, chap. V.

(2) En même temps qu'il croyait au prolongement de l'Asie à l'orient, Christophe Colomb supposait, ainsi que plusieurs


on voyait dans l'intervalle Cipango 1, Antilla 1 et les autres îles, réelles ou chimériques, que les géographes du temps plaçaient à l'est de l'Asie ou à l'ouest de l'Europe,

Une sorte de rumeur populaire se joignait au témoignage des savants, et révélait à Colomb l'existence de ces terres occidentales. On parlait de cette statue trouvée dans l'une des Açores, une main tournée vers le couchant. On racontait qu'un pilote au service du Portugal, Martin Vicenti, après une navigation de quatre cent cinquante lieues au-delà du cap Saint-Vincent, avait trouvé une pièce de bois sculptée et poussée vers lui par un vent d'ouest. Le beau-frère de Colomb, Pedro Corréa, avait aussi rencontré, à l'occident de Madère, une pièce de bois semblable apportée par le même vent. Enfin, après des vents d'ouest soutenus, on avait aperçu, sur les côtes des Açores, des troncs de pins monstrueux d'une espèce inconnue

savants contemporains, la circonférence de la terre moindre qu'elle n'était en réalité. Ainsi c'est à une double erreur que l'on doit la plus belle découverte des temps modernes. (Wasbington Irving, liv. I, chap. 5.)

(I) Cipango ou Zipangu, grande ile orientale dont Marco-Polo a raconté des merveilles, et que l'on croit être le Japon.

(2) Ile à l'ouest de l'Afrique, découverte par les Carthaginois, selon Aristote.


dans ces îles, et une fois deux cadavres dont la figure ne ressemblait point, disait-on, aux races de l'Europe, ni à celles de l'Afrique.

Ces faits, même en les supposant authentiques, n'avaient rien de bien concluant ; mais une imagination frappée et un esprit convaincu trouvent partout un aliment à la pensée qui les occupe. Colomb alla chercher des renseignements plus positifs dans cette ile septentrionale où se conservait, au sein des neiges et des volcans, le dépôt des vieilles traditions Scandinaves. « Au mois de février 1477, dit-il dans une lettre dont son fils nous a laissé un extrait, je naviguai cent lieues au-delà de Thulé. Les Anglais, et particulièrement ceux de Bristol, vont trafiquer dans cette île, qui est aussi grande que l'Angleterre. Au moment où je m'y trouvai, la mer n'était pas gelée, et les marées étaient si fortes qu'elles montaient et descendaient de vingt-six brasses. » Quelle que soit la terre septentrionale désignée par les anciens sous le nom de Thulé, les termes de cette lettre ne peuvent se rapporter qu'à l'Islande. Colomb dut y recueillir de précieux documents sur les anciennes expéditions danoises au Groënland et au Winland ; car, à partir de cette époque, il fut plus convaincu que jamais qu'il existait des terres à l'occident. Il parlait de ces terres nou¬


velles avec autant d'assurance que si ses yeux les avaient contemplées, ou si sa main les avait touchées. Sa loi avait quelque chose de religieux : il noyait à l'Amérique, comme en Dieu, de toutes» les puissances de son ame, et, lorsqu'il lisait la Bible, il lui semblait voir sa découverte prédite par les prophètes.

Mais ce n'était point assez de croire : il fallait agir. Colomb était prét ; mais il ne pouvait agir seul.Le génie conçoit, imagine; pour exécuter, il a besoin du concours des autres hommes. L'association est une des lois de notre espèce. Il fallait donc que ce grand homme communiquât ses idées à quelque puissance européenne qui voulut bien, pour les réaliser, risquer de l'argent, des vaisseaux et des hommes. Ici commençait pour Colomb une série d'épreuves d'autant plus pénibles, que le, succès ne dépendait plus de ses études particulières ni de sa volonté propre, mais des circonstances extérieures et de la volonté d'autrui. On sait comment il fut traité parle roi de Portugal, Jean II, auquel il s'était d'abord adressé. Colomb fut invité à fournir un plan détaillé de son voyage, ainsi que les cartes et autres documents qui devaient lui servir de guides : il s'empressa de tout livrer. Aussitôt une caravelle fut expédiée, sous ; prétexte de porter des provisions aux île du Cap-Vert,


mais avec des instructions secrètes pour suivre la route indiquée par Colomb. Cette caravelle se dirigea quelques jours à l'ouest ; mais, au premier orage, les pilotes, qui n'avaient ni la science ni la foi, perdirent courage, revinrent à Lisbonne, et déclarèrent le projet absurde et impraticable 1.

Vers la fin de l'année 1484, il était, dit-ou, en danger d'être arrêté pour dettes. Selon quelques historiens, il aurait été en Italie en 1485 ; là il aurait proposé, d'abord à Gênes, puis à Venise, l'exécution de ses desseins ; mais ces propositions n'ont pas un caractère authentique. Ce qui est certain, c'est qu'en I486 il était en Espagne. En mettant le pied sur cette terre avec son fils Diego, il était dans un tel dénûment qu'il s'arrêta à la porte d'un ancien couvent de Franciscains, dédié à Sainte-Marie de Rabida, et qu'il demanda un peu de pain et d'eau pour son enfant 2. Fort bien accueilli par le prieur, Jean Perez de Marchent, homme instruit, qui, au fond de sa solitude, s'était beaucou p occupé de géographie et de navigation, Colomb passa quelque temps dans ce couvent. Il

partit ent suite pour Cordoue, où se trouvaient Isa-

(1) Vie d ,e Christophe Colomb, par Fernand Colomb, son fils, chap. 1

(2) Washington Irving, liv. II, chap. I.


belle et Ferdinand. Il croyait toucher au but de ses efforts ; mais il avait encore six ans à attendre. Ferdinand et Isabelle lui déclarèrent qu'ils ne pouvaient s'engager dans aucune entreprise avant la fin de la guerre des Maures. Cette guerre était alors en pleine activité, et la cour espagnole avait l'aspect d'un camp. Colomb tira l'épée contre les Maures, et donna plus d'une preuve de ce courage qui chez lui accompagnait le savoir et le génie 1. Il hâtait, de tout son pouvoir, le moment où l'Espagne plus libre put songer aux découvertes maritimes. Il assista à la prise de Grenade : il vit Aboabdel sortir de l'Alhambra et présenter humblement les clefs de la ville aux majestés catholiques. Mais il n'était pas encore au terme de ses tribulations : il ne put s'entendre avec les commissaires chargés de traiter avec lui, et, au commencement de février 1492, il allait quitter l'Espagne pour se rendre soit en France, soit en Angleterre 2. Déjàmême il était sur sa mule, à

(1) Diego Ortiz de Zuniga, Anales de Sevilla, liv. XII, an. 1

(2) En France Christophe Colomb aurait trouvé un prince tout occupé d'agrandir ses États sur le continent. Charles VIII venait d'ajouter la Bretagne au domaine royal, et il se préparait à envahir l'Italie. Le navigateur aurait été mieux accueilli en Angleterre, où, depuis la fin de la guerre des Deux-Roses,


deux lieues de Grenade, lorsqu'un courrier l'atteignit au pont de Pinos, défilé célèbre par un grand nombre de rencontres entre les chrétiens et les Maures. Grâce à l'intervention pressante de Saint-Angel, receveur des domaines ecclésiastiques en Aragon, Isabelle était revenue à des sentiments plus généreux : elle rappelaiL Colomb avec instance. Colomb, dont le génie avait été si longtemps blessé, hésita un moment, dit-on ; mais pouvait-il résister? Il eut bientôt fait retourner sa mule et regagné Santa-Fé, où l'attendait Isabelle. Dès lors les difficultés étaient aplanies; la reine partageait l'enthousiasme du navigateur : « Je me « cl large de l'entreprise, s'écriait-elle, pour ma « couronne de Castille, et, s'il le faut, je mettrai « mes bijoux en gage. » Cependant elle n'eut pas besoin d'engager ses diamants : l'Aragon avança les fonds pour la Caslille 1, et, le 17 avril les

le gouvernement commençait à encourager les découvertes maritimes. Déjà, vers 1486, Christophe Colomb avait envoyé son frère Barthelemy présenter ses plans à Henri VII, comme l'atteste Las Casas, dans son histoire manuscrite des Indes, citée par Washington Irving.

(1) La Castille supporta tous les frais de l'entreprise. Aussi, du vivant d'Isabelle, les Castillans seuls eurent le privilége d'aller aux Indes Occidentales, (Charlevoix, Histoire de Saint-Domingue, liv. L)


conditions de l'expédition furent réglées au nom d'Isabelle et de Ferdinand.

Colomb était créé grand-amiral et vice-roi des, iles et continents qu'il allait découvrir; cette dou-ble dignité devait lui appartenir toute sa vie, et rester après lui dans sa famille. Il est évident qu'un tel article ne pouvait être exécuté. En effet, une vice-royauté ne saurait être héréditaire, ni même inamovible : établir un vice-roi à perpétuité, c'est renoncer de fait à la souveraineté du pays où on l'établit. Un autre article portait que Colomb aurait droit à un dixième des pierres précieuses, or, argent, épices, enfin de toutes les

denrées et marchandises trouvées, achetées, échan-gées ou prises dans les limites de sa juridiction.

S'il avait conservé le commandement suprême dans tous les pays que l'Espagne devait plus tard découvrir et occuper, la dime qu'on lui accordait l'aurait rendu plus riche que la plupart des rois de l'Europe. L'amiral où son lieutenant devait être juge de toutes les querelles commerciales entre l'Espagne et les pays découverts, c'est-à-dire qu'on le mettait au-dessus de la justice espagnole, et qu'au lieu d'assujétir, selon l'usage, la colonie à la métropole, on émancipait, en quelque sorte, la colonie avant qu'elle ne fut créée. De deux choses l'une : ou les souverains qui traitaient avec


Colomb ne croyaient point aux découvertes qu'il allait tenter, ou ils se proposaient de déchirer le contrat si par hasard le succès répondait à l'entreprise. C'est ce qu'ils firent en effet. Cependant Colomb était enchanté des avantages qu'on lui promettait. Le dernier article portait qu'il lui serait permis d'avancer un huitième des frais de l'armement, cl, à raison de cette avance, il devait avoir un huitième des bénéfices. Pour cette dernière clause point de difficulté : il lui fut réellement permis d'avancer un huitième des frais, et, de toute cette belle stipulation, c'est à peu près tout ce qui fut exécuté. Colomb ne remplit cette clause qu'à l'aide des frères Pinçon, négociants de Palos. Parmi ces trois armateurs qui s'associaient aux périls de l'entreprise, il y en avait un, dit-on, qui avait déjà touché les nouvelles terres, cl qui pouvait servir de guide à l'amiral

(1) Selon les traditions dieppoises, un navire était parti de Dieppe, en 1488, commandé par Cousin, élève de Descaliers, qui professait l'hydrographie dans cette ville; car Dieppe avait dès cette époque une chaire d'hydrographie, et Colbert, en la rétablissant en 1669, reconnut que la ville en avait joui de temps immémorial. Descaliers avait recommandé au jeune marin de ne pas serrer les côtes de l'Afrique, à la manière des navigateurs portugais, mais de se lancer hardiment au travers de l'Océan. Après deux mois de navigation, Cousin avait


Le port de Palos reçut ordre de tenir deux caravelles armées à la disposition de Colomb, qui était autorisé à en équiper une troisième à ses frais. L'escadre coûtait environ cent mille livres

abordé sur une terre inconnue, près d'un fleuve immense. Les

chroniques dieppoises n'hésitent point à dire que cette terre, c'était l'Amérique du sud, et ce fleuve la rivière des Amazones, à laquelle Cousin lui-même aurait donné le nom de Marsgnon. Le contre-maître du navire français était un étranger, un Espagnol, Vincent Yanez Pinçon. Au retour de l'expédition, Cousin le dénonça aux magistrats comme un homme indocile , qui n'avaif cessé de contrarier ses projets, et avait même essayé de faire révolter l'équipage. Le corps de ville, qui exerçait alors la juridiction maritime, ordonna une enquète, et, après avoir entendu les témoignages des officiers et des matelots du navire, déclara Vincent Pinçon incapable d'être jamais employé sur les vaisseaux du port, de Dieppe. Alors Pinçon se relira en Espagne, s'associa à ses frères, et prit part à l'expédition de Christophe Colomb. Les circonstances de ce récit n'ont rien d'impossible ; mais, malheureusement pour l'honneur de Dieppe, les pièces authentiques qui servaient

servaient base à cette tradition ont été détruites, avec la plus

grande partie des archives de la ville, par le bombardement

de 1694. (Mémoires chronologiques pour servir à l'histoire

de Dieppe et de la navigation française, par M. Desmarquets,

Paris, 1785. — Recherches sur les voyages et découvertes des

navigateurs normands en Afrique, dans les Indes Orientales

et en Amérique, par M. Estancelin, Paris, 1832. — Histoire

de Dieppe, par M. Vitet, t. II.)


de noire monnaie au trésor castillan. Si l'on est curieux de se faire une idée de ces caravelles 1, on peut consulter la relation contemporaine de Pierre Martyr : c'étaient des vaisseaux d'une construction légère, ouverts et sans pont, mais très élevés à la poupe et à la proue, avec des gaillards d'avant et des cabanes pour les gens de l'équipage 2. Un seul des navires était ponté, le plus grand, celui auquel l'amiral avait donné le nom de Sainte-Marie, et où il arbora son pavillon. Le second bâtiment, la Pinta, était commandé par Martin-Alphonse Pinçon, qui avait son frère François pour pilote. Le troisième, la Nina, avait des voiles latines, et était commandé par Vincent-Yanez Pinçon. En comptant les matelots et les domestiques, l'expédition s'élevait en tout â cent vingt personnes 3.

Le départ de Christophe Colomb, comme celui de Vasco de Gama, fut consacré par une cérémo-

(1) Le mat espagnol carabela est d'origine italienne. Caravela, navigii minoris genus; latine cambus ; grecè xûpuGof. (Ferrari, Origines linguae italicae)

(2) Pierre Martyr, De novo orbe decades, decas I, cap. I, initio. — Il y a dans la bibliothèque Ambroisienne, à Milan, des gravures sur bois représentant cette espèce de navires, et qu'on croit faites d'après des esquisses de Christophe Colomb lui-même.

(3) Charlevoix, Hist. de Saint-Domingue, liv. 1.


nie religieuse. Colomb était d'une ardente piété ; il observait exactement toutes les pratiques ordonnées par l'église, et il se proposait même de consacrer les bénéfices de son voyage à la délivrance du Saint-Sépulere. La veille de l'embarquement, il alla avec tous ses compagnons recevoir la communion, au monastère de Sainte-Marie de Rabida, des mains du prieur Jean Perez, qui l'avait si généreusement accueilli à son arrivée en Espagne, cl qui avait contribué à lui concilier la faveur d'Isabelle.

Le vendredi 3 août 1492une demi-heure

avant le lever du soleil, la flottille mit à la voile, du port de Palos 1. Colomb se dirigea vers les Canaries, d'où son intention était de cingler droit à l'ouest. Le 6 au matin, il toucha les Canaries ; il fut obligé de s'y arrêter ; car il y avait un de ses vaisseaux, la Pinta, dont le gouvernail s'était brisé, et qui, après trois jours de navigation, avait déjà besoin d'être radoubé. On substitua en même temps des voiles carrées aux voiles latines de la Nina, afin que la marche de ce navire fût plus rapide et plus assurée. L'escadre resta trois semaines dans les eaux des Canaries. Dans cet intervalle

(I) Extrait du Journal de Colomb, dans la collection de voyages publiée à Madrid en 1826, par F. de Navarrete.


elle passa en vue de Ténériffe, dont le pic vomissait des torrents de flammes, présage sinistre pour les matelots. Tandis qu'ils prenaient de l'eau, du bois et des provisions à Gomera, ils apprirent que trois caravelles portugaises avaient été vues à la hauteur de Ferro. Le roi Jean 2 voulait, disait-on, s'opposer par la force à une expédition qu'il avait refusée avec dédain, mais dont il était jaloux. Colomb, qui savait par expérience tout ce qu'on pouvait praindredes Portugais, leva l'ancre tout-à-coup, le 6 septembre. C'est là vraiment son point de départ; car jusque là il n'avait fait que suivre la trace de mille navires espagnols et portugais. Mais, à dater du 6 septembre, sortant du cercle des navigations vulgaires, il se dirigea vers l'Occident.

Pendant trois jours un calme profond retint ses vaisseaux, les voiles pendantes, à peu de distance de la côte. Le 9 septembre, une brise s'éleva avec le soleil, et, dans la journée, les hauteurs de Ferro s'effacèrent à l'horizon 1. Quel moment solennel ! quelle joie religieuse dut s'emparer de l'ame de Colomb, quand il vit disparaître la dernière île du vieux continent, et qu'il se sentit seul,

(I) Vie de Christophe Colomb, par Fernand, son fils, chap. 17.


en face des cieux, sur cette mer inconnue, d'où il s'était engagé à faire sortir de nouvelles terres ! Il était heureux, car il agissait ; son génie était arrivé à l'épreuve si long-temps attendue, et le rêve allait se transformer en réalité, Mais tandis qu'il jouissait ainsi parce qu'il se sentait à sa place, le courage parut abandonner les matelots. Ces malheureux pleuraient ; car ils avaient dit adieu non-seulement à leur pays, mais au monde connu. Colomb employa, pour les consoler, toutes les ressources de son imagination. Il ordonna aux commandants des navires de cingler droit à l'ouest, et dès lors il commença à tromper son équipage en déduisant chaque jour sur son livre d'estime une partie du chemin qu'on avait fait.

Le 13 septembre, dans la soirée, on était parvenu à peu près à deux cents lieues de l'île de Ferro ; Colomb remarqua pour la première fois la variation do l'aiguille aimantée, phénomène qui n'avait jamais été observé, et dont nous ignorons, encore la cause. L'aiguille, au lieu de se diriger vers l'étoile polaire, variait environ d'un demi-point, et la variation augmenta à mesure qu'on avançait. Les pilotes étaient consternés : il leur semblait que les lois de la nature étaient interrompues, et qu'ils entraient dans un monde sou-


mis à des influences inconnues Colomb les rassura en leur faisant croire, ce qu'il crut plus tard lui-même, que ces variations avaient pour cause le mouvement même de l'étoile polaire, qui décrivait chaque jour un cercle autour du pôle. Le 14 septembre, les navigateurs furent transportés de joie, à la vue d'un héron et d'un hochequeue (raboda junco). Ils regardaient ces oiseaux comme des indices d'une terre voisine 2 ; car c'était en suivant le vol des oiseaux que les Portugais avaient découvert la plupart des îles voisines de l'Afrique. Cependant on n'apercevait aucune terre. On était arrivé dans la région des vents alizés, qui soufflent de l'est à l'ouest entre les tropiques, dans la direction des rayons solaires. Les Espagnols, ayant ces vents en poupe, furent portés rapidement sur une mer tranquille, où Colomb jouissait avec délices du ciel et des eaux. Dans son journal, il se rappelle les matinées pures et embaumées qu'il venait alors goûter sur le pont de son navire, et il compare ces matinées à celles d'avril en Andalousie ; il n'y manquait, dit-il, que

(1) Las Casas, Histoire manuscrite des Indes, citée par Washington Irving.

(2) Vie de Christophe Colomb, par son fils, chap. 17.


le chant du rossignol 1. Bientôt on vit une grande quantité de plantes qui flottaient sur la surface des eaux ; des thons venaient folâtrer autour des vaisseaux, et les marins de la Nina en tuèrent un. Les matelots étaient pleins d'espérance ; chaque vaisseau s'efforçait de devancer les autres pour découvrir le premier la terre. Le 18 septembre, Alphonse Pinçon, qui était en avant avec la Pinta, dit à l'amiral qu'il avait vu un grand nombre d'oiseaux voler du côté du couchant, et qu'assuré-ment la nuit prochaine on toucherait quelque rivage 2.

Mais ces espérances ne se réalisèrent point : le vent tomba tout-à-coup, et les vaisseaux pouvaient à peine avancer. La mer était couverte d'herbes épaisses et serrées, qui embarrassaient la marche des navires, et donnaient à l'Océan l'aspect d'une prairie inondée. Ces plantes ne venaient point de quelque terre voisine ; c'étaient des herbes marines qui se détachaient du fond de la mer, et montaient à sa surface. Cependant l'amiral se servait de la sonde, et, quoiqu'il employât une ligne très longue, il ne pouvait toucher le fond. Le

(I) Journal de Christophe Colomb, dans la collection de F. de Navarrete.

(2) Vie de Colomb, par sons fils, chap. 17.


calme continuait ; quelques signes d'impatience et de découragement commencèrent à se manifester parmi les matelots ; ils se regardèrent en silence, puis se mirent à murmurer ; et, le 25 septembre, ces murmures avaient pris un caractère inquiétant; lorsque la mer s'enfla tout-à-coup. Les matelots crurent que le vent leur était favorable; niais ce n'était qu'un mouvement imprimé aux vagues par une brise éloignée, et les vaisseaux lestaient immobiles; enlacés dans les herbes marines. La position de Colomb devenait critique : ses compagnons, trompés dans leurs espérances, passèrent des murmures aux insultes, et se mutinèrent contre lui. Il y en avait même qui parlaient de le jeter à la mer, s'il refusait de virer de bord. À leur retour en Espagne, quand on leur demanderait des nouvelles de l'amiral, ils se proposaient de dire qu'il était tombé dans l'eau en contemplant les astres 1. Heureusement le vent s'éleva, et emporta les vaisseaux vers l'ouest. De temps en temps les inquiétudes de l'équipage étaient distraites par la voix des matelots qui criaient : Terre ! tes cris s'expliquent facilement par le désir qu'avaient tous les marins de toucher le rivage. Il faut ajouter que le gouvernement espagnol avait promis une

(I) Vic de Colomb, par son fils, chap.19.


pension de trente couronnés à celui qui, le premier, découvrirait la terre.

Le Ier octobre, selon le journal particulier Colomb; sept cents lieues avaient été parcourues à l'ouest ; mais le livre d'estime n'en portait le nombre qu'à cinq cent quatre-vingt-quatre. Dans la matinée du 7 octobre, au lever du soleil, plusieurs matelots crurent voir la terre plus distinctement qu'on ne l'avait fait jusque là. La Nina, excellent voilier, prit les devants pour s'assurer du fait; mais, en s'avànçant, on iêoennut que ce qu'on avait pris pour un rivage n'était qu'une légère vapeur, et avant le soir la terre promise 1 s'était évanouie dans les airs 1. Alors tout l'équipage découragé tomba dans une morne stupeur, dans un accablement profond. Le 7 octobre, dans* la soirée", Christophe Colomb, qui jusque là avait cinglé droit à l'ouest,.'se détermina' à dévier vers l'ouest-sud-ouest, parce qu'il avait vu un grand nombre d'oiseaux voler de ce côté. Pendant trois jours on gouverna dans cette direction ; mais, à la fin du troisième jour, lorsque les matelots virent le soleil s'ensevelir encore une fois dans une mer sans rivage, ils se répandirent

(1) Journal de Colomb. — Washington Irving, liv. III, chap. II.


en cris tumultueux, en imprécations sinistres Ils déclarèrent à l'amiral qu'ils n'iraient pas plus loin, et qu'ils étaient résolus à retourner en Espagne. C'est une tradition généralement adoptée que Colomb, ne sachant comment contenir ses compagnons, leur demanda trois jours encore, et promit d'abandonner son entreprise si après ce délai il n'avait pas touché la terre. Il y a pourtant, dans celle espèce de capitulation avec un équipage révolté, quelque chose de contraire au courage et à la persévérance de Christophe Colomb. Tel que nous le connaissons, il aurait mieux aimé trouver la mort dans les flots que de renoncer à ses desseins, et de donner aux pilotes le signal du retour. Mais ce qui doit nous décider à rejeter celle circonstance, c'est qu'on n'en trouve aucune trace dans les relations contemporaines de l'expédition 2. Le dernier historien de Christophe Colomb, Washington Irving, a prouvé que celte tradition était l'oeuvre des ennemis de l'amiral 2, cl son récit,

(I) Washington Irving, liv. III, chap. 4.

(2) Journal de Christophe Colomb, publié par Navarrete.— Vie de Colomb , par son fils. — Histoire manuscrite des Indes, par Las Casas. — Histoire manuscrite de Ferdinand et d'Isabelle, par Bernaldez, curé de Los Palacios. — De novo orbe decades, par Pierre Martyr.

(3) Vie de Christophe Colomb, liv III, chap. 4, à la note


fondé sur les pièces authentiques, est-en même temps plus vraisemblable. Lorsque Colomb se vit en face de la révolte la plus menaçante qui l'eût encore arrêté dans ses projets, il prit un ton résolu, et déclara que les murmures étaient inutiles, que l'expédition, avait été envoyée par le roi et la reine à la découverte des Indes, et qu'il était décidé plus que jamais à persister dans son entreprise, jusqu'à ce que, par l'aide de Dieu, il fût parvenu à l'accomplir. Des paroles aussi fermes et aussi dignes lui étaient inspirées par cette foi religieuse qu'il avait dans ses desseins : l'événement ne tarda pas à lui donner raison.

Le Il octobre, au matin, la situation s'éclaircit ; les indices de terre étaient désormais certains : c'étaient des herbes fraîches, telles qu'on en voit dans les rivières, un poisson vert d'une espèce qui se tient ordinairement près des rochers , une branche d'épine en fleurs, un roseau, une petite planche, un bâton artistement taillé 1. A la vue de ces objets d'heureux présage, ce fut dans les trois navires un sentiment d'allégresse et d'attente inexprimable ; aucun matelot ne ferma l'oeil, car aucun n'avait oublié la pension de trente couronnes. Quant à Colomb, dont le regard était

(I) Vie de Christophe Colomb, par son fils, chap. 21.


fatigué de se fixer à l'ouest, vers dix heures du soir il crut voir une lumière qui brillait dans l'éloignement. On continua d'avancer jusqu'à deux heures du matin. Alors un coup de canon, tiré de la Pinta, donna le joyeux signal. C'était un marin, nommé Rodrigue deTriana, qui le premier avait découvert la terre. Mais le pauvre homme n'eut pas la récompense promise : elle fut adjugée plus tard à l'amiral, qui la réclama parce qu'il avait aperçu la lumière à dix heures du soir. De l'endroit où les vaisseaux s'étaient arrêtés, 011 voyait distinctement, la terre à deux lieues de distance. Aussitôt les voiles furent ferlées, cl les vaisseaux restèrent en panne jusqu'à l'aurore 1.

Avec quelle impatience Colomb dut attendre le soleil du 12 octobre, qui devait éclairer sa conquête ! Qu'elle lui parut belle aux premiers rayons du matin, cette terre qu'il avait tant rêvée ! Ce qu'il en aperçut alors n'appartenait point au continent : c'était une île d'un terrain égal, d'un aspect enchanteur, ayant plusieurs lieues d'étendue, cl couverte d'arbres qui lui donnaient l'apparence d'un verger. Les habitants, dans un étal complet de nudité, accoururent étonnés sur le rivage, au-devant de cette civilisation européenne qui devait

(1) Washington Irving, liv. III, chap. 4.


leur coûter si cher. Colomb fait mettre les chaloupes en mer et entre dans la sienne, avec tout l'appareil qui peut imposer à ces insulaires : il est revêtu d'un riche costume écarlate, et porte l'étendard royal. A mesure qu'il approche de la côte, il admire de plus en plus la beauté de ces forêts qui s'étendent sur le rivage, la pureté de l'atmosphère, cl la transparence des eaux. A peine a-t-il mis le pied sur le rivage, qu'il se jette à genoux, baise la terre en pleurant, et rend grâces à Dieu. Dans ses tables chronologiques, le père Claude Clément a conservé la prière que Colomb prononça en cette occasion, et qui depuis retentit dans le Nouveau-Monde toutes les fois que les Bilbao , les Cortez et les Pizarre découvrirent de nouvelles terres: « Dieu éternel et tout-puissant, la parole sacrée a créé le ciel, la terre et la mer. Que ton nom soit béni et glorifié dans celte autre partie du monde, que tu as permis à ton serviteur de découvrir et d'occuper 2 ! » Et, après avoir prié en chrétien, il se relève en conquérant : l'oeil ardent, l'épée nue, l'étendard royal déployé, il prend possession de

(1) Domine Deus, aeterne et omnipotens, sacro tuo verbo coelum et terrain et mare creasti; benedicatur et glorificetur nomen tuum, laudetur tua majestas, quae dignata est per humilem servum tuum efficere ut sacrum nomen tuum agnoscatur et pnctlirclur in bâc altera mundi parle ! (Tabl chron, dec. I)


l'île au nom de la couronne deCastille et de Léon. Alors ce fut autour de lui un concert d'acclamations, des cris de joie et de reconnaissance, des félicitations sans fin de la part de ses compagnons, qui, peu de jours auparavant, avaient voulu le jeter à l'eau.

Les naturels étaient restés immobiles, pendant que les Européens prenaient possession de leur pays. Ils contemplaient avec admiration la blancheur des Espagnols, leurs riches vêtements, et les armés qui étincelaient dans leurs mains. Les Espagnols, à leur tour, regardaient avec curiosité le teint cuivré des naturels, leur figure sans barbe, leur corps peint de diverses couleurs. Colomb les prit pour des Indiens (et le nom leur en est resté); car il croyait l'île où il avait abordé, voisine de l'extrémité orientale des Indes. Il appela cette ile San-Salvador ; les habitants la nommaient Gua-nahani. C'est une des îles Lucayes ou de Bahama, situées au nord et à l'ouest de l'archipel des Antilles.

La plupart des insulaires portaient, comme ornement, de petites plaques d'or suspendues à leurs narines. 2Colomb leur demanda par signes d'où venait cet or; ils répondirent en montrant le sud.

(I) Robertson, Hist. de l'Amérique, liv. II.


L'amiral, après avoir reconnu les côtes de SanSalvador, visita plusieurs îles qui ne lui parurent pas plus riches que la première, et donna aux trois plus considérables les noms de Sainte-Marie, de Fernandine et d'Isabelle. En suivant la même direction, il découvrit une contrée d'un terrain inégal, parsemée de collines, de rivières, de plaines et de forêts. Les habitants de San - Salvador qu'il avait emmenés pour lui servir de guides, donnaient à ce pays le nom de Cuba : Colomb l'appela Juana. Il crut d'abord que c'était la fameuse île de Cipango ; puis, prenant Cuba pour un continent, il se figura que c'était l'Asie elle-même, et, se croyant dans la province de Calhay , au nord de la Chine, il envoya une ambassade au khan des Tartares. L'ambassade ne tarda point à revenir, et l'amiral fut obligé de renoncer à son illusion. Mais il se dédommageait en admirant la beauté du pays. Il en parle avec enthousiasme dans une lettre à Ferdinand cl à Isabelle ; il ne trouve pas d'expressions pour peindre la fraîcheur et la pureté des eaux, la richesse de la végétation, les vives couleurs et le chant harmonieux des oiseaux 1. Cependant les Espagnols, et Colomb tout le premier, n'avaient pas traversé les mers pour

(I) Vie de Colomb, par son fils, chap. 30.


contempler de beaux paysages. L'or n'abondait pas encore assez dans Cuba. Les naturels du pays indiquèrent, vers l'est, une ile qu'ils appelaient Haïti. Colomb y arriva le 6 décembre, et l'appela Espanola ou Hispaniola. Enfin on pouvait jeter l'ancre ; car on avait trouvé un lieu où l'or semblait inépuisable. Les habitants, qui ne savaient qu'en faire, l'échangeaient avidement contre quelques grains de verre, des grelots, des épingles, et de part et d'autre on était enchanté du marché 1.

La population de toutes ces îles, et particulièrement celle d'Espanola, était une race d'une complexion faible, inhabile au travail , mais de moeurs simples et douces. Elle avait quelques vagues notions de religion naturelle 2 ; car nulle créature humaine ne respire sur un point du globe sans avoir l'idée de l'être infini et le sentiment de

(1) Herrera, Histoire des Indes occidentales, dcc. I, liv. I, chap. 15 et suiv. — Pierre Martyr, dec. I, cap. I.

(2) Animam esse immortalem satetur, exutam veste corporeâ ad montanas proficisci credunt sylvas. (Pierre Martyr, decad. VIII, chap. 9.) — Voyez, dans la Vie de Christophe Colomb, par son fils, chap. 61, les observations du frère Roman sur les traditions religieuses des habitants d'Espanola. Le frère Roman es', avec le P. Boyle, l'un des premiers missionnaires qui aient porté l'Evangile dans le Nouveau-Monde.


l'immortalité. Mais ces peuples ne connaissaient point la propriété, du moins la propriété territoriale, et ils se partageaient tout en frères, si nous en croyons d'anciennes relations 1. Colomb fit alliance avec un des caciques ou souverains du pays, Gua-canahari, et il bâtit un fort avec les débris d'une de ses caravelles, de la Sainte- Marie, qui venait d'échouer sur la côte. Les insulaires, dans leur simplicité, travaillèrent eux-mêmes à la forteresse qui devait les asservir ; ils y placèrent les canons espagnols, dont ils ignoraient l'usage, et, à la première explosion, les hommes blancs leur apparurent comme des dieux, armés de l'éclair et de la foudre .

Quand la forteresse fut achevée, Colomb lui donna le nom de Navidad, Nativité, parce qu'il venait d'échapper au naufrage le jour de Noël. Ce fut là le premier établissement espagnol dans le Nouveau-Monde. Colomb laissa à Espanola trente-neuf de ses compagnons, qui préféraient aux périls du retour la vie douce et indolente dont ils jouis-(I)

jouis-(I) est apud eos, velut solem et aquam, terram esse communem, neque meum aut tuum, malorum omnium semîna, cadere inter ipsos... aetas est illis aurea ; neque fossis, neque parietibus aut sepibus praedia sepiunt. Apertis vivunt bonis, sine legibus, sine librls, sînè judicibus; suaptè natnrâ rectum colunt. (Pierre Martyr, decad. I, chap. 3.) (2) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. II.


saient sous un si beau climat, au milieu d'un peu-ple si dévoué. Quant à l'amiral, regardant sa tâche comme accomplie, il disposa tout pour son retour en Espagne ; il voulait aller porter à l'Europe la nouvelle de sa découverte, et chercher de nouveaux renforts pour fonder à Espanola une colonie plus importante. D'ailleurs il était inquiet d'Alphonse Pinçon, qui depuis quelque temps avait disparu avec la Pinta.

Le seul vaisseau qui restât, la Nina, mit à la voile le 4 janvier 1493 , et rejoignit bientôt la Pinta. Le voyage fut heureux jusqu'au i4 février, pendant une traversée de cinq cents lieues; mais tout-à-coup le vent se mit à souffler avec violence, et il s'éleva une tempête à laquelle d'aussi fragiles bâtiments n'étaient guère en état de résister. Colomb passa une nuit affreuse du 14 au 15 : agité des plus funestes pressentiments, réduit à s'abandonner au gré des vents et des flots, il croyait voir approcher l'heure qui devait l'anéantir, lui, les siens et sa découverte. La Providence ne l'avait-elle donc conduit comme par la main jusque dans le Nouveau-Monde, que pour l'ensevelir dans l'Atlantique, à quelques lieues des Açores 1? L'amiral et tous ses compagnons firent

(I) Lettre de Christophe Colomb à Ferdinand-le-Catholique. — Vie de Colomb, par son fils, chap. 3r.


voeu, s'ils atteignaient la terre, d'aller nu-pieds en pèlerinage à l'église de la Vierge la plus voisine du lieu de débarquement. Mais le ciel était sourd à ces voeux, et la furie de la tempête semblait redoubler. Colomb aurait été tranquille devant la colère de la nature, comme il l'avait été naguère devant la fureur des hommes, s'il avait pu croire qu'au moins son secret lui survécût. Il écrivit sur un parchemin la relation concise de son voyage et de ses découvertes ; il la cacheta, l'adressa au roi et à la reine, et mit sur l'enveloppe : Mille ducats pour qui remettra ce paquet sans l'ouvrir. Il entoura le paquet d'une toile cirée, et l'enferma dans une barrique qu'il jeta à la mer, faisant croire à son équipage que c'était un voeu qu'il accomplissait. Non content de cette précaution, il enveloppa de la même manière une copie de la relation qu'il venait de faire, et la plaça sur la poupe, en cas de naufrage. Mais enfin l'orage se calma. Colomb, après avoir touché les Açores, et s'être arrêté à Lisbonne, où sa présence excita l'enthousiasme du peuple et les regrets du roi, arriva à Palos le 15 mars, sept mois et douze jours après son départ.,

L'amiral traversa l'Espagne en triomphateur depuis Palos jusqu'à Barcelone, où Ferdinand et Isabelle lui préparaient une réception royale. Il


entra dans cette ville, précédé, comme les anciens Romains, des dépouilles qui attestaient sa conquête : c'étaient ces Indiens qu'il avait ramenés d'Espanola, et que les Espagnols regardaient avec autant d'étonnement que s'ils étaient tombés de quelque planète; c'étaient des oiseaux dont le cri et le plumage étaient inconnus; des plantes d'une forme bizarre, et auxquelles on supposait une vertu singulière ; des bracelets indiens et autres ornements d'or, échantillons de ces richesses que le Nouveau - Monde réservait à l'Espagne. Venait ensuite Colomb, à cheval, entouré d'une brillante cavalcade de nobles espagnols. Ferdinand et Isabelle l'attendaient sur leur trône, environnés de toute leur cour. A son approche, le roi et la reine se levèrent; cl, quand il eut fait en leur présence le récit des événements les plus remarquables de son voyage, le Te Deum fut entonné par les musiciens de la chapelle royale, et retentit au loin, répété par la foule dans toutes les rues de Barcelone 1.

• Biais Colomb n'était revenu en Espagne que pour tenter de nouveau la fortune et continuer ses découvertes. Sa seconde expédition, composée de trois grands vaisseaux et de quatorze caravelles,

(1) Washington Irving, liv. V, chap. 6.


partit de Cadix le 28 septembre 1493. Comme à son premier voyage, il s'arrêta quelque temps aux Canaries, et, vingt-six jours après son départ de Gomera, il avait déjà touché de nouvelles îles : la Dominique, la première qui avait frappé ses regards, ainsi appelée parce qu'il l'avait découverte un dimanche 1; la petite île de Désirade 2, avec ses morues et ses montagnes, qui portaient partout l'empreinte de feux souterrains ; Marie-Galante 3, avec ses bois épais, ses arbres parfumés et chargés de fruits inconnus ; Sainte-Marie de la Guadeloupe 4, remarquable par ses montagnes volcaniques, ses torrents impétueux, le plumage varié de ses perroquets, et la saveur délicieuse de ses ananas; l'île de Saint-Jean-Baptiste, plus connue sous le nom de Porto-Rico, couverte de savanes et de forêts, et qui offrait aux

(I) Vie de Colomb, par son fils, chap. 45.

(2) Le nom de Deseada, donné à cette ile par Colomb, primait le désir qu'avaient les matelots de toucher la terre. (Oviedo, apud Robertson, Hist. de l'Amérique, liv. II.)

(3) Colomb donna à cette le le nom du vaisseau qu'il montait. (Vie de l'amiral, par son fils, chap. 45.)

(4) Cette ile fut ainsi appelée parce que Colomb avait promis aux moines de Notre-Dame de la Guadeloupe, en Estramadure, de donner le nom de leur couvent à l'une de ses premières découvertes. (Vie de l'amiral, loc. cit.)


Espagnols des havres commodes et spacieux ; et ces îlots sans nombre et sans nom, resserrés dans un étroit espace et toujours battus d'une mer orageuse, les uns revêtus de verdure, les autres nus, stériles et dressant au-dessus des flots leur pic d'un bleu d'azur ou d'une blancheur éblouissante. Colomb avait pénétré au milieu de ce groupe d'iles qui forme comme un demi-cercle, de la pointe orientale de Porto-Rico à la côte de Paria, barrière naturelle entre l'Océan-Atlantique et la mer des Antilles.

Au moment de l'arrivée des Espagnols, la plupart de ces îles étaient peuplées par une race sauvage, qui rappela aux érudits de la vieille Europe les Lestrygons et les Cyclopes 1. Autant les habitants de San-Salvador et d'Espanola étaient doux, faibles et timides, autant les habitants de la Guadeloupe et des îles voisines, les Caraïbes, comme on les appelait, étaient cruels, robustes, audacieux. Portés rapidement sur la mer au moyen de ces canots qu'ils savaient creuser dans un tronc d'arbre, armés de massues et de flèches empoisonnées, ils répandaient au loin la terreur. Ils

(I) Nec fuisse Loestrygones vel Polyphemos, humanis carnibus depastos, dubites; adverte et cive ne horrore tibi insurgeat aristae. (P. Martyr, Opus epistolarum lib. VII, epist. 147.)


descendaient tout-à-coup dans les îles, remontaient les fleuves, ravageaient les villages, s'emparaient des femmes pour en faire leurs esclaves, des hommes et des enfants pour se nourrir de leur chair Colomb, sans s'arrêter à poursuivre et à punir cette race homicide, reconnut seulement les îles occupées par les Caraïbes, en fit quelques-uns prisonniers, prit à bord plusieurs de leurs victimes, cl se hâta d'arriver à Espanola.

Depuis le départ de Colomb, le désordre s'était introduit dans la colonie qu'il avait fondée. Les excès des Espagnols avaient fait rentrer au coeur des naturels le sentiment de la liberté. Ces hommes, après avoir bâti le fort de la Nativité lavaient investi, réduit en cendres, et en avaient massacré la garnison. Au lieu d'un fort, Colomb bâtit une ville, mais dans une autre partie de l'île, dans un lieu plus salubre et plus commode. C'est la première cité chrétienne fondée dans le Nouveau-Monde. Colomb lui donna le nom d'Isabelle ; il en arrêta lui-même le plan, et en traça l'enceinte.

(I) Pierre Martyr nous représente les Caraïbes aux membres athlétiques, au sourcil terrible et menaçant, à la figure de lion : « In praefecti navim adducti, non magis feritatem ac vultûs atrocitatem deponchant, quàm Libyei leones quùm sese in vincula detrusos esse praesentiunt. » (Pierre Martyr, decad. I, liv. II.)


L'église, la demeure de l'amiral et un édifice destiné à servir de magasin public furent bâtis en pierre; tout le reste fut construit avec du bois, du plâtre et des roseaux

Quand la ville fut bâtie, Colomb partit avec quatre cents boulines bien équipés et bien armés (12 mars 1494), pour explorer l'intérieur de l'Ile, planter l'étendard royal sur les montagnes, et découvrir les mines du pays de Cibao. Les espagnols percèrent un chemin à travers les rochers cl les précipices. C'était la première route ouverte dans le Nouveau-Monde : elle fut surnommée le Défilé des Gentilshommes, el Puerto de los Hidalgos, en l'honneur des jeunes officiers qui avaient donné aux soldats et aux ouvriers l'exemple du travail cl du courage. Colomb, après avoir traversé une vaste plaine qu'il nomma la Plaine Royale, Vega-Real, arriva enfin au pied des montagnes de Cibao. Les Espagnols, qui sortaient d'un pays enchanté, gravissaient péniblement ces côtes stériles et rocailleuses; mais ils oublièrent leurs fatigues, quand ils virent quelques paillettes d'or briller à travers le cristal des ruisseaux. ils bâti(I)

bâti(I) decad. I, liv. II, cap. 10.— Vie de Colomb, par son Gis, chap. 50.


rent le fort Saint-Thomas 1 pour garder la source encore inconnue de ces richesses.

Colomb consacra le reste de l'année 1494 à des voyages de découvertes. Il reconnut une partie des côtes de Cuba, qu'il prenait toujours pour le continent asiatique; il découvrit la Jamaique, alors habitée par une tribu guerrière, plus semblable aux Caraïbes qu'aux naturels d'Espanola. L'amiral triompha des insulaires, qui avaient voulu s'opposer au débarquement, et il continua sa navigation à travers un immense archipel qu'il nomma le Jardin de la Reine, arrêté à chaque instant par les rescifs, les bancs de sable et les courants contraires. De retour à Isabelle, il y trouva son ftcre Barthélémy, qu'il avait envoyé, avant son premier voyage, présenter ses plans au roi d'Angleteire Henri VII. Mais bientôt il fallut combattre tous les caciques d'Espanola, ligués contre les Espagnols. Le plus terrible de ces insulaires, celui qui avait organisé la ligue, était Caonabo, cacique du pays de Cibao. C'était ce chef, d'origine caraïbe, qui avait eu la plus grande part à la

(I) Colomb avait donné à cette forteresse le nom de Saint-Thomas, en mémoire de l'incrédulité de ses compagnons qui n'avaient pas voulu croire que le pays produisit de l'or, jusqu'à ce qu'ils en eussent vu de leurs yeux et touché de leurs mains. (Herrer, dec. I, liv. H,-cap. 10.


destruction du fort de la Nativité. Un Espagnol, Alonzo de Ojeda, s'empara par la ruse de la personne de Caonabo ; et, pour vaincre l'armée entière, à la Vega Real, il ne fallut à Colomb que deux cents fantassins, vingt cavaliers et vingt dogues dressés au combat (1495). Colomb compléta sa victoire en faisant une touinée dans les différentes parties de l'île, et, usant partout du droit de la guerre, il soumit les naturels au tribut. Chaque individu au-dessus de quatorze ans dut apporter, tous les trois mois, autant de poudre d'or qu'en pouvait contenir une sonnette de faucon 1. Dans les districts qui ne produisaient point d'or, le tribut était d'une arroba (vingt-cinq livres) de coton, payable aussi tous les trois mois.

Pour assurer le paiement du tribut, les Espagnols bâtirent de nouvelles forteresses, et bientôt ils eurent de l'or en abondance par la découverte des mines de la Iiayna (i 4gG). Là, le sol semblait tellement imprégné de ce métal qu'un ouvrier ordinaire aurait pu sans peine en recueillir trois drachmes dans sa journée 2. Dans certains endroits on remarqua des excavations profondes en forme

(1) D'après Las Casas, une sonnette de faucon contenait environ 3 castellanos de poudre d'or, c'est-à-dire 13 grammes 8 déci.

(2) Environ 5 grammes, 4 déci.


de puits, comme si ces mines avaient été exploitées dans des temps reculés. Colomb, qui se croyait toujours près des côtes de l'Asie, crut qu'il avait trouvé l'ancien Ophir, tant cherché par les géographes 1, et il se figura que ces mines étaient précisément celles d'où le roi Salomon avait tiré l'or destiné à la construction du Temple.

Mais la guerre ne larda pas à se rallumer entre les conquérants et les indigènes. Colomb ne pouvait même pas maintenir la paix parmi les siens. On s'arrachait l'or; on se disputait le pouvoir autour de lui. A tort ou à raison, les Espagnols et les Indiens le maudissaient à la fois. Ces malédictions devaient trouver de l'écho au-delà des mers, parmi les oisifs dont une cour est toujours remplie et les envieux dont un grand homme est toujours pourvu. Colomb laissa le commandement de la colonie à son frère Barthélémy, avec le titre d'Adelanlado (lieutenant gouverneur), et partit pour l'Europe, afin de se justifier des torts qu'on lui imputait. L'enthousiasme populaire s'était bien affaibli à son égard; et, s'il parvint à regagner la faveur de Ferdinand et d'Isabelle que ses ennemis avaient voulu lui ravir, il rencontra de nom(I)

nom(I) haec Hispaniola, quam ipse Ophiram, de quâ legitur Regum libro tertio, esse asseverat, (Pierre Martyr, dccas I, lib. III, initio.)


breux obstacles quand il voulut tenter une troisième expédition. Ferdinand redoutait alors une invasion française; il s'alliait à la maison d'Autriche, et travaillait à s'établir dans le royaume de Naples. Aussi Colomb ne fut-il autorisé à partir pour son troisième voyage qu'après plus d'une année de sollicitations. L'ardeur des Espagnols s'était bien refroidie en faveur de ces lointaines expéditions; car, parmi les compagnons de Christophe Colomb, les uns étaient morts victimes du climat ou de la population indienne; les autres étaient revenus découragés, affaiblis par la fatigue et les maladies, et le visage jauni, selon l'expression d'un historien, comme cet or qu'ils avaient été chercher si loin. Colomb eut beau vanter la richesse de ces mines qu'il prenait pour l'ancien Ophir : il fallut suppléer, par un décret royal, aux enrôlements volontaires. Les criminels condamnés au bannissement ou aux galères furent embarqués pour travailler pendant un certain nombre d'années aux mines d'Espanola, et une amnistie générale fut accordée à tous les malfaiteurs qui, dans un délai prescrit, viendraient se remettre entre les mains de l'amiral 1. On n'exceptait de cette amnistie que les hommes

(I) Las Casas, ap. Washington Irving, lit. IX, chap. 3.


coupables d'hérésie, de meurtre, de faux mon-noyage ou de haute trahison. Ainsi l'Espagne donnait aux autres nations l'exemple de transporter dans le Nouveau-Monde le rebut de la population européenne.

Colomb partit du port de San-Lucar de Barrameda le 30 mai 1498. Il échappa à une escadre française qui croisait à la hauteur du cap Saint-Vincent, et, après avoir détaché de sa flotte trois vaisseaux qui allèrent droit à Espanola, il gouverna plus au sud qu'il ne l'avait encore fait. Le 31 juillet, il découvrit l'île de la Trinité, Trini-dad 1, avec son triple sommet qui s'élevait jusqu'aux nues. Le lendemain il aperçut la Terre-Ferme, qui s'étendait au sud, à une distance de plus de vingt lieues. C'était cette côte basse qui est entrecoupée par les branches nombreuses de l'Orinoco. Mais l'amiral, qui avait pris Cuba pour un continent, prit le continent pour une île, et lui donna le nom d'Ile Sainte, Isla Santa. Il longea la côte que les naturels du pays appelaient Paria ; il commença à soupçonner, par la grande quantité d'eau douce qu'il rencontrait, que cette côte pouvait bien être un continent, mais toujours

(1) Via de Colomb, par son fils, chap. 67.


le continent asiatique 1. Bientôt il découvrit les îles de Margarita et de Cubagua, plus tard célèbres pour la pêche des perles, et, après avoir recueilli quelques échantillons de la richesse de ces iles 2, il arriva, épuisé de fatigues, à Espanola.

Barthélémy avait eu beaucoup de peine à contenir la colonie pendant l'absence de son frère. D'après les conseils de Colomb, l'adelantado avait transporté la colonie d'Isabelle dans un lieu plus commode , de l'autre côté de l'île. Il avait jeté les fondements de Saint-Domingue, qui donna plus lard son nom à l'ile tout entière. Mais les Espagnols étaien lires difficiles à gouverner. Un ancien domestique de Christophe Colomb, Francisco Roldan, que l'amiral avait laissé dans l'île avec le titre d'alcade-major ou de grand-juge, s'était mis à la tête des Espagnols mécontents, et avait soulevé les Indiens contre l'adelantado. La présence même de l'amiral dans la colonie qu'il avait fondée ne

(I) Lettre de Christophe Colomb à Ferdinand et à Isabelle, ap. Washington Trving.

(2) Des Espagnols envoyés à terre pour reconnaître l'île de Cubagua furent bien reçus des naturels, et obtiment en quelques instants trois livres pesant de perles lines pour des grelots et quelques morceaux de porcelaine cassée. (Charlevoix, Hist. de Saint-Domingue, liv. II.)


put y ramener l'ordre et la paix. Les révoltes continuaient toujours : Colomb ne savait quel parti prendre. Tour à tour indulgent et sévère, il voyait avec douleur qu'aucun moyen ne lui réussissait ; toutes les mesures qu'il prenait tournaient contre lui, et le mal empirait avec une effrayante rapidité. Colomb écrivit en Espagne, pour justifier sa conduite et implorer un appui : on lui envoya un commissaire chargé d'examiner son administration, avec pouvoir de le destituer.

Ce commissaire, investi d'une puissance supérieure à celle de l'amiral, était Francisco de Bovadilla, homme violent et jaloux, dont le jugement était formé avant qu'il eût pris terre. « La cause de tout le mal, dit Colomb dans une de ses lettres, c'est que la personne chargée de faire une enquête sur ma conduite savait que, si elle pouvait recueillir quelques chefs d'accusation contre moi, elle serait nommée à ma place 1. » Bovadilla, à peine arrivé à Espanola, se conduisit non pas en juge, mais en maître. Non-seulement il prit possession, de la forteresse qui était le siége du gouvernement, mais il s'installa sans façon dans la maison de Colomb, qui était absent pour une expédition"; il

(I) Lettre de Christophe Colomb à dona Juana de la Torre, ap. Washington Irving, liv. XIII, chap. I.


s'empara de son or, do ses armes, de ses chevaux, et fouilla jusqu'à ses lettres cl ses papiers de famille. Quand l'amiral apprit l'arrivée et la conduite de Bovadilla, il le prit pour un imposteur cl un aventurier ; mais il ne put en croire ses yeux lorsqu'il lut ces terribles paroles, signées de Ferdinand et d'Isabelle 1 : « Nous avons chargé le commandeur don Francisco de Bovadilla de vous dire plusieurs choses de notre part; nous vous ordonnons de le croire et de lui obéir. Donné à Madrid, le 21 mai 1499. Moi le Roi ; moi la Reine.» A ces noms sacrés 2, Colomb courba la tête cl se soumit sans résistance, s'efforçant d'étouffer toutes les pensées amères qui se pressaient dans son esprit. Avant même de l'avoir interrogé, Bovadilla ordonna de le charger de chaînes ; mais, parmi ses nombreux ennemis, aucun n'osait lui al tacher ses fers, « Ce fut un de ses domestiques, son cui(I)

cui(I) ne pouvait pardonner à Colomb d'avoir réduit en esclavage les Indiens prisonniers de guerre, et d'avoir distribué à ses compagnons les terres de la colonie avec les hommcsquilcs habitaient (repartimientos). La reine rendit, en 1499, une ordonnance qui prescrivait de ramener dans leur patrie les Indiens vondus comme esclaves en Espagne. Elle voulait que tous les habitants des pays découverts fussent libres cl chrétions. (Las Casas, ap. Washington Irving, loc. cit.)

(2) Histoire de Colomb, par son fils, chap. 84.


sinier, dit Las Casas, qui riva ses fers, avec autant d'aisance et de sang-froid que s'il lui avait servi quelque mets savoureux.» Colomb fut si maltraité dans sa prison qu'il se croyait destiné à la mort, et il lui sembla renaître à la vie quand on vint lui annoncer qu'il allait partir pour l'Espagne. Et pourtant dans quel triste appareil il quitta les bords de l'île dont il était comme le créateur ! entouré de soldats, enchainé, et livré aux huées de cette populace pour qui le malheur le plus auguste est un spectacle et une consolation. À peine fut-on hors de la vue de Saint-Domingue, que le chef de l'expédition, Alonzo de Vallajo, voulut lui ôter ses fers; mais Colomb s'y opposa : « Non, dit-il, Isabelle et Ferdinand m'ont commandé d'obéir à Bovadilla : c'est en leur nom qu'il m'a chargé de ces fers; je les porterai jusqu'à ce que le roi et la reine ordonnent de m'en délivrer, et je les conserverai ensuite comme un monument de la récompense de mes services.» « En effet, ajoute son fils, il les garda toujours dans sa chambre, et ordonna qu'après sa mort ils fussent renfermés dans son cercueil 1. »

Parmi les nombreuses accusations dont Colomb avait été l'objet, il y en avait sans doute quelques

(I) Histoire de Colomb, par son fils, chap. 85.


unes qui n'étaient pas dénuées de fondement. D'abord il pouvait avoir tort, quoique ayant pour lui la rigueur du droit, de tenirà l'exécution complète d'un traité dont certaines parties étaient inexécutables. De plus, la conscience de son génie, des grandes choses qu'il avait accomplies, et le souvenir des épreuves qu'il avait traversées avaient donné à son caractère quelque chose d'âpre et d'impérieux, qui blessait les gens médiocres dont il était environné. On pouvait bien lui reprocher d'être jaloux, plus qu'il ne convenait à un tel homme, d'argent, de privilèges et de dignités ; de trop chercher à faire tourner ses découvertes à son profit et à celui de sa famille. Il avait appelé ses deux frères à Espanola, il partageait avec eux les richesses et le commandement ; il voulait faire une part encore meilleure à ses fils et à leurs descendants. C'étaient là des sentiments naturels et légitimes, mais auxquels Colomb se livrait peut-être avec trop d'abandon. Enfin ce qu'on pouvait surtout lui reprocher, c'était, il faut le dire, son peu d'habileté politique. Accoutumé aux recherches de la science , capable de lutter au besoin contre les hommes, il ignorait l'art de les gouverner, et il n'était plus capable de faire un apprentissage aussi difficile. Il avait environ cinquante-six ans lorsqu'il découvrit l'Amérique : à cet


âge il était trop tard pour se faire homme politique. Il fallait rester ce que la nature et l'éducation l'avaient fait, le premier des navigateurs. Son ambition et les circonstances l'entraînèrent dans une sphère qui n'était pas la sienne : il y trouva des écueils bien autrement terribles que ceux qu'il avait autrefois bravés, il s'y brisa.

Cependant, s'il avait quelques torts, fallait-il les lui faire expier avec une telle rigueur ? fallait-il le traiter aussi outrageusement sur le théâtre même de sa gloire? L'émotion fut générale à Cadix lorsqu'on aperçut dans le port ce vaisseau qui portait Colomb enchainé(i5oo). La cour était à Grenade, et, quand on eut appris ce qui s'était passé, des murmures d'indignation ébranlèrent les voûtes de l'Alhambra 2. Isabelle ne put s'empêcher de verser des larmes, à la lecture d'une lettre que l'amiral avait écrite à une des dames les plus puissantes de la cour, dona Juana de laTorre. Dans cette lettre, Colomb avouait ses fautes avec candeur, et demandait grâce avec dignité. Il faisait valoir avec raison les circonstances difficiles dans lesquelles il s'était trouvé. « On me juge, dit-il, comme un gouverneur chargé d'administrer une ville policée, docile à l'empire des lois, où, tout.

(I) Washington Irving, liv. XIV, chap. I.


n'est pas livré à l'abandon et comme au pillage; mais il faut songer que j'étais envoyé pour soumettre un peuple ennemi, n'ayant rien de commun avec nous pour la religion ni pour les moeurs, ne vivant pas comme nous dans des villes régulières, mais disséminé dans les forêts et sur les montagnes... Si j'ai commis des fautes , elles ne viennent point d'intentions coupables, et j'espère que Leurs Altesses m'en croiront sur ce point. Je les ai toujours vues clémentes, même pour des offenses volontaires, cl je suis convaincu qu'elles ne seront pas moins indulgentes pour moi, qui n'ai failli que par ignorance ou par compassion (on l'accusait d'avoir plusieurs fois traité avec les rebelles, au lieu de les réduire ). J'espère qu'on me pardonnera en faveur de mes grands services, dont les avantages deviennent de jour en jour plus sensibles »

Isabelle et Ferdinand n'attendirent pas les documents que pouvait envoyer Bovadilla ; ils adressèrent à Christophe Colomb une lettre conçue dans les termes les plus affectueux, où ils lui exprimaient leurs regrets de ce qu'il avait souffert. Ils l'invitèrent à se rendre à la cour, et ordonnè-

(1) Lettre de Colomb à dona Juana de la Torre, ap. Washington Irving, loc. cu.


rent qu'il lui fût compté deux mille ducats , pour qu'il pût y paraître d'une manière conforme à son rang. Colomb saisit avec joie cette occasion d'imposer à ses ennemis ; il vint à la cour, vêtu avec magnificence et escorté d'une suite nombreuse. La reine la vit approcher avec émotion : ses malheurs l'avaient rendu aussi vénérable que son génie. L'amiral, voyant rouler quelques larmes dans les yeux d'Isabelle, se laissa tomber à genoux , et pendant quelques instants la violence de ses pleurs lui ôta l'usage de la parole

Mais les pleurs sèchent vite : la lutte recommença bientôt. Ce que voulait Colomb, ce n'était pas seulement d'être acquitté des accusations qui pesaient sur sa tête, c'était d'obtenir satisfaction de ses ennemis, et surtout d'être réintégré dans tous ses honneurs et privilèges. Quel plaisir de retourner vice-roi à Saint-Domingue, et de confondre Bovadilla par l'éclat de son nouveau triomphe ! Mais il comprit bientôt qu'un tel bonheur ne lui était pas réservé. Tout en l'accablant de promesses et de compliments, le roi et la reine étaient décidés à ne point lui rendre le commandement de la colonie. Bovadilla fut révoqué, mais un nouveau gouverneur fut nommé : c'était Nicolas d'Ovando,

(I) Herrera, decad. I, liv. IV, cap. 10.


commandeur de l'ordre d'Alcantara, homme prudent et sévère , qui aimait le pouvoir et qui savait l'exercer. Il eut bientôt rétabli l'ordre dans Espanola. Il réprima la licence des Espagnols, et, d'après les ordres d'Isabelle, il déclara les Indiens sujets libres de l'Espagne (1502). Bovadilla en avait fait faire le dénombrement, et les avait donnés comme esclaves à ses créatures. Ovando décida que le travail des Indiens serait volontaire,et qu'on ne pourrait exiger d'eux aucun service gratuit Le nouveau gouverneur limita les énormes bénéfices que les particuliers liraient de l'exploitation des mines. Tout l'or dut être porté dans un seul endroit, où il était fondu par des officiers royaux qui en retenaient la moitié pour la couronne de Castille 1.

En apprenant la nomination d'Ovando, Colomb était tombé dans une profonde douleur. Ce fut

(I) Robertson, Hist. de l'Amérique, liv. II.

