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Title : Oeuvres complètes de Voltaire. 45,13 / nouvelle édition... précédée de la Vie de Voltaire, par Condorcet et d'autres études biographiques
Author : Voltaire (1694-1778). Auteur du texte
Author : Condorcet, Jean-Antoine-Nicolas de Caritat marquis de (1743-1794). Auteur du texte
Publisher : Garnier frères (Paris)
Publication date : 1877-1885
Contributor : Moland, Louis (1824-1899). Éditeur scientifique
Set notice : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31602455d
Type : text
Type : printed monograph
Language : french
Format : 52 vol. ; 24 cm
Description : Comprend : Vie de Voltaire
Description : Appartient à l’ensemble documentaire : GTextes1
Rights : Consultable en ligne
Rights : Public domain
Identifier : ark:/12148/bpt6k411361p
Source : Bibliothèque nationale de France
Provenance : Bibliothèque nationale de France
Online date : 15/10/2007
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ŒUVRES COMPLÈTES
DB
VOLTAIRE a5
CORRESPONDANCE
XIII
ANNÉES 1707-1768. N« 6644-7220
ANCIENNE MAISON J. CLAYE
PARIS. -IMPRIMERIE A. QUANTIN ET G1' 7, BUE SAINT-BENOIT
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
VOLTAIRE NOUVELLE ÉDITION
AVEC
KOTICES, PRÉFACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQUE
LES NOTES DB TOUS LES COMMENTATEURS BT DES NOTES NOUV8LLBS
Conforme pour le texte à l'édition de Bbbchot T
ENRICHIE DES DÉCOUVERTES LES PLUS RÉCENTES ET MISEE AU COURANT
DKS TKAVAUX QUI ONT PARU JUSQU'A CE JOUR
PRÉCÉDÉE DE LA
VIE DE VOLTAIRE
PAR CONDORCET
ET d'autres études biographiques
Ornée d'un portrait en pied d'après la statue du foyer de la Comédie française CORRESPONDANCE
XIII
(Annéhs 1767-1768. – N"> G6i4-7220)
PARIS
GARN1ER FRÈUES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, RUB DES SAINTS-PBRBS, 6
1881
CORRESPONDANCE 6C44. A M. LE COMTE D'ARGENTAL 1.
On prétend dans Ferney, mon cher ange, que j'ai eu hier une petite attaque d'apoplexie. Vous voyez bien qu'il n'en est rien, puisque je suis toujours dictateur. J'en ai été quitte pour me mettre dans mon lit pendant trois heures, et je me suis tiré d'affaire tout seul. Je ne sais pas encore si je me tirerai aussi heureusement du danger où m'a mis ce misérable Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, entre Ferney et Genève. J'étais certainement tombé dans l'apoplexie la plus complète quand j'ai été assez imbécile pour penser que ce coquin ne me ferait point de mal, parce que je lui avais fait du bien, parce que je l'avais logé et nourri, et que je lui avais prêté de l'argent. J'avoue donc qu'à soixante-treize ans je ne connais pas encore les hommes, du moins les hommes de son espèce.
Votre protégée2 me fait saigner le cœur c'est assurément une femme de mérite. Elle est actuellement en Suisse, au milieu des neiges; elle n'en peut sortir, et certainement je ne la ferai pas revenir par la route de Genève, pour la faire passer devant les bureaux où elle est guettée. J'ai le plus grand soin d'elle dans la retraite où elle est. Elle ne manque de rien, et il ne ne lui en coûte rien. Tout ce qui est dangereux, encore une fois, c'est que ce scélérat de Janin a déclaré le véritable nom de cette personne. Heureusement cette déclaration n'est pas juridique; mais elle peut le devenir. 11 n'y a rien que je ne fasse pour faire chasser ce monstre, et je compte que vous ne perdrez pas un moment pour dresser vos batteries, et pour exiger de M. de La Reynière qu'on le révoque sur-le-champ, sans lui donner jamais d'autre emploi. Il ira prendre, s'il veut, celui de garçon du bourreau il n'est guère propre qu'à cela. Si j'étais plus jeune, je le ferais mourir sous le bâton.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Mme Le Jeune.
Vendredi au soir, janvier 1767.
Mme Denis est toujours dans la ferme résolution de ne point payer le prix de son carrosse et de ses chevaux, et moi dans le dessein invariable d'aller mourir hors de France, si on fait cet affront à ma nièce car si elle est condamnée à perdre ses chevaux et son carrosse, elle est visiblement condamnée comme complice de votre protégée et comme convaincue d'avoir envoyé en France des livres abominables. Elle serait délestée et déshonorée dans un pays de bêtes brutes où la superstition a établi son domicile. Il n'y aurait, en ce cas, d'autre parti à prendre qu'à brûler le château que j'ai bâti.
Voilà, mon divin ange, tout ce que l'état le plus douloureux du'monde me permet de vous écrire sur cette abominable aventure.
Je vais répondre actuellement dans une autre lettre à tout ce que vous me mandez sur les Scythes. Ces deux lettres partiront pour Genève demain samedi, 3 janvier, avant que j'aie reçu celles que Mme Denis et moi nous attendons de vous sur cette cruelle affaire.
Monsieur l'ambassadeur a quitté, comme vous savez, Genève incognito; il a passé deux jours chez moi. Je pourrais bien aller lui rendre sa visite, et ne revoir jamais Ferney. Le bon de l'affaire est que je lui ai prêté tous mes chevaux, et que je n'en ai pas même pour envoyer chercher un médecin. Tant mieux, je guérirai plus vite mort ou vif, mon très-cher ange, je vous idolâtre toujours de tout mon cœur.
Votre protégée m'écrit qu'elle part dans le moment à cheval pour retourner à Paris. Vous voyez qu'elle a le courage de son frère mais ils ne sont pas heureux dans cette famille-là, ni moi non plus, ni les Genevois non plus. Les affaires empirent de quart d'heure en quart d'heure. Milord Abington, qui est haut comme un chou, a déjà tué une sentinelle, à ce qu'on vient de me dire mais on dit beaucoup de sottises, et je ne peux savoir encore la vérité, parce que les portes de Genève sont fermées. 6645.– A M. DAMILAVILLE.
2 janvier 1767.
Vous devez être actuellement bien instruit, mon cher et vertueux ami, du malheur qui m'est arrivé1 c'est une bombe qui 1. Voyez, tome XLIV, lettre 6634.
.au_ _m_ __e_
m'est tombée sur la tête, mais elle n'écrasera ni mon innocence ni ma constance. Je ne peux vous rien dire de nouveau là-dessus, parce que je n'ai encore aucune nouvelle.
J'ai éclairci tout avec M. le prince de Gallitzin il n'y avait point de lettre de lui; tout est parfaitement en règle; et, dans quelque endroit que je sois, les Sirven auront de quoi faire leur voyage à Paris, et de quoi suivre leur procès. Vous pourrez, en attendant, envoyer copie du factum à Mnie Denis, si M. de Beaumont ne le fait pas imprimer à Paris.
Vous aurez les Scythes incessamment, à condition qu'ils ne seront point joués; et la raison en est que la pièce est injouable avec les acteurs que nous avons.
On m'a envoyé de Paris une pièce très-singulière, intitulée le Triumvirat; mais ce qui m'a paru le plus mériter votre attention dans cet ouvrage, et celle de tous les gens qui pensent, c'est une histoire des proscriptions1. Elles commencent par celles des Hébreux, et finissent par celles des Cévennes ce morceau m'a paru très-curieux. Il me semble que la tragédie n'est faite que pour amener ce petit morceau; la pièce d'ailleurs n'est point convenable à notre théâtre, attendu qu'il y a très-peu d'amour. Adieu, mon cher ami; vous devinez le triste état dans lequel nous sommes, Mine Denis et moi. Nous attendons de vos nouvelles écrivez à M™ Denis, au lieu d'écrire à M. Souchai, et songez, quoi qu'il arrive, à écr. l'inf.
6646. A M. HENNIN.
A Ferney, vendredi au soir, 2 janvier.
Monsieur l'ambassadeur est parti extrêmement affligé, et Argatifontidas*, un peu embarrassé. Vous allez être, mon cher conciliateur, chargé d'un lourd fardeau que vous porterez légèrement et avec grâce, car on ne peut nier que les trois Grâces ne soient chez vous3. Je suppose que c'est vous, mon cher résident, qui m'avez envoyé un paquet de M. le duc de Choiseul; voici la réponse1, et voici encore des balivernes' pour M. le duc de Praslin. ·
1. Voyez tome XXVI, page 1.
2. Le chevalier de Taulès.
3. Allusion au tableau des trois Grâces, de Carle Vanloo. (Note de Hennin fils.)
4. Elle manque.
5. Les Scythes.
Je vous prie de mettre tout cela dans votre paquet de la cour, demain samedi.
Je pourrais bien dans quelques jours aller rendre à monsieur l'ambassadeur sa visite, à Soleure. Je vous prie, à tout hasard, de vouloir bien m'envoyer un passe-port, car voilà les troupes qui vont border Versoy.
Maman et toute ma famille vous embrassent tendrement. Nous sommes ici la victime des troubles de Genève, car nous n'avons point l'honneur de vous voir. Nous savons que le peuple vous aime, mais nous vous aimons sûrement davantage. 0647. DE M. HENNIN».
A Genève, le 3 janvier 1767.
je vois avec une peine infinie, monsieur, le projet que vous formez de voyager dans ce temps-ci. Quant au passe-port, de plus de huit jours il n'en sera besoin pour venir ici. Vous pouvez sans aucune difficulté passer en Suisse sans passe-port. S'il en fallait un pour un Français aux portes de Versoy, ce ne pourrait être qu'un passe-port de la cour. J'espère que vous changerez de résolution, et je vous prie instamment de m'en instruire. Le temps me manque pour vous en dire davantage. L'idée de vous perdre, ne fût-ce que pour quelque temps, me rendra ce pays-ci insupportable. Pardon de mon laconisme, mais, en vérité, je suis excédé d'écritures. Mes respects à toutes vos dames. Je vous embrasse bien tendrement, et vous prie de disposer de moi en tout ce que je pourrai faire pour vous témoigner mon dévouement sincère et inviolable.
6648. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferney, samedi au matin, 3 janvier, avant que
la poste de France soit arrivée à Genève.
Mes anges sauront donc pourquoi j'ai fait imprimer les Scythes:
1° C'est que je n'ai pas voulu mourir intestat, et sans avoir rendu aux deux satrapes, Nalrisp et Elochivis2, l'hommage que je leur dois
2° C'est que mon épître dédicatoire est si drôle3 que je n'ai pu résister à la tentation de la publier;
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
2. Praslin et Choiseul.
3 Voyez tome VI, page 263.
3° C'est qu'il n'y a réellement point de comédiens pour jouer cette pièce, et que je serai mort avant qu'il y en ait 4° C'est que j'emporte aux enfers ma juste indignation contre les comédiennes qui ont défiguré mes ouvrages, pour se donner des airs penchés sur le théâtre et contre les libraires, éternels fléaux des auteurs, lesquels infâmes libraires de Paris m'ont rendu ridicule, et se sont emparés de mon bien pour le dénaturer avec un privilége du roi.
J'ai donc voulu faire savoir aux amateurs du théâtre, avant de mourir, que je protestais contre tous les libraires, comédiens, et comédiennes, qui sont les causes de ma mort et c'est ce que mes anges verront dans l'Avis au lecteur, qui est après ma naïve préface.
Je proteste encore, devant Dieu et devant les hommes, qu'il n'y a pas une seule critique de mes anges et de mes satrapes à laquelle je n'aie été très-docile. Ils s'en apercevront par le papier collé page 19, et par d'autres petits traits répandus çà et là. Je proteste encore contre ceux qui prétendent que je suis tombé en apoplexie je n'ai été évanoui qu'un quart d'heure tout au plus, et mon style n'est point apoplectique.
Si mes anges et mes satrapes veulent que la pièce soit jouée avant que l'édition paraisse, ils sont les maîtres. Gabriel Cramer la mettra sous cent clefs, pourvu qu'il y ait des acteurs pour la jouer, et que les comédiens la fassent succéder immédiatement après la pommet car, pour peu qu'on diffère, il sera impossible d'empêcher l'édition de paraître les provinces de France en seront inondées, et il en arrivera à Paris de tous côtés. Je la lus devant des gens d'esprit, et même devant des connaisseurs, quatre jours avant mon apoplexie; et je fis fondre en larmes pendant tout le second acte et les trois suivants. J'enverrai au bout des ailes de mes anges les paroles et la musique, dès que les comédiens auront pris une résolution. J'attends leurs ordres avec la soumission la plus profonde. 6649. DE M. L'ABBÉ D'OLIVET 2.
Paris, 3 janvier 1767.
Bonjour, mon illustre confrère, bon jour et bon an. N'est-ce pas ainsi que nos anciens Gaulois s'écrivaient à pareil jour? Et pourquoi changerions1. C'est-à-dire le Guillaume Tell de Le Mierre (voyez lettre 6583), où le principal personnage enlève une pomme sur la tête de son fils. (B.)
2. Dernier Volume des OEuvres de Voltaire, 1862.
nous de style ? Mais savez-vous dans votre pays que nous avons ici un froid qui rappelle l'idée de 709? Il me rappelle de plus, à moi, une autre idée. C'est qu'alors nous grelottions au coin d'un méchant feu, et qu'aujourd'hui nous nous tenons au coin d'un bon feu. Alors vous étiez mon disciple, et aujourd'hui je suis le vôtre. Alors je vous aimais, et vous ne me haïssiez pas. A cet égard, rien de changé, au moins de ma part, et je serais tenté de répondre aussi pour vous. Je voudrais pouvoir également répondre de votre santé comme de la mienne. Je me porte à un rien près comme en 709. Je bois assez bien, je mange de même, je dors encore mieux1. Que je serais charmé si vous m'en pouviez dire autant Mais il n'y a pas d'année qu'on ne vienne cinq ou six fois me tenir des propos qui ne vous font pas le même honneur. Allons, mon ancien et cher ami, sacrifions tout à notre santé, dont gaieté est la cause ou l'effet. Que les d'Alembert et les Mairan décident lequel c'est des deux. Peu m'importe, pourvu que j'on jouisse. Les hommes, j'ai vécu assez pour les connaître, les hommes vaudraient-ils la peine que je perdisse un moment pour eux? Qu'est-ce que la gloire qui me viendra d'eux? Moins que rien, par rapport à mon bonheur. Qu'est-ce que les chagrins dont ils me menacent, si je veux obtenir la gloire? C'est quelque chose de réel, et qui, grâce à ma faiblesse, peut m'empêcher d'être heureux. Je passe ma vie, ante focum, si frigus erit, avec Virgile, un Térence, un Molière, un Voltaire, et les six mois prochains, si messis, in horto, aux Tuileries, dont je suis à quatre pas.
Voulez-vous bien faire mille et mille complaisances de ma part à Mmr Denis? Et pour vous montrer que je me souviens encore du Pro Marcello, je vous dirai Unde est orsa, in eodem lerminetur oratio. Bonjour et bon an.
L'abbé d'OLivET.
Je vais porter ceci à notre féal d'Argental.
6650. – A M. LE COMTE D'ARGENTAL'.
Dimanche soir, 4 janvier.
En attendant que je reçoive demain une lettre de vous, mon divin ange, sur cette malheureuse affaire, je dois vous instruire de tout dans le plus grand détail.
Cette femme innocente et infortunée est en route, comme je vous l'avais marqué. Mais ce nom de Le Jeune, sous lequel elle était venue, me fait toujours trembler. Son mari lui avait donné un billet pour les Cramer, dans lequel il spécifiait les marchan1. L'abbé d'Olivet était né en 1682, et mourut en 1768, le 8 octobre. Il avait quatre-vingt-cinq ans lorsqu'il écrivit cette lettre.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
dises qu'elle devait acheter. Les Cramer, qui sont mes libraires, n'ont point de ces effets dangereux; ils n'impriment que mes ouvrages. Elle s'adressa à un autre, et lui laissa par malheur la note de son mari, signée Le Jeune, valet de chambre de M. D* C'était une note particulière de son mari à elle il faut qu'elle soit tombée par mégarde quand on faisait ses petits ballots, car elle est très-prudente et ne compromet personne. Je retirerai ce billet; n'en soyez point en peine; ne grondez point votre valet de chambre, et encore moins cette pauvre femme ce qui est fait est fait il ne s'agit que de se tirer de ce bourbier. Après nous être tournés de tous les sens, il nous a paru que le procès criminel contre la Doiret était trop dangereux, parce qu'elle est trop connue sous le nom de Le Jeune, parce que tous nos domestiques seraient interrogés parce que cette femme ayant demeuré huit jours avec eux, ils ont su qui elle est et qui est son mari; parce qu'enfin, ayant resté plusieurs jours chez nous et s'étant servie de notre équipage, nous sommes présumés être ses complices, quoique assurément nous en soyons bien éloignés. Le mieux est sans doute d'étouffer l'affaire mais comment s'y prendre? Je n'en sais rien, au milieu de mes neiges, avec un quart d'apoplexie et la faiblesse où je suis. Je pense même que monsieur le vice-chancelier y sera fort embarrassé il ne le serait pas si vous étiez son ami intime. Je crois pourtant que vous étiez assez lié avec lui quand il était premier président. Enfin vous êtes sur les lieux mais peut-être un vieux vice-chancelier n'a point d'amis, et moi j'ai beaucoup d'ennemis. Vous savez que je n'ai absolument rien à me reprocher mais vous savez aussi que cela ne suffit pas. Je persiste entièrement dans mon premier avis, qui est que monsieur le vice-chancelier se fasse représenter les malles adressées à la dame Doiret, de Châlons, qu'il fasse brûler secrètement ce qu'elles contiennent, et qu'il laisse Mme Denis disputer son droit en matière civile contre la saisie illégale de ses équipages. Il est certain que cette saisie ne peut se soutenir en justice réglée les commis mêmes ne l'entreprendront pas. Cette tournure, que je proposai d'abord, me paraît encore la meilleure de toutes, quoiqu'elle me soit venue dans l'esprit, et que je n'aie pas d'ordinaire grande foi à mes expédients.
M°" Denis vous embrasse cent fois. Elle est consternée et malade je serais au désespoir de la quitter dans cet état. Voici cependant un exemplaire que vous pourrez faire lire à Lekain. Je vous adresserai bientôt l'ouvrage avec la musique en
marge1. Vous voyez que l'état horrible où je suis ne me fait pas négliger les belles-lettres, qui sont, après vous, la plus douce consolation de ma vie.
Adieu, mon très-cher et très-adorable ange.
6651. A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
.5 janvier.
Sire, je me doutais bien que votre muse se réveillerait tôt ou tard. Je sais que les autres hommes seront étonnés qu'après une guerre si longue et si vive, occupé du soin de rétablir votre royaume, gouvernant sans ministres, entrant dans tous les détails, vous puissiez cependant faire des vers français mais moi, je n'en suis pas surpris, parce que j'ai fort l'honneur de vous connaître. Mais ce qui m'étonne, je vous l'avoue, c'est que vos vers soient bons; je ne m'y attendais pas après tant d'années d'interruption. Des pensées fortes et vigoureuses, un coup d'œil juste sur les faiblesses des hommes, des idées profondes et vraies, c'est là votre partage dans tous les temps mais pour du nombre et de l'harmonie, et très-souvent même des finesses de langage, à trois cents lieues de Paris, dans la Marche de Brandebourg, ce phénomène doit être assurément remarqué par notre Académie de Paris.
Savez-vous bien, sire, que Votre Majesté est devenue un auteur qu'on épluche ?
Notre doyen, mon gros abbé d'Olivet, vient, dans une nouvelle édition de la Prosodie française, de vous critiquer sur le mot crêpe-, dont vous avez retranché impitoyablement le dernier e dans une lettre à moi adressée3, et imprimée dans les OEuvres du philosophe de Sans-Souci; mais je ne crois pas que cette édition ait été faite sous vos yeux quoi qu'il en soit, vous voilà devenu un auteur classique, examiné comme Racine par notre doyen, cité devant notre tribunal des mots, et condamné sans appel à faire crêpe de deux syllabes.
Je me joins au doyen, et je vais intenter au philosophe de Sans-Souci une accusation toute contraire. Vous avez donné deux syllabes au mot hait dans votre beau discours du Stoïcien 1. C'est-à-dire avec le jeu des acteurs en marge des Scythes.
2. Voyez ci-après, page 15.
3. Le 20 février 1750; voyez tome XXXVII, page 109-
1 Il 1
Votre goût offensé haït l'absinthe amère
Nous ne vous passerons pas cela. Le verbe haïr n'aura jamais deux syllabes à l'indicatif, je hais, tu hais, il hait; vous auriez beau nous battre encore,
Nous pourrions bien hafr les infidélités
De ceux qui par humeur ont fait de sots traités;
Nous pourrions bien haïr la fausse politique
De ceux qui, s'unissant avec nos ennemis,
Ont servi les desseins d'une cour tyrannique,
Et qui se sont perdus pour perdre leurs amis z;
mais nous ne ferons jamais il haitùe deux syllabes. Prenez, sire, votre parti là-dessus, et ayez la bonté de changer ce vers; cela vous sera bien aisé.
Où est le temps, sire, où j'avais le bonheur de mettre des points sur les i à Sans-Souci et à Potsdam ? Je vous assure que ces deux années ont été les plus agréables de ma vie. J'ai eu le malheur de faire bâtir un château sur les frontières de France et je m'en repens bien. Les Patagons, la poix-résine, l'exaltation de l'âme, et le troupour aller tout droit au centre de la terre, m'ont écarté de mon véritable centre. J'ai payé ce trou bien chèrement'. J'étais fait pour vous. J'achève ma vie dans ma petite et obscure sphère, précisément comme vous passez la vôtre au milieu de votre grandeur et de votre gloire. Je ne connais que la solitude et le travail ma société est composée de cinq ou six personnes qui me laissent une liberté entière, et avec qui j'en use de même car la société sans la liberté est un supplice. Je suis votre Gilles en fait de société et de belles-lettres. J'ai eu ces jours-ci une très-légère attaque d'apoplexie, causée par ma faute. Nous sommes presque toujours les artisans de nos disgrâces. Cet accident m'a empêché de répondre à Votre Majesté aussitôt que je l'aurais voulu.
Le diable est déchaîné dans Genève. Ceux qui voulaient se retirer à Clèves restent. La moitié du conseil et ses partisans se sont enfuis l'ambassadeur de France est parti incognito, et est venu se réfugier chez moi.
1. Frédéric profita de la critique, et, dans sa pièce intitulée le Stoïcien, qui fait partie de ses OEuvres posthumes, on lit
L'absinthe â votre goût est âpre et trop amère.
2. Tancrède, acte I, scène n.
3. Ce fut le ridicule jeté par Voltaire sur ces idées de Maupertuis qui amena la brouille entre Frédéric et Voltaire.
J'ai été obligé de lui prêter mes chevaux pour retourner à Soleure. Les philosophes qui se destinent à l'émigration sont fort embarrassés, ils ne peuvent vendre aucun effet; tout commerce est cessé, toutes les banques sont fermées. Cependant on écrira à M. le baron de Werder, conformément à la permission donné par Votre Majesté1; mais je prévois que rien ne pourra s'arranger qu'après la fin de l'hiver.
J'attends avec la plus vive reconnaissance les douze belles préfaces 2, monument précieux d'une raison ferme et hardie, qui doit être la leçon des philosophes.
Vous avez grande raison, sire un prince courageux et sage, avec de l'argent, des troupes, des lois, peut très-bien gouverner les hommes sans le secours de la religion, qui n'est faite que pour les tromper mais le sot peuple s'en fera bientôt une, et tant qu'il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions. La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus absurde, et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde.
Votre Majesté rendra un service éternel au genre humain en détruisant cette infâme superstition, je ne dis pas chez la canaille, qui n'est pas digne d'être éclairée, et à laquelle tous les jougs sont propres je dis chez les honnêtes gens, chez les hommes qui pensent, chez ceux qui veulent penser. Le nombre en est très-grand c'est à vous de nourrir leur âme c'est à vous de donner du pain blanc aux enfants de la maison, et de laisser le pain noir aux chiens. Je ne m'afflige de toucher à la mort que par mon profond regret de ne vous pas seconder dans cette noble entreprise, la plus belle et la plus respectable qui puisse signaler l'esprit humain.
Alcide de l'Allemagne, soyez-en le Nestor vivez trois âges d'homme pour écraser la tête de l'hydre.
6652. A M. L'ABBÉ D'OLIVE T ».
A Ferney, 5 janvier.
Cher doyen do l'Académie,
Vous vîtes de plus heureux temps;
1. Voyez lettre 6617.
2. Il s'agit de douze exemplaires de l'Avant-propos mis par le roi au devant d'un Abrégé de l'Histoire ecclésiastique de Fleury, en deux volumes in-8°, Berne, 1767.
3. Il venait de publier une nouvelle édition de son Traité de la Prosodie française, qui parut pour la première fois en 1736. Voltaire n'avait pas reçu encore
Des neuf Sœurs la troupe endormie
Laisse reposer les talents;
Notre gloire est un peu flétrie.
Ramenez-nous, sur vos vieux ans,
Et le bon goût et le bon sens
Qu'eût jadis ma chère patrie.
Dites-moi si jamais vous vîtes, dans aucun bon auteur de ce grand siècle de Louis XIV, le mot de vis-à-vis 1 employé une eule fois pour signifier envers, avec, à l'égard. Y en a-t-il un seul qui ait dit ingrat vis-à-vis de moi, au lieu d'ingrat envers moi il se ménageait vis-à-vis ses rivaux, au lieu de dire avec ses rivaux il était fier vis-à-vis de sès supérieurs, pour fier avec ses supérieurs, etc? Enfin ce mot de vis-à-vis, qui est très-rarement juste et jamais noble, inonde aujourd'hui nos livres, et la cour, et le barreau, et la société car dès qu'une expression vicieuse s'introduit, la foule s'en empare.
Dites-moi si Racine a persiflé Boileau, si Bossuet a persiflé Pascal, et si l'un et l'autre ont mystifié La Fontaine, en abusant quelquefois de sa simplicité ? Avez-vous jamais dit que Cicéron écrivait au parfait; que la coupe des tragédies de Racine était heureuse ? On va jusqu'à imprimer que les princes sont quelquefois mal éduqués. Il paraît que ceux qui parlent ainsi ont reçu euxmêmes une fort mauvaise éducation. Quand Bossuet, Fénelon, Pellisson, voulaient exprimer qu'on suivait ses anciennes idées, ses projets, ses engagements, qu'on travaillait sur un plan proposé, qu'on remplissait ses promesses, qu'on reprenait une af.faire, etc., ils ne disaient point J'ai suivi mes errements, j'ai travaillé sur mes errements.
Errement a été substitué par les procureurs au mot erres, que le peuple emploie au lieu d'arrhes arrhes signifie gage. Vous trouvez ce mot dans la tragi-comédie de Pierre Corneille, intitulée Don Sanche d'Aragon (acte V, scène vi)
Ce présent donc renferme un tissu de cheveux
Que reçut don Fernand pour arrhes de mes vœux.
Le peuple de Paris a changé arrhes en erres des erres au coche; donnez-moi des erres. De là, errements; et aujourd'hui je vois que, dans les discours les plus graves, le roi a suivi ses derniers errements vis-à-vis des rentiers.
la lettre de l'abbé, du 3 janvier, à laquelle il répondra le 4 février. Il semble même que cette lettre du 3 ne lui parvint pas avant le 18 (voyez ci-après la lettre C683). 1. Voyez la note 3, tome V, page 413.
Le style barbare des anciennes formules commence à se glisser dans les papiers publics. On imprime que Sa Majesté aurait reconnu qu'une telle province aurait été endommagée par des inondations.
En un mot, monsieur, la langue paraît s'altérer tous les jours; mais le style se corrompt bien davantage on prodigue les images et les tours de la poésie en physique; on parle d'anatomie en style ampoulé; on se pique d'employer des expressions qui étonnent, parce qu'elles ne conviennent point aux pensées. C'est un grand malheur, il faut l'avouer, que, dans un livre 1 rempli d'idées profondes, ingénieuses, et neuves, on ait traité du fondement des lois en épigrammes. La gravité d'une étude si importante devait avertir l'auteur de respecter davantage son sujet et combien a-t-il fait de mauvais imitateurs, qui, n'ayant pas son génie, n'ont pu copier que ses défauts
Boileau, il est vrai, a dit après Horace
Heureux qui dans ses vers sait, d'une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère2!
Mais il n'a pas prétendu qu'on mélangeât tous les styles. Il ne voulait pas qu'on mît le masque de Thalie sur le visage de Melpomène, ni qu'on prodiguât les grands mots dans les affaires les plus minces. II faut toujours conformer son style à son sujet. Il m'est tombé entre les mains l'annonce imprimée d'un marchand de ce qu'on peut envoyer de Paris en province pour servir sur table. Il commence par un éloge magnifique de l'agriculture et du commerce, il pèse dans ses balances d'épicier le mérite du duc de Sully et du grand ministre Colbert et ne pensez pas qu'il s'abaisse à citer le nom du duc de Sully, il t'appelle l'ami d'Henri IV et il s'agit de vendre des saucissons et des harengs frais! Cela prouve au moins que le goût des belles-lettres a pénétré dans tous les états il ne s'agit plus que d'en faire un usage raisonnable mais on veut toujours mieux dire qu'on ne doit dire, et tout sort de sa sphère.
Des hommes même de beaucoup d'esprit ont fait des livres ridicules, pour vouloir avoir trop d'esprit. Le jésuite Castel, par exemple, dans sa Mathématique universelle, veut prouver que si le globe de Saturne était emporté par une comète dans un autre système solaire, ce serait le dernier de ses satellites que la loi de 1. L'Esprit des lois, par Montesquieu.
2. Art poétique, I, 75-76.
la gravitation mettrait à la place de Saturne. Il ajoute à cette bizarre idée que la raison pour laquelle le satellite le plus éloigné prendrait cette place, c'est que les souverains éloignent d'eux, autant qu'ils le peuvent, leurs héritiers présomptifs. Cette idée serait plaisante et convenable dans la bouche d'une femme qui, pour faire taire des philosophes, imaginerait une raison comique d'une chose dont ils chercheraient la cause en vain mais que le mathématicien fasse le plaisant quand il doit instruire, cela n'est pas tolérable.
Le déplacé, le faux, le gigantesque, semblent vouloir dominer aujourd'hui; c'est à^jui renchérira sur le siècle passé. On appelle de tous côtés les passants pour leur faire admirer des tours de force qu'on substitue à la démarche simple, noble, aisée, décente, des Pellisson, des Fénelon, des Bossuet, des Massillon. Un charlatan est parvenu jusqu'à dire, dans je ne sais quelles lettres, en parlant de l'angoisse et de la passion de JésusChrist, que si Socrate mourut en sage, Jésus-Christ mourut en dieu 1: comme s'il y avait des dieux accoutumés à la mort: comme si on savait comment ils meurent comme si une sueur de sang était le caractère de la mort de Dieu enfin comme si c'était Dieu qui fût mort.
On descend d'un style violent et effréné au familier le plus bas et le plus dégoûtant on dit de la musique du célèbre Rameau, l'honneur de notre siècle, qu'elle ressemble à la course d'une oie grasse et au galop d'une vache 2. On s'exprime enfin aussi ridiculement que l'on pense, rem verba sequuntur3 et, à la honte de l'esprit humain, ces impertinences ont eu des partisans. Je vous citerais cent exemples de ces extravagants abus, si je n'aimais pas mieux me livrer au plaisir de vous remercier des services continuels que vous rendez à notre langue, tandis qu'on cherche à la déshonorer. Tous ceux qui parlent en public doivent étudier votre Traité de la Prosodie; c'est un livre classique qui durera autant que la langue française.
Avant d'entrer avec vous dans des détails sur votre nouvelle édition, je dois vous dire que j'ai été frappé de la circonspection avec laquelle vous parlez du célèbre, j'ose presque dire de l'inimitable Quinault, le plus concis peut-être de nos poëtes dans 1. C'est dans le livre IV de l'Emile que J.-J. Rousseau a dit Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un dieu. » 2. Expression de J.-J. Rousseau dans sa Lettre à M. Grimm sur Omphale. 3. Horace, Art poétique, vers 311.
les belles scènes de ses opéras, et l'un de ceux qui s'exprimèrent avec le plus de pureté comme avec le plus de grâce. Vous n'assurez point, comme tant d'autres, que Quinault ne savait que sa langue. Nous avons souvent entendu dire, Mme Denis et moi, à M. de Beaufrant son neveu, que Quinault savait assez de latin pour ne lire jamais Ovide que dans l'original, et qu'il possédait encore mieux l'italien. Ce fut un Ovide à la main qu'il composa ces vers harmonieux et sublimes de la première scène de Proserpine (acte I, scène i)
Les superbes géants armés contre les dieux
Ne nous donnent plus d'épouvanté;
Ils sont ensevelis sous la masse pesante
Des monts qu'ils entassaient pour attaquerles cieux.
Nous avons vu tomber leur chef audacieux
Sous une montagne brûlante.
Jupiter l'acontraint de vomir à nos yeux
Les restes enflammés de sa rage expirante.
Jupiter est victorieux,
Et tout cède à l'effort de sa main foudroyante.
S'il n'avait pas été rempli de la lecture du Tasse, il n'aurait pas fait son admirable opéra d'Armide. Une mauvaise traduction ne l'aurait pas inspiré.
Tout ce qui n'est pas, dans cette pièce, air détaché, composé sur les canevas du musicien, doit être regardé comme une tragédie excellente. Ce ne sont pas là de
Ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique 1.
On commence à savoir que Quinault valait mieux que Lulli. Un jeune homme d'un rare mérite2, déjà célèbre par le prix qu'il a remporté à notre Académie, et par une tragédie9 qui a mérité son grand succès, a osé s'exprimer ainsi en parlant de Quinault et de Lulli
Aux dépens du poëte on n'entend plus vanter
De ces airs languissants la triste psalmodie,
Que réchauffa Quinault du feu de son génie4.
1. Boileau, satire x, vers 141-142.
2. La Harpe.
3. Le comte de Warwick, joué le 7 novembre 1763.
4. Discours sur les préjugés et les injustices littéraires, par La Harpe, vers 42-44.
Je ne suis pas entièrement de son avis. Le récitatif de Lulli me paraît très-bon, mais les scènes de Quinault encore meilleures.
Je viens à une autre anecdote. Vous dites que « les étrangers ont peine à distinguer quand la consonne finale a besoin ou non d'être accompagnée d'un e muet », et vous citez les vers du philosophe de Sans-Souci
La nuit, compagne du repos,
De son crêp couvrant la lumière 1,
Avait jeté sur ma paupière
Les plus léthargiques pavots.
Il est vrai que, dans les commencements, nos e muets embarrassent quelquefois les étrangers; le philosophe de Sans-Souci était très-jeune quand il fit cette épître elle a été imprimée à son insu par ceux qui recherchent toutes les pièces manuscrites, et qui, dans leur empressement de les imprimer, les donnent souvent au public toutes défigurées.
Je peux vous assurer que le philosophe de Sans-Souci sait parfaitement notre langue. Un de nos plus illustres confrères2 et moi, nous avons l'honneur de recevoir quelquefois de ses lettres, écrites avec autant de pureté que de génie et de force, eodem animo scribit quo pugnat3; et je vous dirai, en passant, que l'honneur d'être encore dans ses bonnes grâces, et le plaisir de lire les pensées les plus profondes, exprimées d'un style énergique, font une des consolations de ma vieillesse. Je suis étonné qu'un couverain, chargé de tout le détail d'un grand royaume, écrive souramment et sans effort ce qui coûterait à un autre beaucoup de temps et de ratures.
M. l'abbé de Dangeau, en qualité de puriste, en savait sans doute plus que lui sur la grammaire française. Je ne puis toutefois convenir avec ce respectable académicien qu'un musicien, »n chantant la nuit est loin encore, prononce, pour avoir plus de grâces, la nuit est loing encore. Le philosophe de Sans-Souci, qui est aussi grand musicien qu'écrivain supérieur, sera, je crois, de mon opinion.
1. C'est le commencement de la lettre de Frédéric à Voltaire, du 20 février 1750 (voyez tome XXXVII, page 109), et le second vers s'imprimait encore en 1700 tel que d'Olivet le cite. Il a été corrigé depuis.
2. D'Alembert.
3. Quintilien (Instit., I, i) dit « Tanta in eo vis est ut illuiii eodem animo dixisse quo bellavit appareat. »
Je suis fort aise qu'autrefois Saint-Gelais ait justifié le crêp par son Bucéphal. Puisqu'un aumônier de François Ier retranche un e à Bucéphale, pourquoi un prince royal de Prusse n'aurait-il pas retranché un,e à crêpe? Mais je suis un peu fâché que Melin de Saint-Gelais, en parlant au cheval de François Ier, lui ait dit Sans que tu sois un Bucéplial,
L'hyperbole est trop forte, et j'y aurais voulu plus de finesse. Vous me critiquez, mon cher doyen, avec autant de politesse que vous rendez de justice au singulier génie du philosophe de Sans-Souci. J'ai dit, il est vrai, dans le Siècle de Louis XIV, à l'article des Musiciens1, que nos rimes féminines, terminées toutes par un e muet, font un effet très-désagréable dans la musique, lorsqu'elles finissent un couplet. Le chanteur est absolument obligé de prononcer
Arcabonne est forcée de dire
Médor est obligé de s'écrier
La gloire et la victoire, à la fin d'une tirade, font presque toujours la gloire-eu, la victoire-eu. Notre modulation exige trop souvent ces tristes désinences. Voilà pourquoi Quinault a grand soin de finir, autant qu'il le peut, ses couplets par des rimes masculines; et c'est ce que recommandait le grand musicien Rameau à tous les poëtes qui composaient pour lui. Qu'il me soit donc permis, mon cher maître, de vous représenter que je ne puis être d'accord avec vous quand vous dites « qu'il est inutile, et peut-être ridicule de chercher l'origine de cette prononciation gloire-eu victoire-eu, ailleurs que dans la bouche de nos villageois u. Je n'ai jamais entendu de paysan 1. Voyez tome XIV, page 145.
2. Armide, acte V, scène i.
3. Roland, acte I, scène ui.
CORRESPONDANCE. 1-
Tu portes plus grand qu'Alexandre.
Si vous aviez la rigueur
De m'ôter votre cœur,
Vous m'ôteriez la vi-eu*.
Tout me parle de ce que }'aim-eu
(Amadis, acte, II, scène h.)
Ah quel tourment
D'aimer sans espérance-eu 3
prononcer ainsi en parlant; mais ils y sont forcés lorsqu'ils chantent. Ce n'est pas non plus une prononciation vicieuse des acteurs et des actrices de l'Opéra au contraire, ils font ce qu'ils peuvent pour sauver la longue tenue de cette finale désagréable, et ne peuvent souvent en venir à bout. C'est un petit défaut attaché à notre langue, défaut bien compensé par le bel effet que font nos e muets dans la déclamation ordinaire.
Je persiste encore à vous dire qu'il n'y a aucune nation en Europe qui fasse sentir les e muets, excepté la nôtre. Les Italiens et les Espagnols n'en ont pas. Les Allemands et les Anglais en ont quelques-uns mais ils ne sont jamais sensibles ni dans la déclamation ni dans le chant.
Venons maintenant à l'usage de la rime, dont les Italiens et les Anglais se sont défaits dans la tragédie, et dont nous ne devons jamais secouer le joug. Je ne sais si c'est moi que vous accusez d'avoir dit que la rime est une invention des siècles barbares; mais, si je ne l'ai pas dit, permettez-moi d'avoir la hardiesse de vous le dire.
Je tiens, en fait de langue, tous les peuples pour barbares, en comparaison des Grecs et de leurs disciples les Romains, qui seuls ont connu la vraie prosodie. Il faut surtout que la nature eût donné aux premiers Grecs des organes plus heureusement disposés que ceux des autres nations, pour formeren peu de temps un langage tout composé de brèves et de longues, et qui, par un mélange harmonieux de consonnes et de voyelles, était une espèce de musique vocale. Vous ne me condamnerez pas, sans doute, quand je vous répéterai que le grec et le latin'sont à toutes les autres langues du monde ce que le jeu d'échecs estau jeu de dames, et ce qu'une belle danse est à une démarche ordinaire. Malgré cet aveu, je suis bien loin de vouloir proscrire la rime, comme feu M. de La Motte il faut tâcher de se bien servir du peu qu'on a, quand on ne peut atteindre à la richesse des autres. Taillons habilement la pierre, si le porphyre et le granit nous manquent. Conservons la rime mais permettez-moi toujours de croire que la rime est faite pour les oreilles, et non pas pour les yeux.
J'ai encore une autre représentation à vous faire. Ne serais-je point un de ces téméraires que vous accusez de vouloir changer l'orthographe? J'avoue qu'étant très-dévoué à saint François, j'ai voulu le distinguer des Français; j'avoue que j'écris Danois et Anglais il m'a toujours semblé qu'on doit écrire comme on parle, pourvu qu'on ne choque pas trop l'usage, pourvu que l'on con-
serve les lettres qui font sentir l'étymologie et la vraie signification du mot.
Comme je suis très-tolérant, j'espère que vous me tolérerez. Vous pardonnerez surtout ce style négligé à un Français ou à un François qui avait ou qui avoit été élevé à Paris dans le centre du bon goût, mais qui s'est un peu engourdi depuis treize ans, au milieu des montagnes de glace dont il est environné. Je ne suis pas de ces phosphores qui se conservent dans l'eau. Il me faudrait la lumière de l'Académie pour m'éclairer et m'échauffer mais je n'ai besoin de personne pour ranimer dans mon cœur les sentiments d'attachement et de respect que j'ai pour vous, ne vous en déplaise, depuis plus de soixante années.
6653. A M. PEZAY.
5 janvier.
Je vous fais juge, monsieur, des procédés de Jean-Jacques Rousseau avec moi. Vous savez que ma mauvaise santé m'avait conduit à Genève auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors était ami de Rousseau je trouvai les environs de cette ville si agréables que j'achetai d'un magistrat, quatre-vingt-sept mille livres, une maison de campagne, à condition qu'on m'en rendrait trente-huit mille lorsque je la quitterais. Rousseau dès lors conçut le dessein de soulever le peuple de Genève contre les magistrats, et il a eu enfin la funeste et dangereuse satisfaction de voir son projet accompli. Il écrivit d'abord à M. Tronchin qu'il ne remettrait jamais les pieds dans Genève tant que j'y serais; M. Tronchin peut vous certifier cette vérité. Voici sa seconde démarche.
Vous connaissez le goût de M™ Denis, ma nièce, pour les spectacles elle en donnait dans le château de Tournay et dans celui de Ferney, qui sont sur la frontière de France, et les Genevois y accouraient en foule. Rousseau se servit de ce prétexte .pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants, et quelques prédicants qu'on nomme ministres.
Voilà pourquoi, monsieur, il prit le parti des ministres, au sujet de la comédie, contre M. d'Alembert, quoique ensuite il ait pris le parti de M. d'Alembert contre les ministres, et qu'il ait fini par outrager également les uns et les autres; voilà pourquoi il voulut d'abord m'engager dans une petite guerre au sujet des spectacles; voilà pourquoi, en donnant une comédie et un opéra à Paris, il m'écrivit que je corrompais sa république, en faisant représenter des tragédies dans mes maisons par la nièce du grand
Corneille, que plusieurs Genevois avaient l'honneur de seconder. Il ne s'en tint pas là il suscita plusieurs citoyens ennemis de la magistrature il les engagea à rendre le conseil de Genève odieux, et à lui faire des reproches de ce qu'il souffrait, malgré la loi, un catholique domicilié sur leur territoire, tandis que tout Genevois peut acheter en France des terres seigneuriales, et même y posséder des emplois de finance. Ainsi cet homme, qui prêchait à Paris la liberté de conscience, et qui avait tant de besoin de tolérance pour lui, voulait établir dans Genève l'intolérance la plus révoltante et en même temps la plus ridicule. M. Tronchin entendit lui-même un citoyen', qui est depuis longtemps le principal boute-feu de la république, dire qu'il fallait absolument exécuter ce que Rousseau voulait, et me faire sortir de ma maison des Délices, qui est aux portes de Genève. M. Tronchin, qui est aussi honnête homme que bon médecin, empêcha cette levée de bouclier, et ne m'en avertit que longtemps après. Je prévis alors les troubles qui s'exciteraient bientôt dans la petite république de Genève je résiliai mon bail à vie des Délices je reçus trente-huit mille livres, et j'en perdis quarante-neuf, outre environ trente mille francs2 que j'avais employés à bâtir dans cet enclos.
1. Deluc; voyez lettre 6661.
2. Voici le compte de l'achat des Délices, tel que nous le trouvons dans la Revue suisse, année 1855, page 669. Tronchin de Lyon avait sans doute eu connaissance de la lettre de Voltaire à Pezay, et avait dressé ce compte pour y répondre « L'assertion sommaire de M. de Voltaire présente l'idée d'un vendeur peu délicat, et d'un acquéreur trop magnifique sur le prix de ses jouissances. Ce n'est ni l'un ni l'autre. Le domaine des Délices a en effet été vendu par un magistrat, le 10 février 1755, non compris les lods ou droits 78,033 1. 06 s. 8 d. « Les lods et frais se sont élevés à la somme de. 9,166 13 4 Total 87,200 » »
« Dans ce prix étaient compris les meubles dont M. de
Voltaire achetait la propriété pour le prix de. 15,000 » » « Les Délices, sans les meubles et tels qu'ils devaient
être rendus à M. Tronchin par M. de Voltaire, ne coûtaient
ainsi que 72,200 » » « De ces 72,200 livres, M. Tronchin en paya, lors de
l'acquisition 10,000 » » « M. de Voltaire ne paya donc du prix des Délices que. 62,000 » » « A la mort de M. de Voltaire ou à la cessation volon-
taire de sa jouissance, il était stipulé que M. Tronchin ren-
trerait dans son domaine en remboursant à M. de Voltaire. 38,000 » » « M. de Voltaire en acquérait ainsi la jouissance pen-
dant sa vie pour. 24,000 » » « Le magistrat à qui ce domaine appartenait certifiera que la partie utile lui
Ce sont là, monsieur, les moindres traits de la conduite que Rousseau a eue avec moi. M. Tronchin peut vous les certifier, et toute la magistrature de Genève en est instruite.
Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m'a chargé auprès de M. le prince de Conti et de Mme la duchesse de Luxembourg, dont il avait surpris la protection. Vous pouvez d'ailleurs vous informer dans Paris de quelle ingratitude il a payé les services de M. Grimm, de M. Helvétius, de M. Diderot, et de tous, ceux qui avaient protégé ses extravagantes bizarreries, qu'on voulait alors faire passer pour de l'éloquence.
Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés. Je vous supplie de remarquer que la suite continuelle des persécutions qu'il m'a suscitées, pendant quatre années, a été le prix de l'offre que je lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne nommée l'Ermitage, que vous avez vue entre Tournay et Ferney. Je vous renvoie, pour tout le reste, à la lettre que j'ai été obligé d'écrire à M. Hume 1, et qui était d'un style moins sérieux que celle-ci.
Que M. Dorat juge à présent s'il a eu raison de me confondre avec un homme tel que Rousseau, et de regarder comme une querelle de bouffons les offenses personnelles que M. Hume, M. d'Alembert, et moi, avons été obligés de repousser, offenses qu'aucun homme d'honneur ne pouvait passer sous silence. M. d'Alembert et M. Hume, qui sont au rang des premiers écrivains de France et d'Angleterre, ne sont point des bouffons; je ne crois pas l'être non plus, quoique je n'approche pas de ces deux hommes illustres.
Il est vrai, monsieur, que, malgré mon âge et mes maladies, je suis très-gai, quand il ne s'agit que de sottises de littérature, de prose ampoulée, de vers plats, ou de mauvaises critiques; rendait 2,000 livres par année, et M. de Voltaire en a joui dix ans. Il est vrai que les deux dernières années, M. de Voltaire ayant fixé sa résidence à Ferney, avait mis à ferme une portion de la partie utile des Délices pour 700 livres de France. 11 en avait diminué le produit par la destruction du quart des vignes, et la con.version de quelques objets de production en agrément. Une écurie, un poulailler, et quelques cabinets hors d'oeuvre, sont les seules constructions qu'il y ait faites. Elles peuvent avoir coûté de 4,000 à 5,000 livres. Les effets mobiliers servant à la culture, chariots, tombereaux, une assez grande quantité d'orangers, etc., étaient demeurés dépendants du domaine, et devaient y être laissés par M. de Voltaire à sa sortie. Les chariots, tombereaux, orangers, tout, jusqu'aux chaudières de lessive, avait passé à Ferney lors de la reprise du domaine par M. Tronchin.» » 1. Voyez tome XXVI, page 29.
mais on doit être très-sérieux sur les procédés, sur l'honneur, et sur les devoirs de la vie.
6654. A M. LE COMTE D'ARGENTAL1.
5 janvier, à deux heures.
La poste part dans le moment; nous n'avons que le temps de dire que nous venons de recevoir la copie du mémoire de mon cher ange à monsieur le vice-chancelier. Malheureusement ce mémoire contredit toutes nos requêtes; nous avons toujours articulé que nous ne connaissons pas la dame Doiret. Nous avons commencé un procès contre elle, et tout cela est très-vrai. Mon cher ange dit dans le mémoire que la Doiret est cousine de la femme de charge du château c'est nous rendre évidemment ses complices. Nous conjurons mon cher ange de dire qu'il s'est trompé, comme il s'est trompé en effet. Cela n'arrive pas souvent à mon cher ange mais quand il s'agit de faits, le pape même n'est pas infaillible. Au nom de Dieu, tenez-vous-en à notre dernière requête à monsieur le vice-chancelier. Je vais dans le moment à Soleure rendre compte de plusieurs affaires importantes à monsieur l'ambassadeur.
6655. A M. LE COMTE D'ARGENTAL Y.
7 janvier.
Comme nous ne voulons rien faire, mon très-cher ange, sans vous en donner avis, nous vous communiquons, Mme Denis et moi, le nouveau mémoire que nous sommes obligés d'envoyer à monsieur le vice-chancelier, fondé sur une lettre dans laquelle on nous avertit que des personnes 3 pleines de bonté ont daigné lui recommander cette malheureuse affaire.
Le mémoire, dont ces personnes ont ordonné qu'on nous fît part, alléguait des faits dont elles ne pouvaient être instruites. Ce mémoire se trouvait en contradiction avec les nôtres, et avec le procès-verbal. Vous voyez, mon divin ange, que nous sommes dans l'obligation indispensable d'exposer le fait tel qu'il est, et de requérir que monsieur le vice-chancelier daigne se procurer les informations que nous demandons. Nous sommes si innocents que nous sommes en droit de demander justice au lieu de grâce. 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. D'Argental.
Nous passerions pour être évidemment complices de la Doiret, si nous l'avions connue.
Nous vous supplions de vouloir bien vous intéresser à l'autre affaire' que nous avons recommandée à vos bontés auprès de M. de La Reynière, le fermier général.
Venons à des choses plus agréables. On ne pouvait guère, dans l'état de crise où la république de Genève et moi nous nous trouvons par hasard, imprimer correctement les Scythes; nous vous enverrons incessamment des exemplaires plus honnêtes. J'ai essuyé de bien cruelles afflictions en ma vie. Le baume de Fier-à-bras, que j'ai appliqué sur mes blessures, a toujours été de chercher à m'égayer. Rien ne m'a paru si gai que mon épître dédicatoire. Je ne sais pas si elle aura plu, mais elle m'a fait rire dans le temps que j'étais au désespoir.
J'avais promis à M. le chevalier de Beauteville d'aller lui rendre sa visite à Soleure, et d'aller de là passer le carnaval chez l'électeur palatin et arranger mes petites affaires avec M. le duc de Wurtemberg; mais mon quart d'apoplexie et une complication de petits maux assez honnêtes me forcent à rester dans mon lit, où j'attends patiemment la nombreuse armée de cinq à six cents hommes qui va faire semblant d'investir Genève. L'étatmajor n'investira que Ferney; il croira s'y amuser, et il n'y trouvera que tristesse, malgré le moment de gaieté que j'ai eu dans mon épître dédicatoire, et dans ma préface contre Duchesne 2. Je pense qu'on ne saurait donner trop tôt les Scythes; il ne s'agit que de trouver un vieillard. La représentation de cette pièce ferait au moins diversion cette diversion est si absolument nécessaire qu'il faut que la pièce soit jouée ou lue.
Adieu, mon aimable et très-cher ange; je me mets aux pieds de Mme d'Argental j'ai bien peur qu'elle ne soit affligée. 6656. A M. DAMILAVILLE.
7 janvier.
Je ne sais si je vous ai mandé, mon cher ami, que j'ai eu une petite attaque qui m'avertit de mettre mes affaires en ordre. Je n'ai rien à vous mander de nouveau. Vous aurez par le premier ordinaire la tragédie des Scythes imprimée. On n'en a tiré que très-peu d'exemplaires. Je vous prie de la donner à 1. Le renvoi de Janin.
2. Voyez à la fin des Scythes, l'Avis au lecteur.
Mme de Florian dès que vous l'aurez lue avec Platon. Vous savez qu'il est question de lui dans la préface.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
6657. A M. DAMILAVILLE.
Jeudi matin, 8 janvier.
Mon cher ami, en attendant que je lise une lettre de vous, que je compte recevoir aujourd'hui il faut que je vous communique une réponse que j'ai été obligé de faire à M. de Pezay au sujet des vers de M. Dorat, que vous devez avoir vus, et qui ne sont pas mal faits. Vous verrez si j'ai tort de regarder J.-J. Rousseau comme un monstre, et de dire qu'il est un monstre. Le grand mal, dans la littérature, c'est qu'on ne veut jamais distinguer l'offenseur de l'offensé. M. Dorat a ses raisons pour suivre le torrent, puisqu'il s'y laisse entraîner, et qu'il m'a offensé de gaieté de cœur, sans me connaître.
J'arrête ma plume, en attendant votre lettre, et je vous prie de communiquer à M. d'Alembert celle que j'ai écrite à M. de Pezay, avant que M. Dorat m'eût demandé pardon. Nous avons reçu votre lettre du 3 de janvier. Nos alarmes et nos peines ont été un peu adoucies, mais ne sont pas terminées. Il n'y a plus actuellement de communication de Genève avec la France; les troupes sont répandues par toute la frontière; et, par une fatalité singulière, c'est nous qui sommes punis des sottises des Genevois. Genève est le seul endroit où l'on pouvait avoir toutes les choses nécessaires à la vie nous sommes bloqués, et nous mourons de faim c'est assurément le moindre de mes chagrins.
Je n'ai pas un moment pour vous en dire davantage. Tout notre triste couvent vous embrasse.
6658. A M. DORAT.
A Ferney, ce 8 janvier.
Monsieur, à la réception de la lettre dont vous m'avez honoré, j'ai dit, comme saint Augustin 0 felix culpa*\ Sans cette petite échappée dont vous vous accusez si galamment, je n'aurais point eu votre lettre, qui m'a fait plus de plaisir que l'Avis aux deux 1. Voyez lettre 6632.
2. Voyez la note 3, tome XXIX, page 582
prétendus sages ne m'a pu causer de peine. Votre plume est comme la lance d'Achille, qui guérissait les blessures qu'elle faisait. Le cardinal de Bernis, étant jeune, en arrivant à Paris, commença par faire des vers contre moi, selon l'usage, et finit par me favoriser d'une bienveillance qui ne s'est jamais démentie. Vous me faites espérer les mêmes bontés de vous, pour le peu de temps qui me reste à vivre, et je crie Félix culpa! à tue-tête. J'ai déjà lu, monsieur, votre très-joli poëme sur la Déclamation; il est plein de vers heureux et de peintures vraies. Je me suis toujours étonné qu'un art, qui paraît si naturel, fût si difficile. Il y a, ce me semble, dans Paris beaucoup plus de jeunes gens capables de faire des tragédies dignes d'être jouées qu'il n'y a d'acteurs pour les jouer. J'en cherche la raison, et je ne sais si elle n'est pas dans la ridicule infamie que des Welches ont attachée à réciter ce qu'il est glorieux de faire. Cette contradiction welche doit révolter tous les vrais Français. Cette vérité me semble mériter que vous la fassiez valoir dans une seconde édition de votre poëme.
Je ne puis vous dire à quel point j'ai été touché de tout ce que vous avez bien voulu m'écrire.
J'ai l'honneur d'être, etc,
P. S. Ma dernière lettre à M. le chevalier de Pezay1 était écrite avant que j'eusse reçu la vôtre. J'en avais envoyé une copie à un de mes amis; mais je ne crois pas qu'il y ait un mot qui puisse vous déplaire, et j'espère que les faits énoncés dans ma lettre feront impression sur un cœur comme le vôtre. 6659. A M. LE COMTE D 'ARGEKTAL «.
8 janvier au soir, partira le 10.
Mes divins anges, nous recevons votre lettre du 3 janvier. Allons vite au fait 1° l'affaire était si grave que la première chose que dit le receveur du bureau à cette dame, c'est qu'elle serait pendue 2° le fidèle Wagnière vous écrivit du bureau même pendant que les monstres du bureau écrivaient à monsieur le vicechancelier 3° cette affaire étant arrivée le 23 décembre au soir, nous n'avons eu de nouvelles de vous qu'aujourd'hui 8 janvier, et Le Jeune a écrit quatre lettres à sa femme dans cet intervalle; 4° nous ne pouvions faire autre chose que d'envoyer mémoire sur 1. C'est la lettre 6653.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
1.. --44- r.rr~
mémoire au seul maître de cette affaire; tous ces mémoires ont été uniformes. Nous avons toujours dit la même chose, et nous ne pouvions deviner que vous imagineriez d'alléguer que cette femme est parente de notre femme de charge, attendu que nous ne l'avons jamais dit dans nos défenses dont vous avez copie, et que Wagnière à qui cette lettre est dictée, n'énonça point du tout cette défaite dans la lettre qu'il a eu l'honneur de vous écrire du bureau.
La femme même articula dans le procès-verbal qu'elle avait une parente en Suisse, mais non pas à Ferney elle déclara qu'elle ne nous connaissait point, et voici le certificat que Wagnière vous en donne, en cas que vous ayez perdu sa lettre. Il nous a donc fallu absolumentmarcher sur la même ligne et soutenir toujours, ce qui est très-vrai, que nous n'avons connu jamais la femme Doiret, et que nous ne vendons point de livres.
5° Il est très-vrai encore que le bureau de Collonges est en faute jusque dans sa turpitude, et que sa barbarie n'est point en règle. S'il a cru que la dame Doiret et son quidam voulaient faire passer en France des choses criminelles, il devait s'assurer d'eux première prévarication. Il n'était pas en droit de saisir les chevaux et le carrosse d'une personne qui venait faire plomber ses malles, qui se déclarait elle-même, et qui ne passait point des marchandises en fraude selon les ordonnances seconde prévarication. Il pouvait même renvoyer ces marchandises sans manquer à son devoir, et c'est ce qui arrive tous les jours dans d'autres bureaux. Mme Denis est légalement autorisée à redemander son équipage, dont d'ailleurs cette femme Doiret s'était servie frauduleusement, en achetant des habits de nos domestiques et en empruntant d'eux nos équipages et des malles. 6° Nos malles ne nous sont revenues au nombre de deux que parce que les commis mirent les papiers dans une troisièmes pour être envoyés à monsieur le vice-chancelier.
7° II est impossible que, si nous passons le moins du monde pour complices de la femme qui faisait entrer ces papiers, nous ne soyons exposés aux désagréments les plus violents. 8° Quand nous ne serions condamnés qu'à la plus légère amende, nous serions déshonorés à quinze lieues à la ronde, dans un pays barbare et superstitieux. Vous ne vous connaissez pas en barbares.
9o Si on ne trouve pas un ami de M. de La Reynière qui 1. Janin.
obtienne de lui la prompte et indispensable révocation du nommé Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, entre Genève et Ferney, l'affaire peut prendre la tournure la plus funeste. Cette affaire, toute désagréable qu'elle est, ne doit préjudicier en rien à celle des Scythes; au contraire, c'est une diversion consolante et peut-être nécessaire. Il serait bon sans doute que la pièce fût jouée incessamment, et que les acteurs eussent leurs rôles mais sans deux bons vieillards et sans une Obéide qui sache faire entrevoir ses larmes en voulant les retenir, et qui découvre son amour sans en parler, tout est bien hasardé. J'ai d'ailleurs fait imprimer l'ouvrage pour prévenir l'impertinente absurdité des comédiens, que M"e Clairon avait accoutumés à gâter toutes mes pièces; ce désagrément m'est beaucoup plus sensible que le succès ne pourrait être flatteur pour moi.
J'imagine que l'épître dédicatoire n'aura pas déplu à MM. les ducs de Praslin et de Choiseul et c'est une grande consolation pour le bonhomme qui cultive encore son jardin au pied du Caucase, mais qui ne fera plus éclore de fleurs ni de fruits, après une aventure qui lui ôte le peu de forces qui lui restait ce bon vieillard vous tend les bras de ses neiges, de Scythie aux murs de Babylone. V.
Du 9 janvier 1767.
La femme Doiret n'eut jamais de parents chez nous. Voici les certificats que je vous annonçai hier
« Je déclare que je n'ai jamais articulé dans aucun papier que la dame Doiret eût des parenfs dans la maison.
« Fait à Ferney, 9 janvier 1767.
« Signé Wagnièhe. »
« Je déclare la même chose, comme ayant été présent. « Signé: BACLE. »
P. S. (Relatif à la révocation de Janin.)
C'est sur quoi nous avons insisté dans toutes nos lettres nous n'avons proposé l'intervention de M. de Courteilles que comme le croyant à portée, par lui ou par ses amis, d'engager les fermiers généraux, chargés du pays de Gex, à casser au plus vite ce malheureux. Nous vous répétons que c'est un préalable trèsimportant pour empêcher que notre nom ne soit compromis et que nous ne soyons exposés à un procès criminel.
,c.
Vous avez, mes divins anges, un résumé exact de l'affaire. Puisqu'elle dépend de M. de Montyon, que nous avons vu aux Délices, nous allons lui écrire. Vous connaissez sans doute le conseiller d'État qui préside à ce bureau. Nous avions espéré que monsieur le vice-chancelier aurait la bonté de décider lui-même cette affaire, et qu'il commencerait par s'informer s'il y a en effet une femme Doiret à Châlons, à laquelle la malle pleine de papiers est adressée. Il est fort triste que cette aventure soit discutée devant des juges qui peuvent la criminaliser mais nous comptons sur votre zèle, sur votre activité, sur vos amis.
Nous n'avons rien à nous reprocher, et s'il arrive un malheur 1, on aura la fermeté de le soutenir, malgré l'état languissant où l'on est, et malgré la rigueur extrême d'un climat qui est quelquefois pire que la Sibérie.
N'en parlons plus, mes chers anges, il n'est question que d'agir auprès de M. de Montyon et du président du bureau, non pas comme demandant grâce, mais comme demandant justice et conformément à nos mémoires, dont aucun ne dément l'autre. Nous ne voulons point nous contredire comme JeanJacques. Voilà notre première et dernière résolution, dont nous ne nous sommes jamais départis, comme nous ne nous départirons point des tendres sentiments qui nous attachent à vous pour toute notre vie.
6660. – A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 9 janvier.
Le favori de Vénus, de Minerve, et de Mars, s'est donc ressenti des infirmités attachées à la faiblesse humaine. Il a succombé sous la fatigue. des plaisirs; mais je me flatte qu'il est bien rétabli, puisqu'il m'a écrit de sa main il est d'ailleurs grand médecin, et c'est lui qui guérit les autres. Je n'ai pas l'honneur d'être de l'espèce de mon héros dès que les neiges couvrent la terre dans mon climat barbare, les taies blanches s'emparent de mes yeux, je perds presque entièrement la vue. Mon héros griffonne de sa main des lettres qu'à peine on peut lire, et moi, je ne peux écrire de ma belle écriture j'entrerai d'ailleurs incessamment dans ma soixante et quatorzième année, ce qui exige de l'indulgence de mon héros.
1. D'être forcé de déguerpir. (G. A.)
Nous faisons à présent la guerre très-paisiblement aux citoyen têtus de Genève. J'ai trente dragons autour d'un poulailler qu'on nomme le château de Tournay, que j'avais prêté à M. le duc de Villars, sur le chemin des Délices. Je n'ai point de corps d'armée à Ferney mais j'imagine que, dans cette guerre, on boira plus de vin qu'on ne répandra de sang.
Si vous avez, monseigneur, une bonne actrice à Bordeaux, je vous enverrai une tragédie nouvelle pour votre carnaval ou pour votre carême. Maman Denis, et tous ceux à qui je l'ai lue, disent qu'elle est très-neuve et très-intéressante. La grâce que je vous demanderai, ce sera de mettre tout votre pouvoir de gouverneur à empêcher qu'elle ne soit copiée par le directeur de la comédie, et qu'elle ne soit imprimée à Bordeaux. J'oserais même vous supplier d'ordonner que le directeur fît copierles rôles dans votre hôtel, et qu'on vous rendît l'exemplaire à la fin de chaque répétition et de chaque représentation en ce cas, je suis à vos ordres.
Voici le mémoire concernant votre protégé1, et l'emploi de la lettre de change que vous avez eu la bonté d'envoyer pour lui. Quand même je ne serais pas à Ferney, il restera toujours dans la maison maman Denisaurasoin delui, et je lelaisserai le maître de ma bibliothèque. Il passe sa vie àtravailler danssa chambre, et j'espère qu'il sera un jour très-savant dans l'histoire de France. Je lui ai fait étudier l'Histoire des Pairs ét des Parlements, ce qui peut lui être fort utile. Il se pourra faire que bientôt je sois absent pour longtemps de Ferney je serais même aujourd'hui chez M. le chevalier de Beauteville, à Soleure, et de là j'irais chez le duc de Wurtemberg et chez l'électeur palatin, si ma santé me le permettait.
Dans cette incertitude, je vous demande en grâce d'avoir pour moi la même bonté que vous avez eue pour Galien. Ni vos affaires, ni celles de la succession de M. le prince de Guise, ne seront arrangées de plus de six mois. Je me trouve, à l'âge de soixante et quatorze ans, dans un état très-désagréable et très-violent. Votre banquier de Bordeaux peut aisément vous avancer, pour six mois, deux cents louis d'or, en m'en voyant une lettre de change de cette somme sur Genève. Il lefera d'autant plus volontiersquele change est aujourd'hui très-avantageux pourles Français et il y gagnera, en vous faisant un plaisir qui ne vous coûtera rien. J'aurai l'honneur d'envoyer alors mon reçu à compte, de deux cents louis 1. Galien; voyez une note sur la lettre 6530.
d'or, à M. l'abbé de Blet, sur ce qui m'est dû de votre part. Il joindra ce reçu à ceux que mon notaire a précédemment fournis à vos intendants ou, si vous l'ordonnez, j'adresserai ce reçu à vous-même, et vous l'enverrez à M. l'abbé de Blet. Je ne vous propose de le lui adresser en droiture que pour éviter le circuit, Si je suis à Soleure, le trésorier des Suisses me comptera cet argent, et se fera payer à Genève. Je vous aurai une extrême obligation, car, quoique j'aie essuyé bien des revers en ma vie, je n'en ai point eu de plus imprévu et de plus désagréable que celui que j'éprouve aujourd'hui. Ayez la bonté de me donner vos ordres sur tous ces points, et de les adresser à Genève sous l'enveloppe de M. Hennin, résident de France. La lettre me sera rendue exactement, quoiqu'il n'y ait plus de communication entre le territoire de France et celui de Genève et si je suis à Soleure, Mme Denis m'enverra votre lettre. Vous pouvez prescrire aussi ce que vous voulez qu'elle dépense par an pour les menues nécessités de Galien elle vous enverra le compte au bout de l'année. Je n'ai d'autres nouvelles à vous mander des pays étrangers, sinon que le corps des négociants français, qui est à Vienne, m'a écrit que vous partiez incessamment pour aller chercher une archiduchesse1, et qu'il me demandait des harangues pour toute la famille impériale et pour Votre Excellence. J'ai répondu lanternes à ce corps, qui me paraît mal informé.
A l'égard du petit corps de troupes qui est dans mes terres, j'ai bien peur d'être obligé, si je reste dans le pays, de faire plus d'une harangue inutile pour l'empêcher de couper mes bois. On dit que M. de La Borde ne sera plus banquier du roi. C'est pour moi un nouveau coup, car c'est lui qui me faisait vivre. Je me recommande à vos bontés, et je vous supplie d'agréer mon très-tendre respect.
6661. A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, 9 janvier.
Monsieur, je comptais avoir l'honneur de venir présenter les Scythes à Votre Excellence,-et je déménageais comme la moitié de Genève mais il plut à la Providenced'affliger mon corps despieds jusqu'à la tête. Je la supplie de ne vous pas traiter de même dans ce rude hiver. Je vous envoie donc les Scythes comme un inter1. Marie-Antoinette, qui épousa, en 1770, le dauphin, depuis Louis XVI.
mède à la tragi-comédie de Genève. On a logé des dragons autour de mon poulailler, nommé le château de Tournay. Maman Denis ne pourra plus avoir de bon bœuf sur sa table; elle envoie chercher de la vache à Gex. Je ne sais pas même comment on fera pour avoir les lettres qui arrivent au bureau de Genève. Il aurait donc fallu placer le bureau dans le pays de Gex. Ce qu'il y a de pis, c'est qu'il faudra un passe-port du roi pour aller prendre de la casse chez Colladon 1.
Passe encore pour du bœuf et des perdrix, mais manquer de casse cela est intolérable il se trouve à fin de compte que c'est nous qui sommes punis des impertinences de Jean-Jacques et du fanatisme absurde de Deluc le père1, qu'il aurait fallu bannir de Genève à coups de bâton, pour préliminaire de la paix. Que les Scythes vous amusent ou ne vous amusent pas, je vous demande en grâce de les enfermer sous cent clefs, comme un secret de votre ambassade. M. le duc de Choiseul et M. le duc de Praslin sont d'avis qu'on joue la pièce avant qu'elle paraisse imprimée. Je ne suis point du tout de leur avis mais je dois déférer à leurs sentiments autant qu'il sera en moi.
Daignez donc vous amuser avec Obéide3, et enfermez-la dans votre sérail, après avoir joui d'elle, et que M. le chevalier de Taulès en aura eu sa part.
Le petit couvent de Ferney, faisant très-maigre chère, se met à vos pieds.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur. VOLTAIRE.
6662. A M. LE DUC DE CHOISEUL,
SUR LE CORDON DE TROUPES AUPRÈS DE GENÈVE.
9 janvier.
Mon héros, mou protecteur, c'est pour le coup que vous êtes mon colonel. Le satrape Elochivis environne mes poulaillers de 1. Plusieurs écrivains genevois ont porté Je nom de Colladon. Un Théodore Colladon, de Bourges, avait exercé la médecine à Genève au commencement du xvii" siècle. Il est à croire qu'il y avait, en 1767, à Genève, un apothicaire de ce nom mais les expressions de casse, eau, bouteilles de Colladon, sont employées par Voltaire pour désigner les ouvrages philosophiques. (B.)
2. François Deluc, né en 1698, mort en 1780; voyez tome IX, une des notes du chant IV de la Guerre de Genève.
3. Personnage de la tragédie des Scythes.
ses innombrables armées, et le bonhomme qui cultive son jardin au pied du mont Caucase1 est terriblement embarrassé par votre funeste ambition.
Permettez-moi la liberté grande2 de vous dire que vous avez le diable au corps. Maman Denis et moi, nous nous jetons à vos pieds. Ce n'est pas les Genevois que vous punissez, c'est nous, grâce à Dieu. Nous sommes cent personnes à Ferney qui manquons de tout, et les Genevois ne manquent de rien. Nous n'avons pas aujourd'hui de quoi donner à dîner aux généraux de votre armée.
A peine l'ambassadeur de votre Sublime Porte eût-il assuré que le roi de Perse prenait les honnêtes Scythes sous sa protection et sauvegarde spéciale, que tous les bons Scythes s'enfuirent. Les habitants de Scythopolis peuvent aller où ils veulent, et revenir, et passer, et repasser, avec un passe-port du chiaoux Hennin et nous, pauvres Persans, parce que nous sommes votre peuple, nous ne pouvons ni avoir à manger, ni recevoir nos lettres de Babylone, ni envoyer nos esclaves chercher une médecine chez les apothicaires de Scythopolis.
Si votre tête repose sur les deux oreillers de la justice et dela compassion, daignez répandre la rosée de vos faveurs sur notre disette.
Dès qu'on eut publié votre rescrit impérial dans la superbe ville de Gex, où il n'y a ni pain ni pâte, et qu'on eut reçu la défense d'envoyer du foin chez les ennemis, on leur en fit passer cent fois plus qu'ils n'en mangeront en une année. Je souhaite qu'il en reste assez pour nourrir les troupes invincibles qui bordent actuellement les frontières de la Perse.
Que Votre Sublimité permette donc que nous lui adressions une requête qui ne sera point écrite en lettres d'or, sur un parchemin couleur de pourpre, selon l'usage, attendu qu'il nous reste à peine une feuille de papier, que nous réservons pour votre éloge.
Nous demandons un passe-port signé de votre main prodigue en bienfaits, pour aller, nous et nos gens, à Genève ou en Suisse, selon nos besoins et nous prierons Zoroastre qu'il intercède auprès du grand Orosmade, pour que tous les péchés de la chair que vous avez pu commettre vous soient remis.
1. Voyez la dédicace des Scythes, tome VI, page 263.
2. Expression des Mémoires de Grammont, chap. III.
6663. A M. DE MONTYON<. 1.
Ferney, par Genève, 9 janvier.
Monsieur, c'est une grande consolation que vous soyez le juge de ma nièce, Mnie Denis car, pour moi, n'ayant rien, on ne peut rien m'ôter j'ai tout donné. Le château que j'ai bâti lui appartient les chevaux, les équipages, tout est à elle. C'est elle que les cerbères de bureau d'entrée persécutent nous avons tous deux l'honneur de vous écrire pour vous supplier de nous tirer des griffes des portiers de l'enfer.
Vous avez sans doute entre les mains, monsieur, tous nos mémoires envoyés à monsieur le vice-chancelier, qui sont exactement conformes les uns aux autres, parce que la vérité est toujours semblable à elle-même.
Il est absurde de supposer que Mme Denis et moi nous fassions un commerce de livres étrangers il est très-aisé de savoir de la dame Doiret de Châlons, à laquelle les marchandises sont adressées par une autre Doiret, toute la vérité de cette affaire, et où est la friponnerie.
Nous n'avons jamais connu aucune Doiret, y en eût-il cent il y a une femme Doiret qui est venue dans le pays en qualité de fripière elle a acheté des habits de nos domestiques, sans que nous l'ayons jamais vue elle a emprunté d'eux un vieux carrosse et des chevaux de labourage de notre ferme, éloignée du château, pour la conduire; et nous n'en avons été instruits qu'après la saisie.
Loin de contrevenir en rien à la police du royaume, j'ai augmenté considérablement la ferme du roi sur la frontière où je suis, en défrichant les terres, et en bâtissant onze maisons et, loin de faire la moindre contrebande, j'ai armé trois fois mes vassaux et mes gens contre les fraudeurs. Je ne suis occupé qu'à servir le roi, et j'ai trouvé dans les belles-lettres mon seul délassement à l'âge de soixante-treize ans.
Nous avons encore beaucoup plus de confiance en vos bontés, monsieur, que nous n'avons de chagrin de cette aventure inattendue. M. d'Argental peut vous certifier sur son honneur que 1. Jean-Baptiste-Robert Auget, baron de Montyon, mort le 29 décembre 1820 âge de quatre-vingt-sept ans, a légué des sommes considérables aux hôpitaux de Paris, et a fait les fonds de différents prix que distribuent annuellement des classes de l'Institut.
nous n'avons aucun tort, Mme Denis, ni moi et mon neveu. l'abbé Mignot, en est parfaitement instruit.
Nous espérons recouvrer incessamment des pièces qui prouveront bien que nous n'avons jamais eu la moindre connaissance du commerce de la femme Doiret, ni de sa personne nous vous demandons en grâce d'attendre, pour rapporter l'affaire, que les pièces vous soient parvenues. M"" Denis est trop malade pour avoir l'honneur de vous écrire et moi, qui l'ai été beaucoup plus qu'elle, j'espère que vous pardonnerez à un vieillard presque aveugle si j'emploie une main étrangère pour vous présenter le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE,
gentilhomme ordinaire du roi.
Je me joins à mon oncle avec les mêmes sentiments, monsieur. Votre très-humble et très-obéissante servante. DENIS.
0664. DE CATHERINE II<,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE.
A Saint-Pétersbourg, ce 9 janvier 1767.
Monsieur, je viens de recevoir votre lettre du 22 décembre8, dans laquelle vous me donnez une place décidée parmi les astres; mais je ne sais si ces places-là valent la peine qu'on les brigue. Par tout autre que vous et vos dignes amis je ne voudrais point être mise au rang de ceux que le genre humain a adorés pendant si longtemps. En effet, quelque peu d'amourpropre qu'on se sente, réflexion faite, il est impossible de désirer de se voir en égalité avec des oignons, des chats, des veaux, des peaux de bête, des serpents, des crocodiles, des bêtes de toute espèce, etc., etc. Après cette énumération, quel est l'homme qui voulùt des temples?
Laissez-moi donc, je vous prie, sur la terre; j'y serai mieux à portée de recevoir vos lettres, celles de vos amis lei d'Alembert, les Diderot; j'y serai témoin de la sensibilité avec laquelle vous vous intéressez à tout ce qui regarde les lumières de notre siècle, partageant si parfaitement ce titre avec eux.
Malheur aux persécuteurs! ils méritent d'être rangés parmi les déités ci-dessus spécifiées. Voilà leur vraie place.
1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire de l'empire de Russie, tome X, page 159.
2. Lettre 6629.
3i CORRESPONDANCE.
Au reste, monsieur, soyez persuadé que votre approbation m'encourage beaucoup.
L'article dont je vous ai fait part', qui regarde la tolérance, ne sera rendu public qu'à la fin de l'été prochain.
Je me souviens de vous avoir écrit dans ma précédente ce que je pensais de la publication des pièces qui concernent l'archevêque de Novogorod: cet ecclésiastique a donné depuis peu encore une preuve des sentiments que vous lui connaissez. Un homme qui avait traduit un livre le lui porta; il lui dit qu'il lui conseillait de le supprimer, parce que, dit-il, il contient des principes qui établissent les deux puissances.
Soyez assuré que, quelque titre que vous preniez, il ne nuirajamais chez moi à la considération qui est due.à celui qui plaide avec toute l'étendue de son génie la cause de l'humanité.
6665. A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL!. 2. A Ferney, 10 janvier.
Dans l'excès de ma douleur, madame, votre lettre a été pour moi d'une grande consolation. Il est vrai que cette douceur est encore empoisonnée par mes craintes car quelle faveur a faite monsieur le vice-chancelier en faisant juger l'affaire par une commission dont le président peut la criminaliser? Il est certain que si on lui avait parlé d'abord au lieu de lui écrire trop tard, l'affaire aurait été étouffée comme le demandait mon oncle dans ses premières démarches. M. d'Argental lui mande aujourd'hui qu'il lui a fallu du temps pour se bien assurer que c'était à monsieur le vice-chancelier qu'il fallait s'adresser et à quel autre, madame, était-il possible de recourir, lorsqu'on mandait le 23 décembre que c'était à monsieur le vice-chancelier que le malheureux receveur de Collonges venait d'écrire en droiture? Collonges est le premier bureau de France, et monsieur le vicechancelier lui a donné depuis longtemps les ordres les plus rigoureux, de sa propre main. M. d'Argental reçut le billet avant que monsieur le vice-chancelier, occupé d'autres affaires, pût recevoir le procès-verbal. C'était le cas de courir sur-le-champ à Versailles on arrêtait tout, on prévenait tout. Si M. d'Argental ne pouvait prendre sur lui de parler lui-même, c'était assurément le cas d'employer le crédit de M. le duc de Praslin. M"1* la duchesse d'Enville n'a rien fait, si elle s'est contentée
1. Lettre 6393.
2. Éditeurs, de Cayrol et François. Cette lettre est écrite au nom de M"" Denis.
d'écrire; il faut parler, dans une affaire aussi importante, et parler fortement.
Monsieur le vice-chancelier a fait tout le contraire de ce que nous espérions nous nous flattions qu'il retiendrait le fond de l'affaire à lui seul, et qu'il laisserait à la justice ordinaire le soin de décider si la saisie de mon équipage était légale ou non. Nous demandions qu'il se fît instruire de ce que c'est qu'une femme Doirct, de Châlons nous empêchions par là qu'on ne perçût jusqu'à une dame Le Jeune, trop connue dans le pays où nous sommes, et surtout par les domestiques de M. de Beauteville, qui n'est que trop instruit de cette affaire.
Un malheureux délai, dans des circonstances qui demandaient la plus grande célérité, nous jette dans un abîme nouveau et l'idée de faire passer la dame Le Jeune pour la parente de notre femme de charge, idée contraire à tout ce que nous avions mandé et à la vérité, a augmenté notre malheur et notre désespoir. Il n'y a rien de si funeste dans les affaires de cette espèce que les contradictions elles peuvent tenir lieu de conviction d'un délit que nous n'avons certainement pas commis, et ce n'est pas à moi de payer l'amende et d'être déshonorée dans le pays pour une femme étrangère, dont j'ignore absolument le commerce.
Il était tout naturel de penser que M. le duc de Praslin, ou M. d'Argental, aurait prévenu d'un mot le funeste état où nous sommes.
Tout ce qui reste à faire, à mon avis, c'est d'engager M. de Montyon à différer son rapport, sous prétexte que nous avons. encore des pièces essentielles à produire. C'est ce que mon oncle lui mande, et ce que mon frère1, son ami intime, lui certifiera. On pourra, pendant ces délais, parler à monsieur le vice-chancelier, qui est le maître absolu de cette affaire, comme on l'avait marqué d'abord à M. d'Argental, et qui peut encore tout assoupir.
Je vous avoue que je suis toute confondue que M. le duc de Praslin ne se soit pas mis en quatre dans cette occasion. Ce n'est certainement pas notre affaire, puisque les livres appartiennent à Mme Le Jeune, et non à nous. Il serait affreux que je fusse condamnée à l'amende pour elle. Cet affront serait capable de me faire mourir de douleur. La saisie est pleine d'irrégularités, et les gens du bureau de Collonges ne méritent que punition. 1. L'abbô Mignot.
Il est peut-être encore temps d'assoupir cette affaire, si on s'y prend avec la vivacité et la chaleur qu'elle mérite. Songez, madame, que, si elle était portée au criminel, il ne s'agit pas moins que de la vie pour les accusés, et qu'il y en a des exemples. Prenez sur vous, madame, de dire à M. le duc de Praslin la chose tout comme elle est. Il aura sans doute le courage de parler à monsieur le vice-chancelier, et de faire enterrer dans un profond oubli une affaire dont l'éclat serait épouvantable. Pourquoi n'a-t-on pas pris ce parti d'abord ? Je m'y perds car il est bien certain que M. d'Argental a été instruit qu'il fallait parler à monsieur le vice-chancelier plus de cinq ou six heures avant que ce magistrat, occupé de l'affaire de M. de La Chalotais, ait pu lire la lettre du bureau de Collonges. Ce moment manqué, et toute notre maison ayant été, ainsi que la pauvre Le Jeune, dans des transes continuelles depuis le 23 décembre jusqu'au 8 janvier, sans recevoir aucun mot d'avis, en proie aux discours affreux de la province et de Genève, nous nous voyons enfin traduits à un tribunal, et personne ne peut savoir, quand un procès commence, comment il finira.
Il ne faut pas se flatter que les conseillers d'État, que les maîtres des requêtes qui composent ce bureau se tairont il y aura de l'éclat si l'affaire n'est pas étouffée. Il faudra bien que le receveur de Collonges dise ses raisons. Il nommera le quidam qui a accompagné Mme Le Jeune, et ce quidam se trouve tout juste celui qui peut tout perdre c'est ce fripon de Janin qui l'a vendue, après lui avoir fait les offres les plus pressantes c'est ce Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, dont nous obtiendrons probablement la destitution par M. Rougeot, fermier général, notre ami, et par M. de La Reynière, à qui nous avons écrit. Mais nous ne tenons rien si nous ne sommes secondés. 11 est si aisé de faire parler à des fermiers généraux que je ne conçois pas qu'on ait pu manquer ce préliminaire, qui est d'une nécessité absolue. Si ce nommé Janin reste encore au pays de Gex quinze jours, j'aimerais autant que toute cette histoire fût dans la gazette, et vous verrez qu'elle y sera pour peu qu'on se néglige. Car malheureusement, en quelque endroit que soit mon oncle, il est sous le chandelier. Croyez-moi, madame, je vous en conjure; exigeons de M. de Montyon qu'il diffère le rapport. Engagez M. le duc de Praslin à demander très-sérieusement que tout soit assoupi. Je l'estime trop pour penser qu'il craigne de se compromettre pour une amie telle que vous. Il aurait dû parler dès le 28 décembre. A quoi sert l'amitié, si elle n'agit pas? Votre
ANNÉE 1767. ~r .,ft"
cœur entend le mien; je vous suis attachée pour le reste de ma vie.
Pardonnez-moi si je ne vous écris point de ma main je ne sais plus où j'en suis. Tout ce que je puis faire, madame, est de vous assurer des tendres sentiments que je vous ai voués pour jamais.
6666. DU CARDINAL DE BERNIS.
A Alby, ce 11 janvier.
Vos Scythes, mon cher confrère, n'ont rien de la vieillesse; si je leur trouvais un défaut, ce serait plutôt d'être trop jeunes. Cela veut dire que le sujet conçu par l'homme de génie a été rempli avec trop peu db soin. Le contraste des mœurs persanes et scythes n'est pas assez frappant; il n'est donc pas digne de vous. Fouillez-vous, mon cher confrère, vous trouverez à foison de ces vers brillants et heureux qui s'impriment dans la mémoire, et qui caractérisent vos ouvrages de poésie; ornez-en un peu vos Persans et vos Scythes. Vos deux vieillards, l'un nourri à la cour et dans les armes, l'autre, chef de peuples, peuvent dire des choses plus remarquables. Il faudrait bien établir, dès les premiers actes, que la femme scythe doit tuer de sa main le meurtrier de son mari. Cela augmenterait la vraisemblance, et doublerait le trouble du spectateur. Obéide renferme trop sa passion; on ne voit pas assez les efforts qu'elle a faits pour l'étouffer et pour la sacrifier au devoir et à l'honneur. L'outrage qu'elle a reçu n'est pas assez démêlé: Athamare a-t-il voulu l'enlever, ou lui faire violence? Le spectateur français ne souffrirait pas cette dernière idée, elle révolterait la décence des mœurs générales, et réveillerait le goût des mauvaises plaisanteries, si naturel aux Français. Obéide ne se défend pas assez de l'horrible fonction de poignarderson amant; elle souscrit trop tôt à cette loi des Scythes, qui n'est fondée ni dans la pièce, ni dans l'histoire. On est surpris qu'Athamare conserve la vie par la seule raison qu'Obéide a préféré de se tuer elle-même car, convenez-en, ce n'est que par une subtilité qu'il se trouve compris dans le traité passé entre les Scythes et les Persans
Le coupable respire, et l'innocente meurt.
L'âme du spectateur n'est guère satisfaite, quand les malheurs ne s'accordent pas avec la justice. Voilà mes remarques, ou plutôt mes doutes. J'aime votre gloire c'est ce qui me rend peut-être trop difficile. Je ne vous pal-le pas de quelques expressions faibles ou impropres; vous corrigerez tout cela à votre toilette, ou en vous promenant dans votro cabinet. Dieu vous adonné le talent de produire, et l'heureuse facilité de corriger. Il vous en a donné un bien plus utile, celui de corriger les ridicules de votre siècle, et de les corriger en riant et en faisant rire ceux qui ont conservé le goût de la bonne compagnie. Les écrivains se moquent quelquefois de cette bonne compagnie avant d'y être admis mais il est bien rare qu'ils en saisissent le ton
or, ce ton n'est autre chose que l'art de ne blesser aucune bienséance. Moquez-vous donc, tant que vous voudrez, de l'insolence, de la vanité, de la hardiesse, si communes aujourd'hui et si déplacées. Vos récréations en ce genre contribuent à la bonne santé, et corrigent l'impertinence de nos mœurs. 11 est plaisant que l'orgueil s'élève, à mesure que le siècle baisse: aujourd'hui presque tous les écrivains veulent être législateurs, fondateurs d'empires, et tous les gentilshommes veulent descendre des souverains. On passait autrefois ces chimères aux grandes maisons; elles seules en avaient le privilége exclusif: aujourd'hui tout le monde s'en môlo. Riez de toutcela, et faites-nous rire; mais il est digne du plus beau génie de la France de terminer sa carrière littéraire par un ouvrage qui fasse aimer la vertu, l'ordre, la subordination, sans laquelle toute société est en trouble. Rassemblez ces traits de vertu, d'humanité,d'amour du bion général, épars dans vos ouvrages et composez-en un tout qui fasse aimer votre âme autant qu'on adore votre esprit. Voilà mes vœux de cette année, ils ne sont pas au-dessus de vos forces, et vous trouverez dans votre cœur, dans votre génie, dans votre mémoire si bien ornée, tout ce qui peut rendre cet ouvrage un chefd'œuvre. Ce n'est pas une pédanterie que je vous demande, ni une capucinade c'est l'ouvrage d'une âme honnête et d'un esprit juste. 6367. A M. LE COMTE D'ARGENTAL >.
12 janvier.
Vous serez peut-être impatienté, mon adorable ange, de recevoir si souvent de mes lettres; mais c'est que je suis bien affligé d'en recevoir si peu de vous. Pardonnez, je vous en conjure, aux inquiétudes de M11" Denis et aux miennes. Voyez encore une fois dans quel embarras cruel nous a jetés le délai de parler à monsieur le vice-chancelier, que dis-je, mon cher ange, de lui faire parler? On s'est borné à lui faire écrire, et il n'a reçu la lettre de recommandation qu'après avoir porté l'affaire à un bureau de conseillers d'État. Voila certainement de ces occasions où M. le duc de Praslin aurait pu parler sur-lechamp, interposer son crédit, donner sa parole d'honneur, et iinir l'affaire en deux minutes.
Vous me mandâtes quelque temps auparavant, à propos de TM. de Sudre, que les ministres s'étaient fait une loi de ne point se compromettre pour leurs amis, et de ne se rien demander les uns aux autres. Ce serait assurément une loi bien odieuse que l'indifférence, la mollesse et un amour-propre concentré en soimême, auraient dictée. Je ne puis m'imaginer qu'on n'ait de 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
chaleur que pour des vers de tragédie, et qu'on n'en mette pas dans les choses les plus intéressantes pour des amis tels que vous.
Il ne m'appartient pas de me dire l'ami de M. le duc de Choiseul, comme Horace l'était de Mécène mais il m'honore de sa protection. Sachez que, dans le temps même que vous ne vous adressiez pas à votre ami pour une affaire essentielle qui peut vous compromettre autant que moi-même, M. le duc de Choiseul, accablé d'affaires, parlait à monsieur le vice-chancelier pour un maître des comptes, beau-frère de M"c Corneille qui a épousé M. Dupuits. M. le duc de Choiseul, qui ne connaît ni M. Dupuits ni ce maître des comptes, faisait un mémoire à ma seule recommandation, le donnait à M. de Maupeou, m'envoyait copie du mémoire, m'envoyait une lettre de quatre pages de monsieur le vice-chancelier sur cette affaire de bibus. Voilà comme on en agit quand on veut obliger, quand on veut se faire des créatures. M. le duc de Choiseul a tiré deux hommes' des galères à ma seule prière, et a forcé M. le comte de SaintFlorentin à faire cette grâce. Je ne connaissais pas assurément ces deux galériens ils m'étaient seulement recommandés par un ami.
Est-il possible que dans une affaire aussi importante que celle dont il s'agit entre nous, votre ami, qui pouvait tout, soit demeuré tranquille! Pensez-vous qu'une lettre de Mme la duchesse d'Enville, écrite après coup, ait fait une grande impression, et ne voyez-vous pas que le président du bureau peut, s'il le veut, faire un très-grand mal?
Quand je vous dis que Le Jeune passe pour être l'associé de Merlin, je vous dis la vérité, parce que La Harpe l'a vu chez Merlin, parce que sa femme elle-même a dit à son correspondant qu'elle faisait des affaires avec Merlin. En un mot, pour peu que le président du bureau ait envie de nuire, il pourra très-aisément nuire; et je vous dirai toujours que cette affaire peut avoir les suites les plus douloureuses si on ne commence par chasser de son poste le scélérat Janin. Dès qu'il sera révoqué, je trouverai bien le moyen de lui faire vider le pays sur-le-champ ne vous en mettez pas en peine.
Est-il possible que vous ne vouliez jamais agir! Quelle difficulté y a-t-il donc d'obtenir de M. de La Reynière ou de M. Rougeot la révocation soudaine d'un misérable et d'un criminel ? 2 I. Condamnés pour un délit de chasse commis dans un domaine de la couronne
N'est-ce pas la chose du monde la plus aisée de parler et de trouver quelqu'un qui parle à un fermier général ? Je vous répète encore ce que nous avons dit, M"* Denis et moi, dans notre dernière lettre demandons des délais à M. de Montyon. Faites agir cependant, ou agissez vous-même auprès de M. de Maupeou qu'on lui fasse sentir l'impertinente absurdité de m'accuser d'être le colporteur de quatre-vingts (car je sais à présent qu'il y en a tout autant) exemplaires du Vicaire savoyard de Jean-Jacques, mon ennemi déclaré! Songez bien surtout à notre dernier mémoire, signé de M1"- Denis, du 28 décembre, commençant par ces mots Le sieur de Voltaire étant retombé malade, etc. Observez que tous nos mémoires sont uniformes. Réparez, autant que vous le pourrez, le dangereux énoncé que vous avez fait que la femme Doiret était parente de notre femme de charge; nous avons toujours affirmé tout le contraire, selon la plus exacte vérité. Nous avons même donné à monsieur le vice-chancelier, et par conséquent au président du bureau, la facilité de savoir au juste cette vérité par le moyen du président du grenier à sel de Versailles, beau-frère de notre femme de charge. Nous n'avons épargné aucun soin pour être en tout d'accord avec nousmêmes, et cette malheureuse invention de rendre la femme Doiret parente de nos domestiques est capable de tout perdre. Pardon, mon cher ange, si je vous parle ainsi. L'affaire est beaucoup plus grave que vous ne pensez, et il faut, en affaires, s'expliquer sans détour avec ceux qu'on aime tendrement. Ne dites point que les mots d'affaire cruelle et déshonorante soient trop forts ils ne le sont pas assez vous ne connaissez pas l'esprit de province, et surtout l'esprit de notre province. Il y a un coquin de prêtre2 contre lequel j'ai fait intenter, il y a quelques années, un procès criminel pour une espèce d'assassinat dévotement commis par lui il lui en a coûté quatre mille francs, et vous pensez bien qu'il ne s'endort pas et quand je vous dis qu'il faut faire chasser incessamment Janin, qui est lié avec ce prêtre, je vous dis la chose du monde la plus nécessaire et qui exige le plus de promptitude.
On parle déjà d'engager l'évoque3 du pays à faire un mandement allobroge. Vous ne pouvez concevoir combien le tronc de 1. Le Vicaire savoyard faisait partie du Recueil nécessaire, dont presque toutes les pièces sont de Voltaire.
9. Ancian, curé de Moëns.
3. Biord.
cette affaire a jeté de branches, et tout cela pour n'avoir pas parlé tout d'un coup, pour avoir perdu du temps, pour n'avoir pas employé sur-le-champ l'intervention absolument nécessaire d'un ministre qui pouvait nous servir, d'un ami qui devait nous servir. Si la précipitation gâte des affaires, il y en a d'autres qui demandent de la célérité et du courage il faut quelquefois saper mais il faut aussi aller à la brèche.
Pardon encore une fois, mon très-cher ange, mais vous sentez que je ne dis que trop vrai.
Pour faire une diversion nécessaire au chagrin qui nous accable, et pour faire sentir à toute la province que nous ne redoutons rien des deux plus détestables engeances de la terre, c'est-à-dire des commis et des dévots, nous répétons les Scythes; nous les allons jouer, on va les jouer à Genève et à Lausanne; nous vous conseillons d'en faire autant à Paris. J'envoie la pièce corrigée avec les instructions nécessaires en marge, sous l'enveloppe de M. le duc de Praslin. Je souhaite que la pièce soit représentée à Paris comme elle le sera chez moi. Je me joins à Miiie Denis pour vous embrasser cent fois, avec une tendresse qui surpasse de bien loin toutes mes peines.
Ah! il est bien cruel que M. de Praslin ne se mêle que des Scythes.
6068. A M. LE COMTE D'ARGENTAIA
13 janvier, partira le 14.
Nous venions, mon cher ange, d'envoyer le mémoire ci-joint à M. de Montyon, et d'en faire une copie pour vous, selon notre usage, lorsque nous avons reçu votre aimable lettre du 7 janvier. 1° C'est à votre sagesse à voir quel usage on peut faire de ce mémoire. C'est un grand bonheur que ce Janin n'ait nommé que la Doiret devant ces trois témoins; il ne sera plus reçu à nommer un autre nom. Faites valoir ou supprimez ce mémoire, tout sera bien fait.
2° Que l'on prononce contre la dame Doiret toutes les condamnations possibles, cela ne nous fait rien. Que l'on fasse des livres ce que l'on voudra, nous ne nous y intéressons assurément point. 3° Nous ne concevons pas, notre cher ange, comment vous nous proposez d'écrire à M. de Chauvelin, lorsque vous êtes à portée de lui parler.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
Est-il possible que vous nous proposiez de faire par lettres, à cent trente lieues d'éloignement, ce que vous pouvez faire de vive voix à Paris en deux minutes! l
Nous ne demandons la prompte révocation de Janin qu'afin qu'il ne puisse apprendre le nom de Mine Le Jeune au bureau de Collonges, et vous restez tranquille!
fr° Vous ne dites point quel est le président du bureau; et vous devez bien présumer que nous le saurons sans vous, et que nous le saurons trop tard1.
N. B. Nous l'apprenons dans le moment, et vous aurions tremblé à ce nom, sans M. de Praslin et M. de Chastellux.
5° Nous sommes aux pieds de M. le duc de Praslin, mais nous serions aussi à son cou s'il avait parlé d'abord à monsieur le vice-chancelier 2.
6° S'il était nécessaire que moi V. j'allasse arranger mes affaires avec M. le duc de Wurtemberg, vous concevez bien que les discours de Paris ne m'en empêcheraient pas. Il est vrai que je suis bien malade, et que je risquerais ma vie au milieu des neiges mais si on me persécutait à soixante-treize ans, cette vie ne mériterait pas d'être conservée3.
7° Permettez-nous d'insister plus que jamais sur la saisie de l'équipage de Mme Denis. Vous ne connaissez pas encore une fois la province où nous sommes. Cette saisie et la raison de la saisie ne lui permettraient pas de rester dans un château que j'ai bâti à si grands frais. Il faudrait tout abandonner, et j'irais certainement mourir dans les pays étrangers.
8° Moi V., je vous conjure à présent de songer aux Scythes plus que jamais. C'est précisément dans ce temps-ci qu'il faut qu'ils paraissent pour faire diversion il est absolument nécessaire ou qu'on les joue ou qu'on les débite.
Vous ne m'avez point accusé réception des deux exemplaires adressés à M. le duc de Praslin je lui en ai adressé encore un troisième, avec les directions nécessaires pour les acteurs. Puisse cette pièce être jouée comme elle va l'être à Ferney! M. et Aime de La Harpe sont des acteurs excellents, et tout le reste est fort bon. Maintenant vous me demanderez peut-être comment je ne 1. M. d'Argental répond en marge « On ne l'a point nommé parce que cela ne pouvait servir qu'à inquiéter. »
2. Note de M. d'Argental c( M. de Praslin n'était point à portée de parler au vice-chancelier; sa recommandation aurait tout gâté. »
3. Note de M. d'Argental « Le duc est parti pour Venise; ainsi le prétexte serait tout trouvé. »
me suis pas adressé à M. le duc de Choiseul dans l'affaire présente ? C'est que précisément, dans ce temps-là même, je prenais la liberté de lui en recommander d'autres auxquelles il se prêtait avec une bonté et un courage inexprimables.
C'est enfin parce que, ne sachant pas quelle serait l'issue de cette abominable aventure, je réservais sa protection pour mes affaires avec M. le duc de Wurtemberg'.
Je vous supplie de remercier pour moi M. le chevalier de Chastellux. Je le connais par ricochet; c'est un philosophe. On me mande qu'on exerce une furieuse tyrannie contre les autres philosophes. Jugez si j'ai dû commencer par faire mes paquets Songez bien aux dates, mon cher ange, je vous en conjure le mémoire pour M. de Montyon est parti un jour avant que je vous écrive cette lettre2.
Si vous jugez à propos que ce mémoire n'ait d'autre effet que celui de faire voir combien le receveur du bureau de Collonges est indigne de recevoir le prix de sa rapine, il suffira que M. de Montyon l'ait lu sans pousser les choses plus loin.
Songez bien encore que nous n'avons commencé un procès criminel contre des quidams inconnus que pour montrer combien nous avons à cœur de poursuivre les délinquants et de constater notre innocence. Ce procès criminel n'a point été suivi, et nous en avons effacé tous les vestiges.
Encore une fois, que la Doiret et le quidam soient condamnés à l'amende, c'est ce que nous demandons et que le nom de Janin même ni le mien ne paraissent point dans l'arrêt. Nous aurions demandé un délai à M. de Montyon; mais, sur votre lettre et sur la lettre détaillée de l'abbé Mignot, nous n'en demandons plus.
Le mot d'amende qui se trouvait dans la lettre de Mme d'Argental, et qui semblait porter sur Miue Denis, nous avait cruellement alarmés nous étions résolus à tout hasarder plutôt que de nous soumettre à un tel affront3.
Nous respirons depuis douze ans l'air des républiques; mais nous reprenons gaiement nos chaînes si elles ne sont pas dés1. Note de M. d'Argental « Cette raison est mauvaise; M. le duc de Cho:seul n'aurait pas mieux demandé que d'ajouter ce service aux autres. » 2. Note de M. d'Argental « Le mémoire et la lettre sont arrivés en môme temps la poste n'est point exacte, et c'est ce qui fait que monsieur le chancelier a reçu le procès-verbal avant que nous en ayons eu l'avis. n
3. Note de M- d'Argental « M™' d'Argental n'a jamais parlé d'amende que comme devant tomber sur la Doiret. »
honorantes. Vous savez que, de cette petite affaire-là, j'ai eu une attaque d'apoplexie; mais je ne veux pas en avoir deux, et je veux mourir tranquille.
Je me mets aux pieds du satrape Nalrisp'. J'ai des raisons essentielles pour que l'on joue les Scythes, et pour qu'on les débite incessamment.
Le temps est horrible le thermomètre est à quinze degrés au-dessous de la glace, comme en 1709, dans notre Sibérie. Le froid est, dit-on, excessif à Paris mais on peut apprendre ses rôles dans cette extrême rigueur de la saison, et jouer la pièce dans un temps plus doux. Au reste, j'écris un mot de remerciement à M. le chevalier de Chastellux 2, et je vous supplie de vouloir bien le lui faire remettre.
Il ne me reste plus qu'à baiser les ailes de mes anges avec mon idolâtrie ordinaire.
6669. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. 13 janvier au soir, par Genève, malgré les troupes.
Après avoir eu l'honneur de recevoir votre lettre de Bordeaux, concernant Galien, je vous écrivis, monseigneur, le 9 de janvier. Je reçois aujourd'hui votre lettre du 29, par laquelle je vois que je suis heureusement entré dans toutes vos vues, et que j'avais heureusement prévenu vos ordres concernant ce jeune homme. Je suis encore fort incertain si je partirai ou non pour aller chez monsieur l'ambassadeur en Suisse, et de là régler mes affaires avec M. le duc de Wurtemberg. Vous seriez d'ailleurs bien étonné de la raison principale qui peut me forcer d'un moment à l'autre à faire ce voyage. C'est un homme que vous connaissez, un homme qui vous a obligation, un homme dont vous vous êtes plaint quelquefois à moi-même, un homme qui est mon ami depuis plus de soixante années, un homme enfin qui, par la plus singulière aventure du monde, m'a mis dans le plus étrange embarras. Je suis compromis pour lui de la manière la plus cruelle; mais je n'ai à lui reprocher que de s'être conduit avec un peu trop de mollesse et, quoi qu'il arrive, je ne trahirai point une amitié de soixante années, et j'aime mieux tout souffrir que de le compromettre à mon tour. Je vous défie de deviner le mot de l'énigme, et vous sentez bien que je ne puis 1. Praslin.
2. La lettre 667i.
l'écrire; mais vous devinez aisément la personne'. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut s'attendre à tout dans cette vie, se tenir prêt à tout, savoir se sacrifier pour l'amitié, et se résigner à la fatalité aveugle qui dispose des choses de ce monde. Cela n'empêchera pas que je ne vous envoie ma tragédie des Scythes pour votre carnaval, dès que vous m'en aurez donné l'ordre; cela vous amusera, et il faut s'amuser.
Je vous demande très-humblement pardon de la prière que je vous ai faite2; mais l'état où je suis m'y a forcé. Si je reste dans mes montagnes, nous serons obligés d'envoyer à dix lieues chercher des provisions, parce que la communication est interrompue avec Genève par des troupes nos fermiers se sont enfuis sans nous payer et, si je vais en Suisse et ailleurs, le secours que j'ai pris la liberté de vous demander ne me sera pas moins nécessaire.
Je suis bien de votre avis quand vous me marquez que Galien 3 n'est pas encore en état de faire l'histoire (lu Dauphiné mais je pense qu'il est très à propos de lui laisser amasser les matériaux qu'il trouve dans ma bibliothèque, et dans celles de plusieurs maisons de Genève, où on se fait un plaisir de l'aider dans ses recherches. Il travaille beaucoup, et même avec passion; il cultive sa mémoire, qui est, comme tout le monde en conviendra, tout à fait étonnante et, s'il n'est pas unjour votre secrétaire, vous ne pourrez mieux faire que de le faire agréer à la Bibliothèque du roi, place très-conforme au genre d'étude vers lequel il se porte avec une espèce de fureur. Quand même je ne serais pas à Ferney, il pourra toujours assembler ses matériaux dans ma bibliothèque et dans celles dont je vous ai parlé; après quoi son style, que je ne trouve rien moins que mauvais, venant à se perfectionner au bout de quelque temps, on le confiera à quelque savant bénédictin du Dauphiné, pour en tirer les anecdotes les plus curieuses pour l'embellissement de l'histoire de cette province, pour laquelle il a un violent penchant, et sur laquelle il a déjà huit portefeuilles d'anecdotes et de recherches qu'il a faites depuis son arrivée, sans compter ce qu'il avait déjà recueilli dans l'endroit4 où vous l'avez si judicieusement tenu pendant deux ans, temps qu'il a mis à profit, contre l'ordinaire. Enfin j'augure 1. D'Argental. Voltaire explique encore ici les choses à sa manière. (G. A.) 2. Voltaire, créancier de Richelieu, avait demandé deux cents louis à son débiteur; voyez lettre G6GO.
3. Voyez lettre 6530.
4. Ce doit être quelque maison de correction.
bien de cette histoire du Dauphiné. Cette province, heureusement pour lui, n'a pas un écrivain dont la lecture soit supportable. Elle peut être enfin le fondement de sa fortune. En vous priant d'agréer mes hommages et ceux de Mrae Denis, permettez que je vous envoie un fragment d'un endroit de ma lettre à la personne dont je vous ai parlé; vous verrez par là à quel homme j'ai affaire. Je vous conjure de me garder le plus profond secret.
6670. A FRÉDÉRIC,
LANDGRAVE DE H E SSE C AS S EL.
A Ferney, le 13 janvier.
Monseigneur, comme je sais que vous aimez passionnément les hypocrites, je prends la liberté de vous envoyer pour vos étrennes un petit Éloge de l'Hypocrisie2, adressé à un digne prédicant de Genève. Si cela peut amuser Votre Altesse sérénissime, l'auteur, quel qu'il soit, sera trop heureux.
Votre Altesse sérénissime est informée, sans doute, de la guerre que les troupes invincibles de Sa Majesté très-chrétienne font à l'auguste république de Genève. Le quartier général est à ma porte. Il y a déjà eu beaucoup de beurre et de fromage d'enlevé, beaucoup d'œufs cassés, beaucoup de vin bu, et point de sang répandu. La communication étant interdite entre les deux empires, je me trouve bloqué dans ce petit château que Votre Altesse sérénissime a honoré de sa présence. Cette guerre ressemble assez à la Secchia rapita; et si j'étais plus jeune, je la chanterais assurément en vers burlesques3. Les prédicants, les catins, et surtout le vénérable Covelle, y joueraient un beau rôle. 11 est vrai que les Genevois ne se connaissent pas en vers; mais cela pourrait réjouir les princes aimables qui s'y connaissent. La seule chose que j'ambitionne à présent, monseigneur, ce serait de venir au printemps vous renouveler mes sincères hommages.
J'ai l'honneur d'être, etc.
1. La lettre précédente.
2. Voyez cette pièce, tome X, parmi les Satires.
3. Voltaire a chanté la Guerre civile de\Genève; voyez tome IX.
6671. A M. D'ÉTALLOKDE DE MORIVALI.
13 janvier.
Un homme qui a été sensiblement touché de vos malheurs, monsieur, et qui est encore saisi d'horreur du désastre d'un de vos amis2, désirerait infiniment de vous rendre service. Ayez la bonté de faire savoir à quoi vous vous sentez le plus propre si vous parlez allemand, si vous avez une belle écriture, si vous souhaiteriez d'être placé chez quelque prince d'Allemagne, ou chez quelque seigneur, en qualité de lecteur, de secrétaire, de bibliothécaire; si vous êtes engagé au service de Sa Majesté le roi de Prusse, si vous souhaitez qu'on lui demande votre congé, si on peut vous recommander à lui comme homme de lettres; en ce cas on serait obligé de l'instruire de votre nom, de votre âge, et de votre malheur. Il en serait touché; il déteste les barbares; il a trouvé votre condamnation abominable.
Ne vous informez point qui vous écrit, mais écrivez un long détail à Genève, à M. Misopriest3, chez M. Souchai, marchand de draps, au Lion d'or. Ayez la bonté de dire à SI. Haas, chez qui vous logez, qu'on lui remboursera tous les ports de lettres qu'on vous enverra sous enveloppe.
Voulez-vous bien aussi, monsieur, nous faire savoir ce que monsieur votre père vous donne par an, et si vous avez une paye à Wesel? On ne peut vous rien dire de plus pour le présent, et on attend votre réponse.
6612. A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, 13 janvier.
Monsieur, Votre Excellence va être bien étonnée, et va prendre ceci pour une plaisanterie fort indiscrète mais comme 1. Gaillard d'Étallonde, condamné par contumace dans l'horrible affaire du chevalier de La Barre, était fils du président de l'élection d'Abbeville. Échappé aux bourreaux, il prit du service sous le nom de Morival. Voltaire le recommanda au roi de Prusse, qui, plusieurs années après, permit àd'Étallonde de venir en France pour faire casser sa condamnation. Ce fut alors (1775) que Voltaire écrivit le Cri du sang innocent (voyez tome XXIX, page 375). On offrit à d'Étallonde des lettre de grâce; il les refusa, et sortit de France. Il alla voyager en Russie. Ayant obtenu, en 1788, des lettres d'abolition, il revint en France, se fixa à Amiens, où il est mort pendant les premières années de la Révolution. (B.)
2. Le chevalier de La Barre.
3. Ce mot signifie ennemi des prdtres.
je suis un peu embarrassé avec mes banquiers de Genève, tant par leur argot de change inintelligible que par leur agio trop intelligible, je suis obligé d'avoir recours à votre protection je suis un pauvre Scythe qui implore les bontés d'un ambassadeur persan.
La lettre de change ci-jointe vous dira de quoi il est question. Si vous daignez engager monsieur le trésorier des Suisses à faire tenir cette lettre de change Montbéliard, elle sera acceptée sans difficulté, et j'espère venir prendre cet argent chez monsieur le trésorier quand je serai assez heureux pour sortir de mon lit, et pour venir vous faire ma cour dans votre royaume. Il est bien vrai que nous n'avons point eu aujourd'hui de bœuf pour faire du bouillon. Nous manquons de tout les Genevois mangent de bonnes poulardes de Savoie on s'imagine les avoir punis, et c'est nous que l'on punit. Le mal tombe surtout sur notre maison. Je prends la liberté grande de dire à M. le duc de Choiseul qu'il a le diable au corps; mais interea patitur justus.
Si je ne connaissais pas votre extrême bonté, je n'aurais pas tant d'elfronterie.
Au reste, je vous réponds que je ne jouerai pas mes deux cents louis au pharaon, comme le chevalier de Boufflcrs mais aussi il ne m'est pas permis, à mon âge, d'être aussi plaisant que lui.
Permettez-moi de dire les choses les plus tendres à M. le chevalier de Taulès, et daignez agréer l'attachement inviolable et le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur. VOLTAIRE.
6673. A m. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Fcrncy, 13 janvier.
Vous jouez un beau rôle, monsieur; vous êtes toujours le protecteur de l'innocence opprimée. Vous avez dû être aussi bien reçu en Angleterre qu'un juge des Calas le serait mal. Une nation ennemie des préjugés et de la persécution était faite pour vous. Je n'ose me flatter que vous fassiez aux Alpes et au mont Jura le même honneur que vous avez fait à la Tamise; mais je crois que j'oublierais ma vieillesse et mes maux si vous faisiez ce pèlerinage.
Je cherche actuellement les moyens de vous faire parvenir
quelques livres assez curieux qu'on m'a envoyés de Hollande. Le commerce des pensées est un peu interrompu en France on dit même qu'il n'est pas permis d'envoyer des idées de Lyon à Paris. On saisit les manufactures de l'esprit humain comme des étoffes défendues. C'est une plaisante politique de vouloir que les hommes soient des sots, et de ne faire consister la gloire de la France que dans l'opéra-comique. Les Anglais en sont-ils moins heureux, moins riches, moins victorieux, pour avoir cultivé la philosophie? Ils sont aussi hardis en écrivant qu'en combattant, et bien leur en a pris. Nous dansons mieux qu'eux, je l'avoue c'est un grand mérite, mais il ne suffit pas. Locke et Newton valent bien Dupré et Lulli.
Mille respects à votre aimable femme, qui pense. Conservezmoi vos bontés.
G574. A M. LE CHEVALIER DE CHASTELLUXi. t.
Au château de Ferney, par Genève, 14 janvier.
Monsieur, il y a des malheurs2 qui produisent les choses du monde les plus heureuses. Votre philosophie et votre générosité ont secouru l'innocence menacée. Permettez-moi de vous témoigner la reconnaissance dont je serai pénétré toute ma vie. Souffrez aussi que je félicite mon siècle de ce qu'il produit des âmes comme la vôtre, qui désarment la superstition cela ne serait pas arrivé il y a vingt ans.
J'ai l'honneur d'être, avec autant de reconnaissance que de respect, monsieur, votre, etc.
6675. A M. DAMILAVILLE.
14 janvier.
