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Titre : Oeuvres complètes de Victor Hugo. Histoire 3

Auteur : Hugo, Victor (1802-1885). Auteur du texte

Éditeur : J. Hetzel (Paris)

Éditeur : A. Quantin (Paris)

Éditeur : [puis] Société d'éditions littéraires et artistiques (Paris)

Éditeur : Albin Michel (Paris)

Date d'édition : 1880-1926

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb373094302

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 48 vol. ; in-8

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : GTextes1

Description : Collection numérique : France-Brésil

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k37467n

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

VICTOR HUGO HISTOIRE

III


TOUS DROITS RESERVES


ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX

VMTOM BIUGQ)

OEUVRES COMPLUES

HISTOIRE D'UN CRIME z'~po.~To.y D'UN r~fo~r

TROISIÈME JOURNEE. LE MASSACRE QUATRIÈME JOURNÉE. LA VICTOIRE CONCLUSION. LA CHUTE

J.HETZEL& C'" A. QUANTIN 18, RUE JACOB <?* RUE SAINT-BENOIT, 7

HISTOIRE

III

PARIS

1884

DE

II


TROISIÈME JOURNÉE

LE MASSACRE


CEUX QUI DORMENT ET CELUI QUI NE DORT PAS

Dans cette nuit du 3 au pendant qu'accablés D de fatigue et promis aux catastrophes, nous dormions d'un sommeil honnête, on ne fermait pas l'œil à l'Élysée. L'insomnie était là, infàme. Vers deux heures du matin, le plus intime, après Morny, des confidents de l'Élysée, le comte Roguet, ancien pair de France et lieutenant général, sortait du cabinet dé Louis Bonaparte Roguet était accompagné dé Saint-Arnaud. Saint-Arnaud était, on s'en souvient, le ministre de la guerre de ce moment-là.

Deux colonels attendaient dans le petit salon de service.

Saint-Arnaud était un général qui avait été figurant à l'Ambigu. Il avait débuté par être comique à la banlieue. Tragique, plus tard. Signalement haute taille, sec, mince, anguleux, moustaches grises, cheveux

1


plats, mine basse. C'était un coupe-jarret, mais mal élevé. Il prononçait ~eMjt~ soM!~ra:'H. Morny en riait. Il ne prononce pas mieux le mot qu'il ne comprend la chose, disait-il. L'Élysée, qui se piquait d'élégance,.n'acceptait qu'à demi Saint-Arnaud. Son côté sanglant lui faisait pardonner son côté vulgaire. Saint-Arnaud était brave, violent, et timide. Il avait l'audace du soudard galonné et la gaucherie de l'ancien pauvre diable. Nous le vîmes un jour à la tribune, blême, balbutiant, hardi. Il avait un long visage osseux et une mâchoire inquiétante. Son nom de théâtre était Florival. C'était un cabotin passé reître. IL est mort maréchal de France. Figure sinistre.

Les deux colonels qui attendaient Saint-Arnaud dans le salon de service étaient deux hommes d' expé dition, chefs chacun d'un de ces régiments décisifs qui, dans les occasions suprêmes, entraînent les autres régiments, selon la consigne, dans la gloire, comme à Austerlitz, ou dans le crime, comme au Dix-huitBrumaire. Ces deux officiers faisaient partie de ce que Morny appelait « la crème des colonels endettés et viveurs Nous ne les nommerons pas ici; l'un est mort, l'autre existe; il se reconnaîtra. Du reste, on a pu les entrevoir dans les premières pages de ce livre. L'un, homme de trente-huit ans, était retors, intrépide, ingrat; trois qualités pour réussir. Le duc d'Aumale, dans l'Aurès, lui avait sauvé la vie. C'était alors un jeune capitaine. Une balle lui traversa le corps, il tomba dans les buissons, les kabyles accoururent pour lui couper et lui emporter la tête, le duc d'Aumale


survint avec deux officiers, un soldat et un trompette, chargea les kabyles et sauva ce capitaine. L'ayant sauvé, il l'aima. L'un fut reconnaissant, l'autre pas. Le reconnaissant, ce fut le sauveur. Le duc d'Aumale sut gré à ce jeune capitaine de lui avoir donné l'occasion d'un fait d'armes. Il le fit chef d'escadron en .18~9, ce chef d'escadron fut lieutenant-colonel, commanda une colonne d'assaut au siége de Rome, puis revint en Afrique, où Fleury l'embaucha en même temps que Saint-Arnaud. Louis Bonaparte le fit colonel en juilletl851, et compta sur lui. En novembre, ce colonel de Louis Bonaparte écrivait au duc d'Aumale « Il n'y a rien à attendre de ce misérable aventurier. » En décembre, il commandait un régiment meurtrier. Plus tard, dans la Dobrudcha, un cheval maltraité se fâcha et d'un coup de dent lui arracha une joue, de sorte qu'il n'y eut plus place sur ce visage que pour un soufflet. L'autre grisonnait et avait quarante-huit ans. C'était, lui aussi, un homme de plaisir et de meurtre. Comme citoyen, abject; comme soldat, vaillant. Il avait sauté un des premiers sur labrèchede Constantine. Beaucoup de bravoure et de bassesse. Aucune chevalerie, que d'industrie. Louis Bonaparte l'avait fait colonel en 1851. Ses dettes avaient été payées deux fois par deux princes, la première fois par le duc d'Orléans, la seconde fois par le duc de Nemours.

Tels étaient ces colonels.

Saint-Arnaud leur parla quelque temps à voix basse;


II

L'INTÉRIEUR DU COMITÉ

Dès l'aube, nous étions réunis dans la maison de notre collègue prisonnier, M. Grévy. On nous avait installés dans son cabinet. Nous étions, Michel de Bourges et moi, assis près de la cheminée Jules Favre et Carnot écrivaient, l'un sur la table près de la fenêtre, l'autre sur un pupitre à écrire debout. La gauche nous avait investis d'un pouvoir discrétionnaire. Se rassembler en séance devenait à chaque instant plus impossible. Nous rendîmes en, son nom et nous remîmes à Hingray, pour qu'il l'imprimât immédiatement, le décret suivant, rédigé à la hâte par Jules Favre RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Z,r~ ~'yaJ:'<~ Fraternité.

« Les représentants du peuple, soussignés, demeurés libres, réunis en assemblée de permanence extraordinaire vu l'arrestation de la plupart de leurs collègues, vu l'urgence,


« Considérant que le crime de Louis-Napoléon Bonaparte, en abolissant par la violence l'action des pouvoirs publics, rétablit la nation dans l'exercice direct de la souveraineté, et que tout ce qui entrave actuellement cette souveraineté doit être annulé, « Considérant que toutes les poursuites commencées, toutes les condamnations prononcées à quelque titre que ce soit pour crimes ou délits politiques, sont anéanties par le droit imprescriptible du peuple,

« DÉCRÈTENT

« ARTICLE PREMIER. Sont abolies dans tous leurs effets criminels ou civils toutes poursuites commencées, toutes condamnations prononcées pour crimes ou délits politiques.

« ART. 2. En conséquence, il est enjoint à tout directeur des maisons d'arrêt ou de détention de mettre immédiatement en liberté toutes les personnes retenues en prison pour les causes indiquées ci-dessus. « ART. 3. Il est également enjoint à tous officiers de parquet et de police judiciaire, sous peine de forfaiture, de mettre à néant toutes les poursuites commencées pour les mêmes causes.

ART. A. Les fonctionnaires et agents de la force publique sont chargés de l'exécution du présent décret.

« Fait à Paris, en assemblée de permanence, le 4 décembre 1851. o


Jules Favre, en me passant le décret pour le signer, me dit en souriant Mettons en liberté vos fils et vos amis. Oui, repris-je, quatre combattants de plus sur les barricades! Le représentant Duputz reçut quelques heures plus tard de nos mains ampliation du décret, avec mission de le porter lui-même à la Conciergerie dès que le coup de main que nous préméditions sur la préfecture de police et l'Hôtel de Ville aurait réussi. Malheureusement ce coup de main manqua.

Survint Landrin. Ses fonctions à Paris, en 4 8~8, l'avaient mis à même de connaître le personnel de la police politique et de la police municipale. Il nous prévint qu'il avait vu rôder aux alentours des figures suspectes. Nous étions rue Richelieu, presque visà-vis le Théâtre-Français; un des points ou abondent le plus de passants, et par conséquent un. des points les plus surveillés. Les allées et venues des représentants qui se mettaient en communication avec le comité et qui entraient et sortaient sans cesse seraient inévitablement remarquées et amèneraient une descente de police. Les portiers et.les voisins manifestaient déjà un étonnement inquiétant. Nous courions, Landrin le constatait et l'affirmait, les plus grands dangers. Vous allez être pris et fusillés, nous dit-il.

Il nous conjura de nous transporter ailleurs. Le frère de M. Grévy, consulté par nous, nous déclara qu'il ne pouvait répondre des gens de sa maison. Mais que faire? Traqués depuis deux jours, nous


avions épuisé à peu près toutes les bonnes volontés, un asile nous avait été refusé la veille, et en ce moment-là aucune maison ne nous était offerte. Depuis la surveille nous avions changé dix-sept fois d'asile, allant parfois d'une extrémité de Paris à l'autre. Nous commencions à ressentir quelque lassitude. D'ailleurs, je l'ai dit déjà, la maison où nous étions avait ce précieux avantage d'une issue par les derrières sur la rue Fontaine-Molière. Nous nous décidâmes à rester. Seulement nous crûmes devoir prendre nos précautions. Tous les genres de dévouement éclataient dans les rangs de la gauche autour de nous. Un membre notable de l'Assemblée, un homme d'un rare esprit et d'un rare courage, Durand-Savoyat, s'était fait depuis la veille et est resté jusqu'au dernier jour notre gardien, disons plus, notre huissier et notre portier. Il avait lui-même posé une sonnette sur notre table, et il nous avait dit Quand vous aurez besoin de moi, sonnez, je viendrai. Partout où nous allions, il était là. Il se tenait dans l'antichambre, calme, impassible, silencieux, avec sa grave et noble figure, et'sa redingote boutonnée et son large chapeau qui lui donnait l'air d'un ministre anglican. Il ouvrait lui-même la porte d'entrée, reconnaissait les survenants et écartait les importuns et les inutiles. Du reste toujours gai et disposé à dire sans cesse Cela va bien. Nous étions perdus, il souriait. L'optimisme dans le désespoir. Nous l'appelâmes. Landrin lui exposa ses inquiétudes. Nous priâmes Durand-Savoyat de ne laisser désormais séjourner personne dans l'appartement, pas


même les représentants du peuple, de prendre note des nouvelles et des renseignements, de ne laisser parvenir jusqu'à nous que les hommes indispensables, en un mot de renvoyer le plus possible tout le monde afin que les allées et venues cessassent. Durand-Savoyat secoua la tête et rentra dans l'antichambre en disant C'est bon. Il se bornait volontiers à ces deux formules; pour nous Cela va bien; pour lui-même C"cs<,&o?ï. C'est bon; noble façon de parler du devoir.

Landrin et Durand-Savoyat sortis, Michel de Bourges prit la parole.

L'art de Louis Bonaparte, copiste de son oncle en cela comme en tout, ç'avait été, dit Michel de Bourges, de jeter en avant un appel au peuple, un vote à faire, un plébiscite, en un mot de faire surgir en apparence un gouvernement au moment où il en renversait un. Dans les grandes crises où tout penche et paraît prêt à tomber, un peuple a besoin de se rattacher à quelque chose.

A défaut d'un autre point d'appui il prendra la souveraineté de Louis Bonaparte. Eh bien, il faut pour point d'appui offrir, nous, au peuple sa propre souveraineté. L'Assemblée, continua Michel de Bourges, était morte de fait. La gauche, tronçon populaire de cette Assemblée haïe, pouvait suffire à la situation quelques jours. Rien de plus. Il fallait qu'elle se retrempât ellemême dans la souveraineté nationale. Il était 'donc important de faire appel, nous aussi, au suffrage universel, d'opposer vote à vote, de mettre debout devant le prince usurpateur le peuple souverain, et de


convoquer immédiatement une nouvelle Assemblée. Michel de Bourges proposa un décret.

Michel de Bourges avait raison. Derrière la victoire de Louis Bonaparte, on voyait quelque chose de détestable, mais de connu, l'empire derrière la victoire de la gauche, il y avait de l'ombre. Il importait de faire le jour derrière nous. Ce qui inquiète le plus les imaginations, c'est la dictature de l'inconnu. Convoquer le plus tôt possible une nouvelle Assemblée, remettre tout de suite la France dans les mains de la France, c'était rassurer les esprits pendant le combat et les rallier après; c'était la vraie politique.

Depuis quelque temps, tout en écoutant Michel de Bourges et Jules Favre qui l'appuyait, nous croyions entendre dans la salle voisine un bourdonnement qui ressemblait à un bruit de voix. Jules Favre s'était écrié à plusieurs reprises Mais est-ce qu'il y aurait là quelqu'un? Pas possible, lui répondait-on, nous avons recommandé à Durand-Savoyat de ne laisser demeurer personne. Et la délibération continuait. Cependant le bruit de voix grossissait insensiblement et finit par devenir si distinct qu'il fallut voir ce que c'était. Carnot entr'ouvrit la porte. Le salon et l'antichambre contigus au cabinet où nous nous tenions étaient remplis de représentants qui causaient paisiblement.

Surpris, nous appelâmes Durand-Savoyat.

Vous n'avez donc pas compris? lui dit Michel de Bourges.

Mais si, répondit Durand-Savoyat.


Cette maison est peut-être signalée, reprit Carnot. Nous sommes en danger d'être pris.

Et tués sur place, ajouta Jules Favre en souriant de son sourire calme.

Eh bien, répondit Durand-Savoyat, avec son regard plus tranquille. encore que le sourire de Jules Favre, précisément. La porte de ce cabinet est dans l'obscurité et peu apparente. J'ai gardé tous les représentants qui sont venus et je les ai mis dans le salon et dans l'antichambre, ou ils ont voulu. Cela fait une espèce de foule. Si la police et la troupe arrivent, je dirai Nous voilà. On nous prendra. On ne verra pas la porte du cabinet, et l'on ne viendra pas jusqu'à vous. Nous paierons pour vous. Si l'on a quelqu'un à tuer, on se contentera de nous.

Et, sans se douter qu'il venait de dire des paroles de héros, Durand-Savoyat rentra dans l'antichambre.

Nous reprîmes la question du décret. Nous étions unanimes surl'utilitéde la convocation immédiate d'une nouvelle Assemblée. Mais à quelle date? Louis Bonaparte avait désigné le 20 décembre pour son plébiscite; nous choisîmes le 21. Maintenant quel nom donner à cette Assemblée? Michel de Bourges insistait pour le nom de Cônventiozz nationale, Jules Favre pour le nom d'Assemblée constituante, Carnot proposa le nom d'As~MMce ~Muer~Ke qui, ne réveillant aucun souvenir, laissait le champ libre à toutes les espérances. Le nom d'Assemblée souveraine fut adopté.

Le décret, dont Carnot voulut bien écrire les


considérants sous ma dictée, fut rédigé en ces termes. Il est de ceux qui ont été imprimés et affichés. N"5.

DÉCRET.

« Le crime de Louis Bonaparte impose aux représentants du peuple demeurés libres de grands devoirs. « La force brutale cherche à rendre impossible l'accomplissement de ces devoirs.

« Traqués, errants~d'asile en asile, assassinés dans les rues, les représentants républicains délibèrent et agissent, malgré l'infâme police du coup d'état. « L'attentat de Louis-Napoléon, en brisant tous les pouvoirs, n'a laissé debout qu'une autorité, l'autorité suprême, l'autorité du peuple, le suffrage universel.

« C'est au peuple souverain qu'il appartient de ressaisir et de reconstituer toutes les forces sociales aujourd'hui dispersées.

« En conséquence, les représentants du peuple décrètent

« ARTICLE PREMIER. Le peuple est convoqué le

1

21 décembre 1851 pour élire une Assemblée souveraine.

« ART. 2. L'élection se fera par lé suffrage universel, selon les formes réglées par le décret du gouvernement provisoire du 5 mars 18A8.

« Fait à Paris, en assemblée de permanence, le décembre 1851. »


Comme je venais de signer ce décret, Durand-Savoyat entra et me dit à voix basse qu'une femme me demandait, et attendait dans l'antichambre. J'y allai. C'était M'"° Charassin. Son mari avait disparu. Le représentant Charassin, économiste, agronome, savant, était en même temps un homme intrépide. Nous l'avions vu la veille aux endroits les plus périlleux. Était-il arrêté? M' Charassin venait me demander si nous savions où il était. Je l'ignorais: Elle était allée à Mazas s'informer. Un colonel qui était à la fois de l'armée et de la police, l'avait reçue et lui avait dit Je ne puis vous permettre de voir votre mari qu'à une condition. Laquelle? Vous ne lui parlerez de rien. Comment de rien?–Pas de nouvelles. Pas de politique. Soit. Donnez-m'en votre parole d'honneur. Et elle avait répondu Comment ~OM/c~-MM~Me~'e vous donne MM parole d'honneur puisque /C ne recevrais pas la !rc J'ai revu depuis Charassin dans l'exil. M" Charassin venait de me quitter quand Théodore Bac arriva. Il nous apportait la protestation du conseil d'état.

La voici

PROTESTATION DU CONSEIL D'ÉTAT.

« Les soussignés, membres du conseil d'état, élus par les Assemblées constituante et législative, réunis, nonobstant le décret du 2 décembre, au lieu de leurs séances, et l'ayant trouvé entouré de la force armée qui leur en a interdit l'accès, protestent contre l'acte qui a prononcé la dissolution du conseil d'état, et


déclarent n'avoir cessé leurs fonctions qu'empêchés par la force.

Paris, ce 3 décembre 1851.

« Signé BETHMONT, VIVIEN, BUREAU DE PuZY~

S'fOURM, ËD. CHARTON, CuVIER, DE RENiSEVHjLE, HORACE SAY, BOULATIGNIER, GAUTHIER DE RuMILLY, DE JOUVENCEL, DuNOYER, CARTERET, DE FRESNE, BOUCHENAY-LEFER, RIVET, BOUDET, CORMENIN, PONS DE L'HÉRAULT. »

Disons comment s'était passée l'aventure du conseil d'état.

Louis Bonaparte avait fait expulser l'Assemblée par l'armée, la haute cour par la police; il fit expulser le conseil d'état par le portier.

Le 2 décembre au matin, à l'heure même où les représentants de la droite allaient de chez M. Daru à la mairie du Xe arrondissement, les conseillers d'état se rendaient à l'hôtel du quai d'Orsay. Ils entrèrent un à un. ·

Le quai était couvert de soldats. Un régiment y bivouaquait, avec le s fusils en faisceaux.

Les conseillers d'état furent bientôt une trentaine. Ils se mirent à délibérer. Un projet de protestation fut rédigé. Au moment où on allait le signer, le portier, pâle, entra. Il balbutiait. Il déclara qu'il exécutait des ordres, et il leur enjoignit de sortir.


Sur ce, quelques conseillers d'état déclarèrent que, si indignés qu'ils fussent, ils ne mettraient pas leur signature à côté des signatures républicaines. Manière d'obéir au portier.

M. Bethmont, l'un des présidents du conseil d'état, offrit sa maison. Il demeurait rue Saint-Romain. Les membres républicains y allèrent, et signèrent, sans discussion, la protestation qu'on vient de lire. Quelques membres, qui demeuraient dans des quartiers éloignés, n'avaient pu venir au rendez-vous. Le plus jeune des conseillers d'état, homme d'un ferme cceur et d'un noble esprit, M. Édouard Charton, se chargea de porter la protestation aux collègues absents.

Il le fit, non sans danger, à pied, n'ayant pu trouver de voiture, arrêté par les soldats, menacé d'être fouillé, ce qui eût été périlleux. Il parvint cependant chez quelques-uns des conseillers d'état. Plusieurs signèrent, Pons de l'Hérault résolument, Cormenin avec une sorte de fièvre, Boudet après hésitation. M. Boudet tremblait, sa famille avait peur, on entendait par la fenêtre ouverte des décharges d'artillerie. Charton, vaillant et calme,, lui dit Vos amis Vivien, Rivet et Stourm ont signé. Boudet signa.

Plusieurs refusèrent, alléguant, l'un son grand âge, l'autre le res angusta do~ un autre « la peur de faire les affaires des rouges Dites la peur tout court, répliqua Charton.

Le lendemain 3, MM. Vivien et Bethmont portèrent la protestation à Boulay de la Meurthe, vice-président


de la république et président du conseil d'état, qui les reçut en robe de chambre, et leur cria ~4~~<KM- Perd~-MOM~ soit; mais ~/?~ moi.

Le matin du A, M. de Cormenin biffa sa signature, donnant cette raison inouïe et authentique Le mot ancien conseiller d'état, ne fait pas bon effet sur un livre. Je c/v~ de HM~c ?MO/! éditeur.

Encore un détail caractéristique. M. Béhic, le matin du 2, était arrivé pendant qu'on rédigeait la protestation. Il avait entr'ouvert la porte. Près de la porte se tenait AI. Gauthier de Rumilly, un des membres les plus justement respectés du conseil d'état. M. Béhic avait demandé à M. Gauthier de Rumilly Que fait-on? C'est un crime. Que faisons-nous ? M. Gauthier de Rumilly avait répondu Une protestation. Sur ce mot, M. Béhic avait refermé la porte et avait disparu. 11 reparut plus tard, sous l'empire, ministre.


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LE DEDANS DE L'ELYSÉE

Dans la matinée, le docteur Yvan rencontra le docteur Conneau. Ils se connaissaient. Ils causèrent. Yvan était de la gauche. Conneau était de l'Élysée. Yvan sut t par Conneau, sur ce qui s'était passé dans la nuit à .l'Élysée, des détails qu'il nous transmit.

Un des détails est celui-ci

Un décret inexorable avait été rendu et allait être affiché. Ce décret enjoignait à tous la soumission au coup d'état. Saint-Arnaud qui, comme ministre de la guerre, devait signer le décret, l'avait rédigé. Arrivé au dernier paragraphe ainsi conçu Quiconque sera surpris construisant une barricade, placardant une affiche des ex-représentants, ou la lisant, sera. Ici Saint-Arnaud s'était arrêté Morny avait haussé les épaules, lui avait arraché la plume des mains, et avait écrit fusillé.

D'autres choses avaient été décidées, mais on ne les connaissait pas.

Divers renseignements vinrent s'ajouter à ceux-là.


Un garde national nommé Boillay de Dôle avait été de garde du 3 au & à l'Elysée. Les croisées du cabinet de Louis Bonaparte, qui était au rez-de-chaussée, avaient été toute la nuit éclairées. Dans le salon d'à côté, il y avait conseil de guerre. De la guérite où il était de faction, Boillay voyait se dessiner sur les vitres des profils noirs et des ombres gesticulantes qui étaient Magnan, Saint-Arnaud, Persigny, Fleury, les spectres du crime.

Korte, le général des cuirassiers, avait été mandé, ainsi que Carrelet, lequel commandait la division qui travailla le plus le lendemain &. De minuit à trois heures du matin, des généraux et des colonels « n'avaient fait qu'aller et venir ». Il était même venu de simples capitaines. Vers quatre heures, quelques voitures étaient arrivées « avec des femmes ». L'orgie ne fut jamais absente de ce forfait. Le boudoir dans le palais donnait la réplique au lupanar dans les casernes. La cour était pleine de lanciers qui tenaient en main les chevaux des généraux délibérant.

Deux des femmes qui vinrent là cette nuit-là, appartiennent dans une certaine mesure à l'histoire. Il y a de ces silhouettes sur les seconds plans. Ces femmes influèrent sur de malheureux généraux. Toutes deux du meilleur monde. L'une -était la marquise de* laquelle avait eu cette aventure de devenir amoureuse de son mari après l'avoir, trompé. Elle reconnut que l'amant ne valait pas le mari; cela arrive. EUe était la fille du plus fantasque des maréchaux de France, et de cette jolie comtesse de à laquelle M. de Chateaubriand,


après une nuit d'amour, fit ce quatrain qu'on peut publier aujourd'hui, tous étant morts

Des rayons du matin l'horizon se colore, Le jour vient éc)a!rer notre tendre entretien, Mais est-il un sourire aux lèvres de l'aurore Aussi doux que le tien?

Le sourire de la fille était aussi doux que celui de la mère, et plus fatal. L'autre était madame K., russe, blanche, grande, blonde; gaie, mêlée a la diplomatie obscure, ayant et montrant un coffret plein de lettres d'amour du comte Molé, un peu espionne, absolument charmante et terrible.

Les précautions prises, en cas, étaient visibles 's même du dehors. Depuis la veille, on apercevait, des fenêtres des maisons voisines, dans la cour de l'Elysée, deux chaises de poste attelées, prêtes à partir, postillons en selle.

Il y avait, aux écuries de l'Elysée, rue Montaigne, d'autres voitures attelées et des chevaux sellés et bridés. Louis Bonaparte n'avait pas dormi. Dans la nuit, il avait donné des ordres mystérieux de là, le matin, sur cette face pâle, une sorte de sérénité épouvantable. Le crime tranquillisé, chose inquiétante.

Dans la matinée, même, il avait presque ri. –Moray était venu dans son cabinet. Louis Bonaparte, ayant eu de la fièvre, avait fait appeler Conneau, qui assista à la conversation. On croit les gens sûrs; ils écoutent pourtant.


Morny apportait des rapports de police. Douze ouvriers de l'Imprimerie Nationale avaient, dans la nuit du 2, refusé d'imprimer les décrets et les proclamations. On les avait immédiatement arrêtés. Le colonel Forestier était arrêté. On l'avait transféré au fort de Bicêtre, avec Crocé-Spinelli, Genillier, Hippolyte Magen, écrivain de talent et de courage, Goudounèche, chef d'institution, et Polino. Ce dernier nom avait frappé Louis Bonaparte Qu'est-ce que ce Polino? Morny avait répondu Un ancien officier au service du shah de Perse. Et il avait ajouté ~~m~ de Don ()M!'r/<o~ et de Sancho P<m~7. On avait mis ces prisonniers dans la casemate n° 6. Nouvelle question de Louis Bonaparte Qu'est-ce que c'est que ces casemates? Et Morny avait répondu Des caves, sans air ni jour, vingt-quatre mètres de long, huit de large, cinq de haut, murs ruisselants, pavés humides. Louis Bonaparte avait demandé On leur donne des bottes de paille ? Et Morny avait dit Pas encore on verra plus tard.

Il avait ajouté Ceux qu'on déportera sont à Bicêtre ceux qu'on fusillera sont à Ivry.

Louis Bonaparte s'était enquis des précautions prises. Morny l'avait complétement renseigné: qu'on avait mis une garde dans tous les clochers qu'on avait mis le scellé sur toutes les presses qu'on avait mis sous clef tous les tambours de la garde nationale; qu'on n'avait donc à craindre ni une proclamation sortant d'une imprimerie, ni le rappel sortant d'une mairie, ni le tocsin sortant d'un clocher.


Louis Bonaparte avait demandé si toutes les batteries étaient bien au complet, chaque batterie devant être composée de quatre pièces et de deux obusiers. Il avait expressément recommandé de n'employer que des pièces de huit et des obusiers du diamètre de seize centimètres.

C'est vrai, avait ditMornyqui était dans le secret, tout cela aura à travailler.

Puis Morny avait parlé de Mazas qu'il y avait six cents hommes de garde républicaine dans la cour; tous hommes choisis, et qui, attaqués, se défendraient jusqu'à la dernière extrémité que les soldats accueillaient les représentants arrêtés avec des éclats de rire, et qu'ils étaient venus regarder Thiers « sous le nez ') que les officiers éloignaient les soldats, mais avec ménagement et « une sorte de respect que trois prisonniers ~étaient « au grand secret )); Greppo, Nadaud et un membre du comité socialiste, Arsène Meunier. Celui-ci occupait le n° 32 de la sixième division. A côté, au n° 30, il y avait un représentant de la droite, qui ne faisait que crier et gémir; ce qui faisait rire Arsène Meunier; et ce qui fit rire Louis Bonaparte.

Autre détail. Quand le fiacre amenant M. Baze était entré dans la cour de Mazas, il y avait eu un choc contre la porte, et la lanterne du fiacre était tombée à terre et s'était brisée. Le cocher, consterné de l'avarie, se lamentait. Qui paiera cela? criait-il. Un des agents qui étaient dans la voiture avec le questeur prisonnier, avait dit au cocher Soyez tranquille. Parlez au


brigadier. Dans les affaires comme celle-ci, quand il y a de la casse, c'est le gouvernement qui paie. Et Bonaparte avait souri et dit dans sa moustache C'est juste.

Un autre récit de Morny l'amusa encore. C'était la colère de Cavaignac en entrant dans la cellule de Mazas. Il y a, à la porte de chaque cellule, un trou appelé lunette, par où les prisonniers sont guettés à leur insu. Les gardiens avaient observé Cavaignac. Il avait commencé par se promener les bras croisés"; puis, l'espace étant trop restreint, il s'était assis sur l'escabeau de la cellule. Ces escabeaux sont d'étroites planchettes portées sur trois pieds convergents qui percent le plateau au centre, et y font une saillie; de sorte qu'on y est mal assis. Cavaignac s'était dressé et avait d'un coup de pied envoyé l'escabeau à l'autre bout de la cellule. Puis, furieux et jurant, il avait cassé d'un coup de poing la petite table de quinze pouces sur douze qui est, avec l'escabeau, le seul meuble du cachot. Ce coup de pied et ce coup de poing égayaient Louis Bonaparte.

Et Maupas a toujours peur, dit Morny. Ceci fit rire encore Bonaparte.

Morny, son rapport fait, s'en alla. Louis Bonaparte entra dans une chambre voisine; une femme l'y attendait. Il paraît qu'elle venait supplier pour quelqu'un. Le docteur Conneau entendit ces paroles expressives Madame, je vous passe vos amours; passez-moi mes haines.


IV

LES FAMILIERS

M. Mérimée était naturellement vil il ne faut pas lui en vouloir.

Quant à M. de Morny, c'est autre chose, il valait mieux; il y avait en lui du brigand.

M. de Morny était courageux. Brigandage oblige. M. Mérimée s'est donné à tort pour un des confidents du coup d'état. n n'y avait pourtant pas de quoi se vanter.

Mais la vérité c'est que M. Mérimée n'était confident de rien. Louis Bonaparte n'avait pas de confiance inutile.

Ajoutons qu'il est peu probable, malgré quelques indices contraires, que M. Mérimée fut à l'époque du 2 décembre en relation directe avec Louis Bonaparte. Cela ne vint que plus tard. Mérimée d'abord ne connut que Morny.

Morny et Mérimée furent tous deux de l'intimité de l'Élysée; mais différemment. On peut croire Morny, et


non Mérimée. Morny était dans les grands secrets, Mérimée dans les petits. Les cours d'amour étaient sa vocation.

Les familiers de l'Élysée étaient de deux sortes, les affidés et les courtisans.

Le premier des affidés, c'était Morny le premier eu le dernier des courtisans, c'était Mérimée. Voici ce qui fit la « fortune de M. Mérimée. Les crimes ne sont beaux que dans le premier moment ils se fanent vite. Ce genre de succès manque de durée il importe d'y ajouter promptement quelque chose.

Il fallait à l'Élysée un ornement littéraire. Un peu d'académie ne messied pas à une caverne. M. Mérimée était disponible. Il était dans sa destinée de signer le Fou de l'Impératrice. Madame de Montijo le présenta à Louis Bonaparte qui l'agréa, et qui compléta sa cour par ce plat écrivain de talent.

Cette cour était une collection; étagère.de bassesses ménagerie de reptiles; herbier de poisons. Outre les affidés, qui étaient pour le service, et les courtisans, qui étaient pour l'ornement, il y avait les auxiliaires.

Certaines occasions voulaient du renfort; quelquefois c'étaient des femmes, l'escadron uo~n<.

Quelquefois des hommes, Saint-Arnaud, Espinasse, Saint-Georges, Maupas.

Quelquefois ni hommes ni femmes, le marquis de C"\

Cet entourage était remarquable..


Disons-en quelques mots.

Il y avait Vieillard le précepteur, athée de la nuance catholique, bon joueur de billard.

Vieillard était un narrateur. Il racontait en souriant ceci Vers la fin de 1807, la reine Hortense qui habitait volontiers Paris, écrivit au roi Louis qu'elle ne pouvait être plus longtemps sans le voir, qu'elle ne pouvait se passer de lui, et qu'elle allait arriver à la Haye. Le roi dit « Elle est grosse ». Il fit venir son ministre Van Maanen, lui montra la lettre de la reine, et ajouta « Elle va arriver. C'est bien. Nos deux chambres communiquent par une porte; la reine la trouvera murée. » Louis prenait son manteau royal au sérieux, car il s'écria « Le manteau d'un roi ne sera pas la couverture d'une catin. » Le ministre Van Maanen, terrifié, manda la chose à l'empereur. L'empereur se mit en colère, non contre Hortense, mais contre Louis. Nonobstant Louis tint bon la porte ne fut pas murée, mais sa majesté le fut; et, quand la reine vint, il lui tourna le dos. Cela n'empêcha pas Napoléon 111 de naître.

Un nombre convenable de coups de canon salua cette naissance.

Telle était l'histoire que, dans l'été de 18~0, à SaintLeu-Taverny, dans la maison dite la Terrasse, devant témoins, dont était Ferdinand B., marquis de la L., camarade d'enfance de l'auteur de ce livre, racontait M. Vieillard, bonapartiste ironique, dévoué sceptique. Outre Vieillard, il y avait Vaudrey, que Louis Bonaparte fit général en même temps qu'Espinasse. En cas.


Un colonel de complots peut être un général de guetapens.

11 y avait Fialin, le caporal duc.