(2) Sous l'administration de Colomb, le tiers du produit des mines était retenu pour la couronne. Bovadilla n'en avait retenu que le onzième; mais les Indiens riaient alors soumis à des corvées au-dessus de leurs forces, et le onzième sous Bovadilla rapportait plus à la couronne que le tiers sons Colomb. Aussi ia population ne pouvait-elle suffire à de tels travaux, et elle commençait à diminuer d'une manière effrayante. (Las Casas, brevissima relacion de ia destruycion de las Indias.)


alors qu'il songea sérieusement à l'accomplisse-ment d'un voeu formé depuis long-temps, à la délivrance du Saint-Sépulcre. Mais pour conquérir le tombeau du Christ il fallait une armée, et pour lever une armée il fallait de l'argent : Colomb n'en avait point, même pour les besoins de sa famille. Il proposa son nouveau plan à Ferdinand ; mais, malgré son litre de roi catholique, ce prince était plus occupé des mines du Nouveau-Monde que des souvenirs de la Terre-Sainte. En voulant recommencer les croisades au seizième siècle, Colomb montrait combien il connaissait peu l'esprit de son temps et la situation politique de l'Europe. Au reste, on peut remarquer que la plupart des hommes supérieurs, après de grands desseins accomplis, en ont rêvé d'inexécutables. C'est une sorte de chimère à laquelle ils s'attachent quand leur mission est achevée, quand ils sont entrés dans la période de décroissance; car tout décroît ici-bas , même le génie.

Il ne restait plus à Colomb qu'à mourir dans un coin de l'Espagne. Cependant il se sentit encore la force de vivre et de découvrir. A soixante-six ans il va se livrer de nouveau aux chances de la mer : il part de Cadix le 9 mai 1502. Dans cette quatrième expédition, qui fut la dernière, son but était le nouveau Continent, qu'il avait touché sans


le savoir, et dont le fleuve Orinoco lui avait fait soupçonner l'existence. Quand il fut arrivé près des lieux qu'il voulait explorer, le vent s'éleva avec furie, le ciel devint sombre, et tout fit présager une tempête au vieil amiral. C'était là un de ces combats dont il était accoutumé à sortir vainqueur ; mais un de ses vaisseaux n'était pas en bon état, et, pour le changer, il voulut toucher à Espanola. Peut-être cédait-il au plaisir de revoir encore une fois sa colonie avant de mourir. Le nouveau gouverneur Ovando lui en ferma l'entrée, au nom du roi. En échange de ce cruel refus, Colomb lui donna un bon conseil : c'était de retarder le départ d'une flotte de dix-huit vaisseaux qui incitaient à la voile pour l'Europe. On ne voulut pas même de son conseil : la flotte partit, et périt presque tout entière, avec Bovadilla, Roldan elles plus ardents ennemis de l'amiral, dont les flots firent ainsi justice 1.

Colomb, qui par sa prévoyance avait sauvé son escadre, découvrit l'île de Guanaga, qu'il appela l'île des Pins, à quelques lieues de la côte de Honduras. De là il gouverna au sud vers la Terre-Ferme, et longea le continent depuis le cap de Gracias-a-Dios jusqu'au havre de Porto-Bello. Il revint en-

(1) Histoire de Colomb, pat son fils, chap. 88.


suite sur ses pas à la côte de Veraguas, qu'il avait déjà reconnue. Il n'y a pas plus de trente lieues de Porto-Bello à Veraguas ; mais Colomb rencontra tant d'obstacles dans cette courte traversée, il y éprouva des tempêtes si fréquentes, qu'il laissa à cette partie du continent le nom de côte des Contrariétés 1. Il y avait perdu un de ses vaisseau. Il essaya de former un établissement sur les bords de la rivière do Belem, espérant trouver dans ce pays des mines d'or plus abondantes que celles d'Espanola (1503); mais, après une lutte acharnée contre les indigènes, il fut réduit à quitter le pays. Il revint à Porto-Bello, où il fut obligé d'abandonner une de ses caravelles, qu'il était impossible de maintenir à flot. Avec les deux qui lui restaient, il poursuivit courageusement le cours de ses découvertes, et s'avança jusqu'à l'entrée du golfe de Darien. Mais bientôt, alarmé du mauvais état de ses navires et de la détresse de ses matelots, il renonça à suivre la Terre-Ferme, et se dirigea vers Espanola. Une violente tempête heurta ses deux caravelles l'une contre l'autre, et les mit hors de service. Il fut réduit à échouer sur la côte de la Jamaïque, en attendant que le ciel lui en(I)

en(I) de Colomb, par son fils, chap. 94. — Washington Irving, liv.XV, chap. 6.


voyât de nouveaux navires pour le reconduire dans son pays. Heureusement deux hommes de l'expédition, un Espagnol, Diego Mendez, et un Génois, Barthélémy Fiesco, se dévouèrent pour le salut commun 1 ; ils partirent sur deux canots donnés par les naturels, et, à travers mille périls, allèrent implorer du secours à Saint-Domingue. Ovando les reçut avec sa dureté ordinaire : il était alors occupé à compléter la conquête de l'île, par la réduction du cacique de l'Higuey. Cependant, après huit mois, Mendez et Fiesco revinrent à la Jamaïque avec un vaisseau qu'ils avaient acheté dans la colonie. Colomb, qui dans l'intervalle avait lutté contre la faim et les révoltes de ses compagnons, put enfin retourner en Europe, pour y mourir dans l'oubli et dans la pauvreté.

En touchant l'Espagne (1504), Colomb trouva le désordre dans ses affaires. « Après vingt ans de services, écrivait-il à son fils, je ne possède pas en Espagne un toit pour abriter ma tète. Si je veux manger ou dormir, il faut que j'aille dans une auberge, et la plupart du temps je n'ai pas de quoi payer ma dépense. » La reine, sur laquelle il avait compté, était morte avant son retour. Après avoir vainement imploré la justice de Ferdinand, il se

(1) Histoire de Colomb, par son fils, chap. 100 et suiv.


retira à Valladolid. Le jeune roi et la jeune reine de Castille, Philippe et Jeanne, lui envoyèrent de bienveillantes promesses ; mais ces promesses ne se réalisèrent point assez tôt. Les forces de Colomb étaient épuisées : il mourut le 20 mai 1506, à l'âge de soixante-dix ans. Ses restes furent enterrés avec pompe dans la cathédrale de Séville , et le gouvernement espagnol fit graver sur sa tombe l'immortel souvenir de sa découverte 1. Le corps de Christophe Colomb a été plus tard transféré dans la principale église de Saint-Domingue ; il en a été exhumé à la fin du dernier siècle (1796), pour être transporté à la Havane , où il est encore 1.

Dans son testament, qui nous a été conservé, Colomb s'occupait encore de transmettre à son fils Diego les titres d'amiral et de vice-roi des Indes, qu'il avait tant regrettés pendant sa vie. Il recommandait à son fils de signer toujours l'amiral, pour ne point laisser prescrire ses droits, et de réclamer sans cesse les biens et les privilèges attachés à cette dignité. C'était à qui dépouillerait

(1) A Castilla y a Léon

Nucvo mundo diô Colon.

(Vie de Colomb, par son fils, chap. 108 et dern.) (2) Washington Irving, Histoire de Christophe Colomb, Appendice n°1.


Colomb des fruits de sa conquête : la cour d'Espagne lui en avait enlevé les fruits matériels ; un gentilhomme florentin voulut lui en ravir la gloire. Amerigo Vespucci, établi à Séville dès 1495, avait fait partie, en 1499 » d'une expédition commandée par Ojeda. Il avait touché Paria, et reconnu plusieurs centaines de lieues de côtes. On a prétendu que c'était lui qui avait découvert le nouveau continent ; lui-même s'en est vanté. Cependant il est certain que Colomb y était arrivé l'année précédente et si quelqu'un pouvait lui disputer l'hon-(I)

l'hon-(I) a prétendu avoir fait un premier voyage en 1497. Il dit, dans une lettre à René duc de Lorraine, datée du 4 septembre 1504, : « Qu'il a mis à la voile du port de Cadix le 20 mai 1497, qu'il a traversé l'Océan et consacré dix-huit mois à ce voyage, découvrant beaucoup de terres et une quantité innombrable d'îles. » Cette lettre, imprimée pour la première fois à Saint-Diez, en Lorraine, en 1507, a été réimprimée dans Le Novus orbis de Grinatus, publié à Râle en 1532. L'assertion d'Amerigo est formelle; mais elle n'est point confirmée par les pièces authentiques, conservées en Espagne. En 1512, la question de la découverte du continent fut agitée publiquement dans le procès que le fils de l'amiral, Diego Colomb, soutint contre la couronne de Castille. Diego réclamait, conformément au traité de Santa-Fé, le dixième des produits de la côte de Paria et des îles aux perles. La couronne avait donc intérêt à prouver que Christophe Colomb n'avait découvert ni ces lies, ni le continent; et cependant il n'y a dans


neur d'avoir abordé le premier au continent, ce n'était point Amerigo Vespucci, mais Jean Cabota et Sébastien son fils. En effet ces deux navigateurs vénitiens, au service de l'Angleterre 1, avaient, en 1496, découvert l'ile de Terre-Neuve ( New-found-land)

New-found-land) une partie du continent septentrional 2. Mais quel que soit le navigateur qui ait

les pièces manuscrites du procès, qui ont été consultées par Munoz et par Washington Irving, aucune déposition favorable aux prétentions de Vespucci. Ojcda, entre autres, déclara expressément que la côte de Paria avait été découverte par Christophe Colomb, qu'il avait vu cette cote indiquée sur une carte envoyée par Colomb au roi ou à la reine, et qu'il avait reconnu lui-même, dans son voyage de 1499, l'exactitude des observations de l'amiral.

(I) Par lettres-patentes du 5 mars 1495, Henri VII accorda à Jean Cabota et à ses fils Louis et Sébastien la liberté de naviguer sur toutes les mers, sous le pavillon anglais. Il leur permit de former des établissements et de construire des forts, avec privilège exclusif de commerce. (Hackluyt, The principal navigations, voyages and discoveries of the english nation, London, 1599)

(2) Il y a dans Hackluyt un curieux récit de ce voyage par Sébastien lui-même. Il était parti au commencement du printemps de 1496, dans l'Intention, dit-il, de chercher un passage au Cathay et aux Indes par le nord-ouest. À son grand déplaisir, il ne trouva point le passage; mais il découvrit une terre située vers le cinquante-sixième degré de latitude septentrionale. C'était sans doute le pays qui fut appelé plus tard


le premier touché la Terre-Ferme, l'honneur de la découverte appartient à celui qui, en touchant les îles, a révélé à l'Europe l'existence d'un monde nouveau. C'était donc le nom de Christophe Colomb qui devait rester à l'autre continent. Mais la postérité a confirmé l'usurpation d'Amerigo Vespucci. Ce n'est que dans ces derniers temps qu'on a restitué à quelques îles américaines le nom d'Archipel Colombien, et qu'une des républiques transatlantiques a protesté pour sa part, en associant le vieux nom de Colomb à sa liberté nouvelle.

Terra de Labrador (Terre des Agriculteurs) par le Portugais Gaspard Corteréal. « Je parvins, continue Cabot, jusqu'à cette partie de la Terre-Ferme qui est appelée aujourd'hui Florida. La les vivres nous manquèrent, et nous repartimes pour l'Angleterre» (Hackluyt, III, p. 7)


CHAPITRE IV.

Idée générale du Nouveau-Monde. — Progrès de la conquête espagnole.— Las Casas défenseur de la liberté des Indiens.— Fernand Cortez. — Etablissement des Espagnols au Mexique.

Avant de suivre les Espagnols dans la conquête de l'Amérique, il est nécessaire de jeter un coup d'oeil général sur l'ensemble du nouveau continent, sur la nature du sol, et sur l'état social des peuples qui l'occupaient. A la première vue, ce qui doit frapper nos regards, c'est l'immense étendue de l'Amérique. Ce vaste continent, qui, touche en quelque sorte les deux pôles; et qui peut ainsi comprendre, avec tous les climats , les différentes productions qu'ils font éclore , forme seul le tiers de la terre habitable. La nature y semble plus grande et plus majestueuse que dans l'ancien continent. Les montagnes de l'Amérique, plus hautes que celles des autres parties du globe, ne le cèdent qu'à quelques sommets de l'Asie centrale ; et la plaine même de Quito, qui peut être regardée comme la base des Andes, est plus élevée au-dessus du niveau de la mer qu'une


grande partie des Pyrénées. Aussi celle admirable chaîne des Andes conserve-t-elle, sous les feux de la zone torride , sa couronne de neiges éternelles. En tout pays les masses d'eau sont proportionnées aux montagnes d'où elles descendent : aussi les fleuves de l'Amérique ressemblent-ils à des bras de mers, et ses lacs à des mers intérieures.

Malgré la supériorité de ses proportions, le continent américain parait être sorti des eaux en même temps que le nôtre ; son état actuel porte la même date. Les naturalistes qui ont examiné la constitution géologique de l'Amérique, y ont observé le même gisement de terrains, la même succession de couches pierreuses que dans notre hémisphère. M. de Humboldt a trouvé au sommet dés Andes des pétrifications de coquilles pélagiques.Desosseiments fossiles d'éléphants sont épars dans les légions équinoxiales. Là, comme chez nous, des générations d'espèces détruites sont ensevelies au sein de la terre qui les a portées. Dans ses traditions allégoriques, l'habitant du Mexique a conservé le souvenir d'un déluge, comme dans notre continent l'Indien et le Chinois, l'Hébreu et l'Égyptien 1.

(I) M. de Humboldt a cité dans son grand ouvrage la tradition des Mexicains sur le déluge, telle qu'elle a été recueillie


Rien ne nous autorise à penser que l'existence de l'homme soit plus ancienne en Amérique que dans notre continent; mais d'où sont venus, dans l'origine, les hommes qui ont peuplé cet autre monde ? Voltaire n'hésite point à trancher la question, et trouve même singulier qu'on l'ait posée. « Si l'on ne s'étonne pas, dit-il, qu'il y ait des mouches en Amérique, c'est une stupidité de s'étonner qu'il y ait des hommes... On ne s'avise point de penser que les chenilles et les limaçons d'une partie du monde soient originaires d'une autre partie ; pourquoi s'étonner qu'il y ait en

sur les lieux mêmes, en 1556, par un dominicain espagnol nommé Pedro de los Rios : « Avant la grande inondation qui cut lieu quatre mille huit ans après la création du monde, le pays d'Anahuac (ancien nom du Mexique) était habité par des géants. Tous ceux qui échappèrent à la mort furent transformés en poissons , à l'exception de sept qui se réfugièrent dans des cavernes. Lorsque les eaux se furent écoulées, un de ces géants, Xelhua, surnommé l'architecte, construisit une colline artificielle en forme de pyramide.... Mais les dieux foudroyèrent cet édifice, dont la cime devait atteindre les nués; l'ouvrage resta interrompu, et fut consacré plus tard au dieu de l'air, Quatzalcoat. » Cette colline pyramidale subsiste encore aux environs de Cholulla ; mais à la place de l'autel du dieu de l'air, on a élevé une chapelle à Notre-Dame de Bon-Secours. (Vues et monuments des peuples indigènes de l'Amérique, t. 1.)


Amérique quelques espèces d'animaux, quelques races d'hommes semblables aux nôtres 1 ? » Avec ce système, partout où l'on trouverait des hommes, on les regarderait comme enfants du sol, comme autochthones, selon l'expression des Grecs, et l'on ne tiendrait aucun compte des migrations de peuples les mieux prouvées par l'histoire, Ro-bertson, qui n'a pas regardé celle question comme indigne d'être disculée, pense que l'Amérique a été primitivement peuplée par les bordes scythi-ques qui habitaient à l'extrémité orientale de l'Asie. Il fonde celte opinion sur la faible distance qui, de ce côté, sépare les deux continents, et en même temps sur le portrait que les Mexicains ont tracé de leurs ancêtres ; portrait qui s'applique assez bien aux tribus nomades de l'Asie orientale '. Robertson 11e donne cette opinion que comme une conjecture ; mais la question a été approfondie par plusieurs savants modernes, cl l'hypothèse de l'historien a pris un nouveau caractère de probabilité. Il a été démontré que plusieurs peuples de l'Amérique septentrionale, les Esquimaux, par exemple, présentaient dans leurs

(I) Voltaire, Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, chap. 146.

(2) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. IV.


traits et dans leur conformation une ressemblance

frappante avec les Samovèdes 1.

Les langues sont, après l'organisation physique, le signe qui nous trompe le moins sur la différence ou l'identité des races. Or, des analogies nombreuses ont été remarquées entre les divers idiomes de l'Amérique septentrionale et les langues du nord-est de l'Asie. Les mots qui expriment les objets les plus frappants de la nature et les premiers besoins de la vie, se retrouvent à peu près les mêmes des deux côtés du détroit de Bering 2. Aux preuves que fournit la physiologie et la linguistique, il faut ajouter celles qui viennent de la conformité des moeurs et des usages. M. A. de Hum-boldt a fait ressortir les rapports qui paraissent rattacher de système astronomique et religieux des Mexicains à celui des peuples scythiques. Ainsi, dans le calendrier des Atzèques, ancien peuple mexicain, comme dans celui des Kalmouks, les mois sont désignés sous des noms d'animaux 3.

(1) Hearne, Voyage à l'Océan du Nord, op. Malte-Brun,

Géog. universelle, liv. CLXXIII.

(2) Voyez dans Malte-Brun (Géog. univers., liv. CLXXIII)

le tableau de l'enchaînement géographique des langues

américaines et asiatiques, d'après les savants travaux de

M.M. Smith-Barton, Hervas et Vater.

(3) Humboldt, Vues et monuments des peuples indigènes 3e l'Amérique. " * •. ^


Enfin on retrouve dans les traditions de certaines tribus américaines une nouvelle preuve de leur origine asiatique. Un des peuples indigènes des États-Unis, les Chippeways, racontent qu'ils habitaient autrefois un pays très reculé vers l'ouest; que, chassés par un peuple conquérant, ils traversèrent lin vaste lac, semé d'Iles cl de glaçons; que l'hiver régnait partout sur leur passage. Ces circonstances ne semblent-elles point s'appliquer à une antique émigration de la Sibérie et au passage du détroit de Béring 1 ?

En même temps que la science découvrait tant de rapports entre le nord de l'Amérique et le nord de l'Asie, elle en trouvait quelques-uns entre les peuples de l'Amérique méridionale et ceux de l'Asie orientale, tels que les Japonais et les Chinois. Les quatre principales fêtes des Péruviens coïncident avec celles des Chinois. Les lucas, comme les empereurs de la Chine, labouraient de leurs propres mains une certaine étendue de terrain; et ces quipos ou cordelettes employées par les Péruviens pour conserver la mémoire des événements passés, rappellent un usage usité chez les àhci'êus Chinois'. Oti découvre jusque dans le

(1) Malle-Brun, Géog. univ., loc. cit.

(2) Fischer, Conjectures sur l'origine des Américains. — Pallas, Nouveaux mémoires sur le Nord, t. III.


Mexique des vestiges de civilisation mongole : les pyramides mexicaines ressemblent beaucoup plus à celles de l'Indo-Chine qu'à celles de l'Égypté, et l'ort croira difficilement que les Mexicains n'aient dû qu'à leurs propres observations la connaissance de la véritable année solaire) si longtemps ignorée des Grecs et des Romains. Il n'est pas jusqu'aux peuples de l'Océanie et des côtes de l'Afrique qui ne paraissent avoir communiqué avec l'autre continent, puisque l'analyse des langues américaines nous a révélé un certain nombre de mots africains et polynésiens 1.

Sans doute ces rapports entre les deux continents, quelque vraisemblables qu'ils soient, peuvent n'être considérés que comme des accidents, comme des exceptions. Ils ne suffisent point, en effet, pour rendre compte du fond même de la population américaine; population dont l'iiistoire n'explique pas l'origine, mais qui a ses caractères particuliers, et dont plusieurs savants ont fait une race distincte des autres races connues 2. Cependant Cuvier, après avoir long(I)

long(I) des langues américaines, cité plus haut. (2) Colore cuprino ; capillo nigro, rigidiore, recto et raro ; fronte brevi ; oculis profundiùs locatis ; naso subsimo, attamen promiueute ; in universum fucie lata quidem, malis eminenti¬


temps médité sur la question , n'a point affirmé qu'il y eût une race américaine. « Les Américains, dit-il, n'ont pu encore être ramenés clairement ni à l'une ni à l'autre de nos races de l'ancien continent, et cependant ils n'ont pas de caractères à la fois précis et constants qui puissent en faire une race particulière; leur teint rouge de cuivre n'en est pas un suffisant. Leurs cheveux généralement noirs et leur barbe rare les feraient rapporter aux Mongols , si leurs traits aussi prononcés, leur nez aussi saillant que le nôtre, leurs yeux grands et ouverts ne s'y opposaient et ne répondaient à nos formes européennes 1. » La science n'a point encore résolu ce grand problème, et substitué au doute de Cuvier une affirmation positive.

A l'arrivée des Espagnols dans le Nouveau-Monde, les populations américaines pouvaient se diviser en deux classes distinctes, les tribus encore barbares et les empires déjà formés. Le gouvernement des peuplades sauvages avait beaucoup

bus, sed non plana et depressi, verum partibus ejus, si à latere spectatur, magis claboratis et quasi profundiùs casecalptis. Haec varietas reliquae praeter Eskimotas, Americae incolarum. (Blumenbach, de generis humani varietate. )

(I) Cuvier, Histoire du règne animal, 1. I.


d'affinité avec celui que les historiens attribuent aux Germains et aux Scythes de l'ancien monde. On se rappelle le passage où Tacite dit en parlant des Germains : « Les rois n'ont pas un pouvoir arbitraire ou illimité ; les chefs commandent par leur exemple plutôt que par leurs ordres ; s'ils sont hardis, s'ils se distinguent, s'ils paraissent constamment au premier rang, ils se font obéir par l'admiration qu'ils inspirent » Tel était le gouvernement des peuplades américaines. Chaque famille se croyait libre, et, dans chaque famille, chaque Indien se regardait indépendant. Cependant la nécessité leur avait appris à former entre eux une espèce d'association, et à se choisir un chef qu'ils appelaient Cacique 1. Pour obtenir cette dignité, il fallait avoir donné des preuves éclatantes de bravoure ; pour la garder, il fallait être heureux à la guerre et surtout donner beaucoup aux soldats. Le crédit des chefs de tribus, dit un général français qui a fait plusieurs campagnes au Canada, s'élève ou décroît selon qu'ils sont plus

(1) Nec regibus infinita, aut libéra potestas : et duces exemplo potiùs quàm imperio : si prompti, si conspicui, si ante aciem agant, admiratione praesunt. (C. Taciti Germania, cap. VII. )

(2) Choix de lettres édifiantes sur les missions d'Amérique,


ou moins généreux et qu'ils veillent plus ou moins bien à tenir chaudière ouverte

Le Pérou et le Mexique étaient plus avancés. Là s'était établi ce genre de gouvernement qui succède d'ordinaire à l'état sauvage, le pouvoir absolu du prêtre ou du guerrier. 11 est arrive dans le nouveau continent ce qui est arrivé dans l'ancien ; les castes guerrières ont dominé dans le Nord, dans le Midi les castes sacerdotales. An Mexique, le gouvernement, fondé sur la conquête 1, avait

t. VIII, p. 133. — M. Guizot a fait ressortir les rapports de Germains avec les tribus sauvages de l'Amérique, dans son cours de 1829, septième leçon.

(I) Humboldt, Vues et monuments des peuples indigènes de l'Amérique, t. 1.

(2) Les tableaux hiéroglyphiques trouvés au Mexique nous ont transmis le souvenir des principales invasions dont ce pays a été le théâtre. La plus ancienne, celle des Toultèques remonte au milieu du septième siècle de notre ère. Au commencement du sicèle suivant, l'astrologue Huetinam composa le livre divin, le Tco-Amoxtli, qui renfermait la mythologie,

l'histoire, le calendrier et les lois de la nation (708). Une seconde invasion eut lieu en 1170, celle des Chichimèques ; une troisième, celle des Nahualtéques en 1178; enfin celle des Acolbues et des Atzèques en 1196. Tous ces peuples, qui appartenaient à la même famille et qui parlaient la même langue, étaient venus du nord-ouest. Les Atzèques dominaient à l'arrivée des Espagnols, au commencement du seizième sic¬


beaucoup d'analogie avec le gouvernement féodal, puisque le souverain y commandait, dit-on, à trente vassaux, dont chacun pouvait paraître à la tête de plusieurs milliers d'hommes. Chez les Péruviens, au contraire, le gouvernement était fondé sur la théocratie, comme dans l'ancienne c'étaient les Incas, fils dy solejl, qui avaient fait la loi civile aussi bien que la loi religieuse, et la liberté de l'individu était encore plus étouffée au Pérou par les prêtres qu'au Mexique par les rois. Au nord comme au midi, chez les tribus sauvages comme chez les peuples plus cultivés, le fond de la religion était généralement le culte de la matièrce 1. Les Espagnols trouvèrent donc partout

cle. On trouve sur les monuments une suite non interrompue de rois Atzèques ou Mexicains de 1352 à 1521. (Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, liv. II, chap. 6.)

(1) Le soleil était le dieu principal des Péruviens, et plusieurs critiques ont cru reconnaître les traces d'uu culte analogue dans les ruines mexicaines de Culhuacan ou Palenque. Ces curieux débris ne furent déblayés qu'en 1787, par ordre Au gouvernement espagnol. On y trouve des restes de pyramides, de ponts, d'aqueducs, de fortifications, de palais et de tombeaux. Mais ce qui a surtout attiré l'attention des savants, ce sont les tableaux symboliques qui décorent le grand temple, et parmi ces tableaux celui où apparaît distinctement une grande croix semblable à la croix latine et surmontée de la figure d'un coq. La croix a été aussi retrouvée dans les an¬


dans le Nouveau-Monde ce que les Portugais avaient rencontré dans l'Inde, la servitude et l'idolâtrie.

Aussitôt que Christophe Colomb eut montré à l'Europe la route qui conduisait à ces terres occidentales, un grand nombre de navigateurs se pressèrentà l'envi sur sa trace. L'évêque Fonscca, qui avait en Espagne la haute administration dos affaires maritimes, jaloux de l'amiral, lui avait suscité des rivaux. C'était lui qui, en 1499, avait autorisé l'expédition d'Ojeda et d'AmerigoVespucci 1. Deux ans auparavant, Jean et Sébastien Cabota, Vénitiens au service de l'Angleterre, avaient découvert une partie de l'Amérique du Nord 2. L'un des anciens pilotes de Christophe Colomb, Vincent Yanez Pinçon, partit d'Espagne en décemciens

décemciens de l'Inde par les Portugais. Elle parait avoir été, dès la plus haute antiquité, un signe destiné à représenter les solstices. C'est ce qui a fait conjecturer à plusieurs savants, entre autres au docteur Constancio, que le principal monument de Palenque était un temple dédié au soleil, et que le tableau de la croix, représentait la naissance de cet astre au solstice d'hiver. (Humboldt, Vues et monuments des peuples indigènes de l'Amérique. — Malte-Brun, Géographie universelle, liv. CLXXXIV.)

(1) Voyez plus haut, page 174.

(2) Voyez plus haut, page 175.


bre 1499, et dès le 26 janvier 1500 il avait touché le Brésil avant qu'un heureux hasard y conduisit Alvarez Cabral 1. Lorsque l'amiral portugais, poussé par la tempête, eut abordé cette terre, qu'il appela Sainte-Croix, ce fut une question de savoir à qui cette contrée appartiendrait. Depart et d'autre on pouvait invoquer le traité deTordésillas, qui avait filé la ligne définitive de démarcation à trois cent soixante-dix lieues à l'ouest de la plus occidentale des îles du Cap-Vert. Aux termes de cette convention, à laquelle des deux puissances devait rester le Brésil ? Il faut d'abord remarquer que le traité de Tordésillas avait omis de fixer la valeur des lieues. S'agissait-il de lieues castillanes ? la ligne n'atteignait pas le méridien de Bahia. S'agissait-il de lieues marines ? elle arrivait jusqu'au méridien de Rio-Janeiro. Enfin avait-on voulu compter par lieues portugaises? la ligne correspondait à peu près au méridien de Saint-Paul 2. Elle laissait donc aux Portugais une partie plus ou moins considérable du Brésil ; mais, de quelque manière qu'on l'interprétat, elle ne leur donnait pas la

(1) Voyez plus haut, page 92.

(2) Memoria sobre la linea divisoria, MS, ouvrage composé d'après les ordres du gouvernement espagnol par M. de Lastarria, ap. Malte-Brun, Géog. univ., liv. CXCI.


totalité du pays. Cependant l'Espagne abandonna au Portugal la possession du Brésil et elle continua de reconnaître et d'occuper les îles et les cotés du continent septentrional.

A la mort de Christophe Colomb, Saint-Domingue était toujours le centre de la puissance espagnole dans le Nouveau-Monde, et Ovando continuait d'en être le gouverneur, malgré le texte du traité de Sauta-Fé. Ovando fonda plusieurs villes dans Espanola, et y attira des habitants par la concession de divers priviléges. Il forma de vastes plantations de cannes à sucre, cl donna une impulsion nouvelle à l'exploitation des mines. Pendant plusieurs années, l'or qui sortait des fonderies royales d'Espanola valait 460,000 pesos, c'est-àdire environ 2,400,000 livres tournois. Ovando traitait les Espagnols avec justice, les Indiens avec inhumanité. La reine Isabelle étant morte, on oublia les ordonnances qu'elle avait rendues en faveur de ses pauvres Indiens, comme elle les

(1) Amerigo Vespucci passa en 1501 du service de l'Espagne à celui du Portugal, et, celle année-là même, il reconnut les côtes du Brésil pour le roi Emmanuel. Il donna à la partie septentrionale de ce pays le nom d'Amérique, nom qui s'est étendu plus tard à tout le continent. (Lettre d'Amerigo Vespucci à Lorenzo de Médicis, publiée par Bartolozzi, Recherches histor. Florence, 1789.)


appelait. Le gouverneur les réduisit de nouveau en esclavage, et rétablit les repartimientos 1. Il est vrai que, pendant le peu de temps qu'ils avaient été libres, les habitants d'Espanola étaient retournés à leur indolence naturelle ; ils regardaient l'inaction comme la félicité suprême, et aucune promesse n'avait pu vaincre leur apathie. Quand le travail , et un travail excessif, leur fut imposé par la force, leur faible constitution n'y résista point : les uns se tuaient de désespoir, les autres mouraient d'épuisement. Les détails que donne Las Casas dans son ouvrage De la destruction des Indiens soulèvent le coeur d'indignation. Il y en a sans doute plusieurs d'exagérés ; car l'évèque de Chiapa prête à ses compatriotes de telles barbaries qu'il faudrait, pour y croire, supposer la colonie entière atteinte d'aliénation mentale. Mais, dit Voltaire, supposé que Las Casas en dise dix fois trop, il reste de quoi être saisi d'horreur 2. La population indienne d'Haïti diminua bientôt avec

(I) Ovando, faisant droit aux réclamations des Espagnols qui travaillaient à Exploitation des mines, avait réduit en 1505 le droit de la couronne de ta moitié au tiers, et peu de temps après il le réduisit au cinquième. (Herrera, déc. I, lib. 5, cap. 3.)

(2) Voltaire, Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, chap. 146.


une extrême rapidité. En 1492, à l'arrivée de Christophe Colomb, il y avait dans l'île au moins un million d'babitants ; en 1507 il n'y en avait plus que soixante mille 1. La dépopulation s'étendit bientôt dans les îles Lucayes dont les habitants étaient transportés à Espanola, cl dans l'île de Porto-Rico où Jean Ponce de Léon fonda une colonie en 1508. Vers la même époque, Jean Diaz de Solis et Vincent Yanez Pinçon découvraient la péninsule d'Yucatan, et Sébastien de Ocampo faisait le tour de l'île de Cuba, que Christophe Colomb avait toujours regardée comme une partie du continent asiatique.

Deux ans après la mort de Colomb, ses derniers voeux, consignés dans son testament, furent enfin exaucés : son fils Diego réclama devant le conseil des Indes l'exécution du traité de Santa-Fé, et ce tribunal lui donna raison contre le roi. Ovando fut révoqué en 1508, et don Diego envoyé à sa place à Espanola, mais seulement avec le litre de gouverneur, et non avec celui de vice-roi auquel il avait droit de prétendre. La colonie acquit un nouvel éclat par le nombre des personnes distinguées qui accompagnèrent Diego; mais les repar-timientos n'en continuèrent que mieux. Les lo-

(1) Herrera, décad. I, lib. X , cap. 12.


dicns fui'onl employés à aller chercher au fond de la mer les huîtres qui produisaient les perles sur les côtes de Cubagua. De là des fortunes considérables parmi les Espagnols ; mais les artisans de ces grandes fortunes mouraient par milliers. Les Indiens condamnés à ce travail plongeaient dans la mer depuis le matin jusqu'au soir; un Espagnol était là, dans un canot, chargé de les surveiller. Si l'un d'entre eux restait trop long-temps à respirer au-dessus de l'eau, l'Espagnol l'y repoussait aussitôt à coups de fouct ou de bâton 1.

La religion chrétienne protesta au nom de ces malheureux. Un missionnaire dominicain , Mon-tesino, éleva le premier la voix, en 1511,dans la grande église de Saint-Domingue. Accusé parles officiers royaux , il repassa la mer, se justifia auprès de Ferdinand, et fil rendre en faveur des Indiens quelques ordonnances qui ne furent point exécutées. La tyrannie espagnole fut encore plus cruelle après le départ de Diego Colomb, quand Rodrigue d'Albuquerque fut chargé du partage des Indiens. Des soixante mille naturels qui restaient encore à Espanola en 1507, il n'y en avait plus que quatorze mille en 1516 2.

(1) Las Casas, Brevissima relacion de la destruycion de las Indias.

(a) Heirera, décad. I, lib. X, cap. 12.


Alors parut dans le Nouveau-Monde un homme qui devait consacrer toute sa vie à la défense du faible contre le fort, Barthélémy de Las Casas. Il était né à Séville eu 1474, d'une famille d'origine française. Son père , Antoine de Las Casas, avait suivi Christophe Colomb dans son second voyage, en 1493, et il était revenu très riche à Séville en 14981. Barthélemy accompagna Ovando à Espanola en 1502, et là, témoin de la misère des Indiens, il résolut de leur porter appui. lin même temps qu'il travaillait à convertir ces malheureux à la foi chrétienne, il s'efforçait de ramener leurs tyrans à la morale de l'Evangile. Il regardait les Indiens comme ses frères, et, confirmant sa doctrine par son exemple , il refusa sa part d'esclaves quand les repartimientos furent rétablis. Lorsque le mal fut parvenu à son comble, il seconda courageusement les dominicains 1, et tenta de s'opposer à la tyrannie d'Albuquerque ; mais, ne pouvant rien obtenir, il retourna en Espagne et parvint jusqu'au roi. Il lui peignit, avec une énergique éloquence, la misère de ce qui restait d'Indiens ;

(1) Navarrctc, ap. Washington Irving , Histoire de Christophe

Christophe append. 26.

(2) Les Dominicains refusaient l'absolution à quiconque tenait des Indiens eu esclavage. (Oviedo, ap. Robertson, Hist. de l'Amérique, liv.III.)


il lui reprocha comme une impiété la destruction d'une race que la Providence lui avait donnée à instruire. Ferdinand, qui touchait au tombeau, écouta le prêtre avec les marques d'un profond repentir. Il cherchait à réparer tout le mal qu'il avait laissé faire, lorsqu'il mourut. Charles d'Autriche, qui n'était point encore l'empereur Charles-Quint, résidait dans les Pays-Bas. Las Casas, n'écoutant que son ardeur, se préparait à partir pour la Flandre, quand le cardinal Ximénès, régent de Castille depuis la mort de Ferdinand, prêta l'oreille au défenseur des Indiens. Ximénès aimait les plans nouveaux et inattendus : sans s'arrêter aux droits que don Diego Colomb prétendait tenir de sa naissance, ni aux règles établies par le feu roi, il envoya en Amérique trois surintendants des colonies pour décider en dernier ressort la question de l'esclavage. C'étaient trois moines de l'ordre de Saint-Jérôme, auxquels fut associé Zuaco, jurisconsulte distingué 1.

La question était grave : il s'agissait de savoir si l'Europe reconnaîtrait quelque droit aux peuples nouveaux qu'elle commençait à conquérir, ou si elle allait fonder sur l'autre continent la servitude que le Christ était venu briser dans le

(1) Herrera, décad. II, lib. II, cap. 3.


nôtre quinze siècles auparavant. Les trois moines hiéronymites devaient être juges, et, devant ce tribunal, les deux parties étaient représentées l'une par Zuaco, l'autre par Las Casas. Le jurisconsulte représentait le droit acquis, le droit qui résulte du fait, c'est-à-dire les intérêts matériels et politiques. Le théologien représentait le droit antérieur et supérieur au fait, le droit qui proteste contre la force; et, dans un siècle où l'Eglise attaquée de toutes parts allait subir des tentatives de réforme, Las Casas était du petit nombre des hommes qui étaient restés fidèles à l'esprit véritable de la loi chrétienne. La commission prit un terme moyen. Après un mûr examen, elle se convainquit que les Espagnols établis en Amérique étaient en trop petit nombre pour suffire à l'exploitation des mines et à la culture des terres. En conséquence, elle une crut pas pouvoir abolir l'esclavage des Indiens , mais elle s'efforça d'en restreindre les effets : elle lit des règlements doux et humains , et ajouta aux règlements l'exemple et les exhortations. Zuaco, sans abandonner les intérêts de la métropole et des colons, fit d'utiles réformes dans la justice et dans la police 1.

Las Casas ne fut point satisfait, il ne pouvait

(I) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. III.


pas l'être : esprit inflexible et exclusivement religieux, il prétendait que les Indiens étaient libres d'institution divine, et il sommait les surintendants de ne pas les dépouiller du droit commun de l'humanité. Les surintendants reçurent avec douceur ses remontrances les plus âpres ; les colons moins modérés faillirent le mettre en pièces. Après avoir été obligé de se cacher dans un couvent pour échapper à l'indignation publique, il repartit pour l'Europe, se promettant bien de soutenir toujours, envers et contre tous, la liberté de ses Indiens. En Espagne, il se contraignit jusqu'à faire la cour aux Flamands qui entouraient le trône du jeune roi (1617), et il obtint la révocation des surintendants. Mais comment les colonies pouvaient-elles subsister, si les Américains, naturellement indolents, n'étaient forcés au travail ? Ce fut alors que Las Casas conseilla, dit-on, d'acheter des noirs en Afrique, dans les établissements portugais, de les transporter à Espanola, et de les employer comme esclaves à la culture du sol et à l'exploitation des mines.

Est-ce donc à Las Casas, au généreux protectetir des Indiens, qu'il faut imputer l'établissement de la traite des noirs? non sans doute; car les Portugais avaient exercé ce trafic inhumain dès l'époque de leurs premières conquêtes sur les


côtes occidentales de l'Afrique. Vingt ans avant la découverte de l'Amérique, des esclaves nègres cultivaient la terre dans les îles de Saint-Thomas et d'Annobon 1. Il y en avait même en Amérique dès les premières aimées du seizième siècle. Las Casas ne vint à Espanola qu'en 1502, cl en 1501 une ordonnance d'Isabelle avait permis d'y transporter des esclaves nègres, pourvu qu'ils fussent nés parmi les chrétiens et élevés dans la religion catholique 1. En 1503, Ovando se plaignait qu'il y eût trop de nègres à Espanola, et il demandait qu'il ne fut pas permis d'en importer davantage. En 1511, quand la population indienne fut si cruellement réduite, Ferdinand y suppléa en faisant acheter un grand nombre de noirs sur les côtés de Guinée 3. Enfin, en 1516, le roi Charles accorda à un de ses courtisans flamands le privilège de transporter 4,000 noirs en Amérique. C'était donc un usage établi depuis long-temps, lorsque Las Casas l'approuva dans l'intérêt des Indiens, en 1517. Le cardinal Ximénès s'était, il est vrai, opposé à ce commerce; mais ce n'était pas, comme l'a pensé Robertson, par esprit de jus-

(1) Ramnusio, I. — Barros, décad. I.

(2) Herrera, décad. I, lib. II, cap. 8.

(3) Herrera, décad. I, lib, IX, cap. 5.


lice cl d'humanité: c'était par des motifs purement politiques 1. Cet homme, dont le regard plongeait au loin dans l'avenir, avait prévu la supériorité future de la race noire sur des colons amollis ; il avait deviné, au commencement du seizième siècle, la république noire d'Haïti 2. Quant à Las Casas, en tolérant la traite, il cédait à celle opinion généralement répandue que la race noire était inférieure à la nôtre 5. D'ailleurs entre deux maux il choisissait le moindre : il préférait l'esclavage d'une race fortement organisée 4 à celui d'une population débile pour qui

(I) Washington Irving, Histoire de Christophe Colomb, appendice n° 26.

(2) Marsollier cite une lettre de Ximénès où le cardinal avait développé ses idées au sujet des nègres qu'on proposait de transporter à Espanola : il les regarde comme un peuple capable de résister aux plus grandes fatigues, mais en même temps très hardi et très susceptible de se multiplier ; il ajoute que si on les laisse devenir trop nombreux à Saint-Domingue, ils se révolteront infailliblement et asserviront à leur tour les Espagnols. (Marsollier, Hist. du cardinal Ximénes, liv. VI.)

(3) Infelix et natum servituti genus. (Maffei, Hist. ind. lib. I. )

(4) On avait calculé que le travail d'un noir équivalait à celui de quatre Américains. « Les Africains, dit un historien espagnol, se portaient si bien dans Espanola qu'on croyait qu'un


la servitude était un arrêt de mort. Mais le Flamand qui avait été autorisé à faire la traite, vendit son privilège 25,000 ducats à des marchands génois, et ceux-ci haussèrent tellement le prix des noirs, qu'il s'en vendit trop peu pour les besoins d'Espanola : le sort des Indiens en fut à peine amélioré.

Las Casas, désespérant alors des établissements déjà formés, voulut en créer un nouveau qui pût servir de modèle aux anciens. Il prétendait en exclure ces deux classes d'hommes qui fondent une colonie et qui la défendent, les navigateurs et les gens de guerre. Son projet était de n'admettre dans son établissement que trois espèces de personnes, des prêtres, des artisans et des cultivateurs. Il s'engageait à civiliser dix mille Indiens dans l'espace de deux ans, à les faire travailler sans les y forcer, et il promettait qu'en dix années la colonie serait assez florissante pour rendre au gouvernement un revenu de 60,000 ducats. Autant on avait de respect en Espagne pour la piété de Las Casas, autant on se défiait de ses

nègre ne mourrait pas à moins qu'il ne lui arrivât d'elle pendu. Comme les orangers, ils Irouvaicnl à Espanola le sol qui leur était propre, un sol qui semblait même leur être plus favorable que celui de la Guinée ou ils avaieut pris naissance. » (Herrera, dée. I, lib. III, cap. 4 )


plans politiques. Cependant on lui céda," après beaucoup d'opposition, un espace de trois cents milles sur la côte de Cumana, près du golfe de Paria (1520). Il trouva un très petit nombre d'artisans et de cultivateurs disposés à l'accompagner. Lorsqu'il arriva en Amérique, les Espagnols venaient de faire une guerre acharnée aux habitants de Cumana, et ceux-ci brûlaient de se venger. Las Casas, à peine installé avec les siens, sentit la difficulté de se soutenir sans soldats et presque sans armes contre des voisins aussi incommodes. Le danger devenaitde plus en plus menaçant : Las Casas fut obligé d'aller solliciter lui-même du secours à Espanola. Mais à peine fut-il parti qu'une nuée d'Indiens se jeta sur sa colonie, et tous ces pauvres cultivateurs, artisans et ecclésiastiques dont Las Casas attendait tant de merveilles, saisis de terreur et incapables de se défendre, s'enfuirent au plus tôt dans l'île de Cubagua où l'on avait établi une pêcherie de perles. La colonie de Cubagna fut elle-même désertée, et il ne resta pas un Espagnol sur la côte de Cumana, ni dans les îles voisines. Las Casas, n'osant plus se montrer, alla s'enfermer dans le couvent des dominicains à Saint-Domingue 1, et plus tard il écrivit l'his(I)

l'his(I) décad. II, lib. X, cap. 5.


toire des malheurs qu'il n'avait pu empêcher 1.

Pendant que les idées philanthropiques de cet homme respectable échouaient ainsi contre les obstacles de la réalité, les Espagnols, marchant droit à leur but, avaient poursuivi le cours de leurs découvertes et de leurs établissements. Dès l'année 1509), Jean Diaz de Solis et Vincent Yanez Pinçon s'étaient avancés vers le sud, et avaient reconnu le continent jusqu'au quarantième degré de latitude méridionale. L'année suivante, Vasco Nunez de Balboa avait fondé la colonie de Santa-Maria-el-Antigua, sur le golfe de Darien, dans l'isthme qui sépare les deux Amériques. C'était le premier établissement espagnol fondé sur le continent 2. En 1511, avant le retour de Diego Colomb en Espagne, un de ses lieu tenants, Velasquès, avait, sans perdre un seul homme, réduit l'île de Cuba tout entière. Jean Ponce de Léon, après avoir exploré le canal de Bahama et touché un grand nombre d'îles, avait atteint une partie de l'Amérique septentrionale déjà explorée par Jean et Sébastien Cabota: il appela ce pays du nom de Florida, parce qu'il l'avait, dit-on, dé-

(1) L'ouvrage de Las Casas, intitulé Brevissima relacion de la destruycion de las Indias, ne fut écrit qu'en 1541 et 1542. (2) Herrera, décad. I, lib. VII, cap. 2.


couvert le jour de Pâques-Fleuries. Mais cette côte était habitée par une race guerrière qui s'opposa au débarquement des Espagnols, et Jean Ponce, de Léon revint à Porto-Rico d'où il était parti (1512). En 1513, Nunez de Balboa traversa l'isthme de Darien , et découvrit la mer du Sud. En 1517, la colonie de Santa-Maria fut transportée de l'autre côté de l'isthme, à Panama, sur l'océan Pacifique. A celte époque, Velasquès commandait encore dans l'ile de Cuba qu'il avait conquise en 1511. Il était parvenu à se rendre presque indépendant du gouvernement d'Espanola, et, sous sa prudente administration, l'île de Cuba était devenue l'un des établissements espagnols les plus florissants 2. En 1518, un jeune et courageux espagnol, Jean de Grijalva, partit de Sant-Yago de Cuba, avec quatre vaisseaux que Velasques avait armés à ses frais. Il explora la mer qui s'étend à l'ouest des Antilles, dépassa la péninsule d'Yucatan, et, s'enfonçant dans le golfe du Mexique, découvrit un pays riche et peuplé qu'il nomma la Nouvelle-Espagne aux acclamations de ses compagnons Il débarqua sur les bords d'une rivière que les na(I)

na(I) Histoire de l'Amérique, liv. III. (2) Gomara, Cronica de Nueva-Espana, cap. 14.


turels appelaient Tabasco, et les Espagnols, bien reçus par les habitants, recueillirent en quelques ; jours pour quinze mille pesos de bijoux d'or ar-tistement travaillés. Grijalva découvrit aussi plusieurs îles dans le cours de son expédition, Co-zumel où siégeait un oracle célèbre parmi les Mexicains, et l'île dite des sacrifices où les Espagnols virent pour la première fois le sang humain couler aux pieds des idoles. Les richesses de Tabasco avaient révélé à Grijalva l'existence d'un puissant empire au nord-ouest ; mais il n'avait point de forces suffisantes pour s'établir au Mexique. Il revint donc à Cuba, satisfait d'avoir exploré le pays, et laissant à Fernand Cortès la gloire de le conquérir.

Fernand Cortès était né en 1485 à Médellin en Estramadure, de parents nobles et pauvres qui lui avaient fait étudier la jurisprudence. Mais, dès l'âge de dix-neuf ans, l'amour de la guerre et des aventures l'avait entraîné en Amérique. Velasquès, qu'il avait aidé dans la conquête de Cuba, crut trouver en lui un instrument docile, et le chargea de diriger une expédition dans les régions reconnues par Grijalva. Mais bientôt, examinant Cortès de plus près, Velasquès fut jaloux de son génie, révoqua ses pouvoirs, et ordonna de l'arrêter. Cortès, qui s'était hâté de quitter Sant-Yago, pour


échapper à la défiance du gouverneur, était alors à, la Havane. Là, entouré de ses soldats qui le chérissent, il brave son ennemi, et part le 10 février 1519; il s'avance à la conquête de cet empire dont Grijalva avait appris l'existence aux Espagnols. Pour une telle expédition, il avait onze vaisseaux, six cent dix-sept hommes dont cinq cent huit soldats, seize chevaux, et dix pièces d'artillerie de campagne 1.

Cortès relâche dans l'île de Cozumel , où il rachète des Indiens un Espagnol, Jérôme d'Aguilar, qui avait été huit ans leur prisonnier, et qui par conséquent pouvait servir d'interprète. De Cozumel, il se dirige sur Tabasco. Les naturels, vaincus en plusieurs combats, se reconnais-- sent sujets du roi de Castille, et donnent, à Cortès: des provisions, de l'or et vingt femmes esclaves. L'une de ces esclaves était remarquable par sa beauté : Fernand l'appela Dona Marina, et elle devint sa maîtresse et son conseil. A Saint-Jean d'Ulloa, île tout-à-fait voisine de la. côte, Cortès reçut,une ambassade du souverain : qui régnait au Mexique, de Montézuma. Ce prince faisait demander le sujet de l'expédition : l'Espa-(I)

l'Espa-(I) Diaz, Historia verdadera de la conquista de la Nueva-Espana, ap. Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. V.


gnol répondit qu'il venait avec des sentiments, d'amitié, et, pour mieux prouver cette amitié, dès le lendemain il prit terre au Mexique. Les habitants aidèrent à son débarquement. Il annonça aux deux chefs de l'ambassade que Charles d'Autriche, le plus puissant monarque de l'Est, l'avait député auprès de Montézuma, cl il demanda à être conduit vers le prince. Montézuma, instruit de ce qui s'est passé, envoie des présents magnifiques pour Charles d'Autriche et son lieutenant; mais il invite les Espagnols à se retirer. Cortès s'obstine à rester sur celle terre, qu'il regarde déjà comme une province espagnole.

Montézuma aurait pu prendre un parti violent; niais le vaste empire qu'il gouvernait chancelait depuis long-temps sur ses vieux fondements. Plusieurs provinces avaient rompu les liens qui les unissaient au Mexique, et il s'était répandu dans le peuple un vague pressentiment de la chute de l'empire. Les peuples sont quelquefois avertis de leur fin, comme les individus, par des indices qui ne les trompent point. C'était une opinion universelle parmi les Mexicains que leur pays était menacé d'une grande calamité, et qu'il serait soumis par une race, de conquérants venus de l'Est. Montézuma, n'osant pas combattre, prit le parti de négocier. Dès ce moment, il fut


perdu ; car il y a un instant où il faut agir, et qu'on ne retrouve plus quand on l'a laissé pcbapper. Et pourtant Cortès n'était pas encore très redoutable : parti de la Havane malgré son chef, il se trouvait dans une situation fort critique. A la nouvelle de sqn départ', Velasqups furieux lui avait enlevé tous ses titres, et avait menacé des plus terribles châtiments tous ceux qui l'accompagnaient. Or, Velasquès avait des partisans dans la petite armée de Cortès, et ceux-là étaient d'avis de retourner à Cuba Fernand s'appuie adroitement sur cet esprit d'aventure et cette soif de richesses qui dévorent le plus grand nombre de ses soldats. Au lieu de retourner tristement à Cuba, où à peine débarqué il aurait été mis aux fers et de là peut-être traîné à l'échafaud, il commence par fonder une ville, Villa-Rica de la Vera-Cruz, sur le golfe du Mexique. Puis, pour donner à son autorité, contestée par Velasquès, une apparence de légalité, il établit au nom du roi, dans la nouvelle ville, un conseil souverain et des magistrats qui lui sont dévoués. Il dépose son autorité entre les mains de ce conseil, et se relire dans sa tente. Le conseil ne tarde pas à venir l'y trouver, et lui déclare qu'au nom du roi ca-

(1) Herrera, décad- II, lib. V, cap. 6.


tholique, la ville de la Vera-Cruz l'a nommé gouverneur de la colonie et général en chef de l'armée. C'est alors que Cortès détruit ses vaisseaux, et ne laisse à ses soldats d'autre ressource que leur audace 1. Tandis que le souverain du Mexique hésitait au milieu de ses trésors et de ses gardes , le chef des Espagnols était dans une de ces situations désespérées où les hommes de coeur font lés plus grandes choses, et où, n'ayant rien à perdre, ils bravent tout sans balancer.

Cortès laisse cent cinquante hommes à la VeraCruz, et s'avance dans l'intérieur de l'empire sans rencontrer de résistance. A Çempoal, situé à quatre lieues de la Vera-Cruz, le peuple, qui supportait impatiemment la tyrannie de Montézuma 2, salua les Espagnols comme des libérateurs, et leur four-

(1) « Je mc suis décidé à faire échouer sur la côte les navires qui élaient dans le port, sous prétexte qu'ils n'étaient plus propres à la navigation. J'ai détruit par là tout complot,

et j'ai ôté à ceux qui avaient envie de me quitter les moyens de réaliser leur projet. » (Correspondance de Fernand Cortès avec l'empereur Charles-Quint, traduite de l'espagnol par le vicomte de Flavigny, lettre 1 )

(2) « Instruits de la puissance de Votre Majesté, ils m'adresserent leurs plaintes contre Montézuma, qui faisait enlever leurs enfants pour les sacrifier à ses idoles. « (Correspondance de Fernand Cortès, lettre I.)


nit des provisions et des auxiliaires. Cortès s'avança sans obstacle jusqu'aux frontières des Tlascalans. Les Tlascalans, qui formaient, une sorte de république fédérative, étaient alors révoilés contre le Mexique, dont ils avaient été tributaires. Quoique ennemis des Mexicains, ils rejettent les propositions des Espagnols ; car ils voulaient s'appartenir à eux-mêmes. Ils combattent bravement; mais la tactique européenne l'emporte. Leurs magiciens prétendent que les Espagnols, fils du soleil, doivent toute leur puissance à la présence de leur père, et qu'on les vaincra si on les attaque de nuit. Les Tlascalans attaquent de nuit, et sont battus comme en plein jour. Ils sacrifient aux dieux une partie de leurs magiciens, et font leur soumission à Cortès, dont ils deviennent les auxiliaires. Cortès voulait détruire leurs idoles ; mais, d'après le conseil de l'aumônier de l'armée, Barthélémy d'Olmedo, il se borna à leur interdire les sacrifices humains 1. Il continua sa marche, accompagné de six mille Tlascalans ; il triompha des habitants de Cholula, la ville sainte du Mexique, et, dès le commencement de novembre, il était arrivé

(1) B. Diaz del Castillo, Historia verdadera de la conquista de la Nueva-Espana.


devant la capitale de l'empire, Mexico, ou plutôt Tenochtitlan, comme l'appelaient les habitants du pays 1.

La ville était située au centre du pays, sur un plateau qui domine à la fois lé golfe du Mexique et le grand Océan. Elle avait été batie en 1325, dans la partie orientale du lac de Tezcuco. On y arrivait par trois chaussées, construites sur des bas-fonds. Oh peut eh voir une description fidèle dans la Correspondance de Cortès. Montézuma laissa entrer les Espagnols, et, loin de s'irriter d'une visite qu'il avait pourtant voulu empêcher, il les logea dans un de ses palais. Une victoire aussi facile et un accueil aussi amical devaient faire soupçonner quelque piége secret, quelque complot prêt à éclater. Cortes n'était pas tranquille, malgré l'espèce de culte dont il étiiil CnViroithé liii et lés siens. En effet, Si les Mexicains avaient pris les armes, qu'aurait pu Faire une poignée d'Espagnols dans une Ville de Sdixante mille âmes, entourée d'eau de tous côtés ? Pour comble d'inquiétude, on apprit que la Vera-Cruz avait été attaquée par

(I) Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, liv. 2, chap. 6.

(2) Correspondance de Fernand Cortès avec Charles-Quint, lettre I.


un général mexicain, Qualpopoca, qui avait sans doute des instructions secrètes. Il y avait eu trois ou quatre Espagnols de tués ; la tête de l'un d'eux avait été portée à Montézuma. Alors Cortès conçoit le projet le plus audacieux qu'on puisse imaginer : il court au palais, suivi de cinquante Espagnols, et de dona Marina qui lui sert d'interprète ; il déclare que le chef des Mexicains est son prisonnier. La jeune Indienne, qui s'est associée à la fortune de Cortès, répète dans la vieille langue du pays l'arrêt du conquérant européen. Le peuple reste muet ; les gardes sont frappés de stupeur; Montézuma lui-même n'essaie pas de se défendre, et courbe la tête comme devant la nécessité ; il se laisse entraîner au quartier des Espagnols ; où Cortès le fait enchaîner 1. Le général qui avait attaqué la Vera-Crux, son fils et cinq de ses officiers sont conduits à Mexico et brûlés vifs. Montézuma, pour recouvrer sa liberté et une ombre de pouvoir, se reconnaît vassal du roi de Castille 1. C'était le moment

(I) Herrera, décad. II, lib. VIII, cap. 2.

(2) Cortez a conservé les paroles adressées par Montézuma à tous ses caciques réunis : « Obéissez désormais à ce grand roi, votre souverain naturel, et au capitaine qui le représente comme vous m'avez obéi jusqu'à ce jour ; payez-lui tous les impôts que vous m'avez payés jusqu'ici : c'est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. » (Cortès, lettre I.)


où Charles d'Autriche, de Bourgogne, de Castille et d'Aragon était porté au trône impérial par le choix des électeurs (1520).

Après avoir prêté serment d'obéissance à la couronne espagnole, Montézuma et ses caciques donnèrent une partie de leurs richesses à leur nouveau suzerain. L'or et l'argent fondus s'élevèrent à la somme de 600,000 pesos (environ a,Soo,ooo 1.) sans compter les bijoux et ornements de toute espèce qui furent conservés pour la beauté du travail. On mit à part un cinquième pour le roi; Cortès en eut aussi un cinquième; le reste fut partagé entre les troupes, y compris la garnison de la Vera-Cruz, tant officiers que soldats, à proportion de leur rang. La part de chaque soldat ne dépassa point cent pesos 1.

L'empereur était vaincu : il restait à vaincre les dieux. Cortès voulait renverser les idoles du grand temple, et ses scrupules religieux le pressaient d'autant plus dans cette circonstance que plusieurs de ces idoles étaient d'or massif. C'était une entreprise aussi sainte que lucrative : on s'y mil avec ardeur. Mais alors le peuple s'émut, à la vue de ses dieux qui allaient tomber comme son prince; il prit les armes pour défendre ses idoles, et le

(I) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. V.


mouvement, en devenant général, pouvait être funeste aux Espagnols. Cortès sut s'arrêter à propos : il était entouré de nombreux périls, auxquels il fallait faire face en même temps. Velasquès, qui avait appris les succès de Fernand et qui n'en était que plus acharné contre lui, avait envoyé, pour lui enlever sa conquête et s'assurer de sa personne, une flotte de dix-huit vaisseaux, avec huit cents hommes d'infanterie, quatre-vingts chevaux et douze pièces de canon. Cortès ne perd pas courage, il laisse à Mexico cent cinquante hommes : ce n'était pas trop pour (en garder soixante mille; et il marche à la rencontre des Espagnols envoyés contre lui. Narvacs (c'était le nom du commandant que Velasquès avait chargé de l'expédition), est surpris la nuit dans le pays de Çempoal; il est blessé et fait prisonnier. Il y a un moment où tout seconde les grands hommes, où la fortune est avec eux, et où ils se font des armes des obstacles mêmes qu'on a cherché à leur opposer. Ainsi Cortès traite avec les soldats qui avaient mission de l'arrêter, et les incorpore dans les rangs de sa troupe; il a désormais mille Espagnols sous ses ordres, et Velasquès, en voulant le combattre, n'a fait que lui envoyer du renfort. Ce renfort était arrivé fort à propos; car, pendant l'absence do Cortès , les Mexicains s'étaient


soulevés, poussés à bout par l'avarice et la cruauté de ceux qui les gardaient ; ils avaient, à plusieurs reprises, assiégé les Espagnols dans leur quartier. Cortès revint en toute bâte à Mexico, et lutta de toutes ses forces contre les hostilités des habitants. Mais ce peuple, comprenant qu'il s'agissait de son existence, combattait avec toute l'énergie du désespoir. Montézuma lui-même, qui n'était plus que l'esclave des Espagnols, ne put calmer la fureur de ses sujets, et fut blessé par eux à coups de flèches. Ce malheureux prince déchira l'appareil que les Espagnols avait mis sur sa blessure, et mourut fidèle au culte de son pays. La rage du peuple était à son comble : Cortès reconnut bientôt la nécessité d'abandonner la place. Les Mexicains voulurent s'opposer à son départ : il fallut combattre avec fureur pour se frayer un passage. La perte des Américains fut immense : ils se précipitaient comme des insensés contre les mousquets et les canons. « Ils me déclarèrent, dit Cortès, qu'ils étaient prêts à mourir tous pour nous achever, que je pouvais voir les terrasses, les rues cl les places pleines de monde, et qu'ils avaient calculé qu'en perdant vingt-cinq mille hommes contre un, nous finirions les premiers 1 ». Cortès sortit de la ville; mais il

(I) Correspondance de Fernand Cortès, lettre I.


avait perdu deux cents hommes et quarante-six chevaux. L'ennemi avait rompu toutes les chaussées qui traversaient le lac : Cortès fut réduit à gagner la terre ferme à la nage1,et lit des efforts héroïques pour sauver ses compagnons. L'artillerie fut perdue dans la retraite, ainsi que les munitions, les bagages, et la plus grande partie des trésors que les Espagnols avaient enlevés aux Mexicains.

Mais, après six jours d'une marche difficile et périlleuse, Cortès prit une éclatante revanche dans la plaine d'Otumba, sur la route de Mexico à Tlascala. Les Mexicains l'attendaient avec des forces considérables. La bataille fut sanglante, et le terrain vivement disputé; mais le génie et les armes de l'Europe triomphèrent. Les Mexicains, dans cette grande journée, portaient l'étendard sacré auquel était attaché le sort de l'empire. Cortès renversa d'un coup de lance le général devant lequel On le portait. Un Espagnol, s'étant précipité de son cheval, acheva le général et enleva l'étendard. De ce moment, ce ne fut que confusion et terreur parmi les Mexicains, et Cortès eut la victoire. Le lendemain, il entra dans un pays ami, sur le territoire des Tlascalans 1.