Votre lettre du 8 de janvier, mon cher ami, m'a remis un peu de baume dans le sang; c'est le sort de toutes vos lettres. Le président du bureau n'est pas pour les fidèles; mais le chevalier de Chastellux est fidèle M. de Montyon3 est fidèle aussi, 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Le chevalier de Chastellux a écrit en marge la note suivante « Il s'agissait dans cette lettre de livres arrêtés. Je ne me rappelle pas à quel propos; mais c'était toujours une recommandation auprès de M. d'Aguesseau (fils du chancelier et oncle de Chastellux) que M. de V. avait demandée. n
3. A qui est adressée la lettre 6663.
45. – CORRESPONDANCB. XIII.
et c'est beaucoup. Il y a vingt ans qu'on n'aurait pas trouvé les mêmes appuis. Laissez crier les barbares, laissez glapir les Welches la philosophie est bonne à quelque chose. Il se peut, faire qu'en brûlant une toise cube de papiers, lorsque je faisais mes paquets, j'aie brûlé aussi le billet de onze cents livres dont vous me parlez mais le remède est entre vos mains.
Je suppose que vous avez déjà donné les trois cents francs à M. Lembertad 1. Il faut pardonner si on n'a pas exécuté tous ses ordres. Il doit deviner la confusion horrible où l'on est; nous avons des troupes, et nous ne mangeons actuellement que de la vache.
Les Sirven ont de l'argent pour leur voyage et pour leur séjour ils sont à vos ordres. Je mourrai content quand nous aurons joint la vengeance des Sirven à celle des Calas.
Envoyez, je vous prie, à M. Lembertad la copie de ma lettre à M. le chevalier de Pezay; elle le regarde beaucoup. Je puise ma sensibilité pour les innocents malheureux dans le même fonds dont je tire mon inflexibilité envers les perfides. Si je haïssais moins Rousseau je vous aimerais moins. ter. l'inf. 6676. A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Le 14 janvier.
Mon cher grand écuyer de Babylone, il est juste qu'on vous envoie les Scythes et les Persans cela amusera la famille; notre abbé turc3 y a des droits incontestables. -Vous pourrez prier Mlle Durancy à dîner elle trouvera son rôle noté dans l'exemplaire que je vous enverrai voilà pour votre divertissement du carnaval. Nous répétons la pièce ici; elle sera parfaitement jouée par M. et M"'e de La Harpe, et j'espère qu'après Pâques M. de La Harpe vous rapportera une pièce intéressante et bien écrite.
Nous remercions mon Turc bien tendrement. Mnle Denis et moi, nous l'aimons à la folie, puisqu'il a du courage et qu'il en inspire3. C'est une énigme dont il devinera le mot aisément. Je viens d'écrire à Morival, ou plutôt de lui faire écrire et 1. D'Alembert.
'2. L'abbé Mignot, neveu de Voltaire, travaillait à son Ilistoire de l'empire ottoman, qui vit le jour en 1771, quatre volumes in-12.
3. Il s'était remué pour l'affaire Le Jeune.
dès que j'aurai sa réponse j'agirai fortement auprès du prince dont il dépend. Ce prince m'écrit tous les quinze jours; il fait tout ce que je veux. Les choses dans ce monde prennent des faces bien dilTérentes; tout ressemble à Janus; tout, avec le temps, a un double visage. Ce prince ne connaît point Morival, sans doute; mais il connaît très-bien son désastre. Il m'en a écrit plusieurs fois avec la plus violente indignation, et avec une horreur presque égale à celle que je ressens encore. Il y a des monstres qui mériteraient d'être décimés. Je vous prie de me dire bien positivement si le premier mémoire1 quevous eûtes la bonté de m'envoyer de la campagne est exactement vrai. En cas que le frère de Morival veuille fournir quelques anecdotes nouvelles, vous pourrez nous les faire tenir sous l'enveloppe de M. Hennin, résident du roi à Genève.
Vous savez que nous sommes actuellement environnés de troupes, comme de tracasseries. Nous mangeons de la vache; le pain vaut cinq sous la livre le bois est plus cher qu'à Paris. Nous manquons de tout, excepté de neige. Oh pour cette denrée, nous pouvons en fournir l'Europe. Il y en a dix pieds de haut dans mes jardins, et trente sur les montagnes. Je ne dirai pas que je prie Dieu qu'ainsi soit de vous.
Florianet2 a écrit une lettre charmante, en latin, à père Adam. Je vous prie de le baiser pour moi des deux côtés. J'embrasse de tout mon cœur la mère et le fils.
6677. DE M. HENNIN 3.
Genève, le 14 janvier 1707.
M. Dupuits, qui m'a vu sedenlem in telonio*, vous dira, monsieur, quelle est ma vie. Je suis aussi embarrassé que vous de savoir comment ceci finira. Vous connaissez ma façon de penser sur ces affaires, qui n'ont pas peut-être été menées comme nous t'avions espéré. Vous pouvez être sûr que je me vais jeter à la traverse de tout mon pouvoir; mais je crains qu'il ne soit bien tard. D'ailleurs, il y a ici de la part des représentants des manœuvres très-punissables. Je vous en dirai davantage quand je pourrai quitter ma prison; mais je suis bloqué comme les autres, quoique par des motifs différents. J'attends de vos nouvelles avec impatience, et j'ai prié M. Dupuits 1. Voyez, tomeXLIV, page 3i8, l'Extrait d'une lettre d'Abbeville. 2. Florian, auteur d'Estelle, etc.
3. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
4. Vidit hominem sedentem in telonio. (Saint Matthieu, chap. ix, verset 9.)
de m'en donner. Vous savez, monsieur, combien je vous suis et serai toujours tendrement attaché.
P. S. Avertissez qu'on se taise chez vous sur nos affaires. J'ai des raisons pour vous en avertir.
6678. A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY 1.
A Ferney, le 15 janvier 1767.
Mon cher président, il est vrai que je suis environné de deux fléaux dix pieds de neige et des dragons2; toute communication avec Genève est interrompue; nous éprouvons la plus cruelle disette, et j'ai cent bouches nourrir par jour. Je ne réponds pas des filles de Tournay, mais je réponds des bois qui sont encore plus vieux que moi et beaucoup plus gros, et en fort petite quantité3; il n'y a que les taillis qui soient la proie du soldat, et M. le président de Brosses ne m'a point laissé de taillis. 11 n'y a pas, Dieu merci, dans son bouquet, qu'il appelle forêt, de quoi faire deux moules de bois pour me chauffer. J'ai dix fois plus de bois à Ferney qu'il n'y en a à Tournay, et il faut que j'en achète pour quatre mille francs par an.
Si M. de Brosses m'avait connu, il aurait eu des procédés plus généreux avec moi. J'aimais Tournay, je me serais plu à l'embellir selon ma coutume. J'ai bâti onze maisons à Ferney, parmi lesquelles il y en a de très-jolies, et qui produisent des lods considérables4; j'ai augmenté le nombre des charrues et quadruplé celui des habitants. J'en aurais usé ainsi à Tournay j'aurais eu son amitié, et il aurait retrouvé après ma mort la plus jolie terre de la province. Mais je l'ai entièrement abandonnée. J'ai donné le château pour rien à mes libraires, et le rural à un Suisse, qui m'en rend environ dix-sept cents livres, en comptant ce qu'il fournit en nature5. Il y a quatre ans que je n'y ai mis le pied. M. de Brosses me l'a vendue à vie, à l'âge de soixante et six ans, quarante-cinq mille livres. J'ai fait en ma vie de plus grandes pertes.
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. La frontière de France était garnie de troupes, à raison des troubles qui agitaient Genève malgré notre médiation. (Tn. F.)
3. Ceci a trait sans doute à quelques nouveaux abus de jouissance à Tournay, dont M. de Brosses avait entretenu M. de Ruffey, qui en avait écrit à Voltaire. (Tn. F.) .)
4. Les lods étaient un droit pécuniaire dû au seigneur lorsqu'un immeuble dépendant de sa terre changeait de main par vente, échange ou donation. (Tu. F.) 5. Voltaire varie continuellement sur cette évaluation. (Tu. F.)
Présentez, je vous prie, mes tendres respects à M. l'ancien premier président de La Marche. Je n'ai jamais fait qu'un bon marché, c'est avec M. Pourchet1; je lui ai envoyé de mauvais ouvrages qu'il m'avait demandés, et il m'a donné de bon vin. Si vous voulez, mon cher président, quelques exemplaires du recueil fait par les Cramer, je vous en ferai tenir sans exiger seulement une bouteille de bourgogne mais je ne pourrai vous les envoyer reliés, parce qu'il n'y a plus moyen de faire travailler un seul ouvrier de Genève.
En vous remerciant de la bonté avec laquelle vous avez parlé de moi à M. le chevalier de Boufflers. Ne m'oubliez pas auprès de M. LeGouz8.
6679. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 16 janvier.
J'ai lu toutes les pièces que vous m'avez envoyées. Je trouve le Triumvirat rempli de beaux détails. Les pièces contre Vinf. sont si fortes que, depuis Celse, on n'a rien publié de plus frappant. L'ouvrage de Boulanger est supérieur à l'autre 3, et plus à la portée des gens du monde, pour qui de longues déductions fatiguent l'esprit, relâché et détendu par les frivolités qui l'énervent continuellement.
Il ne reste plus de refuge au fantôme de l'erreur. Il a été flagellé et frappé sur toutes ses faces, sur tous ses côtés. Partout je vois ses blessures, et nulle part d'empiriques empressés à pallier son mal. Il est tmeps de prononcer son oraison funèbre', et de l'enterrer. Vous défaites le charme, et l'illusion se dissipe en fumée. Je crains bien qu'il n'en soit pas ainsi des roubles intestins de Genève. J'augure, selon les nouvelles publiques, que nous touchons au dénoùment, qui causera ou une révolution dans le gouvernement, ou quelque tragédie sanglante.
Quoi qu'il en arrive, les malheureux trouveront un asile ouvert où ils le souhaitent. C'est à eux à déterminer le moment où ils voudront en profiter. La cour de France traite ces gens avec une hauteur inouïe, et j'avoue que j'ai peine à concevoir pourquoi sa décision se trouve actuellement diamétralement opposée à celle qu'elle porta sur la même affaire, il y a trente 1. Je trouve un M. Pourcher, ingénieur en chef du canal du Charolais, mort en 1778, auteur de planches géographiques gravées par Monnier. Je trouve aussi un conseiller au parlement de Dijon, du nom de Pourcher, reçu le 3 décembre 1746, remplacé en 1777. (Th. F.)
2. Benigne Le Gouz de Gerland, né à Dijon en 1695, mort le 17 mars 1774, avait étudié avec Voltaire au collége de Clermont, aujourd'hui de Louis-leGrand. (TH. F.)
3. Quelques ouvrages philosophiques de M. de Voltaire furent publiés d'abord sous les noms de Boulanger, Fréret, Bolingbroke, etc. (K.)
années. Ce qui était juste alors doit l'être à présent. Les lois sur lesquelles cette république est fondée n'ont point changé; le jugement devait donc être le même. Voilà ce que l'on pense dans le Nord sur cette affaire. Peut-être dans le Sud fait-on des gloses sur la liberté de conscience sollicitée pour les dissidents. Jo me suis fourré dans la comparsa, et je n'ai pas voulu jouer un rôle principal dans cette scène. Les rois d'Angleterre et du Nord ont pris le même parti; l'impératrice de Russie décidera cette querelle avec la répuhlique de Pologne, comme elle pourra. Les dissensions1 1 polonaises et les négociations italiennes sont à peu près de la môme espèce il faut vivre longtemps et avec une patience angélique pour en voir la fin. Je vous souhaite, en attendant, la bonne année, santé, tranquillité, et bonheur; et qu'Apollon, ce dieu des vers et de la médecine, vous comble de ses doubles faveurs. Vale.
FÉ11ÉRIC.
6680. A M. LE MARQUIS D'ARGEXCE DE DinAC. 17 janvier.
Je vous écris, mon cher marquis, mourant de froid et de faim, au milieu des neiges, environné de la légion de Flandre et du régiment de Conti, qui ne sont pas plus à leur aise que moi.
J'ai été sur le point de partir pour Soleure, avec monsieur l'ambassadeur de France j'avais fait tous mes paquets. J'ai perdu u dans ce remue-ménage l'original de votre lettre à M. le comte de Périgord2. Je vous supplie de me renvoyer la copie que vous avez signée de votre main et sur-le-champ nous mettrons la main à l'oeuvre, et tout sera en règle. Les Genevois payeront, je crois, leurs folies un peu cher. Ils se sont conduits en impertinents et en insensés ils ont irrité M. le duc de Choiseul, ils ont abusé de ses bontés, et ils n'ont que ce qu'ils méritent. M. Boursier ne peut vous envoyer que dans un mois, ou environ, les bouteilles de Colladon 3 qu'il vous a promises. Ces liqueurs sont fort nécessaires pour le temps qu'il fait; elles doivent réchauffer des coeurs glacés par huit ou dix pieds de neige qui couvrent la terre dans nos cantons.
Conservez-moi votre amitié, mon cher marquis; la mienne pour vous ne finira qu'avec mavie,
1. « Les discussions. n (Édit. de Berlin.)
2. Voltaire en a déjà parlé dans la lettre CC05.
3. Voyez une note sur la lettre 0001.
6681. A M. D'ALEMBERT.
18 janvier.
Je ne peux jamais vous écrire que par ricochet, mon cher philosophe nous avons une guerre cruelle avec les Genevois. Notre armée s'est déjà emparée de plus de douze bouteilles de vin et de six pintes de lait qui passaient aux ennemis. Tout le poids de la guerre est tombé sur nous. Nous n'avons pas, à la lettre, de quoi faire du bouillon.
Il n'est pas physiquement possible que le sieur Regnard 1 donne vingt-cinq louis d'or d'un discours2 académique, dont on vend d'ordinaire cent exemplaires tout au plus.
Voici des vers à la louange de Vernet3, qu'on m'a confiés. On parle d'un poëme sur la Guerre de Genève, qui ne sera pas aussi long que la Secchia rapita, mais qui doit être plus comique. Je fais d'avance mille tendres compliments à M. Thomas4. Fourrez-moi beaucoup de ces gens-là dans l'Académie quand vous en trouverez.
J'adresse à l'abbé d'Olivet une petite réponse5 à sa Prosodie; il doit vous la remettre il y est beaucoup question de votre correspondant du Brandebourg. Quand votre correspondant du mont Jura pourra-t-il vous embrasser ?
66i2. A M. LE RICHE.
18 janvier.
Mes fréquentes maladies, monsieur, et des affaires non moins tristes que les maladies, m'ont privé longtemps de la consolation de vous écrire.
Il y a un paquet pour vous à Nyon en Suisse, depuis plus de quinze jours les neiges ne lui permettent pas de passer, et je ne sais même par quelle voie il pourra vous parvenir, à moins que vous ne m'en indiquiez une.
Je vous suis très-obligé des éclaircissements historiques que 1. Imprimeur de l'Académie française.
2. Il s'agit du Discours sur les avantages de la paix et les inconvénients de la guerre, par La Harpe.
3. Éloge de l'hypocrisie; voyez tome X.
4. Reçu à l'Académie française le 22 janvier.
5. Voyez lettre 6652.
6. Ce sont probablement ceux que Voltaire donne tome XXVI, page 151, et qu'il dit tenir d'un homme en place.
vous avez bien voulu me donner sur un des plus grands génies qu'ait jamais produits la Franche-Comté, Nonotte. Le mal est que beaucoup d'imbéciles sont gouvernés par des gens de cette espèce, et qu'on les croit souvent sur leur parole. Les honnêtes gens qui pourraient les écraser ne font point un corps, et les fanatiques en font un considérable. Si on ne se réunit pas, tout est perdu. Il est bien juste que les esprits raisonnables soient amis et votre amitié, monsieur, fait une de mes consolations. 6683. A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
A Ferney, 18 janvier.
J'ai voulu attendre, mon cher maître, que ma réponse1 à votre Prosoclie fût imprimée, pour vous dire en quatre mots combien je vous aime. Grâce à Dieu, nos académiciens ne tombent point dans les ridicules dont je me plains dans ma réponse, et le Don goût sera toujours le partage de cette illustre compagnie, à qui je présente mon profond respect.
Vous allez recevoir un homme2 pour qui j'ai la plus grande estime. Au reste, je vous renvoie à M. d'Alembert pour les eu; il les contrefaisait autrefois le plus plaisamment du monde. Adieu; conservez-moi les bontés dont je me vante dans ma lettre imprimée.
6684. A M. DAMILAVILLE.
18 janvier.
Je n'ai que le temps, mon cher ami, de vous envoyer ces deux rogatons. Ils ont fait diversion dans mon esprit quand j'ai été accablé de chagrins. Envoyez-en un exemplaire de chacun à Thieriot; il en fera sa cour à son correspondant d'Allemagne. J'attends de vos nouvelles, mon cher ami, sur l'affaire des Sirven et sur tout le reste.
6685. A M. DAMILAVILLE.
19 janvier.
Je n'ai rien à vous mander, mon cher ami, sinon que je suis toujours bloqué par les neiges et par les soldats que nous man1. C'est la lettre 6652.
2. Thomas; voyez lettre 6625.
quons de tout à Ferney; que nous n'avons nulle nouvelle de l'affaire de la Doiret; que je suis très-malade et très-aflligé, et que votre amitié me console. Il me semble que, si j'avais de l'argent, je le mettrais à la Banque royale. Cette opération de finance me paraît belle et bonne.
Je vous supplie de vouloir bien donner cours à l'incluse. 6686. A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, 19 janvier au soir.
Monsieur, je ne vous demande pas pardon de mon ignorance, mais de ma sottise heureusement Votre Excellence est indulgente et remplie de bontés. J'avais imaginé que je pourrais, lorsque la saison serait moins cruelle, venir vous faire ma cour à Soleure, et aller ensuite arranger mes petites affaires avec Sa très-dérangée Altesse le duc de Wurtemberg. Je croyais que messieurs les trésoriers des lignes, qui font quelquefois toucher de l'argent à Bâle, pourraient accepter la petite négociation que j e proposais, le receveur du duc à Montbéliard m'ayant assuré qu'ils payeraient sans difficulté. Je trouve actuellement un correspondant à Neuchâtel qui me fera mes remises. Je ne puis remercier assez Votre Excellence de ses offres généreuses. M. Hennin ne nous a donné qu'un passe-port signé de lui pour le commissionnaire qui porte nos lettres. J'avoue que nous avons mangé aujourd'hui des soles aussi fraîches que si elles avaient été pêchées ce matin mais, par Apicius, ce n'est pas à M. Hennin que nous en avons l'obligation. Nous manquons précisément de tout nous n'avons autour de nous que des neiges. La voiture publique de Lyon n'arrive plus; nous sommes bloqués, nous sommes les seuls qui souffrons. Les officiers qui nous assiégent en conviennent. J'ai pris la liberté d'en écrire un mot à M. le duc de Choiseul1, et beaucoup de mots à MM. Dubois et de Bournonville2; il est très-certain que les Genevois peuvent faire venir tout ce qu'ils veulent par la Savoie, par Milan, par la Suisse, par le Valais; qu'ils peuvent manger des gelinottes, et de tout, excepté des soles. Ils ont de bon sucre, de bon café, de bonne bougie, et moi rien, tout comme Fréron3. La guerre et les neiges finiront quand il plaira à Dieu.
1. Lettre 6662.
2. Ces deux lettres manquent.
3. Dans l'Écossai3e, acte I, scène i voyez tome V, page 421.
A l'égard de la petite affaire à laquelle Votre Excellence a daigné s'intéresser, je laisse agir ceux qui en sont les auteurs. J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect et un attachement inviolable, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et trèsobéissant serviteur.
VOLTAIIiE.
6687. A M. LE COMTE DE LA TOURAILLE.
An château de Ferney, le 19 janvier.
Je suis vieux, monsieur, malade, borgne d'un œil, et maléficié de l'autre. Je joins à tous ces agréments celui d'être assiégé, ou du moins bloqué. Nous n'avons, dans ma petite retraite, ni de quoi manger, ni de quoi boire, ni de quoi nous chauffer; nous sommes entourés de soldats de six pieds, et de neiges hantes de dix ou douze; et tout cela parce que J.-J. Housseau a échauffé quelques têtes d'horlogers et de marchands de draps. La situation très-triste ofi nous nous trouvons ne m'a pas permis de répondre plus tôt à l'honneur de votre lettre vous êtes trop généreux pour n'avoir pas pour moi plus de pitié que de colère.
Nous avons ici M. et M1110 de La Harpe, qui sont tous deux très-aimables. M. de La Harpe commence à prendre un vol supérieur il a remporté deux prix de suite à l'Académie, par d'excellents ouvrages. J'espère qu'il vous donnera à Pâques une fort bonne tragédie.
Il eut l'honneur de dédier à M. le prince de Condé sa tragédie de Warwick, qui avait beaucoup réussi. J'ai vu une ode2 de lui à Son Altesse sérénissime, dans laquelle il y a autant de poésie que dans les plus belles de Rousseau. Il mérite assurément la protection du digne petit-fils du grand Condé. Il a beaucoup de mérite, et il est très-pauvre. Il ne partage actuellement que la disette où nous sommes. 0
Adieu, monsieur agréez les assurances de mes tendres et respectueux sentiments, et ayez la bonté de me mettre aux pieds de Son Altesse sérénissime3.
1. L'affaire Le Jeune ou Doiret.
2. Ode à monseigneur le prince de Condé, au retour de la campagne de 1763. 3. La Touraille était écuyer du prince de Condé; voyez tome XL, page 326.
GG88. A M. LE CONSEILLER LE BAULT K
A Ferney, 19 janvier 1767.
Monsieur, il y a environ six semaines que j'ai reçu cent bouteilles de vin sans aucun avis, et comme nous sommes bloqués actuellement de tous côtés par les soldats et par les neiges, il ne m'est pas possible de savoir d'où ce vin nous est venu. Je soupçonne que c'est vous qui me l'avez envoyé, et je voudrais savoir ce que je vous dois. Plût à Dieu que votre bonté pût nous consoler dans la disette extrême où nous sommes de tout ce qui est nécessaire à la vie; nous manquons de tout sans aucune exagération. Nous sommes précisément à Ferney comme dans une ville assiégée. Je ne m'attendais pas à soutenir ici les horreurs de la guerre dans mes derniers jours. Cela serait bien plaisant, si cela n'était pas insupportable.
Je vous supplie de me mettre aux pieds de Mmc Le Bault, de monsieur le premier président, et de monsieur le procureur général.
J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE.
6689. A madame LA MARQUISE DE BOUFFLERS. A Ferney, 21 janvier.
Madame, non-seulement je voudrais faire ma cour à M"" la princesse de Beauvau, mais assurément je voudrais venir, à sa suite, me mettre à vos pieds dans les beaux climats où vous êtes et croyez que ce n'est pas pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plaît, madame. M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes vieux jours, sait que je ne voulais pas les finir sans avoir eu la consolation de passer avec vous quelques moments. Il est fort diflicile actuellement que j'aie cet honneur trente pieds de neige sur nos montagnes, dix dans nos plaines, des rhumatismes, des soldats, et de la misère, forment la belle situation où je me trouve. Nous faisons la guerre à Genève; il vaudrait mieux la faire aux loups, qui viennent manger les petits garçons. Nous 1. Éditeur, de Mandat-Grancey. – Dictée par Voltaire, signée par lui. 2. A cause des troubles civils de Genève, la France avait fait occuper militairement la frontière.
avons bloqué Genève de façon que cette ville est dans la plus grande abondance, et nous dans la plus effroyable disette. Pour moi, quoique je n'aie plus de dents, je me rendrai à discrétion à quiconque voudra me fournir des poulardes. J'ai fait bâtir un assez joli château, et je compte y mettre le feu incessamment pour me chauffer. J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que je suis borgne et presque aveugle, grâce à mes montagnes de neige et de glace. Promenez-vous, madame, sous des berceaux d'oliviers et d'orangers, et je pardonnerai tout à la nature. Je ne suis point étonné que M. de Sudre1 ne soit pas premier capitoul, car c'est lui qui mérite le mieux cette place. Je vous remercie de votre bonne volonté pour lui. Permettez-moi de présenter mon respect à M. le prince de Beauvau et à Mme la princesse de Beauvau, et agréez celui que je vous ai voué pour le peu de temps que j'ai à vivre.
Je ne sais sur quel horizon est actuellement M. le chevalier de Boufflers mais, quelque part où il soit, il n'y aura jamais rien de plus singulier ni de plus aimable que lui.
6690. A M. LE COMTE D'ARGENTAN.
25 janvier, partira le 26.
Je reçus hier, mes divins anges, une lettre de M. de Chauvelin, qui est de votre avis sur les longueurs de la scène d'Obéide avec son père, au cinquième acte. J'étais bien de cet avis aussi, et au lieu de retrancher dix à douze vers, comme je l'avais promis à M. de Thibouville, j'en aurais retranché vingt-quatre. Nous répétâmes la pièce; le cinquième acte nous fit un très-grand effet, au moyen de quelques corrections que vous verrez dans les deux copies que je vous envoie.
L'état où je suis ne me permet pas de songer davantage à cette pièce la voilà entre vos mains il y a un terme où il faut enfin s'arrêter. Voyez si en effet les comédiens seront en état de vous en amuser pendant le carême pour moi, je suis assez malheureux dans ma Scythie pour que vous me pardonniez de m'occuper un peu moins de la Scythie, d'Obéide et d'Indatire. Parmi les malheurs imprévus qui me sont survenus du côté de Genève et de celui du Wurtemberg, ce n'en est pas un médiocre pour moi que l'aventure de la Doiret. On me mande 1. Voyez lettre 6608.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
qu'on pourra bien renvoyer toute l'affaire à la tournelle de Dijon. Si la chose est ainsi, elle est funeste. On avait demandé à monsieur le vice-chancelier, par plusieurs mémoires, qu'il laissât au cours de la justice ordinaire le différend consistant dans le payement des habits achetés par la prétendue Doiret et dans l'estimation de l'équipage, et l'on se flattait que la malle, dans laquelle les commis avaient enfermé la contrebande de la Doiret, serait envoyée à monsieur le vice-chancelier selon l'usage il y en avait déjà plusieurs exemples. Monsieur le vice-chancelier avait lui-même ordonné au receveur de ce bureau de lui envoyer, en droiture, toutes les marchandises de cette espèce qu'il pourrait saisir. On espérait donc avec raison que ces effets lui parviendraient bientôt, qu'il les garderait, qu'il en ferait ce qu'il lui plairait, que des amis et de la protection étoufferaient tout éclat sur cette partie du procès, le reste n'étant qu'une bagatelle. Mais si malheureusement le tribunal, à qui cette affaire a été renvoyée, juge qu'elle est entièrement de la compétence de la tournelle de Dijon, qu'arriverait-il alors? La malle de la Doiret sera portée à Dijon la personne accusée dans le procès-verbal par un quidam sera confrontée avec ce quidam on soupçonnera violemment cette personne d'avoir fourni elle-même des marchandises prohibées, trouvées dans son équipage. Son nom et la nature des effets exciteront une rumeur épouvantable, et, quel que soit l'événement de ce procès criminel, il ne peut être qu'affreux.
La personne en question, en réclamant la justice ordinaire contre la prétendue Doiret, n'intenterait qu'un procès imaginaire, et celui qu'on lui ferait craindre aujourd'hui n'est que trop réel. J'ai écrit un petit mot à Il. de Chauvelin pour le prier d'agir auprès de M. de La Reynière, qui peut aisément écarter le quidam trop connu. Je suis bien sûr que vous en aurez parlé à M. de Chauvelin.
Enfin, si cette affaire est jugée au conseil de la façon qu'on nous le mande, si le tout est renvoyé à la tournelle de Dijon, ne pourrait-on pas prévenir cet éclat horrible? Le prétexte du renvoi à Dijon serait, ce me semble, le litige concernant la validité de la saisie. Ce ne serait donc réellement qu'un procès ordinaire entre la propriétaire de l'équipage saisi et le receveur saisissant. L'accessoire dangereux de ce procès serait la malle saisie, dans laquelle les juges trouveraient le corps du délit le plus grave et le plus punissable. Cet accessoire alors deviendrait l'objet principal, et vous en voyez toutes les conséquences. Pourrait-on
prévenir un tel malheur en s'accommodant avec les fermiers généraux, en payant au receveur saisissant la somme dont on conviendrait sous le nom de la Doiret?
Voilà, ce me semble, une manière de terminer cette cruelle affaire. Mais s'il arrive qu'on la traite comme un délit dont le procureur général doit informer, le remède alors paraît bien plus difficile. On ne peut éviter un ajournement personnel, qui se change en prise de corps lorsqu'on ne comparaît point; et soit qu'on se dérobe ti l'orage, soit qu'on le soutienne, la situation est également déplorable.
Je soumets toutes ces réflexions à votre cœur autant qu'à ]a supériorité de votre esprit. Vous voyez les choses de près, et je les vois dans un lointain qui les défigure je les vois à travers quarante lieues de neiges qui m'assiègent, accablé de maladies, entouré de malades, bloqué par des troupes, manquant des choses les plus nécessaires à la vie, chargé pendant toute l'année de l'entretien d'une maison immense, et n'ayant de tous côtés que des banqueroutes pour la faire subsister, ne pouvant dans le moment présent ni rester dans le pays de Gex ni le quitter. La philosophie, dit-on, peut faire supporter tant de disgrâces je le crois, mais je compte beaucoup plus sur votre amitié que sur ma philosophie.
J'envoie deux exemplaires1 exactement corrigés, sous l'enveloppe de M. le duc de Praslin.
C691. A M. LE MAHQUIS DE CHAUVELIN*.
A Ferncy, 2G janvier.
Vous m'inspirez, monsieur, bien des sentiments à la fois, la reconnaissance de vos bontés et l'étonnement des ressources de votre esprit dans un genre qui n'est chez vous qu'un amusement passager. Jamais lettre ne m'a fait plus de plaisir que celle dont vous m'honorez. Nous allions faire une répétition des Scythes à Ferney, quand je la reçus, à peu près comme on jouait aux échecs au siège de Troie pour faire diversion quand on mourait de faim. Nous avons sur-le-champ changé beaucoup de choses Des Scythes.
2. Éditeurs, de Cayrol et François. Le marquis de Chauvelin, lieutenant général et maître de la garde-robe de Louis XV, était un des esprits les plus cultivés et les plus aimables de la cour. Il mourut en faisant le piquet du roi. C'est le père du député qui, parmi les orateurs populaires de la Ilestauration, se fit remarquer par la facilité de sa parole et d'heureuses saillies. (A. F.)
à la scène d'Obéide et de son père, au cinquième acte. Nous pensons, comme vous, que cette scène trop longue refroidirait l'action. Le cinquième acte nous fait actuellement un grand effet. Si je n'étais pas pressé par le temps et par des affaires bien cruelles, je vous apporterais peut-être quelques raisons pour faire voir qu'un dénoûment prévu par le spectateur ne peut jamais déplaire que quand ce même dénoûment est prévu par les personnages à qui on veut le cacher; je vous dirais que le spectateur ou le lecteur se met toujours, malgré lui-même, à la place des personnages je vous en ferais voir cent exemples. Mais dans l'état où je suis, je vous avoue que je suis plus occupé de mes propres chagrins que de ceux d'Obéide. M. d'Argental vous a dit sans doute de quoi il s'agit. Il dit que vous pouvez tout auprès de M. de La Rcynière. Il est très-aisé à M. de La Reynière de faire envoyer ailleurs un nommé Janin, qu'il est important d'éloigner de l'endroit où il est ce Janin est un employé des fermes, contrôleur à un bureau nommé Sacconex, entre Gex et Genève. L'éloignement de cet homme, coupable de la perfidie la plus noire, était un préalable nécessaire qui seul pouvait me tirer d'une situation affreuse. Cet événement, joint auchagrin de me voir bloqué chez moi par des troupes pour les querelles des Genevois, un hiver intolérable, une santé ruinée, un âge avancé, un corps souffrant et affaibli, l'impossibilité de vivre où je suis et l'impossibilité de m'en aller, voilà ce qui compose actuellement ma destinée.
Votre lettre, monsieur, a été pour moi une consolation autant qu'une instruction. J'en profiterais davantage si ma pauvre âme avait dans ce moment quelque liberté il faut au moins qu'elle soit tranquille pour cultiver avec succès un art que vous me rendez cher par l'intérêt que vous daignez y prendre. Comptez que j'en prends un beaucoup plus vif à votre bonheur, à celui de Mme de Chauvelin et à toute votre famille. Je vous serai attaché jusqu'au dernier moment de ma vie avec le plus tendre respect.
6692. DE M. D'ALEMBERT.
Le 26 janvier.
J'ai d'abord, mon cher et illustre maître, mille remerciements à vous faire du nouveau présent que j'ai reçu de votre part, de vos excellentes notes sur le Triumvirat que j'ai lues avec transport, et qui sont bien 1. Voyez ces notes au bas du texte, tome VI, pages 181 et suivantes.
dignes de vous, et comme citoyen, et comme philosophe, et comme écrivain. Nous avons lu hier en pleine Académie votre lettre à l'abbé d'Olivet 1, qui nous a fait très-grand plaisir; elle contient d'excellentes leçons. Vous avez bien raison, mon cher maître; on veut toujours dire mieux qu'on ne doit dire c'est là le défaut de presque tous nos écrivains. Mon Dieu, que je hais le style affecté et recherché! et que je sais bon gré à M. de La Harpe de connaître le prix du style naturel! Vous avez bien fait de donner un coup de griffe à Diogène-Rousseau 2. On a publié ici pour sa défense quatre brochures toutes plus mauvaises les unes que les autres c'est un homme noyé, ou peu s'en faut; et tout son pathos, pour l'ordinaire si bien placé, ne le sauvera pas de l'odieux et du ridicule.
J'avais déjà lu V 'Hypocrisie 4 il y a des vers qui resteront, et Vernet vous doit un remerciement. Vous aurez vu ce que je dis fle ce maraud à la fin de mon cinquième volume 5 je crois qu'on ne sera pas fâché non plus des deux passages de Rousseau qui disent le blanc et le noir, et que je me suis contenté de mettre à la suite l'un de l'autre.
M. de La Harpe m'a déjà parlé du poëme sur la Guerre de Genève; ce qu'il m'en dit me donne grande envie de le lire; je ne consentirai pourtant à trouver cette guerre plaisante qu'à condition qu'elle ne vous fera pas mourir de faim. Il ne manquerait plus à cette belle expédition que de mettre la famine dans le pays de Gex et dans le Bugey, pour faire repentir les Genevois de n'avoir pas remercié M. de Beauteville 6 de son digne et éloquent discours.
Vous croyez donc qu'on ne vend que cent exemplaires d'un discours de l'Académie 7 Détrompez-vous: ces sortes d'ouvrages sont plus achetés que vous ne pensez; tous les prédicateurs, avocats, et autres gens de la ville et de la province, qui font métier de paroles, se jettent à corps perdu sur cette marchandise.
A propos d'avocats et de paroles, avez vous lu un très-bon Discours sur l'administration de la justice criminelle, prononcé au parlement de Gre1. C'est la lettre 6652.
2. Voyez page i3.
3. Justification de J.-J. Rousseau dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume, 1766, in-12 de 28 pages. Observations sur l'exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, in-12 de 88 pages. Lettre à l'auteur de la Justification de J.-J. Rousseau, in-12 de 31 pages. Cette pièce et la précédente sont quelquefois réunies sous le titre de Précis pour M. J.-J. Rousseau. Je ne sais quelle est la quatrième des brochures dont parle d'Alembert. (B.)
4. Éloge de l'hypocrisie; voyez tome X.
5. A la fin de son cinquième volume de Mélanges, d'Alembert inséra une Justification de l'article Genève de l'Encyclopédie, et il y rapportait un morceau de la lettre de J.-J. Rousseau à d'Alembert, 1758, où l'auteur défend les ministres genevois, et un extrait de la seconde des Lettres de la montagne, où il blâme ces ministres.
6. Voyez tome XLIV, page 198.
7. Voyez lettre 6681.
noble par un jeune avocat général nommé M. Servan? Vous en serez, je crois, très-content je voudrais seulement que le style, en certains endroits, fût un peu moins recherché; mais le fond est excellent, et ce jeune magistrat est une bonne acquisition pour la philosophie.
J'imagine que l'ouvrage sur les courbes', qu'on imprime actuellement à Genève, sera bientôt fini. Dites, je vous prie, à l'imprimeur de n'en envoyer d'exemplaires à personne, avant que l'auteur n'en ait au moins un, car il est désagréable que des ouvrages de science courent le monde avant que l'auteur sache au moins s'ils sont correctement imprimés. Faites-moi le plaisir de remettre cette lettre à M. de La Harpe je lui mande d'écrire un mot d'honnêteté à M. de Boullongne, intendant des finances, auprès duquel j'aurai soin de ménager ses intérêts quand l'occasion me paraîtra favorable. Son discours a' beaucoup plus de succès que celui de son concurrent ou post-concurrent Gaillard 2, qui s'est avisé do faire une note où il dit que la superstition, appuyée de l'autorité légitime, a droit de faire respecter ses oracles, etrque le rebelle a toujours tort. Imaginez-vous quelle bêtise! il n'a dit cette impertinence que pour justifier la persécution contre les philosophes et il résulte de son beau principe que les persécutions contre les chrétiens mêmes étaient très-justes. Ainsi il aura contre lui, par ce beau trait de plume, et dévots et anti-dévots j'en ai dit hier mon avis en pleine Académie, et nos dévots mêmes ont trouvé que j'avais raison. On dit pourtant du bien de ce Gaillard; mais il a des liaisons avec gens qui me sont suspects Dis-moi qui tu hantes, etc. Ses notes n'ont point été lues à l'Académie; je vous prie de croire qu'on n'eût pas souffert celle dont je vous parle 3. Croyez-vous que les gloire-eu, victoire-eu, etc., qui sont si choquantes dans notre musique 4, soient absolument la faute de notre langue? Je crois que c'est, au moins pour les trois quarts, celle de nos musiciens, et qu'on pourrait éviter cette désinence désagréable, en mettant la note sensible (Mms Denis me servira d'interprète), non comme ils le font sur la pénultième, mais sur l'antépénultième; la tonique ou finale appuierait sur la pénultième, et la dernière serait presque muette; mais il est encore plus sûr, comme vous le dites, pour éviter cet inconvénient, de ne terminer jamais le -chant que sur des rimes masculines.
Adieu, mon cher et illustre maître; voilà bien du bavardage. On m'a ̃dit que Marmontel vous avait écrit le détail de la réception de Thomas; elle a été fort brillante. Je crois, comme vous, que nous avons fait une très-excellente acquisition. Iterum vale.
1. Voyez lettre6592.
2. Un anonyme fit remettre, en mars 1766, à l'Académie française, les fonds d'une médaille d'or destinée à celui qui aurait le mieux traité le sujet suivant Exposer les avantages de la paix, etc. Le prix fut adjugé, en 1767, à La Harpe i un second prix fut donné à Gaillard.
3. La note dont parle d'Alembert n'est point dans l'imprimé.
4. Voyez lettre 6652.
6693. A M. D'ALEMBERT.
A Ferney, 28 anvier.
Mon cher philosophe, je vous ai déjà mandé1 qu'il y a cent lieues entre Ferney et Genève; rien ne peut passer en France, pas même un problème de géométrie. J'éprouve la guerre et la famine. Les maux causés par la rigueur de la saison me tiennent lieu de peste; il ne me manque plus rien. On dit que vous avez été comparé à Socrate 2; mais Socrate n'écrivit rien, et vous écrivez des choses charmantes. Vous n'avez point eu d'Alcibiade, et vous ne boirez point de ciguë. Je vous comparerais plutôt à Pascal vivant dans le monde.
Il y a deux mois que je n'ai vu Cramer l'esprit malin s'est emparé de notre petit pays c'est la discorde en Laponie. Est-il vrai que le secrétaire est en Italie? Je me flatte que notre nouveau confrère va bien vous seconder dans votre dessein de rendre la littérature libre et respectable.
Je suis bien content de votre correspondant berlinois4; s'il persévère, il faut tout oublier.
6694. A M. DORAT.
28 janvier.
La rigueur extrême de la saison, monsieur, a trop augmenté mes souffrances continuelles pour me permettre de répondre, aussitôt que je l'aurais voulu, à votre lettre du 14 de janvier. L'état douloureux où je suis a été encore augmenté par l'extrême disette où la cessation de tout commerce avec Genève nous a réduits. Ma situation, devenue très-désagréable, ne m'a pas assurément rendu insensible aux jolis vers dont vous avez semé votre lettre. Il aurait été encore plus doux pour moi, je vous l'avoue, que vous eussiez employé vos talents aimables à répandre dans le public les sentiments dont vous m'avez honoré dans vos lettres particulières. Personne n'a été plus pénétré que moi de votre mérite; personne n'a mieux senti combien vous feriez d'honneur un jour à l'Académie française, qui cherche, comme vous savez, à n'admettre dans son corps que des hommes qui pensent i. Lettre 6681.
2. C'est Thomas qui avait fait cette comparaison dans son discours de réception à l'Académie française.
3. Duclos, secrétaire perpétuel de l'Académie française.
4. Frédéric II, roi de Prusse.
comme vous. J'y ai quelques amis, et ces amis ne sont pas assurément contents de la conduite de Rousseau, et le sont très-peu de ses ouvrages. M. d'Alembert et M. Marmontel n'ont pas à se louer de lui.
Vous savez d'ailleurs que M. le duc de Choiseul n'est que trop informé des manœuvres lâches et criminelles de cet homme vous savez que son complice1 a été arrêté dans Paris. J'ignore, après tout cela, comment vous avez appelé du nom de grand homme un charlatan qui n'est connu que par des paradoxes ridicules et par une conduite coupable.
Vous sentez d'ailleurs la valeur de ces expressions, à la page 8 de votre Avis 2
Achevez enfin par vos mœurs
Ce qu'ont ébauché vos ouvrages.
Je n'avais point vu votre Avis imprimé on ne m'en avait envoyé que les premiers vers manuscrits. Je laisse à votre probité et aux sentiments que vous me témoignez le soin de réparer ce que ces deux vers ont d'outrageant et d'odieux. Pesez, monsieur, ce mot de mœurs. J'ose vous dire que ni ma famille, ni mes amis, ni la famille des Calas, ni celle des Sirven, ni la petite-fille du grand Corneille, ne m'accuseront de manquer de mœurs. Vous conviendrez du moins qu'il y a quelque différence entre votre compatriote, qui a marié un gentilhomme de beaucoup de mérite avec M"e Corneille, et un garçon horloger de Genève, qui écrit que monsieur le dauphin doit épouser la fille du bourreau 3 si elle lui plaît.
Les mœurs, monsieur, n'ont rien de commun avec les querelles de littérature mais elles sont liées essentiellement à l'honnêteté et à la probité dont vous faites profession. C'est à vos mœurs mêmes que je m'adresse. Les deux lettres que vous avez eu la bonté de m'écrire, l'amitié de M. le chevalier de Pezay, la vôtre, que j'ambitionne, et dont vous m'avez flatté, me donnent de justes espérances. Ce sera pour moi la plus chère des consolations de pouvoir me livrer sans réserve à tous les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.
1. Le Nieps; voyez lettre 6606.
2. Voyez une note sur la lettre 6632.
3. Voyez le cinquième livre de l'Émile de J.-J. Rousseau.
6695. A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
A Ferney, 28 janvier.
Voici, monsieur, les lettres que j'ai reçues pour vous. Je suis bien fâché de ne vous les pas rendre en main propre Mme Denis partage mes regrets.
La malheureuse affaire dont vous avez la bonté de me parler ne devait me regarder en aucune manière j'ai été la victime de l'amitié, de la scélératesse, et du hasard. Je finis ma carrière comme je l'ai commencée, par le malheur.
Vous savez d'ailleurs que nous sommes entourés de soldats et de neige. Je suis dans la Sibérie je ne puis l'habiter, et je n'en puis sortir. J'ai des malades sans secours, cent bouches à nourrir, et aucunes provisions. Vous avez vu Ferney assez agréable c'est actuellement l'endroit de la nature le plus disgracié et le plus misérable. Vous nous auriez consolés, monsieur, et nous ne nous consolons de votre absence que parce que nous n'aurions eu que nos misères à vous offrir.
Ce pauvre père Adam est malade à la mort il ne peut avoir ni médecin ni médecine2 ainsi il réchappera.
Conservez-moi vos bontés, et soyez bien convaincu de mon tendre et respectueux attachement.
6696. A M. MARMONTEL.
A Ferney, 28 janvier.
Enfin donc, mon cherconfrère, voilà le mérite accueilli comme il doit l'être3. Ce ne sont pas là les prestiges et le charlatanisme d'un malheureux Genevois dont Paris a été quelque temps infatué. Voilà un beau jour pour la littérature et ce qui n'est pas moins beau, mon cher ami, c'est la sensibilité avec laquelle vous parlez du triomphe d'un autre. C'est là le partage des vrais talents; il faut que ceux qui les possèdent soient unis contre ceux qui les haïssent. C'est aux Chaumeix, aux Fréron, aux gazetiers ecclésiastiques, à la canaille qui cherche de petites places, ou à la canaille qui les a, de s'élever contre ceux qui cultivent les arts. Le seul bruit d'une union fraternelle entre les 1. L'affaire Le Jeune.
2. A cause du cordon de troupes qui empêchait d'aller à Genève. 3. Thomas venait d'être reçu à l'Académie française.
d'Alembert, les Thomas, vous, et quelques autres, fera périr cette vermine.
Embrassez pour moi notre cher et illustre confrère, qui est, avec vous, la gloire de notre académie.
Présentez, je vous prie, à Mme Geoffrin mes tendres respects. L'affaire des Sirven, qu'elle a prise sous sa protection, devrait être plus avancée qu'elle ne l'est on en a déjà pourtant parlé au conseil du roi. M. Chardon est nommé pour rapporteur. J'aurais bien voulu que M. de Beaumout vous eût consulté, mon cher confrère, sur son factum, dont le fond mérite l'attention publique ce sujet pouvait faire une réputation immortelle à un homme éloquent.
J'attends toujours votre Bèlisaire il me consolera. Je suis dans un état pire que le sien, entre trente pieds de neige, des soldats, la famine, les rhumatismes, et le scorbut mais il faut remercier Dieu de tout, car tout est bien. Je vous embrasse avec la plus sincère et la plus inviolable amitié.
6697. A M. HENNIN.
Janvier.
Je vous plains, mon cher monsieur, et je plains tout Genève. Je vous prie de vouloir bien mettre ce paquet pour M. le duc de Praslin dans votre paquet pour la cour vous lui ferez plaisir.
On m'avait dit qu'on ne pouvait sortir de son trou sans passe-port. Je n'aime point tout ce tapage. Mes terres en souffriront. On veut écraser des puces avec la massue d'Hercule. Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
VOLTAIRE.
6698. A M. HENNIN.
A Ferney, 28 janvier.
M. de Taulès faisait tenir mes lettres à M. Thomas. J'espère, mon cher amateur des arts, que vous aurez la même bonté. Il faut épargner, autant qu'on peut, les ports de lettres aux vrais gens de lettres. M. Thomas l'est, car il a les plus grands talents, et il est pauvre. Tout Paris est enchanté de son discours et de 1. De réception à l'Académie.
son poëme Je vous supplie de lui faire parvenir ma lettre sans qu'il lui en coûte rien. Je n'ose l'affranchir, et je ne veux pas qu'un vain compliment lui coûte de l'argent. Je vous serai trèsobligé de me rendre ce petit service.
Vous devriez bien, monsieur, représenter fortement à M. le duc de Choiseul l'abondance où nage Genève, et le déplorable état oit le pays de Gex est réduit. Comptez que, dans ce pays de Gex, personne ne souffre plus que nous. Plus la maison est grosse, plus la disette est grande. Nous n'avons d'autre ressource que Genève pour tous les besoins de la vie les neiges ont bouché les chemins de la Franche-Comté, les voitures publiques n'arrivent plus de Lyon nous n'avons aucune provision, aucun secours. Daumart3, paralytique depuis sept ans, ne peut avoir un emplâtre l'abbé Adam se meurt, et ne peut avoir ni médecin ni médecine.
Je quitterai le pays dès que je pourrai remuer, et j'irai mourir ailleurs.
Je ne vous en suis pas moins tendrement attaché. V. 6699. – DE M. HENNIW*.
A Genève, le 28 janvier 1767.
J'ai toujours été, monsieur, dans la persuasion que vous aviez avec Genève la même correspondance que par le passé, et que, par conséquent, vous souffriez moins que personne de l'interdiction. Je suis autorisé à donner un passe-port à celui de vos gens que vous voudrez envoyer ici, et, quand vous m'aurez envoyé son nom, je le ferai expédier. Le ton de votre lettre m'afflige sincèrement. Il ne tient qu'à vos malades d'avoir des secours, puisque MM. Joly et Cabanis ont des passe-ports pour aller et venir, et que votre commissionnaire peut chaque jour prendre ici tous les remèdes dont ils auront besoin.
N'ajoutez pas, je vous prie, à la tristesse et à l'ennui de ma position le chagrin de vous savoir mécontent. Croyez que j'ai fait et ferai tout ce qui sera en moi pour diminuer les maux de cette contrée. Malheureusement on ne trouve pas que je sois au ton du moment; mais je sais paraître avoir tort quand il s'agit de faire le bien.
La neige m'a empêché d'aller vous voir, monsieur car, malgré les embarras dont je suis surchargé, j'avais besoin d'une heure de conversation avec vous, et j'aurais été la chercher. Aussitôt que cet obstacle sera levé, 1. Sur Pierre le Grand.
2. Elle manque.
3. Arrière-cousin maternel de Voltaire.
4. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. liennin, 1825.
vous me verrez arriver à Ferney. Croyez, je vous prie, que je désirerais surtout que les circonstances où se trouve ce pays-ci n'influassent en rien sur votre bonheur, et disposez de moi en tout ce qui sera de mon ressort. Votre lettre pour M. Thomas lui sera remise en main propre. Je serai toujours très-aise d'être utile à votre correspondance avec vos amis et les gens dont vous faites cas.
6700. A 111. HENNIN.
A Ferney, 29 janvier.
C'est une grande consolation pour nous, monsieur, dans la disette où nous sommes, et dans la saison la plus rigoureuse que nous ayons jamais éprouvée, de recevoir votre lettre du 28. Nous avons envoyé chercher de la viande de boucherie à Gex, on n'y vend que de mauvaise vache nos gens n'ont pu la manger. Nous avons fait venir deux fois, par le courrier de Lyon, des vivres pour un jour, mais cela ne peut se répéter. Si la cessation de notre correspondance nécessaire avec Genève pouvait contribuer à ramener les esprits, nous nous réduirions volontiers à ne manger que du pain, et vous remarquerez en passant que le pain coûte ici quatre sous et demi la livre.
Nous faisions venir des provisions de Lyon pour cette année par les voitures publiques elles sont arrêtées. Notre aumônier est tombé très-dangereusement malade à Ornex nous n'avons pu encore lui faire avoir ni médecin, ni chirurgien, parce que les carrosses qui les allaient chercher n'ont pu passer. Tout le poids retombe uniquement sur nous, notre maison étant la seule considérable du pays. Vous savez que nous avons cent personnes à nourrir par jour. Vous savez que le pays de Gex ne fournit rien du tout. Les montagnes qui nous séparent de la Franche-Comté sont couvertes de dix pieds de neige cinq mois de l'année c'est la Savoie qui nous nourrit, et les Savoyards ne peuvent arriver à nous que par Genève. Il n'y a de marché qu'à Genève. Celui de Sacconex, comme vous le savez, ne fournit précisément qu'un peu de bois qu'on coupe en délit dans nos forêts. Vous êtes témoin que tout abonde à Genève, qu'elle tire aisément toutes ses provisions par le lac, par le Faucigny, et par le Chablais qu'elle peut même faire venir du Valais les choses les plus recherchées. En un mot, il n'y a que nous qui souffrons. M. le chevalier de Jaucourt et M. le chevalier de Virieu'sont 1. Le chevalier, depuis marquis de Jaucourt, brigadier des armées du roi, colonel de la légion de Flandre, était à la tête des troupes employées à l'investis-
les témoins de tout ce que nous vous certifions. Il suffit d'une carte du pays pour voir qu'il est impossible que les choses soient autrement.
Nous ne nous plaignons pas des troupes au contraire, nous souhaiterions qu'elles restassent toujours dans les mêmes postes. Non-seulement elles mettraient un frein à l'audace des contrebandiers, qui passaient souvent au nombre de cinquante ou soixante sur le territoire de Genève, et qui bientôt deviendraient des voleurs de grand chemin mais elles empêcheraient que nos bois de chauffage, coupés en délit, fussent vendus à Genève sous nos yeux. Les forêts du roi sont dévastées c'est un très-grand article qui mérite toute l'attention du ministère.
Les troupes pourraient empêcher encore le commerce pernicieux de la joaillerie et de la fabrique de montres de Genève, commerce prohibé en France, et principalement soutenu par les habitants du pays de Gex, qui ont presque tous abandonné l'agriculture pour travailler chez eux aux manufactures de Genève. Nous avons sur tous ces objets un mémoire à présenter au ministère, et personne n'est plus empressé que nous à seconder ses vues.
Nous avons toujours tiré nos provisions de France autant que nous l'avons pu, et nous voudrions en faire autant pour les besoins journaliers; mais la position des lieux ne le permet pas. Le bureau de la poste, qui pourrait être aisément sur le territoire de France, est à Genève et il faut y envoyer six fois par semaine. Outre le commissionnaire pour nos lettres, nous avons besoin d'envoyer souvent notre pourvoyeur. Nous ne pouvons nous dispenser de demander aussi un passe-port pour un homme d'affaires. Nous ne vivons que grâce aux remises que M. de La Borde veut bien nous faire. Nous avons souvent à recevoir et à payer. Le détail des nécessités renaît tous les jours. Nous sommes donc forcés à demander trois passe-ports pour le sieur Wagnière, pour le sieur Fay, et pour le commissionnaire des lettres.
Nous sommes plus affligés que vous ne pouvez le penser de fatiguer le ministère pour des choses si minutieuses à ses yeux, et si essentielles pour nous.
Nous vous supplions très-instamment d'envoyer notre lettre à sement de Genève. Il avait le titre de commandant pour Sa Majesté dans les provinces de Bresse, Bugey, Valromey, et pays de Gex. Le chevalier de Virieu avait un commandement dans ce corps. (Note de Hennin fils.)
la cour. Vous êtes trop instruit des vérités qu'elle contient pour n'avoir pas la bonté de les appuyer de votre témoignage. Nous vous aurons une obligation égale à la détresse où nous sommes. Nous avons l'honneur d'être, avec tous les sentiments que nous vous devons, monsieur, vos très-humbles et très-obéissants serviteur et servante.
DENIS, VOLTAIRE.
6701. A M. HENNIN.
29 janrier.
Nous vous envoyons, mon cher monsieur, cette lettre, que nous vous supplions de communiquer à M. le duc de Choiseul, ou à M. de Bournonville'. Nous sommes réellement les seuls sur qui tombe le fardeau. Je me suis ruiné dans un pays affreux où je n'avais de consolation que votre société, dont je ne peux plus jouir. Mes chagrins sont au comble. Je finis ma vie d'une manière bien triste. L'idée que vous avez quelque bonté pour moi me soutient encore. V.
6702. A M. HENNIN.
A Ferney, 30 janvier.
Nous eûmes hier l'honneur de vous écrire, monsieur, Mme Denis et moi, pour vous supplier d'envoyer notre lettre à M. le duc de Choiseul. Les choses changent quelquefois d'un jour à l'autre. Nous vous supplions aujourd'hui de n'en rien faire ou si vous avez déjà eu cette bonté, nous vous prions de vouloir bien mander que nous n'avons plus à faire que les plus respectueux remerciements, et que nous sommes pénétrés de la plus vive reconnaissance.
M. le duc de Choiseul daigne m'écrire du 19, par M. le chevalier de Jaucourt, qu'il m'excepte de la règle générale, parce que je suis in finiment excepté dans son cœur.
Il écrit des choses encore plus fortes à M. le chevalier de Jaucourt. Enfin, j'ai un passe-port illimité pour moi et pour tous mes gens. Il ne me reste d'autre peine que celle de voir que vos 1. Premier commis de la guerre pour les affaires des Suisses, chargé depuis, sous le duc de Choiseul, de la partie politique de ce même pays, y compris la république de Genève. Il était asthmatique, et mourut jeune. (Note de Hennin fils.)
occupations journalières nous privent de la consolation de vous voir, et de répéter les Scythes devant vous.
Venez, venez! Maman 1 vous fera bonne chère à présent; nous aurons de bon bœuf, et plus de vache.
Mille tendres respects.
6703. DE M. HENNIN.
Genève, 30 janvier.
Je vous répéterai, monsieur, ce que j'ai eu l'honneur de vous dire, que j'étais dans la ferme persuasion que vous ne manquiez de rien, votre commissionnaire ayant la permission de venir à Genève, et pouvant en exporter vos provisions comme à l'ordinaire. Un mot de M. le chevalier de Jaucourt aurait abrégé toutes les difficultés, et, de mon côté, j'aurais fait tout ce qui était en moi pour diminuer l'embarras dans lequel vous vous trouviez. Vos provisions arrêtées en venant de Lyon, si elles vous sont adressées directement, doivent vous parvenir sans difficulté; autrement on irait contre les intentions du roi, qui n'a pas pu vouloir que ses sujets, habitant en France, n'eussent pas la liberté des chemins. Si elles étaient adressées à des Genevois, vous vous trouvez comme tous les étrangers, comme moi-même, dans le cas où une chaussée se rompt, et où rien ne peut passer. Je n'examine point ce qu'on a pu espérer de l'interdiction des vivres pour Genève, et je ne crois pas même que cet objet puisse opérer un grand effet pour le présent; mais ce n'est pas à nous à le dire, surtout dans ce moment.
Voici les deux passe-ports que vous me demandez; le commissionnaire a déjà le sien, ou une permission qui y équivaut. Je la renouvellerai, s'il est nécessaire.
Vous me priez, monsieur, d'envoyer votre lettre à la cour. Je suis trop votre ami, et je connaistrop la façon de penserdeM.IeducdeChoiseul pour le faire. Vous pouvez être sûrqu'elle ne ferait rien changer aux dispositions générales; et puisque M. le chevalier de Jaucourt et, moi nous nous prêtons volontiers pour vous à toutes les exceptions possibles, je vous demande en grâce de vous en contenter. Tout ce qui vient de Genève, ou qui y a rapport, est mal reçu dans ce moment-ci. Croyez-m'en; gardez aussi votre mémoire s pour des temps plus heureux.
Les représentants viennent de faire une démarche qui pourra diminuer l'aigreur qu'on a contre eux. C'est un orage passager dont vous souffrez, et qui m'accable. Tâchons, autant qu'il est possible, de le dissiper. De votre côté, je vous proteste que vous y contribuerez en ne portant point au ministre des plaintes sur les mesures qu'il a cru devoir mettre en usage pour amener ce peuple à la raison.
1. Mme Denis.
2. Celui dont Voltaire parle dans la lettre 6700.
Je vous parle avec franchise, parce que je le dois à tous égards. Vous ne doutez pas, du moins je m'en flatte, que je m'occupe de faire tout pour le mieux. Jugez si je désire que ce qui se passe ici n'altère en rien votre bonheur.
Il y a apparence, monsieur, que j'aurai l'honneur de vous voir ces joursci je pourrai vous en dire davantage sur des affaires auxquelles vous prenez intérêt. Recevez, en attendant, les assurances du tendre attachement que je vous ai voué pour la vie.
P. S. Dans le moment où je finis cette lettre, monsieur, je reçois la vôtre de ce mâtin, qui me fait un très-grand plaisir. Tout finit, comme vous voyez, et le meilleur est de s'inquiéter le moins possible de ce qui est hors de nous. Je vous envoie néanmoins les deux passe-ports, parce que, pour la règle, il faudra que tous ceux de vos gens qui viendront à Genève en aient. 6704. A MADAME LA MARQUISE DE BOUFFLERS. A Ferney, 30 janvier.
A mon âge, madame, on ne peut plus satisfaire ses passions. Il y a un mois que je suis dans mon lit et, si je me faisais traîner à Lyon pour vous faire ma cour, vingt pieds de neige, qui couvrent nos montagnes, m'empêcheraient d'arriver.
Je ne sais si j'ai eu l'honneur de vous mander que nous avons la guerre et la famine dans la très-belle et très-détestable vallée où je comptais mourir doucement il nous manque l'agrément de la peste.
Je n'aurais pas été étonné, madame, qu'un ministre, haut de six pieds ou de trois et demi, m'eût refusé, si je lui avais demandé quelque chose mais je le suis qu'on ait eu si peu d'égard pour un prince beau et bien fait, et qui a beaucoup d'esprit. Il y a quelque chose qui a plus de crédit que lui. Je ne sais, madame, si vous allez à la cour ou à la ville mais, en quelque lieu que vous soyez, vous ferez les délices de tous ceux qui seront assez heureux pour vivre avec vous. Cette consolation m'a toujours été enlevée votre souvenir peut seul consoler le plus respectueux et le plus attaché de vos anciens serviteurs.
6705. A M. DAMILAVILLE.
30 janvier.
Quoi que vous en disiez, mon cher ami, et quoi qu'on en dise, nous serons toujours dans des transes cruelles. Cette affaire 1 1. Toujours l'affaire Le Jeune.
m. r.
peut avoir les suites les plus funestes, puisqu'on a manqué d'arrêter le mal dans son principe. Je m'abandonne à la destinée c'est tout ce qu'on peut faire quand on ne peut remuer, et qu'on est dans son lit, entouré de soldats et de neige.
M. Chardon me mande qu'il a trouvé le mémoire de M. de Beaumont pour les Sirven bien faible. Vous étiez de cet avis il est triste que vous ayez raison.
Nous sommes délivrés de la famine par les soins de M. leduc de Choiseul.
J'ai tellement refondu mes Scythes que l'édition de Cramer ne peut plus servir à rien, et qu'il en faut faire une autre. Voici la préface, en attendant la pièce. J'ai été bien aise de rendre un témoignage public à Tonpla 1. Ce n'est pas que je sois content de lui on dit qu'il laisse élever sa fille dans des principes qu'il déteste c'est Orosmade qui livre ses enfants à Arimane ce péché contre nature est horrible. Je me flatte qu'il sévrera enfin un enfant qu'il a laissé nourrir du lait des furies.
On dit des merveilles de mon confrère Thomas. Je vous supplie d'envoyer l'incluse à votre ami2.
Adieu, je souffre beaucoup, mais je vous aime davantage. 6706. A M. LE COMTE D'ARGENTAL >.
30 janvier, part le 31.
Nous sommes très-inquiets de la santé d'un de nos anges, et nous en demandons des nouvelles à l'autre. Voici bientôt le temps de vous amuser des Scythes. J'envoie deux exemplaires très-bien corrigés à M. le duc de Praslin je vous prie d'en remettre un à M. Lekain, de faire porter les corrections sur les autres, de les examiner avec vos amis, et de faire valoir auprès d'eux ma docilité et mes efforts. Comptez que c'est beaucoup pour un malade enseveli dans la neige et dans les chagrins.
Mon dernier mot est rarement mon dernier mot. Voici enfin la leçon suivant laquelle nous jouons le cinquième acte à Ferney. Ce dernier acte nous a fait la plus grande impression. Nous avons trouvé dans M1"" de La Harpe un talent bien singulier il ne lui a fallu que deux ou trois répétitions pour acquérir ce que M"e Clairon a longtemps cherché. Sa déclamation, pleine de ten1. Diderot.
ti. Diderot cette lettre manque.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
dresse et de force, est soutenue par la figure la plus noble et la plus théâtrale, par de beaux yeux noirs qui disent tout ce qu'ils veulent dire, par un geste naturel, par la démarche la plus libre, et par les attitudes les plus tragiques. Son mari est un acteur excellent; il récite des vers aussi bien qu'il les fait, et, quoique très-petit, il a une figure très-agréable sur le théâtre. Cette occupation nous console un peu de nos malheurs; et vous savez que ces malheurs sont la guerre et la famine, en attendant la peste. Ce que je crains de la part du conseil me parait un plus grand fléau, car certainement si on renvoie le tout indivisiblement au procureur général de Dijon, cela devient une affaire horrible décret de prise de corps contre la Doiret, qu'on peut retrouver; ajournement personnel contre la Doiret de Châlons, qu'on trouvera et qui dira tout ajournement contre le quidam, qui est très-connu, et dont les dépositions jetteront les intéressés dans le plus grand embarras; ajournement personnel contre celui 1 qui est nommé dans le procès décret de prise de corps auquel on n'obéit pas; une famille entière tombée tout d'un coup de l'opulence dans la pauvreté sept ou huit personnes accoutumées à vivre ensemble depuis dix ans, séparées pour jamais la nécessité de chercher une retraite en traversant des montagnes de glaces et des précipices, quand on est au lit, accablé de vieillesse et de maladies; voilà sans aucune exagération tout ce qui peut arriver, et ce qui arrivera infailliblement si on prend le parti funeste dont on nous a parlé.
C'est donc ce qu'il faut éviter avec le plus grand soin. Il faut tâcher que le tout soit jugé définitivement au conseil. On condamnera la Doiret, à la bonne heure il n'y aura là aucun mal ni pour elle ni pour personne; que l'équipage soit déclaré bien confisqué et qu'on s'accommode avec les fermiers pour le prix, cela est encore très-aisé tout serait fini alors.
Nous avions demandé, dans tous nos mémoires, que la malle de la Doiret fût envoyée au premier magistrat suivant l'usage nous le demandons encore. Nous voulions débattre la confiscation en justice réglée nous abandonnons ce point. Nous ne craignons rien tant qu'un procès criminel devant un parlement, quel qu'il puisse être. Nous demandons surtout que le jugement du conseil soit différé, s'il est possible, parce que le temps adoucit tout, à moins que vous ne soyez sûr d'un jugement favorable mais qui peut en être sûr? Cette affaire fait déjà du bruit 1. Voltaire lui-même.
à Versailles. Je n'en ai point écrit à M. le duc de Choiseul, et depuis sa lettre sur les Scythes, je n'ai point eu de nouvelles de lui 1.
Je m'étais flatté que, si les Scythes réussissaient, ce succès pourrait faire une diversion heureuse et détourner la persécution qui menace une tête de soixante-treize ans et un corps de quatre-vingt-dix. Je peux m'être trompé en cela mais au moins ce succès sera une consolation que je recommande à vos bontés généreuses. Mon attachement et ma tendresse pour vous sont une consolation bien supérieure à tous les succès possibles. N. B. Vous savez'quelle est à présent la persécution de tout ce qui a rapport à cette affaire un homme de Lorraine, très-protégé, vient d'être conduit en prison à Paris.
6707. A M. "♦». 2.
Monsieur, puisque monsieur l'abbé votre cousin m'a ordonné de chercher les brochures qui s'impriment actuellement en Hollande contre notre sainte religion catholique, apostolique et romaine, et qu'il demande ces matériaux pour achever l'excellent livre qu'il a déjà commencé en faveur du concile de Trente, j'ai l'honneur de vous adresser pour lui les infamies ci-jointes, que monsieur l'abbé votre cousin confondra comme elles le méritent.
C'est une vraie consolation pour moi de coopérer à ce saint œuvre, en fournissant à monsieur l'abbé votre cousin des ennemis nouveaux à terrasser. Je me recommande à ses prières et à celles de toute votre famille. Ma femme, ma fille, et mon fils le greffier, nous vous présentons nos obéissances. J'ai l'honneur d'être, à mon particulier, très-sincèrement, monsieur, votre trèshumble et très-obéissant serviteur.
Christophe Broun a s.
1. On lit en renvoi « J'en ai dans le moment, et je suis très-content de lui. Il nous délivre de la famine. Je ne lui ai point parlé de la Doiret. » 2. La personne à qui cette lettre fut adressée en fit une copie qu'elle joignit à nu exemplaire du Recueil nécessaire (voyez n° 6473) que Voltaire lui avait envoyé avec cette lettre, en 1767. C'est d'après cette copie, qui toutefois n'est pas signée, que je publie cette plaisanterie, qui est cependant bien une lettre. L'abbé Mignot, neveu de Voltaire, est auteur d'une Histoire de la réception du concile de Trente dans les États catholiques, 1756, deux volumes in-12; nouvelle édition, 1766, deux volumes in-12. (B.)
6708. A MADAME GABRIEL CRAMER'. t.
(Sans date.)
Je suis très-affligé de la mort de M. du Commun. Oui, c'était un philosophe mais il était philosophe pour lui, et il me faut des gens qui le soient pour les autres, des philosophes qui en fassent, des esprits qui répandent la lumière, qui rendent le fanatisme exécrable.
C'est n'être bon à rien que n'être bon qu'à soi.
Il faut absolument que je parle à votre mari. Où est M. Dupan ? Je leur écrirai.
Votre Vielding ou Villading2 ressemble assez aux enfants mal élevés, qui reçoivent des confitures et vont vite les manger sans remercier.
On disait autrefois
Point d'argent, point de Suisse.
Il faut dire maintenant
De l'argent, et plus de Suisse.
Je n'ai pas vu François Tronchin depuis qu'il a eu pour trente-huit mille livres ce qui m'a coûté plus de cent mille. Tout cela peut entrer dans la Secchia rapita genevoise3. Je rirai du moins, et avec vous, Génoise. V.
6709. A M. LE CONTROLEUR GÉNÉRAL ».
(1767.)
Monsieur le contrôleur général 5, s'il fallait, en France, pensionner tous les hommes de talent, ce serait, je le sais, pour vos finances, une plaie bien honorable, mais bien désastreuse, et le trésor n'y pourrait suffire aussi, et quoique peu d'hommes puissent se rencontrer d'un aussi solide mérite que M. de La 1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Nom d'un patricien bernois.
3. La Guerre civile de Genève.
4. Extraite du Temps, 26 mai 1834. L'origine de cette lettre parait douteuse à MM. de Cayrol et François (deuxième Suppl., tome II, page 561). Elle a été reproduite comme trouvée récemment dans la boutique d'un épicier, par le Monde llustré du 9 mai 1863.
5. Laverdy.
Harpe, ne viens-je pas réclamer une pension pour ce mérite dans l'indigence; je viens seulement, monsieur, empiéter sur vos attributions et contrôler le chiffre de 2,000 livres dont Sa Majesté a bien voulu me gratifier. Il me semble que M. de La Harpe n'ayant pas de pension, la mienne est trop forte de moitié, et qu'on doit la partager entre lui et moi.
Je vous aurai donc, monsieur, une dernière reconnaissance si vous voulez bien sanctionner cet arrangement et faire expédier à M. de La Harpe le brevet de la pension de 1,000 livres, sans lui faire savoir que je suis pour quelque chose dans cet événement. Il sera aisément persuadé, ainsi que tout le monde, que cette pension est une juste récompense des services qu'il a rendus à la littérature1.
Daignez, monsieur le contrôleur général, accepter d'avance mes remerciements et croire au profond respect de votre trèshumble et très-obéissant serviteur.
AROUET DE VOLTAIRE,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.
6710. A M. LE COMTE D'ARGENTAL*.
2 février 1767.
Nous apprenons par la sœur de M. Thurot3 que Dieu est juste. Nous ne savons point encore de détails mais nous pensons que sa justice doit écraser les diables, et que surtout le diable Janin doit être recommandé fortement à M. de La Reynière. J'en ai écrit à M. de Chauvelin. Je vous demande en grâce de m'aider et de venger la sœur de Thurot. Je respire enfin je ne fais plus de paquets, et nous répétons les Scythes. Vous devez avoir reçu à présent les deux exemplaires envoyés à M. le duc de Praslin bien corrigés. Si vous en voulez encore une copie, on vous l'enverra; mais vous pouvez aisément faire porter sur vos anciens exemplaires les corrections qui sont sur les nouveaux, et vous pouvez aussi en donner un à M. de Thi1. Dans la lettre à d'Alembert du 10 août 1767, quelques mots sembleraient confirmer cette démarche, qui n'aboutit pas. « Je ne ris point, dit Voltaire à d'Alembert, quand on me dit qu'on ne paye point vos pensions; cela me fait trembler pour une petite démarche que j'ai faite auprès de M. le contrôleur général en faveur de M. de La Harpe je vois bien que, s'il fait une petite fortune, il ne la devra jamais qu'à lui-même. »
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. M0»' Le Jeune.
bouville. Il distribuera les rôles selon vos ordres, et de tout ceci il n'y aura pour vous que du plaisir.
Je crois qu'il est convenable que j'écrive un petit mot de reconnaissance à M. de Montyon, quoique l'abbé du grand conseil1 et MUe Thurot ne m'aient pas encore instruit des détails, Permettez donc que je mette ma lettre pour M. de Montyon dans votre paquet.
Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de M. le duc de Praslin. M. le duc de Choiseul nous a délivrés de la famine; qu'il soit béni, et vous aussi, mes anges, qui avez si bien battu des ailes dans cette maudite affaire!
Je me flatte que Mrae d'Argental est en bonne santé. Respect et tendresse.
6711. A M. LE RICHE.
2 février.
Quand trente pieds de neige le permettront, monsieur, et qu'on sera sûr de tromper les argus, ce paquet, qu'on attend depuis si longtemps, partira. Puisque vous avez snavé Fautet 2, je me flatte que vous le sauverez encore votre ouvrage ne restera pas imparfait. L'aventure de Le Clerc 3 me pénètre de douleur. Faut-il donc que les jésuites aient encore le pouvoir de nuire, et qu'il reste du venin mortel dans les tronçons de cette vipère écrasée!
L'affaire dont vous avez été instruit était cent fois plus épineuse que celle de Le Clerc mais heureusement on a des amis, et des amis philosophes, jusque dans le conseil. Les commis seront réprimandés, et on rendra l'argent; ils seront punis pour avoir fait leur infâme devoir.
Il y a quelquefois une justice qui s'élève au-dessus de la justice, mais je vous assure que ce n'est pas sans peine. Je me bflatte que Le Clerc aura des amis à Paris. Il y a des gens qui pensent et qui sentent, quoiqu'on veuille étouffer le sentiment et la pensée. J'emploie, monsieur, ces deux facultés qui restent à mon faible corps pour vous dire combien je vous aime, et comien je désire de vous voir.
1. Mignot.
2. Voyez tome XLIV, page 410.
3. C'était un libraire de Nancy qu'on était allé arrêter en janvier 1767, et qu'on amena à la Bastille. Il était en correspondance avec Cramer de Genève, Grasset de Lausanne, etc. On saisit cette correspondance, et une grande quantité de livres. (B.)
4. L'affaire Le Jeune.
6T12. A M. CHARDON.
A Ferney, 2 février.
Monsieur, le mémoire sur Sainte-Lucie' ne me donne aucune envie d'aller dans ce pays-là, mais il m'inspire le plus grand désir de connaître l'auteur. Je suis pénétré de la bonté qu'il a eue, je lui dois autant d'estime que de reconnaissance. Voità comme les mémoires des intendants2, en 1698, auraient dû être faits on y verrait clair, on connaîtrait le fort et le faible des provinces. Le pays sauvage où je suis, monsieur, ressemble assez à votre Sainte-Lucie; il est au bout du monde, et a été jusqu'à présent un peu abandonné à sa misère.
Je suis trop vieux pour rien entreprendre; et, après ma mort, tout retombera dans son ancienne horreur. Il faudrait être le maître absolu de son terrain pour fonder une colonie ce n'est pas où les Français réussissent le mieux. Nous trouverons toujours cent filles d'opéra contre une Didon.
Je serai très-affligé si le mémoire pour les Sirven n'est digne ni de l'avocat ni de la cause mais je me console, puisque c'est vous, monsieur, qui rapporterez l'affaire. L'éloquence du rapporteur fait bien plus d'impression que celle de l'avocat. Vous verrez, quand vous jugerez cette affaire, que la sentence qui a condamné les Sirven, qui les a dépouillés de leurs biens, qui a fait mourir la mère, et qui tient le père et les deux filles dans la misère et dans l'opprobre, est encore plus absurde que l'arrêt contre les Calas. Il me semble que les juges des Calas pouvaient au moins alléguer quelques faibles et malheureux prétextes mais je n'en ai découvert aucun dans la sentence contre les Sirven. Un grand roi nra fait l'honneur de me mander, à cette occasion, que jamais on ne devrait permettre l'exécution d'un arrêt de mort qu'après qu'elle aurait été approuvée par le conseil d'État du souverain. On en use ainsi dans les trois quarts de l'Europe. Il est bien étrange que la nation la plus gaie du monde soit si souvent la plus cruelle.
Je vous demande pardon, monsieur je suis assez comme les autres vieillards qui se plaignent toujours mais je sais qu'heureusement le corps des maîtres des requêtes n'a jamais été si 1. Essai sur la colonie de Sainte-Lucie, par un ancien intendant de cette île; imprimé en 1779, in-8°. Cet ouvrage est de Chardon.
2. Voyez ce que Voltaire en dit tome XIV, page 513.
3. Le roi de Prusse; voyez lettre 6557.
bien composé qu'aujourd'hui, que jamais il n'y a eu plus de lumières, et que la raison l'emporte sur la forme atroce et barbare dont on s'est quelquefois piqué, à ce qu'on dit, dans d'autres compagnies. Vous m'avez inspiré de la franchise; je la pousse peut-être trop loin, mais je ne puis pousser trop loin les autres sentiments que je vous dois, et le respect infini avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
6713. A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
2 février.
Je reçois un billet bien consolant de Mehemet-Saïd-effendi dont le rosier soit toujours fleuri, et dont Dieu perpétue les félicités Ce petit rayon de lumière a dissipé beaucoup de brouillards. Nous ne savons point encore de détails, mais nous sommes tranquilles, et nous ne l'étions point. Ce Turc est un habile homme; il est expéditif. Le mufti devrait bien employer des hommes de son espèce, il y en a peu. Nous l'embrassons tendrement.
J'ai reçu une lettre très-sage et très-bien écrite de ce jeune infortuné Morival2. Il est cadet, il est vrai, mais il est engagé. Les cadets n'ont pas plus de liberté que les soldats. Je ferai ce que je pourrai auprès de son maître; mais je connais le terrain, rien n'est plus difficile que d'obtenir une distinction et il est impossible d'obtenir un congé.
Le père est un homme bien odieux, dans toutes les règles c'était lui qu'on devait punir; ce sont les vices du cœur, et non des étourderies de jeunesse, qui méritent l'exécration publique. Mon indignation est aussi forte que les premiers jours. Heureusement le maître3 de ce jeune homme pense comme moi sur cet article. Nous verrons ce qu'on en pourra tirer. Ce maître, comme vous savez, m'écrit depuis quelque temps les lettres les plus tendres vous voyez qu'il ne faut ni compter sur rien, ni désespérer de rien.
Nous avons toujours la guerre et la neige, mais nous sommes délivrés de la famine. Ales paquets étaient faits, mais je reste dans mon lit.
P. S. Voyez, pour l'intelligence de cette lettre, la note dans 1. Cette expression désigne l'abbé Mignot; voyez lettre 6676.
5. Voyez n° 6671.
3. Frédéric II.
mon petit commentaire sur l'aventure de la sœur du capitaine Thurot.
0714. A M. DAMILAVILLE.
2 février.
Mon cher ami, voilà donc Mlle Calas mariée1 à un homme d'une très-grande considération dans son espèce c'est le fruit de vos soins ce sont des vengeurs qui vont naître. Puissionsnous marier ainsi une fille de Sirven mais la pauvre diablesse n'a pas l'air à la danse.
J'ai actuellement bonne opinion de notre nouvelle affaire. M. Chardon est un adepte. Le conseil commence à être composé de sages, si une autre compagnie l'est de fanatiques. L'affaire de la Doiret, qui m'avait donné tant d'inquiétude, est finie2 d'une manière plus heureuse que je n'aurais pu le prévoir il ne s'agit plus que d'obtenir des fermiers généraux la destitution d'un scélérat. Vous savez que les temps n'étaient pas favorables. D'Hémery est venu enlever à Nancy un libraire nommé Le Clerc3, accusé par les jésuites. Qui croirait que les jésuites eussent encore le pouvoir de nuire, et que cette vipère coupée en morceaux pût mordre dans le seul trou qui lui reste? Mon neveu, conseiller au grand-conseil4, s'est comporté, dans toute cette affaire, en digne philosophe. Il y a encore des hommes. Un des malheureux d'Abbeville est chez le roi de Prusse.
Personne ne sait de qui est le Triumvirat. Ce n'est pas un ouvrage fait pour le théâtre français, mais les notes sont faites pour l'Europe il y a de terribles fautes d'impression. Je vous embrasse, et mon cœur vole vers le vôtre. Ècr. l'inf. 1. Elle avait épousé M. Duvoisin.
2. Le commis de la douane de Collonges, avec lequel on s'était entendu, s'appelait Dumesrel fils (voyez lettre 6817). Il avait promis de laisser passer la voiture, moyennant cinquante louis qui lui avaient été comptés, n'avait pas tenu sa parole, et saisit le carrosse de Voltaire, qui était rempli de livres. Cette affaire, qui inquiéta longtemps Voltaire (voyez la lettre 6634 et beaucoup de celles qui la suivent), fut étouffée. On vint à bout de faire regarder la chose comme une indis.crétion commise par M"" Denis, à l'insu de son oncle. Le commis fut destitué, et forcé de rendre les cinquante louis qu'il avait reçus. (B.^
3. Voyez une note sur la lettre 6711
4. D'IIornoy.
5. D'Étallonde.
6715. A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL A Ferney, ce 3 février.
Raccommodons-nous, madame, car je vous aime de tout mon cœur, et je me flatte de votre amitié. Vous pardonnez sans doute à mon oncle et à moi nos inquiétudes vous sentez combien il m'était cruel de le voir partir après une espèce d'attaque d'apoplexie. Ses paquets ont été prêts pendant un mois entier, et où serait-il allé à travers dix pieds de neige qui couvrent le sommet de toutes nos montagnes? On nous faisait trembler de tous les côtés. Il avait été quinze jours entiers sans recevoir aucune nouvelle de chez vous, que de la part de Le Jeune. Nous savions, à n'en pouvoir douter, que les deux conseillers d'État du bureau étaient absolument contre nous, et surtout le président. Ce qui s'est passé à Nancy2 redoublait encore nos alarmes; la prêtraille de notre canton ne servait assurément pas à nous consoler ni à nous rassurer. Il est difficile de se trouver dans une situation plus cruelle.
Mais après la victoire que nous vous devons, il est inutile de parler des dangers qu'on a courus; il ne faut plus songer qu'aux Scythes. Mon oncle y a fait tout ce qu'il a pu. Il n'y a qu'une voix ici parmi ceux qui les ont lus et qui en ont vu les répétitions. Nous sommes tous très-contents. Nous pouvons nous tromper mais aussi nous devons espérer que ce qui fait une grande impression sur plusieurs esprits d'une trempe différente produira le même effet sur le public.
Il m'a paru surtout, madame, que mon oncle avait profité de toutes vos remarques; elles m'ont paru aussi judicieuses qu'à lui. Vous connaissez sa docilité pour ses anges, ainsi que son tendre attachement. Je partage depuis longtemps ses sentiments pour vous. Vous êtes aimés ici comme vous devez l'être. Il n'y a point de jours où nous ne cherchions à nous consoler d'un si triste éloignement par le plaisir de parler ensemble des deux personnes à qui nous sommes les plus dévoués, et dont les bontés font le charme de notre vie.
DENIS
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. L'arrestation de Le Clerc.
Sire, ma respectueuse reconnaissance n'a osé passer les bornes de deux lignes1, quand j'ai remercié Votre Majesté de ses bienfaits envers la famille des Sirven, qui lui devra bientôt son honneur et sa fortune mais le bien que vous faites à l'humanité entière, en établissant une sage tolérance en Pologne, me donne un peu plus de hardiesse. Il s'agit ici du genre humain vous en êtes le bienfaiteur, sire. Vous pardonnerez donc au bon vieillard Siméon de s'écrier « Je mourrai en paix, puisque j'ai vu les jours du salut'. » Le vrai salut est la bienfaisance. J'ai lu deux discours de Votre Majesté à la diète, qui sont de cette éloquence qui n'appartient qu'aux grandes âmes. M'ne de Geoffrin est bien heureuse3. Les vieillards de Saba en feraient autant que leur reine, s'ils n'avaient que leur vieillesse à surmonter mais la caducité, jointe à la maladie, ne laisse de libre que le cœur. Permettez, sire, que ce cœur, pénétré de vos vertus et de votre sagesse, se mette à vos pieds pour sa consolation. Je suis avec le plus profond respect, etc.
Bonjour, bon an, ou plutôt bonjour, bon siècle, car vous ferez le tour du cadran, comme Fontenelle et Saint-Aulaire. Nous avons à l'Académie
1. Les deux lignes de remerciements au roi de Pologne manquent. 2. Saint Luc, h, 29-30.
3. Elle était à Varsovie.
4. Dernier Volume des OEuvres de Voltaire; Paris, 1862.
6716. A STANISLAS-AUGUSTE PONIATOWSKI,
ROI DE POLOGNE.
A Ferney, 3 février.
6717. A 11. L'ABBÉ D'OLIVET*. 4.
4 févricr 1767.
Des gens qui bravent les hivers.
Pour eux la mort s'est endormie
En lisant leur prose ou leurs vers.
Vous, vous avez charmé la Parque
Par votre esprit, il m'en souvient.
Moi, je pose un pied sur la barque,
Mais votre lettre me retient.
Vous avez raison les hommes ne valent pas la peine qu'on perde une seconde pour eux, et si vous n'étiez plus de ce monde, je ne croirais plus à rien.
Je vous embrasse tendrement, et je veux toujours me dire votre disciple. V.
6718. A M. LE COMTE DE BERNSTORFF,
PREMIER MINISTRE DU ROI DE DANEMARK.
Monsieur, la famille Sirven, qui va manifester à Paris son innocence et les bienfaits de Sa Majesté, a dû remercier aujourd'hui Votre Excellence de ces mêmes bienfaits, dont elle vous est redevable. Je ne vous dois pas moins de reconnaissance, monsieur, de la lettre du roi, dont vous m'avez procuré la faveur. J'y reconnais un monarque pénétré de vos principes. On juge du prince par le ministre, et du ministre par le prince. Il y a plus de cent ans que la bienfaisance est assise sur le trône de Danemark. Heureux le pays ainsi gouverné
Permettez, monsieur, qu'avec mes très-humbles remerciements je vous adresse ceux que je dois à Sa Majesté. J'ai l'honneur d'être, avec beaucoup de respect, monsieur, de Votre Excellence, etc.
Sire, la lettre dont Votre Majesté m'a honoré m'a fait répandre des larmes de tendresse et de joie. Votre Majesté donne de
Je suis au haut d'un mont sauvage,
Où se confinent les autans.
Mais votre amitié du bel âge
Me ramène encore un printemps.
Vous parlez toujours comme Horace,
Vous avez trouvé le vrai bien.
Pourquoi faut-il qu'on s'embarrasse
Du vain bruit qui ne donne rien? i'
La gloire n'est qu'une importune
Qui fait ombre à notre bonheur,
L'amour ne fait jamais fortune,
Et l'esprit appauvrit le coeur.
4 février.
6719. A CHRISTIAN VII,
ROI DE DANEMARK.
Le 4 février.
bonne heure de grands exemples. Ses bienfaits pénètrent dans des pays presque ignorés du reste du monde. Elle se fait de nouveaux sujets de tous ceux qui entendent parler de sa générosité bienfaisante. C'est désormais dans le Nord qu'il faudra voyager pour apprendre à penser et à sentir si ma caducité et mes maladies me permettaient de suivre les mouvements de mon cœur, j'irais me jeter aux pieds de Votre Majesté.
Du temps que j'avais de l'imagination, sire, je n'aurais fait que trop de vers pour répondre à votre charmante prose. Pardonnez aux efforts mourants d'un homme qui ne peut plus exprimer l'étendue des sentiments que vos bontés font naître en lui. Je souhaite à Votre Majesté autant de bonheur qu'elle aura de véritable gloire.
Pourquoi, généreux prince, âme tendre et sublime,
Pourquoi vas-tu chercher dans nos lointains climats
Des cœurs infortunés que l'injustice opprime J?
C'est qu'on n'en peut trouver au sein de tes États.
Tes vertus ont franchi par ce bienfait auguste
Les bornes des pays gouvernés par tes mains;
Et partout où le ciel a placé des humains,
Tu veux qu'on soit heureux et tu veux qu'on soit juste.
Hélas! assez de rois que l'histoire a faits grands
Chez leurs tristes voisins ont porté les alarmes;
Tes bienfaits vont plus loin que n'ont été leurs armes
Ceux qui font des heureux sont les vrais conquérants.
6720. A 11. DAMILAVILLE.
4 février.
Le discours de M. Thomas 2, mon cher ami, est un des plus beaux et des plus grands services rendus à la littérature. Voilà l'homme que j'aimerai tant que j'aurai un souffle de vie, et tant que je détesterai les ennemis de la raison.
A propos de raison, avouez que j'ai un bon second dans mon conseiller au grand conseil3 tous les oncles n'ont pas de pareils neveux.
J'augure bien de l'affaire des Sirven. Le roi de Danemark 1. Les Sirven.
2. Voyez lettre 6625.
3. L'abbé Mignot.
m'écrit une lettre charmante, de sa main 1, sans que je l'aie prévenu, et leur envoie un secours. Tout vient du Nord. N'admirez-vous pas le roi de Pologne, qui a forcé doucement les évoques à être tolérants? N'oubliez jamais la condamnation de l'évêque de Rostou 2, pour avoir dit qu'il y a deux puissances. Vous n'aurez point de sitôt les Scythes; il y a toujours quelque chose à changer à ces maudits ouvrages-là. J'espère que M. de La Harpe vous donnera, à Pâques, quelque chose de meilleur que les Scythes.
On ne peut vous aimer plus tendrement que je vous aime. 6721. A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
4 février.
Il y a environ cinquante ans, mon chevalier, que j'ai eu l'honneur de jouer aux échecs avec monsieur le vice-chancelier3; mais il me gagnait, comme de raison. J'étais attaché à toute sa maison. Il y avait surtout un certain évêque de. grand philosophe et très-savant, qui m'honorait de la plus sincère amitié. Un vice-chancelier ne se souvient pas de tout cela, mais les petits ne l'oublient pas. J'ai le cœur pénétré de ses bontés, et de la justice qu'il a rendue dans l'affaire qui m'intéressait par contre-coup.
Je prends la liberté de lui écrire quatre mots 5, car il ne faut pas de verbiage pour les hommes en place. On donne à la Chine vingt coups de latte à ceux qui écrivent aux ministres des lettres trop longues et du galimatias.
Je vous écrirais bien au long, à vous, mon chevalier, si j'en croyais mon cœur, qui est bavard de son naturel je vous dirais combien je suis enchanté de vous et de vos bons offices mais la guerre de Genève, les embarras qu'elle cause, les effroyables neiges qui m'environnent, la fièvre, les rhumatismes, imposent silence à ma bavarderie. Cependant il faut que je vous demande 1. On n'a pas trouvé cette lettre du roi. (K.)
2. Voyez la note, tome XL1V, page 195.
3. René-Charles de Maupeou; voyez tome XVI, page 107.
4. Le nom était sans doute en blanc dans la lettre de Voltaire. Je pense qu'il faut lire Lombez. Charles-Guillaume de Maupeou était évêque de cette ville en 1720.
5. Cette lettre à Maupeou manque.
si vous avez entendu la musique de Pandore1, de M. de La Borde.
Vous me permettez donc de vous embrasser sans cérémonie. 6722. A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY s.
6 février 1767, à Ferney.
Mon cher président, tout ce que vous me mandez est incroyable, tout vrai qu'il est. Il ne faut jamais faire des plaisanteries à des compagnies, et celle-ci est trop forte; il est impossible qu'on la souffre. Il y a tant de choses à dire sur cette espièglerie que je ne dis mot mais je crois que M. Le Bault est un homme trop considérable pour souffrir une telle accolade. Je vous dépêcherai les feuilles en question dès que les chemins seront un peu plus praticables. Nous sommes bloqués par les neiges et par la guerre nous manquons de tout je suis malade dans mon lit; voilà mon état. Je vous embrasse et je vous aime tout comme si je me portais bien. On ne peut vous être plus tendrement dévoué que moi. V.
6723. A M. DE CHABANON.
A Ferney, 6 février.
Je vous réponds tard, mon cher confrère j'ai été malade, je suis en Sibérie, on fait la guerre près de ma Lanière, et j'y suis bloqué. Nous avons été exposés à la disette; aucun fléau ne nous a manqué. L'espérance de voir votre tragédie entre dans mes consolations. Je loue toujours beaucoup le dessein que vous avez de la faire imprimer, afin que son succès ne dépende pas du jeu d'un acteur. On dit que le théâtre n'est pas aujourd'hui sur un pied à donner beaucoup de tentation aux auteurs et d'ailleurs on juge toujours mieux dans le recueillement du cabinet qu'à travers les illusions de la scène. J'ai fait une pièce fort médiocre, intitulée les Scythes 3; j'ai eu bravement l'impudence de mettre des agriculteurs et des pâtres en parallèle avec des souverains et des petits-maîtres. Je l'avais fait imprimer, et ne comptais point 1. Opéra de Voltaire; voyez tome III. On en avait, le d4 mars, fait sur le théâtre des Menus-Plaisirs une répétition avec la musique de La Borde. 2. Éditeur, Th. Foisset.
3. Elle fut jouée le 26 mars.
la livrer aux comédiens mais je ne me gouverne pas par moimême il a fallu céder aux désirs de mes amis, dont les volontés sont des ordres pour moi. C'est à vous à voir si vous aurez plus de courage que je n'en ai eu.
Avez-vous entendu la musique de Pandore? Confiez-moi ce que vous en pensez il faut dire la vérité à ses amis. Je crois qu'il y a des morceaux très-agréables mais on dit qu'en général la musique n'est pas assez forte. Je ne m'y connais point, et vous êtes passé maître. Dites-moi la vérité encore une fois, et fiezvous à ma discrétion. Adieu; je ne suis pas trop en état de causer avec un homme qui se porte bien mais je ne vous en aime pas moins.
672i. A M. LE COMTE D'ARGENTAL
6 février.
Votre créature l'a échappé belle, mes divins anges. Les conseillers d'État, les neiges et les maladies attachées à l'âge et à la rigueur du climat, me réduisaient à une pénible situation. Je trouve que de tous les fléaux la crainte est encore le pire; elle glace le sang, elle m'a donné une espèce d'attaque d'apoplexie. Béni soit monsieur le vice-chancelier, qui a été mon premier médecin Mais jugez si j'ai pu, pendant un mois de transes continuelles, faire à ces pauvres Scythes ce que j'aurais fait si mon pauvre corps et mon âme avaient été moins tourmentés et moins affaiblis. Tels qu'ils sont, ils pourront ne pas déplaire, puisqu'ils ne nous déplaisent pas et que nous sommes difficiles. Nous en avons suspendu les répétitions, parce que la rigueur de la saison a augmenté dans notre Sibérie, et que nous sommes tous malades. Il n'y a plus moyen de tenir à mon âge dans ce climat, qui est aussi horrible pendant l'hiver qu'il est charmant pendant l'été. Vous, qui n'avez pour montagne que Montmartre et les BonsHommes, jouissez en paix de vos doux climats. Je me flatte que vous aurez un très-beau temps le carême, et que les Scythes pourront faire quelque plaisir à mes chers compatriotes, qui sont quelquefois si difficiles et quelquefois si indulgents. Les affaires les plus désespérées peuvent réussir, et j'en ai une bonne preuve. On dit qu'il faut remercier deux ou trois maîtres des requêtes qui sont parents de l'abbé Mignot mais sans monsieur le vice-chancelier, il n'y avait rien de fait. Je n'avais l'honneur de le connaître que 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
pour avoir joué aux échecs avec lui, il y a plus de cinquante ans il pouvait me faire échec et mat cette fois-ci d'un seul mot. Je ne puis plus rien faire aux Scythes; je suis dans un état trop triste pour penser à des vers, et même à de la prose je suis anéanti. Les deux derniers exemplaires, que je vous ai envoyés par M. le duc de Praslin, peuvent être regardés comme mon testament. Il sera aisé à Lekain de faire porter sur les autres exemplaires les corrections qui sont dans ces derniers. J'aurais voulu finir ma carrière par quelque chose de plus fort et de plus digne de vous; mais il est aussi difficile d'atteindre le but qu'il est aisé de l'apercevoir.
La critique est aisée, et l'art est difficile.
(DESTOUCHES.)
M. de Chauvelin m'a envoyé des idées ingénieuses pour le cinquième acte; mais entre les choses ingénieuses et les théâtrales, il y a un espace immense. Une chose dont je répondrais, c'est que si on joue le cinquième acte comme Mme de La Harpe, il fera plaisir aux Parisiens. Enfin j'ai jeté mes filets en votre nom, et je ne dois plus qu'attendre paisiblement la fin du carnaval.
Respect et tendresse.
6725. A M. DE CHENE VIÈRES
Ferney, 6 février.
Vraiment, mon cher ami, vous auriez bien raison de me venir voir; j'appartiens de droit à présent à vos hôpitaux militaires. Nous sommes en guerre, je suis malade, et j'ai manqué un jour de bouillon. J'ai été bloqué par le cordon de troupes qui entoure Genève mais M. le duc de Choiseul a eu pitié de moi. Je ne m'en porte pas mieux; je suis au milieu de trente lieues de neiges, impotent et perdant les yeux c'est mon revenu de tous les hivers. Je commence à me dégoûter fort de la retraite que j'ai choisie. Elle ne produit rien il n'y a de beau que le paysage, et cette beauté n'est pas pour les aveugles. Je ne sais comment les choses de ce monde sont arrangées, mais il me semble qu'on finit toujours tristement.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
6726. A M. LE CONSEILLER LE BATJLT». 1.
A Ferney, 6 février 1767.
Vraiment, monsieur, quand vous voudrez, vous nous ferez grand plaisir de combattre nos abominables neiges avec quarante bouteilles d'excellent vin. Il n'y aurait qu'à les faire adresser par la veuve Rameau, à Nyon, où je les enverrais chercher. Je suis plus las de ma Sibérie que je ne le suis de la guerre de Genève. L'hiver y est pire qu'à Pétersbourg, de l'aveu de tous les Russes qui sont venus chez nous. C'est acheter trop cher quatre mois d'un été agréable. Le plaisir du plus bel aspect du monde n'est pour moi qu'une privation quand je perds la vue; en un mot, je voudrais venir boire votre vin à Dijon.
Ne croyez pas au reste que notre guerre genevoise soit une pure plaisanterie. Nous n'avons plus de commerce ni avec la Savoie, ni avec Lyon, ni avec la Suisse il faut tout faire venir avec des frais immenses. Plus notre maison est grosse, plus nous souffrons.
Vous sentez, monsieur, combien je dois être flatté de l'honneur de vous avoir pour confrère. Mais entre nous (permettezmoi de vous le dire sous le secret) nous avons un étrange associé. C'est un tour sanglant qu'on a fait à l'Académie, je ne crois pas qu'elle doive le souffrir. Il est honteux surtout que la nomination d'un homme de votre considération soit l'époque d'une pareille insulte. Un geôlier honoraire n'est guère fait pour être académicien honoraire. Toutes les bienséances sont trop blessées*.
Je prends la liberté de vous parler avec une confiance que m'inspire mon respectueux attachement pour vous. Vous ne me décèlerez pas.
M™ Denis vous présente ses obéissances ainsi qu'à Mrae Le Bault.
J'ai l'honneur d'être avec bien du respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE.
1. Éditeur, de MandatGrancey. Dictée par Voltaire, signée par lui. 2. 11 s'agit de l'Académie de Dijon. Voltaire en avait été reçu membre le 3 avril 1761. Nous n'aurons pas l'indiscrétion de rechercher à qui peut s'appliquer l'épithète de gedlier honoraire. (Note du premier éditeur.) La lettre 6122 a trait sans doute au même sujet.
6727. A M. HENNIN.
A Ferney, 7 février.
Je ne sais comment faire, monsieur, pour faire parvenir franc de port [cette lettre] à son adresse; et on a volontiers recours à vous, quand on ne sait comment faire. C'est un pauvre diable de mes amis de Paris que je veux obliger. Je vous supplie de m'aider. Vous connaissez sans doute le résident de Hambourg. Voulez-vous bien lui envoyer le paquet, le prier de l'affranchir de Hambourg à Pétersbourg, et me permettre de vous rembourser les frais? Cela doit être sans cérémonie.
Je commence à détester ce climat-ci. Il n'y a que vous qui puissiez me le faire supporter. Il n'y a que la vue d'agréable dans le pays de Gex, et je perds les yeux.
Toute notre maison vous fait les plus tendres compliments. V.
6728. DE M. HENNIN'. 1.
Genève, 8 février 1767.
Je serai tout aussi embarrassé que vous, monsieur, pour faire passer votre lettre à Pétorsbourg. Le ministre du roi à Hambourg s'est jeté par hasard, lui et son cheval, dans un four à chaux, où lui et son cheval ont été consumés en un instant. Ainsi je ne sais plus à qui m'adresser. Je verrai cependant à trouver le moyen do faire parvenir cette lettre à sa destination. J'avais un jour mal aux yeux, et j'écrivis à un de mes amis Sans doute le ciel équitable,
Voulant me punir par mes sens,
En a choisi le plus coupable.
Tous les lorgneurs se glorifieraient beaucoup de vous compter parmi leurs confrères; mais il me semble que pour cette fois la peine passe le délit. J'espère qu'elle ne sera pas durable, et que vous pourrez encore jouir des beautés de ce pays. Il a les grâces d'une capricieuse. Ses beaux moments font oublier tout ce qu'on lui a trouvé d'âpreté, et un beau soir sur la terrasse de Ferney effacera le souvenir des neiges qui vous aveuglent aujourd'hui.
Respects et amitiés à tous vos commensaux. Je voudrais bien pouvoir mériter ce titre, mais quand le devoir ne me retiendra-t-il pas ici? Par malheur pour Genève, trop de gens se mêlent de sa guérison, et la pauvre petite périra peut-être à force de médecins.
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Ilennin, 1825.
Vous savez sans doute que M. le professeur Vernet a fait imprimer son apologie. Je serais fâché que vous cessassiez de rire pour y répondre. Laissez là ce docteur, et continuez votre Balrachomyomachie 1. 6729. A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, le 9 février.
Je suis bien plus satisfait encore, mon cher Cicéron, de votre dernier mémoire sur la terre de Canon que des premiers. Vous prévenez toutes les objections, vous étouffez tous les murmures. Misericordia cum accusantibus erit. Je serai bien trompé si Cicéron ne gagne pas son procès pro domo sua*; et j'imagine que vous souperez à Canon, cette année, avec Mme de Beaumont vous savez cependant qu'on n'est sûr de rien avec les hommes. A l'égard de Sirven, je m'en remets entièrement à vous je n'ai plus rien ni à dire ni à faire. J'attends beaucoup de M. Chardon, qui est, je crois, rapporteur de votre affaire, et qui est sûrement celui des Sirven. Le père et les filles partiront, s'il le faut; et si le père suffit, il partira seul. On n'attend que vos ordres, et ils seront exécutés sur-le-champ.
Notre petite société de Ferney est bien attachée à M. et à Mme de Beaumont nous voudrions que Canon et Ferney ne fussent pas si éloignés l'un de l'autre.
6730. A M. DAMILAVILLE.
9 février.
Vous avez dû recevoir une lettre pour M. Lembertad, et vous devez être informé du petit malheur arrivé à la géométrie. Cela est bien désagréable; mais actuellement personne ne sait ce qu'il fait dans Genève.
Voici une lettre pour notre ami M. de Beaumont. J'exécute fidèlement ce que vous m'avez prescrit. Tâchez donc enfin que ce mémoire paraisse avant que les parties soient mortes de vieillesse.
Je crois vous avoir mandé que le roi de Danemark venait de se mettre dans le rang de nos bienfaiteurs. J'ai brelan de roi quatrième; mais il faut que je gagne la partie. N'admirez-vous 1. Le poëme de la Guerre de Genève.
2. Titre d'un des discours de Cicéron.
3. Elle manque.
pas comme cette vie est mêlée de haut et de bas, de blanc et de noir? et n'êtes-vous pas fâché que, parmi mes quatre roisi, il n'y en ait pas un du Midi*?
Un hasard singulier m'a fait connaître ce Lacombe, d'abord comme un homme de lettres, ensuite comme libraire. Chose promise, chose due. Je tâcherai de réparer tout cela. Je vous quitte; il faut que j'écrive 3 aux maîtres des requêtes qui n'ont pas été de l'avis de M. d'Aguesseau. On dit que ce pauvre Le Clerc est un homme d'esprit et fort honnête homme. Ne trouvera-t-il point de protecteurs? Écr. l'inf.
6731. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
9 février.
Voici d'abord ce que je réponds à la lettre du 2 de février de mon cher ange. Je le donne en quatre, je le donne en dix, à une âme plus forte que la mienne, logée dans un corps très-faible, âgée de soixante et treize ans, au milieu de cent montagnes de neige, ayant affaire à des pédants et à des prêtres, craignant les choses les plus funestes, assaillie de quatre ou cinq tristes événements à la fois, affublée d'une espèce de petite apoplexie. Je dis que cette âme aurait été pour le moins aussi embarrassée que la mienne cependant mon âme, encore tout ébouriffée, demande très-tendrement pardon à la vôtre, et elle lui sera toujours soumise.
Vous jugez, mon cher ange, de notre pays par le vôtre vous vous imaginez, parce que vous avez eu une débâcle, que le mont Jura et les Alpes prennent la loi de la butte Saint-Roch vous vous trompez cruellement.
Je ne dispute pas sur M. le duc de Wurtemberg, mais je souhaite assurément que vous ayez raison; je ne me suis pas encore aperçu de l'effet de ses beaux arrangements. Il est temps qu'il se corrige de sa manie d'imiter Louis XIV. Mais venons au plus vite aux Scythes.
Voici la dernière leçon. Il ne m'a guère été possible de voir les choses d'un coup d'oeil bien juste, dans les horreurs des agitations que j'ai éprouvées. Je joins ici deux exemplaires de cette 1. Les rois de Danemark, de Pologne, de Prusse, et l'impératrice de Russie. 2. Cet alinéa se retrouve quelquefois dans la lettre du 17 févriei. (B.) 3. Ces lettres manquent.
4. Voyez lettre 6711.
nouvelle correction, que vous pourrez aisément faire porter sur les anciennes éditions que vous avez, et surtout sur celles envoyées en dernier lieu par M. le duc de Praslin.
Cette scène du père et de la fille est de moitié plus courte qu'elle n'était; ni Sozame, ni les Scythes, ne se doutent de la résolution d'Obéide. Les imprécations feront toujours un trèsgrand effet, il moins qu'elles ne soient ridiculement jouées. Je conviens que ce cinquième acte était extrêmement difficile, mais enfin je crois être parvenu à faire à peu près tout ce que vous vouliez, et j'ose espérer que vous en viendrez à votre honneur. Ce sera à M. de Thibouville à arranger les rôles, les décorations, et les habits avec Lekain c'est de toutes les pièces celle qui exige le moins de frais.
Le rôle d'Obéide demande d'autant plus d'art qu'elle pense presque toujours le contraire de ce qu'elle dit. Je ne sais pas comment j'ai pu faire un pareil rôle, qui est tout l'opposé de mon caractère. Je ne dis que trop ce que je pense; mais je le dis avec tant de plaisir quand je m'étends sur les sentiments qui m'attachent à mes anges, que je ne me corrigerai jamais de ma naïveté.
J'ai oublié, dans mes dernières lettres, de vous dire qu'il était impossible qu'on pût penser à Lekain dans cette édition du Triumvirat. Vous savez qu'on ne fait pas ce qu'on veut des libraires et moi, je sais ce que c'est que d'être loin de Paris. Quant aux affaires de Genève, elles s'arrangeront sans doute, car elles ne sont que ridicules elles ne méritent qu'un Lutrin. J'en avais ébauché quelque chose pour vous faire rire, et pour faire rire MM. les ducs de Choiseul et de Praslin mais, pendant tout le mois de janvier, je n'ai pas eu envie de rire. Respect et tendresse.
6732. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Ferney, le 9 février.
Vous connaissez, monseigneur, la main qui vous écrit4, et le «œur qui dicte la lettre. Les neiges m'ôtent l'usage des yeux cet hiver-ci avec plus de rigueur que les autres mais j'espère voir 1. Voyez lettre 6670; et, tome IX, la poëme de la Guerre civile de Genève. 2. Cette lettre devait être de la main de Galien, protégé de Richelieu; voyez lettre 6530.
encore un peu clair au printemps. L'aventure1 dont vous avez la bonté de me parler dans vos deux lettres est une de ces fatalités qu'on ne peut pas prévoir. Je pense que vous croyez à la destinée; pour moi, c'est mon dogme favori. Toutes les affaires de ce monde me paraissent des boules poussées les unes par les autres. Aurait-on jamais imaginé que ce serait la sœur de ce brave Thurot tué en Irlande qui serait envoyée, à cent cinquante lieues, à un homme qu'elle ne connaît pas, qui s'attirerait une affaire capitale pour le plus médiocre intérêt, et qui mettrait dans le plus grand danger celui qui lui rendrait gratuitement service? L'affaire a été extrêmement grave, elle a été portée au conseil des parties. On a voulu la criminaliser, et la renvoyer au parlement. C'est principalement monsieur le vice-chancelier dont les bontés et la justice ont détourné ce coup. Cette funeste affaire avait bien des branches. Vous ne devez pas être étonné du parti qu'on allait prendre, c'était le seul convenable; et, quoiqu'il fût douloureux, on y était parfaitement résolu: car il faut prendre son parti sans pusillanimité dans toutes les occasions de la vie, tant que l'âme bat dans le corps. On risquait, à la vérité, de perdre tout son bien en France; on jouait gros jeu; mais, après tout, on avait brelan de roi quatrième3. Je vous donne cette énigme à expliquer. J'ajouterai seulement qu'il y a des jeux où l'on peut perdre avec quatre rois, et qu'il vaut mieux ne pas jouer du tout. Je crois que la personne à laquelle vous daignez vous intéresser ne jouera de sa vie,
Cette affaire d'ailleurs a été aussi ruineuse qu'inquiétante et la personne en question vous a une obligation infinie de la bonté que vous avez eue de la recommander à M. l'abbé de Blet. On aura l'honneur, monseigneur, de vous envoyer, par l'ordinaire prochain, ce qui doit contribuer à vos amusements du carnaval ou du carême il faut le temps de mettre tout en règle, et de préparer les instructions nécessaires. Si on n'avait que soixante-dix ans, ce qui est une bagatelle, on viendrait en poste avec ses marionnettes, et on aurait la satisfaction de vous voir dans votre gloire de niquée 6.
1. L'affaire Le Jeune.
2. Voyez la note, tome XL, page 332.
3. Voltaire serait allé chercher asile chez l'un des quatre rois protecteurs des Sirven; voyez lettre 6730.
4. Voltaire; il s'agit des deux cents louis versés par Richelieu.
5. La tragédie des Scythes; voyez lettre 6669.
6. Voyez la note, tome XXXVII, page 125.
Voici une requête d'une autre espèce que le griffonneur de la lettre' vous présente, et par laquelle il vous demande votre protection. Quoiqu'il s'agisse de toiles, il n'en est pas moins attaché à l'histoire; et il croit que, s'il dirigeait les toiles de Voiron, il pourrait très-commodément visiter tous les bénédictins du Dauphiné. Il saurait précisément en quelle année un dauphin de Viennois fondait des messes, ce qui serait d'une merveilleuse utilité pour le reste du royaume.
Voici à présent d'une autre écriture2. Vous voyez, monseigneur, que celle de votre protégé s'est assez formée; s'il continue, il se rendra digne de vous servir, ce qui vaudra mieux que l'inspection des toiles de son village. Je doute fort que M. de Trudaine déplace un homme qui est dans son poste depuis longtemps, pour favoriser un enfant de cet emploi.
Quoi qu'il en soit, je joins toujours sa requête à cette lettre. Agréez le tendre et profond respect avec lequel je serai jusqu'au dernier moment de ma vie, votre, etc.
L'aventure de la sœur de Thurot n'est plus bonne qu'à oublier. II y a à Voiron, village de Graisivaudan en Dauphiné, une fabrique de toiles dont l'inspection ne se donnait qu'à un des habitants de l'endroit; cependant une personne qui demeure à Romans, et qui possède déjà plusieurs autres inspections consi-. dérables, a trouvé le moyen de se faire encore revêtir de celle-ci. M. de Trudaine est le maître d'accorder ce petit appui au sieur Claude Galien, natif de Voiron8. Il soulagerait une famille nombreuse, connue depuis très-longtemps, domiciliée et estimée dans ledit endroit. Le père, l'oncle et les frères de Claude Galien ont tous été au service; son frère fut tué à Crevelt, étant pour lors dans les volontaires de Dauphiné c'était l'aîné de la famille. Claude Galien demande très-humblement la protection de M. de Trudaine.
6733. A M. LE CARDINAL DE BERNIS.
A Ferney, 9 février.
Ayant été mort, monseigneur, et enterré environ cinq semaines dans les horribles glaces des Alpes et du mont Jura, il a fallu 1. Galien.
2. Celle de Voltaire.
3. Dans ses lettres à Ilennin, des 4 et 13 janvier 1768, Voltaire dit que Galien etait natif de Salmoran; voyez, sur ce personnage, une note sur la lettre 6530.
attendre que je fusse un peu ressuscité pour remercier Votre Éminence de ce qu'elle aime toujours ce que vous savez, c'est-à dire les belles-lettres, et même les vers, et qu'elle daigne aussi aimer ce bon vieillard qui achève sa carrière
OElialiœ sub montibus altis
(Viro., Georg., lib. IV, v. 125.)
Je vous réponds qu'il a profité de vos bons avis, autant que ses forces ont voulu le lui permettre. Je crois que je dois dire à présent
Claudite jam rivos, pueri; sat prata biberunt.
(Viro., ecl. III, v. m.')
N'êtes-vous pas bien content du discours de notre nouveau confrère M. Thomas? Son prédécesseur, Hardion2, n'en aurait point autant fait.
J'ai chez moi M. de La Harpe, qui est haut comme Ragotin, mais qui a bien du talent en prose et en vers.
Je corromps la jeunesse tant que je puis; il a fait un Discours sur la guerre et sur la paix 3, qui a remporté le prix d'une voix unanime. Si Votre Éminence ne l'a pas lu, elle devrait bien le faire venir de Paris elle verrait qu'on glane encore dans ce siècle après la moisson du siècle de Louis XIV. Nous cultivons ici les lettres au son du tambour; nous faisons une guerre plus heureuse que la dernière; le quartier général est souvent chez moi. Nous avons déjà conquis plus de cinq pintes de lait que nos paysannes allaient vendre à Genève. Nos dragons leur ont pris leur lait avec un courage invincible; et comme il ne faut pas épargner son propre pays quand il s'agit de faire trembler le pays ennemi, nous avons été à la veille de mourir de faim. Ayez la bonté de faire dire quelques prières dans vos diocèses pour le succès de nos armes, car nous combattons les hérétiques, et je hais ces maudits enfants de Calvin, qui prétendent, avec les jansénistes, que les bonnes œuvres ne valent pas un clou à soufflet. Je ne suis point du tout de cet avis; je voudrais qu'on eût envoyé contre ces parpaillots un régiment d'ex-jésuites au lieu de dragons.
Tout ce que dit Votre Éminence sur les prétentions est d'un 1. Il y a dans Virgile
Œbaliss sub turribus altis.