Il y avait Fleury, destiné à la gloire de voyager à côté du czar « sur une fesse »

Il y avait Lacrosse, libéral passé clérical, un de ces conservateurs qui poussent l'ordre jusqu'à l'embaumement et la conservation jusqu'à la momie. Plus tard sénateur.

Il y avait Larabit, ami de Lacrosse, tout aussi domestique et non moins sénateur.

Il y avait le chanoine Coquereau, l'abbé de la BellePûM~e. On sait la réponse qu'il fit à une princesse lui demandant Qu'est-ce que c'est que l'Élysée? Il paraît qu'on peut dire à .une princesse ce qu'on ne dirait pas à une femme.

Il y avait Hippolyte Fortoul; de l'espèce des grimpeurs ayant la valeur d'un Gustave Planche ou d'un Philarète Chasles quelconque, grimaud littéraire devenu ministre de la marine, ce qui fit dire à Béranger Ce Fortoul connaît tous les mâts, y compris le mât de cocagne.

Il y avait des auvergnats. Deux. Ils se haïssaient. L'un avait surnommé l'autre « le Chaudronnier mélancolique »

Il y avait Sainte-Beuve, homme distingué et inférieur, ayant l'envie pardonnable à la laideur. Un grand critique comme Cousin est un grand philosophe. Il y avait Troplong, qui a eu Dupin pour procureur et que Dupin a eu pour président; Dupin, Troplong, Y


les deux profils du masque posé sur le front de la loi. Il y avait Abbatucci une conscience qui laissait tout passer. Aujourd'hui une rue.

11 y avait l'abbé M., plus tard évêque de Nancy, lequel soulignait d'un sourire les serments de Louis Bonaparte.

Il y avait les habitués d'une loge fameuse de l'Opéra, Montg* et Sept* mettant au service d'un prince sans scrupule le côté profond des hommes légers. Il y avait Romieu. Silhouette d'ivrogne derrière un spectre rouge.

Il y avait Malitourne, pas mauvais ami, obscène et sincère.

Il y avait Cuch* dont le nom faisait hésiter les huissiers à la porte des salons.

H y avait Suin, homme de bon conseil pour les mauvaises actions.

Il y avait le docteur Véron, lequel avait à la joue ce que .les autres hommes de l'Elysée avaient au cœur.

Il yavaitMocquart, ancien joli homme à la cour de Hollande. Mocquart avait des romances dans ses souvenirs. Il pouvait, par l'âge, et peut-être autrement, être le père de Louis Bonaparte. Il était avocat. Il avait eu de l'esprit vers 1829, en même temps que Romieu. Plus tard il avait publié quelque chose, je ne sais plus quoi, qui était solennel et in-quarto, et qu'il m'avait envoyé. C'était lui qui, en mai 18~7, était venu, avec le prince de la Moskowa, m'apporter la pétition du roi Jérôme à la Chambre des pairs. Cette pétition


demandait la rentrée en France de la famille Bonaparte bannie; je l'ai appuyée. Bonne action et faute que je referais encore.

Il y avait Billault; une ressemblance d'orateur, divaguant avec facilité et se trompant avec autorité, réputé homme d'état. Ce qui constitue l'homme d'état, c'est une certaine médiocrité supérieure.

II y avait Lavalette, complétant Morny et Walewski. 11 y avait Bacciochi.

D'autres encore.

C'est sous l'inspiration de cet entourage intime que, pendant sa présidence, Louis Bonaparte, sorte de Machiavel hollandais, s'en allait ici et là, à la Chambre et ailleurs, à Tours, à Ham, à Dijon, nasillant d'un air endormi des discours pleins de trahison.

L'Elysée, si misérable qu'il soit, tient de la place dans le siècle. L'Élysée a engendré des catastrophes et des ridicules.

On ne peut le passer sous silence.

L'Élysée fut dans Paris le coin inquiétant et noir. Dans ce lieu mauvais on était petit et redoutable. On était en famille, entre nains. On avait cette maxime jouir. On vivait de la mort publique. Là on respirait de la honte, et l'on se nourrissait de ce qui tue les autres. C'est là que se construisait avec art, intention, industrie et volonté, l'amoindrissement de la France. Là travaillaient, vendus, repus, et complaisants, des hommes publics, lisez prostitués. On y faisait, nous l'avons indiqué, jusqu'à de la littérature; Vieillard était un classique de 1830, Morny créait Choufleury,


Louis Bonaparte était candidat à l'académie. Lieu étrange. L'hôtel de Rambouillet s'y mêlait à la maison Bancal. L'Élysée a été le laboratoire, le comptoir, le confessionnal, l'alcôve, l'antre du règne. L'Élysée prétendait gouverner tout, même les mœurs, surtout les mœurs. 11 a mis le fard sur le sein des femmes en même temps que la rougeur sur la face des hommes; il donnait le ton à la toilette et à la musique. Il a inventé la crinoline et l'opérette.. A l'Élysée, une certaine laideur était considérée comme élégance; ce qui fait le visage fier y était raillé comme ce qui fait l'àme grande; c'est à l'Élysée qu'a été conspué l'os /<o~n ~M~!?Me dedit; c'est là qu'ont été, pendant vingt ans, mises à la mode toutes les bassesses, y compris la bassesse du front.

L'histoire, quelle que soit sa fierté, est condamnée à savoir que l'Élysée exista. Le côté grotesque n'empêche pas'ie côté tragique: Il y a là un salon qui a vu la seconde abdication, l'abdication après Waterloo. C'est à l'Élysée que Napoléon I" a fini et que Napoléon 111 a commencé. C'est à l'Élysée que Dupin est apparu aux deux Napoléon; en 1815, pour abattre le grand, en 1851, pour adorer le petit. A cette dernière époque, ce lieu fut parfaitement sinistre. Il n'y resta plus une vertu. A la cour de Tibère, il y avait encore Thraséas; mais, autour de Louis Bonaparte, rien. On cherchait la conscience, on trouvait Baroche on cherchait la religion, on trouvait Montalembert.


UN AUXILIAIRE INDÉCIS

v

Dans cette matinée affreusement historique du & décembre, l'entourage observait le maître. Louis Bonaparte s'était enfermé; mais s'enfermer, c'est déjà se. révéler. Qui s'enferme, médite; et, pour de tels hommes, méditer, c'est préméditer. Quelle pouvait être la préméditation de Louis Bonaparte? Qu'avait-il dan's l'esprit? Question que tous's'adressaient, deux hommes exceptés; Morny, conseiller, Saint-Arnaud, exécuteur.

Louis Bonaparte avait la prétention, justifiée, de se connaître en hommes. Il s'en piquait, et, à un certain point de vue,.il avait raison. D'autres ont la divination; il avait le flair* C'est bestial, mais sûr.

Il ne s'était, certes, point trompé sur Maupas. Pour crocheter la loi, il avait besoin d'une fausse clef. II prit. Maupas. Aucun engin d'effraction ne se serait mieux


comporté que Maupas dans la serrure de la constitution.

Il ne se trompa point sur Q. B. Il jugea tout de suite que cet homme grave avait ce qu'il fallait pour être immédiatement un drôle. Et en effet Q. B., après avoir voté et signé la déchéance à la mairie du Xc arrondissement, fut un des trois rapporteurs des commissions mixtes; et il a, pour sa part dans l'abominable total qu'a enregistré l'histoire, ~~e c~/t< ~e?!quatre victimes.

Louis Bonaparte se trompa quelquefois pourtant; notamment sur Peauger. Peauger, quoique choisi par lui, resta honnête homme. Louis Bonaparte, craignait les ouvriers de l'Imprimerie Nationale, et non sans motif, car douze, on l'a vu, furent réfractaires; il avait même inventé une succursale en-cas, une sorte de Sous-Imprimerie de l'état, installée rue du Luxembourg, avec presse mécanique et presse à bras, et composée de huit ouvriers. Peauger avait eu vent de ces sourdes menées, et, défiant, il n'avait pas attendu le coup d'état pour donner publiquement sa démission de directeur de l'Imprimerie nationale. Alors Louis Bonaparte s'adressa à Saint-Georges, meilleur valet. Il se trompa moins, mais enfin il se trompa aussi sur X.

Le 2 décembre, X., auxiliaire jugé nécessaire par Morny, fut un des soucis de Louis Bonaparte. X. avait quarante-quatre ans, aimait les femmes, voulait avancer; de là peu de scrupules. Il avait débuté en Afrique sous le colonel Combes dans le ~)7" de ligne.


Il avait été vaillant à Constantine; à Zaatcha, il avait dégagé Herbillôn, et le siège, mal commencé par IlerbiUon, avait été bien fini par lui. X., petit, court, la tête dans les épaules, intrépide, savait admirablement manier une brigade. Son avancement avait eu quatre échelons d'abord Bugeaud, puis Lamoricière, puis Cavaignac, puis Changarnier. A Paris, en 1851, il vit

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Lamoricière, qui « lui battit froid o, et Changarnier, qui le traita mieux. Il sortit de Satory indigné. Il criait Il en /r avec ce Louis Bonaparte. Il cor/'OK/?< ~nMdp. Ces soldats ivres soM~e~K ccTMr. Je veux retour?ie/' e/: ~4/r~M~. En octobre, Changarnier baissait, et l'enthousiasme de X. tombait. X. fréquenta alors l'Élysée, mais sans se livrer. Il donna parole au général Bedeau, qui comptait sur lui. Le Ë décembre, au point du jour, quelqu'un vint réveiller X. C'était Edgar Ney. X. était un point d'appui pour le coup d'état; mais consentirait-il? Edgar Ney lui expliqua l'événement, et ne le quitta qu'après l'avoir vu sortir à la tête du 1" régiment de la caserne de la rue Verte. X. alla prendre position place de la Madeleine. Comme il y arrivait, La Rochejaquelein, repoussé de la Chambre par les envahisseurs, traversait la place. La Rochejaquelein, pas encore bonapartiste, était furieux. Il aperçut X., son ancien camarade à l'École militaire en 1830, qu'il. tutoyait, alla à lui et lui dit C'est un acte infâme. Que fais-tu? /'aM~M~ répondit X. La Rochejaquelein le quitta. X. mit pied à terre et alla voir un parent à lui, conseiller d'état, M. R., qui demeurait rue de Suresne. Il lui demanda conseil. M. R.,

HISTOIRE. III.


honnête, n'hésita pas. Il répondit Je vais au conseil d'état faire mon devoir. C'est un crime.–X. hocha la tête et dit faut voir.

Ce j'attends et cet il faut voir préoccupaient Louis Bonaparte. Morny dit Fat's~M donner ~'esea~OM volant.


Gaston Dussoubs était un des plus vaillants membres de la gauche. Il était représentant de la Haute-Vienne. Dans les.premiers temps de sa présence à l'Assemblée, il portait, comme autrefois Théophile Gautier, un gilet rouge, et le frisson que donnait aux classiques de 1830 le gilet de Gautier, le gilet de Dussoubs le donnait aux royalistes de 1851. M. Parisis, évêque de Langres, auquel un chapeau rouge n'eût pas fait peur, était terrifié du gilet rouge de Dussoubs. Une autre cause d'horreur pour la droite, c'est que Dussoubs avait, disait-on, passé trois ans à Belle-lsie, comme détenu politique, condamnation encourue pour « l'affaire de Limoges ». Le suffrage universel l'aurait donc pris là pour le mettre à l'Assemblée. Aller de la prison au sénat; chose, certes, peu surprenante dans nos temps variables, et qui se complète parfois ainsi retourner du sénat à la prison. Mais la vérité, -c'est que la droite se trompait. Le condamné de Limoges était, non Gaston Dussoubs, mais Denis, son frère. En somme, Gaston Dussoubs. « enrayait II était spirituel, courageux et -doux.

DENIS DUSSOUBS


Dans l'automne de 1851, j'allais tous les jours dîner à la Conciergerie avec mes deux fils et mes deux amis en prison. Ces grands cœurs et ces grands esprits, Vacquerie, Meurice, Charles, François-Victor, attiraient leurs pareils, et il y avait, dans ce demi-jour livide des fenêtres à hottes et à barreaux de fer, une petite table de famille où venaient s'asseoir dans l'intimité les éloquents orateurs, et parmi eux Crémieux, et les écrivains puissants et charmants, et parmi eux Peyrat. Un jour, Michel de Bourges nous amena Gaston Dussoubs.

Gaston Dussoubs habitait le faubourg Saint-Germain, dans le voisinage de l'Assemblée.

Le 2 décembre, nous ne le vîmes pas à nos réunions. Il était malade et avait dû rester couché, <c cloué, comme il me l'écrivit, par un rhumatisme articulaire ». 11 avait un frère, plus jeune que lui., que nous venons de nommer, Denis Dussoubs. Le matin du /t, ce frère vint le voir.

Gaston-Dussoubs savait le coup d'état et s'indignait d'être forcé de garder le lit. Il s'écriait

Je suis déshonoré. Il y aura des barricades, et mon écharpe n'y sera pas!

Si! dit. son frère. Elle y sera!

–Comment cela?

Prête-la-moi.

Prends-la.

Denis prit l'écharpe de Gaston, et s'en alla. On reverra plus tard Denis Dussoubs.


VII

RENSEIGNEMENTS ET RENCONTRES

Lamoricière, dans cette même matinée, trouva moyen de me faire parvenir, par M" de Courbonne*, lè renseignement que vcici

« Fort de Ham. Le commandant s'appelle Baudot. Sa nomination, faite. par Cavaignac en 18~)8, a été contresignée par Charras. Tous deux sont aujourd'hui ses prisonniers. Le commissaire de police envoyé par Morny au village de Ham, pour surveiller les prisonniers et le geôlier, se nomme Dufaure de Pouillac". x

-Je pensai, quand la communication me parvint, que le commandant Baudot, « le geôlier )), se prêtait à la transmission si rapide de cet avis.

Indice d'ébranlement du pouvoir central.

Lamoricière, par cette même voie, me fit parvenir Rue d'Anjou-Saint-Honoré, 16.

L'auteur a conservé cette note écrite de la main de Lamoricière.


quelques détails sur son arrestation et sur celle des généraux ses camarades.

Ces détails complètent ceux que j'ai déjà donnés. L'arrestation des généraux s'exécuta au même moment, dans leurs divers domiciles, avec des circonstances à peu près. identiques. Partout les maisons cernées, les portes ouvertes par ruse ou enfoncées de force, les portiers trompés, quelquefois garrottés, des hommes déguisés, des hommes munis de cordes, des hommes armés de haches, la surprise au lit, la violence nocturne. Quelque chose qui ressemblait, comme je l'ai dit, à une invasion de chauffeurs.

Le général Lamoricière a, selon sa propre expression, « le sommeil dur ». Quel que fût le tapage fait à sa porte, il ne s'éveillait pas. Son domestique, ancien soldat dévoué, parla haut et cria pour réveiller le général. Il engagea même une lutte avec les sergents de ville. Un agent de-police lui porta un coup d'épée qui lui traversa le genou*. Le général fut réveillé, saisi et emmené.

En passant sur le quai Malaquais, Lamoricière aperçut des troupes qui défilaient le sac au dos. Il se pencha vivement à la portière de la voiture. Le commissaire de police qui l'accompagnait pensa qu'il allait haranguer les soldats. Cet homme saisit le général par le bras et lui dit Général, si vous dites un mot, je vous mets ceci. Et de l'autre main il montra au général dans l'obscurité quelque chose qui était un bâillon.

Il a fallu, plus tard, la p)aie ayant empiré, couper la jambe au blessé.


Tous les généraux arrêtés furent conduits à Mazas. Là on les enferma et on les oublia. A huit heures du soir, le général Changarnier n'avait pas encore mangé. Le moment de l'arrestation fut rude pour les commissaires de police. Ils eurent là de la honte à boire à grandes gorgées. Pas plus que Charras, Cavaignac, Le&ô, Changarnier, Bedeau et Lamoricière ne les ménagèrent. A l'instant de partir, le général Cavaignac emporta quelque argent. Avant de lé mettre dans sa poche, il se tourna vers le commissaire de police Colin qui l'arrêtait, et lui dit Cet argent sera-t-il en sûreté sur moi?

Le commissaire se récria Ah général, que supposez-vous donc là? Qui est-ce qui me dit que v.ous n'.êtes: pas des filous? répliqua Cavaignac. Au même moment, presque à la même minute, Charras disait au commissaire de policée Courteille Qui est-ce qui me dit que vous n'êtes pas des escarpes?

Quelques jours après, ces malheureux reçurent tous la croix de la légion d'honneur.

Cette croix donnée par le dernier Bonaparte à des gens de police après le 2 décembre, c'est la même que le premier Napoléon attachait aux aigles de la grande armée après Austerlitz.

Je communiquai ces détails au comité. D'autres rapports affluaient. Quelques-uns concernaient la presse. Depuis le matin du 2, la presse était traitée avec toute la brutalité soldatesque. Serrière, le courageux imprimeur, vint nous dire ce qui avait eu lieu à la Presse.


Serrière imprimait la P/c et ~~HCMf?~ du Peuple, transformation de /ewcH< judiciairement supprimé. Le 2, à sept heures du matin, l'imprimerie avait été envahie par vingt-huit soldats de garde républicaine, que commandait un lieutenant nommé Pape (décoré depuis pour cela). Cet homme avait remis à Serrière une défense de rien imprimer signée ./V:<Mc. Un commissaire de police accompagnait le lieutenant Pape. Ce commissaire avait signifié à Serrière un « décret du président de la république supprimant ~~nc?Me~< du PeM~<~ puis on avait mis des factionnaires auprès des presses. Les ouvriers avaient résisté un margeur avait dit aux soldats Nous. /w~r:merons malgré fo:M. Alors étaient arrivés quarante nouveaux garder municipaux, avéc deux maréchaux des logis et quatre brigadiers, et, tambour en tête, un détachement de ligne commandé par un capitaine. Girardin survint, indigné, et protesta avec tant d'énergie qu'un maréchal des logis lui dit Je ~OMcftYn's avoir un colonel. comme .vous. Le courage de Girardin gagna les ouvriers, et à force d'adresse et d'audace, sous l'œil même des gendarmes, ils parvinrent à imprimer les proclamations de Girardin à la presse à bras, et les nôtres à la brosse. Ils les emportaient, tout humides, et par petits paquets, sous leurs gilets.

Heureusement on était ivre. Les gendarmes faisaient boire les soldats, les ouvriers profitaient de cette gaîté pour travailler. Les gardes municipaux riaient, juraient, « faisaient des calémbours, buvaient du vin de Champagne et du café et disaient C'est nous qui


rc~p~cMM r~r~f?!~??~, nousavons vingt-cinq francs jo<7r~'OMr. Toutes les presses de Paris étaient occupées ainsi militairement. Le coup d'état tenait tout. Ce crime maltrait.ait m ême les journaux qui le soutenaient. Aux bureaux du Afon:M?' parisien, les sergents de ville voulaient tirer sur quiconque entr'ouvrait une porte. M. Delamare, directeur de la Patrie, avait sur les bras quarante gardes municipaux et tremblait qu'ils ne brisassent ses presses. Il dit à l'un d'eux ~a~e suis avec roM. Le gendarme répondit –M'f~-re, que cela me fait?

Dans la nuit du 3 au A, vers trois heures du matin, toutes les imprimeries furent évacuées. Le capitaine dit à Serrière Nous avons ordre de nous concentrer dans nos quartiers. Et Serrière, en. nous racontant le fait, ajouta 7/ ~r~M~c ~M<?/<~c c/;c~?. J'avais, depuis la veille, des conversations pour le combat avec Georges Biscarrat, homme brave .et probe, dont j'aurai occasion de reparler. Je lui avais donné rendez-vous au n° 19 de la rue Richelieu. De là, dans cette matinée du A, quelques allées et venues du n° 15 où nous délibérions au n° 19 où je couchais. A un certain moment, j'étais dans la rue. Je quittais. cet honnête et courageux homme; je vis venir à'moi tout le contraire, M. Mérimée.

Tiens! me dit M. Mérimée, je vous cherchais. Je lui répondis

J'espère que vous ne me trouverez pas. Il me tendit la main, je lui tournai le dos. Je ne l'ai plus revu. Je crois qu'il est mort.


Ce Mérimée un jour, vers 18~7, me parlait de Morny, et nous avions eu ce dialogue. Mérimée disait M. de Morny a un grand avenir. Et il m'avait demandé Le connaissez-vous?

Et j'avais répondu

Ah il a un grand avenir? Oui, je connais M. de Morny. Il a de l'esprit, il va beaucoup dans le monde, il fait des affaires industrielles, il a mis en train l'affaire de la Vieille-Montagne, les mines de zinc, les charbonaages de Liège. J'ai l'honneur de le connaître. C'est un escroc.

Il y avait entre Mérimée et moi cette nuance que je méprisais Morny et qu'il l'estimait. Morny le lui rendait, et c'était juste.

J'attendis que Mérimée eût dépassé le coin de la rue. Quand il eut disparu, je rentrai au n" 15. On avait des nouvelles de Canrobert. Le 2 au soir, il était allé voir M" Leflô, cette noble femme indignée. Le lendemain 3, il devait y avoir un bal chez SaintArnaud, au ministère de la guerre. Le général Leflô et M' Leflô y étaient invités et devaient s'y rencontrer avec le général Canrobert. Mais ce n'est point de cette danse que lui parla M" Leflô. Général, lui dit-elle, tous vos camarades sont arrêtés; et c'est à cela que vous allez donner la main Ce que je vais donner, dit Canrobert, c'est ma démission. Et il ajouta Vous pouvez le dire à Leuô. Il était pâle et se promenait de .long en làrge, très agité. Votre démission, général? Oui, madame. Est-ce sûr? Oui, madame, si pourtant il n'y a pas d'émeute. -Général


Canrobert, s'écria M"" Leflô, voilà un si qui me dit ce que vous allez faire.

Et pourtant Canrobert n'était, certes, point décidé encore. Le fond de Canrobert était l'incertitude. Pélissier, l'homme hargneux et bourru, disait Fiez-vous donc aux noms des gens! Je m'appelle Amable, Ràn.don* s'appelle César, et Canrobert s'appelle C'cr~</

Surnommé ))0!M.


VIII

SITUATION

Quoique la tactique de combat du comité fût, j'en ai déjà dit les motifs, de ne point condenser la résistance dans une heure ni dans un lieu, mais de la répandre sur le plus grand nombre de points et le plus graud nombre de jours possible-, chacun de nous avait l'instinct, comme de leur côté les malfaiteurs de l'Élysée, que la journée .serait décisive.

Le moment approchait où le coup d'état nous donnerait l'assaut de toutes parts et où nous aurions à soutenir le choc d'une armée entière. Le peuple, ce grand peuple révolutionnaire des faubourgs de Paris, abandonnerait-il ses représentants? s'abandonnerait-il lui-même? ou, réveillé et éclairé, se lèverait-il enfin? Question de plus en plus poignante et que nous nous répétions avec anxiété.

Aucun indice sérieux du côté de la garde nationale. La proclamation éloquente, écrite chez Marie par Jules Favre et Alexandre Rey, et adressée en notre nom


aux légions, n'avait pu être imprimée. Le projet d'Hetzel avait avorté. Versigny et Labrousse n'avaient pu le rejoindre, le lieu de rendez-vous choisi, l'angle du boulevard et de la rue de Richelieu, ayant été constamment balayé par les charges de cavalerie. L'effort courageux du colonel Gressier sur la 6' légion, la. tentative plus timide du lieutenant-colonel Howyne sur là 5% avaient échoué. Pourtant l'indignation à. Paris se dessinait. La soirée avait été significative.

Hingray nous arriva dès le matin, portant sous son manteau une liasse d'exemplaires du décret de déchéance, réimprimé. Pour nous les apporter, il avait dix fois couru le risque. d'être arrêté et fusillé. Nous fîmes immédiatement distribuer et afficher ces exemplaires. Cet affichage s'exécuta résolùment; sur plusieurs points, nos affiches furent collées à côté des affiches du coup d'état qui portaient peine de mort contre quiconque placarderait les décrets émanés des représentants. Hingray nous annonça que nos proclamations et nos décrets avaient été autographiés et circulaient de main eu main par milliers d'exemplaires. Il importait de continuer nos publications. Un imprimeur, ancien éditeur de plusieurs journaux démocratiques, M. Boulé, m'avait fait offrir ses services la veille au soir. J'avais pris, en juin 18A8, la défense de son imprimerie, .dévastée par les gardes nationaux. Je lui écrivis, je mis nos actes et nos décrets dans la lettre, et le représentant Montaigu se chargea dé les lui porter. M. Boulé s'excusa ses presses avaient été envahies à minuit par les sergents de ville.


Par nos soins, et grâce au patriotique concours de plusieurs jeunes élèves en chimie et en pharmacie, on avait fabriqué de la poudre dans plusieurs quartiers. Sur un seul point, rue Jacob, on en avait fabriqué cent kilogrammes dans la nuit. Comme cette fabrication se faisait principalement sur la rive gauche et que le combat avait lieu sur la rive droite, il fallait faire passer les ponts à cette poudre. On s'y prenait comme on pouvait. Vers neuf heures, nous fùmes avertis que la police, informée, avait organisé une surveillance et qu'on fouillait les passants, particulièrement sur le Pont-Neuf.

Un certain plan stratégique se dessinait. Les dix ponts du centre étaient gardés militairement. On arrêtait dans les rues les gens sur la mine. Unsergent de ville, à l'angle du Pont-au-Change, disait assez haut pour que les passants l'ent endissent ~VoM~ e~O~/M/M <0<M ceux qui ~'<~ ~C~ barbe faite ou qui 0~ < de n'avoir pas do/K:

Quoi qu'il en fut, nous avions un peu de poudre; le désarmement de la garde nationale dans plusieurs quartiers avait produit environ huit cents fusils, nos proclamations et nos décrets s'affichaient, notre voix arrivait au peuple, une certaine confiance naissait. Le flot monte! le flot monte disait Edgar Quinet, qui était venu me serrer la main.

On nous annonçait que les écoles s'insurgeraient dans la journée et nous offriraient un asile au milieu d'elles. Jules Favre s'écriait avec joie

Demain nous daterons nos décrets du Panthéon.


Les symptômes de bon augure se multipliaient. Un vieux foyer d'insurrection, la rue Saint-André-des-Arts, s'agitait. L'association dite la Presse du <?*~a!7 donnait signe de vie. Quelques vaillants ouvriers, groupés autour d'un des leurs, Nétré, rue du Jardinet, n° 13, avaient presque organise une petite imprimerie, dans une mansarde, à quelques pas d'une caserne de la gendarmerie mobile. Ils avaient passé la nuit, d'abord à rédiger, puis à imprimer un M~c aux 7'rau~M~, qui appelait le peuple aux armes. Ils étaient cinq hommes habiles et résolus ils s'étaient procuré du papier; ils avaient des caractères tout neufs; les uns mouillaient pendant que les autres composaient; vers deux heures du matin, ils s'étaient mis à imprimer; il ne fallait pas être entendus des voisins; ils avaient réussi à étouffer les coups sourds du rouleau à-1'encre alternant avec le bruit rapide du rouleau de laine. En quelques heures quinze cents exemplaires étaient tirés, et au point du jour ils étaient placardés au coin des rues. Un de ces travailleurs intrépides, leur chef, A. Desmoulins, de la forte race des hommes lettrés et combattants, était très découragé la veille; à présent il espérait.

La veille il écrivait « Ou sont les représentants? Les communications sont coupées. On ne traverse plus les quais ni les boulevards. 11 est devenu impossible de réunir l'Assemblée populaire. Le peuple manque de direction. De Flotte d'un côté, Victor Hugo d'un autre, Schœlcher ailleurs, poussent activement au combat, et vingt fois exposent leur vie; mais nul ne les sent


appuyés par un corps organisé; et puis la tentative des royalistes duX~arrondissement effraie; on craint de les voir reparaître à la fin. )) Maintenant cet homme, si intelligent et si brave, reprenait confiance, et il écrivait « Décidément, Louis-Napoléon a peur. Les rapports de police sont alarmants pour lui. La résistance' des représentants républicains porte ses fruits. Paris s'arme. Certains corps semblent prêts à tourner. La gendarmerie mobile elle-même n'est pas sûre, et, ce matin, un bataillon tout entier a refusé de marcher. Le désordre se met dans les services. Deux batteries ont longtemps tiré l'une sur l'autre sans se reconnaître. On dirait que le coup d'état va manquer. )) Les symptômes, on le voit, s'amélioraient.

Maupàs devenait-il insuffisant? Avait-on recours à un plus habile? Un fait semblait l'indiquer. La veille au soir, un homme de haute taille avait été vu, entre cinq et sept heures, se promenant devant le café de la place Saint-Michel; il avait été rejoint par deux des commissaires de police qui avalent fait les arrestations du 2, et leur avait parlé longtemps. Cet homme était Carlier. Allait-il suppléer Maupas?

Le représentant Labrousse, attablé au café, avait vu ce conciliabule.

Chacun des deux commissaires était suivi de cette espèce d'agent qu'on appelle le c/~t du coinmissaire.

En même temps, des avertissements étranges parvenaient au comité; il nous était donné connaissance du billet que voici


« Aujourd'hui, à 6 heures, 25,000 francs ont été promis à celui qui arrêterait ou tuerait Hugo. « Vous savez ou il est. Que sous aucun prétexte il ne sorte.

Il fallait songer aux moindres détails. 11 y avait, dans les différents lieux de combat, une diversité de mots d'ordre qui pouvait entraîner des dangers. Nous avions donné pour mot d'ordre, la veille, le nom de Baudin. On avait, par imitation, pris pour mots d'ordre, dans plusieurs barricades, d'autres noms de représentants. Rue Rambuteau, le mot d'ordre était EM~e ~Me et Michel de Bourges; rue Beaubourg, Victor T/M~/o; à la Chapelle Saint-Denis, .E'Mi'nM de Flotte. Nous jugeâmes nécessaire de faire cesser cette confusion et de supprimer les noms propres toujours faciles à deviner. Le mot d'ordre convenu fut Que fait Joseph? A tout moment des renseignements et des informations nous venaient, et de tous les côtés, que des barricades s'élevaient partout, et que la fusillade s'engageait dans les rues centrales. Michel de Bourges L'original de ce billet est entre les mains de l'auteur de ce livre. Il nous a été remis par M. Avenel de la part de M. Bocage.

« Mon cher Bocage,

« A vous,

Au dos Bocage, 18, rue Cassette*.

HISTOIRE. Ht.

3 décembre.

« AL. DUMAS, »


s'écria Faites quatre barricades en carré, et nous irons délibérer au milieu.

Nous eûmes des nouvelles du mont Valérien. Deux prisonniers de plus. Rigal et Belle venaient d'y être écroués. Tous deux de la gauche. Le docteur Rigal était représentant de Gaillac, et Belle de Lavaur. Rigal était malade, on l'avait pris au lit. Dans la prison il gisait sur un grabat, et ne pouvait s'habiller. Son collègue Belle lui servait de valet de chambre. Vers neuf heures, un ancien capitaine de la légion de la garde nationale de 18~8, nommé Jourdan, vint s'offrir à nous. C'était un homme hardi, un de ceux qui avaient exécuté, le 2A février au matin, le téméraire coup de main sur l'Hôtel de Ville. Nous le chargeâmes de recommencer ce coup de main et de l'étendre jusqu'à la Préfecture de police. Il savait comment s'y prendre. Il nous annonça qu'il avait peu d'hommes, mais qu'il ferait occuper silencieusement dans la journée certaines maisons stratégiques. du quai de Gèvres, du quai Lepelletier et de la rue de la Cité-, et que, s'il arrivait que les gens du coup d'état, le combat du centre de Paris grandissant, fussent forcés de dégarnir de troupes l'Hôtel de Ville et la Préfecture; l'attaque commencerait immédiatement sur ces deux points. Le capitaine Jourdan, disons-le tout de suite, fit ce qu'il nous avait promis; malheureusement, comme nous l'apprimes le soir, il commença peut-être un peu trop tôt.. Ainsi qu'il l'avait prévu, il arriva un moment où la place de l'Hôtel de Ville fut presque vide de troupes, le général Herbillon ayant été obligé de la quitter avec


la cavalerie pour aller prendre à revers les barricades du centre. L'attaque des républicains éclata à l'instant même, les coups de feu partirent des croisées du quai Lepelletier; mais la gauche de la colonne était encore au pont d'Arcole une ligne de tirailleurs avait été placée par un chef de bataillon nommé Larochette en avant de l'Hôtel de Ville, le M" revint sur ses pas, et la tentative échoua.

Bastide arriva, avec Chauffour et Laissac.

Bonnes nouvelles, nous dit-il, tout va bien. Sa 'figure grave, probe et froide, rayonnait d'une sorte de sérénité civique. Il revenait .des barricades et allait y retourner. Il avait reçu deux balles dans son manteau. Je le pris à part, et je lui dis Vous y retournez? Oui. Emmenez-moi avec vous. Non, répondit-il. Vous êtes nécessaire ici. Aujourd'hui vous êtes général, moi, je suis soldat. J'insistai vainement. Il persista à refuser, répétant toujours Le comité est notre centre, il ne doit pas se disperser. Votre devoir est de rester ici. D'ailleurs, ajouta-t-il, soyez tranquille. Vous courez ici-encore plus de dangers que nous. Si l'on vous prend, on vous fusillera. Eh bien, lui dis-je, le moment peut venir où notre devoir sera de nous mêler au combat?.. -Sans doute. Je repris Vous qui êtes sur les barricades, vous serez meilleur juge que nous de ce moment-là. Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ferez pour moi comme vous voudriez que je fisse pour vous, et que vous viendrez me chercher. Je vous la donne, me dit-il; et il me serra les deux mains dans les siennes.


Plus tard pourtant, peu d'instants après le départ de Bastide, quelle que fût ma confiance dans la loyale parole de ce courageux et généreux homme, je ne pus y tenir, et je profitai d'un intervalle de deux heures dont je pus disposer, pour aller voir par mes yeux ce qui se passait et de quelle façon la résistance se comportait.