(I) Correspondance de Fernand Cortès, lettre I. (2) Correspondance de Fernand Cortès, loc. cit.— B. Diaz et Gomera, ap. Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. V.


Loin de se reposer-de ses fatigues et de sa dangers, Cortès se prépare à reconquérir le pays qu'il a perdu. Il resserre son alliance avec les Tlascalans, en leur prodiguant les richesses recueillies à Otumba. Il envoie des hommes de con-fiance demander des renforts, non à Cuba, où Ve lasquès aurait triomphé de ses revers, mais à à Jamaïque et à Espanola. Il tire des magasins de à Vera-Cruz des munitions et plusieurs pièces d'artillerie. Il fait préparer, dans les montagnes de Tlascala une douzaine de brigantins qui lui serviront à se rendre maître du lac et des abords de la ville. Enfin, six mois après sa retraite, le 28 décembre 1520, il se met en marche vers Mexico. 1 Après la mort de Montézuma, les premiers de l'empire avaient élevé au trône son frère Quetlavaca, qui se recommandait auprès d'eux par son courage, ses hautes qualités et surtout sa haine. contre les Espagnols : Il répara les fortification de la ville, perfectionna les armés des Mexicains,et, pour animer leur courage à la défense du pays, il promit qu'après la victoire il n'y aurait plus d'impôts. Mais, au milieu de ces préparatifs de défense, il mourut de la petite vérole, maladie nouvelle en Amérique 1. Il fut remplacé par

(I) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. V.


Guatimozin', gendre ét neveu de Montézuma. Ce jeune homme était décidé à s'ensevelir : sous les ruines de l'empire, plutôt que de subir le joug européen.

t. Cependant Cortès parcourut en vainqueur la route que quelques mois auparavant il avait suivie en fugitif ; il arriva jusqu'à Tezcuco, la seconde ville de l'empire, située sur les bords du lac, à vingt milles de Mexico. C'est là qu'il établit son quartier-général, et qu'il mit à flot les brigantins préparés dans les montagnes de Tlascala. Les Mexicains étaient prêts à soutenir le combat. Le lac était couvert de quatre à cinq mille canots portant deux hommes chacun. Guatimozin avait espéré compenser par le nombre, ce qui manquait en force à ces frêles embarcations. Cortès laissa patiemment approcher les canots; puis, aussitôt qu'il se fut élevé un vent favorable, les navires espagnols se mirent en mouvement, et le lac fut balayé tout entier 1.

Maitre du lac, Cortès donna l'assaut à la ville; mais le peuple, se levant au signal de ses prêtres et de son roi, fit un dernier effort pour défendre sa religion et sa liberté. Plusieurs Espagnols tombèrent vivants au pouvoir des Mexicains, et furent immolés

(I) Correspondant de Fernand Cortès, lettre II.


solennellement dans le grand temple. An bruit du sanglant sacrifice qui s'accomplissait presque sous leurs yeux 1, le courage des Espagnols se tourna en une sombre fureur qui présageait, la chute de la ville. Guatimozin fut pris à son tour. Conduit devant Cortès: « J'ai rempli, dit-il dans son langage, le devoir d'un roi ; j'ai défendu mon peuple jusqu'à la dernière extrémité : il ne me reste qu'à mourir. Prends ce poignard, ajouta-t-il en mettant la main sur celui de Cortès, enfonce-le dans mon sein, et termine une vie désormais inutile à mon pays. »

Quand le sort du prince fut connu, la ville tomba au pouvoir des Espagnols, le 13 août 1521. Cette fois elle était vaincue sans retour ; mais les dépouilles de l'ennemi parurent peu considérables, Les soldats étaient sur le point de se révolter. Guatimo-(I)

Guatimo-(I) dit que le sacrifice fut consommé sur une tour élevée, à la vue des Espagnols, et un des compagnons de Cortès, B. Diaz, en parle dans sa chronique comme témoin oculaire : « Avant que j'eusse vu mes compagnons immolés, leur poitrine ouverte, leur coeur palpitant offert à une affreuse idole, leur chair dévorée par nos ennemis, j'avais coutume de marcher gaiment au combat ; mais, depuis ce moment, je ne me suis jamais approché des Mexicains sans une secrète horreur, eh toutes l.cs fois que je marchais ay combat, je frémissais en pensant à la mort cruelle que mes amis avaient subie. » (B. Diaz, cap. 156.)


zin fut mis à la torture, afin qu'il déclarât où étaient ses trésors : il les avait jetés dans le lac. Un de ses favoris, mis comme lui à la torture, laissait échapper quelques plaintes :«Et moi, lui dit-il, suis-je sur un lit de roses ? » Alors le favori se raidit contre la souffrance, et expire à côté de son maître. L'empereur plus robuste résiste à la douleur : Cortès larrache aux mains des bourreaux, et lui laisse la vie. Mais Guatimozin était résolu à mourir ou à vaincre l'Espagnol : ne pouvant plus combattre, il conspira et fut pendu. La prise de la capitale et la mort de Guatimozin décidèrent la soumission de tout le Mexique 2.

Les armes avaient prononcé : non-seulement le Mexique était conquis, mais Cortès en était naturellement le gouverneur. La jalousie de Velasquès

(I) Certes nous a laissé quelques détails précieux sur la valeur et le partage des dépouilles : « Nous séparâmes l'or du reste du butin pour le faire fondre : il s'en trouvait 2,600 marcs. Le cinquième fut exactement payé au trésorier de Votre Majesté; le reste fut partagé entre nous avec la plus scrupuleuse justice, scion la qualité, le grade et l'importance des services. J'adresse à Votre Majesté quelques objets d'un grand prix, entre autres une coulevrine d'argent, du poids de 2,450 livres. Le métal m'a coûté 24,500 piastres, à raison de 5 piastres le marc ; la façon et le transport reviennent à plus 3000 piastres. » (Correspondance de F. Cortès, lettres II et III.)


ne pouvait plus s'y opposer. Aussi Charles-Quint reconnut-il le droit du vainqueur, en le nommant capitaine général et gouverneur de la province, qui prit le nom de Nouvelle-Espagne. Charles-Quint fit bien ; car si Cortès n'avait pas reçu le Mexique comme gouverneur, il aurait pu le prendre comme conquérant.

Fernand établit le siége du gouvernement à Mexico, et la rebâtit plus belle sur un nouveau plan 1. Les terres furent le prix du sang et des services: on les distribua à ceux qui avaient travaillé à la conquête du pays. A ces domaines, qui n'étaient ordinairement accordés que pour deux ou trois générations, on attachait comme serfs un certain nombre de Mexicains Cortes en eut vingt-(I)

vingt-(I) nouvelle ville, quoique située à la même place que : l'ancienne, se trouve aujourd'hui en terre ferme, à 4500 mètres des lacs. Ce changement est le résultat de la dcstruction des arbres et de l'écoulement des eaux. En 1607, on a commencé à creuser un canal dstus lequel s'écoulent les eaux de deux lacs qui alimentaient autrefois celui de Tezcuco, (Malte-Brun, Géog. Univ., liv. CLXXXIV.)

(2) La tyrannie des Espagnols dépeupla le Mexique presque autant qu'elle avait dépeuplé les iles. Là encorc Las Casas vint généreusement se jeter entre les victimes et les bourreaux. Evéque de Chiapa-dr-los-Espanoles ou Ciudad-Réal, dans le Guatemala, dépendance de la Nouvelle-Espagne, il raconte,


Unis mille pour sa part, avec des terres dans différentes provinces. Charles-Quint lui accorda le titre de marquis del valle de Guaxaca ; mais, pour distinguer le généralissime des guerriers qui lui étaient soumis, il fut décidé que ces vastes domaines seraient héréditaires dans sa famille à perpétuité.

Les terres du Mexique sont d'un produit fort inégal : le sol y est fécond ou stérile selon qu'il est uni ou montueux, sec ou marécageux. Le climat y passe très rapidement de la chaleur à l'humidité : aussi Charles-Quint demandant à un Espagnol qui arrivait de Mexico, combien dans ce pays il y avait de temps entre l'hiver et l'été, « autant, répondit-il, qu'il en faut pour passer du soleil à l'ombre. » Les plantes européennes prospérèrent au Mexique, ex-cepté celles qu'il fut défendu de planter dans l'intérêt de la métropole, telles que la vigne et l'olivier 1. Le coton, le tabac, le sucre y réussirent en certains

le coeur serre, les horreurs dont il a été Je témoin.Il nousmontre les Espagnols exterminant sans remords une race qu'ils regardaient comme maudite, et il les compare dans leur fureur aux larrons du prophète Zacharie : pasce pecora occisionis; quoe qui occidebant non dolebant, sed dicebant : benedictus Deus quia divtes facti sumus. (Las Casas, brevissima relacion de la destruycion de las Indias.)

(I) Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, liv. VI, chap. 15.


endroits. Mais une des principales richesses du pays consista dans l'exportation de plusieurs produits indigènes, tel que le jalap dont la médecinefit long-temps un grand usage, et qui croit dans les sables de la Vera-Çriizainsj qu'aux environs de la ville de Xalapa, d'où il tire son nom. L'Europe en fit pendant long-temps une consommation aunuelle de sept à huit nulle quintaux, qui lui revenaient à onze ou douze cent nulle livres, La vanille vient en abondance au Mexique dans les terrains les plus humides : les Espagnols en exportèrent pour plus de quatre cent mille livres par an. Les rivages de Honduras et de Campêche sont célèbres par leurs bois, Guatemala par son cacao. Il faut aussi compter l'indigo parmi les richesses du, Mexique : l'Espagne en a long-temps vendu en Europe pour huit ou neuf millions par an. Enfin la cochenille, à laquelle on doit les plus belles nuances de pourpre et d'écarlate, appartient en propre au Mexique. Les Mexicains connaissaient la cochenille avant la chute de leur empire: ils s'en servaient pour teindre le coton, et pour décorer les murs de leurs maisons. Quand cette branche de commerce a été bien établie au Mexique, elle a rapporté à l'Espagne un revenu annuel de près de dix millions

(I) Raynal, liv. VI, chap. 16 et suiv.— Humboldt, liv. IV.


Mais l'orque l'on gageait en échange de ces produits divers n'était rien, si on compare à celui que l'on tirait directement du Mexique. C'étaient ces richesses minérales qui avaient servi d'aiguillon à l'ardeur et au courage des Espagnols; c'était là ce qu'ils étaient venus chercher à travers tant de fatigues et de périls. Ils faisaient peu de cas des plaines fertiles et dos verdoyantes prairies : ce qu'ils recherchaient avidement, c'étaient ces terrains d'une triste apparence où les arbres sont chetifs cl tortus, où les plantes croissent à peine cl meurent vile, d'où s'élèvent des exhalaisons salines et sulfureuses. C'est là que le travail d'antiques révolutions a lentement formé les métaux, et ce qui est caché au sein de la terre compense amplement la stérilité de sa surface. Mais que de peines et de dangers pour se frayer une route souterraine, pour pénétrer jusqu'au minerai, et le dégager des matières étrangères qui l'enveloppent ! Aussi, avant l'arrivée des Espagnols, les Mexicains n'avaient-ils d'or que ce que les torrents en détachaient de leurs montagnes. Les métaux les plus précieux n'étaient pas pour eux un moyen d'échange, mais un objet d'ornement ou de curiosité. Après la conquête, les Espagnols ne se livrèrent point immédiatement à l'exploitation des mines : ils trouvèrent plus commode de dépouiller


les temples, les palais, les maisons, et jusqu'aux cabanes. Partout où brillait un peu d'or, ils y portèrent la main. Ils sondèrent ensuite les lacs et les rivières, où les peuplés avaient jeté leurs trésors en perdant la liberté. Ce ne fut que vers le milieu du xvie siècle qu'on commença à recourir aux minés. Alors s'ouvrit pour l'Espagne une source de richesses qu'elle croyait inépuisable. Le Mexique lui envoya pendant quelque temps ; soit en lingots, soit en espèces, une valeur annuelle de quatre-vingt millions de livres 2. Et Cortès, qui avait donné tous ces trésors à son pays, qu'était-il devenu après la conquête du Mexique? dès l'année 1525, accusé auprès de l'Empereur qui avait déjà moins besoin de le ménager, il était revenu en Europe. Charles-Quint le combla de titres et de biens, mais ne lui laissa que le pouvoir militaire ; l'administration civile fut donnée à un conseil désigné sous le nom d'audience de la Nouvelle-Espagne. Cortès, mécontent de ce partage, entreprit de nouvelles expéditions : il découvrit la grande péninsule de la Californie en 1535, et reconnut la plus grande partie du golfe qui la sépare dé la Nouvelle-Espagne Fatigué de l'op-(I)

l'op-(I) Hist. philosoph. et politique des deux Indes, liv. VI, chap. 18 — Herrera, décad. VIII, lib. X, cap. 21. (2) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. V.


position qu'il rencontrait souvent dans ses subalternes , et accusé de nouveau auprès de Charles-Quint, il repassa une seconde fois en Espagne. Il fut reçu à la cour avec beaucoup de froideur, et, comme Colomb, il acheva sa vie dans une obscurité profonde. A peine pouvait-il obtenir audience de Charles-Quint. Un jour, il fendit la presse qui entourait le coche de l'empereur, et monta sur l'étrier de la portière : Charles demanda quel était cet homme. — C'est, répondit Cortès, celui qui vous a donné plus d'états que vos pères ne vous avaient laissé de villes.


CHAPITRE V.'

Progrès des découvertes espagnoles. — Magellan. — François Pizarre. — Conquête du Pérou.— Organisation du gouvernement espagnol en Amérique.

La chaîne des Andes, si majestueuse au Chili et au Pérou, se prolonge jusque dans l'isthme qui joint les deux Amériques ; là il est une montagne d'où l'on aperçoit, d'un côté, la mer qui baigne l'Europe occidentale, et, de l'autre, celle qui s'étend jusqu'à l'Orient de l'Asie. Un couvent a été fondé dans ces lieux, et le chrétien voyageur peut venir y méditer sur l'immensité de la création. Mais les Espagnols, au seizième siècle, aussitôt que leur regard eut plongé dans la mer du Sud, ne songèrent qu'à s'avancer à la conquête de nouveaux empires et à la découverte de nouveaux trésors.

C'était Nunez de Balboa qui, dès 1513, avait le premier traversé l'isthme de Darien, et salué le grand Océan. Il y était entré jusqu'à la ceinture, et, au nom du roi catholique, il avait pris possession de cette mer qui remplit une moitié du


globe. Il apprit alors l'existence du Pérou ; mais les troubles qui agitaient la colonie dû Darien, empêchèrent les Espagnols de mettre à profit ces importantes découvertes. Balboa lui-même pérît surun échafaud (1517), victime de Pedrarias d'Avila, qui avait été nommé à sa place gouverneur de la colonie.

Pendant les années suivantes, la conquête du Mexique occupa les Espagnols. Mais, tandis que Fernand Cortès entrait vainqueur dans Mexico, un Portugais passait au service de l'Espagne, et, réalisant la pensée de Christophe Colomb, arrivait aux Indes par l'Occident. Ferdinand Magellan, Magallanes, avait servi plusieurs années aux Indes orientales sous le grand Albuquerque frustré de la récompense due à ses talents et à son courage, il offrit ses services à la cour de Castille. bien accueilli par le cardinal Ximénès et par le jeune roi Charles à son arrivée dans ses nouveaux états, Magellan partit de Séville avec cinq vaisseaux, le 10 août 15191. Il longea les côtes orientales du nouveau continent, jusqu'au cinquante-troisième degré de latitude méridionale. Il s'engagea, malgré les murmures de son équipage, dans ce

(I) Pigafelta (un des compagnons de Magellan), Primo viaggio intorno al globo terracquco, lib. I.


redoutable détroit auquel il laissa son nom ; il le traversa du 21 octobre au 28 novembre 1020, cl vit apparaître à ses regards celle vaste mer qu'avait rèvée Colomb. Mais il était plus loin qu'il ne pensait du terme de son voyage : il navigua trois mois et vingt jours, portant constamment au nord-ouest sans apercevoir aucune terre, Enfin il découvrit un groupe d'îles qu'il appela les iles des Larrons, puis un autre groupe qui, plus lard, fut appelé les Philippines. Ce fut dans une de ces dernières îles qu'il trouva la mort, en combattant contre les naturels, le 27 avril 1521 1.

L'expédition fut poursuivie malgré la mort de Magellan. Les navires espagnols touchèrent à la grande île de Bornéo, puis à Tidor, une des Moluques, où ils prirent terre, au grand étonnement des Portugais. Ceux-ci 11e pouvaient comprendre comment les Espagnols avaient pu arriver aux Indes par l'ouest, et la ligne de démarcation était devenue illusoire. Le pape Alexandre VI n'avait pas songé que la terre était ronde, et que, la ligne étant tracée d'un seul côté, les deux puissances rivales pourraient se rencontrer dans l'autre hémisphère. Des cinq navires de Magellan, un seul, la Victoria, avait pu résistera un si long voyage: il revint en

(1) Pigafclta, lib. IL


Europe par le cap de Bonne-Espérance, sous le commandement de Jean Sébastien del Cano. Il arriva, chargé des dépouilles des deux Indes, dans le port de San-Lucar, le 6 septembre 1522 : il avait fait le tour du monde* en trois ans et vingt-huit jours 1. A la vue de ce glorieux navire, les Espagnols furent transportés d'enthousiasme ; ils croyaient voir s'ouvrir devant eux une nouvelle source de richesses. Mais les Portugais réclamèrent : ils regardaient les Indes orientales connue leur domaine, et Charles-Quint consentit à leur céder ses prétentions sur les Moluques pour trois cent cinquante mille ducats. Cependant il réserva à la couronne de Castille le pouvoir de rentrer dans ses droits en remboursant cette somme 2. Plus tard l'Espagne devait réclamer l'exécution de cette clause ; mais, en attendant qu'elle put prétendre à dominer une partie de l'Orient, il lui restait encore à conquérir plusieurs parties du Nouveau-Monde.

Quand on n'eut plus à redouter aucun soulèvement dans le Mexique, on s'occupa de réduire le Pérou. L'initiative ne vint pas du gouvernement espagnol, mais d'une association particulière qui

(I) Herrera, décad. III, lib. IV, cap. I. (2) Robertson, liv. V.


ne semblait pas promettre de grands résultats, à en juger par les hommes qui l'avaient formée. C'étaient Fernand de Luque, prêtre et maître d'école à Panama, un enfant trouvé, Diego d'Almagro, et François Pizarre, /ils naturel d'une femme obscure et d'un gentilhomme de Truxillo. Pizarre avait commencé sa carrière par garder les troupeaux; mais il avait trop d'énergie dans l'âme pour se résigner long-temps à une position servile. Il se lit soldat, et servit pendant quelques années dans les guerres d'Italie ; mais, pour une ambition comme la sienne, té chemin des honneurs était trop long en Europe, où tout appartenait à la faveur et à la naissance. Il crut avec raison qu'il trouverait mieux sa place sur un théâtre tout neuf, où les premiers rôles étaient le prix de la constance et de l'audace. Il s'embarqua pour l'Amérique, aussi léger de savoir que d'argent, mais plein de confiance dans ses forces, et prêt à tout souffrir comme à tout oser. Pizarre fut l'âme de l'association qui devait donner le Pérou à l'Espagne.

Quand les trois associés eurent reçu l'autorisation du gouverneur de Panama, Pednarias, ils mirent en commun le peu qu'ils possédaient. Fernand de Luque, qui était le plus riche des trois, devait rester à Panama, pour s'entendre avec le gou¬


verneur et veiller aux intérêts communs. Almagro devait s'embarquer plus tard, à la tête d'un corps de réserve, Pizarre, comme le plus pauvre et le plus hardi, prit pour lui la meilleure part des dangers, et partit en avant pour reconnaître le pays. La veille du départ de bizarre, Fernand de Luque avait célébré la messe et partagé l'hostie sainte avec ses deux associés (1524) 1.

On ne saurait se faire une idée des fatigues et des périls auxquels bizarre fut exposé dans cette expédition, avec un seul vaisseau qui ne portait que cent vingt hommes, par des vents contraires, et dans la saison la moins favorable de l'année. Après avoir louvoyé pendant soixante-dix jours, il n'avait pas fait plus de chemin vers le sud-est que n'en ferait aujourd'hui un bon navigateur en trois jours*. Il ne trouva partout que des terrains inondés et d'impénétrables forêts. La faim, la fatigue, les maladies, des combats fréquents avec les féroces habitants de ces rivages eurent bientôt décimé sa petite troupe, et tout son courage pouvait à peine sou tenir le reste de ses compagnons, quand le hasard Conduisit Almagro, avec une escorte de soixante-dix hommes dans une île

(1) Herrera, décad. III, hb. VI, cap. 13. (2) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. VI.


où Pizarre s'était arrêté. Almagro avait éprouvé de son côté des fatigues inouïes ; il avait même perdu un oeil dans un combat contre les Indiens. Les deux chefs se consolèrent mutuellement en se racontant leurs souffrances, et, malgré les obstacles qui s'opposaient à leurs projets, il se jurèrent d'en poursuivre l'exécution. Almagro retourna à Panama pour y chercher quelque renfort, et les Espagnols parvinrent enfin à la haie de St-Mathieu, sur la côte de Quito. Ils débarquèrent à Tacarnes, au sud de la rivière des Emeraudes, et, à la richesse de la contrée, aux ornements d'or et d'argent qui brillaient sur les vêtements des naturels, ils reconnurent le pays qu'ils avaient tant cherché.

Cependant Almagro était retourne une seconde fois à Panama pour y chercher encore un renfort, quand Pizarre lui-même fut rappelé par le nouveau gouverneur, auquel on avait représenté l'entreprise comme très hasardée. Pizarre, avec l'invincible obstination qui formait la base de son caractère, refusa d'obéir à l'ordre qui lui était intimé, et engagea ses compagnons à l'imiter : il y en eut treize qui lui restèrent fidèles. Quelle que fut la supériorité des Espagnols sur les Américains, il était difficile de faire la conquête du Pérou avec une pareille armée ; d'ailleurs le navire de Pizarre était hors de service. En attendant qu'il


leur arrivât des secours de Panama, ces intrépides Espagnols s'établirent dans l'île de la Gorgonne ; Cette île est un des lieux les plus malsains et les plus tristes de l'Amérique : on l'a surnommée l'infernale à cause de ses montagnes escarpées, de ses sombres forêts et des nombreux reptiles qu'elle nourrit dans son sein 1. Pizarre y passa cinq mois avec ses compagnons. Mais, vaincus enfin par les souffrances et par les privations, ils avaient construit un radeau, et ils allaient s'abandonner à l'Océan, lorsqu'il leur arriva un vaisseau de Panama. Le gouverneur l'avait fait partir, grâce aux pressantes sollicitations de Luque et d'Almagro ; mais, au lieu de s'en servir pour revenir à la colonie, Pizarre gouverna au sud, et, vingt jours après son départ de la Gorgonne, il découvrit la côte du Pérou. Les Espagnols prirent terré à Tumbès, ville assez considérable, où se trouvaient un grand temple et un palais des Incas. Ce fut là que le spectacle de l'opulence et de la civilisation péruviennes frappa pour la première fois le regard des Européens: l'or et l'argent étaient si communs qu'ils servaient aux plus vils usages. C'était bien là le pays dont Pizarre avait rêvé la conquête ; mais il avait trop peu de monde pour tenter une pareille

(I) Herrera, décad. III, lib. X, cap. 3.


entreprise. Il se borna donc à reconnaître la côte, communiquant avec les naturels, et observant l'aspect du pays. Il obtint des habitants quelques lamas, espèce d'animal domestique, quelques vase d'or et d'argent, et deux jeunes gens dont il se proposait de faire des interprètes. Il revint à Panama en 1527 : ce voyage de découvertes, qui n'était que le prélude de la conquête, avait duré trois ans 1.

Pizarre se rendit ensuite en Espagne, et fit adop-ter ses plans à Charles-Quint. Il fut nommé capitaine général et gouverneur des contrées qu'il se proposait de conquérir. Il obtint pour Luque la dignité d'évêque dans la même étendue de pays) mais il ne demanda pour Almagro , dont il redoutait la rivalité, que le commandement de la forteresse qu'il devait bâtir à Tumbès. L'Espagne donnait des titres qui ne lui coûtaient rien, mais elle ne faisait aucune avance ni en hommes, ni en argent. C'était l'izarre qui s'engageait à lever deux cent cinquante hommes, et à trouver à ses frais des vaisseaux, des armes et des munitions ; et il avait si peu de fonds et de crédit qu'il put à peine engager la moitié du nombre de soldats dont il avait besoin. Cortès était alors en Espagne, où il

(I) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. VI.


était retourné quelques années après la conquête du Mexique: il s'intéressa à l'entreprise d'un ancien compagnon d'armes, et, loin de se borner à de stériles conseils, il lui fournit quelques secours d'argent 1. Pizarre emmena avec lui ses trois frères, Ferdinand, Jean et Gonzalès, tous trois dans la fleur de l'âge, et dévorés d'une égale ardeur pour la gloire et pour les richesses. A son arrivée à Panama, il trouva Almagro indigné de la manière dont la négociation avait été conduite en Espagne : celui-ci, nommé seulement gouverneur de Tumbès, enviait à Pizarre le titre de gouverneur général. Il aurait dû penser qu'en laissant toujours à son collègue la. meilleure part des périls et des fatigues, il s'exposait à perdre lui-même une grande partie des honneurs et des profits. Cependant l'intervention du troisième associé, de Fernand de Luque, réconcilia les deux autres, et l'expédition mil à la voile en février 1531 : elle se composait de trois petits vaisseaux et de cent quatre-vingts soldats, dont trente-six cavaliers.

La force des vents et des courants porta Pizarre à cent lieues au nord de Tumbès, et l'obligea à débarquer ses troupes dans la baie de St.-Malhieu : Il lui fallut remonter parterre jusqu'àTumbès. La

(I) Herrera, décad. IV, lib. VII, cap. 10.


l'ouïe était semée d'obstacles et de dangers ; la côte était stérile, malsaine, souvent défendue par des peuplades féroces, ou entrecoupée de rivières dont l'embouchure était difficile à franchir. La famine, l'excès de la fatigue et les maladies avaient déjà fait tomber un certain nombre d'Espagnols ; les autres commençaient à se répandre en injures et en imprécations contre leur chef. Ce qu'il fallait pour les calmer, ce n'étaient ni des promesses ni des menaces, c'était de l'or et de l'argent. Heureusement il s'en trouva en abondance dans une petite ville de la province de Coaca. Bientôt les Espagnols arrivèrent à Tumbès, où, après un séjour de trois mois, il reçurent des renforts commandés par deux excellents officiers, Sébastien Benalcazar et Ferdinand Solo 1. De Tumbès, Pizarre se porta à l'embouchure de la rivière de Piura, où il établit la colonie de Saint-Michel(1532), la première colonie espagnole au Pérou, comme Fernand Cortés avait fondé la Vera-Cruz, pour assurer ses communications avec Panama, et au besoin pour protéger sa retraite.

Au moment de l'invasion des Espagnols, rem(I)

rem(I) de la conquête du Pérou par François Xerès, secrétaire de Pizarre.—Relation de don Pedro Sancho, officier qui avait servi sous Pizarre, ap. Robertson, liv. II.


pire du Pérou occupait, du nord au sud, une étendue de plus de quinze cents milles de côtes. Sa largeur, de l'est à l'ouest, était fort peu considérable, puisque dans cette direction il était resserré entre la chaîne des Andes et la mer du Sud. La civilisation du pays, alors assez avancée, était attribuée par l'opinion populaire à un couple mystérieux ; auteur de la race des Incas 2. Le sage Manco et la belle Oello, sa soeur et son épouse , avaient apparu jadis aux peuples encore sauvages, sur les bords du lac Jïlicaca'. Enfants du soleil, ils avaient, au nom de leur père, rassemblé les tribus errantes, enseigné l'agriculture, dicté des lois, et fondé la ville de Cuzco. Telle était l'origine de la monarchie des Incas, où le culte du soleil se confondait avec l'obéissance due au prince et aux lois. le sang des Incas était sacré, et ne devait être souillé par aucune alliance étrangère.

(1) Garcilasso de la Vega, Commeutarios reales del origen de las Incas, réyes del Peru, lib. I, cap. 15. — L'auteur de cet ouvrage prenait te titre d'Inca parce qu'il était ne, au Pérou, d'un officier espagnol et d'une femme qui appartenait à l'ancienne race royale du pays.

(2) Ce lac, qui a 2,070 lieues carrées de superficie, est à 1995 toises au dessus du niveau de l'Océan , c'est-à-dire plus élevé que le sommet de Ténériffe. ( Malte-Brun, Géogr. univ., liv. CLXXVIII.)


Les Péruviens étaient, sous quelques rapports, la nation la plus industrieuse et la plus avancée du Nouveau-Monde. Une route d'environ cinq cents lieues conduisait de Quito à Cuzco et par-delà ; plusieurs autres routes traversaient l'empire, du centre aux extrémités. C'étaient des levées de terre de quarante pieds de largeur, qui s'élevaient du fond des vallées jusqu'au niveau des collines. Le long de ces routes, on rencontrait, de distance en distance, des forteresses des temples, des hospices toujours ouverts aux voyageurs. Des canaux distribuaient l'eau des fleuves à travers les campagnes. Cependant il ne faut pas se faire d'illusion sur toutes ces merveilles de la civilisat ion péruvienne : les routes n'avaient pas, dans toutes leurs parties, une égale Solidité ; les canaux étaient faits sans art; les murs des palais et des forteresses dépassaient rarement la hauteur de douze pieds. Quant à l'autorité des Incas, qui avait ja lis substitué la vie civile à la vie sauvage, elle était toujours despotique et souvent cruelle. Le sang humain coulait à grands flots sur la tombe du souverain, et la punition de certains délits retombait non-seulement sur le coupable, mais sur sa famille entière. Au Pérou, comme dans l'ancienne Egypte, l'enfant était enchaîné à la profession de sou père. Enfin, dans un pays où l'imagination espagnole se représentait des


arbres d'or dans les jardins et jusqu'à des greniers remplis de grains d'or, le peuple mal vêtu, mal logé, mangeait des viandes crues et mélait la terre à ses aliments 1.

En 1532, à l'arrivée de Pizarre, la discorde ajulait encore à la misère des Péruviens. Trois ans auparavant, le douzième successeur du fondateur de l'empire, Huana Capac était mort, il avait dotiblé l'étendue de ses états, par la conquête du royaume de Quito ; mais, au mépris de l'ancienne loi, il avait épousé la fille du roi vaincu. En mourant Il avait laissé le trône des Incas à sort fils àîhéyHilSIi 1 car, né d'une première femme du Sang royal, et le royaume de Quito à Atahualpa, qu'il avait eu de la fille du roi déchu. Ce partage de la monarchie excita de vifs murmures parmi le peuple de Cuzco. Huascar, profitant de ces dispositions, voulut faire renoncer son frère au trône de Quito. Mais Athahualpa , qui s'était attache la plupart des soldats ; marcha hardiment contre. son frère, et fut vainqueur. Ille fit prisonnier, et lui laissa la vie, pour donner des ordres en son nom. Du reste, il entreprit d'exterminer complètement la race-royale. Ainsi les Incas se détruisaient eux-mêmes par dés querelles

(I) Zarate, Historia del descubrimiento y conquista de la provincia del Peru, lib. I, cap. 10 et 11.


intestines, quand les Espagnols se présentèrent pour les mettre d'accord en les asservissant. Partout c'est la guerre civile qui ouvre la porte à la conquête étrangère.

Comme Fernand Cortès au Mexique, Pizarre pénètre sans obstacle jusqu'au centre de l'empire. Il se dirige sur Caxamalca, où se trouvait alors Atahualpa 1 ; il traverse pour y parvenir des défilés qu'une poignée d'hommes aurait pu défendre. A l'éxemple de Cortès, il se donne connue ami, connue allié, et l'Inca lui envoie des présents. Pizarre demande une entrevue Atahualpa s'y rend selon l'étiquette péruvienne, porté par ses principaux courtisans sur une espèce de trône orné d'or, d'argent, de pierres précieuses et de plumes de diverses couleurs. L'Inca avait bien tort d'étaler ainsi ses richesses ; mais il était loin de prévoir ce qui allait arriver. Derrière lui, plusieurs des grands de l'empire étaient portés avec le même appareil. Des troupes de chanteurs et de danseurs accompagnaient le cortège, qui croyait marcher à une

(I) La ville de Caxamalca renferme les restes du palais d'Atahualpa. On y voit encore la chambre on l'Ines fut retenu prisonnier pendant trois mois, et la pierre sur laquelle il fut étranglé par les Espagnols. ( Malte-Brun, Géogr. unin., liv.

CLXXXVIII.)


fete, et la plaine était au loin couverte de plus de trente mille soldats.

A peine l'Inca est-il près du quartier des Espagnols, que le Père Vincent de Valverde, aumônier de l'année, s'avance, un crucifix dans une main et un bréviaire dans l'autre. Il développe, dans un long discours, l'histoire et la doctrine du christianisme; il cite la huile d'Alexandre VI, qui donnait le Nouveau-Monde à la couronne de Castille ; puis il somme l'Inca de se faire chrétien, et de reconnaître à la fois le pouvoir spirituel du pape et l'autorité du roi de Castille 1. L'interprète, qui comprend mal ce discours, le rend encore plus obscur en le traduisant. Cependant Atahualpa entrevoit ce qu'on lui demande; il répond qu'il ne peut abandonner ni ses Etats, ni la foi de ses pères, et il jette à terre avec dédain le bréviaire que lui présentait Valverde. Alors le moine, élevant la voix, s'écrie : « Aux armes, chrétiens! la parole de Dieu est profanée. » Pizarre, qui avait à peine contenu ses soldats à la vue de tant d'or et d'argent, donne le signal : instruments militaires, canons et mousquets, tout

(I) Une junte d'ecclésiastiques et de jurisconsultes espagnols, reunie en 1509, avait établi les droits du roi à la souveraineté du Nouveau-Monde; elle avait décidé que la force serait employée contre les ehefs et les peuples qui ue reconnaîtraient pas le pape et le roi de Castille. (Herrera, déc. I, lib.VII.)


éclate à la fois ; les chevaux s'élancent, l'infanterie tombe l'épée nue sur les Péruviens ; Pizarre pousse droit à l'Inca, et, malgré les seigneurs qui se dévouent pour le sauver, le saisit par le bras, Je fait descendre de son trône et l'emmène prisonnier. Quelle perfidie, mais quelle audace, quand on songe que les Espagnols étaient à peine trois cents contre trente mille!

Le camp avait été pillé, plus de quatre mille Péruviens égorgés; l'Inca était au pouvoir des Espagnols. La cbambre où il était gardé avait vingt-deux pieds de long sur seize de large : il s'engagea à la remplir de vases et d'ustensiles d'or jusqu'à hauteur d'homme. Comme cette rançon n'arrivait pas assez vite au gré des vainqueurs, des commissaires espagnols furent envoyés à sa rencontre Chemin faisant, les commissaires rendirent visite à Huascar, dans la prison où l'avait relégué Atahualpa. Huascar promit aux Espagnols une rançon plus forte que celle de son frère, s'ils voulaient prendre son parti. Atahualpa, instruit de celte négociation, fit assassiner Huascar pour éviter la concurrence. Après cet incident, la rançon arriva, et en même temps Almagro avec ses compagnons. Partis quelque temps après Pizarre, ils arrivaient trop tard pour le combat, mais assez tôt pour le butin. Cependant on ne leur donna que la


valeur de cent mille piastres, tandis que Pizarre et les siens en eurent plus de quinze cent mille à partager. Chaque cavalier en eut huit mille, et chaque fantassin quatre mille 1.

Quand l'Inca eut payé, les deux chefs ne surent que faire de sa personne ; car ils n'étaient pas disposés à lui rendre la liberté. Le garder prisonnier, c'était conserver une source perpétuelle d'inquiétudes, et donner un but à tous les complots, à tous les soulèvements des Péruviens. Atahualpa représentait le Pérou indépendant. Les Espagnols ne se croyaient point maîtres du pays tant que l'Inca existait : ils résolurent sa mort. Mais comment le faire périr ? Pizarre et Almagro voulurent se donner le plaisir de le juger. Ils siégèrent, assistés de deux autres conseillers ; un procureur-général poursuivit au nom du roi ; l'accusé eut un conseil pour sa défense, et un greffier fut chargé de rédiger les actes du procès. Mais ce qu'il y eut de plus curieux, ce fut l'acte d'accusation : l'Inca fut accusé du meurtre de son frère. Il appartenait bien aux Espagnols de venger ainsi le sang d'Huascarl Atahualpa était encore accusé de polygamie et d'idolâtrie : singulières accusations, puisque l'usage lui avait permis la poly-

(1) Herrera, décad. V, lib. II, cap. 3.


garnie, et que la religion de son pays lui avait ordonné l'idolâtrie ! Mais ce qui est à peine croyable, c'est le quatrième chef d'accusation : Atahualpa était accusé d'avoir, depuis son emprisonnement, dissipé ou détourné frauduleusement les trésors de l'empire qui appartenaient aux Espagnols par droit de conquête, et de s'être révolté contre son légitime souverain, le roi d'Espagne. Il y eut des témoins, Pizarre en eut tant qu'il voulut, qui confirmèrent toutes ces accusations; cl le tribunal, après avoir entendu la défense, pour se jouer jusqu'au bout des formes de la justice, condamna l'Inca à être brûlé vif. Le P.Valverde oublia, dit-on, son caractère de prêtre jusqu'à signer la sentence. Alabualpa eu appela au toi d'Espagne : c'était se souvenir à propos qu'il avait été roi. Mais Pizarre ordonna que l'exécution eût lieu sur-le-champ. Le P. Valverde se présenta pour consoler Atahualpa, et lui promit que s'il, voulait se faire chrétien on adoucirait la rigueur de son supplice. L'Inca reçut le baptême, cl les Espagnols dans leur clémence, au lieu de le brûler, l'étranglèrent (1533)'.

Le premier résultat d'un tel acte fut de soulever toute la nation , et de la tirer de cette torpeur où l'avaient plongée les premiers succès des Espagnols.

(1) Herrera, décad. V, lib. III, cap. 4.


De tous cotés s'élevèrent des partis et des chefs différents qui voulaient, les uns venger l'Inca, les autres s'arracher les lambeaux de son héritage. Pizarre, ne se croyant pas encore assez maître du pays, avait investi de la royauté un des fils de sa victime, jeune homme dont il comptait faire un instrument docile. Mais les peuples de Cuzco et des pays voisins reconnurent pour souverain un frère d'Huascar, nommé Manco-Capac. En même temps le général qui commandai à Quito pour Atahualpa, Ruminagui, après avoir fait mourir le hère et les enfants de son maître, se fit un royaume indépendant 1.

A la vue de ces convulsions qui déchiraient le Pérou, Pizarre ne fut point effrayé. C'était l'agonie d'un grand empire; c'étaient les derniers signes de vie d'un corps jadis robuste , qui se débattait en vain contre la mort. Mais il fallait se hâter : Pizarre marche lui-même vers Cuzco cl s'en empare, tandis qu'un renfort, fraîchement arrivé de Panama et commandé par Bénalcazar, va détruire dans Quito la domination de Ruminagui. Sur ces entrefaites, le jeune fils d'Atahualpa, celui que Pizarre avait fait roi, mourut dans le camp des Espagnols. L'ordre étant rétabli dans les deux capitales et

(I) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. VI.


l'empire étant soumis tout entier, Pizarre ne lui donna point de successeur, et s'apprêta à régner lui-même au nom de Charles-Quint. Il venait de dépêcher à la cour d'Espagne son frère Ferdinand, avec une énorme quantité d'or et d'argent. L'empereur, enchanté de cet échantillon des richesses de sa nouvelle province, envoya au Pérou des lettres-patentes qui confirmaient François Pizarre dans sa qualité de gouverneur, et qui donnaient à son gouvernement le nom de Nouvelle-Castille. un antre gouvernement, sous le nom de Nouvelle-Tolède, était formé des pays situés plus au sud, et donné à Diego d'Almagro avec le titre d'adelan-tado. Alors se ranima l'ancienne rivalité des deux chefs. Almagro prétendait que Cuzco faisait partie de son gouvernement, et il voulait s'en emparer : Pizarre n'avait garde d'abandonner une place aussi importante. Cependant la querelle s'apaisa, à condition qu'Almagro tenterait la conquête du Chili, et que, s'il n'y trouvait point un établissement convenable, il aurait une part du Pérou.

Quand Almagro fut parti pour cette conquête incertaine, Pizarre s'occupa d'organiser le pays déjà conquis. Chez lui l'instinct du commandement suppléait à l'éducation, et lui inspirait des mesures vraiment politiques. Déjà il avait fait de sages règlements sur l'administration de la justice,


la perception des impôts, l'exploitation des mines et la condition des Indiens ; déjà il avait fondé, dans la vallée de la Rimac, la ville de Lima ou des Trois-Rois 1, lorsque la nation qu'on croyait domptée se réveilla tout à coup ( 1535 ). MaucoCapac s'échappa de Cuzco, où il était prisonnier. Les vrais Péruviens l'avaient toujours regardé, au fond du coeur, comme l'héritier des Incas. Ses partisans se rallièrent dans les montagnes, et il eut bientôt une année qu'il divisa en deux corps. L'un alla investir Lima, la nouvelle ville, le siége du gouvernement espagnol; l'autre, à la tète duquel était Manco-Capac lui-même, vint assiéger Cuzco, où se trouvaient les trois frères de Pizarre, Jean, Ferdinand et Gouzalès, avec un petit nombre de soldats. Le siège dura neuf mois. Les Péruviens, qui avaient pour eux le nombre, cherchaient à s'approprier la discipline et la tactique européennes. Ils armèrait leurs plus braves guerriers d'épées, de piques et de boucliers enlevés aux Espagnols. Quelques-uns même osaient manier le mousquel, qu'ils avaient long-temps regardé comme une arme divine, et Manco-Capac ainsi que ses

(1) Cette ville, dont les voyageurs admirent la beauté, peut à chaque instant être anéantie avec ses habitants. Depuis 1582, elle a été dévastée, par plus de vingt tremblements de terre.


plus lun dis officiers, montés sur des chevaux qu'ils avaient pris, s'avançaient les rangs serrés et la lance en arrêt pour charger les Espagnols 1. Mais le temps n'était pas encore venu où l'Amérique devait vaincre l'Europe avec ses propres armes.

Cependant les Péruviens avaient repris la moitié de leur ville, et Jean Pizarre était •mort en combattant, lorsqu'il arriva aux Espagnols un renfort sur lequel ils ne comptaient point et dont ils se seraient volontiers passés : Almagro revint du Chili (1537). Son expédition n'avait eu aucun succès. Un grand nombre de ses compagnons étaient morts de froid ou de faim, en traversant les sommets des Cordillères, et, en arrivant au Chili, il y avait trouvé des peuples sauvages qui avaient vaillamment défendu leur liberté. Aussi, à la première nouvelle des désordres du Pérou, il s'était bâté de revenir, espérant bien en profiter. Il commença par disperser les Péruviens, et sauva la ville de Cuzco ; mais ce n'était point pour la rendre à Pizarre ni à Charles-Quint, c'était pour la garder. Alors commençait au Pérou une guerre long-temps comprimée par l'intérêt général, entre des intérêts individuels également énergiques et implacables. C'est ici que l'on voit

(I) Robertson, Histoire de l'Amérique, liv. VI.


à nu les passions de ces hommes que la société européenne repoussait de son sein ou qu'elle ne pouvait satisfaire, et qui se jetaient sur le Nouveau-Monde comme sur une proie. Sur celte terre, où tout, les périls comme les richesses, avait un caractère de grandeur inconnu , l'Européen se croyait dégagé de tout lien politique ou religieux, et, poussant son ambition jusqu'aux dernières limites de ses forces , il ne connaissait plus d'autres lois que sa volonté et son épée. Les anciens associés de Panama se haïssaient plus l'un l'autre qu'ils n'avaient jamais hai les Péruviens. Aussitôt qu'Al-magro eut délivré la capitale du Pérou, il s'empara du gouvernement, et jeta dans les fers Gonzalès et Ferdinand.

François Pizarre était alors occupé à se défendre dans Lima ; mais quand il eut appris ce qui s'était passé à Cuzco, il se hâta d'envoyer un corps de troupes au secours de ses frères. Almagro fit prisonnier le chef de cette expédition, Alonzo d'Alvarado. Il aurait du profiter de sa victoire et marcher sur Lima ; mais, au lieu de presser ses succès, il hésite, il laisse échapper Alvarado avec un des Pizarre et remet l'autre en liberté après de trompeuses négociations. François Pizarre ne perd point de temps : à peine a-t-il revu ses frères qu'il déchire le traité , et déclare que c'est aux armes


seules à décider qui sera maître du Pérou. Il en-voie aussitôt Ferdinand avec sept cents hommes combattre Almagro. Celui-ci étonné, au lieu de se retrancher dans les défilés des Andes, accepte la bataille dans la plaine de Cuzco. Il est vaincu et lait prisonnier à son tour. Mais on ne le laissera point s'échapper : les Pizarre le gardent de trop près. On le laisse quelque temps vivre, parce qu'on craint ses soldats ; puis on l'accuse de trahison, et on le condamne à mort. Il demanda, en suppliant, la vie à des ennemis qu'il avait épargnés. Les Pizarre furent inflexibles : Atnalgro fut décapité publiquement. Mais on ne décapita que son cadavre; car, dans la crainte d'un mouvement dé la part de ses soldats, on l'avait étranglé dans sa prison ( 1538) 1.

Dès lors Pizarre dispose en maître de l'Amérique méridionale. Il prend les meilleures terres pour lui et ses frères, et il ne donne aucune part aux soldats d'Almagro. Les plus audacieuses entreprises réussissent aux Espagnols. Pierre de Valdivia fonde au Chili la colonie de Sant-Yago, par le chemin qu'Almagro et les siens avaient marqué de leur sang. Orellana se laisse emporter, sur une barque fragile, au cours de l'Amazone, et reconnait

(I) Robertson, Hist. de l'Amérique, liv. VI.


les bords de ce fleuve depuis les Andes jusqu'à l'Océan ( 1540) 1. Mais tout n'était pas fini au Pérou. Almagro n'était pas mort tout entier : il revivait dans son fils. La sédition, qui convait depuis long-temps, éclata en 1541, trois ans après la mort d'Almagro, Ses soldats, mécontents du partage, où ils n'avaient rien eu, se soulevèrent sous la conduite du fils de leur ancien maître. Le 26 juin, Herrada et dix-huit des plus résolus , armés de toutes pièces et l'épée è la main, s'avancent à grands pas vers le palais du gouverneur, en criant : Vive le roi! meure le tyran! Pizarre presque seul dans ce moment, sans autres armes qu'un bouclier et une épée, soutient quelque temps le combat avec la vigueur d'un jeune homme; mais n'ayant plus la force de manier son épée, et accablé par le nombre, il reçoit un coup dans la poitrine, et tombe mort sur-le-champ. Le palais du gouvernement, les maisons des principaux officiers furent pillées, cl le jeune Almagro , promené dans la ville, fut proclamé gouverneur. Mais Charles-Quint, qui faisait alors la loi à une partie de l'Europe, ne tarda point à rétablir l'ordre en Amérique. Un nouveau gouverneur envoyé d'Espagne, Vaca de Castro, déploya l'étendard royal contre les rebel(I)

rebel(I) décad. VI, lib. IX, cap. 2-6.


les, elles vainquit près de Chupas, en 1542. Le jeune Almagro expia sa révolte sur l'échafaud.

L'ordre et la paix ne s'établirent au Pérou qu'après que les conquérants se furent tués les uns les autres. Il semblait que cette malheureuse contrée attendît pour refleurir qu'elle eût dévoré tous ses vainqueurs. Des gouverneurs qui n'avaient point pris part aux excès de la conquête, et qui n'étaient point animés par des ressentiments ou des rivalités personnelles, se firent mieux obéir du peuple vaincu ; et la royauté espagnole, qui travaillait dans un intérêt d'avenir, dut se montrer dans ses lois plus clémente et plus désintéressée.

En 1542, Las Casas se trouvait à Madrid : il n'avait point abandon né, dans ses vieux jours, la sainte cause à laquelle il avait dévoué sa jeunesse. 11 venait d'apprendre lés excès des Espagnols dans l'Amérique du Sud et les dévastations dont le Pérou avait été le théâtre. Lui-même il avait été Lémoin de bien des crimes au Mexique et dans les îles : il rédigea son ouvrage De la destruction des Indiens. Un Espagnol qui avait passé une partie

(I) Relation du frère Marc, de l'ordre de Saint-François, sur les excès des Espagnols au Pérou, ap. Las Casas, Brevissima

relacion de la destruycion de las Indias.


de sa vie en Italie, et qui venait d'obtenir de l'empereur Charles-Quint les titres de chapelain et d'historiographe, Ginès de Sépulvéda, soutenait alors publiquement une doctrine bien opposée à celle de Las Casas. Il avait établi en principe que la guerre était légitime dans l'intérêt de la foi; que par conséquent les Espagnols avaient le droit de combattre les Indiens, de leur enlever leurs biens, la liberté et même la vie s'ils refusaient dese faire chrétiens 1. Sépulvéda citait, à l'appui de sa doctrine, certaines bulles pontificales et quelques passages empruntés à l'Ecriture. Mais le gouvernement espagnol recula devant une telle apologie. L'ouvrage de Sépulvéda, approuvé par un inquisiteur qui aurait voulu pouvoir l'imprimer en lettres majuscules et le répandre dans toute l'Espagne 2, fut condamné par les académies de

(I) L'ouvrage de Sépulvéda était un dialogue intitulé : Democrates secundus (l'auteur avait composé un premier dialogue intitulé Démocrates primus sive de honestate disciplinae militaris, aut an liceat bello Indos prosequi, auferendo ab eis dominia possessionesque et bona temporalia, et occidendo eos si resistentiam opposuerint, ut sic spoliatis et subjectis facilius per praedicatores suadeatur eis fides.

(2) Sépulvéda rapporte dans son Apologia, qui nous a été conservée, les principales objections qui lui ont été faites, et ca même temps les suffrages qu'il a recueillis ea sa faveur. Il


Salamanque et d'Alcala. Il fut défendu en Espagne ; c'est même une question de savoir s'il a jamais été imprimé Charles-Quint, en recueillant les fruits de la conquête, ne voulut pas du moins en justifier les excès. Il manda près de lui le vertueux Las Casas : les paroles du prélat eurent une heureuse influence sur la politique de l'empereur ; et quelques-unes de ses idées, vraiment humaines et chrétiennes, entrèrent dans les lois nouvelles qui furent données à l'Amérique.

Les ordonnances de Charles-Quint, Leyes nuevas, rendues à Barcelone en 1542 et à Madrid en 1543, ne proclamaient pas la liberté des Indiens; mais du moins elles allégeaient leur servitude, en

cite, entre antres, ces paroles de Fernand Valdesio, archevêque de Séville, inquisiteur général : « Dicam quod sentio, qui hune librum impediendi auctores initio fuerunt, hi multo magis ex officio facerent, si sedulò darent operam ut idem, grandioribus litteris cxcussus, ex pulpitis per omnem Hispaniam praedicaretur. »

(I) Arnold Birckmann, qui a publié à Cologne, en 1602, les oeuvres de Sépulvéda, affirme que le Démocrates secundus a été imprimé à Rome, et il en nomme l'éditeur : Editus est Romoe, curante Antonio Augustino, sacri palatii auditore. Mais il ajoute qu'un très petit nombre d'exemplaires en a été tiré, et qu'il ne lui a pas été possible d'en découvrir un seul, tous ces exemplaires ayant été détruits par les Espagnols.


substituant au caprice des particuliers l'autorité tutélaire de la couronne. Les repartimientos qui dépassaient une certaine étendue devaient être réduits; et, à la mort de chaque planteur, ses terres et ses Indiens, au lieu de passer à sa veuve ou à ses enfants, devaient retourner au domaine royal. Les fonctionnaires publics et les ecclésiastiques ne devaient plus désormais en posséder. Tout habitant du Pérou impliqué au criminel dans la querelle de Pizarre et d'Almagro était dépouillé de ses terres et de ses esclaves, confisqués au profit du roi.

Les Indiens étaient déclarés exempts de tout service personnel ; ils ne devaient payer à leurs seigneurs qu'un tribut déterminé par les ordonnances, et ils ne pouvaient plus être obligés ni à porter les bagages des voyageurs, ni à pêcher les perles, ni à travailler aux mines 1. Charles-Quint fit encore plus pour les Indiens : des villages leur furent assignés pour y demeurer sous le gouvernement d'officiers particuliers qu'ils choisirent eux-mêmes, et auxquels on laissa le nom de cacique, comme un souvenir inoffensif de leur liberté première. Deux vice-rois furent nommés, chargés de diriger au nom de la couronne toute l'administration civile et mi-

(1) Herrera, décad. VII, lib. VI, cap. 5.


litaire, le premier au Mexique et le second au Pérou. On créa deux audiences, l'une à Mexico et l'autre à Lima, sous la présidence du vice-roi, qui cependant n'avait point voix dans les^affaires judiciaires. On appelait des jugements de ces audiences au conseil des Indes, qui siégeait en Espagne pour conserver la suprématie de la métropole. Plus tard, des archevêchés et des universités furent établis à Mexico et à Lima ; enfin tout l'édifice du gouvernement européen s'éleva peu à peu dans le Nouveau-Monde, et Philippe II devait le couronner plus tard à sa manière, en y ajoutant l'inquisition.

En 1544 les nouvelles lois de Charles-Quint furent reçues presque sans opposition dans le Mexique, qui était soumis à l'Espagne depuis plus de vingt ans. En 1546 elles n'étaient point encore établies au Pérou ; car, dans ce pays nouvellement conquis, la guerre était toujours près de se rallumer, et le sang des Pizarre n'était point épuisé. Gonzalès se mit à la tête des séditieux : il eut d'abord quelques succès, et gagna une bataille où périt le vice-roi, Blasco Nunez de Vela. Le pays lui était soumis, mais tout à coup ses esprits se troublèrent: il recula devant son ouvrage, et, au lieu de saisir la souveraineté qui s'offrait à lui, il négocia avec la cour d'Espagne, cherchant à se faire reconnaître comme vice-roi. On ne lui donna


point de réponse positive ; mais on envoya au Pérou un conseiller de l'inquisition, Pierre de Gasca, qui, sous le titre modeste de président de l'audience de Lima, avait les pouvoirs les plus étendus. Gasca se fit un grand nombre de partisans, en promettant une amnistie générale et la révocation des derniers édits. Cependant Gonzalès avait rallié autour de lui les plus mécontents et les plus ambitieux; il paraissait disposé à soutenir le choc : mais, au moment de la bataille, il vit plusieurs de ses officiers prendre le galop et se rendre au représentant de Charles-Quint. « Que nous reste-t-il à faire, demanda-t-il à ceux qui lui restaient fidèles ? A mourir, répondit l'un d'eux. » Pizarre, démentant le courage de sa race, ne suivit point le conseil et se rendit à Gasca. Le lendemain il eut la tête tranchée ( 1548 ).

Il fallut encore deux ans, après la mort du dernier des Pizarre, pour achever la pacification du Pérou. Ce pays était bien loin d'égaler le Mexique en richesse végétale 1. En effet, depuis Tumbès jusqu'à Lima, c'est-à-dire dans une étendue de deux cent soixante lieues, on ne rencontre que des côtes arides et sablonneuses, où la pluie est

(I) Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, liv. IV, chap. 10.


un phénomène presque inconnu. Il y a pourtant quelques vallées plus fertiles, où l'on a transplanté la végétation européenne et recueilli quelques productions particulières au pays, entre autres, le quinquina, dont la médecine s'est servi pour combattre la lièvre, et qui appartient en propre aux montagnes voisines de Quito 1. Mais la grande richesse du Pérou, ce sont ces mines de toute espèce, de platine, de cuivre, d'étain, de plomb, de mercure, de soufre, de bitume, de sel, mais surtout ces mines d'or et d'argent qui, avec celles du Mexique, ont fait une si grande révolution dans la position financière de l'Espagne 1.

Au milieu du xvie siècle, la domination espagnole était solidement établie dans la plus grande partie du Nouveau-Monde : elle s'étendait au nord jusqu'à la Floride, et au midi jusqu'au Chili. Partout , aux désordres de la conquête commençait à succéder l'action bienfaisante d'une législation régulière. Quand Charles-Quint abdiqua en 1555 ; quand, après avoir fourni une si vaste car(I)

car(I) Histoire philosophique des deux Indes, liv. VII, chap. 28.

(2) De 1545 à 1564 le quint du gouvernement sur les seules mines de Potosi monta à 36,450,000 livres par an. (Raynal, liv. VII, chap. 28.)


rière, il se livra vivant encore à la postérité, il avait rétabli l'ordre dans le Nouveau-Monde, comme par le traité d'Augsbourg il avait pacifié l'ancien. Ce génie universel avait réglé, du moins pour quelque temps, les limites de la liberté religieuse et le partage des richesses de la terre.


CHAPITRE VI.

Les Portugais au Brésil. — Tentatives coloniales des Français et des Anglais. — Décadence des Portugais dans l'Inde. — Conquête des colonies portugaises par les Espagnols. — Premières colonies hollandaises. — Résultats généraux.

Tandis que les Espagnols soumettaient à leurs lois les grands empires du Nouveau-Monde, les Portugais occupaient les contrées sauvages situées au sud de l'Amazone, le Brésil et ses dépendances. Ils avaient long-temps négligé ce pays, parce qu'ils n'y avaient encore trouvé aucune richesse minérale; et ils s'étaient bornés à y jeter tous les ans le rebut de leur population, les criminels condamnés par les tribunaux ou les juifs proscrits par l'inquisition. Plus tard, vers 1525, la couronne avait autorisé quelques seigneurs ruinés en Europe à aller chercher fortune au Brésil. Ces seigneurs avaient obtenu la liberté de conquérir quarante

(I) Sur les anciennes cartes, le nom de Brésil n'est donné qu'aux côtes maritimes, depuis Para jusqu'à ta rivière (la SauPedro.


ou cinquante lieues de côtes, avec le droit de s'étendre autant qu'ils le pourraient dans l'intérieur des terres, En 1549, le roi de Portugal envoya un gouverneur, Thomas de Souza, qui, en bâtissant San-Salvador, donna un centre à la colonie. Bientôt s'élevèrent les villes de Saint-Vincent, Fernambuco, Rio-Janeiro 1 ; les terres furent cultivées avec succès, et, grâce au travail des nègres amenés d'Afrique, le Brésil devint une des colonies les plus florissantes, long-temps avant que l'on eût découvert ces mines d'or et de diamants qui sont aujourd'hui la principale richesse

du pays

Ainsi les deux puissances catholiques se partageaient le monde maritime, et, la bulle d'Alexan-dre VI à la main, elles prétendaient enchaîner à jamais l'activité des autres nations européennes. Mais un roi de France avait demandé où était l'article du testament d'Adam qui faisait une si belle part au roi d'Espagne et à son voisin. Nos marins des côtes de l'ouest avaient fait de bonne heure des expéditions dans les deux Indes. Un capitaine,

(I) Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, liv. IX, chap. 4 et suiv.

(2) Heeren, Manuel de l'histoire des Etats de l'Europe et de leurs colonies, depuis la découverte des deux Indes, période I.


dieppois, savant astronome et excellent hydrographe, Jean Parmentier, après plusieurs voyages en Orient, mourut eu 1529 dans une des îles de l'archipel Indien 2. En 1506, un navire parti de Honfleur et commandé par Jean Denis, avait reconnu une partie des côtes de Terre-Neuve. Deux ans plus tard, un autre bâtiment français,un navire de Dieppe, la Pensée, qui appartenait à Jean Ango, go, père du célèbre vicomte de Dieppe , aborda au même rivage ; et le capitaine de ce navire, Thomas Aubert, y fonda un premier établissement*. Vers la même époque, Denis de Honfleur, celui qui avait visité Terre-Neuve, toucha le Brésil à un endroit qui n'avait pas encore été découvert par les Portugais.

François 1er qui, dans toutes les carrières, donna une si forte impulsion au génie français, devait encourager les expéditions maritimes. En 1524, le Florentin Jean de Verazzano mit à la voile du port de Dieppe, avec deux navires. Il s'arrêta quelque

(I) Ramnusio, Viaggi, t. III. — Desmarquets, Mémoires chronologiques pour servir à l'histoire de Dieppe et de la navigation française. — Relation manuscrite d'un voyage de Jean Parmentier à l'île de Taprobane, dans l'ouvrage de M. Estancelin sur les Voyages et découvertes des Normands.

(2) Ramnusio, loc. cit. — M. Estancelin, Voyages et découvertes, etc.


temps à Madère, partit de cette île le 17 janvier, et, après cinquante jours de navigation à l'ouest, toucha une terre située sous le 34°degré de latitude septentrionale 1. « Nous longeâmes la côte dans une étendue de cent cinquante lieues, dit-il dans son rapport adressé à François 1er et daté de Dieppe , 8 juillet 15242, et nous arrivâmes à l'embouchure d'un grand fleuve3.... La côte nous parut riche et peuplée; bientôt nous découvrîmes une île triangulaire, que nous baptisâmes du nom de votre auguste mère (Louise de Savoie). » Verazzano ajoute qu'après avoir passé le 41° degré, il découvrit un archipel de trente-deux îles, qu'il compare à l'archipel d'Illyrie. Il se dirigea toujours vers le nord, et toucha enfin la terre où viennent les bretons, c'est-à-dire Terre-Neuve, au 50° degré de latitude. Là, les vivres lui manquant, il se décida à revenir en France. En 1534, Jacques Cartier, de Saint-Malo, suivit la trace de Verazzano, arriva jusqu'à l'embouchure du Saint-Laurent, remonta ce fleuve, et découvrit le Canada

(I) Herrera, décad. III, lib. VI, cap. 9. — Ramnusio, Viaggi. (2) Ramnusio, Viaggi, t, III, page 420.

(3) Verazzano ne nomme point ce grand fleuve ; mais il est évident, par la latitude où il le place, que ce ne peut être le Saint-Laurent.