2. Voyez tome XXXIII, page 240.
3. Voyei lettre 6622.
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homme qui connaît bien son siècle et le ridicule des prétendants. Cela mériterait une bonne épître en vers et si vous ne la faites pas, il faudra bien que quelque inconnu la fasse, et la dédie à un homme titré et illustre, sans le nommer. Mais faudra-t-il dans cette épître passer sous silence ceux de vos confrères1 qui font des mandements dans le goût des Femmes savantes de Molière, et qui, au nom du Saint-Esprit, examinent si un poëte doit écrire dans plusieurs genres ou dans un seul, et si Lamotte et Fontenelle étaient autorisés à trouver des défauts dans Homère? Les femmes petits-maîtres pourraient bien aussi trouver leur place dans cette petite diatribe; on remettrait tout doucement les choses à leur place. J'avoue que les polissons qui, de leur grenier, gouvernent le monde avec leur écritoire, sont la plus sotte espèce de tous ce sont les dindons de la basse-cour qui se rengorgent. Je finis en renouvelant à Votre Éminence mon trèstendre et profond respect pour le reste de ma vie.
6731. A M. L'AVOYER DE BERNE 1.
10 février 1767, au château de Ferney, par Genève.
Monsieur, je crois remplir mon devoir, et je satisfais en même temps mes sentiments respectueux pour votre gouvernement en avertissant Votre Excellence de libelles diffamatoires que quelques séditieux, partisans secrets de Jean-Jacques Rousseau, font imprimer journellement à Yverdun au mépris de toutes vos lois. Ces libelles sont plus dangereux dans ces temps de fermentation que dans tout autre. On m'avertit que c'est le professeur Felici qui les fait imprimer 3. Il m'est tombé une feuille d'un de ces libelles entre les mains avec une lettre d'un garçon imprimeur nommé La Roche, qui est employé par ce professeur Felici ce garçon, qui paraît honnête, semble indigné lui-même des manœuvres auxquelles on l'emploie, et mérite par là probablement votre protection. Je me flatte que Votre Excellence me saura gré de ma démarche. Votre gouvernement et tous les particuliers ont intérêt que de tels délits soient réprimés. Je n'oublierai jamais les bontés dont j'ai été honoré dans vos États. 1. Lefranc de Pompignan, évêque du Puy.
2. amateur d'autographes, année 1872, page 95.
3. L'opuscule du professeur Felici portait le titre d'Étrennes aux désoeuvrés, et le contenu en était si innocent que la confiscation fut aussitôt révoquée.
J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur. VOLTAIRE.
6735. A M. D'ÉTALLONDE DE MORIVAL.
Le 10 février.
Dans la situation où vous êtes, monsieur, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de prendre la liberté de vous recommander fortement au maître que vous servez aujourd'hui. Il est vrai que ma recommandation est bien peu de chose, et qu'il ne m'appartient pas d'oser espérer qu'il puisse y avoir égard mais il me parut, l'année passée, si touché et si indigné de l'horrible destinée de votre ami et de la barbarie de vos juges il me fit l'honneur de m'en écrire plusieurs fois avec tant de compassion et tant de philosophie, que j'ai cru devoir lui parler à cœur ouvert, en dernier lieu, de ce qui vous regarde. Il sait que vous n'êtes coupable que de vous être moqué inconsidérément d'une superstition que tous les hommes sensés détestent dans le fond de leur cœur. Vous avez ri des grimaces des singes dans le pays des singes, et les singes vous ont déchiré. Tout ce qu'il y a d'honnêtes gens en France (et il y en a beaucoup) ont regardé votre arrêt avec horreur. Vous auriez pu aisément vous réfugier, sous un autre nom, dans quelque province mais, puisque vous avez pris le parti de servir un grand roi philosophe, il faut espérer que vous ne vous en repentirez pas. Les épreuves sont longues dans le service où vous êtes la discipline, sévère la fortune médiocre, mais honnête. Je voudrais bien qu'en considération de votre malheur et de votre jeunesse il vous encourageât par quelque grade. Je lui ai mandé 1 que vous m'aviez écrit une lettre pleine de raison, que vous avez de l'esprit, que vous êtes rempli de bonne volonté, que votre fatale aventure servira à vous rendre plus circonspect et plus attaché à vos devoirs. Vous saurez sans doute bientôt l'allemand parfaitement cela ne vous sera pas inutile. Il y aura mille occasions où le roi pourra vous employer, en conséquence des bons témoignages qu'on rendra de vous. Quelquefois les plus grands malheurs ont ouvert le chemin de la fortune. Si vous trouvez, dans le pays où vous êtes, quelque poste à votre convenance, quelque place que 1. Cette lettre de Voltaire à Frédéric manque.
vous puissiez demander, vous n'avez qu'à m'écrire à la même adresse, et je prendrai la liberté d'en écrire au roi. Mon premier dessein était de vous faire entrer dans un établissement qu'on projetait à Clèves 1, mais il est survenu des obstacles ce projet a été dérangé, et les bontés du roi que vous servez me paraissent à présent d'une grande ressource.
Celui qui vous écrit désire passionnément de vous servir, et voudrait, s'il le pouvait, faire repentir les barbares qui ont traité des enfants avec tant d'inhumanité.
6736. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
A Potsdam, le 10 février.
L'accident qui vous est arrivé2 attriste tous ceux qui l'ont appris. Nous nous flattons cependant que ce sera sans suite vous n'avez presque point de corps, vous n'êtes qu'esprit, et cet esprit triomphe des maladies et des infirmités de la nature qu'il vivifie.
Je vous félicite des avantages qu'a remportés le peuple de Genève sur le conseil des Deux-Cents et sur les médiateurs. Cependant il paraît que ce succès passager ne sera pas de longue durée. Le canton de Berne et le roi trèschrétien sont des ogres qui avalent de petites républiques en se jouant. On ne les offense pas impunément; et si ces ogres se mettent de mauvaise humeur, c'en est fait à tout jamais de notre Rome calviniste. Les causes secondes en décideront. Je souhaite qu'elles tournent les choses à l'avantage des bourgeois, qui me paraissentavoir le droit pour eux. Au cas de malheur, ils trouveront l'asile qu'ils ont demandé, et les avantages qu'ils désirent. Je vous remercie des corrections de mes vers3; j'en ferai bon usage. La poésie est un délassement pour moi. Je sais que le talent que j'ai est des plus bornés mais c'est un plaisir d'habitude dont je me priverais avec peine, qui ne porte préjudice à personne, d'autant plus que les pièces que je compose n'ennuieront jamais le public, qui ne les verra pas.
Je vous envoie encore deux contes 4. C'est un genre différent que j'ai essayé pour varier la monotonie des sujets graves par des matières légères et badines. Je crois que vous devez avoir reçu des Abrégé de Fleury, autant qu'on en a pu trouver chez le libraire.
Voilà les jésuites qui pourraient bien se faire chasser d'Espagna. Ils se sont mêlés de ce qui ne les regardaitpas, et la cour prétend savoir qu'ils ont excité les peuples à la sédition.
Ici, dans mon voisinage, l'impératrice de Russie se déclare protectrice des dissidents; les évêques polonais en sont furieux. Quel malheureux siècle 1. La colonie de philosophes dont il a été question dans le volume précédent. 2. L'attaque d'apoplexie dont Voltaire parle dans la lettre 6651.
3. Voyez page 9.
4. Le Violon, et les Deux Chiens et l'Homme.
pour la cour de Rome! On l'attaque ouvertement en Pologne, on a chassé ses gardes du corps de France et d8 Portugal. Il parait qu'on en fera autant en Espagne.
Les philosophes sapent ouvertement les fondements du trône apostolique on persifle le grimoire du magicien on éclabousse l'auteur de sa secte1 on prêche la tolérance tout est perdu. Il faut un miracle pour relever l'Église. C'est elle qui est frappée d'un coup d'apoplexie terrible; et vous aurez encore la consolation de l'enterrer et de lui faire son épitaphe, comme vous fites autrefois pour la Sorbonne 2.
L'Anglais Woolston prolonge la durée de l'inf. selon son calcul, à deux cents ans; il n'a pu calculer ce qui est arrivé tout récemment. Il s'agit de détruire le préjugé qui sert de fondement à cet édifice. Il s'écroule de lui-même, et sa chute n'en devient que plus rapide.
Voilà ce que Bayle a commencé de faire il a été suivi par nombre d'Anglais, et vous avez été réservé pour l'accomplir.
Jouissez longtemps en paix de toutes les sortes de lauriers dont vous êtes couvert; jouissez de votre gloire, et du rare bonheur de voir qu'à votre couchant vos productions sont aussi brillantes qu'à votre aurore. Je souhaite que ce couchant dure longtemps, et je vous assure que je suis un de ceux qui y prennent le plus d'intérêt. F iD B IC.
FÉDÉRIC.
6737. A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, 10 février.
Monsieur, certainement j'irai rendre à Votre Excellence les visites dont elle m'a honoré quand elle voulait mettre la paix chez des gens qui ne méritent pas d'avoir la paix.
M. le duc de Choiseul m'a donné à la vérité toutes les facilités possibles mais, quelques bontés qu'il ait, la gêne et le fardeau retombent toujours sur nous. Quel pays que celui-ci Je n'ai pu trouver dans Paris une lettre de change sur Genève il faut faire venir l'argent par la poste. Les coches de Lyon et de Suisse n'arrivent plus, et je peux vous assurer qu'on trompe beaucoup M. le duc de Choiseul si on lui écrit que les Genevois souffrent il n'y a réellement que nous qui souffrons. On croit se venger d'eux, et on nous accable. Si on voulait effectivement rendre la vengeance utile, il faudrait établir un port au pays de Gex, ouvrir une grande route avec la Franche-Comté, commercer directement de Lyon avec la Suisse par Versoy, attirer à soi tout le commerce de Genève, entretenir seulement un corps de garde 1. « On persifle le grimoire; on éclabousse la secte. » (Édit. de Berlin.) 2. Le Tombeau de la Sorbonne; voyez tome XXIV, page 17.
perpétuel dans trois villages entre Genève et le pays de Gex cela coûterait beaucoup, mais Genève, qui fait pour deux millions de contrebande par an, serait anéantie dans peu d'années. Si on se borne à saisir quelques pintes de lait1 à nos paysannes, et à les empêcher d'acheter des souliers à Genève, on n'aura pas fait une campagne bien glorieuse.
Pardonnez-moi la liberté que je prends en faveur de la confiance que vous m'avez inspirée, et de l'intérêt très-réel que j'ai à tous ces mouvements.
La petite affaire de la sœur du brave Thurot est finie de la manière dont je l'aurais finie moi-même si j'avais été juge. Je n'en ai point importuné M. le duc de Choiseul j'ai la principale obligation de tout à monsieur le vice-chancelier.
Je vous conseille de jeter les Scythes dans le feu, car je les ai bien changés et je vais m'amuser à en faire une meilleure édition.
Permettez que M. le chevalier de Taulès trouve ici les assurances des sentiments que j'aurai pour lui toute ma vie. J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, et la plus tendre reconnaissance de toutes vos bontés, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE.
6738. A M. LE COMTE d'argental*. 2.
10 février.
Je reçus hier la lettre du 3 février de mon cher ange, après avoir fait partir ma réponse à la lettre du 2. Je suppose toujours que les deux exemplaires adressés à M. le duc d\e Praslin lui sont parvenus.
Les dernières additions que j'ai envoyées à mon ange et à M. de Thibouville peuvent servir aisément à rendre les deux exemplaires complets et corrects mais, pour abondance de précautions, voici encore un exemplaire nouveau, bien exactement revu, lequel pourra servir de modèle pour les autres U part à l'adresse de M. le duc de Praslin.
Je ne saurais être de l'avis de mon ange sur ce vers d'Obéide, dans la scène avec son père, au cinquième acte
1. Voyez lettres 6681 et 6733.
2. Les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et François, l'ont datée à tort du 8 février. (G. A.)
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire.
Cela ne veut dire autre chose pour ce père, sinon qu'il en a coûté beaucoup d'efforts à une jeune personne, élevée à la cour, pour venir s'ensevelir dans des déserts mais, pour le spectateur, cela veut dire qu'elle aime Athamare. Si j'avais le malheur de céder à cette critique, j'ôterais tout le piquant et tout l'intérêt de cette scène.
J'ai fait humainement ce que j'ai pu. 11 ne faut pas demander à un artiste plus qu'il ne peut faire il y a un terme à tout personne ne peut travailler que suivant ses forces. Voici le temps de copier les rôles et de les apprendre il n'y a plus ni à reculer ni à travailler. Je demande seulement qu'on joue la Jeune Indienne avec les Scythes. Je serais bien aise de donner cette marque d'attention à M. de Chamfort, qui est, dit-on, très-aimable, et qui me témoigne beaucoup d'amitié.
Si ces deux pièces sont bien jouées, elles vaudront de l'argent au tripot; elles donneront du plaisir à mes anges, mais, pour moi, je suis incapable de plaisir je ne le suis que de consolation, et ma plus grande est l'amitié dont mes anges m'honorent.
N. B. Dans le tracas horrible qui m'a accablé pendant un mois, je ne.me suis jamais aperçu d'une faute d'impression au cinquième acte, page 64
Sozame a-t-il appris que sa fille qu'il aime.
Il y avait dans le manuscrit
Sozame a-t-il appris que sa fille qui m'aime.
Il y a encore quelques petits changements fort légers dans la copie ci-jointe.
N. B. Comment pouvez-vous m'outrager au point de me soutenir que ce vers
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire,
signifie Mon père, j'adore Athamare, et je neletuerai point, puisque le moment d'après elle dit
Après ce coup terrible et qu'il me faut porter. ?
Ce mot qu'il me faut porter ne rejette-t-il pas très-loin tous les soupçons que pourrait concevoir le père ? D'ailleurs, quels soup-
çons pourrait-il avoir après les serments de sa fille? Vous tueriez ma pièce si vous ôtiez
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire.
Je sais bien qu'il y aura quelques mouvements au cinquième acte parmi les malintentionnés du parterre; mais jevous réponds que le receveur de la Comédie sera très-content de la pièce. Laissons dire Fréron et l'avocat Coquelet1, son approbateur, et les soldats de Corbulon2, s'il y en a encore, et qu'on sonne le bouteselle.
Mille tendres respects. Je ne sais point la demeure de M. le chevalier de Chastellux je prends la liberté de vous adresser la lettre.
6739. A M. LE COxMTE D'ARGENTAL.
11 février, à huit heures du matin.
Les plus importantes affaires de ce monde, sans doute, sont des tragédies, car elles poursuivent l'âme le jour et la nuit. Ma première idée, quand on veut m'ôter un vers que j'aime, c'est de murmurer et de gronder; la seconde, c'est de me rendre. J'aimais ce vers
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire 3
mais il était six heures du matin et, actuellement qu'il en est huit, j'aime mieux celui-ci
Me dompter en tout temps est mon sort et ma gloire.
Ainsi donc, mes anges, n'en croyez point mes deux paquets qui sont partis ce matin croyez ce billet-ci qui court après. Je vous demande bien pardon, mes anges, de vous donner tant de peine pour si peu de chose4.
Si M"e Durancy entend, comme je le crois, le grand art des silences si elle sait dire de ces non qui veulent dire oui; si elle sait accompagner une cruauté d'un soupir, et démentir quelquefois ses paroles, je réponds du succès; sinon je réponds des sif1. Ou plutôt Coqueley voyez la lettre à Coqueley du 24 avril.
2. Les partisans de Crébillon voyez la note, tome XXXVII, page 406. 3. Je ne sais à quelle scène ce vers appartient. (B.)
4. Dans Beuchot on trouve ici des phrases qui appartiennent à la lettre précédente.
"n.rI n.AflCO c>O,
flets. J'avoue qu'un grand succès serait nécessaire pour faire enrager les ennemis de la raison, sans parler des miens. La pièce dépend entièrement des acteurs1.
0740. A M. LE CHEVALIER DE CHASTELLUX s.
11 février.
Je vous devais déjà, monsieur, beaucoup de reconnaissance pour les efforts généreux que vous aviez faits auprès d'un homme respectable qui, cette fois, a été seul de son avis pour n'avoir pas été du vôtre. Je suis encore plus reconnaissant de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et des sentiments que vous y témoignez. Il y a si peu de personnes qui cherchent à s'instruire de ce qui mérite le plus l'attention de tous les hommes les préjugés sont si forts, la faiblesse si grande, l'ignorance si commune, le fanatisme si aveugle et si insolent, qu'on ne peut trop estimer ceux qui ont assez de courage pour secouer un joug si odieux et si déshonorant pour la nature humaine. Cette vraie philosophie, qu'on cherche à décrier, élève le courage, et rend le cœur compatissant. J'ai trouvé souvent l'humanité parmi les officiers, et la barbarie parmi les gens de robe. Je suis persuadé qu'un conseil de guerre aurait mis en prison pour un an le chevalier de'La Barre, coupable d'une très-grande indécence mais que ceux qui hasardent leur vie pour le service du roi et de l'État n'auraient point fait donner la question à un enfant, et ne l'auraient point condamné à un supplice horrible. La jurisprudence du fanatisme est quelque chose d'exécrable c'est une fureur monstrueuse. Tandis que d'un côté la raison adoucit les mœurs, et que les lumières s'étendent, les ténèbres s'épaississent de l'autre, et la superstition endurcit les âmes. Continuez, monsieur, à prendre le parti de l'humanité. L'exemple d'un homme de votre nom et de votre mérite pourra beaucoup. Mon âge et mes maladies ne me permettent pas d'espérer de longues années; je mourrai consolé en laissant au monde des hommes tels que vous. Je vous supplie d'agréer mon sincère et respectueux attachement.
1. Cet alinéa est, sans aucun doute, un fragment d'une lettre postérieure. (G. A.) 2. François-Jean, chevalier, puis marquis de Chastellux, né en 1734, mort en 1788, auteur de plusieurs ouvrages, et entre autres d'un traité De la Félicité publique, sur la seconde édition duquel Voltaire fournit un extrait dans le Journal de politique et de littérature; voyez tome XXX, le troisième des morceaux Extraits de ce journal.
6741. A M. LE MARQUIS DE XIMENÈS.
11 février.
J'aime tout à fait, monsieur, à m'entendre avec vous. Je vous passe l'émétique1, comme vous me passez la saignée. Sans doute les deux vers dont vous me parlez sont un peu ridicules, et en général Cornélie vise au plus sublime galimatias mais aussi il y a de bien beaux éclairs, des traits de génie, des morceaux même de sentiment qui enlèvent. Le peu de remarques que j'ai pu faire sur vos remarques sont sur un petit cahier séparé j'ai respecté votre ouvrage. Ce que j'ai écrit ne consiste que dans des notes abrégées pour aider ma mémoire lorsque je travaillerai sérieusement à en faire une espèce de poétique de théâtre qui puisse être utile aux jeunes gens. Je pense qu'il y faut mettre beaucoup d'objets de comparaison, tant des anciens que des modernes, et que le tout doit être nourri d'un grand fonds de littérature. Je me livrerai à cet ouvrage avec un très-grand plaisir, lorsque vous m'aurez envoyé le reste de vos remarques. Je ne puis rien faire sans ce préalable. Il ne faut pas que vous abandonniez une entreprise qui peut être très-avantageuse aux lettres, très-honorable pour vous, et me procurer avant ma mort l'honneur de vous avoir pour confrère mais dépêchez-vous, je me porte fort mal, et j'entre dans ma soixante-quatorzième année. Je conserverai jusqu'à mon dernier moment les sentiments qui m'attachent à vous.
6742. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 11 février.
Comme je dictais, monseigneur, les petitesinstructions nécessaires pour la représentation de la pièce dont je vous offrais les prémices pour Bordeaux, j'apprends une funeste nouvelle2 qui suspend entièrement mon travail, et qui me fait partager votre douleur. J'ignore si cette perte ne vous obligera point de retourner à Paris en tout cas, je serai toujours à vos ordres. Je voudrais que ma santé et mon âge pussent me permettre de vous faire ma cour dans quelque endroit que vous fussiez mais mon état douloureux me condamne à la retraite, et si j'avais été obligé 1. Amour médecin, acte in, scène t.
2. Voyez la lettre du 16 mars, n° 6794.
de quitter Ferney, ce n'aurait été que pour une autre solitude, et je ne pourrais jamais quitter la solitude que pour vous. Mon petit pays, que vous avez trouvé si agréable et si riant, et qui est en effet le plus beau paysage qui soit au monde, est bien horrible cet hiver et il devient presque inhabitable, si les affaires de Genève restent dans la confusion où elles sont. Toute communication avec Lyon et avec les provinces voisines est absolument interrompue, et la plus extrême disette en tout genre a succédé à l'abondance. Nos laboureurs, déjà découragés, ne peuvent même préparer les socs de leurs charrues. Notre position est unique car vous savez que nous sommes absolument séparés de la France par le lac, et qu'il est de toute impossibilité que le pays de Gex puisse se soutenir par lui-même.
Je sais que chaque province a ses embarras, et qu'il est bien difficile que le ministère remédie à tout. Les abus sont malheureusement nécessaires dans ce monde. Je sens bien qu'il n'est pas possible de punir les Genevois sans que nous en sentions les contre-coups.
Je vous demande pardon de vous parler de ces misères, dans un temps où la perte que vous avez faite vous occupe tout entier; mais je ne vous dis un mot de ma situation que pour vous marquer l'envie extrême que j'aurais de pouvoir servir à vous consoler, si je pouvais être assez heureux pour vous revoir encore, et pour vous renouveler mon tendre et profond respect. 6743. – A M. BORDES
A Ferney, 11 février.
Vous m'aviez ordonné, monsieur, de vous renvoyer par le coche les deux mauvais ouvrages jésuitiques, dans lesquels il y a des anecdotes curieuses, et qui fournissent beaucoup à l'art de profiter des mauvais livres mais il n'y a plus de coche, plus de voitures de Genève à Lyon, plus de communication. Ce qu'il y aurait de mieux à faire, à mon avis, serait d'acheter le nouvel exemplaire qu'on vous propose pour le rendre à votre dévote. Je le payerai très-volontiers, à la faveur d'une lettre de change que j'ai sur M. Scherer pour le payement des Rois.
Je crois que vous jugez très-bien M. Thomas en lui accordant de grandes idées et de grandes expressions.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
Les troubles de Genève, les mesures que le gouvernement a prises, l'interruption de tout commerce, la rigueur intolérable de l'hiver, la disette où notre petit pays est réduit, m'ont rendu Ferney moins agréable qu'il n'était. J'espère, si je suis encore en vie l'hiver prochain, le passer à Lyon auprès de vous, et ce sera pour moi une grande consolation. Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher confrère.
6744. A M. MARMONTEL.
A Ferney, le 12 février.
Mon très-cher confrère, vous me mandez que vous m'envoyez Bélisaire, et je ne l'ai point reçu. Vous ne savez pas avec quelle impatience nous dévorons tout ce qui vient de vous. Votre libraire a-t-il fait mettre au carrosse de Lyon ce livre que j'attends pour ma consolation et pour mon instruction? l'a-t-on envoyé par la poste avec un contre-seing? Les paquets contre-signés me parviennent toujours, quelque gros qu'ils soient enfin je vous porte mes plaintes et mes désirs. Ayez pitié de Mme Denis et de moi. Faites-nous lire ce Bélisaire. Si vous avez rendu Justinien et Théodora bien odieux, je vous en remercie bien d'avance. Je vous supplie de demander à M™ Geoffrin si son cher roi de Pologne ne s'est pas entendu habilement avec l'impératrice de Russie, pour forcer les évêques sarmates à être tolérants, et à établir la liberté de conscience je serais bien fâché de m'être trompé. Je suppose que M"'e Geoffrin voudra bien me faire savoir si j'ai tort ou raison, qu'elle m'en dira un petit mot, ou qu'elle permettra que vous me disiez ce petit mot de sa part. Présentez-lui mon trèstendre respect. Aimez-moi, mon cher confrère continuez à rendre l'Académie respectable. Ayons dans notre corps le plus de Marmontels et de Thomas que nous pourrons. M de La Harpe sera bien digne un jour d'entrer in nostro docto corpore1. Il a l'esprit très-juste, il est l'ennemi du phébus, son goût est très-épuré et ses mœurs très-honnêtes il a paru vous combattre un peu au sujet de Lucain2, mais c'est en vous estimant et en vous rendant justice, et vous pourrez être sûr d'avoir en lui un ami attaché et fidèle. J'espère qu'il ne reviendra à Paris qu'avec une très-bonne tragédie, quoiqu'il n'y ait rien desi difficile à faire, et quoiqu'on ne 1. Malade imaginaire, troisième intermède.
2. Dans le Mercure de juillet (1 et 2), août et novembre 1766, La Harpe avait donné quatre articles sur la traduction, par Marmontcl, de la Pharsale de Lucain.
sache pas trop à quoi le succès d'une pièce de théâtre est attaché. Il y en a une' qui a eu un grand succès, et qu'on m'a voulu faire lire j'y suis depuis trois mois, j'en ai déjà lu trois actes; j'espère la finir avant la fin d'avril. Je ne vous parle point des Scythes, parce qu'on ne sait qui meurt ni qui vit. Vous le saurez le mercredi des Cendres, qui est souvent un jour de pénitence pour les auteurs. Mais, sifflé ou toléré, sachez que je vous aime de tout mon cœur.
6745. A M. PALISSOT.
A Ferney, 13 février.
Votre lettre du 3 février, monsieur, a renouvelé mes plaintes et mes regrets. Quel dommage, ai-je dit, qu'un homme qui pense et qui écrit si bien se soit fait des ennemis irréconciliables de gens d'un extrême mérite, qui pensent et qui écrivent comme lui! 1
Vous avez bien raison de regarder Fréron comme la honte et l'excrément de notre littérature. Mais pourquoi ceux qui devraient être tous réunis pour chasser ce malheureux de la société des hommes se sont-ils divisés? Et pourquoi avez-vousattaqué ceux qui devraient être vos amis, et qui ne sont que les ennemis du fanatisme ? Si vous aviez tourné vos talents d'un autre côté, j'aurais eu le plaisir de vous avoir, avantma mort, pour confrère à l'Académie française. Elle est à présent sur un pied plus honorable que jamais elle rend les lettres respectables. J'apprends que vous jouissez d'une fortune digne de votre mérite. Plus vous chercherez à avoir de la considération dans le monde, plus vous vous repentirez de vous être fait, sans raison, des ennemis qui ne vous pardonneront jamais. Cette idée peut empoisonner la douceur de votre vie. Le public prend toujours le parti de ceux qui se vengent, et jamais de ceux qui attaquent de gaieté de cœur. Voyez comme Fréron est l'opprobre du genre humain Je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu, je n'ai jamais lu ses feuilles; mais on m'a dit qu'il n'était pas sans esprit. Il s'est perdu par le détestable usage qu'il en a fait. Je suis bien loin defairelamoindre comparaison entre vous et lui. Je sais que vous lui êtes infiniment supérieur à tous égards mais plus cette distance est immense, plus je suis fâché que vous ayez voulu avoir mes amis pour ennemis. Eh monsieur, c'était contre les persécuteurs des 1. Le Siège de Calais, par de Belloy.
..J 1
gens de lettres que vous deviez vous élever, et non contre les gens de lettres persécutés. Pardonnez-moi, je vous en prie, une sensibilité qui ne s'est jamais démentie. Votre lettre, en touchant mon cœur, a renouvelé ma plaie et quand je vous écris, c'est toujours avec autant d'estime que de douleur.
6746. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
14 février.
Mes chers anges, par excès de précaution, et par nouvelle surabondance de droit, j'adresse encore un nouvel exemplaire à M. le duc de Praslin, pour que vous ayez la bonté de le communiquer. Il y a quelque peu de vers encore de changés, et les notes instructives sont plus amples. Il serait trop aisé de jouer le rôle d'Obéide à contre-sens c'est dans ce rôle que la lettre tue, et que l'esprit vivifie1, car dans ce rôle, pendant plus de quatre actes, oui veut dire non. J'ai pris mon parti signifie je suis au désespoir. Tout m'est indiffèrent2 veut dire évidemment je suis très-sensible.
Ce rôle, joué d'une manière attendrissante, fait, ce me semble, un très-grand effet et, si nous avons deux vieillards, je crois que tout ira bien.
J'espère toujours qu'après Pâques M. de La Harpe donnera quelque chose de meilleur que les Scythes. Il s'est trompé dans son Gustave, mais il n'en vaudra que mieux; et il est, en vérité, le seul qui ait un style raisonnable. Par quelle fatalité faut-il que des pièces qu'on ne peut lire aient eu de si prodigieux succès? Cela est horriblement welche, et les Welches ne se corrigeront jamais. Vous, qui êtes Français, tenez toujours pour le bon goût 3.
6747. A M. LE K AIN.
14 février.
Probablement mon grand peintre tragique commencera les répétitions des Scythes dans le temps qu'il recevra ma lettre. Je vous avertis, mon cher ami, que je fais partir aujourd'hui, à l'adresse de M. le duc de Praslin, un exemplaire marqué A B 1. Saint Paul, IIe épître aux Corinthiens, m, G.
2. Les Scythes, acte II, scène i.
3. Dans Beuchot, cette lettre se termine par un paragraphe emprunté en partie à la lettre du 10 février, en partie à la lettre du 16 février.
dans lequel vous trouverez encore quelques petits changements fort légers. Cette copie est chargée de notes qui disent aux acteurs dans quel esprit la pièce a été composée. Il n'y en a point pour Athamare, parce que c'est vous qui le jouez.
Le rôle d'Obéide ne sera point du tout difficile, si l'actrice veut seulement jeter un coup d'œil sur ces notes. Je suppose que M. Mole sera en état de jouer Indatire, qui n'est point du tout un rôle fatigant. Je crois qu'en général la pièce favorise assez le jeu des acteurs. Il y a plusieurs morceaux qui ne demandent que de la simplicité; mais je vous avoue que je ne saurais souffrir cette familiarité comique qu'on introduit quelquefois dans la tragédie, et qui l'avilit ridiculement au lieu de la rendre naturelle.
Je ne croyais pas, à mon âge, donner encore une pièce à représenter mais, quand on est soutenu par vos talents, il n'y a rien qu'on ne puisse hasarder.
Je pense que vous donnerez le rôle d'Obéide à Mlle Durancy. Je vous prie de l'embrasser pour moi des deux côtés, si elle veut bien le souffrir.
6748. A M. DE THIBOUVILLE 1.
14 février.
Après avoir écrit à mes anges et à Lekain, il m'est venu un scrupule, mon cher marquis, et ce scrupule est qu'Athamare ne répond rien à ces deux vers d'Indatire
Apprends à mieux juger de ce peuple équitable,
Égal à toi sans doute et non moins respectable.
Je sais bien qu'il doit être pressé de lui parler d'Obéide; mais il me semble aussi que la bienséance théâtrale exige qu'Athamare ne laisse pas le discours d'Indatire sans réplique. Je crois qu'il conviendrait qu'il répondit ainsi
Élève ta patrie, et cherche à la vanter;
C'est le recours du faible, on peut le supporter.
Ma fierté, que permet la grandeur souveraine,
Ne daigne pas ici lutter contre la tienne.
Te crois-tu juste au moins?
INDATIRE.
Oui, je puis m'en flatter.
1. Editeurs, de Cayrol et François.
Ces quatre vers me paraissent d'ailleurs nécessaires pour relever Athamare.
Je viens de faire partir pour M. d'Argental, sous l'enveloppe de M. le duc de Praslin, un exemplaire où ces quatre vers se trouvent avec quelques autres corrections qui m'ont paru essentielles je les recommande aux bontés de M. de Thibouville. Je suppose qu'il a bien voulu donner le rôle d'Obéide à M"» Durancy, et qu'il voudra bien aussi lui donner ses conseils. Il me semble que ce rôle, joué avec la passion convenable, peut faire beaucoup d'honneur à l'actrice. Mais je défie tous les acteurs de jouer avec plus de sensibilité que mon cœur en ressent pour tous les soins que vous daignez prendre.
6749. A M. SERVAN.
14 février.
Je ne peux, monsieur, vous remercier assez du discours que vous avez bien voulu m'envoyer. Si l'éloquence peut servir au bonheur des hommes, ils seront heureux par vous. Les cinquante dernières pages surtout m'ont ravi en admiration, et m'ont fait répandre des larmes d'attendrissement sept à huit personnes qui étaient à Ferney ont éprouvé les mêmes transports.
Il me semble, monsieur, que vous êtes le premier homme public qui ait joint l'éloquence touchante à l'instructive c'est, ce me semble, ce qui manquait à M. le chancelier d'Aguesseau il n'a jamais parlé au cœur; il peut avoir défendu des lois, mais a-t-il jamais défendu l'humanité? Vous en avez été le protecteur dans un discours qui n'a jamais eu de modèle; vous faites bien sentir à quel point nos lois ont besoin de réforme. Elles seraient intolérables s'il ne se trouvait pas tous les jours dans les tribunaux des âmes éclairées et honnêtes qui en expliquent favorablement les contradictions, et qui en adoucissent la barbarie. Ce M. Pussort, qui rédigea l'ordonnance criminelle, était une âme bien dure voyez comme il insulta M. Fouquct dans sa prison, et avec quel acharnement il voulait le perdre! Le premier président de Lamoignon ne fut jamais de son avis dans la rédaction de l'ordonnance.
Je ne sais, monsieur, si vous avez lu un petit Commentaire sur les Délits et les Peines, par un avocat de province1; il y a quel1. L'ouvrage est de Voltaire; voyez tome XXV, page 539.
ques faits curieux. Une seule page de votre discours vaut mieux que tout ce livre je ne vous l'envoie qu'à cause de deux ou trois historiettes qui sont la confirmation de tous les sentiments que vous avez si bien exprimés.
J'ai toujours peur pour Grenoble, monsieur, qu'on ne vous demande à la capitale et au conseil. Partout où vous serez vous ferez du bien, et vous jouirez de la véritable gloire, qui est la récompense des belles âmes.
Je compte parmi les consolations qui embellissent la fin de ma carrière le souvenir que vous voulez bien conserver des moments que vous m'avez donnés.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime la plus respectueuse, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. VOLTAIRE.
6750. A m. HENNIN.
A Ferney, 15 février.
Vous savez, monsieur, que le pauvre Sirven est à Genève, et qu'il n'est représentant que contre le parlement de Toulouse. Son affaire va être plaidée au conseil des parties, après en avoir obtenu permission au conseil du roi.
J'ai reçu de son avocat des instructions qu'il faut que je lui communique. Je vous supplie de vouloir bien lui accorder un passe-port pour venir chez moi. Je crois qu'il vous en demandera bientôt un autre pour aller à Paris faire triompher une seconde fois l'innocence du fanatisme.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec l'attachement le plus respectueux et le plus tendre, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE.
6751. – a m. LE COMTE D'ARGENTAL
16 février.
Mes chers anges sauront donc que dans cette nouvelle édition de la tragédie des Scythes, envoyée par le dernier ordinaire à M. le duc de Praslin, il m'a paru manquer bien des choses, et que dès que je vous eus écrit que je n'y pouvais rien ajouter, 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
j'y ajoutai sur-le-champ quatre vers. Voici à quelle occasion dans la scène du quatrième acte, entre Athamare et Indatire, ce Scythe dit au prince
Apprends à mieux juger de ce peuple équitable,
Égal à toi sans doute et non moins respectable.
Athamare ne répond rien à cela il est vrai qu'il est pressé de parler de sa demoiselle, mais il me paraît nécessaire de confondre d'abord cette bravade. Je le fais donc répondre ainsi Élève ta patrie et cherche à la vanter;
C'est le recours du faible, on peut le supporter.
Ma fierté, que permet la grandeur souveraine,
Ne daigne pas ici lutter contre la tienne.
Te crois-tu juste, au moins?
INDATIRE.
Oui, je puis m'en flatter.
Il y a encore un mot qui m'a paru trop rude, au deuxième acte. Hermodan, en voyant le repentir d'Athamare, dit Je me sens attendri d'un spectacle si rare.
Sozame répond
Tu ne m'attendris point, malheureux Athamare 1
Cela n'est pas juste, cela n'est pas honnête il doit lui dire Tu ne me séduis point, malheureux Athamare 1
Je recommande donc ces deux corrections à vos bontés angéliques je vous prie de les faire porter sur l'exemplaire de Lekain et sur les autres. Il n'en coûte que la peine de coller quelques petits pains.
Après cette importunité, je vous demande une autre grâce c'est d'envoyer un exemplaire bien corrigé à Mme de Florian, qui n'en fera pas un mauvais usage, et qui ne le laissera pas courir. Il ne serait pas mal qu'elle vit une répétition elle s'y connaît, elle dit son mot net et court. Plus j'y pense, plus j'aime les Scythes. Je prie Dieu qu'ainsi soit de vous. Le sujet est heureux, ou je suis bien trompé, et le sujet fait tout.
Mille tendres respects.
G752. A M. MARMONTEL.
16 février.
Bélisaire arrive nous nous jetons dessus, maman et moi, comme des gourmands. Nous tombons sur le chapitre quinzième c'est le chapitre de la tolérance, le catéchisme des rois c'est la liberté de penser soutenue avec autant de courage que d'adresse rien n'est plus sage, rien n'est plus hardi. Je me hâte de vous dire combien vous nous avez fait de plaisir. Nous nous attendons bien que tout le reste sera de la même force, car vous ne pouvez penser qu'avec votre esprit, et écrire que de votre style. Je vous en dirai davantage quand j'aurai tout lu. Je vous demande votre indulgence pour la tragédie des Scythes. Elle est d'un jeune homme qui ne devrait pas faire de pièce de théâtre à son âge mais comme il essuyait une espèce de petite persécution 1, il a cru devoir imiter Alcibiade, qui fit couper la queue à son chien pour détourner les caquets. Grand merci, encore une fois, de votre beau chapitre; vous venez de rendre service au genre humain. Dieu vous préserve des regards malins i
Je vous quitte pour entendre la lecture du reste. Bonsoir, mon très-cher confrère.
6753. A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, le 16 février.
Mon cher Cicéron, vous venez de faire pleurer le bonhomme Sirven de tendresse et de reconnaissance. Recevez mes nouveaux remerciements ajoutez à toutes vos bontés celle de dire à M. Target', votre ami, combien je suis touché de ce qu'il veut élever sa voix en faveur des filles de Sirven. Je vous réponds que ce bonhomme ne s'adressera pas à d'autres qu'à vous. Les Calas étaient conduits par cinq ou six protestants du Languedoc, et Sirven n'a d'appui que moi; il ne peut ni ne doit se conduire que par mes conseils et par vos ordres.
Vous savez avec quelle impatience j'attends votre mémoire imprimé. Il n'y a certainement pas un instant à perdre. M. Chardon 1. Dans l'affaire Le Jeune.
2. Gui-Jean-Baptiste Target, né le 17 décembre 1733, mort le 7 septembre 1807. Il avait été membre de l'Assemblée constituante.
m'a mandé qu'il serait bientôt prêt, malgré l'affaire de la Caïennei, qui lui prend tout son temps. Il est humain, il est philosophe et bon juge; je compte sur lui comme sur vous. Vous aurez la gloire d'écraser deux fois le fanatisme et les protestants, éclairés d'ailleurs par votre excellent mémoire contre M. de La Roque, ne seront plus fâchés contre Mme de Beaumont, à qui je présente mes très-tendres respects.
N. B. Vous ferez très-bien d'avertir, par une note, que ces longs délais ne doivent être imputés ni aux Sirven ni à vous. La note est nécessaire, et je vous en remercie. Je vous suis aussi tendrement attaché que si j'avais vécu avec vous.
6754. A M. DAMILAVILLE.
16 février.
L'article de votre lettre du 10, concernant un intendant, m'étonne autant qu'il m'afflige. Je crois qu'il sera bon, dans l'occasion, de lui faire parler fortement en votre faveur, sans paraître instruit de ce que vous me mandez. Il m'était venu voir à Ferney, et j'en avais été très-content. Je me flatte encore qu'il ne sera pas difficile de le ramener.
Je ne connais point M. Cassen 2 j'étais fort content de M. Mariette, et je vous prie instamment de le lui dire mais il faut laisser faire M. de Beaumont, et ne le pas décourager. Il est actif, sa gloire est intéressée au succès il est ami de M. Cassen il fait encore travailler M. Target, qui est, dit-on, un excellent avocat, et qui doit donner un factum en faveur des filles de Sirven.
Je vous demande deux grâces, mon cher ami c'est de voir Mariette pour le consoler, et Target et Cassen pour les remercier. J'ai très-bonne opinion du procès. Je suis persuadé que les maîtres des requêtes mettront ce dernier fleuron à leur cou-'ronne civique. M. de Beaumont croit m'apprendre qu'il a obtenu pour rapporteur M. Chardon; et il y a près d'un mois que M. Chardon m'a mandé qu'il était rapporteur. Il paraît prendre l'affaire des Sirven à cœur autant que nous-mêmes. Il m'a fait 1. Voltaire reparle de cette affaire dans la lettre 6815.
2. Pierre Cassen, avocat au conseil du roi, est mort à Paris le 23 décembre 1767, âgé de quarante ans. C'est sous son nom que Voltaire fit, en 1768, imprimer sa Relation de la mort de La Barre; voyez tome XXV, page 503.
l'honneur de m'envoyer un mémoire1 sur l'ile de Sainte-Lucie, dont il a été intendant ce mémoire m'a paru un chef-d'œuvre. J'ai été d'autant plus touché de cette marque de confiance qu'elle me fait espérer qu'il aura quelque envie de s'attirer, dans l'affaire des Sirven, les applaudissements des âmes qui sont sensibles au mérite.
Nous avons reçu, maman Denis et moi, le Bélisaire. Nous nous sommes jetés par un heureux instinct sur le chapitre de la tolérance, qui est le quinzième chapitre il nous a enlevés. Si tout le reste est de cette force, l'ouvrage aura le succès le plus durable. Vous me ferez plaisir d'acheter pour moi un exemplaire de mes sottises chez Merlin, de le faire relier, et de le faire présenter de ma part à M. Marmontel. Voici un petit mot pour lui 2, et l'autre pour M. de Beaumont3. Pardon, mon très-cher ami, de toutes les peines que je vous donne.
6755. A M. DAMILAVILLE.
17 février.
Sur votre lettre, mon cher ami, qui nous a paru un peu équivoque, nous avons cru ne pouvoir mieux faire que de faire signer le mémoire par les Sirven, et de l'envoyer à M. de Courteilles, pour le rendre à M. de Beaumont.
Nous avons jugé, Mme Denis et moi, que c'était le seul moyen de faire paraître cet excellent ouvrage tel qu'il est, signé par les intéressés. J'estime trop M. de Beaumont pour croire qu'il veuille rien changer à un mémoire si touchant et si victorieux. C'est un chef-d'œuvre de raison, d'éloquence, et de sentiment. Faites l'impossible pour qu'il paraisse tel que je le renvoie. Je mande à M. de Courteilles qu'il peut vous le remettre et je n'écrirai à M. de Beaumont qu'en conformité de ce que vous m'aurez mandé. Dites-moi, je vous prie, comment réussit le Bélisaire, dans lequel il y a un si beau morceau sur la tolérance.
6756. A M. LEKAIN.
17 février.
Mon cher ami, si vous n'avez pas le dernier exemplaire des Scythes, que j'ai envoyé pour vous à M. d'Argental, j'en adresse 1. Voyez lettre 6712.
2. Lettre 6752.
3. Lettre 6753.
un à M. Marin pour vous le remettre. Je me flatte qu'il aura cette bonté; et si la multiplicité de ses affaires l'empêche de vous le rendre aussitôt que je le voudrais, je vous prie de le lui demander.
J'espère qu'il ne m'arrivera plus ce qui m'arriva dans Tancrède, où MUe Clairon faillit à faire tomber la pièce, en y insérant ou en y faisant insérer des vers ridicules, tels que ceux-ci Voyant tomber leur chef, les Maures furieux
L'ont accablé de traits, dans leur rage cruelle.
Je sais bien qu'au théâtre on ne se soucie guère du style mais le théâtre devient barbare, et ce n'est pas à moi de fomenter la barbarie.
L'exemplaire que j'envoie est chargé de notes pour l'intelligence des rôles; mais il n'y en a point pour Athamare, parce que vous le jouez c'est à vous, au reste, à disposer de ces rôles je vous prie de faire mes très-tendres compliments à M"e Durancy, et de dire à M. Mole combien je m'intéresse à son rétablissement1.
Je vous embrasse de tout mon cœur. V.
6757. DE M. LINGUET K
A Paris, le 19 février.
Je me conforme volontiers, monsieur, à une coutume très-juste que je vois assez généralement établie c'est que les jeunes auteurs vous adressent un exemplaire de leurs ouvrages, et qu'ils briguent pour leurs productions une place dans votre bibliothèque. 11 est bien naturel que les premiers fruits d'un arbre soient cueillis par la main qui a le plus contribué à en affermir les racines. Les progrès de la raison et du goût parmi nous vous sont dus pour la plus grande partie. Ceux qui en profitent ne sauraient se dispenser de vous en marquer leur reconnaissance. La protection donnée par nos chanceliers à la littérature leur vaut un livre de chaque espèce le même hommage vous est dû au même titre.
Le dieu du goût, ce dieu sensible et délicat,
Dont vous avez si bien fait connaltre l'empire,
Vous a remis les sceaux de cet État.
Malgré les cris de la satire,
1. On retrouvait ici le troisième alinéa de la lettre 6730.
2. La réponse de Voltaire est du 15 mars; voyez n° 6793. Simon-NicolasHenri Linguet, avocat au parlement de Paris, né à Reims le 14 juillet 1736, a péri sur l'échafaud révolutionnaire le 27 juin 1791.
Il est bien vrai qu'il vous expose à recevoir de temps en temps des envois fàcheux, et à des lectures ennuyeuses. Mais vous usez sans doute du privilége des autres chanceliers, vous vous gardez bien de lire tous les placets qu'on vous adresse et quand vous vous y croiriez obligé en conscience, ce ne serait, après tout, qu'un des inconvénients de votre place. Il n'y en a point, comme vous savez, qui n'ait des amertumes. Ce n'est que dans l'Église qu'on trouve des bénéfices sans charge.
Si vous dérogez pour moi aux prérogatives de la vôtre, si vous daignez jeter un coup d'oeil sur la Théorie des lois civiles 1, vous y trouverez peutêtre bien des choses nouvelles; mais il y en aura beaucoup aussi que vous avez sûrement pensées avant moi. Je vous ai assez lu, je vous ai assez bien compris, pour être certain que vous ne me blâmerez pas d'avoir combattu les opinions de M. de Montesquieu. J'ai rendu justice à son grand génie en attaquant ses erreurs. C'est un esprit brillant qui est sujet à de fréquentes éclipses. Je n'en dis pas à beaucoup près tout ce que j'en aurais pu dire il me reste des matériaux pour plus d'un volume. J'aurai occasion de les placer dans la suite de mon ouvrage, si je remplis jamais le grand projet que j'ai formé, celui d'attaquer dans sa source la multiplicité des lois, des tribunaux, des coutumes, etc.; de prouver que la simplicité, l'uniformité, sont ou doivent être les vrais ressorts de la politique, et que la complication ne fait que des monstres en tout genre. Vous sentez qu'en développant de pareils principes, il faudra souvent réfuter il. de Montesquieu, et c'est ce qui parait aussi facilo que nécessaire.
Je pense comme vous, monsieur, que la littérature, les arts, et tout ce qui y a rapport, sont des inventions très-utiles pour les riches, des ressources très-bonnes pour les hommes oisifs qui ont du superflu; ce sont des hochets qui les amusent dans l'état d'enfance perpétuelle où les retient l'opulence. Leur vivacité s'exerce sur ces bagatelles qui les occupent. L'attention qu'ils y donnent les empêche de faire du développement do leurs forces un usage plus dangereux.
Mais je crois fermement qu'il n'en est pas ainsi de l'autre portion infiniment plus nombreuse de l'humanité que l'on appelle peuple. Ces hochets 1. Ouvrage de Linguet, 1767, in-12; 1774, trois volumes in-12.
Il vous en a nommé le premier magistrat.
Ce poste-là pour la finance
Ne vaut pas tant, comme je crois,
Que la garde des sceaux de France;
Et ce n'est pas la seule différence
Qui distingue ces deux emplois.
Chacun peut se croire capable
De bien garder ces derniers sceaux.
Aussi voit-on à ce poste honorable
Prétendre à chaque instant des concurrents nouveaux.
Mais ici le cas est tout autre
Vous n'aurez jamais de rivaux
Assez hardis pour demander le vôtre.
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spirituels deviennent pour lui des amulettes empoisonnés qui le gâtent et le corrompent sans retour. L'état actuel de la société le condamne à n'avoir que des bras. Tout est perdu dès qu'on le met dans le cas de s'apercevoir qu'il a aussi un esprit.
Si l'on pouvait n'illuminer qu'une de ces deux divisions du genre humain; s'il était possible d'intercepter tous les rayons qui vont de la petite à la grande, et d'entreteuir une nuit éternelle sur celle des deux seulement qui n'est utile et soumise qu'autant qu'elle y reste, j'applaudirais volontiers aux travaux des philosophes et de leurs partisans. Mais songez-y, monsieur, le soleil ne saurait se lever pour la première que le crépuscule ne s'étende jusqu'à la seconde, quelque éloignée qu'elle en soit. Celle-ci, dès qu'elle est éclairée, tend nécessairement à apprécier l'autre, où à se confondre avec elle. 11 s'ensuit de là que le jour leur est funeste à toutes deux, et qu'une obscurité où elles vivent tranquilles, chacune dans leurs limites respectives, est infiniment préférable à des lumières qui ne leur apprennent qu'à se dédaigner, ou à se détester réciproquement.
Voilà, monsieur, ma petite profession de foi littéraire, à laquelle je serai toujours attaché, jusqu'au martyre exclusivement, etc.
6758. A M. DAMILAVILLE.
20 février.
Les aveugles, mon cher ami, sont sujets à faire d'énormes méprises. Lorsque le paquet contenant le mémoire des Sirven arriva, nous ne songeâmes pas seulement s'il était accompagné d'une lettre. Nous nous jetâmes dessus avec avidité il fut lu sur-le-champ, à haute et intelligible voix, par M. de La Harpe. Nous pleurions tous, nous disions tous Ce M. de Beaumont s'est surpassé; le mémoire des Sirven est bien supérieur au mémoire des Calas; le conseil du roi fondra en larmes. Aussitôt nous envoyons le mémoire aux Sirven pour le signer; ils le signent; le mémoire part à l'adresse de M. de Courteilles. Quand tout cela est fait, on lit votre lettre; on voit que le mémoire est de vous, qu'il n'est point juridique, que Sirven ne devait point le signer alors nous nous promettons le secret. Je vous écris un mot à la hâte; je vous dis que votre mémoire est chez M. de Courteilles. Si on ne vous l'a pas remis, courez vite chez lui, reprenez votre excellent ouvrage; et, si vous voulez qu'il soit imprimé, renvoyez-le-moi il fera un grand effet dans les pays étrangers; mais, surtout, que M. de Beaumont donne le sien; il nous fait périr par ses lenteurs.
Il y a six ans qu'une famille innocente gémit, et il y a deux ans que M. de Beaumont devrait avoir fini ses peines il ne sait donc pas combien la vie est courte.
Bonsoir, mon très-cher ami mon corps et mes yeux vont bien mal mais aussi j'entre dans ma soixante et quatorzième année, malgré la fausse date de mes estampes. Ècr. l'inf. 6759. A M. LE DUC DE CIIOISEUL.
A Fcrney, 20 février.
Monseigneur, j'ai reçu les deux lettres dont vous m'avez honoré, avec un passe-port général, mais non pas dans leur temps, parce que vos bontés ne me sont parvenues que par les cascades de la dragonnade.
Je vous ai envoyé le Discours 1 de M. de La Harpe, qui a remporté le prix à l'Académie. La justice qu'il vous a rendue a beaucoup contribué à lui faire remporter ce prix. Son ouvrage a été applaudi de tout le public.
Je ne sais si on vous a envoyé le mémoire ci-joint permettez-moi la liberté de vous le présenter comptez qu'il est exact et fidèle. Il sera bien difficile de vivre dorénavant dans le pays de Gex sans votre protection. Je vous la. demande aussi pour les Scythes; je les ai retravaillés suivant les judicieuses remarques que vous avez daigné faire. Je n'en ai fait imprimer que quelques exemplaires, pour épargner la peine des copistes l'édition ne paraîtra à Paris que quand vous en serez content.
Je serais bien flatté si vous pouviez honorer la première représentation de votre présence.
J'ai bien des querelles avec M. d'Argental pour les Scythes, sur le cinquième acte; mais je m'en rapporte à vous.
Je suis pénétré de vos bontés, elles font ma consolation dans mes misères. M. le chevalier de Jaucourt ne m'a vu qu'aveugle et malade. J'étais mort, si je ne m'étais pas égayé aux dépens de Jean-Jacques, de la demoiselle Levasseur, et de Catherine2. Je me mets à vos pieds avec la plus tendre reconnaissance et le plus profond respect.
1. Voyez la note sur la lettre 6622.
2. Catherine Ferbot, qui joue un rôlo dans le poëme de la Guerre civile de Genève; voyez tome IX, et aussi les Questions sur les miracles, tome XXV, page 406.
0760. A M. DORAT.
Le 20 février.
Il est vrai, monsieur, que j'avais été flatté de la promesse que vous m'aviez faite, lorsqu'une lettre que j'avais écrite à M. de Pezay1 m'en attira une très-obligeante de vous. Cette espérance adoucissait beaucoup le mal dont je ne connaissais qu'une partie. Des vers tels que vous les savez faire auraient plu davantage au public que la publication de quelques lettres qui ne sont pas faites pour lui.
Les procédés de J.-J. Rousseau ne sont point des querelles de littérature; ce sont des complots formés par l'ingratitude et par la méchanceté la plus noire, dont les médiateurs de Genève et le ministère de France sont assez instruits. Au reste, personne n'a jamais souhaité plus passionnément que moi l'union des gens de lettres; personne n'a mieux senti combien ils seraient utiles, et à quel point ils seraient respectés du public s'ils se soutenaient les uns les autres. Il faut laisser aux folliculaires, aux Desfontaines, aux Fréron, l'infâme métier de déchirer leurs confrères pour gagner quelque argent ce sont des misérables qui ont fait de la littérature une arène de gladiateurs.
Vous avez redoublé mon estime pour vous, monsieur, en m'apprenant que vous n'aviez nul commerce avec ce vil Fréron, qui est, dit-on, l'opprobre de la société, et dont on ne prononce le nom qu'avec horreur et mépris. Cet homme, assurément, n'était fait ni pour apprécier vos agréables ouvrages, ni pour approcher de votre personne. S'il y avait encore des Chaulieu et des La Fare, ce serait leur société qui vous conviendrait, ainsi qu'à M. de Pezay, votre ami.
Je vous répéterai* encore que j'ai été très-touché des lettres que vous m'avez écrites; mais le public les ignore, il a vu la pièce que vous m'aviez promis de réparer. Je vous eu parle pour la dernière fois. Je ne veux plus me livrer qu'au plaisir de vous dire combien j'ambitionne votre estime et votre amitié, et avec quels sentiments j'ai l'honneur d'être votre, etc.
1. Lettre 6653.
2. Il l'avait déjà dit dans la lettre 6658.
6761. A M. COLINI.
Ferney, 20 février.
Êtes-vous actuellement à Paris, mon cher ami? Je vous écris à l'adresse que vous m'avez donnée. J'ignore l'objet de vos voyages; mais, quel qu'il soit, je vous en félicite, puisque vous ne les avez entrepris sans doute que pour le service de votre aimable souverain. Le rude hiver que nous avons essuyé a achevé de ruiner mon faible tempérament j'éprouve tous les maux de la décrépitude; consolez-moi par le récit de vos plaisirs, et par les assurances de votre amitié.
Les tracasseries de Genève ont fait un peu de tort au petit pays que j'habite; elles ne nous ôteront pas le bel aspect dont nous commençons à jouir. Si notre climat est cruel l'hiver, il est charmant dans les autres saisons. La jouissance de la campagne et de la liberté est le plaisir de la vieillesse. L'idée d'être toujours aimé de vous redouble ce plaisir et adoucit tous mes maux.
6762. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 20 février.
Je suis bien aise que ce livre qu'on a eu tant de peine à trouver ici vous soit parvenu, puisque vous le souhaitiez. Ce pauvre abbé Fleury, qui en est l'auteur, a eu le chagrin de l'avoir vu mettre à l'index à la cour de Rome'. Il faut avouer que l'histoire de l'Église est plutôt un sujet de scandale que d'édification.
L'auteur* de la préface a raison, en ce qu'il soutient que l'ouvrage des hommes se décèle dans toute la conduite des prêtres qui altèrent cette religion (sainte en elle-même3) de concile en concile, la surchargent d'article de foi, et puis la tournent toute en pratiques extérieures, et finissent enfin par saper les mœurs avec leurs indulgences et leurs dispenses, qui ne semblent inventées que pour soulager les hommes du poids de la vertu; comme si la vertu n'était pas d'une nécessité absolue pour toute société, comme si quelque religion pouvait être tolérée sitôt qu'elle devient contraire aux bonnes mœurs. r
II y aurait de quoi composer des volunîo6 sur cette matière; et les petits ruisseaux que je pourrais fournir se perdraient dans les immenses réservoirs 1. L'Abrégé de l'histoire ecclésiastique de Fleury, avec l'Avant-propos de Frédéric, fut brûlé à Berne peu de temps après sa publication; mais il ne fut mis à l'index que le 1er mars 1770.
2. Frédéric lui-même.
3. « Simple en elle-même. » (Édit. de Berlin.)
et les vastes mers de votre seigneurie de Ferney. Vous écrire sur ce sujet, ce serait porter des corneilles à Athènes.
J'en viens à vos pauvres Genevois. Selon ce que disent les papiers publics il parait que votre ministère de Versailles s'est radouci sur ce sujet. Je le souhaite pour le bien de l'humanité. Pourquoi changer les lois d'un peuple qui veut les conserver ? Pourquoi tracasser? Certainement il n'en reviendra pas une grande gloire à la France d'avoir pu opprimer une pauvre république voisine. Ce sont les Anglais qu'il faut vaincre, c'est contre eux qu'il y a de la réputation à gagner, car ces gens sont fiers et savent se défendre. Je ne sais si on réussira en France à établir leur banque. L'idée en est bonne; mais moi, qui vois ces choses de loin, et qui peux me tromper, je ne crois pas qu'on ait bien pris son temps pour l'établir. JI faut avoir du crédit pour en former une; et, selon les bruits populaires, le gouvernement en manque.
Je vous fais mes remerciements de la façon dont vous avez défendu mes barbarismes et mes solécismes envers l'abbé d'Olivet2. Vous, et les grands orateurs, rendez toutes les causes bonnes. Si vous vous le proposiez, vous me donneriez assez d'amour-propre pour me croire infaillible comme un des Quarante, tant l'art de persuader est un don précieux 1
Je voudrais l'avoir pour persuader aux Polonais la tolérance. Je voudrais que les dissidents fussent heureux, mais sans enthousiasme, et de façon que la république fût contente. Je ne sais point ce que pense le roi de Pologne; mais je crois que tout cela pourra s'ajuster doucement, en modérant les prétentions des uns, et en portant les autres à se relâcher sur quelque chose. Le saint-père a envoyé un bref dans ce pays-là il n'y est question que de la gloire du martyre, de l'assistance miraculeuse de Dieu, du fer, du feu, de l'obstination 3, de zèle, etc., etc. Le Saint-Esprit l'inspire bien mal, et lui a fait faire, depuis son pontificat, toutes choses à contre-sens. A quoi bon donc être inspiré?
Il y a ici une comtesse polonaise; elle se nomme Skorzewska; c'est une espèce de phénomène. Cette femme a un amour décidé pour les lettres; elle a appris le latin, le grec, le français, l'italien, et l'anglais; elle a lu tous les auteurs classiques de chaque langue, et les possède bien. L'âme d'un bénédictin réside dans son corps avec cela, elle a beaucoup d'esprit, et n'a contre elle que la difficulté de s'exprimer en français, langue dont l'usage ne lui est pas encore aussi familier que l'intelligence. Avec pareille recommandation vous jugerez si elle a été bien accueillie. Elle a de la suite dans a conversation, de la liaison dans les idées, et aucune des frivolités de son sexe. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle s'est formée elle-même, sans aucun secours. Voilà trois hivers qu'elle passe à Berlin avec les gens de lettres, en suivant ce penchant irrésistible qui l'entraine.
Je prêche son exemple à toutes nos femmes, qui auraient bien une autre 1. Frédéric veut dire sans doute des chouettes.
2. Voyez la lettre 6652, page 15.
3. « De l'obstination de défense de la foi. n (Edit. de Berlin.)
facilité que cette Polonaise à se former; mais elles ne connaissent pas la félicité de ceux qui cultivent les lettres, et parce que cette volupté n'est pas vive, elles ne la reconnaissent pas pour telle. Vous, quoique dans un âge avancé, vous leur devez encore les plus heureux moments de votre vie. Quand tous les autres plaisirs passent, celui-là reste; c'est le fidèle compagnon de tous les âges et de toutes les fortunes.
Puissiez-vous encore en jouir longtemps pour le bien de ces lettres mêmes, pour éclairer les aveugles, et pour défendre mes barbarismesl Je le souhaite de tout mon cœur. Vale.
Fbdéiuc.
6763. A M. LE DUC DE LA VALLIÈRE.
A Ferney, 21 février.
Il est vrai, monsieur le duc, que j'ai fait une drôle de tragédie où j'ai mis un petit-mattre persan avec des paysans scythes, et une demoiselle de qualité qui raccommode ses chemises et celles de son père, supposé qu'on eût des chemises en Scythie. Comme vous ne haïssez pas les choses bizarres, j'aurais pris sans doute la liberté de vous envoyer cette facétie, si je n'étais occupé à la corriger ce qui me coûte beaucoup, attendu que j'ai eu, il y a quelque temps, un petit soupçon d'apoplexie qui m'a un peu affaibli le cervelet. J'ai l'honneur d'entrer dans ma soixante et quatorzième année, quoi qu'en disent mes mauvaises estampes. Vous voyez que ma tragédie n'est pas un jeu d'enfant, mais elle tient beaucoup du radotage, ce qui revient à peu près au même. Ou j'ai perdu entièrement la mémoire, ou je me souviens très-bien que je vous ai remercié de votre beau certificat' en faveur d'Urcéus Codrus. Celui qui écrit sous ma dictée (parce que je suis aveugle tout l'hiver) se souvient très-bien de vous avoir remercié de votre témoignage sur Urcéus. Nous sommes exacts, nous autres solitaires, parce que nous ne sommes point distraits par le fracas.
On dit que vous faites un bijou de l'hôtel Jansen. Je m'en rapporte bien à vous, surtout si vous avez autant d'argent que de goût.
On dit qu'on joue chez vous un jeu prodigieux. Fi cela n'est pas philosophe. Vous n'êtes pas encore au point où je vous voudrais.
Cependant conservez-moi vos bontés j'ai besoin de cette consolation, après avoir été vingt ans sans vous faire ma cour car, 1. C'est celui qui est tome XXV, page 582.
si vous vous en souvenez, je me suis enfui de France au Catilina de Crébillon c'était, pardieu! un détestable ouvrage; c'était le tombeau du sens commun mais je veux actuellement qu'on ait de l'indulgence pour les vieillards.
Je vous suis attaché pour le reste de ma vie avec bien du respect, et avec toute la vivacité des sentiments d'un jeune homme.
6764. A M. L E K A I N.
21 février.
Vous avez dû, mon cher ami, recevoir une lettre de moi avec la tragédie des Scylhes, que j'ai adressée pour vous à M. Marin. Voici encore un petit changement que j'ai jugé absolument nécessaire. Ma mauvaise santé et mon épuisement total nemepermettent plus de travailler à cet ouvrage je vous demande en grâce de me dire si vous pouvez la faire jouer le mercredi des Cendres, parce que si elle ne peut être jouée dans ce temps-là, il est d'une nécessité absolue que je donne l'édition corrigée, pour indemniser le libraire de la perte de sa première édition. Il serait beaucoup plus avantageux pour vous que la pièce fût jouée le mercredi des Cendres, parce qu'alors je serai plus en état de vous procurer un honoraire de la part du libraire d'ailleurs, comme on joue actuellement cette pièce à Lausanne, et qu'on va la jouer à Bordeaux, aussi bien que chez moi, il paraît indispensable que les comédiens se déterminent sans délai. Je vous prie très-instamment de me mander votre dernière résolution, et de compter toujours sur la tendre amitié que je vous ai vouée pour le reste de ma vie. V.
Corrections à la scène deuxième du cinquième acte,
entre Sozame et Obéide.
OBÉIDE.
Avez-vous bien connu mes sentiments secrets? I j Dans le fond de mon cœur avez-vous daigné lire?
SOZAME.
Mes yeux l'ont vu pleurer sur le sein d'Indatire;
Mais je pleure sur toi dans ce moment cruel
J'abhorre tes serments.
obéide. **j
Vous voyez cet autel,
Ce glaive dont ma main doit frapper Atliamare;
Vous savez quels tourments mon refus lui prépare
Après ce coup terrible, et qu'il me faut porter, etc.
M. Lekain est prié de porter ce changement sur la copie que M. Marin a dû lui remettre.
6765. DE STANISLAS-AUGUSTE PONIATOWSKI, ROI DE POLOGNE.
Varsovie, le 21 février.
Monsieur de Voltaire, tout contemporain d'un homme tel que vous, qui sait lire, qui a voyagé, et ne vous a pas connu, doit se trouver malheureux. Si le roi mon prédécesseur eût vécu un an de plus, j'aurais vu Rome et vous. J'allais partir pour l'Italie lorsqu'il est mort, et je comptais revenir par chez vous. C'est un des plaisirs que me coûte ma couronne, et dont elle ne m'ôtera jamais le regret. Vous l'augmentez par votre lettre du 3 de ce mois; vous m'y tenez compte de faits qui ne sont malheureusement que des intentions. Plusieurs des miennes ont leur source dans vos écrits. Il vous serait souvent permis de dire « Les nations feront des vœux pour que les rois me lisent. »
Continuez, monsieur, à jouir de votre gloire, et à prouver au monde qu'il est des esprits qui ne s'épuisent point. Je suis bien véritablement, monsieur de Voltaire, votre très-affectionné.
Stanislas-Auguste, roi.
m
6766. A M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
A Ferney, 23 février.
Je suis partagé, monsieur, entre la reconnaissance que je vous dois et l'admiration où je suis qu'au milieu de vos occupations, et même de vos dissipations, vous ayez pu faire un plan si rempli de génie et de ressources. Nous convenons qu'il est l'ouvrage d'un esprit supérieur. Vous me direz pourquoi ne l'adoptez-vous donc pas ? Vous en verrez les raisons dans le petit mémoire que nous envoyons à M. et à Mme d'Argental.
M11" Denis, M. et Mme de La Harpe, nos acteurs et moi, nous avons retourné de tous les sens ce que vous nous proposez. Nous nous sommes représenté vivement l'action, et tout ce qu'elle comporte, et tout ce qu'elle doit faire dire; nous sommes tous d'un avis unanime nous osons même nous flatter que, quand vous 1. Frédéric-Auguste II, mort à Dresde le 5 octobre 1763.
verrez nos raisons déduites dans notre mémoire, elles vous paraîtront convaincantes.
Il est vrai que, malgré toutes nos raisons, nous tremblons d'avoir tort lorsque nous disputons contre vous. Nous sentons bien qu'il y a quelque chose de hasardé dans ce cinquième acte, mais nous ne pouvons juger que d'après l'impression qu'il nous laisse. Nous le jouons, et il nous fait un effet terrible. Comment voulez-vous que nous abandonnions ce qui nous touche pour un plan qui, tout ingénieux qu'il est, nous paraît avoir des difficultés insurmontables? Il en sera toujours d'une tragédie comme de toutes les affaires de ce monde il faut choisir entre les inconvénients les moins grands. Il y aura sans doute des critiques; Zaïre, Mërope, Tancrède, etc., en ont essuyé beaucoup, et le Siège de Calais a inspiré le plus grand enthousiasme. Il faut se soumettre à cette bizarrerie des hommes; mais nous sommes tous persuadés que la chaleur du cinquième acte doit l'emporter sur toutes les critiques qu'on fera de sang-froid. Le spectateur assurément se doute bien, dans la tragédie d'Ohjmpie, que cette Olympie se jettera dans le bûcher de sa mère et c'est précisément ce doute qui inspire la curiosité et l'attendrissement. Il est dans la nature humaine de vouloir voir comment les choses qu'on devine seront accomplies. C'est ce que nous détaillons dans notre mémoire, que nous vous supplions de lire avec impartialité. Pour moi, je me défie de mes idées j'aime et je respecte les vôtres autant que votre personne. C'est avec timidité et avec honte que je suis d'un autre avis que vous; mais enfin il ne faut jamais, dans aucun art, travailler contre son propre sentiment, comme en morale il ne faut point agir contre sa conscience on est sûr alors de travailler très-mal; l'enthousiasme est entièrement éteint, l'esprit, mis à la gêne, perd toute son élasticité. Ou écrit raisonnablement, mais froidement. En un mot, lisez nos représentations, et jugez.
Agréez, monsieur, mon tendre et respectueux attachement pour vous, pour Mnie de Chauvelin, et pour tout ce qui vous appartient.
N. B. Depuis ma lettre écrite, nous avons joué la pièce; le cinquième acte a fait plus d'effet que les autres, et on a répandu beaucoup de larmes.
6767. A M. LEKAIN.
A Ferney, 23 février.
Mon cher ami, le petit concile de Ferney a répondu au grand concile de l'hôtel d'Argental. Nous trouvons le projet qu'on nous propose froid et impraticable. Nous trouvons insipide ce Je ne puis, substitué à ce terrible Je l'accepte1.
Nous croyons, d'après l'expérience, que ce Je l'accepte, prononcé avec un ton de désespoir et de fermeté, après un morne silence, fait l'effet le plus tragique.
Nous pensons que l'étonnement, le doute, et la curiosité du spectateur, doivent suivre ce mouvement de l'actrice. Nous sommes persuadés, d'après nos propres sensations, que tout le rôle d'Obéide, au cinquième acte, tient le spectateur en haleine, et le remue d'autant plus fortement qu'il devine dans le fond de son cœur ce qui doit arriver.
Nous avons pesé les inconvénients, et ce qui nous paraît des beautés nous avons conclu qu'il serait abominable de faire traîner Athamare à la torture et aux supplices, et que si dans ce moment Obéide prenait la résolution de s'offrir pour l'immoler, afin de lui épargner des souffrances, cela ressemblerait à un bourreau qui va donner le coup de grâce et si elle ne prend que dans ce moment la résolution de se tuer, cette inspiration subite ne fait pas, à beaucoup près, le même effet qu'un dessein pris dès la première scène, et qui rend son rôle théâtral pendant l'acte tout entier.
Nous alléguons beaucoup d'autres raisons que nous détaillons dans un mémoire que nous envoyons à M. d'Argental ;nous craignons à la vérité de nous tromper, en combattant l'avis des connaisseurs les plus éclairés, mais nous ne pouvons juger que d'après notre sentiment. Nous avons vu l'effet, et M. d'Argental ne l'a pas vu. Nous ne craignons rien de ce qu'ils craignent, et un endroit qui ne leur a fait aucune peine nous en fait beaucoup. C'est ainsi que les opinions se partagent sur toutes les affaires de ce monde mais après avoir tout pesé, tout discuté, il faut prendre enfin un parti. Ce parti est celui de jouer la pièce telle que je vous l'ai envoyée par M. Marin. Je vous prie seulement de changer ce vers
Vous voyez, vous sentez quel meurtre se prépare.
1. Les Scythes, acte V, scène i.
Il faut mettre à la place':
Vous savez quel tourment un refus lui prépare.
Je suis persuadé que vous donnerez à l'actrice toute l'intelligence du rôle d'Obéide.
Nous nous flattons que le quatrième acte sera extrêmement théâtral je suis bien sûr que vous le ferez réussir, quand vous direz au bonhomme Hermodan, avec une pitié noble Vieillard, ton fils n'est plus.
Encore une fois, nous pouvons nous tromper, Mme Denis, Mme de La Harpe, Mme Dupuits, M. de La Harpe, M. Dupuits, M. Cramer, et moi mais répétez comme nous avons répété, et jugez d'après l'effet.
Je suis d'ailleurs dans la nécessité absolue de faire réimprimer la pièce incessamment, et j'attends de vos nouvelles avec la plus vive impatience.
Depuis ma lettre écrite, nous venons de jouer la pièce le cinquième acte a fait un plus grand effet encore que le quatrième. On a versé beaucoup de larmes, et il n'y a point de critique qui tienne contre des larmes. Si j'avais le malheur de croire une seule des critiques qu'on me fait, la pièce serait perdue croyezen mon expérience, et l'effet dont je viens d'être témoin. Souvenez-vous du quatrième acte de Tancrède, qu'on voulait me faire changer.
6768. A M. LEKAIN.
25 février.
Ne vous laissez point subjuguer, mon cher ami, par un plan tout à fait antithéâtral qu'on propose. Je ne réponds pas de l'effet d'une pièce où tout est simple et naturel, dans un temps où le public, égaré, semble ne vouloir que des événements incroyables, entassés les uns sur les autres, avec des vers aussi barbares que ceux de Garnier et de Hardi. Résistez au torrent du goût le plus détestable qui ait jamais déshonoré la nation. J'aime mieux tomber avec un ouvrage fait selon les règles de l'art, que de réussir par un poëme barbare.
Je ne puis d'ailleurs m'imaginer que la nature ne parle pas au cœur des Parisiens comme elle nous parle et je ne vois pas 1. La correction a été faite acte V, scène n voyez tome VI, page 324.
pourquoi ce qui nous fait répandre des larmes serait mal reçu chez vous.
Je vous ai envoyé quelques changements, et je me flatte que vous en avez fait usage. En voici encore un au quatrième acte', dans lequel Indatire a nécessairement trop raison contre Athamare. Je fortifie votre rôle autant que la situation le permet c'est après ce vers d'Indatire
A servir sous un maître on me verrait descendre 1
ATHAMARE.
Va, l'honneur de servir un maître généreux,
Qui met un digne prix aux exploits belliqueux,
Vaut mieux que de ramper dans une république
Insensible au mérite, et même tyrannique.
Tu peux prétendre à tout en marchant sous ma loi.
J'ai parmi, etc.
Il faut encore, mon cher ami, que je vous dise que si, dans la scène entre Obéide et son père, au cinquième acte, il y a encore quelques longueurs, il faudra retrancher les quatre vers d'Obéide
Une invincible loi me tient sous son empire etc.
Mais j'avoue que je les supprimerais à regret. Encore une fois laissez dire les critiques de cabinet, et rapportez-vous-en à l'effet que fait la pièce au théâtre il n'y a point de meilleur juge.
6769. A M. CHRISTIN.
25 février.
Mon cher avocat philosophe, il y a plus de cent lieues malheureusement de Saint-Claude à Ferney, et le chemin ne s'accourcira pas de sitôt. On dit que vous avez ̃ reçu pour moi un gros paquet de livres d'envoi de ce pauvre Fantet; je vous supplie de l'ouvrir, de lui renvoyer sa Matière médicale en dix volumes, dont je n'ai que faire il y a là de quoi empoisonner un royaume. Je me contente de ma casse, et je ne veux pas d'autre remède.
Je vous envoie six exemplaires de la deuxième édition du 1. Scène n.
2. Ils n'ont pas été retranchés; voyez tome VI, page 325.
Comméntairel. Je ne risque que cette demi-douzaine, crainte des écornifleurs. M. Servan, avocat général de Grenoble, a fait un discours très-pathétique sur le même sujet2; il est imprimé, et vous l'avez peut-être vu. La raison et l'humanité commencent à percer de tous côtés. L'impératrice de Russie m'écrit ces propres mots' Malheur aux persécuteurs ils méritent d'être mis au rang des furies. Mais tandis que la raison parle, le fanatisme hurle on poursuit Fantet on en poursuit bien d'autres. M. Le Riche se signale en faveur de Fantet. J'espère qu'il viendra à bout de mettre un frein à la persécution. Si j'étais plus jeune, si je pouvais agir, je ne laisserais pas accabler ainsi un infortuné. Je fais de loin ce que je puis, et c'est fort peu de chose.
Mme Denis vous fait bien ses compliments je vous embrasse de tout mon cœur. Écr. l'inf.
6770. A M. MARIOTT,
AVOCAT GÉNÉRAL D'ANGLETERRE.
26 février.
Monsieur, je prends le parti de vous écrire par Calais plutôt que par la Hollande, parce que, dans le commerce des hommes comme dans la physique, il faut toujours prendre la voie la plus courte. Il est vrai que j'ai passé près de trois mois sans vous répondre; mais c'est que je suis plus vieux que Milton, et que je suis presque aussi aveugle que lui. Comme on envie toujours son prochain, je suis jaloux de milord Chesterfield, qui est sourd 4. La lecture me parait plus nécessaire dans la retraite que la conversation. Il est certain qu'un bon livre vaut beaucoup mieux que tout ce qu'on dit au hasard. 11 me semble que celui qui veut s'instruire doit préférer ses yeux à ses oreilles; mais, pour celui qui ne veut que s'amuser, je consens de tout mon cœur qu'il soit aveugle, et qu'il puisse écouter des bagatelles toute la journée. Je conçois que votre belle imagination est quelquefois trèsennuyée des tristes détails de votre charge. Si on n'était pas soutenu par l'estime publique et par l'espérance, il n'y a personne qui voulût être avocat général. 11 faut avoir un grand 1. Sur le Traité des Délits et des Peines; voyez tome XXV, page 539. 2. Discours sur l'administration de la justice criminelle, 1767, in-8°. 3. Voyez lettre 6664.
4. Voltaire a publié, en 1775, les Oreilles du comte de Chesterfield et le chapelain Goudman; voyez tome XXI, page 577.
courage, quand on fait d'aussi beaux vers que vous, pour s'appesantir sur des matières contentieuses, et pour deviner l'esprit d'un testateur et l'esprit de la loi.
Ma mauvaise santé ne m'a jamais permis de me livrer aux affaires de ce monde; c'est un grand service que mes maladies m'ont rendu. Je vis depuis quinze ans dans la retraite avec une partie de ma famille; je suis entouré du plus beau paysage du monde. Quand la nature ramène le printemps, elle me rend mes yeux, qu'elle m'a ôtés pendant l'hiver; ainsi j'ai le plaisir de renaître, ce que les autres hommes n'ont point.
Jean-Jacques, dont vous me parlez, a quitté son pays pour le vôtre, et moi j'ai quitté, il y a longtemps, le mien pour le sien, ou du moins pour le voisinage. Voilà comme les hommes sont ballottés par la fortune. Sa sacrée Majesté le Hasard décide de tout.
Le cardinal Bentivoglio, que vous me citez, dit à la vérité beaucoup de mal du pays des Suisses, et même ne traite pas trop bien leurs personnes mais c'est qu'il passa du côté du mont Saint-Bernard, et que cet endroit est le plus horrible qu'il y ait dans le monde. Le pays de Vaud au contraire, et celui de Genève, mais surtout celui de Gex, que j'habite, forment un jardin délicieux. La moitié de la Suisse est l'enfer, et l'autre moitié est le paradis.
Rousseau a choisi, comme vous le dites, le plus vilain canton de l'Angleterre chacun cherche ce qui lui convient mais il ne faudrait pas j uger des bords charmants de la Tamise par les rochers de Derbyshire. Je crois la querelle de M. Hume et de J.-J. Rousseau terminée, par le mépris public que Rousseau s'est attiré, et par l'estime que M. Hume mérite. Tout ce qui m'a paru plaisant, c'est la logique de Jean-Jacques, qui s'est efforcé de prouver que M. Hume n'a été son bienfaiteur que par mauvaise volonté il pousse contre lui trois arguments qu'il appelle trois soufflets sur la joue de son prolecteur 4. Si le roi d'Angleterre lui avait donné une pension, sans doute le quatrième soufflet aurait été pour Sa Majesté. Cet homme me paraît complétement fou. Il y en a plusieurs à Genève. On y est plus mélancolique encore qu'en Angleterre; et je crois, proportion gardée, qu'il y a plus de suicides à Genève qu'à Londres. Ce n'est pas que le suicide soit toujours de la folie. On dit qu'il y a des occasions où un sage 1. Dans la lettre de J.-J. Rousseau à Hume, du 10 juillet 1766, il y a troisième «oufflet sur la joue de mon patron.
peut prendre ce parti; mais, en général, ce n'est pas dans un accès de raison qu'on se tue.
Si vous voyez M. Franklin1, je vous supplie, monsieur, de vouloir bien l'assurer de mon estime et de ma reconnaissance. C'est avec ces mêmes sentiments que j'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, monsieur, votre, etc.
6771. A CATHERINE II,
11IPÉRATIUCE DE RUSSIE.
A Ferney, 27 février.
Madame, Votre Majesté impériale daigne donc2 me faire juge de la magnanimité avec laquelle elle prend le parti du genre humain. Ce juge est trop corrompu et trop persuadé qu'on ne peut répondre que des sottises tyranniques à votre excellent mémoire. Nepouvoirjouir des droits de citoyen parce qu'on croit que le SaintEsprit ne procède que du Père me paraît si fou et si sot que je ne croirais pas cette bêtise si celles de mon pays ne m'y avaient préparé. Je ne suis pas fait pour pénétrer dans vos secrets d'État; mais je serais bien attrapé si Votre Majesté n'était pas d'accord avec le roi de Pologne il est philosophe, il est tolérant par principe j'imagine que vous vous entendez tous deux comme larrons en foire pour le bien du genre humain, et pour vous moquer des prêtres intolérants.
Un temps viendra, madame, je le dis toujours, où toute la lumière nous viendra du Nord 3 Votre Majesté impériale a beau dire 4, je vous fais étoile, et vous demeurerez étoile. Les ténèbres cimmériennes resteront en Espagne; et à la fin même, elles se dissiperont. Vous ne serez ni ognon, ni chatte, ni veau d'or, ni bœuf Apis; vous ne serez point de ces dieux qu'on mange, vous êtes de ceux qui donnent à manger. Vous faites tout le bien que vous pouvez au dedans et au dehors. Les sages feront votre apothéose de votre vivant; mais vivez longtemps, madame, cela 1. Benjamin Franklin, né en 1706, mort en 1790.
2. Dans la lettre 6664.
3. Dans sa lettre du 22 décembre 1766, n° 6629, Voltaire avait dit à Catherine qu'elle était l'astre le plus brillant du Nord. Dans l'Épître qu'il lui adressa en 1771 (voyez tome X), il dit
C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière.
4. Dans sa lettre n° 0664, Catherine refuse la place que Voltaire lui donne parmi les astres.
vaut cent fois mieux que la divinité si vous voulez faire des miracles, tâchez seulement de rendre votre climat un peu plus chaud. A voir tout ce que Votre Majesté fait, je croirai que c'est pure malice à elle si elle n'entreprend pas ce changement j'y suis un peu intéressé, car, dès que vous aurez mis la Russie au trentième degré, au lieu des environs du soixantième, je vous demanderai la permission d'y venir achever ma vie; mais, en quelque endroit que je végète, je vous admirerai malgré vous, et je serai avec le plus profond respect, madame, de Votre Majesté impériale, etc.
6772. A M. DAMILAVILLK.
27 février.
En réponse à votre lettre du 21, mon cher ami, je vous dirai d'abord que j'ai été plus occupé que vous ne pensez de l'abominable calomnie qu'un homme en place a vomie contre vous. J'ai écrit à un de ses parents1 d'une manière très-forte qui ne compromet personne, et qui ne laisse pas même soupçonner que vous soyez instruit de ce procédé infâme. Vous êtes d'ailleurs à portée d'employer des gens de mérite qui le détromperont ou qui le désarmeront.
J'admire sous quelles formes différentes le fanatisme se reproduit c'est un Protée né dans l'enfer, qui prend toutes sortes de figures sur la terre. Je ne suis pas fâché de l'éclat qu'on a voulu faire contre Bélisaire. On ne peut que se rendre ridicule et odieux en attaquant une morale si pure. Les ennemis de la raison achèvent d'amonceler des charbons ardents sur leur tête; le livre qu'ils attaquent en sera plus connu et plus goûté. Dieu et la raison savent tirer le bien du mal.
Je crois enfin l'affaire de M. Lembertad finie; ce n'a pas été sans peine. La communication entre nous et Genève est absolument interdite, et sans les bontés de M. le duc de Choiseul, nous mourrions de faim, après avoir fait vivre tant de monde. J'ai été très-content de la conversation du curé et du marguillier dans laquelle on rend justice aux vues saines et patriotiques du ministère. Plus la permission qu'il a donnée d'exporter 1. Cette lettre manque.
2. Dialogue d'un curé de campagne avec son marguillier, au sujet de l'édit du roi qui permet l'exportation des grains; par M. Gérardin, curé de Rouvre en Lorraine, 1707, in-8".
les blés mérite notre reconnaissance, et plus nous en devons aussi au Dictionnaire encyclopédique, qui démontre en tant d'endroits les avantages de cette exportation. Il est certain que c'est le plus grand encouragement qu'on pût donner à l'agriculture. Je le sens bien, moi qui suis un des plus forts laboureurs de ce petit pays.
Je suis, pour les Scythes, à peu près dans le même cas où Beaumont est pour son mémoire. J'éprouve des difficultés de la part de mes avocats; et ce qui finirait en deux jours si j'étais à Paris, traîne des mois entiers voilà pourquoi vous n'avez point eu les Scythes. On dit que le tragique est absolument tombé; je n'ai pas de peine à le croire.
M. le chevalier de Chastellux est une belle âme. Il a des parents qui ne sont pas si philosophes que lui. Je vous assure qu'on l'a échappé belle, et qu'il y avait là de quoi perdre un homme sans ressource. Je suis affligé que vous n'ayez rien à me dire de Platon 1 sur toutes les occasions que je saisis de lui rendre justice.
Voici les propres mots d'une lettre de l'impératrice de Russie, en m'envoyant son édit sur la tolérance 2 « L'apothéose n'est pas si fort à désirer qu'on le pense on la partage avec des veaux,' des chats, des ognons, etc., etc., etc. Malheur aux persécuteurs! ils méritent d'être rangés avec ces divinités-là. » Elle m'ajoute que « les suffrages de MM. Diderot et d'Alembert l'encouragent beaucoup à bien faire ».
Voici le premier chant de la Guerre de Genève, puisque vous voulez vous amuser de cette plaisanterie.
6773. A M. LE COMTE DE THESSAN.
A Ferney, 28 février.
Votre souvenir m'a bien touché, monsieur, et votre ouvrage 3 a fait sur moi l'impression la plus tendre. Voilà comme je voudrais qu'on fît les oraisons funèbres. Il faut que ce soit le cœur qui parle; il faut avoir vécu intimement avec le mort qu'on regrette.
C'étaient les parents ou les amis qui faisaient les oraisons funèbres chez les Romains. L'étranger qui s'en mêle a toujours 1. Diderot.
2. Du 9 de janvier 1767.
3. Portrait historique de Stanislas le Bienfaisant, 1767, in-8".
l'air charlatan; il y a même une espèce de ridicule à débiter avec emphase l'éloge d'un homme qu'on n'a jamais vu. Mais où sont les courtisans dignes de louer un bon roi ? il n'y a peut-être que vous. Les patriciens romains savaient tous parfaitement leur langue; les lettres de Brutus sont peut-être plus belles que celles de Cicéron César écrivait comme Salluste il n'en est pas ainsi parmi nous autres Welches. Votre ouvrage est vrai, il est attendrissant, il est bien écrit. Je vous remercie tendrement de me l'avoir envoyé.
Je me suis informé de vous à tous ceux qui ont pu m'en donner des nouvelles; je ne vous ai jamais oublié. Je savais que vous aviez fait des pertes, et je croyais qu'on vous avait dédommagé. Vous comptez donc aller vivre en philosophe à la campagne ? Je souhaite que ce goût vous dure comme à moi. II y a treize ans que j'ai pris ce parti, dont je me trouve fort bien. Ce n'est guère que dans la retraite qu'on peut méditer à son aise.
Je signe de tout mon cœur votre profession de foi. Il parait que nous avons le même catéchisme. Vous me paraissez d'ailleurs tenir pour ce feu élémentaire que Newton se garda bien toujours d'appeler corporel. Ce principe peut mener loin et si Dieu, par hasard, avait accordé la pensée à quelques monades de ce feu élémentaire, les docteurs n'auraient rien à dire on aurait seulement à leur dire que leur feu élémentaire n'est pas bien lumineux, et que leur monade est un peu impertinente. Je suis affligé que vous ayez la goutte, mais il paraît que ce n'est pas votre tête qu'elle attaque.
Vous faites donc actuellement des vers pour votre fille, après en avoir fait pour la mère. Si elle tient de vous, elle sera charmante elle aura du sentiment et de l'esprit. Il faut que vous me permettiez de lui présenter ici mes respects.
Je n'oublierai jamais mon cher Panpan1 c'est une âme digne de la vôtre. Que fera-t-il quand vous ne serez plus en Lorraine? Toute la cour de votre bon roi va s'éparpiller, et la Lorraine ne sera plus qu'une province. On commençait à penser ces belles semences ne produiront plus rien, c'est vers la Marne qu'il faudra voyager.
Notre lac de Genève fait bien ses compliments à la Marne. Ne tremblez point pour les personnes dont vous vous souvenez jamais querelle ne fut plus pacifique. Nous avons à la 1. Devaux.
vérité des dragons, mais ils sont aussi tranquilles que les Genevois.
Adieu, monsieur; conservez-moi des bontés qui font la consolation de ma vieillesse. Votre paquet m'est venu par Paris, après bien des cascades.
6774. – ^A ,M. MARMONTEL.
28 février.
Chancelier de Bélisaire, on me dit que la Sorbonne demande des cartons. Ce n'est pas Rélisaire qui est aveugle, c'est la Sorbonne. Voici les propres mots d'une lettre1 de l'impératrice de Russie, en m'envoyant son édit sur la tolérance « L'apothéose n'est pas si fort à désirer que l'on pense on la partage avec des veaux, des chats, des ognons, etc., etc" etc. Malheur aux persécuteurs Ils méritent d'être rangés avec ces divinités-là. » Elle ambitionnera votre suffrage, mon cher confrère, dès qu'elle aura lu votre Belisaire, et n'y fera pas assurément de cartons. Cet ouvrage fera du bien à notre nation, je peux vous en répondre. Tout c,e que je vous écris est toujours pour Mme Geoffrin, car j'ai la vanité de croire que je pense comme elle. Si le roi de Pologne et l'impératrice de Russie ne s'entendaient pas sur la tolérance, je serais trop affligé.
Bonsoir, mon cher confrère jouissez de votre gloire, et du ridicule des docteurs.
6775. A M. PANCKOUCKE.
28 février.
J'ai reçu de vous, monsieur, une lettre charmante, et j'ai lu avec beaucoup de plaisir votre traduction de Lucrèce 2, et votre Mémoire sur l'impossibilité de la quadrature du cercle 3. Je vois que vous étiez fait pour être l'ami de M. de Buffon, et non pas de Catherin Fréron. Vous nous rappelez ces beaux jours où les Estienne honoraient la typographie par la science. 1. Voyez n° 6664.
2. La Traduction libre de Lucrèce (par Panckoucke) porte le millésime 1768, et est en deux volumes in-12.
3. Le Mémoire sur l'impossibilité de la quadrature du cercle, dont parle ici Voltaire, est peut-être celui qui porte absolument le même titre, et qui est dans le Journal encyclopédique, second cahier de décembre 1765, et premier de janvier 1766.
Je doute fort que M. de La Harpe, que je crois très-supérieur au Tassoni, veuille s'abaisser à traduire le Tassoni. La Secchia rapita est un très-plat ouvrage, sans invention, sans imagination, sans variété, sans esprit et sans grâces. Il n'a eu cours en Italie que parce que l'auteur y nomme un grand nombre de familles auxquelles on s'intéressait. Si on voulait faire un poëme burlesque, il faudrait choisir pour sujet les querelles de Genève1, et surtout être plus plaisant que Tassoni, qui ne l'est point du tout en cherchant toujours à l'être.
Je vous suis très-obligé, monsieur, de la bonté que vous avez de m'envoyer le livre que j'estime le plusg. Je vous supplie de vouloir bien me mander dans quel temps il doit arriver à Lyon, afin de prendre des mesures pour le faire venir à Ferney. Toute communication est interrompue entre Lyon et Genève, et entre Genève et le pays de Gex. J'espère que, malgré ces obstacles, je ne serai pas privé du beau présent que vous voulez bien me faire. J'ai reçu les volumes de M. de Buffon, et je vous en remercie. Tout ce qui me viendra de vous me sera précieux, excepté les feuilles de l'Année littéraire, auxquelles je me flatte que vous avez renoncé. Un homme de lettres comme vous, qui imprime M. de Buffon, n'est pas fait pour imprimer des sottises du PontNeuf.
Au reste, monsieur, je voudrais pouvoir vous prouver l'estime que vous m'avez inspirée, quand j'ai eu le plaisir de vous voir à Ferney. Tous les gens qui pensent doivent ambitionner votre amitié, et c'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, etc. 6776. DE FRÉDÉRIC Il, ROI DE PRCSSE.
Potsdam, 28 février.
Je félicite l'Europe des productions dont vous l'avez enrichie pendant plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore autant que les Fonlenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la satiété des chefsd'œuvre que l'esprit humain a produits, un esprit de calcul, voilà le goût du temps présent.
Parmi la foule de gens d'esprit dont la France abonde, je ne trouve pas de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s'annoncent par de grandes 1. Voyez lettre 6670.
2. V Encyclopédie.
beautés, des traits brillants, et des écarts même. On se plaît à analyser tout. Les Français se piquent à présent d'être profonds. Leurs livres semblent faits par de froids raisonneurs, et ces grâces qui leur étaient si naturelles, ils les négligent.
Un des meilleurs ouvrages que j'aie lus de longtemps est ce factum pour les Calas, fait par un avocat 1 dont le nom ne me revient pas. Ce factum est plein de traits de véritable éloquence, et je crois l'auteur digne de marcher sur les traces de Bossuet, etc., non comme théologien, mais comme orateur.
Vous êtes environné d'orateurs qui haranguent à coups de baïonnettes et de cartouches c'est un voisinage désagréable pour un philosophe qui vit en retraite, plus encore pour les Genevois.
Cela me rappelle le conte du Suisse qui mangeait une omelette au lard un jour maigre, et qui, entendant tonner, s'écria « Grand Dieu! voilà bien du bruit pour une omelette au lard 2. » Les Genevois pourraient faire cette exclamation en s'adressant à Louis XV. La fin de ce blocus ne tournera pas à l'avantage du peuple. Ce qu'ils pourraient faire de plus judicieux serait de céder aux conjonctures, et de s'accommoder. Si l'obstination et l'animosité les en empêchent, leur dernière ressource est l'asile que je leur prépare, et qui se trouve dans un lieu que vous jugez très-bien qui leur sera convenable 3.
Je ne sais quel est le jeune homme dont vous me parlez 4. Je m'informerai s'il se trouve à Wesel quelqu'un de ce nom. En cas qu'il y soit, votre recommandation ne lui sera pas inutile.
Voici de suite trois jugements bien honteux pour les parlements de France. Les Calas, les Sirven et La Barre devraient ouvrir les yeux au gouvernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles; mais on ne corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand ces cours de justice auront fait rouer quelque duc et pair par distraction, les grandes maisons crieront, les courtisans mèneront grand bruit, et les calamités publiques parviendront au trône.
Pendant la guerre, il y avait une contagion à Breslau on enterrait cent vingt personnes par jour; une comtesse dit « Dieu merci, la grande noblesse est épargnée; ce n'est que le peuple qui meurt. » Voilà l'image de ce que pensent les gens en place, qui se croient pétris de molécules plus précieuses que ce qui fait la composition du peuple qu'ils oppriment. Cela a été ainsi presque de tout temps. L'allure des grandes monarchies est la même. Il n'y 1. Le Mémoire de Sudre ou celui d'Élie de Beaumont, mentionnés dans la note, tome XXIV, page 365, sous les nM n et iv.
2. Beaucoup d'auteurs, et Voltaire lui-même (voyez tome XXVI, page 498), attribuent ce mot à Desbarreaux.
3. AClèves; voyez lettres 6409, 6439, 6444, 6454, 6460.
4. La lettre où Voltaire parle, pour la première fois, à Frédéric du malheureux d'Étallonde de Morival parait perdue. (B.) Dominique de Morival, cadet au régiment d'infanterie du général d'Eichmann, n° 48, à Wesel, fut nommé officier le 27 avril 1767.
a guère que ceux qui ont souffert l'oppression qui la connaissent et la détestent. Ces enfants do la fortuno, qu'elle a engourdis dans la prospérité, pensent que les maux du peuple sont exagération que des injustices sont des méprises; et pourvu que le premier ressort aille, il importo peu du reste.
Je souhaite, puisque la destinée du monde est d'être mené ainsi, que la guerre s'écarte de votre habitation, et que .vous jouissiez paisiblement dans votre retraite d'un repos qui vous est dû, sous les ombrages des lauriers d'Apollon: je souhaite encore que, dans cette douce retraite, vous ayez autant de plaisir que vos ouvrages en ont donné à vos lecteurs. A moins d'être au troisième ciel vous ne sauriez être plus heureux. FÉDÉRIC.
6777. A M. LACOMBE.
A Ferney, février.
Non, monsieur, vous n'êtes point mon libraire, vous êtes mon ami, vous êtes un homme de lettres et de goût, qui avez bien voulu faire imprimer un ouvrage d'un de mes autres amis!, et qui voulez bien vous charger de donner une édition correcte des Scythes, dès que je pourrai vous faire connaître l'original. La cruelle saison que nous éprouvons dans nos climats, monsieur, m'a réduit à un état qui ne m'a pas permis de répondre aussitôt que je l'aurais voulu à vos judicieuses lettres je n'ai pu vous remercier de votre almanach3, ni le lire. Les neiges, dans lesquelles je suis enterré, ont attaqué mes yeux plus violemment que jamais. On dit que c'était la maladie de Virgile; je n'ai que cela de commun avec lui. Je n'ai ni son talent ni la faveur d'Auguste, et je ne crois pas que je soupe jamais avec M. de Laverdy, comme Virgile avec Mécène.
Je vous enverrai, n'en doutez pas, les Scythes, que je vous promets, et qui sont à vous. Je suis dans leur pays, et j'attends les dernières résolutions de quelques amis que j'ai à Babylone, pour savoir si l'impression doit précéder la représentation. Cette pièce réussira plus auprès des Français que les héros romains. Il y a 1. « Au premier ciel. » (OEuvres posthumes, édit. de Berlin.)
2. La tragédie du Triumvirat, que Voltaire voulait qu'on attribuât à un jésuite.
3. Almanach philosophique en quatre parties, suivant la division naturelle de l'espèce humaine en quatre classes; à l'usage de la nation des philosophes, du peuple des sots, du petit nombre des savants, et du vulgaire des curieux, par un auteur très-philosophe. A Goa, chez Dominique Ferox, imprimeur du grand inquisiteur, à VAuto-da-fé, rue des Fous; pour l'an de grâce 1767, in-12.
de l'amour comme dans l'opéra-comique, et c'est ce qu'il faut à nos belles dames.
J'ai préparé un Avisl au public, dans lequel je dis que le sieur Duchesne, qui demeurait au Temple du Goût, mais qui n'en avait aucun, s'est avisé de défigurer tous mes ouvrages, et qu'il a obtenu un privilége du roi pour me rendre ridicule. Je crois du moins que son privilége est expiré, et qu'il m'est permis de donner mes ouvrages à qui bon me semble.
Je finis, selon ma coutume, par les sentiments de l'amitié, sans formules inutiles.
6778. – A M. LEKAIN.
2 mars.
Mon cher ami, vous êtes bien sûr que je m'intéresse plus à votre santé qu'à tous les Scythes du monde. Ménagez-vous, je vous en prie; il faut se bien porter pour être héros tous ceux de l'antiquité avaient une santé de fer. Il importe fort peu qu'on joue les Scythes devant ou après Pâques; mais, si vous en pouvez donner quatre ou cinq représentations avant la fin du carême, je vous conseille de ne pas perdre ces quatre ou cinq bonnes chambrées, parce qu'il est presque impossible que, dans la quinzaine de Pâques, l'édition de Cramer ne devienne publique. Je n'avais point eu dessein d'abord de faire jouer cette pièce, et la préface l'indique assez mais, puisqu'on la joue à Genève, à Lausanne et chez moi, et qu'on la jouera à Lyon et à Bordeaux, il est bien juste que vous en donniez quelques représentations. Comptez que j'aurai soin de vos intérêts dans l'édition qu'on en fera à Paris, quoiqu'il soit difficile d'obtenir des libraires des conditions aussi favorables pour une pièce déjà imprimée que pour une qui serait toute neuve
Je vous prie de vous amuser, pendant votre convalescence, à faire collationner sur les rôles tous les changements que je vous ai envoyés. En voici un que je vous recommande c'est à la première scène du cinquième acte. Il m'a paru, à la représentation, que c'était à Sozame à parler avant sa fille, et qu'Obéide devait être trop consternée pour répondre à la proposition qu'on lui fait d'immoler Athamare. Voici ce petit changement OBÉIDE.
Je n'en apprends que trop.
i. C'est l'Avis au lecteur qui est tome VI, page 335.
SOZAME.
Je vous l'ai déclaré 1
Je respecte un usage en ces lieux consacré;
Mais des sévères lois par vos aïeux dictées,
Les têtes de nos rois pourraient être exceptées.
LE SCYTHE.
Plus les princes sont grands, etc.
Au reste, je ne compte sur le rôle d'Obéide qu'autant que vous voudrez bien conduire l'actrice. Vous avez reçu sans doute l'imprimé en marge duquel j'ai écritmcs petites indications. Ce personnage exige une douleur presque toujours étouffée, des repos, des soupirs, un jeu muet, une grande intelligence du théâtre. Ce n'est guère qu'au cinquième acte que ses sentiments se déploient sur le pont aux ânes des imprécations, pont aux ânes que l'on passe toujours avec succès.
Mme Denis vous fait mille compliments elle ne joue plus la comédie, ni moi non plus; mais M. de La Harpe est un excellent acteur. Je vous embrasse de toute mon âme.
6779. A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Du 3 mars.
Sire, j'entends très-bien l'aventure des Deux Chiens2, et je l'entends d'autant mieux que je suis un peu mordu. Mes petites possessions touchent aux portes de Genève. Tout commerce est interrompu par cette ridicule guerre; elle n'ensanglante pas encore la terre, mais elle la ruine. Vos chiens répondent trèspertinemment à nos héros français et bernois. Il est certain que si les animaux raisonnaient avec les hommes, ils auraient toujours raison, car ils suivent la nature, et nous l'avons corrompue. A l'égard du Violon3, je crains de n'entendre pas le mot de l'énigme. Est-ce le roi de Pologne, qui, ne pouvant pas lui-même venir à bout de ses évoques, s'est voulu secrètement appuyer de Votre Majesté, de la Russie, de l'Angleterre, et du Danemark, et qui n'est actuellement appuyé que de la Russie? Est-ce l'impé1. Voyez tome VI, page 334.
2. Voyez, dans lea OEuvres posthumes de Frédéric, la fable intitulée les Deux Chiens et l'llomme.
3. Voyez, dans les OEuvres posthumes de Frédéric, le conte du Violon.
ratrice de Russie, qui soutient seule à présent le fardeau qu'elle avait voulu partager avec trois puissances?
II me paraît que je tourne autour du mot de l'énigme1 mais je peux me tromper; vous savez que je ne suis pas grand politique.
Votre alliée l'impératrice a eu la bonté de m'envoyer son mémoire justificatif2, qui m'a semblé bien fait. C'est une chose assez plaisante, et qui a l'air de la contradiction, de soutenir l'indulgence et la tolérance les armes à la main mais aussi l'intolérance est si odieuse qu'elle mérite qu'on lui donne sur les oreilles. Si la superstition a fait si longtemps la guerre, pourquoi ne la ferait-on pas à la superstition? Hercule allait combattre les brigands, et Bellérophon les Chimères; je ne serais pas fâché de voir des Hercule et des Bellérophon délivrer la terre des brigands et des Chimères catholiques.
Quoi qu'il en soit, vos deux contes sont bien plaisants; votre génie est toujours le même, votre raison supérieure est toujours ingénieuse et gaie. J'espère que Votre Majesté daignera m'envoyer quelque nouveau conte sur la folie de ne vouloir pas qu'un prince afferme son bien 3, lorsqu'il est permis au dernier paysan d'affermer le sien cela ne me paraît pas juste, et mérite assurément un troisième conte.
J'ai eu l'honneur de vous parler, dans ma dernière lettre 4, du nommé Morival, cadet dans un de vos régiments à Wesel c'est un jeune homme très-bien né, et dont on rend de fort bons témoignages. Est-il convenable qu'il ait été condamné à être brûlé vif chez des Picards, pour n'avoir pas salué une procession de capucins, et pour avoir chanté deux chansons? L'Inquisition elle-même ne commettrait pas de pareilles horreurs. Pour peu qu'on jette les yeux sur la scène de ce monde, on passe la moitié de sa vie à rire, et l'autre moitié à frémir.
Conservez-moi sire, vos bontés, pour le peu de temps que j'ai encore à végéter et à ramper sur ce malheureux et ridicule tas de boue.
1. Voyez lettre 6812.
2. Manifeste sur les dissensions de Pologne.
3. Voyez lettre 6544.
4. Elle parait perdue.
6780. A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, le 4 mars.
Mes yeux ne me permettent pas d'écrire, mon cher Cicéron je n'ai pas actuellement auprès de moi celui 1 qui vous fait d'ordinaire mes remerciements mais vous n'en verrez pas moins que j'ai reçu votre mémoire. Nous l'avons lu, nous avons pleuré. Ou les hommes seront de bronze, ou les Sirven seront justifiés comme les Calas. La consultation est de la plus grande habileté, et d'une bienséance qui fera beaucoup d'honneur à celui qui l'a rédigée. La victoire me parait sûre. Les protestants et les catholiques vous béniront également, et personne assurément ne vous enviera la terre de Canon2. On dira qu'il est bien permis au défenseur de l'humanité de se défendre lui-même, et de réclamer le bien des ancêtres de sa femme.
Je vous prie de vouloir bien me faire envoyer un second exemplaire par M. Damilaville. Le premier sera pour messieurs du conseil de Berne le second sera signé par Sirven et ses filles. Messieurs de Berne doivent en avoir un, parce qu'ils ont promis de continuer aux Sirven la petite pension qu'ils veulent bien leur faire pendant qu'ils poursuivront leur procès à Paris, et qu'ils ont mis pour condition qu'ils verraient le mémoire par lequel ils seraient appelés à venir auprès de vous. Je vous enverrai Sirven et une de ses filles aussitôt que vous l'ordonnerez. 11 y en a une qui est incapable de faire le voyage.
Je ne puis trop vous réitérer mes tendres remerciements. Je vous embrasse cent fois, sage et éloquent vengeur de l'innocence.
6781. A M. DAMILAVILLE.
4 mars.
Mon cher ami, le mémoire des Sirven réussira. Les traits du premier mémoire, conservés dans le second, feront un trèsgrand effet. L'éloquence perce à travers le style du barreau. Je vous adresserai les Sirven aussitôt que vous voudrez. Vous serez leur protecteur à Paris. Je me réserve à vous écrire plus amplement sur leur compte, quand je les ferai partir. Il faudra 1. Wagnière.
2. Voyez tome XLIV, page 43 i.
un passeport de M. le duc de Choiseul nous sommes bien sûrs de n'être pas refusés.
La querelle que l'on fait à mon cher Marmontel n'est qu'une farce, en comparaison de la tragédie des Sirven et des Calas. Cette farce sera sifflée. Voici un petit madrigal d'un jeune homme de Mâcon1, sur la bêtise de la sacrée faculté
Vénérables sorboniqueurs,
De l'enfer savants chroniqueurs,
Vous prétendez que Maro-Aurèle
Doit cuire à jamais dans ce lieu
Pour récompenser votre zèle,
Puisse incessamment le bon Dieu
Vous donner la vie éternelle!
Vous voyez que les provinces se forment.
Je n'ai pas le temps de vous parler beaucoup des Scythes. Je vous dirai seulement qu'un serment de punir de mort les gens convient fort dans les premiers actes de Tancrède et de Brutus, mais qu'il serait un peu déplacé dans un mariage, et qu'il serait assez ridicule qu'une femme prévît qu'on tuera son mari, lorsqu'il n'est menacé par personne. Vous sentez qu'une telle finesse serait trop grossière.
Tout dépendra du rôle d'Obéide. Il faudra que Lekain se donne la peine d'adoucir et d'attendrir la voix de Mlle Durancy, qu'on dit un peu dure et un peu sèche. Si vous avez lu la préface que je voulais aussi faire lire à M. Diderot, vous aurez vu que mon intention n'était point de faire jouer cette pièce. Mais puisque mes amis veulent qu'on la représente, j'y consens. Cela pourra donner quatre ou cinq représentations avant Pâques. Les comédiens en ont besoin; après quoi je ne m'en mêlerai plus. Je suis bien aise que la police ait passé ces deux vers Le premier de l'État, quand il a pu déplaire,
S'il est persécuté, doit souffrir et se taire;
et encore celui-ci
Pourrais-tu rechercher cette basse grandeur 2 2
La police a jugé sagement que ces choses-là n'arrivaient qu'en Perse.
1. C'est-à-dire de Voltaire lui-même.
2. Voyez tome VI, pages 283 et 332.
Je vous remercie, mon cher ami, de l'intérêt que vous prenez à mes petites affaires. Je ne me suis point encore ressenti des arrangements économiques de M. le duc de Wurtemberg. J'écris à Cadix au sujet de la banqueroute des Gilly, mais j'espère trèspeu de chose. Les Gilly n'ont fait que de mauvaises affaires. Vous m'avez mandé, par votre dernière lettre, que Mlle de L'Espinasse 1 désirait des sottises complètes; il n'y a qu'à en prendre un recueil chez Merlin, le faire relier, et le lui envoyer. Ce sera autant de payé sur les mille livres qu'il doit à Wagnière. Je reçois dans ce moment une lettre de M. de Courteilles, qui est enchanté de votre mémoire.
Je voudrais vous envoyer du Lembertad2, mais comment faire ?
Je vous embrasse plus fort que jamais.
6782. A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Le 4 mars.
Grand Turc, grand écuyer persan, cadi, et vous, grande ècuyère3, tombe sur vous la rosée du ciel, et soit votre rosier toujours fleuri! Qui a donc fait la chanson de Mole4? Elle est naïve et plaisante. N'en fera-t-on point sur la Sorbonne, qui persécute si sottement Marmontel ?
Les Gilly m'ont fait pis leur banqueroute est forte. Je serai fort obligé à monsieur le cadi s'il fait agir vigoureusement le procureur boiteux dans mon affaire contre des Normands. Mnie Denis et moi remercions le Grand Turc de la mainlevée. Mahomet favorise ses bons serviteurs. J'aurai bientôt, je crois, une plus grande obligation aux maîtres des requêtes. Vous avez vu sans doute le mémoire de M. de Beaumont il faudrait avoir une âme de bronze pour ne pas accorder une évocation aux Sirven. En vérité, il s'agit dans cette affaire de l'honneur de la France il est trop honteux de se faire continuellement un jeu 1. Voyez tome XLIV, page 237.
2. Ce doit être la lettre à M' conseiller au parlement, etc., dont il est parlé tome XLIII, page 473.
3. L'abbé Mignot, le marquis de Florian, d'Hornoy, son beau-fils, et la marquise de Florian, mère de ce dernier.
4. Cette chanson, qui commence par ce vers
Quel est ce gentil animal, etc.
est de Boufflers.
d'une accusation de parricide. Mon cher grand écuyer y est surtout intéressé pour l'honneur de son Languedoc. Pour moi, je m'intéresse plus aux Sirven qu'aux Scythes: je n'avais fait cette pièce que pour mon petit théâtre et pour mes chers Genevois, qui y sont un peu houspillés. M. et Mrae de La Harpe la jouent très-bien; elle nous fait un très-grand effet. Les changements que les anges nous proposent nous paraissent absolument impraticables ce serait nous couper la gorge. Il faut donner la pièce telle qu'elle est, avec ses défauts mais il ne la faut donner que quand Mlle Durancy sera sûre de son rôle, et qu'elle aura appris à répandre et à retenir des larmes, et quand les deux vieillards sauront imiter la nature, ce qui est aussi rare dans ce tripot que dans celui de Nicolet.
Si le grand écuyer et le Grand Turc veulent se donner le plaisir des répétitions, ils feront un grand plaisir au Scythe, qui les embrasse de tout son cœur.
Il leur enverra incessamment la Guerre de Genève1, dès qu'il en aura fait faire une copie. Cela peut amuser quelques moments ceux qui connaissent les masques.
6783. A M. LEKAIN.
4 mars.
Je me flatte, mon cher ami, que vous aurez rétabli votre santé quand cette lettre vous parviendra. Je pense que, pour prévenir les éditions dont on me menace de tous côtés, vous devez au moins vous assurer de quatre ou cinq représentations avant Pâques; mon libraire de Paris tiendrait alors la pièce toute prête pour la rentrée, supposé que cette pièce méritât d'être reprise; sinon vous vous contenteriez de ces quatre ou cinq représentations, et il n'en serait plus parlé.
On dit que le public n'aime pas Dauberval, et que Grandval conviendrait mieux c'est à vous à décider, et à faire ce que vous trouverez à propos. Sans vous rien ne se peut ni ne se doit faire. Prendrez-vous la peine, mon cher ami, d'adoucir la voix de Mlle Durancy, surtout dans les premiers actes? Baissera-t-elle les yeux quand il le faut? Dira-t-elle d'une manière attendrissante
Si la Perse a pour toi des charmes si puissants,
Je ne te contrains pas, quitte-moi, j'y consens;
1. Voyez ce poëme, tome IX.
J'en gémirai, Sulma dans mon palais nourrie,
Tu fus en tous les temps le soutien de ma vie
Mais je serais barbare en t'osant proposer
De supporter un joug qui commence à peser, etc. 1.
Pleurera-t-elle, et quelquefois soupirera-t-elle, sans parler? Passera-t-elle de l'attendrissement à la fermeté, dans les derniers vers du troisième acte? Dira-t-elle bien non de la manière dont on dit oui? Si elle fait tout cela, ce sera vous qu'il faudra remercier. La pièce est difficile à jouer; elle a surtout besoin de deux vieillards qui soient naturels et attendrissants. Les succès dépendent entièrement des acteurs s'il y en avait trois ou quatre comme vous, vos parts seraient au moins de vingt mille livres.
M. de Thibouville a la bonté de se charger de bien des détails. Portez-vous bien je vous embrasse de tout mon cœur. 6784. A M. DORAT.
4 mars.