Je pris une voiture place du Palais-Royal. J'expliquai au cocher qui j'étais, et que j'allais visiter et encourager les barricades; que j'irais tantôt à pied, tantôt en voiture, et que je me confiais à lui. Je me nommai.

Le premier venu est presque toujours un honnête homme. Ce brave cocher me répondit Je sais où sont les barricades. Je vous conduirai où il faudra. Je vous attendrai où il faudra. Je vous mènerai et je vous ramènerai. Et si vous n'avez pas d'argent,.ne me payez pas, je suis fier de ce que je fais.

Et je partis.


IX

LA PORTE SAINT-MARTIN

Les faits accomplis dans la matinée étaient déjà très sérieux.

Cela prend, avait dit Bastide.

Le difficile, ce n'est pas d'incendier, c'est d'allumer.

Jl était évident que Paris commençait à avoir de l'humeur. Paris ne se fâche pas à volonté. Il faut que ce soit sa fantaisie. Un volcan, cela a des nerfs. La .colère venait lentement, mais venait. On voyait à l'horizon les premières rougeurs de l'éruption.

Pour l'Élysée comme pour nous, le moment critique approchait. Depuis la veille on se tâtait. Le coup d'état

0

et la république allaient enfin se saisir corps à corps. Le comité avait beau vouloir enrayer, quelque chose d'irrésistible entraînait les derniers défenseurs de la liberté et les poussait vers l'action. La suprême bataille allait s'engager.

A Paris, quand de' certaines heures ont sonné,


quand apparaît la nécessité immédiate d'un progrès à accomplir ou d'un droit à venger, les insurrections gagnent rapidement toute la ville. Mais elles commencent toujours par quelqu'un. Paris, pour sa vaste tâche historique, se compose de deux personnages révolutionnaires, la bourgeoisie et le peuple. Et à ces deux combattants correspondent deux lieux de combat la porte Saint-Martin, quand c'est la bourgeoisie qui se révolte; la Bastille, quand c'est le peuple. L'ceil de l'homme politique doit toujours être fixé sur ces deux points. Ce sont là, dans la grande histoire contemporaine, deux places célèbres où il semble qu'il y ait toujours un peu de la cendre chaude des révolutions. Qu'un vent d'en haut souffle, cette cendre ardente se disperse et remplit la ville d'étincelles.

Cette fois, nous en avons indiqué les causes, le redoutable /aM~c~ Antoine dormait, et, on l'a vu, rien n'avait pu le réveiller. Un parc d'artillerie tout entier campait, mèches allumées, autour de la colonne de Juillet, énorme sourde-muette de la Bastille. Ce haut pilier révolutionnaire, ce témoin silencieux des grandes choses du passé, semblait avoir tout oublié. Chose triste à dire, les pavés qui avaient vu le 1A juillet ne se soulevèrent pas sous les roues des canons du 2. décembre. Ce ne fut donc pas la Bastille qui commença, ce fut la porte Saint-Martin.

Dès huit heures du matin, les rues Saint-Denis et Saint-Martin d'un bout à l'autre étaient en rumeur; des courants de passants indignés les descendaient et les remontaient. On y déchirait les affiches du coup


d'état; on y placardait nos proclamations; des groupes au coin de toutes les rues adjacentes commentaient le. décret de mise hors la loi rendu par les membres de la gauche. restés libres; on s'arrachait les exemplaires. Des hommes montés sur les bornes lisaient à haute voix les noms des cent vingt signataires,.et, plus encore que la veille, chaque nom significatif ou célèbre était couvert d'applaudissements.

La foule augmentait à chaque instant, et la colère.. La rue Saint-Denis tout entière présentait cet aspect étrange que donnent à une rue toutes les portes et toutes les fenêtres fermées et tous les habitants dehors. Regardez les maisons, c'est la mort; regardez la rue, c'est la tempête.

Une cinquantaine d'hommes résolus sortit tout à coup d'une ruelle latérale et se mit à parcourir la rue en criant Aux armes! vivent les représentants de la gauche! vive la Constitution! Le désarmement des gardes nationaux commença. Il se fit plus facilement que la veille. En moins d'une heure on eut cent cinquante fusils.

La rue cependant se couvrait de barricades.


x

MA VISITE AUX BARRICADES

Mon cocher me déposa à la pointe Saint-Eustache et me dit Vous voilà dans le guêpier.

Il ajouta Je vous attendrai rue de la Vrillière, près de la place des Victoires. Prenez votre temps. Je me mis à marcher de barricade en barricade. Dans la première je rencontrai de Flotte qui s'offrit à me servir de guide. Pas d'homme plus déterminé que de Flotte. J'acc.eptai, il me mena partout où ma présence pouvait être utile.

Chemin faisant, il me rendit compte des mesures prises par lui pour imprimer nos proclamations; l'imprimerie Boulé faisant défaut, il s'était adressé à une presse lithographique, rue Bergère, n" 30, et, au péril de leur vie, deux hommes vaillants avaient imprimé cinq cents exemplaires de nos décrets. Ces deux braves ouvriers se nommaient, l'un Rubens, l'autre Achille Poincelot.

Tout en marchant, j'écrivais des notes au crayon


(avec le crayon de Baudin que j'avais sur moi); j'enregistrais les faits pêle-mêle; je reproduis ici cette page. Ces choses vivantes sont utiles pour l'histoire. Le coup d'état est là, comme saignant.

« Matinée du h. On dirait le combat suspendu. Va-t-il reprendre? Barricades visitées par moi Une à la pointe Saint-Eustache. Une à la Halle aux huîtres. Une rue Mauconseil. Une rue Tiquetonne. Une rue Mandar (Rocher de Cancale). Une barrant la rue du Cadran et la rue Montorgueil. Quatre fermant le PetitCarreau. Commencement d'une entre la rue des DeuxPortes et la rue Saint-Sauveur, barrant la rue SaintDenis. Une, la plus grande, barrant la rue Saint-Denis à la hauteur de la rue Guérin-Boisseau. Une barrant la rue Grenetat. Une plus avant dans la rue Grenetat barrant la rue Bourg-Labbé (au centre une voiture de farine renversée; bonne barricade). Rue Saint-Denis, une barrant la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Une barrant la rue du Grand-Hurleur, avec les quatre coins barricadés. Cette barricade a déjà été attaquée ce matin. Un combattant, Massonnet, fabricant de peignes, rue Saint-Denis, 45~, a reçu une balle dans son paletot; Dupapet, dit l'homme à la longue barbe, est resté le dernier sur la crête de la barricade. On l'a entendu crier aux officiers commandant l'attaque Vous êtes des traîtres On le croit fusillé. La troupe s'est retirée, chose étrange, sans démolir la barricade. On construit une barricade rue du Renard. Quelques gardes nationaux en uniforme la regardent


construire, mais n'y travaillent pas. Un d'eux me dit Nous ne sommes pas contre ~OMS~ vous êtes avec le droit. Ils ajoutent qu'il y a douze ou quinze barricades rue Rambuteau. Ce matin au point du jour on a tiré le canon, /cr?M~ me dit l'un d'eux, rue BourbonVilleneuve. Je vais visiter une fabrique de poudre improvisée par Leguevel chez un pharmacien vis-à-vis la rue Guérin-Boisseau.

« On construit les barricades à l'amiable, sans fâcher personne. On fait ce qu'on peut pour ne pas froisser le voisinage. Les combattants de la barricade Bourg-Labbé sont les pieds dans la boue à cause de la pluie. C'est un cloaque. Ils hésitent à demander une botte de paille. Ils se couchent dans l'eau ou sur les pavés.

« J'ai vu là un jeune homme malade sorti de son lit avec la fièvre. Il m'a dit J<? m'y ferai tuer. (Il l'a fait.)

« Rue Bourbon-Villeneuve on n'a pas même demandé « aux bourgeois un matelas, quoique, la barricade étant canonnée, on en eût besoin pour amortir les boulets.

« Les soldats font mal les barricades, parce qu'ils les font bien. Une barricade doit être branlante; bien bâtie, elle ne vaut rien il faut que les pavés manquent d'aplomb, « afin qu'ils s'éboulent sur les troupiers, « me dit un gamin, et qu'ils leur cassent les pattes ». L'entorse fait partie de la barricade.

<( Jeanty Sarre est le chef de tout un groupe de barricades. Il me présente son second, Charpentier,


homme de trente-six ans, lettré et savant. Charpentier s'occupe d'expériences ayant pour but de remplacer le charbon et le bois par le gaz dans la cuisson de la porcelaine, et il me demande la-permission de me lire « un de ces jours » une tragédie. Je lui dis ~Vo!M en faisons une.

« Jeanty Sarre gronde Charpentier les munitions manquent. Jeanty Sarre ayant chez lui, rue SaintHonoré, une livre de poudre de chasse et vingt cartouches de guerre a envoyé Charpentier les chercher. Charpentier y est allé, a rapporté la poudre de chasse et les cartouches, mais les a distribuées aux combattants des barricades qu'il a rencontrées chemin faisant. Ils étaient comme <~Y/~x~~ dit-il. Charpentier n'a de sa vie touché une arme à feu. Jeanty Sarre lui montre à charger un fusil.

« On mange chez le marchand de vin du coin et l'on s'y chauffe. Il fait très froid. Le marchand de vin dit C~Ma? qui ont faim, a~M. manger. Un combattant lui a demandé Qui est-ce qui payera? La mort, a-t-il répondu. Et en effet, quelques heures après, il a reçu dix-sept coups de bayonnette.

« On n'a pas brisé les conduits de gaz, toujours « pour ne pas faire trop de dégât ». On s'est borné à prendre aux portiers du gaz leur clef et aux allumeurs leur perche à ouvrir les tuyaux. De cette façon on est maître d'allumer ou d'éteindre.

K Ce groupe de barricades est fort et jouera. un rôle.

« J'ai espéré un moment qu'on l'attaquerait pendant


que j'y étais. Le clairon s'est approché, puis s'est éloigné. Et Jeanty Sarre vient de me dire Ce sera pour ce soir.

« Son intention est d'éteindre le gaz rue du PetitCarreau et dans toutes les rues voisines, et de ne laisser qu'un bec allumé rue du Cadran. Il a mis des sentinelles jusqu'au coin de la rue Saint-Denis; il y a là un côté ouvert, sans barricades, mais peu accessible à la troupe, à cause de l'exiguïté des rues, on n'y peut entrer qu'un à un; donc peu de danger, utilité des rues étroites; la troupe « ne vaut rien qu'en bloc », le soldat n'aime pas l'action éparse, en guerre se toucher les coudes c'est la moitié de la bravoure. Jeanty Sarre a un oncle réactionnaire qu'il ne voit pas et qui demeure tout près rue du Petit-Carreau, n° 1. Quelle peur nous lui ferons <o:<< /<r<?/ m'a dit Jeanty Sarre en riant. Ce matin Jeanty Sarre a inspecté la barricade Montorgueil. Il n'y avait qu'un homme, qui était ivre, et qui lui.a mis le canon de son fusil sur la poitrine en disant On ne passe pas. Jeanty Sarre l'a désarmé. « Je vais rue Pagevin. Il y a là, à l'angle de la place des Victoires, une barricade très bien faite. Dans la barricade d'à côté, rue Jean-Jacques-Rousseau, la troupe ce matin n'a pas fait de prisonniers. Les soldats ont tout tué. Il y a des cadavres jusque sur la place des Victoires. La barricade Pagevin s'est maintenue. Ils sont là cinquante, bien armés. J'y entre. Tout va bien? Oui. Courage! Je serre toutes ces mains vaillantes. On me fait un rapport. On a vu un garde municipal écraser la tête d'un mourant à coups de


crosse. Une jeune fille, jolie, voulant rentrer chez elle, s'est réfugiée dans la barricade. Elle y est restée une heure, « épouvantée Quand le danger a été passé, le chef de la barricade l'a fait reconduire chez elle « par le plus âgé de ses hommes ».

« Comme j'allais sortir de la barricade Pagevin, on m'a amené un prisonnier, « un mouchard », disait-on. Il s'attendait à être fusillé. Je l'ai fait mettre en liberté. »

Bancel était dans cette barricade de la rue Pagevin. Nous nous serrâmes la main.

Il me demanda

Vaincrons-nous? Oui, lui répondis-je.

Nous en étions presque à ne plus douter.

De Flotte et lui voulurent m'accompagner, craignant que je ne fusse arrêté par-un bataillon qui gardait la Banque.

Le temps était brumeux et froid, presque ténébreux. Cette obscurité nous cachait et nous aidait. Le brouillard était pour nous.

Comme nous touchions au coin de la rue de la Vrillière, un groupe à cheval passa,

C'étaient quelques officiers, précédés d'un homme qui semblait militaire, mais qui n'était pas en uniforme. Il portait un caban à capuchon.

De Flotte me poussa le coude, et me dit à demivoix

Connaissez-vous Fialin?


Je répondis

Non.

L'avez-vous vu?

Non.

Voulez-vous le voir?

Non.

Regardez-le.

Je regardai.

Cet homme en effet passait devant nous. C'était lui qui précédait le groupe d'officiers. Il sortait de la Banque. Etait-il venu y faire un nouvel emprunt forcé? Les gens qui étaient sur les portes le considéraient avec curiosité et sans colère. Toute sa personne était insolente. Il se tournait de temps en temps pour dire un mot à l'un de ceux qui le suivaient. Cette petite cavalerie piaffait dans la brume et dans la boue. Fialin avait l'air arrogant d'un homme qui caracole devant un crime. Il regardait les passants d'une façon altière. Son cheval était très beau, et, pauvre bête, semblait très fier. Fialin souriait. 11 avait à la main la cravache que sa figure méritait.

Il passa. Je n'ai vu cet homme que cette fois. De Flotte et Bancel ne me quittèrent que lorsqu'ils m'eurent vu remonter dans mon fiacre. Mon brave cocher m'attendait rue de la Vrillière. Il me ramena au numéro 15 de la rue Richelieu.


La première barricade de la rue Saint-Martin fut construite à la hauteur de la rue Meslay. On renversa une grande charrette, on la coucha en travers de la rue et l'on dépava la chaussée .quelques dalles de trottoirs même furent arrachées. Cette barricade, tête de défense de toute la rue insurgée, ne pouvait être qu'un obstacle momentané. Nulle part les pavés n'y dépassaient la hauteur d'homme. Sur tout un -grand tiers de la barricade, ils ne montaient pas au-dessus du genou. –Cela sera toujours bon pour s'y faire tuer, disait un gamin qui y roulait force pavés. Une centaine de combattants prirent position derrière. Vers neuf heures les mouvements de troupes annoncèrent l'attaque. Les têtes de la colonne de la brigade Ma- rulaz occupèrentl'anglede la rue du côté du boulevard. Une pièce de canon enfilant toute la rue fut mise en* batterie devant la porte Saint-Martin. On s'observa quelque temps des deux parts dans ce silence bourru

LA BARRICADE DE LA RUE MESLAY

XI


qui précède le choc; la troupe regardant la barricade hérissée de fusils, la barricade regardant le canon béant. Bientôt l'ordre de l'attaque générale fut donné. Le feu commença. Le premier boulet passa par-dessus la barricade et'frappa en pleine poitrine, à vingt pas en arrière, une femme qui passait. Elle tomba éventrée. Le feu devint vif, sans endommager beaucoup la barricade. La pièce était trop près, les boulets portaient trop haut.

Les combattants, qui n'avaient pas encore perdu un homme, recevaient chaque boulet au cri de Vive la république mais sans tirer. Ils avaient peu de cartouches et ils les ménageaient. Tout à coup le A9'' régiment déboucha en colonne serrée.

La barricade fit feu.

La fumée emplit la rue; quand elle se dissipa, on vit une dizaine d'hommes sur le pavé et les soldats se repliant en désordre le long des maisons. Le chef de la barricade cria Ils lâchent pied. Arrêtez le feu ne perdons pas une. balle.

La rue resta quelque temps déserte. Le feu de la pièce recommença. Un boulet arrivait de deux en deux minutes, mais portant toujours mal. Un homme qui avait un fusil de chasse s'approcha du chef de la barricade et lui dit Démontons la pièce. Tuons les canonniers. Pourquoi? dit le chef en souriant. Ils ne nous font pas de mal, ne leur en faisons pas. Cependant on entendait distinctement le clairon au delà du massif de maisons qui masquait les troupes échelonnées sur le carré Saint-Martin, et il était


visible qu'une deuxième attaque se préparait. Cette attaque serait nécessairement ardente, acharnée, opiniâtre.

Il était également évident que, cette barricade enlevée, la rue entière serait balayée. Les autres barricades étaient plus faibles encore que la première et encore moins défendues. Les bourgeois avaient donné leurs fusils et étaient rentrés dans leurs maisons. Ils prêtaient leur rue, voilà tout.

Il fallait donc tenir dans la barricade de tête le plus longtemps possible. Mais que faire et comment résister? On avait à peine deux coups à tirer par homme.

Un ravitaillement inattendu leur vint.

Un jeune homme-je puis le nommer, il est mort*, Pierre Tissié, qui était un ouvrier et qui était aussi un poëte, avait travaillé une partie de la matinée à la barricade, et, au moment ou le feu commençait, il s'en était allé, alléguant pour motif qu'on ne lui donnait pas de fusil. On avait dit dans la barricade En voilà un qui a peur.

Pierre Tissié n'avait pas peur, on le vit plus tard. Il quitta la barricade.

Pierre Tissié n'avait sur lui que son couteau, qui était un couteau catalan; il l'ouvrit à tout hasard, le tint à la main, et s'en alla devant lui.

Comme il sortait de la rue Saint-Sauveur, il vit, au coin d'une petite rue déserte dont toutes les fenêtres Il ne faut pas oublier que ceci a été écrit en exil, et que nommer des héros c'était désigner des proscrits.

HISTOIRE. III. 5


étaient fermées, un soldat de la ligne en vedette, posté là sans doute par quelque grand'garde peu éloignée.

Ce soldat se tenait en arrêt, le fusil haut, prêt à tirer

Il entendit le pas de Pierre Tissié et cria

Qui vive?

–La mort! répondit Pierre Tissié.

Le soldat tira, et manqua Pierre Tissié, qui sauta sur lui et l'abattit d'un coup de couteau.

Le soldat s'affaissa et rendit le sang par la bouche. Je ne savais pas si bien dire, murmura Pierre Tissié.

Et il ajouta A l'ambulance! 1.

Il chargea le soldat sur son dos, ramassa le fusil qui était tombé à terre, et revint à la barricade. J'apporte un blessé, dit-il.

Un mort, lui cria-t-on.

En effet, le soldat venait d'expirer.

Infâme Bonaparte dit Tissié. Pauvre pioupiou C'est égal, j'ai un fusil.

On vida le sac et la giberne du soldat. On se partagea les cartouches. Il y en avait cent cinquante. Il y avait aussi deux pièces d'or de dix francs, paye des deux journées depuis le 2 décembre. On les jeta sur le pavé. Personne n'en voulut.

On se distribua les cartouches aux cris de Vive la république

Cependant les assaillants avaient mis en batterie un obusier à côté du canon.


La distribution des cartouches était à peine finie que l'infanterie parut, et se rua sur la barricade à la bayonnette. Ce deuxième assaut, comme on l'avait prévu, fut âpre et rude. On le repoussa. Deux fois l'infanterie revint à la charge, deux fois elle recula, laissant la rue jonchée de morts. Dans l'intervalle des assauts, un obus avait troué et démantelé la barricade, et le canon tirait à mitraille.

La situation était désespérée les cartouches étaient épuisées. Quelques-uns commencèrent à jeter leurs fusils et à s'en aller. Pour s'échapper, il n'y avait que la rue Saint-Sauveur, et, pour atteindre le coin de la rue Saint-Sauveur, il fallait franchir la partie basse de la barricade qui laissait presque tout l'homme à découvert. Les biscayens et les balles pleuvaient là. Trois ou quatre y furent tués, dont un, comme Baudin, d'une balle dans l'œil. Le chef de la barricade s'aperçut tout à coup qu'il était seul avec Pierre Tissié et un enfant de quatorze ans, le même qui avait tant roulé de pavés. Une troisième attaque s'annonçait, et les soldats commençaient à s'avancer le long des maisons. Allons-nous-en, dit le chef de la barricade. Je reste, dit Pierre Tissié.

Et moi aussi, dit l'enfant.

Et l'enfant ajouta

Je n'ai ni père ni mère. Autant ça qu'autre chose. Le chef lâcha son dernier coup de fusil, et se retira comme les autres par la partie basse de la barricade. Une décharge fit tomber son chapeau. Il se baissa et le ramassa. Les soldats n'étaient plus qu'à vingt-


<Bmq pas. Il cria aux deux qui restaient Venez! Non, dit Pierre Tissié.

Non, dit l'enfant.

Quelques instants après, les soldats escaladaient la barricade, déjà à demi écroulée.

Pierre Tissié et l'enfant furent tués à coups de 9)ayonnette.

On abandonna dans cette barricade une vingtaine de fusils.


XII

LA BARRICADE DE LA MAIRIE DU CINQUIÈMEARRONDISSEMENT

Les gardes nationaux en uniforme remplissaientla cour de .la mairie du Ve arrondissement. Il en survenait à chaque instant. Un ancien tambour de la garde mobile avait pris une caisse dans une salle basse à côté du corps de garde et s'était mis à battre le rappe!' dans les rues environnantes. Vers neuf heures un groupe de quatorze ou quinze jeunes gens, la plupart en blouseblanche, entra dans la mairie en criant Vive la république Ils étaient armés de fusils. La garde nationale les accueillit parles cris A bas Louis Bonaparte!' On fraternisa dans la cour. Tout à coup un mouvement se fit. C'étaient les représentants Doutre et PelletieF qui arrivaient.

Que faut-il faire? cria la foule.

Des barricades, dit Pelletier.

On se mit à dépaver.

Une grosse charrette chargée de sacs de farine


descendait du faubourg et passait devant la porte de la mairie. On détela les chevaux que le charretier emmena, et l'on tourna la charrette, sans la renverser, en travers de la large chaussée du faubourg. La barricade fut complétée en un instant. Un camion survint. On le prit et on le dressa contre les roues de la charrette, comme on pose un paravent devant une cheminée. Le reste était futailles et pavés. Grâce au chariot de farine, la barricade était haute et montait jusqu'au premier étage des maisons. Elle coupait le faubourg à l'angle même de la petite rue Saint-Jean. On avait ménagé à la barricade une gorge étroite sur le coin de rue.

Une barricade ne suffit pas, dit Doutre, il faut placer la mairie entre deux barrages pour pouvoir se défendre des deux côtés à la fois.

On construisit une autre barricade tournée vers le haut du faubourg. Celle-ci, basse et faible, faite seulement de planches et de pavés. Cent pas environ séparaient les deux barricades. Il y avait trois cents hommes dans cet espace. Cent seulement. avaient des fusils. La plupart n'avaient qu'une cartouche. La fusillade commença vers dix heures. Deux compagnies de ligne parurent et firent quelques feux de peloton. C'était une fausse attaque. La barricade riposta et eut le tort d'épuiser étourdiment ses munitions. La ligne se retira. Alors l'attaque véritable se fit, les chasseurs de Vincennes débouchèrent du coin du boulevard.

Ils se mirent, selon la tactique africaine, à ramper


le long des murs, puis ils prirent leur course et se lancèrent sur la barricade.

Plus de munitions dans la barricade. Pas de quartier à attendre.

Ceux qui n'avaient plus ni poudre ni balles jetèrent leurs fusils. Quelques-uns voulurent reprendre position dans la mairie, mais il était impossible de s'y défendre, elle était ouverte et dominée de toutes parts ils escaladèrent les murs et se dispersèrent dans les maisons voisines; d'autres s'échappèrent par la gorge de la barricade qui donnait sur la rue Saint-Jean la plupart des combattants gagnèrent le revers de la barricade opposée, et ceux qui avaient encore une cartouche firent du haut des pavés une dernière décharge sur les assaillants. Puis ils attendirent la mort. On les tua tous.

Un de ceux qui parvinrent à se glisser dans la rue Saint-Jean, où du reste ils essuyèrent un feu de peloton des assaillants, était M. H. Coste, rédacteur de ~'J~Me?M~ et de ~~MmeH< du P~Mjt?~.

M. Coste avait été capitaine dans la garde mobile. A un coude que fait la rue et qui le mit hors de la portée des balles, M. Coste aperçut devant lui l'ancien tambour de la garde mobile qui s'était échappé comme lui par la rue Saint-Jean et qui profitait de la. solitude de la rue pour se débarrasser de sa caisse. Garde ta caisse, lui cria-t-il.

Pourquoi faire?

Pour battre le rappel.

Où?


A Batignolles.

Je la garde, dit le tambour

Ces deux hommes sortaient de la mort et consentaient immédiatement à y rentrer.

Mais comment traverser tout Paris avec cette caisse? La première patrouille qui les rencontrerait les fusillerait. Un portier d'une maison voisine qui vit leur embarras leur donna une serpillière. Ils en enveloppèrent la caisse et gagnèrent Batignolles par les rues désertes qui avoisinent le mur de ronde.


XIII

LA BARRICADE DE LA RUE THÉVENOT

Georges Biscarrat était l'homme qui avait donné le signal de la huée rue de l'Échelle.

Je connaissais Georges Biscarrat depuis juin 18~8. Il avait été de cette insurrection funeste. J'avais eu occasion de ne pas lui être inutile. Il était pris, il était à genoux pour être fusillé, j'étais intervenu, et je l'avais sauvé, lui et, quelques autres, M. D. D. B., et ce vaillant architecte Rolland qui, plus tard, proscrit, restaura avec talent le palais de justice de Bruxelles. Cela se passa le 2A juin 18~8, dans le sous-sol du n° 93 du boulevard Beaumarchais, maison alors en construction.

Georges Biscarrat s'attacha à moi. Il se trouva qu'il était le neveu d'un des vieux et bons amis de mon enfance, Félix Biscarrat, mort en.1828. Georges Biscarrat venait me voir de temps en temps, et, dans les occasions, il me consultait- ou me renseignait. Voulant le préserver des entraînements malsains,


je lui avais donné, et il avait accepté de moi, cette règle de conduite Jamais d'insurrection que pour le devoir et pour le droit.

Qu'était-ce que la huée de la rue de l'Échelle? Racontons l'incident. Le 2 décembre, Bonaparte avait fait un essai de sortie. Il avait risqué d'aller regarder Paris. Paris n'aime pas à être regardé par de certains yeux. Cela a lui semble insultant, et il est plus irrité d'une insulte que d'une blessure. Il subit l'assassinat, non le clignement de paupières de l'assassin. Mal en prit à Louis Bonaparte.

A neuf heures du matin, au moment où la garnison de Courbevoie descendait sur Paris, les affiches du coup d'état étant encore fraîches sur les murs, Louis Bonaparte était sorti de l'Élysée, avait traversé la place de la Concorde, le jardin des Tuileries, puis la cour grillée du Carrousel, et on l'avait vu sortir par le guichet de la rue de l'Échelle. Il y eut tout de suite foule. Louis Bonaparte était en habit de général; son oncle, l'ancien roi Jérôme, l'accompagnait, et Flahaut, qui se tenait en arrière. Jérôme avait le grand uniforme de maréchal de France avec le chapeau à plume blanche; le cheval de Louis Bonaparte dépassait de la tête le cheval de Jérôme. Louis Bonaparte était morne, Jérôme attentif, Flahaut épanoui. Flahaut avait son chapeau de travers. Il y avait une grosse escorte de lanciers. Edgar Ney suivait. Bonaparte comptait aller jusqu'à l'Hôtel de Ville. Georges Biscarrat était là. La rue était dépavée, on macadamisait, il monta sur un


tas de pierres et jeta ce cri A bas le dictateur! A bas les prétoriens! Les soldats le regardèrent d'un air stupide, et la foule d'un air étonné. Georges Biscarrat (c'est lui qui me l'a dit) sentit que son cri était trop littéraire et qu'on ne comprenait pas, et il cria :4 bas ~OMapar~ A bas les lanciers

La huée fut électrique. A bas Bonaparte A bas les lanciers! cria le peuple, et toute la rue devint violente et orageuse. A bas Z~y-~ La clameur ressemblait à une exécution commençante, Bonaparte fit un brusque mouvement à droite, tourna bride, et rentra dans la cour du Louvre.

Georges Biscarrat sentit le besoin de compléter la huée par une barricade.

Il dit au libraire Benoist Mouilhe, qui venait d'entr'ouvrir sa boutique Crier c'est bien, agir c'est mieux. Il rentra chez lui rue du Vert-Bois, mit une blouse, prit une casquette, et descendit dans les rues sombres. Avant la fin du jour il s'était entendu avec quatre associations, les gaziers, les formiers, les châliers et les chapeliers.

Ainsi se passa pour lui la journée du 2.

La journée du 3 s'écoula en allées et venues « à peu près perdues disait Biscarrat à Versigny. Et il ajoutait Pourtant j'ai obtenu ceci, qu'on déchirerait partout les affiches du coup d'état; si bien que pour en rendre l'arrachement plus difficile, la police a fini par les placarder dans les vespasiennes, 0!< elles leur place.

Le jeudi ù, de grand matin, Georges Biscarrat alla


chez Ledouble, restaurateur, où mangeaient habituelle- I ment quatre représentants du peuple, Brives; Berthelon, Antoine Bard et Viguier, surnommé le père ~yM:'6r. Tous les quatre y étaient. Viguier racontait ce que nous avions fait la veille, et était de mon avis brusquer le dénoûment, culbuter le crime dans son propre gouffre. Biscarrat survint. Les représentants ne le connaissaient pas et le regardèrent. Qui êtes-vous? demanda l'un d'eux. Avant qu'il eût répondu le docteur Petit entra, déplia un papier, et dit Quelqu'un ici connaît-il l'écriture de Victor Hugo? Moi, dit Biscarrat. Il examina le papier. C'était ma proclamation à l'armée. Il faut imprimer cela, dit Petit. Je m'en charge, dit Biscarrat. Antoine Bard lui demanda Vous connaissez Victor Hugo? –II m'a sauvé la vie, répondit Biscarrat. Les représentants lui serrèrent la main. Guilgot arriva. Puis Versigny. Versigny connaissait Biscarrat; il l'avait vu chez moi. Versigny dit –Défiez-vous. Il y a, là dehors, à la porte, un homme. C'est un châlier, dit Biscarrat. Il est avec moi, il me suit. Mais, reprit Versigny, il a une blouse, et, sous cette blouse, un mouchoir. Il a l'air de cacher cela, et dans ce mouchoir il y a quelque chose. -Des dragées, dit.Biscarrat.

C'étaient des cartouches.

Versigny et Biscarrat allèrent au Siècle; il y avait au ~7c trente ouvriers qui tous, au risque d'être-fusillés, s'offrirent à imprimer ma proclamation. Biscarrat la leur laissa, et dit à Versigny A présent il me.faut ma barricade.


Le châlier marchait derrière eux. Versigny et Biscarrat se dirigèrent vers le haut du quartier Saint-Denis. En approchant de la porte Saint-Denis, on entendait un grand murmure. Biscarrat riait et disait à Versigny ~K<-DeK~ fâche. Cela va. Biscarrat, chemin faisant, recruta quarante combattants, parmi lesquels Moulin, chef de l'association des corroyeurs. Chapuis, sergentmajor de la garde nationale, leur apporta quatre fusils et dix sabres. Vous savez où il y en a d'autres? demanda Biscarrat. -Oui. Aux bains Saint-Sauveur. Ils y allèrent et y trouvèrent quarante fusils. On leur donna des sabres et des gibernes. Des « messieurs » bien mis vinrent portant des boîtes de fer-blanc où il y avait de la poudre et des balles. Des femmes, vaillamment joyeuses, firent des cartouches. A la première porte touchant la rue du Hasard-Saint-Sauveur ils prirent dans une grande cour de serrurier des barres de- fer et des marteaux. Ayant les armes, on eut les hommes. Ils furent tout de suite cent. On se mit à dépaver. Il était dix heures et demie.–Vite! vite! criait Georges Biscarrat. La barricade de mes rêves –C'était rue Thévenot. Le barrage fut fait, haut et terrible. Abrégeons. A onze heures, Georges Biscarrat avait achevé sa barricade. A midi, il y fut tué.


Vers midi, un commissaire de police nommé Boudrot, se présenta au divan de la rue Lepelletier. Il était accompagné de l'agent Delahodde. Delahodde était cet écrivain socialiste traître qui, démasqué, avait dû passer de la police secrète dans la police publique. Je le connaissais, je note ce détail; en 1832, il était maître d'études dans l'école ou allaient mes deux fils, enfants, et il m'avait adressé des vers. En même temps il m'espionnait. Le divan Lepelletier était le lieu de réunion de beaucoup de journalistes républicains. Delahodde les connaissait tous. Un détachement de garde républicaine occupa les issues du café. Alors se fit l'inspection de tous les habitués, Delahodde marchant devant et le commissaire derrière. Deux gardes municipaux suivaient. De temps en temps Delahodde se retournait et disait Empoignez celui-ci. Ainsi furent arrêtés une vingtaine d'écrivains, parmi lesquels

Les arrestations se multipliaient.

OSSIAN ET SCIPIOX

XIV


Hennett de Kesler*. Kesler était la veille à la barricade Saint-Antoine. Kesler dit à Delahodde Vous êtes un misérable. -Et vous un ingrat, dit Delahodde. Je vous MM~ la vie. Parole singulière, car il est difficile de croire que Delahodde fût dans le secret de ce qui allait se passer dans cette fatale journée du A.