Cartier fit un second voyage au Canada en 1540, et bâtit un fort à l'embouchure de la rivière de Sainte-Croix. En 1542, le seigneur de Roberval, que François Ier avait nommé vice-roi du Canada et autres pays environnants, éleva une citadelle sur les bords du Saint-Laurent, et envoya son premier pilote, Jean Alphonse de Xaintaigne, chercher le passage aux Indes-Orientales par le nord-ouest; mais la guerre entre Charles-Quint cl François Ier empêcha les Français de continuer ces expéditions 2.

1. Au milieu du seizième siècle, les protestants, persécutés en France, cherchèrent un asile en Amérique. En 1555, l'amiral Coligny dirigea une expédition sur le Brésil. Un chevalier de Malte qui s'était fait calviniste, Villegagnon, partit de Dieppe le 12 juillet, et mouilla le 10 novembre à l'embouchure de la Ganabera ( Rio-Janeiro) ; il bâtit le fort Coligny dans une île de ce fleuve. 1 Les colons rendirent compte de leur expédition" à l'Eglise de Genève: ils demandaient des ministres protestants, pour répandre l'Evangile parmi les sauvages habitants du Brésil. Villegagnon reçut en effet quelque renfort, et des minis-(I)

minis-(I) Forster, Voyages et découvertes dans le Nord, liv.III, chap. 3.


tres que Calvin lui-même avait dirigés sur la colonie 1. Mais, malgré ce secours, il ne put résister long-temps aux attaques des indigènes et à la rivalité des Portugais. D'ailleurs, il n'était pas d'accord avec les ministres protestants, et les querelles de l'Europe sur la présence réelle se trouvaient transportées au milieu des tribus sauvages, sur les bords de la Ganabera. Un schisme se déclara dans la colonie, et la guerre civile acheva de la détruire. Villegagnon revint en France, abjura la religion réformée, et mourut dans une commanderie de son ordre près de Saint-Jean-de-Nemours.

Obligé de renoncer au Brésil, Coligny jeta les yeux sur l'Amérique septentrionale, et essaya de former un établissement sur la côte de la Floride. Ce pays appartenait aux Espagnols ; mais les protestants ne reconnaissaient point la bulle d'Alexandre VI, qui avait donné les nouvelles terres à l'Espagne et au Portugal. Le capitaine Ribaut, parti de Dieppe le 15 février 1560, prit possession du, pays au nom du roi de France, et jeta les fonde(I)

fonde(I) de Lery, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil. — Cette relation, écrite par un ministre protestant qui avait fait partie de l'expédition, contient une lettre de Villegagnon à Calvin sur l'état de la colonie.

(2) Jean de Lery, chap. VII


ments d'une colonie qui fut appelée Charles-Fort. Cette colonie prit quelque accroissement en 1564, par suite d'une nouvelle expédition du capitaine Ribaut, qui était revenu en France solliciter des secours de Charles IX et de l'amiral Coligny Mais les Espagnols ne tardèrent pas à revendiquer la possession du pays : Menandez dispersa les colons français, en fit quelques-uns prisonniers, les fit pendre, et déclara, par une inscription placée sur le lieu même du supplice, qu'ils avaient été mis à mort non comme Français, mais comme hérétiques. Quelques années après, un gentilhomme protestant, né à Mont-de-Marsan, Dominique de Gourgues, fit une expédition à ses frais, prit plusieurs Espagnols, et les pendit à des arbres sur lesquels il écrivit qu'ils avaient été pendus non comme Espagnols, mais comme assassins. Cependant la colonie n'en était pas moins détruite, et les guerres religieuses qui troublèrent l'intérieur de la France empêchèrent le gouvernement et les particuliers de songer à aucune expédition maritime jusqu'à la fin du seizième siècle.

Les Anglais avaient cherché à mettre à profit

(I) Un des compagnons dn capitaine Ribaut, Jacques Lemoine de Morgues, nous a laissé le récit de cette expédition.


les découvertes de Jean et Sébastien Cabota. Ils faisaient la pêche de la morue sur les côtes de Terre-Neuve, en concurrence avec les Portugais, les Espagnols et les Français 1. Le but que se proposait alors l'Angleterre, c'était d'exploiter les richesses de l'Amérique septentrionale, et surtout de chercher un passage aux Indes-Orientales par le nord. Sous le règne de Marie, qui, en épousant le fils de Charles-Quint, unit l'Espagne à l'Angleterre, la marine britannique prit un grand essor. En 1553, une association se forma sous les auspices du vieux Sébastien Cabota : trois vaisseaux se dirigèrent, au nord-est de l'Europe, vers ces régions qui sont privées de lumière pendant cinq mois. Un de ces navires revint bien-tût en Angleterre ; mais les deux autres poursuivirent leur course. L'un parvint jusqu'au 72° degré de latitude boréale, et l'équipage alla s'ensevelir tout entier au sein des glaces et des ténèbres ; l'autre, commandé par Richard Chancellor, aborda au havre de Saint-Nicolas, à l'embouchure de la Dwina. Cette partie de l'Europe était encore habitée par des tribus sauvages, comme les déserts de l'Améri-

(1) Reynold Forster, Voyages dans le Nord, liv. III, chap. I, sect. 9.

(2) Forster, liv. III, chap. I, sect. 2.


que. Chancellor remonta la Dwina, et pénétra dans les états du Tzar, qui commençait à prendre rang parmi les puissances européennes. Ivan IV reçut à Moskou le navigateur anglais, et lui donna des lettres pour la reine Marie. En 1555 un traité de commerce fut conclu, qui accordait aux marchands anglais de grands privilèges en Russie. L'année suivante, le Tzar envoya un ambassadeur à la reine d'Angleterre, et le commerce anglais grandit rapidement dans le Nord, au grand déplaisir de Dantzick et des villes Ilanséaliques 1. Quand le chemin de l'Orient fut ouvert aux Anglais, ils franchirent les limites de la Moscovie : Antony Jenkinson se dirigea de Moskou vers les bords de la Caspienne, traversa la Tartarie et pénétra jusqu'en Perse, obtenant partout des avantages pour le commerce de son pays 2.

En 1556, les Anglais avaient découvert l'île de Kolgow-Ostrow et passé l'embouchure de la Pets-chora ; ils avaient touché les îles Waigatz et les

(1) Joach. Hagemierus, De foedere civitatum hanseaticarum, cap. 5.

(2) Hackluyt, The principal navigations, voyages and discoveries of the english nation.— Anderson, Historical and chronological deduction of commerce from the earliest account to the présent lime.


côtess méridionales de la Nouvelle-Zemble. Cependant ils ne trouvaient point le passage tant cherché pour aller aux Indes par le nord-est. L'obstacle des glaces et la longueur des nuits fatiguaient le courage des navigateurs. Ils s'arrêtèrent dans cette périlleuse carrière, et, satisfaits des avantages commerciaux qu'ils s'étaient assurés en Russie, ils reportèrent leur activité vers le Nouveau-Monde, et cherchèrent le passage aux Indes par le nord-ouest.

Depuis la mort de la reine Marie, l'Angleterre était affranchie de la politique espagnole. L'église protestante s'était relevée à l'avènement d'Elisabeth, et les Anglais, sans être encore en guerre avec l'Espagne, se préparaient à lui disputer le Nouveau-Monde. En 1576, Martin Forbisher, qui se dirigeait d'après les cartes de deux célèbres Vénitiens, des frères Zéno 1, reconnut la pointe méridionale du Groenland, et toucha la terre de Labrador 1. Les Anglais trouvèrent de l'or dans le Groenland. Par les ordres d'Elisabeth, un fort s'éleva sur ce rivage, sous le nom de Meta incognita,

(1) Hackluyt, The principal navigations, voyages and discoverics of the english nation.

(2) Lavanoern, Nouv. mém. de la Société royale des Sciences de Copenhague, ap. Malte-Brun, liv. XVIII.


tandis qu'un autre navigateur anglais, Francis Dracke, traversait le détroit de Magellan, et allait donner le nom de la reine aux Iles de la Terre-de-Feu

Mais, malgré ces hardis voyages, l'Angleterre était faible encore devant l'Espagne, qui marchait à la domination des mers. Depuis long-temps la puissance portugaise chancelait aux Indes-Orientalcs. Après Castro, la tyrannie et la corruption des gouverneurs ne connurent plus de frein : les richesses, la liberté, la vie des indigènes, tout était sacrifié au moindre caprice. L'Inquisition, qui siégeait à Goa, imposait l'Evangile par la force : les Portugais renversaient les pagodes, et égoigeaient les Indiens qui venaient pleurer sur les ruines de leurs temples 1. Le roi de Portugal, qui ne pouvait conserver son indépendance en Europe, était impuissant à rétablir l'ordre dans l'Inde. Les peuples indiens se soulevèrent, et les Portugais furent attaqués partout à la fois, à Goa, à Cochin, à Cey-lan, à Malaca (1568).Heureusement c'était un héros qui commandait les Portugais, Ataïde, digne successeur d'Albuquerque et de Castro. Ataïde,

(1) Lafitau, Histoire des découvertes des Portugais, liv. XIV. — Heeren, Manuel de l'histoire des Etats de l'Europe et de leurs colonies, depuis la découverte des deux Indes.


quoique assiégé dans Goa, résiste partout aux révoltés. Comme on lui conseillait de faire des concessions à l'ennemi, et de sacrifier une partie des possessions portugaises pour sauver les autres: Non, non, dit-il, il faut tout sauver ou y périr. » Et, tout en défendant les murs de Goa, il faisait partir des vaisseaux pour Ceylan, pour Surate, pour Malaca, pour tous les points menacés. Le peuple de Goa s'effrayait du départ de ces navires , et l'archevêque se rendit l'organe de la teneur populaire. « Monseigneur, lui dit Ataïde, vous n'entendez rien à nos affaires : bornez-vous à les recommander à Dieu. » Au plus fort du péril, le vice-roi envoyait à Lisbonne des vaisseaux chargés de marchandises et des tributs accoutumés 1. Tant de courage eut sa récompense : l'Inde rentra dans l'obéissance, et l'ordre fut rétabli dans l'administration intérieure.

Après les victoires d'Alaïde, tout retomba dans le désordre (1572), et la division des colonies portugaises en trois gouvernements, le Monomotapa, les Indes et Malaca, fut encore une cause d'affaiblissement. Le vice-roi ne pouvait plus se faire obéir même parles Portugais. Partout les

(I) Faria y Sousa, Asia portuguesa, t. II. — Raynal, Histoire philosophique des deux Indes, liv. I, chap. 27.


employés civils et militaires, auxquels on avait permis de faire le commerce pour leur compte, devinrent d'insupportables tyrans 1. L'Inde était prête à se soulever de nouveau, et, en chassant les Portugais, elle allait fermer à l'Europe entière le chemin de l'Orient.

Cependant l'Espagne se tenait en observation. Depuis le traité de Saragosse, par lequel Charles-Quint avait renoncé à la possession des Moluques les Espagnols avaient négligé l'Orient. Mais en 15G4 Philippe II se rapprocha des Moluques, en faisant occuper les Manilles, îles découvertes par Magellan, et plus connues sous le nom de Philippines. En 1572, un comptoir fut fondé dans l'île de Lucon, et conserva l'ancien nom de Manille. A partir de celte époque, un commerce régulier s'établit entre les deux Indes, et tous les ans un ou deux navires traversaient l'Océan austral, de Manille à Acapulco. Vers 1578, les premières îles découvertes par Magellan, les îles Mariannes ou des Larrons, également occupées par les Espagnols, servirent de lien entre le

(1) Diego Couto, Observaçoes sobre as principaes cansas da decadencia dos Portugurzes na Asia. — L'auteur de cet ouvrage avait servi dans l'Inde.

(2) Voyez plus haut, page 233.


Mexique et les Philippines: les galions de la mer du Sud purent y trouver un repos, dans leur immense traversée L'Espagne ne tirait pas un grand profit de ces expéditions, et elle semblait même ne conserver les Philippines que pour y propager l'Evangile ; mais c'était un poste avancé d'où elle menaçait les possessions portugaises.

En 1580, le royaume de Portugal n'était plus qu'une province espagnole. Les colonies suivirent le sort de la métropole: en 1582, les Indes, les cotes d'Afrique et le Brésil avaient fait leur soumission à Philippe 2. Alors il n'y avait plus besoin de ligne de démarcation : une seule puissance avait le monopole du commerce maritime et des colonies. Mais l'Angleterre, qui avait l'instinct de sa destinée future , ne tarda point à protester. Elisabeth lutta contre Philippe II, pour la liberté des mers. Aussitôt que la guerre eut éclaté (1585), Dracke s'empara des vaisseaux portugais qui se trouvaient à Terre-Neuve pour la pêche de ta morue, et bientôt Cavendish arrêta dans leur course ces galions de la mer du Sud qui faisaient le tour du monde sans sortir des domaines du roi

(I) Raynal, Histoire philosophique des deux Indes, liv.VI, chap. 23.—Heeren, Manuel de l'histoire des Etats de l'Europe et de leurs colonies, période I.


d'Espagne. Vers la même époque, Davis commençait les découvertes qui ont immortalisé son nom, et Walter Raleigh allait reconnaître, sur le territoire de la Virginie, la place où devaient bientôt s'élever les premières colonies anglaises.

Le Danemarck, toujours maître de l'Islande et jadis du Groënland, n'était pas testé tout-à-fait étranger au mouvement qui emportait les peuples de l'Europe sur l'Océan. En 1564 , un moine danois avait cherché le passage aux Indes par le nord-ouest et par le nord-est ; mais, dans ces deux directions qu'il tenta successivement, les glaces et les tempêtes le forcèrent de rétrograder, et il revint en Islande, où s'est conservé le souvenir de son expédition 1.

A la fin du seizième siècle, il y avait en Europe une puissance nouvelle qui, eu s'unissant à l'Angleterre, devait arracher à l'Espagne le monopole des colonies : c'était la république des Provinces-Unies. Aussitôt que les Hollandais eurent scellé de leur sang l'indépendance de leur pays, ils travaillèrent à s'enrichir par des expéditions maritimes. A leur tour, ils essayèrent d'utteindre l'Asie par le nord-est. En 1593, une association s'était

(I) Dithmar Blefken's Islandia, sive populorum et mirabilium quae in câ insulâ reperiuntur accuratior descriptio.


formée pour cet objet entre plusieurs marchands d'Amsterdam et de Middelburg 1. Barentz reconnut les côtes des îles de Waigatz et celles de la Nouvelle-Zemble. En 1596, il fit un nouveau voyage avec Jacob van Hemskerk. Les deux navigateurs touchèrent l'extrémité septentrionale de la Sibérie, et passèrent l'hiver dans la Nouvelle-Zemble, retenus comme prisonniers au milieu des glaces. L'année suivante, Barentz mourut avant d'avoir revu son pays, et Hemskerk revint à Amsterdam après des fatigues inouïes 2. C'est à peu près à la même époque que les Hollandais sont arrivés au Spitzberg, dernière terre connue vers le nord 3.

L'ambition des Hollandais s'était aussi tournée vers l'Orient, et ils commençaient à disputer aux Espagnols les colonies récemment conquises sur les Portugais. Le port de Lisbonne leur était fermé, et il leur fallait ou renoncer aux marchandises de l'Inde, ou aller les chercher eux-mêmes dans le pays 4. Cornélius Hutman se

(1) Forster, Voyages et découvertes dans le Nord, liv. III, chap. 2.

(2) Forster, loc. cit.

(3) Malte-Brun, Géogr. univ., liv, XXIII.

(4) Heeren, Histoire des Etats de l'Europe et de leurs colonies, période 1.


signala le premier dans celle carrière nouvelle. En 1595, des navires hollandais passèrent le cap de Bonne-Espérance, et abordèrent au pays des Cafres. Ils se dirigèrent vers Madagascar, où ils curent à lutter contre les Maures. L'année suivante, ils parcoururent les îles de la Sonde et s'arrêtèrent à Java, où ils tentèrent de fonder un comptoir pour le commerce du poivre et du girofle ; niais ils eurent bientôt à lutter contre les hostilités des indigènes et les intrigues des Portugais 1. Les Hollandais firent de nouveaux progrès en Orient pendant les années suivantes, de 1598 à 1601. Ils abordèrent, entre l'Afrique et l'Inde, à cette île qu'ils appelèrent l'île Maurice, du nom de leur stalhouder, et qui devint plus tard l'Ile-de-France. Ils préparèrent leurs établissements futurs à Amboine, Ternate, Tidor, Java, tandis que d'autres navires, commandés par Olivier d'Utrecht, longeaient es côtes du Brésil, traversaient le détroit de Magellan, et, comme Magellan lui-même, arrivaient, en faisant le tour du monde, aux îles de la mer des Indes .

(1) Luder, Geschichte des Hollaendischen Handels. — Histoire de ta navigation aux Indes-Orientales par les Hollandais, Amsterdam, 1609.

(2) Journal d'une expédition hollandaise aux Indes-Orientales, de 1598 à 1600, et du voyage autour du monde par


La Compagnie hollandaise pour les Indes-Orientales commençait à s'organiser. Soumise au contrôle des Etats-Généraux, elle obtint son premier privilége le 29 mars 1602 ; elle commença ses opérations avec un capital de six millions et demi de florins, et, au bout de quelques années, elle devait conquérir les Moluques, et jeter à Batavia les fondements de cet empire où la république pensa un instant à se réfugier, au temps des conquêtes de Louis XIV. La première Compagnie anglaise pour les Indes-Orientales avait été créée, avant la Compagnie hollandaise, dès le 31 décembre 1600 ; mais cette compagnie ne posséda long-temps que des comptoirs à Bentam, à Surate, et, n'ayant point de forteresses pour se défendre, elle ne pouvait encore soutenir la concurrence des Hollandais A cette époque, c'était surtout dans l'Amérique septentrionale que l'Angleterre cherchait à s'établir. Telle était aussi l'ambition de la France, dont la marine commençait à se ranimer depuis la paix de Vervins. Libre de la guerre civile et de la guerre

Olivier d'Utrecht, de 1598 à 1601, dans le recueil intitulé : Histoire de la navigation aux Indes-Orientales par les Hollandais.

(I) Hecren, Histoire des Etats de l'Europe et de leurs colonies, période 1.


étrangère, la France, reprenant son oeuvre interrompue, allait coloniser les bords du Saint-Laurent. En 1598, Henri IV envoya le marquis de La Roche reconnaître le pays qu'on appelait Nouvelle-France, et où devait bientôt s'élever la ville de Québec. Ainsi, à la fin du seizième siècle, trois puissances de l'Occident, la Hollande, la France et l'Angleterre menaçaient la puissance coloniale de l'Espagne, et défendaient, dans l'intérêt de l'Europe, la cause de la liberté des mers 1.

Restait toujours à l'Espagne celle masse de richesses qu'elle tirait des deux Indes, et que ses galions allaient recueillir tous les ans, du Japon au Mexique et de l'Inde au Pérou. Mais Philippe II avait trop compté sur ces trésors : persuadé, comme César, qu'avec des hommes on a de l'or et qu'avec de l'or on a des hommes, il avait élevé son ambition jusqu'à vouloir dominer l'Europe entière. Toutes ces richesses, fruit de tant de sueurs et de sang, n'étaient qu'un moyen dont il voulait se servir pour étouffer la liberté religieuse et l'indépendance des nations. Comme son père, dont il n'avait ni la prudence, ni le génie, il prétendait assujétir à sa politique l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre, la France; et plus d'une fois le poids de

(1) Grotius, Marc liberum, Leyde, 1618.


son or fit pencher la fortune de son côté. Mais les armes de la France, de l'Angleterre et de la Hollande rétablirent l'équilibre, en Europe comme sur les mers. Do cette grandeur empruntée l'Espagne redescendit a un rang secondaire, et tous ces trésors accumulés et tous ces projets gigantesques aboutirent à la défaite et à la banqueroute de Philippe II.

L'Espagne était alors fort peu avancée dans la science de l'économie politique : elle croyait que l'or suppléait à tout, et qu'une nation qui avait beaucoup d'or pouvait se passer de la richesse du sol et du travail de ses habitants. C'était d'ailleurs une idée reçue dans toute l'Europe. Les publicistes du temps, je dirais les économistes si ce mot n'était pas ici un anachronisme, et si les écrivains du seizième siècle n'avaient point été étrangers aux vraies notions de l'économie politique, Botero 1, Antonio Serra posèrent en principe que l'or et l'argent étant devenus la commune mesure de toute chose, l'habileté d'un gouvernement consistait à accumuler ces richesses métalliques, soit par l'exploitation des mines, soit par le commerce

(I) Botero, Relationi universali, part II, lib. I.

(2) Antonio Serra, Breve trattato delle cause che possono fare abbondare liregni di oro e di aegento, part. I, cap. 1 et 2.


extérieur. Ce système a été, au dix-huitième siècle et de nos jours, victorieusement combattu. Adam Smith 2 et M. Say ont démontré que les capitaux d'une nation sont tout autre chose que son numéraire; qu'elle peut en avoir d'immenses avec peu d'argent, et de très minces avec des coffres remplis d'or. Les vraies richesses d'un peuple sont les produits du sol, dans lesquels l'or et l'argent ont leur place, mais non une place exclusive ; cl ce qui met en valeur ces capitaux, c'est le travail , et un travail qui ne se repose jamais.

Ces principes, qui ont été depuis peu réduits en science, ne sont point au fond d'invention nouvelle : ils ont été, dans tous les temps, inspirés aux hommes par le bon sens naturel ; mais l'Espagne les oublia complètement au seizième siècle. Tandis que, semblable à ce roi de la fable, elle songeait à tout convertir en or, elle laissa ses terres en friche ; et l'esprit de ses enfants, ébloui d'une opulence factice, ne tarda point à s'engourdir dans la paresse. Ses flottes, ses arsenaux, ses manufactures étaient bien déchues à la fin du seizième siècle. A Séville, par exemple, où en 1536 il y avait eu seize cents métiers qui travaillaient la laine et

(I) Adam Smith, De la richesse des nations, t. I. (2) J.-B. Say, Cours d'économie politique, t. VI.


la soie, il n'y en avait plus que quatre cents en 1621, et de toutes les marchandises qu'on exportait en Amérique un vingtième seulement sortait des manufactures espagnoles. L'Espagne croyait, avec son or, pouvoir acheter les produits et les ouvrages de l'étranger ; mais, à mesure que les mines du Nouveau-Monde augmentaient la masse du numéraire européen, l'or et l'argent s'avilissaient en devenant plus communs. D'ailleurs ces mines n'étaient pas inépuisables, et elles finirent par produire moins, quand pour les exploiter il fallut dépenser davantage 1.

Ce fut l'Europe entière qui profita de la découverte des mines du Nouveau-Monde. L'Espagne perdit bientôt sa supériorité financière ; mais ce fut un avantage durable pour tous les peuples européens que la circulation chaque jour croissante de l'or et de l'argent monnayés; car les monnaies ne sont que des signes destinés à faciliter les échanges. Les espèces, en devenant plus nombreuses, animèrent l'industrie et les arts, aidèrent à une meilleure répartition des biens, et surtout multiplièrent les rapports entre les peuples. Les nations de l'Europe, que tant d'intérêts divisaient encore, commencèrent à se regarder

(I) Montesquieu, Esprit des lois, liv. XXI, chap. 22.


Comme une Seule famillè, par là facilité qu'elles trouvèrent à échanger leurs produits. D'ailleurs toutes les nations ne furent point corrompues par ces richesses dont l'Espagne s'éhivra. En Allemagne, dans les Pays-Bas, en Angleterre, en France, tout en adoptant défaussés théories sur la richesse publique, on ne renonça ni aux fruits du sol, ni au travail de l'homme. De là là prospérité dé ces peuples, après la décadence dé l'Espagne. En effet, depuis l'établissement des Européens dans lés deux Indes comme au temps où l'Espagne elle-même était lé Pérou des Phéniciens et dés Carthaginois, l'Or et l'argent ont aidé à la circulation de la richesse, mais ne l'ont jamais constituée. Lés véritables instruments de la grandeur et de la prospérité des empires sont le tràvail, la justice et la liberté.


LIVRE DEUXIÈME.

HISTOIRE INTERIEURE DE L'EUROPE, DEPUIS L'EXPÉDITION DE CHARLES VIII EN ITALIE JUSQU'A LA RÉFORME DE LUTHER.

CHAPITRE PREMIER.

Etat politique de l'Italie au moment de l'invasion française.

Expédition de Charles VIII.

A la fin du quinzième siècle, la plupart des peuples européens avaient le regard tourné vers l'Italie. Là résidait ce pouvoir spirituel qui avait fait l'unité de l'Europe au moyen-âge, et dont la voix, quoique moins obéie, commandait encore le respect. C'était dans les universités de l'Italie, à Bologne, à Padoue , que le droit romain s'était ranimé, pour fortifier le pouvoir des rois, et substituer aux priviléges féodaux les libertés municipales. Enfin c'était sur ce sol aimé des cieux que les


lettres, les sciences et les arts avaient commencé à refleurir. Chaque jour quelque précieux manuscrit sortait du fond d'un cloître ou de la poussière des ruines, et les chefs-d'oeuvre anciens circulaient en Europe, publiés, commentés, traduits par les savants de l'Italie. L'imprimerie, cet art nouveau, l'espoir de la civilisation future, était partout dans la péninsule l'objet d'une infatigable activité. Il y avait à Bologne ainsi qu'à Venise des sociétés dont les fonctions spéciales étaient de veiller sur la fabrication du papier, la fonte des caractères, la correction des épreuves, et sur tout ce qui pouvait contribuer à la perfection des éditions nouvelles. La religion, le droit, les lettres, telle était la triple influence que l'Italie exerçait encore sur l'Europe entière.

Jamais, dit Guichardin, depuis la chute de l'empire romain, la situation matérielle de ce pays n'avait été plus prospère que dans les quatre années qui ont précédé l'invasion française'. Le commerce, l'industrie et l'agriculture avaient augmenté la richesse naturelle du sol et le bienêtre de ses habitants. Mais, sous le rapport politique, l'Italie était dans une position moins heureuse. Divisée en plusieurs états rivaux, elle était

(1) Franc. Guicciardini, Istoria d'Italia, lib. I.


bien faible à côté des monarchies européennes qui commençaient à s'établir sur de larges bases. Au lieu de chercher dans l'union commune le salut de l'Italie entière, chaque état tendait à s'agrandir aux dépens de ses voisins. De là une politique mobile et perfide, des traités sans cesse rompus, et des guerres toujours renaissantes. Ces guerres, sans être très meurtrières, n'en ruinaient pas moins les états, parce qu'il fallait payer fort cher des condottieri qui s'entendaient pour s'épargner 2. Machiavel dit qu'en Italie, avant les grandes guerres des français, les batailles ressemblaient souvent à des tournois. Il cite la bataille d'Anghiari, où la mêlée avait duré quatre heures entières, et celle de Castracaro, où l'action avait été très vive pendant toute une demi-journée. Néan-moins, dans la bataille de Castracaro, il n'y eut

(I) Les citoyens des différents états, occupés de leur commerce ou de la culture de leurs terres, regardaient comme un de leurs principaux privilèges d'être exempts du service militaire. Dans la première partie du quatorzième siècle, une loi portée par Azzoa Visconti avait dispensé les Milanais de faire la guerre en personne. Peu de temps après, la république de Florence adopta une loi semblable. Le service personnel des citoyens, déclaré inutile et funeste, fut remplacé par le paiement d'une somme d'argent. (Hallam, l'Europe au moyen-âge, chap. 5, partie 2.)


personne de tué ni de blessé, Celle d'Anghigri fut plus sanglante ; les vaineur y perdirent un homme d'armes ; encore ne périt-il ni par le fer, ni par le

feu ; il s'était laissé tomber de cheval dans la mêlée, il fat étouffé par un escadron qui lui passa sur le corps1. Et pourtant ce qui manquait dans ces

combats ca n'était ni Im trappe» qu'an exercait sans cesse, ni les armes qui étaient de la meilleure trempe, ni le chevaux qui étaient de la race le plue vigoureuse : c'était l'esprit militaire

et l'esprit national 2.

Cette absence d'eprit national dans le» différent» états de l'Italie, il faut sans doure l'attribuer avec le savant historien des répubiques italiennes,

italiennes, la décadece des instituione politiques. Partout à mesure que la population s'accroissait on voyait le nombre des citoyens diminuer A la

(1) Machiavel, Histoire de Florence, liv. V et VII. — L'abbé Dubos, Histoire de la ligne de Cambrai, discours préliminaire.

(2) « Quand nostre roy Charles huitième, l'esgée du fourneau, se veut maistre du romaine de Naples et

d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa

«tarihnànt cdaiii^àij^lj^MMip^^iaf» le» princes et la noblesse d'Italie s' plus à se rendre

iiiftiiaxaiproumTiwMxeyaui^tilItgtoj^ Essais.)


fin du quinzième siècle, Venise ne comptait plus guère que deux ou trois mille citoyens; Gênes, quatre à cinq mille ; Florence, Sienne et Lucques en avaient entre elles environ cinq ou six mille. M. de Sismondi estime qu'il pouvait y avoir alors en Italie, sur dix-huit millions d'habitants, seize à dix-huit mille hommes jouissant des droits politiques; tandis qu'au quatorzième siècle on en aurait peut-être compté cent quatre-vingt mille, et qu'au treizième siècle le nombre des citoyens aurait pu s'élever jusqu'à un million huit cent mille La liberté n'était donc plus qu'un privilège, et les républiques italiennes étaient devenues des aristocraties.

A Venise, l'oligarchie, fortement constituée, resta dépositaire de la souveraineté. Mais, dans le reste de l'Italie, le peuple soutint la lutte contre les nobles, et laissa le pouvoir à des chefs presque absolus. Dans le duché de Milan, l'armée avait donné aux Sforza la couronne ducale des Visconti. A Florence, les Médicis, s'appuyant sur la multitude, avaient vaincu la faction aristocratique des Albizzi. Laurent de Médicis, premier citoyen de Florence, comme il s'appelait modestement, avait

(I) M. de Sismondi, Histoire des républiques italiennes au moyen-âge, chap. XCI.


constitué dans sa patrie une sorte de monarchie héréditaire. Les anciennes magistratures n'étaient conservées que pour la forme, cl ce gonfalonier de la justice, qui osait remplir ses fonctions sans consulter le chef du gouvernement, principe del governo, apprit, en pavant l'amende, que la république n'existait plus 1.

Le pape, dont le pouvoir temporel était en progrès, avait cependant à lutter contre la noblesse des Etats-Romains. Les environs de Rome étaient en proie à la rivalité de deux puissantes maisons, des Orsini et des Colonna. Les provinces éloignées étaient encore moins soumises à l'autorité pontificale. Ancone, Assise, Terni, Spolette avaient secoué le joug de leurs seigneurs ; mais l'anarchie populaire y remplaçait la tyrannie féodale. Partout ailleurs, et surtout dans la Romagne, c'étaient de petits princes qui s'érigeaient en despotes indépendants, c'étaient les Montefeltro dans le duché d'Urbin, les Baglioni à Pérouse, les Vitelli à Citt à-di-Castello, les Malatesta à Rimini, les Manfredi à Faënza, les Bentivoglio à Bologne, la maison d'Este à Ferrare. Chacun de ces chefs avait sa cour, ses châteaux, ses condottieri, et ne songeait qu'à s'affranchir de

(I) Scipione Ammirato, Istorie Fiorentine, lib. XXVI.


la suzeraineté pontificale ou à envahir les etats voisins

Mais c'était surtout dans le sud de l'Italie qu'on trouvait la féodalité encore debout. Les rois de la maison d'Aragon, en s'établissant dans le royaume de Naples, avaient maintenu les droits des gentilshommes. Cependant, en habiles politiques, ils avaient commencé l'affranchissement du peuple, et la noblesse napolitaine, menacée dans ses priviléges, était restée fidèle à la maison d'Anjou. Ferdinand 1er s'était maintenu sur le trône en dépit de ses barons : il avait réprimé leurs complots par des supplices. Mais, tout en effrayant les nobles, il n'avait pas su conserver l'affection du peuple. Le roi et son fils faisaient à leur profit presque tout le commerce du royaume : ils achetaient à vil prix le blé, le vin, l'huile, et, quand une disette artificielle avait augmenté le prix de ces denrées, ils les revendaient avec des bénéfices considérables 2. Aussi le peuple était-il mal disposé à soutenir la dynastie nouvelle, tandis que les nobles intriguaient au dehors pour la renverser.

(I) Sismondi, Histoire des republiques italiennes au moyenâge, chap. CI.

(2) Ph. de Comines, Chroniques du roi Charles VIII, chap. XVII.


Telle était, dans les dernières années du quinzième siècle, la situation politique de l'Italie : partout des états rivaux en présence, et, dans l'inté-rieur de chaque état, la lutte dès opinions et des intérêts opposés. En de pareilles circonstances, il suffisait d'une étincelle pour tout embraser. Ce qui cauvait là Péninsule, c'était la prudence de quelques chefs qui comprenaient là nécessité de rester unis, soit pour s'opposer à la conquête étrangère, soit pour maintenir l'équilibre intérieur. Laurent de Médicis, le roi de Naples, Ferdinand, et Ludovic Sforza, qui gouvernait Milan, renouvelèrent, en 1580, une alliance qui avait été conclue plusieurs années auparavant, et qui fut depuis interrompue par divers accidents 1. Le but dé cette ligue était d'empêcher les puissances étrangères de se méler des affaires Italiennes, et d'établir un contre-poids à la puissance des Vénitiens.

Mais Laurent de Médiois fut enlevé à Florence et à l'Italie, au moment où il venait de faire adopter au pape Innocent VIII ses idées politiques (1492). Le pontife lui-même le suivit bientôt dans la tombe, et la mort de ces deux princes fut comme le signal des malheurs de l'Italie, jUéjà^ dftps les dernières années de Laurent de Médicis, les es-

(1) Fr. Guicciardini, lib. I.


prits commençaient à fermenter dans Florence. La noblesse et le peuple réclamaient leurs droits abolis, et les mécontents avaient trouvé un éloquent interprète dans le dominicain Savonarole. Né à Ferrare en 1452, Jérôme Savonarole s'était distingué de bonne heure par ses études en théologie. A vingt-trois ans, il s'enferma dans le cloître des Dominicains, à Bologne. Ses idées et ses talents mûrirent dans cette retraite, où il étudiait à la fois les théologiens et les philosophes. En 1483, il crut sentir en lui une impulsion secrète qui le destinait à réformer l'église. L'année suivante, il commença ses prédications, à Brescia, par le développement de l'Apocalypse. Il annonça à ses auditeurs que leurs murs seraient un jour baignés de sang, et, vingt-huit ans plus tard, le peuple regarda la prise de Brescia par les Français comme l'accomplissement de cette prophétie. En 1489, Savonarole se rendit à pied à Florence, et se fixa au couvent des Dominicains. Là, sous l'oeil même des Médicis, il donna un libre cours à ses idées de réforme, réforme à la fois religieuse et politique : religieuse, non pour les dogmes, mais pour les moeurs; politique, pour la restitution des libertés italiennes. Laurent de Médicis, au lit de mort, l'appela comme confesseur. Savonarole lui demanda si, au cas où il reviendrait à la santé, il rétablirait dans Florence


l'ancien gouvernement populaire. Laurent refusa nettement, et Savonarole se retira sans lui donner

l'absolution*. : . ,,

Le réformateur fut encore plus opposé au successeur de Laurent, à Pierre II, son fils, cavalier, élégant, je meilleur joueur de paume de son temps, qui n'occupait la République que de fêtes et de plaisirs. Savonarole échauffait chaque jour le peuple florentin 2 par des discours où le mysticisme religieux se mélait à la passion politique. Chef du parti républicain, toutes les fois qu'il montait en chaire il se faisait accompagner par des gens armés 2, et il flétrissait à la fois la tyrannie des princes et l'immoralité dos prêtres. Jamais, il faut l'avouer, le clergé n'avait prêté davantage aux attaques des réformateurs, Innocent VIII avait scan-(I)

scan-(I) storia e delle gesta del Padre Girolamo Savonarola, libri IV, Livorno, 1782

(2) Hieronymus Savonarola litteris et admirable praesertim eloquentià insignis, qui, in sacris concionibus et in privatis colloquiis, ità mullttudinis animos opinione virtutis ceperat, ut illum rerum omnium quae imminebant verum vatem, divinumque depravatis moribus censorem coelo missum crederent. (Jovius, in Vita Leonis X.) \

(3) Non religiosis, sed militum gladiis atque lictoribus stipatus, ad templum divinumque verbum praedicandum accedehat (Volaterran., lib. V.)


dalisé l'Europe par ses moeurs peu chrétiennes. Après lui, la licence fut portéeau comble, et placée sur le trône pontifical dans la personne d'Alexandre VI. On sait comment Rodéric Borgia avait assuré son élection : il avait fait entrer dans Rome quatre mulets chargés d'or, et cet or avait été employé à acheter les consciences incertaines. La voix du cardinal patriarche de Venise fut payée cinq mille ducats; d'autres furent récompensés par des places, des abbayes, des évéchés, des palais ou des châteaux-forts, et, parmi tous les cardinaux présents, il n'y en eut que cinq qui ne furent point soupçonnés d'avoir vendu leur suffrage 1.

Le nouveau pontife, bien accueilli des Romains malgré ses vices, rétablit l'ordre dans l'intérieur de la ville, où deux cent vingt citoyens avaient été assassinés pendant la maladie d'Innocent VIII. Mais l'anarchie menaçait l'Italie entière. Pierre de Médicis rompit l'heureux équilibre que la politique de son père avait établi dans la Péninsule : il se sépara du duché de Milan, et conclut une alliance intime avec le royaume de Naples. Ludovic s'allia, de son côté, avec la république de Venise ainsi

(I) Stefano Infessura, Diario Romano, apud Sismondi, chap. XCII.


qu'avec le pape, et l'Italie se trouva partagée comme eu deux camps. Il y avait depuis longtemps une cause de querelle entre le roi de Naples et Ludovic Sforza : celui-ci gouvernait le duché de Milan au préjudice de son neveu Jean Galéas, qui avait épousé Isabelle d'Aragon, petite-fille de Ferdinand.

Mais C'était peu de ces divisions intérieures : plusieurs Etats de l'Italie faisaient appel à l'étranger. Après la mort de l'empereur Frédéric III, Ludovic sollicita l'alliance de son successeur, Maximilien , qui revendiquait les anciens droits de l'empire à la suzeraineté de l'Italie. Il lui offrit la main de sa nièce Blanche-Marie Sforza, avec une dot de quatre cent mille ducats ; mais, en retour, il demanda pour lui-même l'investiture du duché de Milan (1493). Le mariage fut conclu au commencement de l'année suivante, et la chancellerie impériale envoya à Ludovic, le diplôme qu'il avait sollicité. Cependant le nouveau duc de Milan, né pouvant compter sur les armes de Maximilien pour le soutenir au besoin-contre le foi de Naples, s'adressa au roi de France Charles VIII. Charles était l'ennemi naturel de Ferdinand, puisque leé héritiers de la maison d'Anjou avaient légué aux rois de France leurs droits sur la couronne de Naples. Depuis long-temps il y avait à la cour dé


Charles VIII un certain nombre d'émigrés napolitains, tels que le prince de Salerne et celui de Bisignano, qui s'efforçaient d'attirer dans leur pays les armes de la France, pour renverser la dynastie d'Aragon. Les ambassadeurs de Ludovic joignirent leurs exhortations à celles de ces seigneurs : ils engagèrent le roi de France à envahir le royaume de Naples, lui promettant, au nom de leur maître, l'entrée de l'Italie par la Lombardie, et la libre disposition des ports de l'état de Gênes 1. En concluant une alliance avec Charles VIII, Ludovic cherchait non-seulement à résister aux attaques du roi de Naples, mais à neutraliser les droits d'un prince français au duché de Milan. En effet le duc d'Orléans, descendant de Valentine Visconti, pouvait réclamer le duché de Milan à meilleur titre encore que Jean Galéas.

Le roi de France était aussi appelé en Italie par les sympathies du parti populaire. Deux siècles avant Charles VIII, Philippe-le-Bel et ses successeurs avaient entretenu des relations suivies avec les Guelfes ; ils avaient cherché à se faire considérer comme les chefs de ce parti, de même que les empereurs d'Allemagne étaient chefs du parti gibe-

(1) Fr. Guicciardini, lib, I. — Ph, de Comines, Chroniques de Charles VIII, chap. V. — Sismondi, chap. XCII.


lin 1. Les longues guerres dos Anglais avaient forcé la France à renoncer à toute intervention étrangère, et à lutter pour sa propre existence. Mais au quinzième siècle, aussitôt qu'ils eurent affranchi le sol de la patrie, les Français devaient reprendre, comme par instinct, le chemin des Alpes et de l'Italie. Gênes s'était donnée à Charles VII ; LouisXI avait traité la Savoie comme un fief de la France : il s'était immiscé dans toutes les affaires de ce pays, et avait été jusqu'à s'emparer de la régence après la mort de Philibert 1er. Le pape Pie II redoutait, dès cette époque, l'ambition de la France et son influence en Italie 3. Charles 8 était donc appelé au-delà des monts par une politique qui a été celle de la France à toutes les grandes époques de notre histoire; mais en même temps il cédait à sa passion pour la gloire et à son ambition personnelle.

(I) Hallam, Hist, du moyen-âge, chap.V, partie II. (2) Denina, Istoria dell' Italia occidentale, t. II.

(3) Pie II avait soutenu le roi de Naples Ferdinand contre le prétendant de la maison d'Anjon. Il s'effrayait du grand nombre de partisans qu'avait la France à Génes, à Florence, à Modène, et s'il défendait Ferdinand , c'était, disait-il dans l'inrérêl de l'indépendance italienne : « Si pontifex romanus aliquandò Francorum amicus assumatur, nihil reliquin Italia remanere, quod non transeat in Gallorum nomen ; tucri se Italiam, dùm Ferdinandum tueretur. » (Pii Secundi Comment.,

lib.IV.)


Il tardait à ce jeune prince, à peine âgé devingt-trois ans, de sortir de l'inaction à laquelle il avait été condamné sous le règne de son père et sous la régence de sa soeur. Dans les donjons où Louis XI avait enseveli sa jeunesse, et d'où il n'était sorti que pour épouser Anne de Bretagne, son imagination s'était animée à la lecture de Quinte-Curce, de César et des romans de Charle-magne. Il n'aspirait plus qu'à réaliser enfin ce qu'il avait tant rêvé, et, comme le disait plus tard Charles-Quint à Paul Jove, à tailler de la besogne aux historiens futurs. Malheureusement, avec une grande bonne volonté d'être un héros, et même avec un courage personnel qui aurait suffi à un soldat ou à un simple officier, Charles VIII manquait des qualités essentielles qui constituent le grand homme de guerre : il n'avait ni la prudence qui calcule les obstacles et les périls, ni le coup d'oeil du génie qui juge les hommes et les choses, ni cet impassible sang-froid qui lasse la fortune et finit par la fixer.

Dans son ardeur de saisir l'Italie, Charles VIII 1 abandonna à ses voisins une partie des provinces que la prudence de son père avait réunies à la couronne Le peuple et la noblesse le suivirent avec !

(1) Voyez plus haut, page 45.


enthousiasme. On était las de la politique froide et tortueuse de Louis XI, bien que cette politique eût été plus utile à la France que ne devait l'être l'aveugle courage de son fils. Charles VIII donnait un aliment aux idées et aux passions françaises, à cet invincible besoin de mouvement, d'action et d'influence européenne. Il ouvrait une carrière à ces gentilshommes qui ne savaient plus que faire dans leurs domaines depuis que la couronne avait réduit leur importance féodale, et qui, ralliés autour du roi, brûlaient de se signaler avec lui par quelque grande entreprise. Aussi se porta-t-on en foule vers les Alpes avec le jeune roi, et ce fut un mouvement tout national que cette invasion en Italie.

Eh ! quelle plus noble pensée pouvait animer les enfants de la France! Ce n'était pas seulement l'Italie à conquérir, c'était la Grèce à délivrer, c'était l'Europe à sauver de l'influence des Musulmans. Les Turcs, maîtres de l'Albanie sous Mahomet II, avaient ravagé l'Italie jusqu'à la Piave , et le vainqueur de Constantinople avait prononcé le serment d'anéantir en Europe la religion du Christ. Mais Mahomet II fut arrêté par la mort dans ses projets de conquête. Après lui, ses deux fils, Ba-jazeth et Gem ou Zizim, se disputèrent son héritage; la guerre civile occupa les Turcs, et l'Europe


chrétienne fut à l'abri de leurs incursions. Le moment paraissait favorable pour attaquer les Ottomans. Gem, vaincu par son frère, avait demandé un asile aux chevaliers de Rhodes. Le grand-maître l'avait livré au pape, et le prince était retenu prisonnier au château Saint-Ange. On pouvait s'emparer de sa personne, et se servir de son nom comme d'un drapeau pour soulever un parti contre Bajazeth.Tel était le projet de Charles VIII. Alexandre VI l'exhortait dans ses bulles à laisser en repos les princes chrétiens, et à tourner toutes ses forces contre les Turcs 1. La roi de France avait des intelligences dans l'Albanie, où Scanderbeg avait soutenu une lutte héroïque contre Mahomet II. L'archevêque de Durazzo promettait aux Français que toutes les tribus Albanaises se soulèveraient sur leur passage. Charles VIII, parvenu aux extrémités de l'Italie, devait marcher d'Otrante sur Valone et de Valone sur Constantinople 2. Déjà il se croyait maître de l'empire Ottoman, et, pour couronner son expédition, il entrevoyait dans le lointain la conquête de Jérusalem et la délivrance du Saint-Tombeau 1.

(I) Bulla Alexandri VI ad regem Francorum, 8 idus octobris 1494, apud Raynaldi Annal. eccles., t. XIX.

(2) Comines, Chroniques de Charles VIII, chap. XX. (3) Il fera de si grant batailles

Qu'il subjuguera les Y tailles ;


Mais plusieurs princes de l'Italie se liguèrent avec les Turcs contre la France. Le roi de Naples, Ferdinand Ier, était mort ; son fils Alphonse II, à peine proclamé roi, se hâta d'envoyer une ambassade à Bajazeth. Il demandait au Sultan six mille chevaux et autant de fantassins, et il offrait de payer leur solde tant qu'ils serviraient en Italie 1. Le pape, qui était en correspondance suivie avec le Sultan, et qui recevait de lui une certaine somme pour garder son frère prisonnier, engagea aussi les Turcs à soutenir l'Italie contre les Français, au moment même où il exhortait les Français à marcher contre les Turcs. Bajazeth se contenta de défendre ses frontières, cl ordonna au pacha d'Albanie de rassembler quatre mille hommes à Valone pour maintenir la province en cas d'invasion 2.

Au mois d'août 1494, l'armée française se mit

Ce fait, d'ilec il s'en ira,

Et passera de là la mer ;

Entrera puis dans la Grèce,

Où, par sa vaillante prouesse,

Sera nommé le roi des Grecs ;

En Jérusalem entrera,

Et mont Olivet montera.

(Guillache de Bordeaux, 1494.)

(1) Pauli Jovii Hist. sui temporis, lib. I.

(2) Sism ondi, Hist. des rép. italiennes, chap. XCIII.


en mouvement vers les Alpes. C'était une des plus nombreuses que l'on eût vues depuis longtemps. Quand le contingent de Ludovic fut réuni aux troupes de Charles VIII, l'armée française s'éleva à soixante mille hommes. Elle remonta la Durance jusqu'au plateau du Mont-Genèvre ; puis elle descendit le revers oriental de la montagne avec les flots de la Doire, et elle parut bientôt devant Turin. Ce n'était point en ennemi que Charles avait franchi les monts. La Savoie, quoique relevant de l'Empereur, était alors bien disposée pour les Français. Blanche de Montferrat, qui gouvernait le duché pendant la minorité de son fils, avait ouvert à Charles VIII le Mont-Genèvre et les forteresses qui gardaient l'entrée de l'Italie. Elle le reçut dans sa capitale avec une grande magnificence, et la complète commença par des tournois, des danses, et des banquets. Charles VIII trouva le même accueil à Casal, chez la marquise de Montferrat. Comme il était déjà fort à court d'argent, il se lit prêter les diamants que la duchesse de Savoie et la marquise de Montferrat avaient étalés devant lui avec complaisance. Il les mit en gage, et en lira vingt-quatre mille ducats 1. Voilà où en était le crédit public : quand un prince avait be(I)

be(I) Chroniques de Chartes VIII, chap. VIII.


celà des morts du même des villes et des provinces. De Canal, Charles VIII se diriges sur Asti Asti était une ville française ; sur le duc d'Orléans car etait se nommé la souveraineté, comme de son aient la Valentine Vissenti. Le duc lui même promait une part à l'expédition : il commandait

grands frais

dans la prot de Gêmes, etce fut lui qui commeça les hostilité tandis que Charles VIII passait les malgré la flotte politaine, commandée par la frère du roi de Naples, des Frédéric1. Tout en combattant les Napolitaine pour le compte du roi de France, il avait certainement l'arrière pensée Milanais pour son propre compte

et ne fut de crainte tard : TlJwih JMIII»» ■lU—i n T11H1 lin HIT intérdits Français.

"lhii flfciT iffi »l»il «(w w puid xèk) pafcr !■ t—~ Aflirifi Walw* fetrouyeri Aiifii Mil W iili jtotrt il eon rui»- sait le carractère, I MMIL M< ■iwijiwi|I«tjiii i II'U'IIII houille en sorte de dames milanaises. Ce fut Aussi comme à chagrin une suite soutinuelle de fêtes

(1)


et de diverlissements. Le roi tomba malade; maie il se rétablit assez vile pour se diriger sur Pavie, et de là sur Milan. Les arsenaux de celle dernière ville lui fournirent les armes et les équipages qui lui manquaient. Puis il conlinua sa roule par Plaisance, Parme, et déboucha dans la Lunigiane : on appelle ainsi celle portion de l'Italie resserrée entre l'Apennin et la mer de Toscane, depuis Gênes jusqu'à l'ise, sur une largeur qui ne passe jamais deux lieues 1. Ludovic avail suivi le roi jusqu'à Plaisance; mais il était retourné à à Milan, au bruit de la mort de son neveu Jean Galéas, qui venait d'expirer dans le château de Pavie. La rumeur publique attribuait la mort du jeune duc au crime de son oucle : l.u,dpvic n'en fut pas moins reconnu par le Sénat, au préjudice du fils de Galéas. Il publia les lettres d'investiture que Maximilien lui avait envoyées du vivant même de son neveu, et, à partir de ce moment, il prit le litre et les armes de duc de Milan 1.

L'armée française continuait sa marche à travers la Lunigiane. Le pape et Pierre de Médicis s'étaient engagés à fermer la Toscane à Charles VIII. Mais Alexandre VI avait à réprimer de nouvelles révol-

(1) Sismondi, chap. XCIII. (2) Fr. Guicciardini, lib. I .


tes dans ses états : les Colonna s'étaient déclarés pour les Français, et s'étaient retranchés dans Ostie. Le pape, au lieu d'envoyer des troupes en Toscane, fut réduit à rappeler celles qu'il avait en Romagne. Quant à Pierre de Médicis, il ne savait comment résister au mouvement populaire qui commençait à se déclarer dans Florence. C'était là surtout qu'à l'approche des Français, le peuple d'Italie, selon l'expression de Comines, commençait à prendre coeur, désirant nouvelletés. Savonarole représentait Charles VIII comme l'envoyé de Dieu, connue destiné à réformer l'Eglise par l'épée cl à châtier les tyrans d'Italie, et il le saluait d'avance vainqueur. Pierre de Médicis, désespérant de résister aux Français, fit nommer une ambassade à la tête de laquelle il alla trouver le roi de France à Pontremoli. Il rompit les engagements qu'il avait contractés avec le roi de Naples, et offrit à Charles VIII un passage libre à travers le territoire de la république. Le roi exigea la remise de toutes les places de la Toscane, à commencer par Sarzane qui était la clef du pays : Pierre y consentit. De retour à Florence, il y fut reçu comme un traître : la Seigneurie lui ferma ses portes. S'il eût voulu résister aux Français, il n'aurait pas été mieux traité. En vain ses serviteurs allaient par la ville, répétant le cri d'armes de sa famille, jadis si cher à la


populace, palle ! palle ! en vain il essaya, en jetant de l'argent au peuple, de soulever les artisans en sa faveur 1 ; le peuple et les grands, tout était contre lui ; il fut réduit à quitter la ville, et une révolution s'accomplit à Florence avant l'arrivée des Français.

La Seigneurie proscrivit les Médicis, rappela les exilés, et rétablit dans leurs droits les familles privées de leurs honneurs depuis soixante ans. On envoya au roi, qui venait d'entrer à Pise, une nouvelle ambassade dont Savonarolo était l'orateur : « Viens avec confiance, lui dit-il, viens joyeux et triomphant ; car celui qui t'envoie est celui-là même qui pour le salut du monde a triomphé sur la croix. » Et il ajoutait : «sois miséricordieux partout, mais surtout à Florence. » Charles promit qu'il arrangerait tout à la satisfaction des Florentins. Mais les Pisans, qui étaient depuis quatre-vingt-sept ans sous la domination de Florence, avaient accueilli les Français comme des libérateurs. Le roi avait dit aux habitants de Pise qu'il sérait heureux de les voir rendus à la liberté 1, et la ville n'en avait pas demandé davantage pour se déclarer indépendante. Aussi, quand Charles VIII

(1) Sismondi, chap. XCIII.

(2) Pauli Jovii historia sui temporis, lib. I.


entra dans Florence, il trouva les esprits fort mal disposés en sa faveur. Il voulut parler en maître, et il songeait même à rappeler les Médicis ; mais les Florentins menaçaient de se soulever : « Sonnez vos trompettes, disaient-ils, nous sonnerons nos cloches.» Le roi se radoucit, se contenta d'un subside de cent vingt mille ducats, et poursuivit sa route. Pour soumettre et surtout pour garder l'Italie, il fullait quelque chose de cet esprit politique que Charlemagne avait jadis porté au plus haut point, et que dans ces derniers temps Napoléon joignit à l'esprit guerrier. Charles VIII était presque entièrement étranger à la science de gouverner les hommes: aussi était-il impuissant à concilier ces intérêts, ces passions opposées qui éclataient sur son passage ; et toutes ces factions qui l'avaient appelé devaient plus lard se réunit contre lui.

Charles VIII alla de Florence à Sienne, où il laissa une garnison , et il entra sur les terres de l'Eglise au commencement du mois de décembre. Aussitôt que les Français parurent sur les bords du Tibre, ils eurent pour auxiliaires les grands feudataires de l'Etat Romain, soulevés contre le pontife. Trois cardinaux, Sforza, Colonna et Julien de la Rovère étaient à la tête du parti français. Alexandre VI, qui ne pouvait maintenir l'ordre dans ses


domaines, se hâta d'envoyer une ambassade au roi de France. Mais bientôt, rassuré par l'arrivée d'une armée Napolitaine, il suspend les négociations, et fait arrêter les envoyés français qui venaient parlementer avec lui. Les Napolitains sont battus ; Charles entre dans Rome le 31 décembre. Le peuple admire l'artillerie française, qui faisait envie à l'Europe ; et le pape, qui voit avec effroi ces canons braqués contre le château Saint-Ange, où il s'est retiré, signe un traité qu'il a déjà rompu dans son coeur (11 janvier 1495). Le pontife s'engageait à remettre au roi trois forteresses de l'Etat Romain, à lui donner en otage César Borgia son fils, et à lui livrer le frère de Bajazeth, Gem, dont Charles VIII voulait se servir pour exciter un soulèvement parmi les Turcs 1. Ce malheureux prince mourut peu de temps après à Capoue, à la suite de l'armée française. On a dit qu'il avait été livré au roi déjà empoisonné, et que le pape avait rendu ce service au sultan moyennant trois cent mille ducats 2. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'A-(I)

qu'A-(I) de l'empire d'Orient, André Paléologue, neveu du dernier empereur, avait cédé tous ses droits à Charles VIII, moyennant une pension de 4,300 ducats. Cet acte, conclu à Rome le 6 septembre 1494, se trouve dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. XVII, p. 544. (2) Le Diariam de Jean Burchard, protonotaire du Siège


lexandre VI était capable d'un ici crime : le meurtre ne lui coûtait pas plus que le parjure ; et, dans le moment même où il traitait avec Charles VIII, il négociait secrètement avec l'Espagne contre la France.

Après avoir passé près d'un mois à Rome 1, le roi se mit en marche vers le royaume de Naples. Déjà il avait fait partir en avant deux corps d'armée qui devaient entrer l'un par les Abruzzes, l'autre par la terre de Labour. Lui-même il partit, le 23 janvier, avec les soldats d'élite qu'il s'était réservés. Mais à peine arrivé à Velletri, il apprit

apostolique, renferme de curieux détails sur le séjour des Français à Rome, et sur les rapports de Charles VIII avec le pape. C'est là qu'on trouve la fameuse lettre où Bajazeth promet à Alexandre VI la somme de trois cent mille ducats, s'il consent à aider son frère Gem à sortir le plus tôt possible des misères de celte vie.

(I) Tout le temps que CharlesVIII resta dans Rome, l'autorité temporelle du pape y fut entièrement suspendue. La justice était administrée par les officiers du rot et non par les officiers pontificaux; les arrêts étaient rendus et publics au nom du loi. Charles VIII protesta solennellement de son respect pour l'autorité spirituelle du pape; mais, pendant la cérémonie, la tenue insolente des Français força tous les cardinaux à se presser en foule autour du trône pontifical. « Accessorunt ad solium pontificis omnes cardinales cum confusione, propter Gallorum impetum et insolentiam. » (Burchardi Diarium.)


que le cardinal de Valence, César Borgia, avait pris la fuite, et que le pape refusait de livrer Spolète, comme il s'y était engagé. En même temps l'ambassadeur d'Espagne qui accompagnait l'armée française, don Antonio de Fonseca, déchirant le traité de Barcelone, déclara que Sa Majesté Catholique ne laisserait pas le roi de France détrôner à Naples un prince de la maison d'Aragon. Malgré ces trahisons, qui présageaient une coalition prochaine, les Français poursuivirent leur marche, et leur artillerie les rendit bientôt maîtres de tous les châteaux-forts qui se trouvaient sur leur passage.

La terreur précédait Charles VIII. Alphonse II, ne se sentant pas la force de lutter contre les événements qui se préparaient, avait abdiqué le jour même où le roi de France partit de Rome ; il s'était retiré dans une petite ville de Sicile, où il mourut au moment de passer en Espagne pour y prendre l'habit monastique 1. Ferdinand II, son fils, après avoir pris possession de la couronne, était prêt à se défendre avec courage. Pour se concilier la noblesse , il avait commencé par rendre la liberté à tous les prisonniers d'état retenus par son père. Mais déjà, dans la plupart des provinces, les gen-

(1) Comines, Chroniques de Charles VIII, chap. XVII.


tilshommes avaient arboré l'étendard de la France. Charles VIII franchit en vainqueur les défilés de San-Germano et de Cancello ; il passa rapidement, le Garillan, le Vulturne. Plusieurs chefs de condottieri, entre autres le Milanais Trivulzio, négocièrent pour leur compte, et se mirent au service du roi de France. Un mouvement populaire éclata dans la capitale : Ferdinand, vendu aux Français, allait leur être livré ; il fut réduit à se réfugier dans l'île d'ischia, tandis que Charles VIII entrait dans Naples, et foudroyait de son artillerie 1 les deux forteresses qui défendaient la place 2.

(I) Que pouvaient faire les lourds canons italiens contre l'artillerie française, si perfectionnée sous Louis XI, avec ses boulets de fer, ses pièces toutes de bronze et de plusieurs calibres, attelées de chevaux lestes et nerveux, manoeuvrant aussi vite que l'infanterie et tirant à coups redoublés. (M. Ph. de Ségur, Hist. de Charles VIII, liv. V.)

(2) Les Français n'avaient mis que quatre mois et dix-neuf jours à traverser l'Italie, depuis Asti jusqu'à Naples. Alexandre VI disait qu'ils étaient venus avec des esperons de bois et la craie à la main, parce que les fourriers allaient en avant marquant les logements avec de la craie, et que les gendarmes, pour ne point se fatiguer du poids de leur armure, s'avançaient à cheval en reste du matin, et les pieds dans des pantoufles auxquelles ils adaptaient une petite broche de bois en guise d'éperons. (Comines, Chroniques de Charles VIII, chap. XVII.)


Les Turcs tremblèrent, de l'autre coté de l'Adriatique, en voyant partout les drapeaux français arborés sur les remparts des tilles napolitaines ; ils désertèrent presque toutes les villes de la côte. Les Grecs au contraire se bâtaient d'acheter des armes, et se préparaient à égorger leurs tyrans. L'archevêque de Durazzo dirigeait le mouvement avec Constantin Arianites, oncle de la marquise de Montferrat, chez laquelle Charles VIII l'avait rencontré à Casal. Constantin prétendait avoir des droits aux royaumes de Thessalonique et de Servie". Il vint à Venise, ainsi que l'archevêque, se concerter avec Philippe de Connues, qui représentait le roi de France auprès de la république. De là ils agitaient toutes les côtes de l'Albanie. Mais Venise voyait déjà avec inquiétude les progrès des Français en Italie. Les Vénitiens, dont le commerce était devenu tributaire des Turcs, firent arrêter l'archevèque de Durazzo, au moment où il partait pour l'Epire sur un vaisseau chargé d'armes et de munitions. Ils envoyèrent ses papiers à Bajazeth : quelques milliers de Grecs furent immolés , et ce fut là tout le résultat de cette glo-

(1) Benvenuto di Sancto Georgio, Hist. Montisferr. ap. Sismondi, chap. XCIV.


rieuse expédition que Charles VIII devait accomplir en Orient

A Naples, tous les grands du royaume étaient venus se presser autour du monarque français, Ils avaient espéré de l'héritier de la maison d'Anjou la restitution de leurs biens confisqués et de leurs privilèges abolis. Mais Charles VIII ne se crut point enchaîné par les promesses qu'il avait faites aux barons napolitains : il suivit la politique de la France, qui consistait à ménager le peuple et à combattre la féodalité. En même temps qu'il diminuait les impôts de plus de deux cent mille ducats, pour les réduire à ce qu'ils étaient au temps des rois angevius 1, il rendait une ordonnance qui maintenait les nouveaux acquéreurs dans les possessions confisquées, et qui leur promettait main-forte pour les y rétablir, s'ils en avaient été violemment dépouillés. Au reste, on ne saurait faire honneur à Charles VIII d'un système arrêté de politique : les fiefs et les offices qu'il refusait a ux seigneurs napolitains, il les prodiguait-au hasard à quelques courtisans 3, et la

(I) Comines ; Chron, de Charles VIII, chap. XX. (2) Guicciardini, lib. II.