Je ne sais, monsieur, si mon amour-propre corrompt mon jugement; mais vos derniers vers me paraissent valoir mieux que les premiers ils sont, à mon gré, plus remplis de grâces. Votre muse fait ce qu'elle veut; je la remercie d'avoir voulu quelque chose en ma faveur, quoiqti'il y ait encore un coup de patte. Je vous jure, sur mon honneur, que je n'ai aucune connaissance des vers qu'on a faits contre vous personne ne m'en a écrit un mot il n'y a que vous qui m'en parliez. Toutes ces sottises couvertes par d'autres sottises tombent dans un éternel oubli au bout de vingt-quatre heures. Je suis uniquement occupé de l'affaire de Sirven dont vous avez peut-être entendu parler. Ce nouveau procès de parricide va être jugé au conseil du roi il m'intéresse beaucoup plus que les Scythes, dont je ne fais nul cas. Je n'avais destiné cet ouvrage qu'à mon petit théâtre mais on imprime tout on a imprimé ce petit amusement de campagne. Les comédiens se repentiront probablement d'avoir voulu le jouer. J'ai donné un rôle à M11' Durancy, à qui j'en avais promis un depuis très-longtemps. Je ne connaissais point Mlle Dubois; je vis ignoré dans ma retraite, et j'ignore tout. Si j'avais été informé plus tôt de son mérite et de ses droits, j'au1. Voyez tome VI, page 332.
rais assurément prévenu ses plaintes mais je vous prie de lui dire qu'elle n'a rien à regretter le rôle qu'elle semble désirer est indigne d'elle. C'est une espèce de paysanne pendant trois actes entiers c'est une fille d'un petit canton suisse qui épouse un Suisse et un petit-maître français tue son mari. Je ne connais point de pièce plus hasardée; c'est une espèce de gageure, et je gage avec qui voudra contre le succès. Mais on peut faire une mauvaise pièce de théâtre, et ambitionner votre amitié c'est là ma consolation et ma ressource.
Je vous supplie, monsieur, de compter sur les sentiments très-sincères de votre très-humble, etc.
6785. A M. LEKAIN.
Mercredi au matin, après les autres lettres écrites, 4 mars.
Il m'a paru convenable de jeter, dans les premiers actes des Scythes, quelques fondements de la loi qui fait le sujet du cinquième acte mais il n'est pas naturel qu'on parle dans un mariage de venger la mort d'un époux dont la vie semble en sûreté, et qui n'est encore menacé de rien par personne. On peut, dans Tancrède et dans Brutus, commencer le premier acte par dévouer à la mort quiconque trahira sa patrie on peut commencer dans Œdipe par la proscription du meurtrier de Laïus cet artifice serait grossier et impraticable dans les Scythes. Cependant il serait heureux que le spectateur pût au moins deviner quelque chose de cette loi, qui a, en effet, existé en Scythie. Voici comme je m'y prends à la deuxième scène du second acte voici le ,couplet qu'Indatire doit substituer à son premier couplet, qui commence par ces mots En ce temple si simple.
Cet autel me rappelle à ces forêts si chères;
Tu conduis tous mes pas, je devance nos pères
Je viens lire en tes yeux, entendre de ta voix,
Que ton heureux époux est nommé par ton choix.
L'hymen est parmi nous le nœud que la nature
Forme entre deux amants, de sa main libre et pure.
Chez les Persans, dit-on, l'intérêt odieux,
Les folles vanités, l'orgueil ambitieux,
De cent bizarres lois la contrainte importune,
Soumettent tristement l'amour à la fortune
Ici le cœur fait tout, ici l'on vit pour soi;
D'un mercenaire hymen on ignore la loi;
On fait sa destinée. Une fille guerrière
De son guerrier chéri court la noble carrière,
Se plaît à partager ses travaux et son sort,
L'accompagne aux combats, et sait venger sa mort.
Préfères-tu nos moeurs aux mœurs de ton empire ? 2
La sincère Obéide aime-t-elle Indatire?
OBÉIDE,
Je connais tes vertus, j'estime ta valeur, etc.
Non-seulement ces vers préparent un peu le cinquième acte, mais ils sont plus forts et meilleurs.
M. Lekain est prié de les donner à M. Mole, et de lui faire de ma part les plus sincères compliments. Je persiste toujours à croire qu'il ne faut donner que cinq ou six représentations avant Pâques. La pièce demande à être beaucoup répétée, et, en ce cas, l'approbation du public pourra produire quelque avantage aux acteurs après Pâques.
N. B. Au cinquième acte
OBEIDE.
C'est assez, seigneur; j'ai tout prévu
J'ai pesé mon destin, et tout est résolu.
Une invincible loi me tient sous son empire;
La victime est promise au père d'Indatire;
Je tiendrai ma parole, allez, il vous attend
Qu'il me garde la sienne; il sera trop content.
SOZAMG.
Tu me glaces d'horreur!
OBÉIDE.
Hélasl je la partage.
Seigneur, le temps est cher, achevez votre ouvrage,
Laissez-moi m'affermir; mais surtout obtenez
Un traité nécessaire à ces infortunés, etc.
N. B. Comment des gens du monde peuvent-ils condamner sénat agreste? Ils n'ont pas vu les conseils généraux des petits cantons suisses. Le mot agreste est noble et poétique. Il est vrai qu'étant neuf au théâtre, quelques Frérons peuvent s'en effaroucher au parterre mais c'est à la bonne compagnie à le défendre.
6780. A M. DAMILAVILLE.
6 mars.
Voici, mon cher ami, un petit mot pour M. Lembertad ». J'ai fait réflexion à votre proposition de préparer la chose. J'ai trouvé le secret de glisser, au second acte, que les femmes dans ce pays-là vengent leurs maris quand on les a tués. Heureusement cela est dit tout naturellement et sans art. Je ne sais si on aura le temps de jouer cette rapsodie. Je voudrais vous envoyer du Lembertad2, mais comment faire? Bonsoir, mon cher ami. 6787. A M. DE PEZAY.
A Ferney, 9 mars 3.
Je vous répondrai, monsieur, ce que j'ai répondu à M. Dorat, que je ne connais en aucune manière les vers dans lesquels il est maltraité, que personne au monde ne m'a rien écrit sur ce sujet et j'ajoute que je consens que vous me regardiez comme un malhonnête homme si je vous trompe. Je vous dirai plus je n'ai jamais montré à Ferney ni les vers que M. Dorat avait faits contre moi, ni aucune des lettres qu'il m'écrivit depuis, et dans lesquelles la bonté de son cœur réparait, par son repentir, le tort que son imagination m'avait pu faire. Je n'ai pas seulement laissé voir la jolie épître qu'il vient d'adresser à sa muse je me suis contenté de goûter la satisfaction de voir avec combien de grâces il guérissait les blessures qu'il avait faites. Ni Mme Denis, ni M. et Mme Dupuits, ni M. et Mme de La Harpe, qui sont chez moi depuis quatre mois, ni mes deux neveux, conseillers au parlement et au grand conseil, n'ont vu aucune de ces pièces. Les affaires qui regardent Rousseau sont ici trop sérieuses pour qu'elles puissent être des sujets de pure plaisanterie et de plus, monsieur, ces plaisanteries étaient trop cruelles pour qu'elles servissent de matière à nos conversations. M. Dorat, sans me connaître, m'avait traité de bouffon dans son Avis aux sages; il m'avait exposé aux rigueurs du gouvernement en disant qu'on a brûlé des ouvrages qu'on m'attribue il finissait enfin par dire qu'il fallait avoir des mœurs.
1. Ce petit mot pour d'Alembert manque.
2. Voyez la note 2, page 150.
3. Nous croyons que cette lettre est bien de 1767, et non, comme le dit Beuchot. de 1768. (G. A.)
Des outrages si odieux ne devaient pas être manifestés par moi-même; j'aurais trop rougi devant la petite-fille du grand Corneille, devant mes amis, et devant ma famille. J'ai dévoré toujours cette injure, et j'ai caché aussi la rétractation. J'aurais souhaité, sans doute, que M. Dorat rendît cette rétractation publique, comme l'outrage l'avait été. Cette réparation publique était digne d'un homme qui a le cœur bon et sensible> et qui voit qu'il a été trompé, qui revient {le son illusion, et qui corrige, avec une noblesse courageuse, l'erreur où il est tombé. Si quelque homme de lettres de Paris, indigné du tort que l'Avis aux sages pouvait me faire dans la situation critique où se trouvent aujourd'hui les gens de lettres, a repoussé les injures par des injures si, ne sachant pas que M. Dorat avait réparé entièrement son tort avec moi, il s'est laissé emporter à un zèle indiscret, je désavoue ce zèle, et je vous jure sur mon honneur que je n'en ai rien appris que par M. Dorat lui-même. Vous sentez bien que, si j'avais écouté les premiers mouvements de mon cœur ulcéré, rien ne m'aurait empêché de faire le public juge de ce différend, et que je pouvais me servir des mêmes armes qu'on avait employées contre moi mais je n'en ai pas même eu la pensée et il est impossible que cette idée me soit venue après les lettres de M. Dorat, qui m'ont touché sensiblement, qui m'ont fait tout oublier, et qui m'ont inspiré le désir d'avoir son amitié.
Voilà, monsieur, la vérité la plus entière et la plus exacte. M. Dorat doit voir quels fruits amers produisent de pareils écarts. Toute satire en attire une autre, et fait naître souvent des inimitiés éternelles. M. de Pompignan attaqua tous les gens de lettres dans son discours à l'Académie il en a été payé. Je ne connais aucune satire qui soit demeurée sans réponse. Les familles, les amis, entrent dans ces querelles; c'est le poison de la littérature. J'ai combattu hardiment dans cette arène, et je n'ai jamais été l'agresseur. Mais je vous jure encore une fois que, dans cette affaire-ci, je ne me suis pas seulement défendu je vous répète que j'ai été trop content du repentir de M. Dorat, pour avoir sur le cœur le moindre ressentiment. Vous pouvez en croire un homme qui n'a pas la réputation de déguiser ce qu'il pense, qui n'a nulle raison de le déguiser, et qui d'ailleurs est dans un âge où l'on voit de sang-froid tous ces petits orages de la société, qui tourmentent vivement la jeunesse.
Je vous parle avec la plus grande franchise. Soyez trèssûr, encore une fois, que je n'ai entendu parler des vers contre
M. Dorât que par vous et par lui. Cette affaire est très-désagréable, et je ne m'en suis consolé que par les assurances que vous me donnez de votre amitié et de la sienne.
J'ai l'honneur d'être, etc.
6788. A M. L'ABBÉ BÉRADLT<.
Le 11 mars.
Non-seulement, monsieur, celui que vous aviez chargé de me faire parvenir votre poëme de la Terre provri se ne m'a point envoyé votre bel ouvrage, mais il ne m'en a point parlé il ne m'a pas cru capable de lire un poëme aussi curieux.
Je sens tout le prix de ce que j'ai perdu. Rien n'est plus poétique sans doute que les conquêtes de Josué, et tout ce qui les a précédées et suivies. Aucune fiction grecque n'en approche chaque événement est prodige, et les miracles y font un effet d'autant plus admirable qu'on ne peut pas dire que l'auteur y amène la Divinité, comme les poëtes grecs qui faisaient descendre un dieu sur la scène, quand ils ne savaient comment dénouer leur intrigue. On voit le doigt de Dieu partout dans le sujet de votre ouvrage, sans que l'intervention divine soit une ressource nécessaire. Josué pouvait aisément passera à gué le Jourdain, qui n'a pas quarante-cinq pieds de large, et qui est guéable en cent endroits; mais Dieu fait remonter le fleuve vers sa source, pour manifester sa puissance.
Il n'était pas nécessaire que Jéricho tombât au son des cornemuses, puisque Josué avait des intelligences dans la ville par le moyen de Rahab la prostituée. Dieu fait tomber les murs, pour faire voir qu'il est le maître de tous les événements. Les Amorrhéens étaient déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du ciel il n'était pas nécessaire que Dieu arrêtât le soleil et la lune à midi, pour que Josué triomphât de ce peu de gens qui venaient d'être lapidés d'en haut. Si Dieu arrête le soleil et la lune, c'est pour faire voir aux Juifs que le soleil et la lune dépendent de lui.
Ce qui me paraît encore de plus favorable à la poésie, c'est que le sujet est petit, et les moyens grands. Josué ne conquit, à 1. Antoine-Henri Bérault de Bercastel, né près de Metz vers 1720, mort vers 1800, est auteur de la Conquête de la Terre promise, poëme, 1766, deux volumes in-8°, et d'autres ouvrages.
la vérité, que trois ou quatre lieues de pays, qu'on perdit bientôt après; mais la nature entière est en convulsion pour la petite tribu d'Éphraïm. C'est ainsi qu'Énée, dans Virgile, s'établit dans un village d'Italie avec le secours des dieux. Le grand avantage que vous avez sur Virgile, c'est que vous chantez la vérité, et qu'il n'a chanté que le mensonge. Vous avez l'un et l'autre des héros pieux, ce qui est encore un avantage. Il est vrai qu'on pourrait reprocher quelques cruautés à Josué, mais elles sont sacrées, ce qui est bien un autre avantage encore. Il n'y a même que trente rois de condamnés à être pendus, dans ce petit pays de quatre lieues, pour avoir osé résister à un étranger envoyé par le Seigneur; et vous prouverez, quand il vous plaira, qu'on ne saurait pendre, pour la bonne cause, trop de princes hérétiques.
Jugez, monsieur, quel est mon regret de n'avoir pu lire, dans ma terre non promise, votre poëme épique sur la terre promise, qui me fait concevoir de si hautes espérances.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments queje vous dois, monsieur, etc.
6789. A M. LEKAIN.
A Ferney, il mars.
Mon cher ami, je sors d'une grande répétition des Scythes. Le cinquième acte est sans contredit celui de tous qui a fait le plus d'effet théâtral mais il demande de terribles nuances. Le couplet d'Athamare quand il encourage Obéide à le frapper, prononcé de la manière dont vous le direz, avec courage, avec noblesse, avec un air de maître, contribue beaucoup au succès. La scène du père et de la fille, l'air morne, recueilli, douloureux et terrible, qu'Obéide y conserve toujours avec son père, fait de cette scène même une des plus attachantes la curiosité et l'effroi saisissent toute l'assemblée. Ce cinquième acte vientde faire le même effet à Lausanne c'est celui de tous qui aleptus réussi. On répète la pièce à Genève, on la répète il Lyon dans quatre jours. Vous voyez qu'il est de toute impossibilité d'attendre après Pâques le libraire de Paris serait prévenu par les libraires de province et par ceux de Suisse. Si j'étais à Paris, vous ne seriez pas exposé à ces inconvénients mais il y a près de vingt ans que les indignes persécutions que j'ai essuyées pour tout fruit de mes travaux m'ont fait renoncer à ma patrie. C'est à Fréron et Coqueley, son approbateur, à triompher dans Paris.
Voici un petit résumé de tous les changements faits à la pièce, afin que, s'il en est échappé quelqu'un dans votre copie, vous puissiez aisément le remplacer. Au reste, vous sentez bien que tout dépend de votre santé il ne faut pas vous tuer pour des Scythes. Tout dépend surtout de la santé de madame la dauphine, et on n'a pas besoin d'un tel motif pour souhaiter son rétablissement. Je vous embrasse bien tendrement.
N. B. MUe Dubois s'est plainte à moi elle a cru que vous m'aviez engagé à la priver du rôle d'Obéide je l'ai détrompée comme je le devais.
6790. A M. LE COMTE D'ARGENTAL 1.
13 mars.
Mes anges et M. de Thibouville sauront donc que M. d'Hermenches vient de jouer Athamare à Lausanne avec un très-grand succès et qui est M. d'Hermenches? Un major suisse*, qui a beaucoup d'esprit et qui a une femme très-aimable, laquelle a joué très-bien Obéide. Nous jouons sur le théâtre de Ferney dans quatre jours; on donne les Scythes à Genève, on les donne à Lyon; messieurs de Paris, faites comme il vous plaira.
Je me suis aperçu qu'il y avait deux fois dangereux en trois vers, page 13, dans le rôle d'Hermodan
D'aucun soin dangereux la paix n'est altérée.
Corrigez
Jamais de tristes soins la paix n'est altérée.
La franchise, qui règne en nos déserts heureux,
Fait mépriser ta cour et ses fers dangereux.
Acte quatrième, scène de l'embaucheur, il faut absolument ôter ce vers
Nous te traitons en frère, et ta férocité,
Etc.
On dit beaucoup, au cinquième acte, que les Scythes sont féroces il ne faut pas qu'on dise, au quatrième acte, que les Persans sont féroces aussi. Voici comme nous avons corrigé 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Constant d'Hermenches.
Quoi! nous t'avons en paix reçu dans ma patrie,
Ton accueil nous flattait, notre simplicité
N'écoutait que les droits do l'hospitalité,
Et tu veux me forcer dans la même journée, etc.
M. de Thibouville est prié d'ajouter à toutes ses bontés celle de faire porter sur les rôles ces petites corrections. J'ai envoyé à Lekain un résumé de tous les changements, afin qu'il les confronte.
N. B. Il se pourrait qu'on crût que ce vers, dans le premier acte
Dans le secret du cœur ne puisse entretenir1.
6791. A M. LE RICHE.
14 mars.
Le parlement de Besançon doit être très-flatté, monsieur, que la cour ne l'ait pas cru persécuteur, et je suis persuadé que le parlement de Dijon montrera bien qu'il ne l'est pas. J'espère même que les principaux magistrats de votre province, justement indignés contre les manœuvres du procureur général2, agiront auprès de leurs amis de Dijon. Pour moi, quoique sans crédit, j'y ferai tous mes faibles efforts.
M. l'avocat Arnoult est l'homme le plus propre à bien servir Fantet. Il faut qu'il s'adresse à cet avocat, à qui j'écrirai dès que j'aurai appris que Fantet est à Dijon. Je vais écrire à quelques amis que j'ai dans ce pays-là, et même à monsieur le premier président3. Ma recommandation auprès du président de Brosses ne serait pas bien reçue il a mieux aimé profiter de ma bonne foi, en me vendant sa terre de Tournay à vie\ que de mériter mon amitié par des procédés généreux; mais j'ai le bonheur d'avoir pour amis des hommes qui ont plus de crédit que lui dans le parlement.
Vos bontés pour Fantet redoublent, monsieur, l'attachement que je vous ai voué. Ne pourrai-je point avoir la consolation de vous posséder quelques jours dans ma retraite?
1. Le reste de cette lettre manque.
2. Doroz; voyez tome XLIV, page 430.
3. Cette lettre est perdue.
4. Voyez tome XL, page 280.
6792. A M. CHRISTIN.
14 mars.
Le diable est déchaîné, mon cher ami et quand ou n'est pas aussi fort que l'archange Michel, qui le battit si bien, il fautfaire une honnête retraite. Il est très-prudent à vous de ne point envoyer à Dijon des armes offensives qui pourraient tomber entre les mains des ennemis il faut attendre qu'il y ait une trêve, pour avoir des correspondances sûres.
Je trouve qu'on fait beaucoup d'honneur au parlement de Besançon, en avouant qu'il n'est pas persécuteur mais je crois qu'on se trompe en regardant comme tel le parlement de Dijon.J'espère que Fantct1 y sera traité aussi favorablement qu'il l'aurait été dans votre province.
J'écrirai à des amis qui prendront sa défense avertissez-moi quand Fantet sera à Dijon, et quand il faudra agir; j'y mettrai tout mon savoir-faire. J'ai la main heureuse; l'affaire des Sirven prend le train le plus favorable et, quoi qu'on en dise et quoi qu'on fasse, la raison et l'humanité l'emportent sur le fanatisme. Puisse la France imiter bientôt la Russie et la Pologne. L'impératrice de Russie et le roi de Pologne me font l'honneur de m'écrire de leur main qu'ils font tous leurs efforts pour établir la plus grande tolérance dans leurs États ils poussent l'un et l'autre la bonté jusqu'à me dire que mes faibles écrits n'ont pas peu contribué à leur inspirer ces sentiments. Ma patrie ne va pas encore jusque-là mais la dernière aventure dn bureau de Collonges* prouve assez les progrès de la raison. Tâchez de faire parvenir desI-Ionnêlctés3à à M. Le Riche, et quelques Questions 4.
Mille tendres amitiés.
6793. A M. LINGUET5. s.
15 mars.
· Je crois, comme vous, monsieur, qu'il y a plus d'une inad1. Libraire de Besançon, poursuivi juridiquement pour avoir vendu quelques ouvrages philosophiques.
2. L'affaire Le Jeune.
3. Les Honnêtetés littéraires; voyez tome XXVI, page 115.
4. Les Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173.
5. Réponse au n° 6757.
vertance dans l'Esprit des lois'. Très-peu de lecteurs sont attentifs on ne s'est point aperçu que presque toutes les citations de Montesquieu sont fausses. Il cite le prétendu Testament du cardinal de Richelieu, et il lui fait dire au chapitre v, dans le livre III, que s'il se trouve dans le peuple quelque malheureux honnête homme, il ne faut pas s'en servir. Ce testament, qui d'ailleurs ne mérite pas la peine d'être cité, dit précisément le contraire; et ce n'est point au sixième, mais au quatrième chapitre. Il fait dire à Plutarque que les femmes n'ont aucune part au véritable amour. Il ne songe pas que c'est un des interlocuteurs qui parle ainsi, et que ce Grec, trop grec, est vivement réprimandé parle philosophe Daphneiis, pourlequel Plutarque décide. Ce dialogue est tout consacré à l'honneur des femmes mais Montesquieu lisait superficiellement, et jugeait trop vite. C'est la même négligence qui lui a fait dire que le Grand Seigneur n'était point obligé par la loi de tenir sa parole 3; que tout le bas commerce était infàme chez les Grecs4; qu'il déplore l'aveuglement de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes, etc. Vous remarquerez que Christophe Colomb avait découvert l'Amérique avant que François I" fût né. La vivacité de son esprit lui fait dire au même endroit, livre XXI, chapitre xxu, que le conseil d'Espagne eut tort de défendre l'emploi de l'or en dorure. Un décret pareil, dit-il, serait semblable à celui que feraient les états de Hollande, s'ils défendaient la cannelle. Il ne fait pas réflexion que les Espagnols n'avaient point de manufactures; qu'ils auraient été obligés d'acheter les étoffes et les galons des étrangers, et que les Hollandais ne pouvaient acheter ailleurs que chez eux-mêmes la cannelle, qui croît dans leurs domaines.
Presque tous les exemples qu'il apporte sont tirés des peuples inconnus du fond de l'Asie, sur la foi de quelques voyageurs mal instruits ou menteurs.
Il affirme6 qu'il n'y a de fleuve navigable en Perse que le Cyrus il oublie le Tigre, l'Euphrate, l'Oxus, l'Araxe, et le Phase, 1. On trouve dans divers ouvrages de Voltaire des critiques de l'Esprit des lois; voyezla note, tome XX, page 1.
2. Livre H, chapitre ix, note 2.
3. Livre III, chapitre îx.
4. Livre IV, chapitre vm.
5. Livre XXI, chapitre x\a.
6. Il y a dans Montesquieu, livre XXIV, chapitre xxvi « M. Chardin dit qu'il n'y a point de fleuve navigable en Perse, si ce n'est le fleuve Kur. n
l'Indus même, qui a coulé longtemps sous les lois des rois de Perse. Chardin nous assure, dans son troisième tome, que le fleuve Zenderouth, qui traverse Ispahan, est aussi large que la Seine à Paris, et qu'il submerge souvent des maisons sur les quais de la ville.
Malheureusement le système de l'Esprit des lois a pour fondement une antithèse qui se trouve fausse. Il dit que les monarchies sont établies sur l'honneur, et les républiques sur la vertu et, pour soutenir ce prétendu bon mot La nature de l'honneur (dit-il, livre III, chapitre vu) est de demander des préférences, des distinctions l'honneur est donc, par la chose même, placé dans le gouvernement monarchique. Il devrait songer que, par la chose même, on briguait, dans la république romaine, la préture, le consulat, le triomphe, des couronnes, et des statues. J'ai pris la liberté de relever plusieurs méprises pareilles dans ce livre, d'ailleurs très-estimable. Je ne serai pas étonné que cet ouvrage célèbre vous paraisse plus rempli d'épigrammes que de raisonnements solides et cependant il y a tant d'esprit et de génie qu'on le préférera toujours à Grotius et à Puffendorf. Leur malheur est d'être ennuyeux ils sont plus pesants que graves. Grotius, contre lequel vous vous élevez avec tant de justice, a extorqué de son temps une réputation qu'il était bien loin de mériter. Son Traité de la Religion chrétienne n'est pas estimé des vrais savants. C'est là qu'il dit, au chapitre xxu de son I"r livre, que l'embrasement de l'univers est annoncé dans Hystaspe et dans les Sibylles. Il ajoute à ces témoignages ceux d'Ovide et de Lucain il cite Lycophron pour prouver l'histoire de Jonas. Si vous voulez juger du caractère de l'esprit de Grotius, lisez sa harangue à la reine Anne d'Autriche, sur sa grossesse. Il la compare à la Juive Anne, qui eut des enfants étant vieille il dit que les dauphins, en faisant des gambades sur l'eau, annoncent la fin des tempêtes, et que, par la même raison, le petit dauphin qui remue dans son ventre annonce la fin des troubles du royaume.
Je vous citerais cent exemples de cette éloquence de collège dans Grotius, qu'on a tant admiré. Il faut du temps pour apprécier les livres, et pour fixer les réputations.
Ne craignez pas que le bas peuple lise jamais Grotius et Puffendorf ;il n'aime pas à s'ennuyer. Il lirait plutôt (s'il le pouvait) quelques chapitres de l'Esprit des lois, qui sont à portée de tous les esprits parce qu'ils sont très-naturels et très-agréables. Mais distinguons, dans ce que vous appelez peuple, les professions qui
exigent une éducation honnête, et celles qui ne demandent que le travail des bras et une fatigue de tous les jours. Cette dernière classe est la plus nombreuse. Celle-là, pour tout délassement et pour tout plaisir, n'ira jamais qu'à la grand'messe et au cabaret, parce qu'on y chante, et qu'elle y chante elle-même mais, pour les artisans plus relevés, qui sont forcés par leurs professions mêmes à réfléchir beaucoup, à perfectionner leur goût, à étendre leurs lumières, ceux-là commencent à lire dans toute l'Europe. Vous ne connaissez guère, à Paris, les Suisses que par ceux qui sont aux portes des grands seigneurs, ou par ceux à qui Molière fait parler un patois inintelligible, dans quelques farces1 mais les Parisiens seraient étonnés s'ils voyaient dans plusieurs villes de Suisse, et surtout dans Genève, presque tous ceux qui sont employés aux manufactures passer à lire le temps qui ne peut être consacré au travail. Non, monsieur, tout n'est point perdu quand on met le peuple en état de s'apercevoir qu'il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux, car, tôt ou tard, ils vous frappent de leurs cornes. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres civiles de la rose rouge et de la rose blanche en Angleterre, dans celle qui fit périr Charles Ier sur un échafaud, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles mêmes de la Ligue? Le peuple, ignorant et féroce, était mené par quelques docteurs fanatiques qui criaient Tuez tout, au nom de Dieu. Je défierais aujourd'hui Cromwell de bouleverser l'Angleterre par son galimatias d'énergumène Jean de Leyde, de se faire roi de Munster-, et le cardinal de Retz, de faire des barricades à Paris. Enfin, monsieur, ce n'est pas à vous d'empêcher les hommes de lire, vous y perdriez trop, etc.
6794. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 16 mars.
Votre lettre du 2 de mars, monseigneur, m'étonne et m'afflige infiniment, Mon attachement pour vous, mon respect pour votre maison, et toutes les bienséances réunies, ne me permirent pas de vous envoyer une pièce de théâtre le jour que j'apprenais la mort de Mme la duchesse de Fronsac. Je vous écrivis2, et je vous 1. Dans les Fourberies de Scapin et dans Monsieur de Pourceaugnac. 2. C'est la lettre 6742.
demandai vos ordres. Voici la pièce que je vous envoie. Il se sera passé un temps assez considérable pour que votre affliction vous laisse la liberté de gratifier votre troupe de cette nouveauté, et que vous puissiez même l'honorer de votre présence. M. de Thibouvillc va faire jouer à Paris les Scythes c'est une obligation que je lui ai, car c'est une peine très-grande, et souvent désagréable, que de conduire des acteurs.
J'ai chez moi actuellement M. de La Harpe et sa femme. Vous n'ignorez pas que M. de La Harpe est un homme de très-grand mérite, qui vient de remporter deux prix à notre Académie, par deux ouvrages excellents'. Il récite les vers comme il les fait; c'est le meilleur acteur qu'il y ait aujourd'hui en France. Il est un peu petit, mais sa femme est grande. Elle joue comme M"° Clairon, à cela près qu'elle est beaucoup plus attendrissante. Je souhaite que la pièce soit jouée à Paris et à Bordeaux comme elle l'est à Ferney.
La petite Durancy est mon élève. Elle vint, il y a dix ans, à Genève c'était un enfant. Je lui promis de lui donner un rôle, si jamais elle entrait à Paris à la Comédie ;elle me fit même, par plaisanterie, signer cet engagement. Il est devenu sérieux, et il a fallu le remplir. Je lui ai donné le rôle d'Obéide. Je ne connais point M"" Dubois je ne savais pas même quelle sorte d'emploi elle avait à la Comédie. Vous savez qu'il y a près de vingt ans que les Fréron me chassèrent de Paris, où je ne retournerai jamais. Vous savez aussi que les pièces de théâtre font mon amusement j'en fais présent aux comédiens, et je ne dois attendre d'eux que des remerciements, et non des tracasseries. C'était même pour arrêter toutes les querelles de ce tripot que j'avais fait imprimer la pièce, que je ne comptais pas livrer au théâtre, ainsi que je le dis dans la préface. Enfin la voici avec tous les changements que j'ai faits depuis, et avec les directions, en marge, pour l'intelligence de la pièce, et pour gouverner le jeu des acteurs. Je ne sais si vous serez en état de vous en amuser, mais vous le serez toujours de la protéger.
Ces petites fêtes font l'agrément de ma vieillesse. Je vous envoie la pièce dans un autre paquet, et j'annonce sur l'enveloppe le titre du livre, afin qu'il puisse servir de passe-port. Je me doutais bien que Galien*, qui, dans ma tragédie, joue le rôle d'un jeune Scythe, ne jouerait pas dans votre réponse 1. Voyez tome XLIV, pages 43 et 546.
2. Voyez tome XLIV, page 458.
celui d'un futur inspecteur des toiles mais vous êtes assez puissant pour lui procurer autre chose. L'histoire et la bibliographie sont son fait mais on risque avec cela de mourir de faim, si on n'a pas quelque chose d'ailleurs. Il attend tout de vos bontés. Il travaille toujours beaucoup, et il a déjà plusieurs portefeuilles remplis de bons matériaux sur le Dauphiné, où il voudrait bien aller faire un tour pour voir ses parents près Grenoble, qui n'est pas loin d'ici.
Comme il se connaît en livres rares, il en a acheté un petit nombre de ce genre, et que vous n'avez pas. Il veut vous les offrir mais comme ce sont de ces livres sur lesquels on n'entend pas raillerie en France, je ne suis point du tout d'avis qu'il vous les envoie il y aurait du danger, et les conséquences en pourraient être fâcheuses il vaut mieux qu'il les garde jusqu'à ce que vous m'ayez fait connaître vos ordres sur ces deux derniers articles.
Agréez, monseigneur, les sentiments inaltérables du respect et de l'attachement que je conserverai pour vous jusqu'au dernier moment de ma vie.
6795. A M. LE COMTE D'ARGENTAIA
16 mars.
Mes anges et M. de Thibouville verront ci-contre ma réponse à leurs lettres du 7 et du 9 mars ma réponse est docilité et amendement. Quand je sens la raison, je la suis quand je peux corriger, je corrige. Gardez-vous bien de mettre
L'accompagne aux combats, et doit venger sa mort.
( Acte II, scène d'Indatire et d'Obéide.)
Il ne s'agit point ici de ce que les femmes scythes doivent faire, mais de ce qu'elles savent faire: cela est fort différent. Votre doit venger sa mort montrerait la corde; il serait impertinent qu'au cinquième acte Obéide dît Moi, je dois vous venger! Vous gâteriez tout par ce léger changement.
J'ignore l'état de madame la dauphine. Je n'ai pas voulu qu'on jouât publiquement la pièce chez moi, quand les spectacles sont fermés à Paris je ne la laisserai jouer que quand ils seront rouverts je n'ai pas de peine à observer cette bienséance. 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
On me mande que Mole ne sera pas en état de jouer à Paris. Je ne crois pas qu'il faille donner son rôle au singe de Nicolett. Vous ferez tout comme il vous plaira, mes anges mais que MUo Durancy justifie la préférence que je lui ai donnée, préférence qui m'attire plus de tracasseries qu'il n'y a de mauvais vers dans les pièces que les Welches applaudissent. Moquez- vous des tracasseries, mes anges, et écrasez le mauvais goût.
Ayez la charité d'envoyer à l'ami Lekain les corrections cicontre.
Respect et tendresse.
6796. A M. LE .COMTE DE ROCHEFORT2. 2.
16 mars.
Je vous dois depuis longtemps une réponse, mon cher ami. J'amusais mes maux et ma décrépitude en faisant jouer les Scythes à Ferney mais sur la nouvelle de l'état de madame la dauphine3, nous avons tout interrompu. Il n'est pas permis à un bon sujet de se donner des plaisirs quand la cour est dans les alarmes, et peut-être dans le deuil.
Je vous supplie de faire mes tendres compliments à M. de Chenevières.
S'il y a quelque chose de nouveau, ayez la bonté de nous le mander nous prions La. de se souvenir toujours de nous. 6797. – A M. DE CIIABANON.
16 mars.
Non-seulement je corromps la jeunesse, mon cher et jeune confrère, mais la vieillesse ne m'empêche point de donner de mauvais exemples. Je suis honteux de faire des tragédies à mon âge. Je vous réponds un peu tard, parce que j'ai passé mon temps à soutenir la guerre contre mes anges. Je suis quelquefois très1. « Quel est ce gentil animal? » dit Boufflers dans sa chanson Quel est ce gentil animal,
Qui dans les jours de carnaval
Tourne à Paris toutes les têtes,
Et pour qui l'on donne des fêtes R
Ce ne peut être que Molet
Ou le singe de Nicolet.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Elle était déjà morte (13 mars).
docile et quelquefois très-opiniâtre. Je souhaite que vous n'ayez pas été trop docile en changeant votre plan vous aurez sans doute senti que le nouveau servira mieux votre génie c'est toujours le plan qui nous échauffe le plus que l'on doit choisir. Celui que j'avais imaginé pour mes pauvres Scythes m'animait, et celui qu'on me proposait me glaçait. J'ai travaillé pour mes Suisses et pour moi la pièce nous a amusés à Ferney, et c'est tout ce que je voulais, car, en cultivant son jardin, il faut aussi ne pas oublier son théâtre.
Nous avons suspendu nos plaisirs, sur la nouvelle du triste état où était madame la dauphine1 nous sommes bons Français, quoique nous ne soyons que des Suisses.
M. de La Borde m'avait recommandé de l'informer de tout ce qu'on me manderait sur son Péché originel*. Je n'eus d'abord que des choses très-flatteuses à lui faire savoir; mais depuis il m'est revenu qu'on faisait des critiques, et que l'on trouvait quelques endroits faibles je m'en rapporte à vous il y a bien de l'arbitraire dans la musique; les oreilles, que Cicéron appelle superbes, sont fort capricieuses. Il n'en est pas ainsi du coeur, c'est un juge infaillible; et quand il est ému dans une tragédie, toutes les critiques n'ont qu'à se taire.
Mon petit La Harpe a fait une réponse à l'abbé de Rancé3. Cet abbé de Rancé avait écrit ce qu'on appelle, je ne sais pourquoi, une héroïde à ses moines; [M. de La Harpe fait répondre un moine, qui assurément vaut mieux que l'abbé. C'est un des meilleurs ouvrages que j'ai vus il faudrait qu'il fût entre les mains de tous les novices, il n'y aurait plus de profès. Jamais on n'a mieux peint l'horreur de la vie monacale.
J'ignore encore si la folle Sorbonne a condamné le sage Bélisaire. De quoi se mêle-t-elle?
Si vous avez l'Histoire de la Philosophie par Des Landes, vous y verrez, tome III, page 299 « La Faculté de théologie est le corps le plus méprisable qui soit dans le royaume. » Je serais bien fâché de penser comme M. Des Landes à Dieu ne plaise! 1 personne ne respecte plus que moi la sacrée Faculté mais je vous aime encore davantage.
1. Marie-Joséphine de Saxe, mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X, était morte le 13 mars 1707.
2. Pandore; voyez lettre 6721.
3. Voyez tome XXVI, page 567.
6798 – A AI, PALISSOT.
A Ferney, 16 mars.
Vous avez touché, monsieur, la véritable corde. J'ai vu Fréret, le fils de Crébillon, Diderot, enlevés et mis à la Bastille presque tous les autres, persécutés; l'abbé de Prades, traité comme Arius par les Athanasiens; Helvétius, opprimé non moins cruellement; Tercier, dépouillé de son emploi Marmontel, privé de sa petite fortune1; Bret, son approbateur, destitué et réduit à la misère. J'ai souhaité qu'au moins des infortunés fussent unis, et que des forçats ne se battissent pas avec leurs chaînes2. Je n'ai pu jouir de cette consolation il ne me reste qu'à achever, dans ma retraite, une vie que je dérobe aux persécuteurs.
Jean-Jacques, qui pouvait être utile aux lettres, en est devenu l'ennemi par un orgueil ridicule, et la honte par une conduite affreuse. Je conclus qu'il faut cultiver son jardin. Je cultive le mien, et je serai toujours avec autant d'estime que de regret, etc. 6799. A M. LE COMM DE BOISGELIN,
MAITRE DE LA GARDE-ROBE DU ROI.
A Ferney, mars.
Ce que vous m'avez envoyé, monsieur, m'a mortellement ennuyé. Voilà tout ce que je peux en dire je n'aime pas les phrases. Vous avez un frère qui m'a accoutumé au bon.
On m'a parlé d'un homme de Nancy, qu'on dit fourré à la Bastille, sur la dénonciation d'un jésuite il s'appelle, je crois, Le Clerc3; il avait la protection de M"" la marquise de Boufflers, votre belle-mère, si on ne m'a pas trompé. En ce cas, je présume que vous daignerez agir tous deux en sa faveur. Rien ne rafraîchit le sang comme de secourir les malheureux.
1. Ce ne fut pas à l'occasion du Bélisaire, comme quelques personnes l'ont dit, que Marmontel fut privé du privilége du Mercure, mais en 1759, c'est-à-dire huit ans plus tôt, à l'occasion d'une Parodie d'une scène de Cinna, qui était l'ouvrage de Cury; voyez la note 4, tome XXXVII, page 33.
'2. Voltaire avait dit dans les derniers vers de la troisième partie de la Loi naturelle, poëme (voyez tome IX)
Je crois voir des forçats dans un cachot funeste,
Se pouvant secourir, l'un sur l'autre acharnés,
Combattre avec les fers dont ils sont enchainés
3. Voyez une note sur la lettre 6711.
J'étais impotent et aveugle quand M"" deBoufflers a passé par Lyon. Je suis encore à peu près dans le même état; je ne vaux rien des pieds jusqu'à la tête; et, à l'égard de ma pauvre âme, elle est extrêmement sensible à votre souvenir et à vos bontés, dont je vous demande la continuation avec la sensibilité la plus respectueuse.
6800. A M. MARS1OXTEL.
16 mars.
Je prie le secrétaire de Bélisaire de dire à M"le Geoffrin que j'avais bien raison de n'être point surpris du billet du roi de Pologne. 11 vient de m'écrire sur la tolérance une lettre dans le goût et dans le style de Trajan ou'de Julieni. Il faudrait la graver dans les écoles de Sorbonne, et y graver surtout ce grand mot de l'impératrice de Russie Malheur aux persécuteurs Mon cher confrère, un grand siècle se forme dans le Nord, un pauvre siècle déshonore la France. Cependant l'Europe parle notre langue. A qui en a-t-on l'obligation ? A ceux qui écrivent comme vous, à ceux qu'on persécute.
Non lasciar la magnanima impresa.
(PÉTRARQUE, SUD. VII.)
6801. A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, le 18 mars.
Je doute fort, mon cher Cicéron, que le conseil de Berne ajoute rien à la modique pension qu'il fait aux Sirven c'est beaucoup s'il la continue. M. Seigneux de Correvon, à qui vous écrivez, ne peut nous être d'aucun secours il n'a que sa bonne volonté.
Je sens bien que la réconciliation du premier président2 avec le parlement de Toulouse peut nous être défavorable; maisj'espère que le conseil ne voudra pas se relâcher sur le droit qu'il a de prononcer des évocations que la voix publique demande, et que l'équité exige. Les conseillers d'État et les maîtres des requêtes paraissent penser unanimement sur cette affaire. Votre mémoire vous fait beaucoup d'honneur il a consolé ce pauvre 1. Lettre 0763.
2. Bastard; voyez tome XXVI, page 286.
Sirven. Je vous l'enverrai dès que le tribunal qui doit le juger sera nommé. Cinq années de désespoir ont un peu affaibli sa tête, il ne répondra peut-être qu'en pleurant; mais, après votre mémoire, je ne sais rien de plus éloquent que des pleurs. M. Seigneux de Correvon voulait l'engager à faire travailler M. Loyseau vous pensez bien qu'il n'en fera rien. J'imagine que rien ne sera décidé qu'après Pâques. J'exécuterai tous vos ordres ponctuellement, et au moment que vous prescrirez. Bien des respects à M"ie de Canon.
6802. A M. DAMILAVILLE.
18 mars.
Voici, mon cher ami, une réponse à M. de Beaumont. Son mémoire réussit beaucoup. S'il avait conservé ce bel épiphonème Vous n'avez point d'enfants il aurait réussi davantage mais, tel qu'il est, il inspire la conviction.
Voici la réponse tout ouverte que je vous envoie pour M. Linguet 1.
Et voici une réponse d'un moine à une héroïde de l'abbé de Rancé2. Le moine vaut mieux que l'abbé. C'est, à mon gré, le meilleur ouvrage de M. de La Harpe. Faites-en faire tant de copies qu'il vous plaira, et ensuite ayez la bonté d'envoyer cet exemplaire, avec la lettre ci-jointe, à M. Barthe, secrétaire de l'abbé de la Trappe.
Je vous enverrai incessamment ce que M. Lambertad demande. Nous avons suspendu à Ferney les représentations des Scythes; nous ne prétendons pas nous réjouir quand la cour est dans les alarmes ou dans le deuil. J'ignore le sort de madame la dauphine, mais il ne peut être que funeste. Quoique nous ne soyons que des Suisses, nous avons le coeur aussi français que les Parisiens.
Je voudrais que les sorboniqueurs, qui persécutent Marmontel, apprissent que l'impératrice de Russie, les rois de Danemark, de Pologne, de Prusse, et la moitié des princes d'Allemagne, établissent hautement la liberté de conscience dans leurs États, et que cette liberté les enrichit. J'ai reçu du roi de Pologne une lettre3 qui ferait honneur à Trajan pour le fond et pour le style. Je vous embrasse aimez-moi comme je vous aime. 1. C'est la lettre 6793.
2. Voyez tome XXVI, page 567.
3. C'est le n° 0765.
6803. A M. LE MARQUIS DE XIMENÊS.
A Ferney, 18 mars.
Je vous ai déjà mandé1, monsieur le marquis, que je n'avais jeté sur le papier que des notes informes, desimpies indications pour me faire souvenir de ce que je dois dire quand vous m'aurez envoyé le reste. Si vous ne me l'envoyez pas, que puis-je faire? rien. Je sais bien que Racine est rarement assez tragique mais il est si intéressant, si adroit, si pur, si élégant, si harmonieux il a tant adouci et embelli notre langue, rendue barbare par Corneille, que notre passion pour lui est bien excusable. M. de La Harpe est tout aussi passionné que nous il s'indigne avec moi qu'on ose comparer le minerai brut de Corneille à l'or pur de Racine.
Vous savez qu'il a répondu à l'abbé de Rancé, et que l'épître du moine vaut beaucoup mieux que l'épître de l'abbé. Je présume qu'il vous a envoyé les corrections nécessaires qu'il a faites à ce bel ouvrage. Je me flatte que vous en ferez faire plusieurs copies, pourl'édification de ceux qui aiment la raison et lesvers. Si vous n'avez vu les Scythes que dans l'édition des Cramer, vous n'avez point vu la pièce. Je la corrige tous les jours, et j'y ai fait plus de cent vers nouveaux on n'a jamais fini avec une tragédie. Il est beaucoup plus aisé de faire toute l'Histoire de Rollin qu'une seule pièce de théâtre. Je ne sais si on jouera les Scythes avant ou après Pâques, et si même on les jouera jamais. J'ai fait cette pièce pour m'amuser, et pour la jouer à Ferney. Si elle peut servir à faire gagner quelque argent aux comédiens de Paris, à la bonne heure. Nous fermons notre théâtre à Ferney tant que madame la dauphine sera en danger. Je vous assure pourtant que je ne crois pas qu'elle meure et ma raison, c'est que les médecins l'ont condamnée.
Adieu, monsieur mille tendres respects du meilleur de mon cœur.
6804. A M. ÉLIE DE BEAUMONT
Du 20 mars.
Votre mémoire, monsieur, en faveur des Sirven a touché et convaincu tous les lecteurs, et fera sans doute le même effet sur 1. Lettre 6741.
2. Voyez tome XXVI, page
les juges. La consultation, signée de dix-neuf célèbres avocats de Paris, a paru aussi décisive en faveur de cette famille innocente que respectueuse pour le parlement de Toulouse.
Vous m'apprenez qu'aucun des avocats consultés n'a voulu recevoir l'argent qu'on leur offraitl pour leur honoraire. Leur désintéressement et le vôtre sont dignes de l'illustre profession dont le ministère est de défendre l'innocence opprimée. C'est la seconde fois, monsieur, que vous vengez la nature et la nation. Ce serait un opprobre trop affreux pour l'une et pour l'autre, si tant d'accusations de parricides avaient le moindre fondement. Vous avez démontré que le jugement rendu contre les Sirven est encore plus irrégulier que celui qui a fait périr le vertueux Calas sur la roue et dans les flammes.
Je vous enverrai le sieur Sirven et ses filles, quand il en sera temps mais je vous avertis que vous ne trouverez peut-être point dans ce malheureux père de famille la même présence d'esprit, la même force, les mêmes ressources qu'on admirait dans Mm0 Calas. Cinq ans de misère et d'opprobre l'ont plongé dans un accablement qui ne lui permettrait pas de s'expliquer devant ses juges j'ai eu beaucoup de peine à calmer son désespoir dans les longueurs et dans les difficultés que nous avons essuyées pour faire venir du Languedoc le peu de pièces que je vous ai envoyées, lesquelles mettent dans un si grandjour la démence et l'iniquité du juge subalterne qui l'a condamné à la mort, et qui lui a ravi toute sa fortune. Aucun de ses parents, encore moins ceux qu'on appelle amis, n'osait lui écrire, tant le fanatisme et l'effroi s'étaient emparés de tous les esprits.
Sa femme, condamnée avec lui, femme respectable, qui est morte de douleur en venant chez moi l'une de ses filles, prête de succomber au désespoir pendant cinq ans un petit-fils né au milieu des glaces, et infirme depuis sa malheureuse naissance tout cela déchire encore le cœur du père, et affaiblit un peu sa tête. Il ne fait que pleurer; mais vos raisons et ses larmes toucheront également ses juges.
Je dois vous avertir de la seule méprise que j'aie trouvée dans votre mémoire. Elle n'altère en rien la bonté de la cause. Vous faites dire au sieur Sirven que le conseil de Berne et le conseil de* Genève l'ont pensionné. Berne, il est vrai, a donné 1. C'est d'après la lettre 6838 que Beuchot a imprimé ainsi, au lieu de l'argent consigné entre vos mains, qu'on lit dans toutes les éditions.
2. C'est d'après la même autorité que Beuchot a rétabli deux fois dans cette phrase les mots le conseil de, qui ne sont pas dans les autres éditions.
au père, à la mère, et aux deux filles, sept livres dix sous par tête chaque mois, et veut bien continuer cette aumône pour le temps de son voyage à Paris; mais Genève n'a rien donné. Vous avez cité l'impératrice de Russie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, qui ont secouru cette famille si vertueuse et si persécutée. Vous ne pouviez savoir alors que le roi de Danemark, le landgrave de Hesse, M"le la duchesse de Saxe-Gotha, SI™ la princesse de Nassau-Saarbruck, M"ie la margrave de Baden, M"" la princesse de Darmstadt, tous également sensibles à la vertu et à l'oppression des Sirven, s'empressèrent de répandre sur eux leurs bienfaits. Le roi de Prusse, qui_fut informé le premier, se bâta de m'envoyer cent écus, avec l'ordre de recevoir la famille dans ses États, et d'avoir soin d'elle.
Le roi de Danemark, sans même être sollicité par moi, a daigné m'écrire, et a fait un don considérable. L'impératrice de Russie a eu la même bonté, et a signalé cette générosité qui étonne, et qui lui est si ordinaire; elle accompagna son bienfait de ces mots énergiques, écrits de sa main Malheur aux persécuteurs 1
Le roi de Pologne, sur un mot que lui dit SI™ de Geoffrin, qui était alors à Varsovie, fit un présent digne de lui et SI™ de Geoffrin a donné l'exemple aux Français, en suivant celui du roi de Pologne. C'est ainsi que SI"" la duchesse d'Enville, lorsqu'elle était, à Genève, fut la première à réparer le malheur des Calas. Née d'un père et d'un aïeul illustres pour avoir fait du bien, la plus belle des illustrations, elle n'a jamais manqué une occasion de protéger et de soulager les infortunés avec autant de grandeur d'âme que de discernement c'est ce qui a toujours distingué sa maison, et je vous avoue, monsieur, que je voudrais pouvoir faire passer jusqu'à la dernière postérité les hommages dus à cette bienfaisance, qui n'a jamais été l'effet de la faiblesse. Il est vrai qu'elle fut bien secondée par les premières personnes du royaume, par de généreux citoyens, par un ministre2 à qui on n'a pu reprocher encore que la prodigalité en bienfaits, enfin par le roi lui-même, qui a mis le comble à la réparation que la nation et le trône devaient au sang innocent. La justice rendue sous vos auspices à cette famille a fait plus d'honneur à la France que le supplice de Calas ne nous a fait de honte.
1. Voyez la lettre de Catherine II, du 9 janvier, n° 63G4.
2. Le duc de Choiseul.
Si la destinée m'a placé dans des déserts où la famille des Sirven et les fils de Mme Calas cherchèrent un asile, si leurs pleurs et leur innocence si reconnue m'ont imposé le devoir indispensable de leur donner quelques soins, je vous jure, monsieur, que, dans la sensibilité que ces deux familles m'ont inspirée, je n'ai jamais manqué de respect au parlement de Toulouse; je n'ai imputé la mort du vertueux Calas, et la condamnation de la famille entière des Sirven, qu'aux cris d'une populace fanatique, à la rage qu'eut le capitoul David de signaler son faux zèle, à la fatalité des circonstances.
Si j'étais membre du parlement de Toulouse, je conjurerais tous mes confrères de se joindre aux Sirven pour obtenir du roi qu'il leur donne d'autres juges. Je vous déclare, monsieur, que jamais cette famille ne reverra son pays natal qu'après avoir été aussi légalement justifiée qu'elle l'est réellement aux yeux du public. Elle n'aurait jamais la force ou la patience de soutenir la vue du juge de Mazamet, qui est sa partie, et qui l'a opprimée plutôt que jugée. Elle ne traversera point des villages catholiques, où le peuple croit fermement qu'un des principaux devoirs des pères et des mères, dans la communion protestante, est d'égorger leurs enfants, dès qu'ils les soupçonnent de pencher vers la religion catholique. C'est ce funeste préjugé qui a traîné Jean Calas sur la roue; il pourrait y traîner les Sirven. Enfin, il m'est aussi impossible d'engager Sirven à retourner dans le pays qui fume encore du sang des Calas, qu'il était impossible à ces deux familles d'égorger leurs enfants pour la religion.
Je sais très-bien, monsieur, que l'auteur d'un misérable libelle périodique intitulé, je crois, l'Année littéraire, assura, il y a deux ans, qu'il est faux qu'en Languedoc on ait accusé la religion protestante d'enseigner le parricide 1. Il prétendit que jamais on n'en a soupçonné les protestants il fut même assez lâche pour feindre une lettre qu'il disait avoir reçue de Languedoc il imprima cette lettre, dans laquelle on affirmait que cette accusation contre les protestants est imaginaire il faisait ainsi un crime de faux pour jeter des soupçons sur l'innocence des Calas, et sur l'équité du jugement de messieurs les maîtres des requêtes et on l'a souffert! et on s'est contenté de l'avoir en exécration i Ce malheureux compromit les noms de M. le maréchal de Richelieu et de M. le duc de Villars il eut la bêtise de dire que je me plaisais à citer de grands noms c'est me connaître bien 1. Voyez la note, tome XLIV, page 28.
mal on sait assez que la vanité des grands noms ne m'éblouit pas, et que ce sont les grandes actions que je révère. Il ne savait pas que ces deux seigneurs étaient chez moi quand j'eus l'honneur de leur présenter les deux fils de Jean Calas, et que tous deux ne se déterminèrent en faveur des Calas qu'après avoir examiné l'affaire avec la plus grande maturité.
Il devait savoir, et il feignait d'ignorer, que vous-même, monsieur, vous confondîtes, dans votre mémoire pour M"lC Calas, ce préjugé abominable qui accuse la religion protestante d'ordonner le parricide; M. de Sudre, fameux avocat de Toulouse, s'était élevé avant vous contre cette opinion horrible, et n'avait pas été écouté. Le parlement de Toulouse fit même brûler, dans un vaste bûcher élevé solennellement, un écrit extrajudiciaire dans lequel on réfutait l'erreur populaire; les archers firent passer Jean Calas chargé de fers à côté de ce bûcher, pour aller subir son dernier interrogatoire. Ce vieillard crut que cet appareil était celui de son supplice il tomba évanoui il ne put répondre quand il fut traîné sur la sellette, son trouble servit à sa condamnation.
Enfin, le consistoire et même le conseil de Genève furent obligés de repousser et de détruire, par un certificat authentique, l'imputation atroce intentée contre leur religion et c'est au mépris de ces actes publics, au milieu des cris de l'Europe entière, à la vue de l'arrêt solennel de quarante maîtres des requêtes, qu'un homme sans aveu comme sans pudeur ose mentir pour attaquer, s'il le pouvait, l'innocence reconnue des Calas. Cette effronterie si punissable a été négligée, le coupable s'est sauvé à l'abri du mépris. M. le marquis d'Argence, officier général, qui avait passé quatre mois chez moi, dans le plus fort du procès des Calas, a été le seul qui ait marqué publiquement son indignation contre ce vil scélérat.
Ce qui est plus étrange, monsieur, c'est que M. Coqueley, qui a eu l'honneur d'être admis dans votre ordre, se soit abaissé jusqu'à être l'approbateur des feuilles de ce Fréron, qu'il ait autorisé une telle insolence, et qu'il se soit rendu son complice. Que ces feuilles calomnient continuellement le mérite en tout genre, que l'auteur vive de son scandale, et qu'on lui jette quelques os pour avoir aboyé, à la bonne heure, personne n'y prend garde mais qu'il insulte le conseil entier, vous m'avouerez que cette audace criminelle ne doit pas être impunie dans un malheureux chassé de toute société, et même de celle qui a été enfin chassée de toute la France. Il n'a pas acquis par l'opprobre
le droit d'insulter ce qu'il y a de plus respectable. J'ignore s'il a parlé des Sirven mais on devrait avertir les provinciaux qui ont la faiblesse de faire venir ses feuilles de Paris, qu'ils ne doivent pas y faire plus d'attention qu'on n'en fait dans votre capitale à tout ce qu'écrit cet homme dévoué à l'horreur publique. Je viens de lire le mémoire de M. Cassen, avocat au conseil cet ouvrage est digne de paraître même après le vôtre. On m'apprend que M. Cassen a la même générosité que vous il protége l'innocence sans aucun intérêt. Quels exemples, monsieur, et que le barreau se rend respectable! M. de Crosne et M. de Baquencourt ont mérité les éloges et les remerciements de la France, dans le rapport qu'ils ont fait du procès des Calas. Nous avons pour rapporteur 1, dans celui des Sirven, un magistrat sage, éclairé, éloquent (de cette éloquence qui n'est pas celle des phrases) ainsi nous pouvons tout espérer. Si quelques formes juridiques s'opposaient malheureusement à nos justes supplications, ce que je suis bien loin de croire, nous aurions pour ressource votre factum, celui de M. Cassen, et l'Europe la famille Sirven perdrait son bien, et conserverait son honneur; il n'y aurait de flétri que le juge qui l'a condamnée, car ce n'est pas le pouvoir qui flétrit, c'est le public. On tremblera désormais de déshonorer la nation par d'absurdes accusations de parricides, et nous aurons du moins rendu à la patrie le service d'avoir coupé une tête de l'hydre du fanatisme.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments de l'estime la plus respectueuse, etc.
6805. A M. LE MARQUIS D'AUGENCE DE DIRAC. 21 mari.
Il est arrivé, monsieur, bien des événements qui nous obligent de différer. L'affaire des Sirven, qui commence à faire un grand bruit à Paris, et qui va être jugée au conseil du roi, m'occupe à présent tout entier, et ne me permet pas une diversion qui pourrait lui nuire. Beaucoup d'autres considérations me persuadent qu'il faut attendre encore quelque temps. M. Boursier doit vous envoyer incessamment trois ou quatre petits pa1. M. de Chardon. (Note de Voltaire.) Voyez la lettre que lui adressa Voltaire en février nos.
quets du Collation1, que vous aimez tant; vous pourrez en donner une boîte à M. le chevalier de Chastellux. s'il est dans vos cantons. Les affaires de Genève sont toujours dans la même situation, et elles y seront encore probablement longtemps. Plus de communication entre la France et le territoire de Genève, plus de voitures, ni de Lyon, ni de Dijon; nous sommes enfermés comme dans une ville assiégée.
M. le duc de Choiseul a eu pour moi les plus grandes bontés, mais je n'en souffre pas moins; je suis toujours très-languissant, mon âge avance, ma force diminue mais mon attachement pour vous ne diminuera jamais.
6800. A M. DE CHABANON.
21 mars.
Si vous êtes sage, mon cher confrère vous attendrez la fin, d'avril pour revenir dans votre couvent. Nous espérons que la communication avec Lyon et la Bourgogne sera rouverte dans ce temps-là, ou du moins au commencement de mai. Je ne sais si vous savez que nous sommes entourés de troupes et de misère. Nous aurons encore des neiges sur nos montagnes pendant plus d'un mois les désastres nous environnent, et les secours nous manquent. Je suis obligé en conscience de vous en avertir, afin que si vous nous faites le plaisir de venir plus tôt, vous ne soyez pas étonné de souffrir comme nous. Je crois même qu'il vous faudra un passe-port de M. le duc de Choiseul. Je n'aime point du tout cette guerre, toute ridicule qu'elle est. Je me serais retiré à Lyon, si je n'avais pas eu trop de monde à transporter.
On joue actuellement les Scythes à Genève et il Lyon on va les jouer à Paris2, dès que les spectacles se rouvriront. Les méchants m'attribuent tant d'ouvrages hétérodoxes que j'ai voulu leur faire voir que je ne faisais que de mauvaises tragédies. J'ai prouvé par là mon alibi j'ai fait comme Alcibiade, qui fit couper la queue à son chien afin qu'on ne l'accusât pas d'autres sottises. Les Scythes pourront être sifflés par les Welches mais j'aime 1. Voltaire s'est déjà servi do ce nom; voyez lettre 6S81 les ouvrages dont il parle ici doivent être les Honnêtetés théologiques et les Questions de Zapata. Voyez la fin de la lettre 6792.
2. Ils y furent joués le 26 mars.
mieux être sifflé par le parterre que d'être calomnié par les cagots.
Mes respects à Eudoxie ou Eudocie1, et à monsieur son père, que j'aime de tout mon cœur.
6807. A M. LE MARQUIS DE VILLEVIEILLE.
23 mars.
Il est vrai que le diable est déchaîné. Votre confiseur2 est devenu martyr, pour des confitures qui ne sont pas à mi-sucre. Il faut espérer que Mme de Boufflers abrégera le temps de ses souffrances. Je prendrai toutes les mesures possibles pour recevoir le présent de M. de Montcomble, malgré l'interruption de tout commerce avec Lyon.
Je vous demande en grâce de me ménager toujours les bontés de M. de Clausonet. Voici une plaisanterie3 qui pourra vous réjouir, vous et H. Duché.
Adieu, monsieur; je vous aime trop pour faire avec vous la moindre cérémonie.
0808. A M. LE MARQUIS DE XIMENÈS.
A Ferney, 23 mars.
Vous avez affligé ce pauvre La Harpe et moi cela n'est pas bien il ne faut pas faire comme Dieu, qui damne ses créatures. Il y a quelques longueurs dans le commencement de son ouvrage4. On les retranche. La pièce est bonne, elle est utile. Au nom de Dieu, monsieur le marquis, ne brisez pas le cœur de mon petit La Harpe.
On jouera, je crois, le 25 ou le 26, ces polissons de Scythes. J'espère que vous aurez la bonté de m'informer de ce qu'il faudra y corriger. On ne voit pas les choses comme elles sont avec des lunettes de cent trente lieues.
Je me flatte que la Sorbonne s'accommodera avec le révérend père Marmontel pour la permission du Petit Carême de Bélisaire. Je vous embrasse très-tendrement mais vous n'êtes pas assez ennemi du fanatisme V.
1. Tragédie de Chabanon.
2. Le libraire Le Clerc, de Nancy.
3. La Guerre civile de Genève.
4. Sa Réponse d'un solitaire de la Trappe, etc.; voyez tome XXVI, page 567.
oS09. – A M. DORAT.
23 mars.
Je réponds, monsieur, à votre lettre du 17 de mars, et je vous demande en grâce qu'après ce dernier éclaircissement il ne soit plus jamais question entre nous d'une affaire si désagréable.
Tout ce que j'ai mandé à M. le chevalier de Pezay est dans la plus exacte vérité. Il est très-vrai que je n'ai jamais montré à personne ni vos lettres, ni vos premiers vers imprimés1, ni vos seconds manuscrits*.
Il est très-vrai que M"ie Denis, ayant appris de Paris l'effet dangereux que pouvait faire l'Avis3 imprimé chez Jorry, me demanda, en présence de M. de La Harpe, ce que c'était que cette triste aventure. J'avais la pièce, et je ne la communiquai pas je dis que vous aviez tout réparé que je vous croyais un très-bon cœur; que vous m'aviez écrit une lettre pleine de candeur; que vous étiez, de toute façon, au-dessus de la jalousie, qui est le vice des esprits médiocres. Je citai un endroit de votre lettre, très-bien écrit, et qui m'avait fait impression. Si M. de La Harpe a fait quelque usage de cette seule confidence, je l'ignore entièrement. Je viens de lui parler il m'a dit qu'il était très-affligé d'avoir eu sujet de se plaindre de vous. Je vous prie de considérer que c'est un jeune homme qui a autant de talents que peu de fortune. Il a une femme et des enfants. Qui pourra seconder ses talents, sinon des gens de lettres aussi capables d'en juger que vous? Nous sommes dans un temps oit la littérature n'est que trop persécutée elle le serait certainement moins si ceux qui la cultivent étaient unis.
Il faut tout oublier, monsieur, et ne se souvenir que du besoin que nous avons de nous soutenir les uns les autres. Nous avons tous la même façon de penser; faudra-t-il que nous soyons la victime de ceux qui ne pensent point, ou qui pensent mal? Ce qui est encore malheureusement très-vrai, c'est que, lorsque votre Avis parut, lorsqu'on eut la cruauté d'y trop remarquer l'injustice publique faite par nos ennemis communs à certains ouvrages, j'avais, dans ce temps-là même, une affaire très-sérieuse, et la calomnie me poursuivait vivement. 1. \j'Avis aux sages du siècle; voyez lettre 6632.
2. Voyez lettre 6784.
.3. L'Avis aux sages du siècle.
Je ne vous dissimulai pas combien il était dangereux pour moi d'être confondu avec Rousseau, convaincu, aux yeux de M. le duc de Choiseul, et même à ceux du roi, des manœuvres les plus criminelles. Je pousserai même la franchise avec vous jusqu'à vous avouer que je venais de recevoir des reproches de M. le duc de Choiseul sur les affaires qui concernaient ce Genevois. Vous voyez que vous aviez fait beaucoup plus de mal que vous ne pensiez en faire.
N'en parlons plus j'ai tout oublié pour jamais, et je ne suis sensible qu'à votre mérite et à vos politesses. Je veux que M. le chevalier de Pezay en soit le garant. Tout ce que j'oserais exiger d'un homme aussi bien né que vous l'êtes, ce serait de sentir combien votre supériorité doit vous écarter de tout commerce avec Fréron. Ni ses mœurs ni ses talents ne doivent le mettre à portée de vous compter parmi ceux qui le tolèrent. Ceux qui, comme vous, monsieur, ont tant de droits de prétendre à l'estime du public ne sont pas faits pour soutenir ceux qui en sont l'exécration.
6810. A MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
24 mars.
Voici, ma chère nièce, l'état où nous sommes. Toute communication avec Genève est interrompue. Il faut tout faire venir de Lyon, et les voitures de Lyon ne peuvent passer plus de carrosses, plus de messageries, plus de rouliers. Nous faisions venir tout ce qui nous était nécessaire par le courrier, et on vient de saisir ce courrier. Si j'étais plus jeune, j'abandonnerais Ferney pour jamais, j'irais chercher ailleurs la tranquillité mais le moyen de déménager à soixante-quatorze ans Sans doute votre fils doit manger peu et marcher beaucoup, ou souffrir il faut opter. Il s'agit ici de ne pas se condamner soi-même à une vie courte et malheureuse.
Je vous remercie bien tendrement de votre assistance aux répétitions des Scythes avec votre brave Persan, grand écuyer de Babylone. Je voudrais bien qu'on ne gâtât pas, qu'on ne mutilât pas indignement ces Scythes, comme on a défiguré toutes les pièces dont j'ai gratifié les comédiens j'ai été mal payé par eux de mes bienfaits.
Nous avons fermé notre porte heureusement aux Anglais, aux Allemands, et aux Genevois. Il faut finir ses jours dans la re-
traite la cohue m'est insupportable. Vous accommoderez-vous de notre couvent? Ne comptez pas sur la bonne chère elle est devenue impossible.
6811. A M. DE CHABANON1.
Si j'avais votre jeunesse et vos grâces, par ma foi, je ferais tout comme vous. Je préférerais de grandes filles, belles et bien faites, à de vieux malades. Quand elles vous donneront un moment de relâche, venez voir votre oncle à Ferney notre hôpital est triste, mais cet hôpital vous aime.
Souvenez-vous que vous m'avez promis de me montrer quelque chose de votre façon. Vous savez combien tout ce que vous faites m'est précieux. Adieu, cher ami, réjouissez-vous. 6812. – DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 2ï mars.
Je vous plains de ce que votre retraite est entourée d'armes; il n'est donc aucun séjour à l'abri du tumulte 1 Qui croirait qu'une république dût être bloquée par des voisins qui n'ont aucun empire sur elle? Mais je me flatte que cet orage passera, et que les Genevois ne se roidiront pas contre la violence, ou que le ministère français modérera sa fougue. Vous voulez savoir le mot du conte? II ne regarde que moi. Ce conte s fut fait l'an 1 761 et convenait assez à ma situation telle qu'elle était alors. J'ai corrigé cet ouvrage depuis la paix, et je vous l'ai envoyé. Je suis si ennuyé do la politique que je la mots do côté dans mes moments de loisir et d'étude; je laisse cet art conjectural à ceux dont l'imagination aime à s'élancer dans l'immense abime des probabilités.
Ce que je sais de l'impératrice de Russie, c'est qu'elle a été sollicitée par les dissidents de leur prêter son assistance, et qu'elle a fait marcher des arguments munis de canons et de baïonnettes, pour convaincre les évoques polonais des droits que ces dissidents prétendent avoir.
Il n'est point réservé aux armes de détruire \'inf. elle périra par le brasjde la Vérité et par la séduction de l'intérêt. Si vous voulez que je développe cette idée, voici ce que j'entends:
J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que les endroits où il y a le plus de couvents et de moines sont ceux où le peuple est le plus aveuglément livré à la superstition il n'est pas douteux que, si l'on parvient à détruire ces asiles du fanatisme, le peuple ne devienne un peu indifférent et tiède sur ces objets, qui sont actuellement ceux de sa vénération. Il s'agirait donc 1. Éditeurs, de Cayrol et François. Date incertaine.
2. Voyez lettre 6779.
de détruire les cloîtres, au moins de commencer à diminuer leur nombre. Ce moment est venu, parce que le gouvernement français et celui d'Autriche sont endettés, qu'ils ont épuisé les ressources de l'industrie pour acquitter leurs dettes sans y parvenir. L'appât de riches abbayes et de couvents bien rentes est tentant. En leur représentant le mal que les cénobites font à la population de leurs États, ainsi que l'abus du grand nombre de Cuculati qui remplissent leurs provinces, en même temps la facilité de payer en partie leurs dettes en y appliquant les trésors de ces communautés, qui n'ont point de successeurs, je crois qu'on les déterminerait à commencer cette réforme; et il est à présumer qu'après avoir joui de la sécularisation de quelques bénéfices, leur avidité engloutira le reste.
Tout gouvernement qui se déterminera à cette opération sera ami des philosophes et partisan de tous les livres qui attaqueront les superstitions populaires et le faux zèle des hypocrites qui voudraient s'y opposer. Voilà un petit projet que je soumets à l'examen du patriarche de Ferney. C'est à lui, comme au père des fidèfes, de le rectifier et de l'exécuter. Le patriarche m'objectera peut-être ce que l'on fera des évoques je lui réponds qu'il n'est pas temps d'y toucher encore; qu'il faut commencer par détruire ceux qui souillent l'embrasement du fanatisme au coeur du peuple. Dès que le peuple sera refroidi, les évoques deviendront de petits garçons dont les souverains disposeront, par la suite des temps, comme ils voudront. La puissance des ecclésiastiques n'est que d'opinion; elle se fonde sur la crédulité des peuples. Éclairez ces derniers, l'enchantement cesse. Après bien des peines, j'ai déterré le malheureux compagnon de La Barre il se trouve porte-enseigne à Wesel, et j'ai écrit pour lui. On me marque de Paris qu'on prépare au Théâtre-Français, avec appareil, la représentation des Scythes 2. Vous ne vous contentez pas d'éclairer votre patrie, vous lui donnez encore du plaisir. Puissiez-vous lui en donner longtemps, et jouir dans votre doux asile des délices que vous avez procurées à vos contemporains, et qui s'étendront à la race future autant qu'il y v- aura des hommes qui aimeront les lettres, et d'âmes sensibles qui connaîtront la douceur de pleurer Vale.
Fis DÉnic.
G813. DE CATHERINE lis,
IMPÉHATIUCE UE RUSSIE.
A Moscou, 'ce 15 et 26 mars 1767.
Monsieur, j'ai reçu hier votre lettre du 24 février, où vous me conseillez de faire un miracle pour rendre le climat de ce pays moins rude. Cette ville-ci était autrefois très-accoutumée à en voir, ou plutôt les bonnes gens 1. D'Étallonde de Morival voyez lettres 6671, 6735, 6779.
2. La représentation eut lieu le 26 mars.
3. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, relatifs à l'histoire de l'empire de Russie, tome X, page 175.
prenaient souvent les choses les plus ordinaires pour des miracles. J'ai lu dans la préface du concile du tzar Ivan Basiliewitz, que lorsque le tzar eut fait sa confession publique, il arriva un miracle; que le soleil parut en plein midi, et que sa lueur donna sur lui, et sur tous les pères rassemblés. Notez que ce prince, après avoir fait une confession générale à haute voix, finit par reprocher, dans des termes très-vifs, au clergé, tous ses désordres, et conjura le concile de le corriger, lui et son clergé aussi.
A présent les choses sont changées. Pierre le Grand a mis tant de formalités pour constater un miracle, et le synode les remplit si strictement, que je crains d'exposer celui que vous me conseillez. Cependant je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour procurer à la ville de Pétersbourg un meilleur air. Il y a trois ans qu'on est après à saigner les marais qui l'entourent, par des canaux, et à abattre les forêts de sapins qui la couvrent du midi; et déjà à présent il y a trois grandes terres occupées par des colons, là où un homme à pied ne pouvait passer sans avoir de l'eau jusqu'à la ceinture; et ils ont semé, l'automne passée, leurs premiers grains.
Comme vous paraissez, monsieur, prendre intérêt à ce que je fais, je joins à cette lettre la traduction française du Manifeste publié le 44 décembre de l'année passée, dont la traduction a été si fort estropiée dans les gazettes de Hollande qu'on ne savait pas trop ce qu'il devait signifier. En russe c'est une pièce estimée la richesse et la concision de notre langue l'ont rendue telle. La traduction en a été d'autant plus pénible. Au mois de juin, cette grande assemblée commencera ses séances, et nous dira qu'est-ce qui lui manque après quoi l'on travaillera aux lois, que l'humanité, j'espère, ne désapprouvera pas. D'ici à ce temps-là, j'irai faire un tour dans différentes provinces, le long du Volga; et au moment peut-être que vous y attendrez le moins, vous recevrez une lettre datée de quelque bicoque de l'Asie.
Je serai là, comme partout ailleurs, remplie d'estime et de considération pour le seigneur du château de Ferney.
Le comte Schouvalow m'a montré une lettre par laquelle vous lui demandez des nouvelles de deux écrits envoyés à la Société économique de Pétersbourg. Je sais que parmi une douzaine de mémoires qui lui ont été envoyés pour résoudre sa question, il y en a un en français, qui est adressé par Schaffouse. Si vous pouviez m'indiquer les devises de ceux pour lesquels vous vous intéressez, je ferais demander à la Société si elle les a reçus. Je crois que le jour pour les décacheter n'est pas encore échu.
6814. – DU CARDINAL DE BERNIS.
Alby, le 26 mars.
J'ai attendu, mon cher confrère, pour répondre à votre dernière lettre, d'avoir lu les discours de M. Thomas et de M. de La Harpe. Le style du 1. Sur les dissensions de Pologne.
premier ne me plait guère que dans les notes qui accompagnent ses éloges. Je n'aime point le style oriental qui se met à la mode. Il est dommage qu'on ne cherche plus à allier la force avec le naturel, et que Lucain ait parmi nous plus d'imitateurs que Virgile. En général, j'ai été content de la manière d'écrire de M. de La Harpe. S'il passe encore quelque temps avec vous, il achèvera de perfectionner des talents qui donnent les plus grandes espérances. Dès que vos Scylhes seront imprimés, je vous prie de m'en envoyer un exemplaire. J'aime toujours les lettres, et même les vers, surtout quand c'est vous qui les avez faits. Rarement j'en lis d'autres. Je deviens vieux, mon cher confrère, puisque je deviens si difficile. J'espère que nous verrons bientôt vos commentaires sur la petite guerre de Genève. Il ne tiendra qu'à vous de les écrire comme César. L'intérêt des événements ne pourra être le même, et je crois que les comptes de votre maître-d'hôtel y joueront le premier rôle.
Dans vos moments de loisir, je vous prie de vous moquer un peu de la bouffissure qui règne aujourd'hui. En fait de goût, dès que les premières bornes seront franchies, on ne sait plus jusqu'où l'on pourra aller. Nous touchons presque au galimatias. Est-il possible que dans un siècle où vous écrivez on s'éloigne si fort du style de Racine, de Despréaux, et du vôtre 1 Rendez encore ce service aux lettres. Vous pouvez faire cette heureuse révolution en vous jouant.
Adieu, mon cher confrère; soyez toujours aimable. Vivez, malgré la délicatesse de vos organes et la vivacité de votre âme: soyez un prodige dans le monde physique comme dans le monde moral; et surtout ayez de l'amitié pour moi, qui vous admire et qui vous aime.
6815. A M. DAMILAVILLE.
27 mars.
Je ne sais comment les paquets que vous m'avez adressés me parviendront. Il n'y a plus de voitures de Lyon à Genève et, malgré toutes les bontés de M. le duc de Choiseul, nous serons dans l'état le plus gênant et le plus désagréable jusqu'à ce que l'on ait fait un nouveau chemin. Nous ne pouvions même faire venir des étoffes de Lyon que par le courrier. Un commis du bureau de Collongesl, aussi insolent que fripon, nous a saisi nos étoffes ainsi je ne vois pas comment les cinquante mémoires de M. de Beaumont en faveur des Sirven me parviendront. Nous souffrons infiniment des mesures qu'on a prises très-justement contre Genève; nous payons les fantes de cette ville. Il est bon d'être philosophe, mais il est triste d'être toujours obligé de se servir de sa philosophie.
1. Voyez lettre 6817.
Je reçois dans ce moment votre lettre du 21. M. Boursier assure qu'il vous a dépêché par Lyon, à M. de Courteilles, les instruments de mathématiques de M. Lembertad. Il est trèsvraisemblable qu'on ne quittera point l'affaire de la Caïenne 1 pour celle d'un particulier nous sommes résignés à tout. L'aventure de Mnie Le Jeune a du moins produit un grand bien. On lui a saisi deux cents exemplaires du dernier livre de feu M. Boulauger. Je viens de lire ce livre abominable pour la troisième fois je sens combien il est dangereux. Il détruirait absolument le pouvoir des ecclésiastiques, avec tous les mystères de notre sainte religion. L'auteur ne veut que de la vertu et de la probité, qui sont si malaisées à rencontrer, et qui ne suffisent pas.
Vous aurez bientôt une lettre ostensible sur les Sirven2, qui peut-être sera imprimable, supposé qu'il soit permis d'imprimer des choses utiles. On joue actuellement les Scythes à Lausanne, à Genève, à Lyon, à Bordeaux, et probablement à Paris. J'aime assez les choses dont personne ne s'est encore avisé; mais je crains que Paris ne soit plus difficile que les provinces. Adieu, mon cher ami; je vous embrasse. Écr. l'inf. 6S16. A M. BORD ES 3.
27 mars.
On vient de réimprimer, monsieur, le Commentaire sur les Délits et les Peines. L'imprimeur de Genève, nommé Grasset, commence à débiter actuellement son édition elle est beaucoup augmentée. Il doit avoir écrit à Deville pour s'arranger avec lui. J'aurai l'honneur de vous en envoyer un exemplaire par la première occasion. On n'ose plus actuellement se servir des courriers des lettres, depuis qu'un coquin de commis, nommé Dumesrel le fils, a osé arrêter le courrier au bureau de Gollonges, sur la route de Lyon et vous savez qu'il n'y a nulle communication entre Lyon, le pays de Gex et Genève. J'ai pris le parti de faire réimprimer les deux petits volumes que vous savez, et j'espère que vous serez payé au centuple avant six semaines. En attendant, voici une petite brochure4 qu'on peut mettre dans une 1. Il en a déjà été question dans la lettre 6753.
2. Probablement la lettre 6804.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
4. Sans doute les Questions de Zapata.
lettre; le port n'en sera pas bien considérable; elle m'a été envoyée de Paris.
Je ne puis jouir de la consolation de vous aller voir à Lyon mais nous sommes malades, M"1" Denis et moi. Nous ne pouvons quitter le coin du feu nos montagnes sont encore couvertes de neige.
Conservez-moi, monsieur, une amitié dont je sens tout le prix.
6817. A MADAME LA DUCHESSE DE GRAMMONT. Au chàteau de Ferney, 27 mars.
Encouragé par vos bontés, et par celles de monseigneur le duc, votre frère, je prends encore la liberté de vous écrire à tous deux, et de vous supplier de lui faire lire cette lettre dans un moment de loisir, s'il est possible qu'il en ait.
Nous sommes bien loin de nous plaindre, Mnie Denis, M. et Mme Dupuits, et moi, et tout ce qui habite dans ma retraite, ni des arrangements pris par M. le duc de Choiseul, ni des troupes, ni des officiers. Nous nous^ sommes conformés à ses intentions avec le plus grand zèle, en ne tirant de Genève que la viande de boucherie (pardon de ces détails) nous faisons venir tout autre comestible, toute autre provision de Lyon, pour donner l'exemple. Mais jusqu'à ce que les voitures publiques puissent marcher de Lyon au pays de Cex et en Suisse, nous sommes forcés d'user des bontés de monseigneur le duc de Choiseul, en chargeant le courrier de nous apporter les choses nécessaires. Cette voie est la seule praticable.
Un malheureux commis du bureau de Collonges (nommé Dumesrel fils) saisit les étoffes que Mnie Denis renvoie à Lyon, après avoir choisi celles qu'elle garde. Ce commis, qu'elle a déjà fait condamner à restituer cinquante louis d'or qu'il lui avait extorqués1, nous persécute comme s'il était le tyran de la province.
Confinés et bloqués dans notre château; ne voulant rien tirer de Genève; obligés de faire venir par Lyon notre argent, nos provisions, nos habits; n'ayant d'autre ressource que la voie du courrier, que deviendrons-nous si on nous coupe la communication avec Lyon ? Faudra-t-il me réfugier en Suisse à l'âge de soixante-quatorze ans? Je sais qu'ordinairement il est défendu 1. Voyez lettre 07 li.
aux courriers de se charger d'aucun ballot; mais cette loi, portée pour favoriser les entrepreneurs de voitures, cesse quand les voitures manquent.
Comment puis-je recevoir cinquante exemplaires du mémoire de Sirven qui sont à Lyon, et que j'attends pour envoyer aux cours étrangères?
Monseigneur le duc de Choiseul est grand maitre des postes; il peut permettre que le courrier de Lyon nous apporte notre nécessaire, dans cette interruption totale de commerce. Il peut réprimer les rapines du nommé Dumesrel fils, receveur du bureau de Collonges.
Il peut donner ses ordres au sieur Tabareau, directeur de la poste de Lyon, à qui le petit ballot saisi était renvoyé. Nous demandons cette justice et cette grâce au protecteur des Calas, des Sirven et au nôtre.
Comptez, madame, que nous éprouvons depuis trois mois l'état le plus cruel dans un désert qui est pire que la Sibérie la moitié de l'année, et que j'ai pourtant embelli et amélioré aux dépens de ma fortune.
Nous nous jetons à vos pieds et aux siens.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE.
6818. A M. AVOCAT A BESANÇON,
ÉCRITE SOUS LE NOM D'UN MEMBRE DU CONSEIL DE ZURICH EN SUISSE. Mars.
Nous nous intéressons beaucoup, monsieur, dans notre république, à la triste aventure du sieur Fantet1. Il était presque le seul dont nous tirassions les livres qui ont illustré votre patrie, et qui forment l'esprit et les mœurs de notre jeunesse. Nous devons à Fantet les œuvres du chancelier d'Aguesseau et du président de Thou. C'est lui seul qui nous a fait connaître les Essais de morale de Nicole, les Oraisons funèbres de Bossuet, les Sermons de Massillon et ceux de Bourdaloue, ouvragespropres à toutes les religions nous lui devons l'Esprit des lois, qui est encore un de ces livres qui peuvent instruire toutes les nations de l'EuropeJe sais en mon particulier que le sieur Fantet joint à l'utilité 1. Libraire de Besançon poursuivi.
de sa profession une probité qui doit le rendre cher à tous les honnêtes gens, et qu'il a employé au soulagement de ses parents le peu qu'il a pu gagner par une louable industrie. Je ne suis point surpris qu'une cabale jalouse ait voulu le perdre. Je vois que votre parlement ne connait que la justice, qu'il n'a acception de personne, et que, dans toute cette affaire, il n'a consulté que la raison et la loi. Il a voulu et il a dû examiner par lui-même si, dans la multitude des livres dont Fantet fait commerce, il ne s'en trouverait pas quelques-uns de dangereux, et qu'on ne doit pas mettre entre les mains de la jeunesse; c'est une affaire de police, une précaution très-sage des magistrats. Quand on leur a proposé de jeter ce que vous appelez des monitoires1, nous voyons qu'ils se sont conduits avec la même équité et la même impartialité, en refusant d'accorder cette procédure extraordinaire. Elle n'est faite que pourles grands crimes; elle est inconnue chez tous les peuples qui concilient la sévérité des lois avec la liberté du citoyen elle ne sert qu'à répandre le trouble dans les consciences, et l'alarme dans les familles. C'est une inquisition réelle qui invite tous les citoyens à faire le métier infâme de délateur, c'est une arme sacrée qu'on met entre les mains de l'envie et de la calomnie pour frapper l'innocent en sûreté de conscience. Elle expose toutes les personnes faibles à se déshonorer, sous. prétexte d'un motif de religion elle est, en cette occasion, contraire à toutes les lois, puisqu'elle a pour but la réparation d'un délit, et que l'objet de ce monitoire serait d'établir un délit lorsqu'il n'y en a point.
Un monitoire, en ce cas, serait un ordre de chercher, au nom de Dieu, à perdre un citoyen ce serait insulter à la fois la loi et la religion, et les rendre toutes deux complices d'un crime infiniment plus grand que celui qu'on impute au sieur Fantet. Un monitoire, en un mot, est une espèce de proscription. Cette manière de procéder serait ici d'autant plus injuste que, de vos prêtres qui avaient accusé Fantet, les uns ont été confondus à la confrontation, les autres se sont rétractés. Un monitoire alors n'eût été qu'une permission accordée aux calomniateurs de chercher à calomnier encore, et d'employer la confession pour se venger. Voyez quel effet horrible ont produit les monitoires contre les Calas et les Sirven
Votre parlement, en rejetant une voie si odieuse, et en procé1. Lettres du juge d'église, qu'on publiait au prône des paroisses pour obliger les fidèles à venir déposer.
dant contre Fantet avec toute la sévérité de la loi, a rempli tous les devoirs de la justice, qui doit rechercher les coupables, et ne pas souhaiter qu'il y ait des coupables. Cette conduite lui attire les bénédictions de toutes les provinces voisines.
J'ai interrompu cette lettre, monsieur, pour lire en public les remontrances que votre parlement fait au roi sur cette affaire. Nous les regardons comme un monument d'équité et de sagesse, digne du corps qui les a rédigées, et du roi à qui elles sont adressées. Il nous semble que votre patrie sera toujours heureuse quand vos souverains continueront de prêter une oreille attentive à ceux qui, en parlant pour le bien public, ne peuvent avoir d'autre intérêt que ce bien public même dont ils sont les ministres.
J'ai l'honneur d'être bien respectueusement, monsieur, etc. D.
du conseil des Deux-Cents.
P. S. Nous avons admiré le factum en faveur de Fantet. Voilà monsieur, le triomphe des avocats faire servir l'éloquence à protéger sans intérêt l'innocent, couvrir de honte les délateurs, inspirer une juste horreur de ces cabales pernicieuses qui n'ont de religion que pour haïr et pour nuire, qui font des choses sacrées l'instrument de leurs passions c'est là sans doute le plus beau des ministères. C'est ainsi que M. de Beaumont défend à Paris l'innocence des Sirven après avoir si glorieusement combattu pour les Calas. De tels avocats méritent les couronnes qu'on donnait à ceux qui avaient sauvé des citoyens dans les batailles. Mais que méritent ceux qui les oppriment?
6819. A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
AFerney, 1er avril.
J'ai reçu, mon chevalier, une quantité prodigieuse de paquets contre-signés, depuis deux mois, tantôt vice-chancelier, tantôt ministres, tantôt Sartines. Je me souviens, entre autres, d'un imprimé fort éloquent sur les évocations. Je ne crois pas qu'il fût accompagné d'une lettre de vous.
On me rend d'ordinaire toutes les lettres qui me sont adressées, et surtout celles qui sont à contre-seing. Il me semble n'en avoir point reçu de vous depuis le mois de février. Si ma mémoire me trompe, si ma mauvaise santé me rend négligent, daignez me plaindre; si je n'ai pas reçu vos lettres, plaignez-moi
encore davantage. Elles font ma consolation peu de choses me sont plus chères que les témoignages de vos bontés. On dit qu'il y a eu beaucoup de bruit à la première représentation des Scythes, et qu'il y avait dans le parterre des barbares qui n'ont nulle pitié de la vieillesse. Vous serez plus indulgent, vous pardonnerez à un vieillard un peu languissant une lettre si écourtée elle serait bien longue si j'avais le temps de vous exprimer tous les sentiments que je conserverai pour vous toute ma vie. Mme Denis et toute la maison vous font les plus tendres compliments.
M. le marquis de Maugiron1 vient de mourir. Voici les vers qu'il a faits une heure avant sa mort ·
Tout meurt, je m'en aperçois bien.
Tronchin, tant fêté dans le monde.
Ko saurait prolonger mes jours d'une seconde,
Ni Daumat 2 en retrancher rien.
Voici donc mon heure dernière
Venez, bergères et bergers,
Venez me fermer la paupière;
Qu'au murmure de vos baisers,
Tout doucement mon âme soit éteinte.
Finir ainsi dans les bras de l'Amour,
C'est du trépas ne point sentir l'atteinte;
C'est s'endormir sur la fin d'un beau jour.
Vous remarquerez qu'il logeait chez l'évêque de Valence, son parent. Tout le clergé s'empressait à lui venir donner son passeport avec la plus grande cérémonie. Pendant qu'on faisait les préparatifs, il se tourna vers son médecin, et lui dit Jevais bien les attraper; ils croient me tenir; et je m'en vais. Il était mort en effet quand ils arrivèrent avec leur goupillon. Vous pourrez, mon ancien ami, régaler de cette anecdote certain génie à qui vous écrivez quelquefois des nouvelles 3. Cela sera d'autant mieux placé 1. Dans la Correspondance de Grimm, à la date du 15 auguste 1768, on paris du marquis de Maugiron, mort au comimncemant de l'année précédente. C'est sur cette autorité que j'ai placé à l'année 1767 cette lettre, mise, avant moi, en 1766. (B.)
2. Médecin à Valence, et qui y donnait des soins à Maugiron.
3. Thieriot était le correspondant littéraire du roi de Prusse.
6820. A M. TIIIERIOT.
1er avril.
qu'il serait homme en pareil cas à imiter M. de Maugiron, et même à faire de meilleurs vers que lui.
Vous avez dû voir la lettre de M. Mauduit sur Bélisaire; cela peut encore amuser un philosophe.
Continuez à vivre de régime, afin de vivre longtemps. On me parle dans plusieurs lettres de monsieur l'évêque deSaint-Brieuc et de son aventure, qu'on me dit fort plaisante. On suppose que je sais cette aventure, et je ne sais rien du tout2. Je suis bien aise d'ailleurs qu'un évêque amuse le monde, cela vaut mieux que de l'excommunier.
P. S. Ah! on vient de me conter l'aventure. Voilà une maitresse femme. Vale.
6821. A MADAME DU BOCCAGE'.
Du château de Ferney, 2 avril.
Bion et Moschus, madame, vous ont bien de l'obligation de les avoir embellis, et moi d'avoir bien voulu m'envoyer vos deux très-jolies imitations. Je m'imagine que votre beauté est tout comme votre esprit. Vous étiez très-belle quand vous passâtes par ma cabane, en revenant des palais d'Italie. Vous ne devez avoir changé en rien une femme ne s'avise point de faire des vers amoureux sans inspirer de l'amour.
Mon petit La Harpe est enchanté de la bonté que vous avez de le faire Normand le voilà enrôlé sous vos drapeaux. C'est Sapho qui met Phaon de son académie il a plus d'esprit et de génie que Phaon, et peut-être autant de grâces cela n'a que vingt-sept ans.
Il semble fait également
Et pour le Pinde et pour Cythère,
Et pourrait être votre amant
Aussi bien que votre confrère.
Mais je vous avertis, madame, qu'il est coupable, comme moi, de préférer Jean Racine à Pierre Corneille. J'ai peur que, dans 1. Anecdote sur Bélisaire; voyez tome XXVI, page 109.
2. Bareau de Girac, évêque de Saint-Brieuc, avait été surpris en flagrant délit avec une dame qui, feignant d'être violée, sauta sur l'épée de son mari, et la plongea dans la cuisse du prélat. On parla beaucoup de ce coup d'épée, qui avait percé la cuisse sans endommager la culotte. (B.)
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
le fond de l'àmc, vous ne tombiez dans le même péché. Je crois que c'est à cause de mon hérésie que Cideville ne m'écrit plus il m'a abandonné tout net comme un réprouvé. Faites-moi grâce il ne faut pas que je sois excommunié partout.
Mille remerciements, madame, et mille respects. Comptez que je vous suis attaché pour le reste de ma vie1.
6822. A M. DAMILAVILLE.
3 avril.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 21 mars par M. Mallet, et je n'ai reçu encore aucun des envois que vous avez bien voulu me faire par Lyon. Tous les mémoires de M. de Beaumont en faveur des Sirven sont encore à la douane je ne sais pas quand je pourrai les avoir. Toute communication entre Lyon et Genève est interrompue.
M. Fournier vous avait envoyé l'étui de mathématiques pour M. Lemberiad, il y a environ trois semaines, par la même voie que vous aviez vous-même choisie, et par laquelle vous aviez reçu le factum des Sirven signé de toute la famille. Il était à croire que l'étui de mathématiques2, qui coûte, comme vous savez, cent écus, vous parviendrait de même. Il faut que quelque grand mathématicien ait mis la main dessus et se le soit approprié, car il est d'un des meilleurs ouvriers de l'Europe. Je suis actuellement séparé du reste du monde. Nous ne savons plus de quel côté nous tourner pour faire venir les choses les plus nécessaires à la vie, et je mets les bons livres parmi les choses absolument nécessaires.
Je me sais bien bon gré de vous avoir envoyé ma lettre pour M. Linguet3. Je le croyais de vos amis intimes, puisqu'il m'envoyait son livre4 par vous, et que M. Thieriot me l'avait vanté comme un des meilleurs ouvrages qu'on eût vus depuis longtemps. Je n'ai pas plus reçu le livre que les autres ballots mais je vous en crois sur ce que vous me dites. Il est bon de savoir à qui on a affaire. Vous vous êtes conduit très-sagement, je vous en loue, et je vous en remercie.
1. Cette dernière ligne est de sa main.
2. L'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites, pour lequel l'auteur avait reçu du libraire cent écus.
3. Voyez lettre 6793.
4. Théorie des lois civiles; voyez ibid.
J 1 Lu 1_ 1 i 1_ 1. T ̃̃_ 1
On m'a envoyé la lettre de l'abbé Mauduil1. Il me semble qu'elle n'est que plaisante, et qu'elle n'a aucune teinture d'impiété. L'auteur s'égaye peut-être un peu aux dépens de quelques docteurs de Sorbonne, mais il parait respecter beaucoup la religion c'est, comme nous l'avons dit tant de fois ensemble, le premier devoir d'un bon sujet et d'un bon écrivain. Aussi je ne connais aucun philosophe qui ne soit excellent citoyen et excellent chrétien. Ils n'ont été calomniés que par des misérables qui ne sont ni l'un ni l'autre.
Je ne sais point qui est M. de La Férière; mais il paraît que c'est un Burrhus. Je souhaite qu'il ne trouve point de Narcisse. On m'avait déjà touché quelque chose de ce qu'on imputait à Tronchin 2. Je ne l'en ai jamais cru capable, quoiqu'il me fît l'injustice d'imaginer que je favorisais les représentants de Genève. Je suis bien loin de prendre aucun parti dans ces démêlés; je n'ai d'autre avis que celui dont le roi sera. Il faudrait que je fusse insensé, pour me mêler d'une affaire pour laquelle le roi a nommé un plénipotentiaire. Je suis auprès de Genève comme si j'en étais à cent lieues, et j'ai assez de mes propres chagrins, sans me mêler des tracasseries des autres. Je suis exactement le conseil de Pythagore Dans la tempête, adorez l'écho. Adieu, mon très-cher ami3. 6823. A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
3 avril.
Mon cher grand écuyer, parmi toutes mes détresses il y en a une qui m'afflige infiniment, et qui hâtera mon petit voyage à Jlontbéliard et ailleurs. Plusieurs personnes dans Paris accusent Tronchin d'avoir dit au roi qu'il n'était point mon ami, et qu'il ne pouvait pas l'être; et d'en avoir donné une raison très-ridicule, surtout dans la bouche d'un médecin. Je le crois fort incapable d'une telle indignité et d'une telle extravagance. Ce qui a donné lieu à la calomnie, c'est que Tronchin a trop laissé voir, trop dit, trop répété, que je prenais le parti des représentants; en 1. L'Anecdote sur Bélisaire; voyez tome XXVI, page 109.
2. On prétendait que le roi avait demandé à Tronchin s'il était toujours grand ami de Voltaire, et que Tronchin avait répondu qu'il n'était pas l'ami d'un impie. Ce mot, rapporté à Ferney porta Voltaire à faire figurer Tronchin dans le deuxième chant de la Guerre de Genève.
3. A cette lettre on ajoute quelquefois un P. S., qui n'est autre que les alinéas 1, 4 et 5 de la lettre 6829.
quoi il s'est bien trompé. Je ne prends assurément aucun parti dans les tracasseries de Genève, et vous avez bien du vous en apercevoir par la petite plaisanterie intitulée la Guerre genevoise1, qu'on a dû vous communiquer de ma part.
Je n'ai d'autre avis sur ces querelles que celui dont le roi sera et il ne m'appartient pas d'avoir une opinion quand le roi a nommé des plénipotentiaires. Je dois attendre qu'ils aient prononcé, et m'en rapporter entièrement au jugement de M. le duc de Choiseul.
Voilà à peu près la vingtième niche qu'on me fait depuis trois mois dans mon désert.
Votre cidre n'arrivera pas, et sera gâté. Il arrive la même chose à mon vin de Bourgogne. Vingt ballots envoyés de Paris avec toutes les formalités requises, sont arrêtés, et Dieu sait quand ils pourront venir, et dans quel état ils viendront. J'aurais bien assurément l'honnêteté de vous envoyer des Honnêtetés*- mais on est si malhonnête que je ne puis même vous procurer ce léger amusement.
Je viens d'écrire à MorivaP; et, dès que j'aurai sa réponse, j'agirai fortement auprès du prince dont il dépend. Ce prince m'écrit tous les quinze jours il fait tout ce que je veux. Les choses, dans ce monde, prennent des faces bien différentes tout ressemble à Janus; tout, avec le temps, a un double visage. Ce prince ne connaît point Morival, sans doute, mais il connaît trèsbien son désastre. Il m'en a écrit plusieurs fois avec la plus violente indignation, et avec une horreur presque égale à celle que je ressens encore. Il y a des monstres qui mériteraient d'être décimés.
Je ne sais si je vous ai mandé que je suis enchanté de la nouvelle calomnie4 répandue sur les Calas. Il est heureux que les dévots, qui persécutent cette famille et moi, soient reconnus pour des calomniateurs. Ils font du bien sans le savoir; ils servent la cause des Sirven. Je recommande bien cette cause à mon cher Grand Turc5. Il y a des gens qui disent qu'on pourrait 1. La Guerre civile de Genève, poëme; voyez tome IX.
2. Les Honnêtetés littéraires; voyez tome XXVI, page 115.
3. Cette lettre est perdue; Voltaire lui avait déjà écrit; voyez les lettres 6669 et 6735.
4. Jeanne Viguière, servante catholique de la famille Calas, ayant eu la jambe cassée en février 1707, on répandit le bruit de sa mort. On disait qu'en mourant elle avait avoué que Jean Calas était coupable du meurtre de son fils. C'était unecalomnie qui fut la cause de laDéclaration juridique, imprimée tome XXIV, page 403. 5. L'abbé Mignot, qui faisait alors une Histoire des Turcs.
bien la renvoyer au parlement de Paris. Je compte alors sur la candeur, sur le zèle, sur la justesse d'esprit de mon gros goutteux 1, que j'embrasse de tout mon cœur, aussi bien que sa mère.
Vivez tous sainement et gaiement il n'y a que cela de bon. Nouvelles tracasseries encore de la part des commis, et point de justice; et je partirai, mais gardez-moi le secret, car je crains la rumeur publique. Je vous embrasse tous bien tendrement. 6824. – A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
5 avril.
Sire, je ne sais plus quand les chiens qui se battent pour un os, et à qui on donne cent coups de bâton, comme le dit trèsbien Votre Majesté2, pourront aller demander un chenil dans vos États3. Tous ces petits dogues-là, accoutumés à japper sur leurs paliers, deviennent indécis de jour en jour. Je crois qu'il y a deux familles qui partent incessamment, mais je ne puis parler aux autres, la communication étant interdite par un cordon de troupes dont on vante déjà les conquêtes. On nous a pris plus de douze pintes de lait4, et plus de quatre paires de pigeons. Si cela continue, la campagne sera extrêmement glorieuse. Ce ne sont pourtant pas les malheurs de la guerre qui me font regretter le temps que j'ai passé auprès de Votre Majesté.
Je ne me consolerai jamais du malheur qui me fait achever ma vie loin de vous. Je suis heureux autant qu'on peut l'être dans ma situation, mais je suis loin du seul prince véritablement philosophe. Je sais fort bien qu'il y a beaucoup de souverains qui pensent comme vous mais où est celui qui pourrait faire la Préface' de cette Histoire de l'Église2 Où est celui qui a l'âme assez forte et le coup d'œil assez juste pour oser voir et dire qu'on peut très-bien régner sans le lâche secours d'une secte ? Où est le prince assez instruit pour savoir que depuis dix-sept cents ans la secte chrétienne n'a jamais fait que du mal? 1. Son petit-neveu d'Hornoy.
2. Dans la fable intitulée les Deux Chiens et l'Homme; voyez page liG. 3. M. de Voltaire voulait alors queWesel servit d'asile aux proscrits de Genève. Il avait essayé, quelque temps auparavant, d'y établir une colonie de philosophes français. (K.)
4. Voyez lettre CG8 1.
5. C'est VAvajU-propos par le roi de l'rasse; voyez tome XLIV, page 20'S.
Vous avez vu sur cette matière bien des écrits auxquels il n'y a rien à répondre. Ils sont peut-être un peu trop longs, ils se répètent peut-être quelquefois les uns les autres. Je ne condamne pas toutes ces répétitions, ce sont les coups de marteau qui enfoncent le clou dans la tête du fanatisme mais il me semble qu'on pourrait faire un excellent recueil de tous ces livres, en élaguant quelques superfluités, et en resserrant les preuves. Je me suis longtemps flatté qu'une petite colonie de gens savants et sages viendrait se consacrer dans vos États à éclairer le genre humain. Mille obstacles à ce dessein s'accumulent tous les jours.
Si j'étais moins vieux, si j'avais de la santé, je quitterais sans regret le château que j'ai bâti et les arbres que j'ai plantés, pour venir achever ma vie dans le pays de Clèves avec deux ou trois philosophes, et pour consacrer mes derniers jours, sous votre protection, à l'impression de quelques livres utiles. Mais, sire, ne pouvez-vous pas, sans vous compromettre, faire encourager quelque libraire de Berlin à les réimprimer, et à les faire débiter dans l'Europe à un prix qui en rende la vente facile ? Ce serait un amusement pour Votre Majesté, et ceux qui travailleraient à cette bonne œuvre en seraient récompensés dans ce monde plus que dans l'autre.
Comme j'allais continuer à vous demander cette grâce, je reçois la lettre dont Votre Majesté m'honore, du 24 mars1. Elle a bien raison de dire que l'inf. ne sera jamais détruite par les armes, car il faudrait alors combattre pour une autre superstition qui ne serait reçue qu'en cas qu'elle fût plus abominable. Les armes peuvent détrôner un pape, déposséder un électeur ecclésiastique, mais non pas détrôner l'imposture. Je ne conçois pas comment vous n'avez pas eu quelque bon évêché pour les frais de la guerre, par le dernier traité; mais je sens bien que vous ne détruirez la superstition christicole que par les armes de la raison.
Votre idée de l'attaquer par les moines est d'un grand capitaine. Les moines une fois abolis, l'erreur est exposée au mépris universel. On écrit beaucoup en France sur cette matière tout le monde en parle. Les bénédictins eux-mêmes ont été si honteux de porter une robe couverte d'opprobre qu'ils ont présenté une requête au roi de France pour être sécularisés mais on n'a 1. C'est la lettre 681-2.
pas cru cette grande affaire assez mûre on n'est pas assez hardi en France, et les dévots ont encore du crédit.
Voici un petit imprimé1 qui m'est tombé sous la main il n'est pas long, mais il dit beaucoup. Il faut attaquer le monstre par les oreilles comme à la gorge.
J'ai chez moi un jeune homme nommé M. de La Harpe, qui cultive les lettres avec succès. Il a fait une épître2 d'un Moine au fondateur de la Trappe, qui me paraît excellente. J'aurai l'honneur de l'envoyer à Votre Majesté par le premier ordinaire. Je ne crois pas qu'on le condamne à être disloqué et brûlé à petit feu comme cet infortuné qui est à Wesel, et que je sais être un très-bon sujet. Je remercie Votre Majesté, au nom de la raison et de la bienfaisance, de la protection qu'elle accorde à cette victime du fanatisme de nos druides.
Les Scythes sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plutôt les petits cantons suisses et un marquis français, que les Scythes et un prince persan. Tlieriot aura IJhonneur d'envoyer de Paris cette rapsodie à Votre Majesté.
Je suis toujours fâché de mourir hors de vos États. Que Votre Majesté daigne me conserver quelque souvenir, pour ma consolation.
6825. A NI. CHARDON.
5 avril.
Monsieur, il paraît, par la lettre dont vous m'honorez, du 27 de mars, que vous avez vu des choses bien tristes dans les deux hémisphères. Si le pays d'Eldorado avait été cultivable, il y a grande apparence que l'amiral Drake s'en serait emparé, ou que les Hollandais y auraient envoyé quelques colonies de Surinam. On a bien raison de dire de la France
Non illi imperium pelagi;
(VinG., £neid., lib. I, v. 142.)
mais si on ajoute
Illa se jactet in aula,
(ViiiG., ,-Entid., lib. I, v. 144.)
ce ne sera pas in aula tolosanal.
1. L'Anecdote sur Bélisaire, tome XXVI, page 109.
2. C'est-à-dire Héponse d'un solitaire de la Trappe; voyez tome XXVI, page 567. 3. Le parlement de Toulouse.
Je suis persuadé, monsieur, que vous auriez couru toute l'Amérique sans pouvoir trouver, chez les nations nommées sauvages, deux exemples consécutifs d'accusations de parricides, et surtout de parricides commis par amour de la religion. Vous auriez trouvé encore moins, chez des peuples qui n'ont qu'une raison simple et grossière, des pères de famille condamnés à la roue et à la corde, sur les indices les plus frivoles, et contre toutes les probabilités humaines.
Il faut que la raison languedochiennesoit d'une autre espèce que celle des autres hommes. Notre jurisprudence a produit d'étranges scènes depuis quelques années; elles font frémir le reste de l'Europe. Il est bien cruel que, depuis Moscou jusqu'au Rhin, on dise que, n'ayant su nous défendre ni sur mer ni sur terre, nous avons eu le courage de rouer l'innocent Calas; de pendre en effigie et de ruiner en réalité la famille Sirven; de disloquer dans les tortures le petit-fils d'un lieutenant général, un enfant de dix-neuf ans de lui couper la main et la langue, de jeter sa tête d'un côté, et son corps de l'autre, dans les flammes, pour avoir chanté deux chansons grivoises, et avoir passé devant une procession de capucins sans ôter son chapeau. Je voudrais que les gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs paliers voyageassent un peu dans l'Europe, qu'i!s entendissent ce que l'on dit d'eux, qu'ils vissent au moins les lettres que des princes éclairés écrivent sur leur conduite; ils rougiraient, et la France ne présenterait plus aux autres nations le spectacle inconcevable de l'atrocité fanatique qui règne d'un côté, et de la douceur, de la politesse, des grâces, de l'enjouement et de la philosophie indulgente, qui règnent de l'autre et tout cela dans une même ville, dans une ville sur laquelle toute l'Europe n'a les yeux que parce que les beaux-arts y ont été cultivés: car il est très-vrai que ce sont nos beaux-arts seuls qui engagent les Russes et les Sarmates à parler notre langue. Ces arts, autrefois si bien cultivés en France, font que les autres nations nous pardonnent nos férocités et nos folies.
Vous me paraissez trop philosophe, monsieur, et vous me marquez trop de bonté, pour que je ne vous parle pas avec toute la vérité qui est dans mon cœur. Je vous plains infiniment de remuer, dans l'horrible château1 où vous allez tous les jours, le cloaque de nos malheurs. La brillante fonction de faire valoir le code de la raison et l'innocence des Sirven sera plus consolante-
1. Le Palais, où le tribunal appelé Requêtes de l'hôtel tenait ses audienCes.
pour une âme comme la vôtre. Je suis bien sensiblement touché des dispositions où vous êtes de sacrifier votre temps, et même votre santé, pour rapporter et pour juger l'affaire des Sirven, dans le temps que vous êtes enfoncé dans le labyrinthe de la Caïenne. Nous vous supplions, Sirven et moi, de ne vous point gêner. Nous attendrons votre commodité avec une patience qui ne nous coûtera rien, et qui ne diminuera pas assurément notre reconnaissance. Que cette malheureuse famille soit justifiée à la Saint-Jean ou à la Pentecôte, il n'importe; elle jouit du moins de la liberté et du soleil, et l'intendant de la Caïenne n'en jouit pas. C'est au plus malheureux que vous donnez bien justement vos premiers soins; et je suis encore étonné que, dans la multitude de vos affaires, vous ayez trouvé le temps de m'écrire une lettre que j'ai relue plusieurs fois avec autant d'attendrissement que d'admiration. Pénétré de ces sentiments et d'un sincère respect, j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
C8-26. DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, 6 avril.
Je vous remercie, mon cher maitre, de l'ouvrage de mathématiques1 1 que vous m'avez envoyé; il aurait grand besoin d'un errata, étant rempli de fautes, dont quelques-unes sont absurdes. Je désirerais fort que vous pussiez faire parvenir à l'auteur une douzaine d'exemplaires pour quelques bons mathématiciens de ses amis. J'imagine que la première partie de l'ouvrage aura été réimprimée, en même temps que le supplément, sur l'exemplaire que vous avez reçu corrigé de la main de l'auteur il se flatte que les imprimeurs y auront moins fait de bévues que dans l'impression du manuscrit. Le cinquième volume de mes Mélanges ne parait point encore ici, grâce à la négligence de l'imprimeur Bruyset, de Lyon qui n'en a point encore envoyé. Les matières que j'y ai traitées et la manière dont elles le sont me mettront à l'abri de la criaillerie des fanatiques, qui devient ici plus odieuse et plus importune que jamais. Cette vermine est une vraie plaie d'Égypte, et qui par malheur a l'air de durer longtemps. Ils sont actuellement aux trousses de Marmontel, qui, je crois, s'est trop avancé avec eux, et qui aura de la peine à s'en tirer. Ils ont écrit un gros volume de censures pour expliquer ou plutôt pour embrouiller leur barbare et ridicule doctrine. J'ai lu avec grand plaisir une certaine Anecdote sur Bélisaire 2, où cette maudite et plate engeance est traitée comme elle le mérite. J'aurais voulu seulement que l'auteur eût ajouté un petit compliment de 1. L'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites en France. 2. L'Anecdote sur Bélisaire, tome XXVI, page 109.
condoléance à la Sorbonne sur l'embarras où elle doit être au sujet du sort des païens vertueux: car si ces païens sont damnés, Dieu est atroce; et, s'ils ne le sont pas, on peut donc à toute force être sauvé sans être chrétien. Damnés ou sauvés, Dieu nous garde d'être en l'autre monde dans la compagnie des docteurs 1
Votre ami Jean-George de Pompignan, par la permission divine évêque du Puy et frère de Simon Lefranc, a refusé de faire l'oraison de madame la dauphine, pour laquelle l'archevêque de Reims l'avait fait nommer, par quelques raisons d'intrigue qu'on ignore. Jean-George a senti qu'il n'y ferait pas bon pour lui; que ceux qu'il a appelés mauvais chrétiens pourraient bien ui prouver qu'il est encore plus mauvais orateur. Le parlement vient d'ordonner aux évêques de s'en retourner chacun chez eux, parce qu'ils tenaient, dit-on, des assemblées secrètes. On ne sait ce qu'il en arrivera; mais, pendant qu'on se battra, la raison aura peut-être quelques moments pour respirer. Adieu, mon cher maître; on m'a assuré que les Scythes avaient bien réussi aux deux dernières représentations recevez-en mes compliments Vale, et me ama.
Savez-vous que Rousseau a une pension de 2,400 livres du roi d'Angleterre ? Un honnête homme ne l'aurait pas obtenue.
6827. A M. "*i.
6 avril 1767.
Je comptais, monsieur, vous remercier de jour en jour en connaissance de cause, et vous parler du plaisir que m'aurait fait le livre que vous avez bien voulu m'envoyer, mais je ne l'ai point encore reçu. Il-est, depuis près de trois semaines, à la douane de Lyon. Il n'y a plus de communication entre Lyon et Genève. Votre livre est arrêté avec du vin de Bourgogne. Passe encore pour du vin, mais je ne puis supporter qu'on me prive d'un ouvrage dont on m'a dit tant de bien, et dans lequel j'espérais m'instruire. Je fais beaucoup plus de cas de mon âme que de mon gosier, et je consens que les soldats qui m'entourent boivent mon vin, pourvu que je vous lise.
Au reste, que puis-je vous répondre sur l'article de J.-J. Rousseau, sinon que je le plains beaucoup d'avoir insulté ses amis et ses bienfaiteurs, d'avoir manqué à sa patrie et d'avoir mérité l'indignation des ministres à qui nous devons la paix. J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.
1. Éditeurs, Bavoux et François.
6828. A M. DESPREZ DE CRASSY<.
A Ferney, 8 avril.
Monsieur, vous me pénétrez de joie en m'apprenant votre heureux succès je me flatte que tout sera bientôt réglé à votre satisfaction. Vous méritiez bien assurément la justice qu'on vous a rendue. Personne ne s'intéressera jamais plus que moi à tous vos avantages. Je suis bien fâché que mon âge et ma mauvaise santé m'empêchent de venir vous dire avec quels sentiments respectueux j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
6829. A M. DAMILAVILLE».
9 avril.
On reçoit dans ce moment3 la nouvelle que l'étui de mathématiques est arrivé. Le quart de cercle4 que vous demandez ne sera pas sitôt prêt vous savez que jamais les ouvriers de Genève n'ont été si profonds politiques et si mauvais artisans. On se donne beaucoup, dans ce pays-là, le passe temps de se tuer voilà quatre suicides en six semaines mais on n'accuse pas encore les pères de tuer leurs enfants; il faut espérer que cette mode viendra de France.
L'aventure de la servante est heureuse. Fréron la contait en s'enivrant avec ses garçons empoisonneurs. Je vous l'ai déjà dit', 5, nos ennemis amassent des charbons ardents sur leur tête. M. de Lavaysse, à qui je fais mille compliments, sait la demeure de M. l'abbé Sabatier6 il faudra absolument le faire appeler en témoignage.
J'apprends qu'une horde de barbares a fait beau bruit aux Scythes; ces gens-là ne respectent point la vieillesse. Adieu, mon digne et vertueux ami souvenez-vous de ce que vous avez promis de donner à Mme de Florian.
Embrassez bien pour moi le très-aimable Lembertad. 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Les alinéas 1, 4 et 5 de cette lettre ont été quelquefois imprimés comme P. S. de la lettre 6822.
3. Voyez la lettre 6826.
4. La réimpression de la première partie de l'opuscule de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites.
5. Dans la lettre 6772.
6. L'auteur des Trois Siècles (voyez tome VII, page 172); avant d'écrire contre les philosophes, il les avait hantés et flattés. (13.)
6830. DE M. CASSEN.' 1
Le 10 avril 1767.