Au siége du comité, on nous transmettait de toutes parts des indices encourageants. Testelin, représentant de Lille, n'est pas seulement un homme savant, c'est un homme vaillant. Le 3 au matin, il était arrivé peu de temps après moi à la barricade Saint-Antoine, ou Baudin venait d'être tué. Tout était fini de ce côtélà. Testelin était accompagné de Charles Gambon, autre homme intrépide". Les deux représentants errèrent dans les rues agitées et profondes, peu suivis, point compris cherchant une fermentation d'insurgés, et ne trouvant qu'un fourmillement de curieux. Testelin pourtant, venu au comité, nous fit part de ceci Au coin d'une rue du faubourg Saint-Antoine, Gambon et lui avaient aperçu un rassemblement. Ils y étaient allés. Ce rassemblement lisait une affiche placardée au mur. C'était un appel aux armes signé Victor T/M~o. Testelin demanda à Gambon Avez-vous un crayon? Oui, dit Gambon. Testelin prit le crayon, s'approcha de l'affiche et écrivit son nom au-dessous du mien, puis il rendit le crayon à Gambon qui, à son tour, écrivit son nom au-dessous du nom de Testelin. Alors Mort en exii, à Guernesey. Voir dans le livre Actes et paroles le tome II, Pendant l'exil.

Mort en exil, à Termonde.


la foule cria Bravo ce sont des bons Criez Vive la république! dit Testelin. Tous crièrent Vive la république! Et du haut des fenêtres ouvertes, ajouta Gambon, les femmes battaient des mains.

Les petites mains des femmes applaudissant, c'est bon signe, dit Michel de Bourges.

Comme on l'a vu, et nous ne saurions trop y insister, ce que voulait le comité de résistance, c'était d'empêcher le plus possible l'effusion du sang. Construire des barricades, les laisser détruire et les recommencer sur d'autres points, éviter l'armée et la fatiguer, faire dans Paris la guerre du désert, reculer toujours, ne céder jamais, prendre le temps pour auxiliaire, ajouter les journées aux journées; d'une part, laisser au peuple le temps de comprendre et de se lever, d'autre part, vaincre le coup d'état par la lassitude de l'armée; tel était le plan débattu et adopté. L'ordre était donc donné de peu défendre les barricades.

Nous disions sous toutes les formes aux combattants

Versez le moins de sang possible épargnez le sang des soldats et ménagez le vôtre.

Cependant, une fois la lutte engagée, à de certaines heures vives du combat, il devint impossible sur quelques points de modérer les courages. Plusieurs barricades furent opiniâtrément défendues, notamment rue Rambuteau, rue Montorgueil et rue Neuve-Saint-Eustache.

Ces barricades eurent de courageux chefs.


Notons ici, pour l'histoire, quelques-uns de ces vaillants hommes. Silhouettes combattantes apparues et disparues dans la fumée du combat. Radoux, architecte, Deluc, Mallarmet, Félix Bony, Luneau, ancien capitaine de la garde républicaine, Camille Berru, rédacteur de l'Avénement, gai, cordial et intrépide, et ce jeune Eugène Millelot, qui devait, à Cayenne, condamné à recevoir deux cents coups de corde, expirer au vingttroisième coup sous les yeux de son père et de son frère, proscrits et déportés comme lui.

La barricade de la rue Aumaire fut de celles qu'on n'emporta pas sans résistance. Quoique élevée à la hàte, elle était assez bien construite. Quinze ou seize hommes résolus la défendaient; deux s'y firent tuer. La barricade fut enlevée à la bayonnette par un bataillon du 16' de ligne. Ce bataillon, lancé sur la barricade au pas de course, y fut accueilli par une vive fusillade; plusieurs soldats furent blessés. Le premier qui tomba dans les rangs de la ligne fut un oulcier. C'était un jeune homme de vingL-cinq ans, lieutenant de la première compagnie, nommé Ossian Dumas; deux balles lui brisèrent comme d'un seul coup les deux jambes.

Il y avait en ce moment-là dans l'armée deux frères du nom de Dumas, Ossian et Scipion. Scipion était l'aîné. Ils étaient parents assez proches du représentant Madier de Montjau.

Ces deux frères étalent d'une famille honorée et pauvre. L'amé avait passé par l'école polytechnique, le second par l'école Saint-Cyr.

HtSTOmE. Ht.


Scipion Dumas était de quatre ans plus âgé que son frère. D'après cette magnifique et mystérieuse loi d'ascension, que la révolution française a créée, et qui a pour ainsi dire posé une échelle au milieu de la société jusqu'alors fatale et inaccessible, la famille de Scipion Dumas s'était imposé les plus rudes privations pour élargir en lui l'intelligence et devant lui l'avenir. Ses parents, touchant héroïsme des familles pauvres d'aujourd'hui, s'étaient refusé le pain pour lui donner la science. C'est ainsi qu'il était arrivé à l'école polytechnique. 11 en devint bien vite un des premiers élèves. Ses études faites, il fut nommé officier d'artillerie et envoyé à Metz. Alors ce fut son tour d'aider l'enfant qui montait après lui. 11 tendit la main à son jeune frère. Il économisa sur sa modique paie de lieutenant d'artillerie, et, grâce à lui, Ossian devint officier comme Scipion. Pendant que Scipion, fixé par nn emploi de son grade, restait à Metz, Ossian, incorporé dans un régiment d'infanterie, allait en Afrique. Il fit là ses premières armes.

Scipion et Ossian étaient républicains. Au mois d'octobre 1851, le 16° de ligne, où Ossian servait, fut appelé à Paris. C'était un des régiments choisis par la main ténébreuse de Louis Bonaparte et sur.lesquels le coup d'état comptait.

Le 2 décembre arriva.

Le lieutenant Ossian Dumas obéit, comme presque tous ses camarades, à l'ordre de prise d'armes, mais chacun autour de lui put remarquer. son attitude sombre.


La journée du 3 se passa en marches et en contremarches. Le A le combat s'engagea. Le 16% qui faisait partie de la brigade Herbillon, fut désigne pour enlever les barricades des rues Beaubourg, Transnonain et Aumaire.

Ce lieu de combat était redoutable il y avait là comme un carrefour de barricades.

C'est par la rue Aumaire, et par le bataillon dont Ossian faisait partie, que les chefs. militaires résolurent -de.. commencer l'action.

Au moment ou le bataillon, armes chargées, 'allait se diriger vers la rue Aumaire, Ossian Dumas aborda son capitaine, un. brave et ancien officier dont il était aimé, et lui déclara qu'il ne ferait point un pas de plus, que l'acte du. 2 décembre était un crime, que Louis Bonaparte était un traître, que c'était à eux, soldats, de tenir le serment que Bonaparte violait, et que, quant à lui, il ne prêterait pas son sabre pour l'égorgement de la république.

Une halte s'était faite. On attendait le signal d'attaque les deux officiers, le. vieux capitaine et le jeune lieutenant, causaient à voix basse.

Et que voulez-vous faire? demanda le capitaine. Briser mon épée.

Vous serez conduit à Vincennes.

Cela m'est égal.

A coup sur destitué.

C'est possible.

Peut-être fusillé.

Je m'y attends.


Mais il n'est plus temps, il fallait donner votre démission hier.

Il est toujours temps de ne pas commettre un crime.

Le capitaine, on le voit, n'était pas autre chose qu'un de ces braves de métier, vieillis sous le haussecol, qui ne connaissent pas d'autre patrie que le drapeau et d'autre loi que la discipline. Bras de fer et tête de bois. Ils ne sont plus citoyens ni hommes. L'honneur ne leur apparaît qu'avec des épaulettes de général. Que leur parlez-vous de devoir politique, d'obéissance aux lois, de constitution est-ce qu'ils connaissent cela? Qu'est-ce qu'une constitution, qu'est-ce que les .lois les plus saintes, à côté des trois mots qu'un caporal murmure à l'oreille d'une sentinelle? Prenez une balance, mettez dans un plateau l'évangile, dans l'autre, la consigne. Maintenant pesez. Le caporal l'emporte. Dieu est léger.

Dieu fait partie de la consigne de la Saint-Barthélemy. Tuez tout. Il r66'OMH~:<ra les ~'e/

Voilà ce que les prêtres acceptent et parfois glorifient.

La Saint-Barthélémy a été bénie par le pape et décorée de la médaille catholique

Cependant Ossian Dumas paraissait inébranlable. Le capitaine tenta un dernier effort.

Vous vous perdez, lui dit-il.

Je sauve mon honneur.

Pro Hugonotorum strage. Médaille frappée à Rome, 1572.


–C'estprécisémentvotrehonneurquevous sacrifiez. Parce que je m'en vais? `?

S'en aller, c'est déserter.

Cette parole parut frapper Ossian Dumas. Le capitaine continua

On va se battre. Dans quelques minutes la barricade sera attaquée. Vos camarades vont tomber morts ou blessés. Vous êtes un jeune officier, vous n'avez pas encore beaucoup vu le feu.

Eh bien, interrompit vivement Ossian Dumas, je n'aurai pas combattu contre la république, on ne dira pas que je suis un traître.

Non, mais on dira que vous êtes un poltron. Ossian ne répliqua pas.

L'instant d'après, le commandement d'attaquer fut donné, le bataillon partit au pas de course. La barricade fit feu.

Ossian Dumas fut le premier qui tomba.

Il n'avait pu supporter ce mot Poltron, et il était resté à sa place, au premier rang.

On le porta à l'ambulance et de là à l'hôpital. Disons tout de suite la fin de cette poignante aventure.

Il avait les deux jambes brisées. Les médecins pensaient qu'il faudrait les lui couper toutes les deux. Le général Saint-Arnaud lui envoya la croix. On le sait, Louis Bonaparte se hâta de se faire acquitter par les prétoriens complices. Après avoir massacré, le sabre vota.

Le combat fumait encore qu'on fit scrutiner l'armée.


La, garnison de Paris vota OM! Elle s'absolvait ellemême.

Il en fut autrement du reste de l'armée. L'honneur militaire s'y indigna et y réveilla la vertu civique. Quelle que fût la pression exercée, quoiqu'on fit voter les régiments dans le schako des colonels, sur beaucoup de points de la France et de l'Algérie l'armée vota non.

L'école polytechnique en masse vota non. Presque partout, l'artillerie, dont l'école polytechnique est le berceau, vota comme l'école.

Scipion Dumas, on s'en souvient, était à Metz. Par je ne sais quel hasard, il se trouva que l'esprit de 'l'artillerie,* prononcé partout ailleurs contre le coup d'état, hésitait à Metz et semblait pencher vers Bonaparte.

Scipion Dumas, en présence de cette indécision, donna l'exemple. Il vota, à haute voix et à bulletin ouvert, non.

Puis il envoya sa démission. En même temps que le ministre, à Paris, recevait cette démission signée de Scipion Dumas, Scipion Dumas, à Metz, recevait sa destitution signée par le ministre.

Après le vote de Scipion Dumas, la même pensée était venue, à la même heure, au gouvernement que l'officier était dangereux et qu'on ne pouvait plus l'employer, à l'officier que le gouvernement était infâme et qu'on ne devait plus le servir.

La démission et la destitution se croisèrent en chemin.


Par ce mot destitution, il faut entendre retrait d'emploi. D'après nos lois militaires actuelles, c'est de cette façon qu'on casse maintenant un officier. Retrait d'emploi, c'est-à-dire plus de service, plus de solde; la misère.

En même temps que son retrait d'emploi, Scipion Dumas apprit l'attaque de la barricade de la rue Aumairé et que son frère y avait eu les deux jambes cassées. Dans la fièvre des événements, il avait été huit jours sans nouvelles d'Ossian. Scipion s'était borné à écrire à son frère pour lui faire part de son vote et de sa démission et l'engager à en faire autant. Son frère blessé Son frère au Val-de-Grâce! II partit sur-le-champ pour Paris.

Il courut à l'hôpital. On le conduisit au lit d'Ossian. Le pauvre jeune homme avait eu les deux jambes coupées la veille.

Au moment où Scipion éperdu parut près de son lit; Ossian tenait à la main la croix que le général Sa!nt-Arnaud venait de lui envoyer.

Le blessé se tourna vers l'aide de camp qui l'avait apportée et lui dit

Je ne veux pas de cette croix. Sur ma poitrine elle serait teinte du sang de la république.

Et apercevant son frère qui entrait, il lui tendit la croix en criant

Prends-la, toi! Tu as voté non et tu as brisé ton épée! C'est toi qui l'as méritée


XV

LA QUESTION SE POSE

Il était une heure après-midi.

Bonaparte était redevenu sinistre.

Les éclaircies-de ces visages-là durent peu. Il était rentré dans son cabinet, s'était assis devant la cheminée, les deux pieds sur les chenets, immobile et personne ne l'approchait plus, que Roguet.A quoi songeait-il?

Les torsions de la vipère sont inattendues.

Ce qui a été fait par cet homme dans cette journée infâme, je l'ai dit en détail dans un autre livre. Voir ~o~o~cn Petit.

Par instants Roguet entrait et l'informait. Bonaparte écoutait en silence, plein de pensées, marbre ou bouillonnait une lave.

Il recevait à l'Élysée les mêmes nouvelles que nous rue Richelieu; mauvaises pour lui, bonnes pour nous. Dans un des bataillons qui venaient de voter, il y


avait eu « cent-soixante-dix Ho;! ». Ce bataillon a été depuis dissous, et émietté dans l'armée d'Afrique. On comptait sur le 1A' de ligne qui avait tiré sur le peuple en février. Le colonel du 1A" de ligne n'avait pas voulu recommencer; il venait de briser son épée. Notre appel avait fini par être entendu. Décidément, on vient de le voir, Paris se levait. La chute de Bonaparte semblait s'ébaucher. Deux représentants, Fabvier et Crestin, s'abordaient rue Royale, et Crestin, montrant le palais de l'Assemblée, disait à Fabvier Demain noM~ serons là.

Détail à noter, Mazas devenait étrange; la prison se détendait; l'intérieur subissait on ne sait quel contrecoup de l'extérieur. Des employés, insolents.la veille au passage des représentants allant à la promenade des préaux, les saluaient maintenant jusqu'à terrer Le matin même de ce jeudi A, le directeur de la prison fit visite aux prisonniers et leur dit Ce n'est pas ma /«M~. Il leur apporta des livres et du papier pour écrire, chose jusqu'alors refusée. Le représentant Valentin était au secret; le /t au matin, son gardien fut brusquement aimable,, et lui offrit de lui faire avoir des nouvelles du dehors, par sa femme à lui gardien, laquelle, disait-il, avait été servante chez le général Leftô. Symptômes expressifs. Quand le geôlier sourit, c'est que la geôle s'entr'ouvre.

Ajoutons, ce qui n'est pas une contradiction, qu'en même temps on augmentait la garnison de Mazas. On y introduisit douze cents hommes de plus, par détachements de cent hommes, en espaçant leurs entrées,


A jt~<e~ doses, nous dit un témoin. Plus tard encore, quatre cents hommes. On leur distribua cent litres d'eau-de-vie. Un litre pour seize hommes. Les prisonniers entendaient aller et venir l'artillerie autour de la prison.

La fermentation gagnait les quartiers les plus paisibles. Mais le centre de Paris était surtout menaçant. Le centre de Paris est une mêlée de rues qui semble faite pour la mêlée des émeutes. La Ligue, la Fronde, la Révolution, il faut sans cesse rappeler ces faits utiles, le U juillet, le 10 août, 1792, 1830, 18A8, sont sortis de là. Ces vaillantes vieilles rues étaient réveillées. A onze heures du matin, de Notre-Dame à la porte Saint-Martin, il y avait soixante-dix-sept barricades. Trois d'entre elles, celle de la rue Maubuée, celle de la rue Bertin-Poirée, celle de la rue Guérin-Boisseau, atteignaient la hauteur d'un deuxième étage la barricade de la porte Saint-Denis était presque aussi hérissée et aussi farouche que le barrage du faubourg Saint-Antoine en juin 1848. La poignée des représentants,du peuple s'était abattue comme une dispersion de flammèches sur ces célèbres carrefours inflammables. Semence d'incendie. Le feu avait pris. L'antique quartier central des Halles, cette ville qui est dans la ville, criait A bas Bonaparte! On huait la police, on sifflait les troupes. Quelques régiments semblaient interdits. On leur criait La crosse en l'air Du haut des fenêtres les femmes encourageaient la construction des barricades. Il y avait de la poudre, il y avait des fusils. Maintenant nous n'étions plus seuls.


Nous voyions dans l'ombre se dresser derrière nous la tête énorme du peuple.

L'espérance à présent était de notre côté. L'oscillation des incertitudes avait fini par se fixer, et nous étions, j'y insiste, presque en pleine confiance. H y eut un moment où, les bonnes nouvelles se multipliant, cette confiance fut telle, que nous, qui avions fait de notre vie l'enjeu de cette partie suprême, pris d'une joie irrésistible en présence du succès d'heure en heure plus certain, nous nous levâmes et nous nous embrassâmes. Michel de Bourges était particulièrement l'offensé de Bonaparte, car il avait cru à sa parole, et il avait été jusqu'à dire C'est ?MOH /tOM!?Me.Il était, de nous quatre, le plus indigné. Il eut un éclair 3e victoire sombre. Il frappa du poing sur la table et s'écria Oh! le misérable! demain. et il frappa du poing une deuxième fois demain, sa tête tombera en place de Grève devant la façade de l'Hôtel de Ville

Je le regardai.

Non, lui dis-je. La tête de cet homme ne tombera pas.

Comment ?

Je ne veux pas.

Pourquoi?

Parce que, dis-je, après un. tel crime,. laisser vivre Louis Bonaparte, c'est abolir la peine de mort. Ce généreux Michel de Bourges resta un instant rêveur, puis me serra la main.

Un crime est une occasion et nous donne toujours


le choix, et il vaut mieux en faire sortir un progrès qu'un supplice. C'est ce que comprit Michel de Bourges.

Du reste, ce détail indique à quel point nous espérions.

L'apparence était pour nous le fond, non. SaintArnaud avait des ordres. On les verra.

Des incidents singuliers se produisaient.

Vers midi, un général était à cheval sur la place de la Madeleine, pensif, devant ses troupes indécises. Il hésitait. Une voiture s'arrêta, une femme en descendit et vint parler bas au général. La foule put la voir. Le représentant Raymond,'qui demeurait place de la Madeleine, n° A, la vit de sa fenêtre. Cette femme était madame K. Le général, courbé sur son cheval, écouta, puis fit le geste accablé d'un vaincu. Madame K. remonta dans sa voiture. Cet homme, dit-on, aimait cette femme. Elle pouvait, selon le côté de sa beauté dont on était fasciné, inspirer l'héroïsme ou le crime. Cette beauté étrange se composait d'une blancheur d'ange et d'un regard de spectre.

Ce fut le regard qui vainquit.

Cet homme n'hésita plus. Il entra lugubrement dans l'aventure.

De midi à deux heures, il y eut dans cette immense ville livrée, à l'inconnu on ne sait quelle farouche attente. Tout était calme et horrible. Les régiments et les batteries attelées quittaient les faubourgs et se massaient sans bruit autour des boulevards. Pas un cri dans les rangs de la troupe. Un témoin dit x Les


soldats marchaient <M~ air ~o/?Mf. Sur le quai de la Ferronnerie, encombré de bataillons depuis le matin du 2 décembre, il n'y avait plus qu'un poste de gardes municipaux. Tout refluait vers le centre, le peuple aussi bien que l'armée le silence de l'armée avait fini par gagner le peuple.

On s'observait.

Les soldats avaient chacun trois jours de vivres et six paquets de cartouches.

On a su depuis qu'il se dépensa en ce moment-là pour dix mille francs d'eau-de-vie par jour pour chaque brigade.

Vers une heure, Magnan alla à l'Hôtel de Ville, fit atteler sous ses yeux les pièces du parc de réserve, et ne s'en alla que lorsque toutes les batteries furent prêtes à marcher.

De certains préparatifs suspects se multipliaient. Vers midi, les ouvriers d'administration et les infirmiers vinrent établir au numéro 2 du faubourg Montmartre une sorte de vaste ambulance il y eut comme un encombrement de civières. -Pourquoi tout cela? disait la foule.

Le. docteur Deville, qui avait soigné Espinasse blessé, l'aperçut sur le boulevard et lui demandaJusqu'ou irez-vous?

La réponse d'Espinasse est historique.. v 11 répondit Jusqu'au bout.

Jusqu'au bout. Cela peut s'écrire ~'M~M'~M.c &o:< A deux heures, cinq brigades, de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reybell, cinq batteries d'artillerie,


seize mille quatre cents hommes*, infanterie et cavalerie, lanciers, cuirassiers, grenadiers, canonniers, étaient échelonnés, sans qu'on put deviner pourquoi, entre la rue de la.Paix et le faubourg Poissonnière. Des pièces de canon étaient braquées à l'entrée de toutes les rues; il y en avait onze en batterie rien que sur le boulevard Poissonnière. Les fantassins avaient le fusil haut, les cavaliers avaient le sabre nu. Qu'estce que cela voulait dire? C'était une curiosité, cela valait la peine d'être vu; et des deux. côtés des trottoirs, de tous les seuils des boutiques, de tous les étages des maisons, étonnée, ironique, confiante, la foule regardait.

Peu à peu cependant, cette confiance diminua; l'ironie s'effaça devant l'étonnement l'étonnement se changea en stupeur. Ceux qui ont traversé cette minute extraordinaire ne l'oublieront pas. ïl était évident qu'il y avait quelque chose là-dessous. Mais quoi? Obscurité profonde. Se figure-t-on Paris dans une cave? On sentait sur soi un plafond bas. On était comme muré dans l'inattendu et dans l'inconnu. On devinait quelque part une volonté mystérieuse. Mais après tout on était fort; on était la République, on était Paris, on était la France; que pouvait-on craindre? Rien. Et l'on criait A bas Bonaparte! Les troupes continuaient à se' taire, mais les sabres restaient hors du fourreau, et la mèche allumée des canons fumait au coin des rues. Le nuage devenait à chaque instant plus noir,

16,410 hommes, chiffre relevé au ministère de la guerre.


plus sourd et plus muet. Cette épaisseur d'ombre était tragique. On y sentait le penchernent des catastrophes et la présence d'un malfaiteur; la trahison serpentait dans cette nuit; et nul ne peut prévoir où s'arrêtera le glissement d'une pensée affreuse quand les événements sont en plan incliné.

Qu'allait-il sortir de ces ténèbres ? *?


xvr

LE MASSACRE

Brusquement, une fenêtre s'ouvrit.

Sur l'enfer.

Dante, s'il se fut penché du haut de l'ombre, eût pu voir dans Paris le huitième cercle de son poëme, le funèbre boulevard Montmartre.

Paris en proie à Bonaparte spectacle monstrueux. Les tristes hommes armés groupés sur ce boulevard sentirent entrer en eux une âme épouvantable ils cessèrent d'être eux-mêmes et devinrent démons. Il n'y eut plus un seul soldat français; il y eut on ne sait quels fantômes accomplissant une besogne horrible dans une lueur de vision.

Il n'y eut plus de drapeau, il n'y eut plus de loi, il n'y eut plus d'humanité, il n'y eut plus de patrie, il n'y eut plus de France on se mit à assassiner. La division Schinderhannes, les brigades Mandrin, Cartouche, Poulailler, Trestaillon et Troppmann apparurent dans les ténèbres, mitraillant et massacrant.


Non, nous n'attribuons pas à l'armée française ce qui se fit dans cette lugubre éclipse de l'honneur. Il y a des massacres dans l'histoire, abominables, certes, mais ils ont leur raison d'être la Saint-Barthélemy et les Dragonnades s'expliquent par la religion, les Vêpres siciliennes et les tueries de septembre s'expliquent par la patrie; on supprime l'ennemi, on anéantit l'étranger; crimes pour le bon motif. Mais le carnage du boulevard Montmartre est le crime sans savoir pourquoi.

Le pourquoi existe cependant. Il est effroyable. Disons-le.

Deux choses sont debout dans un état, la loi et le peuple. Un homme tue la loi. Il sent le châtiment approcher. Il ne lui reste plus qu'une chose à faire, tuer le peuple. Il tue le peuple.

Le 2 c'est le risque, le A c'est l'assurance.

Contre l'indignation qui se lève, on fait surgirl'épouvante.

Cette euménide, la Justice, s'arrête pétrifiée devant cette furie, l'Extermination. Contre Érynnis on dresse Méduse.

Mettre en fuite Némésis, quel triomphe effrayant! Louis Bonaparte eut cette gloire, qui est le sommet de sa bon Le.

Racontons-la.

Racontons ce que n'avait pas encore vu l'histoire. L'assassinat d'un peuple par un homme.

Subitement, à un. signal donné, un coup de fusil tiré n'importe ou par n'importe qui, la mitraille se rua

HISTOIRE. III.


sur la foule. La mitraille est une foule aussi c'est la mort émiettée. Elle ne sait ou elle va, ni ce qu'elle fait. Elle tue et passe.

Et en même temps elle a une espèce d'âme; elle est préméditée; elle exécute une volonté. Ce moment fut olouï. Ce fut comme une poignée d'éclairs s'abattant. sur le peuple. Rien de plus simple. Cela eut la netteté d'une solution; la mitraille écrasa la multitude. Que venez-vous faire là? Mourez. Être un passant, c'est un crime. Pourquoi êtes-vous dans la rue? Pourquoi traversez-vous le gouvernement? Le gouvernement est un coupe-gorge. On a annoncé une chose, il faut bien qu'on la fasse; il faut bien que ce qui est commencé s'achève; puisqu'on sauve la société, il faut bien qu'on extermine le peuple.

Est-ce qu'il n'y a pas des nécessités sociales? Est-ce qu'il ne faut pas que Béville ait quatrevingt-sept mille francs par an, et Fleury quatrevingt-quinze mille? Estce qu'il ne faut pas que le grand aumônier Menjaud, évêque de Nancy, ait trois cent quarante-deux francs par jour? et que Bassano et Cambacérès aient par jour chacun trois cent quatrevingt-trois francs, et Vaillant quatre cent soixante-huit, et Saint-Arnaud huit cent vingt-deux? Est-ce qu'il ne faut pas que Louis Bonaparte ait par jour soixante-seize mille sept cent douze francs? Peut-on être empereur à moins?

En un clin d'œil il y eut sur le boulevard une tuerie longue d'un quart de lieue. Onze pièces de canon effondrèrent l'hôtel Sallandrouze. Le boulet troua de part en part vingt-huit maisons. Les bains de Jouvence


furent sabordés. Tortoni fut massacré. Tout un quartier de Paris fut plein d'une immense fuite et d'un cri terrible. Partout, mort subite. On ne s'attend à rien. On tombe. D'où cela vient-il? D'en haut, disent les Te Deum d'évêaues. D'en bas, dit la vérité.

Je plus bas que le bagne, de plus bas que l'enfer. C'est la pensée de Caligula exécutée par Papavoine. Xavier Durrieu entre sur le boulevard. Ille raconte: J'ai fait so:r<it?!<c ~a~ j'ai vu ~'a~M~ cadavres. Et il recule. Être dans la rue est un. crime, être chez soi est un crime. Les égorgeurs montent dans les maisons et égorgent. Cela s'appelle chaparder dans l'infâme argot du carnage. Chapardons tout crient les soldats.

Adde, libraire, boulevard Poissonnière, n° 17, est sur sa porte. On le tue. Au même moment, car le meurtre est vaste, fort loin de là, rue de Lancry, le propriétaire de la maison n° 5, M. Thirion de Montauban, est sur sa porte; on le tue. Rue Tiquetonne, un enfant de sept ans, nommé Boursier, passe on le tue. Mademoiselle Soulac, rue -du Temple, n° 196, ouvre sa fenêtre; on la tue. Même rue, n° 97, deux femmes, mesdames Vidal et Raboisson, couturières, sont chez elles; on les tue. Belval, ébéniste, rue de la Lune, n° 10, est chez lui on le tue. Debaëcque, négociant, rue du Sentier, n° /)5, est chez lui; Couvercelle, fleuriste, rue Saint-Denis, n" 257, est chez lui; Labitte, bijoutier, boulevard Saint-Martin, n° 55, est chez lui; Monpelas, parfumeur, rue Saint-Martin, n° 181, est chez lui on tue Monpelas, Labitte, Couvercelle et Debaëcque;


on sabre chez elle, rue Saint-Martin, n° 2~0, une pauvre brodeuse, mademoiselle Seguin, qui, n'ayant pas de quoi payer le médecin, est morte à l'hôpital Beaujon, le 1~ janvier 1852, le jour même du Te Deum-Sibour à Notre-Dame. Une autre, une giletière, Françoise Noël, arquebusée rue du Faubourg-Montmartre, n° 20, est allée mourir à la Charité. Une autre, madame Ledaust, femme de ménage, demeurant passage du Caire, n° 76, mitraillée devant l'archevêché, a expiré à la Morgue. Des passantes, mademoiselle Gressier, demeurant faubourg Saint-Martin, n° 209, madame Guilard, demeurant faubourg Saint-Denis, n° 77, madame Garnier, demeurant boulevard Bonne-Nouvelle, n° 6, tombées sous la mitraille, la première sur le boulevard Montmartre, les deux autres sur le boulevard Saint-Denis, mais vivantes encore, essayèrent de se relever, devinrent point de mire pour les soldats éclatant de rire, et retombèrent, mortes cette fois. Il y eut des faits d'armes. Le colonel Rochefort, qui a probablement été nommé général pour cela, chargea, rue de la Paix, à la tête d'un régiment de lanciers, des bonnes d'enfants qu'il mit en déroute.

Telle fut cette expédition inénarrable. Tous les hommes qui y travaillèrent étaient en proie à des forces obscures; tous avaient quelque chose qui les poussait; Herbillon avait derrière lui Zaatcha, Saint-Arnauld la Kabylie, Renault l'affaire des villages Saint-André et Saint-Hippolyte, EspinasseRome et l'assaut du 30 juin, Magnan ses dettes.

Faut-il continuer? On hésite. Le docteur Piquet,


homme de soixante-dix ans, fut tué dans son salon d'une balle dans le ventre; le peintre Jollivart d'une balle dans le front, devant son chevalet; sa cervelle éclaboussa son tableau. Le capitaine anglais William Jesse esquiva une balle qui perça le plafond au-dessus de sa tête dans la librairie voisine des magasins du Pro~<~ le père, la mère et les deux filles furent sabrés; on fusilla dans sa boutique un autre libraire, Lefilleul, boulevard Poissonnière rue Le Peletier, Boyer, pharmacien, assis à son comptoir, fut « lardé » par les lanciers. Un capitaine, tuant tout devant lui, prit d'assaut la maison du Grand-Balcon. Un domestique fut tué dans les magasins de Brandus. Reybell, à travers la mitraille, disait à Sax Et moi aussi je fais de la musique. Le café Leblond fut mis à sac. La maison Billecoq fut canonnée au point qu'il fallut l'étançonner le lendemain. Devant la maison Jouvin, il y eut un tas de cadavres, dontunvieillard avec son parapluie et un jeune homme avec son lorgnon. L'hôtel de Castille, la Maison-Dorée, la Petite-Jeannette, le café de Paris, le café Anglais, furent pendant trois heures les cibles de la canonnade. La maison Raquenault s'écroula sous les obus les boulets démolirent le bazar Montmartre.

Nul n'échappait. Les fusils et les pistolets travaillaient à bout portant.

C'était l'approche du jour de l'an, il y avait des boutiques d'étrennes; passage du Saumon, un enfant de treize ans, fuyant devant les feux de peloton, se' cacha dans une de ces boutiques sous un monceau de


jouets, il y fut saisi et tué. Ceux qui le tuèrent élargissaient en riant ses plaies avec leurs sabres. Une femme m'a dit 0/ï en<<H!< dans tout le passage les cris ~M pauvre petit. Quatre hommes furent fusillés devant la même boutique. L'officier leur disait Cela vous <re?M~ï /?~H~r. Un cinquième, nommé Mailleret, laissé pour mort, fut porté le lendemain, avec onze plaies, à la Charité. Il y a expiré.

On tirait dans les caves par les soupiraux. Un ouvrier corroyeur, nommé Moulins, réfugié dans une de ces caves mitraillées, a vu, par la lucarne de la cave, un passant blessé d'une balle à la cuisse, s'asseoir sur le pavé en râlant et s'adosser à une boutique. Des soldats entendent ce râle, accourent et achèvent le blessé à coups de bayonnette.

Une brigade tuait les passants de la Madeleine à l'Opéra une autre de l'Opéra au Gymnase une autre du boulevard Bonne-Nouvelle à la porte Saint-Denis le 75° de ligne ayant enlevé la barricade de la porte Saint-Denis, il n'y avait point de combat, il n'y avait que le carnage. Le massacre rayonnait horrible mot vrai du boulevard dans toutes les rues. C'était une pieuvre allongeant ses tentacules. Fuir? Pourquoi? Se cacher? A quoi bon? La mort courait derrière vous plus vite que vous. Rue Pagevin un soldat dit à un passant Que faites-vous ici?- Je rentre chez moi. Le soldat tue le passant. Rue des Marais on tue quatre jeunes gens dans une cour chez eux. Le colonel Espinasse criait Après la ~n/opme~ 6'aH<m/ Le colonel Rochefort criait Piquez, saignez, sabrez! Et il


ajoutait C'est une économie de poudre et de bruit. Devant le magasin de Barbedienne, un officier faisait admirer à ses camarades son arme, qui était une arme de précision, et disait: Avec ce /M~7-M, je fais des coups superbes entre les deux yeux. Cela dit, il ajustait n'importe qui, et réussissait. Le carnage était frénétique. Pendant que la tuerie sous les ordres de Carrelet, emplissait le boulevard, la brigade Bourgon. ravageait le Temple, la brigade Marulaz ravageait la rue Rambuteau la division Renault se distinguait sur la rive gauche. Renault était ce général qui, à Mascara, avait donné à Charras ses pistolets. En 18&8, il avait dit à Charras Il faut. révolutionner l'Europe. Et Charras lui avait dit Pas si vite Louis Bonaparte l'avait fait général de division en juillet 1851. La rue aux Ours fut particulièrement dévastée. Morny le soir disait à Louis Bonaparte Un bon point ~M /6v. Il a nettoyé rue aux OMr~.