Angevins que les Aragonais. (Comines, Chroniques de Charles VIII, chap. XX.)


seule pensée dont il parût préoccupé, c'était de se livrer au plaisir dans la capitale de son nouveau royaume. L'exemple du prince est contagieux : bientôt l'armée entière céda, comme son chef, à cet enivrant climat de la Campanie, si funeste dans tous les temps aux armées victorieuses.

Mais tandis que Charles VIII s'endormait ainsi au sud de l'Italie, l'horizon du nord s'assombrissait. L'aristocratique Venise était un foyer d'intrigues contre la France. C'était là que la plupart des puissances de l'Europe conspiraient contre Charles VIII, sous les yeux même de son ambassadeur. Venise ne pouvait souffrir en Italie d'autre prépondérance que la sienne. LudovieSforza commençait à redouter sérieusement le duc d'Orléans, qui ne s'était point engagé avec Charles VIII dans l'intérieur de la péninsule, et qui ne prenait plus la peine de dissimuler ses prétentions au duché de Milan. La parole de Savonarole retenait encore la république de Florence dansl'alliance française; mais le pape était toujours prêt à se réunir aux ennemis de Charles VIII, qui avait traité avec les grands vassaux de l'Etat Romain. Ferdinand-le-Catholique soutenait la maison d'Aragon dans le royaume de Naples ; et Maximilien, animé contre Charles VIII par des ressentiments particuliers,


craignait de livrer à la France la suzeraineté de l'Italie.

La ligne fût conclue, dit Connues, un soir, bien tard. C'était le 31 mars 1495. Le lendemain, de bon matin, le doge manda l'ambassadeur français : « Il m'apprit, continue Comines, qu'en l'honneur de la Saincte-Trinité ils avaient conclu ligue avec notre sainct père le pape, le roi des Romains, le roi de Castille et le duc de Milan , à trois lins : la première, pour défendre la chrétienté contre le Turc ; la seconde, à la défense de l'Italie, la tierce, à la préservation de leurs états, et que je le feisse savoir au roi 1. » lit au moment où Comines recevait cette déclaration, les hostilités étaient sur le point d'éclater. Ferdinand et Isabelle avaient envoyé en Sicile une armée commandée par Gon-zalvede Cordoue, et destinée à rétablir sur le trône de Naples la dynastie aragonaise. lin même temps une flotte vénitienne devait attaquer les villes napolitaines baignées par la mer Adriatique. Ludovic Sforza se chargeait d'assiéger Asti et d'en chasser Je due d'Orléans, tandis que Maximilien et Ferdinand-le-Catholique attaqueraient la frontière de France sur plusieurs points opposés. Enfin, Baja(I)

Baja(I) Chroniques de Charles VIII, chap. XXIII.


zeth offrait aux Vénitiens de les seconder de toutes ses forces, par terre et par mer, contre les Français. Les Turcs semblaient menacés par le premier article du traité; mais au fond leur ambassadeur était d'accord avec les puissances alliées, et l'Europe entière était conjurée contre la France.

Charles VIII fut averti; mais il était trop tard. Après s'être fait couronner roi de Naples, dans l'église de Saint-Janvier, et avoir prêté serment de gouverner et entretenir les Napolitains en leurs droits, libertés et franchises 1, il reprit son chemin vers la France, le 20 mai 1495. Il avait donné le titre de vice-roi à Gilbert de Montpensier, de la maison de Bourbon, bon chevalier, dit Comines, hardy, mais peu sage : il ne se levoit qu'il ne fust midi 1. D'Aubigny, nommé connétable du royaume, avait le commandement de la Calabre : c'était à lui que les Italiens donnaient le premier rang parmi les généraux de l'armée française. Charles VIII avait laissé à ses lieutenants une partie de son infanterie, huit cents lances françaises et environ cinq cents hommes d'armes italiens. Mais avant même que le roi n'eût quitté Naples, Ferdi(I)

Ferdi(I) Delavigne, Journal de Charles VIII. (1) Comine. chap. XXIV.


nand était revenu de Sicile avec les Espagnols, et avait repris possession de Reggio. Le château de cette ville ne s'était jamais rendu aux Français. En même temps Frédéric, oncle de Ferdinand, occupait la ville de Brindes ; et la flotte vénitienne commençait à porter le ravage sur les côtes de la Pouille, occupées par les Français 1.

Le Ier juin, Charles VIII était à Rome avec le reste de son armée. Alexandre VI s'était enfui à son approche. Le roi consentit à lui rendre Terracine et Civita-Vechia ; mais il garda Ostie, qu'il laissa plus tard au cardinal de la Rovère. Il cherchait encore à ménager le pape ; mais ses soldats, plus irrités que lui, dévastaient partout le territoire de l'Eglise : Paul Jove a raconté le pillage et les massacres de Toscanella 1. A Sienne, le roi rencontra Philippe de Comines, qui ne pouvait plus rester à Venise depuis que cette république s'était déclarée contre la France. Charles VIII ne voulait pas croire aux dangers qui le menaçaient. Il me demanda en riant, dit Comines, si les Vénitiens envoyaient audevant de lui, car toute sa compagnie étoient jeunes gens, et ne croyoient point qu'il fust autres

(1) Guicciardini, lib. II. (2) Pauli Jovii lib. II.


gens qui portassent armes 1. Comines montra au roi la réalité du péril, et l'engagea à ne pas s'arrêter longtemps dans la ville de Sienne. Charles VIII y passa six jours, et y laissa trois cents hommes de garnison pour complaire à un de ses parents, le seigneur de Ligny, (qui s'était mis à la tête du parti populaire et qui espérait devenir le chef de la république 2. Le roi perdit aussi quatre ou cinq jours à Pise, et affaiblit son année, déjà si faible, en laissant une garnison dans cette ville, ainsi que dans quelques autres forteresses de la Toscane.

Florence commençait à être mal disposée pour les Français, qui avaient pris l'indépendance de Pise sous leur protection. Charles VIII n'avait pas jugé à propos de repasser par Florence, et Savonarole, qui était venu à sa rencontre à Poggibonzi, entre Sienne et Pise, avait reproché au roi de France de n'avoir pas réformé l'Église et châtié les tyrans ; il l'avait surtout accusé de garder les villes qui appartenaient aux Florentins, et, de ce ton prophétique qu'il prenait avec les rois comme avec les peuples, il avait menacé Charles VIII de la colère du ciel et d'un châtiment prochain. Déjà les hostilités avaient commencé en Lombardie. Jus-

(1) Comines, chap. XXV.

(2) Comines, loc. cit. — Guicciardini, lib. II.


qu'à la conclusion de la ligue, le duc d'Orléans s'était tenu renfermé dans Asti ; il avait fait taire son ambition personnelle, et, docile aux instructions du roi, il n'avait rien entrepris contre le Milanais. Mais, quand les puissances se furent confédérées contre la France, il n'attendit pas qu'on vint l'assiéger dans Asti : il surprit la ville de Novarre, et jeta la terreur jusque dans Milan. Ludovic en appela à ses alliés. On accusa les Français d'avoir donné le signal de la guerre contre des États qui ne s'étaient unis que pour se défendre. Le duc d'Orléans fut bientôt cerné dans Novarre, et l'armée de la ligue s'apprêta à disputer à Charles VIII le passage des fleuves de la Lombardie.

Le roi n'en allait pas plus vite : partout il s'arrêtait pour accepter des fêtes 1, et, la veille d'un combat qui pouvait anéantir son armée, il s'enivrait encore des voluptés de l'Italie. Arrivé à Pontremoli, au pied de l'Apennin , il consentit à se séparer d'une partie de ses troupes, quand il avait tant besoin de les réunir autour de lui. Le comte de Bresse se rendit dans l'état de Gênes, pour y exciter un soulèvement en faveur des Français ; mais cette expédition n'eut aucun succès , et la

(I) André Delavigne, Journal de Charles VIII.


flotte française, qui l'avait secondée, fut vaincue dans le golfe de Rapallo, où l'année précédente elle avait été victorieuse 1. L'artillerie du roi gravit péniblement les hauteurs de l'Appennin, et bientôt dans ces plaines qu'arrosent le Pô et ses affluents parut l'armée des confédérés, qui s'élevait à quarante mille hommes. Charles VIII n'avait à lui en opposer que neuf mille.

Les deux armées étaient campées sur la rive droite du Taro, près du bourg de Fornovo. D'après l'ordre du roi, des négociations avaient été entamées par Connues, mais sans aucun résultat. Dans la nuit du 5 au 6 juillet, le désordre des éléments sembla présager le choc des deux armées. Le Taro, grossi par les orages, roulait dans ses flots d'énormes quartiers de rochers, et la foudre retentissait au loin dans les gorges de l'Apennin 2. Le lendemain, labalaille s'engagea. Les Français puisèrent une force invincible dans leur situation désespérée. Le toi lui-même était au plus fort de la mêlée, et sa noblesse se pressait à l'envi autour de lui. L'armée alliée, commandée par le marquis de Mail loue, François de Gonzague, avait trop

(I) Agost. Giustiniani, Annali di Genova, ap. Sismondi, chap. XCVI.

(2) Comines, chap. XXXI.


compté sur la supériorité du nombre. Les Stradio-tes, ces troupes légères que Venise tirait de la Grèce, au lieu dé combattre les Français, s'amusèrent à piller leurs bagages. Charles VIII, résigné à tout perdre hors l'honneur de la journée, fut vainqueur d'une armée quatre fois plus nombreuse que la sienne. De l'aveu des historiens de l'Italie, les alliés laissèrent plus de trois mille morts sur le champ de bataille ; les Français avaient à peine perdu deux cents hommes

Le passage était gagné, mais l'Italie était perdue. Le lendemain de la bataille de Fornovo, Ferdinand, déjà maître de Reggio depuis le départ de Charles VIII, rentra dans Naples aux acclamations du peuple, et les Français se réfugièrent dans les deux châteaux qui commandaient la ville. En même temps le duc d'Orléans était assiégé dans Novarre par Ludovic Sforza, et les débris de l'armée vaincue à Fornovo étaient venus se joindre aux assiégeants. Après la bataille, Charles VIII s'était dirigé sur Plaisance, et de là sur Asti, partout bien accueilli par les Guelfes, grâce à l'influence que Trivulzio exerçait sur ce parti 2. Lorsqu'il fut arrivé à Asti, il reçut un message du

(1) Guicciardini, lib. II. (2) Guicciardini, loe. cit.


duc d'Orléans, qui demandait du secours ; mais, pressé de revenir en France, il se contenta d'envoyer en Suisse le bailli de Dijon, pour y lever cinq mille soldats et les conduire devant Novarre. Alors ce fut un mouvement général dans toutes les vallées de l'Helvétie : parmi les hommes en état do porter les armes, c'était à qui s'enrôlerait sous les bannières de la France, et les tribus entières, jusqu'aux femmes et aux petits enfants, voulaient déserter leurs montagnes pour descendre en Italie

Quand les Suisses arrivèrent, le duc d'Orléans avait évacué Novarre, et, le 10 octobre suivant, un traité fut conclu à Verceil entre Charles VIII et Ludovic Sforza. Novarre était rendue au duc de Milan ; Cènes lui restait aussi, mais comme fief de la France. Le roi pouvait continuer dans le port de Gènes ses armements contre Naples, et Ludovic promettait de renoncer à l'alliance de Ferdinand. Ce traité conclu, Charles 8 repassa les Alpes. Le 37 octobre il était à Grenoble 2 ; il se flattait encore de conserver le royaume de Naples; mais il le perdit aussi vite qu'il l'avait gagné. Les

(1) Comines, chap. XLII.

(2) André Delavigne, Journal de l'expédition de Charles VIII.


Français furent obligés d'abandonner les deux châteaux, où ils s'étaient retirés quand Ferdinand était rentré dans sa capitale. Le comte de Montpensier, apres avoir capitulé dans Atella , mourut d'une maladie contagieuse avec la plupart de ses compagnons. D'Anbigny, plus heureux, revint en France avec line poignée de soldats exténués de fatigues, mais rapportant leurs enseignes 1; et prêts à montrer à leurs compatriotes lé chemin de l'Italie.

La rètéaite dés FhtnçdiS livrait là Péninsule à ses propres divisions et à l'ambition dè l'empt^ reur. Florence faisait la giferre à Pisé ; le pape à Ses barons révoltés et aux villes libres de l'État romain; Venise, jalouse dé Florence, prit fait et cause en faveur de Pise. Ludovic Sforza, qui était contraire à Florence, mais qui se défiait des Vénitiens, engagea Maximilien à venir reprendre à Milan la Couronné de fer dès anciens rois lombards. L'empereur lie demandait pas mieux : il voulait même pousser jusqu'à Rome, pour y recevoir des mains du pape la couronné impériale. Mais, pour dominer l'Italie entière, pour contenir le parti guelfe qui Comptait toujours sur la France, il fallait une armée, et la Diète germanique, ce frein du pouvoir impérial, était avare d'hommes

(1) Comines, chap. XLVI.


et d'argent. Maximilien vint enfin (1496) : quoiqu'il n'eût avec lui qu'un petit nombre de soldats, environ quinze cents hommes d'infanterie et trois cents chevaux, il osa parler en maître; à peine arrivé à Gênes, il somma les Florentins de s'unir aux autres États de l'Italie, et de soumettre leur querelle avec les Pisans à l'arbitrage de l'empereur 1. La république refusa : Maximilien se rendit à Pise avec son armée, sur une flotte que Ludovic avait fait préparer. A son arrivée, l'écusson de marbre aux fleurs de lys d'or qui avait été élevé sur le pont en l'honneur de Charles VIII, fut précipité dans l'Arno et fit place aux armes de l'empereur. Ce prince alla bientôt mettre le siège devint Livourne, où les Florentins entretenaient une nombreuse garnison. La ville allait céder, quand tout à coup on aperçut une flotte française qui s'approchait du port. Cette flotte, chargée de vivres et de soldats, arriva fort à propos pour ravitailler la place: c'était le secours divin promis par Savo-narole. La flotte ennemie fut abîmée par la tempête, et Maximilien ramena son armée à Pise, déclarant qu'il ne pouvait faire la guerre en même temps à Dieu et aux hommes. Bientôt l'empereur

(1) Machiavel, Fragments historiques, faisant suite à l'Histoire de Florence.


repassa les monts, méprisé des Italiens, et abandonnai) t la Péninsule aux discordes qui la déchiraient 1.

Florence n'avait pas encore réduit la ville de Lise ; mais elle triomphait d'avoir pu lutter à la fois contre Venise, Milan et l'empereur, Le gouvernement républicain, qui s'était relevé à l'expulsion des Médicis, se développait chaque jour davantage. Depuis le Ier juillet 1495, c'était le grand conseil qui nommait tous les magistrats; et cette assemblée s'accrut de dix-huit cents citoyens, qui prouvèrent que leurs ancêtres avaient joui des droits politiques. L'âge légal pour être admis au conseil fut abaissé de trente ans à vingt-quatre, et il fut décidé que l'assemblée ne pourrait délibérer s'il n'y avait au moins mille membres présents 2.

Les gouvernements de l'Italie, qui travaillaient tous à détruire les anciennes libertés, ne pouvaient voir sans ombrage ce qui se passait à Florence : ils conspirèrent pour y faire rentrer les Médicis et le pouvoir absolu. Les circonstances étaient favorables : la France qui venait d'échouer dans une nouvelle tentative sur Gênes, avait signé une trève avec la ligue italienne, en même temps qu'avec

(I) Machiavel, Fragments histor. — Sismondi, chap. XCVIII. (2) Jacopo Nardi, Istoria Florent., lib. II.


l'Espagne. Le nouveau roi de Naples, Frédéric, successeur de son neveu Ferdinand II, était parvenu à rétablir la paix dans ses Etats, en réconciliant la noblesse avec la dynastie d'Aragon. Pierre de Médicis crut aussi pouvoir triompher de ses ennemis dans Florence. Il était soutenu par les Vénitiens, qui, pour prix de leur intervention, espéraient obtenir la ville de Pise et enchaîner Florence à leur politique 1. Il entra sur le territoire de la république, publiant partout sur son passage qu'il ne venait pas en ennemi, mais en citoyen, qu'il voulait donner du pain à ceux qui en manquaient, et arracher la république aux hommes dont la désastreuse politique entretenait la guerre et la famine. La Seigneurie, dit Machiavel, craignait qu'il ne fut rappelé par le peuple 2 ; ce qui prouve que la dernière révolution n'était au fond qu'une restauration aristocratique. Pierre, qui avait compté sur un soulèvement populaire, trouva les portes de la ville bien gardées, et fut réduit à tourner bride en maudissant la lâcheté de ceux qui l'avaient appelé.

La Seigneurie voulut faire un exemple sur les amis des Médicis : elle fit arrêter le dernier gonfa-

(1) Machiavel, Fragments historiques.

(2) Machiavel, loc.cit.


lonier, Bernard del Nero, et quatre dés premiers citoyens, accusés d'avoir conspiré le retour du tyran. L'affaire fut examinée par une commission extraordinaire de nobles et de magistrats. Les accusés lurent renvoyés devant le tribunal dés Huit et condamnés à mort Une loi récemment portée donnait à tout citoyen condamné le droit d'en appeler au grand conseil. Bernard del Nero en appela, ainsi que les autres condamnés ; mais on prétendit que l'absolution , si èllë hvalt liètl, compromettrait la sureté de l'État, que les lois mêmes permettaient en certains cas dé mettre les lois en oubli. En vain les parents et les amis des condamnés se jetèrent en pleurant aux pieds des magistrats et dé Savonarole, encore tout-puissant dans la ville : le dominicain fouta aux pieds la loi qu'il avait faite ; l'appel fut refusé, et là sentence exécutée dans là nuit même qui suivit le jugement 1.

Depuis ce moment, le crédit dé Savonarole ne fit plus que baisser dans la ville. Il préchait toujours publiquement que le roi de France reviendrait en Italie, pour réformer l'Église et rétablir la liberté. Il écrivit même plusieurs fois & Charles VIII, le pressant d'accomplir la mission que

(1) Guicciardini, lib. III


bien lui avait donnée 1. Mais le roi n'arrivait pas : il était occupé à rétablir l'ordre dans ses finances. Savonarole fut traité de faux prophète ; le pape l'accusait d'hérésie, cl la Seigneurie, abandonnée de la France, avait besoin de ménager la cour dé Rome. Savonarole déclara qu'il était prêt à rétracter dans ses paroles ou dans ses écrits tout ce qui avait pu déplaire au pontife 2. Cependant une sourde rumeur s'élevait dans Florence contre cet homme, écouté jadis avec tant d'enthousiasme. Un moine d'une communauté rivale, un franciscain ; proposa de prouver par le feu que Savonarole était un imposteur. Un des disciples du réformateur accepta le défi, et, le 7 avril 1498, un bûcher fut dressé sur la place du palais. On accourut à ce spectcle non-seulement de toutes les parties de la ville, mais des campagnes cl des cités voisines. La place, les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons, tout était rempli de spectateurs. Mais, au moment fatal, le courage parut faillir au champion de Savonarole : il déclara qu'il n'entre-

{1) Comîncs, chap. LI.

(2) On lit dans une lettre de Savonarole à Alexandre VI, datée du 20 septembre 1497 : Dignetur Sanctitas vestra mihi significare quid ex omnibus quae seripsi vel dixi stl revocandum et ego id libentissime faciain.


rait dans le bûcher que l'hostie à la main. Le franciscain s'y opposa, ainsi que les magistrats qui avaient réglé les conditions du combat. Ils craignaient que la foi chrétienne ne fût compromise dans l'esprit des peuples, si l'hostie sainte venait à brûler avec celui qui la portait. La pluie survint: en éteignant le bûcher, elle termina la dispute, et l'épreuve n'eut pas lieu 1.

Le lendemain, on entendit retentir dans la ville les cris : aux armes ! à Saint-Marc ! Le peuple, soulevé par les franciscains et par les ennemis politiques de Savonarole, alla saisir le dominicain dans le couvent de Saint-Marc, où il s'était réfugié. Les magistrats, qui voulaient le sauver, lui avaient ordonné de sortir de la ville; mais il avait voulu braver le péril. Il fut arrêté et livré au tribunal des Huit, auquel s'adjoignirent deux commissaires ecclésiastiques, envoyés par le pape Alexandre VI. Il avoua dans les tortures que sa science de l'avenir lui venait des lumières naturelles, et non, comme il s'en était vanté, de la révélation immédiate de l'Esprit-Saint 2. Il fut con-(I)

con-(I) lib, III. — Job. Burchardi Diarium. (2) Bayle, après avoir discuté les principales circonstances du procès de Savonarole, ajonte cette réflexion : « Je ne sais si les juges carent connaissance des lettres que Savonarole avait écrites à Charles VIII pour l'exhorter à revenir en Italie et à


damné à être brûlé vif avec deux de ses disciples. Quand on lui lut la sentence par laquelle il était retranché de l'Eglise: De la militante ! s'écria-t-il. Le courage de sa mort confirma celui de ses paroles (23 mai 1498). Ses cendres furent jetées dans l'Arno; mais quelques parcelles de son corps, dérobées aux flammes par les soldats qui gardaient la place, furent conservées à Florence comme de saintes reliques 1.

Quelques torts qu'on put reprocher à Savonarole, son nom resta dans le peuple comme un emblème de réforme religieuse et de liberté politique. Pour accomplir cette réforme et pour fonder cette liberté, le dominicain avait compté sur la France jusqu'au dernier moment; mais Charles VIII l'avait précédé de six semaines dans le tombeau. Le jeune roi, après avoir signalé la fin de son règne par de sages réformes et d'utiles établissements 2,

réformer l'Eglise par l'épée. Ils auraient eu la un sujet valable de le condamner pour crime (l'état. » ( Dictionn. hist. et crit., art Savonarole.)

(I) Corporum absumptorum cineres quoscumque potuerunt in unum redactos plaustrisque delatos, in Arni fluvium injecerunt Ex incendie superfuère nonnulla, quse cautè rapta religiosèque servata sunt. (Francise. Picus in Vità Savonarolae. )

(2) Charles VIII régla les attributions du grand conseil, et


mourut sans postérité, laissant à son cousin Louis d'Orléans le trône de France, la main d'Anne de Bretagne et l'espoir de conquérir l'Italie.

le rendit sédentaire. Il fit recueillir les registres de U chambre des comptes, en même temps qu'il faisait exécuter l'ordonnance de Charles VII relative à la rédaction des coutumes. Il fonda le parlement de Bretagne. Il travailla à réformer les abus de l'ordre de Saint-Benoît et de plusieurs autres ordres religieux. Il voulait s'opposer au cumul des bénéfices. Il est même le premier de nos rois qui ait eu la pensée de soumettre à l'impôt les bonnes villes franches, les grands personnages et les cours souveraines. Mais la volonté royale, qui voulait le bien du peuple, échoua contre les réclamations des privilégiés.


CHAPITRE II.

Premières expéditions de Louis XII en Italie. — Son alliance avec les Borgia. — Avénement de Jules II.

Louis XII commença son règne comme Charles VIII avait fini le sien, par des réformes législatives et judiciaires. Il diminua les impôts d'un dixième, réprima la licence des gens de guerre, et assura, par de sévères ordonnances, la bonne administration de la justice*. Mais à peine eut-il pourvu à l'ordre intérieur de ses États, qu'il se prépara à passer les Alpes et à tenter à son tour la conquête de l'Italie. Il se proposait de faire valoir à la fois les droits de la couronne de France sur le royaume de Naples et ses droits personnels sur le duché de Milan. Tous ces droits avaient été reconnus sans difficulté par le parlement de Paris, et au litre de roi de France Louis XII avait ajouté ceux de duc de Milan et de roi des Deux-Siciles et de Jérusalem 1.

(1) Ordonnances de 1498 et 1499.

(2) Belcarii Comment. rer. Gallic., lib. VIII,


La discorde, qui agitait toujours l'Italie, était favorable aux projets du nouveau roi. Venise était jalouse de Milan ; le pape avait besoin d'un appui contre les seigneurs de la Romagne. Le favori de Louis XII, Georges d'Amboise, archevêque de Rouen , reçut le chapeau de cardinal. Bientôt César Borgia , qui avait renoncé à la pourpre romaine en plein consistoire, vint en France chargé des pouvoirs d'Alexandre VI. Il apportait la bulle pontificale qui annulait le premier mariage de Louis XII avec Jeanne de France : il reçut du roi le duché de Valence en Dauphiné, et prit le litre de duc de Valentinois, au lieu de celui de cardinal évéque de Valence, en Espagne, qu'il avait porté jusqu'alors 2. Quelque temps après, Borgia resserra les liens qui rattachaient au parti français, en épousant Charlotte d'Albret, soeur du roi de Navarre 2 .

Louis XII, plus prudent que Charles VIII, négociait avant de combattre: il voulait prévenir les coalitions qui avaient enlevé à son prédécesseur le fruit de ses conquêtes en Italie. Après avoir traité avec le pape, il traita avec les Vénitiens : par le traitété de Blois (15 avril 1499), la république reconnut

(I) Sismondi, Hist. des républ. italiennes, chap. XCIX.

(2) Guicciardini, lib. II.


les droits de Louis XII sur le duché de Milan. Elle s'engagea à fournir au roi quinze cents chevaux et quatre mille fantassins. En outre, les Vénitiens devaient envahir le Milanais par l'est, au moment où l'armée française l'envahirait par la frontière opposée. 1 Il était bien entendu qu'ils auraient leur part de la conquête : Louis XII consentait à leur abandonner Crémone et la Ghiara-d'Adda, jusqu'à quatre-vingts pieds de distance de la rivière. Ainsi le Milanais était déjà partagé entre le roi de France, et la république de Venise.

C'était à l'Empire qu'il appartenait de lutter contre l'influence française dans le nord de l'Italie. Ludovic comptait sur l'appui de Maximilien ; mais l'empreur épuisait ses forces dans une guerre meurtrière contre les Suisses et les Grisons 1. Ludovic tourna ses regards vers les Turcs : il s'efforça d'effrayer i Bajazeth de celle alliance imprévue, entre la France et les Vénitiens. Le sultan com-

(1) A la bataille de Malserharde, dans le Tyrol, les retranchements autrichiens furent emportés par les Grisons. Benoit Fontana était monté le premier à l'assaut ; blessé a mort, il

s'écria : « A l'oeuvre, confédérés ! que ma chute ne vous arrête , pas ! qu'importe un homme de moins ? sauvez aujourd'hui vos ligues indépendantes et la liberté de vos montagnes. Si vous tombez vaincus, vous léguez à vos enfants un esclavage éternel. » (Zschokke, Hist. de la nation suisse, chap. XXIX.)


prit le danger : il fit attaquer les possessions vénitiennes dans le Péloponèse et danslislrici IJC gouverneur de la Bosnie, Scander Bassa, envahit le Frioul ; et s'avança jusqu'aux rives de la Livenza ; niais il ne larda point à évacuer l'Italie, et les Turcs se contentèrent d'enlever à la république ce qui lui lestait encore sur les mers de la Grèce 1. Le roi d'Arugon, Ferdinand-le-Catholique, avait traité avec Louis XII ; et parmi les alliés qu'il se réservait de soutenir, mCthe Contre la France, il n'avait nommé aucun prince d'Italie. Loin de défendre la Péninsule contre la conquête étrangère, il atiendait l'occasion de s'en approprier une partie, et conservait des garnisons espagnoles dans plusieurs places de la Calabre 2. Quant à l'Angleterre, malgré sa jalousie contre la France, elle était trop éloignée de l'Italie pour intervenir dans les affaires de ce pays. D'ailleurs Henri VII était tout occupé à pacifier l'Irlande, à créer la marine anglaise 5, et à punir les aventuriers qui teutdiétit de rdnimbr les feux à peine éteints dé la guerre des deux roses : le faux Richard d'Yorck, Perkins-Warbec, fut condamné à mort en 1499.

(I) Demetr. Cantimir, Histoire de l'Empire ottoman. (2) Ferreras, Hist. d'Espagne, XIe partie.

(3) Voyez plus Haut, page 179.


L'état de l'Europe était donc aussi favorable que celui de l'Italie à l'ambition de Louis XIII aussi l'armée française h'eut-elle qu'à se montrer polir conquérir le Milanais. Louis XII était resté à Lyon, pour diriger des senforts sur l'Italie : c'étaient ses lieutenants, Trivulzio et d'Aubigtty ; qui confmandaient l'expédition. A peine l'armée eut-elle passé les Alpesj qu'elle attaqua sur les bords du Tanaro la petite forteresse d'Arazzo, qui se rendit dès les premiers coups de canoti. Annone fut immédiatement assiégée ; la brèche fut ouverte dès le lendemain, et la garnison passée au fil de l'épée ; cal, dans cette seconde expédition, les Français prévinrent souvent, par la cruauté, la perfidie italienne qu'ils avaient éprouvée dans la première. L'armée se répandit dans tout le pays Transpadan : Valenza, Basignano, Voghera, Gastel-Nuovo, Ponte-Corone et To one se hâtèrent d'ouvrir leurs portes. Les Français entrèrent à Alexandrie, passèrent le Pô, et reçurent lsa Soumission de Pavie avant d'être arrivés jusqu'aux portes de cette ville. De leur côté, les Vénitiens avaient poussé leurs avant-postes jusqu'à Lodi. Toute la Lombardie était en fermentation : à Milan , le peuple soulevé tua en plein midi le trésorier du duc, Antoine Landriano. Sforza, ne voulant pas lutter contre la fortune qui se décla-


vait si rapidement contre lui, lit partir ses enfants pour l'Allemagne, sous la garde de son frère, le cardinal Ascauio. Bientôt il partit lui-même, après avoir pourvu à la défense et à l'approvisionnement du château, et il alla attendre à lnspruck, dans les États de l'empereur, une occasion favorable de rentrer dans les siens

Les Français s'avançaient toujours avec une incroyable célérité. A six milles de Milan, des députés vinrent leur offrir les clefs de la ville. Gênes fil sa soumission. Crémone, assiégée par les Vénitiens, offrit de se rendre aux Français. Enfin, le commandant du château de Milan, Bernardino de Corte, livra sa forteresse moyennant une grosse somme d'argent ; mais bientôt , également méprisé et par ceux qu'il avait trahis et par ceux qui l'avaient acheté, il mourut de honte, comme les traitres qui ont un retour de conscience. La conquête du Milanais avait coûté en tout vingt jours. Louis XII se hâta de passer en Italie : la population de Milan vint à sa rencontre à trois milles de la ville. Quarante enfants, vêtus de draps d'or et de soie, le précédaient eu chantant des hymnes : il fut reçu comme un libérateur. Four payer dignement tant d'enthousiasme, il diminua

(1) Sismondi, chap XCIX.


les impôts : les taxes, qui sous Ludovic montaient à près d'un million sept cent mille livres , furent réduites à six cent vingt-deux mille livres. Un parlement fut institué dans la capitale de la Lombardie, sur le modèle des parlements français. Le roi reçut à Milan les ambassadeurs de presque tous les princes de l'Italie, et conclut une alliance avec les Florentins, dont il avait d'abord assez mal reçu les députés. Louis XII, en quittant la ville, nomma Trivulzio son lieutenant dans toute l'étendue du duché de Milan. Mais cet homme , en sa double qualité de soldat et de chef du parti Guelfe, eut bientôt indisposé contre lui la noblesse et même la bourgeoisie. On l'avait vu, sur la place du marché , tuer de sa main quelques bouchers qui refusaient de payer la gabelle. Le représentant du roi de France excita une haine générale par son arrogance et par sa tyrannie.

Ludovic, qui se tenait en observation, prend à sa solde cinq cents gendarmes bourguignons et huit mille fantassins suisses. Il marche vers la

Lombardie avec une célérité digne de l'ennemi

qu il va combattre; il repasse les Alpes au commencement de février (15oo), malgré les neiges qui encombrent les routes et la tourmente qui précipite les avalanches ; il traverse le lac de Côme dans des barques qu'il trouve sur ses bords. A


la, sort de Milan

kgg j^^Tefg f[q'ffl«!pui^i»■-. n.t-tend

n.t-tend secours du roi. Ludovic rentre dans sa dégoûté des Français le g^^vjQ pn^hft^f'fl?fnp !- * --. .__

de Milan, il hâts le départ de toute sa g

et envoya le bailli de Dijon recruter nnyypgm çgqti 4Ê 5UÛ^

de traiter avec la confédératio, et la Suisse reggrjqjt

reggrjqjt tfùàçts tPUtpcçtg î^e^cakuuaBg à qui voulait le payer. Le cardinal d'Ambeise vint s'établir à Asti. La

(Bijge^PHti teHf^t/'yfe %s<9srâ>jfr» çais, et le bailli de Dijon dix mille Suisses. Au commencement

commencement cette armée se trouva, entre Novarre et Milan, en présence de Ludovic. Les Suisses formaient de chaque côté la plus grande r?rtHH';,ri6Bt''rip r<tii ^sot i'»&

mée française avaient pris les armes du consentement exprès de la Confédération, et marchaient

de leurs cantons; ceux du duc, au contraite, n'étaient que des aventuriers qui s'étaient engagés individuellement. Ces derniers, au

(1) Guicciardini, lib. IV.


moment de combattre, prétextèrent un ordre de

la Diète qui leur défendait d'en venir aux mains contre leurs frères : ils déclarèrent qu'ils ne marcheraient pas contre les bannières de leurs cantons. Sforza eut beau courir de rang en rang, distri-buant des promesses et son argenterie : ils traitèrent avec La Trémoille qui leur laissa la liberté de retourner en Suisse. Sforza se retirait avec eux, babillé en cordelier, et, monté sur un méchant cheval, il essayait de se faire passer pour leur aumônier: un soldat du canton d'Uri le livra au bailli de Pijpn, pqur Ja ^opipte de deux cents écus. Il fut envoyé en France, et enfermé au château de Loches, ou il mourut en 1510. Milan rentra donc an pouvoir du roi de France, et le cardinal d'Amboise, chargé de gouverner le duché, fit oublier par Sa douceur et sa justice la tyrappig (le Trivulzio.

Ces révolutions successives qui changent la face du Milanais, il faut sans doute les attribuer, non-seulement aux circonstances politiques, mais à la position géographique du pays et à la différence des races qui l'ont primitivement peuplé. La partie occidentale, fidèle à l'instinct de son origine 1, a pour la France une sympathie que la force peut

(I) W.-F. Edwards, Des caractères physiologiques des races

humaines, considères dans leurs rapports avec l'histoire.


étouffer, mais qui venait sans cesse d'elle-même. Aussi les Français font-ils toujours des progrès rapides sur le Tanaro , sur la Stura, et en général dans la partie supérieure de la vallée du Pô. La partie nord-est, au contraire, appuyée sur les montagnes du Tyrol, a plus d'affinité avec l'Allemagne. Quand les Français vainqueurs se sont établis à Milan, Ludovic se retire à Inspruck, sous la protection germanique, et il revient bientôt par le Nord, aussi facilement que les Français par l'Occident. En temps de guerre, les deux partis qui divisent l'Italie septentrionale, le parti français et le parti allemand, paraissent quelque temps se balancer. La France décide la question par ses armes. Mais d'où vient qu'ensuite l'Italie lui échappe, et que l'Allemagne, qui semblait avoir renoncé à disputer le terrain, y redescend triomphante et en reste définitivement maltresse? C'est que l'Allemagne communique plus directement que la France avec l'Italie : par les montagnes du Tyrol, par les sources de l'Adda , de l'Oglio, de l'Adige et de la Piave dont elle est maîtresse, par les châteaux-forts dont elle a hérissé cette partie des Alpes, elle a toujours en son pouvoir les clefs de la Lombardie ; tandis que la France ne communique avec ce pays que par des régions intermédiaires. La Savoie et la Suisse ont toujours


mis entre les sympathies françaises et italiennes la barrière des plus hautes Alpes. Il est vrai que la Savoie et une partie de la Suisse ont des instincts français; mais ces instincts peuvent céder à l'ascendant des puissances ennemies de la France, et alors le chemin de l'Italie nous est fermé. Si la duchesse de Savoie n'avait pas ouvert les Alpes à Charles VIII, il aurait fallu combattre à outrance dans les défilés du mont Genèvre, et rougir de sang français la Durance et la Doire. A la fin du dernier siècle, l'un des plus grands résultats des guerres de la révolution fut d'incorporer la Savoie à la France ; et Napoléon, tout en respectant l'indépendance de la Suisse, unit le Valais à l'Empire. Le Rhône, depuis sa source jusqu'à son embouchure, fut un fleuve français, et une admirable route s'ouvrit à travers le Simplon, pour servir de lien entre la France et l'Italie. Tout cela était fortement conçu, savamment combiné, et exécuté avec autant de suite que de vigueur; et pourtant tout cela nous a manqué ! il ne nous en reste aujourd'hui qu'un souvenir d'une immortelle grandeur. Combien il est facile de concevoir que nos ancêtres du quinzième et du seizième siècle aient si rapidement perdu l'Italie, après l'avoir conquise, e'ux qui s'avançaient avec tant de témérité, sans calculer les


lgjpt fa pBMQMi^flj 96ti6##ISF pour triompher ! Aussi pour Charles VIII pour

Louis XII, c'était tous les ans à recommence

s'écroulait en Italie, comme la neige des Basses

mai.

Cependant, nous l'avons vu, et nous en troufaits qui

vont suivre. Louis XII avait profité de l'expérience

de Charles VIII. Il s'avance avec plus de précauiîBiu

précauiîBiu «ecj4H#j«er^MS-JijtfiMf

aux peuples conquis. Au moins il ne se forme pas

retraite, en s'engageant, dès le début de la campagne, dans le midi de la Péninsule. Avant de penser au royaume de Nantes, il veut être sûr du

Milanais. Nous devons remarquer aussi qu'il songe

moins à ses plaisirs que Charles 8 ; qu'il est

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politique, aussi nécessaire que le génie de la ^ BOPiRg^f^'-Ijlqltfj fifta» r?nonvï#

institutions

française

ont toujours partagé ce qu'ils avaient avec leurs -fwïi SI -pp^9d i^pptUOTrigntf

à Milan le parlement et la royauté française ; deux


siècles plus tard, ils y ont établi un directoire et la constitution de l'an III.

Une fois rétabli dans je liljjangjs, J4qVÛ§ fyt pendant quelque temps l'arbitre de l'Italie. Il donna quelques secours aux Florentins, pour les aider à réduire la ville de Pise, à laquelle charles VIII ayail autrefois promis la liberté. Mais les Français combattirent mollement leurs anciens amis, et la guerre continua plusieurs années entre Pise et Florence. En même temps, Louis XII resserra son) alliance avec la cour dp Rome, et aida César Borgia à soumettre les seigneurs dp la Romagne. Ou s'est étonné plus d'une fois, on s'est indigné de l'alliance d'un prince tel que Louis XII avec un pape tel qu'Alexandre VI. Il est certain, qu'il y a peu de crimes dont la famille Borgia n'ait été souillée. Nous n'avons pas besoin de remuer cette fange : tout je monde sait d'ailleurs les forfaits et les infamies que l'histoire impute à Alexandre VI et à son digne fils. Mais ce qu'on oublie souyent en jugeant Louis XII, c'est l'état de la Romagne et des environs de jtouie aq piqniepl qp la politique décidait je roi de France à s'allier aux Borgia. La campagne romaine était toujours déyaslec par les qurelles implacables des Orsini et

(1) Guicciardini, lib. V.


dès Colonna. Les premiers dominaient sur la rive droite du Tibre, les seconds sur sa rive gauche. Les Orsini étaient considérés comme chefs du parti guelfe , les Colonna comme chefs des Gibelins. Mais, dans ces luttes sanglantes des grands feuda-taires romains, ces vieux noms de partis désignaient moins des opinions opposées que des haines personnelles et des ambitions rivales 1. Des bandes de condottieri, à la solde de ces puissants chefs, allaient partout détruisant les moissons, arrachant les vignes, brûlant les oliviers. La campagne de Rome se changeait en désert; et le mauvais air, si meurtrier sur les bords du Tibre, faisait chaque jour de nouveaux progrès à travers les champs abandonnés.

C'était encore pis dans la Romagne : là, point de terme aux exactions ni aux cruautés. Les seigneurs, en se débarrassant de la suzeraineté pontificale, croyaient s'être affranchis de toutes les lois divines et humaines. Parce qu'ils ne relevaient plus du pontife de Rome, ils ne reconnaissaient plus ni Dieu ni loi. Il y avait entre eux des haines héréditaires, qu'ils satisfaisaient n'importe à quel prix. Ce n'étaient pas seulement des condottieri, c'étaient des assassins qui parcouraient les cam-

(1) Sismondi, chap. C.


pagnes, toujours prêts à frapper la victime dési-, gnée à leurs coups. Et c'était peu de tuer un ennemi, il fallait détruire sa race. Lorsque l'archevêque de Milan, Arcimboldo, fut nommé légat de Pérouse et de l'Ombrie, il trouva dans cette province un gentilhomme qui avait brisé contre, les murs la tête des enfants de son ennemi, et égorgé sa femme qui était enceinte. Il semble, qu'au moins sa vengeance devait être assouvie : point du tout. Venant plus tard à découvrir un enfant du même homme, qui était resté vivant, il l'avait mis à mort et cloué en trophée à la porte de sa maison

L'historien de la ville de Milan, qui nous a transmis le fait que je viens de rapporter, prétend que, cette atrocité n'avait point paru extraordinaire aux gens du pays. Qu'il nous soit permis de protester ici contre le témoignage de l'historien. Il reste toujours dans le plus grand nombre un sentiment d'humanité qui ne meurt point, et, si bas qu'un, peuple soit tombé, une telle horreur ne peut lui paraître un événement ordinaire. Ce fut au contraire parce que l'indignation publique était poussée au comble, que les Romagnols permirent à César

(I) Josephi Ripamontii, Historia urbis Mediolani, ap. Sismondi, chap. C,


Borgia d'entrer dans leurs villes, et de détruire à son profit les tyrans qui désolaient leur pays. C'est là aussi ce qui explique l'alliance de Louis XII avec un homme aussi corrompu. En donnant les mains à la création du duché de Romagne, le roi de France ne faisait que détruire au-delà des Alpes une féodalité cent fois plus oppressive que celle qui avait succombé dans ses Etats. C'était d'ailleurs là condition secrète moyennant laquelle il avait obtenu, à son avénemient, l'alliance du pape et là bulle qui autorisait son divorce.

Dès la première entrée des Français dans le Milanais, trois cents lances et quatre Mille SuiSsdfi s'étaint détachés de l'armée polir commencer la conquête de là Romagne. Avec ces auxiliaires, Borgia s'était emparé d'Immola et de Forli (1499). La révolution qui rétablit Ludovié dans Milan intèbrûmpit l'expédition en Romagne ; niais aussitôt que le roi de France eut replis le Milanais, le duc de Valentinois, toujours soutenu des armes françaises, S'établit à Pesaro et à Rimint (1500). L'ànnée suivante, un enfatil ; comme l'appelait Borgia, le jeune Astorre de Manfredi, qui n'avait pas encore dix-huit ans, se défendit vigoureusement dans Faênza. Cependant les habitants, après avoir forcé les assaillants à faire deux fois le siége de leur ville, consentirent à capituler, à condition


que leur jeune seigneur aurait là liberté de se retirer où il voudrait et conserverait ses revenus héréditaires. Le traité signé et la ville rendue , le due de Valentinois parut accueillir le jeune Man-fredi avec bienveillance ; quelques jours après; il l'envoya à Rome ; là le jeune prince fut étranglé avec son frère naturel, et leurs corps furent jetés de unit dans le Tibre. Cependant la soumission de Faenza avait complété la conquête de la Romagne. Le consistoire , dont le pape avait changé la majorité par une nouvelle promotion de cardinaux, consentit à l'aliénation de cette partie des Etats de l'Eglise ; et la Romagne fut érigée en duché en faveur de celui qui l'avait Conquise 1.

Quand César Borgia fut maître de cette province, il S'efforça de la pacifier, en lu délivrant des brigands qui l'infestaient. Son inflexible sévérité assura partout le respect des personnes et des propriétés. Le peuple était disposé à tout pardonner à Borgia ; car ses rigueurs et ses perfidies n'avaient atteint que les seigneurs et leurs partisans. Mais le nouveau duc Voulut s'épargner l'odieux des exécutions qu'il avait ordonnées. C'était à un nomminé Ramiro d'Orco qu'il avait confié, avec un pouvoir sans limites, le soin

(1) Guicciardini, lib. V.


de rétablir l'ordre dans tout le pays. Quand celle tâche fut accomplie, on vit un matin, sur la place publique de Césène, un échafaud sanglant, sur lequel était étendu Ramiro d'Orco, la tête séparée du tronc 2. Borgia avait voulu se donner le mérite de briser lui-même instrument de ses cruautés.

Cependant Louis XII continuait l'exécution de ses projets sur l'Italie. Tout semblait favoriser l'invasion du royaume dé Naples : le Milanais était conquis ; Venise était occupée à lutter contre les Turcs, qui venaient de lui enlever Modon, Pylos et Coron ; la cour de Rome était dévouée au roi de France; Florence était affaiblie et divisée. Le roi de Naples, Frédéric, qui sentait toute sa faiblesse, offrit à Louis XII de le reconnaître son feudataire, de lui livrer ses places fortes, cl de lui payer tribut. Le roi rejeta ces offres : il voulait régner à Naples sans partage. Il n'avait à craindre que l'ambition de Ferdinand-le-Catholique, qui prétendait aussi au royaume de Naples. Un traité d'alliance fut conclu à Grenade, le 11 novembre 1500, entre Louis XII et Ferdinand. Celui-ci devait avoir pour sa part la Pouille et la Calabre, avec le litre de duc; Louis XII devait

(1) Nachiavelli, Il Principe, cap. VII.


avoir la Terre de Labour, Naples et les Abruzzes, avec le titre de roi de Naples et de Jérusalem. Mais ce traité resta secret; et, quand l'armée française, commandée par d'Aubigny, parut sur les bords duVulturne, Frédéric comptait encore sur l'appui des Espagnols. Gonzalve de Cordoue, après l'avoir trompé jusqu'au dernier moment , lui avoua l'existence du fatal traité. Dans son indignation, Frédéric ouvrit Naples aux Français, et demanda un asile à Louis XII, qui lui accorda une pension de trente mille ducats. Le prince alla vivre paisiblement sur les bords de la Loire, et se consola, en faisant des vers, de la perte de son royaume 1. Son fils Ferdinand , duc de Calabre, après avoir longtemps défendu Tarente, s'était rendu à Gonzalve sous la condition d'être libre : il fut envoyé en Espagne, où il mourut prisonnier.

La discorde ne tarda point à éclater entre les conquérants, au sujet d'une province napolitaine qui était restée indivise, la Capitanate. La principale cause de guerre, c'était la gabelle sur le passage des troupeaux, qui, des plaines brûlées de la Pouille, remontaient chaque année dans les Abruz-(I)

Abruz-(I) lib. V. — J. de Saint-Gelais, Histoire de Louis XII.


zes. Ce droit produisait cent mille ducats par an, et formait le revenu le plus net du royaume de Naples. Les hostilités, commencées en 1502, furent quelque temps sans résultats. On se bornait, de part et d'autre, à quelques défis qui changeaient la guerre en tournois, Là brillait, dans tout son jour, l'héroïsme si pur du chevalier Bayard. L'année suivante, tandis que Louis XII se laisse tromper par le .traité de Lyon, où Ferdinand reconnaissait l'ancien partage du royaume de Naples, Gonzalve de Cordoue soumet au roi d'Aragon la totalité du pays. D'Aubigny est fait prisonnier à Séminare, où il avait été vainqueur dans l'expédition de Charles VIII. Le duc de Nemours périt à Cérignoles avec près de quatre mille hommes. Une nouvelle armée française descend dans le royaume de Naples, commandée par Gonzague de Mantoue, qui était passé au service de la France; mais cette seconde armée n'est pas plus heureuse que la première : les soldats qui la composent sont réduits à se renfermer dans Gaële, et à capituler pour avoir la vie sauve (1504). Louis dArs, qui s'était maintenu dans Venouse depuis la journée de Cérignoles, se défend encore plusieurs mois, et s'ouvre un passage la lanoe à la main, avec sa gendarmerie. C'en est fait : l'Espagne est maîtresse


des Deux-Siciles, et la France, qui possède encore Milan, a perdu pour la seconde fois le royaume de Naples.

Deux événements funestes aux Français venaient alors de s'accomplir en Italie, la mort d'Alexandre VI et la chute de César Borgia. Selon une tradition fort répandue, mais qui n'est point appuyée sur des preuves authentiques, le pape mourut du poison qu'il avait préparé pour le cardinal Carneto. Une pareille méprise pourrait être commise par un apprenti scélérat, mais non par un homme aussi consommé dans le crime qu'Alexandre VI. La populace de Rome pleura la mort du pontife, comme autrefois les plébéiens regrettaient les plus mauvais empereurs. De quelques vices et de quelques crimes que sa mémoire ait été souillée, les auteurs ecclésiastiques lui ont fait honneur de ne pas s'être écarté un instant de la pureté de la foi. ils l'ont aussi loué d'avoir le premier organisé la guerre contre la presse, par la fondation de la censure ecclésiastique. Le peuple lui a su plus de gré d'avoir détruit les seigneurs qui dévoraient sa substance, et d'avoir pacifié la campagne romaine. Après ses funérailles, les Orsini et les Colonna rentrèrent armés dans la ville, et essayèrent d'y renouveler


la guerre civile 1. Tous les barons romains rentrèrent dans les châteaux que le pape leur avait enlevés. Il fallait une main ferme pour rétablir l'ordre dans le patrimoine, de saint Pierre. Le cardinal d'Amboise était alors en Italie, et aspirait à la papauté : le conclave, qui cherche toujours à être le plus libre possible dans son élection, lui persuada d'éloigner ses troupes de Rome, et Pie III fut nommé. C'était un vieillard languissant, de l'ancienne famille Piccolomini. Les cardinaux aiment à se donner un chef qui ne leur commande pas long-temps : au bout de vingt-cinq jours, Pie III était mort. D'Amboise, n'espérant plus rien pour lui-même, contribua à faire élire le cardinal Julien de la Rovère , dont il attendait une politique française ; en effet, Julien avait été autrefois l'allié de Charles VIII contre la cour de Rome. Mais, une fois pape, Jules II eut d'autres desseins : il n'eut plus en vue que deux choses , la prépondérance du Saint-Siège et l'indépendance de l'Italie.

Le moment de lutter contre la France n'était pas encore venu. Le nouveau pontife commença par réduire les barons romains qui se flattaient

(1) Guicciardini, lib. VI.


de reconquérir, avec leurs châteaux, leurs antiques privilèges. Il fit ensuite arrêter César Borgia, et lui fit signer, au Vatican, l'ordre de rendre aux troupes du pape les forteresses de la Romagne. Puis il le mit en liberté ; mais, au milieu des haines qui éclataient contre sa famille, Borgia n'avait plus d'asile : il se remit entre les mains de Gonzalve de Cordoue, s'imaginant que la parole des autres vaudrait mieux que la sienne. Mais le général, qui avait pour maxime que la toile d'honneur devait être d'un tissu lâche, l'envoya en Espagne où il fut mis en prison. Borgia s'échappa après trois ans de captivité, se réfugia auprès du roi de Navarre, Jean d'Albret, son beau-frère, et périt en combattant pour lui contre des vassaux rebelles.

Quand César Borgia livrait à Jules II les forteresses de la Romagne, ces forteresses ne lui appartenaient plus: Venise en avait déjà conquis plusieurs. Venise, long-temps distraite des affaires de l'Italie par ses guerres contre les Turcs, venait enfin de traiter avec eux (1503). Un marchand vénitien, qui devait monter un jour sur le trône ducal, André Gritti, alors prisonnier à Constanti-nople, dirigea les négociations, et réconcilia sa patrie avec Bajazeth. Aux termes de ce traité, qui fut observé jusqu'en 1537, les Vénitiens rendaient aux Turcs Leucade, dont ils s'étaient emparés


pendant la guerre , et ils abandonnaient leurs anciens droits sur Modon, Coron et Lepante 1. A la mort d'Alexandre VI, la république chercha à se dédommager en Italie de ce qu'elle avait perdu dans le Péloponèse : Forlimpopoli, Rimini, Faënza, et plusieurs autres places tombèrent en Bon pouvoir. Elle possédait déjà Ravenne et Cervia, anciennes dépendances du Saint-Siège. Elle occupait certains ports du royaume de Naples, depuis son intervention dans les affaires de ce pays. Dans le Milanais, elle était maîtresse du territoire de Crémone. Enfin, elle avait profité des embarras de Maximilien pour s'emparer de plusieurs villes impériales ou autrichiennes dans le nord-est de l'Italie. Ainsi Venise,quoique mutilée par les Turcs, était encore la terreur de ses voisins et l'envie des étrangers.

Les puissances qui s'étaient disputé la Péninsule, venaient de remettre le glaive dans le fourreau. Par les traités de Blois, conclus en 1504 et 1505, Louis XII abandonnait le royaume de Naples à Ferdinand-le-Catholique, et l'empereur accordait au roi de France l'investiture du duché de Milan. Jamais l'Italie n'avait été plus à plain-(I)

plain-(I) Bembi Histor. Venet., lib. VI. — Guicciardini, lib. VI.


dre ; car ce qui avait échappé à la domination étrangère, était en proie aux querelles intestines. Florence avait cru rendre son gouvernement plus stable en'mettant à la tête de la république un gonfalonnier à vie, comme l'était le doge de Venise'.'Pierre Soderini avait été élevé à cette haute dignité ; mais le parti des Médicis n'en existait pas moins, et la guerre de Pise continuait sans résultats. Jules Il était réduit à reprendre une à une toutes les villes de la Romagne. Là Venise luttait contre le pape, et les puissances étrangères s'apprétaient à se partager les dépouilles de la république". Telle était l'Italie au commencement du seizième siècle, et nous ne pouvons mieux la représenter qu'en citant ces paroles de Machiavel, qui expriment si bien la plaie toujours saignante de ce malheureux pays : « L'Italie est aujourd'hui sans chef, sans institutions, sans lois. Vaincue, déchirée, conquise, elle étale aux regards de ses enfants des ruines de toute espèce. Étendue sans force et sans vie, elle attend un sauveur qui la guérisse de ses blessures, qui mette fin aux déchirements de la Lombardie et aux pillages du royaume de Naples. Prosternée au

(I) Scipione Ammirato, Ist. Fior., lib. XXXVIII. (2) Sismondi, chap. CIII.


pied des saints autels, elle prie Dieu qu'il lui envoie un vengeur pour la purifier des cruautés et des outrages qu'elle a soufferts. Tout humiliée qu'elle est par les Barbares, on la voit disposée à suivre une bannière commune, s'il se présente un homme qui prenne cette bannière et qui la déploie 1. » Jules II fut cet homme chargé de rétablir, au moins pour quelque temps, l'indépendance et la grandeur de l'Italie.

(1) Machiavelli, Il Principe, cap. ultim.


CHAPITRE III.

Révolte de Génes contre la France. — Ligue de Cambrai. —

Sainte ligue.— Victoires et revers des Français. — Résultats

des guerres de Louis XII en Italie.

Par un des traités de Blois, Louis XII avait obtenu de Maximilien l'investiture du Milanais, mais à condition de le donner en dot, avec les duchés de Bretagne et de Bourgogne, à Claude de France, sa fille, fiancée à Charles d'Autriche, qui fut plus tard Charles-Quint. Mais une telle union aurait eu pour résultat de démembrer la France, et de faire passer dans une maison étrangère une grande partie de sa puissance. En effet, il s'agissait d'en détacher les trois dernières acquisitions qui faisaient sa force et son orgueil, les duchés de Bourgogne, de Bretagne et de Milan. Aussi les Etats, rassemblés à Tours en i5o6, réclamèrent-ils contre cette convention que le roi lui-même ne pouvait tenir à exécuter : ils le supplièrent de donner sa fille, non à un étranger, mais au prince héritier présomptif de la couronne, au comte d'Angoulême, depuis François Ier. Claude de France et


le comte d'Angoulème furent fiancés en présence des Etats, C'était déjà un germe de guerre; il y en avait un autre, comme nous l'avons vu, dans les projets de Jlilef 3J,~ijli£pdiftuivait l'accomplissement de ses deux pensées favorites, la préponderance du Saint Siége, et ce qu'il appelait l'Expulsion des Barbares.

Dans l'état d'épuisement où se trouvait l'Italie, de pareils projets ne pouvaient s'accomplir que lentement, et, avant de chasser à la fois des Espagnols, les Allemands et les Français, avant d'étendre la domination temporelie de l'Église sur lis la Etats de la Péninsule, il fallait d'abord que le pape s'occapât de reconquérir dans son intégrité l'ancien Etat pontifical. Jules II avait commencé l'oeuvre par l'arrestation de César Borgia : il la continua, après la paix, par la soumission de la Romagne. Il rentra successivement, plutôt par l'adresse que par la Force, dans la plupart des domaines de l'Eglise. Mais, à l'égard de l'étranger, il n'en était encore qu'à dès insinuations secrètes et à des oanrriijirci perfides. GtAaês Aess soins et à ceux de Maximilien, Gènes s'insurgea contré la France en 1507. Il y avait long-temps que le peuple ctiaa coèjàes étaient en querelle dans cette ville. La faction populaire, victorieuse de la garnison ftançaîse qui faisait cause commune


avec les nobles, ressuscita le vieux titre de doge et le donna à Paul de Novi, directeur d'un atelier pour la teinture de la soie. C'était un homme actif, intègre, capable décommander, et d'un caractère digne de circonstances meilleures 11 s'assura des alentours de la ville et la mit en état de défense, construisit un nouveau fort sur le promontoire de la Lanterne, et fit enlever les vivres et les fourrages dans la vallée de Polsévera, par où devait arriver l'armée française. Elle parut bientôt, nombreuse et irritée, le roi en tête; et, à la vue de ces bataillons, qui, des hauteurs de l'Apennin, se précipitaient dans la Polsévera pour punir la ville rebelle, les Génois épouvantés prirent la fuite, sans avoir combattu. Après une faible résistance aux abords dé la ville, les portes sont livrées, et le roi entre dans Gênes, à cheval, armé de toutes pièces , l'épée nue à la main. Les magistrats le reçurent à genoux , le suppliant de pardonner. Les femmes et les enfants étaient venus à sa rencontre, portant des branches d'olivier. Louis XII déclara qu'il pardonnait au peuple ; mais des échafauds furent dressés pour les chefs. Paul de Novi fut vendu aux Français par un Pisan qu'il avait cru son ami. Il fut décapité : sa

(1) Sismondi, chap. CIV.


tête, fixée au bout d'une pique, fut exposée sur la tour du Prétoire, et ses membres partagés en quatre furent attachés aux portes de la ville. La population fut condamnée à une forte contribution militaire ; une forteresse inexpugnable fut élevée à la Lanterne ; enfin, les privilèges de Gênes et son traité avec la France furent brûlés publiquement. Ce fut ainsi que cette ville expia son indépendance de six semaines 1.

Jules II, voyant les Français si forts, ajourna ses projets contre eux, et, sans cesser d'être leur ennemi, il devint leur allié. Eu attendant qu'il pût soulever toute l'Italie contre Louis XII, il s'unit à Louis XII contre une puissance d'Italie qui lui portait ombrage ainsi qu'aux Français. Cette puissance, c'était la république de Venise, qui, depuis dix ans, avait grandi au milieu des ruines de l'Italie. Presque tous les États de la Péninsule avaient quelque chose à réclamer de la république : ce n'étaient pas seulement ses faibles voisins, tels que le duc de Ferrare et le marquis de Mantoue, c'était le pape, comme souverain de la Ro-magne ; l'empereur, comme seigneur de plusieurs villes italiennes ; Ferdinand-le-Catholique, comme roi de Naples, et le roi de France comme duc de

(1) Guicciardini, lib. VII.


Milan.' Ces puissances conclurent contre Venise la ligue de Cambrai ( 15o8), dont le germe était déjà dans les traités de Blois.

M. de Sismondi fait observer avec raison que la ligue de Cambrai est, après les Croisades, la première entreprise suivie dans un but commun par plusieurs États européens 1. Mais il faut remarquer ici une grande différence, non-seulement dans l'objet de l'entreprise, mais dans la manière dont elle fut conduite. Au temps des guerres saintes, les nations européennes se poussaient l'une l'autre vers l'Orient, à peu près comme les Barbares s'étaient autrefois jetés sur l'Occident: c'étaient des masses aveugles, obéissant à un instinct irrésistible. Il n'y avait point de plan arrêté d'avance, point de moyens de subsistance assurés; les résultats de l'expédition n'étaient point prévus. Dans le traité de Cambrai, au contraire, les droits des parties contractantes, les moyens d'exécution, les indemnités à répartir après la victoire, tout a été débattu et réglé 1 . Il faut reconnaître ici l'origine d'un droit nouveau, qui considère les nations comme des personnes, et qui soumet leurs rapports à des règles pré-

(1) Sismondi, chap. CV.

(2) L'abbé Dubos, Histoire de la ligue de Cambrai.


cises, à des lois consenties en commun. Il faut reconnaître en même temps l'origine d'uno puissance nouvelle, destinée à stipuler pour les nations, à prévenir la guerre, ou du moins à en déterminer les causes, les moyens et les résultats. Ce droit, c'est le droit des gens ; cette puissance, c'est la diplomatie. A dater de la ligue de Cambrai, le droit des gens et la diplomatie ont mis un terme à la confusion des relations internationales, et commencé l'ère nouvelle de l'équilibre européen.