Je comptais vous adresser mon mémoire pour la famille infortunée que vous protégez M. Damilaville a bien voulu s'en charger, et j'apprends indirectement par une lettre imprimée que vous avez lu cette défense; je me reprocherais à présent mon silence, et je joins mes excuses à mes remerciements. Ce n'est que par mon zèle, monsieur, que mon ministère peut être utile à ces malheureuses victimes d'un aveugle préjugé; mais elles peuvent compter sur toute son étendue; il y a longtemps qu'on m'avait choisi pour être l'avocat des Sirven, et ce ne fut qu'au mois de janvier dernier qu'on me mit en état de faire les premiers pas; depuis j'ai donné à cette atfaire la préférence qu'elle mérite. Les malheureux ont toutes sortes de droits à nos travaux, et nous sommes trop payés par le bonheur de les défendre: c'est la gloire de notre profession, et le désintéressement dans ces occasions n'est que le payement d'une dette que tout avocat contracte, et qu'il s'empresse toujours d'acquitter. Ainsi, monsieur, je n'ai nul mérite personnel à cet égard; un devoir n'est point une générosité.
L'intérêt que vous prenez à cette affaire est bien respectable; le protecteur des Calas et des Sirven est ce grand homme dont tout l'univers admire les ouvrages; la bonté de son cœur est aussi connue que l'étendue de son génie; il fait des heureux, il protège l'innocence, et tous les moments de sa vie sont ainsi destinés au bonheur et à l'instruction de l'humanité! Il y a ongtemps, monsieur, que j'admire en vous cette disposition toujours renaissante de faire du bien; né dans la même ville que M. Corneille, j'ai suivi tous ses pas, j'ai même été le confident de ses démarches, et je n'ai plus douté de sa félicité quand j'ai appris que vous adoptiez sa famille; peut-être Mme Dupuits se souvient-elle de mon nom, et je désire que ce soit pour être persuadée de tout l'intérêt que je prends à elle.
Je n'ose, monsieur, vous interrompre plus longtemps, et je vous supplie d'agréer les assurances du respectueux dévouement.
Cassen
avocat au conseil.
6831. A M. DAMILAVILLE.
10 avril.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 3. Coqueley a certainement approuvé les infamies de Fréron sur la famille Calas, j'en suis certain mais, pour ne pas compromettre M. de Beaumont, retranchons ce passage. Je crois que vous pouvez très-bien faire imprimer la lettre5 par Merlin, avec l'addition que je vous 1. Dernier Volume des oeuvres de Voltaire, 1862.
2. Celle du 20 mars voyez n° 0804
envoie cette publication me paraît essentielle. Au reste, les Welches sont bien welches mais il faut les forcer à goûter le noble et le simple. Ils commencent à n'aimer que les tours de passe-passe et les tours de force. Le goût dégénère en tout genre; c'est aux Français à ramener les Welches. Je n'ai reçu encore ni le ballot, ni les mémoires pour Sirven, ni aucun envoi de Lyon. Je suis dans la position la plus désagréable et la plus gênante. Pourquoi faut-il que je sois dans un désert, et séparé de vous? On m'a envoyé de province une espèce de dialogue entre l'auteur de Bèlisaire et un moine. L'auteur a trouvé dans saint Paul qu'il ne faut pas damner Jlarc-Aurèle. Il pourrait faire rougir la Sorbonne, si les corps rougissaient. Écr. l'inf. 0832. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
11 avril.
Je reçois deux lettres bien consolantes de M. d'Argental et de M. de Thibouville, écrites du 2 d'avril. Ma réponse est qu'on s'encourage à retoucher son tableau lorsqu'en général les connaisseurs sont contents, mais qu'on est très-découragé quand les faux connaisseurs et les cabales décrient l'ouvrage à tort et à travers alors on ne met de nouvelles touches que d'une main tremblante, et le pinceau tombe des mains.
Vous me faites bien du plaisir, mon cher ange, de me dire que M"e Durancy a saisi enfin l'esprit de son rôle, et qu'elle a très-bien joué mais je doute qu'elle ait pleuré, et c'était là l'essentiel. Mme de La Harpe pleure.
Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu 1, qui ne fait que rire de toutes les choses qui sont très-essentielles pour les amateurs des beaux-arts, et je lui parlerai de M"0 Durancy comme je le dois. Mais vous avez à Paris M. le duc de Duras, qui a du goût et de la justice. Je suppose, mon cher ange, que vous avez raccommodé la sottise de Lacombe 2. Vous me demandez pourquoi j'ai choisi ce libraire c'est qu'il avait rassemblé il y a deux ans, avec beaucoup d'intelligence, quantité de choses éparses dans mes ouvrages, et qu'il en avait fait une espèce de poétique qui eut assez de succès3.
Il m'écrivit des lettres fort spirituelles. Je ne savais pas qu'il 1. On n'a point de lettre à Richelieu du 1 avril.
2. Libraire de Paris, qui y faisait imprimer les Scythes.
3. La Poétique de M. de Voltaire; voyez tome XLIV, page 300.
fût lié avec Fréron. Il me semble qu'il en a agi comme les Suisses, qui servaient tantôt la France et tantôt la maison d'Autriche. Enfin il me fallait un libraire, et j'ai préféré un homme d'esprit à un sot.
Il faut vous dire encore que, lorsque je lui envoyai la pièce à imprimer, mon seul but était de faire connaître aux méchants, et à ceux qui écoutent les méchants, qu'un homme occupé d'une tragédie ne pouvait l'être de toutes les brochures qu'on m'attribuait. Vous savez bien que je voulais prouver mon alibi. A présent que je suis un peu plus tranquille et un peu plus rassuré contre la rage des Welches, j'ai revu les Scythes avec des yeux plus éclairés, et j'y ai fait des changements assez importants. Je crois que la meilleure façon de vous faire tenir toutes ces corrections éparses est de les rassembler dans le volume même j'y ferai mettre des cartons bien propres, afin de ménager vos yeux.
J'attends l'édition de Lacombe, pour vous renvoyer deux exemplaires bien corrigés. Mais croirez-vous bien que je n'ai pas cette édition encore? La communication interrompue entre Lyon et mon petit pays me prive de tous les secours. J'ai vingt ballots à Lyon, qui ne m'arriveront probablement que dans trois mois. Je ne sais pas pourquoi je ris de la guerre de Genève1, car elle me gêne infiniment, et me rend l'habitation que j'ai bâtie insupportable.
Si je ne puis avoir l'édition de Lacombe, je me servirai de celle des Cramer, quoiqu'elle soit déjà chargée de corrections qui font peine à la vue.
Quand vous aurez la pièce en état, je vous demanderai en grâce qu'on la joue deux fois après Pâques, en attendant Fontainebleau. Une fois même me suffirait pour juger enfin de la disposition des esprits, qu'on ne peut connaître que quand ils sont calmés.
Peut-être le rôle d'Athamare n'est pas trop fait pour Lekain. Il faudrait un jeune homme beau, bien fait, passionné, pleurant tantôt d'attendrissement et tantôt de colère, n'ayant que des paroles de feu à la bouche dans sa scène avec Obéide, au troisième acte point de lenteur, point de gestes compassés.
Il faudrait d'autres vieillards que Dauberval, il faudrait d'autres confidents; mais le spectacle de Paris, le seul spectacle qui lui fasse honneur dans l'Europe, est tombé dans la plus hon1. Voyez, tome IX, le poëme de la Guerre civile de Genève.
teuse décadence, et je vous avoue que je ne crois pas qu'il se relève.
M. de La Harpe était le seul qui pût le soutenir le mauvais goût et les mauvaises intentions l'effrayent. Il n'a rien, il n'a été que persécuté il pourra bien renoncer au théâtre, et passer dans les pays étrangers.
Vous me parlez des caricatures que vous avez de ma personne. Je n'ai jamais eu l'impudence d'oser proposer à quelqu'un un présent si ridicule. Je ne ressemble point à JeanJacques, qui veut à toute force une statue 1. Il s'est trouvé un sculpteur2, dans les rochers du mont Jura, qui s'est avisé de m'ébaucher de toutes les manières si vous m'ordonnez de vous envoyer une de ces figures de Callot, je vous obéirai. Je vous assure que je suis très-affligé de n'être sous vos yeux qu'en peinture.
MUe Sainval, comme je vous l'ai dit, me demande à jouer Olympie. Si elle a ce qu'on n'a plus au théâtre, c'est-à-dire des larmes, de tout mon cœur.
Vous trouvez qu'on peut faire un partage des autres pièces entre M"e Dubois et MUe Durancy votre volonté soit faite. Je compte qu'une grande partie de cette lettre est pour M. de Thibouville aussi bien que pour mes anges. J'obéirai d'ailleurs aux ordres de M. de Thibouville, à la première occasion que je trouverai.
Je me mets aux pieds de M™" d'Argental.
6833. A M. DE CHENEVIÈRES 3.
11 avril.
Je ne doute pas, mon cher ami, que vous n'ayez fait parvenir ma lettre à M. le chevalier de Rochefort je vous prie de lui dire combien je suis pénétré de ses bontés. Je crois qu'on lui adresse à présent ses lettres à l'hôtel de Puisieux à Paris mais je n'en suis pas bien sûr. Ce dont je suis bien sûr, c'est que nous sommes toujours bloqués par vos troupes dans le pays de Gex. Nous manquons de blé, et je suis très-embarrassé pour en faire venir je manque d'argent avec lequel on achète du blé, et il 1. Voyez son écrit intitulé J.-J. Rousseau de Genève à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris.
2. Dont il est parlé dans les lettres 0249 et 6346.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
faudra probablement que je fasse le voyage de Wurtemberg, au mois de mai, pour aller arranger mes affaires avec la chambre des finances de ce pays-là, sur lequel j'ai une grande partie de mon bien après quoi je pourrai bien transplanter mes pénates à Lyon, jusqu'à ce que la guerre de Genève soit finie. Nous avons passé tout à coup d'une grande abondance à une plus grande disette. J'ai eu grande raison de faire les Scythes, car je suis en Scythie. Je vous embrasse de tout mon cœur. 6834. A M. LE PRINCE GALLITZIN,
AMBASSADEUR DE RUSSIE A PARIS.
A Ferney, 11 avril.
Monsieur, Votre Excellence ne doute pas à quel point son souvenir m'est précieux. Je vous suis attaché à deux grands titres, comme à l'ambassadeur de l'impératrice, et comme à un homme bienfaisant.
Je vous remercice de l'imprimé que vous avez bien voulu m'envoyer 1. Sa Majesté impériale avait déjà daigné m'en gratifier il y a trois mois, avant qu'il fût public. Je n'y ai rien trouvé ni à resserrer ni à étendre. Cet ouvrage me paraît digne du siècle qu'elle fait naître. J'oserais bien répondre qu'elle fera goûter à son vaste empire tous les fruits que Pierre le Grand a semés. Ce fut Pierre qui forma l'homme, mais c'est Catherine II qui l'anime du feu céleste.
J'ai une opinion particulière sur l'affaire de Pologne, quoiqu'il ne m'appartienne guère d'avoir une opinion politique. Je crois fermement que tout s'arrangera au gré de l'impératrice et du roi, et que ces deux monarques philosophes donneront à l'Europe étonnée le grand exemple de la tolérance. Les pays qui ne produisaient autrefois que des conquérants vont produire des sages, et, de la Chine jusqu'à l'Italie (exclusivement), les hommes apprendront à penser. Je mourrai content d'avoir vu une si belle révolution commencée dans les esprits. 6835. A MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
Le 11 avril.
Famille aimable, je vous embrasse tous. J'aimerais mieux assurément être Picard que Suisse et, pour comble de désa1. C'était le manifeste de Catherine sur les dissensions de Pologne.
grément, il faudra qu'au mois de mai je quitte la Suisse pour la Souabe'. Il est comique que le bien d'un Parisien soit en Souabe; mais la chose est ainsi. La destinée est une drôle de chose. Je ne dois ni ne veux mourir avant d'avoir mis ordre à mes affaires.
La destinée des Scythes est à peu près comme la mienne ce sont des orages suivis d'un beau jour. Ne regrettez' point Paris quand vous serez à Hornoy, il n'y a plus à Paris que l'opéracomique et le singe de Nicolet2.
Je vois que les deux magistrats3 resteront à Paris. Je prie le Grand Turc de me dire pourquoi le baron de Tott' està Neuchâtel il me semble qu'il n'y a nul rapport entre Neuchâtel et Constantinople.
Quand M. d'Hornoy rencontrera par hasard mon boiteux de e procureur, je le prie de vouloir bien l'engager à recommander au marquis de Lézeau de marcher droit.
Vous trouverez du blé en Picardie; nous en manquons au days de Gex il faudra faire une transmigration à Babylone. On ne sait plus où se fourrer pour être bien. Je sais qu'il faut s'accommoder de tout mais cela n'est pas aussi aisé qu'on dirait bien.
Je finis, comme j'ai commencé, par vous embrasser du meilleur de mon cœur.
6836. DE MADAME VEUVE DUCHESNE ».
12 avril 1767.
0 vous le protecteur des veuves et le père des orphelins 1
Quand toute l'Europe admire encore les bienfaits dont vous avez comblé MUe Corneille, la généreuse défense des infortunés Calas, tant d'innocents protégés, tant de malheureux secourus, enfin tant de calomniateurs confondus par vos soins, serai-je la seule qui ne trouverai pas dans la grande âme de M. de Voltaire ces sentiments d'humanité que je réclame et qui la caractérisent si bien ? Avec ces idées de justice et de bonté qu'on doit avoir sur votre compte, monsieur, jugez de ma surprise et de ma douleur do voir à la fin de la pièce des Scythes, fous le nom d'avis au lecteur 6, la calomnie la plus 1. Dans le Wurtemberg.
2. Ce singe est le sujet d'une chanson de Boufflers; voyez lettre 6795. 3. Mignot et d'Hornoy, ses neveu et petit-neveu.
4. A qui est adressée la lettre 6854.
5. Dernier Volume des oeuvres de Voltaire, 6854.
6. Voyez tome VI, page 1862.
été rendu chez M. Gaudet. Il y a eu beaucoup de paquets perdus. Je n'ai point encore le ballot des mémoires de M. de Beaumont. Comme vous le voyez, je vis dans l'embarras et dans le chagrin, c'est-à-dire comme la plupart des hommes. Faites passer, je vous prie, mon cher ami, cette petite lettre' à M. de Lembertad. 6838. A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, 13 avril.
Je reçois, mon cher Cicéron, votre lettre non datée, avec le procès-verbal de la célèbre servante Je vais répondre à tous vos articles.
Je ne crois pas qu'il m'appartienne de parler dans ma lettre de la conduite du parlement de Toulouse. J'ai voulu et j'ai su me borner aux faits dont je suis témoin. C'est à vous qu'il sied bien de faire voir l'outrage que le parlement de Toulouse a fait au conseil, en refusant d'exécuter son arrêt. Ce que vous en dites est d'autant plus fort que vous l'avez dit avec le ménagement convenable. Le conseil a senti tout ce que vous n'avez pas exprimé. 11 y a des cas où l'on doit plus faire entendre qu'on n'en dit, et c'est un des grands mérites de votre mémoire c'est ce qui pourra surtout ramener M. d'Aguesseau, qui n'aime pas l'éloquence violente.
J'ai eu mes raisons dans tout ce que je vous ai écrit. Si j'ai le bonheur de vous tenir à Ferney, vous apprendrez à connaître mes voisins. La grandeur d'âme est dans le pays conquis autrefois par Gengis-kan3.
Je ne peux faire signer votre mémoire par les Sirven que quand il me sera parvenu. Je vous ai déjà mandé4 que toute communication était interrompue entre Lyon et mon malheureux pays. Si vous trouvez que ma lettre puisse être bien reçue du public, telle que je l'ai envoyée en dernier lieu à M. Damilaville, ôtez les mots consigné entre vos mains; et mettez l'argent qu'on leur offrait pour leur honoraire mettez le conseil de Berne, au lieu de Berne; le conseil de Genève, au lieu de Genève'; et tout sera dans 1. Elle manque.
2. La Déclaration juridique de la servante de M"" Calas, du 29 mars 1767 voyez tome XXIV, page 408.
3. La Chine.
4. Lettre du 13 janvier, n° 6ti86.
5. Beuchot a fait ces trois corrections; voyez lettre 6804.
la plus grande exactitude. Il faut rendre à chacun selon ses œuvres, et M™ la duchesse d'Enville et Mme Geoffrin ne doivent pas être frustrées des éloges dus à leur générosité.
Quant à M. Coqueley il est très-sûr qu'il a eu le malheur d'être l'approbateur de Fréron c'est être le recéleur de Cartouche. Mais on dit qu'il a abdiqué depuis longtemps un emploi si odieux et si indigne d'un avocat. On m'assure que c'est un nommé d'Albaret qui lui a succédé, et qui a été réformé; si cela est, je transporte authentiquement à d'Albaret, et par-devant notaire s'il le faut, l'horreur et le mépris qu'un approbateur de Fréron mérite; mais je ne transporterai jamais mon estime et ma tendre amitié pour vous à qui que ce soit dans le monde. Je vous garde ces deux sentiments pour jamais.
6839. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
13 avril.
Je supplie mes anges et M. de Thibouville de lire les nouveaux changements ci-joints. Il ne faut plaindre ni la peine de l'auteur, ni celle du libraire, ni celle des comédiens. Pour engager le libraire à faire des cartons, ou à faire une édition nouvelle, il ne donnera que trois cents livres à Lekain, et je lui donnerai les trois cents autres.
J'ose me persuader que mes juges, en voyant ce nouveau mémoire de leur client, me donneront cause gagnée.
Je ne sais pas pourquoi on a imprimé à Paris
Nous marchons dans la nuit, et d'abîme en abime.
Je vous assure que mon vers
Nous partons, nous marchons de montagne en abime,
(Acte I, scène m. )
est beaucoup plus convenable aux voisins du mont Jura. Je vois de mes fenêtres une montagne au milieu de laquelle se forment des nuages. Elle conduit à des précipices de quatre cents pieds de profondeur, et, quand on est englouti dans cet abîme, on trouve d'autres montagnes qui mènent à d'autres précipices. Je peins la nature telle qu'elle est, et telle que je l'ai vue. Je vous demande en grâce de faire jouer les Scythes après Pâques, de 1. A qui est adressée la lettre C8û5.
n'en faire annoncer qu'une représentation, et d'en donner deux si le public les redemande, après quoi on les jouera à Fontainebleau.
Les papiers publics disent qu'on les reprendra à la rentrée; il ne faut pas les démentir, ce serait avouer une chute complète les Frérons triompheraient. Lekain me doit au moins cette complaisance il pourrait bien retarder d'un jour son voyage de Grenoble.
J'avoue que le rôle d'Athamare ne lui convient point. Il faudrait un jeune homme beau, bien fait, brillant, ayant une belle jambe et une belle voix, vif, tendre, emporté, pleurant tantôt de tendresse et tantôt de colère mais comme il n'a rien de tout cela, qu'il y supplée un peu par des mouvements moins lents. Que MUe Durancy passe toute la semaine de Quasimodo à pleurer qu'on la fouette jusqu'à ce qu'elle répande des larmes si elle ne sait pas pleurer, elle ne sait rien.
Ah! mon Dieu! peut-on me proposer d'établir une loi par laquelle on est obligé de se marier au bout de quatre ans? Cela serait en vérité d'un comique à faire rire. Il n'est permis d'ailleurs de supposer des lois que quand il en a existé de pareilles. La loi de venger le sang de son mari, ou de son père, ou de son frère, a été connue de vingt nations; celle de n'être reçu dans un pays qu'à condition qu'on s'y marierait ressemblerait à l'usage du château de Cutendre, où l'on n'entrait que deux à deux1.
Dieu me préserve de charger d'aventures et d'épisodes la noble simplicité, si difficile à saisir, si difficile à traiter, si difficile à bien jouer!
Rendez-moi Mlle Lecouvreur et Dufresne, je vous réponds bien du troisième acte. Le meilleur conseil qu'on m'ait jamais donné se trouve exécuté dans ces vers
Va, si j'aime en secret les lieux où je suis née,
Mon cœur doit s'en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne, et qu'il n'ose briser
N'en demande pas plus.
(Acte Il scène t.)
Je vous dirai de môme
N'en demandez pas plus, ce serait tout gâter.
1. Chant XII de la Pucelle; voyez tome IX, page 190.
J'ose vous répondre que si les comédiens approchaient un peu de la manière dont nous jouons les Scythes à Ferney, s'ils avaient la vérité, la simplicité, l'empressement, l'attendrissement de nos acteurs, ils feraient fortune mais la même raison pour laquelle ils ne peuvent jouer ni Mithridate, ni Bérénice, ni tant d'autres pièces, leur fera toujours jouer les Scythes médiocrement. N'importe, je demande à cor et à cri deux représentations après Pâques.
Si mon cher ange parvient à faire chasser le monstre qui déshonore la littérature depuis si longtemps, les gens de lettres lui devront une statue. Je demande pardon à M. Coqueley; mais un avocat plaide furieusement contre lui-même quand il se fait l'approbateur deFréron c'est se faire le recéleur de Cartouche. On le dit parent de monsieur le procureur général son parent devait bien lui dire qu'il se déshonorait. On ne connaît pas toutes les scélératesses de Fréron. C'est lui qui a répandu dans Paris la calomnie contre les Calas. Il a voulu engager un des gueux avec lesquels il s'enivre à faire des vers sur les prétendus aveux de la pauvre Viguière1. Je suis bien fâché que la vérité se soit trop tôt découverte. Il fallait laisser parler et triompher les Frérons pendant quinze jours, et ensuite montrer leur turpitude. Les colombes n'ont pas eu la prudence du serpent2. Déployez vos ailes, mes anges jetez le diable dans l'abîme, et tirez les Scythes du tombeau.
Respect et tendresse.
6840. A li. DE BELMOXT»,
A BORDEAUX.
13 avril 1767, à Ferney.
Nouveaux changements dans la tragédie des Scythes Acte Ier, scène i (édition des Cramer)
L'olivier à la main devant nous se présente.
1. C'était la servante de Calas; voyez lettre 6823.
2. Matthieu, x, 16.
3. Publié dans les Annalesde la Faculté des lettres de Bordeaux, n° 3 (1880) par M. Barkhausen, d'après l'original, qui appartient à M. J.-E. Péry, notaire honoraire à Bordeaux.
i. Nous nous bornerons à indiquer, sans les transcrire, les variantes qui sont dans notre texte, tome VI, page 332.
injurieuse pour la mémoire de mon mari. Quoiqu'on vous fasse parier, je n'aurai jamais à rougir de vous imputer la moindre phrase de ce libelle toute l'infamie en est due à mes ennemis, qui en cela sont aussi les vôtres; eh qui dans ce monde n'en a pas? Combien même ne vous en ont pas suscité vos vertus, et surtout vos sublimes talents Mais du moins vous les avez vaincus ou forcés au silence. Puissé-je par votre secours en faire autant des miens! 1 Il n'est pas possible que votre âme bienfaisante ne me rende justice, dès que j'aurai eu l'honneur de vous instruire du sujet de mes justes plaintes, et c'est à vous seul que j'en appelle.
Je commence, monsieur, par vous attester sur ce que j'ai de plus cher, c'est-à-dire votre estime, et vos bontés elles-mêmes, que mon mari a toujours été dans le principe de ne jamais rien imprimer de vos ouvrages, ni même aucun de ceux qui se trouvent chez moi, qu'il n'y ait été formellement autorisé par le droit le plus légitime, et les titres qu'il m'a laissés en sont la preuve incontestable.
Je n'ai pas oublié qu'il y a trois ou quatre ans qu'il eut l'honneur de vous écrire pour vous faire part qu'il avait acquis de MM. Prault père et fils, Bareche, Lambert, etc., le droit que vous avez bien voulu leur donner d'imprimer vos pièces de théâtre, et qu'en conséquence il se proposait sous votre bon plaisir d'en faire un corps complet. Vous eûtes la générosité de lui répondre, et de lui donner votre agrément Vous poussâtes même la complaisance jusqu'à lui marquer que rien ne vous était plus agréable que la réunion de vos pièces dans une seule maison.
Depuis ce temps-là il reçut de Manheim l'Olympie; de Genève, l'Écossaise et le Droit dit seigneur. De plus, M. Lekain m'a vendu Adélaïde du Guesclin, quoique je l'eusse déjà payée à M. Lambert, sous le titre do Duc de Foix. Tout cela nous a coûté plus de 20,020 francs. Je sais bien que vous n'avez pas touché cet argent, mais je ne l'ai pas moins compté à gens qui vous représentaient, ou du moins qui tenaient ces ouvrages de votre générosité. Eh! qui ne croira pas (puisque rien n'est si beau que le don) qu'ils étaient en droit de traiter avec moi de vos présents? D'après cet exposé, vous entrevoyez, monsieur, qu'on n'a pas plus épargné mon nom que mes intérêts et la mémoire de mon mari. Je mériterais seule l'infamie dont on s'efforce de le couvrir si je n'intéressais ici votre équité naturelle à me faire justice. Les expressions honnêtes dont on se sert 1. Dans une lettre de Colini au libraire Duchesne, datée de Manheim 18 août 1764, et qui est reproduite dans le Dernier Volume des œuvres de Voltaire, Colini transmet à Duchesne une permission ainsi conçue
« Le sieur Duchêne, libraire de Paris, m'ayant demandé mon consentement pour l'impression de mes œuvres, je ne puis que lui en témoigner ma satisfaction, à condition qu'il se conformera à la dernière édition de Genève, et qu'il fera soigneusement corriger les fautes d'impression.
« Fait au château de Ferney, le 31 juillet 1764.
a VOLTAIRE. »
Colini accepte, pour sa rémunération, cinquante exemplaires dans leur nouveauté et francs de port.
pour le qualifier équivalent à peu près aux épithètes de voleur, de coquin qui ne se serait pas fait scrupule de tromper le roi, son ministre, et vousmême, en demandant un privilège, quoique vous sachiez, monsieur, que, loin d'établir un droit de propriété, il se réduit à la permission d'imprimer, qu'on n'exerce qu'après avoir fait preuve de l'acquisition de l'ouvrage qu'on publie.
Ne suis-je donc pas en droit de demander une réparation authentique du tort que cet avis honnête et modéré pourrait faire à la mémoire de mon mari, et de la tache qu'il m'imprime à moi-même? J'attends donc de votre seule justice, monsieur, cette réparation, et je ne doute point qu'elle ne soit aussi douce que facile à un cœur comme le vôtre, qui nous a donné tant de fois le précepte et l'exemple de la droiture.
J'ose donc me flatter que vous voudrez bien vous donner la peine d'écrire à M. de Sartines pour faire supprimer ce libelle, indigne d'emprunter votre nom, quand vos sentiments lui sont si contraires. D'ailleurs, quel motif assez puissant pourrait vous engager à priver du fruit de leurs travaux et de leurs avances des citoyens vos patriotes, que vous avez plusieurs fois honorés de votre protection, pour le transporter à des étrangers avides qui ne nous prennent déjà que trop? Je n'ai pas moins lieu que vous de me plaindre de la mauvaise foi qui règne aujourd'hui. Car combien d'ouvrages que j'ai payés d'avance, et dont les auteurs ont fait la vente ailleurs sous différents titres 1
D'après ces détails j'ose attendre, monsieur, l'honneur de votre protection, que vous m'avez comme promise dès l'année passée, à l'occasion de la nouvelle édition de la llenriade, en m'envoyant la copie et l'instruction pour l'ordre de la typographie. Les gravures seules sont cause du retard, mais je compte sous quelques semaines vous envoyer cinq à six bonnes épreuves. Si j'eusse voulu donner à toutes sortes de graveurs, les choses seraient bien plus avancées; mais quel reproche ne me ferait pas le public, si jaloux de l'éclat de la Ileniiade, qu'il regarde comme le seul poème national que nous ayons, si la perfection des gravures ne répondait pas à la célébrité d'un ouvrage si sûr de passer à la postérité! J'espère, par les mêmes recherches et les mêmes soins, avoir aussi le même avantage dans la suite pour votre théâtre et, réparant par là tous les torts, mériter vos bontés les plus particulières. Je suis avec respect, monsieur, votre, etc. N. B. Peu de temps avant la funeste mort de mon mari, nous avions pris la liberté de vous faire demander les différents changements qu'il y aurait à faire dans l'édition actuelle. Je suis toujours dans la même disposition dès que vous aurez daigné me faire passer vos notes, j'y ferai mettre la main tout de suite.
6837. A M. DAMILAVILLE.
13 avril.
Mon cher ami, vous aurez tout ce que vous demandez. Mais il faut auparavant savoir si mon paquet du 9 ou du 10 vous a
corrigez
Sur un coursier superbe à nos yeux se présente.
N. B. L'olivier n'est point symbole en Perse; et s'il l'est, on ne doit pas dire Viens-tu nous insulter.1.
Même scène, mettez
Son adorable fille. [7 vers.]
Acte II, scène i, corrigez ainsi
OBÉIDE
Après mon infortune. [9 vers.]
oui: ide
Hélas! veux-tu m'ôter, en croyant m'éblouir,
Ce malheureux repos dont je cherche à jouir.
Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va, si j'aime en secret les lieux où je suis née, 1 Mon coeur doit s'en pu nir il se doit imposer
Un frein qui le retienne, et qu'il n'ose briser.
N'en demande pas plus. Mon père veut un gendre;
II ne l'ordonne point, mais je sais trop l'entendre.
Le fils de son ami doit être préféré.
Acte III, scène i
Commencez cette scène ainsi
ATHAMARE.
Quoi! c'était Obéide. [4 vers.] ]
Même scène
Elle aura rassemblé. [4 vers.]
Croyez-moi, les sanglots sont la voix des douleurs,
Et les yeux irrités. [5 vers.]
Hélas! s'il était vrai! Tu me flattes peut-être.
Ami, tu prends pitié. [3 vers].
Cette même scène doit finir ainsi
HIRCAN.
Oui, seigneur, Obéide
Marche vers la cabane où son père réside.
Je l'aperçois.
1. Cette note est en marge de l'original, où elle est suivie d'une seconde, écrit e d'une main différente « Pourquoi avoir rétabli dans l'édition de Genève-l'olivier à la main, etc. Il 1
ATHAMARE.
Hélas! tàche de désarmer
Ce père malheureux. [Fin conforme au texte.]
Acte III, scène Il
Sa vertu s'est connue. [12 vers.]
J'obéis. Dieux puissants qui voyez mon outrage,
Secondez mon amour, secondez mon courage.
(Il sort.)
SCÈNE III.
SOZAME.
Eh quoi! cet ennemi nous pouisuivra toujours!
JI vient flétrir ici les derniers de mes jours
Même scène
J'ai fait depuis quatre ans. [3 vers 1/8. ]
Acte IV, scène v.
AT11AMARE.
JI m'en coûte
D'affliger ta vieillesse. [S vers.]
(On a déjà envoyé toutes les corrections du cinquième acte.) Si M. de Belmont veut que la pièce lui produise quelque chose, il faut qu'Obéide soit touchante et sache pleurer; qu'Athamare soit jeune, brillant, passionné, emporté; que les vieillards soient naturels qu'lndatire soit naïf, vif et tendre avec Obéide, simple et fier avec son rival. Il faut que les confidents prennent part à l'action. La pièce est très-difficile à jouer. Si M. de Belmont veut faire une nouvelle édition de la pièce, voici l'épitre dédicatoire suivant l'édition de Paris. C'est un vieux Scythe qui lui écrit et qui lui fait ses compliments.
6811. – A M. LE COJ1TK D'ARGENTAL.
15 avril.
Mon divin ange, battez des ailes plus que jamais, et ne laissez pas à l'infâme cabale un prétexte de dire qu'on n'ose plus rejouer les Scythes. Je suis persuadé que si on annonce cette pièce avec des vers nouveaux répandus dans l'ouvrage, elle attirera np très-
grand concours. Les acteurs, rassurés par le succès des deux dernières représentations, rempliront mieux leurs personnages. MIU Durancy, plus pénétrée de son rôle, versera enfin des larmes et en fera répandre.
On pourrait faire précéder la représentation d'un petit compliment dans lequel ou dirait que l'éloignement des lieux n'a pas permis que les acteurs reçussent avant Pâques les changements qu'on avait envoyés. On pourrait faire entendre qu'il est triste qu'un homme qui travaille depuis cinquante ans pour les plaisirs de Paris vive et meure dans un désert éloigné de Paris. Voyez s'il serait convenable qu'au premier acte, dans la scène des deux vieillards, Sozame dît
Ah! crois-moi, ces lauriers sont affreux;
Ce grand art d'opprimer, trop indigne du brave,
D'Être esclave d'un roi, pour faire un peuple esclave;
Ces honneurs, cet éclat, par le meurtre achetés,
Dans le fond de mon cœur je les ai détestés.
Enfin Cyrus sur moi répandant ses largesses, etc.
(Scène m.)
Je vous supplie de vouloir bien faire parvenir mes réponses à Mlle Durancy et à Mlle Sainval
Dites bien, quelque mardi, à M. le duc de Choiseul combien je suis outré contre lui il ne sait pas quel tort il me fait. Je suis vexé dans les lieux que j'ai défrichés, embellis, et enrichis cela n'est pas juste je suis entré dans toutes ses vues, et il ne daigne écouter aucune de mes prières.
Joignez-y le fardeau insupportable de plus de cinquante lettres par semaine, auxquelles je suis obligé de répondre; la régie d'une terre, vingt ouvrages qui viennent à la traverse, et jugez si j'ai du temps de reste pour limer une tragédie. Plaignez-moi, et faites jouer les Scythes.
Mlle Sainval veut s'essayer dans Olympie; pourquoi non ? 6842. A 111. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Le 16 avril.
En réponse à la lettre du- 3 d'avril du cher grand écuyer, je dirai à toute la famille que mon voyage à Montbéliard est abso1. Ces lettres manquent.
lument nécessaire; mais je ne le ferai que dans la saison la plus favorable.
Le succès de l'affaire des Sirven me paraît infaillible, quoi qu'en dise Fréron. La calomnie absurde contre cette pauvre servante des Calas 1 ne peut servir qu'à indigner tout le conseil, que cette calomnie attaquait vivement, en supposant qu'il avait protégé des coupables contre un parlement équitable et judicieux. Plus la rage du fanatisme exhale de poison, plus elle rend service à la vérité. Rien n'est plus heureux que de réduire ses ennemis à mentir.
Le prince au service duquel est Morival m'a mandé qu'il l'avait fait enseigne, et qu'il aurait soin de lui2. Il est aussi indigné que moi de cette abominable aventure, que j'ai toujours sur le cœur.
Nous sommes embarrassés de toutes les façons à Ferney. Vous pensez bien, messieurs, que les commis condamnés à restituer les cinquante louis d'or cherchent à les regagner par toutes les vexations de leur métier. Nous sommes en pays ennemi. Il est triste de batailler continuellement avec les fermiers généraux. Notre position, qui était si heureuse, est devenue tout à fait désagréable il faut quelquefois savoir boire la lie de son vin. Nous serons plus heureux quand vous pourrez venir passer quelques mois chez nous. Notre transplantation à Hornoy est actuellement de toute impossibilité.
J'aurais souhaité que Tronchin eût été plus médecin que politique, qu'il se fût moins occupé des tracasseries d'une ville qu'il a abandonnée. S'il a pris parti dans ces troubles, il devait me connaître3 assez pour savoir que je me moque de tous les partis. Quoi qu'il en soit, il est plaisant que Tronchin soit à Paris, et moi aux portes de Genève; Rousseau en Angleterre, et l'abbé de Caveyrac à Rome. Voilà comme la fortune ballotte le genre humain.
Je demande à monsieur le Grand Turc pourquoi son baron de Tott est à Neuchâtel. Dites-moi, je vous prie, mon Turc si ce Turc de Tott vous a donné de bons mémoires sur le gouvernement de ses Turcs. N'êtes-vous pas bien fâché qu'Athènes et Corinthe soient sous les lois d'un bacha ou d'un pacha ? Mille amitiés à tous. Le Turc est prié d'écrire un mot. 1. Voyez une des notes sur la lettre 6823.
2. Voyez lettre 6812.
3. Voyez ettres 6822 et 6823.
68i3. A M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Le 16 avril.
Albi, nostrorum sermonum candide judex.
(Hoe., lib. I, ep. it.)
Vous êtes sûrement du nombre des élus, monseigneur, puisque vous n'êtes pas du nombre des ingrats. Vous chérissez toujours les lettres, à qui vous avez dû les principaux événements de votre vie. Je leur dois un peu moins que Votre Éminence; mais je leur serai fidèle jusqu'au tombeau. Je suis encore moins ingrat envers vous, qui avez bien voulu m'honorer de très-bons conseils sur la Scythie. J'attends de Paris mon ouvrage tartare', pour vous l'envoyer dans le pays des Visigoths, quoique assurément il n'y ait dans le monde rien de moins visigoth que vous. Le blocus de Genève retarde un peu les envois de Paris. Cette campagne-ci sera sans doute bien glorieuse mais elle me gêne beaucoup. Dès que j'aurai ma rapsodie imprimée, j'y ferai coudre proprement une soixantaine de vers que vous m'avez fait faire, et je dirai Si placet, tuum est*.
Si Votre Éminence souhaite que je lui envoie le factum des Sirven, il partira à vos ordres. Il est signé de dix-neuf avocats; c'est un ouvrage très-bien fait. On y venge votre province de l'affront qu'on lui fait de la croire féconde en parricides. C'était à un Languedochien, et non à moi, de faire rendre justice aux Sirven et aux Calas. Mais ces deux familles infortunées s'étant réfugiées dans mes déserts, j'ai cru que la fortune me les envoyait pour les secourir.
Plus vous réfléchissez sur tout ce qui se passe, plus vous devez aimer votre retraite. La grosse besogne archiépiscopale me paraît fort ennuyeuse; mais vous faites du bien, vous êtes aimé, et il vous appartient de vous réjouir dans vos oeuvres 3, comme dit le livre de l'Ecclésiaste, attribué fort mal à propos à Salomon. Oserai-je vous demander si vous avez lu le Bèlisaire de Marmontel, qu'on appelle son Petit Carême? La Sorbonne le censure pour n'avoir pas damné Titus, Trajan, et les Antonins4. 1. Les Scythes.
2. Horace, livre IV, ode m, vers dernier.
3. Ecclésiaste, m, 22.
4. C'est la huitième des trente-sept propositions condamnées par la Sorbonne voyez lettre 6885.
Messieurs de Sorbonne seront sauvés probablement dans l'autre monde, mais ils sont furieusement sifflés dans celui-ci. Riez, monseigneur il faut souvent rire sous cape; mais il est fort agréable de rire sous la barrette.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas, etc.
(Virg., Gcorg., lib. II, v. 490.)
Que Votre Éminence agrée les très-tendres respects du vieux Suisse.
0844. – DE M. DE CHEKEVIÈRES «.
M. le chevalier de Rochefort est à présent, mon cher ami, à sa brigade, à Chàlons en Champagne. Je lui ai fait parvenir votre lettre à Paris avant son départ, et je vais lui communiquer votre dernière. C'est un homme qui vous est bien attaché et qui vous rend bien justice.
J'ai lu les Scythes.. on ne saurait mettre cette pièce en parallèle avec Zaïre, Alzire, Mahomet, et Mërope; mais on y trouve des traits qui caractérisent l'auteur. Bien des gens la critiquent; mais tous conviennent qu'il y a des beautés. Vous savez que l'envie règne toujours encore plus sur le Parnasse qu'ailleurs. Je m'imagine voir la Gloire l'écraser d'une main et vous couronner de l'autre.
Il me parait que les troubles de Genève vous mettent bien mal à votre aise il faut pourtant que cela finisse. Ce qui me fâche, c'est qu'ils dérangent et reculent mon voyage, et le plaisir que j'aurais de vous embrasser et de vous aller renouveler, ainsi qu'à l'aimable nièce, les assurances de mon attachement et de mon respect.
6845. A M. BORDES*. =.
17 avril.
Je suis dans la nouvelle Scythie, mon cher monsieur, et j'ai perdu toute idée de l'ancienne; je ne puis plus tenir au vent de bise et à votre éloignement. Les neiges qui m'entourent me rendent aveugle; le vent me tue; les tracasseries de Genève m'ennuient le blocus de mon petit pays me met à la gêne. On m'a parlé d'une jolie maison sur la Saône, à une lieue de votre belle ville. Si je puis l'acheter sur la tête de M"" Denis, à un prix convenable, je ferai le marché, et je partagerai mon temps entre Ferney et cette maison.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
Maudez-moi sur votre honneur, je vous en prie, si vous avez eu aujourd'hui vendredi, 17 avril, un vent affreux et de la neige. Connaissez-vous l'Anecdote sur Bèlisaire? Si vous ne l'avez pas, je vous l'enverrai, et tant que je serai près de Genève, je me charge de vous fournir toutes les nouveautés vous n'aurez qu'à parler. Adieu, mon cher confrère. Votre très-humble, etc. 6840. A M. DAMILAVILLE.
17 avril.
Monsieur, la famille des Sirven a renvoyé selon vos ordres, à M. de Courteilles, le mémoire signé pour être remis à M. l'avocat de Beaumont par votre entremise; ayez la bonté de le retirer avec les autres pièces.
Toute notre famille est fort étonnée et très-indignée de la démarche odieuse faite auprès de M. de Meaux. Il y a des hommes qui ne sont jamais occupés qu'à nuire. Nous prions Dieu, qui bénit notre petit commerce, qu'il ne vous fasse point tomber sous la dent de ces gens-là. M. Raitvole dit vous avoir envoyé le livre cité par Fabricius2, qu'il a eu bien de la peine à trouver. Il y a longtemps qu'on ne trouve plus dans nos quartiers de livres espagnols.
Mon épouse vous salue. J'ai l'honneur d'être très-cordialement.
BOURSIER.
6847. A m. cassen»,
AVOCAT AU CONSEIL.
A Ferney, 19 avril 1767.
Monsieur, vous m'avez prévenu; j'aurais eu l'honneur de vous écrire, sans les maladies qui persécutent la fin de ma vie. Il ne me reste plus qu'un cœur aussi sensible à votre mérite et à votre générosité qu'au sort des malheureux. Les Sirven cessent déjà d'être infortunés depuis que vous avez pris leur défense. Leur principal objet était de mettre leur innocence en plein jour; vous l'avez fait, l'Europe a prononcé, et les têtes couronnées à qui j'envoie votre mémoire ont jugé la cause avec le public. Un 1. Anagramme de Voltaire.
2. L'ouvrage que Voltaire dit être cité par Fabricius est tout simplement les Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173.
3. Dernier Volume des œuvres de Voltaire; Paris, 1862.
arrêt du conseil n'est plus qu'une cérémonie. Il est vrai que cette cérémonie leur rendra leur bien, mais le public leur a déjà rendu leur honneur! C'est à vous, monsieur, à qui nous en avons l'obligation, ainsi qu'à M. de Beaumont, et aux dix-neuf avocats dont la consultation est déjà regardée comme un arrêt. Ma récompense, à moi, pour tous les soins que je me suis donnés, est d'avoir reçu le témoignage de vos bontés.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime la plus respectueuse, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. VOLTAIRE,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.
0848. A M. LE COMTE D'ARGENTAI..
19 avril.
Je devrais dépouiller le vieil homme dans ce saint jour de Pâques, et me défaire du vieux levain;
Mais enfin je suis Scythe, et le fus pour vous plaire 2.
Je plaide encore pour les Scythes, du fond de mes déserts. Voilà trois éditions de ces pauvres Scythes, celle des Cramer, celle de Lacombe, et une autre qu'un nommé Pellet vient de faire à Genève; on en donnera pourtant bientôt une quatrième, dans laquelle seront tous les changements que j'ai envoyés à mes anges et à M. de Thibouville, avec ceux que je ferai encore, si Dieu prend pitié de moi. Je ne plains point ma peine mais voyez ma misère Toutes les lettres qu'on m'écrit se contredisent à faire pouffer de rire. Une des critiques les plus plaisantes est celle de quelques belles dames qui disent: Ah! pourquoi Obéide va-t-elle s'aviser d'épouser un jeune Scythe c'est-à-dire un Suisse du canton de Zug, lorsque dans le fond de son cœur elle aime Athamare, c'est-à-dire un marquis français? – Mais, ô mes très-belles dames! ayez la bonté de considérer que son marquis français est marié, et qu'elle ne peut savoir que madame la marquise est morte. Cette fille fait très-bien de chercher à oublier pour jamais un marquis qui a ruiné son pauvre père; et ces vers que vous m'avez conseillés, et que j'ai ajoutés trop tard, ces vers assez passables, dis-je, répondent à toutes ces critiques
1. Saint Paul aux Éphésiens, iv, 22; et aux Colossiens, m, 9.
2. Vers des Scythes, acte V, scène n.
Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va, si j'aime en secret les lieux où je suis née,
Mon cœur doit s'en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne et qu'il n'ose briser.
(Acte II, scène 1.)
Je vous assure encore que le second acte, récité par Mme de La Harpe, arrache des larmes. Soyez bien persuadé que si la scène du troisième acte entre Atliamare et Obéide était bien jouée, elle ferait une très-vive impression.
Pleurez donc, mademoiselle Obéide, lorsque Athamare vous dit:
Elle l'est dans la haine, et lui seul est coupable.
(Acte III, scène il.)
Pleurez en disant
Tu ne le fus que trop; tu l'es de me revoir,
De m'aimer, d'attendrir un cœur au désespoir.
Destructeur malheureux d'une triste famille,
Laisse pleurer en paix et le père et la fille, etc.
(Acte III, scène u )
Et vous, Athamare, dites d'une manière vive et sensible Juge de mon amour! il me force au respect.
J'ubéis. Dieux puissants, qui voyez mon offense,
Secondez mon amour, et guidez ma vengeance, etc.
(Acte III, scène n.)
La scène des deux vieillards, au quatrième acte, attendrit tous ceux qui n'ont point abjuré les sentiments de la simple nature. Mais ces sentiments sont toujours étouffés dans un parterre rempli de petits critiques à qui la nature est toujours étrangère dans le tumulte des cabales. C'est ce qui arriva à la scène touchante de Sémiramis et de Ninias c'est ce qui arriva à la scène de l'urne dans Oreste; c'est ce que vous avez vu dans Tancrède et dans Olympie. Trois amis y seront1, etc., est très à sa place, très-naturel, très-touchant; mais des acteurs froids et intimidés rendent tout ridicule aux yeux d'un public frivole et barbare, qui ne court à une première représentation que pour faire tomber la pièce.
Les deux dernières représentations ne subjuguèrent l'hydre qu'à moitié, parce que les acteurs n'étaient point encore parvenus à ce degré nécessaire de sensibilité qui est le maître des cœurs. 1. Voyez tome VI, page 317.
Ce n'est qu'avec le temps qu'on goûtera ces mœurs champêtres, cette simplicité si touchante, mise en opposition avec l'insolence du despotisme et la fureur des passions d'un jeune prince qui se croit tout permis. C'est précisément au parterre que cela doit plaire. Tous les gens de lettres sont de mon avis. On s'apercevra aussi que le style n'est point négligé, et que sa naïveté, convenable au sujet, loin d'être un défaut, est un véritable ornement; car tout ce qui est convenable est bien. Les mots de toison, de glèbe, de gazons de mousse, de feuillage, de soie, de lacs, de fontaines, de pâtre, etc., qui seraient ridicules dans une autre tragédie, sont si heureusement employés. Mais cette convenance n'est sentie qu'à la longue elle plaît quand on y est accoutumé. J'ai dit, dans la préface, que la pièce est très-difficile à jouer, et j'ai eu grande raison. Voilà les acteurs enfin un peu accoutumés. Profitez donc, je vous en supplie, mes anges, de ce moment favorable faites reprendre la pièce après Pâques. La nature, après tout, est partout la même, et il faudra bien qu'elle parle dans votre Babylone comme dans ma Scythie. Si Brizard peut avoir plus de sentiment, si Dauberval peut être moins gauche, si Pin pouvait être moins ridicule, s'ils pouvaient prendre des leçons dont ils ont besoin, si de jeunes bergères vêtues de blanc venaient attacher des guirlandes, dans le deuxième acte, aux arbres qui entourent l'autel, pendant qu'Obéide parle; si elles venaient le couvrir d'un crêpe dans la première scène du cinquième acte; si tous les acteurs étaient de concert; si les confidents étaient supportables, je vous réponds que cela ferait un beau spectacle.
Essayez, je vous prie; et surtout qu'Obéide sache pleurer. Je vois bien qu'elle n'est point faite pour les rôles attendrissants il lui faudra des Léontine1 1 qui disent des injures à un empereur dans sa maison, contre toute bienséance et contre toute vraisemblance. Il lui faudra des Cléopatre2 qui fassent à leurs fils la proposition absurde d'assassiner leur maîtresse. Le parterre aime encore ces sottises gigantesques, à la bonne heure; pour moi, qui suis le très-humble et très-obéissant serviteur du naturel et du vrai, je déteste cordialement ces prestiges dramatiques. Je crois que je vais bientôt quitter ma Scythie, et en chercher une autre ma santé ne peut plus tenir à l'hiver barbare qui nous accable au mois d'avril, et aux neiges qui nous envi1. Personnage de l'Héraclius de Corneille.
2. Personnage de la liodogune de Corneille.
ronnent, lorsque ailleurs on mange des petits pois. Les commis sont devenus plus affreux que les neiges. Je veux fuir les loups et les frimas.
En voilà trop respect et tendresse, mes anges.
6849. A M. DE BELLOY.
A Ferney, le 19 avril.
Je suis bien touché, monsieur, de vos sentiments nobles, de votre lettre et de vos vers1. Il n'y a point de pièces de théâtre qui aient excité en moi tant de sensibilité. Vous faites plus d'honneur à la littérature que tous les Frérons ne peuvent lui faire de honte. On reconnaît bien en vous le véritable talent. Il ressemble parfaitement au portrait que saint Paul fait de la charité2; il la peint indulgente, pleine de bonté, et exempted'envie; c'est le meilleur morceau de saint Paul, sans contredit; et vous me pardonnerez de vous citer un apôtre le saint jour de Pâques.
Il est vrai que nos beaux-arts penchent un peu vers leur chute mais ce qui me cousole, c'est que vous ôtes jeune et que vous aurez tout le temps de former des auteurs et des acteurs Les vers que vous m'envoyez sont charmants. J'ai avec moi M. et M™* de La Harpe, qui en sentent tout le prix, aussi bien que ma nièce.
Il y a longtemps que nous aurions joué le Siège de Calais sur notre petit théâtre de Ferney si notre compagnie eût été plus nombreuse. Nous ne pouvons malheureusement jouer que des pièces où il y a peu d'acteurs. M. de Chabanon va venir chez nous avec une tragédie nous la jouerons et, dès que vous aurez donné la comtesse de Vergy3, notre petit théâtre s'en saisira. On ne s'est pas mal tiré de la Parlie de chasse de Henri IV, de AI. Collé. Où est le temps que je n'avais que soixante-dix ans Je vous assure que je jouais les vieillards parfaitement. Ma nièce faisait verser des larmes, et c'est là le grand point. Pour M. et Mrae de La Harpe, je ne connais guère de plus grands acteurs. Vous voyez que vos beaux fruits de Babylone croissent entre nos montagnes de Scythie mais ce sont des ananas cultivés à l'ombre dans une serre, loin de votre brillant soleil. 1. Sur la première représentation des Scythes.
2. Aux Corinthiens, xm, 4.
3. Gabrielle de Vergy, tragédie de de Belloy, fut imprimée en 1770, mais ne fut jouée sur le Théâtre-Français qu'en 1777.
Adieu, monsieur; vous me faites aimer plus que jamais les arts, que j'ai cultivés toute ma vie. Je vous remercie je vous aime, je vous estime trop pour employer ici les vaines formules ordinaires, qui n'ont pas certainement été inventées par l'amitié. V.
6850. A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
1 20 avril.
J'ai reçu votre lettre du 9 d'avril, mon très-aimable et preux chevalier (puisque vous ne voulez pas que je vous appelle mon sieur). Je vous avais écrit, huit ou dix jours auparavant, par M. Chenevières. Je n'ai reçu aucun des paquets dont vous me parlez. Toutes les choses de ce monde n'atteignent pas à leur but. Il faut se consoler la patience est une vertu nécessaire. Je vous fais mon compliment sur votre mariage faites-nous beaucoup d'enfants qui pensent comme vous vous ne sauriez rendre un plus grand service à la société. Je vous écris à Châlons-sur-Marne. J'aimerais mieux que ce fût à Châlon-sur-Saône, j'aurais le bonheur d'être moins éloigné de vous. Je ne puis rien vous mander. Je suis dans la solitude et dans les neiges, bloqué par vos troupes, et malade. Quand vous serez à la source des plaisirs et des nouvelles, n'oubliez pas les solitaires dont vous avez fait la conquête.
6851. A MADAME VEUVE DUCHESNEI.
A Ferncy, 22 avril 1767.
Celui qui a dicté la lettre de M°" Duchesne ne l'a pas trop bien servie. Quand le sieur Duchesne imprima le recueil de théâtre en question, il devait consulter l'auteur, qui aurait eu la complaisance de lui fournir de quoi faire une bonne édition. Il devait au moins prendre pour modèle l'édition des frères Cramer; il devait surtout consulter quelque homme delettresqui lui auraitépargné les fautes les plus grossières; il ne devait pas imprimer sur des manuscrits informes d'un souffleur de la Comédie; il ne devait pas déshonorer la littérature et la librairie. On n'imprime point un livre comme on vend de la morue au marché. Un libraire doit être un homme instruit et attentif.
1. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862.
Si Mme Duchesne veut, en se conformant à la dernière édition de MM. Cramer, faire des cartons, et corriger tant de sottises, elle fera très-bien mais il faut choisir un homme versé dans cet art qui puisse la conduire elle peut s'adresser à M. Thieriot. On lui envoya le tome de la Henriade in-4° il y a plus d'un an; elle n'en a pas seulement accusé la réception ce n'est pas avec cette négligence et cette ingratitude qu'on réussit. M. de Voltaire a les plus justes raisons de se plaindre. Ses ouvrages lui appartiennent. Le temps de tous les priviléges est expiré; il en peut gratifier qui il voudra. Il favorisera Mm* Duchesne s'il est content de sa conduite, sinon il fera présent de ses œuvres à d'autres qui le serviront mieux.
6852. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Ferney, 22 avril.
Je réponds à la lettre du 14, dont mon cher ange m'honoredans le cabinet d'Elochivisl; à deux grandes parasanges de Baby, lone. Comme je suis à trois cent mille pas géométriques de votre superbe ville, et que vos Persans m'écrivent toujours des choses contradictoires, je suis très-souvent le plus embarrassé de tous les Scythes; mais je crois mon ange, de préférence à tout. Je pense ne pouvoir mieux faire que de lui envoyer la pièce scythe, bien nettement ajustée. Si cet exemplaire ne suffit pas pour sa comédie, il sera aisé d'en faire encore un autre sur ce modèle. Je suis convaincu que tous les prétextes des ennemis leur étant ôtés, ayant sacrifié Il est mort en brave homme1, qui est pourtant fort naturel ayant épargné aux gens malins l'idée de viol, qui pourtant est piquante; ayant donné la raison la plus valable du mariage d'Obéide, raison prise dans l'amour même d'Obéide pour Athamare, raison touchante, raison tragique, raison même que mes anges ont toujours voulu que j'employasse; ayant enfin distillé le peu qui me reste de cerveau pour apaiser les Welches, et pour plaire aux bons Français, j'espère que tant de peines'ne seront pas perdues.
Ceux qui demandent que le mariage d'Obéide avec Indatire soit nécessaire n'entendent point les intérêts de leurs plaisirs. Cela est bon dans Alzire, cela serait détestable dans les Scythes. 1. C'est par cet anagramme que Voltaire, dans son Ëpltre délicatoire des Scythes (voyez tome VI, page 263), désigne le duc de Choiseul.
2. Ces mots devaient se trouver dans la scèna v de l'acte IV.
Les deux vieillards doivent faire un très-grand effetau quatrième acte, s'ils peuvent jouer d'une manière attendrissante; et surtout si les Welches sont capables de faire réflexion que deux bonnes gens de quatre-vingts ans, sans armes, et consignés à la porte d'Athamare, ne peuvent commander une armée, surtout quand l'un des deux vieillards est évanoui. Le malheur de tous vos comédiens, c'est de jouer froidement; ils n'ont point d'âme, ils n'arrivent jamais qu'à moitié. Je le dirai toujours, jusqu'à ce que je meure, les Scythes bien joués doivent faire un grand effet. M'"e de La Harpe fait pleurer quand elle dit
Ait, fatal Athamare!
Quel démon t'a conduit dans ce séjour barbaro?
Que t'a fait Obéide? etc.
(Acte III, scène iv.)
et MmeDupuits, qui a une voix touchante, augmente l'attendrissement. Il y a l'infini entre jouer avec art et jouer avec âme. Je vous ai soumis, mon cher ange, ma réponse à Mlle Sainval1; je n'ai écrit que des politesses vagues à Mlle Dubois; je ne me suis engagé à rien vous savez que je ne ferai que ce que vous voudrez mais je vous répète encore qu'il faut reprendre les Scythes après Pâques, malgré la cabale, ou plutôt malgré les cabales, car il y en a quatre contre nous. Il faut que Mlle Durancy fasse pleurer, afin que M. le maréchal de Richelieu ne la fasse pas enrager, s'il ne lui fait pas autre chose.
On fait une nouvelle édition des Scythes à Genève; on en fait une en Hollande on en va faire une encore à Lyon cela peut servir de prétexte à Lacombe pour diminuer un peu l'honoraire de Lekain mais il n'y perdra rien, il aura toujours ses six cents francs*. Puisse-t-il être beau comme le jour, et être un amant charmant quand il viendra, au troisième acte, se jeter aux genoux d'Obéide! puisse-t-il avoir une voix sonore et touchante! puissent les confidents n'être pas des buffles! puisse le seul véritable théâtre de l'Europe n'être pas entièrement sacrifié à l'OpéraComique
Grâce au ridicule retranchement fait par la police à la première scène du troisième acte, Sozame ne dit mot, et joue un rôle pitoyable; je le fais parler de manière que la police n'aura rien à dire.
1. Elle manque, ainsi que la lettre à M"0 Dubois.
2. Voyez la lettre C839.
Je vous remercie tendrement, vous et Elochivis je suis terriblement vexé, et si on ne réprime pas l'insolence des commis, je serai obligé d'aller mourir ailleurs.
A propos de mourir, savez-vous, mon divin ange, que je n'ai guère de santé ? Mais qu'importe je suis aussi gai qu'homme de ma sorte. Je n'ai actuellement que la moitié d'un oeil, et vous voyez que j'écris très-lisiblement. Je soupçonne avec vous que le tyran du tripot a contre vous quelque rancune qui n'est pas du tripot. N'y a-t-il pas un fou de Bordeaux, nommé Vergy2, qui aurait pu vous faire quelque tracasserie? Ce monde est hérissé d'anicroches. Jean-Jacques est aussi fou que les d'Éon et les Vergy, mais il est plus dangereux.
N. B. Vous serez peut-être surpris que Luc m'écrive toujours j'ai trois ou quatre rois que je mitonne comme je suis fort jeune, il est bon d'avoir des amis solides pour le reste de la vie. Divin ange ces quatre rois ne valent pas seulement une plume de vos ailes.
Couple céleste, couple aimable, vous savez si vous m'êtes chers! Mais ce que vous ne saurez jamais bien, c'est le bonheur et la félicité suprême que goûte mon cœur, des hommages purs qu'il vous rend chaque jour dans le temple d'Hyperdulie. 6853. A M. MARIN.
22 avril.
Vous devez être bien ennuyé, monsieur, des misérables tracasseries de la littérature. Vous êtes plus fait pour les agréments de la société que pour les misères de ce tripot. En voici une que je recommande à vos bons offices. Vous êtes le premier qui m'ayez instruit de l'insolence des libraires de Hollande il est dans votre caractère que vous soyez le premier qui m'aidiez à confondre ces abominables impostures.
Puis-je vous supplier, monsieur, de vouloir bien faire rendre mes barbares4 à l'avocat devenu libraire5, qui plaide pour moi au bas du Parnasse? Il me paraît un homme de beaucoup d'esprit, et plus fait pour être mon juge que pour être mon imprimeur.
1. Le maréchal de Richelieu.
2. Voyez tome XLIII, page 458.
3. Le roi de Prusse.
4. Les Scythes.
5. Lacombe.
On dit qu'on ôte à Fréron ses feuilles; mais quand on saisit les poisons de la Voisin, on ne se contenta pas de cette cérémonie.
Lekain est allé chercher des acteurs en province il n'en trouvera pas; il n'y en a que pour l'opéra-comique. C'est le spectacle de la nation, en attendant Polichinelle.
Fuit Ilium, et ingens
Gloria Teucrorum.
(VIRG., JEn., lib. II, v. S25.)
J'attends avec impatience le décret de la Sorbonne pour damner les Scipion et les Caton. Il ne manquait plus que cela pour l'honneur de la patrie.
Je vous souhaite les bonnes fêtes, comme disent les Italiens. 6854. A M. LE BARON DE TOTT
A Ferney, le 23 avril.
Monsieur, je m'attendais bien que vous m'instruiriez; mais je n'espérais pas que les Turcs me fissent jamais rire. Vous me faites voir que la bonne plaisanterie se trouve en tout pays. Je vous remercie de tout mon cœur de vos anecdotes mais quelques agréments que vous ayez répandus sur tout ce que vous me dites de ces Tartares circoncis, je suis toujours fâché de les voir les maîtres du pays d'Orphée et d'Homère. Je n'aime point un peuple qui n'a été que destructeur, et qui est l'ennemi des arts.
Je plains mon neveu de faire l'histoire de cette vilaine nation. La véritable histoire est celle des mœurs, des lois, des arts, et des progrès de l'esprit humain. L'histoire des Turcs n'est que celle des brigandages et j'aimerais autant faire les mémoires des loups du mont Jura, auprès desquels j'ai l'honneur de demeurer. Il faut que nous soyons bien curieux, nous autres Welches de l'Occident, puisque nous compilons sans cesse ce qu'on doit penser des peuples de l'Asie, qui n'ont jamais pensé à nous.
Au reste, je crois le canal de la mer Noire beaucoup plus 1. François, baron de Tott, né en France en 1733, mort en Hongrie en 1793, après avoir reçu de la France plusieurs missions diplomatiques. Il a laissé des Mémoires sur les Turcs et les Tartares, 1784, quatre volumes in-8°. Il était à Neuchâtel quand Voltaire lui adressa sa lettre.
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beau que le lac de Neuchâtel, et Stamboul une plus belle ville que Genève, et je m'étonne que vous ayez quitté les bords de la Propontide pour la Suisse; mais un ami comme M. du Peyrdu vaut mieux que tous les vizirs et tous les cadis. J'ai l'honneur d'être, etc.
6855. A M. COQUELEY
A Fcrney, 24 avril.
Dans la lettre dont vous m'honorez, monsieur, vous m'apprenez que j'ai mal épelé votre nom, qui est mieux orthographié dans l'histoire du président de Thou. Comme je n'ai cette histoire qu'en latin, et que de Thou a défiguré tous les noms propres, je n'ai point consulté ses dix gros volumes, et je n'ai pu vous donner un nom en us; ainsi vous pardonnerez ma méprise; mais si votre nom se trouve dans cette histoire, il ne doit pas certainement être au bas des feuilles de Fréron. Vous étiez son approbateur, et il avait trompé apparemment votre sagesse et votre vigilance lorsqu'une de ses feuilles lui valut le For ou le Four-l'Évêque, et lui attira même 17 Écossaise, qui le fil punir sur tous les théâtres de l'Europe. Franchement, un homme bien né, un avocat au parlement, un homme de mérite, ne pouvait pas continuer à être le réviseur d'un Fréron. Je vous sais très-bon gré, mo nsieur, d'avoir séparé votre cause de la sienne mais je ne pouvais pas en être instruit. Je suis très-fâché d'avoir été trompé. Je vous demande pardon pour moi, et pour ceux qui ne m'ont pas averti. Je transporte, par cette présente, mon indignation et mon mépris, c'est-à-dire les sentiments contraires à ceux que vous m'inspirez j'en fais une donation authentique et irrévocable à celui qui a signé et approuvé la lettre supposée que ce misérable imprima contre le jugement du conseil en faveur de l'innocence des Calas. Il crut se mettre à couvert en alléguant que cette lettre n'était que contre moi mais, dans le fond, toutes les raisons pitoyables par lesquelles il croyait prouver que je m'étais trompé en défendant l'innocence des Calas tombaient également sur tous les avocats qui s'étaient servis des mêmes moyens que moi, sur les rapporteurs qui employèrent ces mêmes moyens, et enfin sur tous les juges qui les consacrèrent d'une voix unanime par le jugement le plus solennel.
Cette feuille de Fréron, et celle qui lui avait mérité le sup1. C.-G. Coqueley de Chaussepierre, avocat et censeur royal, mort en 1791.
plice de l'Écossaise, sont les seules de ce polisson que j'aie jamais lues. Je vous avoue que je ne conçus pas comment on permettait de si infâmes impostures. Un homme très-considérable me répondit que l'excès du mépris qu'on avait pour lui l'avait sauvé, et qu'on ne prend pas garde aux discours de la canaille. Je trouve cette réponse fort mauvaise, et je ne vois pas qu'un délit doive être toléré, uniquement parce qu'on en méprise l'auteur. Voilà mes sentiments, monsieur ils sont aussi vrais que la douleur où je suis de vous avoir cru coupable, et que l'estime respectueuse avec laquelle j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc. 6856. A M. LE COMTE D'ARGENTAL
24 avril.
Mon divin ange, je ne puis empêcher la foule des éditions qu'on fait de ces pauvres Scythes, et tout ce que je puis faire, c'est de fournir quelques changements pour les rendre plus tolérables. Je ne doute pas qu'après y avoir réfléchi vous ne sentiez combien une scène d'Obéide au premier acte serait inutile et froide; un monologue d'Obéide, au commencement du second acte, serait encore pis. Il y a sans doute beaucoup plus d'art à développer son amour par degrés; j'y ai mis toutes les nuances que ma faible palette m'a pu fournir.
Je vous prie de vouloir bien faire corriger deux vers à la fin du quatrième acte; j'ôte ces trois-ci
Où suis-je? Qu'a-t-il dit? Où me vois-je réduite?
Dans quel ablme affreux, hélasl l'ai-je conduite?
Viens, je t'expliquerai ce mystère odieux;
et je mets à la place
OBÉI DE
Qu'a-t-il dit? Que veut-on de cette infortunée?
0 mon père! en quels lieux m'avez-vous amenée?
SOZAME.
Pourrai-jo t'expliquer ce mystère odieux? etc.
Je vous enverrai incessamment une édition bien complète, qui vous épargnera toutes les importunités dont je vous accable, et dont je vous demande pardon.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
Je ne vois pas ce qui empêcherait Lekain de jouer au mois de mai cette pièce; et il me semble que le rôle d'Indatire n'est pas assez violent pour faire mal à la poitrine de Mole. Vous m'avez flatté d'une nouvelle qui vaut bien le succès d'une tragédie, c'est qu'on allait fermer la boutique de Fréron. Voici la copie de ma réponse à M. Coqueley je vous soumets prose et vers.
M. de Chabanon arrive au milieu de nos frimas. Respect et tendresse.
6857. A M. PERRAND,
CHANOINE D'ANNECY 1.
24 avril.
Monsieur, votre procureur Vachat n'imite ni votre politesse ni vos procédés honnêtes. Il exige toujours un prix exorbitant de deux arpents de terre achetés autrefois de M. de Montréal, et relevant de votre chapitre. Il suppose, dans son exploit, qu'il avait une maison sur ce terrain, et il est évident, par son exploit même, et par le plan levé en 1709, que le terrain en question confinait à cette maison ou masure ainsi il accuse faux pour embarrasser et intimider une veuve qu'il croit hors d'état de se défendre.
Les deux arpents qui vous doivent un cens sont un terrain absolument inutile, que j'ai enclavé dans mon jardin, et qui ne produit rien du tout. Il y avait autrefois dans un de ces arpents une petite vigne entourée de gros noyers, lesquels subsistent encore, et qui, par conséquent, ne valait pas la culture. Ce peu de vigne a été arraché il y a longtemps. Vous savez, monsieur, ce que valent les vignes dans ce pays-ci vous savez que les paysans ne veulent pas même boire du vin qu'elles donnent. Et à l'égard de l'autre arpent, sur lequel il y a aujourd'hui des arbres d'ombrage plantés, vous savez que ce qui ne produit aucun avantage n'a pas une grande valeur. Les terres à froment même ne sont estimées dans ce pays-ci que vingt écus l'arpent ou la pose. Quand on évaluerait ces deux poses ensemble à cent écus, je ne devrais au sieur Vachat que le sixième de cent écus, qui fout cinquante livres.
Vous avez eu la générosité de me mander que votre procureur 1. Cette lettre fut écrite au nom de quelque habitante de Ferney ou de Tournay. (K.) Ou plutôt de Mme Denis, pour qui Voltaire avait acheté la terre de Ferney.
devait en user avec moi selon l'usage ordinaire, qui est de n'exiger que la moitié des lods. Si donc, monsieur, le sieur Vachat s'était conformé à la noblesse de vos procédés, il n'aurait exigé que vingt-cinq livres de France et, s'il avait imité la manière dont j'en use avec mes vassaux, il se serait réduit à douze livres dix sous.
Je suis bien loin de demander une telle diminution, je n'en demande aucune; je suis prête à payer tout ce que vous jugerez convenable: c'est à messieurs du chapitre qu'il appartient de mettre un prix au fonds dont nous vous devons le cens. Vachat, étant votre fermiel, ne peut exiger pour lods et ventes que la sixième partie de ce fonds même; cependant il exige plus que la valeur du terrain. Il veut me ruiner en frais il a pris pour m'assigner le temps où j'étais très-malade, et où je ne pouvais répondre; il m'a fait condamner par défaut; il m'a traduite au parlement de Dijon, et il a dit publiquement qu'il me ferait., perdre plus de deux mille écus pour ce cens de deux sous et demi.
Votre chapitre, monsieur, est trop équitable et trop religieux pour ne pas réprimer une telle vexation. Je n'ai jamais contesté votre droit, sur quelque titre qu'il puisse être fondé. Je suis si ennemie des procès, que je n'ai pas seulement répondu aux manœuvres de Vachat. Je suis prête à consigner le double et le triple, s'il le faut, de la somme qui vous est due. Ayez la bonté d'évaluer le fonds vous-même, et cette évaluation servira de règle pour l'avenir. Je vous propose de nommer qui il vous plaira pour arbitre de cette évaluation. Voulez-vous choisir monsieur le maire de Gex, M. de Menthon, gentilhomme du voisinage, et le curé de la terre de Ferney, où ces terrains sont situés? Vous préviendrez par là non-seulement ce procès injuste, mais tous les procès à venir. Ce sera une action digne de votre piété et de votre justice.
6858. A M. MOULTOtM. 1.
2 i avril 1767.
Voilà deux grandes nouvelles, mon cher philosophe voilà une espèce de persécuteurs bannie de la moitié de l'Europe2, et une espèce de persécutés qui peut enfin espérer de jouir des 1. Éditeur, A. Coquerel.
2. Les jésuites.
droits du genre humain, que le révérend père La Chaise et Michel Le Tellier leur ont ravis.
Il faudrait piquer d'honneur 11. deMaupeou. Je réponds bien de M. le duc de Choiseul et de M. le duc de Praslin; mais dans une affaire de législation le chancelier a toujours la voix prépondérante.
M"1" la duchesse d'Enville est à la Rocheguyon mais écrivezlui, flattez sa grande passion, qui est celle de faire du bien, et qui vous est commune avec elle. Elle est capable d'aller exprès à Versailles.-
Le succès d'une pareille entreprise rendrait le roi cher à l'Europe. Est-il possible que les Turcs permettent aux chiens de chrétiens (comme ils les appellent) de porter leur Dieu dans les rues et de chanter: 0 filii! o fûixl à tue-tête, tandis que les Welches ne permettent pas à d'autres Welches de se marier! La conduite welche est si folle et si odieuse qu'elle ne peut pas durer1.
Je vous embrasse tendrement. Je n'ai pas un moment à moi. J'attends le livre de M. de Serres.
6859. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 25 avril.
J'ignore, monseigneur, si vous vous amusez encore des spectacles dans votre royaume de Guienne. Je vous envoie à tout hasard cette nouvelle édition 2 et, en cas que vos occupations vous permettent de jeter les yeux sur cette pièce, la voici telle que nous la jouons sur le théâtre de Ferney.
Je ne sais par quelle heureuse fatalité nous sommes les seuls qui ayons des acteurs dignes des restes de ce beau siècle sur la fin duquel vous êtes né. Nous avons surtout, dans notre retraite de Scythes, un jeune homme nommé M. de La Harpe, dont je crois avoir déjà eu l'honneur de vous parler. Il a remporté deux 1. Il s'agit ici des lois qui déclaraient nuls les mariages protestants, et d'après lesquelles les héritages de leurs enfants étaient réclamés avec plein succès par tout collatéral qui se déclarait catholique. Plusieurs procès eurent lieu à ce sujet sous Louis XV et Louis XVI, et de nombreux mémoires furent publiés, de part et d'autre, sur cette question. Ceux de Maleshcrbes, de Rippert de Monclar, de Turgot, de Target, de Condorcet, de Gilbert de Voisins et de Robert de SaintVincent, contribuèrent pour beaucoup à l'émancipation civile des protestants. (Note du premier éditeur.)
2. Des Scythes.
prix' cette année à votre Académie. Il est l'auteur du Comte de Wanvick, tragédie dans laquelle il y a de très-beaux morceaux. C'est un jeune homme d'un rare mérite, et qui n'a absolument que ce mérite pour toute fortune. Il a une femme dont la figure est fort au-dessus de celle de M11" Clairon, qui a beaucoup plus d'esprit, et dont la voix est bien plus touchante. Je les ai tous deux chez moi depuis longtemps. Ce sont, à mon gré, les deux meilleurs acteurs que j'aie encore vus. Vous n'avez pas à la Comédie française une seule actrice qui puisse jouer les rôles que M"9 Lecouvreur rendait si intéressants et, hors Lekain, qui n'est excellent que dans Oreste et dans Sémiramis, vous n'avez pas un seul acteur à la Comédie.
MIle Durancy joue, dit-on (et c'est la voix publique), avec toute l'intelligence et tout l'art imaginables. Elle est faite pour remplacer M1'" Dumesnil mais elle ne sait point pleurer, et par conséquent ne fera jamais répandre de larmes.
J'ai vu une trentaine d'acteurs de province qui sont venus dans ma Scytliie en divers temps il n'y en a pas un qui soit seulement capable de jouer un rôle de confident ce sont des bateleurs faits uniquement pour l'opéra-comique. Tout dégénère en France furieusement, et cependant nous vivons encore sur notre crédit, et on se fait honneur de parler notre langue dans l'Europe.
Nous sommes toujours bloqués dans nos retraites couvertes de neiges. Nous n'avons plus aucune communication avec Genève, et malgré toutes les bontés de AI. le. duc de Choiseul, dont j'ai le plus grand besoin, notre pays souffre infiniment. Nous ne pouvons ni vendre nos denrées, ni en acheter. Le pain vaut cinq sous la livre depuis très-longtemps. Les saisons conspirent aussi contre nous; et enfin, n'ayant plus ni de quoi nous chauffer, ni de quoi manger, ni de quoi boire, je serai forcé de transporter mes petits pénates et toute ma famille auprès de Lyon, uniquement pour vivre. Je tacherai d'y mener votre protégé1, si je m'accommode du château qu'on me propose. Il aura plus de secours pour faire son Histoire du Dauphinè, dont il est toujours entêté, et qui ne sera pas extrêmement intéressante. Je ne sais trop à quoi vous le destinez, ni ce qu'il pourra devenir. Il est bien dangereux, pour qui n'a nulle fortune, de n'avoir aucun talent décidé, ni aucun but réel, ni aucun moyen 1. Voyez tome XLIV, pages 434 et 546.
2. C. Galien; voyez tome XLIV, page 458.
de mériter sa fortune par de vrais services. 11 a une aversion mortelle pour copier et pour faire la fonction de secrétaire, à laquelle je pensais que vous le destiniez. Il n'a point réformé sa main, et j'ai peur qu'il ne soit au nombre de tant de jeunes gens de Paris, qui prétendent à tout, sans être bons à rien. Il est bien loin d'avoir encore des idées nettes, et de se faire un plan régulier de conduite. Je lui recommande cent fois de se faire un caractère lisible pour vous être utile dans votre secrétairerie, de lire de bons livres pour se former le style, d'étudier surtout à fond l'histoire de la pairie et des parlements, d'avoir une teinture des lois il pourrait par là vous rendre service, aussi bien qu'à M. le duc de Fronsac; mais il vole d'objet en objet, sans s'arrêter à aucun.
Il a fait venir de Paris, à grands frais, des bouquins que l'on ne voudrait pas ramasser. Il achète à Genève tous les libelles dignes de la canaille, et j'ai peur que ses fréquents voyages à Genève ne le gâtent beaucoup. Il est défendu à tous les Français d'y aller. Si vous le jugiez à propos, on prierait le commandant des troupes de ne le pas laisser passer. J'ai peur encore que sa manière de se présenter et de parler ne soit un obstacle à une profession sérieuse et utile. C'est un grand malheur d'être abandonné à soi-même dans un âge où l'on a besoin de former son extérieur et son âme.
Je m'étonne comment M. le duc de Fronsac ne l'a pas pris pour voyager avec lui il aurait pu en faire un domestique utile. Il a de la bonté pour lui l'envie de plaire à un maître aurait pu fixer ce jeune homme. Vous avez daigné l'élever dans votre maison dès son enfance; ce voyage lui aurait fait plus de bien que dix ans de séjour auprès de moi. Il me voit très-peu je ne puis le réduire à aucune étude suivie.
Je vous ai rendu le compte le plus fidèle de tout je me recommande à vos bontés, et je vous supplie d'agréer mon respect et mon attachement inviolable.
6860. A M. VERNES.
Le 25 avril.
Mon cher prêtre philosophe et citoyen, je vous envoie deux mémoires des Sirven. Ce petit imprimé vous mettra au fait de leur affaire. Comptez qu'ils seront justifiés comme les Calas. Je suis un peu opiniâtre de mon naturel. Jean-Jacques n'écrit que pour écrire, et moi j'écris pour agir.
Bénissez Dieu, mon cher huguenot, qui chasse partout les jésuites, et qui rend la Sorbonne ridicule. Il est vrai qu'il traite fort mal le pays de Gex mais il faut lui pardonner le mal en faveur du bien. Je me suis mis, depuis longtemps, à rire de tout, ne pouvant faire mieux.
Rien ne vous empêche de venir chez nous en passant par Versoy, Gentoux, ctCollex; alors nous parlerons de perruques1. Je vous donne ma bénédiction.
68G1. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
27 avril.
Je reçois la lettre du 21 d'avril, toute de la main de mon ange. Il doit être bien sûr que je pèse toutes ses raisons; mais je conjure tous les anges du monde, en comptant M. de Thibouville, d'examiner les miennes. J'ai toujours voulu faire d'Obéide une femme qui croit dompter sa passion secrète pour Athamare, qui sacrifie tout à son père, et je n'ai point voulu déshonorer ce sacrifice par la moindre contrainte. Elle s'impose elle-même un joug qu'elle ne puisse jamais secouer; elle se punit elle-même, en épousant Indatire, des sentiments secrets qu'elle éprouve encore pour Athamare, et qu'elle veut étouffer. Athamare est marié; Obéide ne doit pas concevoir la moindre espérance qu'elle puisse être un jour sa femme. Elle doit dérober à tout le monde et à elle-même le penchant criminel et honteux qu'elle sent pour un prince qui n'a persécuté son père que parce qu'il n'a pu déshonorer la fille. Voilà sa situation, voilà son caractère. Une froide scène entre son père et elle, au premier acte, pour l'engager à se marier avec Indatire, ne serait qu'une malheureuse répétition de la scène d'Argire et d'Aménaïde dans Tancrède, au premier acte. Il est bien plus beau, bien plus théâtral, qu'Obéide prenne d'elle-même sa résolution, puisqu'elle a déjà pris d'elle-même la résolution de fuir Athamare, et de suivre son père dans des déserts. Ce serait avilir ce caractère si neuf et si noble que de la forcer, de quelque manière que ce fût, à épouser Indatire ce serait faire une petite fille d'une héroïne respectable. Un monologue serait pire encore; cela est bon pour Alzire. Mais lorsque, dans son indignation contre Athamare, dans la certitude de ne pouvoir jamais être à lui, dans le plaisir con1. C'est-à-dire des conseillers genevois.
solant de se livrer à toutes les volontés de son père, dans l'impossibilité où elle croit être de jamais sortir de la Scythie, dans l'opiniâtreté de courage avec laquelle elle s'est fait une nouvelle patrie, elle a conclu ce mariage, qui semble devoir la rendre moins malheureuse, tout à coup elle revoit Athamare, elle le revoit souverain, maître de sa main, et mettant sa couronne à ses pieds alors son âme est déchirée et si tout cela n'est pas théâtral, neuf et touchant, j'avoue que je n'ai aucune connaissance du théâtre, ni du cœur humain.
Je vous répète que, si quelques-unes de vos belles dames de Paris ont trouvé qu'Obéide épousait trop légèrement Indatire, c'est qu'elles ont elles-mêmes jugé trop légèrement; c'est qu'elles ont trop écouté les règles ordinaires du roman, qui veulent qu'une héroïne ne fasse jamais d'infidélité à ce qu'elle aime. Elles n'ont pas démêlé, dans le tapage des premières représentations, qu'Obéide devait détester Athamare, et ne jamais espérer d'être à lui puisqu'il était marié. Elles ont apparemment imaginé qu'Obéide devait savoir qu'Athamare était veuf ce qu'elle ne peut certainement avoir deviné. Il faut laisser à ces très-mauvaises critiques le temps de s'évanouir, comme aux critiques de Mèrope, de Zaïre, de Tancrède, et de toutes les autres pièces qui sont restées au théâtre.
Je vois trop évidemment, et je sens avec trop de force, combien je gâterais tout mon ouvrage, pour que je puisse travailler sur un plan si contraire au mien. Je ne conçois pas, encore une fois, comment ce qui intéresse à la lecture pourrait ne point intéresser au théâtre. Je ne dis pas assurément qu'Obéide doive toujours pleurer au contraire, j'ai dit qu'elle devait avoir presque toujours une douleur concentrée douleur qui vaut bien les larmes, mais qui demande une actrice consommée. J'ai marqué les endroits où elle doit pleurer, et où Mine de La Harpe pleure. C'est à ces vers •
D'une pitié bien juste elle sera frappée,
En voyant de mes pleurs une lettre trempée, etc.
(Acte II, scène :.)
Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide.
Ah! c'est pour mon malheur. (Acte III, scènc il.
(Acte III, sctn= il.
Ah! fatal Athamare!
Quel démon t'a conduit dans ce séjour barbare ?
Que t'a fait Obéide ? etc. (Acte Il', scène iv.)
(Acte II', scène iv.)
A l'égard des détails, vous les trouverez tout comme vous les désirez.
On veut qu'Athamare soit moins criminel, et moi, je voudrais qu'il fût cent fois plus coupable.
Venons maintenant à ce qui m'est essentiel pour de trèsfortes raisons c'est de donner incessamment deux représentations avec tous les changements, qui sont très-considérables de n'annoncer que ces deux représentations, qui probablement vaudront deux bonnes chambrées aux comédiens. Je vous demande en grâce de me procurer cette satisfaction c'est d'ailleurs le seul moyen de savoir à quoi m'en tenir. Je vous envoie un nouvel exemplaire où tout est corrigé, jusqu'aux virgules. Il servira aisément aux comédiens je leur demande une répétition et deux représentations ce n'est pas trop, et ils me doivent cette complaisance.
J'ajoute encore que, quand cette pièce sera bien jouée (si elle peut l'être), elle doit faire beaucoup plus d'effet à Paris qu'à Fontainebleau. C'est auprès du parterre qu'Indatire doit réussir à la longue, et jamais à la cour.
Je sais bien qu'Athamare n'est point dans le caractère de Lekain il lui faut du funeste, du pathétique, du terrible. Athamare est un jeune cheval échappé, amoureux comme un fou mais pourvu qu'il mette dans son rôle plus d'empressement qu'il n'y en a mis, tout ira bien le quatrième et le cinquième acte doivent faire un très-grand effet.
Enfin le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, dans les circonstances où je me trouve, c'est de me procurer ces deux représentations. Je vous en conjure, mes chers anges quand cela ne servirait qu'à faire crever Fréron, ce serait une trèsbonne affaire.
J'aurai à M. de Thibouville une obligation que je ne puis exprimer, s'il engage les comédiens à me rendre la justice que je demande. Le rôle d'Indatire1 ne peut tuer Mole et il me tue s'il ne le joue pas.
6862. A M. LE COMTE D'ARGENTAL'.
27 avril.
Après vous avoir écrit, mon cher ange, et vous avoir envoyé un exemplaire des Scythes corrigé à la main, je suis obligé de 1. Dans les Scythes.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
vous écrire encore. La nouvelle édition, à laquelle on travaille à Genève, sera achevée dans deux jours, et il a fallu envoyer la pièce telle qu'elle est en Hollande pour prévenir l'édition qu'on y allait faire suivant celle de Paris. Me voilà donc engagé absolument à ne plus rien changer. On traduit cette pièce en italien et en hollandais. Les éditeurs et les traducteurs auraient trop de reproches à me faire si je les gênais par de nouveaux changements.
Je vous dirai encore que plus je réfléchis sur l'idée de la nécessité d'un mariage en Scythie, et sur l'addition d'un monologue au deuxième acte, plus je trouve ces additions entièrement opposées au tragique. Tout ce qui n'est pas de convenance est froid et ce monologue, dans lequel Obéide s'avouerait à ellemême son amour, tuerait entièrement son rôle il n'y aurait plus aucune gradation. Tout ce qu'elle dirait ensuite ne serait qu'une malheureuse répétition de ce qu'elle se serait déjà dit à elle-même. Je préfère à tous les monologues du monde ces quatre vers que vous et Mn?e d'Argental m'avez conseillés
Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va, si j'aime en secret les lieux où je suis née,
Mon cœur doit s'en punir; il se doit imposer
Un frein qui le retienne et qu'il n'ose briser, etc.
En un mot, je vous conjure d'engager le premier gentilhomme de la chambre à exiger de Mole une ou deux représentations; cela ne peut nuire à sa santé. Le rôle d'Indatire n'est point du tout violent, et il n'y a guère de principal rôle comiquejqui ne demande beaucoup plus d'action. Il serait fort triste et fort déplacé que Lacombe, à qui j'ai rendu service, refusât de sacrifier ce qui peut lui rester de son édition pour en faire une pluscomplète, surtout lorsqu'il ne lui en coûte que cent écus pour Lekain. Je pense bien donner à Lekain les cent autres écus, puisque, en d'autres occasions, je lui ai donné cinq ou six fois davantage. J'envoie à Lekain, par cet ordinaire, un exemplaire conforme aux vôtres, à un ou deux vers près. J'ai oublié, à la page 45
Us vaincront avec moi. Qui tourne ici ses pas?
au lieu de
Quel mortel tourno vers moi ses pas ? 2
Je crois aussi qu'à la page 73 il faut
Connaissez dans quel sang vous plongerez mes mains;
au lieu de
vous enfoncez mes mains.
Je me jette à vos pieds et je vous demande mille pardons de tant de tourments; mais je vous supplie que je vous aie l'obligation de la représentation que je demande aux comédiens, et de l'édition que je demande à Lacombe, édition d'ailleurs dont je lui achèterai deux cents exemplaires pour envoyer aux académies dont je suis, et dans les pays étrangers. Je me mets à vos pieds, mon cher ange, toujours honteux de mes importunités, et toujours le plus importun des hommes.
6863. A M. LE MARQUIS DE VILLEVIEILLE.
27 avril.
Je prie mon digne chevalier de vouloir bien me mander dans quel endroit du Languedoc demeure le sieur de La Beaumelle. Je me réjouis avec mon brave chevalier de l'expulsion des jésuites. Le Japon commença par chasser ces fripons-là les Chinois ont imité le Japon la France et l'Espagne imitent les Chinois. Puisse-t-on exterminer de la terre tous les moines qui ne valent pas mieux que ces faquins de Loyola! Si on laissait faire la Sorbonne, elle serait pire que les jésuites on est environné de monstres.
On embrasse bien tendrement notre digne chevalier. On l'exhorte à combattre toujours, et à cacher ses marches aux ennemis.
6864. -A M. LEKAIN.
21 avril.
Vous me ferez un extrême plaisir, mon cher ami, d'essayer une ou deux représentations des Scythes, à votre retour de Grenoble, suivant la leçon nouvelle ci-jointe. Engagez M. Mole à se prêter à mes désirs. Je serais au désespoir de nuire à sa santé mais il joue dans le comique, et son rôle dans les Scythes est bien moins violent que plusieurs rôles de comédie je m'en tiendrai même à une seule représentation. Elle vous attirera certainement
beaucoup de monde, en annonçant qu'elle sera donnée suivant une nouvelle édition qu'on a reçue de Genève.
J'ai à vous demander pardon, mon cher ami, de vous avoir fait un rôle dont le fond n'est pas aussi intéressant que celui d'Indatire il n'a pas ce tragique fier et terrible de Ninias, d'Oreste, et de quelques rôles dans lesquels j'ai servi heureusement vos grands talents. C'est un très-jeune homme amoureux comme un fou, fier, sensible, empressé, emporté, qui ne doit mettre dans l'exécution de son personnage aucune de ces pauses, lesquelles font ailleurs un très-bel effet. Il doit surtout couper la parole à Obéide avec un empressement plein de douleur et d'amour. Je ne doute pas que vous n'ayez réparé, par cet art que vous entendez si bien, le peu de convenance qui se trouve peutêtre entre ce personnage et le caractère dominant de votre jeu. J'ai envoyé à M. d'Argental deux exemplaires pareils à celui que je vous envoie. J'ai été dans la nécessité absolue de m'en tenir à cette édition, parce que l'on réimprime actuellement la pièce en plusieurs endroits, et qu'on la traduit en italien et en hollandais. Je n'ai pas eu un moment à perdre, et il est impossible d'y rien changer désormais sans faire du tort aux traducteurs et aux éditeurs.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Si vous avez de l'amitié pour moi, faites ce que je vous demande. Il vous sera bien aisé de faire porter sur les rôles les changements que vous trouverez à la main dans l'exemplaire ci-joint.
6865. A M. DAMILAVILLE.
29 avril.
Monsieur, comme je sais que vous aimez les belles-lettres, je crois ne pas vous importuner en vous dépêchant les deux brochures1 ci-jointes, qui ne se débitent pas encore dans la ville de Lyon, mais que je me suis procurées par le canal d'un de mes amis qui est fort au fait de la littérature.
On dit que M. de Voltaire, par le conseil des médecins, va quitter le pays de Gex. C'est en effet un climat trop dur pour sa vieillesse, et pour une santé aussi faible que la sienne. L'air de la Saône est beaucoup plus favorable. Mais je plains beaucoup 1. Ce doit être la Lettre sur les Panégyriques (voyez tome XXVI, page 307), et les Homélies prêchées à Londres (voyez ibid., page 315).
les environs de Ferney, qui vont retomber dans leur ancienne misère si M. de Voltaire vient en effet s'établir ici. J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec tous les sentiments que je vous ai voués, etc.
BOURSIER.
6866. DU CARDINAL DE BERNIS.
A Alby, le 30 avril.
J'ai lu, mon cher confrère, les Scythes imprimés, avec l'éloge des deux grands satrapes de Babylone. J'ai trouvé dans cette pièce des changements heureux, et plusieurs morceaux qui prouvent que vous pouvez encore remplir cette carrière avec plus de force et d'intérêt que nos jeunes gens. Si vous m'envoyez des vers, faites en sorte que je puisse m'en vanter. Je ne suis ni pédant, ni hypocrite; mais sûrement vous seriez bien fàché quo je ne fusse pas ce que je dois être et paraitre. Vous me ferez grand plaisir de m'envoyer les mémoires des Sirven. Je suis très-disposé à trouver innocents les malheureux; on ne peut d'ailleurs être plus éloigné que je le suis du fanatisme en tout genre. J'aime l'ordre et la paix. L'humanité a sur moi les droits les plus étendus. A propos d'humanité, avez-vous lu le discours d'un avocat général de Grenoble? Quoiqu'il donne quelquefois dans l'enflure et l'enluminure modernes, on ne peut s'empêcher d'être remué en lisant cet ouvrage. Finissez votre petite guerre. Prolongez, embellissez votre couchant, en riant des ridicules, en donnant aux jeunes écrivains des leçons et des exemples, et en faisant les délices de vos amis. Adieu, mon cher confrère; je vous aime autant que je vous admire.
Je n'approuve pas que la Sorbonne censure Bélisaire, qui respire les bonnes mœurs, et je n'approuve pas non plus que notre confrère se soit exposé à la censure par un chapitre épisodique et qui ne tient à rien. 6867. A M. LACOMBE.
A Ferney, avril.
Si vous m'aviez pu répondreplus tôt, monsieur, je vous aurais envoyé tous les changements que j'ai faits à mesure pour mon petit théâtre de Ferney, et votre nouvelle édition des Scythes aurait été complète. Je vous les envoie à tout hasard par M. Marin. Je compte toujours sur votre amitié, et je vous prie de donner un petit honoraire de vingt-cinq louis d'or à M. Lekain, pour toutes les peines qu'il a bien voulu prendre: car, quoique cette 1. Le chapitre xv, sur lequel portait principalement la censure de la Sorbonne. (Note de Bourgoing.)
1
pièce ne fût point faite du tout pour Paris, il faut pourtant témoigner sa reconnaissance à celui qui s'est donné tant de peine pour si peu de chose. Je suppose que la pièce a quelque succès si vous y perdez, je suis prêt à vous dédommager; vous n'avez qu'à parler.
Je voudrais vous avoir donné un meilleur ouvrage; mais, à mon âge, on ne fait ce que l'on veut en aucun genre on boit tristement la lie de son vin.
Mandez-moi, le plus tôt que vous pourrez, quel est l'auteur 1 du Supplément à la Philosophie de l'Histoire de feu M. l'abbé Bazin, mon cher oncle. C'est un digne homme, qui mérite de recevoir incessamment de mes nouvelles mais vous me ferez plus de plaisir de me donner des vôtres.
N. B. Je suis bien fâché contre vous de ce que, dans votre Avant-Coureur, vous imprimez toujours français par un o. Je vous demande en grâce de distinguer mon bon patron saint François d'Assise de mes chers compatriotes. Imprimez, je vous en prie, anglais, français. Si j'osais, j'irais jusqu'à vous prier de mettre un a à tous les imparfaits, etc. mais je ne suis pas encore assez sûr de votre amitié pour vous proposer une si grande conspiration.
6868. A M. DE BELMONT*.
Sans date (1767, avec le timbre de Genève).
M* qui veut bien se charger du r^le de Sozame dans la tragédie des Scythes, est prié de corriger ces deux vers qui se trouvent sur son rôle au premier acte
Nous partons dans la nuit, nous traversons le Phase,
Elle affronte avec moi les glaces du Caucase.
Le Caucase et le Phase sont trop loin de la route que Sozame a prise c'est une faute de géographie qu'on doit absolument rectifier on a mis à la place
Nous partons; nous marchons de montagne en abîme;
Du Taurus escarpé nous franchissons la cime 3.
1. Cet ouvrage est de Larcher; voyez l'avertissement de Beuchot, tome XI. 2. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet; 1840.
3. C'est ainsi que ces vers (acte I, scène m) se trouvent dans la présente édition voyez tome VI, page 284.
6869. – A M. DE LA BORDE 1.
1er mai.
Notre Chabanon arrive; il a la plus grande opinion de mon Orphée* de Versailles. Il nous a trouvés dans de grands embarras. Si mon Orphée trouve des épines dans ce meilleur des mondes, nous y trouvons des loups et des tigres. La boîte de Pandore est inépuisable. J'espère que votre belle musique adoucira les mœurs.
J'ai trouvé enfin la brochure que vous demandez3; je vous l'envoie, sachant bien qu'on peut tout confier à un homme aussi sage que vous. Ces petites plaisanteries des huguenots n'ébranlent pas votre religion elles n'ont jamais dérangé la mienne. J'ai été toujours bon sujet et bon catholique, et j'espère mourir dans ces sentiments.
Je suis bien fâché que M. Marmontel ait prétendu qu'il pouvait y avoir de la vertu chez des rois et chez des philosophes qui i n'étaient pas catholiques. J'espère que la Sorbonne, qui est le concile perpétuel des Gaules, préviendra le scandale qu'une telle opinion peut donner. On dit que le révérend père Bonhomme, cordelier, prépare une censure admirable de cette hérésie. Vous qui cultivez avec succès un des plus beaux arts, vous.ne vous mêlez point de querelles théologiques vous vous bornez à faire le charme de nos oreilles et celui de la société.
Que dites-vous de votre chevalier4, qui va faire l'éducation d'une Mlle de Provenchère? On m'écrit qu'elle est charmante, et la vraie fille d'une mère qui l'était. Notre chevalier n'est pas un trop mauvais précepteur. Croyez-vous qu'il lui permette de mettre du rouge? Pensez-vous que l'esprit qu'on donne à la jeune enfant dégénère entre ses mains? Faites passer la brochure à ce chevalier, et dites-lui combien je l'aime.
6870. A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
2 mai 1767 s.
Je rends grâce à Votre Majesté de ce qu'elle a daigné m'envoyer, par M. de Catt, la réponse qu'elle a faite à Marmontel sur 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. La Borde lui-même.
3. Sans doute les Questions de Zapata.
4. Il doit s'agir de Rochefort, qui se mariait.
5. Ce fragment est bien de l'année 1767, comme on peut le voir par son con-
la Poétique1. Que de leçons elle nous donne! Votre digne Suisse 2 m'a écrit une lettre charmante. Il s'estime heureux d'avoir vu ces grandes scènes où Votre Majesté a joué si supérieurement son rôle. Pour moi, je l'estime plus heureux d'être chaque jour aux pieds de mon héros, s'occupant du bonheur de son peuple. 6871. DE MADAME VEUVE DUCIIESNE 3.
A Paris, le 2 mai 1767.
Monsieur, ce n'était pas sur la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire ce mois dernier que je comptais avoir raison de mes justes plaintes, mais bien, monsieur, dans votre justice. Je sais que les louanges, quoiqu'elles vous soient dues, ne vous affecteront jamais au point de vous faire faire ce que votre équité n'approuve pas. J'ai donc fondé mon espérance plus dans vous-même que dans les plus belles phrases que j'aurais pu employer à ce sujet. Je ne connais rien autre que la vérité.
Certainement, mon intention est la plus ferme de ne jamais réimprimer aucun de vos ouvrages sans vous en faire part, et prendre en conséquence les avis que vous voudrez bien me communiquer. Ce n'est que par un malentendu, et l'éloignement les uns des autres, si jusqu'à présent il en a été agi autrement chose pour laquelle je vous supplie, monsieur, d'en faire un oubli général par la promesse la plus sincère que je vous fais que vous aurez lieu d'être content par la suite.
Comme je veux absolument rendre moins défectueux ce qui me reste de cette édition de votre théâtre, j'ai envoyé à M. Thieriot un exemplaire, pour qu'il ait la bonté d'y sabrer généralement tout ce qu'il jugera à propos d'après vos intentions; et comme le tome V sera quasi refait, je vous supplie, monsieur, de me faire savoir si je puis mettre à la fin de ce tome la pièce des Scythes, ainsi que toute autre chose, pour rendre cette édition au gré de vos désirs: ceci ne sera cependant qu'en attendant la belle édition que je me propose de faire immédiatement après la llenriade. A propos de la Ilenriade AI. Thieriot a bien voulu se charger de vous tenu. La lettre de d'Alembert à Frédéric, du 10 avril de la même année, nous apprend que ce fut en effet vers ce temps que le roi envoya à Marmontel ses observations sur la Poétique de cet écrivain. Cependant M. Beuchot a inséré ce fragment dans une lettre de Voltaire à Frédéric qui est réellement du 31 juillet 1772, date sous laquelle elle est placée avec raison dans l'édition de Kehl; mais l'habile éditeur français a commis la même erreur que les éditeurs de Bâle, en assignant à cette lettre la date du 2 mai 1767, à laquelle n'appartient que le fragment qui nous occupe. (OEuvres de Frédéric le Grand, note de l'édition Preuss.) .) 1. La réponse aux remarques de Frédéric se trouve dans les OEuvres complètes de Marmontel, Paris, 1820, tome VII, ne partie, pages 828-831. 1. 2. De Catt était Suisse; voyez tome XL, page 69.
3. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862.
faire passer quelques épreuves des gravures; comme ce ne sont que des épreuves, s'il y avait quelque chose qui ne vous plût pas, j'y ferai retoucher sur vos remarques, avant de faire tirer pour l'édition. La première figure, qui est destinée pour être placée devant le titre, devait vous être envoyée il y a déjà bien du temps; mais je no l'ai différé que parce que je voulais l'accompagner de quelques autres c'est la même raison pour laquelle j'ai différé aussi de vous accuser la réception de l'exemplaire qui doit servir de copie pour l'impression, qui, quoique pas encore commencée, sera plus tôt faite que les gravures je fais faire un papier exprès à Annonay par celui qui a remporté le prix proposé par le ministre chargé du département du commerce. Enfin je tâcherai de ne rien épargner pour mériter votre estime et votre amitié. J'espère que, d'après la sincérité de mes sentiments pour vous et pour vos couvres, vous voudrez bien m'honorer d'une lettre qui satisfera les désirs que j'ai de me réconcilier avec vous.
Je suis avec respect, monsieur, etc.
P. S. J'ai à vous dire, monsieur, qu'il se débite dans Paris fort souvent des ouvrages qui paraissent être de mon fonds, et que souvent je ne connais pas: ce sont des auteurs qui les font imprimer pour leur compte et les font débiter de même, en y faisant mettre mon adresse, parce que la maison a une sorte de célébrité. Je m'en suis déjà plainte, et j'espère que je parviendrai à empêcher un abus qui me compromet vis-à-vis des personnes pour qui je dois avoir toutes sortes d'égards.
6872. A M. D'ALEMBERT.
3 mai.
M. Necker, qui part dans l'instant, mon cher et véritable philosophe, vous rendra une Lettre au Conseiller'. Messieurs de la poste en ont butiné deux, selon leur louable coutume. Ces messieurs de la poste aux lettres deviendront des gens très-lettrés ils se forment une belle bibliothèque de tous les livres qu'ils saisissent. Chaque pays, comme vous voyez, a son inquisition; vous n'êtes pas plus tôt délivré des renards que vous tombez dans la main des loups.
Votre Lettre au Conseiller devrait exciter le monde à faire une battue. Ne voudriez-vous point ajouter à l'histoire de la Destruction quelque chose concernant l'Espagne*, en retranchant le dernier chapitre touchant le serment que devaient prêter les jésuites, chapitre devenu inutile par les précautions que l'on a prises en France" contre ces pauvres diables, dignes aujourd'hui de pitié? 1. Opuscule de d'Alembert; voyez tome XLIII, page 473.
2. D'Alembert publia une Seconde lettre à M. etc., sur l'édit du roi d'Espagne pour l'expulsion des jésuites. Elle circulait en juin (voyez lettre 6913).
L'imbécile et ignorant libraire qui s'est chargé de votre seconde édition ne l'aura pas achevée sitôt. Je n'ai de lui aucune nouvelle; toute communication est interrompue entre Genève etla France. On s'est imaginé assez ridiculement que je suis en France; et je m'aperçois en effet que j'y suis, parce que je manque de tout. Je ne sais comment on fera pour faire passer dans votre monarchie française la Lettre au Conseiller. Il n'est plus permis de lire, et il n'y a que les auteurs du Journal chrétien et Fréron qui aient la liberté d'écrire.
Vous verrez par les deux petites pièces ci-jointes' qu'on ne rogne pas les ongles de si près dans les pays étrangers. L'exemple que donne l'impératrice de Russie est unique dans ce monde. Elle a envoyé quarante mille Russes prêcher la tolérance, la baïonnette au bout du fusil. Vous m'avouerez qu'il était bien plaisant que les évoques polonais accordassent des priviléges à trois cents synagogues, et ne voulussent plus souffrir l'Église grecque.
Bonsoir, mon cher philosophe; souvenez-vous, je vous en prie, que je n'ai aucune part aux Anecdotes sur Bélisaire. On m'accuse de tout voyez la malice!
6873. DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, 4 mai.
Gens inimica mihi Tyrrhenum navigat aequor,
Ilium in Italiam portans, victosque Penates.
(Virq., tân., lib. I, v. G7.)
Voilà, mon cher et illustre philosophe, ce que disait l'autre jour des jésuites d'Espagne un abbé italien qui, comme vous voyez, les aime tendrement, attendu qu'ils ont empêché son oncle d'être cardinal. Et vous, mon cher maître, que dites-vous de cette singulière aventure? No pensez-vous pas que la société se précipite vers sa ruine? ne pensez-vous pas qu'elle travaille depuis longtemps à mériter ce qui lui arrive aujourd'hui, et qu'elle recueille ce qu'elle a semé? Mais croyez-vous tout ce qu'on dit à ce sujet? croyez-vous à la lettre de M. d'Ossun, lue en plein conseil, et qui marque que les jésuites avaient formé le complot d'assassiner, le jeudi saint, bon jour, bonne œuvre, le roi d'Espagne et toute la famille royale ? Ne croyezvous pas, comme moi, qu'ils sont bien assez méchants, mais non pas assez 1. L'Anecdote sur Bélisaire (voyez tome XXVI, page 109); et la Seconde Anecdote sur Bélisaire (voyez tome XXVI, page 169.)
2. Galiani.
fous pour cela, et ne désirez-vous pas que cette nouvelle soit tirée au clair? Mais que dites-vous de l'édit du roi d'Espagne, qui les chasse si brusquement ? Persuadé, comme moi, qu'il a eu pour cela de très-bonnes raisons, ne pensez-vous pas qu'il aurait bien fait de les dire, et de ne les pas renfermer dans son cœur royal l ? Ne pensez-vous pas qu'on devrait permettre aux jésuites de se justifier, surtout quand on doit être sûr qu'ils ne le peuvent pas? ne pensez-vous point encore qu'il serait très-injuste de les faire tous mourir de faim, si un seul frère coupe-chou s'avise d'écrire bien ou mal en leur faveur? Que dites-vous aussi des compliments que fait le roi d'Espagne à tous les autres moines, prêtres, curés, vicaires et sacristains de ses États, qui ne sont, à ce que je crois, moins dangereux que les jésuites que parce qu'ils sont plus plats et plus vils? Enfin ne vous semble-t-il pas qu'on pouvait faire avec plus de raison une chose si raisonnable? Le cœur royal me fait souvenir de la surprise impériale d'un certain Rescrit de l'empereur de la Chine 2. Ma surprise de tout ce qui arrive, et de la manière dont il arrive, n'est ni royale ni impériale, mais n'en est ni moins grande ni moins fondée. Après tout, il faut attendre la fin.
Soyez sûr que c'est à M. Hume, et point à d'autres, que Rousseau est redevable de sa pension. Soyez sur qu'il s'en doute bien lui-même; mais il ne veut pas paraître le savoir, et son cœur reconnaissant en sera plus à son aise. La Sorbonne vient de faire imprimer trente-sept propositions extraites du livre de Marmontel 3, et qu'elle se propose de qualifier dans un gros volume qu'elle donnera quand il plaira à Dieu. Cet extrait va d'avance la couvrir d'opprobre. Voici une des propositions par où vous pourrez juger des autres « La vérité brille de sa propre lumière, et l'on n'éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers4. » Que dites-vous de cette impudente et odieuse canaille? On dit que vous allez demeurer à Lyon; permettez-moi de vous demander, par le tendre intérêt que je prends à vous, si vous y avez bien pensé. N'est-ce pas vous mettre à la merci d'une race d'hommes aussi méchante que les jésuites, plus puissante et plus dangereuse, et plus déterminée à chercher les moyens de vous nuire? Pourquoi quittez-vous le ressort du parlement de Bourgogne, dont vous avez lieu d'être content? Adieu, mon cher maître; le papier m'oblige de finir; je vous embrasse de tout mon cœur.
P. S. M. le chevalier de Rochofort, que je viens de voir, et qui par parenthèse, vous aime à la folie, est inquiet de deux paquets qu'il vous a envoyés contre-signés Vice-chancelier, et dont vous ne lui avez point accusé la réception. Il me charge de vous faire mille compliments. M. de Chabanon part mercredi pour vous aller voir; je lui envie bien le plaisir qu'il aura. Je me flatte au moins qu'il vous dira combien je vous aime, et 1. L'édit qui chasse les jésuites d'Espagne n'en donne pas les raisons, et porte que le roi les renferme dans son cœur royal.
2. Voyez tome XXIV, page 231.
3. Bélisaire.
4. Chapitre xv de Bélisaire.
combien j'ai de plaisir à lui parler de vous. Il vous apporte une tragédie dont je crois que vous serez content, supposé pourtant quo je n'aie point été séduit par la lecture que je lui en ai entendu faire, car il est impossible de mieux lire. Je viens d'apprendre que l'arrêt du parlement qui renvoie les évoques chez eux vient d'être cassé par un arrêt du conseil. Les jansénistes, qui, comme vous savez, sont fort plaisants, ne manqueront pas de dire que le roi vient d'ordonner aux évêques de ne point résider. Cette aventure fera sans doute dire et faire bien des sottises aux imbéciles et aux fanatiques des deux partis. Vous ne voulez donc pas m'envoyer cette petite figure 1 que je vous demande depuis tant de temps avec tant d'instance ? Est-ce que l'original ne m'en croit pas digne, ou bien est-co qu'il ne m'aime plus? J'aurais bien envie de le quereller aussi sur ce que je ne reçois jamais de lui rien de ce qu'il pourrait m'envoyer; ni l'Anecdote sur Bélisaire, de son ami l'abbé Mauduit2; ni les Honnêtetés littéraires 3; que je n'ai pas encore lues; ni la Lettre à Ëlie de Beaumont i; ni le poëme sur la belle Guerre de Genève 5, aussi intéressante que celle de nos pédants en robe et en soutane. Dites, je vous prie, à l'auteur de toutes ces pièces qu'il a tort d'oublier ainsi ses amis.
6874. A M. DAMILAVILLE.
4 mai.
Je vois, mon cher ami, qu'il y a dans le monde des gens alertes qui ont dévalisé les licenciés espagnols6 que je vous avais envoyés et, à l'égard de la Destruction des Jésuites, je ne compte pas qu'elle soit sitôt prête, attendu la négligence et l'imbécillité des gens qui s'en sont chargés.
J'envoie à M. d'Alembert un exemplaire de sa Lettre a>i Conseiller, par M. Necker 7. Il doit vous faire remettre aussi des chiffons qui ne valent pas cette lettre, deux Zapata et deux Honnêtetés.
Je suis bien faible, bien languissant, mon cher ami c'est un grand effort d'écrire de ma main mon cœur vous en dit cent fois plus que je ne vous en écris.
Ah qu'importe que les jésuites soient chassés d'Espagne, s'il n'est pas permis de penser en France ?
1. Un des bustes que faisait le sculpteur de Saint-Claude, dont il est parlé dans les lettres 6252, 63i6, 6592, 6832.
2. C'est sous le nom de l'abbé Mauduit que fut imprimée l'Anecdote (première) sur Bélisaire.
3. Voyez tome XXVI, page 115.
4. C'est la lettre 6804.
5. Ce poëme est au tome IX.
6. Les Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173.
7. Voyez la lettre 6872.
6875. A M. LE COMTE D'AUGENTAL.
4 mai.
Vous êtes plus aimable que jamais, mon cher ange, et moi plus importun et plus insupportable que je ne l'ai encore été. Moi, qui suis ordinairement si docile, je me trouve d'une opiniâtreté qui me fait sentir combien je vieillis. Ce monologue que vous demandez, je l'ai entrepris de deux façons elles détruisent également tout le rôle d'Obéide. Ce monologue développe tout d'un coup ce qu'Obéide veut se cacher à elle-méme dans tout le cours de la pièce. Tout ce qu'elle dira ensuite n'est plus qu'une froide répétition de son monologue. Il n'y a plus de gradations, plus de nuances, plus de pièce. Il est de plus si indécent qu'une jeune fille aime un homme marié, cela est si révoltant chez toutes les nations du monde, que, quand vous y aurez fait réflexion, vous jugerez ce parti impraticable.
Il y a plus encore c'est que ce monologue est inutile. Tout monologue qui ne fournit pas de grands mouvements d'éloquence est froid. Je travaille tous les jours à ces pauvres Scythes, malgré les éditions qu'on en fait partout.
Lacombe vient d'en faire une qu'il m'envoie, mais il n'y a pas la moitié des changements que j'ai faits; il ne pouvait pas encore les avoir reçus. Il n'a fait cette nouvelle édition que dans la juste espérance où il était que la pièce serait reprise après Pâques. C'est encore une raison de plus pour que je ne puisse exiger de lui qu'il donne cent écus à Lekain j'aime beaucoup mieux les donner moi-même.
Il est bien vrai que tout dépend des acteurs. Il y a une différence immense entre bien jouer et jouer d'une manière touchante, entre se faire applaudir et faire verser des larmes. M. de Chabanon et M. de La Harpe viennent d'en arracher à toutes les femmes dans le rôle de Nemours et dans celui de Vendôme, et à moi aussi.
Je doute fort qu'on puisse faire des recrues pour Paris. On a écarté et rebuté les bons acteurs qui se sont présentés; je ne crois pas qu'il y en ait actuellement deux en province dignes d'être essayés à Paris. Je vous l'ai déjà dit, les troupes ne subsistent plus que de l'opéra-comique. Tout va au diable, mes anges, et moi aussi.
Ma transmigration de Babylone me tient fort au cœur. Ce que vous me faites entrevoir redoublera mes efforts mais j'ai bien
peur que la situation présente de mes affaires ne me rende cette transmigration aussi difficile que mon monologue. Je me trouve à peu près dans le cas de ne pouvoir ni vivre dansle paysde Gex, ni aller ailleurs. Figurez-vous que j'ai fondé une colonie à Ferney que j'y ai établi des marchands, des artistes, un chirurgien que je leur bâtis des maisons que, si je vais ailleurs, ma colonie tombe mais aussi, si je reste, je meurs de faim et de froid. On a dévasté tous les bois le pain vaut cinq sous la livre; il n'y a ni police ni commerce. J'ai envoyé à M. le duc de Choiseul, conjointement avec le syndic de la noblesse, un mémoire très-circonstancié 1. J'ai proposé que M. le duc de Choiseul renvoyât ce mémoire à M. le chevalier de Jaucourt, qui commande dans notre petite province. Il a oublié mon mémoire, ou s'en est moqué; et il a tort, car c'est le seul moyen de rendre la vie à un pays désolé, qui ne sera plus en état de payer les impôts. On a voulu faire, malgré mon avis, un chemin qui conduisît de Lyon en Suisse en droiture ce chemin s'est trouvé impraticable. Je vous demande pardon de vous ennuyer de ces détails; mais je vois qu'avec la meilleure volonté du monde on nous ruinera sans en retirer le moindre avantage. Je me suis dégoûté de la Guerre de Genève, je n'ai point mis au net le second chant, et je n'ai pas actuellement envie de rire.