Au coin de la rue du Sentier, un officier de spahis, le sabre levé, criait Ce n'est pas ea/ Vous n'y e/!<eHdez r~/î. ~'rc~ aux femmes! Une femme fuyait, elle était grosse, elle tombe, on la fait accoucher d'un coup de crosse. Une autre, éperdue, allait disparaître à l'angle d'une rue. Elle portait un enfant. Deux soldats l'ajustèrent. L'un dit A femme! Et il abattit la femme. L'enfant roula sur le pavé. L'autre soldat dit A r<</ Et il tua l'enfant.

Un homme considérable dans la science, le docteur Germain Sée, déclare que dans une seule maison, la maison des Bains de Jouvence, il y avait, à six heures,


sous un hangar dans la cour, environ quatrevingts blessés, presque tous (soixante-dix au moins) « vieillards, femmes et enfants ». Le docteur Sée leur donna les premiers soins.

Il y eut rue Mandar, dit un témoin, « un chapelet de cadavres qui allait jusqu'à la rue.Neuve-SaintEustache. Devant la maison Odier, vingt-six cadavres. Trente devant l'hôtel Montmorency. Devant les Variétés, cinquante-deux, dont onze femmes. Rue GrangeBatelière, trois cadavres nus. Le n° 19 du faubourg Montmartre était plein de morts et de blessés. Une femme en fuite, égarée, les cheveux épars, les bras levés au ciel, courait dans la rue Poissonnière en criant On tue! on tue! on tue! on tue! on tue!

Les soldats pariaient. Parions que je descends celui-ci. C'est ainsi que fut tué, rentrant chez lui, rue de la Paix, n" 52, le comte Poninsky.

Je voulus savoir à quoi m'en tenir. De certains forfaits, pour être affirmés, doivent être constatés. J'allai au lieu du meurtre.

Dans une telle angoisse, à force de sentir, on ne pense plus, ou, si l'on pense, c'est éperdument. On ne souhaite plus qu'une fin quelconque. La mort des autres vous fait tant d'horreur que votre propre mort vous fait envie. Si du moins, en mourant, on pouvait servir à quelque chose On se souvient des morts qui ont déterminé des indignations et des soulèvements. On n'a plus que cette ambition être un cadavre utile.


Je marchais, affreusement pensif.

Je me dirigeais vers le boulevard; j'y voyais une fournaise, j'y entendais un tonnerre.

Je vis venir à moi Jules Simon, qui, dans ces jours funestes, risquait vaillamment une vie précieuse. 11 m'arrêta. Où allez-vous? me dit-il. Vous allez vous faire tuer. Qu'est-ce que vous voulez? –Cela, lui dis-j e.

Nous nous serrâmes la main.

Je continuai d'avancer.

J'arrivai sur le boulevard il était indescriptible. J'ai vu ce crime, cette tuerie, cette tragédie. J'ai vu cette pluie de la mort aveugle, j'ai vu tomber autour de moi en foule les massacrés éperdus. C'est pour cela que je signe ce livre UN TËMoiN.

La destinée a ses intentions. Elle veille mystérieusement sur l'historien futur. Elle le laisse se mêler aux exterminations et aux carnages; mais elle ne permet pas qu'il y meure, voulant qu'il les raconte.

Au milieu de cet assourdissement inexprimable, Xavier Durrieu me croisa comme je traversais le boulevard mitraillé. Il me dit Ah vous voilà. Je viens de rencontrer Mme D: Elle vous cherche.

Mme D et Mme de là R deux généreuses et vaillantes. femmes, avaient promis à Mme Victor Hugo, malade et au lit, de lui faire savoir ou j'étais et de lui donner de mes nouvelles. M=~ D s'était héroïquement aventurée dans ce carnage. Il lui était arrivé ceci à Cité Rodier, 20.

Rue Caumartin. Voir le tome f.


un coin de rue, elle s'était arrêtée devant un amoncellement de cadavres et avait eu le courage de s'indigner au cri d'horreur qu'elle avait poussé, un cavalier était accouru derrière elle, le pistolet au poing, et,. sans une porte brusquement ouverte ou elle se jeta et qui la sauva, elle était tuée.

On le sait, le total des morts de cette boucherie est inconnu, Bonaparte a fait la nuit sur ce nombre. C'est l'habitude des massacreurs. On ne laisse guère l'histoire établir le compte dès massacrés. Ces chiffres-là ont un fourmillement obscur qui s'enfonce vite dans les ténèbres. Un des deux colonels qu'on a entrevus dans les premières pages de ce volume a aftirmé que son régiment seul avait tué <f au moins deux mille cinq cents individus Ce serait plus d'un par soldat. Nous croyons que ce colonel zélé exagère. Le crime quelquefois se vante dans le sens de la noirceur. Lireux, un écrivain saisi pour être fusillé et qui a échappé par miracle, déclare avoir vu « plus de huit cents cadavres ».

Vers quatre heures, les chaises de poste qui étaient dans la cour de l'Élysée furent dételées.

Cette extermination, qu'un témoin anglais, le capitaine William Jesse, appelle « une fusillade de gaîté de cœur », dura de deux heures à cinq heures. Pendant ces trois effroyables heures, Louis Bonaparte exécuta sa préméditation et consomma son oeuvre. Jusqu'à cet instant la pauvre petite conscience bourgeoise était presque indulgente. Eh bien, quoi, c'était jeu de prince, une espèce d'escroquerie d'état, un


tour de passe-passe de grande dimension les sceptiques et les capables disaient « C'est une bonne farce faite à ces imbéciles » Subitement, Louis Bonaparte, devenu inquiet, dut démasquer « toute sa politique ». Dites li Saint-Arnaud d'exécuter mes ordres. Saint-Arnaud obéit, le coup d'état fit ce qu'il était dans sa loi de faire, et à partir de ce moment épouvantable un immense ruisseau de sang se mit à couler à travers ce crime.

On laissa les cadavres gisants sur le pavé, efïarés, pâles, stupéfaits, les poches retournées. Le tueur soldatesque est condamné à ce crescendo sinistre. Le matin, assassin le soir, voleur.

La nuit venue, il y eut enthousiasme et joie à l'Elysée. Ces hommes triomphèrent. Conneau, naïvement, a raconté la scène. Les familiers déliraient. Fialin tutoya Bonaparte. Perdez-en l'habitude, lui dit tout bas Vieillard. En effet, ce carnage faisait Bonaparte empereur. Il était maintenant Majesté. On but, on fuma comme les soldats sur le boulevard car, après avoir tué tout le jour, on but toute la nuit; le vin coula sur le sang. A l'Élysée on était émerveillé de la réussite. On s'extasiait, on admirait. Quelle idée le prince avait eue Comme la chose avait été menée Cela vaut mieux que de s'enfuir par Dieppe comme d'Haussez ou par la Membrolle comme Guernon-Ranville ou d'être pris déguisé en. valet de pied et cirant les souliers de Mm° de Saint-Fargeau comme ce

'Nous.


.pauvre Polignac! Guizot n'a pas été plus habile que Polignac, s'écriait Persigny. Fleury se tournait vers Morny Ce ne sont pas vos doctrinaires qui eussent réussi un coup d'état. C'est vrai, ils n'étaient pas forts, répondait Morny. Il ajouta Ce sont pourtant des gens d'esprit, Louis-Philippe, Guizot, Thiers. Louis Bonaparte, ôtant de ses lèvres sa cigarette, interrompit Si ce sont là des gens d'esprit, j'aime mieux être une bête.

Féroce, dit l'histoire.


XVII

RENDEZ-VOUS PRIS AVEC LES ASSOCIATIONS OUVRIÈRES

Que faisait et que devenait notre comité pendant ces choses tragiques? il est nécessaire de le dire. Revenons à quelques heures en arrière.

Au moment où l'étrange tuerie commença, le siège du comité était encore rue Richelieu. J'y étais rentré après. l'exploration que j'avais cru devoir faire dans plusieurs des quartiers insurgés, et j'en rendais compte à mes collègues. Madier de Montjau, qui arrivait lui aussi des barricades, ajoutait à mon rapport ce qu'il avait vu lui-même. Nous entendions depuis quelque temps d'effroyables détonations, et très proches, qui se mêlaient à nos paroles. Tout à coup Versigny survint. Il nous annonça qu'il se passait sur le boulevard quelque chose d'horrible; qu'on ne pouvait savoir encore ce que c'était que cette mêlée, mais qu'on canonnait et qu'on mitraillait, et que les cadavres jonchaient le pavé que. selon toute apparence c'était un


massacre, une sorte de Saint-Barthélemy improvisée par le coup d'état; qu'on fouillait les maisons à quelques pas de nous, et qu'on tuait tout. Les massacreurs allaient de porte en porte et approchaient. Il nous engagea à quitter sur-le-champ la maison Grévy. Il était évident que le comité d'insurrection serait une trouvaille pour les bayonnettes. Nous nous décidâmes à partir. Un homme élevé par le caractère et par le talent, M. Dupont White, nous offrait un asile chez lui, rue Monthabor, 11. Nous sortîmes par la porte de service que la maison Grévy avait sur la rue FontaineMolière, mais sans hâte, et deux à deux, Madier de Montjau avec Versigny, Michel de Bourges avec Carnot; je donnais le bras à Jules Favre. Jules Favre, toujours intrépide et souriant, se noua un foulard sur la bouche, et me dit Je veMa; bien être fusillé, mais je ne veux pas M!r~M?Mcr.

Nous gagnâmes, Jules Favre et moi, les derrières de Saint-Roch par la rue des Moulins. La rue NeuveSaint-Roch était inondée d'une foule de passants effrayés qui venaient des boulevards, fuyant plutôt que marchant. Les hommes parlaient à voix haute, les femmes criaient. On entendait le canon et le râle déchirant de la mitraille. Toutes les boutiques se fermaient. M. de Palloux, donnant le bras à M. Albert de Rességuier, descendait à grands pas le long de SaintRoch et se hâtait vers la rue Saint-Honoré. La rue Saint-Honoré n'était qu'une rumeur. Les gens allaient, venaient, s'arrêtaient, s'interrogeaient, couraient. Les marchands sur le seuil de leurs portes


entre-bâillées questionnaient les passants, et n'entendaient que ce cri Ah! mon Dieu! Les habitants sortaient des maisons tête nue et se mêlaient à la foule. Une pluie fine tombait. Pas une voiture dans la rue. Au tournant de la rue Saint-Roch et de la rue SaintHonoré, nous entendîmes derrière nous des voix qui disaient Victor Hugo est tué. Pas encore, dit Jules Favre, en continuant de sourire et en me serrant le bras. On avait dit la même chose la veille à Esquiros et à Madier de Montjau. Et ce bruit, agréable aux hommes de la réaction, avait pénétré jusqu'à mes deux fils prisonniers dans la Conciergerie. Le courant des passants refoulé des boulevards et de la rue Richelieu se dirigeait vers la rue de la Paix. Nous y reconnûmes quelques représentants de la droite, arrêtés l'avant-veille et déjà relâchés. M. Buffet, ancien ministre de M. Bonaparte, accompagné de plusieurs autres membres de l'Assemblée, remontait vers le Palais-Royal. Au moment où il passa près de nous, il prononçait le nom de Louis Bonaparte avec exécration.

M. Buffet a de l'importance, c'est un des trois mentons politiques de la droite; les deux autres sont M. Fould et M. Molé.

Rue Monthabor, à deux pas de la rue Saint-Honoré, silence et paix. Pas un passant, pas une porte ouverte, pas une tête aux fenêtres. Dans l'appartement où nous fûmes introduits, au troisième étage, le calme n'était pas moins complet. Les fenêtres donnaient sur une cour intérieure. Cinq


ou six fauteuils rouges étaient rangés devant le feu, on voyait sur une table quelques livres qui me parurent être des livres de droit administratif et d'économie politique. Les représentants qui nous rejoignirent presque immédiatement et qui arrivaient en tumulte, jetaient pêle-mêle dans les coins de ce salon paisible leurs parapluies et leurs cabans ruisselants d'eau. Personne ne savait au juste ce qui se passait, chacun apportait ses conjectures.

Le comité était à peine installé dans le cabinet voisin du salon qu'on nous annonça notre ancien collègue Leblond. JI ramenait avec lui le délégué King des associations ouvrières. Le délégué nous dit que les comités des associations étaient en permanence et l'envoyaient vers nous. Suivant les instructions du comité d'insurrection, on avait fait ce qu'on avait pu pour traîner la lutte en longueur en évitant les chocs trop décisifs. Le gros des associations n'avait pas encore donné. Cependant l'action se dessinait. Le combat avait été vif toute la matinée. La société des Droits de l'homme était dans la rue l'ancien constituant Beslay avait réuni au passage du Caire six ou sept cents ouvriers du Marais et leur avait fait prendre position aux alentours de la Banque. De nouvelles barricades surgiraient probablement dans la soirée, le mouvement de la résistance se précipitait, la prise corps à corps que le comité avait voulu retarder semblait imminente, tout allait en avant avec une sorte d'emportement; fallait-il suivre ou s'arrêter? Fallait-il courir la chance d'en finir d'un coup, qui serait le


dernier, et qui laisserait évidemment sur le carreau soit l'empire, soit la république? Les associations ouvrières nous demandaient des instructions elles tenaient toujours en réserve leurs trois où quatre mille combattants, et pouvaient, selon l'ordre que le comité leur en donnerait, ou les retenir encore, ou les envoyer sur-le-champ au feu. Elles se croyaient sûres de leurs adhérents elles feraient ce que nous déciderions, tout en ne nous dissimulant pas que les ouvriers souhaitaient le combat immédiat et qu'il y aurait quelque inconvénient à les laisser se calmer.

La majorité des membres du comité penchait toujours vers un certain ralentissement de l'action, tendant à prolonger 'la lutte et il était difficile de leur donner tort. Il était certain que si l'on pouvait faire durer jusqu'à l'autre semaine la situation ou le coup d'état avait jeté Paris, Louis Bonaparte était perdu. Paris ne se laisse pas piétiner huit jours par une armée. Cependant j'étais, à part moi, frappé de ceci Les associations ouvrières nous offraient trois ou quatre mille combattants, puissant secours l'ouvrier comprend peu les stratégies, il vit d'enthousiasme; les ralentissements le déconcertent, il ne s'éteint pas, mais il se refroidit; trois mille aujourd'hui, seraient-ils cinq cents demain? Et puis, quelque chose de grave venait de se* faire sur le boulevard ce que c'était, nous l'ignorions encore quelles conséquences cela entraînerait, nous ne pouvions le deviner; mais il me semblait impossible que le fait encore inconnu, mais violent, qui venait de s'accomplir, ne modinàt pas la

HISTOIRE. III.


situation, et par conséquent ne changeât point notre plan de combat. Je pris la parole dans ce sens. Je déclarai qu'il fallait accepter l'offre des associations et les jeter tout de suite dans la lutte j'ajoutai que la guerre révolutionnaire exige souvent de brusques changements de tactique. Un général en rase campagne devant l'ennemi opère comme il veut; il fait clair autour de lui il connaît son effectif, le nombre de ses soldats, le chiffre de ses régiments, tant d'hommes, tant de chevaux, tant de canons il sait sa force et la force de l'ennemi il choisit son heure et son terrain il a une carte sous ses yeux, il voit ce qu'il fait.; sa réserve, il en est sûr, il la tient, il la garde, il la fera donner quand il voudra, il l'aura toujours sous la main. Mais nous, m'écriai-je, nous sommes dans l'indéterminé et dans l'insaisissable. Nous mettons le pied au hasard sur des chances inconnues. Qui est contre nous? nous l'entrevoyons. Mais qui est avec nous? nous l'ignorons. Combien de soldats? Combien de fusils? Combien de cartouches? Rien! et l'obscurité. Peut-être le peuple entier, peut-être personne. Garder une réserve! mais qui nous répond de cette réserve? Aujourd'hui c'est une armée, demain ce sera une poignée de poussière. Nous ne voyons clairement que notre devoir; pour tout le reste, nuit noire. Nous supposons tout, nous ignorons tout. Nous livrons une bataille aveugle Frappons tous les coups qu'on peut frapper, allons droit devant nous au hasard, ruonsnous sur le péril! et ayons foi, car puisque nous sommes la justice et la loi, 'Dieu doit être dans cette


ombre avec nous. Acceptons cette superbe et sinistre aventure du droit désarmé et combattant.

Le constituant Leblond et le délégué King, consultés par le comité, se rallièrent à mon avis. Le comité décida que les associations seraient invitées, en notre nom, à descendre immédiatement dans la rue et à faire donner toutes leurs forces. Mais nous ne gardons rien pour demain, objecta un membre du comité. Quel auxiliaire aurons-nous demain ? La victoire, dit Jules Favre. Carnot et Michel de Bourges firent remarquer qu'il serait utile que les membres des associations, qui faisaient partie de la ga~de nationale, se revêtissent de leurs uniformes. Cela fut convenu ainsi.

Le délégué King se leva. Citoyens représentants, nous dit-il, les ordres vont être immédiatement transmis, nos amis sont prêts, dans quelques heures ils se rallieront. Cette nuit les barricades et le combat

Je lui demandai Vous serait-il utile qu'un représentant, membre du comité, fût cette nuit, en écharpe, au milieu de vous?

Sans doute, me répondit-il.

Eh bien, repris-je, me voici! Prenez-moi. Nous irons tous, s'écria Jules Favre.

Le délégué fit observer qu'il suffirait que l'un de nous se trouvât là, au moment où les associations descendraient, et qu'il ferait ensuite avertir les autres membres du comité de le venir, rejoindre. Il fut entendu que lorsque les lieux de rendez-vous et les


points de ralliement seraient fixés, il m'enverrait quelqu'un pour m'en faire part et me conduire où seraient les associations. Avant une heure, 'vous aurez de mes nouvelles, me dit-il en nous quittant.

Comme les délégués partaient, Mathieu de la Drôme arriva. En entrant il s'arrêta sur le seuil de la porte, il était pâle, il nous cria Vous n'êtes plus à Paris, vous n'êtes plus sous une république; vous êtes à Naples et chez le roi Bomba.

Il arrivait des boulevards.

Plus tard j'ai revu Mathieu de la Drôme; je lui ai dit Mieux que Bomba, Satan.


XVIII

CONSTATATION DES LOIS MORALES

Le carnage du boulevard Montmartre constitue l'originalité du coup d'état. Sans cette tuerie, le 2 décembre ne serait qu'un 18 brumaire. Louis Bonaparte échappe par le massacre au plagiat.

Il n'avait encore été qu'un copiste. Le petit chapeau de Boulogne, la redingote grise, l'aigle .apprivoisé, semblaient grotesques. Qu'est-ce que cette parodie? disait-on. Il faisait rire; tout à coup il fit trembler. L'odieux est la porte de sortie du ridicule.

Il poussa l'odieux jusqu'à l'exécrable.

11 était envieux de la grosseur des grands crimes il voulut égaler les pires. Cet effort vers l'horreur lui fait une place à part dans la ménagerie des tyrans.. La gredinerie qui veut .être aussi grosse .que la scélératesse, un Néron petit s'enflant en Lacenaire énorme, tel est le phénomène. L'art pour l'art,. l'assassinat pour l'assassinat.

Louis Bonaparte a créé un genre.


C'est de cette façon que Louis Bonaparte fit son entrée dans l'inattendu. Ceci le révéla..

De certains cerveaux sont des abîmes. Depuis longtemps, évidemment, cette pensée, assassiner pour régner, était dans Bonaparte. La préméditation hante les criminels c'est par là que la forfaiture commence. Le crime est longtemps en eux, diffus et flottant, presque inconscient; les âmes ne noircissent que lentement. De telles actions scélérates ne s'improvisent pas elles n'arrivent pas du premier coup et d'un seul jet à leur perfection elles croissent et mûrissent, informes et indécises, et le milieu d'idées où elles sont les maintient vivantes, disponibles pour le jour venu, et vaguement terribles. Cette idée, le massacre pour le trône, insistons-y, habitait depuis longtemps l'esprit de Louis Bonaparte. Elle était dans le possible de cette âme. Elle y allait et venait comme une larve dans un aquarium, mêlée aux crépuscules, aux doutes, aux appétits, aux expédients, aux songes d'on ne sait quel socialisme césarien, comme une hydre entrevue dans une transparence de chaos. A peine savait-il que cette idée difforme était en lui. Quand il en eut besoin, il la trouva, armée et prête à le servir. Son cerveau insondable l'avait obscurément nourrie. Les gouffres sont conservateurs des monstres.

Jusqu'à ce redoutable jour.du /) décembre, Louis Bonaparte ne se connaissait peut-être pas lui-même tout à fait. Ceux qui étudiaient ce curieux animal impérial n'allaient pas jusqu'à le croire capable de férocité pure et simple. On voyait en lui on ne sait quel être


mixte, appliquant des talents d'escroc à des rêves d'empire, qui, même couronné, serait filou, qui ferait dire d'un parricide Quelle friponnerie! Incapable de prendre pied sur un sommet quelconque, même d'infamie toujours à mi-côte, un peu au-dessus des petits coquins, un peu au-dessous des grands malfaiteurs. On le croyait apte à faire tout ce qu'on fait dans les tripots et dans les cavernes, mais avec cette transposition qu'il tricherait dans la caverne et qu'il. assassinerait dans le tripot.

Le massacre du boulevard déshabilla brusquement cette âme. On la vit telle qu'elle était les sobriquets ridicules, Gros-Bec, Badinguet, s'évanouirent on vit -le bandit; on vit le vrai Contrafatto caché dans le faux Bonaparte.

Il y eut un frisson! C'est donc là.ce que cet homme tenait en réserve

On a essayé des apologies. Elles ne pouvaient qu'échouer. Louer Bonaparte est simple, on a bien loué Dupin; mais le nettoyer, c'est là une opération compliquée. Que faire du A décembre? Comment s'en tirer? Justifier est plus malaisé que glorifier; l'éponge travaille. plus difficilement que l'encensoir; les panégyristes du coup d'état ont perdu leur peine. M""= Sand, ellemême, grande âme pourtant, a tenté une réhabilitation attristante; mais toujours, quoi qu'on fasse, le chifïre des morts reparaît à travers ce lavage. ° Non, non, aucune atténuation n'est possible. Infortuné Bonaparte le sang est tiré, il faut le boire. Le fait du 4 décembre est le plus colossal coup de


poignard qu'un brigand lâché dans la civilisation ait jamais donné; nous ne disons pas à un'peuple, mais au genre humain tout entier. Le coup fut monstrueux et terrassa Paris. Paris terrassé, c'est la conscience, c'est la raison, c'est toute la liberté humaine terrassée. C'est le progrès des siècles gisant sur le pavé. C'est le flambeau de justice, de vérité et de' vie, retourné et éteint. Voilà ce que fit Louis Bonaparte le jour où il fit cela.

Le succès du misérable fut complet. Le 2 décembre était perdu; le A décembre sauva le 2 décembre. Ce fut quelque chose comme Érostrate sauvant Judas. Paris comprit que tout n'avait pas été dit en fait d'horreur et qu'au delà de l'oppresseur, il y à le chourineur. Voilà ce que c'est qu'un escarpe volant le manteau de césar. Cet homme était petit, soit, mais effroyable. Paris consentit à cet effroi, renonça à avoir le dernier mot, se coucha, et fit le mort. Il y eut de l'asphyxie dans l'événement. Ce crime ne ressemblait à rien. Quiconque, même après des siècles, fût-il Eschyle ou Tacite, en soulèvera le couvercle, en sentira la fétidité. Paris se résigna, Paris abdiqua, Paris se rendit; la nouveauté du forfait en fit l'emcacité; Paris cessa presque d'être Paris; le lendemain on put entendre dans l'ombre le claquement de dents de ce titan terrifié.

Insistons-y, car il faut constater les lois morales. Louis Bonaparte resta, même après le A décembre, Napoléon le' Petit. Cette énormité le laissa nain. La dimension du crime ne change pas la stature du


criminel, et la petitesse de l'assassin résiste à l'immensité de l'assassinat.

Quoi qu'il en soit, le pygmée eut raison du colosse. L'aveu, si humiliant qu'il soit, ne peut être éludé. Voilà à quelles rougeurs est condamnée l'histoire, cette grande déshonorée.



QUATRIÈME JOURNÉE LA VICTOIRE



LES FAITS .DE LA NUIT; LA RUE TIQUETONNE

Comme Mathieu de la Drôme venait de nous dire cette parole ~0!M .êtes chez le. roi. Bomba, Charles Gambon entra. Il se laissa tomber sur une chaise et murmura C'est horrible. Bancel le suivait. Nous en venons, dit Bancel. Gambon. avait pu s'abriter dans l'embrasure d'une porte. Rien que devant Barbedienne il avait compté trente-sept cadavres. Mais qu'est-:ce que cela signifiait? Dans quel but ce monstrueux meurtre au hasard? On ne comprenait pas. C'était une énigme dans un massacre.

Nous étions dans l'antre du sphinx.

Labrousse survint. II était urgent de quitter la maison de Dupont White. Elle était sur le point d'être cernée. Depuis quelques instants,.la rue Monthabor, ordinairement déserte, se peuplait de ngures suspectes.

1


Des hommes attentifs semblaient observer le n" 11. Quelques-uns de ces hommes, qui avaient l'air de se concerter, appartenaient à l'ancien Club des Clubs, lequel, grâce aux manœuvres de la réaction, avait une vague odeur de police. 11 était nécessaire de se disperser. Labrousse nous dit Je viens de voir rôder Longepied.

Nous nous séparâmes. On s'en alla isolément et chacun de son côté. On ne savait pas ou l'on se reverrait ni si l'on se reverrait. Qu'allait-il arriver et qu'allait-on devenir? On ne savait. On respirait de l'épouvante.

Je montai vers les boulevards, voulant voir ce qui se passait.

Ce qui se passait, je viens de le dire.

Bancel et Versigny m'avaient rejoint.

Comme je quittais le boulevard, mêlé à un tourbillon de foule terrifiée, ne sachant ou j'allais, redescendant vers le centre de Paris, une voix me dit brusquement à l'oreille Il y a là une chose qu'il faut que vous voyiez. Je reconnus cette voix. C'était la voix d'É. P.

É. P. est un auteur dramatique, homme de talent, que, sous Louis-Philippe, j'ai fait exempter du service militaire. Je ne l'avais pas rencontré depuis quatre ou cinq ans, je le retrouvais dans ce tumulte. Il me parlait comme si nous nous étions vus hier. Tels sont ces euarements-là. On n'a pas le temps de se reconnaître « dans les règles ?. On se parle comme si tout était en fuite.


Ah! c'est vous! lui dis-je., Que me voulez-vous? Il me répondit –J'habite une maison qui est là. Et il ajouta:

–Venez.

Il m'entraîna dans une rue obscure. On entendait des détonations, au fond de la rue on voyait .une ruine de barricade. Versigny et Bancel, je viens de le dire, étaient avec moi. Ë. P. se tourna vers eux. Ces messieurs peuvent venir, dit-il.

Je lui demandai

Quelle est cette rue?

La rue Tiquetonne. Venez.

Nous le suivîmes.

J'ai raconté ailleurs cette chose tragique.

É. P..s'arrêta devant une maison haute et noir.e. Il poussa une porte d'allée qui n'était pas fermée, puis une autre porte, et nous entrâmes dans une salle basse, toute paisible, éclairée d'une lampe.

Cette chambre semblait attenante à une boutique. Au fond, on entrevoyait deux lits côte à côte, un grand et un petit. Il y avait au-dessus du petit lit un portrait de femme, et, au-dessus du portrait, un rameau de buis bénit.

La lampe était posée sur une cheminée ou brûlait un petit feu.

Près de la lampe, sur une chaise, il y avait une vieille femme, penchée, courbée, pliée en deux, comme cassée, sur une chose qui était dans l'ombre et.qu'elle Les Châtiments.


avait dans les bras. Je m'approchai. Ce qu'elle avait dans les bras, c'était un enfant mort.

La pauvre femme sanglotait silencieusement. É. P., qui était de la maison, lui toucha l'épaule et dit

Laissez voir.

La vieille femme leva la tête, et je vis sur ses genoux un petit garçon, pâle, à demi déshabillé, joli, avec deux trous rouges au front.

La vieille femme me regarda, mais évidemment elle ne me voyait pas elle murmura, se parlant à ellemême

Et dire qu'il m'appelait bonne maman ce matin!

Ë. P. prit la main de l'enfant,cette main retomba. Sept ans, me dit-il.

Une cuvette était à terre. On avait lavé le visage de l'enfant deux filets de sang sortaient des deux trous.

Au fond de la chambre, près d'une armoire entr'ouverte l'on apercevait du linge, se tenait debout une femme d'une quarantaine d'années, grave, pauvre, propre, assez belle.

Une voisine, me dit É. P.

11 m'expliqua qu'il y avait un médecin dans la maison, que ce médecin était descendu, et avait dit Rien à faire. L'enfant avait été frappé de deux balles à la tête en traversant la rue ? pour se sauver. ». On l'avait rapporté à sa grand'mère « qui n'avait que lui ».


Le portrait de la mère morte était au-dessus du' petit lit.

L'enfant avait les yeux à demi ouverts et cet inexprimable regard des morts ou la perception du réel est remplacée par la vision de l'infini. L'aïeule, à travers ses sanglots, parlait par instants Si c'est Dieu possible! A-t-on idée! Des brigands, quoi! Elle s'écria

C'est donc ça le gouvernement!

Oui, lui dis-je.

Nous achevâmes de déshabiller l'enfant. H avait une toupie dans sa poche. Sa tête allait et venait d'une épaule à l'autre, je la soutins et je le baisai au front. Versigny et Bancel lui ôtèrent ses bas. La grand'- mère eut tout à coup un mouvement.

Ne lui faites pas de mal, dit-elle.

Elle prit les deux pieds glacés et blancs dans ses vieilles mains, tâchant de les réchauffer.

Quand le pauvre petit corps fut nu, on songea à l'ensevelir. On tira de l'armoire tin drap.

Alors l'aïeule éclata en pleurs terribles.

Elle cria Je veux qu'on me le rende.

Elle se redressa et nous regarda et elle se mit à dire des choses farouches, ou Bonaparte était mêlé, et Dieu, et son petit, et l'école ou il allait, et sa fille qu'elle avait perdue, et nous adressant à nous-mêmes des reproches, livide, hagarde, ayant comme un songe dans les yeux, et plus fantôme que l'enfant mort. Puis elle reprit sa tête dans ses mains, posa ses bras croisés sur son enfant, et se remit à sangloter.

IIISTOIRE. III.


La femme qui était là vint à moi et, sans dire une parole, m'essuya la bouche avec un mouchoir. J'avais du sang aux lèvres.

Que faire, hélas? Nous sortîmes accablés.

Il était tout à fait nuit. Bancel etVersigny me quittèrent.


II

LES FAITS DE LA NUIT; QUAHTIER DES HALLES Je revins à mon gîte, rue. Richelieu, 19. Le massacre semblait fini; on n'entendait plus de fusillades.

Comme j'allais frapper à la porte du 19, j'eus un moment d'hésitation un homme était là, qui semblait attendre. Je marchai droit à cet homme et je lui dis

Vous serriblez attendre quelqu' un?

11 répondit

Oui.

Qui?

Vous.

Et il ajouta, en baissant la voix

Je viens pour vous parler.

Je regardai cet homme. Un réverbère l'éclairait, il n'en évitait pas la lumière.

C'était un jeune homme à barbe blonde, eu blouse bleue, qui avait l'air doux d'un penseur et les mains robustes d'un ouvrier.


Qui êtes-vous? lui demandai-je.

Il répondit -Je suis de l'association des fermiers. Je vous connais bien, citoyen Victor Hugo. De quelle part venez-vous? repris-je.

Il répondit, toujours à voix basse

De la part du citoyen King.

C'est.bien, lui dis-je.

Il me donna alors son nom. Comme il a survécu aux événements de cette nuit du A et qu'il a échappé depuis aux dénonciations, on comprendra que nous ne le nommions point ici, et que nous nous bornions à le désigner dans la suite de ce récit par sa profession et à l'appeler le fermier*.

Qu'avez-vous à me dire? lui demandai-je. Il m'expliqua que rien n'était désespéré, que lui et ses amis entendaient continuer la résistance, que les lieux de rendez-vous des associations n'étaient pas encore déterminés, mais qu'ils le seraient dans la soirée, que ma présence était désirée, et que si je voulais me trouver à neuf heures sous l'arcade Colbert, lui ou un autre des leurs y serait et me conduirait. Nous convînmes que pour se faire reconnaître en m'abordant on me dirait le mot d'ordre « Que fait Joseph? » Je ne sais s'il crut voir en moi quelque doute ou quelque défiance. Il s'interrompit tout à coup et me dit

On peut aujourd'hui, après vingt-six ans, nommer ce loyal et courageux homme. H s'appelait Galoy (et non CaHot-c, comme l'ont imprimé, en racontant à leur façon les incidents qu'on va lire, certains historiographes du coup d'état).


Au fait, vous n'êtes pas forcé de me croire. On ne pense pas à tout, j'aurais dû me faire donner un mot d'écrit. Dans un moment comme celui-ci, on se défie de tout le monde.

Au contraire, lui dis-je, on se confie à tout le monde. Je serai à neuf heures à l'arcade Colbert. Et je le quittai.