Dans la guerre qui allait s'engager contre Venise, l'empereur et le roi de France appuyaient leurs prétentions respectives sur ce qu'ils appelaient la légitimité imprescriptible de leurs droits. Les Vénitiens invoquaient les traités, qui leur garantissaient toutes leurs possessions de Terre-Ferme. Le pape, qui d'abord avait fait valoir la légitimité de ses droits comme le roi de France et l'empereur, invoqua, dans la seconde année de celte guerre, les convenances nationales et l'intérêt général de l'Italie. Ainsi,comme le dit le savant historien des républiques italiennes, le droit international repose sur ces trois bases, la légitimité, les traités et les convenances nationales. Mais est-il vrai, comme le prétend M. de Sismondi, que ces trois bases soient absolument


différentes, et que leurs principes soient nécessairement contradictoires ? Ces trois motifs ne peuvent-ils pas, au contraire, se ramener à un seul, dont les deux autres ne sont que l'expression plus ou moins fidèle? En effet, qu'est-ce que la légitimité sinon l'ancienneté de la possession ? Or, quelque ancienne que soit la possession, sur quoi s'est-elle fondée à son origine, sinon sur les convenances nationales ? Ce sont les convenances nationales qui la maintiennent. Si elles viennent à se modifier, le droit dont elles étaient la base ne subsiste plus, et il peut arriver qu'un pays change de maître sans que l'ancien possesseur puisse invoquer un droit imprescriptible. La prescription est le salut de l'ordre social, dans le droit des gens comme dans le droit civil. El les traités, sur quoi reposent-ils ? Evidemment ils reposent aussi sur les convenances nationales, telles qu'elles se trouvent en présence après la guerre. Chacun stipule pour ses convenances, suivant ses forces ; et dans ce mot de forces il faut comprendre non-seulement les forces matérielles, mais les forces intellectuelles et morales, qui dirigent l'emploi des autres et qui ont aussi leur poids dans la balance. Si plus tard les forces s'augmentent d'une part et del'autredécroissent, les convenances ne tardent point à changer, et il en résulte que les traités


sont modifiés ou rompus. Le droit des gens n'est donc au fond que la règle des convenances réciproques des nations entre elles. Celui-là connait le mieux le droit des gens, celui-là est le meilleur diplomate qui a le mieux calculé les convenances et les forces réelles des différents peuples. Mais il arrive fort souvent que plusieurs nations ont les mêmes convenances, et croient avoir des forces suffisantes pour les défendre. Alors les deux parties commencent par plaider, avec des notes, avec des protocoles, la cause de leurs prétentions opposées. Si l'on ne peut s'entendre, et la plupart du temps on ne s'entend pas, le glaive est tiré, et, selon l'expression de nos ancêtres, c'est Dieu qui est pris pour juge.,

Au moment d'engager la lutte qui devait suivre le traité de Cambrai, les Vénitiens avaient la conscience de leurs forces; mais ils sentaient aussi celles de l'ennemi qui les attaquait, et, en présence d'une coalition aussi formidable, ils essayèrent de négocier. N'ayant pu parvenir à se faire écouter, ils tâchèrent de susciter une autre guerre à leurs principaux ennemis : ils entreprirent de soulever l'Angleterre contre la France et les Turcs contre l'empire ; mais Henri VII et Bajazeth abandonnèrent Venise à ses propres forces. Venise ne recula point ; et cependant toutes les


circonstances se réunissaient pour l'effrayer. Cest peu de toute l'Europe conjurée : le magasin à poudre de l'arsenal saute avec une effroyable détonation ; la forteresse de Brescia est frappée d'un coup de tonnerre; une barque qui portait à Ravenne dix mille ducats pour la solde des troupes s'engloutit dans les flots; les archives de Venise sont consumées par le feu, n'importe; quand le héraut d'armes du roi de France vient, de la part de son maître, déclarer la guerre à la République , le doge Lorédano répond avec dignité que les Vénitiens sauront se défendre, et qu'avec l'aide de Dieu ils espèrent bien ne pas succomber 1.

Cependant ils sont vaincus, par Louis XII en personne, à la bataille de Vaila ou d'Agnadello, dans la Ghiara d'Adda. C'était le 14 mai 1509 que le roi de France avait remporté cette victoire, où le général des Vénitiens, Barthélemy d'Alviano, avait été fait prisonnier. Des le lendemain, il se présente devant Caravaggio, qui ouvre ses portes. Le 17, la ville de Bergame lui envoie ses clefs, et la citadelle, comme celle de Caravaggio, cède aux premiers coups de l'artillerie française. Le 24, les

(I) Petri Bembi, Histor. Venet., lib. VIII. — Guicciardini, lib. VIII.


Français sont à Brescia ; Crème leur ouvre ses portes ; ils s'emparent de Crémone et de Pizzighettone. Enfin, un mois environ après la bataille d'Agnadello, Louis Xll a conquis toute la partie du territoire que le traité de Cambrai lui assignait en partage Il faut remarquer que, dans les villes dont il s'empare, le roi, fidèle à la politique qu'avait suivie la France dans toute cette guêrre, cherche à soulever le peuple contre l'aristocratie vénitienne, et fait prisonniers tous les gentils-hommes. Il leur impose ensuite des rançons assez fortes pour ruiner les nobles familles auxquelles ils appartenaient.

Tandis que Louis XII triomphait si rapidement des Vénitiens, ses alliés, le pape, l'empereur, le roi d'Aragon, le duc de Ferrare et le marquis de Mantoue prenaient chacun leur part des dépouilles de la République. L'armée pontificale, enhardie par la victoire de Vaila, réduisit en peu de jours Cervia, Rimini, Ravenoe cl Faënza. Le duc de Ferrare, Alphonse d'Est, rentra dans la Polésine de Rovigo, ancien domaine de sa maison. Le marquis de Mantoue reprit les villes d'Asola et de Lunato. Les Espagnols menaçaient les villes napolitaines occupées par les Vénitiens. En même temps les

(1) Sismondi, chap. CV.


Impériaux, sous la conduite du duc de Brunswick, entraient dans le Frioul, et y prenaient Feltre et Bellune. Dans la Lombardie, Vérone, Vicence et Padoue firent leur soumission à l'empereur. Enfin, Trieste, Fiume et les autres villes illyriennes tombées l'année précédente au pouvoir des Vénitiens, relevèrent l'étendard de la maison d'Autriche. Venise alors prend une résolution héroïque : elle abandonne tout ce qu'on veut lui prendre, et audelà ; elle reponce à toutes ses possessions de Terre Ferme, délie ses sujets du serment de fidélité, et se borne à couvrir ses lagunes et la métropole par le rappel de toutes ses garnisons. Venise s'étant ainsi retirée tout en elle-même, il fallait une flotte pour la réduire, et aucun des alliés n'était prêt à en fournir une. La mollesse et la discorde se glissèrent bientôt parmi les coalisés : c'est ce qui arrive presque toujours après la victoire; et cela est fort heureux, car si les forts s'entendaient toujours et ne faisaient point de fautes, les faibles seraient écrasés sans retour.

Les alliés, qui avaient poussé la guerre avec plus ou moins de vigueur, étaient tous tombés dans l'inaction, depuis que chacun d'eux était satisfait dans son ambition particulière. D'ailleurs, il n'entrait point dans leur plan de détruire complètement la République, qu'ils jugeaient néces¬


saire à l'équilibre de l'Italie. Louis XII avait repassé les Alpes, et, par une économie mal entendue, il avait licencié la plus grande partie de son armée, pour réduire les impôts dans l'intérieur de ses Etats. Les Vénitiens, se sentant un ennemi de moins, se hasardent à sortir de leur ville; ils lèvent de nouvelles troupes, avec lesquelles ils surprennent Padoue et s'y défendent contre Maximilien , qui était à la tête de quatre-vingt mille hommes. Ils reprennent Vicence et presque tout le Trévisan : la ville de Trévise leur était restée fidèle. Quand Jules II eut rétabli sa domination dans les anciennes dépendances de l'Etat romain, il changea de politique à l'égard des Vénitiens : il leur donna l'absolution ; car il les avait excommuniés pour avoir porté la main sur les domaines de l'Eglise. Il fit la paix avec eux, à condition qu'ils lui laisseraient ses conquêtes, qu'ils ne mettraient plus aucun obstacle, dans leurs Etats, à la juridiction ecclésiastique, et qu'ils accorderaient à tous les sujets romains la liberté du commerce et de la navigation sur l'Adriatique 1.

La politique du pontife était changée en apparence; mais, au fond, elle était conforme aux projets qu'il avait conçus dès le premier jour de son

- (I) Raynaldi Annales ecclesiast., ann. 1510.


règne. Il s'était servi des Français contre Venise, pour agrandir le Saint-Siège : il voulut se servir des Vénitiens contre la France, pour délivrer l'Italie. Ferdinand-le-Catholique, qui n'avait pris qu'une faible part aux opérations de la ligue, s'en détacha complétement quand le pape lui eut accordé l'investiture du royaume de Naples, et, de cette formidable coalition, il ne resta plus que Maximilien et Louis XII. Encore Louis XII s'était-il très affaibli en se brouillant avec les Suisses, dont il avait refusé d'augmenter la solde. Jules II, plus généreux ou plus habile, s'était empressé de traiter avec eux, et avait obtenu le privilège de lever des troupes dans leurs cantons 1. Ainsi les choses avaient bien changé depuis le traité de Cambrai : ce n'était plus l'Italie et l'Europe liguées contre Venise; la République avait repris sa place dans la famille italienne, et les deux partis aux prises, c'était d'un côté l'Italie, de l'autre l'Allemagne et la France, le parti étranger et le parti national, à la tête duquel le pape s'était placé.

Jules II désirait ardemment la guerre contre la France, mais il n'osait la déclarer. Une flotte vénitienne, accompagnée d'une galère pontificale, se

(1) Guicciardini, lib. IX


dirigea vers la ville de Gênes, pour y exciter un soulèvement contre la domination française. En même temps le duc d'Urbin, neveu du pape, attaqua les Etats du duc de Ferrare, qui était resté fidèle aux Français, et les Suisses, commandés par l'évêque de Sion, Matthieu Schirner, envahirent la Lombardie. Il était évident qu'il se formait contre la France une ligue nouvelle, dont le pape était l'âme. Les hostilités étaient flagrantes, et pourtant Louis XII hésitait à rompre avec Jules II : il était retenu par les scrupules de la reine et par sa piété personnelle. Mais alors se manifesta dans la nation, et même dans le clergé français, un mouvement qui prouvait combien commençait à s'effacer l'antique prestige de l'autorité pontificale.

Pendant que l'armée se préparait à passer les Alpes, pour mettre il la raison les soldats et les alliés du pape, le clergé français se réunit à Tours en concile national. Non-seulement il déclara qu'en certains cas, et particulièrement dans la circonstance présente, il était permis de faire la guerre au pape ; mais il vota pour cette guerre un subside de cent mille écus. L'assemblée ajoutait, il est vrai, que la religion était hors du débat, et qu'il fallait respecter les règles de l'ancienne discipline; mais ces réserves mêmes n'en rendaient que plus redoutable l'opposition du clergé galli¬


can. Les évêques français, d'accord avec cinq cardinaux italiens qui avaient déserté le parti du pape et s'étaient réfugiés à Milan, réclamèrent la convocation d'un concile général, où Jules II fût entendu, jugé, cl même déposé, s'il y avait lieu Ce concile devait être convoqué à Pise, dans le plus bref délai. En attendant, l'assemblée défendit de s'adresser à la cour de Rome pour aucune affaire, et surtout d'y envoyer de l'argent. Enfin il y cul, au concile deTours, un mouvement remarquable de liberté religieuse. L'Allemagne était représentée dans cette assemblée : Maximilien y avait envoyé son secrétaire, Matthieu Lang, évéque de Gurck. Le prélat allemand adhéra aux résolutions des évêques fiançais, et demanda, au nom de l'empereur, un recueil exact des libertés de l'Eglise gallicane. Ce recueil lui fut en effet donné, et bientôt, répandu dans les universités allemandes, il augmenta la fermentation religieuse qui commençait à les agiter. Luther, qui n'était encore qu'un théologien inconnu dans une petite ville de la Saxe, put s'inspirer des décisions du concile de Tours, et la réforme semblait couver en France avant d'éclater en Allemagne.

(I) Machiavelli, Legazione alla corte di Francia, lett. IX e seg.


Jules II ne s'y méprit point : il se sentit attaqué au spirituel comme au temporel, et sa colère fut terrible contre ce qu'il appelait le schisme des évêques français. Il se fortifia contre la France, en renouvelant ses entreprises sur Gênes et ses négociations avec les souverains étrangers. Il pouvait toujours compter sur Ferdinand-le-Catholique : il chercha à se concilier le nouveau roi d'Angleterre, en lui envoyant, aux fêtes de Pâques 1510, la rose d'or, témoignage de la prédilection pontificale. Henri VII, en mourant, avait recommandé à son fils de rester en paix avec la France : docile aux instructions paternelles, Henri VIII signa un nouveau traité avec Louis XII ; il se réservait seulement de défendre l'Eglise, si le roi de France venait à l'attaquer

Les Français, encore unis aux Impériaux, continuaient la guerre contre Venise, et menaçaient les États romains. Jules II vint s'établir à Bologne, où il était entré en maître quatre ans auparavant, et où il avait remplacé la tyrannie des Bentivoglio par une oligarchie dévouée à la cour de Rome. Les Français, qui avaient tour à tour défendu et trahi les Bentivoglio, vinrent assiéger le pontife dans Bologne. Jules Il voulait combattre: tout

(1) Rymer, Foedera et conventiones, I. XIII.


malade qu'il était, il se fit transporter au balcon du palais; de là, il donna sa bénédiction aux troupes et exhorta le peuple à prendre les armes. Mais ni les bénédictions, ni les paroles ne purent armer les Bolonais, qui faisaient des voeux pour la France. Une armée vénitienne vint à propos au secours du pape ; et, quand ce renfort eut fait lever le siége de la place, Jules II adressa une lettre à tous les princes de la chrétienté. Dans cette lettre il représentait le siége de Bologne par les Français comme un attentat contre l'Eglise et contre la foi. Lui-même, plus impétueux que ses soldats et ses alliés, prit une part active à la guerre. Il y avait dans le caractère de ce pontife une ambition et. une ténacité qui rappelaient les anciens Romains. Il se fit porter en litière, de Bologne au camp devant la Mirandole. La ville était au pouvoir des Français. Là, sous le feu du canon de la place, par un froid excessif et une neige continuelle, il dirige les travaux, fait placer les canons et en presse le feu. Le chevalier Bayard faillit s'emparer de sa personne dans une embuscade ; mais le pape fut assez heureux pour s'échapper. L'historien de Bayard raconte cet accident avec sa naïveté accoutumée. « S'il eût demeuré, dit-il, autant qu'on mettroit à dire un Pater noster, il étoit cro-


que » Un froid violent glaça les fossés de la place; elle capitula le 20 janvier 1511, et le pape y entra triomphant par la brèche.

Jules II, vainqueur, lança contre ses ennemis une bulle d'excommunication,daus laquelle Louis XII était implicitement compris. Malgré l'anathème, qui jadis eût fait tomber le glaive de la main des soldats, l'armée française redouble d'efforts. Trivulzio force le duc d'Urbin d'abandonner Bologne. Celui-ci, transporté de fureur, va poignarder, dans Ravenne, le cardinal de Pavie, auquel il attribuait sa défaite. Le pape, oblige de quitter Ravenne, se retirait tristement, lorsqu'il apprit qu'un concile général était convoque à Pise 2, et qu'il était sommé d'y comparaître. Dès lors il resserra ses alliances, et organisa la sainte ligue. La sainte ligue était la contre-partie du traité de Cambrai. Venise s'unissait à sou tour, contre la France, avec le pape elle roi d'Aragon. Les confédérés déclaraient, dans leur manifeste, que leur alliance avait pour but de conserver l'unité de l'Eglise, et de rendre au pape la ville de Bologue,

(I) Mémoires du chevalier Bayard, chap. XLIII.

(2) Fixe était retombée, depuis l'année 1509, au pouvoir des Florentins,


avec toutes les dépendances des États pontificaux. Le pape déclara déchus ceux des cardinaux qui se rendraient au concile de Pise, et il excommunia les Florentins pour avoir prêté une de leurs villes 1. Cependant les prélats du parti français essayèrent de s'installer à Pise. On vil alors combien la papauté avait conservé d'influence, même dans les villes d'Italie qui lui étaient politiquement. opposées. Les évêques français et les cardinaux qui les accompagnaient étaient regardés comme hérétiques. Quand ils voulurent se rassembler dans la cathédrale, le peuple ameuté leur en ferma les portes. Ils se présentèrent à plusieurs églises, qu'ils trouvèrent également fermées. Enfin ils s'établirent à grand'peine dans celle de Saint-Michel, pour y chanter leur première messe. Le clergé de la ville leur refusait les vases des églises cl tous les ornements des autels. Le peuple les

(I) Florence, qui comptait sur les Français, résista à ces menaces, et se prépara à soutenir la guerre contre l'Eglise avec les deniers de l'Eglise elle-même. Une loi, présentée au grand-conseil, décida qu'une partie des revenus ecclésiastiques seraient mis en séquestre, pour subvenir, dans l'occasion, aux frais de la guerre contre le pape (Guicciardini, lib. X). C'est quelque chose d'assez curieux que cette première atteinte portée aux biens des églises, dans une ville d'Italie, aux portes de la capitale du monde chrétien.


poursuivait dans la rue, avec des invectives. La position n'était pas tenable : aussi profitèrent-ils de la première occasion pour quitter Pise, en s'a-journant à Milan.

Les Suisses qui avaient quitté le service de la France pour celui du pape, et qui depuis plusieurs années possédaient Bellinzone 1, une des clefs de la Lombardie, s'avancèrent au nombre de seize mille jusqu'aux portes de Milan. Ils s'étaient fait donner par la république de Venise des canons et cinq cents hommes de cavalerie, et ils portaient avec eux l'étendard que leurs pères avaient déployé à Nanci contre le duc de Bourgogne. Cependant l'armée battit tout à coup en retraite : les chefs avaient été intimidés ou séduits par Gaston de Foix, qui commandait à Milan pour le roi de France. Bientôt l'armée espagnole et l'armée du pape vinrent assiéger Bologne. Gaston courut au secours de la place, et la délivra. Le gouvernement français, assez bien vu dans le Milanais, était détesté dans les villes de la Lombardie vénitienne. Le comte Avogaro introduisit les Vénitiens dans

(I) Les Suisses qui s'étaient engagés volontairement dans l'armée de Ludovic Sforza, s'étaient emparés de Bellinzone en regagnant leur pays, après la bataille de Novarre (1500). (a) Pétri Brembi Hist. Venet, lib. XII.


Brescia. La garnison française était sur le point de capituler, lorsqu'arriva Gaston. Chemin faisant, il avait battu les Vénitiens, et n'avait été que neuf jours en route depuis Bologne. En arrivant, il somma la place de se rendre, et le lendemain même il fit donner l'assaut. Bayard y fut blessé : la ville était gagnée, comme dit le chevalier en se sentant frappé d'un coup de pique 1 ; mais le combat continua dans l'intérieur de la place. Les habitants se défendirent du haut de leurs maisons, en faisant pleuvoir les pierres, les tuiles, les brandons enflammés et l'eau bouillante sur les assaillants. Les vainqueurs massacrèrent tout ce qui résista, et le pillage dura deux jours entiers ; il fut fatal aux Français, en les enrichissant : «Il n'est rien si certain, dit l'historien de Bayard , que la prinse de Brescia fut, en Italie, la ruine des François; car ils avoient tant gaigné dans cette ville, que la plupart s'en retourna et laissa la guerre

Quant à Gaston, qui n'était avide que de gloire, il se donne à peine quelques jours de repos, et, représentant bien, par sou infatigable activité, cette furia francese, devenue proverbe en Italie, il court attaquer Ravenne. Là se livra la plus sanglante bataille qu'on eût encore vue depuis le commen-(I)

commen-(I) du chevalier Bayard, chap. L.


cement de la campagne (11 avril 1512). La victoire fut aux Français ; plus de dix mille alliés restèrent sur le champ de bataille 1; le butin fut immense, mais Gaston était mort. Comme l'infanterie espagnole se retirait en bon ordre, marchant au petit pas et combattant toujours, Gaston fit contre elle une dernière charge; il fut blessé, et renversé de cheval. Un de ses lieutenants, Lautree, criait en vain au soldat espagnol qui l'avait désarçonné : « Ne le tuez pas ; c'est noire vire-roi, c'est le frère de votre reine 2. » L'Espagnol, sans rien entendre, plongea son épée dans le sein du jeune vainqueur ; et Louis XII, en apprenant celte mort et ce triomphe, s'écria douloureusement : « Dieu nous garde de remporter jamais de telles victoires! »

En effet, la fortune de la France semblait morte avecGaslon. Mnximilicn se joignit à la sainte ligue, et abandonna les Français, qu'il servait mal depuis leurs dernières victoires 3. Dès l'année précédente,

(I) Mémoires du maréchal de Fleuranges. — Mémoires du chevalier Bavard, chap. LIV.

(2) Gaston de Foix, duc de Nemours, était frère de Germaine de Foix, que Ferdinand-le-Catholique avait épousée après la mort d'Isabelle.

(3) Avant la bataille de Ravenne, Maximilien avait envoyé au capitaine de ses landsknechts, Jacob Empser, l'ordre de quitter immédiatement l'armée française. Mais le capitaine,


Henri VIII, après avoir affecté longtemps la neutralité, avait conclu un traité avec Ferdinand, son beau-père 1, et, le 4 février 1512, à l'ouverture du parlement, il avait promis son appui à la sainte ligue et au pape qui en était le chef 3. Les victoires de Gaston retardèrent quelque temps, l'effet de ces alliances ; mais la mort du jeune héros rendit le courage à Jules II. Le pontife rompt les négociations qu'il avait entamées avec Louis XII ; il ouvre le concile de Saint-Jean-de-Latran, qu'il oppose au conciliabule de Pise, transféré à Milan, et il se fait conseiller par les cardinaux de continuer la guerre contre la France. A l'appui du suffrage des cardinaux il appelle les armes des Suisses. Ceux-ci, toujours prêts à répondre à l'appel de ceux qui les payaient, descendent plus nombreux que jamais de leurs montagnes ; ils

qui était attaché à la France, avait tenu l'ordre secret; les Allemands avaient seconde Gaston de Foix, et l'empereur avait

eu, bien malgré lui, sa part des lauriers de Ravenne.

(I) Le but de ce traité (17 novembre 1511) était de faciliter à Henri VIII la conquête de la Guienne et à Ferdinand celle de la Navarre. Voyez Rymer, Foedera et conventiones, t. XIII. (2) On vit alors, pour la première fois, un vaisseau du pape remonter la Tamise et arriver à Londres, chargé de fruits du Midi, de vins grecs et de présents de toute espèce, destinés au roi, aux lords et aux communes. (Sismondi, chap. CIX.)


s'emparent de Crémone, font fuir les prélats réunis à Milan, et forcent les Français à se retirer en Piémont.

Jules II semblait parvenu à son but : il parle en maître à tous les Etats de l'Italie, et ses volontés, proclamées à la diète de Mantoue, deviennent des arrêts irrévocables. Les Sforza sont rétablis à Milan, les Médicis à Florence. Gênes redevient indépendante sous un doge de la famille Frégose. Le duc de Ferrare, l'allié de la France, est obligé d'acheter son pardon. Bologne est dépouillée de ses privilèges. Mais le pape, qui ne s'oublie pas tout en arrangeant les affaires générales de l'Italie, enlève à Maximilien Sforza, qu'il vient de rétablir, les villes de Parme et de Plaisance, sous prétexte qu'elles ont fait partie de l'exarchat de Ravenne, donné jadis à l'Eglise par Charlemagne 1. Cependant les artistes et les poètes, que Jules II avaient encouragés au milieu de ses occupations guerrières et politiques, célèbrent à l'envi ce qu'ils appelaient la délivrance de l'Italie. Michel-Ange, qui avait revêtu de ses chefs-d'oeuvre les murs de la chapelle Sixtine, préparait au pontife un magnifique tombeau. Raphaël, que le Bramante venait de présenter au pape, donnait ses premiers

(1) Guicciardini, lib. XI.


ouvrages qui devaient rester des modèles, et cette basilique de Saint-Pierre, dont Jules II avait jeté les fondements, continuait de s'élever comme pour consacrer moins la mémoire de l'apôtre que la victoire du pontife. Mais le terme de tant de gloire et de puissance n'était pas éloigné : Jules II mourut le 21 février I5I3.

Après la mort de ce grand homme, qui avait conservé la vigueur de son âme jusqu'au dernier soupir, et qui, dans la paix comme dans la guerre, avait si bien représenté le génie libre et impérieux de l'Italie, Louis XII essaya de rentrer dans le Milanais. Il avait fait une trêve avec le roi d'Aragon', et avait détaché les Vénitiens de la ligue, en les effrayant de l'ambition de l'empereur 2. Mais l'arrêt était prononcé : le cardinal Jean de Médicis, devenu pape sous le nom de Léon X, suivit la politique de son prédécesseur, et les Français furent vaincus devant Novarre, le 6 juin 1513. On

(I) Ferdinand signa, le 1er avril 1513, à Orthès, en Béarn, une trève d'une année avec la France, mais pour les frontières d'Espagne seulement.

(2) Un traité d'alliance entre la France et Venise fut signé à Blois, le 24 mars 1513. Il s'agissait encore de partager le Milanais avec la république, comme au commencement des guerres de Louis XII. (Lettres familières de Machiavel, ap. Sismondi, chap. CXI.)


eût dit que Jules II, tout mort qu'il était, aiguisait encore des armes contre la France, et veillait à la défense de l'Italie. Dans cette dernière bataille, les Suisses, qui n'avaient pi cavalerie ni artillerie, taillèrent en pièces la gendarmerie française, et feroèrent La Tremaille à repasser les Alpes. En même temps, les Vénitiens étaient battus près de Vicençe par le vice-roi de Naples, Raymond de Cardonne. Ainsi Louis XII perdit sans retour le Milanais. Mais il l'avait possédé treize ans, et, pendant cette période, tout ne s'était point passé en stériles combats : les Français avaient pris goût aux douceurs de la civilisation nouvelle, et l'aristocratie italienne était sinon détruite, du moins profondément ébranlée, même à Venise, où elle avait conservé le plus de crédit.


CHAPITRE IV.

Etat de l'Europe occidentale à la fin du règne de Louis XII. — Première expédition de François Ier en Italie ; bataille de Marignau. — Traites, concordat

Les nations ont, comme les individus dont elles se composent, le droit d'accomplir librement leur destinée, et de résister de toutes leurs forces à l'établissement d'une tyrannie étrangère. C'est sur ce droit, toujours attaqué, toujours défendu, qu'a reposé jusqu'à nos jours l'existence des États européens. Aussitôt qu'un peuple s'élève, qui menace l'indépendance des autres peuples, une ligue se forme contre lui; après une lutte plus ou moins longue, il est réduit à succomber sous le nombre, et l'équilibre se rétablit. Dans la période que nous venons de parcourir, nous avons vu plus d'une fois l'application de cette vérité : les puissances de l'Italie se sont liguées contre Venise, parce que Venise menaçait l'équilibre de la Péninsule ; les puissances de l'Europe se sont liguées contre la France, parce que la France menaçait l'équilibre européen. Mais le moment s'approche où la France,


menacée à son tour, devra défendre en même temps son propre droit et le principe de l'indépendance des Etats.

Depuis la fin du quinzième siècle, la Maison d'Autriche, unie à celles de Bourgogne et d'Espagne, avait tracé autour de la France un cercle d'ennemis toujours prêts à l'envahir. L'empereur Maximilien avait toujours travaillé, autant que le permettait la faiblesse de son caractère, à la réforme de la constitution germanique et surtout à l'agrandissement du pouvoir impérial 2. Son fils, l'archiduc Philippe, en sa qualité d'époux de dona Jeanne, avait été appelé au trône de Castille à la mort d'Isabelle (1504). Sa femme étant incapable

(I) Il y a un ouvrage de Machiavel qui contient de précieux détails sur l'Empire et sur l'empereur ; c'est un Rapport sur les affaires d'Allemagne, fait par le secrétaire de la république florentine le 17 juin 1508. On y remarque particulièrement un portrait de Maximilien, que Machiavel doit aux confidences de Pre-Luca, ambassadeur impérial à Venise. « L'empereur ne demande conseil à personne, et tout le monde le conseille; il veut tout faire par lui-même, et ne fait rien de ce qu'il veut : car, bien qu'il ne confie jamais à personne les projets qu'il a conçus, comme l'exécution les fait connaître, ceux qui l'entourent trouvent le moyen de l'en détourner et de le faire renoncer lui-même à ses premiers desseins. Les deux qualités qu'on s'accorde à louer en lui, la libéralité et la facilité de son caractère sont celles qui causent sa ruine. »


d'exercer le pouvoir, il avait disputé la régence à son beau-père, et Ferdinand avait renoncé à gouverner la Castille, se réservant, avec les revenus des colonies américaines, la grande-maîtrise des trois ordres que lui avait léguée le testament d'Isabelle". Philippe mourut bientôt à Burgos, après une courte maladie (1506). La régence revint alors à Ferdinand ; mais ce prince, content de gouverner par lui-même l'Aragon, dont le royaume de Naples était devenu une dépendance, se reposa du soin d'administrer la Castille sur l'archevêque deTolède, le cardinal Ximénès de Cisnéros, que les seigneurs castillans avaient eux-mêmes nommé régent. Cet homme, qui venait d'être créé grand-inquisiteur, réunissait dans sa main tous les pouvoirs. Nourri dans les rigueurs du cloître, Ximénès avait appris à gouverner les hommes en se maîtrisant lui-même. Il acheva, par sa politique inflexible, d'affranchir la couronne de Castille de la tutelle des grands vassaux. Il révoqua les concessions que l'archiduc Philippe avait faites à la noblesse, et, pour se concilier la bourgeoisie, il accorda aux villes la faculté de lever elles-mêmes les impôts. Le pouvoir royal faisait chaque jour

(I) Ferreras, Hist. génér. d'Espagne, partie XII. (2) Gomez, De rebus gestis à Ximenio Cisnerio.


de nouveaux progrès en Aragon, comme en Casline. Ferdinand avait mis le clergé sous sa main, en obtenant, du pape la nomination à tous les archevêchés, évêchés, prélatures et abbayes 2.

La politique de Ximénès agrandit le territoire espagnol, en même temps qu'elle fortifia la prérogative royale. Les Maures, dont les révoltes avaient été réprimées avec énergie à Grenade et dans les Alpuxarras, furent poursuivis jusqu'en Afrique, où ils s'étaient réfugiés. En 1508, Don Pedro de Navarro, avait donné la chasse aux pirates de Barbarie, qui infestaient les côtes du royaume de Grenade. Deux de leurs principaux repaires, Pégnon de Velez et Volez de Gomera, dans le royaume de Fez, étaient tombés aux mains des Espagnols. L'année suivante, une flotte partit de Carthagène pour de nouvelles conquêtes. C'était Ximénès lui-même qui avait avancé les fonds nécessaires pour l'expédition. Le cardinal accompagna l'armée, commandée par Navarro ; au moment de l'action, on vit le prélat, monté sur sa mule, parcourir les rangs des chrétiens et leur donner sa

(I) Relation manuscrite de Contarini à la république de Venise, citée par M. Mignet dans l'introduction de l'ouvrage intitule: négociations relatives à la succession d'Espagne sous Louis XIV.


bénédiction ; puis il alla prier dans une église voisine du champ de bataille. Oran fut emporté sur les Musulmans, et Ximénès vint consacrer la grande mosquée de celte ville à Sainte-Marie-de-la-Victoire. En 1510, Bougie et Tripoli cédèrent à l'effort des Espagnols, et la terreur fut si grande sur le littoral de l'Afrique que les villes d'Alger, de Tunis et de Trémecen se reconnurent tributaires du roi d'Espagne 1.

En châtiant sur les côtes de la Méditerranée la piraterie musulmane, Ximénès avait bien mérité de la foi chrétienne et du commerce européen. Vers la même époque il préparait, dans l'intérêt particulier de l'Espagne, la conquête de la Navarre. L'existence de ce pays, comme royaume indépendant, intéressait la France, dont il était la barrière au midi; aussi le roi de France était-il l'allié naturel du roi de Navarre. D'ailleurs, c'était un prince français, Jean d'Albret, qui régnait à Pampelune, par son mariage avec l'héritière du royaume, Catherine de Foix. En i5ia, le duc d'Albe envahit la Navarre, divisée par des querelles intestines qui favorisaient la conquête espagnole 2. En quelques jours, Pampelune et la plu(I)

plu(I) Hist. gén. d'Espagne, partie XII.

(2) Le roi Ferdinand s'était muni d'une bulle pontificale,


part des places du royaume ouvrirent leurs portes aux Espagnols, et il ne resta plus à Jean d'Albret que ses domaines de France, où il s'était retiré. Louis XII vint à son secours, et les deux puissances qui se combattaient au-delà des Alpes se rencontrèrent sur les Pyrénées. Mais ce fut en vain que le roi de Navarre assiégea sa capitale avec une armée française: Pampelune resta soumise à Ferdinand, les autres villes suivirent son exemple, et la monarchie espagnole n'eut plus au nord d'autre frontière que les Pyrénées.

L'Angleterre, à peine échappée à ses longs troubles civils, avait alors peu d'influence sur les affaires du continent. Toujours mal disposée contre la France, dont elle enviait les provinces maritimes, elle suivait en général la politique espagnole depuis le mariage du prince de Galles (Henri VIII) avec Catherine d'Aragon, la quatrième fille de Ferdidans

Ferdidans Jules Il déclarait le roi de Navarre fauteur de schisme et sclusmalîquc. Ce schisme, c'était l'ail Lance de Jean d'Albret avec le roi de France, qui avait convoqué le concile de Pise. En conséquence le royaume était déclaré vacant, et Ferdinand autorisé à le conquérir ; c'était même un des articles de la sainte ligne, de ce traité conclu en 1511 , entre le pape, le roi catholique et les Vénitiens. (Pierre Martyr, lettre 496. — Lettre du roi Ferdinand à l'archevêque de Séville, citée par Bernaldès. )


nand et d'Isabelle. Un corps de troupes anglaises était descendu en Biscaye, au moment où l'armée de Castille et d'Aragon envahissait la Navarre. Le chef de ces auxiliaires, le marquis Dorset, n'avait pu s'en tendre avec Ferdinand, parce que le roi d'Aragon voulait commencer la campagne par la conquête de la Navarre, et le général anglais par celle de la Guienne 1. Après la bataille de Novarre, quand les Français eurent repassé les Alpes, Henri VIII exécuta le traité de Malines qu'il venait de conclure avec Maximilien. Les Anglais débarquèrent à Calais ; l'empereur vint les joindre, à peine accompagné de quelques cavaliers, et servit comme volontaire dans l'armée de Henri VIII, à raison de cent écus par jour. Les Français furent vaincus dans la Journée des Éperons, à Guinegate, lieu déjà funeste, où trente-quatre ans auparavant Maximilien avait vaincu Louis XI. Térouenne fut prise, ainsi que Tournay. Le roi d'Ecosse, Jacques IV, était fidèle à la vieille alliance de son pays avec les Français : il s'était déclaré contre son beau-frère, Henri VIII 2, et déjà il avait envahi le nord de

(1) Voyez plus haut, page 383.

(2) Jacques IV avait épousé, en 1502, Marguerite d'Angleterre, fille atnéede Henri VII, et c'est ce mariage qui a donné plus tard à la famille des Stuarts des droits au trône d'Angleterre.


l'Angleterre ; mais il péril à Flowden, avec l'élite de sa noblesse, et laissa la France exposée à la ligue qui inquiétait toutes ses frontières.

Ferdinand menaçait toujours sur les Pyrénées ; les Suisses, enorgueillis du souvenir de Novarre, se précipitaient de leurs montagnes, et inondaient la Bourgogne. Ces peuples, en vendant leur sang à l'or étranger, avaient perdu l'innocence et la foi de leurs pères; mais la ligue helvétique avait pris de la consistance, et son territoire s'était agrandi. Bâle, Schaffouse et Appenzel étaient réunis à la confédération, qui comptait désormais treize caillons. Tandis que les Grisons, maîtres de la Valte-line, s'établissaient à Bormio, sur l'Adda , les Suisses, leurs alliés, s'avançaient de Bellinzone jusqu'au lac de Lugano 1, et de là ils s'érigeaient en arbitres du Milanais. Le nouveau duc, Maxi-milien Sforza, était leur protégé, et ils lui avaient garanti la possession de ses États moyennant quarante mille ducats par an. Le Valais, gouverné par l'évêque de Sion, obéissait à l'influence pontificale, et la ville de Genève, comme la Savoie dont elle dépendait, reconnaissait l'empereur pour suzerain.

(I) Zschokke, Hist. de la nation suisse, chap. XXX. (2) Guicciardini, lib. XI.


* Cependant Louis XII échappa à tant d'ennemis conjurés. Le maréchal de la Tremoille sauva Dijon investi par les Suisses : il les renvoya dans leur pays, en leur donnant quelque argent et en leur en promettant davantage 2. Le roi de France abjura le concile de Pise, et promit que six prélats français viendraient à Rome faire amende honorable, au nom de l'Eglise gallicane". Ferdinand consentit à renouveler pour un an la trêve d'Orthès, entre la France et l'Espagne. Enfin Louis XII se réconcilia avec Henri VIII, dont il épousa la soeur, Marie d'Angleterre 1, le 9 octobre 1514. Anne de Bretagne était morte le 9 janvier de la même année.

Mais la France ne possédait plus rien en Italie : les dernières forteresses qu'elle avait conservées dans ce pays, celles de Milan et de Crémone, avaient capitulé au mois de juin 1514, et la lanterne de Gênes le 26 août. L'empereur n'avait point désarmé ; le pape intriguait contre Louis XII, tout en paraissant le ménager; les Suisses étaient toujours hostiles, réclamant les quatre cent mille ducats promis par La Tremoille ; la trêve avec l'Espagne était sur le point d'expirer ; et toutes ces haines, que la France était parvenue à assoupir, al(I)

al(I) de Louis de La Tremoille, chap. XV.

(2) Raynaldi, Ann. ecclés., ann. 1513.

(3) Rymer, Acta publica, t. XIII.


laient se réveiller pour l'accabler. Aussi Louis XII songeait-il à repasser les Alpes, quand il mourut, le Ier janvier I5I5.

A l'avénement de François Ier, il y avait en France deux sentiments bien prononcés, que le nouveau prince devait avoir à comprimer ou à satisfaire : le premier besoin de la nation, c'était de relever au plutôt son influence en Italie; le second, qui s'était manifesté assez vivement au concile de Tours, c'était d'imposer des limites à la tyrannie et à la fiscalité de la cour de Home, et de conquérir sur le pape une sorte d'indépendance religieuse. François Ier continua les préparatifs commencés pour une expédition dans la Péninsule. Il remplit le trésor public, en vendant des charges de judicature. Il renouvela le traité de Louis XII avec l'Angleterre, et en conclut un autre avec l'archiduc Charles, souverain des Pays-Bas. Ce jeune prince avait à craindre à la fois le caractère indocile de ses sujets flamands et la jalousie de son aïeul Ferdinand, qui semblait lui préférer son frère; il avait besoin d'un appui tel que le roi de France : il se bâta donc de solliciter l'amitié de François Ier, dont il devait être un jour le rival le plus actif et le plus redoutable ennemi 1. Le roi con(I)

con(I) Recueil des traités de paix, t. II, p. 47.


fie la régence à sa mère, Louise de Savoie, et court vers les Alpes. Il avait rassemblé en Dauphiné deux mille cinq cents lances, la fleur de la noblesse française. Il avait levé deux mille lands-knechts pour lutter contre les Suisses, et dix mille basques pour tenir tête aux Espagnols. Il avait à son service, pour l'aider à passer les monts, le premier ingénieur de l'Europe, Pierre de Navarre, qui avait été fait prisonnier à la bataille de Ravenne, et dont le roi catholique n'avait pas voulu payer la rançon 1.

On ne s'attendait pas à voir sitôt François Ier en Italie : on le croyait encore occupé des embarras d'un nouveau règne. Tout à coup deux détachements français paraissent, l'un sur le mont Cenis, l'autre sur le mont Genèvre, pour tromper les Suisses qui gardaient ces deux passages; mais ce n'était point là que devait passer l'armée. Après avoir franchi la Durance à gué, elle remonte l'Ar-gentière, traverse le plateau des Hautes-Alpes, parvient aux sources de la Stura, et de là descend dans les plaines du marquisat de Saluces, pays allié des Français. L'historien de François Ier raconte ainsi les périls et les obstacles du passage, qui rappelait celui d'Annibal : « L'armée s'engage

(1) Sismondi, chap. CXII.


dans les montagnes, du côté de Guillestre ; trois mille pionniers la précèdent ; le fer et le feu lui ouvrent une route périlleuse à travers les rochers ; on remplit des vides immenses avec des fascines et de gros arbres; on bâtit des ponts de communication ; dans les lieux inaccessibles aux bêtes de somme, on traîne l'artillerie à force de bras; les soldats aident les pionniers ; les officiers aident les soldats ; tous indistinctement manient la pioche et la cognée, poussent aux roues, tirent les cordages ; on gravit les pentes escarpées par un effort plus qu'humain ; ou brave la mort qui semble ouvrir mille tombeaux dans ces vallées profondes que l'Argentière arrose, et où des torrents de glaces et de neiges fondues par le soleil

se précipitent avec un fracas épouvantable On

arrive enfin à une dernière montagne où l'on vil avec douleur tant de travaux et tant d'efforts prêts à échouer. La sape et la mine avaient renversé tous les rochers qu'on avait pu aborder et entamer; mais que pouvaient - elles contre une seule roche vive, escarpée de tous côtés, impénétrable au fer, presque inaccessible aux hommes? Navarre, qui l'avait plusieurs fois sondée, commençait à désespérer du succès, lorsque des recherches plus heureuses lui découvrirent une veine assez tendre, qu'il suivit avec la dernière


précision : le rocher fut entamé par le milieu; et l'armée, introduite au bout de huit jours dans le marquisat de Saluces, admira ce que peuvent l'industrie, l'audace et la persévérance'.» Tandis que le roi entrait aiusi dans le Piémont à la tête du principal corps d'armée, plusieurs divisions françaises débouchaient par d'autres vallées, et bientôt la Lombardie entière fut envahie.

François 1er avait à combattre en Italie le pape, l'empereur, les Suisses et les Espagnols. Mais Maximilien n'avait point encore envoyé d'armée au-delà des Alpes, et Venise était l'alliée de la France. Le roi comptait aussi sur le nouveau doge de Gênes, Octavien Frégose, qui avait conclu un traité secret avec le connétable de Bourbon, et qui devait livrer aux Français les passages de la Ligurie. L'armée vénitienne, commandée par l'Alviano, tenait en échec l'année espagnole aiusi que les troupes romaines et celles de Florence, qui suivaient le parti du pape 3. Le roi ne devait donc avoir affaire qu'aux Suisses ; mais son plan était d'empêcher leur jonction avec les Espagnols.

(1) Gaillard, Hist. de François Ier, première partie, liv. I, chap. I.

(2) P. Jovii, Hist. sui temporis, lib. XV.

(3) Guicciardini, lib. XII.


Les Suisses étaient dans Milan, et les Espagnols de l'autre côté du Pô. François Ier vint s'établir à Marignan, sur la route de Milan à Plaisance, à dix milles de Milan, à trente milles de Plaisance. L'Alviano occupait Lodi, sur l'Adda , à dix milles en arrière de Marignan. ' Le 13 septembre, le cardinal de Sion, qui commandait pour le pape, fit sonner le tambourin, et harangua les Suisses du haut d'une chaire qu'il s'était fait dresser à Milan sur la place même du Château Il engagea l'armée à combattre les Français avec vigueur, et, dans son discours, il mêla bizarrement les intérêts spirituels de l'Église aux souvenirs guerriers de la bataille de Novarre. Bientôt on entendit les cornets d'Uri et d'Under-wald, qui jadis avaient appelé les cantons à la liberté, et qu'on gardait pieusement pour donner le signal des batailles. Quand les Suisses atteignirent les avant-postes français, il ne restait plus que deux heures de jour. La pique basse et les rangs serrés, ils s'avancèrent sur l'artillerie ; le roi les chargea lui-même plusieurs fois, à la tête de ses gentilshommes et de ses gendarmes. « Par cinq cents et par cinq cents, dit-il dans une lettre à sa mère, il fut fait une trentaine de belles charges ;

(1) Sismondi, chap. CXII.


et ne dira-t-on plus que les gendarmes sont lièvres armés; car, sans point de faute, ce sont eux qui ont fait l'exécution 1. » Le jour manqua ; mais on continua de se battre pendant quatre heures, aux lueurs d'un brillant clair de lune, jusqu'à ce que l'excès de la fatigue et l'ignorance des résultats eussent arraché un instant les armes aux mains des deux partis.

Le chevalier Bayard , qui avait combattu avec sa valeur ordinaire, courut un grand danger dans ceLte nuit célèbre. « Son cheval, dit son naif historien, enferré de piques et débridé, quand il se sentit sans frein, se meit à la course, et emportoit le bon chevalier droict en une troupe de Suisses, n'eust esté qu'il rencontra en un champ des ceps de vigne qui tiennent d'arbre en arbre, où il s'arresta. Le bon chevalier fut bien effrayé, et non sans cause; car il estoit mort sans nul remède, s'il fust tombé entre les mains des ennemis. Il ne perdit toutefois point le sens; mais tout doulcement se descendit, et jecta son arme et ses cuissarts, et puis, le long des fossez, à quatre beaulx pieds, se retira à son opinion vers le camp des Français, et où il oyoit crier : France ! Dieu

(1) Lettre de François Ier à sa mère, du camp de Sainte-Brigitte, 14 septembre 1515.


[texte manquant]

Q—iil H Hà pepdad tûuà*4* Attife

jamais abandonner son artillerie, et faisait rallier

peu reposer, et pour soulager son cheval qui estoit fait Pendant la nuit, le cardinal de Sion, après avoir amplement rafraîchi ses troupes, dépêcha rjua aunssim dan a tontes bi diNduaspaiM» noncer la victoire des Suisses et la dégaite des Français ; mais le cardinal se bâtait un peu trop d'entonner le Te Deum. « Quand le jour fut venu, dit un cwr oo retira MUSMisw^nral «B^apik OBmbaftpfaâfiii «Boa quejnw^dl Nto^aajam nn dos p-' "]i lninlakasiiiti

passant toutes tes batailles, vint de la

(1) MAmpgr dncha^ug flijardj^haj». XL. (2) Mémoires de Fleuranges.


main sur l'artillerie du roi, où il fut tué ; et, -sans la gendarmerie qui soutint le faix, on estoit en hasard 2. » Mais bientôt l'artillerie française fit de larges trouées dans le centre des Suisses ; les charges réitérées de la gendarmerie achevèrent d'ébranler leurs flancs ; et, comme ils commençaient à hésitér sur toutes leurs lignes, on éntendit retentir le éri de guerre des vénitiens : Marco ! Marco ! C'était l'Alviano qui venait de Lodi air secours des Français. Il n'avait avec lui que son avant-garde les Suisses crurent qu'il amenait son armée entière 1 ; ils serrèrent aussitôt leurs rangs, et se replièrent sur Milan. Ils y rentrèrent en bon ordre ; mais la victoire était complète, et les résultats en étaient immenses. On estime qu'entré les deux armées il resta sur la place dis-huit à vingt mille hommes , dont les deux tiers appartenaient aux Suisses ; et Trivulzio, qui avait assisté à dix-sept batailles rangées, disait que ce n'étaient que des jeux d' enfants à côté de cette bataille de Marignan, qu'il appelait un combat de géants. Lés Suisses se retirèrent dans leurs montagnes ; Milan ouvrit ses portes au vainqueur,

(1) mémoires de martin du bellay, liv. I.

(2) Guicciardini, lib. XII.

(3) Sismondi, Hist. des rép. Ital. chap. CXIE.


et toutes les villes de la Lombardie firent leur soumission. Le duc Maximilien Sforza capitula, comme autrefois Ludovic : il renonça à tous ses droits, moyennant une pension de trente mille écus. François Ier rétablit le parlement de Milan, et resta quelque temps dans cette ville, pour régler les affaires de l'Italie, dont une seule bataille l'avait rendu l'arbitre. Le pape, après avoir vainement cherché à soulever une nouvelle coalition contre la France, signa le traité de Viterbe (13 octobre), par lequel il reconnaissait François Ier comme duc de Milan, et restituait au Milanais Parme et Plaisance, dont Jules II s'était emparé après la bataille de Ravenne 1. Raymond de Cardonne, qui commandait l'armée espagnole en Lombardie, se fit comprendre dans le traité négocié par le pape, et se retira dans le royaume de Naples 2.

La paix fut bientôt conclue avec les Suisses. Le traité signé à Genève le 7 novembre, ne fut ratifié que par huit cantons; mais, l'année suivante, le traité de Fribourg fut accepté par les cinq autres; et ce dernier traité, connu sous le nom de Paix perpétuelle, assura désormais à la France la barrière des Alpes et le secours de la confédé-

(1) Guicciardini, lib. XII. (3) Guicciardini, loc. cit.


ration. Maximilien continua quelque temps la guerre avec les subsides de l'Angleterre et de l'Espagne ; car les diètes germaniques ne voulaient point sacrifier l'argent de l'Allemagne à l'ambition de l'empereur. Mais, tandis que les impériaux luttaient encore en Italie contre les Vénitiens et les Français, le petit-fils de Maximilien, Charles d'Autriche, devenu roi de toutes les Espagnes par la mort de Ferdinand-le-Catholique, resserrait son alliance avec François Ier, et signait le traité de Noyon (13 août 1516) 1. Avant la fin de la même année, Maximilien donna son adhésion à ce traité, et la paix de l'Europe entière suivit la victoire de Marignan.

La question politique était décidée : la puissance française s'était relevée en Italie, et François Ier était duc de Milan. Il restait à décider la question religieuse, et à terminer le différend qui, depuis un demi-siède, divisait la cour de Rome et l'Eglise gallicane. François Ier eut à ce sujet une

(1) Aux termes du traité de Noyon, Charles conservait le royaume de Naples, mais à condition d'épouser un jour la fille ainée de François Ier, qui n'avait encore qu'un au. Le roi catholique s'engageait aussi, mais d'une manière ambiguë, à faire droit aux réclamations de la reine de Navarre, Catherine de Foix, qui venait de perdre son époux , Jean d'Albret. (Sismondi, thnp CXII-)


entrevue avec Léon X, dans la yille de Bologne, et c'est là que furent jetées les bases du concordat destiné à remplacer la Pragmatique-Sanction. Pendant la première moitié du quinzième siècle, plusieurs princes chrétiens, tels que l'empereur et le roi de France, avaient établi dans leurs Etats, sous le nom de Pragmatiques-Sanctions, des lois qui posaient des limites assez étroites à l'autorité et aux privilèges de la cour de Rome. II avait clé établi eu principe dans la Pragmatique de Bourges (1438), conformément aux canons du concile de Bile, que tout concile général avait une autorité supérieure à celle du Pape. Le même acte réduisait de beaucoup les frais à payer au Saint-Siége, et consacrait comme un droit la liberté des élections canoniques 1.

Reconnaître aux églises le droit de choisir leur évèque et aux couvents celui de choisir leur abbé, c'était revenir au principe ancien, que tous doivent élire celui à qui tous doivent obéir, et que tous doivent connaître celui qu'ils choisissent. Bien de plus beau, de plus véritablement libéral que cette maxime; mais, pour la voir appliquée dans toute sa pureté, il faut remonter aux premiers temps, où chaque Eglise nommait son chef

(I) Dupuy, Hist. de la Pragmatique et des concordats.


comme en famille, où les citoyens les plus obscurs concouraient effectivement à la nomination de leur pasteur. Dès le cinquième et le sixième siècle, le peuple proprement dit avait déjà perdu le droit de voler : il ne faisait plus qu'assister à l'élection, qui était réservée aux clercs et aux principaux citoyens 1. Plus tard, après l'organisation du système féodal , ces élections tombèrent sous la dépendance des seigneurs. Les sièges épiscopaux devinrent comme des propriétés seigneuriales ; et l'évêque, élu sous l'influence du baron , prêtait souvent main-forte à son ambition, soit contre les franchises populaires, soit contre la suzeraineté royale. Le roi cherchait aussi à agir sur les élections dans l'intérêt de son pouvoir; mais, hors de ses domaines, il trouvait de puissants obstacles dans l'influence locale de ses vassaux. Il parait d'ailleurs que, dans les derniers temps, les élections ne se passaient pas d'une manière fort édifiante au sein des chapitres et des couvents. Ëlles rappelaient même quelquefois, si l'on en croit Brantôme, certaines circonstances des élections politiques en Angleterre. « Le pis estoit, dit-il, quand ils ne se pouvoient accorder en leurs élections", le plus souvent s'entrebattoient,

(1) Sismondi, Hist. des Français, t. I.


se gourmoient à coups de poings, venoient aux braquemarts, et s'entre-blessoient, voire s'entre-tuoient

s'entre-tuoient élisoicnt le plus souvent celui qui

estoit le meilleur compagnon Aucuns élisoient

quelque simple bonhomme de moine qui n'eust osé grouiller, ni commander faire autre chose sinon ce qui leur plaisoit ; et le menaçoient, s'il voulait trop faire du galant et rogue supérieur. D'autres élisoient par pitié quelque pauvre hère de moine, qui en cachette les déroboit ou faisoit bourse à part et mourir de faim ses religieux. Les évêques élevés et parvenus à ces grandes dignités, Dieu sait quelle vie ils menoient ! une vie

toute dissolue, après chiens, oiseaux, banquets

J'en dirois davantage, ajoute Brantôme, mais je ne veux pas scandaliser 1. »

La nation ne pouvait donc tenir à ces élections qui trop souvent dégénéraient en querelles honteuses, et auxquelles elle ne prenait elle-même aucune part directe depuis bien longtemps. Le roi ne pouvait les voir de meilleur oeil, puisque les seigneurs s'en étaient fait un instrument de résistance contre la couronne aussi bien que d'oppression contre leurs vassaux. Aussi Charles VII n'agissait-il pas tout-à-fait de son plein gré, quand

(1) Brantôme, Mémoires.


il établissait la Pragmatique, malgré les réclamations de la cour de Rome : il cherchait à rallier autour du trône les nobles, dont il avait besoin pour achever la délivrance du pays. C'était une concession faite au clergé et à la noblesse : il n'est donc pas étonnant que Louis 11 l'ait révoquée plus tard. On a souvent dit que Louis XI avait été mystifié par le pape, dans cette affaire. Il est possible que ce prince, qui poussait la ruse au dernier point, ait laissé croire qu'il avait été la dupe du pape, pour ne point soulever contre lui la noblesse et le clergé au moment où il montait sur le trône; mais LouisXI était au fond assez difficile à mystifier, et il est certain que l'abolition de la Pragmatique rentrait dans son système de gouvernement. Sans doute c'était l'intérêt du Saint-Siège, qui détestait les Pragmatiques presque autant qu'un schisme ou une hérésie; mais c'était aussi l'intérêt du roi, comme le pape Pie II cherchait à le lui faire entendre dans ses lettres : « Laissez, lui disait-il, les nominations au pape; elles se feront toujours de concert avec vous; vous serez seul arbitre du choix des sujets, et vous ne verrez plus les dignités ecclésiastiques remplies au gré d'un peuple indocile, guidé par des seigneurs factieux Ce fut en haine de l'aristocratie,

(1) Gaillard, Histoire de François Ier, liv. VII, chap. I.


soit laïque, soit ecclésiastique, que Louis XI déchira la l'ragmatique-Sanction 1. Pie II fut satisfait ; mais le clergé fiançais, qui tenait à la Pragma-tique comme au palladium de ses libertés, se montra dès lors hostile à la cour de Rome, et, pendant les démêlés de la France avec le pape à propos des guerres d'Italie, les conciles de Tours et de Pise auraient pu aboutir à un schisme, si Louis XII ne s'était reconcilié avec Léon X, et si François 1er n'avait signé le concordat.

Le concordai fut conclu le 15 août 1516. Il fut

convenu que le droit de nommer aux prélatures et aux bénéfices appartiendrait au roi, cl que le pape se bornerait à agréer le choix royal et à conférer aux prélats nommés des bulles d'investiture. Le concordat rétablissait par le fuit, en faveur du Saint-Siégé, l'annale que la Pragmatique avait abolie 1. Le pape renonçait il quelques autres droits qui excitaient depuis longtemps contre la cour de

(I) Le parlement de Paris refusa constamment l'enregistrement

l'enregistrement l'édit royal qui révoquait la Pragmatique; et si cet acte célèbre tomba eu désuétude sous Louis XI, qui en avait ordonné l'abolition, il fut remis ai vigueur sous Charles VIII et surtout sous Louis XII. Les tribunaux français y conformèrent leurs décision jusqu'au concordat de 1516. (Gaillad Histoire de François Ier, livre VII, chap. I.)

(2) Fleury, Histoire ecclésiastique, liv. CXXIV.


Rome les plus jlistes et les plus énergiques réclamalions. Mais le coup était porté : l'élection était enlevée au vote du clergé et à l'influence de la noblesse. On s'écria partout que le nouveau traité du roi avec le Pape était mortel aux libertés de l'Église gallicane ; l'université de Paris, qui avait sa part dans les bénéfices, éjeva hautement la voix contre le concordat, et je parlement de Paris refusa de l'enregistrer. Le parlement soutenait ordinairement le droit du Roi ; mais il s'y trouvait, depuis le règne de saint Louis, des conseillers clercs, intéressés à soutenir les franchises ecclésiastiques. François Ier recut fort mal les remontrances de cette compagnie, et répondit à la députation avec sa sévérité ordinaire : « II n'y a qu'un roi en France ; j'ai tout fait pour rendre la paix à mon royaume : je ne souffrirai point qu'on détruise ici ce que j'ai eu tant de peine à terminer en Italie. Mon parlement voudrait s'ériger en sénat de Venise! Qu'il se mêle de la justice : elle est plus mal administrée qu'elle ne l'a été depuis cent ans1.» Il parla ensuite de trois conseillers laïques auxquels il avait donné des charges possédées autrefois par des conseillers clercs, et que le parlement s'obsti-nait à ne pas recevoir : « J'ai résolu, dit le roi, de

(1) Gaillard, Hist. de François Ier, liv. VII, chap. I.


ne plus mettre d'ecclésiastiques dans mon parlement, et j'ai pour cela de fortes raisons : ces messieurs ont des vues d'indépendance qui choquent mon autorité; ils s'attachent trop peu à leurs charges, parce qu'ils briguent des évêchés et des bénéfices qui valent mieux que les trois ou quatre cents livres que je leur donne pour rendre la justice. » Enfin, après deux ans de négociations, le concordat fut enregistré, du très exprès commandement du roi plusieurs fois répété. Mais ce n'était pas assez de l'enregistrer, il fallait l'exécuter ; et comme le parlement s'y prêtait mal, le roi transporta au grand conseil la connaissance de tous les procès relatifs aux bénéfices de nomination royale 2.

Partout triomphait la volonté de François Ier, et l'avenir semblait sourire à ses projets. Au dehors, il avait agrandi ses Etats par une brillante victoire et de glorieux traités; au dedans, il continuait l'affranchissement du pouvoir royal, et abaissait l'aristocratie ecclésiastique, qui avait survécu à l'aristocratie féodale. La bataille de Marignan et le concordat paraissaient avoir résolu deux grandes

(1) Le 22 mars 1518.

(2) Estienne Pasquier, Recherches de la France, liv. II, chap. 6.


questions européennes : le duché de Milan appartenait au roi de France, et l'Église gallicane se rattachait au Saint-Siège, au moment où tant d'autres Églises étaient sur le point de s'en séparer.


CHAPITRE V.

Des Etats du Nord et de l'Orient, de 1492 à 1517.

Depuis le moment où, en déterminant notre point de départ, l'année 1492, nous avons jeté un coup d'oeil sur l'état politique des différents peuples européens, nous ne nous sommes guère occupés que des nations occidentales. En effet, noire sujet étant l'histoire de l'Europe, considérée dans sa civilisation générale, nous avons du chercher particulièrement les faits qui ont le plus influé sur cette civilisation, et ces faits appartiennent presque tous a l'Occident. Les États du Nord et ceux de l'Orient, si l'on en excepte laTurquie, étaient alors d'un poids léger dans la balance européenne. Il importe cependant de connaître la destinée et les ressources de ces États au seizième siècle, non-seulement pour avoir une idée complète de l'Europe à celte grande époque, mais pour comprendre le travail des deux siècles qui ont suivi, cl pour saisir toutes les causes des événements qui s'accomplissent de nos jours.

L'Allemagne, placée au centre de l'Europe, est


le lien naturel entre le Nord et le Midi, entre l'Oc-cident et l'Orient. L'empereur Maximilien prétendait, comme plusieurs de ses prédécesseurs, à une sorte de suzeraineté sur les Etats scandinaves. Il faisait aussi valoir les droits qu'il avait hérités de son père aux couronnes de Bohême et de Hongrie. La Pologne, alors puissante par son union avec la Lithuanie, avait disputé à l'Empereur la possession de ces tiens pays, et c'était un prinee de la famille Jagellon, Vladislas V, qui régnait à la fois sur la Hongrie et la Bohême à la fin du quinzième siècle 1. Maximilien, fidèle à la politique autrichienne, s'efforça de regagner par des mariages ce que les armes ne pouvaient lui donner. Il fiança sa petite-fille, l'archiduchesse Marie, au jeune Louis, fils unique de Vladislas, et son petit-fils Ferdinand à la soeur de Louis, Anne Ja-gellon. Ce fut ainsi qu'il prépara la réunion de la Bohême et de la Hongrie aux Etats autrichiens qui en étaient séparés depuis un demi-siècle 2.

Le nord de l'Allemagne ressentait alors le contre-coup des troubles qui agitaient les. royaumes

(1) Vladislas avait été élu roi de Bohême, à la mort de

Georges Podiebrad, en 1471 ; il fut élu roi de Hongrie, à la mort de Mathias Corvine, en 1490 (2) Annales regum Hungariae, lib. V.