J'écris lettre sur lettre au sculpteur qui s'est avisé de faire mon buste c'est un original capable de me faire attendre trois mois au moins, et ce buste sera au rang de mes œuvres posthumes.
Il peut être encore un acteur à Genève dont on pourrait faire quelque chose. Il est malade; quand il sera guéri, je le ferai venir La Harpe le dégourdira; pour moi, je suis toutengourdi. D'ordinaire la vieillesse est triste, mais la vieillesse des gens de lettres est la plus sotte chose qu'il y ait au monde. J'ai pourtant un cœur de vingt ans pour toutes vos bontés; je suis sensible comme un enfant je vous aime avec la plus vive tendresse. 6876. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 5 mai.
J'aurais cru, pendant les troubles'qui désolaient l'Europe, que la terre de Ferney et la ville de Genève étaient l'arche où quelques justes furent pré1. Il m'est inconnu. (B.)
2 On n'a aucune de ces lettres au sculpteur de Saint-Claude,"dont il est parlé dans les qos 6252, 6346, 6592, 6832, 6873.
servés des calamités publiques. Mais, il faut l'avouer, il n'est aucun lieu où l'inquiétude des hommes et l'enchainement fatal des causes ne puissent amener ce fléau'. Je plains les citoyens de la Rome calviniste de se trouver réduits à la dure nécessité d'abandonner leur patrie, ou de renoncer aux priviléges de leur liberté. Ils ont affaire à trop forte partie, et les Français les traitent à la rigueur. Lentulus8, qui a fait un tour en sa patrie, s'était proposé de passer chez vous, si ce cordon impénétrable ne l'en eût empêché. Voilà comme tout se dénature par les lois de la vicissitude. La ville de Jérusalem, bâtie par le peuple de Dieu, est possédée par les Turcs; le Capitole, cet asile des nations, ce lieu auguste où s'assemblait un sénat maître de l'univers, est maintenant habité par des récollets; et Ferney, douce et agréable retraite philosophique, sert de quartier général aux troupes françaises. Mais vous adoucirez ces guerriers farouches, comme Orphée, votre devancier, apprivoisa les tigres et les lions.
11 est fâcheux que vous soyez assujetti, comme le reste des êlres, aux infirmités de l'âge; il faudrait que les corps joints à des âmes privilégiées comme la vôtre en fussent exempts. Les arts et la société de notre petite contrée regretteront à jamais votre perte. Ce ne sont pas de celles qu'on répare facilement; aussi votre mémoire ne périra-t-elle pas parmi nous. Vous pouvez vous servir de nos imprimeurs selon vos désirs. Ils jouissent d'une liberté entière, et comme ils sont liés avec ceux de Hollande, de France et d'Allemagne, je ne doute pas qu'ils n'aient des voies pour faire passer les livres où ils le jugent à propos.
Voilà pourtant un nouvel avantage que nous venons d'emporter en Espagne les jésuites sont chassés de ce royaume. De plus, les cours de Versailles, de Vienne et de Madrid, ont demandé au pape la suppression d'un nombre considérable de couvents. On dit que le saint-père sera obligé d'y consentir, quoique en enrageant. Cruelle révolution A quoi ne doit pas s'attendre le siècle qui suivra le nôtre? La cognée est mise à la racine de l'arbre d'une part, les philosophes s'élèvent contre les absurdités d'une superstition révérée; d'une autre, les abus de la dissipation forcent les princes à s'emparer des biens de ces reclus, les suppôts et les trompettes du fanatisme. Cet édifice, sapé par ses fondements, va s'écroulor, et les nations transcriront dans leurs annales que Voltaire fut le promoteur de cette révolution qui se fit au xixe 3 siècle dans l'esprit humain.
Qui aurait dit au xne siècle que la lumière qui éclairerait le monde viendrait d'un petit bourg suisse nommé Ferney? Tous les grands hommes communiquent leur célébrité aux lieux qu'ils habitent et au temps où ils fleurissent.
On m'écrit de Paris qu'on m'enverra les Scythes. Je suis bien sûr que cette pièce sera intéressante et pathétique; heureux talents qui font le charme 1. « Amener le fléau de guerrre. n (OFuvres posthumes, édition de Berlin.) 2. Robert-Scipion, baron de Lentulus, était un général prussien qui avaitfait toutes les campagnes avec Frédéric, et qui était né en Suisse.
3. a Au iviiL". » (OEuvres posthumes, édition de Berlin.)
de toutes vos tragédies! J'ai vu des tragédies et des panégyriques du jeune poëte1 dont vous me parlez; il a du feu et versifie bien. Je vous suis obligé de son épître, que vous voulez me communiquer. On m'a envoyé le Bélisaire de Marmontel. II faut que la Sorbonne ait été de bien mauvaise humeur pour condamner l'envie que l'auteur a de sauver Cicéron et MarcAurèle. Je soupçonnerais plutôt que le gouvernement a cru apercevoir quelques allusions du règne de Justinien à celui de Louis XV, et que, pour chagriner l'auteur, il a lâché contre lui la Sorbonne, comme un mâtin accoutumé d'aboyer contre qui on l'excite. •
Conservez-vous toutefois, et ménagez votre vieillesse dans votre quartier général de Ferney. Souvenez-vous qu'Archimède, pendant qu'on donnait l'assaut à la ville qu'il défendait, résolvait tranquillement un problème, et soyez persuadé que le roi Hiéron s'intéressait moins à la conservation de son géomètre que moi à celle du grand homme que le cordon des troupes françaises entoure.
FÉDÉnic.
6877. A M. D'ALEMBERT.
9 mai.
Si on vous a appelé Rabsacès2, mon cher philosophe, on m'appelle Capanée 3. Nos savants d'aujourd'hni prodiguent les titres honorifiques. Je vous garderai le secret dites-moi quel est le cuistre nommé Foucher qui vient, dit-on, de faire un Supplément à, la Philosophie de l'Histoire? N'est-il pas de l'Académie des inscriptions et belles-lettres? S'il y a des académies de politesse et de raison, je ne crois pas qu'il y soit reçu.
Je vous ai mandé5 que je vous avais envoyé par M. Necker un volume de la Lettre au Conseiller; mais Dieu sait quand M. Necker arrivera à Paris.
Faites-moi, je vous prie, réponse en droiture sur mon ami Foucher. Je ne sais qu'est devenu le libraire à qui on a donné la Destruclion jésuitique. Nous avons quatre mille cinq cents soldats autour de Genève; c'est la seule nouvelle que j'aie. Quand 1. La Harpe.
2. A la page 29 de la Lettre à un ami sur un écrit intitulé Sur la destruction des jésuites, par un auteur désintéressé.
3. C'est dans la Préface de son Supplément à la Philosophie de l'Histoire (page 33 de la première édition, et 31 de la seconde) que Larcher appelle Voltaire « un Capanée ».
4. Ce n'est point Foucher, mais Larcher.
5. Si c'est par une lettre autre que le n° 6872, cette autre lettre manque. Il est possible toutefois que Voltaire entende parler du n° 6874 adressé à Damilaville; oui communiquait àd'Alembert ce qu'il recevait de Voltaire.
il y aura des guerres ou des bruits de guerre, fuyez aux montagnes.
Intérim vale, et me ama.
6878. DE M. LE CChMTE DE WORONCEW
A M.<. 1.
La Haye, le 10 mai et 29 avril 1767.
Monsieur, Votre Excellence me permettra de l'incommoder relativement à deux lettres de M. de Voltaire écrites à moi, par lesquelles elle verra tout le respect dont cet auteur est rempli pour la personne sacrée de l'impératrice, et combien il admire tout ce qu'elle a fait de grand depuis que nous avons le bonheur de l'avoir sur le trône. Elle voudra bien se charger de ne pas laisser ignorer à Sa Majesté impériale les sentiments qu'elle a su si bien inspirer non-seulement à ses sujets, mais même aux étrangers. M. de Voltaire m'a envoyé à cette occasion une brochure Sur les panégyriques, où il est beaucoup question de celle qui y fournit plus de matière que tous ceux que l'évêque de Meaux a célébrés avec tant d'éloquence. Quoique M. de Voltaire dit que la pièce lui a été envoyée de Suisse, autant que je puis m'y connaître, elle est de lui: on y reconnaît son style et sa tournure d'esprit. Votre Excellence m'obligera si, en rendant compte de cette pièce à l'impératrice, elle veut bien me mettre à même de dire à l'auteur quelque chose d'obligeant, ne doutant pas que cet envoi fait à moi n'ait été dans l'intention afin que ça puisse aller à la connaissance de Sa Majesté impériale. J'oserai la supplier encore de vouloir bien ( après qu'elle aura fait l'usage nécessaire des deux lettres que M. de Voltaire m'a écrites) me les renvoyer ici, ayant l'honneur d'être avec le respect le plus profond et l'attachement le plus inviolable, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur.
Comte DE Woroxcew.
On lit en marge Voltaire lui-même m'a envoyé ces pièces, et je l'en ai déjà remercié.
6879. DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 12 mai.
Je crois, mon cher maître, vous avoir parlé, dans ma dernière lettre d'une liste de propositions que la Sorbonne a extraites de Bélisaire pour les condamner, liste qui est le comble de l'atrocité ot do la bêtise. Cette 1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire de l'empire de Russie, tome X, page '.81.
2. N° 6873.
canaille mourait de peur que cette liste ne se répandît avant la censure en conséquence les amis de Marmontel l'ont fait imprimer, et frère Damilaville vous l'enverra; vous ne pourrez pas en croire vos yeux, tant ces ani maux-là sont absurdes. Je ma flatte que le cri public va les faire rentrer dans la boue, et qu'ils n'oseront pas publier leur censure, tant la seule liste des propositions les rendra d'avance odieux et ridicules
Chabanon m'étonne et m'afflige beaucoup en m'apprenant que vous n'êtes pas content de sapièce*. Je vousavoue qu'elle m'avait fait beaucoup de plaisir, et me paraissait bien meilleure que dans le premier état mais vous vous y connaissez mieux que moi. La seule chose que je vous demande, mon cher maître, et que mon amitié pour Chabanon exige de la vôtre pour moi, c'est de vouloir bien donner à son ouvrage, pour le fond et pour les détails, toute l'attention possible; Chabanon le mérite, en vérité, et par lui-mômo, et par les sentiments qu'il a pour vous. L'intérêt que vous lui marquerez en cette occasion sera une nouvelle obligation que je vous aurai, car on ne saurait lui être plus attaché que je le suis.
Voilà donc les jésuites chassés d'Espagne, et puis de France, grâce à l'abbé de Chauvelin, et vraisemblablement bientôt de Naples et de Parme. On dit pourtant que Naples sera difricile, parce qu'ils vont à leurs ordres cent cinquante mille coquins. L'autre jour je déplorais leur triste sort, car au fond je suis bon homme; quelqu'un me dit « Vous êtes bien bon de vous lamenter sur des hommes qui vous verraient brûler en riant. » J'avoue que j'essuyai un peu mes larmes; ils me font pitié pourtant 0 qu'il est doux de plaindre 2 etc. Adieu, mon cher et illustre confrère; je vous embrasse de tout mon cœur. Vous ne voulez donc pas dire au libraire de m'envoyer quelques exemplaires de l'ouvrage de mathématiques 3 ? Ce sera de la moutarde après dîner. Vale, et me ama.
6880. A M. LE COMTE D'ARGENTAL
13 mai.
Je n'ai que le temps, mes anges, mes juges et mes patrons, de vous envoyer cette nouvelle édition 6 nouvellement corrigée. Jugez je m'en rapporte à vous.
Je n'ai pas eu le temps de répondre à M. de Chauvelin. .V. B. M. de Chabanon joue encore mieux que M. de La Harpe.
1. Eudoxie.
2. Voyez les vers de Corneille dans Pompée, acte V, scène i, tome XXXI, page 471.
3. L'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites; voyez lettre 6592. 4. Éditeurs, de Cayrol et François..
5. Des Scythes.
6881. A M. BORDES.
13 mai.
Mon âge commence à désespérer, mon cher confrère, de venir cum penatibus et magnis dits1. Il m'arrive des dérangements dans ma fortune qui pourront bien me faire rester dans ma Scythie.
Il y a près de cinq mois qu'on m'avait mandé, des frontières d'Espagne, que beaucoup de moines avaient eu part à la révolte générale qui devait se manifester le même jour dans toutes les provinces. Je n'en croyais rien, et me voilà désabusé. On n'a chassé que les jésuites
Mais à tous penaillons fieu doint pareille joie 2.
Voici une Lettre sur les Panégyriques3, laquelle n'est pas le panégyrique des moines.
Connaissez-vous l'Anecdote sur Bélîsaire? Si vous ne l'avez pas, je vous l'enverrai et, tant que je serai près de Genève, je me charge de vous fournir toutes les nouveautés vous n'avez qu'à parler.
Je crois que vous jugez très-bien M. Thomas, en lui accordant de grandes idées et de grandes expressions.
Vous m'affligez en m'apprenant qu'il y a tant de sots et de méchants à Lyon. C'est la destinée de toutes les grandes villes mais je crois qu'il y a plus de justes qu'il n'y en avait à Sodome. Il y a du moins trois fois plus de philosophes. Je vous nommerais bien quinze personnes qui pensent comme vous et moi. J me semble que la lumière s'étend de tous côtés mais les initiés ne communiquent pas assez entre eux ils sont tièdes, et le zèle du fanatisme est toujours ardent.
L'anecdote qu'on vous a contée sur ce malheureux JeanJacques est très-vraie ce misérable a laissé mourir ses enfants à l'hôpital, malgré la pitié d'une personne compatissante qui voulait les secourir. Comptez que Rousseau est un monstre d'orgueil, de bassesse, d'atrocité, et de contradictions.
1. Eneid., III, 12.
2. La Fontaine a dit dans son conte du Diable en enfer (vers dernier) A tous époux Dieu doint pareille joie
Penaillons est aussi un mot de La Fontaine pour désigner les moines. 3. Voyez tome XXVI, page 307.
6882. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
la mai.
Nous jouons donc plus souvent les Scythes en Scythie qu'à Paris? C'est en essayant mon habit de Sozame que je présente encore ma requête à M. et Mme d'Argental, à M. de Thibouville, à M. de Chauvelin (à qui je n'ai pas encore pu faire réponse), et à toutes les belles dames qui se sont imaginé qu'Obéide doit commencer par un beau monologue sur son amour adultère pour un homme marié, qui a voulu l'enlever et en faire une fille entretenue monologue qui certainement jetterait de l'indécence, du froid et du ridicule sur tout son rôle. De l'indécence, parce qu'elle ne doit pas balancer lorsqu'elle croit son amant marié du froid, parce que les combats secrets qu'elle éprouve ensuite ne seraient qu'une répétition de ce que son monologue aurait dit; du ridicule, parce que alors elle serait forcée de dire, dans son entrevue avec Athamare « Ah! ah! ï votre femme est donc morte? Tant mieux; tirez-moi d'ici au plus vite, et allons nous marier à Ecbatane. »
Oui, j'aurai le courage
D'ensevelir mes jours dans ce désert sauvage'.
Cela seul, dit de la manière dont Mme de La Harpe le récite, fait cent fois plus d'effet qu'un monologue, qui est presque toujours du remplissage.
Ah! si vous aviez deux vieillards attendrissants! Non, vous dis-je, cette pièce n'a jamais été bien jouée que par nous. J'avertirai toujours qu'il faut qu'Obéide pleure à ces vers Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide.
Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare 2.
Si tout finit pour moi, toi seul en es la cause 1
Toi seul m'as condamnée à vivre en ces déserts.
Ah! c'est pour mon malheur!
Va, c'est toi qui reviens pour m'arracher le cœur 3.
Et puis, quand son père lui dit
Mais qu'il parte à l'instant; que jamais sa présence
N'épouvante un asile ouvert à l'innocence i
1. Acte II, seène 1.
2. Acte II, scène ï.
3. Acte III, scène n.
4. Acte 111, scène m.
comme elle doit répondre avec une voix entrecoupée C'est ce que je prétends, seigneur
comme elle doit dire douloureusement
Et plût aux dieux
Que son fatal aspect n'eùt point blessé mes yeux t 1
Relisez la pièce d'une tire, je vous en prie, et voyez si, étant jouée avec un concert unanime, par des acteurs intelligents et animés, elle ne doit pas attacher le spectateur d'un bout à l'autre. Voyez si le style n'est pas convenable au sujet si ce n'est pas une critique ridicule, et digne d'un Fréron, de vouloir qu'Obéide parle comme Sémiramis, Sozame comme Mahomet, et Indatire comme César.
On ne laisse pas de sentir un peu d'indignation de se voir si mal jugé. Ah Welches 1 maudits Welches quand je vous donne du grand, vous dites que je suis boursouflé, et quand je vous donne du simple, vous dites que je suis bas. Allez, vous ne méritez pas les peines que je prends pour vous depuis cinquante années je vous abandonne à votre sens réprouvé.
Monsieur le marquis de Chauvelin, je vous demande pardon de ne vous avoir pas écrit. Lisez la pièce, en voilà trois exemplaires voyez l'effet qu'elle fera sur vous:
Messieurs, détrompez tant que vous pourrez les belles dames je les respecte fort, mais jamais je n'approuverai le monologue qu'elles demandent sur un amour adultère dont il ne faut pas dire un mot.
Et toi, pauvre Théâtre-Français, qui n'as qu'un seul acteur, et encore est-il trop gros; toi qui n'approches pas de notre petit théâtre de Ferney, est-il possible que tu n'aies ni confident ni second rôle? Ferme donc ta porte, malheureux
Faites comme vous pourrez, mes anges mais venons-en à notre honneur, et mettez-moi dans l'occasion aux pieds d'Elochivis et de Nalrisp2.
A l'égard de Valider3, je crois que cette âme-là se soucie peu d'une tragédie, et que vous ne vivez pas le long du jour avec lui.
Le faiseur de buste a mandé qu'il avait envoyé, par une dili1. Acte III, scène ut.
2. Choiseul et Praslin.
3. LaverJy.
gence qui va de Besançon à Paris, un petit buste d'ivoire dont l'original vous adore. Ce n'était pas ce que je lui avais demandé je ne l'ai point vu je suis contredit en tout dans les déserts de Scythie.
Je reçois dans le moment une lettre de M. de Thibouville, lettre funeste, lettre odieuse, dans laquelle il propose un froid réchauffé du monologue d'Alzire; cela est intolérable. Ce qui est bon dans Alzire est affreux dans les Scythes. Il est beau qu'Obéide, étant adultère dans son cœur, se cache dans son crime; il est beau qu'elle l'expie en épousant Indatire; mais il faut que l'actrice fasse sentir qu'elle est folle d'Athamare; il y a vingt vers qui le disent. Comment n'a-t-on pas compris que ce détestable monologue serait absolument incompatible avec le rôle d'Obéide? Une telle proposition excite ma juste colère.
M. de Tliibouville me mande que mon ange prend des bouillons purgatifs. Ah! mes anges, portez-vous bien, si vous voulez que je vive.
6883. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
16 mai.
Je dépêche aujourd'hui à M. d'Argental, par il. le duc de Praslin, trois exemplaires d'une nouvelle édition de Genève. Je vous enverrai incessamment celle de Lyon, qui sera, je crois, plus correcte. Je n'impute toutes ces éditions qu'on s'empresse de faire qu'à cet heureux contraste des mœurs républicaines et agrestes avec les mœurs fardées des cours. Je ne pense pas que la pièce ait un grand mérite; cependant, si vous nous l'aviez vu jouer, je crois que vous en seriez assez content. Lekain trouverait peut-être du plaisir à dire
Nul monarque avant moi sur le trône affermi
N'a quitté ses États pour chercher un ami;
Je donne cet exemple, et ton maître te prie;
Entends sa voix, entends la voix de ta patrie,
Celle de ton devoir, qui doit te rappeler,
Et des pleurs qu'à tes yeux mes remords font couler'.
J'ai aussi un peu fortifié sa scène avec Indatire, afin qu'il ne fût pas tout à fait écrasé par le Scythe.
1. Acte II, scène iv.
Le quatrième acte, au moyen de quelques légers changements, a fait une très-grande sensation; les deux vieillards ont fait verser des larmes. C'est un grand jeu de théâtre, c'est la nature elle-même. Les galants Welches ne sont pas encore accoutumés à ces tableaux pathétiques. Je n'ai jamais vu sur notre théâtre un vieillard attendrissant; Sarrazin même ne jouait Lusignan que comme un capucin.
Mme de La Harpe a fait pleurer dès sa première scène, en disant
Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide.
Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare.
Tranquilles, sans regrets, sans cruels souvenirs1.
Il faut convenir que ce rôle est très-neuf au théâtre, et, en vérité, c'est quelque chose que de faire du neuf aujourd'hui. Ce vers
Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare;
et ceux-ci
Va, si mon cœur m'appelle aux lieux où je suis née,
Ce cœur doit s'en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne, et qu'il n'ose briser
ces vers, dis-je, contiennent tout le monologue qu'on propose; et ils font un bien plus grand effet dans le dialogue. Il y a cent fois plus de délicatesse, plus d'intérêt de curiosité, plus de passion, plus de décence, que si elle commençait grossièrement par se dire à elle-même, dans un monologue inutile, qu'elle aime un homme marié.
Il n'y a personne de nos acteurs de Ferney qui ne sente vivement combien ce monologue gâterait le rôle entier d'Obéide, à quel point il serait déplacé, et combien il serait contradictoire avec son caractère. Comment irriter, par degrés, la curiosité du spectateur? Comment lui donner le plaisir de deviper qu'Obéide idolâtre un homme qu'elle doit haïr, quand elle aura dit platement, dans un très-froid monologue, ce qu'elle doit, ce qu'elle veut se cacher à elle-même ?
Je n'aime pas assurément les longs et insupportables romans 1. Acte II, scène t.
2. Acte II, scène i.
de Pamela et de Clarisse. Ils ont réussi, parce qu'ils ont excité la curiosité du lecteur, à travers un fatras d'inutilités mais si l'auteur avait été assez malavisé pour annoncer, dès le commencement, que Clarisse et Paméla aimaient leurs persécuteurs, tout était perdu, le lecteur aurait jeté le livre.
Serait-il possible que ces insulaires connussent mieux la nature que vos Welches? Ne sentez-vous pas que ce qui est à sa place dans Alzire serait détestable dans Obéide ?
La pièce a été mal jouée sur votre théâtre, il faut en convenir et la malignité a pris ce prétexte pour accabler la pièce c'est ce qui m'est toujours arrivé. On s'est attaché à de petits détails, à des mots, pour justifier cette malignité. J'ai ôté ce prétexte autant que je l'ai pu; mais je ne puis vous donner des acteurs. Lekain n'est point assez jeune, et M'le Durancy ne sait point pleurer vos vieillards sont à la glace. Il n'y a pas un rôle dans la pièce qui ne dût contribuer à l'harmonie du tableau. Les confidents mêmes y ont un caractère mais où trouver des confidents qui sachent parler avec intérêt.
Malgré cette disette, M"e Durancy, les Lekain, les Brizard, les Mole, en jouant avec un peu plus de chaleur et de véhémence (c'est-à-dire comme nous jouons), pourraient certainement attirer beaucoup de monde, et subjuguer enfin la cabale, comme ils ont fait dans Adélaïde du Guesclin, laquelle ne vaut pas certainement les Scythes.
Le rôle d'Athamare est actuellement plus favorable à l'acteur. II arrivait au second acte sans parler il faut qu'il attire sur lui toute l'attention. Ce sont de ces défauts dont je ne me suis aperçu que sur notre théâtre.
Je m'attendais que les comédiens répondraient à toutes les peines que je me suis données, et à tous les services que je leur ai rendus depuis cinquante ans. Ils devaient reprendre les représentations des Scythes; c'est une loi dont ils ne se sont écartés que pour moi. Ils ont mieux aimé manquer à ce qu'ils me doivent, et jouer les Illinois1 1 pour faire mieux tomber les Scythes. Ils savent bien que c'est à peu près le même sujet. Leur conduite est le vrai secret de dégoûter le public d'un sujet neuf qu'ils vont rendre trivial. Je ne méritais pas cette ingratitude de leur part. Ma consolation est qu'il y a plus d'éditions des Scythes que les comédiens n'en ont donné de représentations.
1. Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny, jouée le 27 mai 1767.
688-i. A M. LE MARQUIS DE CIIAUVELIN.
16 mai.
II y a longtemps, monsieur le marquis, que je vous dois les plus tendres remerciements. Je voudrais faire mieux pour vous remercier; je voudrais mériter vos bontés, mais je suis un de ces justes à qui la grâce manque. Il n'y a point de janséniste qui ne vous dise que la bonne volonté ne suffit pas. J'ai fait comme la plupart des hommes qui cherchent à justifier leurs faiblesses. J'ai écrit plusieurs lettres à M. d'Argental pour tâcher de lui prouver que j'ai raison d'être stérile.
Voici la copie de la dernière lettre que je viens d'écrire à un de ses amis. Je la soumets à votre jugement, et je vous supplie de lire un des trois exemplaires de la dernière édition de Genève, que je viens de faire partir.
Imaginez, en lisant, des acteurs attendrissants, des voix touchantes, des vieillards désespérés, de jeunes amants bien passionnés, et jugez sur l'impression que vous aura faite la lecture. Il se peut que je sois bien baissé mais j'ose vous répondre que mes sentiments pour vous ne le sont pas, et que mon trèstendre respect et ma reconnaissance n'éprouvent aucune diminution.
6885. A M. DAMILAVILLE.
16 mai.
Je vois bien, monsieur, par votre lettre du 9 de mai, que ce pauvre homme' qui fut mis à Valladolid n'a pu arriver à Paris dans votre hôtel. M. Boursier, votre ami, m'a promis qu'il tenterait de vous faire tenir ce magot par une autre voie. Ce pauvre Boursier est bien embarrassé. Je ne crois pas qu'il aille sur la Saône. Il prendra patience. On dit que c'est la vertu des ânes mais il faut que chacun porte son bat dans ce monde. Je vous demande en grâce de m'envoyer le petit libelle sorbonique2 contre Bèlisaire. Il y a cent lieues et cent siècles des honnêtes gens d'aujourd'hui à la Sorbonne. J'ai toujours fait une 1. Voltaire veut parler des Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173. 2. Indiculus proposilionum excerptarum ex libro cui tilulus Bélisaire. Le nombre des propositions qu'y condamne la Sorbonne est de trente-sept. Peu après parurent les XXXV II Vérités opposées aux XXXVII impiétés de Bèlisaire, par un bachelier ubiquiste. On attribua cet écrit à Voltaire. Il est de Turgot.
prière à Dieu, qui est fort courte la voici Mon Dieu, rendez nos ennemis bien ridicules Dieu m'a exaucé.
Je vous embrasse tendrement; tantôt je pleure, tantôt je ris. 6886. A M. MARMONTEL.
16 mai.
Comment, mon cher confrère, toute l'Académie française ne se récrie-t-elle pas contre l'insolente et ridicule absurdité des chats fourrés qui osent condamner cette proposition1 « La vérité luit par sa propre lumière., et on n'éclaire pas les esprits à la lueur des bûchers » ? C'est dire évidemment que les flammes des seuls bûchers peuvent éclairer les hommes, et quelesbourreaux sont les seuls apôtres. Ce sera bien alors que, suivant Jean-Jacques, il faudra que les jeunes princes épousent les filles des bourreaux et vous êtes trop heureux, après tout, que ces polissons aient dit une si horrible sottise. Il est bon d'avoir affaire à de si sots ennemis.
Pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé sur-le-champ toutes les bêtises qu'on a écrites contre votre excellent ouvrage ? Vous avez raison de ne point répondre, de ne vous point compromettre mais il y a des théologiens qui prendront votre parti sérieusement et vigoureusement. Il ne s'agit plus ici de plaisanter, il faut écraser ces sots monstres. Celui qui s'en chargera déclarera qu'il ne vous a pas consulté, qu'il ne vous connaît point, qu'il ne connaît que votre livre, et qu'il écrit au nom de la nation contre les ennemis de toute nation.
N. B. Si vous avez lu le livre de la Tolirance, il y a deux pages entières de citations des Pères de l'Église contre la proposition diabolique des chats fourrés.
On vous embrasse le plus tendrement du monde.
6887. A M. LE CARDINAL DE BERNIS.
18 mai.
Voici, monseigneur, deux exemplaires du mémoire en faveur des Sirven, et de la nature, et de la justice, contre le fanatisme et l'abus des lois. J'aime mieux vous envoyer cette prose que la tragédie des Scythes, que je n'ai pas seulement voulu lire, parce que les libraires s'étant trop hâtés n'ont pas attendu mon dernier i. C'est la trente-quatrième des propositions condamnées par la Sorbonne.
mot. On en fait actuellement une édition plus honnête, que j'aurai l'honneur de soumettre au jugement de Votre Éminence. Je joue demain un des vieillards sur mon petit théâtre, et vous sentez bien que je le jouerai d'après nature.
Vraiment, si je suis assez heureux pour vous dédier une épître, cette épître ne sera que morale mais il faut que cette morale soit piquante, et c'est là ce qui est difficile.
Ce M. Servan se taille des ailes pour voler bien haut. Il vint, il y a deux ans, passer quelques jours chez moi. C'est un jeune philosophe tout plein d'esprit il pense profondément il n'a pas besoin des petites pretintailles du siècle.
J'ai peur que notre guerre de Genève ne dure autant que celle de Corse mais elle ne sera pas sanglante. L'aventure des jésuites fait une très-grande sensation jusque dans nos déserts et on parle à peine d'une femme qui établit la tolérance dans onze cent mille lieues carrées de pays, et qui l'établit encore chez ses voisins. Voilà, à mon gré, la plus grande époque depuis trois siècles.
Conservez-moi vos bontés, aimez toujours les lettres, et agréez mon tendre et profond respect.
6888. A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
18 mai.
Il y a plus de six semaines, madame, que je suis toujours prêt à vous écrire, à m'informer de votre santé, à vous demander comment vous supportez la vie, vous et M. le président Hénault, et à m'entretenir avec vous sur toutes les illusions de ce monde; mais je me suis trouvé exposé à tous les fléaux de la guerre, et à celui de trente pieds de neige, dont j'ai été longtemps environné. Les neiges et les glaces me privent tous les ans de la vue pendant quatre mois j'ai l'honneur d'être alors, comme vous savez, votre confrère des Quinze-Vingts; mais les quinze-vingts ne souffrent pas, etj'éprouve desdouleurs très-cuisantes. Je renais au printemps, et je passe de la Sibérie à Naples, sans changer de lieu voilà ma destinée.
Pardonnez-moi si j'ai passé tant de temps sans vous écrire vous savez que je vous aimerai toujours. Vous me direz -.Montrez1. Il venait de publier son Discours sur l'administration de la justice criminelle, 1767, in-8».
2. Catherine II, impératrice de Russie.
moi votre foi par vos œuvres1 on écrit, quand on aime. Cela est vrai; mais, pour écrire des choses agréables, il faut que l'âme et le corps soient à leur aise, et j'en ai été bien loin. Vous me mandez que vous vous ennuyez, et moi je vous réponds que j'enrage. Voilà les deux pivots de la vie, de l'insipidité ou du trouble. Quand je vous dis que j'enrage, c'est un peu exagérer cela veut dire seulement que j'ai de quoi enrager. Les troubles de Genève ont dérangé tous mes plans j'ai été exposé, pendant quelque temps, à la famine il ne m'a manqué que la peste mais les fluxions sur les yeux m'en ont tenu lieu. Je me dépique actuellement en jouant la comédie. Je joue assez bien le rôle de vieillard, et cela d'après nature, et je dicte ma lettre en essayant mon habit de théâtre.
Vous vous êtes fait lire sans doute le quinzième chapitre de Bélisaire; c'est le meilleur de tout l'ouvrage, ou je m'y connais bien mal. Mais n'avez-vous pas été étonnée de la décision de la Sorbonne, qui condamne cette proposition 2 « La vérité luit de sa propre lumière, et on n'éclaire point les hommes par les flammes des bûchers? » Si la Sorbonne a raison, les bourreaux seront donc les seuls apôtres.
Je ne conçois pas comment on peut hasarder quelque chose d'aussi sot et d'aussi abominable. Je ne sais comment il arrive que les compagnies disent et font de plus énormes sottises que les particuliers: c'est peut-être parce qu'un particulier a tout à craindre, et que les compagnies ne craignent rien. Chaque membre rejette le blâme sur son confrère.
A propos de sottises, je vous ferai présenter très-humblement de ma part ma sottise des Scythes, dont on fait une nouvelle édition, et je vous prierai d'en juger, pourvu que vous vous la fassiez lire par quelqu'un qui sache lire des vers; c'est un talent aussi rare que celui d'en faire de bons.
De toutes les sottises énormes que j'ai vues dans ma vie, je n'en connais point de plus grande que celle des jésuites. Ils passaient pour de fins politiques, et ils ont trouvé le secret de se faire chasser déjà de trois royaumes3, en attendant mieux. Vous voyez qu'ils étaient bien loin de mériter leur réputation. Il y a une femme qui s'en fait une bien grande c'est la Sémiramis du Nord, qui fait marcher cinquante mille hommes en 1. Épitre de saint Jacques, H, 18.
2. Voyez lettre 6886.
3. Portugal, France et Espagne.
Pologne pour établir la tolérance et la liberté de conscience. C'est une chose unique dans l'histoire de ce monde, et je vous réponds que cela ira loin. Je me vante à vous d'être un peu dans ses bonnes grâces je suis son chevalier. envers et contre tous. Je sais bien qu'on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari1; mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas; et d'ailleurs, il n'est pas mal qu'on ait une faute à réparer, cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l'estime et à l'admiration, et assurément son vilain mari n'aurait fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours. Il me prend envie, madame, pour vous désennuyer, de vous envoyer un petit ouvrage concernant Catherine2, et Dieu veuille qu'il ne vous ennuie pas! Je m'imagine que les femmes ne sont pas fâchées qu'on loue leur espèce, et qu'on les croie capables de grandes choses. Vous saurez d'aillcurs qu'elle va faire le tour de son vaste empire. Elle m'a promis de m'écrire des extrémités de l'Asie cela forme un beau spectacle.
Il y a loin de l'impératrice de Russie à nos dames du Marais, qui font des visites de quartier. J'aime tout ce qui est grand, et je suis fûchô que nos Welches soient si petits. Nous avons pourtant encore un prodigieux avantage c'est qu'on parie français à Astracan, et qu'il y a des professeurs en langue française à Moscou. Je trouve cela plus honorable encore que d'avoir chassé les jésuites. C'est une belle époque sans doute que l'expulsion de ces renards; mais convenez que Catherine a fait cent fois plus en réduisant tout le clergé de son empire à être uniquement à ses gages. Adieu, madame si j'étais à Paris, je préférerais votre société à tout ce qui se fait en Europe et en Asie.
6889. A M.
POUR REMETTRE AU COMTE DE WARGEMONT 3.
A Ferney, 20 mai.
Je suis bien malade, monsieur, et la santé de M"16 Denis est aussi un peu altérée; ainsi nous comptons sur l'indulgence de M. le comte de Wargemont, quand il aura la bonté devenirdans 1. Voyez tome XV, page 351.
2. La Lettre sur les Panégyriques; voyez tome XXVI, page 307. 3. Éditeurs, de Cayrol et François. Le comte de Wargemont était colonel en second de la légion de Soubise, plus tard brigadier et maréchal de camp. Lors des troubles de Genève, en 1767, il vint à Ferney à la tête de sa légion.
notre hôpital. Vous savez que nous ne sortons jamais tous les jours nous sont égaux, et, soit qu'il nous fasse l'honneur de venir dîner vers les deux heures, ou de venir souper et coucher, nous nous flattons qu'il voudra Lien avoir quelque condescendance pour un vieillard malingre et pour la simplicité de notre vie.
Vous connaissez les sentiments respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
VûLTAIItE.
589J. DE M. MOREAU DE LA ROCHETTE r.
De Neuville, près Houdan, ce 20 mai 1767.
Il y a deux ans, monsieur, que, touché de l'état malheureux des enfants trouvés qui périssent misérablement dans les hôpitaux, où ils sont comme ensevelis dans des tombeaux vivants, je conçus le projet d'en former des citoyens utiles à l'État, en les employant à différents genres de culture capables de former leur tempérament et de leur inspirer l'amour du travail. Je proposai à monsieur l'intendant de Paris de me charger d'en faire faire l'essai dans une petite terre que j'ai près de Melun il adopta mes vues et me dit qu'il ferait volontiers contribuer à la dépense de la nourriture et entretien de vingt-quatre de ces enfants, si je voulais m'en charger; en conséquence j'en fis prendre ce nombre de vingt-quatre dans la maison de la Pitié, à Paris, le 24 mai 1765; j'en formai une espèce d'école d'agriculture pour la partie des jardins, des potagers, des pépinières, et de toute espèce de plantations de bois. Je leur donnai des maîtres doux qui les dressèrent insensiblement au travail sans que leur santé en ait été altérée; au contraire, leur tempérament s'est singulièrement fortifié en très-peu de temps, au point que mon établissement a pris, dès la première année, une si bonne consistance, que je crus devoir m'occuper des moyens de lui faire donner toute l'extension dont il me parut pouvoir devenir susceptible. J'en proposai un à monsieur le contrôleur général 3, qu'il goûta fort, et, sur le rapport qu'il en fit au roi, on rendit sur-le-champ l'arrêt du conseil dont j'ai l'honneur de vous adresser un imprimé, persuadé, monsieur, qu'en bon citoyen vous voudrez bien prendre quelque part à un événement aussi intéressant pour l'humanité, et que vous verrez avec plaisir naitre tout à la fois les moyens d'étendre une branche do culture et de population aussi précieuse à l'État. J'ai su, monsieur, par M. de Sauvigny, que vous aviez applaudi à cette entreprise, et je crois ne pouvoir mieux mériter votre suffrage que par mon attention à 1. Mémoires de la Société académique d'agricultune, etc., du département de l'Aube; tome VI, 3° série, année 1869.
2. Sauvigny. « 3. Laverdy.
vous donner des nouvelles du succès; charmé que cela me procure l'honneur de m'entretenir un moment avec vous, et de vous assurer qu'on ne peut rien ajouter aux sentiments de respect et de considération avec lesquels je suis, monsieur, etc.
J'ai eu la hardiesse, monsieur, de me faire acteur dans ma soixante-quatorzième année. Des jeunes gens et des jeunes femmes ont corrompu ma vieillesse. Je n'ai pas soutenu la fatigue aussi bien qu'eux, et j'en ai été malade. C'est ce qui a retardé un peu les tendres et sincères remerciements que vous doit un cœur pénétré de votre mérite et de la beauté de votre âme. Nous voilà, ce me semble, parvenus à imiter les Grecs, chez qui les auteurs jouaient eux-mêmes leurs pièces. M. de Chabanon et M. de La Harpe récitent des vers aussi bien qu'ils en font, et M"" de La Harpe a un talent dont je n'ai encore vu le modèle que dans M11' Clairon.
Enfin, par un concours singulier, la perfection de la déclamation s'est trouvée dans nos déserts. Mais, ce qui fait encore plus d'honneur à la littérature, c'est l'exemple que vous donnez; c'est l'amitié que vous me témoignez du sein de vos triomphes ce sont vos beaux vers1 qui viennent au secours de ma muse languissante.
Les neuf Muses sont sœurs, et les Beaux-Arts sont frères.
A dérangé parfois cette fraternité
La famille en souffrit, et des mains étrangères
C'est dans son union qu'est son grand avantage
Alors elle en impose aux pédants, aux bigots;
La lumière du siècte, et le soutien du sage.
Elle ne flatte point les riches et les grands
1. Lai Versdede Belloy à Voltaire Sur la première représentation des Scythes août dans le Mercure de juin 1707.
MOREAU DE LA ROCHETTE.
6891. A m. DE BELLOY.
A Forney, le 21 mai.
Quelque peu de malignité
De ces débats ont profité.
Elle devient l'effroi des sots,
Ceux qui dédaignaient son encens
Se font honneur de son suffrage,
Et les rois sont s;s courtisans.
J'ai grande opinion du chevalier Bayard C'est un beau sujet. Je ne suis que le poëte de l'Amérique et de la Chine, et vous êtes celui des Français. Recevez, monsieur, les témoignages les plus vrais de ma reconnaissance.
6892. DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 23 mai.
J'ai reçu, mon cher et illustre maître, le paquet que vous avez bien voulu m'envoyer par M. Necker2 je vous prie de vouloir bien remercier de ma part l'abbé Mauduit, de la Seconde Anecdote sur Bélisaire 3, qui m'a fort amusé; la Lettre sur les Panégyriques 4 m'a fait encore plus de plaisir; elle est pleine de vérités utiles, dont il faut espérer qu'à la fin l'espèce écrivante fera son profit.
11 y a bien à l'Académie des belles-lettres un abbé Foucher, assez plat janséniste, qui même a écrit autrefois contre la préface de l'Encyclopédie; mais plusieurs de ses confrères, à qui j'en ai parlé, ne croient pas qu'il soit l'auteur du Supplément à la Pliilosophie de l'histoire*; ils ne connaissent pas même ce beau Supplément, qui en effet est ici fort ignoré, et ne produit pas la moindre sensation: y répondre, ce serait le tirer de l'obscurité, comme on en a tiré Nonotte.
Avez-vous lu les trente-sept propositions que la Sorbonne doit condamner ? Votre ami l'abbé Mauduit ne nous donnera-t-il pas ses réflexions sur ce prodige d'atrocité et de bêtise? Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que l'inquisition est ici à son comble on permet à toute la canaille du quartier de la Sorbonne d'imprimer tous les jours des libelles contre Bélisaire, et on ne permet pas à l'auteur de se défendre.
Notre jeune mathématicien a fait une petite suite pour l'ouvrage de mathématiques que vous connaissez, où il traite de l'état de la géographie en Espagne vous la recevrez incessamment, quelque mécontent qu'il soit de la négligence du libraire.
Adieu, mon cher maître je vous embrasse mille fois.
1. La tragédie de Gaston et Bayard, par de Belloy, jouée deux fois à Versailles en février 1770, et imprimée la même année, ne fut représentée à Paris que le 24 avril 1771. • 2. Voyez lettre 6872.
3. Voyez tome XXVI, page 169.
4. Voyez ibid., page 307.
5. L'ouvrage est de Larcher.
6. C'est la Seconde Lettre dont il est parlé dans une note sur le n° 6872.
6893. A M. D AMILA VILLE.
23 mai.
Nous avons reçu, monsieur, le beau discours de M. l'abbé Chauvelin'. Je l'ai communiqué à M. de Voltaire, qui en a pensé comme vous. Il est un peu malade actuellement. C'est apparemment de la fatigue qu'il a eue de faire jouer chez lui les Scythes, et d'y représenter lui-même un vieillard. Je n'ai jamais vu de meilleurs acteurs. Tous les rôles ont été parfaitement exécutés, et la pièce a fait verser bien des larmes. Vous n'aurez jamais de pareils acteurs à la Comédie de Paris.
Je sais peu de nouvelles de littérature. J'ai ouï parler seulement d'un livre de feu M. Boulanger, et d'un autre de milord Bolingbroke 2, dont on vient de donner en Hollande une édition magnifique. On parle aussi d'un petit livre espagnol dont l'auteur s'appelle, je crois, Zapata. On en a fait une nouvelle traduction à Amsterdam.
On calomnie l'impératrice de Russie, quand on dit qu'elle ne favorise les dissidents de Pologne que pour se mettre en possession de quelques provinces de cette république. Elle a juré qu'elle ne voulait pas un pouce de terre, et que tout ce qu'elle fait n'est que pour avoir la gloire d'établir la tolérance. Le roi de Prusse a soumis à l'arbitrage de Berne toutes ses prétentions contre les Neuchâtelois. Pour nos affaires de Genève, elles sont toujours dans le même état mais le pays de Gex est celui qui en souffre davantage. On disait que M. de Voltaire allait passer tout ce temps orageux auprès de Lyon, mais je ne le crois pas. Il est dans sa soixante-quatorzième année, et trop infirme pour se transplanter.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, bien sincèrement, avec toute ma famille, votre très-humble et très-obéissant serviteur. BOURSIER.
6894. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
25 mai.
Je commence, mon cher ange, ma réplique à votre lettre du 14, par vous dire combien je suis étonné que vous ayez de la 1. Au sujet de l'expulsion des jésuites d'Espagne, prononcé au parlement le 29 avril 1767, imprimé in-4".
2. L'Examen important; voyez tome XXVI, page 195.
3. Les Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173.
bile c'est donc pour la première fois de votre vie. Il n'y a pourtant nulle bile dans votre lettre; au contraire, vous m'y comblez de bontés, et vous compatissez à mes angoisses. C'est à moi qu'il appartient d'avoir de la bile je ne peux ni rester où je suis, ni m'en aller. Vous savez que j'ai donné la terre de Ferney à Mllc Denis. J'ai arrangé mes affaires de famille de façon qu'il ne me reste que des rentes viagères qu'on me paye fort mal, et M. le duc de Wurtemberg surtout me met, malgré toutes ses promesses, dans l'impuissance de faire une acquisition auprès de Lyon.
M1"' Denis, qui est très-commodément logée, se transplanterait avec beaucoup de peine. Tout notre pauvre petit pays est si effarouché qu'il est impossible de trouver un fermier nous sommes donc forcés de rester dans cette terre ingrate. Je vous avouerai, de plus, qu'il y a un certain ressort' que je n'aime pas l'affaire d'Abbeville me tient au cœur, je n'oublie rien la Saint-Barthélemy me fait autant de peine que si elle était arrivée hier.
Il faut que je vous dise, à propos d'Abbeville, qu'un de ces infortunés jeunes gens qui méritait d'être six mois Saint-Lazare, et qui a été condamné au plus horrible supplice pour une mièvreté, ayant, pour comble de malheur, un père très-avare, a été obligé de se faire soldat chez le roi de Prusse. Il a beaucoup d'esprit il m'a écrit j'ai représenté son état au roi de Prusse, qui, sur-le-champ, l'a fait officier. J'espère qu'il sera un jour à la tête des armées, et qu'il prendra Abbeville; mais, en attendant, je ne crois pas que je doive me mettre dans le ressort. Mon cœur est trop plein, et je dis trop ce que je pense.
Après vous avoir ainsi rendu compte de mon âme et de ma situation, je dois vous parler de M. et de .11--e de Beaumont, et de leur procès au conseil. Ils demandent que vous disiez un mot en leur faveur à M. le duc de Praslin et à M. le duc de Choiseul. Le défenseur des Calas et des Sirven mérite vos bontés, et n'a pas besoin de ma recommandation auprès de vous.
Je viens enfin aux Scythes; ils avancent la fin de mes jours; ils me tuent comme Indatire Obéide. Le procédé des comédiens a été pour moi le coup de pied de l'âne il faut dix ans pour ressusciter quand on est mort d'un pareil coup, témoin Oreste, témoin Adélaïde du Guesclin, témoin Sùmiramis. J'avais un besoin 1. Le ressort du parlement de Paris, qui s'étendait d'Aurillac à Boulogne et de la Rochelle à Mézières.
extrême du succès de cet ouvrage; j'ai été contredit en tout, et je finis ma carrière par essuyer l'affront et l'injustice inouïe qu'on me fait avec ingratitude. Cela n'empêchera pas que Lekain ne touche le petit honoraire qu'on lui a promis il peut y compter on le portera chez lui au mois de juin.
6895. – DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT >. 26 mai.
Ne résistez jamais, monsieur, au désir de m'écrire vous ne sauriez vous imaginer le bien que me font vos lettres; la dernière surtout a produit un effet admirable, elle a chassé les vapeurs dont j'étais obsédée. Il n'y a point d'humeur noire qui puisse tenir à l'éloge que vous faites de votre Sé niramis du Nord; ces bagatelles que l'on dit d'elle au sujet de son mûri, et desquelles vous ne vous mêlez pas, ne voulant point entrer dans des affaires de famille, feraient même rire le défunt; mais le pauvre petit Ninias voyage-t-il avec madame sa mère? Je voudrais qu'elle vous le confiât j'aimerais mieux pour lui vos instructions que ses beaux exemples. J'admire son zèle pour la tolérance elle ne se contente pas de l'avoir établie dans ses États, elle l'envoie prêcher chez ses voisins par cinquante mille missionnaires armés de pied en cap. Oh! c'est la véritable éloquence! Qu'en dira la Sorbonne? Ses décrets me font grand plaisir. Cette compagnie vous sert à souhait, et elle concourt, autant qu'il lui est possible, au succès de vos écrits. Le fanatisme dans tous les genres fait dire et faire bien des absurdités; il n'y a point d'extravagance dont on doive s'étonner. Celle de Jean-Jacques est à son comble, il vient de s'enfuir d'Angleterre, brouillé avec son hôte, ayant laissé sur la table une lettre où il lui chante pouille, et puis, étant arrivé à un port de mer, il a écrit au chancelier pour lui demander un garde qui le conduisit en sûreté jusqu'à Douvres. On ne s.ivait pas seulement qu'il fût parti on n'avait ni dessein de t'arrêter, ni envie de le retenir; on ne sait où il va. Je lui conseille d'aller trouver les jésuites, de se mettre à leur tôto; leur politique et sa philosophie se conviennent admirablement bien. Ah! monsieur, si on n'avait pas à vivre avec soi-même, on serait trop heureux, on aurait bien des sujets de se divertir et de rire. Mais que devenez-vous avec votre guerre de Genève ? On disait ici que vous songiez à vous établir à Lyon. Je no vous le conseille pas, vous seriez dans une ville, et vous êtes dans un temple. Je me plains de ce que vous ne me parlez point de ce qui vous regarde; douteriez-vous que je m'yintéresse ?
Je vous remercie d'avance du présent que vous me promettez, les Scythes; je chercherai un bon lecteur. Votre petit écrit Sur les Panégyriques m'a fait grand plaisir.
J'approuve fort le grand Bossuet de l'importance qu'il a mise au rêve de 1. Correspondance complète, éditée par M. de Lescure, 1865.
la Palatine, et de l'avoir célébrée en chaire je fais grand cas des rêves; je n'avais pas imaginé qu'ils pussent être utiles dam ces occasions; mais je suis convaincue aujourd'hui qu'ils doivent avoir toute préférence sur les raisonnements.
Il faut, monsieur, avant que je finisse cette lettre, que j'obtienne de vous une grâce, mais il faut que ce soit tout à l'heure c'est votre statue ou votre buste qu'on a fait à Saint-Claude; on dit que vous y êtes parfaitement ressemblant j'ai la plus extrême impatience de l'avoir. Ne m'alléguez point que je suis aveugle; on jouit du plaisir des autres, on voit en quelque sorte par leurs yeux, et puis la gloire, monsieur, la gloire, la comptez-vous pour rien? Croyez-vous que je ne serais pas extrêmement, flattée que vous décoriez mon appartement?Vous en imposerez à tous ceux qui y entreront; combien de sottises peut-être m'éviterez-vous de dire et d'entendre! Le président vous aime toujours, et me charge de vous le dire; il se porte bien, mais il porte quatre-vingt-deux ans: c'est une charge bien pesante. 3loi, qui en ai douze de moins à porter, j'en suis accablée. Si j'essayais, comme vous, un habit do théâtre, et qu'il me fallût dicter en même temps, je dicterais mes billets d'enterrement; mais vous êtes un prodige en tout genre. Adieu, mon cher et ancien ami.
6896. A CATHERINE II,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE.
26 mai.
Un voyage en Asie! allez-vous l'entreprendre,
Belle et sublime Thalestris?
Que ferez-vous dans ce pays?
Vous n'y verrez point d'Alexandre.
Hélas! Votre Majesté impériale ferait le tour du globe, qu'elle ne rencontrerait guère de rois dignes d'elle. Elle voyage comme Cérès la législatrice, en faisant du bien au monde. Je ne sais point la langue russe; mais, par la traduction que vous daignez m'envoyer, je vois qu'elle a des inversions et des tours qui manquent à la nôtre. Je ne suis pas comme une dame de la cour de Versailles, qui disait « C'est bien dommage que l'aventure de la tour de Babel ait produit la confusion des langues; sans cela tout le monde aurait toujours parlé français. » L'empereur de la Chine, Kang-hi, votre voisin, demandait à un missionnaire si on pouvait faire des vers dans les langues de l'Europe; il ne pouvait le croire.
Que Votre Majesté impériale daigne agréer mes sentiments, et le très-profond respect de ce vieux Suisse, etc.
6897. – A SI. D'ÉTALLONDE DE MORIVAL.
26 mai.
Je fus très-consolé, monsieur, quand le roi de Prusse daigna me mander' qu'il vous ferait du bien. Il a rempli sur-le-champ ses promesses, et j'ai l'honneur de lui écrire aujourd'hui pour l'en remercier du fond de mon cœur. Il est assurément bien loin de penser comme vos infâmes persécuteurs. Je voudrais que vous commandassiez un jour ses armées, et que vous vinssiez assiéger Abbeville. Je ne sais rien de plus déshonorant pour notre nation que l'arrêt atroce rendu contre des jeunes gens de famille, que partout ailleurs on aurait condamnés à six mois de prison.
Le nonce 3 disait hautement à Paris que l'Inquisition elleméme n'aurait jamais été si cruelle. Je mets cet assassinat à côté de celui des Calas, et immédiatement au-dessous de la SaintBarthélémy. Notre nation est frivole, mais elle est cruelle. Il y a peut-être dans la France sept à huit cents personnes de mœurs douces et de bonne compagnie qui sont la fleur de la nation, et qui font illusion aux étrangers. Dans ce nombre il s'en trouve toujours dix ou douze qui cultivent les arts avec succès. On juge de la nation par eux; on se trompe cruellement. Nos vieux prêtres et nos vieux magistrats sont précisément ce qu'étaient les anciens druides, qui sacrifiaient des hommes les mœurs ne changent point.
Vous savez que M. le chevalier de La Barre est mort en héros 4. Sa fermeté noble et simple, dans une si grande jeunesse, m'arrache encore des larmes. J'eus hier la visite d'un officier de la légion de Soubise, qui est d'Abbeville. Il m'a dit qu'il s'était donné tous les mouvements possibles pour prévenir l'exécrable catastrophe qui a indigné tous les gens sensés de l'Europe. Tout ce qu'il m'a dit a bien redoublé ma sensibilité. Quelle religion, monsieur, qu'une secte absurde qui ne se soutient que par des bourreaux, et dont les chefs s'engraissent de la substance des malheureux
Servez un roi philosophe, et détestez à jamais la plus détestable des superstitions.
1. Lettre 68:2.
2. Cette lettre est perdue.
3. Colonna Pamphile, archevêque de C0I0333.
4. Voyez tome XXV, page 513.
6898. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 27 mai.
Il me paraît, monseigneur, que le royaume du prince Noir m'a été plus favorable que les Welches de Paris. J'en ai uniquement l'obligation au maître de l'Aquitaine 1. Il faut qu'il ait luimême ordonné des répétitions sous ses yeux, et que l'envie de lui plaire ait mis les acteurs au-dessus d'eux-mêmes. Vous connaissez Paris il n'est rempli que de petites cabales en tout genre. Zaïre Oreste, Sémiramis, Mahomet, Tancrede, l'Orphelin de la Chine, tombèrent à la première représentation elles furent accablées de critiques, elles ne se relevèrent qu'avec le temps. On se faisait un plaisir de me mettre fort au-dessous de Crébillon, pour plaire à M"10 de Pompadour, qui disait que le Catilina de ce Crébillon était la seule bonne pièce qu'on eût jamais faite. Voilà comme on juge de tout, jusqu'à ce que le temps fasse justice. S'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, vous savez que le maréchal de Villars ne jouit de sa réputation qu'à l'âge de près de quatre-vingts ans. Le favori de Vénus, de Ilinerve, et de Mars, sait lui-même quelles contradictions il a essuyées dans sa carrière de la gloire. Il faut se soumettre à cette loi générale qui existe dans le monde depuis le péché originel il mit dans le cœur humain l'envie et la malignité, qui sans doute n'y étaient pas auparavant.
Je vous avertis que nous avons ici la meilleure troupe de l'Europe, et que l'envie n'est point entrée dans notre tripot. Nous avons un jeune M. de La Harpe, auteur du Comte de Warwick. Il est, par sa figure et par la beauté de son organe, beaucoup plus fait que Lekain pour jouer Athamare. Jamais je n'ai rien vu de plus parfait qu'un M. de Chabanon, qui a joué Indatire. La femme de M. de La Harpe était Obéidc. Sa figure est fort supérieure à celle de M11" Clairon; elle a une voix aussi théâtrale, elle sait pleurer et frémir. Les deux vieillards étaient de la plus grande vérité. Je ne me suis pas mal tiré du rôle de Sozame; et surtout, quand je me plaignais des cours, je puis me vanter d'avoir fait une impression singulière. La pièce n'a point été ainsi jouée à Paris; il s'en faut de beaucoup. A qui en est la faute? à mon séjour en Scythie. M. d'Argental ne s'en est point mêlé il est 1. Le maréchal de Richelieu en était gouverneur.
très-malade, et je crains même que sa maladie ne soit trop sérieuse.
J'avais vu chez moi Mlle Durancy, il y a quelques années je lui avais trouvé du talent, elle me demanda le rôle d'Obéide. On dit qu'elle le joua très-mal à la première représentation, mais qu'à la troisième et quatrième elle fit un très-grand effet. On me mande qu'elle joue avec beaucoup d'intelligence et de vérité, mais qu'elle n'est pas d'une figure agréable, et qu'elle n'a pas le don des larmes. On dit que les autres actrices n'ont point de talent, et que le théâtre tragique n'a jamais été dans un état plus pitoyable. On me mande que, lorsqu'un acteur de province se présente pour doubler les premiers rôles, ceux qui sont chargés de ces rôles ne manquent pas de les accabler de dégoûts et de les faire renvoyer. Si on est aussi malin dans ce tripot qu'à la cour, je vous réponds que vous n'aurez d'autre théâtre que celui de l'Opéra-Comique. C'est à vous, qui êtes doyen de l'Académie et premier gentilhomme de la chambre, de protéger les beauxarts ils en ont besoin. Vous savez dans quelle décadence est ma chère patrie dans tous les genres.
Vous conservez votre gloire, mais la France a un peu perdu la sienne. Il faut espérer que nous aurons du moins encore quelques crépuscules des beaux jours du siècle de Louis XIV. Agréez, monseigneur, mon tendre et profond respect. C809. DE CATHERINE II,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE f.
A Casan, ce 29 mai 1767.
Je vous avais menacé d'une lettre de quelque bicoque de l'Asie; je vous tiens parole aujourd'hui.
Il me semble que les auteurs de Y Anecdote sur Bélisaire3 et de la Lettre sur les Panégyriques4 sont proches parents du neveu Bazin. Mais, monsieur, ne vaudrait-il pas mieux renvoyer tout panégyrique des gens après leur mort, de peur que tôt ou tard ils ne donnent un démenti, vu l'inconséquence et le peu de stabilité des choses humaines?
Jo no sais si, après la révocation de l'édit de Nantes, on a fait beaucoup 1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs d l'histoire de l'empire de Russie, etc., tome X, page 203.
2. Voyez lettre 6813.
3. Tome XXVI, page 109.
4. Tome XXVI, page 307.
1 ~11.1
de men ion des panégyriques do Louis XIV: les réfugiés au moins ne s'en sont pas chargés.
Je vous prie, monsieur, d'employer votre crédit auprès du savant du canton d'Uri1, pour qu'il ne perde point son temps à faire le mien, si faire se peut, jusqu'à mon décès.
Ces lois dont on a parlé tant, au bout du compte ne sont point faites encore; et qui peut répondre de leur bonté? C'est la postérité, et pas nous, en vérité, qui sera à portée de décider cette question. Imaginez, je vous prie, qu'elles doivent servir pour l'Asie et pour l'Europe; et quelle différence de climat, de gens, d'habitudes, d'idées même
Me voilà en Asie; j'ai voulu voir cela par mes yeux. Il y a dans cette ville vingt peuples divers qui ne se ressemblent point du tout. Il faut pourtant leur faire un habit qui leur soit propre à tous. Ils peuvent se bien trouver des principes généraux; mais les détails? Et quels détails J'allais dire C'est presque un monde à créer, à unir, à conserver, etc. Je ne finirais pas, et en voilà cependant beaucoup trop de toutes façons.
Si tout cela ne réussit pas, les lambeaux de lettres que j'ai trouvés cités dans le dernier imprimé paraîtront ostentation (et que sais-je, moi?) aux impartiaux et à mes envieux. Et puis mes lettres n'ont été dictées que par l'estime, et ne sauraient être bonnes à l'impression. Il est vrai qu'il m'est bien flatteur et honorable de voir par quel sentiment tout cela a été produit mais Bélisaire dit que c'est là justement le moment dangereux pour mon espèce. Bélisaire ayant raison partout, sans doute n'aura pas tort en ceci non plus. Sa traduction est finie, et elle va être imprimée incessamment. Pour faire l'essai de la traduction, on l'a lue à deux personnes du pays qui n'entendaient que leur langue. L'un se récria « Qu'on me crève les yeux; pourvu que je sois Bélisaire, j'en serai assez récompensé » l'autre dit « Si cela était, j'en serais envieux. »
Au reste, monsieur, recevez les témoignages de ma reconnaissance pour toutes les marques d'amitié que vous me donnez mais, s'il est possible, préservez, évitez mes griffonnages de l'impression.
6900. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. Mai.
Je vous supplie, monseigneur, de lire attentivement ce mémoire2. Vous savez que j'ai rendu quelques services aux protestants. J'ignore s'ils les ont mérités; mais vous m'avouerez que La Beaumelle est un ingrat.
Je soumets ce mémoire à vos lumières, et la vérité à votre protection. Vous serez indigné, quand vous verrez tant de calom1. La Lettre sur les Panégyriques est donnée comme l'ouvrage d'un professeur en droit du canton d'Uri.
2. Donné tome XXVI, page 355.
nies et d'horreurs rassemblées, et ce que nous avons de plus auguste avili avec tant d'insolence. On n'oserait imaginer qu'un tel homme pût calomnier la cour impunément. 11 est dans le pays de Foix, à Mazères. Peut-être un mot de vous pourrait le faire rentrer en lui-même.
Galien attend toujours la décision de son sort. Il a un frère, âgé de quatorze ans tout au plus, qui a été au Canada, à Alger, à )Iaroc, en qualité de mousse. Il est de retour, et est venu voir son frère ici il y a resté sept ou huit jours et ensuite, avec une petite pacotille, il est retourné en Dauphiné chez ses parents, où l'aîné l'aurait bien voulu suivre, à ce qu'il m'a paru, pour peu de temps.
Peut-être ne savez-vous pas que j'ai donné la terre de Ferney à Mme Denis, et que je ne me suis réservé que la douceur de finir dans mon obscurité une vie mêlée de bien des chagrins, comme l'est la carrière de presque tous les hommes. Ce n'est qu'avec cette triste vie que finira le tendre et respectueux attachement que je vous ai voué jusqu'à mon dernier moment. Je vous supplie instamment de me conserver vos bontés elles me sont nécessaires, par le prix que mon cœur y met; elles sont la plus chère consolation du plus ancien serviteur que vous ayez.
6901. A M. MOREAU DE LA ItOCHETTE >.
Au château de Ferney, par Genève, 1er juin.
Vous voulez, monsieur, que j'aie l'honneur de vous répondre sous l'enveloppe de monsieur le contrôleur général, et je vous obéis.
Il est vrai que j'avais fort applaudi à l'idée de rendre les enfants trouvés et ceux des pauvres utiles à l'État et à euxmêmes. J'avais dessein d'en faire venir quelques-uns chez moi pour les élever. J'habite malheureusement un coin de terre dont le sol est aussi ingrat que l'aspect en est riant. Je n'y trouvai d'abord que des écrouelles et de la misère. J'ai eu le bonheur de rendre le pays plus sain en desséchant les marais. J'ai fait venir des habitants, j'ai augmenté le nombre des charrues et des maisons, mais je n'ai pu vaincre la rigueur du climat. Monsieur le contrôleur général m'invitait à cultiver la garance: je l'ai essayé; 1. François-Thomas Moreau de La Rochette, né en 1720, inspecteur général des pépinières royales de France, mort le 20 juillet 179!.
rien n'a réussi. J'ai fait planter plus de vingt mille pieds d'arbres que j'avais tirés de Savoie; presque tous sont morts. J'ai bordé quatre fois le grand chemin de noyers et de châtaigniers les trois quarts ont péri, ou ont été arrachés par les paysans cependant je ne me suis pas rebuté; et, tout vieux et infirme que je suis, je planterais aujourd'hui, sûr de mourir demain. Les autres en jouiront.
Nous n'avons point de pépinières dans le désert que j'habite. Je vois que vous êtes à la tête des pépinières du royaume, et que vous avez formé des enfants à ce genre de culture avec succès. Puis-je prendre la liberté de m'adresser à vous pour avoir deux cents ormeaux qu'on arracherait à la fin de l'automne prochain, qu'on m'enverrait pendant l'hiver par les rouliers, et que je planterais au printemps ? Je les payerai au prix que vous ordonnerez. Je voudrais qu'on leur laissât à tous un peu de tête. Il y a une espèce de cormier qui rapporte des grappes rouges, et que nous appelons timier ils réussissent assez bien dans notre climat. Si vos ordres pouvaient m'en procurer une centaine, je vous aurais, monsieur, beaucoup d'obligation. J'ai été trèstouché de votre amour pour le bien public celui qui fait croître deux brins d'herbe où il n'en croissait qu'un rend service à l'État. J'ai l'honneur d'être avec l'estime la plus respectueuse, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. Voltaire.
6902. A M. CASSENI,
AVOCAT AU CONSEIL.
A Ferney, 2 juin 1767.
Voici le temps, monsieur, où la famille Sirven, que vous protégez, attend tout de vos bontés. M. de Chardon est actuellement délivré du triste travail qui l'a occupé si longtemps au sujet de la Caïenne. Les Sirven et moi, nous vous supplions, monsieur, de lui présenter nos prières et notre reconnaissance. Il peut actuellement rapporter l'affaire de cette malheureuse famille. Elle est prête à venir se rendre en prison quand il le faudra. Je sais bien que M. de Beaumont est malheureusement obligé de plaider à présent pour lui-même. Je le plains autant que je 1. C'est le sorbier des oiseleurs; sorbus aucuparia L. (Note de François de Neufchâteau.)
2. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862.
m'intéresse a lui. Mais comme le procès des Sirven est au conseil, il me semble que c'est vous seul que cette affaire regarde dans la situation où nous sommes. Je n'ose fatiguer M. de Beaumont, dont tous les moments doivent être occupés par le procès important qu'il a en son nom. Je vous supplie de me mander quand il faudra que les Sirven partent.
J'ai l'honneur d'être, avec une respectueuse reconnaissance, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.. VOLTAIRE.
6903. – A M. DE BELMONTf, 1,
DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE BORDEAUX.
Ferney, 2 juin 1767.
Je ne suis point surpris, monsieur, qu'un homme de votre mérite ait fait réussir un ouvrage médiocre2. Si les comédiens de Paris étaient conduits par un homme comme vous, leur troupe serait meilleure qu'elle n'est. Vous me feriez plaisir de m'envoyer la pièce imprimée, quoique j'y aie fait depuis beaucoup de changements dont elle avait besoin. Vous n'auriez qu'à l'adresser à M. de Cozirteilles, du conseil royal des finances, à Paris, avec une seconde enveloppe sur laquelle vous auriez la bonté de mettre seulement mémoire.
Si M. le maréchal de Bichelieu est encore à Bordeaux le mois de juin, je vous enverrai une nouvelle édition qu'on fait actuellement à Lyon ».
J'ai l'honneur d'être, etc.
6904. A M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI. A Ferney, 2 juin.
Vous envoyez, monsieur, des tableaux à un aveugle, et des filles à un eunuque; l'état où je suis tombé ne me permet plus de lire. Un homme, qui prononce fort mal l'italien, m'a lu une partie de votre traduction du Comminges*. Il m'a fait entendre, 1. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet, 1840.
2. Les Scythes.
3. Cette édition est due aux soins de Ch. Bordes.
4. Les Amants malheureux ou le Comte de Comminges, drame en trois actes et en vers, par d'Arnaud-Baculard, avait été imprimé en 1764.
dans son baragouin, de beaux vers sur un triste sujet. Le saint homme Rancé ne s'attendait pas que ses moines fussent un jour le sujet d'une tragédie. Les jésuites fournissent actuellement une matière plus intéressante. Je les recommande à quelque muse la mienne, aussi languissante que mon corps, ne peut plus chanter les moines. Portez-vous mieux que moi, et vivez. 6905. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
4 juin.
Mon cher ange éprouve donc aussi les misères de l'humanité il est donc malade aussi bien que moi il fait des remèdes, il évacue sa hile; la mienne ne sort que par le bout de ma plume, quand j'écris des pouilles à mon cher ange sur des monologues. Guérissez-vous, prolongez votre agréable carrière voilà le point t important.
Le grand malheur de la mienne, c'est que je la finis sans avoir pu vous voir; j'ai le cœur percé de me voir privé de cette consolation. Voulez-vous, pour nous amuser tous deux, que je vous dise encore un petit mot des Scythes? vous daignez toujours vous y intéresser. Lekain m'a mandé qu'on ne m'avait fait un petit passe-droit qu'à la sollicitation de Mole mais je vois que vous êtes tous des fripons qui avez persisté dans l'idée de ne reprendre la pièce qu'à Fontainebleau. Eh bien! j'y consens; je demande seulement qu'on essaye les Scythes une seule fois à Paris, deux ou trois jours avant que les comédiens partent pour la cour. Cette représentation servira de répétition, et la pièce n'en sera que mieux jouée devant mes deux patrons. J'ai le malheur d'aimer mieux les Scythes qu'aucune de mes tragédies. Premièrement, parce qu'ils ont été honnis; en second lieu, parce qu'elle est pleine de vers naturels, que tout le monde peut s'appliquer, et qui appartiennent à toutes les conditions de la vie autant qu'à la pièce même.
Je crois vous avoir satisfait sur tout ce que vous me demandiez, et je suis prêt à vous rendre ce vers que vous aimez Ah! l'on venge mon fils, je retrouve mes sens).
Cela est fort aisé nous n'aurons pas là-dessus de querelle. J'aime aussi à me rendre à votre avis sur Mllc Durancy. Bien des gens 1. Ce \era devait appartenir à la scène vi de l'acte IV; mais il ne peut se rattacher au texte définitif.
m'ont mandé qu'elle et Lekain avaient très-mal joué aux deux premières représentations cela est très-vraisemblable; la pièce est difficile à jouer, et le parterre n'encourageait pas les acteurs mais je suis persuadé qu'à la longue les acteurs et le public s'accoutumeront à ce nouveau genre. Il me semble que ce contraste des mœurs champêtres avec celles de la cour doit être bien reçu quand les cabales seront affaiblies. Une femme qui ne s'avoue point à elle-même la passion malheureuse dont elle est dévorée est encore quelque chose d'assez neuf au théâtre. Si j'ai encore un peu d'amour-propre d'auteur, vous devez me le pardonner c'est vous qui, depuis environ treize ans, m'avez fait rentrer dans le champ de bataille, dont je croyais être sorti pour jamais. Je ne suis plus qu'un poëte de province mes pauvres pièces réussissent mieux à Genève et à Bordeaux qu'à Paris. Pourquoi vienton de rejouer à Genève, six fois de suite, Olympie? pourquoi votre troupe royale ne la rejoue-t-elle point? J'aime mes enfants quand on les abandonne.
Adieu, mon cher ange; je me mets aux pieds de Mnic d'Argental. Faites-moi savoir, je vous prie, des nouvelles de votre santé. J'espère que M. de Thibouville ne se refroidira pas dans son zèle; je suis pénétré pour lui de reconnaissance. 6906. A M. D'ALEMBERT.
4 juin.
Mon cher philosophe, j'ai envoyé vos gants d'Espagne' sur-lechamp à leur destination ils ont une odeur qui m'a réjoui le uez. Vous savez que je n'ai point de troupes, et que je ne peux forcer le cordon de dragons qui coupe toute communication entre Genève et mes déserts. Celui qui s'est chargé de donner des soufflets aux jésuites et aux jansénistes n'a jamais pu venir chez moi; je ne le connais point, et j'ai craint même de lui écrire. Gabriel Cramer, qui est le seul à qui je puisse me fier, a fait agir cet homme, qui est un sot et un pauvre diable, lequel fait agir encore en sous-ordre un autre sot pauvre diable. Ces sots pauvres diables n'ont aucun débouché, nulle correspondance en France, et tout va comme il plaît à Dieu. Les Genevois touchent au moment de la crise de leurs affaires pour moi, je m'occupe à cultiver mon jardin, et à me moquer d'eux. Dieu maintienne votre Sorbonne dans la fange où elle bat1. La Seconde Lettre, etc.
bote! La gueuse a rendu un service bien essentiel à la philosophie. On commence à ouvrir les yeux d'un bout de l'Europe à l'autre. Le fanatisme, qui sent son avilissement, et qui implore le bras de l'autorité, fait malgré lui l'aveu de sa défaite. Les jésuites chassés partout, les évoques de Pologne forcés d'être tolérants, les ouvrages de Bolingbroke1, de Fréret et de Boulanger, répandus partout, sont autant de triomphes de la raison. Bénissons cette heureuse révolution qui s'est faite dans l'esprit de tous les honnêtes gens depuis quinze ou vingt années; elle a passé mes espérances. A l'égard de la canaille, je ne m'en mêle pas elle restera toujours canaille. Je cultive mon jardin, mais il faut bien qu'il y ait des crapauds ils n'empêchent pas mes rossignols de chanter.
Adieu, aigle donnez cent coups de bec aux chouettes qui sont encore dans Paris.
6907. A M. DE LA BORDE*. 2.
4 juin.
Je vous l'avais bien dit, mon cher Orphée la lyre n'apprivoise pas tous les animaux, encore moins les jaloux; mais il ne faut pas briser sa lyre, parce que les ànes n'ont pas l'oreille fine. Les talents sont faits pour combattre, et, à la longue, ils remportent la victoire. Combattez, travaillez, opposez le génie au mauvais goût, refaites ce quatrième acte, qui est de l'exécution la plus difficile. Je pense qu'il vaut mieux faire jouer une fois votre opéra à Paris que de mendier à la cour une représentation qu'on ne peut obtenir, tout étant déjà arrangé. Croyez que c'est au public qu'il faut plaire. Vous en avez déjà des preuves par devers vous. Je suis persuadé que vous en aurez de nouvelles quand vous voudrez vous plier à négocier avec les entrepreneurs des doubles croches et des entrechats.
Un jeune homme m'a montré une espèce d'opéra-comique3 dans le goût le plus singulier du monde. J'ai pensé à vous sur-lechamp mais il ne faut courir ni deux lièvres ni deux opéras à la fois. Songez à votre Pandore. Tirez de la gloire et des plaisirs du fond de sa boîte faites l'amour et des passacailles4. Pour 1. L'Examen important de milord Bolingbroke voyez tome XXVI, page 195. 2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Sans doute les Deux Tonneaux.
4. Airs de danse.
moi, je suis bien hardi de vous parler de musique, quand je ne dois songer qu'à des De profanais, qui ne seront pas même en faux bourdon.
Voudriez-vous avoir la bonté de m'envoyer une copie des paroles de Pandore, telles que vous les avez mises en musique? Je tâcherai de rendre quelques endroits plus convenables à vos talents, et qui vous mettront plus à l'aise. Envoyez-moi ce manuscrit contre-signé cela vous sera très-aisé.
Adieu, mon cher et digne ami ne vous rebutez point. Quand un homme comme vous a entrepris quelque chose, il faut qu'il en vienne à bout. Le découragement n'est point fait pour le génie et pour le mérite. Combattez et triomphez. Ne parlez point surtout au maître des jeux' il est impossible qu'il fasse rien pour vous cette année je vous en avertis avec très-grande connaissance de cause. Ne manquez pas d'exécuter votre charmant projet de venir au 1er de juillet nous aurons des voix et des instruments. Je vous dirai franchement que Mme Denis se connaît mieux en musique que tous les gens dont vous me parlez. Venez, venez, et je vous en dirai davantage.
6908. A M. DAMILA VILLE.
4 juin.
Mon cher ami, faites d'abord mes compliments à la Sorbonne du service qu'elle nous a rendu car les choses spirituelles doivent marcher devant les temporelles ensuite ayez la charité de reprendre l'affaire des Sirven. M. Chardon peut à présent rapporter l'affaire. Sirven est prêt à partir pour Paris; je vous l'adresserai. Il faudra qu'il se cache, jusqu'à ce que son affaire soit en règle.
Je tremble pour celle de notre ami Beaumont; on me mande qu'elle a un côté odieux, et un autre qui est très-défavorable. L'odieux est qu'un philosophe, que le défenseur des Calas et des Sirven reproche à un mort d'avoir été huguenot, et demande que la terre de Canon soit confisquée, pour avoir été vendue à un catholique; le défavorable est qu'il plaide contre des lettres patentes du roi. Il est vrai qu'il plaide pour sa femme, qui demande à rentrer dans son bien mais elle n'y peut rentrer qu'en cas que le roi lui donne la confiscation. Il reste à savoir si ce 1. Richelieu.
2. Voyez tome XLIV, page 4D4.
bien de ses pères a été vendu à vil prix. Tout cela me paraît bien délicat. C'est une affaire de faveur; et il est fort à craindre que le secrétaire d'État qui a signé les lettres patentes de son adverse partie ne soutienne son ouvrage. Je crois que M. Chardon est le rapporteur. Je serais fâché que M. Chardon fût contre lui, et plus fâché encore si, M. Chardon étant pour lui, le conseil n'était pas de l'avis du rapporteur. L'affaire de Sirven me paraît bien plus favorable et bien plus claire. Je m'intéresse vivement à l'une et à l'autre.
Voici un petit mot pour Protagoras 1, qui est d'une autre nature. Tout ce qui est dans ce billet est pour vous comme pour lui tout est commun entre les frères.
Ma santé devient tous les jours plus faible tout périt chez moi, hors les sentiments qui m'attachent à vous. Je vous embrasse bien fort, mon très-cher ami.
6909. A M. DAMILAVILLE.
7 juin.
Mon cher ami, voici enfin Sirven qui veut vous voir, vous remercier de vos bontés, et remettre son sort entre vos mains. Je ne crois pas qu'il doive se montrer avant que son procès ait été porté au conseil.
J'ai écrit à M. Cassen 2 pour le supplier de presser le rapport de M. Chardon. Vous présenterez sans doute Sirven à M. de Beaumont. J'ai bien peur que M. de Beaumont ne puisse pas à présent donner tous ses soins à cette affaire il doit être si occupé de la sienne qu'il n'aura pas le temps de songer à celles des autres. Mais, comme il ne s'agit actuellement que de procédures au conseil, M. Cassen est en état de faire tout ce qui est nécessaire. 11 pourra avoir la bonté de mener Sirven chez M. Chardon. J'ai lu les inepties contre mon ami Bélisaire. Ces sottises sont écrites par des Vandales dont il triomphera.
On a fait contre ce pauvre abbé Bazin un livre bien plus savant3, qui mérite peut-être une réponse. Tout cela part, dit-on, du collége Mazarin. Il faudra que nous disions, comme du temps de la Fronde Point de Mazarin
J'espère que l'affaire du vingtième, qui est plus intéressante, 1. La lettre 6906.
2. La lettre 6902.
3. Le Supplément à la Philosophie de l'Histoire, par Larcher.
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sera finie avant que vous receviez ma lettre. Il faut bien payer les dettes de l'État, et on ne les peut payer qu'au moyen des impôts.
Voici un petit livret qu'on m'a donné pour vous. Personne n'est plus en état que vous de le réfuter.
Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
6910. A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
9 juin.
Seigneurs châtelains, nous vous rendons grâces du pied des Alpes, d'avoir pensé à nous dans les plaines de Picardie. Il n'y a que trois jours que nous avons du beau temps. J'ai été liieu près d'aller m'établir auprès de Lyon, tant j'étais las des tracasseries genevoises, qui ne finiront pas de sitôt.
Le diable est à Neuchâtel, comme il est à Genève; mais il est principalement dans le corps de J.-J., qui s'est brouillé en Angleterre avec tout le canton où il demeurait. Il s'est enfui au plus vite, après avoir laissé sur sa table une lettre2 dans laquelle il chantait pouille à ses hôtes et à ses voisins. Ensuite il écrivit une lettre au grand chancelier3 pour le prier de lui donner un messager d'État qui le conduisît au premier port en sûreté. Le chancelier lui fit dire que tout le monde en Angleterre était sous la protection des lois. Enfin Rousseau est parti avec sa Vachine4, et il est allé maudire le genre humain ailleurs. J'ai reçu une lettre pleine d'esprit et de bon sens du jeune Morival, enseigne de la colonelle de son régiment. S'il vient jamais assiéger Abbeville, soyez sûrs qu'il vous donnera des sauvegardes mais il n'en donnera pas à tout le monde. J'attends avec impatience l'état des finances, que l'on dit imprimé au Louvre. Je trouve cette confiance et cette franchise très-nobles. C'est ainsi qu'en usa M. Uesmarets, et cette méthode fut très-applaudie. Le seul secret pour faire contribuer sans murmure est de montrer le bon usage qu'on a fait des contributions. Personne n'en fera moins mauvaise chère pour payer les deux vingtièmes. Cet impôt d'ailleurs n'étant point arbitraire 1. UExamen important de milord Bolingbroke.
2. Ce doit être la lettre de J.-J. Rousseau à Davenport, du 30 avril 1767. 3. Cette lettre n'est pas dans les œuvres de Rousseau.
4. C'est du nom de Vachine que Voltaire appelle Thérèse Levasseur dans le chant III de sa Guerre civile de Genève; voy ez tome IX.
n'est sujet à aucune malversation, et cela console le peuple c'est à l'État que l'on paye, et non pas aux fermiers généraux. Je vous envoie un petit mémoire 1 qui regarde un peu votre pays de Languedoc. Il a déjà eu son effet. M. de Gudane, commandant au pays de Foix, a menacé le sieur de La Beaumelle de le mettre pour le reste de sa vie dans un cachot, s'il continuait à vomir ses calomnies.
MM. de Chabanon et de La Harpe sont toujours à Ferney; mais point de tragédies. M. de Chabanon en fait une, encore y a-t-il bien de la peine. Pour moi, je suis hors de combat. Je me console en formant des jeunes gens. M"ie de Fontaine-Martel disait que quand on avait le malheur de ne pouvoir plus être catin, il fallait être maq.
Aimez-moi toujours un peu, et soyez sûrs de ma tendre amitié.
6911. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
10 juin.
Si vous vous portez bien, mon cher ange, j'en suis bien aise; pour moi, je me porte mal. C'est ainsi qu'écrivait Cicéron, et je ne vois pas trop pourquoi on nous a conservé ces niaiseries. M. de Thibouville me mande que votre santé est meilleure, et que vous n'êtes point au lait il dit grand bien de votre régime. Jouissez, mes anges, d'une bonne santé, sans laquelle il n'y a rien. M. de Thibouville m'écrit une lettre peu déchiffrable, mais dans laquelle j'ai entrevu queM"e Durancy a passé de Scythie au Canada 2 qu'elle s'est perfectionnée dans les mœurs sauvages, et qu'au lieu de se sacrifier pour son amant, elle le tue par mégarde. C'est là sans doute un beau coup de théâtre, et digne d'un parterre welche. Voici ce que je dois répondre à M. de Thibouville sur les Scythes, et ce que je vous prie de lui commun:quer.
Puisque vous renoncez à votre diabolique monologue, je vous aimerai toujours, et il n'y aura rien que je ne fasse pour vous plaire. Je serai de votre avis sur tous les petits détails dont vous me parlez, du moins sur une bonne partie.
J'attendrai surtout Fontainebleau, pour envoyer à peu près 1. C'est celui qui est tome XXVI, page 355.
2. Thibouville avait induit Voltaire en erreur. Le seul rôb de femme qu'il y ait dans la tragédie A'Hirza ou les Illinois (voyez lettre 6883) n'était pas joué par M"' Durancy, mais par M"° Dubois.
tout ce que vous désirez. Je me flatte toujours que la naïveté singulière des Scythes les sauvera à la fin car la naïveté est un mérite tout neuf, et il faut du neuf aux Welches. Mettez votre gloire à faire réussir ce que vous avez approuvé, et ne vous laissez jamais séduire par ces Welches capricieux.
A vous, monsieur Lekain continuez, combattez pour la bonne cause, ne vous laissez point abattre par les cabales et par le mauvais goût. J'aimerai toujours vos talents et votre personne et s'il me reste des forces, c'est pour vous que je les emploierai. Voilà, mon cher ange, tous mes sentiments que je dépose entre vos mains, et que je vous supplie de faire valoir avec votre bonté ordinaire; mais surtout ayez soin d'une santé si chère à tous ceux qui ont ou qui ont eu le bonheur de vivre avec vous. 6912. A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC.
11 juin.
Mon cher marquis, j'allais vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Je n'ai pas, depuis quelque temps, une destinée fort heureuse. J'ai été bien consolé quand vous m'avez appris que vous viendriez passer quelque temps dans votre ancien ermitage, et accepter une cellule dans l'abbaye de Ferney mais voici une nouvelle contradiction qui me survient. Je ne sais si vous êtes instruit que j'ai la plus grande partie de mon bien chez M. le duc de Wurtemberg. On propose un arrangement, etje me trouve dans la nécessité d'aller à Montbéliard. Ce voyage me déplaît fort, mais il m'est indispensable. Je vous prie de m'instruire au juste du temps auquel vous pourrez venir, afin que je règle ma marche.
Je présume qu'on commencera le procès des Sirven au conseil pendant votre séjour à Paris. Il me paraît presque impossible qu'on ne leur rende pas la même justice qu'aux Calas. Vous allez voir des remontrances sur les deux vingtièmes. ,C'est fort bien de remontrer, mais il faut payer ses dettes. Si le parlement trouve le secret de libérer l'État sans contribution, il me paraîtra fort habile. Messieurs vos fils seront sans doute du camp de Compiègne. N'irez-vous pas à ce spectacle? il est plus beau que ceux dont vous me parlez. Voulez-vous bien me mettre aux pieds de M"'e la princesse de Ligne? Je la crois très-favorable à la bonne cause. Adieu; je vous embrasse de tout mon «œur.
6913. A M..DAMILAVILLE.
12 juin.
J'ai vu M. de Voltaire, monsieur, comme vous me l'avez ordonné par votre lettre du 2 de juin. Sa santé décline toujours, et ses sentiments pour vous ne s'affaiblissent pas.
Sirven, que vous protégez, est parti avec une lettre pour vous. Nous nous flattons que vous le présenterez à M. Cassen, avocat au conseil, et qu'il obtiendra le rapport de son affaire, Je n'ai encore aucune nouvelle sur celle de M. et de Mme de Beaumont. Il serait fort triste que notre ami succombât. Pourriez-vous m'envoyer le dernier factum de sa partie adverse ? Voulez-vous bien avoir la bonté defaire donner cinquantetrois livres au sieur Briasson?
La Seconde Lettre de M. Lembertad se débite à Genève, mais elle n'est point encore à Lyon. Je ne sais comment je pourrai faire pour la lui envoyer, car il est très-sévèrement défendu de faire passer des imprimés du pays étranger à Paris, quoiqu'il soit permis d'en envoyer de Paris chez l'étranger. La raison m'en paraît plausible les livres imprimés hors de France n'ont ni approbation ni privilège, et peuvent être suspects; mais les moindres brochures imprimées en France étant imprimées avec permission, et munies de l'approbation des hommes les plus sages, elles portent leur passe-port avec elles. Ainsi j'ai reçu sans difficulté l'excellent Supplément à la Philosophie de l'Histoire, et l'Examen de Bélisaire, composés au collége Mazarin mais je ne crois pas qu'on puisse avoir les réponses à Paris. Il est d'ailleurs très-difficile de répondre à ces ouvrages supérieurs, qui confondent la raison humaine.
On a fait en Hollande une sixième édition du Dictionnaire philosophique. Apparemment que ce livre n'est pas aussi dangereux qu'on l'avait présumé d'abord. On y a ajoutéplusieurs articles de divers auteurs. J'en ai acheté un exemplaire. Je vous avoue que j'ai été très-content d'y voir partout l'immortalité de l'âme et l'adoration d'un Dieu. Au reste, il est ridicule d'avoir attribué ce livre à M. de Voltaire, votre ami c'est évidemment un choix fait avec assez d'art de plus de vingt auteurs différents. On me mande aussi qu'on imprime à Amsterdam un ouvrage curieux de feu milord Bolingbroke1; mais il faut plus de trois 1. L'Examen important; voyez tome XXVI, page 195.
mois pour que les livres de Hollande parviennent ici par l'Allemagne. Je crois que toutes ces nouveautés vous intéressent moins que les deux vingtièmes. Nous sommes gens de calcul à Genève1, et nous jugeons que la continuation de cet impôt est indispensable, parce que l'État doit payer les dettes de l'État. Au reste nous espérons que nos affaires finiront bientôt, grâce aux bontés de Sa Majesté, qui est aussi aimée et aussi révérée à Genève qu'en France.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble serviteur. Boursier.
6914. A M. LE COMTE DE WARGE1IONT?.
Ferney, 18 juin.
Le solitaire pour qui M. le comte de Wargemont a eu tant de bonté le remercie très-humblement il profite de ses offres obligeantes. Il prend la liberté de lui envoyer ce paquet3. Il lui présente son respect et sa reconnaissance.
6915. A M. LE RICHE.
19juin.
Un solitaire, monsieur, chez qui vous avez bien voulu accepter pour trop peu de temps une petite cellule, et qui a été bien affligé de votre prompt départ, prie le Seigneur continuellement pour votre salut, et pour celui de vos frères qui souffrent persécution en ce monde. Il se flatte que votre voyage à Paris fera du bien au petit troupeau des fidèles.
On a dû vous remercier de la bonté que vous avez eue de vous charger d'un paquet que vous avez fait rendre à son adresse. Si, à votre retour, vous passez par Lyon, songez que nous sommes sur votre route, et n'oubliez pas les bons moines qui vous sont essentiellement dévoués. Comptez surtout que vous avez en moi un serviteur attaché pour jamais.
1. Voltaire a dit, dans la Guerre -civile de Genève, chant ), vers 21 (voyez tome IX)
On y calcule, et jamais on n'y rit.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Voyez la lettre àd'Alembjrt du 19 juin.
6916. A M. D'ALEMBERT.
19 juin.
Mon cher et grand philosophe, un brave officier, nommé M. le comte de Wargemont, vient à notre secours car nous avons des prosélytes dans tous les états. Il vous fait parvenir trois exemplaires d'une très-jolie Lettre à tin Conseiller au parlement1. J'en ai eu six; Mme Denis, AI. de Chabanon et M. de La Harpe, ont pris chacun le leur en voilà trois pour vous. Cela vient bien tard; le mérite de l'à-propos est perdu, mais le mérite du fond subsistera toujours. C'est bien dommage que l'auteur n'écrive pas plus souvent, et ne conseille pas tous les conseillers du roi. L'inquisition redouble; il est beaucoup plus aisé de faire parvenir une brochure à Moscou qu'à Paris. La lumière s'étend partout, et on l'éteint en France, où elle venait de naître. Il semble que la vérité soit comme ces héros de l'antiquité, que des marâtres voulaient étouffer dans leur berceau, et qui allaient écraser des monstres loin de leur patrie.
La sixième édition du Dictionnaire philosophique paraît en Hollande tête levée. Les dissidents de Pologne ont fait imprimer le petit panégyrique de Catherine, ou plutôt de la tolérance: c'est une édition magnifique. La superstition fanatique est bafouée de tous côtés. Le roi de Prusse dit qu'on la traite comme une vieille p. qu'on adorait quand elle était jeune, et à qui l'on donne des coups de pied au cul dans sa vieillesse3. Voici quelques échantillons qui vous prouveront que le roi de Prusse n'a pas tort.
Je reçois dans le moment les Trente-sept Vérités opposées aux trente-sept impiétés de Bélisaire, par un bachelier ubiquiste 4; cela me paraît salé.
J'espère qu'il viendra un temps où on sèmera du sel sur les ruines du tripot où s'assemble la sacrée Faculté.
Je sais bien que les gens du monde ne liront point le Supplément à la Philosophie de l'Histoire niais il y a beaucoup d'érudition dans ce petit livre, et les savants le liront. L'auteur se joint à l'évêque hérétique Warburton contre l'abbé Bazin. Son neveu est 1. La Seconde Lettre, etc.
2. C'est la Lettre sur les Panégyriques voyez tome XXVI, page 307. 3. Voyez lettre 6163, tome XLIV, page 118.
4. Par Turgot.
obligé, en conscience, de prendre la Défense deson oncle'; c'est un nommé Larcher qui a composé cette savante rapsodie sous les yeux du syndic de la Sorbonne, Riballier, principal du collége Mazaiïn. Je connais le neveu de l'abbé Bazin il est goguenard comme soji oncle il prend le sieur Larcher pour son prétexte, et il fait des excursions partout. Il n'est pas assez sot pour se défendre il sait qu'il faut toujours établir le siège de la guerre dans le pays ennemi.
Ne vous ai-je pas mandé que le roi de Prusse avait donné une enseigne au camarade du chevalier de La Barre, condamné par messieurs, dans le XVIIIe siècle, à être brûlé vif pour avoir chanté deux chansons de corps de garde, et pour n'avoir pas salué des capucins ?
Est-il vrai que Diderot a fait un roman intitulé l'Homme sauvage1?
Si cet homme sauvage est sot, pédant et barbare, nous connaissons l'original3.
Tout ce qui est chez nous vous fait les plus tendres compliments nous ne sommes, en vérité, ni sauvages, ni barbares. 6S17. A M. LE COMTE D'ARGESTAL.
20 juin.
Mon cher ange se trouve-t-il mieux de son régime? Peut-on avoir une humeur dartreuse, et avoir l'humeur si douce? Donnez-moi votre secret, car je suis insupportable quand je souffre. Je me tapis "dans ma cellule, j'y suis inaccessible; je ne vois ni les frères de mon couvent, ni nos commandants, ni nos inspecteurs, ni les officiers, hauts dc six pieds, qui viennent remplir mon château, que j'avais bâti pour vivre en retraite. Je me flatte que vous avez bien voulu instruire M. de Thibouville et Lekain des articles qui étaient pour eux dans ma précédente lettre*.
J'avais pris la liberté de vous adresser, il y a environ un mois, une lettre5 pour M. de Belloy, dans laquelle il y avait de petits vers en réponse à une belle et longue épître dont il m'avait gratifié.
1. Voyez tome XXVI, page 367.
2. 1767. in-12. Cet ouvrage est de Mercier, auteur du Tableau de Paris. 3. J.-J. Rousseau.
4." Celle du 10 juin, n° 0911.
5. Celle du 2t mai, n° 0891.
On m'apprend qu'il a fourré une lettre de moi dans le Mercure; je ne sais si c'est celle dont je vous parle'. Mais pourquoi imprimer les lettres de ses amis? Est-ce qu'on écrit au public, quand on fait des réponses inutiles à des lettres qui ne sont que des compliments?
M. de Chabanon refait son Eudoxie pour la troisième fois, et notre petit La Harpe commence une pièce nouvelle, après en avoir fait une autre à moitié. Vous voyez qu'une tragédie n'est pas aisée à faire. On a représenté Sémiramis sur mon théâtre, et elle a été très-bien jouée. J'avais perdu de vue cet ouvrage; il m'a fait sentir que les Scythes sont un peu ginguets, en comparaison.
Cependant j'ai toujours du faible pour les Scythes, et je vous les recommande pour Fontainebleau.
J'élève un acteur de province qui a de la figure de la noblesse et de l'âme; quand je lui aurai bien fait dégorger le ton provincial, je vous l'enverrai. Nous verrons enfin si on pourra vous fournir un acteur supportable.
Je ne sais si vous avez entendu parler d'un livre composé par un barbare, intitulé Supplément à la Philosophie de l'Histoire. L'auteur n'est ni poli ni gai il est hérissé de grec sa science n'est pas à l'usage du beau monde et des belles dames. 11 m'appelle Gapanée2, quoique je n'aie jamais été au siège de Thèbes. Il voudrait me faire passer pour un impie voyez la malice! On donne des priviléges à ces livres-là, et les réponses ne sont pas permises. Avouez qu'il y a d'horribles injustices dans ce monde. Mais portez-vous bien, vous et Mme d'Argental conservez-moi vos bontés; jouissez d'une vie heureuse peu de gens en sont là. 6918. DU CARDINAL DE BERNIS.
A Alby, ce 22 juin.
J'ai lu avec intérêt, mon cher confrère, le mémoire des Sirven. Je souhaite de tout mon cœur que justice leur soit rendue, et que leurs malheurs soient réparés. 0 combien l'ignorance et les passions ont sacrifié de victimes, et combien cette partie de l'histoire du genre humain humilie les esprits éclairés et afflige les âmes sensibles! Ces sacrifices sanglants, répétés d'âge en âge et dans tous les pays, ne doivent pas nous rendre misanthropes, mais nous exciter à la bienfaisance. Les belles âmes se croient char1. C'est elle.
2. Voyez une note sur la lettre 6877.
gées de réparer toutes les injustices exercées par le plus fort sur le plus faible. J'aime en vous, de préférence même à vos talents, que j'admire, ce penchant qui vous porte à protéger le faible et à secourir l'opprimé. Vos belles actions, en ce genre, dureront autant que vos ouvrages on ne pourra pas dire que vous ayez cru que la vertu n'était qu'une chimère. Mais on dit que vous vous êtes amusé à faire dans notre langue la Secchia rapila1. Si cela est assez grave pour moi, faites-m'en part. J'attends vos Scythes mieux imprimés. J'aime toujours les lettres; elles m'ont fait plus de bien que je ne leur ai fait d'honneur. Mille entraves m'ont empêché de m'y livrer entièrement rien ne m'empêchera de les honorer, de les chérir, ni d'admirer ni d'aimer de tout mon cœur celui qui, dans notre siècle, les a cultivées avec tant de supériorité. Vale.
6919. A M. LE COMTE DE LAURENCIN.
Au château de Feraey,le 2i juin.
Monsieur, j'ai été très-touchéde votre lettre. Je dois à la sensibilité que vous me témoignez l'aveu de l'état où je me trouve. Je me suis retiré, il y a environ treize ans, dans le pays de Gex, près de la Franche-Comté, où j'ai la plus grande partie de ma fortune; mais mon âge, ma faible santé, les neiges dont je suis entouré huit mois de l'année dans un pays d'ailleurs très-riant, et surtout les troubles de Genève et l'interruption de tout commerce avec cette ville, m'avaient fait penser à faire une acquisition dans un climat plus doux. On m'a offert vingt maisons dans le voisinage de Lyon. Tout ce que vous voulez bien m'écrire, et votre façon de penser, qui me charme, me détermineraient à préférer votre château, pourvu que vous n'en sortissiez pas: mais j'ai avec moi tant de personnes dont je ne puis me séparer que ma transmigration devient très-difficile car, outre une de mes nièces, à qui j'ai donné la terre que j'habite, j'ai marié une descendante du grand Corneille à un gentilhomme du voisinage ils logent dans le château avec leurs enfants. J'ai encore deux autres ménages dont je prends soin; un parent impotent2, qu'on ne peut transporter; un aumônier auparavant jésuite 3; un jeune homme4 que M. le maréchal de Richelieu m'a confié un domestique trop nombreux et enfin je suis obligé de gou1. Le Tassoni a place dans l'invocation en tête de la Guerre civile de Genève; voyez tome IX.
2. Daumart.
3. Le Père Adam.
4. C. Galien.
verner cette terre, parce que la cessation du commerce avec Genève empêche qu'on ne trouve des fermiers.
Toutes ces raisons me forcent à demeurer où je suis, quelque dur que soit le climat, dans quelque gêne que les troubles de Genève puissent me mettre. M. le duc de Choiseul a bien voulu adoucir le désagrément de ma situation par toutes les facilités possibles. D'ailleurs ma terre, et une autre dont je jouis aux portes de Genève, ont un privilége presque unique dans le royaume, celui de ne rien payer au roi, et d'être parfaitement libres, excepté dans le ressort de la justice. Ainsi vous voyez, monsieur, que tout est compensé, et que je dois supporter les inconvénients en jouissant des avantages.
Je vous remercie de vos offres, monsieur, avec bien de la reconnaissance. Vos sentiments m'ont encore plus flatté; je vois combien vous avez cultivé votre raison. Vous avez un cœur généreux et un esprit juste. Je voudrais vous envoyer des livres qui pussent occuper votre loisir. Je commence par vous adresser un petit écrit qui a paru sur la cruelle aventure des Calas et des Sirven je l'envoie à M. Tabareau, qui vous le fera tenir. Si je trouve quelque occasion de vous faire des envois plus considérables, je ne la manquerai pas. Il est fort difficile de faire passer des livres de Genève à Lyon. Il est triste que ces ressources de l'âme, et les consolations de la retraite, soient interdites. J'ai l'honneur d'être, etc.
6920. A M. DAMILAVILLE.
24 juin.
Monsieur, je reçois la vôtre du 16 juin. Je vois que c'est toujours à vous que les infortunés doivent avoir recours. Le sieur Nervis1 s'est un peu trop hâté d'aller à Paris; mais il n'a pas été possible de modérer son empressement. II n'était pas d'ailleurs trop content de Genève. Je sais que sa présence n'imposera pas beaucoup la veuve respectable d'un homme livré par le fanatisme au plus horrible supplice, accompagnée de deux filles dont l'une était belle, devait faire une impression bien différente. Je crois que le mieux que peut faire Nervis est de ne se montrer que très-peu.
M. Cassen, son avocat, me paraît homme de mérite, qui pense sagement, et qui agit avec noblesse. Heureusement l'affaire est I. Sirven.
uniquement entre ses mains. Je sais que le triste procès de M. de Beaumont peut faire grand tort à la cause que vous soutenez. Le public n'est pas dupe il verra trop que l'envie de briller lui a fait entreprendre la cause des Calas et des Sirven, et que l'intérêt lui fait réclamer la cruauté de ces mêmes lois, contre lesquelles il s'élève dans ses mémoires pour ses deux clients protestants. Ils sont tous révoltés, ils se plaignent amèrement. Cette contradiction frappante, qui les indigne, les refroidit beaucoup pour le pauvre Nervis mais leur ressentiment n'aura aucune influence sur le rapporteur et sur les juges.
Il n'est point du tout vrai que la communication avec Genève soit rétablie au contraire, les défenses de rien laisser passer sont plus sévères que jamais. On ouvre plusieurs lettres. J'ai heureusement reçu tous vos paquets, parce qu'on sait que nous sommes tous deux bons serviteurs du roi, et que nous ne nous mêlons d'aucune affaire suspecte. M. de Lamberta doit recevoir quelques instruments de mathématiques dans peu de jours.
Bélisaire, qui est, je crois, de M. Marmontel, a été reçu dans toutes les cours étrangères avec transport. Mes correspondants me mandent que l'impératrice de Russie l'a lu sur le Volga, où elle est embarquée 1. On me mande aussi qu'elle a fait un présent considérable à Mrae de Beaumont mais ce n'est pas la vôtre c'est une M"" de Beaumont-Leprince2, qui fait des espèces de catéchismes pour les jeunes demoiselles.
Il me semble qu'on ne connaît point encore hors de Paris le Supplément à la Philosophie de l'Histoire. Il est d'un nommé Larcher, ancien répétiteur du collége Mazarin, qui l'a composé sous les yeux de Riballier. Il n'est pas trop honnête qu'on permette de traiter de Capanée3 feu l'abbé Bazin, qui était un homme trèspieux. On veut le faire passer dans la préface, page 33, pour un impie, parce qu'il a dit que la famine, la peste et la guerre, sont envoyées par la Providence4. Vous voyez bien que ces messieurs, qui osent nier la Providence, se rendent gaiement coupables de la plus horrible impiété quand ils en accusent leurs adversaires. Il est à croire que les mêmes personnes qui ont permis la rapso1. Lettre du 29 de mai 1767, n° 6899.
2. Marie Leprince, mariée à un M. de Beaumont, puis séparée d'avec lui, et connue sous le nom de Leprince de Beaumont, née Rouen en 1711, morte à Chanavod (Savoie) en 1780. Elle est auteur de beaucoup d'ouvrages d'éducation. 3. Voyez lettre 6877.
4. Voyez tome XIX, page 318.
die infâme de Larcher permettront une réponse honnête1. Ils le doivent d'autant plus que ce Larcher s'appuie de l'autorité de l'hérétique Warburton, qui a scandalisé toutes les Églises de la chrétienté en voulant prouver que les Juifs ne connurentjamais l'immortalité de l'âme, et en voulant prouver que cette ignorance même imprimait le caractère de la divinité à la révélation de Moïse. Au reste, je doute fort que les gens du monde lisent tous ces fatras. On ne peut guère faire. naître des fleurs au milieu de tant de chardons.
J'ai dû vous mander déjà qu'on a lu avec beaucoup de satisfaction l'ouvrage du bachelier sur les Trente-sept Propositions de Bèlisaire*. Ce bachelier paraît orthodoxe, et, qui plus est, de bonne compagnie.
Voilà donc Jean-Jacques à Wesel! Il n'y tiendra pas; il n'y a que des soldats mais il ira souvent en Hollande, où il fera imprimer toutes ses rêveries. On parle d'un roman intitulé l'Homme sauvage3; on l'attribue à un de vos amis. Je vous supplie de vouloir bien me l'envoyer par la voie dont vous vous servez ordinairement.
Adieu, monsieur toute ma famille vous fait les plus sincères et les plus tendres compliments.
BOURSIER.
6921. A m. LE comte DE fékété*.
24 juin.
Celui qui a été assez heureux pour recevoir du noble inconnu un recueil de vers pleins d'esprit et de grâces présente sa respectueuse estime à l'auteur de tant de jolies choses. Il admire comment l'inconnu peut écrire si bien dans une langue étrangère. Il admire encore plus la générosité de son cœur. On serait heureux de pouvoir jouir de la conversation d'un jeune homme d'un mérite si rare. On n'ose pas s'en flatter, on connaît quels 1. La Défense de mon oncle; voyez tome XXVI, page 367.
2. Voyez lettre 6885.
3. Voyez une note sur la lettre 6916.
4. Le comte George de Fékété de Galantha, vice-chancelier de Hongrie, etc., a fait imprimer dans sa patrie, en 1781, deux volumes in-12, intitulés Mes Itapsodies, ou Recueil de différents essais de vers et de prose. Paul Wallaszky, auteur du Conspectus reipublicœ litterariœ in Ilungaria, deuxième édition, 1808, in-8", n'indique ni la naissance ni la mort de Fékété. (B.) C'est à Fékété que sont adressées les lettres 6976, 7052, et trois antres des années 1768 et 1769.
sont les liens des devoirs et des plaisirs. Il n'appartient qu'aux souverains et aux belles de jouir du bonheur de le posséder. Quand il voudra se faire connaître, on lui gardera le secret. En attendant, on bénira le ciel d'avoir produit des Messala et des Catulle dans le pays où l'on prétend que les compagnons d'Attila s'établirent. Il est prié d'agréer tous les sentiments qu'il inspire, et le respect d'un homme pénétré de son mérite. 6922. – A M. BORDES'.
26 juin.
Le mémoire que vous m'avez envoyé, mon cher confrère, est un des meilleurs que j'aie encore vus il écrase la partie adverse sous le poids des raisons et sous les traits du ridicule. L'infâme chicane que vous attaquez n'a point de détours et de replis qui puissent la dérober au bras victorieux qui la poursuit. Je vous réponds que le mémoire sera imprimé; mais il faudra que vous nous aidiez à le distribuer aux juges. Dès qu'on aura fini une nouvelle édition duBolinubroke, on se mettra tout de suite à votre mémoire. Je vous assure que vous rendez un grand service à l'innocence opprimée.
Oserai-je vous prier de vouloir bien revoir l'édition des Scythes, que Périsse devrait avoir finie il y a un mois? Il m'a envoyé les épreuves, qui sont pleines de fautes. Je lui en ai donné une liste de 53. Mais j'ai oublié, à la page 13, ouvrons pour ouvrons. A la page 15, il faut un point après ce vers
Ma jeunesse peut-être en fut épouvantée.
A la page 33
Désespéré, soumis, mais surieux encore, etc.
il faut
Désespéré, soumis, mais furieux encore.
Je vous demande bien pardon de ma témérité et de ces détails; mais il faut que les confrères s'aident l'un l'autre, et je vous réponds que j'aurai attention aux points et aux virgules de votre mémoire. Je vous remercie encore une fois de me l'avoir 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
envoyé. J'espère qu'à la fin la bonne cause triomphera. Je vous en écrirai un jour davantage.
Je vous embrasse et vous aime comme un frère.
6923. A M. DAMILAVILLE.
26 juin.
On me mande, mon cher ami, que les huguenots d'un petit canton en Guienne ont assassiné un curé 1, et en ont poursuivi deux autres. Si la chose est vraie, ces messieurs n'ont pas la tolérance en grande recommandation, et on n'en aura pas beaucoup pour eux. Je ne veux pas croire cette horrible nouvelle. Pour peu qu'ils eussent donné lieu à une émeute, ils ne feraient pas de bien à la cause des Sirven. Je pense qu'alors il faudrait tout abandonner. Mais je me flatte encore que ce n'est qu'un faux bruit. Je n'ai point auprès de moi mon ami Wagnière. J'écris avec peine je suis malade. Je finis, mon cher ami, en vous recommandant les incluses, et en vous aimant.
6924. A M. D'ALEMBERT.
Juillet.
Pendant que la Sorbonne, entraînée par un zèle louable, mais très-peu éclairé, et qui fait peu d'honneur à la nation, veut censurer Bélisaire, il est traduit dans presque toutes les langues de l'Europe. L'impératrice de Russie mande de Casan 2, en Asie, qu'on y imprime actuellement la traduction russe. M. d'Alembert est prié de faire passer ce petit billet à M. Marmontel, en quelque lieu qu'il puisse être.
6925. A M. MARMONTEL.
Dans le long voyage que Sa Majesté l'impératrice de Russie vient de faire dans l'intérieur de ses États, elle a daigné s'amuser, dans ses loisirs, à traduire Bélisaire en langue russe. Les seigneurs de sa suite ont eu chacun leur chapitre. Le neuvième, sur les vrais intérêts d'un souverain, est tombé en partage à Sa Majesté. Il ne pouvait être en de meilleures mains aussi dit-on qu'il est traduit dans la plus grande perfection. Sa Majesté a pris 1. Voyez les lettres C93i; 6950, 6960 et 6999.
2. Lettre 6899.
la peine de rédiger elle-même tout l'ouvrage. Elle le fait imprimer actuellement et comme il a été commencé dans la ville de Twer, c'est à l'archevêque de Twer que l'impératrice l'a dédié. 6926. A M. FABRY K
Vendredi à midi, 1er juillet.
Pierre Servetaz, manouvrier à Ferney, ayant loué de Durant un appartement au village de Ferney, fut obligé d'en sortir lorsque les troupes arrivèrent, et de céder cet appartement aux soldats.
N'ayant aucun endroit pour se mettre à couvert, le nommé Lareine lui loua une partie de sa cuisine, où il se retira avec sa femme et son enfant. On lui a fait fournir une paire de draps, qu'il est obligé de changer tous les quinze jours, et comme il n'en a que deux paires en tout, lui, sa femme et son enfant, sont obligés de coucher nus sur la paille pendant qu'ils blanchissent la seule paire de draps qui leur reste.
On a placé dix-neuf grenadiers dans la cuisine où il couche, pour y faire leur potage.
Ces grenadiers lui ont brûlé sept fascines de bois qu'il avait. Il a sa femme enceinte, et qui doit accoucher dans peu de temps, et elle n'a aucun endroit que la cuisine où les dix-neuf grenadiers font leur potage. Durant veut aussi lui faire payer six patagons pour le louage de sa maison, de laquelle on l'a obligé de sortir, ne jouissant que d'un petit jardin et chenevier qu'on lui a tout dévastés.
(De la main de Voltaire.) Je supplie Al. Fabry de vouloir bien avoir pitié de cette pauvre femme. J'ai l'honneur de lui présenter mes respectueux sentiments.
6927. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
4 juillet.
Vous serez peut-être aussi affligé que moi, mon cher ami, de ne recevoir qu'un maudit livre de prose San lieu des vers scythes que vous attendiez. Ce n'est pas que vous ne soyez bientôt muni de vos vers scythes, mais enfin ils devaient arriver les premiers, 1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. La Défense de mon oncle; voyez tome XXVI, page 367.
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puisque vous les aviez ordonnés, et il est triste de ne recevoir que la prose du neveu de l'abbé Bazin quand on attend des couplets de tragédie. Bazin minor vous a adressé sa petite drôlerie 1 par M. Marin elle est toute à l'honneur des dames, et même des petits garçons, que les ennemis de l'abbé Bazin ont si indignement accusés. Il est juste de prendre la défense de la plus jolie partie du genre humain, que des pédants ont cruellement attaquée. A l'égard de la défense juridique des Sirven, j'ai bien peur qu'elle ne soit pas admise. Le procureur général de Toulouse2 est à Paris, il réclame vivement les droits de son corps, et ce droit est celui de juger les Sirven, et probablement de les condamner. De plus, on me mande que les protestants ont excité une émeute vers la Saintonge, qu'ils ont poursuivi trois curés, qu'ils en ont tué un, qu'on a envoyé des troupes contre eux, qu'on a tué sixvingts hommes. Je veux croire que tout cela est fort exagéré; mais il faut bien qu'il se soit passé quelque chose de funeste; et vous m'avouerez que ces circonstances ne sont pas favorables pour obtenir contre les lois du royaume une nouvelle attribution de juges en faveur d'une famille huguenote. Pour comble de disgrâce, le huguenot La Beaumelle, beau-frère du jeune huguenot Lavaysse, s'est rendu coupable d'une nouvelle horreur.
J'ai découvert enfin que c'était lui qui m'avait fait adresser quatre-vingt-quatorze lettres anonymes 3 le compte est net, et le fait est rare. J'en ai reçu enfin une quatre-vingt-quinzième qui m'a mis hors de doute. Il y a d'étranges pervers dans le monde.
L'ami Damilaville ira sans doute chez vous pour consulter l'oracle. Il est fâché, aussi bien que moi, du procès de M. de Beaumont. C'est une chose douloureuse que M. de Beaumont, dans ce procès, paraisse en quelque façon comme délateur des protestants, après avoir été leur défenseur qu'il demande la confiscation du bien d'un protestant, et qu'il réclame des lois rigoureuses contre lesquelles il s'est élevé lui-même. Il est vrai qu'il redemande le bien des ancêtres de sa femme mais malheureusement les apparences sont odieuses il a des ennemis, ces ennemis se déchaînent tout cela fait au pauvre Sirven un tort irréparable.
1. Expression du Bourgeois gentilhomme, acte I, scène n.
2. Jean-Gabriel-Amable-Alexandre de Riquet de Bonrepos était procureur général au parlement de Toulouse depuis février 1750.
3. Voyez tome XXVI, page 191. 1.
Pour me consoler, M. de Chabanon achève aujourd'hui sa tragédie; mais M. de La Harpe n'est pas si avancé; il s'en faut beaucoup. Deux tragédies à la fois, sorties des cavernes du mont Jura, auraient été pour moi une chose bien douce. Je vous assure que j'ai besoin d'être réconforlé. Je ne peux plus rien faire par moi-même pour le tripot; j'ai besoin de jeunes gens qui prennent ma place pour vous plaire.