Je rentrai dans mon asile. J'étais las, j'avais faim, j'eus recours au chocolat de Charamaule et à un peu de pain qui me restait; je me laissai tomber sur un fauteuil, je mangeai et je dormis. Il y a des sommeils noirs. J'eus un de ces sommeils-là, plein de spectres je revis l'enfant mort, et les deux trous rouges du front, qui étaient deux bouches l'une disait Morny, et l'autre ~'M~lr/MM~. Mais on ne fait pas l'histoire pour raconter des songes; j'abrége. Brusquement je me réveillai. J'eus comme une secousse Pourvu qu'il ne soit pas plus de neuf heures! J'avais oublié de monter ma montre. Elle était arrêtée. Je sortis en toute hâte. La rue était déserte, les boutiques étaient fermées. Place Louvois, j'entendis l'heure sonner (probablement à la Bibliothèque); j'écoutai. Je comptai neuf f coups. En deux pas je fus à l'arcade Colbert. Je regardai dans l'obscurité. Personne sous l'arcade. Je sentis qu'il était impossible de demeurer là et d'avoir l'air de quelqu'un qui attend il y a près de l'arcade Colbert un poste de police, et des patrouilles passaient à chaque instant. Je m'enfonçai dans la rue. Je n'y trouvai personne. J'allai jusqu'à la rue Vivienne. A l'angle de la rue Vivienne, un homme était arrêté


devant, une affiche et cherchait à la déchirer ou à la dé'coller. Je m'approchai de cet homme qui me prit probablement pour un agent de police et s'enfuit à toutes jambes. Je revins sur mes pas. Vers l'arcade Colbert et comme j'arrivais à l'endroit de la rue ou on applique les affiches de spectacles, un ouvrier passa près de moi et me dit rapidement Que fait Joseph ?

Je reconnus le formier.

Venez, me dit-il.

Nous nous mimes en route, sans nous parler et sans avoir l'air de nous connaître, lui marchant devant moi i à quelque distance.

Nous allâmes d'abord à deux adresses qu'on ne pourrait indiquer ici sans désigner des victimes aux proscripteurs. Dans ces deux maisons, rien, aucune nouvelle. Personne n'y était venu de la part des associations. Allons au troisième endroit, me dit le formier; et il m'expliqua qu'ils s'étaient donné entre eux trois lieux de rendez-vous successifs, en cas, pour être toujours sûrs de se rencontrer si par aventure la police découvrait le premier et même le second rendez-vous, précaution que nous prenions de notre côté le plus possible pour nos réunions de la gauche et du comité.

Nous étions dans le quartier des Halles. On s'était battu là toute la journée. Il n'y avait plus de réverbères dans les rues. Nous nous arrêtions de temps en temps et nous écoutions, afin de ne pas donner de la tête dans une patrouille. Nous enjambâmes une palissade de planches presque entièrement détruite et dont on avait


probablement fait des barricades, et nous traversâmes les vastes démolitions qui encombraient, à cette époque, le bas des rues Montmartre et Montorgueil. Sur la pointe des hauts pignons démantelés on voyait trembler une clarté rougeâtre; sans doute les reflets des feux de bivouac de la troupe campée aux Halles et près de Saint-Eustache. Ce reflet nous éclairait. Le formier pourtant faillit tomber dans un trou profond qui n'était autre chose que la cave d'une maison démolie. En sortant de ces terrains couverts de ruines parmi lesquels on apercevait çà et là quelques arbres, restes d'anciens jardins disparus, nous atteignîmes des rues étroites, tortueuses, complétement obscures, où il était impossible de se reconnaître. Cependant le formier y marchait aussi à l'aise qu'en plein jour et comme quelqu'un qui va droit à son but. Une fois il se retourna et me dit

Tout le quartier est barricadé, et si nos amis descendent, comme je l'espère, je vous réponds qu'on y tiendra longtemps.

Tout à coup il s'arrêta En voici une, dit-il. Nous avions en effet devant nous, à sept ou huit pas, une barricade tout en pavés, ne dépassant pas la hauteur d'homme et qui apparaissait dans l'ombre comme une sorte de mur en décombres. Une gorge étroite était pratiquée à l'une de ses extrémités. Nous la franchimes. Il n'y avait personne derrière la barricade. On s'est déjà battu ici tantôt, me dit le formier à voix basse; et il ajouta après un silence Nous approchons.


Le dépavage avait fait des trous qu'il fallait éviter. Nous enjambions et quelquefois nous sautions de pavé en pavé. Si profonde que soit l'obscurité, il y flotte toujours je ne sais quelle lueur; tout en allant devant nous, nous aperçûmes à terre, près du trottoir, quelque chose qui ressemblait à une forme allongée. Diable! murmura mon guide, nous allions marcher là-dessus. Il tira une petite allumette-bougie de sa poche et la frotta sur sa manche, l'étincelle jaillit. La clarté tomba sur une face blême qui nous regardait avec des yeux fixes. C'était un cadavre qui gisait là. C'était un vieillard le formier promena rapidement l'allumette de la tête aux pieds. Le mort avait presque l'attitude d'un homme en croix; ses deux bras étaient étendus; ses cheveux blancs, rouges aux extrémités, trempaient dans la boue; il avait sous lui une mare de sang; une large plaque noirâtre à son gilet marquait la place de la balle qui lui avait troué la poitrine; une de ses bretelles était défaite; il avait aux pieds de gros souliers lacés. Le fermier lui souleva un bras et dit: Il a la clavicule cassée. Le mouvement fit remuer la tête, et la bouche ouverte se tourna vers nous, comme si elle allait nous parler. Je regardais cette vision, j'écoutais presque. Brusquement elle disparut.

Cette figure rentra dans les ténèbres, l'allumette venait de s'éteindre.

Nous nous éloignâmes en silence. Au bout d'une vingtaine de pas, le formier, comme se parlant à luimême, dit à demi-voix Connais pas.

Nous avancions toujours. Des caves aux toits, des


rez-de-chaussée aux mansardes, pas une lumière dans les maisons. Il semblait que nous étions errants dans une immense tombe.

Une voix ferme, mâle, sonore, sortit subitement de cette ombre et nous cria Qui vive?

Ah! ils sont là! dit le formier; et il se mit à siffler d'une certaine façon.

Arrivez! reprit la voix.

C'était encore une barricade. Celle-ci, un peu plus haute que l'autre, et séparée de la première par un intervalle d'environ cent pas, était, autant qu'on pouvait le distinguer, bâtie avec des tonneaux pleins de pavés. On apercevait, tout en haut, les roues d'un camion engagé entre les tonneaux. Des planches et des poutres s'y mêlaient. On y avait ménagé une gorge plus étroite encore que la coupure de l'autre barricade. Citoyens, dit le formier en entrant dans la barricade, combien êtes-vous ici?

La voix qui avait crié qui vive répondit

Nous sommes deux.

C'est tout?

C'est tout.

Ils étaient deux en effet, deuxhommes qui, seuls dans cette nuit, dans cette rue déserte, derrière ce tas de pavés, attendaient le choc d'un régiment. Tous deux en blouse; deux ouvriers; quelques cartouches dans la poche et le fusil sur l'épaule. Allons, reprit le formier avec un accent d'impatience, les amis ne sont pas encore arrivés! Eh bien, lui dis-je, attendons-les.


Le formier parla quelque temps à voix basse et probablement me nomma à l'un des deux défenseurs de la barricade, qui s'approcha et me salua Citoyen représentant, dit-il, il va faire chaud ici tout à l'heure. En attendant, lui répondis-je en riant, il fait froid. Il faisait très froid en effet. La rue, entièrement dépavée derrière la barricade, n'était plus qu'un cloaque, on y avait de l'eau jusqu'à la cheville.

Je dis qu'il va faire chaud, reprit l'ouvrier, et vous ferez bien d'aller plus loin.

Le formier lui posa la main sur l'épaule Camarade, il faut que nous restions ici. C'est là à côté, dans l'ambulance, qu'est le rendez-vous.

C'est égal, reprit l'autre ouvrier qui était de très petite taille et qui se tenait debout sur un pavé, le citoyen représentant ferait bien d'aller plus loin. Je puis bien être où vous êtes, lui dis-je. La rue était toute noire; on ne voyait rien du ciel. En dedans de la barricade, à gauche, du côté ou était la coupure, on distinguait une haute cloison en planches mal jointes à travers lesquelles s'échappait par endroits une clarté faible. Au-dessus de la cloison montait à perte de vue une maison de six ou sept étages dont le rez-de-chaussée en réparation, et qu'on reprenait en sous-œuvre, était fermé par ces planches. Une raie de lumière sortant d'entre les planches tombait sur le mur en face et éclairait une vieille affiche déchirée où on lisait Asnières. JoM<<?s sur l'eau. C/Y<?î~

Avez-vous un autre fusil? demanda le formier au plus grand des deux ouvriers.


Si nous avions trois fusils, nous serions trois hommes, répondit l'ouvrier.

Le petit ajouta: -Est-ce que vous croyez que c'est la bonne volonté qui manque? Il y aurait des musiciens, mais il n;y a pas de clarinettes.

A côté de la palissade en planches, on entrevoyait une porte étroite et basse qui avait plutôt'l'air d'une porte d'échoppe que d'une porte de boutique; La boutique à laquelle appartenait cette porte était fermée hermétiquement, la porte semblait également fermée. Le formier y alla et la poussa doucement. Elle était ouverte.

Entrons, me dit-il.

J'entrai le premier, il me suivit, et referma derrière moi la porte tout contre. Nous étions dans une salle basse. Vers le fond, à notre gauche, une porte entre-bâillée laissait arriver le reflet d'une lumière. La' salle n'était éclairée que par ce reflet. On y apercevait confusément un comptoir et une espèce de poêle peint en noir et en blanc.

On entendait un râlement étouffé, bref, intermittent, qui semblait venir d'une pièce voisine, du même côté que la lumière. Le formier marcha rapidement à la porte entr'ouverte. Je traversai la salle à sa suite, et nous nous trouvâmes dans une sorte de vaste galetas éclairé par une chandelle. Nous étions de l'autre côté de la cloison en planches. Il n'y avait que cette cloison entre nous et la barricade.

Ce galetas était le rez-de-chaussée en démolition. Des colonnettes de fer peintes en rouge et scellées dans


des dés de pierre soutenaient de distance en distance les solives du plafond sur le devant une énorme charpente dressée debout et marquant le milieu de la palissade de clôture arc-boutait la grosse poutre transversale du premier étage, c'est-à-dire portait toute la maison. Il y avait dans un coin des outils de maçon, un tas de plâtras, une grande échelle double. Quelques chaises de paille çà et là. Pour sol la terre humide. A côté d'une table où était posée une chandelle parmi des fioles de pharmacie, une vieille femme et une petite fille d'environ huit ans, la femme assise, l'enfant accroupie, un grand panier plein de vieux linge devant elles, faisaient de la charpie. Le fond de la salle qui se perdait dans l'ombre était tapissé d'une litière de paille sur laquelle étaient jetés trois matelas. C'était de là que venait le râlement.

C'est l'ambulance, me dit le formier.

La vieille femme tourna la tête et, nous apercevant, eut un tressaillement convulsif, puis rassurée probablement par la blouse du formier, elle se leva et vint à nous.

Le formier lui dit quelques mots à l'oreille. Elle répondit Je n'ai vu personne.

Puis elle ajou ta Mais ce qui m'inquiète, c'est que mon mari n'est pas encore rentré. On n'a fait que tirer des coups de fusil toute la soirée.

Deux hommes gisaient sur deux des matelas du fond. Le troisième matelas était vide et attendait. Le blessé le plus près de moi avait reçu un biscayen dans le ventre. C'était lui qui râlait. La vieille femme


approcha du matelas avec la chandelle et nous dit tout bas en montrant son poing Si vous voyiez le trou que ça a fait! Nous lui avons fourré gros de ça de charpie dans le ventre.

Elle reprit Ça n'a pas plus de vingt-cinq ans. Ça sera mort demain matin.

L'autre était plus jeune encore. Il avait à peine dixhuit ans. Il a une jolie redingote noire, dit la vieille femme. Ça doit être un étudiant.

Le j eune homme avait tout le bas du visage enveloppé de linges ensanglantés. Elle nous expliqua qu'il avait reçu une balle dans la bouche qui lui avait fracassé la mâchoire. Il avait une fièvre ardente et nous regardait avec des yeux brillants. Il étendait de temps en temps son bras droit jusqu'à une cuvette pleine d'eau ou trempait une éponge, prenait l'éponge, l'approchait de son visage et humectait.lui-même son pansement. Il me sembla que son regard se fixait sur moi d'une façon particulière. J'allai à lui, je me baissai et je lui tendis ma main qu'il prit dans les siennes. -Est-ce que vous me connaissez? lui demandai-je. Il me répondit OM~' par un serrement de main dont je sentis l'étreinte jusqu'au cœur.

Le formier me dit Attendez-moi ici un instant, je reviens tout à l'heure. Je vais voir dans le quartier s'il n'y aurait pas moyen d'avoir un fusil.

Il ajouta En voulez-vous un aussi pour vous? Non, lui dis-je. Je resterai ici, sans fusil. Je n'entre qu'à moitié dans la guerre civile. Je veux bien y mourir, je ne veux pas y tuer.


Je lui demandai s'il pensait, que ses amis allaient venir. Il me déclara qu'il n'y comprenait rien, que les hommes des associations devraient être arrivés déjà, qu'au lieu de deux dans la barricade on devrait être vingt, et qu'au lieu de deux barricades dans la rue il devrait y en avoir dix, qu'il fallait qu'il se fut passé quelque chose; il ajouta

Au reste, je vais voir, promettez-moi de m'attendre ici.

Je vous le promets, lui dis-je, j'attendrai, s'il le faut, toute la nuit.

Il me quitta.

La vieille femme était venue se rasseoir près de la petite fille qui ne semblait pas beaucoup comprendre ce qui se passait autour d'elle et qui de temps en temps levait sur moi de grands yeux paisibles. Toutes deux étaient pauvrement vêtues, et il me sembla que l'enfant avait les pieds sans bas.' Mon homme n'est pas rentré, disait la vieille, mon pauvre homme n'est pas rentré pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé Avec des« « Ah! mon Dieu! » à fendre le cœur, et, tout en se hâtant à sa charpie, elle pleurait. Je ne pouvais m'empêcher de songer avec angoisse à ce vieillard que nous avions vu à quelques pas de là étendu sur le pavé. Il y avait sur la table un numéro de journal. Je le pris et je le dépliai. C'était ~P. le reste du titre était déchiré. Une main sanglante y était largement imprimée. Un blessé en entrant avait probablement posé la main sur la table à l'endroit ou était le journal. Mes yeux tombèrent sur ces lignes


« M. Victor Hugo vient de publier un appel au pillage et à l'assassinat. »

C'est en ces termes que le journal de l'Élysée qualifiait la proclamation dictée par moi à Baudin et qu'on peut lire au tome I" de cette histoire.

Comme je rejetais le journal sur la table, l'un des deux défenseurs de la barricade entra. C'était le petit.

Un verre d'eau, dit-il. A côté des fioles, il y avait une carafe et un verre. Il but avidement. Il tenait à la main un morceau de pain et un cervelas dans lequel il mordait.

Tout à coup nous entendîmes plusieurs détonations successives se suivant coup sur coup et qui paraissaient peu éloignées. Cela ressemblait, dans le silence de cette nuit noire, au bruit d'une charretée de bois qu'on décharge sur le pavé.

La voix grave et tranquille de l'autre combattant cria du dehors Cela commence.

Ai-je le temps de finir mon pain? demanda le petit.

Oui, dit l'autre.

Le petit se tourna alors vers moi.

Citoyen représentant, me dit-il, voilà les feux de peloton. On attaque les barricades par là. Vrai, il faut vous en aller.

Je lui répondis Mais vous restez bien, vous. Nous, nous sommes armés, reprit-il; vous, vous ne l'êtes pas. Vous ne serez bon qu'à vous faire tuer sans profit pour personne. Si vous aviez un fusil, je


ne dis pas, mais vous n'en avez pas. Il faut vous en aller.

Je ne puis, lui dis-je, j'attends quelqu'un. 11 voulut poursuivre et me presser. Je lui serrai la main.

Laissez-moi faire, lui dis-je.

11 comprit que mon devoir était de rester et n'insista plus.

Il y eut un silence. H se remit à mordre dans son pain. On n'entendait plus que le râle du mourant. En ce moment-là une espèce de coup sourd et profond arriva jusqu'à nous. La vieille femme sauta sur sa chaise en murmurant C'est le canon.

Non, dit le petit homme, c'est une porte cochere qu'on ferme. Puis il reprit Bah j'ai fini mon pain! fit claquer ses deux mains l'une contre l'autre, et sortit.

Cependant les détonations continuaient et semblaieut se rapprocher. Un bruit se fit dans la boutique. C'était le fermier qui rentrait. Il parut au seuil de l'ambulance. Il était pâle.

Me voici, dit-il, je viens vous chercher. Il faut rentrer chez soi. Allons-nous-en tout de suite. Je me levai de la chaise où j'étais assis. Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce qu'ils ne viendront pas? Non, répondit-il, personne ne viendra. C'est fini.

Alors il m'expliqua rapidement qu'il avait couru tout le quartier pour trouver un fusil, qu'il avait perdu sa peine, qu'il avait parlé à « deux ou trois », qu'il


fallait renoncer aux associations, ~M'c~s ne 6~6'~6/!< pas, que ce qui s'était fait dans la journée avait épouvanté, que les meilleurs étaient terrifiés, que les boulevards étaient pleins de cadavres, que la troupe avait fait « des horreurs », que la barricade allait être attaquée, qu'en arrivant il avait entendu un bruit de pas vers le carrefour, et que c'était la troupe qui venait, que nous n'avions plus rien à faire là, qu'il fallait nous en aller, que cette maison était « bêtement choisie », qu'il n'y avait pas d'issue par derrière, que peut-être nous aurions déjà de la peine à sortir de la rue, et que nous n'avions que le temps.

Le tout haletant, bref, saccadé, et entrecoupé à chaque instant de cette exclamation Et dire qu'on n'a pas d'armes! Et dire que je n'ai pas de fusil! Comme il achevait, nous entendîmes crier de la barricade Attention Et presque immédiatement un coup de fusil partit.

Une violente décharge répondit au coup de fusil. Plusieurs balles frappèrent la cloison de l'ambulance, mais elles étaient trop obliques et aucune ne la perça. Nous entendimes tomber bruyamment dans la rue plusieurs carreaux cassés.

Il n'est plus temps, dit le formier avec calme. La barricade est attaquée.

11 prit une chaise et s'assit. Les deux ouvriers étaient évidemment d'excellents tireurs. Deux feux de peloton assaillirent la barricade coup sur coup. La barricade ripostait avec vivacité. Puis le feu s'éteignit. 11 y eut comme un silence.

IIISTOIRE. III.


Les voilà qui arrivent à la bâyonnette! Ils viennent au pas de course dit une voix dans la barricade.

L'autre voix dit Filons. Un dernier coup de fusil partit. Puis un choc, que nous primes pour un avertissement, ébranla notre muraille de planches. C'était en réalité un des ouvriers qui avait jeté son fusil en s'en allant; le fusil en tombant avait heurté la cloison de l'ambulance. Nous entendîmes le pas rapide des deux combattants qui s'éloignaient.

Presque au même instant un tumulte de voix et de crosses de fusil cognant le pavé emplit la barricade. C'est fait, dit le formier, et il souffla la chandelle.

Au silence qui enveloppait cette rue le moment d'auparavant avait succédé une sorte de vacarme sinistre. Les soldats frappaient à coups de crosse aux portes des maisons. Ce fut par miracle que la porte de la boutique leur échappa. S'ils l'eussent touchée du coude seulement, ils eussent vu qu'elle n'était pas. fermée et fussent entrés.

Une voix, qui devait être la voix d'un officier, criait Éclairez les fenêtres. Les soldats juraient. Nous les entendions dire Ou sont-ils, ces gredins de rouges? Fouillons les maisons. L'ambulance était plongée dans l'obscurité. On n'y prononçait pas un mot, on n'y entendait pas un souffle le mourant luimême, comme s'il eut eu le sentiment du danger, avait cessé de râler. Je sentais la petite fille qui se serrait contre mes jambes.


Un soldat frappait sur les tonneaux et disait en riant Voilà pour faire du feu cette nuit. Un autre reprenait Ou sont-ils passés? Ils étaient au moins trente. Visitons les maisons. Nous en entendimes un qui faisait des objections Bah! qu'est-ce que tu veux faire dans une nuit comme ça? Entrer chez le bourgeois Il y a des terrains par là-bas. Ils se sont ensauvés.

C'est égal, répétaient les autres, fouillons les maisons.

En ce moment un coup de fusil partit du fond de la rue.

Ce coup de fusil nous sauva.

C'était probablement, en effet, un des deux ouvriers qui l'avait tiré pour nous dégager.

Ça vient de là-bas, crièrent les soldats, ils sont là-bas Et, prenant tous leur volée à la fois vers le point d'ou le coup de fusil était parti, ils quittèrent la barricade et s'enfuirent dans la rue en courant. Nous nous levâmes le formier et moi.

Ils n'y sont plus, me dit-il tout bas, vite! allonsnous-en.

Mais cette pauvre femme, dis-je, est-ce que nous allons la laisser là?

Oh! s'écria-t-elle, n'ayez pas peur, je n'ai rien à craindre, moi, je suis une ambulance. J'ai des blessés. Je vais même rallumer ma chandelle quand vous serez partis. Mais c'est mon pauvre mari qui n'est pas rentré

Nous traversâmes la boutique sur la pointe du


pied. Le formier entr'ouvrit doucement la porte et jeta un coup d'œil dans la rue. Quelques habitants avaient obéi à l'ordre d'illuminer les fenêtres, et quatre ou cinq chandelles allumées çà et là tremblaient au vent sur le rebord des croisées. La rue était un peu éclairée. Plus personne! me dit le formier; mais dépêchons, car ils vont probablement revenir.

Nous sortîmes la vieille femme poussa la porte derrière nous, et nous nous trouvâmes dans la rue. Nous franchîmes la barricade et nous nous en éloignâmes à grands pas. Nous passâmes près du vieillard mort. Il était toujours là, gisant sur le pavé, vaguement éclairé par la lueur incertaine des fenêtres; il semblait dormir. Comme nous atteignions la seconde barricade, nous entendîmes derrière nous les soldats qui revenaient. Nous parvînmes à rentrer dans les terrains en démolition. Là nous étions en sûreté. Un bruit de mousqueterie arrivait toujours jusqu'à nous. Le formier disait On se bat du côté de la rue de Cléry. Sortis des démolitions, nous fimes le tour des Halles, non sans péril de tomber dans des patrouilles, par une foule de circuits, et de petite rue en petite rue. Nous gagnâmes la rue Saint-Honoré.

Au coin de la rue de l'Arbre-Sec, nous nous séparâmes, le formier et moi; car en effet, me dit-il, deux courent plus de danger qu'un. Et je regagnai mon numéro 19 de la rue Richelieu.

En traversant la rue des Bourdonnais, nous avions aperçu le bivouac de la place Saint-Eustache. Les troupes parties pour l'attaque n'y étaient pas encore


rentrées. Quelques compagnies seulement le gardaient. On entendait des éclats de rire. Les soldats se chauffaient à de larges feux allumés çà et là. Dans le feu qui était le plus près de nous on distinguait au milieu du brasier des roues de voitures qui avaient servi aux barricades. De quelques-unes, il ne restait qu'un grand cercle de fer rouge.


III 1

LES FAITS DE LA NUIT.- LE PETIT CARREAU

Dans cette même nuit, presque au même moment, à quelques pas de là, un fait sinistre s'accomplissait. Après la prise de la barricade où Pierre Tissié avait été tué, soixante-dix ou quatrevingts combattants s'étaient retirés en bon ordre par la rue Saint-Sauveur. Ils étaient arrivés rue Montorgueil et s'étaient ralliés · au point de jonction des rues du Petit-Carreau et du Cadran. La rue monte en cet endroit. Il y avait là, au point où la rue du Petit-Carreau touche à la rue'de Cléry, une barricade abandonnée, assez haute et bien bâtie. On s'y était battu dans la matinée. Les soldats l'avaient prise et ne l'avaient pas démolie. Pourquoi? Il y a eu, nous l'avons dit, plusieurs énigmes de ce genre dans cette journée.

Le groupe armé qui venait de la rue Saint-Denis s'était arrêté là et avait attendu. Ces hommes s'étonnaient de n'avoir pas été poursuivis. La troupe avaitelle craint de s'engager à leur suite dans ces petites rues étroites où chaque angle de maison peut cacher


une embuscade? Un contre-ordre avait-il été donné? Ils faisaient force conjectures. Du reste, ils entendaient tout à côté d'eux, sur le boulevard évidemment, un bruit effrayant de mousqueterie et une canonnade qui ressemblait à un tonnerre continu. N'ayant plus de munitions, ils étaient réduits à écouter. S'ils avaient su ce qui se passait là, ils auraient compris pourquoi on ne les avait pas poursuivis. C'était la boucherie du boulevard qui commençait. Les généraux employés au massacre avaient laissé là la bataille.

Les fuyards du boulevard affluaient de leur côté, mais quand ils apercevaient la barricade, ils rebroussaient chemin. Quelques-uns pourtant vinrent les joindre, indignés et criant vengeance. Un qui demeurait de ce côté courut chez lui et en rapporta un petit baril de fer-blanc plein de cartouches.

C'était de quoi se battre une heure. Ils se mirent à construire une barricade à l'angle de la rue du Cadran. De cette façon, la rue du Petit-Carreau, fermée de deux barricades, l'une vers la rue de Cléry, l'autre au coin de la rue du Cadran, dominait toute la rue Montorgueil. Ils étaient entre les deux barricades comme dans une citadelle. La seconde barricade était plus forte que la première.

Ces hommes avaient presque tous des habits. Quelques-uns remuaient les pavés avec des gants. Il y avait parmi eux peu d'ouvriers, mais ceux qui s'y trouvaient étaient intelligents et énergiques. -Ces ouvriers étaient ce qu'on pourrait nommer l'élite de la foule.


Jeanty Sarre les avait rejoints; il fut tout de suite le chef.

Charpentier l'accompagnait, trop brave pourrenoncer, mais trop rêveur pour commander.

Deux barricades enfermant de la même manière une quarantaine de mètres de la rue Montorgueil venaient d'être construites à la hauteur de la rue Mauconseil.

Trois autres barricades, mais très faibles, coupaient encore la rue Montorgueil dans l'intervalle qui sépare la rue Mauconseil de la pointe Saint-Eustache. Le soir approchait. La fusillade s'éteignait sur le boulevard. Une surprise était possible. Ils établirent un poste au coin de la rue du Cadran et envoyèrent une grand'garde du côté de la rue Montmartre. Leurs éclaireurs revinrent leur donner quelques renseignements. Un régiment semblait s'apprêter à bivouaquer place des Victoires.

Leur position, forte en apparence, ne l'était pas en réalité. Ils étaient trop peu nombreux pour défendre à la fois sur la rue de Cléry et sur la rue Montorgueil les deux barricades, et la troupe arrivant par leurs derrières, couverte par la seconde barricade, eût été sur eux avant même d'être aperçue. Ceci les détermina à installer un poste rue de Cléry. Ils se mirent en communication avec les barricades de )a rue du Cadran et avec les deux barricades Mauconseil. Ces deux dernières barricades n'étaient séparées d'eux que par un espace d'environ cent cinquante pas: Elles étaient hautes de plus de six pieds, assez solides, mais


gardées par six ouvriers seulement qui les avaient construites.

Vers quatre heures et demie, au crépuscule, le crépuscule arrive de bonne heure en décembre, Jeanty Sarre prit avec lui quatre hommes et alla faire une reconnaissance. Il songeait aussi à élever une barricade avancée dans quelqu'une des petites rues voisines. Chemm faisant, ils en rencontrèrent une qui était abandonnée et qu'on avait construite avec des tonneaux. Mais les tonneaux étaient vides, un seul contenait quelques pavés, et l'on n'eût pu tenir là deux minutes. Comme ils sortaient de cette barricade, une brusque décharge les assaillit. Un peloton d'infanterie, à peine visible dans le petit jour qu'il faisait, était là tout près. Ils se replièrent précipitamment; mais l'un d'eux, qui était un cordonnier du faubourg du Temple, avait été atteint et était resté sur le pavé. Ils revinrent sur leurs pas et l'emportèrent. Il avait le pouce de la main droite cassé. Dieu merci, dit Jeanty Sarre, ils ne l'ont pas tué. Non, dit le pauvre homme, c'est mon pain qu'ils ont tué.

Et il ajouta Je ne pourrai plus travailler. Qui est-ce qui nourrira mes enfants?

Ils rentrèrent, remportant le blessé. Un des leurs, étudiant en médecine, le pansa.

Les vedettes qu'il fallait poster partout, et qui étaient choisies parmi les hommes les plus sûrs, épuisaient et ruinaient la petite troupe centrale. Us n'étaient plus guère qu'une trentaine dans la barricade.


Là, comme dans le quartier du Temple, tous les réverbères étaient éteints, les tuyaux de gaz coupés, les fenêtres fermées et noires, pas de lune, pas même d'étoiles. La nuit était profonde.

On entendait des fusillades lointaines. La troupe tiraillait de la pointe Saint-Eustache, et leur envoyait de ce côté une balle toutes les trois minutes comme pour dire Je suis là. Pourtant ils ne pensaient pas être attaqués avant le matin.

Il y avait parmi eux des dialogues comme celui-ci

Je voudrais bien une botte de paille, disait Charpentier. J'ai dans l'idée que nous coucherons ici cette nuit.

Est-ce que tu pourras t'endormir? lui demanda Jeanty Sarre.

Moi, certainement je m'endormirai.

Il s'endormit en effet, quelques instants plus tard. Dans ce réseau ténébreux de petites rues coupées de barricades, et bloquées par les troupes, deux marchands de vin étaient restés ouverts. On y faisait plus de charpie qu'on n'y buvait de vin, l'ordre des chefs était de ne boire que de l'eau rougie.

La porte d'un de ces marchands de vin s'ouvrait précisément entre les deux barricades du Petit-Carreau. Il y avait une pendule sur laquelle on se réglait pour relever les postes. On avait enfermé dans l'arrière-boutique deux individus suspects qui étaient venus se mêler aux combattants. L'un de ces hommes au moment où on l'avait arrêté disait Je viens me


battre pour Henri V. On les tenait sous clef, un factionnaire à la porte.

Une ambulance avait été établie dans une salle voisine. C'est là que gisait, sur un matelas jeté à terre, le cordonnier blessé.

On avait installé en cas une autre ambulance rue du Cadran. Une coupure avait été ménagée de ce côté à l'angle de la barricade afin qu'on pût emporter facilement les blessés.

Vers neuf heures et demie du soir un homme arriva à la barricade.

Jeanty Sarre le reconnut.

Bonjour, Denis, lui dit-il.

Appelle-moi Gaston, dit l'homme qui arrivait. Pourquoi ça?

Parce que.

Est-ce que tu es ton frère?

Oui, je suis mon frère. Aujourd'hui.

Soit. Bonjour, Gaston.

Ils se serrèrent la main.

C'était Denis Dussoubs.

Il était pâle, tranquille et sanglant; il s'était déjà battu le matin. Une balle, à une barricade du faubourg Saint-Martin, lui avait labouré la poitrine, avait glissé sur quelque argent qu'il avait dans son gilet et n'avait arraché que la peau. Il avait eu ce bonheur rare d'être égratigné par une balle. C'était comme un premier coup de griffe de la mort. Il portait une casquette, son chapeau étant resté dans la barricade où il avait combattu et il avait remplacé par un caban acheté chez


un fripier son paletot troué par la balle, qui était fait de drap de Bellisle.

Comment était-il parvenu à la barricade du PetitCarreau ? 11 n'eût pu le dire. Il avait marché devant lui. Il s'était glissé de rue en rue. Le sort prend les prédestinés par la main et les conduit droit au but dans les ténèbres.

Au moment où il entrait dans la barricade on lui cria Qui vive? Il répondit La République! On vit Jeanty Sarre lui serrer la main. On demanda à Jeanty Sarre

Qui est-ce?

Jeanty Sarre répondit

C'est quelqu'un.

Et il ajouta

Nous n'étions que soixante tout à l'heure, nous sommes cent maintenant.

Tous se pressèrent autour du nouveau venu. Jeanty Sarre lui offrit le commandement.

Non, dit-il, il y a une tactique de barricade que je ne sais pas. Je serais mauvais chef, mais je suis bon soldat. Donnez-moi un fusil.

On s'assit sur les pavés. On échangea le récit de ce qu'on avait fait. Denis leur raconta les combats du faubourg Saint-Martin, Jeanty Sarre dit à Denis les combats de la rue Saint-Denis.

Pendant ce temps-là, les généraux préparaient la dernière attaque, ce que le marquis de Clermont-Tonnerre, en 1822, appelait le coM/) de 6'o/er, et ce que, en 1789, le prince de Lambesc appelait « le coup de bas x.


Il n'y avait plus dans tout Paris que ce point résistant. Ce nœud de barricades, ce réseau de rues crénelé comme une redoute, c'était là la dernière citadelle du peuple et du droit. Les généraux l'investissaient lentement, pas à pas, et de toutes parts. On concentrait les forces. Eux, ces combattants de l'heure fatale, ne savaient rien de ce qui se faisait. Seulement ils interrompaient de temps en temps leurs récits, et ils écoutaient. De la droite, de la gauche, de l'avant, de l'arrière, de tous les côtés à la fois, un bruit clair, à chaque instant plus sonore et plus distinct, rauque, éclatant, formidable, leur arrivait à travers la nuit. C'étaient les bataillons qui marchaient et chargeaient au clairon dans toutes les rues voisines. Ils reprenaient leur vaillante causerie, puis au bout d'un instant ils s'arrêtaient encore et prêtaient l'oreille à cette espèce de chant sinistre chanté par la mort qui s'approchait.

Quelques-uns pourtant pensaient encore n'être attaqués que le lendemain matin. Les combats de nuit sont rares dans la guerre des rues. Plus que tous les autres combats, ils sont des « hasards ». Peu de généraux s'y aventurent. Mais, parmi les anciens de la barricade, à de certains signes qui ne trompent jamais, on croyait à un assaut immédiat.