Scandinaves. Le Danemarck voulait avoir la suprématie et rétablir à son profit l'union de Calmar ; la Sucde prétendait rester indépendante. Jean II, qui régnait sur le Danemarck et sur la Norwège depuis la mort de Christiern Ier, son frère, avait mis dans son parti un certain nombre de seigneurs et surtout le clergé suédois. Au dehors, il s'était allié avec l'empereur, avec le grand-duc de Moscovie, Ivan III, et avec le roi d'Ecosse, Jacques IV. Eu Suède, Stenon Sture 1er, successeur de Charles VIII sous le titre d'administrateur, n'exerçait qu'un pouvoir responsable et limité; mais il s'appuyait sur la noblesse inférieure et sur le peuple, qui avaient horreur du joug danois. Il sut mettre à profit la jalousie des villes banséatiques contre le Danemarck. Les nobles danois, qui descendaient des anciens Northmans, ne croyaient point déroger en se mêlant de commerce et de marine ; ils y faisaient de gros bénéfices, et par là portaient un coup terrible aux négociants de Hambourg, de brème et de Lubeck 1. Ces villes, menacées dans leur existence, conclurent avec la Sucde un traité d'alliance offensive et défensive (1493). Cepen(I)

Cepen(I) Hagemierus, De foedere civit. hans., cap. V. — Chytraus, Saxonia, lib. XXIII.


dant les intrigues de Jean II triomphèrent en Suède. Le sénat de Stockholm déclara, en 1494» que les troublés qui agitaient le royaume et les irruptions continuelles des Russes ne permettaient plus aux Suédois de rester sans roi. Conformément à la convention de 1483, l'union de Calmar fut rétablie et la couronne de Suède déférée à Jean II. Sténon Sture, par son adroite politique, éluda pendant plusieurs années l'effet de cette décision. Il était toujours soutenu par le peuple et par les soldats; il avait dans son parti les provinces du nord et surtout ces héroïques Dalécar-liens, qui plus tard devaient fonder la liberté de la Suède et le trône de Gustave-Wasa. Il était d'ailleurs secondé par lés vaisseaux de la Hanse qui bloquaient les ports du Danemarck. Mais les Mosco-vites, d'accord avec Jean II, envahissaient sans cesse la Finlande, et livraient cette province aux plus affreuses dévastations. Sténon, destitué par le sénat, assiégé dans la citadelle de Stockholm, fut réduit à traiter avec les Danois. Il laissa la couronne à Jean II, mais conserva, à titre de fièf viager, la Finlande, les deux Bothnies, et le château de Nykoeping avec le territoire qui en dépendait 1.

: (I) Mallet, Hist. du Danemarck, liv. VI.


Le traité de Stockholm, conclu le 26 novembre 1497, consacrait non la conquête, mais le partage de la Suède. Aussi Jean II ne se regardait-il pas comme vraiment roi. Il se plaignit aux Etats : les domaines de Slure étaient, disait-il, plus étendus et plus riches que ceux du toi; et, pour les diminuer, il enleva à l'ancien administrateur les plus belles places de la Finlande, entre autres Abo et Viborg. Bientôt, pour dépouiller entièrement celui qu'il craint encore comme un rival, il l'accuse devant les Etats du crime de haute trahison. Sténon se présente devant la Diète sous prétexte de se défendre ; mais il est escorté des gentilshommes de son parti et de sept cents hommes biens armés. D'accusé qu'il était, il devient accusateur : il reproche au loi d'avoir violé les privilèges de la Suède, en distribuant à des étrangers des liefs et des emplois. Mais la querelle ne reste pas longtemps renfermée dans le sein de l'assemblée : les partisans de la liberté suédoise s'assemblent à Vadstena, et s'engagent par serment à défendre la patrie contre la tyrannie étrangère; les Dalécarliens prennent les armes; Jean II est réduit à retourner en Danemarck ; l'administrateur est rétabli dans ses droits, et l'archevêque d'Upsal lui-même, le chef du parti danois, est obligé de reconnaître l'indépendance de son pays. A la fin de l'année 1501, il ne testait


plus à Christiern, dans toute l'étendue de la Suède, que le château de Calmar, et celui de Borkholm dans l'île d'OElande 1.

Les villes hanséatiques, toujours jalouses du Danemarck, avaient contribué à celte révolution par les secours qu'elles avaient fournis aux Suédois 2. Jean II, qui avait alors des révoltés à réprimer dans ses propres Etats, et qui décimait par des supplices la noblesse norwégienne, menaça la Hanse de toute sa colère, si elle persistait à s'allier à la Suède. Mais la régence de Lubeck répondit sans s'émouvoir que le commerce des villes hanséatiques avec la Suède était d'une trop grande importance pour qu'elles pussent y renoncer. Alors commença une guerre qui devait durer plusieurs années, et préparer la ruine de ces républiques commerçantes. Sténon Sture mourut à la fin de l'année 1503, empoisonné, dit-on, par là faction danoise. L'administrateur avait rendu d'importants services à la civilisation de son pays : il avàil soutenu les paysans contre l'aristocratie, et .leur avait donné dans les Etats une représentation spéciale; il avait introduit l'imprimerie en Suède,

(1) Mallet, Histoire du Danemarck, liv. VI.

(2) Krantz. Vandalia, lib. XIV. — Chytraeus, Saxonia, lib. V.


et jeté les fondements de l'université d'Upsal. Sa mort fut une calamité publique, mais ses amis empêchèrent Jean II d'en recueillir les fruits, et la Diète suédoise choisit pour administrateur Svante Sture, maréchal du royaume. Une trêve d'environ treize mois fut conclue entre le Danemarck et la Suède. A l'expiration de cette trêve, une conférence devait avoir lieu à Calmar entre les députés des deux nations, et c'était là qu'on devait régler les conditions de la paix. Jean Il se rendit à Calmar à l'époque convenue; mais il n'y trouva point les représentants de la Suède. Après les avoir attendus quelque temps, il fit juger l'affaire en l'absence de l'une des parties. Les sénateurs de Danemarck et de Norwège décrétèrent la déchéance des sénateurs suédois et la réunion de la Suède à la couronne danoise (1505).

Cependant, pour donner force à leur arrêt, les seigneurs danois et norwégiens invoquèrent les secours de l'empereur. Maximilien, qui, à l'exemple de ses prédécesseurs, aspirait à étendre sa domination jusque sur les royaumes Scandinaves, signifia aux Suédois qu'ils eussent à rétablir sur le trône le roi Jean II, leur légitime

(I) Litterae Senat. Dan. et Norv. ad Imperatorem, apud Huitfeld.


souverain, les menaçant, s'ils n'obéissaient dans : le délai de trois mois, de procéder contre, eux suivant la rigueur des lois de l'Empire. Les Suédois ne firent aucune réponse à la sommation impériale, et Maximilien lança contre eux un décret qui les mettait au ban de l'Empire 1. Les Suédois ne firent que rire de ces arrêts qui ne pouvaient les atteindre. Mais Jean II trouva un moyen plus sûr de les inquiéter : ce fut d'interdire à leur pays toute communication avec les peuples voisins et particulièrement avec les Hanséatiques. L'île de Gothland, qui domine toute la Baltique, appartenait aux Danois : leurs vaisseaux s'y réunirent en grand nombre, et de là ils allaient bloquer les ports de Suède et arrêter les navires étrangers. Les Suédois ne pouvaient longtemps résister à une pareille guerre; car ils tiraient du nord de l'Allemagne beaucoup d'objets de consommation, et le blocus les réduisait à la disette. De leur côté, les Hanséatiques étaient frappés dans le principe même de leur existence, dans leur commerce. Aussi quelques-unes des villes dont se formait la confédération Lubeck, Wismar, Rostock et Stral-

(1) La déclaration de Maximilien, qui mettait ta Suède au ban de l'Empire, était datée de Gratz, 2 octobre 1506. n. (2) La teutonique se divisait en quatre cercles ou


sund, consentirent à capituler avec le Danemarck. Ces villes, et surtout Lubeck, paraissaient disposées à la paix, parce qu'elles étaient alors attaquées sur leur propre territoire par lé duc de Mecklenbourg. Elles promirent, en 1507, de n'avoir plus aucun rapport avec la Suède et de reconnaître en toute rencontre la supériorité du pavillon danois.

Le traité fut bientôt rompu. Aussitôt que la paix eût été faite avec le Mecklenbourg, les Hanséàti-ques recommencèrent la guerre contre les Danois (1509). Ils envoyèrent aux Suédois non-seulement

régions : I° la région vandale, ayant pour capitale Lubeck, qui était en même temps la capitale de toute la ligue; 2° In région du Rhin, capitale Cologne; 3° la région, saxonne, comprenant plusieurs villes de la Saxc et de la Westphalie, capitale Brunwick ; 4° la région de Prusse et de Livonie, capitale Dantzick. Chaque région avait tous les ans son assemblée particulière dans sa principale ville, et les assemblées générales se tenaient à Lubeck tous les trois ans. Le grand-maître de l'ordre Teutonique était considéré comme le chef

et le protecteur de la ligue, qui, s'était formée au treizième siècle pour protéger le commerce contre les pirates de la Baltique. Quelques auteurs ont compté jusqu'à quatre-vingts villes hanséatiques. Cependant en 1494, à la diète de Lubeck, il n'y en a va il plus que soixante-douze, et en 1554 il n'en restait que soixante-six (Joach Hagemietus) De ford. civit. cap. III.)


des draps, du sel et d'autres objets de consom-mation, niais des armés et des munitions de guerre. En I5IO, un flotte partie de Lubeck alla piller les îles danoises, et revint triomphante et chargée de butin. Pour résister à cette nouvelle attaque, Jean II fit construire des vaisseaux d'une grandeur jusqu'alors inconnue dans la Baltique, et, en vertu d'un droit que les rois de Danemarck exerçaient sur cette mer d'après une très ancienne coutume, il prit à son service tout ce qu'il y trouva de vaisseaux anglais, écossais et français avec leurs équipages 1. Il reçut encore des secours considérables des villes de Hollande et de West-Frise, qui voulaient, comme le Danemarck, s'affranchir de la rivalité des Hanséatiques. Alors se livrèrent plusieurs batailles navales, où les villes confédérées recueillirent encore de la gloire, mais où elles épuisèrent leurs forces. Il fallut enfin céder : la paix fut conclue à Malmoë, en 1512. Les villes vandaliennes, Lubeck à leur tête, s'engagèrent formellement à s'interdire toute espèce de commerce avec les Suédois jusqu'à ce qu'ils se fussent soumis à Jean II ou à son fils. Elles devaient aussi payer 30,000 florins d'or pour les frais de la guerre. Alors commença la décadence irrevo -

(1) Mollet, Hist. du Danemarck, liv, VI.


cable des ■villes hanséatiques. Les Pays-Bas et le Danemarck leur enlevèrent le monopole du commerce dans le nord de l'Europe, au moment même où l'Espagne et le Portugal enlevaient aux républiques italiennes presque tout le commerce du Midi.

L'abaissement des villes hanséatiques fut un échec pour les Suédois. Dans les derniers temps ils avaient heureusement soutenu la guerre contre le Danemarck : ils avaient repris les villes de Calmar et de Borkholm ; ils avaient même envahi la Norwège. Mais le traité de Malmoë, en les abandonnant à eux-mêmes, prépara leur asservissement. La mort de l'administrateur Svante Sture ajouta encore aux périls du pays. Les deux partis qui divisaient la Suède présentèrent chacun leur candidat à la suprême magistrature : le parti danois était pour Eric Troll, un des nobles les plus riches et les plus influents ; le parti opposé portait le jeune Sténon Sture, fils du premier administrateur. Le parti national triompha, cl Sténon Sture H fut proclamé. L'année suivante (1513), Jean Il mourut, après avoir refusé d'intervenir dans la grande querelle qui divisait alors l'Europe occidentale 1. Son fils Christiern eut/quelque

(1) Maximilien et Louis XII cherchèrent à entraîner Jean II


peine à se faire reconnaître par les sénateurs

danois et norwégiens, réunis à Copenhague. On lui reprochait d'avoir détruit une partie de la noblesse de Norwège, quand il avait gouverné ce pays en qualité de vice-roi. On songea même, dès cette époque, à donner la couronne à l'oncle du jeune prince, au duc de Sleswick-Hols-tein, qui fut roi plus tard sous le nom de Frédéric Ier. Mais le duc refusa , et Christiern II fut proclamé roi de Danemarck et de Norwège, à condition qu'il respecterait les privilèges de ces deux royaumes 1.

Quand le nouveau roi fut bien établi dans ses Etats, il s'allia avec la plus puissante famille de

dans leur lutte contre te Pape, et à le faire adhérer au concile de Pise. L'empereur écrivit plusieurs lettres au roi de Danemarck , et Louis XII lui envoya un ambassadeur, Pierre Corrier. Mais Jean repondit aux deux princes d'une manière évasive, et resserra son alliance avec le pape Jules II. Il refusa aussi de soutenir contre l'Angleterre le roi d'Ecosse Jacques IV, allié de Louis XII. ( Mallet, Histoire du Danemarck, liv. VL)

(1) La capitulation consentie par Christiern II, à son avénement, accordait aux nobles le droit de haute et basse justice, et particulièrement le droit d'exiger de leurs vassaux des amendes de quarante marcs d'argent, droit que Christiern ne leur permit jamais d'exercer. Par un autre article, le roi re¬


l'Europe, en épousant la princesse Elisabeth , petite-fille de Maximilien et soeur de l'archiduc Charles (1515). Un certain nombre de Hollandais et de Flamands accompagnèrent la nouvelle reine ; ces étrangers vinrent fonder une colonie agricole dans l'île d'Amac, en face de Copenhague ; cl cette île, qui n'était qu'une lande stérile, présenta bientôt l'aspect d'un riant et fertile jardin. L'importation des légumes de Flandre en Danemarck fut un des premiers bienfaits du gouvernement de Christiern. Ce prince réprima la piraterie anglaise, et fil reconnaître les droits des navigateurs danois dans un traité conclu avec Henri VIII. Il traita aussi avec le grand-duc de Moscovie, Vassili IV ; et, en renouvelant l'ancienne alliance entre les deux Etats, il obtint pour les négociants danois la liberté de résider à Novgorod, et d'y jouir des privilèges jadis accordés aux Hanséatiques 1. La douane du Sund fut enlevée à Helsingore et transportée à Copenhague. Cette dernière ville devint

connaissait que la couronne de Danemarck était élective, et il s'engageait à ne se faire désigner aucun successeur par le sénat ou par les Etats (Mémoires de la Société royale de Copenhague, cités par Mallct, liv. VI.)

(I) Foedus cum Henrico, Angl. reg. — Foedus cum mago. duc, Rusi, Basil, apud Huilfeld.


l'entrepôt général de toutes les marchandises du royaume, et sa prospérité chaque jour croissante fut une nouvelle cause de ruine pour Lubeck et les autres villes confédérées.

Le gouvernement de Christiern était favorable au commerce et à la cause populaire, comme l'attestent les lois qu'il promulgua plus tard sans le consentement du sénat 1. L'une de ces lois protégeait les serfs contre la tyrannie et la cupidité de leurs maîtres : « La coutume impie qui a lieu dans l'île de Seeland et dans quelques îles, voisines, de vendre les pauvres paysans et de trafiquer de personnes chrétiennes comme de créatures privées de raison, est et demeure abolie.....Lorsque

les maîtres maltraiteront injustement leurs serfs, il sera permis à ces derniers de s'enfuir et d'aller s'établir dans d'autres terres, comme font les paysans de Scanie, de Judand et de Fionie 1. » Une autre loi abolissait une ancienne coutume scandinave, et défendait de piller les effets naufrages. Christiern entreprit aussi la réforme du haut

(1) Christiteern Il a promulgue deux codes de lois : l'un, le 26 mai 1521, sous le titre de Lois ecclésiastiques ; l'autre, le 6 janvier 1522, sous titre de Lois politiques ont été publiés en 1684 par Pierre Resen.

(2) Lcgi ccde*îailM cap. 3.


clergé ; il porta une roi ainsi conçue : «Tous ceux qui ont charge d'âmes sont tenus à la résidence. Un évêque ne doit point avoir plus de douze ou quatorze personnes à sa suite quand il voyage ; celle .d'un archevêque n'excédera pas le nombre de vingt. » Il essaya aussi de mettre un terme à l'accroissement indéfini des biens du clergé : « Aucun ecclésiastique, prélat, prêtre ou clerc, n'aura la liberté d'acquérir des terres, et ceux d'entre eux qui voudront faire des legs aux églises ou aux couvents devront leur léguer de l'argent et non des fonds de terre1.» Christiern enleva au sénat ses attributions judiciaires, pour les donner à une haute cour souveraine, qui devait partout accompagner le roi. 11 s'efforça d'élever peu à peu la bourgeoisie au niveau des ordres privilégiés, et il établit seul plusieurs impôts, qui lui permirent de maintenir et même d'augmenter les troupes permanentes que son père avait créées.

Comme Jean II, Christiern voulut réunir les

trois couronnes du Nord, et renouveler l'ancienne

union de Calmar. La Suède était livrée à l'anarchie, et le parti danois y devenait chaque jour plus audacieux. Le fils du compétiteur de Sténon Sture II, Gustave Troll, nommé archevêque d'Up-

(1) Leg. politic, cap. 90.


sal, avait refusé de prêter le serment ordinaire de fidélité devant les États-Généraux convoqués à Telje. Il fut assiégé dans sa forteresse de Stecke, et déposé par les Etats, en 1517. Mais, l'année suivante, cent vingt voiles parurent devant Stockholm. Les Danois débarquèrent ; Sténon Sture les vainquit à Brenkirka. Christiern feignit de vouloir traiter avec les Suédois : il promit de venir dans Stockholm s'entretenir avec l'administrateur, pourvu qu'on lui donnât un sauf-conduit et quelques otages pour sa sûreté. Six nobles suédois lui furent envoyés, et dans le nombre était Gustave Wasa, celui qui devait plus tard être le vengeur de son pays. A peine les six otages furent-ils au pouvoir de Christiern, que le roi les fit embarquer, et, au lieu de se rendre à Stockholm où on l'attendait, il partit avec eux pour le Danemark. En iâiq, les Danois firent la conquête de l'île d'OEland. En 1520, Christiern reparut en Suède avec une armée formidable 1. Il avait avec lui un grand nombre d'aventuriers venus de l'Allemagne, de la Prusse et de la Pologne. L'Ecosse lui avait fourni quelques secours, et François Ier, alors en paix avec le reste de l'Europe, avait envoyé au roi de Danemarck six canons de bronze et deux

(I) Mallet, Histoire du Danemarck, liv. VI.


mille fantassins commandés par Gaston de Brezé

C'était en plein hiver : Christiern avait choisi cette saison pour commencer la campagne. Dans le reste de l'année il suffisait de quelques hommes pour défendre, les défilés qui gardaient la Suède ; en hiver, au contraire, les lacs et les marais, au lieu d'être des obstacles, devenaient des railles faciles, et la neige, durcie par le froid, permettait d'employer pour le transport des vivres la célérité des traîneaux 1. Ce général en chef de l'armée danoise, Othon Crumpein, passa le Sund dès les premiers jours de janvier. Il pénétra par la Halland dans la Gothie occidentale, et rencontra les Suédois près de la ville de Bogesund. Dès le commencement du combat, Sténon Sture lut mortel-lement blessé, et le désordre qui se répandit parmi ses troupes assura la victoire aux Danois. Othon poursuivit les vaincus, et s'empara du défilé de Tyveden, l'un des remparts de la Suède. C'était la première fois que les Français s'aventuraient si avant dans le Nord; ils s'étonnaient de combattre sur des lacs glacés, au sein d'une neige épaisse, poussée par un vent furieux. Quelques-uns tombèrent sous le fer ennemi; la plupart périrent de

(1) Mémoires de Martin du Bellay, liv. I. (a) Mallet, Hist. du Danemarck, liv. VI.


froid ou de misère, et il en revint à peiné trois cents, sans armes, sans bagages, fort mécontents de leur expédition et du prince qu'ils avaient servi.

L'administrateur était mort ; les Danois occupaient toutes les provinces. Les Etats de Suède sé rassemblèrent-à Lpsal, sous la présidence de l'archevêque, Gustave Troll, qui avait repris de lui-même les insignes de sa dignité. Celle assemblée reconnut Christiern pour roi; niais Stockholm résistait encore. La veuve de Slénon Sture, Cliris-tine Gyllenstiern, maîtresse de la capitale, y continua sept mois la guerre avec un courage viril ; clic était secondée par la ville de Lubeck, qui lui envoya des vaisseaux avec des provisions et quelques troupes auxiliaires. Mais enfin elle céda : la bourgeoisie voulut capituler aussi bien que la noblesse , et Christiern entra dans Stockholm le 7 septembre. Peu de temps après, son autorité était reconnue jusqu'aux extrémités de la Finlande. Il fut proclamé roi héréditaire de la Suède, et couronné par l'archevêque d'Upsal, qui avait préparé son triomphe.

Pendant la lutte des Etats scandinaves, la Polo-gne avait commencé à déchoir. En 1492, l'héritage de Casimir IV avait été partagé : l'un de ses fils avait été reconnu grand-duc de Lithuanie ; l'autre,


Jean-Albert, avait été élu roi de Pologne 1. Un troisième fils de Casimir était depuis plusieurs années roi de Bohême et de Hongrie. La Pologne n'avait plus à craindre l'ordre Teutonique, qui avait été abaissé par le traité de Thorn, et qui déclinait avec la Hanse, dont il avait été jadis le plus ferme appui. Les puissances à redouter pour la Pologne, c'était la Russie qui grandissait sous Ivan III, c'étaient les Tartares de Krimée et les Cosaques de l'Ukraine, toujours prêts à envahir les provinces méridionales ; c'étaient aussi les Turcs qui menaçaient sa frontière par la Moldavie, dont le voïevode était leur tributaire. Jean-Albert chercha à soulever la Moldavie contre les Turcs, et à la réunir au .territoire polonais. Il s'était allié à son frère, le roi de Hongrie, et avait même reçu une ambassade des Vénitiens, qui l'engageaient à prendre les armes contre le sultan. Mais la guerre échoua (1497) par la jalousie secrète des Hongrois, qui aspiraient aussi à là suzeraineté de la Moldavie ; et, après une expédition sans résultat, Jean-Albert revint à Cracovie se livrer à de frivoles plaisirs 2. Les Turcs à

(I) Non magis procerum suffragiis, quàm populi foris circum comitium stantis clamore adjutus. (Martin Cromer, De rebus Polonorum, lib. XXX.)

(2) Indè Cracoviam reversus, quasi rem benè gessisset,


leur tour poussèrent contre la Pologne les populations slaves de la Moldavie el de la Valachie (1499). En même temps les Tartares, unis aux Turcs par la communauté d'origine et d'intérêts, envahirent la Podolie. Pour résistera tant d'ennemis, Jean-Albert conclut une alliance nouvelle avec ses frères, le roi de Hongrie et le grand-duc de Lithuanie. On dit même que le Tzar Ivan III entra dans celte ligue, destinée à repousser les Turcs et les Tartares. Mais Bajazeth demanda la paix : il était alors occupé à faire la guerre à Venise, cl à lui enlever ses dernières possessions sur lès côtes du Péloponèse. Une trève fut conclue en1500, entre les Turcs et les Polonais. Les Tartares eux-mêmes demandèrent à traiter, et la Pologne aurait été en paix avec tous ses voisins, si le nouveau grand-maître de l'Ordre Teutonique, Frédéric de Saxe, n'avait refusé l'hommage qu'il devait à la couronne polonaise 1. Jean-Albert mourut en t5oi, avant d'avoir réduit son vassal révolté.

Le grand-duc de Lithuanie, Alexandre, devint

conviviis et compotationibus, amoribusque mulierum et choreis impenstùs indulsit. (Cromer, De rebus Polonorum , lib. XXX : )

(I) Detrectabat jurare in verba regis, quemadmodùm debebat ex pacti et foederis formulà. (Cromer, loc. cit.)


alors roi de Pologne, et les deux pays furent réunis comme ils l'avaient été sous Casimir IV. Il fut même convenu dans l'acte d'élection, que les Lithuaniens et les Polonais ne feraient plus désormais qu'un seul peuple sous un seul roi. Le roi devait être élu en Pologne par la noblesse des deux Etats. La Lithuanic conservait ses tribunaux et ses lois civiles; mais elle cessait d'exister comme puissance indépendante. L'union des deux pays semblait donc se resserrer ; mais il y avait entre eux un germe de querelle qui devait plus lard se développer, la différence de religion. La Pologne était catholique romaine ; la Lithuanic avait adopté les doctrines de l'Eglise grecque : par là elle était déjà préparée à la domination moscovite. Sous le règne de Casimir IV, plusieurs seigneurs lithuaniens s'étaient affranchis de leur grand-duc pour se déclarer vassaux du Tzar 1. Plus tard Alexandre avait cru arrêter le mouvement, en s'alliant lui-même à Ivan III ; il avait épousé une princesse russe, la grande-duchesse Hélène. Mais la bonne harmonie ne régna point entre les deux époux : Alexandre voulait forcer sa femme à adopter la foi romaine, et, quand il fut sacré roi de Pologne, Hélène ne fut point couronnée, parce

(I) Keramsin, Histoire de Russie, t. VI, chap. 5.


qu'elle était schismatique 1. Il y avait dès lors dans la Lithuanie un parti russe, qui travaillait sourdement à la détacher de la Pologne.

Aussitôt qu'Alexandre se fut montré sur les frontières de la Prusse, les-chevaliers de l'Ordre Teutonique lui prêtèrent foi et hommage (1504). Le grand-maitre Frédéric s'enfuit en Allemagne, pour soulever les princes de ce pays contre leroi de Pologne ; mais l'Allemagne était trop occupée des affaires d'Italie et de ses propres affaires pour intervenir dans celles du Nord. Alexandre n'avait donc rien à redouter de la Confédération germanique ; mais il eut à soutenir de nouvelles luttes contre les Tartares. Ceux-ci pénétrèrent dans le coeur du royaume, jusqu'à la ville de Kletzk, non loin des sources du Niémen. Le roi, attaqué d'une langueur mortelle, confia la défense du royaume à son frère Sigismond, et le gouverneur de la Lithuanie, Mikaël Glinski, s'avança contre les Tartares. La bataille se livra sur les bords du Niémen. Alexandre, tout malade qu'il était, se fit porter dans les rangs de ses soldats ; il fut témoin de leur victoire, et mourut en remerciant Dieu de la délivrance de son pays (1506).

Apres la mort d'Alexandre, Sigismond, son

(I) Cromer, De rebus Polonorum, lib. XXX.


frère, fut élu roi par les Polonais et les Lithuaniens. Sous ce règne, la Pologne fut encore en guerre avec les Vainques et les Moldaves, soutenus par les Turcs. La Podolie et la Volhinie étaient toujours envahies par les Tartares. La querelle avec l'Ordre Teutonique n'était point terminée : le nouveau grand - maître, Albert de Brandebourg, suivit l'exemple de son prédécesseur, Frédéric de Saxe, et refusa l'hommage à Sigismond 1. En même temps des démêlés commerciaux s'élevèrent entre la Pologne et les royaumes voisins de Bohême et de Hongrie. Les négociants des villes polonaises avaient autrefois le privilège de faire le commerce dans toute l'étendue de la Bohême et de la Hongrie, ainsi que dans le marquisat de Brandebourg. Mais le roi de Bohême et l'électeur de Brandebourg voulurent assurer à leurs sujets une partie des bénéfices qui revenaient à la Pologne : ils établirent l'un à Breslaw, l'autre à Francfort sur l'Oder, des entrepôts où devaient être apportées toutes les marchandises étrangères. La Pologne irritée rompit toute relation commerciale avec les pays limitrophes : elle défendit, sous les peines, les plus sévères, l'importation des épiceries

(1) Heliot, Hist. des Ordres monastiques, religieux et militaires, t. III, chap. 16


de Breslaw , en même temps qu'elle prohibait l'exportation de ses produits, ou les soumettait aux droits de sortie les plus élevés 1. Mais les Polonais se nuisirent à eux-mêmes en voulant nuire à leurs voisins, et ce système exclusif prépara la ruine de leur commerce.

Pour comble d'embarras, les Russes envahirent la Lithuanie et s'emparèrent de Smolensk. C'était la trahison du gouverneur Glinski, le vainqueur des Tartares, qui avait ouvert le pays aux armes de Vassili IV. L'ambition et les rivalités des seigneurs polonais affaiblissaient chaque jour les ressorts de la monarchie. Ces nobles, qui ne voulaient souffrir entre eux aucune distinction 2, s'entendaient à merveille pour paralyser la puissance publique dans les mains du chef qu'ils avaient élu. Il n'y avait point de bourgeoisie en Pologne. Les seigneurs avaient maintenu dans une étroite dépendance la population des villes aussi bien que celle des campagnes. Le citadin était un peu mieux traité que le paysan : il ne de(I)

de(I) De Sigismundi senioris regno. (2) Nobilitas genere censetur... est autem pari dignatione Polonica orrmis nobilitas; nec ullum in cà patriciorum comitumve discrimen, exaequatà quodam tempore omnium conditione. (Cromer, De republicà ac magistralibus Poloniae liber. )


vait à son seigneur qu'une redevance annuelle, tandis que l'habitant de la campagne devait, outre le tribut en argent, le service personnel pour la Culture des champs et les autres travaux domestiques. Le paysan était enchaîné à la terre, cl ne pouvait la quitter sans la permission de son seigneur; le maître avait droit de vie et de mort sur tous les serfs de son domaine, excepté sur ceux qui, dès leur jeunesse, s'étaient donnés à l'étude des lettres cl au ministère sacré 1. La souveraineté appartenait donc tout entière à la noblesse. Les principaux nobles siégeaient dans le sénat 2, assemblée destinée à diriger le pouvoir

(I) In plebe numerantur quicumque nobiles sive equites non sunt... Sunt autem aliqnantò meliore et liberiore conditione urbain et oppidani quam agrestes, Censum quidem annuum utrique dominis suis pensitant; vetùm agrestes operas praetere à gratuitas ad colendos corum ugros et alios usus domesticos praestant, nec aliò cuiquam commigrare inconsulto domino licet... Habent sane in cos domini vitre necisque potestatem, praeter cos qui incunte aetate litterarum studiis sacrorumque ministerio se addixerunt. (Cromer, loc. cit.)

(2) Au seizième siècle, époque où écrirait Martin Cromer, le sénat de Pologne, dont l'historien faisait partie, se composait de quatre-vingt-neuf membres, dont deux archevêques, sept évêques, quinze palatins ou voïevodes, et soixante-cinq châtelains appartenant en nombre inégal aux différents palatinats.


royal dans l'intérêt public, c'est-à-dire dans l'initié! aristocratique. Le reste de la noblesse et les citoyens de Cracovie, qui pouvait être considérée comme une ville noble, étaient représentés par des nonces, dont le consentement était nécessaire pour la levée des impôts : Cependant les nobles avaient conservé, comme souvenir de l'égalité qui devait régner entre eux, le droit de se réunir en assemblée générale pour décider les affaires les plus importantes.

Le roi n'était en Pologne que l'instrument de la noblesse.Tandis que partout ailleurs la royauté ; jadis faible et impuissante, s'était élevée par degrés au-dessus des résistances féodales, la couronne polonaise, autrefois souveraine et absolue ; était insensiblement tombée sous le joug aristocratique. Le roi ne pouvait faire ni la paix ni la guerre, contracter aucune alliance, créer aucun impôt, décider aucune affaire grave sans le consentement du sénat. Il ne pouvait établir une loi nouvelle, ni se désigner un successeur sans avoir consulté le corps entier de la noblesse 1.

(1) Initio liberior dominatus ae nullis propemodùm legibus ndustrictus, infinitam non modo omnium rerum, sed etiam vitae necisque omnium potestatem habens. . . Nunc sanè angustis finibus régis polestas circumscripta est. Rex senatu inconsulto neque bellum cuiquam facit, neque foedus publice cum quo¬


Sous le règne d'Alexandre, une loi plus sévère encore interdit au roi le droit de disposer seul des revenus de la couronne. Par celle mesure, les nobles s'opposèrent à la civilisation de leur pays : car Alexandre, comme plusieurs princes contemporains, consacrait noblement ses richesses à encourager les lettres et les sciences. Le droit d'élire le prince appartenait au sénat ; mais l'élection n'était valable qu'après avoir été ratifiée par la noblesse entière, et le roi jurait à son avènement de respecter les privilèges qui enchaînaient son pouvoir 1. Il faut remarquer qu'au commencement du seizième siècle l'élection du chef de l'Etat n'allumait pas encore ces querelles sanglantes qui devaient un jour aboutir au démem-quam

démem-quam neque tribu In nova institut, neque rein ullam majorem ad rempublicam pertinentem statuit aut facit. Porio leges novas condere, successorem sibi designare, ne cum senatu quidem potest, absque consensu caeterae nobilitatis. (Cromer, De republicâ ne magist. Pol. liber.)

(1) Jus creandi regis penes senatum est. .. atque id etiam equester ordo sibi vindicare coepit, ita ut demum in co ratum sil senatus judicium, si assentiatur caetera nobilitas... A novo rege jusjurandum exigitur in hanc sententiam , quod secundum leges et instituta majorum regnaturus sit, et suum cuique ordini et homini jus privilegiumque et beneficium salvum conservaturus. (ld., ibid.)


brement du pays ; la noblesse avait alors le bon esprit de ne choisir que dans une seule famille, celle des Jagellon, en possession de donner des rois à la Pologne depuis 13861.

lin face de cette royauté, qui n'était qu'un vain nom, le pouvoir du grand-duc de Moscovie se développait de jour en jour et devenait formidable. Après avoir secoué le joug des Tartares, Ivan III avait réuni à ses domaines héréditaires les villes libres et les principautés indépendantes. Vainqueur de Novgorod et de Pleskof, il menaçait les comptoirs hanséatiques, établis dans la Livonie sous la protection des chevaliers Porte-Glaive. Il avait jeté un germe de division dans la Pologne en mariant sa fille à Alexandre, qui n'était encore que grand-duc de Lithuanie 2. Long-temps auparavant il s'était porté l'héritier des empereurs grecs, en épousant la fille de Thomas Paléologue, la princesse Sophie, qui avait trouvé un asile à Rome avec toute sa famille 2. Cette alliance fut très

(I) Non ternerè disceditur à stirpe regiâ masculâ si qua extat. (Cromer, de rep. ac magist. Pol. liber.)

(2.) Voy. plus haut, page 434

(3) L'idée première de ce mariage date, dit-on, de 1469 et appartient au cardinal Bessarion. Ce prélat, qui avait clé autrefois patriarche de Constantinople et qui avait représenté les chrétiens d'Orient nu concile de Florence (1439), rêva tou¬


populaire en Russie. Les bovards allaient partent répétant que c était Dieu lui-même qui envoyait au Tzar une aussi noble épouse, ce rejeton d'un arbre impérial dont l'ombre couvrait jadis les chrétiens frères et orthodoxes. Heureuse alliance, ajoutaient-ils, qui rappelait celle du grand Vladimir, qui allait faire de Moskou une autre Byzance cl donner à ses empereurs les droits des empereurs grecs 1!

jours la réunion de l'église grecque et de l'église latine. Il crut trouver dans Ivan III un instrument favorable à ses desseins. En effet le Tzar, en demandant la main de Sophie d'après le conseil de Bessarion, protestait de soit dévouement pour le pontife romain, et les ambassadeurs assuraient le Pape du zèle de leur maître pour l'heureuse réunion des deux églises. Sixte IV consentit au mariage, et, le 1er juin 1472, la fille des empereurs grecs fut fiancée au grand-duc de Moskou dans la basilique de Saint-Pierre. Un légal du Pape, précédé de la croix latine, accompagna la princesse dans tout son voyage ; mais arrivé aux portes de Moskou, il fut obligé de cacher au fond de son traîneau cette croix, emblème d'une religion étrangère. Quelque temps après la célébration du mariage, le légal demanda, au nom du Pape, que la Russie reconnût formellement les canons du concile de Florence; mais le Tzar ne voulut point en entendre parler, et Sophie elle-même, quoique élevée à Rome, suivit fidèlement le rit grec. (Raynald. Annales ecclesiast. — Karamsin, Histoire de Russie.)

(1) Karamsin, Hist. de Russie, t. VI, chap. 2. — M. Ph. de Ségur, hist.de Russie, liv. IV, chap. 5.


Les Russes avaient donc, il y a plus de (rois siècles cl demi, les yeux fixés sur Constanti-nople. Celle ville était à la fois une proie pour leur ambition et un lieu sacré pour leurs souvenirs religieux ou nationaux, C'était de là qu'ils avaient tiré la plus grande partie de leurs moeurs et de leurs usages, leurs sciences et leur foi, leur écriture et les images de leurs saints. Avant la conquête des Turcs, c'était le patriarche de Constantinople qui sacrait leurs métropolitains. Les empereurs grecs, au temps de leur puissance, regardaient les grands-ducs de Moskou comme leurs vassaux, et plus d'une fois depuis le règne de Vladimir les guerriers russes s'étaient enrôlés sous les drapeaux byzantins. Le mariage d'Ivan III avec Sophie resserra l'antique alliance entre les Grecs et les Moscovites. Plusieurs savants de Constantinople vinrent s'établir dans la capitale du nouvel empire; ils apportèrent avec eux des livres précieux, échappés à la barbarie des Turcs, et répandirent parmi les Russes la connaissance de la langue latine, alors généralement employée dans tous les actes diplomatiques 1. Ivan, pour attester son alliance avec le sang des Paléologue, adopta leurs armes, c'est-à-dire l'ai-

(1) Karamsin, t. VI, chap. 2.


gle a deux têtes ; il l'ajouta à ses propres armes, dans l'espérance de réunir un jour le double empire et de chasser les Turcs de la Grèce, comme il avait chassé les Tartares de la Moscovie.

Mais pour s'élever à une telle entreprise, il fallait que la Russie fécondât son énergie encore sauvage par le contact de la civilisation européenne. Quand Ivan III voulut bâtir le Kremlin, cette redoutable forteresse de la vieille Russie, l'église renfermée dans cette vaste enceinte s'écroula trois fois sur les ouvriers moscovites qui travaillaient à la construire. Il fallut avoir recours à des artistes étrangers. C'était le temps où le génie de l'architecture antique commençait à renaître en Italie. Déjà Brunelleschi avait élevé à Florence cette coupole de Sainte-Marie, digne de servir de modèle à Michel-Ange. Ce contraste suffit pour faire mesurer la distance qui séparait alors la Moscovie des peuples de l'Europe occidentale. Ivan fit venir de Pleskof des maçons formés par les Allemands, et ce fut un architecte bolonais, Fioraventi Aristoleli, qui fut chargé de diriger les travaux. Cet artiste, déjà célèbre en Italie, était alors appelé à Constantinople ; car les Tures, qui avaient fait tant de ruines, voulaient construire quelques édifices, cl Mahomet Il avait choisi Aristoteli pour lui bâtir un palais. Mais


l'architecte préféra se rendre en Russie, à condition qu'on lui donnerait dix roubles ou environ deux livres d'argent par mois 1. A l'aide du bélier, machine encore inconnue aux Moscovites, il démolit ce qui restait de l'église commencée; puis il creusa de nouveaux fondements, et les Russes virent avec étonnement s'élever, pour durer des siècles, la basilique de l'Assomption 2. D'autres Italiens construisirent les tours et les murailles du Kremlin. Un architecte milanais, Alevizo, bâtit le palais du belvédère, et quelques nobles de Moskou, suivant l'exemple de leur prince, commencèrent à avoir des maisons en briques. Alors du moins quelques édifices purent échapper aux fréquents incendies qui réduisaient la ville en cendres.

Ainsi que l'architecture, les autres arts de l'Occident s'introduisirent dans la Moscovie. En 1488, un Génois, Paul de Bossio, fondit à Moskou un. énorme canon, que l'on nomma Tzar-Pouchka, c'est-à-dire le roi des canons. Les Russes s'étaient servis du canon pour la première fois en 1482, au siége de Felling, en Livonie. Les Suédois ne

(1) Chronique de Lvof, ap. Karamsin.

(2) L'église, bâtie en quatre ans, fut consacrée le 12

août 1479


s'en servirent que treize ans plus tard 1. Le Tzar fit exploiter les mines de la Pelscliorn , récemment découvertes 1, et la Russie vil pour la première fois des monnaies de cuivre et d'argent artiste-înenl travaillées. On trouve sur plusieurs pièces de monnaie du règne d'Ivan III le nom d'Aristo-teli 3 ; car cet illustre architecte, comme la plupart des grands artistes de son temps, excellait dans plusieurs arts à la fois.

Ivan n'oublia rien de ce qui pouvait contribuer à la grandeur de son pays et au bien-être de ses sujets. Moskou et les autres grandes villes lui durent une meilleure police. Il établit des postes

(1) Levesque, Histoire de Russie, t. II.

(2) En 1491, deux Allemands et deux Russes découvrirent des mines de cuivre et d'argent aux environs de la Petschora. L'année suivante, un Allemand, nommé Michel Snoups, vint à Moskou, avec des lettres de l'archiduc Sigismond et de l'empercur Maximilien. Cos deux princes priaient le Tzar d'autoriser le voyageur allemand à circuler librement dans ses Etats, à apprendre la langue russe, cl à recueillir des notions utiles pour le progrès de l'histoire et de la géographie. Ivan reçut fort bien Michel Snoups ; mais il ne lui permit point de visiter les contrées du Nord et de l'Est, où venait de s'ouvrir pour la Russie une nouvelle source de richesses. (Karamsin, Hist. de Russie, t. VI, chap. 5.)

(3) Kararosin, t.VI, chap.2.


et des stations, où les voyageurs trouvaient non-seulement des chevaux , mais encore de la nourri-riture dont on n'exigeait point le paiement, si ce privilège était spécifié dans leur passeport. L'organisation régulière de l'armée russe date de la même époque. Ivan distribua des fiefs aux enfants boyards, à condition qu'en cas de guerre ils lui fourniraient un certain nombre d'hommes armés, soit à pied, soit à cheval, selon l'importance des revenus de leurs fiefs. Ainsi, tout en détruisant les principautés indépendantes qui faisaient obstacle à son pouvoir, le Tzar créa parmi ses officiers une nouvelle noblesse, puissante par. la propriété territoriale, mais sans hiérarchie et sans prérogatives politiques.

Un nouveau code de lois fut publié en 1497. Le grand-duc, juge suprême de ses sujets, déléguait le droit de rendre justice à ses boyards, c'est-à-dire à ses nobles, à ses lieutenants, et aux enfants boyards, possesseurs de fiefs. Mais ces juges ne pouvaient prononcer en dernier ressort sans être assistés d'un ancien et des plus honnêtes gens, élus par les citoyens. Le grand-duc s'était d'ailleurs réservé le droit de casser les arrêts contraires à la justice et à la loi. On ne doit point s'étonner de trouver dans le code moscovite, à la fin du quinzième siècle, plus d'une trace de barbarie : les peines


les plus terribles, la confiscation, le knout, l'esclavage et la mort y sont prodigués; la lorlurc ■y est prescrite comme moyeu de renseignement, et dans un grand nombre de causes criminelles le diiél y est ordonné. Mais, à côté de ces lois terribles qu'expliquent l'histoire antérieure de la Russie" et l'état moral de ses habitants, il y en a de plus humaines qui sont un progrès évident sur la législation d'Yaroslaf, comme celle qui détermine les limites de l'esclavage 1, et celle qui règle, moyennant une certaine taxe, la faculté laissée aux paysans de passer d'un village à l'autre, c'est-à-dire de changer de seigneur.

Le Tzar ne réunissait point encore le pouvoir spirituel au pouvoir politique : c'était le métropolitain de Moskou qui exerçait en llussie la suprématie religieuse. Cependant Ivan gouvernait réellement l'Église par l'influence qu'il avait sur les conciles. L'une de ces assemblées réprima-en 1491 une hérésie qui ne se bornait pas, comme plus tard la réforme dans l'Église d'Occident, à modifier le culte et la doctrine : cette hérésie, propagée dans l'empire par un juif de Kief, nommé Skaria,

(1) D'après la loi d'Yaroslaf, tout homme qui s'était vendu par acte public était esclave, ainsi que sa femme et ses enfents ; Iran excepta les enfants qui serraient un antre maître, ou qui rivaient de leurs propres moyens.


était la négation même du christianisme: c'était un mélange d'opinions judaïques et de sciences occultes , par lesquelles on prétendait franchir les bornes imposées à l'esprit humain. La nouvelle secte comptait des affiliés dans les hauts rangs de la cour et du clergé. Elle avait pour partisan secret jusqu'au métropolitain Zozime, qui fut chargé de la Juger, et les murs du palais épiscopal avaient entendu ces étranges paroles : « Qu'est-ce que le royaume du l'ère céleste? qu'est-ce que la seconde venue de Jésus-Christ et la résurrection des morts?Celui qui'n'est plus ne sera plus 1. » Cependant Zozime fit taire ses convictions personnelles, et présida le concile appelé à juger l'hérésie. La majorité de l'assemblée, après avoir prononcé l'anathème, demandait la mort des condamnés ; mais le grand-duc, arbitre des peines temporelles, ne prononça que l'exil. Quelque temps après il destitua le métropolitain, et l'histoire a remarqué cette modération du Tzar dans un temps où les dissidences religieuses faisaient couler des flots de sang.

Un autre concile réforma la discipline du clergé russe. La simonie fut expressément défendue; les

(I) Saint Joseph de Volock, historien contemporain, ap. Karamsin.


désordres des couvents furent réprimés. On interdit aux prêtres veufs de célébrer le saint sacrifice; il ne leur fut plus permis que de chanter au choeur en petit costume, et de percevoir le quart des revenus de leur paroisse. Ivan songeait à affaiblir l'influence du clergé, en lui enlevant ses propriétés territoriales; déjà même il avait, en 1500, distribué à ses enfants boyards les domaines ecclésiastiques de Novgorod. Il se proposait d'étendre cette mesure à tout l'empire ; mais le clergé le fit renoncer à son projet, en lui rappelant ces paroles de saint Vladimir, consacrées dans les lois d'Yaroslaf : « Celui qui s'emparera du bien de l'Église et de la dîme qui revient aux évêques, celui-là, fût-ce mon propre fils ou quelqu'un de mes descendants, sera maudit dans ce monde et dans l'autre. » Les évêques ajoutaient que les tzars impies de la horde, au temps de leur domination, avaient eux-mêmes épargné les biens des églises et ceux des couvents. « Nous ne pouvons, disaient-ils, renoncer aux propriétés de l'Église ; car elles appartiennent à Dieu. » Ivan recula devant les réclamations unanimes de son clergé , et le projet qu'il avait conçu au commencement du seizième siècle, ne fut réalisé que deux cent soixante-cinq ans plus" lard, lorsque Catherine II réunit les biens de l'Église au domaine public, et


donna des honoraires aux membres du clergé 1. Ivan III, appelé Ivan-le-Terrible par ses sujets et Ivan-le-Grand par les étrangers 2, eut plus d'un rapport avec Pierre-le-Grand, dont il fut comme le précurseur. S'il ne visita point l'Europe, interrogeant partout la civilisation des peuples, il attira autour de son trône les arts et les sciences de l'Occident. Il établit les premiers rapports réguliers entre la Russie et plusieurs États européens. Il envoya des ambassades au Pape, au roi de Hongrie 3, au roi de Danemarck ; il en reçut lui-même plusieurs des empereurs Frédéric III et Maximilien. Nicolas Poppel, qui était venti en Russie commo voyageur en I486, y revint deux ans plus tard comme ambassadeur de Frédéric 3. Il déclara aux boyards qu'il avait détruit un préjugé

(1) Karamain, t. VI, chap. 7.

(2) Dlougosch, Hist. Polon., lib. XIII.

(3) En 1482, Ivan conclut un premier traité avec la Hongrie, et pria Mathias Corvin de lui envoyer des ingénieurs , des fondeurs, des architectes, des mineurs et des orfèvres. Quelques années plus tard, Mathias écrivait à Ivan, à propos de la conquête de Tver, dont le grand-duc s'était emparé : « Je me réjouis des progrès de la Russie, et, aussitôt que je vous verrai déployer toutes vos forces contre notre ennemi commun, j'exécuterai fidèlement notre traité, et j'entrerai de mon côté dans les Etats du roi de Pologne. »


alors répandu en Allemagne, que le grand-duc de Moskou était vassal du roi de Pologne. Poppel était chargé de défendre auprès du Tzar les intérêts des Allemands de Livonie, qui se plaignaient que leurs domaines fussent envahis par les citoyens de Pleskof. Il venait aussi demander la main d'une des princesses moscovites pour Albert, margrave de Baden, neveu de l'empereur. Mais Ivan répondit qu'une telle alliance n'était pas digue de la grandeur de sa maison : lui, frère des empereurs d'Orient, qui jadis avaient bien voulu céder Rome aux Papes en s'établissant à Constantinople 1, il était plus disposé à accepter Maximilien pour gendre. Il fut en effet question de ce dernier mariage ; mais on ne put s'entendre sur la dot, et l'on n'en parla plus. On se contenta de signer un traité d'alliance entre les deux États 1.

L'empereur voulait bien protéger le grand-duc et même au besoin s'allier avec lui, mais non le

(1) Ces paroles, qui révèlent toute l'ambition du Tzar, sont extraites de ses instructions à son ambassadeur en Allemagne,

Trakhanios, Grec, qui avait accompagné en Russie la princesse Sophie. Voyez Karamsin, t. II, chap. 5.

(2) Le traité fut signé à Moskou, le 16 août 1490. L'empereur aspirait à reconquérir la Hongrie : il s'unissait au Tzar, qui voulait s'emparer de la Lithuanie.


traiter d'égal à égal. Un jour Poppel s'était approché du Tzar, et lui avait dit avec mystère : « Nous avons ouï dire que vous aspiriez à la dignité royale, et que vous l'aviez demandée au Pape. Sachez que ce n'est point le Pape, mais l'empereur seul qui a le droit de créer les rois, comme les princes et les chevaliers. Si vous avez réellement cette ambition, je vous offre mes services auprès de l'empereur, mon maître. » Le Tzar repoussa cette offre avec mépris : il répondit à l'ambassadeur qu'il ne relevait que de Dieu seul, et qu'il ne recevait de titre d'aucun prince de la terre.

L'ambition d'Ivan III se porta toujours vers la Lithuanie et les bords de la Baltique. En 1492 il avait bâti, vis-à-vis Narva, sur la montagne de la Vierge, une forteresse qu'il appela de son nom Ivangorod. Cette place était la sentinelle avancée de l'empire russe au nord-ouest ; c'était une menace pour les Allemands de la Livonie, qui faisaient encore le commerce à Novgorod, et qui fournissaient à celte ville non-seulement des draps de Flandre et divers produits des manufactures germaniques, mais jusqu'à du sel, du miel et du blé. En 1495, le Tzar, dans un mouvement de colère contre les habitants de Revel, fit arrêter tous les Hanséatiques qui se trouvaient à Novgorod; ils étaient au nombre de quarante-neuf, et


leurs marchandises, dont la valeur s'élevait à un million de florins, furent enlevées et expédiées à Moskou. L'Ordre de Livonie réclama, ainsi que l'Ordre Teutonique dont il dépendait ; toutes les villes hanséatiques envoyèrent des députés, et le grand-duc de Lithuanie, Alexandre, se rendit à Moskou pour plaider la cause de la ligue. Après un an de négociations, les prisonniers furent rendus à la liberté ; mais les marchandises restèrent confisquées au profil de l'État. Dès lors les Allemands rompirent toute communication avec Novgorod, et le commerce passa de celte ville à Riga, à Dorpat, à Revel et à Narva, où les Russes vinrent échanger les produits de leur pays contre les marchandises étrangères

C'était le temps où Ivan III s'alliait au roi de Danemarck contre la Suède et envahissait la Finlande. Bientôt les guerriers russes se dirigèrent vers le Nord, et bâtirent une forteresse sur les bords de la Petschora. Puis, franchissant les monts Ourals à travers mille périls, ils commencèrent la conquête de la Sibérie par la soumission des Yougres et des Vogoulitches (1499). Le bruit courut en Europe que le Tzar avait conquis l'ancienne patrie des Ougres ou Hongrois. Les Russes eux-

(1) Krantzins, Vandalia.


mêmes se plurent à accréditer ce bruit, s'ap-puyant de la ressemblance des noms et d'une antique tradition qui faisait sortir de l'Asie septentrionale le chef des Hongrois ou Madjars. Plusieurs savants ont essayé de prouver la vérité de cette opinion par l'analogie qui existe entre l'idiome des Vogoulitches et celui des anciens Hongrois.

Après avoir reculé ses frontières au nord et à l'est, Ivan III rompit avec son gendre, auquel il enviait la Lithuanie (1500). Alexandre, devenu roi de Pologne en I5OI, trouva d'utiles auxiliaires dans les chevaliers de Livonie, qui redoutaient comme lui l'ambition du Tzar. Le maître de l'Ordre, Walter de Plettemberg, combattit les Russes avec un courage héroïque ; mais il s'épuisait, ainsi que le roi de Pologne, en efforts impuissants. Le Pape Alexandre VI essaya d'intervenir dans la querelle, et de tourner contre les Turcs les forces des trois puissances belligérantes. En i5o3, un officier hongrois, Sigismond Santai, vint à Moskou, avec une lettre du Pontife pour le grand-duc. Alexandre VI rappelait dans celte lettre les récentes conquêtes des Turcs sur les Vénitiens, la prise de Coron, de Modon, et les dangers de la chrétienté tout entière. Il engageait les rois du Nord à terminer la guerre qui les divisait, et à unir leurs armes contre les Musulmans. Ivan con¬


sentit en effet à traiter ; mais, au lieu d'une paix éternelle, il signa une trêve de six ans avec la Pologne et l'Ordre de Livonie. Le Tzar ne voulut point restituer les villes conquises : « Le patrimoine de votre maître, dit-il aux ambassadeurs du roi son gendre, c'est la Pologne et la Lithua-nie ; mais la Russie est à nous, et jamais nous ne rendrons à Alexandre ce que nous lui avons repris avec l'aide de Dieu. Dites-lui même que notre projet est de reconquérir Kief, Smolensk, et plusieurs autres villes, jadis possédées par la Russie 1. »

Ivan employa la fin de son règne à repousser les Tartares de Kasan et les Tartares Nogais, qui avaient envahi la Moscovie. Il mourut en 1505, après un règne qui avait duré près d'un demi-siècle. VASSILI IV, fils et successeur d'Ivan III, ne fit en quelque sorte que continuer le règne de son père. Il suivit les mêmes principes dans ses relations extérieures et dans l'administration de ses États. Ivan avait légué à son fils, avec le sceptre autocratique, le soin de lutter contre la Pologne et de démembrer la Lithuanie. A la moi L d'Alexandre, en 1506, Vassili voulut tenir de l'élection ce que la politique et la conquête devaient donner un jour à ses successeurs. Il essaya de sa

Karamsin, t, VI, chap. 6.


faire élire roi de Pologne et de Lithuanie ; mais les grands du royaume n'avaient garde de se donner un maître aussi puissant. Sigismond fut élu ; il redemanda au Tzar les places conquises par Ivan III dans la Lithuanie ; mais, au lieu de les rendre, Vassili se préparait à en conquérir de nouvelles. Après avoir traité avec la Livonie 1 et enlevé à la ville de Pleskof l'ombre d'indépendance qu'Ivan III lui avait laissée", il commença le siége de Smolensk (1513). Pour assurer le succès de son entreprise, il avait mis l'empereur dans ses intérêts. Mikaël Glinski, qui avait trahi la Pologne, s'était chargé de faire parvenir secrètement

(1) L'article le plus important de ce traité, conclu en 1509, c'est que les Allemands renonçaient à leur alliance avec le roi de Pologne. Le maître de l'Ordre s'engageait de plus à protéger les églises grecques de Livonie. L'empereur Maximilien voulut profiter de l'occasion pour faire rendre aux Hanséatiques les marchandises confisquées sous Ivan III; mais Vassili répondit qu'il ne pouvait y consentir.

(2) Le conseil national de Pleskof fut dissous en 1510, et la grosse cloche de cette ville fut envoyée à Moskou, comme l'avait été jadis celle de Novgorod. « O Pleskof ! ô cité grande entre toutes les cités I pourquoi ces pleurs et ces gémissements ? — Hélas ! comment ne pas gémir, comment ne pas pleurer ? L'aigle a deux têtes s'est abattu sur moi : il m'a ravi ma beauté, mes richesses, mes enfants... » (Chronique de PlesKof, citée par Karamsin, t. VII, pièces justificatives.)


à Vienne les dépêches de Vassili. Les affaires d'Italie et quelques autres circonstances retardèrent longtemps la réponse de Maximilien ; mais enfin, au mois de février 1514 , un ambassadeur impérial, Georges Panier, vint conclure à Moskou un traité , dont le but était de réunir contre la Pologne les forces de l'Allemagne et de la Russie. Il y avait déjà un projet de partage : Vassili devait avoir la Lithuanie, et Maximilien les provinces prussiennes 1. Il était alors question de faire de la Prusse un nouveau cercle de l'Empire.

Smolensk céda enfin aux efforts des Russes. L'artillerie moscovite, créée par Ivan III avait fait de grands progrès. Les canons russes ébranlaient les murs de la ville et faisaient tomber les ennemis par milliers, tandis que les canons de la place éclataient sur les Lithuaniens. La plupart des édifices étaient en feu. Le voiévode polonais était prêt à résister jusqu'au dernier moment ; mais la bourgeoisie et le clergé , qui appartenaient à

(1) En écrivant à Vassili, Maximilien lui donnait le titre de frère. Quand le traité, qui avait été rédige en russe, fut traduit en allemand, on substitua le mot kaiser à celui de tzar. L'original allemand resta dans les archives de Moskou ; Pierre-le-Grand s'en servit plus tard, pour prouver que ses ancêtres avaient porté le titre d'empereurs et que la cour d'Autriche les avait reconnus en cette qualité.


l'église grecque, voulurent traiter avec les Russes. Vassili entra vainqueur dans Smolensk le Ier août 1514, et l'évéque bénit dans l'église de la Vierge le Tzar orthodoxe de toutes les Russies. Le 8 octobre suivant, les Polonais reprirent l'avantage à la bataille d'Orscha ; mais ceLte brillante victoire ne produisit aucun résultat. Les Russes restèrent maîtres de Smolensk, et menacèrent les autres villes lithuaniennes. Yassili continuait de traiter avec toutes les puissances qui pouvaient inquiéter la Pologne. Il avait fait alliance non-seulement avec les chevaliers Porte-glaive et les villes de Livonie, mais avec l'Ordre Teutonique 1 et la Hanse tout entière 2. En même temps il excitait les Tartares à envahir la Lithuanie méridionale, et il s'unissait à Christiern II contre les Suédois , auxquels il voulait enlever la Finlande. L'empe(I)

L'empe(I) liens qui rattachaient l'Ordre Teutonique à la Pologne tendaient à s'affaiblir de jour en jour. En 1515, Sigismond renocça an droit qne le traité de Thorn avait donné au roi de Pologne de nommer la moitié dea nonveanx chevaliers. (Schoell, Histoire des États européens, t. XV.)

(2) Vassili voulait ranimer le commerce de Novgorod ; mais il ne put y parvenir, et les Allemands se défièrent toujours de l'autocrate. En 1570, l'église allemande était en ruines, et le seul entrepôt hanséatique qui restât dans la ville était une chétive maison en bois. (Karamsin, t VIL)


reur comprit alors la faute qu'il avait commise en favorisant l'ambition des Russes ; il se rapprocha des Jagellon par des alliances, et s'efforça de rétablir la paix entre Sigismond et Vassili. Il craignait déjà pour l'Allemagne le Tzar presque autant que le Sultan; en 151S, il écrirait au grand-maitre de l'Ordre Teu tonique ces paroles significatives : « Il n'est pas bon que la Russie devienne si puissante, » et il représentait l'intégrité de la Pologne comme nécessaire à l'équilibre de l'Europe

Voilà donc la Russie moderne fondée: elle est arrachée sans retour à l'influence asiatique, et lancée dans la sphère des grands Etats européens. C'est ainsi que nous assistons, par l'histoire, aux origines de tout ce qui se développe sous nos yeux; et, comme tout à l'heure nous avons trouvé dans la constitution de la Pologne et dans sa des(I)

des(I) la correspondance de Maximilien dans les actes diplomatiques concernant les relations de la Russie avec l'empereur et la Prusse, ap. Karamsin, tome VII, pièces justificatives. — Il a été public en italien le récit d'une de ces ambassades impériales, destinées à pacifier les puissances du Nord ; Trattamento di pace tra il sereniss. Sigismondo, re di Polonia, e Basilio, principe di Moscovia, avuto dalli illustri signori Francesco da Collo e Antonio di Conti, oratori della maestà di Massimiliano primo, imperatore, l'anno 1518. Stampato in Paloa, 1603.


tinée passée les symptômes d'un malheur que le plus noble héroïsme a vainement tenté de conjurer, de même ici, en fouillant le sol russe, nous voyons à nu les larges assises qu'a posées le bras d'Ivan III, et à la profondeur de ces fondements, qui attendaient les travaux de Pierre-le-Grand, nous pouvons mesurer la hauteur de l'édifice qu'ils étaient destinés à soutenir. Mais il ne faut s'exagérer la grandeur de la Russie ni dans le présent, ni dans le passé; et si aujourd'hui il siéerait mal à l'Europe occidentale, aux nations germaniques et latines de trembler devant le génie slave, qui n'a encore su que les imiter tardivement, et qu'elles sauront toujours vaincre en restant unies, il est évident qu'au seizième siècle, loin de pouvoir prétendre à relever l'empire grec, la Russie était hors d'état de porter atteinte à la domination des Osmanlis 1.