Je me mets aux pieds de Mme d'Argental; je me recommande aux bontés de M. de Thibouville. J'espère que les satrapes Nalrisp et Elochivis 1 ne seront pas regardés à Fontainebleau comme des satrapes de mauvais goût quand ils protégeront des Scythes. Agréez, mon divin ange, les tendres sentiments de tout ce qui habite Ferney, et surtout mon culte de dulie. 6928. A M. DAMILAVILLE.
A Ferney, 4 juillet.
Vous savez, mon cher ami, que ce fut vous qui, dans le temps du triomphe de la famille Calas et de M. Lavaysse, m'apprîtes que M. Lavaysse était beau-frère de ce malheureux La Beaumelle. Monsieur son père m'écrivit de Toulouse que, quelque temps après, mademoiselle sa fille, veuve d'un homme assez riche, avait en effet épousé La Beaumelle, malgré toutes ses représentations. Je fus affligé qu'une famille à laquelle je m'intéresse fût alliée à un homme si coupable mais je n'en demeurai pas moins attaché à cette famille,
Vous n'ignorez pas que j'ai reçu dans ma retraite un nombre prodigieux de lettres anonymes j'en ai reçu quatre-vingt-quatorze de la même écriture, et je les ai toutes brûlées. Enfin j'en ai reçu une quatre-vingt-quinzième2 qui ne peut être écrite que par La Beaumelle, ou par son frère, ou par quelqu'un à qui ils l'auront dictée, puisque, dans cette lettre, il n'est question que de La Beaumelle même. J'ai pris le parti de l'envoyer au ministère. J'avais d'ailleurs dessein d'instruire le public littéraire de cette étrange manœuvre, et de faire connaître celui qui outrageait ma vieillesse avec tant d'acharnement, pour récompense des services rendus à la famille dans laquelle il est entré. J'ai même envoyé à M. Lavaysse le père cette déclaration que je 1. Praslin et Choiseul; voyez tome VI, page 263.
2. Voyez tome XXVI, page 191. 1.
..a .)
devais rendre publique, et que j'ai supprimée, en attendant que je prenne une résolution plus convenable.
Dans ces circonstances, M. Lavaysse de Vidou m'a écrit le 25 de juin. Il ignore apparemment la conduite de son beaufrère je le plains beaucoup. Je vous prie de lui faire part de mes sentiments, et de lui montrer cette lettre.
Je crains bien que nous n'ayons d'autre parti à prendre, au sujet des Sirven, que celui de la douleur et de la résignation. Ils sont innocents, on n'en peut douter. On leur a ôté leur honneur et leurs biens on les a condamnés à la mort comme parricides on leur doit justice. Mais, d'un côté, le malheureux procès de M. de Beaumont; de l'autre, la présence de monsieur le procureur général du Languedoc, qui soutiendra les droits de son parlement enfin les bruits affreux qui courent sur les protestants des provinces méridionales, ne permettent pas de se flatter qu'on puisse s'adresser au conseil avec succès. Les nouvelles horreurs de La Beaumelle sont encore un obstacle. Toutes ces fatalités réunies laissent peu d'espérance. Vous voyez les choses de plus près; je m'en rapporte à vous. Je vous supplie de m'instruire de l'état des choses.
La multitude de lettres que j'ai à écrire aujourd'hui, et ma santé, qui baisse tous les jours, me mettent hors d'état de répondre aussi au long que je le voudrais à M. Lavaysse de Vidou. Le peu que je vous écris, mon cher ami, suffira pour le convaincre de mes sentiments, et de l'état où je me trouve. Ayez donc la bonté, encore une fois, de lui faire lire cette lettre c'est tout ce que je puis vous dire, dans l'incertitude où je suis, et dans les souffrances de corps que j'éprouve.
Je vous embrasse tendrement, et j'attends mes consolations de votre amitié.
6929. A M. DE BELLOY.
A Ferney, 6 juillet.
Il y a quelques années, monsieur, que je ne lis aucun papier public j'ignore dans ma retraite ce qui se fait sur la terre. Je sais pourtant ce qui se passe à Moscou mais ce n'est pas par le Mercure. L'impératrice de Russie daigna me mander, l'année passée1, qu'elle avait converti Abraham Chaumeix, et qu'elle en 1. La lettre de Catherine II est du 11-22 auguste 1765; voyez tome XLIV, page 45.
avait fait un tolérant. Si depuis ce temps-là cet Abraham a fait cette sottise s'il a vendu sa femme à quelque boïard, comme le père des croyants vendit la sienne' au roi d'Égypte et au roitelet de Gérare; si, au lieu d'obtenir des bœufs, des vaches, des moutons, des serviteurs et des servantes, il est tombé dans la misère, c'est probablement parce qu'il est ivrogne, et que le vin coûte fort cher en Scythie.
Il n'en est pas de même dans votre Paris, où l'ami Fréron gagne de l'argent à bon marché, et s'enivre de même. Je fais mon compliment à ma chère patrie du privilége exclusif qu'on a donné à cet homme de vilipender son pays cela manquait à notre siècle.
Ce que vous me mandez, monsieur, de la générosité des comédiens de Paris ne m'étonne point. Ils sont si riches de leur propre fonds qu'ils peuvent se passer aisément des vers charmants de Racine. Mais ce n'est pas assez qu'ils tronquent des scènes entières de ce grand homme, il faudrait, pour rendre la chose plus touchante, qu'ils substituassent des vers de leur façon à ceux qu'ils retranchent. Le copiste de la Comédie doit être le premier poëte du royaume et c'est à lui qu'on doit s'en rapporter.
Il me paraît que les imprimeurs en savent autant que les comédiens de votre bonne ville. Ils ont plaisamment accommodé l'endroit dont vous me parlez il y avait ennemis des lois et de la science, et ils ont mis ennemis des lois et de la sienne. Cela vaut le trompez, sonnettes, au lieu de sonnez, trompettes. Que cela ne vous rebute pas, monsieur; vous savez mieux que personne combien les bons citoyens rendent justice au mérite
Non lasciar la magnanima. impresa.
(PÉTRARQUE, SOD. VII.)
Sans compliments, et avec autant d'amitié que d'estime, votre, etc.
6930. A M. COLINI. 1.
Ferney, 7 juillet.
Il est vrai, mon cher ami, que j'ai eu la faiblesse de jouer un rôle de vieillard dans la tragédie des Scythes; mais je l'ai tellement joué d'après nature que je n'ai pu l'achever j'ai été obligé 1. Genèse, xu, 16; et xx, 14.
d'en sauter près de la moitié, et encore ai-je été malade de l'effort. Vous savez que j'ai soixante-quatorze ans, et que ma constitution est faible. Il y a aujourd'hui quatre années révolues que je ne suis sorti de l'ermitage que j'ai bâti. Mon cœur est à Schwetzingen mais mon corps n'attend qu'un petit tombeau fort modeste que je me suis élevé auprès d'une petite église de ma façon. Hélas comment oserai-je me présenter devant Leurs Altesses électorales, ayant presque perdu la vue, et n'entendant que très-difficilement ? Il faut savoir subir sa destinée. Nous avons à Ferney d'excellents acteurs leurs talents me consolent quelquefois dans ma décrépitude le climat est dur, mais la situation est charmante j'achève doucement ma vie entre une nièce et MIle Corneille, que j'ai mariée, et quelques amis qui viennent partager ma retraite. Mais rien ne me dédommage de Schwetzingen. Je me ferai un plaisir bien vif de vous voir à Manheim, dans le sein de votre famille. J'embrasse de loin votre femme et vos enfants. Je m'intéresserai à votre bonheur jusqu'au dernier moment de ma vie.
Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de Leurs Altesses. Plaignez-moi, et que votre amitié soit ma consolation.
6931. A M. BORDES
8 juillet.
J'aurai peut-être demain jeudi de vos nouvelles, mon cher confrère, et je saurai à quoi m'en tenir avec les frères Périsse. En attendant, voici un mémoire que je vous prie de lire. Vous sentez assez que je n'ai pu me dispenser de le publier. Il faut bien à la fin confondre un pervers. Voilà le secret des lettres anonymes découvert.
Je vous prie d'éclairer de vos lumières un solitaire qui ne voit les choses que de loin, qui doit toujours redouter le public, mais qui a été forcé de parler. Dites-moi ce que vous pensez, et soyez bien persuadé de tout ce que je sens pour vous. 6932. A M. DE SARTINES8. 2.
Ferney, pays de Gex, par Genève, 8 juillet.
Monseigneur, la vérité et moi, nous implorons votre protection contre la calomnie et contre les lettres anonymes. Vous daigne1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. L'original ne porte pas d'adresse; elle était sur l'enveloppe. Je présume
rez lire, avec les yeux d'un sage et d'un ministre, cette requête' 1 en forme de mémoire2. Il s'agit des plus horribles noirceurs imputées à toute la famille royale. Il ne m'appartient que de vous supplier d'imposer silence à La Beaumelle3, qui est actuellement que la lettre s'adressait au lieutenant général de police, qui était alors M. de Sartinea. (B.)
1. Voyez tome XXVI, page 355.
2. Lisez seulement depuis la page 10, afin de ne pas perdre un temps précieux. (Note de Voltaire.)
3. Voici la lettre que de son côté La Beaumelle écrivit
« A Mazères, pays de Foix, ce 13 juillet.
« Monseigneur, on vient de me faire passer un avis dont il m'importe de vous instruire promptement. C'est M. de Voltaire qui, après avoir imprimé vingt libelles où je suis peint comme un voleur, comme un scélérat, quoique depuis quinze ans je me taise sur son compte, m'apprend qu'il a envoyé au ministère je ne sais quelle 95e lettre anonyme qu'il m'attribue, et me menace de mettre au pied du tr6ne certains écrits qu'il prétend avoir de moi, et qui tous contiennent des crimes, dont la plupart, ajoute-t-il, sont des crimes de lèse-majesté. Il réveille sa vieille calomnie sur M. le duc d'Orléans, régent. Il m'accuse d'avoir outragé monsieur le duc, sur lequel je n'ai jamais écrit un mot; M. de Vrillière, dont j'écris actuellement le nom pour la première fois de ma vie; Louis XIV, que je révère avec tout l'univers; et ce qu'il y a de plus affreux, Sa Majesté même calomnie si atroce que je me reprocherais de m'en justifier.
« Comme je suis très-décidé à ne pas reprendre la plume contre lui, quoiqu'il en ait une peur qui le jette dans des convulsions, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour avoir signées de sa main toutes les imputations qu'il prétend vouloir soutenir devant tout l'univers, afin de le poursuivre en justice réglée. Mais je n'ai pu avoir que des signatures imprimées qui ne prouvent rien, et qu'on peut toujours désavouer.
« Je suis très-persuadé, monseigneur, que si cet homme a l'audace de tenter l'exécution du projet qu'il a formé de me perdre, vous ne me jugerez point sur les allégations même les plus spécieuses d'un implacable ennemi, ou d'autres personnes que son adroite méchanceté pourrait employer. Mais comme les déclamations véhémentes, le ton affirmatif, les tours artificieux de l'accusateur, pourraient laisser quelque fâcheuse impression contre l'accusé, j'ai cru devoir vous en prévenir, et opposer une protestation d'innocence au poids de son crédit, dont il me menace de m'accabler. Je ne sais de quels écrits il parle je ne sais s'il en a forgé pour me perdre. Il vit près d'un pays où cette fraude lui serait aisée et de quoi n'est-il pas capable, après avoir eu le front de m'attribuer sa Pucelle d'Orléans, après avoir imprimé que j'avais été condamné aux galères pour avoir pris l'habitude de tirer de mes mains adroites les bijoux des, poches de mes voisins après avoir écrit à M"1" de La Beaumelle et à son père des lettres dont chaque mot est un opprobre?
« Cependant je garde le silence et depuis quinze ans que nos démêlés commencèrent et que je le réprimai vigoureusement, je n'ai rien écrit contre lui. Je suis bien déterminé à continuer de traiter ses libelles avec le même mépris; mais qu'il me soit permis de pousser un cri auprès de vous, monseigneur, quand il ose me menacer d'employer la plus sainte des autorités à l'appui de la calomnie. « Quoi qu'il puisse m'imputer, depuis douze ans, .c'est-à-dire depuis que je sortis de la Bastille, qu'il transforme pour moi en Bicêtre, je n'ai pas fait impri-
à Mazères, au pays de Foix, et de vous renouveler le profond respect et la reconnaissance avec lesquels je serai toute ma vie, monseigneur, votre très-humble, très-obéissant et obligé serviteur.
VOLTAIRE.
6933. A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 1. A Ferney, par Genève, 8 juillet 1767.
Madame, la vieillesse, la maladie et la retraite, me laissent bien rarement la consolation d'écrire à Votre Altesse sérénissime. Les embarras causés par les troubles de Genève, des troupes de France envoyées dans notre petit pays, la longue interruption de toute communication, la disette qui est attachée à ces petites révolutions, et toutes les peines journalières qui en résultent, voilà bien de tristes raisons, madame, qui excusent un si long silence.
A toutes ces peines s'est jointe une nouvelle horreur de La Beaumelle. Votre Altesse sérénissime peut se ressouvenir qu'après avoir insulté votre auguste nom dans un mauvais livre intitulé Mes Pensées, il osa paraître dans Gotha, et qu'il en sortit précipitamment avec une fille qui avait volé sa maîtresse. Il a eu en dernier lieu la hardiesse d'imputer cette dernière action à un autre Français, qui s'est adressé à moi pour se plaindre de cette calomnie et pour demander mon témoignage. J'ai été obligé de le donner, attendu que j'ai été témoin de la vérité, et que tout Gotha avait vu La Beaumelle partir avec cette malheureuse, lorsque je vins vous faire ma cour. Il n'est pas juste en effet, madame, que l'innocent pâtisse pour le coupable. Aucun autre mer une syllabe. Je vis dans mes terres, au sein de ma famille, partagé entre la culture de mon jardin et mon Tacite. Il serait bien juste que, si Voltaire ne veut pas jouir enfin tranquillement de sa gloire, il laissât au moins les autres jouir de leur obscurité. Je me flatte donc, monseigneur, que si quelque écrit, soit manuscrit, soit imprimé, vous est ou vous a été déjà déféré comme étant de moi, vous daignerez me le faire communiquer, afin que je puisse vous donner tous les éclaircissements convenables. Je suis d'autant plus fondé à vous faire cette prière qu'il est public qu'en 1751 mon ennemi me nuisit essentiellement en m'attribuant ce qui ne m'appartenait pas.
« Je suis avec un très-profond respect, monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
« LA BEAUMELLE. »
Je crois cette lettre inédite; c'est ce qui m'a décidé à la donner ici. (B.) 1. Éditeurs, Bavoux et François.
Français que La Beaumelle ne serait capable de ce procédé. J'ai donc cru que je ne manquais pas à ce que je dois à Votre Altesse sérénissime en donnant un certificat authentique devant les juges du point d'honneur, qu'on appelle en France la connétablie. Ce certificat atteste que ce fut La Beaumelle, et non un autre, qui partit de Gotha avec une servante qui avait volé sa maîtresse. Cette affaire est très-importante pour le gentilhomme faussement accusé. Mon devoir est de vous en rendre compte. Je me flatte que votre équité approuvera ma conduite.
Je me mets aux pieds de monseigneur le duc et de toute votre auguste maison. Permettez-moi, madame, de ne point oublier la grande maîtresse des cœurs. Agréez le profond respect avec lequel je serai jusqu'au tombeau, madame, de Votre Altesse sérénissime le très-humble et très-obéissant serviteur.
6934. A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC. Le 10 juillet.
Votre vieux philosophe est bien fâché de n'avoir pu voir apparaître encore dans son ermitage le philosophe militaire de Dirac. Comptez, monsieur, que je sens toute ma perte. Je ne sais si la nouvelle que vous m'avez apprise d'une émeute des calvinistes, auprès de Sainte-Foy, a eu des suites. On m'a mandé qu'on avait démoli un temple auprès de la Rochelle, et qu'il y avait eu du monde tué mais je me défie de tous ces bruits, et je me flatte encore qu'il n'y a pas eu de sang répandu; il ne faut croire le mal que quand on ne peut plus faire autrement. Notre petit pays est plus tranquille, malgré la prétendue guerre de Genève. Nous sommes entourés des troupes les plus honnêtes et les plus paisibles; il n'y a rien eu de tragique que sur le théâtre de Ferney, où nous leur avons donné les Scythes et Sémiramis; de grands soupers ont été tous nos exploits militaires.
Le ministère a daigné jeter les yeux sur notre pays de Gex. On y fait de très-beaux chemins on m'a même pris quatre-vingts arpents de terre pour ces nouvelles routes; mais je sais sacrifier mon intérêt particulier au bien public.
On a des copies très-imparfaites de la petite plaisanterie de la Guerre de Genève on a mis Tissot', au lieu d'un médecin nommé 1. Le nom de Tissot n'est dans aucune des éditions que j'ai vues; dans toutes on lit Bonnet. (B,) Voyez tome IX, le chant III de la Guerre civile de Genève.
Bonnet, qui aimait un peu à boire le mal est médiocre. Aimez toujours un peu le vieux solitaire. J'apprends, dans ce moment, qu'il y a beaucoup de monde décrété à Bordeaux, que le curé n'est pas mort, et qu'on est fort déchaîné contre les calvinistes. 6935. A M. BORDES.
10 juillet.
Mon cher confrère en académie, et mon frère en philosophie, mille grâces vous soient rendues de toutes les peines que vous daignez prendre' Je n'aime pas les h aspirés, cela fait mal à la poitrine je suis pour l'euphonie. On disait autrefois je hésite, et à présent on dit j'hésite; on est fou d'Henri IV, et non plus de Henri IV. On achète du linge ri Hollande, et non plus de Hollande. Ce qu'on n'adoucira jamais, c'est la canaille de la littérature. Vous en voyez une belle preuve dans ce maraud de La Beaumelle, qui m'a adressé la plupart de ses lettres anonymes par Lyon\ où il faut qu'il ait quelque correspondant. La dernière était datée de Beaujeu, auprès de Lyon. Je crois que ni les ministres, ni monsieur le chancelier, ni la maison de Noailles,. ni même la maison royale, ne seront contents de ce La Beaumelle. En vérité, ceci est plutôt un procès criminel qu'une querelle littéraire. Ce n'est pas le cas de garder le silence. On doit mépriser les critiques, mais il faut confondre les calomniateurs. On doit encore plus vous aimer.
Voici une petite brochure 3 en réponse à une grosse brochure. S'il y a quelque chose de plaisant, amusez-vous-en passez ce qui vous ennuiera. Faites-moi votre bibliothécaire, je vous enverrai tout ce que je pourrai faire venir des pays étrangers. Bientôt nous ne pourrons plus avoir de France que des almanachs, ou des fréronades, ou du Journal chrétien. Si je suis votre bibliothécaire, soyez, je vous prie, mon Aristarque. Je recommande la Scythie à vos bontés.
6936. A M. DAMILAVILLE.
11 juillet.
Il est trop certain, mon cher ami, que les protestants de Guiennesont accusés d'avoir voulu assassiner plusieurs curés4, 1. Pour l'édition des Scythes faite à Lyon.
2. Voyez tome XXVI, page 191.
3. Défense de mon oncle; voyez tome XXVI, page 367.
4. A Sainte-Foy, sur les frontières du Périgord voyez lettre 6923 et autres.
et qu'il y a près de deux cents personnes en prison à Bordeaux pour cette fatale aventure, qui a retardé l'arrivée de M. le maréchal de Richelieu à Paris. C'est dans ces circonstances odieuses que l'infâme La Beaumelle m'a fait écrire des lettres anonymes. J'ai été forcé d'envoyer aux ministres le mémoire ci-joint'. C'est du moins une consolation pour moi d'avoir à défendre la mémoire de Louis XIV et l'honneur de la famille royale, en prenant la juste défense de moi-même contre un scélérat audacieux, aussi ignorant qu'insensé. J'ai toujours été persuadé qu'il faut mépriser les critiques, mais que c'est un devoir de réfuter la calomnie. Au reste, j'ai mauvaise opinion de l'affaire des Sirven. Je doute toujours qu'on fasse un passe-droit au parlement de Toulouse en faveur des protestants, tandis qu'ils se rendent si coupables, ou du moins si suspects. Tout cela est fort triste les philosophes ont besoin de constance.
Adieu, mon cher ami je n'ai pas un moment à moi, je fais la guerre en mourant. Aimez-moi toujours, et fortifiez-moi contre les méchants.
6937. A M. BORDES8.
13 juillet.
Je trouve, mon cher confrère, vos critiques3 très-justes. Faiteî-vous un ami propre à vous censurer.
Je vous remercie autant que je vous aime. Que dites-vous de La Beaumelle? Est-ce ainsi, bon Dieu, que sont faits les gens de lettres! Voilà mes ennemis, depuis l'abbé Desfontaines. Vous y consentez tous me paraît nécessaire, et a été très-bien reçu, ainsi que tout le cinquième acte.
Continuez-moi vos bontés.
6938. A M. LE COMTE DE WARGEMONT4. 6.
A Ferney, 13 juillet.
Je suis pénétré, monsieur, des attentions et des bontés dont vous m'honorez. Il est bien rare qu'on se souvienne à Paris des 1. Celui qui est tome XXVI, page 355.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Sur les Scythes.
4. Éditeurs, de Cayrol et François.
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solitaires qu'on a vus en passant dans des retraites ignorées. A peine ma vieillesse etmes maladies m'ont-elles permis de vous faire ma cour, lorsque vous êtes venu dans nos cabanes, et cependant vous m'avez comblé à Paris de vos bons offices, comme si je les avais mérités. Vous avez fait bien plus je vous dois la protection de M-^deBeauliarnais1, dont l'esprit et la beauté sont connus même dans notre pays sauvage.
Si je puis trouver à Genève ou à Bâle quelques nouveautés dignes de votre curiosité, je ne manquerai pas de vous les envoyer à l'adresse que vous avez bien voulu me donner. Je vous supplie, monsieur, d'agréer la très-respectueuse reconnaissance de votre très-humble, etc.
6939. DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 14 juillet.
Jo n'ai pas besoin de vous dire, ou plutôt de vous répéter, mon cher et illustre maltre, avec quel plaisir j'ai lu ou plutôt relu ce que vous avez bien voulu m'envoyer vous connaissez mon avidité pour tout ce qui vient de vous, et il ne tiendrait qu'à vous de la satisfaire encore mieux que vous ne faites. Je suis presque fâché quand j'apprends, par le public, que vous avez donné, sans m'en rien dire, quelque nouveau camouflet au fanatisme et à la tyrannie, sans préjudice des gourmades à poing fermé que vous leur appliquez si bien d'ailleurs. Il n'appartient qu'à vous de rendre ces deux fléaux du genre humain odieux et ridicules. Les honnêtes gens vous en ont d'autant plus d'obligation qu'on ne peut plus attaquer ces deux monstres que de loin; ils sont trop redoutables sur leurs foyers, et trop en garde contre les coups qu'on pourrait leur porter de trop près.
Les nouveaux soufflets2 que votre ami s'est essayé à donner aux jésuites et aux jansénistes ont bien de la peine à leur parvenir; ce seront vraisemblablement des coups perdus: il n'y a pas grand mal à cela, pourvu que les vérités qui accompagnent ces soumets ne soient pas tout à fait inutiles. Dites-moi, je vous prie, à propos de cela, où en est la nouvelle édition de la Destruction des Jésuites3. Pourriez-vous, si elle est enfin achevée, m'en faire parvenir quelques exemplaires?
J'ai donné à mes petits gants d'Espagne une nouvelle façon qui leur procurera un peu plus d'odeur; je vous enverrai cela au premier jour, par frère Damilaville. Que dites-vous, en attendant, de ces pauvres diables-là, 1. Marie de Chaban, femme du comte de Beauharnais, cousin de l'impératrice Joséphine, née en 1738, morte en 1813. Elle a écrit quelques jolies nouvelles. (A. F.) 2. La Seconde Lettre, dont il a été parlé dans une note sous le n° 6872. 3. Ouvrage de d'Alembert.
4. La Seconde Lettre.
qui courent la mer sans pouvoir trouver d'asile? On serait presque tenté d'en avoir pitié, si on n'était pas bien sûr qu'en pareil cas ils n'auraient pitié ni d'un janséniste ni d'un philosophe. J'écrivais ces jours passés à votre ancien disciple1 que j'étais persuadé que, s'il chassait jamais les jésuites de Silésie, il ne tiendrait pas renfermées dans son cour royal* les raisons de leur expulsion. Je lui ai fait, par la même occasion, mes remerciements, au nom de la raison et de l'humanité, de ce qu'on peut espérer des grâces de sa part, quoiqu'on ait passé le chapeau sur la tète devant une procession de capucins, et qu'on ait chanté devant son perruquier et son laquais des chansons de b.
J'ignore qui est ce faquin de Larcher qui a écrit sous les yeux du syndic Riballier contre la Philosophie de l'Histoire mais je recommande très-instamment ce syndic Riballier au neveu de l'abbé Bazin. Je lui donne ce syndic pour le plus grand fourbe et le plus grand maraud qui existe Marmontel pourra lui en dire dos nouvelles. Croiriez-vous qu'il n'a pas été permis à ce dernier de se défendre, à visage découvert, contre ce coquin, qui l'a attaqué sous le masque, et de lui donner cent coups de bâton pour les coups d'épingle qu'il en a reçus par les mains d'un autre faquin nommé Coger3, dit Coge pecus, régent de rhétorique au collége Mazarin, dont Riballier est principal? Il faut que le neveu de l'abbé Bazin applique à ces deux drôles des soumets qui les rendent ridicules à leurs écoliers mêmes.
On dit que la censure de la Sorbonne va enfin paraitre; ce sera sans doute une pièce rare. En attendant, les Trente-sept Vérités opposées aux trente-sept impiétés les ont couverts de ridicule et d'opprobre. On dit qu'ils désavoueront, dans leur censure, les trente-sept propositions condamnées; mais à qui en imposeront-ils? Il est certain que cette liste a été imprimée chez Simon, et qu'elle était signée du syndic, qui, à la vérité, a essuyé sur ce sujet quelques mortifications en Sorbonne, quoiqu'il n'eût rien fait que de concert avec les députés commissaires de la sacrée Faculté. Voulez-vous bien remettre ce billet à M. de La Harpe? Nous avons pour l'éloge de Charles V un concours nombreux; mais le jugement ne sera pas aussi long que je le croyais d'abord. Comme je sais l'intérêt que vous y prenez, je ne manquerai pas de vous en mander le résultat dès que le prix sera donné, ce qui ne tardera pas nous avons une pièce excellente, contre laquelle je doute que les autres puissent tenir. Ne trouvez-vous pas bien ridicule cette approbation que nous exigeons de deux docteurs en théologie4? J'ai fait l'impossible pour qu'on abolit co plat usage; croiriez-vous que j'ai été contredit sur ce point par des gens même qui auraient bien dû me 1. La lettre de d'Alembert au roi de Prusse est du 3 juillet 1767. 2. Voyez la lettre 6873.
3. Voyez tome XXI, page 357; le surnom de Coge pecus fait allusion au vers vingtième de la troisième églogue de Virgile.
4. L'article 6 du règlement de 1671 portait qu'aucun discours ne serait admis au concours sans être revêtu d'une approbation signée de deux docteurs de la Faculté de théologie de Paris.
seconder? L'esprit de corps porte malheur aux meilleurs esprits. Si nous proposons, l'année prochaine, l'éloge de Molière, comme cela pourrait être, je suis persuadé que le public nous rira au nez quand nous annoncerons devant lui qu'il faut que cot éloge soit approuvé par deux prêtres de paroisse.
Je ne sais quand Marmontel reviendra des eaux; on dit que la femme 1 avec qui il y est allé, et qui comptait mourir en chemin pour éviter les prêtres, se porte beaucoup mieux, et reviendra peut-être se remettre entre leurs saintes mains cet hiver.
Je ne sais ce qu'est devenu J.-J. Rousseau, et je ne m'en inquiète guère. On dit qu'il avoue ses torts avec M. Hume, ce. qui me parait bien fort pour lui. On dit même qu'il a changé de nom, ce que j'ai bien de la peine à croire.
Adieu, mon cher et illustre confrère j'embrasse de tout mon cœur tous les habitants de Ferney, à commencer par vous. Ne m'oubliez pas, je vous prie, quand vous pourrez envoyer quelque chose à Paris. Vale, et me ama.
6940. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
15 juillet.
Je reçois votre lettre angélique du 10 juillet, mon tendre et respectable ami. Vous aurez bientôt ces malheureux Scythes mais je crois qu'il faut mettre un intervalle entre les sauvages de l'orient et les sauvages de l'occident. Je persiste toujours à penser qu'il faut laisser le public dégorger les Illinois 2 je pense encore qu'une ou deux représentations suffisent avant Fontainebleau. Faisons-nous un peu désirer, et ne nous prodiguons pas. Je suis sans doute plus affligé que le petit Lavaysse mais comment voulez-vous que je fasse? J'ai affaire à un d'Éon et à un Vergy 3, et je ne suis pas ambassadeur de France. Je suis persécuté, depuis longtemps, par mes chers rivaux les gens de lettres c'est un tissu de calomnies si long et si odieux qu'il faut bien enfin y mettre ordre. Il y a plus de douze ans que ce La Beaumelle me persécute, et me fait le même honneur qu'à la maison royale. Il y a plus de sûreté à s'attaquer à moi qu'aux princes. Si j'étais prince, je ne m'en soucierais guère mais je suis un pauvre homme de lettres, sans autre appui que celui de la vérité il faut bien que je la fasse connaître, ou que je meure calomnié. Il ne s'agit pas ici de la Défense de mon oncle, qui est 1. Mme Filleul; voyez les Mémoires de Marmontel, livre VIII.
2. Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny.
3. Voyez tome XLIII, page 458.
une pure plaisanterie il s'agit des plus horribles impostures dont jamais on ait été noirci.
Je serai assez hardi pour écrire à M. d'Aguesseau i, puisque vous m'encouragez, mon cher ange et je tâcherai de ne lui écrire que des choses qui pourront lui plaire et le toucher. La Harpe ( Dieu merci) ne fait point deux tragédies, mais il a abandonné un sujet presque impraticable pour un autre où il est plus à son aise. En un mot, mon atelier aura l'honneur de vous servir.
Je vous avoue que je voudrais bien qu'on jouât Olympie une ou deux fois avant Fontainebleau mais qu'on la jouât comme je l'ai faite, car il est assez dur de se voir mutiler. Il est vrai que je ne le vois point, mais je l'entends dire, et je reçois la blessure par les oreilles vous savez que les oreilles d'un poète sont délicates. Toute notre petite troupe vous présente ses hommages, ainsi qu'à M'ae d'Argental.
Je crois M. de Thibouville à la campagne. S'il vient à Paris, je vous supplie de ne me pas oublier auprès de lui. Recevez toujours mon culte de dulie.
Je viens d'acheter un Dictionnaire historique portatif 2, par une société de gens de lettres, en quatre gros volumes in-8°, sous le titre d'Amsterdam, qu'on dit imprimé à Paris. Je tombe sur l'article Tencin madame votre tante y est indignement outragée. On y dit que La Frenaie, conseiller au grand-conseil, fut tué chez elle. Quels historiens quels Tite-Live Dites-moi, après cela, si je dois souffrir un La Beaumelle. Vous devriez bien demander à Marin où s'est faite cette infâme édition, et qui en sont les auteurs.
6941. M. LE COMTE D'ARGENTAL 3.
16 juillet.
Je crois que M. de Courteilles est à la campagne pardonnezmoi si je vous adresse ce paquet pour Lekain.
J'écris donc à M. d'Aguesseau, puisque vous l'ordonnez. L'affaire de La Beaumelle est grave. C'est un monstre. Lavaysse le père a été assez affligé qu'il ait séduit sa fille. Il est 1. Cette lettre à d'Aguesseau, dont Voltaire reparle dans la lettre 6949, manque.
2. Ce n'est pas celui de Chaudon, mais celui de Barrai et Guibaud, dont nous avons déjà parlé tome XXVIII, page 527; et XXIX, 279.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
l'éditeur des lettres affreuses imprimées sous mon nom. Mais comment souffre-t-on qu'il traite Louis XIV, le régent et le duc de Bourbon d'empoisonneurs? Comment au moins ne lui impose-t-on pas silence? Ah mon cher ange, qu'il y a des gens de lettres indignes de ce nom Cela empoisonne la fin de ma vie. · 6942. A M. LEKAIN.
17 juillet.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 8 de juillet. J'attends tous les jours l'édition des Scythes, faite à Lyon, pour vous l'en-. voyer c'est la seule à laquelle on doive se tenir. Elle est faite entièrement selon les vues de M. d'Argental on a fait tout ce qu'on a pu pour profiter de ses observations judicieuses. Il est vrai que le rôle que vous voulez bien jouer dans cette pièce ne convient pas tout à fait à vos grands talents, et n'a pas ce sublime et cette terreur que vous savez si bien mettre sur la scène. Athamare est un très-jeune homme, amoureux, vif, pétulant dans sa tendresse, un jeune petit cheval échappé, et puis c'est tout. Il est fait pour un petit blondin nouvellement entré au service; mais vous savez vous plier à toute sorte de caractères.
Si vous jouez le Droit du seigneur, comme je l'espère, je donne le rôle d'Acanthe à MUe Doligny, celui de Colette à Mlle Luzy, celui du fermier Mathurin à M. Monfoulon ce sont les dispositions que M. d'Argental a faites lui-même.
A l'égard d'Olympie, je suis persuadé que cette pièce, remise au théâtre, vous vaudra quelque argent mais il est absolument nécessaire de la jouer comme je l'ai faite, et non pas comme Mlle Clairon l'a défigurée. Elle a cru devoir sacrifier la pièce à son rôle, supprimer et changer des vers dont la suppression ou le changement ne forme aucun sens. On a surtout dépouillé le cinquième acte de ce qui en faisait toute la terreur et l'intérêt. Une actrice assez bonne, qui a joué Olympie à Genève, ayant restitué tous les endroits supprimés ou altérés par MUe Clairon, a eu un succès si prodigieux que la pièce a été jouée six jours de suite.
Si vous jouez l'Orphelin de la Chine, je vous prie très-instamment de la donner aussi telle qu'elle est imprimée dans l'édition des Cramer. Vous devez avoir cette édition et, si vous ne l'avez pas, elle est chez M. d'Argental.
Voici encore un petit mot pour l'Écossaise, que je vous prie de
donner à l'assemblée. Nous allons ce soir jouer POrphelin de la Chine. M. de Chabanon et M. de La Harpe travaillent pour vous de toutes leurs forces. J'aurai du moins le plaisir de voir mes amis soutenir le théâtre auquel mon grand âge, mes maladies, et peut-être encore plus mes ennemis, me forcent de renoncer. Je vous embrasse de tout mon cœur.
6943. A M. DEPARCIEUX'.
A Ferney, le 17 juillet.
Vous avez dû, monsieur, recevoir des éloges et des remerciements de tous les hommes en place vous n'en recevez aujourd'hui que d'un homme bien inutile, mais bien sensible à votre mérite et à vos grandes vues patriotiques. Si ma vieillesse et mes maladies m'ont fait renoncer à Paris, mon cœur est toujours votre concitoyen. Je ne boirai plus des eaux de la Seine, ni d'Arcueil, ni de l'Yvette, ni même de l'Hippocrène mais je m'intéresserai toujours au grand monument que vous voulez élever. Il est digne des anciens Romains, et malheureusement nous ne sommes pas Romains. Je ne suis point étonné que votre projet soit encouragé par M. de Sartines. Il pense comme Agrippa mais l'Hôtel de Ville de Paris n'est pas le Capitole. On ne plaint point son argent pour avoir un Opéra-Comique, et on le plaindra pour avoir des aqueducs dignes d'Auguste. Je désire passionnément de me tromper. Je voudrais voir la fontaine d'Yvette former un large bassin autour de la statue de Louis XV; je voudrais que toutes les maisons de Paris eussent de l'eau, comme celles de Londres. Nous venons les derniers en tout. Les Anglais nous ont précédés et instruits en mathématiques, les Italiens en architecture, en peinture, en sculpture, en poésie, en musique; et j'en suis fâché.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime infinie que vous méritez, et avec la reconnaissance d'un concitoyen, monsieur, votre, etc. VOLTAIRE.
1. Antoine Deparcieux, né le 28 octobre 1703, à Cessouï, diocèse d'Uzès, associé de l'Académie des sciences depuis 1746, mort le 2 septembre 1768, avait publié des Mémoires sur la possibilité et la facilité d'amener auprès de l'Estrapade à Paris les eaux de la rivière d'Yvette, 1763, in-i". 11 a donné un Troisième Mémoit'e sur le projet d'amener l'Yvette d Paris, 1768, in-12.
6944. A M. DAMILAVILLE 1.
18 juillet.
Mon cher ami, ce qu'un homme qui a été historiographe de France doit à la maison royale, à la patrie, à la vérité, m'a forcé de publier ce mémoire. Les nouvelles accumulations des horreurs de La Beaumelle m'ont imposé ce devoir. Je suis fâché que ce coquin ait séduit et épousé la fille de l'avocat Lavaysse mais il faut savoir réprimer le crime de la même main dont on soutient l'innocence. Cela est triste, mais cela est indispensable. J'ai écrit à M. d'Aguesseau je n'ai pas un moment à moi. Je fais la guerre en mourant.
6945. A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 2. A Ferney, 18 juillet.
Madame, les nouvelles horreurs de La Beaumelle contre votre auguste maison, et contre ce que nous avons de plus respectable dans le monde, m'obligent de mettre à vos pieds ce mémoire. Je demande à Votre Altesse sérénissime la permission de confirmer la vérité de la conduite que ce malheureux tint à Gotha. Cela est important pour ma justification, et j'espère que Votre Altesse sérénissime ne refusera pas cette grâce à un vieillard qui lui est si attaché. Agréez, madame, la reconnaissance et le profond respect que je dois à Votre Altesse sérénissime. Le Suisse V.
6946. A M. LE PRINCE DE CONDÉ 3.
Au château de Ferney, par Genève, 20 juillet.
Monseigneur, je suis trop respectueusement attaché à votre auguste nom, et à la personne de Votre Altesse sérénissime, pour ne pas lui donner avis que La Beaumelle, retiré à présent au pays de Foix, dans la petite ville de Mazères, fait réimprimer à Avignon le livre abominable 4 dans lequel ce calomniateur ose accuser monseigneur le duc, votre père, d'avoir fait assassiner 1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, né le 9 août 1736, mort le 13 mai 1818.
4. Le Siècle de Louis Xi V, annoté par La Beaumelle.
le sieur Vergier i, ancien commissaire de marine. Cette horreur, jointe à tant d'autres, doit certainement être réprimée. L'audace criminelle de ce misérable donne du cours à ses livres, surtout dans les pays étrangers. Je suis persuadé que si Votre Altesse sérénissjnie daigne dire ou faire dire un mot à M. de SaintFlorentin, on préviendra aisément cette nouvelle édition. Vous verrez, monseigneur, dans le Mémoire ci-joint, la page où ce coquin ose ainsi vous outrager. Vous y verrez ses autres crimes. Jamais l'abus de l'imprimerie n'a rien produit de si coupable. Les sentiments que la France a pour votre personne autorisent la liberté que je prends.
Je suis avec un profond respect, etc.
6947. DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 21 juillet.
Il est juste, mon cher confrère, de vous laisser une seconde fois la satisfaction d'annoncer vous-même à M. de La Harpe qu'il a remporté le prix d'éloquence, d'une voix unanime5; ce jugement a été porté dans notre assemblée d'hier. Il avait vingt-neuf concurrents, parmi lesquels on dit qu'il y en avait de redoutables; mais aucun n'a tenu devant lui, et son discours est infiniment supérieur à tous les autres. Je le regarde comme un des meilleurs que l'Académie ait encore couronnés, et je ne doute point que le public n'en porte le même jugement.
Faites-lui, je vous prie, mon compliment sur ce nouveau succès, qui, vraisemblablement, ne sera pas le dernier, à en juger par le vol qu'il prend dans la littérature, et que je vois avec le plaisir que me donne l'intérêt que je prends à lui. Je me flatte qu'il en est bien persuadé. Il faut qu'il écrive à notre secrétaire, qui lui fera tenir, à son choix, ou la médaille, ou l'argent dela médaille. Il serait bien juste que notre libraire lui donnât encore, pour ce beau et bon discours, un honoraire convenable; mais une loi, que je trouve très-injuste, rend notre libraire propriétaire des discours qui ont remporté le prix; il ne tiendra pas à moi qu'elle ne soit réformée par la suite, ainsi que la loi absurde de l'approbation des docteurs 3. A propos de docteurs, j'ai remarqué, dans le discours de M. de La Harpe, quelques lignes rayées qui me paraissent être de leur besogne; il me semble qu'en cela ils ont passé leurs pouvoirs, les endroits rayés ne regardant ni la religion ni les mœurs; j'en conférerai avec quelques-uns de nos amis, et je verrai si ces endroits-là ne peuvent pas se rétablir à l'impression. Au reste, le fourrage 1. Voyez tome XIV, page 142; et XV, 120.
2. Voyez tome XLIV, page 546.
3. Voyez une des notes sur la lettre 6939.
qu'ils ont fait est peu de chose, et le discours n'y perdra rien ou presque rien. Il n'y a pas, en tout, la valeur de six lignes effacées.
Je vous prie de dire au neveu de l'abbé Bazin que j'ai lu avec un grand plaisir la Défense de feu son oncle; mais qu'il aurait bien dû me l'envoyer, ainsi que tout ce qu'il fait d'ailleurs. On parle d'un roman intitulé l'Ingénu, que j'ai grande envie de lire. L'abbé Bazin, dont j'étais l'ami intime, m'a recommandé, en mourant, à ce neveu, qui doit respecter les volontés de son oncle, et avoir quelque égard pour ses plus zélés admirateurs. Je prie aussi ce neveu de me dire où en est la deuxième édition de la Destruction*, et si je pourrai en avoir un exemplaire. Adieu, mon cher maître; je vous embrasse de tout mon cœur.
6948. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
22 juillet.
Ah mon respectable ami, mon cher ange, qu'il y a une différence immense entre les sentiments des sociétés de Paris et le reste de l'Europe! Il y a bien des espèces d'hommes différentes et quiconque a le malheur d'être un homme public est obligé de répondre à tous.
Vous me mandez, dans votre lettre du 15 de juillet, que La Beaumelle est oublié, tandis qu'il y a sept éditions de ses calomnies dans les pays étrangers et que tous les sots, dont le monde est plein, prennent ses impostures pour des vérités. Il est triste en effet que La Beaumelle soit le beau-frère de Lavaysse sa sœur a fait cet indigne mariage malgré son père. Mais dois-je me laisser déshonorer par un scélérat dans toute l'Europe, parce que ce malheureux est le beau-frère d'un homme à qui j'ai rendu service? N'est-ce pas au contraire à Lavaysse de forcer ce malheureux à rentrer dans son devoir, s'il est possible? La Beaumelle a fait commencer secrètement une nouvelle édition de ses infamies dans Avignon. Le commandant du pays de Foix est chargé, par M. le comte de Saint-Florentin, de le menacer des plus grands châtiments, mais cela ne le contiendra point c'est un homme de la trempe des d'Éon et des Vergy il niera tout, et il en sera quitte pour désavouer l'édition. Je n'ai de ressource que dans une justification nécessaire. Je n'envoie mon Mémoire* qu'aux personnes principales de l'Europe, dont les noms sont 1. L'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites.
2. De Gudane.
3. Celui qui est tome XXVI, page 355.
intéressés dans les calomnies que La Beaumelle a prodiguées je remplis un devoir indispensable.
A l'égard des Scythes, je suis indigné de la lenteur du libraire de Lyon. Il me mande qu'enfin l'édition sera prête cette semaine mais il m'a tant trompé que je ne peux plus me fier à lui. Un libraire d'une autre ville veut en faire encore une nouvelle édition. On n'imprime pas, mais on joue les Illinois. Nous avons joué ici l'Orphelin de la Chine; mais, Dieu merci, nous ne l'avons pas donné tel qu'on me fait l'affront de le représenter à Paris. Je ne sais si de Belloy a raison de se plaindre 1; mais, pour moi, je me plains très-fort d'être défiguré sur le théâtre et par Duchesne. Je me flatte que vos bontés pour moi ne se démentiront pas. Vous m'avouerez qu'il est désagréable que les comédiens, qui m'ont quelques obligations, prennent la licence de jouer mes pièces autrement que je ne les ai faites. Quel est le peintre qui souffrirait qu'on mutilât ses tableaux?
Ayez soin de votre santé, mon cher ange; portez-vous mieux que moi, et je serai consolé d'avoir une santé détestable. 6949. A' M. DAMILAVILLE.
22 juillet.
Je ne puis que vous répéter, mon cher ami, que je suis trèsfàché que Lavaysse soit le beau-frère de La Beaumelle, mais que ce n'est pas une raison pour que je me laisse accabler par les calomnies de ce malheureux. Mon Mémoire*, présenté aux, ministres, a eu déjà une partie de l'effet que je désirais. Le commandant du pays de Foix a envoyé chercher La Beaumelle, et l'a menacé des plus grands châtiments mais cela ne détruit pas l'effet de la calomnie. Le devoir des ministres est de la punir. Le mien est de la confondre. Je ne sais ni pardonner aux pervers ni abandonner les malheureux. J'enverrai de l'argent à Sirven il n'a qu'à parler.
M. Marin a dû vous faire tenir un paquet c'est la seule voie dont je puisse me servir. J'ai écrit à M. d'Aguesseau3. On m'assure que la Sorbonne lâchera toujours son décret contre Bélisaire. Il est difficile de comprendre comment un corps entier s'obstine à se rendre ridicule. Bélisaire est traduit dans 1. Voyez lettre 6929.
2. Il est tome XXVI, page 355.
3. Cette lettre, dont il a déjà été parlé dans le u" 6940, manque.
presque toutes les langues de l'Europe. L'impératrice de Russie m'écrit, de Casan en Asie 1, qu'on y imprime actuellement la traduction russe.
Je suis assailli mon cher ami, à droite et à gauche. Je vous embrasse en courant, mais très-tendrement.
6950. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 22 juillet.
Je me flatte, monseigneur, que c'est par votre ordre que M. de Gudane, commandant au pays de Foix, a fait de justes menaces à La Beaumelle mais ces menaces ne l'empêchent pas de faire secrètement réimprimer dans Avignon les calomnies affreuses qu'il a vomies contre la maison royale, et contre tout ce que nous avons de plus respectable en France. Après le crime de Damiens, je n'en connais guère de plus grand que celui d'accuser Louis XIV d'avoir été un empoisonneur, et de vomir des impostures non moins exécrables contre tous les princes. J'ignore si vous êtes actuellement à Paris ou à Bordeaux mais, en quelque endroit que vous soyez, vos bontés me sont bien chères, et j'espère qu'elles feront toujours la plus grande douceur de ma retraite. Je compte sur votre protection pour les Scythes à Fontainebleau j'aurai l'honneur de vous envoyer la nouvelle édition qu'on fait à Lyon. Je vous demanderai qu'il ne soit pas permis aux comédiens de mutiler mes pièces. Vous savez qu'il y a des gens qui croient en savoir beaucoup plus que moi, et qui substituent leurs vers aux miens. Je ne fais pas grand cas de mes vers; mais enfin j'aime mieux mes enfants tortus et bossus, que les beaux bâtards que l'on me donne.
Je ne sais pas encore quelles sont vos résolutions sur Galien. Il y a longtemps que je ne l'ai vu il est presque toujours à Genève. Si j'avais cru que vous le destinassiez à être votre secrétaire, je l'aurais engagé à former sa main mais comme vous ne m'avez jamais répondu sur cet article, et que je n'ai point d'autorité sur lui, je me suis borné à le traiter comme un homme qui vous appartient, sans prendre sur moi de lui rien prescrire. Je souhaite toujours qu'il se rende digne de vos bontés. Je n'ai que des nouvelles fort vagues touchant le curé de Sainte-Foy2 et les protestants qui sont en prison. Cette affaire 1. C'est la lettre 6899.
.2. Voyez lettres 6923 et 6960.
m'intéresse, parce qu'elle peut beaucoup nuire à celle des Sirven, qui se jugera à Compiègne.
Je vous supplie de conserver vos bontés au plus ancien serviteur que vous ayez, et au plus respectueusement attaché. 6951. A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Le 24 juillet.
Mes chers patrons d'Hornoy, je suis toujours prêt à aller trouver le duc de Wurtemberg, et je ne pars point. Mauvaise santé, travaux nécessaires, affaires qui m'ont traversé tout s'est opposé jusqu'à présent à mon voyage.
Il est vrai que Mme Denis a donné de belles fêtes, mais je suis trop vieux et trop malade pour en faire les honneurs. Je crois que l'affaire des Sirven sera jugée à Compiègne à la fin du mois, et nous espérons qu'elle le sera favorablement. Ce sera une seconde tête de l'hydre du fanatisme abattue.
Je profite de l'adresse que vous m'avez donnée pour vous envoyer un petit mémoire qui regarde un peu votre pays de Languedoc. Il a déjà eu son effet. M. de Gudane, commandant au pays de Foix, a menacé le sieur La Beaumelle de le mettre pour le reste de sa vie dans un cachot s'il continuait à vomir ses calomnies.
Je ne sais point encore de nouvelles du procès de M. de Beaumont. Son affaire est bien épineuse, et il est triste qu'il réclame en sa faveur la sévérité des mêmes lois contre lesquelles il a paru s'élever, avec l'applaudissement du public, dans le procès des Calas et des Sirven.
MM. de Chabanon et de La Harpe sont toujours à Ferney; cela vous vaudra deux tragédies nouvelles pour 'votre hiver. Pour moi, je suis hors de combat, mais j'encourage les combattants.
Aimez-moi toujours un peu, et soyez sûrs de ma tendre amitié. 6952. A M. C H. DU C.,
GOUVERNEUR, POUR LE ROI, D'ANDELY.
Au chàteau de Ferney, près Genève, 24 juillet.
L'honneur que vous m'avez fait, monsieur, de'me choisir pour m'apprendre qu'il y a à Andely une maison où a logé quelque temps le grand-oncle de M"e Corneille, que j'ai le bonheur
d'avoir chez moi, et qui est très-bien mariée, exigeait de moi une réponse plus prompte1. Je vous prie d'excuser un vieillard malade, qui a presque perdu la vue je n'en suis pas moins sensible à votre intention.
J'ai l'honneur d'être, etc.
VOLTAIRE,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.
6953. DE M. ROUSSEAU,
CONSEILLER DE LA COUR DE GOTIIA
A M. LA BEAUSiELLE î.
De Gotha, ce 24 juillet 1767.
Monsieur, l'indisposition de Son Altesse sérénissime madame la duchesse l'empêche de répondre elle-même à votre lettre du 18 juin, dans laquelle vous vous plaignez, monsieur, d'un outrage qu'on a fait à votre réputation, en recourant à son témoignage et à celui de monseigneur le duc. Elle m'a a ordonné de vous assurer, de sa part et en son nom, qu'elle se rappelait trèsbien d'avoir dit à M. de Voltaire que vous étiez parti de Gotha avec une gouvernante d'enfants qui s'était éclipsée furtivement de la maison de sa maîtresse après s'être rendue coupable de plusieurs vols, mais qu'elle ne lui a jamais dit, ni qu'elle n'avait jamais cru que vous eussiez la moindre part aux vols et à la mauvaise conduite de cette personne. Voilà le témoignage qu'elle croit devoir rendre à la vérité.
Après m'être acquitté des ordres de Son Altesse sérénissime madame la duchesse, permettez-moi, rronsieur, de vous témoigner la part que je prends à ce qui vous arrive, et de vous représenter en même temps combien il doit être désagréable à des souverains qui aiment les sciences, et qui protègent et accueillent ceux qui les cultivent, de voir après cela qu'on fasse intervenir leurs noms dans les tracasseries qui font si peu d'honneur aux gens de lettres.
J'ai l'honneur d'être, avec une parfaite considération, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
ROUSSEAU.
6954. – A M. TABAREAU,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DES POSTES, A LYON.
27 juillet.
Il a été avéré, mon cher monsieur, que c'est La Beaumelle qui me fit écrire la lettre anonyme dont je me plaignis 3 il y a trois 1. La lettre du gouverneur d'Andely était du 21 juin.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. Voyez lettre 6928; mais cette lettre n'a pas un mois de date Voltaire veut peut-être parler de la pièce que nous avons mise tome XXVI, page 191.
mois. M. le comte de Saint-Florentin l'a fait avertir qu'on le remettrait dans un cul de basse-fosse s'il continuait ce manége. Il est bien triste pour moi que cette aventure m'ait privé du bonheur de m'approcher de vous.
Voici le troisième chant de la très-ridicule Guerre de Genève l je crois qu'on m'a volé le second. Un misérable capucin, trèsdigne, s'étant échappé de son couvent en Savoie, et s'étant réfugié chez moi, m'a volé, au bout de deux ans, des manuscrits, de l'argent et des bijoux. Son nom est Bastian il s'appelait chez moi Ricard. Il porte encore un habit rouge que je lui ai donné. Il est à Lyon depuis quelques jours; c'est lui probablement qui a fait courir ce second chant. Il faut l'abandonner à la vengeance de saint François d'Assise.
Savez-vous que le roi d'Espagne a mandé au roi de France que les jésuites avaient fait un complot contre la famille royale? Voilà d'étranges gens, et la religion est une belle chose On m'a mandé, des frontières d'Espagne, il y a longtemps, que les jésuites n'étaient pas les seuls moines coupables. Il ont été jusqu'à présent les seuls punis; espérons en la justice de Dieu sur toute cette abominable racaille.
Ne pourriez-vous point, monsieur, vous faire informer secrètement s'il n'y a point quelque négociant protestant à Beaujeu, ou même quelque prédicant secret? S'il y en a un à Lyon, comment s'appelle-t-il? comment pourrais-je parvenir à avoir une liste des négociants languedochiens protestants qui sont à Lyon? à qui pourrais-je m'adresser?
Le prétendu Pierre 111 commence à faire du bruit dans le monde, mais il n'en fera pas longtemps; il ressemblera aux ouvrages nouveaux. On rapporte lundi l'affaire des Sirven. 6955. A M. L'ABBÉ COGER s.
27 juillet.
Vous êtes bien à plaindre, monsieur, de vous acharner à calomnier des citoyens et des académiciens que vous ne pouvez connaître.
1. Voyez tome IX.
2. Plusieurs imposteurs ont pris le nom de Pierre III le seul célèbre est Pugatschef, qui fut mis à mort en 1775; voyez les lettres de Catherine à Voltaire des 22 octobre-2 novembre 1774, et du 29 décembre 1774-9 janvier 1775. 3. Voyez tome XXI, page 357.
Vous m'imputez, dans votre critique de Bélisaire, à la gloire duquel vous travaillez, vous m'imputez, dis-je, un poëme sur la Religion naturelle. Je n'ai jamais fait de poëme sous ce titre. J'en ai fait un, il y a environ trente ans, sur la Loi naturelle 1, ce qui est très-différent.
Vous m'imputez un Dictionnaire philosophique, ouvrage d'une société de gens de lettres, imprimé sous ce titre, pour la sixième fois, à Amsterdam, qui est une collection de plus de vingt auteurs, et auquel je n'ai pas la plus légère part.
Page 96, vous osez profaner le nom sacré du roi, en disant que Sa Majesté en a marqué la plus vive indignation à M. le président Hénault et à M. Capperonnier*. J'ai en main la lettre de M. le président Hénault qui m'assure que ce bruit odieux est faux. Quant à M. Capperonnier, j'atteste sa véracité sur votre imposture. Vous avez voulu outrager et perdre un vieillard de soixante et quatorze ans, qui ne fait que du bien dans sa retraite il ne vous reste qu'à vous repentir.
6956. A M. MOREAU DE LA ROCHETTE». 3.
Au château de Ferney, 27 juillet.
Je vous remercie, monsieur, de toutes vos bontés; j'ai pris aussi la liberté d'adresser mes remerciements à monsieur le contrôleur général.
Les platanes dont vous me parlez ne réussissent pas mal dans nos cantons je planterais volontiers cinquante érables et cinquante platanes; mais je ne veux pas abuser de vos offres obligeantes. Je tâcherai de préparer si bien la terre que, malgré les fortes gelées auxquelles nous sommes exposés dès le mois de novembre, j'espère donner une bonne éducation aux enfants que voulez bien me confier. Je vois avec bien du plaisir combien vous êtes utile à la France, et je suis pénétré de la reconnaissance que je vous dois.
C'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIRE.
1. Voyez tome IX.
2. Voyez lettre 6963.
3. Voyez lettre 6901.
6957. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
29 juillet.
Mon divin ange, vos Scythes de Lyon sont prêts; j'y ai fait tout ce que j'ai pu. Je pense que les Illinois ayant voulu imiter les Scythes dans le cinquième acte, il sera bon de ne les jouer qu'une seule fois avant Fontainebleau, deux fois tout au plus. Vous avez peut-être vu la nouvelle édition du Coger, régent au collége Mazarin, contre Bélisaire. Pourquoi me fourre-t-il là? pourquoi une si étrange calomnie ? est-il permis de prostituer ainsi le nom du roi? Et cela s'imprime avec permission et on me dit Méprisez ces sottises laissez-vous calomnier laissez-nous en rire. Quant à La Beaumelle, qui est de la clique de Fréron, les avoyers de Berne, plus essentiellement outragés que moi dans les ouvrages de ce misérable, viennent de s'en plaindre à M. de Choiseul. Si j'étais souverain à Berne, je ne me plaindrais pas. Mon cher ange, mettez-moi aux pieds de mes deux protecteurs, et soyez le troisième.
6958. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, le 31 juillet.
J'ai cru avec le public que vous aviez changé de domicile. Des lettres de Paris nous assuraient que vous alliez vous établir à Lyon 1, et j'attribuais votre long silence à votre déménagement; la cause que vous en alléguez s est bien plus fâcheuse.
Le poëme sur les Genevois3 m'était parvenu par Thieriot. Je n'en ai que deux chants; vous me feriez plaisir de m'envoyer l'ouvrage entier. J'admirais, en le lisant, ce feu d'imagination que les frimas de la Suisse et le froid des ans n'ont pu éteindre; et, comme cet ouvrage est écrit avec autant de gaieté que de chaleur, je vous croyais plus vivant que jamais. Enfin vous êtes échappé de ce nouveau danger, et vous allez sans doute nous régaler de quelque poëme sur le Styx, sur Caron, sur Cerbère, et sur tous ces objets que vous avez vus de si près. Vous nous devez la relation de ce voyage vous vous trouverez à votre aise en la faisant, instruit par l'exemple de tant de voyageurs qui no se sont pas gênés en nous racontant ce qu'ils n'ont jamais vu dans des pays réels. Votre champ vous fournit la mythologie, la théologie et la métaphysique. Quelle carrière pour l'imagination 1 Mais revenons à ce monde-ci.
1. Voyez lettres 6859 et 6865.
2. La très-légère attaque d'apoplexie dont il parle page 1.
3. La Guerre civile de Genève.
On y vieillit prodigieusement, mon cher Voltaire; tout a bien changé depuis le temps passé que vous vous rappelez. Mon estomac, qui ne digère presque plus, m'a contraint de renoncer aux soupers. Je lis le soir, ou je fais conversation. Mes cheveux sont blanchis, mes dents s'en vont, mes jambes sont abîmées par la goutte. Je végète encore, et je m'aperçois que le temps fixe une différence sensible entre quarante et cinquante-six ans. Ajoutez à cela que depuis la paix j'ai été surchargé d'affaires, de sorte qu'il ne me reste dans la tête qu'un peu de bon sens, avec une passion renaissante pour les sciences et pour les beaux-arts. Ce sont eux qui font ma consolation et ma joie.
Votre esprit est plus jeune que le mien; sans doute que vous avez bu de la fontaine de Jouvence, ou vous avez trouvé quelque secret ignoré des grands hommes qui vous ont devancé.
Vous allez retravailler le Siècle de Louis XIV; mais n'est-il pas dangereux d'écrire les faits qui tiennent à nos temps? C'est l'arche du Seigneur, il ne faut pas y toucher. Ceci me donne lieu de vous proposer un doute que je vous prie de résoudre. On dit le siècle d'Auguste, le siècle de Louis XIV jusqu'à quel temps doit s'étendre ce siècle ? combien avant la naissance de celui qui lui donne son nom, et combien après sa mort? Votre réponse décidera un petit différend littéraire qui s'est élevé ici à cette occasion. J'envie à Lentulus le plaisir qu'il a eu de vous voir. Comme vous me parlez de lui, je suppose qu'il aura été à Ferney. Il vous aura vu facie ad faciem, comme le grand Condé mourant espérait voir Dieu 1. Pour moi, je ne vois rien que mon jardin. Nous avons célébré des noces2, et puis des fiançailles 3. J'établis ma famille. J'ai plus de neveux et de nièces que vous n'en avez. Nous menons tous une vie paisible et philosophique. On parle aussi peu des dissidents et de ce qu'ils décideront que des Genevois et des héros qui les entourent. Toutefois j'ai appris avec plaisir qu'on les laisse tranquilles. S'ils sont sages, ils auront hâte de s'accommoder, et de ne plus rechercher dorénavant l'arbitrage de voisins plus puissants qu'eux.
Vivez donc pour l'honneur des lettres; que votre corps puisse se rajeunir comme votre esprit, et si je ne puis vous entendre, que je puisse vous lire, vous admirer, et faire des vœux pour le patriarche de Ferney! FÉDERIC4.
1. Bossuet, Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé. 2. Celles de la princesse Louise-Henriette-Wilhelmine, fille cadette de Henri, margrave de Schwedt, avec Léopold-Frédéric-François, prince régnant d'Anh altDessau. Elles furent célébrées le 25 juillet.
3. Le 27 eurent lieu les fiançailles de la princesse Wilhelmine, fille du prince de Prusse défunt, avec Guillaume, prince d'Orange.
4. Il y a ici, dans Beuchot, une lettre d un ministre d'État qui n'est qu'un abrégé de la lettre au duc de Choiseul, du 13 juillet 1761; voyez tome XLI, page 364.
6959. A M. LE COMTE DE WARGEMONT'.
A Ferney, 1" auguste.
J'ai reçu, monsieur, la lettre dont vous m'honorez du 22 juillet, mais non pas celle que vous m'annoncez du 21 par le major de la légion. Il faut qu'elle ait été perdue avec quelques autres. Vous aviez bien raison, monsieur; le livre intitulé les Hommes n'est pas fait par un homme fin. Si celui du Soldat aux gardes était en effet d'un soldat, il faudrait le faire aide-major; mais je soupçonne qu'il est du chevalier de La Tour, qui l'a mis, pour se réjouir, sous le nom d'un caporal de sa compagnie. Ce caporal m'a envoyé le livre avec une belle lettre, et j'ai encore peine à le croire l'auteur.
Je suis pénétré de vos bontés; je voudrais pouvoir les mériter mais un pauvre anachorète ne peut vous présenter que ses regrets et son respect. Agréez, monsieur, ces sentiments de votre très-humble, etc.
6960. A M. DAMILAVILLE.
1er auguste.
Mes associés, monsieur, vous ont envoyé ce que vous demandez, et ce qui vous était dû. Si rien ne vous est parvenu, il ne faut s'en prendre qu'à l'interruption du commerce car il est plus difficile, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, d'envoyer des ballots de ce pays-ci que d'en recevoir. Les bijouteries sont surtout prohibées.
J'ai vu votre ami à la campagne il traîne une vie assez languissante. Je lui ai parlé du sieur La Beaumelle, en conformité devotre lettre du 25 de juillet; il m'a dit que ce malheureux étant sur le point de faire réimprimer ses calomnies contre tout ce que nous avons de plus respectable', on s'était trouvé dans la nécessité de présenter l'antidote contre le poison que cela ne se pouvait faire décemment que par un mémoire historique 3, lequel n'a été adressé qu'aux personnes intéressées, aux ministres, et aux gens de lettres. S'il avait été possible que le jeune M. Lavaysse eût mis un frein à la démence horrible de son beau1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Voyez lettres 6946 et 6950.
3. C'est celui qui est tome XXVI, page 355.
frère, et si le repentir avait pu entrer dans l'âme d'un homme aussi méchant et aussi fou, on aurait pris d'autres mesures. L'aventure de Sainte-Foy' est très-vraie, et on informe criminellement depuis un mois. L'évêque d'Agen a jeté un monitoire: il y a beaucoup de protestants en prison. On ne sait pas un mot de tout cela à Paris. Il y aurait cinq cents hommes de pendus en province que Paris n'en saurait pas un seul mot; mais le ministère en est très-instruit.
Vous avez dû recevoir de votre ami la copie de la lettre qu'il a écrite au sieur Coger 2. Il m'a dit qu'il était obligé de faire la guerre toute sa vie, mais que c'était l'état du métier. Il vous est toujours bien tendrement attaché. Toute ma famille vous présente ses obéissances. Est-il vrai que mon ancien compatriote Jean-Jacques Rousseau est établi en Auvergne?
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec les sentiments les plus inviolables, votre, etc.
BOURSIER.
6961. A M. D'ALEMBERT.
3 auguste.
Il faut que je vous dise ingénument, mon cher philosophe, qu'il n'y a point d'Ingénu, que c'est un être de raison je l'ai fait chercher à Genève et en Hollande ce sera peut-être quelque ouvrage comme le Compère Matthieu. L'ami Coge pecus 3 fait apparemment courir ces bruits-là, qui ne rendront pas sa cause meilleure. Vous voyez l'acharnement de ces honnêtes gens leur ressource ordinaire est d'imputer aux gens des Ingénus pour les rendre suspects d'hérésie, et malheureusement le public les seconde, car s'il paraît quelque brochure avec deux ou trois grains de sel, même du gros sel, tout le monde dit: C'est lui, je le reconnais; voilà son -style; il mourra dans sa peau comme il a vécu. Quoi qu'il en soit, il n'y a point d'Ingénu, je n'ai point fait PIngènv, je ne l'aurai jamais fait; j'ai l'innocence de la colombe, et je veux avoir la prudence du serpent'.
En vérité, je pense que vous et moi nous avons été les seuls qui aient prévu que la destruction des jésuites rendrait les jansénistes trop puissants. Je dis d'abord, et même en petits vers, qu'on 1. Voyez lettre 6923.
2. La lettre 6955.
3. L'abbé Coger (voyez tome XXI, page 357), auteur de l'Examen de Bélisaire, 1767, in-12.
4. Matthieu, x, 16.
nous avait délivrés des renards pour nous abandonner aux loups1. Vous savez que la chasse aux loups est beaucoup plus difficile que la chasse aux renards; il y faut du gros plomb pour moi, qui ne suis qu'un vieux mouton, j'achève mes jours dans ma bergerie, en vous priant d'armer les pasteurs, et de les exciter à défendre le troupeau.
J'attends avec impatience votre réponse sur Coge pecus. Ce ne sont pas ces cuistres-là qui sont les plus dangereux. Les trompettes ne sont pas à craindre, mais les généraux le sont. Les honnêtes gens ne peuvent combattre qu'en se cachant derrière les haies. Il y a des choses qui affligent cependant il faut vivre gaiement; c'est ce que je vous souhaite au nom du père, etc, en vous embrassant de tout mon cœur.
6962. A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA q. A Ferncy, le 3 auguste 1767.
Madame, mon attachement pour Votre Altesse sérénissime, qui durera autant que ma vie, a réveillé, il est vrai, ma sensibilité à la vue d'une nouvelle édition de La Beaumelle, dans laquelle il renouvelle les insolences qu'il osa vomir, il y a plusieurs années, contre votre auguste maison. Plusieurs étrangers même s'en sont plaints à notre ministère. Il est bien surprenant qu'un tel homme ait eu la hardiesse d'écrire3 à Votre Altesse sérénissime. On lui a fait parler par M. le marquis de Gudane, commandant du pays de Foix, où il est exilé on a supprimé son édition, et on l'a menacé, de la part du roi, de le punir trèssévèrement s'il écrivait avec une pareille licence. Les autres personnes intéressées n'ont pas été aussi indulgentes que vous, madame, parce qu'elles ne sont pas comme vous au-dessus de ces outrages. Plus vous êtes grande, plus vous êtes clémente. Il résulte de la lettre qu'on a daigné écrire à cet homme, en votre nom, qu'il partit de vos États avec une misérable servante4 4 voleuse. Il appartient bien à un tel homme de parler des princes et de les juger Votre nom respectable est mêlé dans ses ou-.vrages à ceux de Louis XIV et de toute la maison royale, infini1. Voyez tome XLII, page 505.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. Le 18 juin. C'est le conseiller Rousseau qui lui répondit le 24 juillet, au nom de la duchesse; voyez lettre 6952.
4. Une gouvernante d'enfants, nommée Schwecker.
ment plus outragée que Votre Altesse sérénissime. De tous ceux qu'il a insultés, il n'a osé écrire qu'à votre personne, tant il a compté sur la bonté de votre caractère et sur votre clémence. Pour moi, je ne puis que garder le silence et ne point profaner votre nom par une justification qui est trop au-dessous de ce nom, qui m'est sacré. Cette petite affaire m'avait fait sortir de ma léthargie. Je me suis ranimé au bord de mon tombeau pour renouveler à Votre Altesse sérénissime les protestations de mon inviolable attachement et de mon profond respect. Le vieux Suisse V.
6963. DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 4 auguste.
Tranquillisez-vous, mon cher maitre. Aussitôt votre billet reçu1, j'ai volé chez Capperonnier, qui est un galant homme; il m'a dit vous avoir déjà fait une réponse qui a dû calmer vos inquiétudes; il est aussi indigné que vous et moi de l'insolence du maraud qui s'est avisé de le mettre en jeu. Je sais que le président Hénault pense de même, et je ne doute pas que M. Lebeau, tout janséniste et dévot qu'il est, ne vous donne la liberté que Coge pecus a prise de le citer. Au fond, cette tracasserie vous tourmente plus qu'elle ne vaut, et je ne puis surtout approuver la peine que vous avez prise d'écrire à ce cuistre de collége une lettre 3 dont il se glorifiera, et qui lui fera croire que vous le craignez. Je suis toujours étonné que vous ne sentiez pas votre force, et que vous ne traitiez pas tous les polissons qui vous attaquent comme vous avez fait Aliboron. A votre place, je me serais contenté d'avoir le désaveu du président Hénault, qui, par parenthèse, doit se plaindre à M. de Sartines, de Capperonnier et de Lebeau, et j'aurais ensuite publiquement donné à Coger un démenti bien formel, supposé encore que la chose en vaille la peine car répondre à cette canaille, c'est lui donner l'existence qu'elle cherche. Capperonnier ignorait, sans votre lettre, que Coger'eût écrit, et qu'il y eût une critique de Bélisaire où il est cité. J'ai reçu et lu avec grand plaisir la Défense de mon oncle, et je vous prie d'en faire mes remerciements à son neveu, qui demeure, à ce qu'on dit, dans vos quartiers. Je ne sais qui est Larcher des gueux auquel le jeune abbé Bazin répond les coups de gaule qu'il lui donne me divertissent fort; cependant j'aimerais encore mieux qu'il s'en dispensât, et il me semble voir César qui étrille des porte -faix; il ne doit se battre que contre Pompée. La réponse à Warburton 4, dans la petite feuille, est juste; mais je la voudrais moins amère il faut pincer bien fort, même jusqu'au sang, mais 1. Il manque.
2. Voyez lettre 6966.
3. Lettre 6955.
4. Voyez tome XXVI, page 435.
ne jamais écorcher; ou du moins il faut écorcher avec gaieté, et donner le knout en riant à ceux qui le méritent. J'en dis autant du ministre ou exministre La Beaumelle que de l'évêque Warburton. Le premier est un va-nupieds, le second est un pédant; mais ni l'un ni l'autre ne sont dignes de votre colère. Vous êtes si persuadé, mon cher philosophe, qu'il faut rire de tout, et vous savez si bien rire quand vous voulez; que ne riez-vous donc toujours, puisque Dieu vous a fait la grâce de le pouvoir? Pour moi, dans ce moment, je n'en ai guère envie on ne nous paye point nos pensions; et, à la longue, cela ne peut produire tout au plus quo le rire sardoniquo, qui est la grimace de ceux qui meurent de faim.
J'ai envoyé à Marmontel votre petit billet', qui sûrement lui fera plaisir. La censure de la Sorl'onne se fait toujours attendre; ce sera sans doute un bel ouvrage. A propos, je trouve que le neveu de l'abbé Bazin ne l'a pas suffisamment vengé; il dit presque autant de mal du capitaine Bélisaire que des censeurs du roman. Je lui recommande, encore une fois, les Coger, Riballier, et compagnie; et je le prie de leur donner si bien les étrivières qu'il n'y ait plus à y revenir; cette canaille a grand besoin qu'on lui rogne les ongles. Je voudrais que vous vissiez les deux ou trois phrases qu'ils ont retranchées dans le discours de M. de La Harpe. Par exemple, en parlant de l'autorité du clergé, qu'il faut, dit l'auteur, renfermer dans de justes bornes, ils ont mis dans ses justes bornes. Au lieu du mot juger le clergé, ils ont mis réprimer ses excès; ils ont retranché principes cruels, et la phrase suivante Porterez-vous encore longtemps le fardeau des vieilles erreurs? Je voulais rétablir ces phrases à l'impression; mais la plupart de nos confrères ont cru plus prudent de n'en rien faire, pour ne pas compromettre l'Académie. Avec cette prudence-là, on recevrait, sans mot dire, cent coups de bâton. Adieu, mon cher maître; portez-vous bien, et surtout riez.
0064. – A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA*. A Ferney, 5_auguste 1767.
Madame, je crois devoir envoyer à Votre Altesse sérénissime le mémoire authentique ci-joint. Elle verra qu'il s'y agit des matières les plus graves, et non pas de vaines disputes littéraires. Elle plaindra peut-être un vieillard de soixante-quatorze ans, obligé de repousser les calomnies d'un homme. tel que La Beaumelle. Je la supplie aussi de se faire représenter la lettre que j'écris à M. liousseau, conseiller de sa cour. Je me recommande aux bontés de la grande maîtresse des cœurs3, et j'attends tout de l'équité et de la protection de l'auguste princesse à'quijesuis 1. Voyez lettre 692;.
2. Éditeurs, Bavoux et François,
3. M11" de Buchwald.
attaché depuis longtemps avec le plus profond respect. Son vieux Suisse V.
6965. A M. DAMILAVILLE.
5 auguste.
Mon cher ami, Lacombe me mande qu'il imprime le Mémoire1 que je n'avais présenté qu'au vice-chancelier, aux ministres, et à mes amis. Je compte même en mettre un beaucoup plus grand et plus instructif à la tête de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Cette nouvelle édition, consacrée principalement aux belles-lettres et aux beaux-arts, est augmentée d'un grand tiers. Je n'ai rien oublié de ce qui peut servir à l'honneur de ma patrie et à celui de la vérité. J'espère que cet ouvrage, aussi philosophique qu'historique, aura l'approbation des honnêtes gens. Mais si M. Lavaysse veut que ce monument, que je tâche d'élever à la gloire de la France, ne soit point imprimé avec la réfutation des calomnies de La Beaumelle, il ne tient qu'à lui d'engager le libraire à en suspendre la publication, jusqu'à ce que celui qui a outragé si longtemps et si indignement la vérité et moi reconnaisse sa faute et s'en repente. Je ne peux qu'à ce prix abandonner ma cause il serait trop lâche de se taire quand l'imposture est si publique.
Je suis très-affligé que le coupable soit le beau-frère de M. Lavaysse mais je le fais juge lui-même entre son beau-frère et moi. Je vous prie de lui envoyer cette lettre, et de lui témoigner toute ma douleur.
Je vous embrasse bien tendrement.
6966. A M. MARMONTEL.
7 auguste.
Mon cher confrère, vous savez sans doute que ce malheureux Coger a fait une seconde édition de son libelle contre vous!, et qu'il y a mis une nouvelle dose de poison. Ne croyez pas que ce soit la rage du fanatisme qui arme ces coquins-là ce n'est que la rage de nuire, et la folle espérance de se faire une réputation en attaquant ceux qui en ont. La démence 'de ce malheureux a été portée au point qu'il a osé compromettre le nom du roi dans 1. Voyez tome XXVI, page 355
2. Examen de Bélisaire, seconde édition, 1767, in-12.
une de ses notes, page 96. Il dit, dans cette note, que « vous répandez le déisme, que vous habillez Bélisaire des haillons des déistes que les jeunes empoisonneurs et blasphémateurs de Picardie condamnés au feu l'année dernière, ont avoué que c'était de pareilles lectures qui les avaient portés aux horreurs dont ils étaient coupables; que le jour que MM. le président Hénault, Capperonnier et Lebeau, eurent l'honneur de présenter au roiles deux derniers volumes de l'Académie des belles-lettres, Sa Majesté témoigna la plus grande indignation contre M. de V., etc. ». Vous savez, mon cher confrère, que j'ai les lettres de AI. le président Hénault et de M. Capperonnier, qui donnent un démenti formel à ce maraud. Il a osé prostituer le nom du roi, pour calomnier les membres d'une académie qui est sous la protection immédiate de Sa Majesté.
De quelque crédit que le fanatisme se vante aujourd'hui, je doute qu'il puisse se soutenir contre la vérité qui l'écrase, et contre l'opprobre dont il se couvre lui-même.
Vous savez que Coger, secrétaire de Riballier, vous prodigue, dans sa nouvelle édition, le titre de séditieux mais vous devez savoir aussi que votre séditieux Bélisaire vient d'être traduit en russe, sous les yeux de l'impératrice de Russie. C'est elle-même qui me fait l'honneur de me le mander2. Il est aussi traduit en anglais et en suédois cela est triste pour maître Riballier. On s'est trop réjoui de la destruction des jésuites. Je savais bien que les jansénistes prendraient la place vacante. On nous a délivrés des renards, et on nous a livrés aux loups. Si j'étais à Paris, mon avis serait que l'Académie demandât justice au roi. Elle mettrait à ses pieds, d'un côté, les éloges donnés à votre Bélisaire par l'Europe entière, et de l'autre les impostures de deux cuistres de collège. Je voudrais qu'un corps soutînt ses membres quand ses membres lui font honneur.
Je n'ai que le temps de vous dire combien je vous estime et je vous aime.
P. S. On écrit de Vienne que Leurs Majestés impériales ayant lu Bélisaire, et l'ayant honoré de leur approbation, ce livre s'imprime actuellement dans cette capitale, quoiqu'on y sache trèsbien ce qui se passe à Paris.
1. Le chevalier do La Barre et ses compagnons.
2. Lettre 6899.
6967. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
7 auguste.
Mon cher ange, je vous crois actuellement àParis, et j'ai bien des choses à vous dire sur le tripot. En premier lieu, les exemplaires de l'édition de Lyon 1 sont encore en chemin de Lyon à Ferney et, grâce à l'interruption du commerce, ils y seront encore longtemps. Sur votre premier ordre, j'écrirai au libraire de Lyon de faire partir les exemplaires au moins à l'adresse de M. le duc de Praslin.
Secondement, il faut que vous sachiez que Lekain m'écrit que M. le duc de Duras a perdu une petite distribution de rôles que j'avais envoyée, et qu'il en faut une seconde; mais, dans cette seconde, il me semble qu'on enfle un peu la liste des pièces destinées à M"' Durancy. On demande pour elle Alzire, Électre, Aurélie, Aménaïde, Idamé, Zulime, Obéide. Je ferai sur-le-champ ce que vous aurez ordonné. Vous savez qu'il y a des contestations entre M"* Durancy et M"0 Dubois.
Après le tripot de la comédie, vient celui de la typographie. Il me paraît que c'était à Lavaysse à mettre un frein aux horreurs dont son beau-frère est coupable, et que s'il n'a pu en venir à bout, c'est une preuve que ce beau-frère est un monstre incorrigible. Vous ne savez pas, mon cher ange, combien le reste de l'Europe est différent de Paris, et avec quelle avidité de telles calomnies sont recherchées elles sont répétées par mille échos. Vous pouvez, ainsi que M. le duc de Praslin, mépriser les d'Éon et les Vergy. M. le prince de Condé peut dédaigner2 un misérable qui traite son père d'assassin mais les gens de lettres ne sont pas dans une situation à négliger de pareilles atteintes. Il est assurément bien nécessaire de réprimer cet excès, parvenu à son comble. La vie d'un homme de lettres est un combat perpétuel.
Les jansénistes, d'un autre côté, sont devenus plus persécuteurs et plus insolents que les jésuites. On nous a défaits des renards, mais on nous laisse en proie aux loups. Ce sont des jansénistes qui ont fait ce malheureux Dictionnaire historique3, où feu JImi de Tencin est si maltraitée.
1. L'édition des Scythes, faite à Lyon par les soins de Bordes.
2. Dans sa réponse à la lettre 6946, le prince de Coudé disait que l'ouvrage calomnieux dont lui parlait Voltaire ne pouvait mériter que le mépris. 3. Voyez lettre 6940.
Je reviens à la comédie. Vous allez avoir une nouvelle pièce1, dont Lekain ne me parle pas. Je suis bien aise qu'il y ait quelques nouveautés qui fassent entièrement oublier les Illinois'. Les nouveautés de de Chabanon et de La Harpe ne seront pas de sitôt prêtes. Tant mieux; plus ils travailleront, plus ils réussiront. M. de Chabanon vous est toujours très-attaché, maman 3 aussi, et moi aussi, qui vous adore. Mmc d'Argental me boude, mais mettez-moi à ses pieds.
6968. A M. LACOAIBE.
A Ferney, le 7 auguste.
Il serait sans doute bien flatteur pour moi qu'un homme de lettres tel que vous, monsieur, qui a bien voulu se donner à la typographie, entreprit la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, que j'ai consacré principalement à la gloire des belles-lettres et des beaux-arts. J'ai augmenté le catalogue raisonné des gens de lettres d'un grand tiers, et j'ai tâché de détruire plus d'un préjugé et plus d'une fable qui déshonoraient un peu l'histoire littéraire de ce beau siècle. J'en ai usé ainsi dans la liste des souverains contemporains, des princes du sang, des généraux et des ministres. D'anciens recueils que j'avais faits pour mon usage m'ont beaucoup servi. J'ai reçu de toutes parts, depuis dix années, des instructions que je fais entrer dans le corps de l'ouvrage: j'ose enfin le regarder comme un monument élevé à l'honneur de la France.
Il est très-triste pour moi que cette édition ne se fasse pas en France mais vous savez que je suis plus près de Genève et de Lausanne que de Paris. L'édition est commencée. Ma méthode, dont je n'ai jamais pu me départir, est de faire imprimer sous mes yeux, et decorriger à chaque feuille ce que je trouve de défectueux dans le style. J'en use ainsi en vers et en prose. On voit mieux ses fautes quand elles sont imprimées.
Au reste, cette édition est principalement destinée aux pays étrangers. Vous ne sauriez croire quels progrès a faits notre langue depuis dix ans dans le Nord on y recherche nos livres avec plus d'avidité qu'en France. Nos gens de lettres instruisent vingt 1. La tragédie de Cosroès, par Lefèvre, fut jouée le 26 auguste 1767. Pierre François-Alexandre Lefèvre, né en 1741, est mort à la Flèche le 9 mars 1813. 2. Voyez lettre 6883.
3. Mmc Denis.
nations, tandis qu'ils sont persécutés à Paris, même par ceux qui osent se dire leurs confrères.
Quant au Mémoire' qui regarde les calomnies absurdes du sieur La Beaumelle, il était encore plus nécessaire pour les étrangers que pour les Français. On sait bien à Paris que Louis XIV n'a point empoisonné le marquis de Louvois que le dauphin, père du roi, ne s'est pointentendu avec les ennemis de l'État pour faire prendre Lille; que Monsieur le Duc, père de M. le prince de Condé d'aujourd'hui, n'a point fait assassiner M. Vergier; mais à Vienne, à Bade, à Berlin, à Stockholm, à Pétersbourg, on peut aisément se laisser séduire par le ton audacieux dont La Baumelle débite ces abominables impostures. Ces mensonges imprimés sont d'autant plus dangereux qu'ils se trouvent aussi à la suite des Lettres de Mmede Maintenon, qui sont pour la plupart authentiques. Le faux prend la couleur de la vérité à laquelle il est mêlé. La calomnie se perpétue dans l'Europe, si on ne prend soin de la détruire. Il est de mon devoir de venger l'honneur de tant de personnes de tout rang outragées, surtout dans des notes infâmes dont ce malheureux a défiguré mon propre ouvrage. J'étais historiographe de France lorsque je commençai le Siècle cle Louis XIV je dois finir ce que j'ai commencé je dois laver ce monument de la fange dont on l'a souillé enfin je dois me presser, ayant peu de temps à vivre.
N. B. Vous saurez, monsieur, en qualité d'homme d'esprit et de goût, qu'il y a dans le monde un nommé M. du Laurens, auteur du Compère Matthieu, lequel a fait un petit ouvrage intitulé l'Ingénu3, lequel est fort couru des hommes, des femmes, des filles, et même des prêtres. Ce M. du Laurens m'est venu voir il m'a dit, avant de partir pour la Hollande, que si vous pouviez imprimer ce petit ouvrage il vous l'enverrait de Lyon à Paris par la poste. M. Marin m'a mandé qu'il avait lu par hasard cet ouvrage, et qu'on donnerait une permission tacite sans aucune difficulté.
1. Celui qui est tome XXVI, page 355.
2. Voltaire n'a été nommé historiographe de France qu'en 1745; et dès 1732 il pensait à donner une histoire du siècle de Louis XIV.
3. Ce fut vers ce temps que parut l'Ingénu, l'un des romans de Voltaire, qui le donna sous le nom du P. Quesnel, et non sous celui de l'abbé du Laurens i voyez tome XXI, page 217.
6969. – A M. GUYOT». 1.
A Ferney, le 7 auguste.
Il est très-certain, monsieur, que la France manque d'un bon vocabulaire; l'Espagne et l'Italie en ont; tous les mots y sont marqués avec leurs étymologies, leurs significations propres et figurées, avec des exemples tirés des meilleurs auteurs, dans les différents styles. Il faut remarquer surtout qu'en espagnol et en italien on écrit comme on parle. Tout cela est à désirer dans nos dictionnaires. Notre écriture est perpétuellement en contradiction avec notre prononciation. 11 n'y a point de raison pour laquelle je croyois, j'octroyois, doivent s'écrire ainsi, quand on prononce je croyais, j'octroyais. Le second oi ne doit pas être plus privilégié que le premier. Du temps de Corneille, on prononçait encore je connois, et même on retranchait l's. Vous voyez dans Hèraclius
Qu'il entre; à quel dessein vient-il parler à moi,
Lui que je ne vois point, qu'à peine je connoi?
(Acte 11, scène iv.)
On ne souffrirait point aujourd'hui une pareille rime, puisque l'on prononce je connais.
Notre langue est très-irrégulière. Les langages, à mon gré, sont comme les gouvernements les plus parfaits sont ceux où il y a le moins d'arbitraire. Il est bien ridicule que d'augustus on ait fait août; de pavonem, paon; de Cadomum, Caen; àegustus, goût. Les lettres retranchées dans la prononciation prouvent que nous parlions très-durement; ces mêmes lettres, que l'on écrit encore, sont nos anciens habits de sauvages.
Que de termes éloignés de leur origine Pédant, qui signifiait instructeur de la jeunesse, est devenu une injure de fatuus, qui signifiait prophète, on a fait un fat idiot, qui signifiait solitaire, ne signifie plus qu'un sot.
Nous avons des architraves, et point de trave; des archivoltes, et point de volte, en architecture; des soucoupes, après avoir banni les coupes; on est impotent, et on n'est point poienl; il y a des gens implacables, et pas un de placable. On ne finirait 1. P.-J.-J.-Guillaume Guyot, né à Orléans, mort vers 1816, a coopéré à quelques ouvrages, et entre autres au Grand Vocabulaire français, 1767 et années suivantes trente volumes in-4°.
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pas, si on voulait exposer tous nos besoins cependant notre langue se parle à Vienne, à Berlin, à Stockholm, à Copenhague, à Moscou elle est la langue de l'Europe; mais c'est grâce à nos bons livres, et non à la régularité de notre idiome. Nos excellents artistes ont fait prendre notre pierre pour de l'albâtre. J'attends, monsieur, votre Vocabulaire pour fixer mes idées, et je vous remercie par avance de votre politesse et de vos instructions.
6970. A M. DAMILAVILLE.
8 auguste.
Je vous ai obligation, mon cher ami, de m'avoir fait connaître jusqu'où un Coger pouvait porter l'insolence. M. Capperonnier vient de m'écrire une lettre dans laquelle il donne un démenti formel à ce maraud. Il est bon de répandre parmi les sages et les gens de bien la turpitude des méchants. Cette turpitude est bien punissable. Il n'est pas permis de prendre le nom de Dieu en vain 1. Je vous l'avais bien dit qu'il fallait passer sa vie à combattre. Un homme de lettres, pour peu qu'il ait de réputation, est un Hercule qui combat des hydres. Prêtez-moi votre massue, j'ai plus de courage que de force. Si j'avais de la santé, tous ces drôles-là verraient beau jeu.
M. le prince de Gallitzin me mande que le livre intitulé l'Ordre essentiel et naturel des sociétés politiques* est fort au-dessus de Montesquieu. N'est-ce pas le livre que vous m'avez dit ne rien valoir du tout? Le titre m'en déplaît fort. Il y a longtemps qu'on ne m'a envoyé de bons livres de Paris.
J'ai fait chercher F Ingénu, dont vous me parlez on ne le connaît point. Il est très-triste qu'on m'impute tous les jours nonseulement des ouvrages que je n'ai point faits, mais aussi des écrits qui n'existent point. Je sais que bien des gens parlent de VIngènu; et tout ce que je puis répondre très-ingénument, c'est 1. Deutéronome, v, 11.
2. Par Mercier de La Rivière. (K.) Cet ouvrage parut en 1767, deux volumes in-12 ou un volume in-i". La Rivière, invité à venir en Russie, arriva à Pétersbourg pendant une absence de l'impératrice, et, croyant qu'il allait être premier ministre, se pressa de louer trois maisons contiguës, où il fit toutes les dispositions ou distributions des appartements dans cette idée. Il commençait déjà l'organisation des bureaux l'arrivée de l'impératrice le tira de ces rêves. Toutefois l'impératrice de Russie le dédommagea convenablement de ses dépenses. « Nous nous séparâmes contents, » dit l'impératrice à M. de Ségur; voyez Mémoires ou Souvenirs de Ségur, 1826, in-8°, III, 40.
que je ne l'ai point vu encore. Je vous embrasse bien tendrement.
J'ai lu le plaidoyer de Loyseau contre Berne, par-devant l'Europe. Le cas est singulier. Ce Loyseau veut se faire de la réputation, à quelque prix que ce soit mais je crois qu'on s'intéressera fort peu à cette affaire dans Paris.
6971. DE SI. HENNIN i.
Genève, 9 août 1767.
Mon secrétaire, monsieur, m'ayant quitté pour aller être auprès du nouveau primat de Pologne, j'ai jeté les yeux sur M. Galien 2 pour le remplacer. Si vous croyez qu'il soit plus avantageux à ce jeune homme d'être seul chez un chétif résident qu'en six ou septième chez un maréchal de France gouverneur de province, etc., je pense que vous donnerez votre agrément à ce que je lui propose. La place est assez bonne, et deviendra meilleure. Il aura ici des livres, des médailles, et beaucoup de paperasses à manier. Je souhaite qu'il y apprenne quelque chose, et surtout qu'il se mette en état 1. Correspondance inédite avec P. -M. Hennin, 1825.
2. Ce Galien était un jeune homme qui avait intéressé le duc de Richelieu. Il l'avait envoyé à Voltaire pour chercher à en faire quelque chose. (Voyez les lettres de Voltaire au duc, des 8 et 28 octobre 1766, 13 janvier 1767, et autres du même temps.)
Galien répondit peu aux bontés du duc et à celles de Voltaire il se conduisit mal à Ferney. M. Hennin, qui n'était pas instruit de ces détails, eut l'idée de le prendre pour secrétaire, dans l'intention de faire une chose agréable aux protecteurs de ce jeune homme. Galien fit dans ce nouveau poste de nouvelles sottises, et fut renvoyé, comme on le verra dans la suite de cette correspondance. Lorsque M. Hennin voulut prendre Galien pour secrétaire, il crut devoir en écrire au duc de Richelieu. Il commença aa lettre par Monsieur le Maréchal, au lieu de Monseigneur, par inadvertance sans doute. Il paraît que le vainqueur de Mahon était susceptible sous le rapport des titres; cela est d'autant plus extraordinaire que c'est en général le défaut des parvenus, qui craignent toujours qu'on leur manque de respect. Le maréchal-duc en écrivit donc à Voltaire, qui en parla à M. Hennin, lequel écrivit une autre lettre au duc il y exposait qu'il n'était pas vraisemblable qu'il eût voulu lui refuser les titres qui lui étaient dus, en lui écrivant relativement à un arrangement qui pouvait lui être agréable. La réponse du duc fut froide et polie.
Le philosophe de Ferney approuva fort le courroux du duc; et il lui écrivit sur cette importante affaire dans des termes peu mesurés, puisqu'il était question d'un homme qu'il voyait tous les jours, et qu'il nommait son ami. (Voyez les lettres de Voltaire au duc de Richelieu, des 17 août, 8 et 12 septembre 1767.) Au reste, le duc de Richelieu ne garda pas rancune. Quelques années après, se trouvant compromis dans une affaire suscitée par M"'c de Saint-Vincent, pour des biltets portant sa signature fausse, et ayant besoin de faire arrêter un homme qui avait trempé dans cette affaire, et qui s'était sauvé à Genève, il écrivit à M. Hennin une lettre remplie d'expressions obligeantes. (Note de Hennin fils.)
d'être utile. Le règne de l'érudition à laquelle il vise est passé, et le plus sûr à tous égards est de ne pas fonder son existence sur la littérature. D'ailleurs si M. le maréchal de Richelieu veut faire du bien à ce jeune homme, il l'enrichira en lui donnant dès à présent une petite pension. jjme Denis vous dira, monsieur, que la troupe de Prégny l a fait merveille. Je suis fâché que vous n'ayez pas pu voir cette fête. Vous y auriez trouvé de la jeunesse, que vous ne craignez point, et beaucoup de gens qui vous aiment autant qu'ils vous admirent.
6972. A M. HENNIN.
9 auguste; aoust est bien welche.
Ma foi, monsieur, je crois que vous faites une bonne acquisition. Vous formerez ce jeune homme, il sera ad natus promptus heriles 2. Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu. Je suis d'ailleurs à vos ordres comme Galien, et comme toute notre maison, et comme tout le pays c'est-à-dire que vous avez mon cœur.
0973. – A M. D'ALEMBERT.
10 auguste.
Mon cher philosophe saura que le maudit libraire n'a point voulu se charger de la seconde édition de la Destruction des prêtres de Baal3. Il dit qu'on lui saisit une partie de la première à Lyon, qu'il ne veut pas en risquer une seconde; que personne ne s'intéresse plus à l'humiliation des prêtres de Baal; et il n'a point encore rendu l'exemplaire corrigé qu'on lui avait remis l'interruption du commerce désespère tout le monde. Riballier, Larcher et Coger, sont trois têtes du collége Mazarin dans un bonnet d'âne. Ce sont les troupes légères de la Sorbonne; il faut crier Point de Mazarin!
Warburton est un fort insolentévêque hérétique, auquel on ne peut répondre que par des injures catholiques. Les Anglais n'entendent pas la plaisanterie fine; la musique douce n'est pas faite pour eux il leur faut des trompettes et des tambours. Je fais la guerre à droite, à gauche. Je charge mon fusil de sel avec les uns, et de grosses balles avec les autres. Je me bats 1. Dans la maison de campagne de M. Sales, où on avait joué la comédie. 2. Horace dit, livre II, épître n, vers 6
Ad nutus aptus heriles.
3. L'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites.
surtout en désespéré, quand on pousse l'impudence jusqu'à m'accuser de n'être pas bon chrétien et, après m'être bien battu, je finis par rire; mais je ne ris point quand on me dit qu'on ne paye point vos pensions: cela me fait trembler pour une petite démarche que j'ai faite auprès de monsieur le contrôleur général en faveur de M. de La Harpe je vois bien que, s'il fait une petite fortune, il ne la devra jamais qu'à lui-même. Ses talents le tireront de l'extrême indigence, c'est tout ce qu'il peut attendre Atque inopi lingua desertas invocat artes1. 1.
A propos, je ne trouve point ma lettre à Coge pecus si douce 2 il me semble que je lui dis, d'un -ton fort paternel, qu'il est un coquin. Interim vale, et me ama.
6974. A M. LE MARQUIS DE MIRANDA»,
CAMÉRIER MAJOR DU ROI D'ESPAGNE,
ÉCRITE SOUS LE NOM D'UN AMTMANN DE BALE.
10 auguste.
Vous osez penser dans un pays où l'on a regardé souvent cette liberté comme une espèce de crime. Il a été un temps à la cour d'Espagne, surtout lorsque les jésuites avaient du crédit, qu'il était presque défendu de cultiver sa raison. L'abrutissement de l'esprit était un mérite à la cour. Vos rois semblaient être comme les docteurs de la Comédie italienne, qui choisissaient des arlequins pour leurs confidents et leurs favoris, parce que les arlequins sont des balourds. Vous avez enfin un ministre éclairé, qui, ayant lui-même beaucoup d'esprit, a permis qu'on en eût. Il a surtout senti le vôtre; mais les préjugés sont encore plus forts que vous et lui. Cicéron et Virgile auraient beau venir dans votre cour, ils verraient que des moines et des prêtres seraient plus écoutés qu'eux; ils seraient forcés de fuir, ou d'être hypocrites. Vous avez aux barrières de Madrid la douane des pensées; elles y sont saisies aux portes comme les marchandises d'Angleterre. On met chez vous aux galères un libraire qui prête un livre à un officier de la cour pour le désennuyer pendant sa maladie. Cette persécution faite à l'esprit humain rend votre cour et votre 1. Pétrone.
2. C'est la lettre 6955.
3. Cette lettre fut imprimée du vivant de Voltaire.
religion odieuses à nous autres républicains. Les Grecs esclaves ont cent fois plus de liberté dans Constantinople que vous n'en avez dans Madrid. Cette crainte, si lâche et si tyrannique; cette crainte, où est toujours votre gouvernement, que les hommes n'ouvrent les yeux à la lumière, fait voir à quel point vous sentez que votre religion serait détestée si elle était connue. Il faut bien que vous en ayez aperçu l'absurdité, puisque vous empêchez qu'on ne l'examine. Vous ressemblez à cette reine des Mille et une Nuits, qui, étant extrêmement laide, punissait de mort quiconque osait la regarder entre deux yeux.
Voilà, monsieur, l'état où a été votre cour jusqu'au ministère de M. le comte d'Aranda, et jusqu'à ce qu'un homme de votre mérite ait approché de la personne de Sa Majesté. Mais la tyrannie monacale dure encore. Vous ne pouvez ouvrir votre âme qu'à quelques amis, en très-petit nombre. Vous n'osez dire à l'oreille d'un courtisan ce qu'un Anglais dirait en plein parlement. Vous êtes né avec un génie supérieur; vous faites d'aussi jolis vers que Lope de Vega; vous écrivez mieux en prose que Gratien Si vous étiez en France, on croirait que vous êtes le fils de l'abbé de Chaulieu et de MmB de Sévigné si vous étiez né Anglais, vous deviendriez l'oracle de la chambre des pairs. De quoi cela vous servira-t-il à Madrid, si vous consumez votre jeunesse à vous contraindre? Vous êtes un aigle enfermé dans une grande cage, un aigle gardé par des hiboux.
Je vous parle avec la liberté d'un républicain et d'un protestant philosophe. Votre religion, j'ose le dire, a fait plus de mal au genre humain que les Attila et les Tamerlan. Elle a avili la nature; elle a fait d'infâmes hypocrites de ceux qui auraient été des héros; elle a engraissé les moines et les prêtres du sang des peuples. Il faut, à Madrid et à Naples, que la postérité du Cid baise la main et la robe d'un dominicain. Vous êtes encore à savoir qu'il ne faut baiser de main que celle de sa maîtresse. Je vous suis très-obligé, monsieur le marquis, de la relation d'Érèse que vous voulez bien m'envoyer. Il paraît que vous connaissez bien les hommes, et de là je conclus que vous avez bien des moments de dégoût; mais je suppose que vous avez trouvé dans Madrid une société digne de vous, et que vous pouvez philosopher à votre aise dans votre cœtus selectus. Vous ferez 1. Balthazar Gracian, jésuite espagnol, né en 1584, mort en 1658, auteur de plusieurs ouvrages. Le plus connu est celui qu'Amelot de La Houssaye a traduit sous le titre de l'Homme de cour, 1684, in-4., et qui a eu beaucoup d'éditions.
insensiblement des disciples de la raison vous élèverez les âmes en leur communiquant la vôtre; et, quand vous serez dans les grandes places, votre exemple et votre protection donneront aux âmes toute l'élévation dont elles manquent. Il ne faut que trois ou quatre hommes de courage pour changer l'esprit d'une nation. Voyez ce que fait l'impératrice de Russie: elle a fait traduire le livre de Bélisaire, que des cuistres de Sorbonne voulaient condamner. Elle a traduit elle-même le chapitre contre lequel les théologiens s'étaient élevés avec une fureur imbécile. On est philosophe à sa cour; on y foule aux pieds les préjugés du peuple. C'est une extrême sottise, dans les souverains, de regarder la religion catholique comme le soutien de leurs trônes elle n'a presque servi qu'à les renverser. L'Angleterre et la Prusse n'ont été puissantes qu'en secouant le joug de Rome. Puissiez-vous, monsieur, quand vous serez en place, enchaîner cette idole, si vous ne pouvez la briser! C'est ce que j'attends d'un esprit tel que le vôtre. Vous cueillez actuellement les fleurs, vous ferez un jour mûrir les fruits.
Je suis, avec bien du respect et un véritable attachement, monsieur, votre très-humble, très-obéissant serviteur. Erimbolt.
6975. A m. DE barrau>. 1.
A Ferney, 11 auguste.
Monsieur, on fait actuellement une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Je fais usage de toutes les observations que vous eûtes ia bonté de me communiquer il y a plus d'une année, et je vous réitère mes très-humbles remerciements souffrez qu'en même temps je vous envoie ce Mémoire*. Il est fait pour venger la vérité que vous aimez, et l'honneur de la maison royale que vous servez. J'ai été forcé à cette démarche par ces deux motifs. Je soumets le mémoire à vos lumières et à vos bontés. On m'a assuré qu'en 1685 ou 1686, il y eut un étrange traité entre l'empereur Léopold et Louis XIV, qui fut à peu près dans le goût du traité de partage fait si longtemps après. Léopold devait laisser le roi s'emparer de toute la Flandre, à condition 1. C'était sous ce nom que le chevalier de Taulès avait envoyé à Voltaire des remarques sur le Siècle de Louis XIV; voyez tome XL1V, page 44 et ci-après la lettre 7065.
2. Celui qui est tome XXVI, page 355.
qu'à la mort du jeune Charles II, qui était d'une complexion trèsfaible, Louis XIV laisserait Léopold s'emparer de l'Espagne. Le traité fut très-secret, on n'en fit point de double, et l'original devait être remis au grand-duc de Florence. Louis XIV trouva moyen de l'avoir en sa possession. Les Mémoires de Torcy indiquent ce fait d'une manière assez confuse, et vous devez, monsieur, en avoir des preuves certaines. C'est une vérité que le temps permet enfin de révéler.
Si vous aviez d'ailleurs quelques instructions à me donner sur tout ce qui peut faire honneur à la patrie et au ministère, vous pourriez compter sur ma docilité, sur ma discrétion, et sur ma reconnaissance.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. Voltaire.
6976. A M. LE COMTE DE FÉKÉTÉ.
A Genève, en passant, 12 auguste.
J'ai vu la personne qui a été assez heureuse pour être quelque temps auprès de vous. Je n'ai point été surpris de ce que j'ai lu. Vous ne m'étonnez plus, et j'attends de grandes choses de vous en tout genre; je suis surtout édifié de votre piété c'est un sentiment que vous fortifiez tous les.jours dans l'auguste cour' où vous êtes. Votre homnif* m'a dit que vous réfuteriez la lettre d'un Bâlois à M. de Miranda 2. C'est dans cette vue que je vous l'envoie. Je suis pénétré de vos bontés.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux. RATEIVOL 3,
catholique romain.
6977. A M. DAMILAVILLE.
12 auguste.
Je crois qu'il faut laisser imprimer le Mémoire 4 qui devait précéder la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. C'est une affaire 1. La cour d'Autriche.
2. La lettre 6974.
3. Anagramme de Voltaire.
4. Celui qui est tome XXVI, page 355.
qui n'est pas seulement littéraire, elle est personnelle à plusieurs grandes maisons du royaume, qui m'ont témoigné leur indignation contre ce malheureux La Beaumelle. Ses calomnies, peutêtre peu connues à Paris, sont répandues dans les pays étrangers. Il m'a traité comme Louis XIV, et je ne suis pas roi. Un pauvre particulier doit se défendre; il doit décrier au moins le témoignage de son ennemi.
Je ne reviens point de mon étonnement, quand mes amis me disent qu'il faut mépriser de telles impostures. Je n'entends pas quel honneur il y a de se laisser diffamer, et je suis bien persuadé qu'aucun de ceux qui me disent Gardez le silence, ne le garderait à ma place.
Voici une grâce que je vous demande. M. Diderot peut vous dire dans quel temps il croit qu'on ait écrit le Mercure tris~négiste 1 que nous avons en grec. Je ne sais si je me trompe, mais ce livre me paraît de la plus haute antiquité, et je le crois fort antérieur à Timée de Locres. Engagez le Platon moderne à me donner sur cela quatre lignes d'éclaircissement, que vous me ferez parvenir. Il y a loin de Mercure trismégiste à La Beaumelle, mais il faut répondre à tout.
Adieu, mon cher ami; je vous embrasse de tout mon cœur. 6978. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
13 auguste.
Ah mon Dieu! on me mande que Mme d'Argental est à l'extrémité. Je venais de vous écrire une lettre de quatre pages, je la déchire je ne respire point. Mme d'Argental est-elle en vie ? Mon adorable ange, ordonnez que vos gens nous écrivent un mot. Nous sommes dans des transes mortelles. Un mot par un de vos gens, je vous en conjure.
6979. A M. LE PRINCE DE GALLITZIN.
A Ferney, 14 auguste.
Monsieur le prince, je vois, par les lettres dont Sa Majesté impériale et Votre Excellence m'honorent, combien votre nation s'élève, et je crains que la nôtre ne commence à dégénérer à quelques égards. L'impératrice daigne traduire elle-même le cha1. Voyez tome XIX, page 340; et tome XXX, le paragraphe xx du Commentaire sur l'Esprit des lois.
pitre de Bélisaire que quelques hommes de collége calomnient à Paris. Nous serions couverts d'opprobre si tous les honnêtes gens, dont le nombre est très-grand en France, ne s'élevaient pas hautement contre ces turpitudes pédantesques. Il y aura toujours de l'ignorance, de la sottise, et de l'envie, dans ma patrie; mais il y aura toujours aussi de la science et du bon goût. J'ose vous dire même qu'en général nos principaux militaires et ce qui compose le conseil, les conseillers d'État et les maîtres des requêtes, sont plus éclairés qu'ils ne l'étaient dans le beau siècle de Louis XIV. Les grands talents sont rares, mais la science et la raison sont communes. Je vois avec plaisir qu'il se forme dans l'Europe une république immense d'esprits cultivés. La lumière se communique de tous les côtés. 11 me vient souvent du Nord des choses qui m'étonnent. Il s'est fait, depuis .environ quinze ans, une révolution dans les esprits qui fera une grande époque. Les cris des pédants annoncent ce grand changement comme les croassements des corbeaux annoncent le beau temps.
Je ne connais point le livre 1 dont vous me faites l'honneur de me parler. J'ai bien de la peine à croire que l'auteur, en évitant les fautes où peut être tombé M. de Montesquieu, soit audessus de lui dans les endroits où ce brillant génie a raison. Je ferai venir son livre; en attendant, je félicite l'auteur d'être auprès d'une souveraine qui favorise tous les talents étrangers, et qui en fait naître dans ses États. Mais c'est vous surtout, monsieur, que je félicite de la représenter si bien à Paris. J'ai l'honneur, etc.
6980. A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 2. 14 auguste 1767, à Ferney.
Madame, je suis pénétré jusqu'au fond du cœur des lettres dont Votre Altesse sérénissime m'honore. Vos bontés devraient sans doute bannir de mon esprit toute idée d'un La Beaumelle. S'il n'était question que de moi, je n'y penserais pas; mais daignez songer, madame, que je dois répondre au tribunal de l'Europe des vérités que j'ai dites dans le Siècle de Louis XIV, siècle heureux, où toute la branche Ernestine, dont vous êtes aujour1. L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, par Le Mercier de La Rivière. (K.) Voyez lettre 6970.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
d'hui l'ornement, était la meilleure alliée de la France. Je trahirais lâchement mon devoir si je laissais subsister les calomnies que La Beaumelle réimprime contre presque tous ceux qui ont illustré ce beau siècle.
Je sais que Votre Altesse sérénissime est trop instruite et trop juste pour se laisser séduire par ces impostures mais combien de lecteurs, madame, ne sont ni justes ni éclairés! Considérez, madame, qu'il n'y a pas une seule cour qui ne s'empresse de réfuter, dans les papiers publics, les mensonges des gazettes. Ces combats durent quelquefois des mois entiers. Voudriez-vous ravir aux particuliers le droit de se défendre? Non, sans doute, et ce n'est pas même comme simple particulier que je dois agir, mais comme un homme qui a été chargé de la cause publique. Je dirai plus encore. Votre Altesse sérénissime sait avec quelle insolence La Beaumelle a parlé de votre auguste maison. Voudriez-vous que je l'oubliasse, parce que vous lui pardonnez? Je ne le puis, madame. La vérité ne pardonne point mais elle ne punit qu'en se montrant. C'est par sa lumière qu'elle confond ceux qui veulent l'obscurcir.
Les princes auxquels ce misérable a jeté de la boue feront ce que leur grandeur et leur clémence pourront leur dicter; mais, pour moi, je suis trop petit pour ne me pas défendre. La reconnaissance que je dois à toutes vos bontés, madame est le sentiment le plus profond qui m'occupe. Vous êtes ma protectrice et ma consolation. Je suis également dévoué à la vérité et à Votre Altesse sérénissime, avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance.
Votre vieux Suisse.
6981. – A M. EISEN.
A Ferney, 14 auguste 1.
Je commence à croire, monsieur, que la Henriade ira à la postérité, en voyant les estampes dont vous l'embellisez l'idée et l'exécution doivent vous faire également honneur. Je suis sûr que l'édition où elles se trouveront sera la plus recherchée. Personne ne s'intéresse plus que moi aux progrès des arts; et plus mon âge et mes maladies m'empêchent de les cultiver, plus je les aime dans ceux qui les font fleurir.
1. Nous ne savons si cette lettre est ici bien à sa date. Les estampes d'Eisen furent faites pour l'édition de la llenriade qui parut en 1770. (G. A.)
Soyez persuadé des sentiments d'estime et de reconnaissance avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
6982. A M. DAMILAVILLE.
14 auguste.
Mon cher ami, votre lettre du 8 ne m'a pas laissé une goutte de sang je crains que Mlue d'Argental ne soit morte; c'est une perte irréparable pour ses amis. Que deviendra M. d'Argental? Je suis désespéré, et je tremble.
M. le maréchal de Richelieu m'écrit sur l'aventure de SaintcFoy 1. La chose est très-sérieuse. J'espère qu'à la fin l'innocence des protestants sera plus reconnue au parlement de Bordeaux qu'à celui de Toulouse.
Il me mande que La Beaumelle n'est point de son département. Ce La Beaumelle n'a été que fortement réprimandé et menacé par le commandant du pays de Foix, au nom du roi. Ce n'est pas le silence de ce coquin que je demande, c'est une rétractation sans quoi on lui apprendra à calomnier. Ne tient-il qu'à débiter des impostures atroces, pour se taire ensuite, et laisser le poison circuler? Lavaysse doit le renoncer pour son beau-frère, s'il ne se repent pas.
Il paraît tous les huit jours, en Hollande, des livres bien singuliers. Je vois avec douleur qu'on a une bibliothèque nombreuse contre la religion chrétienne, qu'on devrait respecter. Vous savez que je ne l'ai jamais attaquée, et que je la crois, comme vous, utile à l'Europe.
Permettez que je vous prie d'envoyer à M. Delaleu un certificat qui assure que votre ami est encore eu vie, quoique cela ne soit pas tout à fait vrai; mais, tant qu'il aura un souffle, il vous aimera.
6983. A M. LEKAIN.
A Ferney, 14 auguste.
Je vous envoie, mon cher ami la distribution des rôles que vous me demandez. Je tâcherai de vous faire parvenir incessamment les Scythes. Je crois qu'il ne les faut jouer qu'une ou deux fois tout au plus avant Fontainebleau. La nouvelle édition de Lyon, qui est la huitième, est très-bien reçue; mais l'interrup1. Voyez lettres 6923 et 6900.
tion du commerce de Lyon avec Genève m'a empêché jusqu'ici de l'avoir vous l'aurez probablement à Paris avant moi. J'apprends dans le moment, par les lettres de Paris, que jjme d'Argental est à l'extrémité; elle est peut-être morte. Que va devenir M. d'Arbental? Je suis au désespoir. Adieu le théâtre, adieu tout; adieu, mon cher ami. V.
6984. A M. RIBOTTE 1.
14 auguste 1767.
Il est triste, monsieur, qu'un homme tel que La Beaumelle soit devenu le gendre de M. de Lavaysse, et le beau-frère de M. de Lavaysse de Vidou. C'est un monstre qui s'est introduit dans une famille d'honnêtes gens. Vous me feriez plaisir de me dire quels sont les magistrats de Carlat et de Mazères, et les autres personnes, soit protestantes, soit catholiques, auxquelles il conviendrait d'envoyer le mémoire adressé aux ministres. M. de Gudane a déjà parlé à ce malheureux par ordre du roi, et l'a menacé du cachot s'il continuait ses insolences calomnieuses. Vous me ferez plaisir, monsieur, de vouloir bien m'instruire des suites de l'affaire de Sainte-Foy je ne doute pas que la protection et le crédit de M. le maréchal de Richelieu ne fassent rendre justice à l'innocence persécutée.
Voudriez-vous bien aussi m'apprendre s'il y a dans le Carlat, dans Mazères, et dans les environs, quelques personnes à qui l'on peut envoyer le mémoire.
J'ai l'honneur d'être bien véritablement, monsieur, votre trèshumble obéissant serviteur. V.
6985. DE M. D'ALEM13ERT.
A Paris, ce 14 auguste.
Les philosophes, mon cher et illustre confrère, doivent être comme les petits enfants quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n'est jamais eux, c'est le chit qui a tout fait. Je crois très-ingénument que l'Ingénu n'existe pas: je ne le croirai que le plus tard que je pourrai; mais enfin, si on me le montre, et que je trouve cet Ingénu tant soit peu malicieux, je dirai que c'est le neveu ou le chat de l'abbé Bazin qui en est l'auteur. A propos à' Ingénu, avez-vous lu un livre qui a pour titre Théologie 1. Bulletin de la Société de l'histoire du Protestantisme fiançais; Paris, 1856, page 246.
portative et dans lequel on dit ingénument aux prêtres de toutes les sectes leurs vérités? C'est uno espèce de dictionnaire dont les articles sont courts, mais où il y en a un grand nombre de très plaisants et de trèssalés c'est encore quelque chat qui a fait cette malice.