En effet, à dix heures et demie du soir et non à huit heures, comme le dit le général Magnan dans le méprisable document qu'il appelle son rapport un mouvement particulier s'entendit du côté des Halles. C'était la troupe qui s'ébranlait. Le colonel de Lourmel


s'était déterminé à attaquer. Le 51° de ligne, posté à la pointe Saint-Eustache, entrait dans la rue Montorgueil. Le 2" bataillon formait l'avant-garde. Les grenadiers et les voltigeurs lancés au pas de course emportèrent rapidement les trois petites barricades qui étaient au delà~de l'espèce de rideau de la rue Mauconseil, et les barricades peu défendues des rues voisines. C'est dans ce moment-là que fut forcée celle près de laquelle je me trouvais.

De la barricade du Petit-Carreau on entendait le combat de nuit s'approcher dans l'obscurité avec un bruit intermittent, étrange et terrible. C'étaient de grandes clameurs, puis des feux de peloton, puis le silence, et cela recommençait. L'éclair des fusillades faisait apparaître brusquement dans l'ombre les façades des maisons qui avaient quelque chose d'effaré. Le moment suprême arrivait.

Les vedettes s'étaient repliées dans la barricade. Les postes avancés de la rue de Cléry et de la rue du Cadran étaient rentrés. On se compta. De ceux du matin pas un ne manquait.

On était, nous l'avons dit, environ soixante combattants, et non cent, comme l'affirme le rapport Magnan.

De cette extrémité supérieure de la rue ou ils étaient placés, il était difficile de se rendre bien compte de ce qui se passait. Ils ne savaient pas au juste combien il y avait de barricades dans la rue Montorgueil entre la leur et la pointe Saint-Eustache d'ou la troupe s'élançait. Ils savaient seulement que le point de


résistance le plus rapproché d'eux c'était la double barricade Mauconseil, et que, quand tout serait fini là, ce serait leur tour.

Denis s'était posté sur le revers intérieur de la barricade, de façon à en dépasser la crête de la moitié du corps, et de là il observait. La lueur qui sortait de la porte du marchand de vin permettait de distinguer ses gestes.

Tout à coup il fit un signe. L'attaque commençait à la redoute Mauconseil.

Les soldats, en effet, après avoir hésité quelque temps devant cette double muraille de pavés, assez haute, bien bâtie, et.qu'ils supposaient bien défendue, avaient fini par s'y lancer et l'abordaient à coups de fusil.

Ils ne se trompaient pas, elle fut bien défendue. Nous l'avons dit, il n'y avait dans cette barricade que six hommes, six ouvriers qui l'avaient construite. Des six un seul avait trois cartouches, les autres n'avaient que deux coups à tirer. Ces six hommes entendirent venir le bataillon et rouler la batterie qui le suivait et ne bougèrent pas. Chacun resta silencieux à son poste de combat, le canon du fusil entre deux pavés. Quand la troupe fut à distance, ils firent feu, le bataillon riposta.

C'est bon, ragez, pioupious! dit en riant celui qui avait trois coups à tirer.

En arrière d'eux, ceux du Petit-Carreau s'étaient groupés autour de Denis et de Jeanty Sarre, et, accoudés sur la crête de leur barricade, le coup tendu vers


la redoute Mauconseil, ils regardaient, comme les gladiateurs de l'heure prochaine.

Les six hommes de cette redoute Mauconseil résistèrent au choc du bataillon près d'un quart d'heure. Ils ne tiraient pas ensemble, afin, comme disait l'un d'eux, <~ faire durer le plaisir /o?!M~. Plaisir de se faire tuer pour le devoir; grande parole dans cette bouche d'ouvrier. Ils ne se replièrent dans les rues voisines qu'après avoir épuisé leurs munitions. Le dernier, celui qui avait trois coups de fusil, ne lâcha prise qu'au moment ou les soldats escaladaient le sommet de la barricade.

Dans la barricade du Petit-Carreau il ne se prononçait. pas une parole, on suivait toutes les phases de cette lutte et l'on se serrait la main.

Tout à coup le bruit cessa, le dernier coup de fusil était tiré. Un moment après on vit des chandelles allumées se poser sur toutes les fenêtres qui donnaient sur la redoute Mauconseil. Les bayonnettes et les plaques des shakos y étincelaient. La barricade était prise.

Le commandant du bataillon avait, ce qui est toujours usité en pareil cas, envoyé l'ordre aux maisons voisines d'éclairer toutes les croisées.

C'en était fait de la redoute Mauconseil.

En voyant que leur heure était venue, les soixante combattants de la barricade du Petit-Carreau montèrent sur leur monceau de pavés et jetèrent d'une seule voix au milieu de la nuit ce cri éclatant Vive la république


Rien ne leur répondit.

Ils entendirent seulement le bataillon charger les armes.

Il se fit parmi eux une sorte de branle-bas de combat. Ils étaient tous écrasés de fatigue, sur pied depuis la veille, portant des pavés ou combattant, la plupart n'ayant ni mangé ni dormi.

Charpentier dit à Jeanty Sarre

Nous allons être tous tués.

Parbleu dit Jeanty Sarre.

Jeanty Sarre fit fermer la porte du marchand de vin, afin que leur barricade, entièrement plongée dans l'obscurité, leur laissât quelque avantage sur la barricade occupée par les soldats et éclairée.

Cependant le 51" fouillait les rues, portait les blessés aux ambulances; et prenait position dans la double barricade Mauconseil. Une demi-heure s'écoula ainsi. Maintenant, pour bien se faire une idée de ce qui va suivre, il faut. se représenter, dans cette rue silencieuse, dans cette noirceur de la nuit, à soixante ou quatrevingts mètres d'intervalle, à portée de la voix, ces deux redoutes se faisant face et pouvant, comme dans une Iliade, s'adresser la parole.

D'un côté l'armée, de l'autre le peuple; les ténèbres sur tout.

.L'espèce de trêve qui précède toujours les chocs définitifs tirait à sa fin. Les préparatifs étaient terminés de part et d'autre. On entendait les soldats se créneler et les capitaines donner des ordres. Il était évident que la lutte allait s'engager.

HtSTOIRE. m.


Commençons, dit Charpentier; et il arma sa carabine.

Denis lui retint le bras. Attendez, dit-il. On vit alors une chose épique.

Denis gravit lentement les pavés de la barricade, monta jusqu'au sommet, et s'y dressa debout, sans armes, tête nue.

De là il éleva la voix, et faisant face aux soldats, il leur cria Citoyens!

Il y eut à ce mot une sorte de tressaillement électrique qu'on sentit d'une barricade à l'autre. Tous les bruits cessèrent, toutes les voix se turent, il se fit des deux côtés un silence profond, religieux, solennel. A la lueur lointaine des quelques fenêtres illuminées, les soldats entrevoyaient vaguement un homme debout au-dessus d'un amas d'ombre, comme un fantôme qui leur parlait dans la nuit.

Denis continua

Citoyens de l'armée écoutez-moi.

Le silence redoubla.

Il reprit

Qu'est-ce que vous venez faire ici? Vous et nous, nous tous qui sommes dans cette rue, à cette heure, le fusil ou le sabre en main, qu'est-ce que nous allons faire? Nous entre-tuer! Nous entre-tuer, citoyens Pourquoi? Parce qu'on jette entre nous un malentendu! Parce que nous obéissons, vous, à votre discipline, et nous, à notre droit! Vous croyez exécuter votre consigne; nous savons, 'nous, que nous faisons notre devoir. Oui, c'est le suffrage universel, c'est le


droit de la république, c'est notre droit que nous défendons, et notre droit, soldats, c'est le vôtre! L'armée est peuple, comme le peuple est armée. Nous sommes la même nation, le même pays, les mêmes hommes, mon Dieu! Voyons, est-ce qu'il y a du sang russe dans mes veines, à moi qui vous parle ? Est-ce qu'il y a du sang prussien dans vos veines, à vous qui m'écoutez? Non! Pourquoi nous battons-nous alors? Il est toujours malheureux qu'un homme tire sur un homme. Pourtant, un coup de fusil, d'un français à un anglais, cela se comprend, mais d'un français à un français, ah! cela blesse la raison, cela blesse la France, cela blesse notre mère!

On l'écoutait avec anxiété. En ce moment, de la barricade opposée, une voix lui cria Rentrez chez vous, alors

A cette interruption brutale, il y eut parmi les compagnons de Denis un frémissement irrité et l'on entendit quelques fusils qui s'armaient. Denis les contint d'un geste.

Ce geste avait une autorité étrange. Qu'est-ce que c'est que cet homme? se demandaient les combattants de la barricade. Tout à coup ils s'écrièrent C'est un représentant du peuple.

Denis, en effet, avait subitement revêtu l'écharpe de son frère Gaston.

Ce qu'il avait prémédité allait s'accomplir, l'heure du mensonge héroïque était venue, il s'écria Soldats, savez-vous quel est l'homme qui vous parle en ce moment? Ce n'est pas seulement un citoyen,


c'est un législateur C'est un élu du suffrage universel Je me nomme Dussoubs et je suis représentant du peuple. C'est au nom de l'Assemblée nationale, c'est au nom de l'Assemblée souveraine, c'est au nom du peuple, c'est au nom de la loi que je vous somme de m'entendre. Soldats, vous êtes la force. Eh bien! quand la loi parle, la force écoute.

Cette fois le silence ne fut plus troublé.

Nous reproduisons ces paroles à peu près textuellement, telles qu'elles sont et qu'elles restent gravées dans la mémoire de ceux qui les ont entendues; mais ce que nous ne pouvons rendre, ce qu'il faut ajouter à ces paroles pour en bien comprendre l'effet, c'est l'attitude, c'est l'accent, c'est le tressaillement ému, c'est la vibration des mots sortant de cette noble poitrine, c'est l'autorité de l'heure et du lieu terrible.

Denis Dussoubs continua. « Il parla environ vingt minutes nous a dit un témoin. Un autre nous disait « Il parlait d'une voix forte, toute la rue entendait. » Il fut ardent, éloquent, profond, un juge pour Bonaparte, un ami pour les soldats. Il chercha à les remuer par tout ce qui pouvait encore vibrer en eux; il leur rappela les vraies guerres, les vraies victoires, la gloire nationale, le vieil honneur militaire, le drapeau. Il leur dit que c'était tout cela que les balles de leurs fusils allaient tuer. Il les adjura, il leur ordonna de se joindre aux défenseurs du peuple et de la loi; puis, tout à coup, revenant aux premières paroles qu'il avait prononcées, emporté par cette fraternité qui débordait


de toute son âme, il s'interrompit au milieu d'une phrase commencée et s'écria

Mais à quoi bon toutes ces paroles? Ce n'est pas tout cela qu'il faut, c'est une poignée de main entre frères Soldats, vous êtes là en face, à cent pas de nous, dans une barricade, le sabre nu, les fusils braqués, vous me tenez couché en joue; eh bien, nous tous qui sommes ici, nous vous aimons! Il n'y a pas un de nous qui ne donnât sa vie pour un de vous. Vous êtes les paysans des campagnes de France, nous sommes les ouvriers de Paris. De quoi s'agit-il donc? Tout bonnement de se voir, de se parler, de ne pas s'égorger! Si nous essayions, dites? Ah! quautà moi, dans cet affreux champ de bataille de la guerre civile, j'aime mieux mourir que tuer. Tenez, je vais descendre de cette barricade et aller à vous, je n'ai pas d'armes, je sais seulement que vous êtes mes frères, je suis fort, je suis tranquille, et si l'un de vous me présente la bayonnette, je lui tendrai la main.

Il se tut.

Une voix cria de la barricade opposée Avance à l'ordre.

Alors on le vit descendre lentement, pavé à pavé, de la crête vaguement éclairée de la barricade et s'enfoncer la tête haute dans la rue ténébreuse. De la barricade on le suivit des yeux avec une anxiété inexprimable. Les cœurs ne battaient plus, les bouches ne respiraient plus.

Personne n'essaya de retenir Denis Dussoubs. Chacun sentit qu'il allait où il fallait qu'il allât. Char-


pentier voulu t l'accompagner.- Veux-tu que j'aille avec toi? lui cria-t-il. Dussoubs refusa d'un signe de tête. Dussoubs, seul et grave, s'avança vers la barricade Mauconseil. La nuit était si obscure qu'on le perdit de vue presque tout de suite. On put distinguer, pendant quelques secondes seulement, son attitude intrépide et paisible. Puis il disparut. On ne vit plus rien. Ce fut un moment sinistre. La nuit était noire et muette. On entendait seulement dans cette ombre un pas mesuré et ferme qui s'éloignait.

Au bout d'un certain temps, que personne n'a pu apprécier, tant l'émotion ôtait la pensée aux témoins de cette scène extraordinaire, une lueur apparut dans la barricade des soldats; c'était probablement une lanterne qu'on apportait ou qu'on replaçait. On revit Dussoubs à cette clarté, il était tout près de la barricade, il allait y atteindre, il y marchait les bras ouverts comme le Christ.

Tout à coup le commandement Feu se fit entendre. Une fusillade éclata.

Ils avaient tiré sur Dussoubs à bout portant. Dussoubs tomba.

Puis il se releva et cria Vive la république Une nouvelle balle le frappa, il retomba. Puis on le vit se relever encore une fois, et on l'entendit crier d'une voix forte Je meurs avec la république. Ce fut sa dernière parole.

Ainsi mourut Denis Dussoubs.

Ce n'était pas en vain qu'il avait dit à son frère Ton écharpe y sera.


Il voulut que cette écharpe fit son devoir. Il décréta au fond de sa grande âme que cette écharpe triompherait, soit par la loi, soit par la mort.

C'est-à-dire que, dans le premier cas, elle sauverait le droit, et, dans le second cas, l'honneur. Il put en expirant se dire J'ài réussi.

Des deux triomphes possibles qu'il avait rêvés, le triomphe sombre n'est pas le moins beau.

L'insurgé de l'Élysée crut avoir tué un représentant du peuple, et s'en vanta. L'unique journal publié par le coup d'état sous ces titres divers, Patrie, Cnn~~ Moniteur ~r~~<, etc., annonça le lendemain, vendredi 5; que « l'ex-représentant Dussoubs (Gaston) » avait été tué à la barricade de la rue Neuve-SaintEustache, et qu'il portait « un drapeau rouge à la main ».


IV

LES FAITS DE LA NUIT. LE PASSAGE DU SAUMON

Quand de la barricade du Petit-Carreau on vit Dussoubs tomber, si glorieusement pour les siens, si honteusement pour ses meurtriers, il y eut un instant de stupeur.- Était-ce possible? Était-ce bien là ce qu'on avait devant les yeux? Un tel crime commis par nos soldats? L'horreur était dans les âmes.

Cet instant de surprise dura peu. Vive la république cria la barricade tout d'une voix, et elle riposta au guet-apens par un feu formidable. Le combat commença. Combat forcené du côté du coup d'état, lutte désespérée du côté de la république. Du côté des soldats, une résolution affreuse et froide, l'obéissance passive et féroce, le nombre, les bonnes armes, les chefs absolus, des cartouches plein les gibernes. Du côté du peuple, pas de munitions, le désordre, la fatigue, l'épuisement, pas de discipline, l'indignation pour chef.

Il paraît que, pendant que Dussoubs parlait,


quinze grenadiers, commandés par un sergent nommé Pitrois, avaient réussi à se glisser dans l'obscurité, le long des maisons, et avaient, sans être aperçus ni entendus, pris position assez près de la barricade. Ces quinze hommes se groupèrent tout à coup, la bayonnette en avant, à vingt pas, prêts à escalader. Une décharge les accueillit. Ils reculèrent, laissant quelques cadavres dans le ruisseau. Le chef de bataillon Jeannin cria Finissons-en. Le bataillon qui occupait la barricade Mauconseil parut alors tout entier, les bayonnettes hautes, sur la crête inégale de cette barricade, et de là, sans rompre ses lignes, d'un mouvement brusque, mais réglé et inexorable, s'élança dans la rue. Les quatre compagnies, serrées et comme mêlées et à peine entrevues, semblaient ne plus faire qu'un flot qui se précipitait à grand bruit du haut du barrage.

A la barricade du Petit-Carreau, on observait le mouvement, et l'on avait suspendu le féu. En joue, criait Jeanty Sarre, mais ne tirez pas. Attendez l'ordre.

Chacun s'épaula, les canons des fusils se posèrent entre les pavés prêts à faire feu, et l'on attendit. Le bataillon, une fois sorti de la redoute Mauconseil, se forma rapidement en colonne d'attaque, et un moment après on entendit le bruit intermittent du pas de course. C'était le bataillon qui arrivait. Charpentier, dit Jeanty Sarre, tu as de bons yeux. Sont-ils à mi-chemin?

Oui, dit Charpentier.


Feu! cria Jeanty Sarre.

La barricade fit feu. Toute la rue disparut dans la fumée. Plusieurs soldats tombèrent. On entendit les cris des blessés. Le bataillon criblé de balles s'arrêta et riposta par un feu de peloton.

Sept ou huit combattants, qui dépassaient de la moitié du corps la barricade faite à la hâte et trop basse, furent atteints. Trois furent tués roide. Un tomba, blessé d'une balle au ventre, entre Jeanty Sarre et Charpentier. Il hurlait.

Vite! à l'ambulance, dit Jeanty Sarre.

Où?

Rue du Cadran.

Jeanty Sarre et Charpentier prirent le blessé, l'un par les pieds, l'autre par la tête, et l'emportèrent rue du Cadran par la coupure de la barricade.

Pendant ce temps-là, il y eut un feu de file continu. Plus rien dans la rue que la fumée, les balles sifflant et se croisant, les commandements brefs et répétés, quelques cris plaintifs, et l'éclair des fusils rayant l'obscurité.

Tout à coup une voix forte cria En avant Le bataillon reprit le pas de course et s'abattit sur la barricade.

Alors ce fut horrible. On se battit corps à corps, quatre cents d'un côté, cinquante de l'autre. On se prit au collet, à la gorge, à la bouche, aux cheveux. Il n'y avait plus une cartouche dans la barricade, mais il restait le désespoir. Un ouvrier, percé d'outre en outre, s'arracha du ventre la bayonnette et en


poignarda un soldat. On ne se voyait pas, et l'on se dévorait. C'était un écrasement à tâtons.

La barricade ne tint pas deux minutes. Elle étaitbasse en plusieurs endroits, on s'en souvient. Elle fut enjambée plutôt qu'escaladée. Cela ne fut que plus héroïque. Un des survivants disait à celui qui écrit ces lignes La barricade se défendit très mal, mais les hommes moururent très bien.

Tout cela se passait pendant que Jeanty Sarre et Charpentier portaient le blessé à l'ambulance de la rue du Cadran. Le pansement termi'aé, ils s'en revinrent à la barricade. Ils allaient y arriver quand ils s'entendirent appeler par leurs noms. Une voix faible disait. tout à côté d'eux Jeanty Sarre! Charpentier! Ils se retournèrent et virent un des leurs qui se mourait, les genoux fléchissants et adossé au mur. C'était un combattant qui sortait de la barricade. Il n'avait pu faire que quelques pas dans la rue. Il tenait la main sur la poitrine où il avait reçu une balle à bout portant. Il leur dit d'une voix qui articulait à peine La barricade est prise. Sauvez-vous!

Non, dit Jeanty Sarre, j'ai mon fusil à décharger.

Jeanty Sarre rentra dans la barricade, tira son coup de fusil, et s'en alla.

Rien de plus effroyable que l'intérieur de la barricade prise.

Les républicains accablés par le nombre ne

18 février. Louvain.


résistaient plus. Les officiers criaient Pas de prisonniers Les soldats tuaient ceux qui étaient debout et achevaient ceux qui étaient tombés. Plusieurs attendirent la mort la tête haute. Des mourants se relevaient et criaient Vive la république! Quelques soldats broyaient à coups de talon la face des morts pour qu'on ne les reconnût pas. On voyait étendu parmi les cadavres au milieu de la barricade, les cheveux dans le ruisseau, le presque homonyme de Charpentier, Carpentier, délégué du comité du X" arrondissement, qui avait été tué à la renverse de deux balles dans la poitrine. Une chandelle allumée, que les soldats avaient prise chez le marchand de vin, était posée sur un pavé.

Les soldats s'acharnaient. On eût dit qu'ils se vengeaient. De qui? Un ouvrier nommé Paturel reçut trois balles et dix coups de bayonnette, dont quatre dans la tête. On le crut mort et l'on ne redoubla pas. Il se sentit fouiller. On lui prit dix francs qu'il avait sur lui. Il ne mourut que six jours après, et il a pu raconter les détails qu'on vient de lire. Notons en passant que le nom de Paturel ne se trouve sur aucun des invéntaires de cadavres publiés par M. Bonaparte. Soixante républicains s'étaient enfermés dans cette redoute du Petit-Carreau. Quarante-six s'y firent tuer. Ces hommes étaient venus là, le matin, libres, fiers de combattre et joyeux de mourir. A minuit, c'était fini. Les fourgons de nuit portèrent le lendemain neuf cadavres au cimetière des hospices et trente-sept à Montmartre.


Jeanty Sarre avait miraculeusement échappé, ainsi que Charpentier et un troisième dont on n'a pu retrouver le nom. Ils se glissèrent le long des maisons et arrivèrent au passage du Saumon. Les grilles qui ferment le passage la nuit n'atteignent pas jusqu'au cintre de la porte. Ils les escaladèrent et enjambèrent par-dessus les pointes au risque de s'y déchirer. Jeanty Sarre fit l'escalade le premier; parvenu en haut, une des lances de la grille traversa son pantalon, l'accrocha, et Jeanty Sarre tomba la tête en avant sur le pavé. Il se releva, il n'était qu'étourdi. Les deux autres le suivirent, se laissèrent glisser le long des barreaux, et tous trois se trouvèrent dans le passage. Une lampe qui brillait à l'une des extrémités l'éclairait faiblement. Cependant ils entendaient venir les soldats qui les poursuivaient. Pour s'évader par la rue Montmartre, il fallait escalader les grilles à l'autre bout du passage; ils avaient les mains écorchées, les genoux en sang ils expiraient de fatigue, ils étaient hors d'état de recommencer une telle ascension.

Jeanty Sarre savait où logeait le gardien du passage. Il frappa à son volet et le supplia d'ouvrir. Le gardien refusa.

En ce moment le détachement envoyé à leur poursuite arriva à la grille qu'ils venaient d'escalader. Les soldats, entendant du bruit dans le passage, passèrent les canons de leurs fusils à travers les barreaux. Jeanty Sarre s'adossa au mur, derrière une de ces colonnes engagée's qui décorent le passage mais.la colonne était fort mince et il n'était couvert qu'à demi. Les soldats


tirèrent, la fumée emplit le passage. Quand elle se ,dissipa, Jeanty Sarre vit Charpentier étendu sur les dalles, la face contre terre. Il avait une balle au cœur. Leur autre compagnon gisait à quelques pas de lui, frappé mortellement.

Les soldats n'escaladèrent pas la grille mais ils y mirent une sentinelle. Jeanty Sarre les entendit qui s'en allaient par la rue Mandar. Ils allaient revenir sans doute.

Aucun moyen dé fuir. Il tâta successivement toutes les portes autour de lui. Une s'ouvrit enfin. Cela lui fit l'effet d'un miracle. Qui donc avait oublié de fermer cette porte? La providence sans doute. Il se blottit derrière, et il resta là plus d'une heure debout, immobile, ne respirant pas.

Il n'entendait plus aucun bruit; il se hasarda à sortir. Il n'y avait plus de sentinelle. Le détachement avait rejoint le bataillon.

Un de ses amis anciens, un homme auquel il avait rendu de ces services qu'on n'oublie pas, demeurait précisément dans le passage du Saumon. Jeanty Sarre chercha le numéro, éveilla le portier, lui dit le nom de son ami, se fit ouvrir, monta l'escalier et frappa à la porte. La porte s'ouvrit, l'ami parut, en chemise, une chandelle à la main. Il reconnut Jeanty Sarre et s'écria

C'est toi! Comme te voilà fait! D'où viens-tu? De quelque émeute? de quelque folie? Et tu viens nous compromettre tous ici? nous faire égorger? nous faire fusiller? Ah ça! qu'est-ce que tu veux de moi?


Que tu me donnes un coup de brosse, dit Jeanty Sarre.

L'ami prit une brosse, et le brossa, et Jeanty Sarre s'en alla.

De l'escalier, en redescendant, Jeanty Sarre cria à son ami merci

C'est là un genre d'hospitalité que nous avons retrouvé depuis, en Belgique, en Suisse, et même en Angleterre.

Le lendemain, quand on releva les cadavres, on trouva sur Charpentier un carnet et un crayon, et sur Denis Dussoubs une lettre. Lettre à une femme. Cela aime, ces cœurs stoïques.

Le I'" décembre, Denis Dussoubs commençait cette lettre. Il ne l'a pas achevée. La voici

« .Ma chère Marie,

« Avez-vous éprouvé ce doux mal d'avoir le regret de ce qui vous regrette? Pour moi, depuis que je vous ai quittée, je n'ai. pas eu d'autre peine que de penser à vous. Ma peine elle-même avait quelque chose de doux et de tendre, et, quoique j'en fusse troublé, j'étais heureux cependant de ressentir au fond de mon cœur combien je vous aimais par'le regret que vous me coûtiez. Pourquoi sommes-nous séparés? Pourquoi ai-je été forcé de vous fuir? Nous étions si heureux pourtant! Lorsque je songe à nos petites soirées si pleines d'abandon, à nos gais entretiens de campagne avec vos sœurs, je me sens pris d'un amer regret N'est-ce pas que nous nous aimions bien, mon amie?


Nous n'avions pas de secret les uns pour les autres parce que nous n'avions pas le besoin d'en avoir, et de nos lèvres sortait la pensée de nos cœurs sans que nous songeassions à en rien retenir.

« Dieu nous a ravi tous ces biens, mais rien ne me consolera de les avoir perdus ne déplorez-vous pas comme moi les maux de l'absence?

« Combien peu souvent nous voyons ceux que nous aimons! Les circonstances nous éloignent d'eux et notre âme tourmentée et attirée en dehors .de nous vit dans un perpétuel déchirement. J'éprouve ce mal de l'absence. Je me transporte dans les lieux où vous êtes, je suis des yeux votre travail, ou j'écoute vos paroles, assis auprès de vous et cherchant à deviner le mot que vous allez dire vos sœurs cousent à nos côtés. Songes vains. illusions d'un moment. Ma main cherche votre main; ou êtes-vous, ma bien-aimée?

« Ma vie est un exil. Loin de ceux que j'aime et dont je suis aimé, mon cœur les appelle et se consume dans ses regrets. Non, je n'aime pas les grandes-villes et leur bruit, villes peuplées d'étrangers, où personne ne vous connaît et où vous ne connaissez personne, où chacun se heurte et se coudoie sans échanger jamais un sourire. Mais j'aime nos campagnes tranquilles, la paix du foyer et la voix des amis qui vous caresse. Jusqu'à présent, j'ai toujours vécu en contrâdiction avec ma nature mon sang bouillant, ma nature ennemie de l'injustice, le spectacle de misères imméritées m'ont jeté dans une lutte dont je ne prévois pas l'issue, lutte dans laquelle je veux rester sans peur et


sans reproche jusqu'à la fin, mais qui me brise chaque jour et consume ma vie.

« Je vous dis à vous, mon amie bien-aimée, les secrètes misères de mon cœur non, je n'ai pas à rougir de ce que ma main vient d'écrire, mais mon cœur est malade et souffrant et je te le dis-à toi. Je souffre. Je voudrais effacer ces lignes, mais pourquoi ? Pourraient-elles vous offenser? et que contiennent-elles de blessant pour mon amie? Ne connais-je pas votre affection et ne sais-je pas que vous m'aimez? Oui, vous ne m'avez pas trompé, je n'ai pas embrassé une bouche menteuse lorsque assise sur mes genoux je m'endormais au charme de vos paroles, je vous ai crue. Je voudrais me rattacher à une barre de fer brûlant l'ennui me ronge et me dévore. J'éprouve comme une fureur de ressaisir la vie. Est-ce Paris qui me produit cet effet? Je voudrais toujours être aux lieux où je ne suis pas. Je vis ici dans une complète solitude. Je vous crois, Marie.

a Le carnet de Charpentier ne contenait rien que ce vers qu'il avait écrit dans l'obscurité au pied de la barricade pendant. que Denis Dussoubs parlait Admonet et magna testatur voce per umbras.

HISTOtM. III.


Yvan avait revu Conneau. Il nous confirma le détail précisé dans le billet d'Alexandre Dumas à Bocage. Avec le fait nous eûmes les noms. Le 3 décembre, chez M. Abbatucci, rue Caumartin, n° 31, en présence du docteur Conneau et de Piétri, un corse, né à Vezzani, nommé Jacques-François Criscelli homme attaché au service personnel et secret de Louis Bonaparte, avait reçu de la bouche de Piétri l'offre de vingt-cinq mille francs « pour prendre ou tuer Victor Hugo». Il avait accepté, et dit C'est bon, s je suis seul. Mais si nous sommes deux?.

Piétri avait répondu

Ce sera cinquante mille francs.

Cette communication, accompagnée de prières instantes, m'avait été faite par Yvan, rue Monthabor, pendant que nous étions encore chez Dupont White. C'est ce même Criscelli qui, plus tard, à Vaugirard, rue de Trancy, tua, par mission spéciale du préfet de police, un nommé Kelch, soupçonné de tramer l'assassinat de l'empereur ».

AUTRES CHOSES NOIRES

v


Cela dit, je continue le récit.

Le massacre du A ne produisit tout son effet que le lendemain, 5 l'impulsion donnée par nous à la résistance dura encore quelques heures, et, à la nuit tombante, dans le pâté de maisons compris de la rue du Petit-Carreau à la rue du Temple, on se battit. Les barricades Pagevin, Neuve-Saint-Eustache, Montorgueil, Rambuteau, Beaubourg, Transnonain, furent vaillantes il y eut là un enchevêtrement de rues et de carrefours impénétrable, barricadé par le peuple, cerné par l'armée.

L'assaut fut inexorable et acharné.

La barricade de la rue Montorgueil fut une de celles qui tinrent le plus longtemps. Il fallut un bataillon et du canon pour l'emporter. Au dernier moment, elle n'était plus défendue que par trois hommes, deux commis de magasin et un limonadier d'une rue voisine. Quand l'assaut fut donné, la nuit était épaisse, les trois combattants s'échappèrent. Mais ils étaient cernés. Pas d'issue. Pas une porte ouverte. Ils escaladèrent la grille du passage Verdeau, comme Jeanty Sarre et Charpentier passage du Saumon, sautèrent par-dessus et s'enfuirent dans le passage. Mais l'autre grille était fermée, et, comme à Jeanty Sarre et à Charpentier, le temps leur manquait pour l'escalader. D'ailleurs ils entendaient les soldats venir des deux côtés. Il y avait dans un recoin à l'entrée du passage quelques planches qui servaient à la fermeture d'une échoppe et que l'échoppier avait l'habitude de déposer là. Ils se blottirent sous ces planches.


Les soldats qui avaient pris la barricade, après avoir fouillé les rues, songèrent à fouiller le passage. Ils escaladèrent les grilles, eux aussi, cherchèrent partout avec des lanternes, et ne trouvèrent rien. Ils s'en allaient, quand l'un d'eux aperçut sous les planches le pied d'un des trois malheureux qui dépassait le bord. On les tua tous trois sur place à coups de bayonnettes.

Ils criaient Tuez-nous tout de suite! Fusilleznous Ne nous faites pas languir.

Les marchands des boutiques voisines entendaient ces cris, mais n'osaient ouvrir leurs portes ni leurs fenêtres, de peur, disait l'un d'eux le lendemain, qu'on ne leur en fit autant.

L'exécution terminée, les bourreaux laissèrent les trois victimes gisantes dans une mare de sang sur le pavé du passage. L'un de ces malheureux n'expira que le lendemain à huit heures du matin..

Personne n'avait osé demander grâce; personne n'osa porter secours. On le laissa mourir là. Un des combattants de la barricade de la rue Beaubourg eut moins de malheur.

On le poursuivait. Il se jeta dans un escalier, gagna un toit, et de là un couloir qui se trouva être le corridor d'en haut d'un hôtel garni. Une clef était à une porte. Il ouvrit hardiment et se trouva face à face avec un homme qui allait se coucher. C'était un voyageur fatigué qui était arrivé le soir même à cet hôtel. Le fugitif dit au voyageur Je suis perdu, sauvez-moi! et lui expliqua la chose en trois mots. Le voyageur lui


dit Déshabillez-vous et couchez-vous dans mon lit. Puis il alluma un cigare et se mit à fumer paisiblement. Comme l'homme -de la barricade venait de se coucher, on frappa à la porte. C'étaient les soldats qui fouillaient la maison. Aux questions qu'ils lui firent, le voyageur montra le lit et dit Nous ne sommes que deux ici. Nous sommes arrivés tantôt. Je fume mon cigare, et mon frère dort. Le garçon d'hôtel, questionné, confirma les dires du voyageur, les soldats s'en allèrent, et personne ne fut fusillé.

Disons-le, les soldats victorieux tuèrent moins que la veille. On ne massacra pas tout dans les barricades prises. L'ordre avait été donné ce jour-là de faire des prisonniers. On put croire même à une certaine humanité. Qu'était cette humanité? Nous l'allons voir. A onze heures du soir, tout était fini.

On arrêta tous ceux qu'on trouva dans les rues cernées, combattants ou non, on fit ouvrir les cabarets et les cafés, on fouilla force maisons on prit tous- les hommes qu'on y trouva, ne laissant que les femmes et les enfants. Deux régiments formés en carré emmenèrent pêle-mêle tous ces prisonniers. On les conduisit aux Tuileries, et on les enferma dans la vaste cave située sous la terrasse du bord de l'eau.