(1) La supériorité de la Porte sur la Russie était telle qu'Ivan III, malgré toute sa fierté, avait eu bien de la peine à faire respecter les marchands russes établis à Azof et à Caffa. Il est curieux de voir, par une lettre du Tzar à Bajazeth, comment les sujets russes étaient alors traités par les pachas turcs : « Les marchands russes qui ont parcouru vos États, pour y exercer un commerce profitable à nos deux empires, se sont plaints à moi des vexations qu'ils ont éprouvées de la part de vos magistrats. L'été dernier, le pacha d'Azof les a forcés de creuser fossés, et de porter des pierres pour construire les édifices


Il y avait loin en effet de ces Tartares, dont Ivan III avait fait raison, à ceux que Mahomet II vint établir dans la ville de Constantin. Les Turcs n'étaient plus alors un peuple barbare, comme lorsqu'ils avaient soumis les Arabes. Ils avaient adopté, au onzième siècle, la religion du peuple vaincu. L'islamisme avait épuré leurs croyances en substituant à l'idolâtrie le culte d'un seul Dieu, et ce Dieu leur ordonnait, par la bouche de son prophète, d'appeler les armes au secours de la foi 1. Le Koran était chez eux, comme le Pentateuque chez

de la ville. On oblige nos marchands d'Azof cl de Caffa à livrer leurs marchandises à moitié prix. Si l'un d'entre eux vient à tomber malade, on appose les scellés sur tous ses biens; s'il meurt, l'État s'empare de tout; on ne restitue que la moitié en cas de guérison. Les testaments ne sont point exécutés : les magistrats tures ne connaissent, pour les propriétés russes , d'autres héritiers qu'eux-mêmes. Tant d'injustices m'ont forcé de défendre à mes marchands d'exercer le commerce dans votre pays... (Moskou, 31 août 1492.) Eu 1496, Ivan III envoya un ambassadeur à Constantinople; justice fut enfin rendue aux négociants moscovites; mais la Russie n'avait garde de déclarer la guerre aux Turcs, et clic ajournait ses projets de couquête à des temps plus favorables.

(I) Le Koran recommande, en plusieurs endroits( chap. 2, 4, 8, 9, etc.), de faire la guerre aux Infidèles ; ceux qui sont tués en combattant pour la foi sont mis au nombre des martyrs, et entrent immédiatement en Paradis (chap. 2, 3, etc.).


les Juifs, le fondement de la loi civile aussi bien que de la loi religieuse La coutume ou droit non écrit qui variait suivant les lieux, les canoun ou règlements donnés par les sultans, ne devaient en aucun cas déroger à l'esprit ni à la lettre de la loi, seule base de la société musulmane.

A la fin du quinzième siècle, c'étaient toujours les fils d'Othman qui gouvernaient les Turcs ; cette race était tellement sacrée aux yeux du peuple qu'alors même qu'une révolution faisait tomber la tête d'un sultan, les révoltés lui choisissaient un successeur parmi ses parents. Le prince, une fois reconnu, voyait tout fléchir devant sa volonté. Là point de tribunaux permanents, point d'assemblée législative, point de noblesse héréditaire 2; égalité absolue parmi les

Les docteurs musulmans appellent l'épée la clef du ciel et de l'enfer, et professent qu'une goutte de sang répandue dans le chemin de Dieu est plus méritoire qu'un jeûne de deux mois.

(1) Le Koran commençait à n'être plus un mystère pour les peuples chrétiens, qui l'avaient jadis combattu sans le connaître : en 1487, il avait été traduit en espagnol par un Maure qui s'était converti à la religion chrétienne. En 1543, Théodore Buchmann (Bibliander), professeur de théologie à Zurich, en donna une version latine, avec une vie de Mahomet, et une préface qui fit mettre l'ouvrage à l'index.

(2) C'était une exception fort rare quand une des hautes


sujets. La seule distinction était d'être tiré de la foule pour être appelé au service du maître; et cette distinction était tellement inhérente à l'emploi, qu'elle s'étendait à peine sur la personne de celui qui l'exerçait : une fois destitué, il rentrait dans la condition commune, s'il n'était condamné à perdre à la fois sa placé et sa vie Mais ce pouvoir absolu n'est confié au souverain qu'à condition de faire exécuter la loi et de lui obéir lui-même. Le sultan est contenu par la religion, d'où dérive le principe même de son autorité. Si le Koran a réglé une cérémonie religieuse, prescrit un devoir moral, ou même confirmé par sa sanction une

dignités de l'empire se perpétuait par succession dans une même famille : ainsi le grand-vizirat avait été héréditaire dans la maison des Djenderelis depuis Amurath 1er jusqu'à Mahomet II; mais ce dernier prince anéantit la puissance de cette famille, qui tendait à s'élever au niveau de celle d'Othman.

(I) Le despotisme a toujours été le gouvernement des Orientaux: ils n'en conçoivent point d'autre; ils n'ont jamais compris la familiarité des princes de l'Occident à l'égard de leurs sujets. Sous Tibère, les Parthes, d'où les Turcs tirent probablement leur origine, ne voulurent point de Vononès pour roi, parce qu'élevé à la cour de Rome, il avait les manières trop simples. Ils lui reprochaient, entre autres défauts, de se laisser aborder trop facilement, et d'être affable à tout venant : Prompti aditus, obvia comitas, ignotae Parthis virtutes, nova vitia. (Tacit Anual. lib. II, cap. a.)


maxime politique, le sultan est obligé de s'y conformer

Le grand-vizir est le représentant du sultan ; c'est sur lui que repose tout le poids des affaires publiques ; il commande l'armée et préside le divan. La puissance spirituelle appartient au grand-moufti : c'est l'oracle qui résout toutes les questions difficiles de la loi. Il ne juge pas, mais il conseille, et ses sentences ou fetwas sont une loi pour le khadi. Le sultan lui-même le consultait autrefois dans toutes les grandes affaires : soit qu'il fît la paix ou la guerre, soit qu'il eût à condamner à l'exil ou à la mort quelque personnage important, il demandait l'avis du mouffi. Ordinairement le mouffi donnait une réponse conforme à la volonté du sultan; mais s'il osait heurter cette toute-puissante volonté, il était destitué, et cédait sa place à un conseiller plus docile. De quelque crime que le moufli fût convaincu, il avait le privilège de n'être ni étranglé, ni décapité : il était pilé dans un mortier, et l'on conservait, selon Ricaut, au château des Sept-Tours à Constantinople, un mortier expressément destiné à cet usage 2.

(1) Ricaut, Histoire de l'état présent de l'empire ottoman, liv. I, chap. 16.

(2) Ricaut, Histoire de l'etat présent de l'empire ottoman,


Mahomet II institua la chaîne des oulemas ou lettrés. Les oulemas sont à la fois théologiens et jurisconsultes. Ils occupent exclusivement les places de professeurs et de juges, qui conduisent par degrés aux plus hautes dignités de la loi, à celles de kadiaskers (juges d'armée) et de mouftis. Mahomet régla l'ordre hiérarchique qui lie le plus haut fonctionnaire au dernier de ses subordonnés. Cet ordre embrasse toute l'administration ottomane, et, selon le témoignage des derniers historiens de la Turquie, c'est encore aujourd'hui le plus ferme appui de l'empire. Les imans ou desservants des mosquées, les scheïkhs ou prédicateurs, les mouez-zins ou crieurs de la prière, enfin le clergé proprement dit a peu d'influence enTurquie. Il est exclu des hautes fonctions politiques ; il est en quelque, Sorte le dernier anneau de la chaîne des oulemas, et, depuis Mahomet IL, lepouvoir appartient non à ceux qui prient dans les temples, mais à ceux qui enseignent ou qui appliquent la loi 2. Dans ces der-liv.

der-liv. chap. 4. — L'auteur de cet ouvrage, ancien secrétaire

secrétaire l'ambassade anglaise à Constantinople, écrivait dans la dernière partie du dix-septième siècle.

(I) M. de Hammer, histoire de l'empire ottoman, depuis aon origine jusqu'à nos jours, liv. XVIII, traduit de l'allemand, par J.-J. Hellert.


nières années, quand Mahmoud introduisit dans l'empire plusieurs innovations religieuses ou politiques, il eût soin de s'y faire autoriser par le conseil des oulemas.

Le principal instrument de la grandeur des sultans, c'était l'armée, qui devint plus tard un obstacle à leur pouvoir. Ces janissaires ; que nous avons vu dissoudre il y a onze ans, avaient été créés un siècle environ avant la prise de Constantinople. Orkhan, le second prince de la dynastie d'Othman, ordonna à ses officiers de se faire livrer tous les ans la cinquième partie des jeunes gens pris à ht guerre 1. Ces jeunes getis firrent instruits dans la religion musirtrairié, accoutumés de bonne heure à une discipline sévère , et formés aux exercices militaires. On en fit bientôt un corps d'élite, et l'histoire a conservé ces paroles du scheikh qui fut chargé de les consacrer : « La milice que vous venez de fonder ; dit-il à Orkhan, s'appellera Yéni-Tscheri (nouvelle milice). Sa

(I) M. de Hammer a relevé l'erreur des historiens byzantins qui attribuent à Amurath Ier, successeur d'Orkban, l'institution des janissaires. Cantimir, Paul Jove, Gibbon et les autres historiens ont adopté la même opinion. Mais M. de Hammer, s'appuyant sur l'autorité des manuscrits et des plus anciens documents turcs, fait remonter rétablissement de la nouvelle milice au règne d'Orkhan.


figure sera brillante, son bras redoutable, son sabre tranchant et sa flèche acérée. Elle sera terrible dans le combat, et ne reviendra jamais que triomphante 1 Les janissaii es n'étaient que mille dans

(1) Il est curieux de rapprocher de ces paroles, qui consacrèrent l'institution des janissaires, le texte même du firiuan de Mahmoud, donné le 16 juin 1826, pour la suppression

de cette milice, devenue le fléau de l'empire après en avoir été l'appui : « Tout homme éclairé par la lumière de notre sainte religion ne sait-il pas que l'épée, autant que la pureté des doctrines de l'islamisme, a couti ibué aux triomphes que les Musulmans ont obtenus, de l'Orient à l'Occident? Aussi, pour obéir à cette nécessité, en quelque sorte sacrée, d'entretenir des armées capables de combattre les infidèles, l'auguste dynastie d'Olbman s'était plu à former les janissaires, si célèbres par leurs exploits, et qui marchaient à l'ennemi sans sourciller. Mais, depuis un siècle, l'ordre a fait place à l'insubordination, la lâcheté au courage, la défaite à la victoire.... Non-seulement les janissaires ne rendaient plus aucun service à l'État, mais encore ils s'opposaient à toute espèce d'amélioration, et les séditions étaient les armes dont ils se servaient pour anéantir les efforts de plusieurs sultans dont l'énergie vivifiait le inonde. » Il était naturel qu'un corps aussi puissant et qui avait rendu d'aussi grands services, amolli par les privilèges qu'il 'avait obtenus, finit par oublier la discipline et voulût faire la loi à ses maîtres ; mais il est remarquable que ce résultat ait été prévu dès le seizième siècle. Un des secrétaires de M. d'Aramont, ambassadeur de France auprès de Solinuu, sous Henti II, a publié une relation de son


l'origine ; ils avaient une solde très élevée et une nourriture plus abondante que celle des autres troupes Sous Mahomet II, ces vaillants défenseurs de l'empire obtinrent des droits et des privilèges plus étendus ; leur nombre et leur solde furent augmentés.

, Les sultans avaient voulu intéresser leurs soldats non-seulement à conquérir, mais à conserver; aussi avait-il été décidé, dès le règne d'Or-khan, que les terres des pays conquis seraient distribuées aux guerriers. D'après ce principe, l'infanterie régulière, piade, qui jusque-là avait été soldée, reçut en échange de sa paie des terres

voyage, dans laquelle, après avoir fait l'éloge de la discipline des janissaires, il prédit qu'un jour ils se rendront redoutables à leurs maîtres, et seront à Constantinople ce que les gardes prétoriennes étaient a Rome.

(1) Dans l'origine les noms des officiers furent fous empruntés aux différents emplois de la cuisine : le colonel fut appelé chorbadji-baschi, c'est à dire premier faiseur de soupe. Après lui les officiers les plus élevés en grade furent nommes, l'un asi htschi'barchi, premier cutsinier, l'autre sakkabaschi, premier porteur d'eau, etc. L'objet le plus sacré du régiment était la marmite, autour de laquelle on s'assemblait non-seulement pour manger, m is pour tenir conseil. Ces divers usages, dit M. de Hammer, sont restés en vigueur pendant près de cinq cents ans, jusqu'à la destruction des janissaires.


qui plus tard Jurent érigées en fiefs. Outre la cavalerie soldée, les spahis, dont le nom est devenu aussi célèbre dans l'Occident que celui des janissaires, il y avait aussi une milice équestre qui avait reçu des terres en fief, à peu près comme les piade. D'après les règlements d'Amurath Ier, qui compléta les institutions militaires d'Orkban, les grands et les petits fiefs, les ziamet et les timars se perpétuaient de mâle en mâle, et ne revenaient au domaine public qu'à l'extinction des familles 1. Cependant les possesseurs ne pouvaient ni aliéner ces biens, ni les partager ; et, comme la propriété en restait toujours à l'Etat, il Fallait qu'à la mort de chaque feudataire ses fils reçussent du sultan un nouveau diplôme d'investiture. Ainsi la Force militaire, comme la force civile, était tout entière

(1) Lea grandi fiefs (ziamet) devaient au sultan un cavalier pour cinq mille aspres de revenus ; les petits fiefs (timars) en devaient un pour trois mille aspres. Les possesseurs de grands fiefs pouvaient se dispenser de servir sur iner, en payant une certaine somme d'argent au Grand-Seigneur ; les timariots n'avaient point ce privilège. Ni les uns ni les autres ne pouvaient, en aucun cas, se dispenser de servir sur terre. Malades, on les portait dans des litières; enfants, on les portait dans des paniers, sur des chevaux, et on les accoutumait, dès l'âge le plus tendre, à la fatigue, au danger et au bruit des camps, (Ricaut, liv.III, chap. 2. )


entré lés mains du prince, qui, selon l'expression orientale, est l'ombre de Dieu sur la terre.

Le. principe arabe, qu'il n'y a point de parenté entre les princes, principe si souvent mis en pratique dans l'ancienne histoire de l'Orient, devint loi de l'Etat sous Mahomet II. Ce prince, après avoir consulté le nioufty écrivit dans son kanoun-namé ces incroyables paroles : « La plupart des légistes ont déclaré que ceux de mes illustres fils ou petits-fils qui monteront sur le trône pourront faire exécuter leurs frères, afin d'assurer le repos du inonde. » Les enfants mâles des filles du sultan étaient aussi sacrifiés, dès leur naissance, à là raison d'état; et le kanounnanié, en se taisant sur cet usage, n'a fait que le consacrer 1. Les légistes, les théologiens qui employaient la science à légitimer l'assassinat, s'appuyaient sur cette sentence du Koran : Le désordre est plus pernicieux que le meurtre. Telle était la terrible unité du pouvoir en Turquie, à une époque où les souverains de l'Occident avaient encore à se débattre contre les restes de la féodalité.

Mahomet II avait laissé à son fils l'empire agrandi et constitué : Bajazeth II s'attacha surtout à conserver l'héritage qu'il avait reçu. Mahomet,

(1) Hammer, liv. XVIII.


qui vint établir en Europe le siège de sa puissance, n'avait eu de rapports que par la guerre avec les peuples, voisins ; Bajazeth voulut donner à sa nation droit de bourgeoisie en Europe. Il établit les premières relations diplomatiques avec la plupart des puissances : il traita avec la Pologne avec la Russie 2, avec plusieurs princes d'Italie, entre autres avec le pape Alexandre VI ; il envoya dès ambassades au grand-maître de l'île de Rhodes et au roi de France Charles VIII 3. S'il fit la guerre à la Hongrie et à la république de Venise, ce fut pour obéir aux nécessités de sa position, et pour entretenir l'ardeur des janissaires, qui craignaient le repos plus que la mort. Mais, aussitôt qu'il eut conquis les dernières villes vénitiennes sur les côtes du Péloponèse, il se hâta de conclure la paix avec la république (1503). La même année, il conclut

(1) Le premier traité entre la Porte et la Pologne fut conelu en 1490; mais ce traité n'empêcha pas les Turcs de soutenir les Moldaves contre l'agression du roi de Pologne. Voyez plus haut, page 432.

(2) Nous avons parlé, page 461, des premières relations diploentre la Russie et la Porte. Ce fut le khan de Krimée, Meagli-Gueraï, gui servît d'intermédiaire entre Bajareth II et Ivan III (Karamsin, Histoire de Russie, t. VI.)

(3).Hammer, liv. XIX.

(4) André Gritti, qui avait conclu le traité pour les Véni¬


une trêve de sept ans avec la Hongrie. Vladislas Jagellon fit comprendre dans le traité, outre ses royaumes de Hongrie et de Bohême, la Dalmatie, la Croatie, l'Esclavonie, la Moravie, la Silésie et la Lusace. La Moldavie, la Valachie cl la république de Raguse devaient participer au bienfait de l'armistice ; mais il fut expressément stipulé que ces trois États paieraient tribut à la Hongrie aussi bien qu'à la Porte 1. Il fut convenu que les ambassadeurs cl les marchands des nations amies pourraient voyager et commercer librement sur le territoire des deux parties contractantes. Le traité comprenait donc, dans son expression la plus étendue, l'Angleterre, la France, l'Espagne, le Portugal, la Pologne, le grand-maître de Rhodes et jusqu'aux Génois établis à Chios. Le glaive

tiens, fit à son gouvernement un rapport sur l'étatintérieur de l'empire ottoman. Il y avait alors trois mille janissaires à cinq aspres par jour, et quinze cents spahis à vingt aspres, ( Relazione di Andrea Grilli, dec. 1503, ap. Marini Sanuto.)

(1) Quae hactenùs Caesereae majestati (Bajazeth II) solverunt ita et deinceps solvant... Similiter quae nobis liactenùs solverunt et deinceps ca solvant et plus ab eis non expetatur. — Le texte entier du traité, qui contient des détails fort intéressants pour l'histoire, la géographie et la statistique, se trouve dans l'ouvrage de M. de Hammer, notes et éclaircissements du liv. XX.


de Mahomet était enfin rentré dans le fourreau ; et, 'pour quelque temps du moins, les Turcs étaient en paix avec toute l'Europe chrétienne.

Le sultan comptait jouir en repos des loisirs que la paix lui avaient faits; usé par l'âge cl par les plaisirs, il se livrait aux molles délices de l'oisiveté. Mais, en 1509, il est réveillé dé sa léthargie par une effroyable catastrophe : le sol d'Europe et d'Asie s'ébranle ; la mer roule ses lames furieuses au-dessus des murs de Constantinople et de Galata. Les maisons, les mosquées, les remparts de la ville, les murs du sérail, tout s'écroule, et plusieurs milliers d'hommes, de femmes cl d'enfants restent ensevelis sous les décombres. L'enduit qui recouvrait la célèbre mosaïque de Sainte-Sophie tombe tout à coup, et l'on voit reparaître, au sein de la ville infidèle, la figure gigantesque des Evangélistes. Bajazeth, n'osant se fier aux murs de son palais, demeura dix jours dans les jardins du sérail, sous une tente légère. Puis, pour échapper aux scènes de désastre qui l'entouraient, il se réfugia dans la seconde capitale de l'empire, à Andrinople. Mais à peine est-il entré dans cette ville, que la térre tremble sous ses pas, comme à Constantinople ; une affreuse tempête éclate; la Toundja sort de son lit, et couvre de ses flots les ruines amoncelées.


Quand la fureur des éléments parut calmée, quand les villes commencèrent à se relever de leurs décombres, le désordre se mit dans la famille impériale. Le fils aîné du sultan, Korkud, partageait sa vie entre la culture des arts et l'étude du droit; idole des poètes et des légistes, il était méprisé des solfiais, et Bajazeth s'était d'avance désigné pour successeur Ahmed, son second fils. Sélim, le plus jeune des trois, voyant l'ordre de succession interverti, voulut se frayer un chemin vers le trône. Passionné pour les combats, il était sûr de l'appui des janissaires. Il quitta, sans permission, son gouvernement de Trabezoun (Trebizonde), pour se rendre dans celui de Kaffa, qui appartenait à sou fils Soliman. Le sultan lui donna ordre de retourner en Asie-Mineure ; mais Sélim, au lieu d'obéir, demanda la faveur de se rendre à Andri-nople, afin, disait-il, de baiser la main de son père, qu'il n'avait point vu depuis vingt-six ans 1. Bajazeth n'était pas aussi pressé de revoir son fils, parce qu'il démêlait son ambition à travers ces paroles de tendresse : il refusa la permission. Sélim s'en passa, traversa la mer Noire, et vint présenter ses hommages à son pète, avec une horde

(i) llammcr, liv.,XXI.


innombrable de Tarîm es. Le sultan crut l'arrêter en lui donnant le gouvernement de Semandra. Mais Sélim marchait toujours en avant; il entra à Audrinople, où il ouvrit les prisons, vida les caisses, et installa en sou nom de nouveaux magistrats. Bajazeth eut enfin recours à la force, et les deux armées se rencontrèrent près du bourg de Tschorli (1511). Sélim vaincu ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval; il s'embarqua pour la Krimée, où il fut rejoint par les restes de son armée.

Mais Bajazeth vit bientôt se révolter contre lui son fils chéri, Ahmed, auquel il destinait l'empire. Korkud lui-même intriguait pour profiter de son droit d'aînesse. Alors le sultan, cédant aux instances des amis de Sélim, le rappela en Europe, et lui rendit son gouvernement de Semandra. Sélim n'avait point attendu l'ordre de son père pour revenir : il avait passé les glaces du Danube vers ta fin de janvier 1512. Le 6 mars, les janissaires s'assemblent en tumulte; ils demandent au sultan son fils Sélim, pour les conduire contre Ahmed. Bajazeth effrayé leur accorde ce qu'ils veulent. Ils expédient un courrier à Sélim, pour hâter son arrivée à Constantinople. Il y entre le 19 avril; il est complimenté, à la porte du nouveau


sérail, par les vizirs, les autres grands dignitaires cl Korkud lui-même Bajazeth fait offrir à son fils trois cent mille ducats comptant et deux cent raille ducats de revenu, s'il veut retourner dans son gouvernement. Mais Sélim était sur du trône : il refuse l'argent. Le vieux sultan marchande encore quelque temps sou abdication ; mais, vaincu par les cris des janissaires, des spahis et du peuple entier, il cède et prononce ces paroles : « J'abandonne l'empire à mon fils Sélim; que Dieu bénisse son règne !» Aussitôt les murs du sérail et les sept collines de la ville retentissent du cri : Allah Kerim ! Dieu est grand !

. C'en est fait : Sélim a revêtu les ornements impériaux, et Bajazeth n'est plus qu'une ombre. Il habita quelques jours encore la solitude du vieux sérail; puis il demanda à son fils la grâce d'aller mourir à Demitoka, où il était né. Sélim y consentit. Il fit plus : il accompagna à pied le char de son père jusqu'à la porte de la ville. Mais Bajazeth n'atteignit point le terme de son voyage: il mourut, trois jours après avoir quitté Conslanliuople. C'est une mort, dit Cantimir, dont la cause ne doit pas être trop approfondie. Le Génois Menavino, qui

(1) Rapport d'Andréa Foscolo, huile vénitien à Constantinople. ap. Marini Sanuto. — Giovio, fatti illustri di Selun.


était au service de bajazeth, accuse de celte mort un médecin juif, vendu au nouveau Sultan. Cependant Sélim ordonna à ses grands officiers de ramener le corps de son père. Il alla lui-même à sa rencontre, en deuil et à pied, à une grande distance dés murailles, et il rentra dans la ville avec la pompe funèbre qui ressemblait à un triomphe 1.

Sélim, après avoir donné aux troupes l'argent qu'il leur avait promis 1, courut pacifier l'Asie-Mi-neure, où les princes de sa famille avaient excité des soulèvements. un des fils d'Ahmed s'était emparé de Brousa, l'ancienne capitale de l'empire. Le sultan vainqueur ordonna la mort de ses neveux èt de ses frères. Un auteur turc dit à l'occasioil de ce massacre : « Pour maintenir l'Ordre dans le monde, les lois fondamentales de la dy-

(1) Cantimir, Histoire de l'empire ottoman, liv. III, chap. 31.

(2) A l'avènement des sultans, les janissaires recevaient une gratification extraordinaire, semblable au donatuvum des prétoriens. Sélim leur donna à chacun trois mille aspres, c'est-à-dire environ soixante-quinze piastres ou cinquante ducats. Les soldats des autres corps reçurent chacun mille aspres. Un gouverneur de province crut l'occasion favorable pour demander une augmentation de traitement : Sélim, pour tdute réponse, tira son sabre et lui trancha la tête, (Hammer, liv. XXII.)


nastie ottomane, que Dieu veuille fortifier, ont reçu leur exécution » Ahmed, qui avait lutté avec vigueur, se résigna quand son heure fut venue. Il tira de son doigt un anneau, dont le prix équivalait, dit-on, au revenu annuel de la Roumélie ; il chargea le bourreau de le remettre au sultan « comme un souvenir dont il voudrait bien excuser le peu de valeur. » Korkud avait été livré par trahison : quand il apprit son arrêt de mort, il demanda une heure de répit, et écrivit au sultan une lettre en vers dans laquelle il lui reprochait sa perfidie. On dit que le lendemain quelques larmes coulèrent des yeux de Sélim. à la vue du cadavre et à la lecture de l'élégie. Il prescrivit à ses officiers un deuil de trois jours, et fil mourir quinze Turcomans qui avaient découvert l'asile de Korkud, et qui étaient venus à Brousa réclamer le prix de leur trahison.

Les Turcs, après avoir marché si vite sous Mahomet II, avaient fait halte sous Bajazeth : ils reprirent leur course sous Sélim. Mais il ne s'agissait point encore de recommencer la guerre contre les puissances européennes. La paix fut renouvelée avec la république de Venise le 17 octobre 1513 ; la trêve avec la Hongrie fut continuée pour

(1) Solakzadé, cité par M. de Hammer, liv. XVII.


trois ans. En i5i4, le grand-duc deMoscovie, Vassili IV, envoya un ambassadeur au sultan avec une lettre conçue en termes affectueux : « Nos pères, disait le Tzar, ont vécu dans une union vraiment fraternelle : pourquoi n'en sérait-il pas ainsi de leurs enfants ? » L'Egypte elle-même, qui devait bientôt être envahie, envoya à Sélim des députés chargés de riches présents. Mais "parmi tous ces ambassadeurs qui se pressaient aux portes du sérail, on remarqua l'absence d'un envoyé persan. L'Occident pouvait respirer : c'était en Orient que l'orage allait éclater.

Dans la première année du seizième siècle, la Perse avait été le théâtre d'une grande révolution : le dernier rejeton de la dynastie du Mouton-Blanc, Elwend-Mirza, avait été vaincu à Tebriz par Ismaël, fondateur de la dynastie des Sofis. Ismaël appartenait à une famille- de scheikhs voués dès longtemps à la vie contemplative; il était chef d'une secte que les Turcs regardaient comme hérétique, et qu'ils flétrissaient du notii de schiis ou apostats. C'était au teste l'ancienne querelle qui s'était allumée, dès l'origine de l'islamisme, entre les. partisans d'Ali et ceux d'Omar. Joinville dit que les deux partis se traitaient mu-

(1) Karamsin, Hist. de Russie, t. VI.


tuellement d'infidèles, et chacun d'eus dit vrai, ajoute-t-il, car tous sont mécréants de part et d'autre Le parti d'Ali, vaincu par les armes des khalifes, avait été obligé de se cacher ; mais il continua de protester dans l'ombre, il lutta contre les persécutions, et, au seizième siècle, Ismaël le fit triompher dans la Perse. Les Turcs étaient sunnis, c'est-à-dire attachés à la lettre de la tradition : ils se prétendaient seuls orthodoxes et dépositaires de la vraie doctrine. Ismaël au contraire soutenait que la loi était défigurée dans les livres sacrés des Ottomans, où se trouvent rapportés les prétendus miracles de Mahomet, entre autres le voyage nocturne que le prophète fit par-delà le septième ciel sur un borack mystérieux. La secte d'Ali, plus austère dans ses moeurs ; était aussi plus simple dans son culte. Elle s'était affranchie de plusieurs pratiques que les Turcs observaient scrupuleusement, comme du pèlerinage à la Mecque. Elle était aussi plus tolérante que celle d'Omar à l'égard des religions étrangères*. Il est remarquable

(1) Joinville, Hist. de saint Louis.

(2) Il y avait encore à Ispaham, sons le règne d'Ismaël, des Guèbres ou descendants des anciens Perses, adorateurs du feu. Les Guèbres ne furent chassés de cette ville que sous le règne de Shah Abbas-le-Grand, qui gouverna l'empire à la fin du seizième siècle On tromait aussi parmi les Persans des res¬


que les confesseurs du Koran aient été partagés en deux camps, au moment même où l'Europe chré-tienne sentait fermenter dans son sein les germes du schisme qui devait plus tard la diviser.

La doctrine des schus, qui régnait en souveraine dans la. Perse, s'était répandue jusque dans les pays soumis à la domination des Ottomans. Sélim, qui selon les historiens contemporains avait organisé un admirable système d'espionnage, fil dresser une liste de tous les hérétiques qui se trouvaient dans ses Etats, depuis l'âge de sept ans jusqu'à celui de soixante-dix. Le nombre des suspects s'élevait à quarante mille: ils furent tous égorgés, ou condamnés à une détention perpétuelle 1 . Ismaël s'avançait avec une armée formidable, pour venger ses frères en religion ; il avait dans son armée un des fils d'Ahmed auxquels il avait donné asile, et il cherchait à entraîner dans

tes de familles hébraïques, qui avaient conservé les traditions juives ou samaritaines depuis les temps de la captivité, des chrétiens arméniens ou nestoriens, des Sabéens, disciples de saint Jean-Baptiste, et des marchands indiens, sectateurs de Brahma, qui passaient pour plus usuriers que les Juifs. Enfin toutes les religions étaient tolérées en Perse, excepté celle des sunnis, à laquelle appartenaient les Turcs. (Chardin, Voyages en Orient, du gouvernement des Persans, chap. XIX.) (i) HamniUj liv. XXII.


son alliance le Soudan des Mamelucks, égalemnt menacé par la Porte. Sélim courut lui-même audevant de l'ennemi (1514) ; il traversa rapidement l'Asie-Mineure, l'Arménie, et pénétra dans le Kurdistan. Une grande balaille se livra le 24 août, dans la vallée de Tschaldiran. Il y éut une perte immense de part et d'autre ; mais lés Turcs furent vainqueurs, et Ismaèl n'échappa qu'à la faveur de la liuit et grâce à la vitesse dé soin cheval 1. Quelques jours après la victoire, Sélim entra dans Tébriz; il y trouva les joyaux du scliah, ses riches étoffes, ses armes incrustées d'or et de pierreries, ses éléphants, ainsi que les trésors dont Ismaël avait dépouillé les rois vaincus; il s'empara de tout; il fit partir pour Constantinople les meilleurs artisans de Tébriz, au nombre dé mille, et expédia des courriers pour annoncer sa victoire à son fils Soliman, au khan de Krimée, au soudan d'Egypte et au doge de Venise 2.

Maille de la capitale, Sélim aurait voulu l'être de tout l'empire ; mais les janissaires, qui mouraient de faim au milieu des riches dépouilles de l'ennemi, forcèrent le sultan à donner lé signal de la

(1) Cantimir, Hist. de l'empire ottoman, liv. III, chap. 6. (a] Hnmmer, liv, XXII.


retraite. Il vint prendre ses quartiers d'hiver en Asie-Mineure, à Amassia, où il reçut des ambassadeurs du shah de Perse, qui lui apportaient de magnifiques présents. Ils étaient chargés de lui demander la liberté de la sultane, qui était tombée en son pouvoir après la bataille de Tschaldiran. Sélim fit arrêter les ambassadeurs, et les fit jeter dans dés cachots. En même temps il maria la sultane à son secrétaire d'état, Tad-jizadé 1. Cette double violence était contraire à toutes les lois de l'islamisme. En effet le droit musulman consacre formellement le respect dû aux ambassadeurs, et il ne permet pas au vainqueur de s'approprier l'épouse légitime du vaincu, si le vaincu suit la religion de Mahomet. Mais Sélim regardait Ismaël et ses agents comme des hérétiques en dehors de toutes les Lois, et c'était une guerre d'extermination qu'il avait portée dans leur pays.

Au retour du printemps, le sultan parut devant Koumakh. Cette forteresse, bâlie siir un rocher inaccessible, au sein des montagnes où l'Euphrate prend sa source, avait appartenu jadis à l'empire ottoman, et elle était nécessaire à la sûreté de l'Asie-Mineure. Le pays où se trouvait ce château-fort était d'ailleurs aussi célèbre par sa richesse miné-

(1) Hammer, liv. XXII.


raie que par l'industrie de ses habitants 1. Sélim emporta la place d'assaut, et y mit une garnison ottomane. Après cette conquête, le sultan marcha contre Alaeddewlet, qui régnait sur une partie de l'Arménie, et qui, vassal de la Porte, avait pris parti pour les Persans. Le vieux prince arménien périt sur le champ de bataille ; ses fils furent décapités, et Sélim envoya la tète d'Alaeddewlet au soudan d'Egypte, avec une lettre de victoire, comme pour faire pressentir au chef des Mamelucks le sort qui lui était réservé.

Après la bataille de Tchaldiran, le Diarbekr ou Mésopotamie septentrionale avait fait sa soumission à Sélim. Les habitants de ce pays étaient sun-nis, comme les Turcs, et, depuis quatorze ans, ils défendaient contre les Persans leur religion et leur liberté. Quand Ismaël eut appris que le sultan était parti deTébriz, il rentra dans la ville le, et envoya un de ses généraux reconquérir le Diarbekr. Les Persans mirent le siége devant la capitale de cette province, Amid ou Kara-Amid, Amid-la-Noire, cette ville si forte et si triste, avec ses soixante-douze tours en marbre noir. Ses murs

(1) Cette contrée est désignée dans Ammien Marcellin sous le nom de Gumathene. Cet historien avait fait partie, à la fin du quatrième siècle, d'une armee d'expédition envoyée dans le pays.


sont couverts d'inscriptions, qui rappellent le nom fie ce ni quj jcs oui fondés on reconstruits. C'est une de ces villes situées comme aux limites de deux inondes, et tant de fois disputées entre les Romains et les Perses, entre les Grecs et les Arabes. Après un blocus de plus d'un an, Amid, secourue par les Turcs, repoussa les assiégeants et fut acquise à Sélim.

Les Turcs ne tardèrent point à s'établir dans les autres villes du Diarbekr. Après Amid, ils soumirent Mardin, l'ancienne Marde ou Merida, un de ces çlii'iteaux-forls dont parle Aininien Mnrpcllin ', Hossnkeif ou le Çhâteau de l'Oubli, qui s'élève sur un rocher à pic et domine le cours du Tigre, Nizibin sur l'Henna? (Mygdonius), cette capitale

(1) Per Iralem montera inter Castella praesidiaria duo Merida et Lerne (Amm. Marcellin. lib. XIX, cap. 9).— Merida tirait, dit-on, son nom de quelques tribus Mardes qu'un aucien roi des Parthes, Arsace V, avait transportées dans les montagnes où cette ville est bâtie. Strabon représente les Mandes comme une race d'hommes indomptables : ils paraissent avoir appartenu à une des sectes de l'ancienne Perse qui adoraient le principe du mal, et l'on trouve encore aujourd'hui à Mardin, la seule ville de l'empire ottoman où toutes les sectes soient libres, des Yézidis ou adorateurs du diable.

(2) (Procop., De bello Persico., lib. I, cap. 5.)


de l'ancienne Mésopotamie, jadis conquise par Trajan, rendue aux Parthes sous Adrien, réunie de nouveau à l'empire sous le règne de Sévère qui en fit le boulevard de l'Orient 1, puis enfin perdue sans retour après la défaite et la mort de Julien. Dara tomba aussi au pouvoir des Turcs ; Dara, l'ancienne Anaiiasiopolis, que l'empereur Anastase avait élevée au premier rang des places de guerre après la perte de Nizibin, que Justinien avait rendue plus formidable encore, et qui présente aujourd'hui, dans la majesté de ses ruines, les derniers vestiges de la domination romaine au-delà de l'Euphrate. Les guerrière de Sélim complétèrent leur conquête en réduisant Djezirai (Thomanum) dans l'île d'Omar, formée par le Tigre ; Mossoul, qui n'est séparée de l'ancienne Ninive que par les eaux du fleuve ; Roha ou Orfa, l'ancienne Edessa ou Callirrhoe ; Rakka (Callinicum) 2 et Kirkesia sur l'Euphrate ; Kalaat-Roum, c'est-à-dire le château romain, autrefois Thapsacus ou Zeugma, où Alexandre passa l'Euphrate ; Harran, le Carroe

(I) Orientis firmissimum claustrum. (Amm. Marcellin., lib. XXV, cap. 8. )

(2) Callicinum, munimentum robustum et commercandi opportunitate gratissimum. ( Amm. Marcellin., lib. XXIII, cap. 3. )


des Romains, où les Crassus trouvèrent la morl, le Haran de l'Ecriture, qui rappelle le souvenir du père des Hébreux.

Quand la Mésopotamie septentrionale fut conquise, Idris en organisa le gouvernement (1516). Idris, historien et homme d'Etat, avait servi jadis la dynastie du Mouton-Blanc. Rebelle à Ismaël, il s'était attaché à la fortune de Sélim, et avait contribué par ses négociations à la conquête du pays. Il travailla à conserver au sultan ce qu'il lui avait donné. La contrée fut divisée en trois gouvernements, Diarbekr, Roha et Mossoul. Chaque gouvernement fut subdivisé en plusieurs sandjaks ou districts. Mais le pays était hérissé de châteaux-forts; les Kurdes étaient célèbres, dès la plus haute antiquité, par leur caractère guerrier. Ils avaient conservé cette forme de gouvernement qui apparaît à l'origine des sociétés, et qui dure si longtemps dans les pays de montagnes, le gouvernement de la tribu. Ces chefs héréditaires, qui faisaient remonter leurs familles jusqu'à Noé, avaient droit de vie et de mort sur leurs sujets 1. Idris fit quelques concessions aux coutumes et à l'esprit du pays. Des dix-neuf sandjaks dont se composait le gouvernement de Diarbekr, cinq furent con(I)

con(I) Hist. de l'empire ottoman, liv. XXIII.


servés aux anciens chefs de tribus, et c'est la seule province de l'empire ottoman où le principe de l'hérédité des gouvernements ait été respecté. Ce fut ainsi que la politique acheva l'oeuvre de la guerre. L'Asie-Mineure fut désormais à l'abri des incursions persanes, et le Diarbekr fut le rempart de l'empire à l'orient, comme la Bosnie l'était à l'occident.

La Turquie commençait à devenir formidable sur mer. Un matin, après une nuit d'insomnie, le sultan fit venir Piri-Pascha, qu'il avait élevé au 1 vizirat depuis la bataille de Tschaldiran : « Si cette race de scorpions, dit-il (c'est ainsi que Sélim' désignait les chrétiens), couvre la mer de ses vais-seaux, si les pavillons de Venise, du pape, des rois de France et d'Espagne croisent en maîtres sur les parages de l'Europe, il ne faut en accuser que ta paresse et mon indulgence; mais je veux avoir enfin une flotte nombreuse et redoutée 1. » Aussitôt les vieux chantiers des Grecs sont réparés, et des centaines de vaisseaux de guerre se construisent comme par enchantement. Une flotte puissante était nécessaire pour réaliser les nouveaux projets que le sultan avait conçus, la conquête de la Syrie et celle de l'Egypte.

(i) Haimuçr, lue lit.


L'Egypte, celle vénérable contrée, qui dans les temps les plus anciens affecta le privilège de l'immobilité, avait été depuis deux mille ans le théâtre d'un mouvement continuel. Jour à tour grecque, romaine, arabe, elle avait vu, dans les derniers siècles, tomber l'une sur l'autre plusieurs dynasties musulmanes. Elle était passée des Ommiades aux Abassides, des Abassides aux Fatimites, et des Fatimites aux Eyoubides, dont le chef était Sala-din, le héros des croisades. Enfin, au milieu du treizième siècle, pendant la captivité de saint Louis, la milice étrangère des Mumelucks renversa le trône qu'elle était chargée de soutenir, et fonda une espèce de république ou d'aristocratie guerrière avec un chef électif. Ceux qui tenaient le premier rang parmi les Mamelucks étaient origi-

(1) Les Mamelucks, esclaves achetés, se divisaient en trois corps. Le premier, qu'on regardait comme le plus noble, était composé des Mamelucks proprement dits, de pur sang circassien. Le second corps était forme des Djelbans, traînés en esclavage, qui venaient la plupart d'Abyssinie. Le troisième se composait des Karanisses ou Karsans : c'était un assemblage de mercenaires de toutes nations. A chaque nouvel avénement, ces troupes recevaient un présent proportionné à leur rang : Kansoul-al-Gauri avait donné cent ducats par Mameluck, cinquante par Djelban, et trente par Karanisse. (Marini Sanuto, chroniques.)


paires des côtes orientales du l'ont-Euxin, du pays où, selon la tradition antique, le grand Sésostris avait autrefois laissé une colonie égyptienne.

Le khalifatd'Afriqueavait été démembré, comme celui d'Asie. Tunis, Alger, Maroc avaient conquis leur indépendance, et s'étaient donné un gouvernement analogue à celui de l'Egypte. A la place d'un puissant empire, c'étaient des repaires de pirates. Cependant les Mamelucks avaient jeté quelque éclat pendant trois siècles. Ils s'étaient emparés de la Syrie, qui a toujours été considérée comme une dépendance nécessaire de l'Egypte ; niais ils avaient perdu toute influence sur la population copte, grecque ou arabe qui remplissait la vallée du Nil. Le désordre s'était introduit dans les finances et dans toutes les parties de l'administration. Les domaines, autrefois affermés aux guerriers, étaient tombés entre les mains des bourgeois ou des artisans ; la plupart étaient grevés d'hypothèques au profil des pensionnaires de l'Etat 1. D'ailleurs la fortune s'était déclarée contre

(I) Le système de fermage établi par les Mamelucks semblait emprunte à l'ancienne législation égyptienne. Le peuple n'avait pas la propriété, mais seulement l'usufruit du sol. Les fermiers (moultezims) payaient à l'Etat une redevance annuelle,


l'Egypte : les progrès des Portugais dans l'Inde avaient frappé du même coup Venise et Alexandrie. En vain les Mamelucks s'étaient alliés aux Vénitiens, pour s'opposer à la révolution commerciale qui s'opérait au profil de l'Occident ils succombèrent sous les efforts de ce grand Albuquerque, qui voulait combler le port de Suc/, et détourner le cours du Nil, afin, disait-il, qu'il n'y eût plus d'Egypte. Le peuple imputait à son gouvernement la décadence de son commerce, et les Mamelucks, jadis si redou tables, étaient vaincus d'avance quand Sélim vint leur présenter le combat.

Kansoul-al-Gauri, qui selon les rapports vénitiens était alors âgé de quatre-vingts ans, fit un dernier effort pour défendre ses Etats. Il sortit du Caire pour aller au-devant de l'année ottomane, qui était entrée dans la Syrie. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Dabik, où la tradition musulmane place le tombeau de David. Les Egyptiens manquaient d'artillerie, connue les Persans en avaient manqué à Tschaldiran : ils furent taillés en pièces, et le fier Soudan péril dans la déet

déet te reste du produit avec leurs paysans. Voyez sur ce sujet les recherches de M. Sylvestre de Sacv, Mémoires de l'Institut, Académie des Inscrip. et Belles-Lettres, 1. VII. (1) Voyer plus haut, page 95


route. La victoire de Dabik donna ia Syrie à Sélira, comme autrefois la bataille d'Issus l'avait donnée à Alexandre. Le sultan entra dans Haleb, où il trouva des trésors inespérés. Après avoir passé quelques jours dans cette ville, il prit la route de Hama, l'ancienne Epiphania. Il arriva jusqu'à Himss (Emessa) sans rencontrer de résistance, et, à la fin de septembre, ses drapeaux flottaient sur les murs de Masstaba, l'un des faubourgs de Hamas. L'émir arabe, à qui les Mamelucks avaient confié la défense de la place, capitula avec les Ottomans, et Sélim entra dans la ville, où vinrent lui rendre hommage les commandants des forteresses de Syrie et les Druzes du Liban 1.

Le sultan prit ses quartiers d'hiver dans cette vallée du paradis, dans cette ville trois fois heureuse, sur laquelle les anges du Seigneur ont étendu leurs ailes, et, tandis qu'il distribuait à ses lieutenants les gouvernements de Tripoli et de Jérusalem, un de ses généraux marcha sur Ghaza, qui défendait encore au nord-est la frontière de l'Egypte. L'avant-garde des Ottomans, commandée par le grand-vizir Sinan-Pascha, vainquit les Mamelucks près de Ghaza. Sélim partit de Damas à la nouvelle de cette victoire, et, après avoir visité

(1) llammer, liv. XXIV.


Jérusalem, Hébron, les tombeaux des prophètes, et le rocher sacré où Abraham offrait ses sacrifices, if marcha rapidement vers l'Egypte. Le 22 janvier 151le nouveau chef des Mamelucks,Touman-Baî, fut vaincu à Ridania, dans le voisinage du Caire. Lé grand-vizir Sinan-Pascha mourut dans cette sanglante journée; mais vingt-cinq mille Mamelucks restèrent sur le champ de bataille. La capitale de l'Egypte fut vivement disputée : quand les Turcs y pénétrèrent, ils trouvèrent chaque rue changée en redoute et chaque maison en forteresse. Ainsi retranchés, les Mamelucks firent une résistance héroïque. Après un combat de trois jours et de trois nuits, Sélim promit une amnistie à tous ceux qui feraient leur soumission. Huit cents des principaux Mamelucks vinrent se constituer prisonniers, ou furent livrés parles habitants : Sélim les fit tous décapiter. Bientôt la population entière de la ville fut condamnée à périr, 1 et, au rapport des historiens ottomans', cinquante mille cadavres jonchèrent les rues du Caire.

Au lieu de chercher son salut dans la HauteEgypte, où jadis les Pharaons avaient lutté contre la conquête étrangère, Touman-Baï rallia les débris

(I) Seadeddin, Solakzadé et Djelalzadé, ap. Hammer liv. XXIV.


de son armée aux environs des Pyramides. Il fit un appel aux Arabes; et leur promit de les exempter d'impôts pendant trois ans ; mais il put à peine en réunir quelques milliers sous ses drapeaux, et bientôt la discorde éclata dans son armée. Les Arabes en vinrent aux mains avec les Mamelucks : alors Sélim, braquant son artillerie 1 contre les deux partis, Confondit dans un effroyable carnage les vainqueurs et les vaincus. Les Arabes épouvantés vinrent en foule se ranger sous la loi desTurcs. « Dieu nous garde, disaient-ils, de résister plus longtemps à un maître victorieux comme le sultan Sélim! » Il ne restait plus à Touman-Baï d'autre ressource que la fuite : il se réfugia chez un Arabe, Hasan-Meri, qui le vendit aux janissaires ; et quand le dernier chef des Mamelucks fut conduit à la tente im(I)

im(I) qui perdit les Mamelucks, ce fut d'avoir persisté à combattre à la manière des chevaliers, et d'avoir dédaigné l'artillerie quand tons les peuples de l'Europe en faisaient usage. Dans les dernières années du quinzième siècle, sous le règne d'Eschref, un Maure apport.) pour la première fois en Egypte des boulets vénitiens; mais le soudan et ses principaux officiers rejetèrent cette innovation comme indigne du véritable courage, et comme dérogeant à la loi du prophète, qui Avait consacré l'usage du sabre et de l'arc, seules armes légitimes des croyants. Alors le Maure s'écria : « Qui vivra verra cet empire périr par ces mêmes boulets.»


périale au milieu du roulement des tambours et des décharges de l'artillerie : <1 Dieu soit loué! s'écria Sélim, maintenant l'Egypte est conquise. « Le sultan accorda la vie à son prisonnier ; il voulait même, comme il le dit plus lard lui-même, remmener captif à Constantinople ; mais un jour une voix s'écria sur le passage de Sélim : « Que Dieu donne la victoire au sultan Touman-Baïl» Celle parole fut l'arrêt de mort du Soudan : il fut pendu à la porte du Caire le 13 avril 1517. Sélim avait conquis avec l'Egypte les droits des anciens khalifes et des soudans mamelucks sur les saintes villes de la Mecque et de Médine : le schérif de la Mecque lui envoya les clefs de la kaaba.

Tandis que Sélim était occupé au Caire à organiser le gouvernement de sa nouvelle conquête, d'importants événements se passaient sur les côtes de Barbarie. Deux hardis pilâtes, sujets turcs de l'île de Eesbos, Ouroudj, plus connu sons le nom de Horuc, et son frère khizr, nommé plus lard Kaïreddin Barberousse, amis de la mer, comme ils s'appelaient, et ennemis de toutes les puissances maritimes, avaient porté la terreur de leur nom depuis le détroit des Dardanelles jusqu'à celui de Gibraltar. un de leurs frères, Elias, était mort en combattant contre les chevaliers de Rhodes. Terribles aux chrétiens, Ouroudj et Kaïreddin mirent


leurs talents et leur audace au service du prince qui régnait à Tunis. Bientôt ils voulurent avoir un domaine indépendant. Kaireddin s'empara de Boudja (Bougie), et son frère se rendit maître d'Alger 1. Mais les Espagnols avaient, depuis plusieurs années, sou mis cette partie de l'Afrique à leur domination 1. Malgré l'alliance de quelques tribus arabes et la flotte qu'ils avaient sur ces parages, ils ne purent empêcher la conquête d'Alger cl de Boudja. Les deux frères, animés par leurs succès , réunirent leurs efforts contre Tremecen : la ville tomba en leur pouvoir. Le roi vaincu, Aben-Chemi, s'enfuit à Oran, chef-lieu de la domination espagnole. Le marquis de Comarès, qui en était gouverneur, arma en faveur du prince et voulut le faire rentrer dans sa capitale. Les Espagnols s'emparèrent de la forteresse de Kalaatol-Kalaat, c'est-à-dire du château des châteaux ; puis ils tinrent Tremecen bloqué pendant sept mois. Ouroudj, qui défendait la place, périt, les uns disent dans Une sortie 3, les autres disent dans sa re-

(1) Mémoires de Kaïraddin, ap. Hammer, liv. XXVIII. (2) Voyez, plus haut, page 390.

(3) Hammer, d'après les documents turcs, liv. XXVIII.


traite 1, et Aben-Chemi fut rétabli dans ses États comme tributaire du roi d'Espagne.

Alger restait à Kaireddin ; mais le pirate, ne pouvant lutter à forces égales contre la puissance espagnole, offrit à Sélim, qui était alors en Egypte, de se reconnaître son vassal. Le sultan lui conféra le titre de beglerbeg ou commandant supérieur, et l'influence des Ottomans, secondée par les progrès de leur marine, s'étendit en Afrique jusqu'aux extrémités de l'ancien royaume de Numidie. En Europe, ils étaient maîtres de toute la Grèce, et menaçaient les côtes de l'Italie ; ils s'avançaient, à grands pas, à la conquête de la Méditerranée tout entière. Venise, jalouse des puissances chrétiennes qui lui enlevaient son commerce, continuait de s'entendre avec les Musulmans. Deux ambassadeurs de la république, Contarini et Mocenigo, vinrent au Caire saluer le vainqueur de l'Egypte. Contarini suivit le sultan à Damas, et Mocenigo se rendit à Constantinople avec la flotte ottomane. Les, capitulations de Venise avec la Porte furent renouvelées le 17 septembre 1517, et l'on y inséra un aiticle additionnel, par lequel on transportait à Sélim

(I) Ferreras, d'après les documents espagnol, Histoire générale d'Espagne, partie XII.


le tribut annuel de huit mille ducats, jusqu'alors payé au Soudan d'Egypte, pour la possession de l'île de Chypre 1. L'aristocratie vénitienne traitait avec les Turcs comme elle avait traité avec les Mame-lucks, avec lesTartares de Krimée, avec les Corsaires de Tunis, enfin avec toutes les puissances qui favorisaient ses intérêts commerciaux. Mais toute la chrétienté n'avait pas les mêmes intérêts que les Vénitiens. On parlait de s'armer en commun contre les Turcs, et le vieux mot de croisade fut prononcé. Le pape Léon. X se mit à la tète du mouvement ! Les Turcs avaient attaqué les États de l'Eglise sur les deux mers, à l'embouchure du Tibre et à Reccanati, dans la Marche d'Ancône 3. Le pape envoya des ambassadeurs aux quatre grandes puissances de l'Europe chrétienne, à l'empereur le cardinal de .San-Sisto, au roi de France celui de Santa-Maria, le

(I) Vers la même époque, un ambassadeur espagnol vint à Constantinople, non pas pour conclure un traité, mais pour négocier la confirmation des franchises de l'église du Saint-Sépulere, moyennant la somme annuelle précédemment payée aux chefs des Mamelucks.

(2) Libri dei Patti, dans les Archives de la maison d'Autuche, collection de documents vénitiens

(3) Epist. Leonis ad Maximilim. Imerat. ap. Raynald. Ana. cecletast. r


cardinal Egidio au roi d'Espagne et le cardinal Campeggio au roi d'Angleterre. Un traité d'alliance contre les Turcs fut signé à Cambrai, entre ces quatre puissances, le j! mars 1517'. Le plan de campagne était tout tracé ; l'empereur à la tête d'une armée allemande et suivi de la cavalerie de la Pologne et de la,Hongrie, devaiL descendre le Danube, franchir, le Balkan et marcher sur Constantinople ; le roi de France devait s'embarquer à Brindes avec toutes ses forces, et pénétrer en Grèce par l'Albanie ; enfin l'Espagne, le Portugal et l'Angleterre devaient réunir leurs vaisseaux À Garlhagène ; le pape devait fournir cent galères, et la flotte confédérée devait attaquer les Dardanelles 2. Les rois chrétiens étaient autorisés à lever la dînie des revenus ecclésiastiques, pour la çonsacrer aux dépenses de cette sainte entreprise.

Mais pour que la lut le s'engageât, il fallait qu'une paix profonde régnât dans la chrétienté tout entière. Léon X publia dans le Consistoire une trêve pour cinq ans entre toutes les puissances chrétiennes 3. Maximilien envoya une ambassade à Vas-sili IV pour l'engager à faire la paix avec la Polo-(I)

Polo-(I) Storia d'Italia, lib. XIII. cap. 4. (2) Guicciardini, loc. cit.

(3) Jacobi Sadoletti episcop. Carpent. Leonis X à secre¬


gne 1. Le pape lui-même écrivit dans le même sens au grand-maître de l'ordre teutonique, Albert de brandebourg (1519 ). La lettre fut apportée à Koenigsberg par un moine allemand, Nicolas Schomberg, qui avait mission de se rendre à Cracovie et à Moskou , et de soulever tout le Nord contre les Tures. Léon 10 offrait au grand-maître le commandement suprême de toutes les forces chrétiennes contre le Sultan; il l'engageait à vivre en paix avec La Pologne, et à intervenir comme médiateur entre Sigismond et Vassili. Albert devait représenter au Tzar que le temps minait sourdement la Lithuanie, qu'elle se détacherait sans doute de la Pologne à la mort de Sigismond, qu'en attendant il fallait la laisser en repos, que la Russie n'avait rien de mieux à faire qu'à s'unir, contre les Turcs, aux chrétiens d'Occident. Constantinople n'était-elle pas l'héritage légitime du monarque russe, issu du sang des Paléologue ? le pape ajoutait dans ses instructions qu'il fallait tendre à la réunion des deux églises, que pour sa part il était prêt à approuver, sans y rien changer, toutes les coutumes admissibles de cette religion, et à retis,

retis, promulgatione generalium induciarum oratio, kal. april. 1518.

(1) Voyez plus haut, page 460.


connaître le métropolitain de Moskou comme patriarche de l'Eglise d'Orient. Son plus ardent désir était, disait-il, d'orner le front du Tzar de la couronne des rois chrétiens, et cela pour la gloire de Dieu et sans aucun motif terrestre 1. Vassili ne pouvait avoir une grande confiance dans ces paroles; car, cinq ans auparavant, on avait célébré à Rome, avec beaucoup de solennité, la bataille d'Orcha gagnée par les Polonais sur les Russes, que le pape traitait alors d'hérétiques. Aussi le Tzar répondit-il avec réserve qu'il voyait avec plaisir la bienveillance du pape, qu'il était tout disposé à entretenir avec lui des rapports d'amitié au sujet des affaires de l'Europe ; mais, quant aux affaires religieuses, il déclarait que la Russie était et resterait attachée à la religion grecque dans toute sa pureté. Non-seulement l'Eglise d'Orient n'était pas prêle à se réunir à l'Eglise latine, mais l'Eglise latine elle-même portait dans son sein plus d'un germe

(1) Karamsin, Histoire de Russie, t, VII, chap. 2. (2) Le moine Schomberg ayant témoigné le désir de se rendre à Moskou, le Tzar lui promit un bon accueil dans cette capitale, et permit à Léon X d'entretenir, par la Russie, des relations avec la Perse. Le Saint-Siège profitait du schisme des musulmans, et cherchait des canomis aux Turcs jusque parmi les Persan, sectateurs d'Ali


de division. Le concordat avec la France était à peine signé, et la parole de Luther avait commencé à retentir. Il circulait en Europe des pamphlets empreints d'un esprit nouveau et opposé à la croisade Depuis deux ans que les puissances avaient signé un projet d'alliance contre les Turcs, aucune ne se mettait en peine de l'exécuter : chacune était distraite de l'intérêt commun par ses intérêts particuliers. L'Angleterre se croyait trop éloignée des Turcs pour avoir jamais à les redouter. La France, inquiète des progrès de la maison d'Autriche, cherchait avant tout des alliances politiques. Le Portugal ne voulait combattre les Turcs que s'ils devenaient menaçants pour ses possessions dans l'Inde. Le nouveau roi d'Espagne songeait à s'affermir dans ses Etats, et à recueillir le vaste héritage de sa maison. La mort de Maxi-milien rompit la ligue, au commencement de l'année 151g. Enfin le pape lui-même laissait refroidir son zèle, et sacrifiait à des intérêts de famille la cause de la chrétienté. Pour remercier François 1er de quelques concessions en Italie et de son alliance avec Laurent de Médicis qu'il avait fait duc d'Urbin, il l'autorisa à disposer librement des

(1) Exhortatio viri cujusdam doctissimi ad principes ne in decimae prestationem consentiant, Utopia, 1519.


dîmes qu'il avait levées sur lé clergé français pour (aire la guerre aux Turcs 2. Jadis l'union et l'enthousiasme des chrétiens avaient porté leurs armes jusqu'aux extrémités de la Syrie; au cohimcnéC1-ment du seizième siècle, les querelles des uns et l'indifférence des autres faillirent livrer le coeur de l'Europe aux invasions des Ottomans.

(1) Guicciardini, lib. XIII, cap. 4.

FIN DU TOME PREMIER.


TABLE

DU TOME PREMIER.

INTRODUCTION

I

LIVRE PREMIER.

DES COLONIES EUROPEENNES, DEPUIS LES PREMIERES DECOUVERTES DES PORTUGAIS JUSQU'A LA MORT DE PHILIPPE II.

CHAPITRE PREMIER.

Caractères generaux des decouvertes maritimes au quinzième et au seizième siecle. — Progrès des Portugais en Afrique. — L'infant don Henri.— Passage du Cap. — Vasco de Gama ;

son arrivée aux Indes

61

CHAPITRE II.

L'Inde avant la conquête portugaise. — Alphonse d'Albuquerque. — Etablissement des Portugais dans l'Inde. — Saint Francois-Xavier. — Progrès du christianisme en

Orient.

86


CHAPITRE III. .

Du nouveau monde avant Colomb. — Christophe Colomb. — Découverte du Nouveau-Monde. — Etablissement des Espagnols

Espagnols les Antilles.

117

CHAPITRE IV.

» • u

Idée générale du Nouveau-Monde. — Progrès de la conquête espagnole.— Las Casas, defenseur de la liberté des Indiens. — Fernand Cortès. — Etablissement des Espagnols au

Mexique.

181

CHAPITRE V.

Progrès des decouvertes espagnoles. — Magellan. — Francois Pizarre. — Conquête du Pérou. — Organisation du gouvernement

gouvernement en Amérique.

230

CHAPITRE VI.

Les Portugais au Brésil. — Expeditions françaises aux Indes orientales, dans l'Amerique du Nord et au Brésil. — Tentatives des Anglais pour decouvrir un passage aux Indes par le Nord-Est et par le Nord-Ouest. — Décadence des Portugais dans l'Inde. — Conquête des colonies portugaisespar les Espagnols. — Premieres colonies hollandaises. — Résultats généraux de l'établissement des Européens dans

les deux Indes

264


LIVRE II.

HISTOIRE INTÉRIEURE DE L'EUROPE DEPUIS L'EXPÉDITION DE CHARLES VIII EN ITALIE JUSQU'A LA REFORME DE LUTHER.

CHAPITRE PREMIER.

Etat politique de l'Italie au moment de l'invasion francaise.—

Expédition de Charles VIII.

287

CHAPITRE II.

Premiere expedition de Louis XII en Italie. — Son alliance

avec les Borgia. — Avénement de Jules II

335

CHAPITRE III.

Révolte de Génes contre la France. — Ligue de Cambrai. — Sainte Ligue. — Victoires et revers des Français. — Résultats

des guerres de Louis XII en Italie.

361

CHAPITRE IV.

Etat de l'Europe occidentale a la fin du regne de Louis XII, — Premiere expédition de Francois Ier en Italie ; bataille

de Marignan. —Traités, concordat.

387

CHAPITRE V.

Retour sur l'histoire des Etats du Nord et de l'Orient. — Rapports de l'Allemagne et de la maison d'Autriche avec la Bo¬


heme et la Hongrie.— Lutte de la Suède et des villes Hanséatiques contre le Danemarck.— Conquête de la Suede par Christiern II. — La Pologne sous Jean-Albert, Alexandre 1er et Sigismond 1er. — La Russie sous Ivan III et Vassili IV. — Organisation de l'empire ottoman. — Règnes de Bajazeth II et de Selim Ier. — Rapports du pape avec les

Etats du Nord ; projets de Croisade.

414

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.