Voilà une lettre que Marmontel m'envoie pour vous la faire parvenir. On dit que la belle censure de la Sorbonne va enfin paraître, et, qui plus est, le mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont. On ajoute que la censure de la Sorbonne contenait douze à quinze pages contre la tolérance, mais que cette canaille les a supprimées pour laisser toute la gloire de ce beau sujet à l'archevêque de Paris, dont on dit que le mandement roulera principalement sur cet article. Il faudra, pour réponse, faire imprimer les lettres de la czarine à la suite du mandement. Vous ne voulez donc pas me dire si la seconde édition de l'ouvrage de mathématiques2 est imprimée, et si je pourrai en avoir au moins un exemplaire ? 11 n'est plus possible de rien imprimer qu'en pays étranger, lorsqu'on effleure la canaille jansénienne je crois pourtant que, quoique ces loups soient à craindre, la philosophie, avec un peu d'adresse, viendra à bout de leur arracher les dents. Vous avez bien raison, mon cher maître; les honnêtes gens ne peuvent p'us combattre qu'en se cachant derrière les haies 3, mais ils peuvent appliquer de là de bons coups de fusil contre les bêtes féroces qui infestent le pays.
L'essentiel, comme vous le dites 4, est de vivre gaiement, et de rire quand on a eu l'adresse de les coucher par terre. Adieu, mon cher et illustre philosophe; mille respects à M"'e Denis, et mille compliments à MM. de Chabanon et de La Harpe. Les amis de ce dernier ont fait annoncer son prix dans la Gazette,- ils se sont trop pressés, et ils sont cause que dorénavant l'Académie ne déclarera son jugement que le jour même de l'assemblée. Vale, et me ama.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
N. B. J'oubliais de vous dire que le collége Mazarin, où président les deux cuistres liballier et Cnge pecus, le premier comme principal, le second comme régent de rhétorique, est des plus mauvais colléges de l'Université, et reconnu pour tel cela peut servir en temps et lieu. On peut exhorter ces deux pédants à ne pas tant parler de philosophie, et à mieux instruire la jeunesse qui leur est conûée. ·
Je me recommande à vous pour me procurer, s'il est possible, tout ce que le neveu et Je chat de l'abbé Bazin pourront donner de coups de griffe. Je n'ai plus d'autre plaisir que celui-là.
1. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
2. C'est-à-dire t'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites. La lettre de d'Alembert s'est croisée avec le n" 6973.
3. C'est ce que Voltaire a dit dans la lettre 6961.
4. Voyez lettre 6973.
6986. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 17 auguste.
Celle-ci, monseigneur, est bien autant pour le premier gentilhomme de la chambre que pour le souverain d'Aquitaine. Je mets à vos pieds deux exem plaires des Scythes de l'édition de Lyon l'un pour vous, et l'autre pour votre troupe de Bordeaux. Cette édition est, sans contredit, la meilleure. Les Scythes se recommandent à votre protection pour Fontainebleau. J'avoue que nous avons de meilleurs acteurs que le roi. M. le comte de Coigny, M. le chevalier de Jaucourt, et M. de Melfort, en sont bien étonnés. Il ne tiendrait qu'à vous d'en avoir d'aussi bons, si vous pouviez faire effacer la note d'infamie qu'un sot préjugé attache encore à des talents précieux et rares.
M. Hennin, résident du roi à Genève, a dû avoir l'honneur de vous écrire sur Galien. Il m'en paraît content; il espère le former cette place est bonne. Les passe-ports et les certificats de vie des Genevois vaudront au moins à Galien mille francs par an. Je donnerai les dix louis d'or en question, sur le premier ordre que je recevrai de vous. Vous me permettez de ne pas vous écrire de ma main quand ma détestable santé me tient sur le grabat c'est l'état où je suis aujourd'hui, avec la résignation convenable, et avec le plus tendre et le plus respectueux attachement.
6987. – A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferney, 18 auguste.
Bénis soient Dieu et mes anges Puisque Mllie d'Argental se porte mieux, je suis assez hardi pour envoyer deux exemplaires des Scythes. Je n'en envoie que deux, pour ne pas trop grossir le paquet. J'en ai adressé quatre à M. le duc de Praslin, et trois à M. le duc de Choiseul. J'en ferai venir tant qu'on voudra on n'a qu'à commander.
Dès que M™ d'Argental sera en pleine convalescence, et qu'elle pourra s'amuser de balivernes, adressez-vous à moi, je vous amuserai sur-le-champ cela est plus nécessaire que des juleps de cresson. Elle a essuyé là une furieuse secousse. Pour moi, je ne sais pas comment je suis en vie, avec ma maigreur, qui se soutient toujours, et mon climat, qui change quatre fois
par jour. Il faut avouer que la vie ressemble au festin de Damoclès le glaive est toujours suspendu.
Portez-vous bien tous deux, mes divins anges. Le petit ermitage va faire un feu de joie.
6988. A M. LE MARQUIS DE VILLEVIEILLE.
A Ferney, 18 auguste.
Je doute beaucoup, monsieur, que le sieur La Beaumelle soit allé à Paris faire des siennes, car je sais qu'il avait ordre de rester où il est; et M. de Gudane, commandant du pays de Foix, l'a menacé, de la part du roi, des châtiments les plus sévères. C'est ce que M. le comte de Saint-Florentin m'a fait l'honneur de me mander. Ce La Beaumelle est un étrange homme. Je l'avais tiré, à Berlin, de la misère. Une veuve, plus charitable que moi, l'a mis à son aise en l'épousant. Cette veuve est malheureusement la fille de M. de Lavaysse, célèbre avocat de Toulouse, dont le fils fut mis aux fers avec les Calas, et dont je pris le parti si hautement et avec tant de chaleur. Il est très-triste pour moi que le gendre d'un homme que j'estime et que j'ai servi soit si criminel et si méprisable. Mais, si d'une main on soutient les innocents opprimés, on doit, de l'autre, écraser les calomniateurs. Point de quartier aux méchants, et point d'indifférence pour la cause des gens de bien voilà le devoir d'un homme qui pense avec fermeté.
Je vois qu'il y a encore bien de la fermentation dans les esprits en Languedoc. Il me paraît qu'il y en a davantage en Guienne. Vous savez que les protestants y sont accusés d'avoir voulu assassiner un curé, qu'il y a du monde en prison, et que l'affaire n'est pas encore éclaircie. M. le maréchal de Richelieu, à qui j'en ai écrit1, me mande que c'est une affaire fort embarrassée et fort embarrassante. La philosophie perce bien difficilement chez les huguenots et chez les papistes.
Nous avons ici plus de légions que César n'en avait quand il chassa Pompée de Home; mais, Dieu merci, elles ne font que du bien dans notre petit pays de Gex. Vous avez, dans ce pays inconnu, un homme qui vous sera attaché jusqu'au dernier moment de sa vie avec la plus respectueuse tendresse. 1. Lettre 6950.
6989. A M. DE CHENEVIÈRES ».
18 auguste.
Mon cher et ancien ami, je ne vous écris que dans les occasions. Je suis si vieux et si malade qu'il n'y a plus moyen d'écrire pour écrire.
Voici un mémoire que j'ai été forcé de faire il s'agissait de l'honneur de la maison royale, de celui des lettres et de la vérité. Jugez de l'atrocité des calomnies! Je vous prie d'envoyer ma lettre et un mémoire à M. de La Touraille ma lettre pour lui est tout ouverte; vous savez que messieurs des postes ne permettent guère qu'on adresse, à ceux qui ont leur port franc, des paquets pour d'autres qu'eux. Il y a des entraves partout.
Je vous embrasse tendrement maman Denis en fait autant. 6990. A M. MARMONTEL.
A Ferney, 2l auguste.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 7 d'auguste, car août est trop welche. Vous avez dû recevoir la mienne dans laquelle je vous disais que notre impératrice, notre héroïne de Scythie, avait traduit le quinzième chapitre. On m'assure, dans le moment, qu'il est traduit en italien, et dédié à un cardinal c'est de quoi il faut s'informer; mais ce qu'il faut surtout souhaiter, c'est que la Sorbonne le condamne elle sera couverte d'un ridicule et d'un opprobre éternels elle sera précisément au niveau de Fréron.
Je vous recommande La Harpe quand je ne serai plus. Il sera un des piliers de notre Église il faudra le faire de l'Académie après avoir eu tant de prix, il est bien juste qu'il en donne. Au reste, souvenez-vous que s'il y a dans l'Europe des princes et des ministres qui pensent, ce n'est guère qu'en France qu'on peut trouver les agréments de la société. Les Français, persécutés et chargés de chaînes, dansent très-joliment avec leurs fers, quand le geôlier n'est pas là. Nous avons eu des fêtes charmantes à Ferney. M111C de La Harpe a joué comme M"8 Clairon, M. de La Harpe comme Lekain, M. de Chabanon infiniment mieux que Mole cela console.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Lettre 0906.
Adieu, mon cher confrère; je n'écris point de ma main, je suis aveugle comme votre Bélisaire; je répète mon Credo, mais je ne le commente pas si bien que lui.
6991. A M. DE BELMONT •.
Ferney, 21 auguste 1767.
M. Belmont doit avoir reçu la nouvelle édition des Scythes faite à Lyon2, qui est infiniment meilleure que toutes les autres. On en a envoyé deux exemplaires à monsieur le maréchal3; il y en aura un pour M. Belmont. On lui prépare un petit divertissement assez singulier et assez intéressant qu'on lui enverra dès qu'il aura été joué sur le théâtre de Ferney4. On lui fait les plus sincères compliments. On est si malade qu'on ne peut écrire plus au long.
6992. A M. DAMILAVILLE.
22 auguste.
Je sais, monsieur, que vous vous amusez quelquefois de littérature. J'ai fait chercher l'Ingénu, pour vous l'envoyer, et j'espère que vous le recevrez incessamment; c'est une plaisanterie assez innocente d'un moine défroqué, nommé du Laurens, auteur du Compère Matthieu"0. 8.
J'ai vu à Ferney, depuis peu de jours, votre ami, qui est menacé de perdre entièrement les yeux, et dont la santé est très-altérée. Il m'a montré des lettres des ministres, de MM. les maréchaux de Richelieu et d'Estrées, et de toute la maison de Noailles, au sujet de La Beaurnelle. Il m'a dit que ses démarches étaient absolument nécessaires que les écrits de La Beaumelle étaient très-répandus dans les pays étrangers, et qu'on n'y recherchait même d'autre édition du Siècle de Louis XIV que celle qui a été faite par ce malheureux, et qui est chargée de falsifications et de notes infâmes. Ce La Beaumelle est un énergumène du Languedoc, un esprit indomptable, qu'il a fallu écraser. Le 1. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet, 1840.
2. Celle de Bordes.
3. Le duc de Richelieu.
4. Il s'agit de Chariot; voyez la lettre du 23 décembre 1767, adressée à M. de Belmont.
5. Voyez une des notes sur la lettre 6968.
canton de Berne 1, outragé dans ses libelles, en a demandé justice au ministère.
On dit que M. de Beaumont fait le factum pour les protestants de Guienne, accusés d'avoir assassiné les curés. Je ne vois pas comment il peut faire à Paris un mémoire sur une enquête secrète instruite à Bordeaux.
Pourriez-vous, monsieur, avoir la bonté de me faire parvenir le petit livre de la Théologie portative? Vous savez qu'on n'a pas voulu faire une seconde édition de l'ouvrage de mathématiques4. Le libraire dit qu'on est surchargé d'éléments de géométrie. Il n'y a plus de livres qu'on imprime plusieurs fois, que les livres condamnés. Il faut aujourd'hui qu'un libraire supplie les magistrats de brûler son livre pour le faire vendre.
Votre ami malade vous fait les plus tendres compliments; il passe la moitié de la journée à souffrir, et l'autre à travailler. J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
BOURSIER.
6993. – a m. LE maréchal DUC DE RICHELIEU3. A Ferney, 22 auguste.
Vous m'avez ordonné, monseigneur, de donner dix louis d'or à Galien mais voilà un compte de sept cent vingt-deux livres neuf sous, dont je vous enverrai tous les articles signés, quand j'aurai achevé de tout payer. De la façon dont il y allait, sa personne revenait à deux mille livres par an. Il a un frère qui a été à Maroc à meilleur marché. Je crois qu'il aura toute sa vie la reconnaissance qu'il vous doit, que M. Hennin le stylera et le fera beaucoup travailler. Son poste, qui lui vaut mille francs par an, outre le logement, la nourriture et le chauffage, pourra bientôt lui valoir plus de cent louis d'or, en vertu d'un arrangement pour les certificats de vie et pour les passe-ports; plus il aura, plus il devra vous être obligé. Il paraît être pénétré de vos bontés.
J'eus l'honneur de vous adresser, par la dernière poste, deux exemplaires de la nouvelle édition des Scythes, l'un pour vous, l'autre pour le théâtre de Bordeaux mais j'implore toujours votre protection pour le Fontainebleau prochain.
1. Dans son ouvrage intitulé Mes Pensées, La Beaumelle outrage plusieurs familles bernoises; voyez tome XV, page 101.
2. Voyez lettres 6973 et 6985.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
J'espère, avant de mourir, vous envoyer un petit divertissement pour vous amuser dans votre royaume.
Conservez-moi vos bontés, et agréez mon attachement et mon respect.
6994. A M. MOULTOUi. 1.
22 août 1767.
J'ai la fièvre, mon cher ami; je ne puis vous dire qu'un mot. J'ai écrit à M. de Richelieu, il y a trois semaines, pour ces malheureux protestants qu'on accuse d'avoir été en masque chez un curé. Il m'a répondu que s'ils étaient innocents il leur donnerait toute sa protection.
Vous verrez par le mémoire ci-joint que je suis moi-même en guerre avec un protestant 2. Je lui ai fait parler un peu vivement, de la part du roi, par M. de Gudane, commandant de la province de Foix.
J'ai lu aussi tlngmu. Il est, comme vous savez, de l'auteur du Compère Matthieu, et il faut qu'il en soit.
Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
6995. A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
23 auguste.
Si j'étais votre Atticus, mon cher Cicéron, prxclare venderem votre livre très-instructif3; et je vous assure qu'au propre votre libraire le vendra à merveille. Je vous assure que je ne me porte pas si bien que vous mais vous m'étonnez de me dire qu'il ne faut pas travailler dans la vieillesse; c'est, ce me semble, la plus grande consolation de notre âge Decet musarum cultorem scribentcm mon1. Je ne hais pas même la guerre à mon âge cela me ranime, et je ris quelquefois dans ma barbe.
Si je ne peux plus faire de tragédies, on en fait chez moi 5 qui vaudront mieux que les miennes nous les jouerons bientôt sur le théâtre de Ferncy. Je ne faisais pas mal les rôles de vieillard; mais je deviens aveugle, et je ne pourrais plus jouer que le rôle de Tirésias. Puissiez-vous avoir la goutte, mon cher confrère L 1. Éditeur, A. Coquerel.
2. La Beaumelle.
3. Traité de la Prosodie française.
4. Imitation du fameux Decet imperatorem stantem mort.
5. La Harpe et Chabanon; voyez lettre 7000.
Bernard de Fontenelle en avait quelques accès, et il vécutjusqu'à cent ans c'est un avant-goût de la vie éternelle.
Il faut que je vous envoie quelque jour la Défense de mon onde1. Il y a je ne sais quelle bavarderie orientale et hébraïque qui pourra amuser un savant comme vous.
J'admire votre style, et votre petite écriture nette et ferme; pour moi, je suis obligé presque toujours de dicter. Vous êtes meliore luto que moi.
Non equidem invideo; miror magis.
(VlRG,, Bel. I, V. 11.)
Mes respects à l'Académie, je vous en supplie; et quelques sifflets, si vous le voulez, à la Sorbonne.
Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur, avec les sentiments les plus inaltérables. Ainsi fait ma nièce.
6996. A M. LE COMTE DE WORONCEW5, f,
ENVOYE DE RUSSIE A LA HAYE.
25 auguste 17G7, à Ferney.
Je suis, il est vrai, à mon cinquième accès de fièvre, et j'ai soixante et quatorze ans. Mais tant que je ne serai pas mort, j'embrasserai avec avidité ce que vous me proposez. Je crois même que votre projet me fera vivre. Les grandes passions donnent des forces. Je suis idolâtre de trois choses de la .liberté, de la tolérance, et de votre impératrice je prie ces trois divinités de m'inspirer. J'attends vos ordres.
J'ai l'honneur d'être, avec le plus tendre respect, etc. C997. A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTIIA3. 3. 26 auguste 1767.
Madame, j'obéis à vos ordres j'envoie à Votre Altesse sérénissime la Défense de mon oncle, et je suis fâché de vous l'envoyer, parce qu'elle ne vous amusera guère mais il faut obéir. C'est la réponse d'un pédant à un pédant, et il s'agit de choses très1. Voyez tome XXVI, page 367. •
2. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire de l'empire de Russie, tome X, page 182.
3. Éditeurs, Bavoux et François.
pédantes. Il est vrai qu'on s'y moque un peu de toute l'histoire ancienne, et qu'il y a de temps en temps de petites plaisanteries qui peuvent consoler de l'horreur de l'érudition, et du grec, et du latin, et de l'hébreu, et du turc. Il y a quelques mots un peu gros mais ce n'est pas ma faute ils sont tirés de l'Écriture sainte, qui appelle toujours les choses par leur nom. Au reste, madame, vous pouvez choisir dans la liste des chapitres ce qui vous ennuiera le moins. Les quatre petites diatribes de feu l'abbé Bazin, qui sont à la fin du livre, pourront occuper peut-être un esprit aussi juste et aussi éclairé que le vôtre.
A l'égard de ce malheureux La Beaumelle, comme Votre Altesse sérénissime peut à présent en être instruite, il n'est accusé en aucune manière de son aventure de Gotha, dans le mémoire envoyé au ministère il y a deux ou trois mois. Votre auguste nom n'a été compromis en aucune manière. Il ne se trouve que dans la foule des rois et des princes que ce misérable a calomniés avec tant d'insolence, d'absurdité et d'ignorance. Il était absolument nécessaire de réprimer ce scandale. Comptez que ces livres-là, madame, se vendent mieux que les autres, par cela même qu'ils sont calomnieux. Ils se vendent aux foires de Francfort et de Leipsick ils vont jusqu'en Pologne et en Liussie; ils sont cités dans les dictionnaires allemands. Rien ne marche plus rapidement que l'imposture, et j'ai rempli un devoir indispensable en lui coupant les jarrets; je devais cette justice à la vérité, si indignement outragée. Mais encore une fois, madame, votre nom ne sera point profané. Il est d'ailleurs gravé dans mon cœur, et il le sera jusqu'au dernier moment de ma très-languissante vie.
Je me mets aux pieds de monseigneur le duc et de toute votre auguste famille, avec l'attachement le plus inviolable et le plus profond respect. Votre vieux Suisse V.
6998. A M. BORDES'. 1.
30 auguste.
Mon cher confrère, mettez dans votre bibliothèque le petit livre2 que j'ai l'honneur de vous envoyer il est, dit-on, de l'auteur du Compère Jlatthieu.
1. Éditeurs, de Cayrol et François. Ce billet est do 1767, et non, comme l'ont cru les éditeurs, de 1768.
2. L'Ingénu.
Comment puis-je faire parvenir à cette dame son Tout se dira et son Il est temps de parler 1 ?
J'ai été bien content de M. le comte de Coigny; il y a peu de gens de son espèce et de son âge aussi aimables et aussi instruits.
Adieu le pauvre malade n'a que le temps de vous dire combien il vous aime.
6999. A M. VERNES.
1" septembre.
Voici, monsieur, les paroles de Sanchoniathon « Ces choses sont écrites dans la Cosmogonie de Thaut, dans ses mémoires, et tirées des conjectures et des instructions qu'il nous a laissées. C'est lui qui nomma les vents du septentrion et du midi, etc. Ces premiers hommes consacrèrent les plantes que la terre avait produites ils les jugèrent divines, et vénérèrent ce qui soutenait leur vie, celle de leur postérité et de leurs ancêtres, etc. » Au reste, mon cher monsieur, il se pourrait très-bien que Sanchoniathon eût dit une sottise, ainsi que des gens venus après lui en ont dit d'énormes.
L'affaire des Sirven n'a pu être encore rapportée, parce que M. d'Ormesson8 a été malade du moins on donne cette excuse, mais il se pourrait bien que le crédit des ennemis en fût la véritable raison. La malheureuse aventure de Sainte-Foy sur les frontières du Périgord, vingt-quatre pauvres diables de huguenots décrétés, le fatal édit de 1724 renouvelé dans le Languedoc3, et enfin le malheur de Sirven, qui n'a point de jolie fille pour intéresser les Parisiens, tout cela pourrait nuire à la cause de cet infortuné.
Je vous envoie, mon cher philosophe huguenot, une petite Philippique' que j'ai été obligé de faire. L'ami La Beaumelle s'en est mal trouvé. Le commandant de la province l'a un peu menacé, de la part du roi, du cachot qu'il mérite. Je suis très1. Ouvrages de jésuites.
2. Louis-François de Paule Lefèvre d'Ormesson de Noyseau était président au parlement depuis 1755; il devint premier président en 1788, et mourut le 2 février 1789. Le chevalier de La Barre était de sa famille; voyez tome XXV, page 504. i.
3. L'édit du 14 mai 1724 défendait aux protestants, sous les peines les plus graves, l'exercice de leur religion, leur ordonnait de faire élever leurs enfants dans la religion catholique, etc., etc. (B.)
4. Le Mémoire qui est tome XXVI, page 355.
tolérant, mais je ne le suis pas pour les calomniateurs. Il faut d'une main soutenir l'innocence, et de l'autre écraser le crime. Je vous embrasse en Jéhovah, en Knef, en Zeus; point du tout en Athanase, très-peu en Jérôme et en Augustin.
7000. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
2 septembre.
Nous nous apprêtons à célébrer la convalescence il y aura comédie nouvelle, souper de quatre-vingts couverts. C'est bien pis que chez M. de Pompignan 1; et puis nous aurons bal et fusées.
J'envoyai, par le dernier ordinaire, un Ingénu, par M. le duc de Praslin, pour amuser la convalescente; et vous aurez, mes anges, pour votre hiver, les tragédies de MM. de Chabanon et de La Harpe cela n'est pas trop mal pour des habitants du mont Jura; mais en vérité, vous autres Welches, vous êtes des habitants de Montmartre. Je vous assure que les Guillaume Tell2 et les Illinois3 sont aux Danchet et aux Pellegrin ce que les Pellegrin et les Danchet sont à Racine. Je ne crois pas qu'il y ait une ville de province dans laquelle on pût achever la représentation de ces parades, qui ont été applaudies à Paris. Cela met en colère les âmes bien nées cette barbarie avancera ma mort. Le fonds des Welches sera toujours sot et grossier. Le petit nombre des prédestinés qui ont du goût n'influe point sur la multitude la décadence est arrivée à son dernier période.
Vivez donc, mes anges, pour vous opposer à ce torrent de bêtises de tant d'espèces qui inonde la nation. Je ne connais, depuis vingt ans, aucun livre supportable, excepté ceux que l'on brûle, ou dont on persécute les auteurs. Allez, mes Welches, Dieu vous bénisse! vous êtes la chiasse du genre humain. Vous ne méritez pas d'avoir eu parmi vous de grands hommes qui ont porté votre langue jusqu'à Moscou. C'est bien la peine d'avoir tant d'académies pour devenir barbares! Ma juste indignation, mes anges, est égale à la tendresse respectueuse que j'ai pour vous, et qui fait la consolation de mes vieux jours. Tout Ferney se réjouit de la convalescence.
1. Il n'y avait que vingt-six couverts au repas donné par Pompignan en 1763; voyez tome XXIV, page 461.
2. Tragédie de Le Mierre.
3. Tragédie de Sauvigny; voyez lettre 6883.
Votre nom, votre âge, vos qualités, mon cher doyen, mon cher maître, envoyez-moi tout cela sur-le-champ, sans perdre un seul instant; en voici la raison. On réimprime le Siècle de Louis XIV, malgré La Beaumelle; il faut qu'on vous traite de votre vivant comme si vous étiez mort, que je vous rende justice, que je satisfasse mon cœur. La lettre 0 vous attend1 mettezmoi vite à portée de vous rendre l'hommage que je vous dois, et, après cela, vous m'enterrerez si vous voulez.
Mon cher philosophe, voici une occasion d'exercer votre philosophie. Vous connaissez très-bien les théologiens de Genève, pédants, sots, de mauvaise foi, et, Dieu merci, sans crédit, comme tout animal sacerdotal devrait l'être; mais vous ne connaissez pas les libraires. L'ami Cramer avait donné à un nommé Chirol le livre de mathématiques à imprimer avec les planches corrigées. Ce Chirol est le même qui avait fait la première édition, et qui a refusé de faire la seconde. Je lui demande, depuis près de quinze jours, qu'il rende au moins l'exemplaire qu'on lui a confié en dernier lieu. Il dit qu'il ne l'a point reçu. Cramer dit qu'il le lui a donné, et je n'ai pas encore pu juger qui des deux se trompe ou me trompe. Il y a mille lieues de chez moi à Genève, et davantage, puisque toute communication est interrompue. Chirol est un pauvre diable qui n'a pas même encore pu payer le prix de la première édition, mais qui le payera. Gabriel Cramer donne de grands soupers dans le petit castel de Tournay, que je lui ai abandonné. C'est un homme d'ailleurs fort galant, qui ne me paraît pas faire une extrême attention aux livres qu'on lui confie voilà l'état des choses. Je suivrai cette affaire, car je suis exact, et il s'agit de mathématiques. On dit qu'on vous a prêché Louis IX et non pas saint Louis, qu'on s'est fort moqué des croisades et du pape le prédicateur2 ne 1. Ce fut dans son édition de 1768 du Siècle de Louis XIV que Voltaire donna un article à l'abbé d'Olivet, encore vivant; voyez tome XIV, page 65. 2. Alexandre-Joseph Bassinet, né en 1734, mort le 16 novembre 1 8 1 3 son Panégyrique de saint Louis a été imprimé en 1767, in-8°.
7001. A 31. L'ABBÉ D'OLIVET.
7002. A M. D'ALEMBERT.
2 septembre.
4 septembre.
sera pas archevêque de Paris, mais il doit être de l'Académie. On parle d'une drôle de Théologie portative; je ne l'ai point encore. J'espère que bientôt tous ces marauds de théologiens seront si ridicules qu'ils ne pourront nuire. Notre impératrice russe les mène grand train. Leur dernier jour approche en Pologne il est tout arrivé en Prusse et dans l'Allemagne septentrionale. Les maisons d'Autriche et de Bavière sont les seules qui soutiennent encore ces cuistres-là cependant on commence à s'éclairer à Vienne même. Pardieu, le temps de la raison est venu. 0 nature! grâces immortelles vous en soient rendues!
Mon cher philosophe, rendez tous ces pédants-là aussi énormément ridicules que vous le pouvez dans vos conversations avec les honnêtes gens: car cela est impossible à Paris par la voie de la typographie mais un bon mot vaut bien un beau livre. Foudroyez-moi ces marauds-là, je vous en prie.
Répandez sur eux le sel dont il a plu à Dieu de favoriser votre conversation. Faites qu'on les montre au doigt quand ils passeront dans la rue et quand vous les aurez bien écorchés, bien salés, marchez-leur sur le ventre en passant, cela est fort amusant. Il paraît un ouvrage de feu milord Bolingbroke1 qui est curieux. Julien l'Apostat n'y fit œuvre. Bonsoir, vous dis-je je vous aime, je vous estime et je vous révère autant que je hais les b. dont j'ai eu l'honneur de vous parler.
7003. A M. L'ABBÉ AUDRA
Septembre.
La malheureuse aventure de Sainte-Foy ayant été depuis longtemps représentée au conseil du roi sous les plus noires couleurs a nui beaucoup à l'affaire des Sirven, comme je l'avais prévu. Les Sirven avaient été renvoyés par la commission des conseillers d'État ordinaires par-devant le roi lui-même, pour obtenir la cassation de la sentence confirmée par le parlement de Toulouse. Mais ce parlement a représenté avec tant d'opiniâtreté son droit de ressort contre les condamnés contumaces, droit en effet établi pour tous les parlements du royaume, que le conseil a craint les mouvements de toute la magistrature. Ces 1. Examen important de milord Bolingbroke; voyez tome XXVI, page 195. 2. Éditeurs, de Cayrol et François. D'après une note du manuscrit, cette lettre serait adressée à l'abbé Audra, professeur royal à Toulouse. (A. F.)
mêmes considérations ont empêché de signer l'édit, qui était tout prêt, pour légitimer les mariages des réformés. Il n'y a d'autre parti à prendre que celui d'attendre tout du temps. Il faudrait n'avoir que de loin en loin des assemblées publiques, et se contenter d'inspirer l'horreur pour les superstitions et pour les persécutions dans quelque petit livre à la portée de tout âge, que les pères de famille liraient à leurs enfants tous les dimanches. Les nouvelles sottises du pape et des jésuites ouvriront tôt ou tard les yeux du ministère.
7004. A M. DAMILAVILLE.
4 septembre.
Je reçois, monsieur, votre lettre du 29 d'auguste. Tous les paquets arrivent de Paris en pays étranger, mais rien n'arrive de nos cantons à Paris.
Je vois très-souvent votre ami, qui vous aime tendrement. Il voudrait bien avoir le Panégyrique de Louis IX 1 mais je crois que l'impératrice russe méritera un plus beau panégyrique. Quelle époque, mon cher monsieur! elle force les évêques sarmates à être tolérants, et vous ne pouvez en faire autant des vôtres. 0 Welches! pauvres Welches! quand l'étoile du Nord pourra-t-elle vous illuminer?
Savez-vous bien qu'on fait actuellement des vers à Pétersbourg mieux qu'en France? savez-vous, mes pauvres Welches, que vous n'avez plus ni goût ni esprit? Que diraient les Despréaux, les Racine, s'ils voyaient toutes les barbaries de nos jours? Les barbares Illinois1 l'ont emporté sur le barbare Crébilion le barbare.3 le dispute aux Illinois par-devant l'auteur de Childebrandi. Ah! polissons que vous êtes! combien je vous méprise! Nous avons du moins chez nous deux hommes qui ont du goût, et c'est ce qui se trouvera difficilement à Paris. La nation m'indigne.
Bonsoir, mon cher monsieur vous avez dans mon voisinage 1. Par Bassinet; voyez la note 2, page 363.
2. Hirsa, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny; voyez lettre 6883. 3. D'après ce que Voltaire a dit dans la lettre 7000, le nom laissé ici en blanc est sans doute celui de Le Mierre, ou celui de son Guillaume Tell. 4. Cluldebrand est une tragédie de Morand, auteur dont nous avons parlé tome XXXVII, page 463.
5. La Harpe et Chabanon, alors à Férue}'.
un ami qui vous aime avec la plus vive tendresse, tout vieux qu'il est. Ou dit que les vieillards n'aiment rien cela n'est pas vrai. Voici un petit billet qu'on m'a donné pour M. Lembertad. BOURSIER.
7005. – A M. AUDIBERT FILS AINÉ,
A MARSEILLE
A Ferney, 5 septembre.
Celui qui a disputé le prix à M. de Charnfort est M. de La Harpe. Ils sont tous deux amis; ils s'estiment l'un l'autre; ils méritent d'être couronnés des mains des muses et de celles de l'amitié.
Voilà, mon cher monsieur, le mot de l'énigme. Vous avez été du nombre des juges, et vous ne pouviez manquer de donner les prix à ceux qui en étaient dignes. M. de La Harpe se fait un mérite d'avoir concouru avec un adversaire qu'il chérit. Si vous voulez m'adresser à Genève ce qui peut lui revenir de cette petite aubaine, vous ferez encore une bonne action car M. de La Harpe n'est pas auprès de Plutus aussi bien qu'auprès d'Apollon. Il est dans le château de Ferney depuis un an. Il joue la comédie, il en fait. Nous sortons de la répétition3. Je vous embrasse de tout mon cœur. Mme Denis vous fait les plus sincères compliments.
7006. DE M. ROUSSEAU,
CONSEILLER DE LA COIR DE GOTHA
A M. LA BEAUMELLE 4.
Ce 5 septembre 1767.
Monsieur, je suis on ne peut plus mortifié de voir, par votre lettre du 23 août, que vous n'êtes point satisfait de celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire par ordre de madame la duchesse. Son Altesse sérénissime continuant à être malade, et gardant même le lit depuis près de quinze jours à cause d'un abcès qu'elle a au cou, accompagné -de ressentiments de Bèvre, vous jugez bien, monsieur, que dans ces tristes circonstances il ne convient 1. Copié sur l'original communiqné par M. Niel, sous-préfet à Ploërmel, à qui je suis déjà redevable de la lettre 4981. (B.)
2. Pour VÊloge de La Fontaine, proposé par l'Académie de Marseille. 3. De Charlot, ou la comtesse de Givry, voyez tome VI, page 341. i 4. Éditeurs, Bavoux et François.
point de l'entretenir de sujets aussi peu agréables que celui dont traite votre lettre, et qu'avec tout le désir que j'ai de vous obliger, je n'ai pas seulement pu approcher Son Altesse et lui en rendre compte.
Souhaitant néanmoins, dans cet embarras, de répondre à la confiance dont vous m'honorez, j'ai cru devoir aller à ce qui m'a paru le plus pressé, c'est-à-dire de ramasser tout ce q le la vérité des faits pouvait fournir de circonstances capables de vous tranquilliser, monsieur, parce que je souffre véritablement de vous voir dans cet étal; je me saurais un gré infini si je réussissais à vous en tirer. En conséquence j'ai recours, autant que cela a pu se faire dans l'espace de vingt-quatre heures, à la mémoire des personnes les plus distinguées à la cour et dans la ville de Gotha, et mes informations ont abouti à constater deitx faits l'un, qu'il n'y a qu'une voix dans tout Gotha sur votre départ et sur celui de la veuve Schwecker, dans l'année 1752, non pour Erfurth, mais pour Eisenach; qu'au besoin plus de cent, plus de mille personnes, tout Gotha enfin certifiera, dans la forme la plus authentique, la rumeur publique, l'opinion générale, l'assertion unanime, que vous êtes partis ensemble de Gotha sans faire d'adieux ni l'un ni l'autre à qui que ce soit, et que vous êtes arrivés ensemble à Eisenach. Comme vous ne disconvenez pas, monsieur, d'avoir fait le voyage de Francfort avec la personne susmentionnée, je dois vous avouer franchement que je ne vois pas ce que vous gagneriez à prouver (si cela se pouvait) que vous soyez parti avec elle d'Erfurth, et non de Gotha, vu que, dans la supposition certaine que vous ayez ignoré le vol dont la Schwecker s'est rendue coupable, il est parfaitement indifférent et égal duquel des deux endroits vous soyez partis ensemble.
En effet, bien loin de vous soupçonner (et voici le second fait) d'avoir pris la moindre part au méfait de la veuve en question, je suis bien aise non-seulement de vous réiterer l'assurance du contraire, mais encore d'y ajouter, sans crainte d'être désavoué, que Leurs Altesses sérénissimes monseigneur le duc et madame la duchesse vous connaissent trop homme d'esprit pour vous croire capable d'avoir voulu vous associer publiquement, sur une aussi longue route qu'est celle ( en vous jugeant par votre propre aveu) d'Erfurth à Francfort, avec une personne que vous auriez reconnue voleuse. Cela n'est entré dans t'esprit de personne, et c'est ce qu'on est en état de vous confirmer. Au surplus, s'il y a eu de l'imprudence dans votre fait, elle est du genre de celles qui ne sont point criminelles.
Quant au mot de maitres e que vous relevez, monsieur, je n'ai fait, en J'employant, que me conformer à ce qui est d'usage à cet égard en Allemagne, où une gouvernante d'enfants nomme le père et la mère des enfants dont l'éducation et l'instruction lui sont confiées son maître et sa maitresse; d'où il résulte que, de n'avoir pas été servante, n'empêche pas qu'on n'ait pu avoir une maîtresse. ilaisje n'insisterai pas sur une bagatelle tout à fait étrangère à l'objet principal. Je n'eutrerai pas non plus dans tous les détails dont votre lettre est remplie, parce que quinze ans de temps les ont presque entièrement effacés de mon souvenir. Je n'ajouterai qu'un mot encore c'est que la dame chez qui la Schwecker a servi en qualité de
gouvernante d'enfants est en vie, et se trouve actuellement à Gotha, et qu'elle, aussi bien que quelques domestiques qui l'ont servie dans le même temps, [peuvent attester] ce qui y a rapport.
Mais en voilà assez et peut-être trop sur une matière aussi désagréable. Je n'y aurai cependant point de regret si ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire peut contribuer à rendre le calme à votre âme et vous engager à croire votre réputation à couvert de tout reproche. Il me semble que votre meilleur ami ne devrait pas avoir de plus sage conseil à vous donner que celui de vous en tenir là.
J'ai l'honneur d'être, etc.
ROUSSE AU.
7007. A 11. DE CHENEVIÈRES 1.
7 septembre.
Je suppose, mon cher ami, que vous avez eu la bonté de déterrer M. Barrau, qui est à la vérité un homme enterré, mais qui mérite d'être connu. Il est certainement employé au dépôt des affaires étrangères, et il m'a fourni de très-bonnes observations pour le Siècle de Louis XIV, qu'on réimprime.
C'est au sujet de cette nouvelle édition que j'ai été forcé de recourir au ministère, pour réprimer l'insolence et les calomnies de La Beaumelle. Le commandant du pays de Foix, où il demeuré, a eu ordre de le menacer du cachot s'il continuait, et le gouverneur de Guienne lui a fait de plus fortes menaces. La profonde ignorance où l'on est communément à Versailles et à Paris de tout ce qui se passe dans le reste de l'Europe empêche quelquefois de faire attention à des choses qui en méritent beaucoup. On dit C'est un roquet qu'il faut laisser aboyer. Mais on ne songe pas que ces roquets ameutent les chiens ennemis de la France. Un Français qui accuse Louis XIV d'avoir empoisonné le marquis de Louvois, qui accuse le duc d'Orléans d'avoir empoisonné la famille royale, qui accuse Monsieur le Duc, père de M. le prince de Condé d'aujourd'hui, d'avoir assassiné Vergier2, qui accuse le père du roi3 de s'être entendu avec le prince Eugène pour trahir la France et pour faire prendre Lille, et qui ose apporter en preuve de tous ces crimes les manuscrits de Saint-Cyr, un tel coquin, dis-je, fait plus d'impression qu'on ne pense dans 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Pour se venger, dit-on, d'une satire de ce poète. Mais le véritable auteur du crime est un nommé Le Craqueur, voleur de la bande de Cartouche. (A. F.) 3. L'élève de Fénelon, le duc de Bourgogne. (A. F.)
les pays étrangers. Il est cité par tous les compilateurs d'anecdotes, et la calomnie qui n'a pas été réfutée passe pour une vérité. Tous ceux qui ont été employés dans les affaires étrangères, et particulièrement M. l'abbé de La Ville, sont bien convaincus de ce que je vous dis ils en ont vu des exemples frappants. Il ne s'agit point du tout de moi dans cette affaire, il s'agit de l'honneur de la maison royale. Le fou de Verberie 1, qu'on a fait pendre, était bien moins coupable que La Beaumelle.
Ne vous imaginez pas, dans votre chambre à Versailles, que les ouvrages de ce faquin soient inconnus on en a fait plusieurs éditions ils sont traduits en allemand. Je ne sais si les nouveaux mémoires de Mme de Maintenon, qui viennent de paraître, sont de lui; c'est le même style et la même insolence.
J'avoue que ces calomnies me révoltent plus que personne. Je ne dois pas souffrir qu'on couvre d'ordures le monument que j'ai élevé à la gloire de ma patrie. Il est bien étrange qu'un prédicant de la petite ville de Mazères, du pays de Foix, insulte impunément, de son grenier, tous nos princes et les plus illustres maisons du royaume.
Je vous prie instamment de communiquer ma lettre à M. de La Touraille, et de l'engager à regarder les choses de l'œil dont tous ceux qui s'intéressent comme lui à la maison de Condé les regardent.
7008. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 9 septembre.
Rendez à César ce qui appartient à César2.
J'avoue, monseigneur, que l'impertinence3 est extrême. S'il sait si bien l'histoire, il doit savoir que le secrétaire d'État Villeroy écrivait monseigneur aux maréchaux de France. Incessamment Galien pourra vous écrire avec la même noblesse de style, dès qu'il aura fait une petite fortune. Je ne manquerai pas d'exécuter vos ordres. Vous savez peut-être qu'en qualité de Français je ne puis aller à Genève: cela est défendu 1. Rinquet.
2. Matthieu, xxit, 21.
3. M. Hennin, sur l'adresse d'une lettre pour le maréchal de Richelieu, avait mis A monsieur le maréchal de Richelieu. Celui-ci, qui tenait beaucoup au monseigneur, en voulut longtemps à Hennin, malgré les explications qui furent données; voyez la note 2 de la page 342.
mais on viendra chez moi, et je parlerai comme je le dois. De plus, je suis dans mon lit, où une fièvre lente retient ma figure usée et languissante.
Je présume que vous donnerez l'ordre d'achever le payement de ce que doit Galien, après quoi vous serez probablement débarrassé de ce petit fardeau. Je joins ici les mémoires. Vos paquets sont francs, et ce n'est point une indiscrétion de ma part. Quant à l'article des spectacles, j'ose espérer que vous aurez la bonté d'entrer dans mes peines. Je ne connais aucun des acteurs, excepté M"9 Dumesnil et Lekain. La petite Durancy avait joué chez moi aux Délices, à l'âge de quatorze ans je ne lui ai donné quelques rôles que sur la réputation qu'elle s'est faite depuis. J'ai fait un partage assez égal entre elle et M1Ie Dubois. Il me paraît que ce partage entretient une émulation nécessaire. Si Mlle Durancy ne réussit pas, les rôles reviennent nécessairement aux actrices qui sont plus au goût du public, et vos ordres décident de tout. Le pauvre d'Argental a été bien loin de pouvoir se mêler dans ces tracasseries; il a été longtemps malade, et sa femme a été un mois entier à la mort. M. de Thibouville, qui a beaucoup de talent pour la déclamation, n'a fait autre chose qu'assister à quelques répétitions. Il est mon ami depuis trente ans, et celui de ma nièce. Vous ne voulez pas nous priver de cette consolation, surtout dans le triste état où la vieillesse et la maladie me réduisent.
Daignez agréer mon respect et mon attachement avec votre bonté ordinaire.
7009. A MADAME. VEUVE DUCHESNE «.
Ferney, 12 septembre.
A la réception de votre lettre, madame, je commençai une révision exacte des tragédies que vous imprimez, ainsi que des comédies et du poëme épique. Étant tombé malade trois jours après, j'ai été obligé de discontinuer l'ouvrage; et en cas que je me porte mieux, je le reprendrai avec la plus grande exactitude. Si votre mari en avait usé avec la même circonspection et la même franchise, il ne nous aurait pas jetés, vous et moi, dans l'embarras où nous sommes. J'en suis encore très-mortifié; je tâcherai de tout réparer, et de vous fournir de quoi donner une édition complète et correcte.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
Je suis, madame, bien véritablement votre très-humble et très-obéissant serviteur.
7010. A M. DE CHENEVIÈRESi.
12 septembre.
Permettez-moi, mon cher ami, que je vous parle encore de M. Barrau 2. Il y a certainement un M. Barrau au dépôt des affaires étrangères, homme très-instruit et très-exact, et qui m'a donné de fort bons avis pour le Siècle de Louis XIV. Mandez-moi, je vous prie, si vous lui avez fait tenir ma lettre.
Aurez-vous la comédie à Fontainebleau ? On dit qu'il y a de belles nouveautés les Illinois Guillaume Tell et Eugénie 3, qui doivent vous faire grand plaisir. Je ne les ai pas vues mais on m'a dit que le Mercure en disait beaucoup de bien 7011. A M. DAMILAVILLE.
12 septembre.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 5, et je suis pénétré d'une double peine, la vôtre et la mienne. Vous avez à vous plaindre de la nature, et moi aussi. Nous sommes tous deux malades; mais je suis au bout de ma carrière, et vous voilà arrêté au milieu de la vôtre par une indisposition qui pourra vous priver longtemps de la consolation du travail, consolation nécessaire à tout être qui pense, et principalement à vous, qui pensez si sagement et si fortement.
N'êtes-vous pas à peu près dans le cas où s'est trouvé M. Dubois? n'a-t-il pas été guéri? n'j* a-t-il pas un homme dans Paris qu'on dit fort habile pour la guérison des tumeurs? Maudez-moi, je vous prie, quel parti vous prenez dans cette triste circonstance. Malgré mes maux, je m'égaye à voir embellir, par des acteurs qui valent mieux que moi, une comédie qui ne mérite pas leurs peines. Nous avons trois auteurs dans notre troupe. Vous m'avouerez que cela est unique dans le monde; et ce qu'il y a de beau encore, c'est que ces trois auteurs ne cabalent point les 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Voyez la lettre du 11 août.
3. Drame de Beaumarchais.
4. Phrase ironique. (G. A.)
b. Chariot, ou la comtesse de Givry; voyez tome VI, page 341.
uns contre les autres. Nous sommes plus unis que la Sorbonne. Tous les étrangers sont très-fâchés que cette faculté de grands hommes ait supprimé sa censure elle aurait édifié l'Europe, et mis le comble à sa gloire.
J'ai reçu les belles pièces de théâtre qu'on m'a envoyées depuis peu c'est Racine et Molière tout pur. Il y a quelque temps que l'on m'adressa un livre intitulé le Siècle de Louis XV*. Les principaux personnages du siècle sont trois joueurs d'orgues et deux apothicaires. Il manquait à ce siècle l'ouvrage que la Sorbonne annonçait; mais j'ose espérer que nous verrons ce chefd'œuvre. Je ne peux concevoir comme on a permis en France l'impression du livre de du Laurens, intitulé l'Ingénu3. Cela me passe.
Je finis, car j'ai la fièvre. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
7012. A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Fcrney, 12 septembre.
J'ai fait prier, monseigneur, notre résident de passer chez moi. Je vous avais prévenu que je n'allais plus à Genève; et d'ailleurs quand l'entrée de cette ville serait permise aux Français, l'état où je suis ne me permettrait pas de sortir.
Nous avons eu une longue conférence et le résultat a été que, la première fois qu'il aurait l'honneur de vous écrire, il ne manquerait pas de vous rendre ce qu'il vous doit voilà ce qu'il m'a dit en présence de ma nièce. Je reçus, sous votre enveloppe, hier au soir, une lettre pour Galien et je la lui ai envoyée de grand matin.
Voici une très-grande partie des frais qui restent à payer pour lui. Comme la somme montera à près de huit cents livres, indépendamment de ce que vous avez déjà bien voulu donner, et de quantité de menus frais qui n'entrent pas en ligne de compte, je 1. Hirza et Guillaume Tell: voyez lettre 7000.
2. D'Aquin de Châteaulyon (à qui est adressée la lettre 5683, voyez tome XLIII, page 248), est auteur de Lettres sur les hommes célèbres dans les sciences, la littérature et les arts, sous le règne de Louis XV, 1752, deux parties in-12, qu'on reproduisit (sans les avoir réimprimées) sous le titre de Siècle littéraire de Louis XV, 1754, deux parties in-12. Les deux organistes d'Aquin, le père de l'auteur, et Calvière, sont appelés des génies rares; mais on n'y parle pas d'apothicaires. (B.)
3. Voyez une note sur la lettre 6968.
n'ai rien voulu faire sans vos ordres exprès. Jusqu'à présent il n'a paru aucun mémoire considérable par lui-même. Je payerai tout sur-le-champ, selon l'ordre que je recevrai de vous. Voilà, je pense, toutes vos commissions remplies il ne me reste qu'à vous souhaiter un agréable voyage, et à recommander la Scythie à votre protection, en cas qu'on ait des spectacles à Fontainebleau. J'avoue que j'aime la Scythie; pardonnez-moi ma faiblesse, et joignez l'indulgence à vos bontés.
Vous voyez que j'écris régulièrement, tout malade que je suis, dès qu'il s'agit de la moindre affaire. Je regretterai Galien, qui me valait des ordres de votre part.
Nous avons ici beaucoup de troupes notre petit pays en est charmé.
J'écris dans l'intervalle de la fièvre.
Agréez mon tendre respect.
7013.– A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU. A Ferney, 13 septembre.
Vous me pardonnerez, monseigneur, si je me sers d'une main étrangère; ma fièvre ne me permet pas d'écrire. Vous me pardonnerez encore si je vous importune si souvent pour les affaires de Galien mais il faut que mes comptes soient apurés avant que je meure. Il m'est venu voir aujourd'hui avec deux seigneurs espagnols qu'il m'a amenés. Je lui ai demandé s'il n'avait ooint encore quelques dettes, et il m'a donné le petit mémoire ci-joint; de sorte que tout se monte à la somme de 881 livres 18 sous. Ainsi donc, monseigneur, ce jeune homme vous coûtait par an 1,200 livres, indépendamment de sa nourriture et des autres choses nécessaires. Il y a très-peu de personnes qui en fissent davantage pour leur fils. Ses dépenses me paraissent exorbitantes pour un jeune homme que vous avez si bien équipé quand vous me l'envoyâtes. Je n'ai cessé de lui recommander la plus grande retenue mais je vois qu'il a usé largement de vos bontés. Il faut avouer pourtant qu'il a mis de la discrétion dans sa magnificence car, à l'abri de votre protection et de votre nom, il aurait pu prendre dix mille francs chez les marchands on ne lui aurait rien refusé. Vous voilà heureusement débarrassé de ce fardeau, sans qu'il puisse être dégagé de la reconnaissance éternelle qu'il vous doit.
Il ne me reste, monseigneur, que d'attendre vos ordres, et de
vous supplier de me continuer vos bontés pour le peu de temps que j'ai encore à en jouir.
7014. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
18 septembre.
Mon cher ange est donc dans l'allégresse et la jubilation la convalescence se soutient donc parfaitement; l'appétit est donc revenu Dieu soit loué! Je chante Te Deum pour Mrae d'Argental, et pour moi un Libera, car j'ai encore de grands ressentiments de fièvre. Je tâcherai d'engager Lacombe à faire encore mieux que vous ne proposez pour Lekain mais il a imprimé l'Ingénu, sans m'en rien dire, sur les premières feuilles incorrectes qu'il a été assez heureux pour se procurer. Son édition fourmille de fautes absurdes je ne conçois pas comment on en a pu souffrir la lecture. Je ne lui ai écrit jusqu'à présent que pour lui laver la tête 1. Vous aurez incessamment Charlot, ou la Comtesse de Givry, dont je fais plus de cas que de l'Ingénu, mais qui n'aura pas le même succès. Je ne la destine pas aux comédiens, à qui je ne donnerai jamais rien, après la manière barbare dont ils m'ont défiguré, et l'insolence qu'ils ont eue de mettre dans mes pièces des vers dont l'abbé Pellegrin et Danchet auraient rougi. D'ailleurs les caprices du parterre sont intolérables, et les Welches sont trop Welches.
Il m'a été de toute impossibilité, mon cher ange, de faire ce que vous exigiez à l'égard des Scythes; la tournure que vous vouliez était absolument incompatible avec mon goût et ma manière de penser. On fait toujours très-mal les choses auxquelles on a de la répugnance.
Au reste, les comédiens me doivent la reprise des Scythes, qu'ils ont abandonnés, après les plus fortes chambrées, pour jouer des pièces qui sont l'opprobre de la nation. J'espère que vous voudrez bien engager les premiers gentilshommes de la chambre, qui sont vos amis, à me faire rendre justice et que, de son côté, M. le maréchal de Richelieu, qui a fait jouer les Scythes à Bordeaux avec le plus grand succès, ne souffrira pas qu'on me traite avec si peu d'égards. On dit qu'il n'y aura point de spectacles à Fontainebleau, ainsi je compte qu'on jouera les Scythes à la Saint-Martin. Il serait bien étrange que les comédiens 1. Ces lettres manquent.
ne payassent mes bienfaits que d'ingratitude; vous ne le souffrirez pas vos bontés pour moi sont trop constantes, et ce n'est pas votre coutume d'abandonner vos amis.
Mon village est devenu le quartier général des troupes qui font le blocus de Genève. Je vous écris au son du tambour, et en attendant la fièvre qui va me prendre. ·
Mm< Denis et M. de Chabanon se joignent à moi pour vous dire combien ils s'intéressent à la santé de M™ d'ArgentaI, et moi, je ne puis vous dire combien je vous aime.
7015. A M. DAMILAVILLE.
18 septembre.
Je saisis, mon cher ami, l'intervalle de ma fièvre pour vous envoyer de quoi réparer un peu les griefs de Merlin. Il peut imprimer cela sur-le-champ, car je ne veux point absolument de privilège, et ce n'est qu'à condition qu'il n'aura nul privilége que je lui donne ce petit ouvrage1. Il nous amuse, il plaît aux officiers qui sont chez nous il plaira, s'il peut, aux Welches. Je mets encore une condition à ce présent que je lui fais c'est que la pièce sera imprimée sur-le-champ, sans avoir été communiquée à personne.
Il y a un gros paquet pour vous qui vous sera remis quand il plaira à Dieu. Tâchez que votre santé soit meilleure que la mienne. Je vous embrasse tendrement.
Je vous prie de faire donner cette lettre8 à Panckoucke. 7016. A M. DAMILAVILLE.
19 septembre.
Je vous ai envoyé, mon cher ami, une petite galanterie pour Merlin je vous supplie de vouloir bien faire un petit changement au premier acte.
Madame la comtesse dit à son fils
Tous les grands sont polis 3. Pourquoi? C'est qu'ils ont eu
Cette éducation qui tient lieu de vertu.
1. Charlot, ou la Comtesse de Givry; voyez tome VI, page 341. 2. Elle est perdue.
3. Le premier hémistiche n'est ni dans le texte, ni dans les variantes; voyez tome VI, page 356.
Si de la politesse un agréable usage
N'est pas la vertu même, il est sa noble image.
Il faut mettre
Leur âme en est empreinte; et si cet avantage
N'est pas la vertu môme, il est sa noble image.
Je crois que Merlin peut tirer, sans rien risquer, sept cent cinquante exemplaires, qu'il vendra bien.
Je ne sais aucune nouvelle. Je suis entouré d'officiers et de soldats, fort affaibli de ma fièvre, et très-inquiet de votre santé. Je rouvre ma lettre pour vous supplier de mettre encore ce petit changement à la fin du troisième acte
Je dois tout pardonner, puisque je suis heureuse.
CBARLOT, dans l'enfoncement.
Qui peut changer ainsi ma destinée affreuse?
Où me conduisez-vous?
LA COMTESSE.
Dans mes bras, mon cher fils.
CHARLOT.
Moi, votre fils
LE DUC.
Sans doute.
CHARLOT.
0 destins inouïs
LA COMTESSE, l'embrassant.
Oui, reconnais ta mère; oui, c'est toi que j'embrasse, etc.
7017. A M. LE MARQUIS DE VILLETTE.
20 septembre.
Je vous pardonne, mon cher marquis, d'avoir oublié un vieillard malade et inutile, longtemps pénétré, dans sa retraite, de l'affliction la plus profonde; mais je ne vous pardonne pas de vous livrer au public1, qui cherche toujours une victime, et qui 1. Le marquis de Villette venait de faire imprimer son Éloge de Charles Y, 1767, in-4". C'était le sujet du prix d'éloquence proposé l'année précédente par l'Académie française, et que remporta La Harpe.
s'acharne impitoyablement sur elle. On ne vous dit peut-être pas à quel point il enfonce le poignard dans les plaies qu'il a faites lui-même. Je vous prédis que vous serez malheureux si vous ne vous dérobez pas à l'envie et à la malignité; et je vous répète que vous n'avez d'autre parti à prendre que de vivre avec un petit nombre d'amis dont vous soyez sûr.
Vous vous plaignez de quelques tours qu'on vous a joués j'aimerais mieux qu'on vous eût volé deux cent mille francs que de vous voir déchirer parlesharpies de la société, qui remplissent le monde. Il faut absolument que vous sachiez que cela a été poussé à un excès qui m'a fait une peine cruelle. On dit Voilà comme sont faits tous les petits philosophes de nos jours on clabaude à la cour, à la ville. Vous sentez combien mon amitié pour vous en a souffert. Vous êtes fait pour mener une vie très-heureuse, et vous vous obstinez à gâter tout ce que la nature et la fortune ont fait en votre faveur.
Je vous dirai encore qu'il ne tient qu'à vous de faire tout oublier. Je vous demande en grâce que vous soyez heureux. Je ne veux pas qu'un beau diamant soit mal monté. Pardonnez ma franchise; c'est mon cœur qui vous parle; il ne vous déguise ni son affliction, ni ses sentiments pour vous, ni ses craintes je vous aime trop pour vous écrire autrement.
Je vous invite plus que jamais à vous livrer à l'étude. L'homme studieux se revêt à la longue d'une considération personnelle que ne donnent ni les titres, ni la fortune. Celui qui travaille n'a pas le temps de faire mal parler de soi. Je vous parle ainsi, parce que vous me devez compte de cette heureuse facilité, et de vos belles dispositions pour les lettres. Je vous pardonne si vous écrivez, et surtout si vous m'écrivez. Vous voilà quitte de ma morale; mais, si vous étiez ici, je vous avertis qu'elle serait beaucoup plus longue.
M1™ Denis pense absolument de même quiconque s'intéressera à vous vous dira les mêmes choses. Pardonnez, encore une fois, aux sentiments qui m'attachent à vous.
7018. A M. DAMILAVILLE.
21 septembre.
Le malade demande comment se porte le malade. Il le supplie de faire coller sur la pièce cette dernière leçon, qui est la meilleure. Il demande à Merlin exactitude et diligence. Le Huron
du sieur du Laurens est défendu à Paris; mais on espère que la Comtesse de Givry aura permission de paraître.
Dernière leçon du commencement de la dernière scène du troisième acte 1. MADAME AUBONNE.
Avouez, mon cher et illustre maltre, que les pauvres mathématiciens à double courbure ont bien raison de se louer de vos libraires huguenots; ces gens-là traitent les ouvrages de géométrie comme ils feraient le Catéchisme du docteur Vernet, ou le Journal chrétien ils en font des papillotes, et en sont quittes après pour dire qu'ils les ont perdus. Je ne trouve pas mauvais qu'ils se frisent, quoique leur patriarche Calvin l'ait défendu; mais j'aimerais autant que ce fût avec la Religion vengée 3 du Père Hayer, récollet, qu'avec mes œuvres. Je vous prie pourtant de les engager à parler encore 1. Voyez tome VI, page 387.
J'ai mérité la mort.
Je dois tout pardonner, puisque je suis heureuse
Tu m'as rendu mon sang.
Où me conduisez-vous?
Vous, ma mère
Oui, reconnais ta mère; oui, c'est toi que j'embrasse, etc.
2. L'auteur a mis « 0 ciel je te bénis. » Voyez tome VI, page 388. 3. Voyez la note, tome XXXIX, page 159.
LA COMTESSE.
C'est assez, levez-vous.
C Il A R LOT, dans l'enfoncement.
0 destinée affreuse
LA COMTESSE, courant à lui.
Dans mes bras, mon cher fik
CHARLOT.
LE DUC.
Oui, sans doute.
JULIE.
LA COMTESSE, l'embrassant.
7019. DE M. D'ALEMBERT.
0 destins inouïs 1
A Paris, ce 22 septembre.
à leurs perruquiers, et à voir si les débris de mes calculs ne pourraient pas se retrouver dans les ordures. Vous aimez les mathématiques, et je vous recommande instamment mes intérêts en cette occasion.
Il est vrai que c'est l'oraison funèbre de Louis IX, et non pas le panégyrique de saint Louis, qui a été prêchée à l'Académie; mais l'ouvrage n'en était que meilleur. Les d'Olivet et compagnie avaient déjà murmuré dès le matin; mais le murmure a augmenté le soir à Saint-Roch, où l'orateur a prêché le même panégyrique. 11 n'y a point d'horreurs et de faussetés que la canaille des prêtres habitués n'ait dites à cette occasion il est pourtant vrai que deux curés de Paris, qui avaient assisté au sermon du matin, ont dit qu'ils étaient prêts à signer tout ce que le prédicateur avait avancé contre les croisades et contre le pape.
Il nous pleut ici de Hollande des ouvrages sans nombre contre l'infâme c'est la Théologie portative l, l'Esprit du clergé2, les Prêtres démasqués le Militaire philosophe », le Tableau de l'esprit humain s, etc., etc., etc. Il semble qu'on ait résolu de faire le siége de l'infâme dans les formes, tant on jette de boulets rouges dans la place. Il est vrai qu'elle ne sera pas sitôt prise, car c'est le feld-maréchal Riballier qui y commande, et qui a sous lui le capitaine d'artilleurs Jean-Gilles Larcher, et le colonel de hussards Goge pecus. Avec ces grands généraux-là, une ville assiégée doit tenir longtemps.
Priez Dieu qu'il tire la Sorbonne et l'archevêque d'embarras au sujet de Bélisaire; ils ne savent plus comment s'y prendre pour faire paraître leur censure. ils y avaient mis un grand article contre la tolérance; la cour, qui est sur cela dans des principes un peu différents de ces messieurs, et même, dit-on, le parlement, tout intolérant qu'il est, leur ont fait dire qu'ils voulaient voir cet endroit de la censure avant qu'elle parût on dit qu'ils sont actuellement occupés à bourrer leur censure de cartons. Figurez-vous le ridicule dont ils vont se couvrir. On dira que ces pédants-là ne sont pas même décidés sur le genre de sottises qu'ils ont à dire. D'autres prétendent que l'article de la tolérance sera supprimé c'est ce qu'ils pourraient faire de mieux; mais ils ne veulent pas qu'on dise qu'ils ont cédé ce quartier de la place. D'autres disent que la censure no paraîtra point du tout; ils feraient encore mieux il est vrai qu'on se moquera d'eux tant soit peu, mais un peu de honte est bientôt passée. Je sais, de science certaine, que plusieurs docteurs sont de cet avis, et pensent que la Sorbonne a déjà eu dans cette affaire sa dose d'opprobre assez complète pour ne pas grossir davantage la pacotille.
Adieu, mon cher et illustre maitre; je vous recommande l'ouvrage de mathématiques, abandonné si vilainement aux barbiers de Calvin. Voulez-vous bien remettre cette lettre à M. de La Harpe ? J'écris par le même courrier à 1. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
2. 1767, deux volumes in-8"; voyez lettre 7175.
3. 1768, un volume in-8°; voyez lettre 7175.
4. Voyez la note 4, tome XXVII, page 117.
5. Voyez la lettre 7023.
Chabanon, qui me parait bien pénétré de reconnaissance et d'attachement pour vous. Les expressions de son cœur à votre sujet m'ont d'autant plus attendri que j'y retrouve les sentiments du mien. Vous ne sauriez croire combien il est sensible à l'intérêt que vous prenez à son ouvrage, et combien il sent le prix de vos conseils. Je le recommande à votre amitié pour lui, et à celle que vous avez pour moi. Vous pouvez être bien sûr que vous obligez en lui l'âme la plus honnête et la plus reconnaissante. Il me mande, ainsi que M. de La Harpe (dont je ne vous parle point, parce que je sais combien vous l'aimez, et combien il en est digne), que vous avez été malade, et que pendant ce temps vous avez fait une comédie vos maladies font honte à la santé des autres. A propos, vraiment j'oublie de vous dire (car j'oublie tout) que je suis enchanté de l'Ingénu, quoique ce ne soit pas le neveu de l'abbé Bazin qui l'ait fait, comme il est évident dès la première page on dit que c'est un petit-fils de l'abbé Gordon, qui me paraît avoir très-bien élevé cet enfant-là. Les ennemis du Père Quesnel a, qui n'aiment pas qu'on les voie ingénument tels qu'ils sont, ont si bien fait que l'ouvrage vient d'être défendu. Il est vrai qu'il n'y en avait eu que trois mille cinq cents de vendus en quatre ou cinq jours, au moyen de quoi personne n'en aura. Ce petit-fils de l'abbé Gordon est un fin courtisan; il a appris à ses semblables qu'avec un petit mot d'éloge on fait passer bien de la contrebande. La recette est bonne, sans doute, mais un peu difficile à avaler. Iterum vale, mon cher maitre; je vous embrasse de tout mon cœur. 7020. A M. DAMILAVILLE.
23 septembre.
Le malade de Ferney est bien en peine du malade de Paris, et il attend avec impatience de ses nouvelles. Il soupçonne qu'on a fait une faute dans la dernière lettre, où il est question de la Comtesse de Givry. On a fait dire à Charlot dans la dernière scène: 0 destins inouïs
et c'est à la belle Julie de le dire. Le malade des champs recommande à la bonté du malade de la ville la Comtesse, Charlot, Julie, et l'Intendant faiseur de contes. Puisse cette pièce vous amuser autant qu'elle nous amuse, et être utile à l'enchanteur Merlin
Que faut-il faire pour Sirven ? J'ai bien peur que cette affaire ne s'en aille en fumée.
1. Charlot, ou la Comtesse de Givry; voyez tome VI, page 341.
2 C'était sous le nom du Père Quesnel que Voltaire avait donné l'Ingénu.
7021. A M. GUYOT.
A Ferney, 25 septembre.
J'ai enfin reçu, monsieur, les deux premiers volumes de votre Vocabulaire. Tout ce que j'en ai lu m'a paru exact et utile rien de trop ni de trop peu point de fades déclamations. J'attends la suite avec impatience votre entreprise est un vrai service rendu à toute la littérature.
Vous me feriez plaisir de m'apprendre les noms des auteurs à qui nous aurons tant d'obligations.
J'ai l'honneur d'être bien véritablement, monsieur, votre, etc. P. S. Il ne serait pas mal de mettre, dans votre errata, que nous prononçons auto-da-fé par corruption, et que les Espagnols disent auto-de-fé. Il y a une grosse faute à la page 423 Les Dieux mémes, éternels arbitres 1.
Il faut lire les dieux même, sans s. Cet s donne une syllabe de trop au vers.
Il y a une plus grande faute à la page 422
Plaçât tous bienfaiteurs au rang des immortels 2;
c'est un barbarisme. On dit tous les bienfaiteurs, et non tous bienfaiteurs. On n'entendrait pas un homme qui dirait J'ai mis tous saints dans le catalogue. D'ailleurs il faut tâcher, dans un dictionnaire, de ne citer que de bons vers, et ne point imiter en cela l'impertinent Dictionnaire de Trévoux. Les vers cités en cet endroit sont trop mauvais bonté fertile3 est ridicule.
Priez vos auteurs de ne citer que des faits>vérés. Le viol d'une dame par un marabout, à la face et non en face de tout un peuple, est un conte à dormir debout 4 digne de Léon d'Afrique3. 1. Vers de J.-B. Rousseau,'livre III, ode n, vers 191.
2. Rousseau a dit (livre IV, ode n, vers 78)
Plaçât leurs bienfaiteurs au rang des immortels.
3. Expression de J.-B. Rousseau, livre III, ode n, vers 188.
4. Cette histoire est rapportée dans le Grand Vocabulaire français, tome Ier, page 498. Ce premier volume ayant eu une seconde édition, on y corrigea les fautes sur les deux vers de Rousseau, on supprima la citation de bonté fertile. L'histoire du viol ne fut pas retranchée, et l'expression en face resta même dans le texte; mais elle est corrigée dans l'erratum. (B.)
5. Lettre de Voltaire (dictée à Wagnière), à M. Éthis, commissaire provincial des guerres à Besançon, Ferney, 25 septembre 1767, signalée dans un catalogue d'autographes. Voltaire exprime le désir que de dix en dix arpents tout fût haie ou
7022.– A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
28 septembre.
Mon cher ange, quoique vous ne m'écriviez point, je suppose toujours que Mme d'Argental a repris sa santé, son embonpoint, sa gaieté et ses grâces, et qu'elle est tout comme je l'ai laissée il y a environ quinze ans. Vous voulez que je vous envoie, pour vous amuser, la petite drôlerie1 qui nous a fait passer quelques heures agréablement dans nos déserts. La perfection singulière avec laquelle cette médiocrité a été jouée me fait oublier les défauts de la pièce, et me donne la hardiesse de vous l'envoyer. Je l'adresse sous l'enveloppe de M. de Courteilles, et j'espère qu'elle vous parviendra saine et sauve.
On dit qu'on va reprendre l'affaire des Sirven en considération. Je commence à en avoir bonne espérance, puisque M. de Beaumont a gagné son procès, qui me donnait tant d'inquiétude il a la main heureuse. La justice du conseil est, à lavérité, comme celle de Dieu, fort lente; mais enfin elle arrive. La justice du parterre est assez dans ce goût elle fait gagner d'assez mauvais procès en première instance, et il lui faut trente années pour rendre justice à ce qui est passable.
On m'a mandé qu'il n'y aurait point de spectacles à Fontainebleau. La chasse suffit; mais, comme vous aimez mieux la comédie que la chasse, je vous supplie de me mander des nouvelles du tripot.
Pour l'autre tripot, qui a condamné l'Ingénu* à ne plus paraître, je ne vous en parle point; mais quand je dis qu'il y a des Welches dans le monde, vous m'avouerez que j'ai raison. Mille tendres respects à la convalescente.
7023. A M. DAMILAVILLE.
Î8 septembre.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 21. Je vous assure que vous m'aviez donné bien des inquiétudes. Prenez bien des fondants, et vivez pour l'intérêt de la raison et de la vérité. plantation dans toute l'Europe, afin d'empêcher les batailles rangées. « On aurait plus de cultivateurs et moins de soldats. »
1 Cette expression de Molière (Bourgeois gentilhomme, acte I, scène n) désigne Chariot.
2. La police avait fait saisir l'Ingénu; mais je ne connais pas de jugement contre cet ouvrage. (B.)
Vous ne me disiez pas que M. et Mrae de Beaumont avaient gagné pleinement leur cause. Il est juste, après tout, que le défenseur des Calas et des Sirven prospère. Je me flatte que le procès des Sirven sera rapporté.
J'ai lu les Pièces relatives'. Les Riballier et les Coger devraient mourir de honte, s'ils n'avaient pas toute honte bue. Je ne sais qui m'a envoyé le Tableau philosophique du genre humain, depuis le commencement du monde jusqu'à Constantin2. Je crois en deviner l'auteur mais je me donnerai bien de garde de le nommer jamais. Je suis fâché de voir qu'un homme si respectueux envers la Divinité, et qui étale partout des sentiments si vertueux et si honnêtes, attaque si cruellement les mystères sacrés de la religion chrétienne. Mais il est à craindre que les Riballier et les Coger ne lui fassent plus de tort par leur conduite infâme, et par toutes leurs calomnies, qu'elle ne peut recevoir d'atteintes des Bolingbroke, des Woolston, des Spinosa, des Boulainvilliers, des Maillet, des Meslier, des Fréret, des Boulanger, des La Mettrie, etc., etc., etc.
Je présume que vous avez reçu actuellement le brimborion que je vous ai envoyé pour l'enchanteur Merlin. Je lui donne cette pièce, que j'ai brochée en cinq jours 3, à condition qu'il n'aura nul privilége. Je n'ai pas osé faire paraître Henri IV dans la pièce 4 elle n'en a pas moins fait plaisir à tous nos officiers et à tout notre petit pays, à qui la mémoire de Henri IV est si chère. Songez à votre santé la mienne est déplorable.
7024. A M. COLINI.
A Ferney, 28 septembre.
Mon cher ami, votre Dissertation sur le cartel offert par l'électeur palatin au vicomte de Turenne m'arrivera fort à propos. On a déjà. entamé une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Je profiterai de votre pyrrhonisme, pour peu que je le trouve fondé car vous savez que je l'aime, et que je me défie des anec1. Les Pièces relatives à Bélisaire sont en cinq cahiers in-8°, qui, réunis, forment un peu plus de 120 pages.
2. Cet ouvrage, qui parut en 1767, en un seul volume petit in-8°, a pour auteur Ch. Bordes, de Lyon.
3. Charlot, ou la Comtesse de Givry.
4. Voyez la Préface de l'auteur et la note des éditeurs de Kehl, tome VI, page 343 et ci-apràs, la lettre 7047.
5. Voyez lettre 7051.
il la liïofj-îûnc Tl oct
dotes répétées par mille historiens. Il est vrai que vous êtes obligé d'avoir prodigieusement raison, car vous avez contre vous l'Histoire de Turenne par Ramsai, le président Hénault, et tous les mémoires du temps.
Ayez la bonté de m'envoyer sur-le-champ votre ouvrage. Voici comme on peut s'y prendre. Vous n'auriez qu'à l'envoyer à Lyon, tout ouvert, à M. Tabareau, directeur des postes, avec un petit mot de lettre. Vous auriez la bonté de lui écrire que, sachant qu'il lit beaucoup, et qu'il se forme une bibliothèque, vous lui envoyez votre ouvrage comme à un bon juge et à mon ami; que vous le priez de me le prêter après l'avoir lu, en attendant que je puisse en avoir un exemplaire à ma disposition. Voilà, mon cher ami, les expédients auxquels les impôts horribles mis sur les lettres me forcent d'avoir recours. Si, pour plus de sûreté, pendant que vous enverrez ce paquet par la poste à M. Tabareau, à Lyon, vous voulez m'en envoyer un autre par les chariots qui vont à Schafihauseu et dans le reste de la Suisse, il n'y a qu'à adresser ce paquet à mon nom à Genève, je vous serai très-obligé. Comptez que j'ai la plus grande impatience de lire votre dissertation mettez-moi aux pieds de Leurs Altesses électorales. Si je pouvais me tenir sur les miens, je serais allé à Schwetzingen, tout vieux et tout malade que je suis mais il y a trois ans que je ne suis sorti de chez moi.
M°" Denis ne cesse de donner des fêtes, et moi je reste dans mon lit je dicte, ne pouvant écrire; mais ce que je dicte de plus vrai, c'est que je vous aime de tout mon cœur. 7025. A M. DUPONT.
A Ferney, 29 septembre.
Il faut que je vous avoue, mon cher ami, que j'ai soixante et quatorze ans; que j'ai donné tout mon bien à M. le duc de Wurtemberg, qui ne me paye point. Il me doit une année entière, il doit beaucoup à M. Dietrich sur ses terres d'Alsace je ne sais ce qu'il doit sur celles de Franche-Comté mais je n'ai pas le temps d'attendre. Les dissensions de Genève m'ont attiré un régiment entier en garnison dans mes terres. Donnez-moi, je vous prie, un procureur qui puisse saisir les terres d'Alsace j'en chercherai un pour celles de Franche-Comté, sans quoi il faut que je demande l'aumône, moi et ma famille. M. le duc de Wurtem-
berg devrait savoir qu'il faut payer ses dettes avant de donner des fêtes. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je me recommande à votre justice.
VOLTAIRE.
7026. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
30 septembre.
Je ne comprends pas, mon cher ange, ni votre lettre ni vous. J'ai suivi de point en point la distribution que Lekain m'avait indiquée comme, par exemple, de donner Alzire à M11e Durancy, et Zaïre à Mne Dubois, etc.
Comme je ne connais les talents ni de l'une ni de l'autre, je m'ensuis tenu uniquement à la décision de Lekain, que j'ai confirmée deux fois.
M"e Dubois m'a écrit en dernier lieu une lettre lamentable, à laquelle j'ai répondu par une lettre polie'. Je lui ai marqué que j'avais partagé les rôles de mes médiocres ouvrages entre elle et M"e Durancy; que si elles n'étaient pas contentes, il ne tiendrait qu'à elles de s'arranger ensemble comme elles voudraient. Voilà le précis de ma lettre vous ne l'avez pas vue sans doute si vous l'aviez vue, vous ne me feriez pas les reproches que vous me faites.
M. de Richelieu m'en fait, de son côté, de beaucoup plus vifs, s'il est possible. Il est de fort mauvaise humeur. Voilà, entre nous, la seule récompense d'avoir soutenu le théâtre pendant près de cinquante années, et d'avoir fait des largesses de mes ouvrages.
Je ne me plains pas qu'on m'ôte une pension que j'avais, dans le temps qu'on en donne une à Arlequin 2. Je ne me plains pas du peu d'égard que M. de Richelieu me témoigne sur des choses plus essentielles; je ne me plains pas d'avoir sur les bras un régiment, sans qu'on me sache le moindre gré de ce que j'ai fait pour lui je ne me plains que de vous, mon cher ange, parce que plus on aime, plus on est blessé.
Il est plaisant que, presque dans le même temps, je reçoive des plaintes de M. de Richelieu et de vous. Il y a sûrement une étoile sur ceux qui cultivent les lettres, et cette étoile n'est pas bénigne. Les tracasseries viennent me chercher dans mes dé1. Elle manque; voyez nM 7043 et 7048.
2. Beuchot pense qu'Arlequin désigne ici l'abbé Bergier; voyez lettre 7148.
serts que serait-ce si j'étais à Paris? Heureusement notre théâtre de Ferney n'éprouve point de ces orages plus les talents de nos acteurs sont admirables, plus l'union règne parmi eux la discorde et l'envie sont faites pour la médiocrité. Je dois me renfermer dans les plaisirs purs et tranquilles que mes maladies cruelles me laissent encore goûter quelquefois. Je me flatte que celui qui a le plus contribué à ces consolations ne les mêlera pas d'amertume, et qu'une tracasserie entre deux comédiennes ne troublera pas le repos d'un homme de votre considération et de votre âge, et n'empoisonnera pas les derniers jours qui me restent à vivre.
Vous ne m'avez point parlé de Mni< de Groslée; vous croyez qu'il n'y a que les spectacles qui me touchent. Vous ne savez pas qu'ils sont mon plus léger souci, qu'ils ne servent qu'à remplir le vide de mes moments inutiles, et que je préfère infiniment votre amitié à la vaine et ridicule gloire des belles-lettres, qui périssent dans ce malheureux siècle.
7027. A M. LE COMTE ANDRÉ SCHOUVALOW >.
A Ferney, 30 septembre.
J'ai été longtemps malade, monsieur; c'est à ce triste métier que je consume les dernières années de ma vie. Une de mes plus grandes souffrances a été de ne pouvoir répondre à la lettre charmante dont vous m'honorâtes il y a quelques semaines. Vous faites toujours mon étonnement, vous êtes un des prodiges du règne de Catherine II. Les vers français que vous m'envoyez sont du meilleur ton, et d'une correction singulière; il n'y a pas la plus petite faute de langage on ne peut vous reprocher que le sujet que vous traitez 2. Je m'intéresse à la gloire de son beau règne, comme je m'intéressais autrefois au Siècle de Louis XIV. Voilà les beaux jours de la Russie arrivés; toute l'Europe a les yeux sur ce grand exemple de la tolérance que l'impératrice donne au monde. Les princes jusqu'ici ont été assez infortunés pour ne connaître que la persécution. L'Espagne s'est détruite elle-même en chassant les Juifs et les Maures. La plaie de la révocation de l'édit de Nantes saigne encore en France. Les prêtres désolent l'Italie. Les pays d'Allemagne, gouvernés par les prélats, 1. Le comte André Schouvalow est le neveu de Jean.
2. C'était Voltaire qui était le sujet des vers de Schouvalow.
sont pauvres et dépeuplés, tandis que l'Angleterre a doublé sa population depuis deux cents ans, et décuplé ses richesses. Vous savez que les querelles de religion, et l'horrible quantité de moines qui couraient comme des fous du fond de l'Égypte à Rome, ont été la vraie cause de la chute de l'empire romain et je crois fermement que la religion chrétienne a fait périr plus d'hommes depuis Constantin qu'il n'y en a aujourd'hui dans l'Europe.
Il est temps qu'on devienne sage mais il est beau que ce soit une femme qui nous apprenne à l'être. Le vrai système de la machine du monde nous est venu de Thorn', de cette ville où l'on a répandu le sang pour la cause desjésuites. Le vrai système de la morale et de la politique des princes nous viendra de Pétersbourg, qui n'a été bâtie que de mon temps, et de Moscou, dont nous avions beaucoup moins de connaissance que de Pékin.
Pierre le Grand comparait les sciences et les arts au sang qui coule dans les veines mais Catherine, plus grande encore, y fait couler un nouveau sang. Non-seulement elle établit la tolérance dans son vaste empire, mais elle la protège chez ses voisins. Jusqu'ici on n'a fait marcher des armées que pour dévaster des villages, pour voler des bestiaux, et détruire des moissons. Voici la première fois qu'on déploie l'étendard de la guerre uniquement pour donner la paix, et pour rendre les hommes heureux. Cette époque est, sans contredit, ce que je connais de plus beau dans l'histoire du monde.
Nous avons aussi des troupes dans ce petit pays de Ferney, où vous n'avez vu que des fêtes, et où vous avez si bien joué le rôle du fils de Mérope. Ces troupes y sont envoyées à peu près comme les vôtres le sont en Pologne, pour faire du bien, pour nous construire de beaux grands chemins qui aillent jusqu'en Suisse, pour nous creuser un pont sur notre lac Léman aussi nous les bénissons, et nous remercions M. le duc de Choiseul de rendre les soldats utiles pendant la paix, et de les faire servir à écarter la guerre, qui n'est bonne à rien qu'à rendre les peuples malheureux.
Si vous allez ambassadeur à la Chine, et si je suis en vie quand vous serez arrivé à Pékin, je ne doute pas que vous ne fassiez des vers chinois comme vous en faites de français. Je vous prierai de m'en envoyer la traduction. Si j'étais jeune, je 1. Cette ville est la patrie de Copernic j voyez tome XIV, page 534.
ferais assurément le voyage de Pétersbourg et de Pékin j'aurais le plaisir de voir la plus nouvelle et la plus ancienne création. Nous ne sommes tous que des nouveaux venus, en comparaison de messieurs les Chinois mais je crois les Indiens encore plus anciens. Les premiers empires ont été sans doute établis dans les plus beaux pays. L'Occident n'est parvenu à être quelque chose qu'à force d'industrie. Nous devons respecter nos premiers maîtres.
Adieu, monsieur; je suis le plus grand bavard de l'Occident. Mille respects à M™ la comtesse de Schouvalow.
7028. A M. D'ALEMBERT.
30 septembre.
Mon cher philosophe, Gabriel Cramer dit qu'il n'a point retrouvé votre livre de géométrie. Je ne lui donne point de relâche, mais il s'en moque; il donne de bons soupers dans mon château de Tournay, que je lui ai prêté. Il renoncera bientôt au métier d'imprimeur, comme moi à celui d'auteur. Il est d'ailleurs si dégoûté par l'interruption totale du commerce qu'il ne songe qu'à se réjouir. Pour moi, j'ai un régiment entier à Ferney. Les grenadiers ni les capitaines ne se soucient que fort peu de géométrie et quand je leur dis que la Sorbonne veut écrire contre Bélisaire, ils me demandent si Bélisaire est dans l'infanterie ou la cavalerie. Cependant la raison perce jusque dans ces têtes peu pensantes, et occupées de demi-tours à gauche. Genève surtout commence une seconde révolution plus raisonnable que celle de Calvin. Les livres dont vous me parlez1 sont entre les mains de tous les artisans. On ne peut voir passer un prêtre dans les rues sans rire c'est bien pis dans le Nord l'affaire des dissidents achève de rendre Rome ridicule et odieuse, et dans dix ans la Pologne aura entièrement secoué le joug. On a fait en Angleterre une seconde édition de l'Examen de milord Bolingbroke 2 elle est beaucoup plus ample et beaucoup plus forte que la première. Les femmes, les enfants, lisent cet ouvrage, qui se vend à très-bon marché. Voilà plus de trente écrits, depuis deux ans, qui se répandent dans toute l'Europe. Il est impossible qu'à la longue cela n'opère pas quelque changement
1. Dans le troisième alinéa de la lettre 7019.
2. Voyez tome XX.VI, page 195.
utile dans l'administration publique. Celui qui dit le premier que les hommes:'ne pourraient être heureux que sous des rois philosophes1 avait sans doute grande raison. Je suis trop vieux pour voir un si beau changement, mais vous en verrez du moins les commencements. Je reconnais déjà le doigt de Dieu dans la bêtise de la Sorbonne. On craignait qu'elle n'élevât le trône du fanatisme sur le colosse renversé des Lessius et des Escobar elle est devenue plus ridicule que les jésuites mêmes, et beaucoup moins puissante. Ces polissons sont l'opprobre de la France, et le capitaine Bélisaire reviendra d'Aix-la-Chapelle leur tirer leurs longues oreilles. Ils ont fait souvent des démarches plus scandaleuses et plus atroces, mais ils n'en ont jamais fait de plus impertinentes.
Gardez-vous bien de recevoir jamais dans l'Académie un seul homme de l'Université. Vous reverrez probablement, vers la fin de l'automne, M. de Chabanon et M. de La Harpe. Il faut qu'ils soient un jour vos confrères mais il faut que M. de La Harpe ait du pain, et nous n'avons point de Colbert qui encourage le génie. Il commence une carrière bien épineuse. Le théâtre de Paris n'existe plus. Nous sommes dans la fange des siècles pour tout ce qui regarde le bon goût. Par quelle fatalité est-il arrivé que le siècle où l'on pense soit celui où l'on ne sait plus écrire? Vous qui savez l'un et l'autre, aimez-moi toujours un peu. 729. A M. THIERIOT.
30 septembre.
Mon ancien ami, j'ai été fort occupé, et ensuite fort malade. Je n'ai pu vous remercier aussitôt que je l'aurais voulu des bons conseils que vous avez donnés à la Duchesne. J'ai chez moi un régiment entier que les tracasseries de Genève nous ont attiré. Aucun des officiers qui sont dans mon château ou dans mon village ne sait si le capitaine Bélisaire a des querelles avec la Sorbonne. Les officiers soupent chez moi pendant que je suis dans mon lit, et les soldats me font un beau chemin aux dépens de mes blés et de mes vignes mais ils ne me défendront pas du vent du nord, qui va me désoler pendant six mois, ou qui va me tuer.
1. Rabelais, au chapitre XLV du livre I"de Gargantua, rapporte cette maxime dont il fait honneur à Platon, livre V de la Ré publique.
Tâchez de conserver votre santé, et que je puisse vous dire Si bene vales, ego quldem valeo1.
Je ne sais plus où vous demeurez. J'envoie cette lettre à M. Damilaville, dont la santé m'inquiète beaucoup, et dont l'amitié, toujours égale, ardente et courageuse, est pour moi d'un prix inestimable.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
7030. A M. LE COMTE DE WARGEMONT». 2.
A Ferney, 1er octobre.
Je venais, monsieur, d'écrire à Mrae la comtesse de Beauharnais, lorsque je reçois la lettre dont vous m'honorez, du 24 septembre. Je vous confirme ce que je dis à Mnie de Beauharnais, que je suis à vos ordres jusqu'au dernier moment de ma vie. La facétie, dont vous avez vu une faible répétition, a été jouée bien supérieurement. Tous les acteurs vous regrettaient, car c'est à vous qu'on veut plaire. On regrettait bien aussi les officiers de la légion de Soubise il n'y a point de corps mieux composé. Tel maître, telle légion.
Je suis bien honteux, monsieur, des peines que je vous ai données je vous en demande pardon, autant que je vous en remercie. Je ne sais pas trop où demeure Thieriot tout ce que je sais, c'est qu'il est correspondant du roi de Prusse c'est une fonction qui ne lui produira pas des pensions de la cour. Si vous vouliez avoir la bonté d'ordonner à votre secrétaire de mettre le paquet pour Thieriot dans celui de Damilaville, et de l'envoyer sur le quai Saint-Bernard, au bureau du vingtième, il serait sûrement rendu. Damilaville n'est que le premier commis du vingtième mais c'est un homme d'un mérite rare, et d'une philosophie intrépide. Il a servi, il s'est distingué par son courage il se distingue aujourd'hui par un zèle éclairé pour la philosophie et pour la vertu c'est un homme qui mérite votre protection.
Tout ce qui habite mes déserts vous présente ses hommages. Recevez, monsieur, avec la bonté à laquelle vous m'avez accoutumé, mes très-sincères et très-tendres respects.
1. Voyez la note, tome XLIV, page 137.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
7031. A M. DE CHENEVIÈRES'. t.
lep octobre.
Il est vrai, mon cher confrère, qu'il a couru des bruits ridicules. Une parente2 de M. le duc de Choiseul a daigné même venir m'en instruire dans ma retraite. Vous savez qu'il suffit d'un homme malintentionné ou mal instruit pour répandre les rumeurs les plus odieuses. Il n'y avait pas le plus léger fondement à tout ce qu'on a débité d'ailleurs je compte sur les bontés de M. le duc de Choiseul, qui me fait l'honneur de m'écrire quelquefois de sa main. M. le duc de Praslin et lui sont mes deux protecteurs très-constants, et je crois d'ailleurs mériter leur protection et les bontés du roi par ma conduite.
Si tous ceux qui habitent leurs terres faisaient ce que je fais dans les miennes, l'État serait encore plus florissant qu'il ne l'est. J'ai défriché des terrains considérables j'ai bâti des maisons pour les cultivateurs j'ai mis l'abondance où était la misère j'ai construit des églises mes curés, tous les gentilshommes mes voisins, ne rendent pas de moi de mauvais témoignages, et quand-les Fréron et les Pompignan voudront me nuire, ils n'y réussiront pas.
Je vous remercie tendrement de votre attention et de la lettre de notre chevalier3 nous vous embrassons tous, vous et la sœur-du-pot4.
7032. A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC. A Ferney, 1" octobre.
Par votre lettre du 20 de septembre, mon cher philosophe militaire, vous m'apprenez que MM. de Broglie s'imaginent que je ne leur suis pas attaché cela prouve que ni MM. de Broglie ni vous n'avez jamais lu le Pauvre Diable; il a pourtant été imprimé bien souvent. Vous y auriez trouvé ces vers-ci, lesquels sont adressés à un pauvre diable qui voulait faire la campagne Du duc Broglie osez suivre les pas
Sage en projets, et vif dans les combats,
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Sans doute Mmo de Saint-Julbn.
3. Rochefort.
4.*Mme la duchesse d'Aiguillon.
_1_ _a_
11 a transmis sa valeur aux soldats;
Il va venger les malheurs de la France
Sous ses drapeaux marchez dès aujourd'hui,
Et méritez d'être aperçu de lui.
Pour moi, je suis un pauvre diable environné actuellement du régiment de Conti, dont trois compagnies sont logées à Ferney. Si elles étaient venues il y a dix ans, elles auraient couché à la belle étoile. Je fais ce que je peux pour que les officiers et les soldats soient contents mais mon âge et mes maladies ne me permettent pas de faire les honneurs de mon ermitage comme je le voudrais. Je ne me mets plus à table avec personne. J'achève ma carrière tout doucement et, quand je la finirai, vous perdrez un serviteur aussi attaché qu'inutile. 7033. A M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI. A Ferney, 1er octobre.
Je suis encore entre le mont Jura et les Alpes, monsieur, et j'y finirai bientôt ma vie. Je n'ai point reçu la lettre par laquelle vous me faisiez part de votre chambellanie. Je vous aimerais mieux dans votre palais à Bologne, que dans l'antichambre d'un prince. J'ai été aussi chambellan d'un roi, mais j'aime cent fois mieux être dans ma chambre que dans la sienne. On meurt plus à son aise chez soi que chez des rois; c'est ce qui m'arrivera bientôt. En attendant, je vous présente mes respects. 7034. A M. DAMILAVILLE.
2 octobre.
Fondez donc cette maudite glande, mon cher et digne ami. Que l'exemple de M. Dubois vous rende bien attentif et bien vigilant vous n'avez pas, comme lui, cent mille écus de rente à perdre mais vous avez à conserver cette âme philosophique et vertueuse, si nécessaire dans un temps où le fanatisme ose combattre encore la raison et la probité. Vous êtes dans la force de l'âge vous serez utile aux gens de bien qui pensent comme il faut, et moi, je ne suis plus bon à rien. Je suis actuellement obligé de me coucher à sept heures du soir. Je ne peux plus travailler.
Que Merlin ne fourre pas mon nom à la bagatelle que je lui ai donnée. Si par hasard son édition a quelque succès dans ce
siècle ridicule, je lui prépare un petit morceau sur Henri IV, qu'il pourra mettre à la tête de la seconde édition, et je vous réponds que vous y retrouverez vos sentiments. Je finis ma carrière littéraire par ce grand homme, comme je l'ai commencée, et je finis comme lui. Je suis assassiné par des gueux Coger est mon Ravaillac.
Adieu, mon cher ami je suis trop malade pour dicter longtemps mais ne jugez point de mes sentiments par la brièveté de mes lettres.
Faudra-t-il que je meure sans vous revoir?
7035. A M. MOREAU DE LA ROCHETTE.
'Au château de Ferney, le 4 octobre.
Monsieur, voici le mois d'octobre; il est dans nos cantons le vrai mois de décembre. J'ai fait tous les préparatifs nécessaires pourplanter, et je plante même dès aujourd'hui quelques arbres qui me restaient en pépinière.
J'attendrai l'effet de vos bontés pour planter le reste. Je crois que la rigueur du climat ne permet guère de faire un essai aussi considérable, et qu'il ne faut hasarder que ce qui pourrait remplir une charrette. Si elle peut contenir plus de cent arbres, à la bonne heure; mais je crois que vingt-cinq tiniers, vingt-cinq ormes, autant de platanes, autant de peupliers d'Italie, suffiront pour cette année.
Je réclame donc, monsieur, les bontés que vous avez voulu me témoigner. J'enverrai une charrette à Lyon pour prendre ces arbres et si la gelée était trop forte chez moi lorsqu'ils arriveront à Lyon, je les ferais mettre en pépinière à Lyon même, chez un de mes amis. Il n'y aura pas de soin que je ne prenne pour ne pas rendre vos bontés inutiles.
Il est certain qu'on a trop négligé jusqu'ici les forêts en France, aussi bien que les haras. Je ne suis pas de ceux qui se plaignent à tort et à travers de la dépopulation; je crois au contraire la France très-peuplée, mais je crains bien que ses habitants n'aient bientôt plus de quoi se chauffer. Personne n'est plus persuadé et plus touché que moi du service que vous rendez à l'État, en établissant des pépinières. Je voulus, il y a trois ans, avoir des ormes à Lyon de la pépinière royale; il n'y en avait plus. 1. Ce morceau m'est inconnu. (B.) Voltaire en reparle dans la lettre 7047.
Je plante des noyers, des châtaigniers, sur lesquels je ne verrai jamais ni noix ni châtaignes mais la folie des gens de mon espèce est de travailler pour la postérité. Vous êtes heureux, monsieur, de voir déjà le fruit de vos travaux c'est un bonheur auquel je ne puis aspirer mais je n'en suis pas moins sensible à la grâce que vous me faites.
J'ai l'honneur d'être, avec de la reconnaissance, monsieur, votre, etc.
7036. A M. MARMONTELi. 1.
4 octobre.
Mon cher ami, tandis que vous imprimez l'éloge de Henri IV sous le nom de Charlot, on l'a rejoué à Ferney mieux qu'on ne le jouera jamais à la Comédie. M"1' Denis m'a donné, en présence du régiment de Conti et de toute la province, la plus agréable fête que j'aie jamais vue. Les princes en peuvent donner de plus magnifiques; mais il n'y a point de souverain qui en puisse donner de plus ingénieuses.
J'attends avec impatience le recueil qui achève d'écraser les pédants de collége. Savez-vous bien que l'impudent Coger a eu l'insolence et la bêtise de m'écrire? J'avais préparé une réponse qu'on trouvait assez plaisante; mais je trouve que ces marauds-là ne valent pas la plaisanterie il ne faut pas railler les scélérats, il faut les pendre. Voici donc la réponse que je juge à propos de faire à ce coquin 2. Il m'est très-important de détromper certaines personnes sur le Dictionnaire philosophique, que Coger m'impute. Vous ne savez pas ce qui se passe dans les bureaux des ministres, et même dans le conseil du roi, et je sais ce qui s'y est passé à mon égard.
Je pense que l'enchanteur Merlin peut bien me rendre le service d'imprimer la réponse à Coger, et vous pourrez la faire circuler pour achever d'anéantir ce misérable.
Je recommande toujours une faible édition de Charlot, afin qu'on puisse corriger dans la seconde ce qui aura paru défectueux dans la première. Il se peut très-bien faire que des Welches, qui ont applaudi depuis trois ans à des pièces détestables, se révoltent contre celle-ci. Il y a plus de goût actuellement en province qu'à Paris, et bientôt il y aura plus de talents. J'ai entre 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Voyez la Lettre de Gérofle à Coger.
les mains un manuscrit admirable contre le fanatisme, fait par un provincial j'espère qu'il sera bientôt imprimé. Je vous supplie, mon cher ami, de donner à Thieriot les rogatons de vers qui sont dans mon paquet cela peut servir à sa correspondance.
Je vous embrasse plus tendrement que jamais.
Je tiens qu'il est très-bon qu'on envoie cette lettre à Coger, à ses écoliers et aux pères des écoliers. Il ne s'agit pas ici de divertir le public et de plaire, il s'agit d'humilier et de punir un maraud impudent.
7037. M. LE MARQUIS DE VILLETTE.
A Ferney, 4 octobre.
Votre sage héros1, si peu terrible en guerre 2,
Jamais dans les périls ne voulut s'engager
II ne ravagea point la terre,
Mais il la fit bien ravager.
Il doit tout à son Bertrand. Ce bon connétable, le meilleur des hommes, tailla en pièces nombre de ses ennemis. Il fut comparé, dans le temps, à Ituriel l'exterminateur, qui, de son épée flamboyante, chassa les anges rebelles.
Vous mettez sur la même ligne du Guesclin et Turenne. Mais quelle prodigieuse différence pour les mœurs Le premier recevait des balafres dans les tournois, et voyait jouer les Mystères; le second assistait aux carrousels de Louis XIV et aux représentations d'Athalie et de Cinna.
Pourquoi ne dites-vous pas que votre paisible monarque avait une fort belle marine royale sans sortir de chez lui? Il prit dans les mers de la Rochelle neuf mille Anglais, avec le comte de Pembrock leur amiral
Pourquoi ne dites-vous pas que le fastueux empereur des Germains, ce roi des rois, qui se faisait servir par sept souverains dans une cour plénière, vint abaisser son orgueil devant la sagesse de Charles? Il fit le pèlerinage de Prague à Paris, pour le visiter, comme la reine de Saba était venue voir Salomon. Vous pouviez aussi rappeler ce trait si touchant le jour de 1. Charles V, dont Villette avait composé un Éloge qu'il avait envoyé à Voltaire.
2. Dans les OEuvres de Villette on a mis « très-peu terrible en guerre ».
sa mort, il supprima la plupart des impôts et quelques heures avant d'expirer, comme un bon père de famille, il fit ouvrir les portes de sa chambre afin de voir encore une fois son peuple, et de le bénir.
Votre amitié, monsieur, pour M. de La Harpe vous a empêché de composer pour l'Académie mais vous avez travaillé pour le public, pour votre gloire, et pour mon plaisir. Je vous ai deux grandes obligations celle de m'avoir témoigné publiquement l'amitié dont vous m'honorez, et celle de m'avoir fait passer une heure délicieuse en vous lisant. Puissiez-vous être aussi heureux que vous êtes éloquent! Puissiez-vous mépriser et fuir ce même public pour lequel vous avez écrit!
M. de La Harpe reviendra bientôt vous voir il a été un an chez moi s'il avait autant de fortune que de talents et d'esprit, il serait plus riche que feu Montmartel. Il lui sera plus aisé d'avoir des prix de l'Académie que des pensions du roi. Lui et sa femme jouent ici la comédie parfaitement M. de Chabanon aussi. Notre petit théâtre a mieux valu que celui du faubourg Saint-Germain. On a joué Zaïre avec une grande perfection. Pour moi, je vous avoue que j'aime mieux une scène de César ou de Cicéron que toute cette intrigue d'amour que je filais il y a trente-cinq ans. Mais le parterre de Paris et les loges sont plus galants que moi ils donnent la préférence à ma Quinauderie. Vous nous avez bien manqué. Vous devez être un excellent acteur, car, sans rire, vous jouez tous vos contes à faire mourir de rire. Me voilà bloqué par mon grand ennemi, qui est l'hiver. On me fait peur ici d'une fièvre qui court. On me tourmente pour aller passer six mois à Lyon toute la maisonnée en brûle d'envie. Mais je resterai où je suis bien calfeutré. J'ai plus de courage que de force. Je sens bien que cette expédition est impossible. Je ne suis pas, comme Frédéric, un héros de toutes les saisons. Conservez vos bontés pour un vieillard dont elles feront la consolation, et qui vous sera véritablement attaché jusqu'au dernier moment de sa vie.
7038. A M. D'ÉTALLONDE DE MORIVAL.
6 octobre.
Celui à qui vous avez écrit, monsieur, du 23 de septembre, prendra toujours un intérêt très-vif à tout ce qui vous regarde. Le roi que vous servez l'honore quelquefois de ses lettres. Il
prendra toujours la liberté de vous recommander à ses bontés, et il fera agir ses amis en votre faveur. Il vous supplie de penser qu'il n'y a d'opprobre que pour les Busiris en robe noire, et pour ceux qui assassinent juridiquement l'innocence. Tous les hommes qui pensent sont indignés contre ces monstres et contre la détestable superstition qui les anime. La moitié de votre nation est composée de petits singes qui dansent, et l'autre de tigres qui déchirent. Il y a des philosophes le nombre en est petit mais à la longue leur voix se fait entendre. Il viendra un temps où votre procès sera revu par la raison, et où vos infâmes juges seront condamnés avec horreur à son tribunal.
Consolez-vous; attendez le temps de la lumière; elle viendra on rougira à la fin de sa sottise et de sa barbarie. Si vous avez quelque ami à peu près dans le même cas que vous, ayez la bonté, monsieur, d'en donner avis par la même adresse. 7039. A M. LE PRINCE DMITRI GALLITZIN*. t.
7 octobre 1767, à Ferney.
Monsieur le prince, il y a quelques semaines que M. le comte de Voronzoff, ambassadeur à la Haye, me fit l'honneur de m'envoyer les lettres de M. le prince de Repnin. Je reçus, l'ordinaire suivant, par la poste de France, un gros paquet contre-signé Choiseul, contenant plusieurs mémoires imprimés et manuscrits concernant toutes les grandes choses que fait l'impératrice pour la gloire de la Russie et pour le bonheur de la Pologne. Je crois que ce paquet venait de la part de Votre Excellence, et j'eus l'honneur de vous en donner avis.
Le titre de Mère de la patrie restera à l'impératrice malgré elle. Pour moi, si elle vient à bout d'inspirer la tolérance aux autres princes, je l'appellerai la bienfaitrice du genre humain. Le mérite des Français est qu'on célèbre ses louanges dans leur langue, qui est devenue, je ne sais comment, celle de l'Europe. Puissions-nous l'imiter comme nous la célébrons.
J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, monsieur le prince, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur. L'Admirateur de Catherine II.
1. Collection de Documents, Mémoires et Corresponclances relatifs à l'histoire de l'empire de Russie, tome XV, page 623.
1 P. S. Une assez longue maladie ne m'a pas permis encore de lire le nouveau livre dont vous me faites l'honneur de me parler; mais j'en ai grande opinion, puisque vous l'approuvez 7040. A M. DAMILAVILLE.
9 octobre.
Mou cher ami, je n'ai point encore de nouvelles de Marmontel. Je m'imagine qu'il est occupé de son triomphe 3; mais le pauvre Bret, son approbateur,' reste toujours interdit. On commença donc par en croire les Riballier et les Coger, et on finit par bafouer la Sorbonne et les pédants du collége Mazarin, sans pourtant rendre justice à M. Marmontel ni à l'approbateur. Ainsi les gens de lettres sont toujours écrasés, soit qu'ils aient tort, soit qu'ils aient raison.
Voici la réponse que j'ai jugé à propos de faire à ce Coger, qui m'impute le Dictionnaire philosophique; il m'est important de détromper certaines personnes. Vous ne savez pas ce qui se passe dans les bureaux des ministres, et même dans le cabinet du roi, et je sais ce qui s'y est passé à mon égard.
Tandis que vous imprimez l'Éloge d'Henri IV, sous le nom de Chariot*, on l'a rejoué à Ferney mieux qu'on ne le jouera jamais à la Comédie. Mme Denis m'a donné, en présence du régiment de Conti et de toute la province, la plus agréable fête que j'aie jamais vue. Les princes peuvent en donner de plus magnifiques, mais il n'y a pas de souverain qui en puisse donner de plus ingénieuse. Je vous supplie, mon cher ami, de donner à Thieriot les rogatons devers qui sont dans le paquet cela peut servir à sa correspondance.
Va-t-on entamer l'affaire des Sirven à Fontainebleau ? Puisje en être sûr ? car je ne voudrais pas fatiguer M. Chardon d'une lettre inutile.
Ma santé va toujours en empirant, et je suis bien inquiet de la vôtre. Adieu, mon cher ami nous savons tous deux combien la vie est peu de chose, et combien les hommes sont méchants. 1. Ce post-scriptum est de la main de Voltaire.
2. M. G. Avenel a placé ici au 8 octobre 1767, au nom du marquis de Thibouville, la lettre à M11" Clairon, n° 6531.
3. Le gouvernement venait d'arrêter la censure de la Sorbonne et le mandement de l'archevêque de Paris contre Bélisaire.
4. La lettre 6955.
5. Voyez tome VI, page 341.
6. Probablement la Prophétie de la Sorbonne; voyez tome XXVI, page 527.
7041. A MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
A Ferney, le 12 octobre.
Il n'y a pas moyen, ma chère nièce, que je vous blâme de penser comme moi. Je vous sais très-bon gré de passer votre hiver à la campagne on n'est bien que dans son château. Consultez le roi; c'est ainsi qu'il en use. Il ne passe jamais ses hivers à Paris. Le fracas des villes n'est fait que pour ceux qui ne peuvent s'occuper. Ma santé a été si mauvaise que je n'ai pu aller à Montbéliard, quoique ce voyage fût indispensable. Il y a un mois que je ne sors presque pas de mon lit. Je ne me suis habillé que pour aller voir une petite fête que votre sœur m'a donnée. Vous jugerez si la fête a été agréable, par les petites bagatelles ci-jointes1. On vous enverra bientôt de Paris la petite comédie qu'on a jouée2. M. de La Harpe et 51. de Chabanon n'ont pas encore fini leurs pièces; et quand elles seraient achevées, je ne vois pas quel usage ils en pourraient faire dans le délabrement horrible où le théâtre est tombé.
Ferney est toujours le quartier général. Nous avons le colonel du régiment de Conti dans la maison, et trois compagnies dans le village. Les soldats nous font des chemins, les grenadiers me plantent des arbres. Mme Denis, qui a été accoutumée à tout ce fracas à Landau et à Lille, s'en accommode à merveille. Je suis trop malade pour faire les honneurs du château. Je ne mange jamais au grand couvert. Je serais mort en quatre jours, s'il me fallait vivre en homme du monde je suis tranquille au milieu du tintamarre, et solitaire dans la cohue.
S'il me tombe quelque chose de nouveau entre les mains, je ne manquerai pas de vous l'envoyer à l'adresse que vous m'avez donnée. Je m'imagine que 51. de Florian ne perd pas son temps cette automne il aligne sans doute des allées il fait des pièces d'eau et des avenues. Les pauvres Parisiens ne savent pas quel est le plaisir de cultiver son jardin il n'y a que Candide3 et nous qui ayons raison.
Je vous embrasse tous de tout mon cœur.
1. Les vers de Chabanon, qui sont imprimés à la page 142 de son Tableau de quelques circonstances de ma vie, 1795, in-8°; ot sans doute quelques autres pièces de vers en l'honneur de Voltaire, dont la fête se célébrait le 4 octobre, jour de saint François son patron.
2. Charlot, ou la Comtesse de Givry; voyez tome VI, page 3il.
3. Voyez tome XXI, page 218.
7042. A. M. DUPONT.
A Ferney, 13 octobre.
Depuis ma dernière lettre, mon cher ami, j'ai reçu de nouveaux éclaircissements touchant les terres dépendantes du comté de Montbéliard, situées en France. Les tristes connaissances que j'ai acquises me mettent dans la nécessité indispensable d'assurer mes droits et mon revenu par des actesjuridiques; j'ai besoin même de la plus grande célérité. Je suis comptable à ma famille de ce bien, qui est presque la seule chose qui me reste. Je vous prie donc de faire agir sans délai mon fondé de procuration, de m'envoyer son nom, et d'avoir l'œil sur lui.
Je vous prie aussi très-instamment de me faire avoir une copie authentique des anciens actes de 11. le duc de Wurtemberg, énoncés dans les contrats que vous avez passés en mon nom. Ces anciens actes sans doute doivent tenir lieu de contrats, et vous n'aurez pas manqué de les faire homologuer au conseil d'Alsace. Je m'en rapporte à vous pour assurer mes droits et ceux de ma famille je vous demande en grâce d'envoyer la copie de ces contrats bien conditionnée à l'adresse de 31. Jamilauille, premier commis des bureaux du vingtième, quai Saint-Bernard, à Paris, avec une double enveloppe, l'une à moi, l'autre à lui. En même temps, ayez la bonté de m'écrire ce que vous aurez fait. Vous m'avez mandé que vous aviez bien voulu solliciter en ma faveur la chambre des finances de Montbéliard mais sachez que cette chambre des finances est la chambre de la confusion et de la pauvreté M. de Montmartin m'a fait cet aveu t'est un naufrage, il me faut une planche pour me sauver, et je ne puis trouver ma sûreté que par la voie de la justice. Je ne prétends point en cela manquer de respect à M. le duc de Wurtemberg je ne m'attaque qu'à ses fermiers et à ses régisseurs; on plaide tous les jours en France contre le roi; je ne dois point trahir les intérêts de ma famille par une vaine considération en un mot, je vous prie d'agir sans délai. M"10 Denis joint ses remerciements aux miens je vous embrasse bien tendrement, et je fais mes compliments à toute votre famille. V.
7043. A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferney, 14 octobre.
Mon cher ange, j'apprends qu'on vous a saigné trois fois voilà ce que c'est que d'être gras et dodu. Si on m'avait saigné
deux fois, j'en serais mort. On dit que vous vous en êtes tiré à merveille. J'apprends en même temps votre maladie et votre convalescence tout notre petit ermitage aurait été alarmé, si on ne nous avait pas rassurés. Vous voilà donc au régime avec Mme d'Argental, et sous la direction de Fournier. Pour moi, je suis dans mon lit depuis un mois je suis plus vieux et plus faible que vous il faut que je me prépare au grand voyage, après un petit séjour assez ridicule sur ce globe.
La Comédie française me parait aussi malade que moi. Je me flatte qu'après les saignées qu'on vous a faites, votre sang n'est plus aigri contre votre ancien et fidèle serviteur. Vous avez dû voir combien on a abusé de ma lettre à Mlle Dubois, qui n'était qu'un compliment et une plaisanterie, mais dans laquelle je lui disais très-nettement que j'avais partagé mes rôles entre elle et Mlle Durancy. Il y avait longtemps qu'on vous préparait ce tour on 2 aurait beaucoup mieux fait de me payer beaucoup d'argent qu'on me doit. Je suis vexé de tous côtés c'est la destinée des gens de lettres. Ce sont des oiseaux que chacun tire en volant, et qui ont bien de la peine à regagner leur trou avec l'aile cassée.
Je vous embrasse du fond de mon trou, avec une tendresse qui ne finira qu'avec moi, mais qui finira bientôt. 7044. – A J.\ MARMONTEL.
H octobre.
Mon cher ami, qui m'appelez votre maître, et qui êtes assurément le mien, je reçois votre lettre du 8 d'octobre dans mon lit, où je suis malade depuis un mois; elle me ressusciterait si j'étais mort. Ne doutez pas que je ne fasse tout ce que vous exigez de moi, dès que j'aurai un peu de force. Souvenez-vous que je n'ai pas attendu les suffrages des princes et les cris de l'Europe en votre faveur, pour me déclarer. Dieu confonde ceux qui attendent la voix du public pour oser rendre justice à leurs amis, à la vertu et à l'éloquence 1 Il est bien vrai que la Sorbonne est dans la fange, et qu'elle y restera, soit qu'elle écrive des sottises, soit qu'elle n'écrive rien. Il est encore très-vrai qu'il faudrait traiter tous ces cuistres-là comme on a traité les jésuites. Les théologiens, qui ne sont au1. Dont il est parlé dans les lettres 7026 et 7048 elle manque. 2. Cet on est le maréclial de Richelieu.
jourd'hui que ridicules, n'ont servi autrefois qu'à troubler le monde il est temps de les punir de tout le mal qu'ils ont fait. Cependant votre approbateur reste toujours interdit1, et la défense de débiter Bélisaire n'est point encore levée. Coger a encore ses oreilles, et n'a point été mis au pilori c'est là ce qui est honteux pour notre nation. Croiriez-vous bien que ce maroufle de Coger a osé m'écrire"-? Je lui avais fait répondre par mon laquais la lettre était assez drôle; c'était la Défense de mon Maître. Elle pouvait faire un pendant avec la Défense de mon Oncle; mais j'ai trouvé qu'un pareil coquin ne méritait pas la plaisanterie
Bonsoir, mon cher ami resserrez bien les nœuds qui doivent unir tous les gens qui pensent; inspirez-leur du courage. Mes tendres compliments à M. d'Alembert; ne m'oubliez pas auprès de Mnie Geoffrin.
M'"e Denis vous fait mille compliments autant en disent MM. de Chabanon et de La Harpe.
7045. A M. DE BELMONT*.
Ferney, 14 octobre 1767.
Votre gouverneur des Andelys, monsieur, ne paraît pas avoir l'esprit de votre gouverneur de Guienne; je crois, comme vous, qu'il se trompe, mais il faudrait ne pas se tromper en mauvaise prose et en mauvais vers. M. le maréchal de Richelieu doit avoir eu la bonté de vous faire remettre la dernière édition des Scythes, imprimée à Lyon chez les frères Périsse. Je vous sais très-bon gré d'avoir quitté les criailleries du barreau et les épines de la chicane pour un des plus beaux arts qui rendent notre nation recommandable, et je ne pardonnerai point aux barbares, et surtout aux impertinents faiseurs de monologues qui endorment leur auditoire, l'insolence qu'ils ont de vouloir décrier l'art du Li dialogue. Soyez bien persuadé, monsieur, de l'estime inaltérable avec laquelle je serai toujours, etc.
1. Lorsque le lieutenant de police annonça à Bret qu'il était rayé du tableau, des censeurs, ce magistrat prit un air triste « Monsieur, lui dit Bret, ne me plaignez pas tant; c'est un malheur, mais ce n'est pas un déshonneur. » 2. En réponse à la lettre 6955.
3. Elle parut cependant. Voyez dans les Mélanges, à la date du 15 décembre 1767. 4. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet, 18iO.
7046. DE M. MOREAU DE LA ROCHETTE».
Au château de la Rochette, près Melun, Ii octobre 1767.
Monsieur, nous ne sommes pas mieux traités ici qu'à Ferney. Ceux qui ont du bois pour se chauffer se consolent, ceux qui n'en ont point crient contre le dérangement des saisons, qui devient si sensible aujourd'hui qu'il paraît annoncer un hiver perpétuel: c'est une bonne affaire pour ceux qui ont du bois à vendre, et du mauvais temps pour ceux qui en plantent. Il n'y a point d'inconvénient, monsieur, à faire lever actuellement les arbres que vous me demandez; en conséquence j'écris par