En entrant dans cette cave, les prisonniers se sentirent rassurés. Ils se rappelèrent qu'en juin d8~8 les irisurgés avaient été renfermés là en grand nombre et plus tard transportés. Ils se dirent qu'eux aussi, sans doute, ils seraient transportés ou traduits devant les conseils dé guerre, et qu'ils avaient du temps devant eux.


Ils avaient soif. Beaucoup d'entre eux se battaient depuis le matin, et rien ne rend la bouche aride comme de déchirer des cartouches. Ils demandèrent à boire. On leur apporta trois cruches d'eau. Une sorte de sécurité leur vint tout à coup. Il y avait parmi eux d'anciens transportés de juin qui avaient déjà été dans cette cave et qui leur dirent En juin on n'a pas eu tant d'humanité. On nous a laissés trois jours et trois nuits sans boire ni manger.

Quelques-uns s'enveloppèrent dans leurs paletots ou leurs cabans, se couchèrent et s'endormirent. A une heure après minuit un grand bruit se fit au dehors, des soldats portant des torches parurent dans les caves, les prisonniers qui dormaient se réveillèrent en sursaut, un officier leur cria de se lever.

On les fit sortir pêle-mêle comme ils étaient entrés. A mesure qu'ils sortaient, on les accouplait deux par deux au hasard, et un sergent les comptait à haute voix. On ne leur demandait ni leurs noms, ni leurs professions, ni leurs familles, ni qui ils étaient, ni d'où ils venaient; on se contentait du chiffre. Le chiffre suffisait pour ce qu'on allait faire.

On en compta ainsi trois cent trente-sept. Une fois comptés, on les fit ranger en colonne serrée, toujours deux par deux et se tenant par le bras. Ils n'étaient pas liés, mais des deux côtés de la colonne, à droite et à gauche, ils avaient trois files de soldats emboîtant le pas, et fusils chargés, un bataillon en tête, un bataillon en queue. Ils se mirent en marche serrés et enveloppés par cet encadrement mouvant de bayonnettes.


Au moment oti la colonne s'ébranla, un jeune étudiant en droit, un blond et pâle alsacien de vingt ans, qui était dans leurs rangs, demanda à un capitaine qui marchait près de lui l'épée nue

Où allons-nous?

L'officier ne répondit pas.

Sortis des Tuileries, ils tournèrent à droite et suivirent le quai jusqu'au pont de la Concorde. Ils traversèrent le pont de la Concorde et prirent encore à droite. Ils passèrent ainsi devant l'esplanade des Invalides et atteignirent le quai désert du Gros-Caillou. Ils étaient, nous venons de le dire, trois cent trentesept, et, comme ils allaient deux par deux, il y en avait un, le dernier, qui marchait seul. C'était un des plus hardis combattants de la rue Pagevin, ami de Lecomte minor. Le hasard fit que le sergent qui était placé en serre-file à côté de lui était « son pays ». En passant devant un réverbère ils se reconnurent. Ils échangèrent rapidement quelques paroles à voix basse. Où allons-nous? dit le prisonnier.

A l'École militaire, répondit le sergent. Et il ajouta Ah mon pauvre garçon

Puis il se tint à distance du prisonnier.

Comme la colonne finissait là, il y avait un certain intervalle entre le dernier rang des soldats qui faisaient la haie et le premier rang du peloton qui fermait le cortége.

Comme ils arrivaient à ce boulevard désert du Gros-Caillou dont nous venons de parler, le sergent se rapprocha.vivement du prisonnier et lui dit vite et bas


On n'y voit pas clair. C'est un endroit noir. A gauche il y a des arbres: Gagne au large!

Mais, dit le prisonnier, on va tirer sur moi. On te manquera.

Mais si l'on me tue?

Ce ne sera pas pire que ce qui t'attend.

Le prisonnier comprit, serra la main du'sergent, et, profitant de l'intervalle entre la haie et l'arrièregarde, d'un bond il-se jeta hors de-la colonne et se perdit dans l'obscurité sous les arbres.

Un qui se sauve! cria l'officier qui commandait le dernier peloton. Halte Feu

La colonne s'arrêta. Le peloton d'arrière-garde fit feu au hasard dans la direction que le fuyard avait prise, et, comme le sergent l'avait prévu, le manqua. En quelques instants l'évadé avait atteint les rues qui avoisinent la manufacture des tabacs et s'y était enfoncé. On ne le poursuivit pas. On avait une besogne plus pressée.

Et d'ailleurs, le débandage eût pu se mettre dans les rangs, et pour en reprendre un on risquait de faire échapper les trois cent trente-six.

La colonne continua son chemin. Arrivés au pont d'Iéna, on tourna à gauche, et l'on entra dans le Champ de Mars. Là on les fusilla tous.

Ces trois cent trente-six cadavres furent du nombre de ceux qu'on porta au cimetière Montmartre, et qu'on y enterra la tête dehors.

De cette façon leurs familles purent les reconnaître. On sut.qui ils étaient, après les avoir tués.


Il y avait dans ces trois cent trente-six victimes beaucoup de combattants des barricades des rues Pagevin et Rambuteau, de la rue Neuve-Saint-Eustache et de la porte Saint-Denis. Il y avait aussi une centaine de passants qu'on avait pris là parce qu'ils y étaient et sans savoir pourquoi.

Au reste, disons-le tout de suite, les exécutions en masse, à partir du 3, se renouvelèrent presque toutes les nuits. C'était parfois au Champ de Mars, parfois à la préfecture de police, quelquefois dans les deux endroits à la. fois.

Quand les prisons étaient pleines, M. de Maupas disait: Fusillez! Les fusillades de la préfecture se faisaient tantôt dans la cour, tantôt rue de Jérusalem. Les malheureux qu'on fusillait étaien t adossés au mur qui porte les affiches de spectacle. On avait choisi cet endroit parce qu'il touche à l'égout et que le sang y coulait tout de suite, et laissait moins de traces. Le vendredi 5, on fusilla près de cet égout de la rue de Jérusalem cent cinquante.-prisonniers. Quelqu'un* me disait Le lendemain matin, j'ai passé là, on m'a montré l'endroit, j'ai fouillé entre les pavés avec la pointe de ma botte et j'ai remué la boue. J'ai trouvé le sang.

Ce mot est toute l'histoire du coup d'état et sera toute l'histoire de Louis Bonaparte. Remuez cette boue, vous trouverez le sang.

Que ceci donc soit acquis à l'histoire

Le marquis Sarrazin de Montferrier, parent de mon frère aîné. Je puis le nommer aujourd'hui.


Le massacre du boulevard eut ce prolongement infâme, les exécutions secrètes. Le coup d'état, après avoir été sauvage, redevint mystérieux. Il passa du meurtre effronté en plein jour au meurtre masqué, la. nuit.

Les témoignages abondent.

Esquiros, caché au Gros-Caillou, entendait toutes les nuits les fusillades du Champ de Mars.

Chambolle, à Mazas, la deuxième nuit de son arrivée, entendit, de minuit à cinq heures du matin, de telles décharges qu'il crut la prison attaquée. Comme Montferrier, Desmoulins constata le sang entre les pavés dans la rue de Jérusalem.

Le lieutenant-colonel Caillaud, de l'ancienne garde républicaine, passe sur le Pont-Neuf, il voit des sergents de ville, le mousqueton'à l'épaule, viser les passants il leur dit Vous déshonorez l'uniforme. On l'arrête. On le fouille. Un sergent de ville lui dit Si nous trouvons une cartouche sur vous, nous vous fusillons. On ne trouve rien. On le mène à la préfecture de police, on l'enferme au dépôt. Le directeur du dépôt vient et lui dit Colonel, je vous connais bien. Ne vous plaignez pas d'être ici. Vous êtes confié à ma garde. Félicitez-vous-en. Voyez-vous, je suis de la maison, je vais et je viens, je vois, j'entends, je sais ce qui se passe, je sais ce qui se dit, je devine ce qui ne se dit pas. J'entends de certains bruits la nuit, je vois de certaines traces le matin. Moi, je ne suis pas méchant. Je vous garde, je vous escamote. Dans ce moment-ci, soyez content d'être avec


moi. Si vous n'étiez pas ici, vous seriez sous terre. Un ancien magistrat, le beau-frère du général Le Flô, cause, sur le pont de la Concorde, devant le perron de la Chambre, avec des officiers; des gens de police l'accostent Vous embauchez l'armée. Il se récrie, on le jette dans un fiacre et on le mène à la préfecture de police. Au moment d'arriver, il voit passer sur le quai un homme en blouse et en casquette, jeune, poussé à coups de crosse'par trois gardes municipaux. A la coupure du parapet, un garde lui crie Entre là. L'homme entre. Deux gardes le fusillent dans le dos. il tombe. Le troisième garde l'achève d'un coup de fusil dans l'oreille.

Le 13, les massacres n'étaient pas encore unis.. Le matin de ce jour-là, au crépuscule,un passant solitaire qui longeait la rue Saint-Honoré vit cheminer entre deux haies de cavaliers trois fourgons pesamment chargés. On pouvait suivre ces fourgons à la trace du sang qui en tombait. Ils venaient du Champ de Mars et allaient au cimetière Montmartre. Ils étaient pleins de cadavres.


Vt

LA COMMISSION CONSULTATIVE

Tout danger étant passé, tout scrupule disparut. Les gens prudents et sages purent avouer le coup d'état, on se laissa afficher.

Voici l'amené

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Président de la République,

Voulant jusqu'à la réorganisation du Corps législatif et du conseil d'état s'entourer d'hommes qui jouissent à juste titre de l'estime et de la confiance du pays, A formé une commission consultative composée de MM.

Abbatucci, ancien conseiller à la cour de cassation (du Loiret).

Le général Achard (de la Moselle).

André (Ernest) (de la Seine).


André (de la Charente).

D'Argout, gouverneur de la Banque, ancien ministre.

Le général Arrighi de Padoue (de la Corse). Le général de Bar (de la Seine).'

Le général Baraguey d'Hilliers (du Doubs). Barbaroux, ancien procureur .général (de la Réunion).

Baroche, ancien ministre de l'intérieur et des affaires étrangères, vice-président de la commission (de la Charente-Inférieure).

Barrot (Ferdinand), ancien ministre (de la Seine). Barthe, ancien ministre, premier président de la cour des comptes.

Bataille (de la Haute-Vienne).

Bavoux (Évariste) (de Seine-et-Marne).

De Beaumont (de la Somme).

Bérard (de Lot-et-Garonne).

Berger,, préfet de la Seine (du Puy-de-Dôme). Bertrand (de l'Yonne)..

Bidault (du Cher).

Bigrel (des Côtes-du-Nord).

Billault, avocat.

Bineau, ancien ministre (de Maine-et-Loire). Boinvilliers, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats (de la Seine).

Bonjean, avocat général à la cour de cassation (de la Drôme).

Boulatignier.

Bourbousson (du Vaucluse).


Bréhier (de la Manche).

De Cambacérès (Hubert).

De Cambacérès (de l'Aisne).

Carlier, ancien préfet de police.

De Casabianca, ancien ministre (de la Corse). Le général de Castellane, commandant supérieur à Lyon.

De Caulaincourt (du Calvados).

Le vice-amiral Cécile (de la Seine-Inférieure). Chadenet (de la Meuse).

Charlemagne (de l'Indre).

Chassaigne-Goyon (du Puy-de-Dôme).

Le général de Chasseloup-Laubat (Seine-Inférieure). Prosper de Chasseloup-Laubat (Charente-Inférieure).

Chaix d'Est-Ange, avocat à Paris (de la Marne). De Chazeilles, maire de Clermont-Ferrand (du Puyde-Dôme).

Collas (de la Gironde).

De Crouseilhes, ancien conseiller à la cour de cassation, ancien ministre (des Basses-Pyrénées). Curial (de l'Orne).

De Cuverville (des Côtes-du-Nord).

Dabeaux (de la Haute-Garonne).

Dariste (des Basses-Pyrénées).

Daviel, ancien ministre.

Delacoste, ancien commissaire général du Rhône. Delajus (de la Charente-Inférieure).

Delavau (de l'Indre).

Deltheil (du Lot).


Denjoy (de la Gironde).

Desjobert (de la Seine-Inférieure).

Desmaroux (de l'Allier).

Drouyn de Lhuys, ancien ministre (de Seine-etMarne).

Théodore Ducos,. ministre de la marine et des colonies (de la Seine).

Dumas (de l'Institut), ancien ministre (du Nord). Charles Dupin, de l'Institut (de la Seine-Inférieure). Le général Durrieu (des Landes).

Maurice Duval, ancien préfet.

Eschassériaux (de la Charente-Inférieure). Le maréchal Excelmans, grand chancelier de la Légion d'honneur.

Ferdinand Favre (de la Loire-Inférieure).

Le général de Flahaut, ancien ambassadeur. Fortoul, ministre de l'instruction publique (des Basses-Alpes).

Achille Fould, ministre des finances (de la Seine). De Fourment (de la Somme).

Fouquier d'Hérouël (de l'Aisne).

Fremy (de l'Yonne).

Furtado (de la Seine).

Gasc (de la Haute-Garonne).

Gasionde (de la Manche).

De Gasparin, ancien ministre.

Ernest de Girardin (de la Charente).

Augustin Giraud (de Maine-et-Loire).

Charles Giraud, de l'Institut, membre du conseil de l'instruction publique, ancien ministre.


Godelle (de l'Aisne).

Goulhot de Saint-Germain (de la Manche).

Le général de Grammont (de la Loire).

De Grammont (de la Haute-Saône).

De Greslan (de la Réunion).

Le général de Grouchy (de la Gironde).

Hallez Claparède (du Bas-Rhin).

Le général d'Hautpoul, ancien ministre (de l'Aude). Hébert (de l'Aisne).

De Heeck eren (du Haut-Rhin).

D'Hérembault (du Pas-de-Calais).

Hermann.

Heurtier (de la Loire).

Le général Hussoh (de l'Aube).

Janvier.(de Tarn-et-Garonne).

Lacaze (des Hautes-Pyrénées).

Lacrosse, ancien ministre (du Finistère).

Ladoucette (de la Moselle).

Frédéric de Lagrange (du Gers).

De Lagrange (de la Gironde).

Le général de La Hitte, ancien ministre.

Delangle, ancien procureur général.

Lanquetin, président de la commission municipale.

De La Riboissière (d'Ille-et-Vilaine).

Le général Lawœstine.

Lebeuf (de Seine-et-Marne).

Le général Lebreton (de l'Eure-et-Loir).

Le Comte (de l'Yonne).

Le Conte (des Côtes-du-Nord).


Lefebvre-Duruné,~ ministre du commerce (de l'Eure).

Lélut (de la Haute-Saône).

Lemarois (de la Manche).

Lemercier (de la Charente).

Lequien (du Pas-de-Calais). r

Lestiboudois(duNord).

Levavasseur (de la Seine-Inférieure).

Le Verrier (de la Manche).

Lezay de Marnésia (de Loir-et-Cher).

Le général Magnan, commandant en chef de l'armée de Paris.

Magne, ministre des travaux publics (de la Dor-dogne).

Edmond Maigne (de laDordogne).

Marchant (du Nord).

Mathieu Bodet, avocat à la cour de cassation. De Maupas, préfet de police.

De Mérode (du Nord).

Mesnard, président de chambre à la cour de cassa-tion.

Meynadier, ancien préfet (de la Lozère).

De Montalembert (du Doubs).

De Morny (du Puy-de-Dôme).

De Mortemart (de la Seine-Inférieure).

De Mouchy (de l'Oise).

De Moustiers (du Doubs).

Lucien Murat (du Lot).

Le général d'Ornano (d'Indre-et-Loire).

Pepin Lehalleur (de Seine-et-Marne).

HISTOIRE. IH. 13


Joseph Périer, régent de la Banque.

De Persigny (du Nord).

Pichon, maire d'Arras (du Pas-de-Calais).

Portalis, premier président à la cour de cassation. Pongérard, maire de Rennes (d'Ille-et-Vilaine), Le général de Préval.

De Rancé (de l'Algérie)

Le général Randon, ancien ministre, gouverneur général de l'Algérie.

Le général Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, ;ancien ministre (de la Charente-Inférieure).

Renouard de Bussière (du Bas-Rhin).

Renouard (de la Lozère). Le général Rogé.

Rouher, garde des sceaux, ministre de la justice (du Puy-de-Dôme). 1

De Royer, ancien ministre, procureur général à la cour d'appel de Paris.

Le général de Saint-Arnaud, ministre de la guerre. De Saint-Arnaud, avocat à la cour d'appel de Paris. De Salis (de la Moselle).

Sapey (de l'Isère).

Schneider, ancien ministre.

De Ségur d'Aguesseau (des Hautes-Pyrénées). Seydoux (du Nord).

Amédée Thayer.

Thieullen (des Côtes-du-Nord).

De Thorigny, ancien ministre:

Toupot de Bévaux (de la Haute-Marne).

Tourangin, ancien préfet.


Troplong, premier président de la cour d'appel. De Turgot, ministre des affaires étrangères. Vaillant, maréchal de France.

Vaïsse, ancien ministre (du Nord).

De Vandeul (deJa Hante-Marne).

Le général Vast-Vimeux (de la Charente-Inférieure). Vauchelle, maire de Versailles.

Viard(delaMeurthe).

'Vieillard (de la Manche).

Vuillefroy.

Vuitry, sous-secrétaire d'état au ministère des finànces.

De Wagram.

Z.?~ ~e /~M~~M~

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

Le ministre de /M~

DE MORNY.

On retrouve dans cette, liste le nom de Bourbousson.

Il eût été fâcheux que ce nom se perdit.

En même temps que cette affiche parut la protestation de M. Daru., ainsi conçue

« J'adhère aux actes faits par l'Assemblée nationale à la mairie du X" arrondissement le 2 décembre 1851, et auxquels j'ai été empêché, par la violence, de participer.

« DARU. ? »


Quelques-uns de ces membres de la commission consultative sortaient de Mazas ou du mont Valérien. Ils avaient été en cellule vingt-quatre heures, puis relâchés.

On voit que ces législateurs gardèrent peu rancune à l'homme qui leur avait fait subir cette désagréable dégustation de la loi.

Plusieurs des personnages insérés dans cette collection n'avaient d'autre renommée que le bruit que faisaient leurs dettes, criant autour d'eux. Tel avait fait deux fois banqueroute; mais on ajoutait cette circonstance atténuante j~M sous ~<m ?ï<MM. Tel autre, qui était d'une compagnie lettrée ou savante, passait pour vendre sa voix. Tel autre, joli, élégant, à la mode, brossé, verni, doré, brodé, entretenu par une femme, vivait dans une espèce de saleté d'âme.

Ces gens-là adhéraient sans trop d'hésitation à l'acte qui sauvait la société. ·

Quelques autres, parmi ceux qui composent cette mosaïque, n'avaient aucune passion politique et ne consentirent à figurer sur cette liste qu'afin de garder leurs places et leurs traitements ils furent sous l'empire ce qu'ils étaient avant l'empire, des neutres et ils continuèrent, pendant les dix-neuf années du règne, à exercer leurs fonctions militaires, judiciaires ou administratives, innocemment, entourés de la juste considération due aux imbéciles inoffensifs.

D'autres étaient réellement des hommes politiques, de la docte école qui commence à Guizot et ne finit pas à Parieu, graves médecins de l'ordre social qui


rassurentle bourgeois effaré et qui conservent les choses mortes

Perdrai-je )'œi)? lui dit messer Pancrace.

Non, mon ami, je le tiens dans ma main.

Il y avait, dans ce quasi-conseil d'état, bon nombre d'hommes de police, genre alors estimé, Carlier, Piétri, Maupas, etc.

Peu après le 2 -décembre, sous le nom de commissions mixtes, la police se substitua à la justice, rendit des arrêts, prononça des condamnations, viola judiciairement toutes les lois, sans que la magistrature régulière fit le moindre obstacle à cette magistrature incorrecte la justice laissa faire la police, avec le regard. satisfait .d'un attelage relayé.

Quelques-uns des hommes inscrits sur la liste de cette commission refusèrent Léon Faucher, Goulard, Mortemart, Frédéric Granièr, Marchand, Maillard, Paravey, Beugnot. Les journaux reçurent l'ordre de ne point publier ces refus.

M. Beugnot mit sur sa carte /.e comte Beugnot, qui n'est pas de la commission consultative.M. Joseph Périer s'en alla de coin de rue en coin de rue, un crayon à la main, raturant son nom sur les affiches et disant 7e reprends mon nom OM je le retrouve. Le général Baraguey d'Hilliers ne refusa pas. Brave soldat pourtant; il avait perdu un bras dans la guerre de Russie. Il a été plus tard maréchal de France; il


eût mérité de ne pas l'être par Louis Bonaparte. Il ne semblait pas qu'il dût finir ainsi. Dans les derniers jours de novembre, le général Baraguay d'Ililliers, assis dans un grand fauteuil devant la haute cheminée de la salle des conférences de l'Assemblée nationale, se chauffait; quelqu'un, un de ses collègues, celui qui écrit ces lignes, vint s'asseoir près de lui, de l'autre côté de la cheminée. Ils ne se parlèrent pas, étant, l'un de la droite, l'autre de la gauche; mais M. Piscatory entra, il était un peu de la droite et un peu de la gauche. Il interpella Baragùay d'Hilliers. Eh bien, général, savez-vous ce qu'on dit?

Quoi?

Que le président va un de ces jours nous fermer la. porte au nez.

Le général Baraguay d'Hilliers répondit, et j'entendis la réponse

Si monsieur Bonaparte nous ferme la porte de l'Assemblée, la /Ymc<? nous la rouvrira il deux battants. Louis Bonaparte eut un moment l'idée d'intituler cette commission, Commission exécutive. ~Von~ lui dit Morny, c'est leur supposer du courage. Ils voudront bien être souteneurs; ils ne voudront pas être proscripteurs.

Le général Ruihière fut destitué pour avoir blâmé l'obéissance passive de l'armée.

Délivrons-nous tout de suite d'un détail. Quelques jours après le A décembre, Emmanuel Arago rencontra, faubourg Saint-Honoré, M. Dupin qui remontait la rue.


Tiens, dit Arago, est-ce que vous allez à l'Élysée ?

M. Dupin répondit -/6 Me vais jamais au b. Ilyalla.

M. Dupin, on s'en souvient, fut nommé procureur général près la cour de cassation.


En regard de la liste des adhérents, il convient de -placer la liste des proscrits. De cette façon on peut voir d'un coup d'œil les deux versants du coup d'état. DÉCRET.

ARTICLE pREMtER. –~Sont expulsés du territoire fran'çais, de celui de l'Algérie et de celui des colonies, pour 'cause de sûreté générale, les anciens représentants à l'Assemblée dont les noms suivent

Edmond Valentin.

Paul Racouchot.

Âgricol Perdiguier.

Eugène Cholat.

Louis Latrade.

Michel Renaud.

Joseph Benoist (du Rhône). Joseph Burgard.

vn

L'AUTRE LISTE


Jean Colfavru.

Joseph Faure (du Rhône). Pierre-Charles Gambon. Charles Lagrange.

Martin Nadaud.

Barthélemy Terrier.

Victor Hugo.

Cassai.

Signard.

Vignier.

Charrassin.

Bandsept.

Savoye.

Joly.

Combier.

Boysset.

Duché.

Ennery.

Guilgot.

Hochstuhl.

Michot Boutet.

Baune.

Bertholon.

Schœlcher.

De Flotte.

Joigneaux.

Laboulaye.

Bruys.

Esquiros.

Madier de Montjau.


Noël Parfait.

Emile Péan.

Pelletier.

Raspail.

Théodore Bac.

Bancel.

Belin (Drôme).

Besse.

Bourzat.

Brive.

Chavoix.

Clément Dulac.

Dupont (de Bussac).

Gaston Dussoubs.

Guiter.

Lafon.

Lamarque.

Pierre Lefranc.

Jules Leroux.

Francisque Maigne.

Malardier.

Mathieu (de la Drôme). Millotte.

RoseIli-Mollet.

Charras.

Saint-Ferréol.

Sommier.

Testelin (Nord).

ART. 2. Dans le cas ou, contrairement au présent


décret, l'un des individus désignes en l'article 1" rentrerait sur les territoires qui lui sont interdits, il pourra être déporté, par mesure de sûreté générale. Fait au palais des Tuileries, le conseil des ministres entendu, le 9 janvier 1852.

LOUIS BONAPARTE.

Le M!KM<)'e de l'intérieur,

DE MORNY.

Il y eut en outre une liste d'o~n~ où figuraient. Edgar Quinet, Victor Chauffeur, le général Laidet, Pascal Duprat, Versigny, Antony Thouret, Thiers, Girardin, et Rémusat. Quatre représentants, Mathé, Greppo, Marc-Dufraisse et Richardet, furent ajoutés à la liste des ca~M~. Le représentant Miot fut réservé aux tortures des casemates d'Afrique. Ainsi, en dehors des massacres, la victoire du coup d'état se solda parces chiffres quatrevingt-huit représentants proscrits, un tué.

Je déjeunais habituellement à Bruxelles dans un café appelé le café des Mille-Colonnes et que fréquentaient les proscrits. Le 10 janvier, j'avais invité à déjeuner Michel de Bourges, et nous étions assis à la même table. Le garçon m'apporta le ~fo?ï!M/' /hmc~ j'y jetai un coup d'œil.

Ah! dis-je, c'est la liste de proscription. Je la parcourus du regard, et je dis à Michel de Bourges


J'ai & vous annoncer une mauvaise nouvelle. Michel de Bourges devint pâle. J'ajoutai Vous M'e~ pas sur liste. Son visage rayonna.

Michel de Bourges, si vaillant devant la mort, était faible devant l'exil.


VIII

DAVID D'ANGERS

Brutalités et férocités mêlées. Le grand statuaire David d'Angers fut arrêté chez lui, rue d'Assas, n" 16 le commissaire de police, en entrant, lui demanda Avez-vous des armes chez vous ?

Oui, dit David. Pour me défendre. Et il ajouta

Si j'avais affaire à des gens civilisés.

Ou sont ces armes ? reprit le commissaire. Voyons-les.

David lui montra son'atelier plein de chefs-d'œuvre. On le mit dans un fiacre, et on le conduisit au dépôt de la préfecture de police.

Il y a là place pour cent vingt détenus. Ils étaient sept cents. David était, lui douzième, dans un cachot pour deux. Pas de jour ni d'air. Un soupirail étroit au-dessus de leur tête. Un affreux baquet dans un coin, commun à tous, couvert, mais non fermé, d'un couvercle de bois. A midi on apportait la soupe. Une espèce


d'eau puante et chaude, me disait David. Ils se tenaient debout contre le mur et piétinaient sur les matelas qu'on avait jetés à terre, n'ayant pas de place pour s'y coucher. A la fin pourtant ils se serrèrent tant les uns contre les autres qu'ils parvinrent à s'étendre tout de leur long. On leur avait jeté des couvertures. Quelques-uns dormaient. Au petit jour, les verrous grinçaient, la porte s'ouvrait, le gardien criait Levezvous Ils passaient dans le couloir voisin le gardien enlevait les matelas, jetait quelques seaux d'eau sur le pavé, épongeait tant bien que mal, rapportait les matelas sur la dalle humide,. et leur disait Rentrez. On les verrouillait jusqu'au lendemain matin. De temps en temps on amenait une centaine de nouveaux détenus et l'on en venait chercher une centaine d'anciens (ceux qui étaient là depuis deux ou trois jours). Que devenaient-ils ? La nuit, de leur cachot, les prisonniers entendaient des détonations, et les passants, le matin, voyaient, nous l'avons dit, des mares de sang dans la cour de la préfecture.

L'appel des sortants se faisait par ordre alphabétique.

Un jour on appela David d'Angers. David prit son paquet et se disposait à partir, quand le directeur de la geôle qui semblait veiller sur lui survint tout à coup, et dit vivement Restez, monsieur David, restez. Un matin il vit entrer dans sa cellule Buchez, l'ancien président de l'Assemblée constituante. Ah! dit David, c'est bien, vous venez visiter les prisonniers. Je suis prisonnier, dit Buchez.


On voulait exiger de David qu'il partit pour l'Amérique. Il refusa. On se contenta de la Belgique. Le 19 décembre il arriva à Bruxelles. Il vint me voir et me dit Je suis logé au Grand-Monarque, rue des Fripiers, n° 89. Et il ajouta en riant Grand monarque. Le roi. Les fripiers. Les royalistes. 89. La révolution. Le hasard a de l'esprit.


IX

NOTRE DERNIÈRE RÉUNION

Le 3 tout venait à nous, le 5 tout se retira de nous. Ce fut comme une mer immense qui s'en va. Elle était venue formidable, elle s'en alla sinistre. Sombres marées du peuple.

Et qui eut cette puissance de dire à cet océan Tu n'iras pas plus loin? Hélas un pygmée.

Ces retraites d'abîme sont insondables.

L'abîme a peur. De quoi ?

De quelque chose de plus profond que lui. Du crime.

Le peuple recula. Il recula le 5, le 6 il disparut. Il n'y eut plus rien à l'horizon, qu'une sorte de vaste nuit commençante:

Cette nuit a été l'empire.

Nous nous retrouvâmes le 5 ce que nous étions le 2. Seuls.

Mais nous persévérâmes. Notre situation d'âme était ceci désespérés, oui; découragés, non.


Les mauvaises nouvelles nous arrivaient, comme l'avant-veille les bonnes, coup sur coup. Aubry du Nord était à la Conciergerie. Notre éloquent et cher Crémieux était à Mazas. Louis Blanc qui, quoique banni, venait au secours de la France et nous apportait la grande puissance de son nom et de son âme, avait dû, comme Ledru-Rollin, s'arrêter devant la catastrophe du /t. Il n'avait pu dépasser Tournay. Quant au général Neumayer, il n'avait pas « marché sur Paris », mais il y était venu. Quoi faire? Sa soumission.

Nous n'avions plus d'asile. Le n° 15 de la rue Richelieu était surveillé, le n° 11 de la rue Monthabor était dénoncé. Nous errions dans Paris, nous retrouvant çà et là, et échangeant quelques mots à voix basse, ne sachant pas ou nous coucherions et si nous mangerions, et, parmi ces têtes qui ignoraient quel oreiller elles auraient le soir, il y en avait au moins une qui était mise à prix.

On s'abordait, et voici les choses qu'on se disait Qu'est devenu un tel ?

Il est arrêté.

Et un tel?

Mort.

Et un tel?

Disparu.

Nous eûmes cependant encore une réunion. Ce fut le 6, chez le représentant Raymond, place de la Madeleine. Nous nous y rencontrâmes presque tous. Je pus y serrer la main d'Edgar Quinet, de Chauffour, de HISTOIRE. ni. 14


Clément Dulac, de Bancel, de Versigny, d'Émile Péan, et je retrouvai avec plaisir notre énergique et intègre hôte de la rue Blanche, Coppens, et notre courageux collègue Pons Stande, que nous avions perdu, de vue dans la fumée de la bataille. Des fenêtres de la chambre ou nous délibérions, on apercevait la place de la Madeleine et les boulevards militairèment envahis et couverts d'une troupe farouche et profonde, rangée en bataille, et qui semblait encore faire front à un combat possible. Charamaule arriva.

Il tira de son large caban deux pistolets, les posa sur la table, et dit Tout est fini. 11 n'y a plus de faisable et de sage qu'un coup de tête. Je l'offre. Êtesvous avec moi, Victor Hugo ?

Oui, répondis-je.

Je ne savais ce qu'il allait dire, mais je savais qu'il ne dirait rien que de grand.

En effet

Nous sommes ici, reprit-il; environ cinquantereprésentants du peuple, encore debout et assemblés. Nous sommes tout ce qui reste de l'Assemblée nationale, du suffrage universel, de la loi, du droit. Demain ou serons-nous? Nous ne savons. Dispersés ou morts. L'heure d'aujourd'hui est à nous; cette heure passée, nous n'avons plus rien que l'ombre. L'occasion est unique. Profitons-en.

Il s'arrêta, nous regarda fixement de son ferme regard, et reprit

Profitons de ce hasard d'être vivants et d'être ensemble. Le groupe qui est ici, c'est toute la république.


Eh bien, toute la république, offrons-la en nos personnes à l'armée, et faisons devant la république reculer l'armée et devant le droit reculer la force. Il faut que dans cette minute suprême un des deux tremble, la force ou le droit; si le droit ne tremble pas, la force tremblera. Si nous ne tremblons pas, les soldats trembleront. Marchons au crime. Si la loi avance, le crime reculera. Dans tous les cas nous aurons fait notre devoir. Vivants, nous serons des sauveurs; morts, nous serons des héros. Voici ce que je propose Il se fit un profond silence.

Mettons nos écharpes et descendons tous processionnellement, deux par deux, dans la place de la Madeleine. Vous voyez bien ce colonel qui est là devant le grand perron, avec son régiment en bataille. Nous irons à lui, et là, devant ses soldats, je le sommerai de se ranger au devoir, et de rendre à la république son régiment. S'il refuse.

Charamaule prit dans ses deux mains ses deux pistolets.

Je lui brûle la cervelle.

Charamaule, lui dis-je, je serai à côté de vous. Je le savais bien, me dit Charamaule.

Il ajouta

Cette explosion réveillera le peuple.

Mais, s'écrièrent plusieurs, si elle ne le réveille pas?

Nous mourrons.

Je suis avec vous, lui dis-je.

Nous nous serrâmes la main.


Mais les objections éclatèrent.

Personne ne tremblait, mais tous examinaient. Ne serait-ce pas une folie? Et une folie inutile? Ne serait-ce pas jouer, sans aucune chance de succès possible, la dernière carte de la république? Quelle fortune pour Bonaparte! écraser d'un coup tout ce qui restait de résistants et de militants! En finir une fois pour toutes. On était vaincu, soit, mais fallait-il ajouter l'anéantissement à la défaite? Aucune chance de succès possible. On ne brûle pas la cervelle à une armée. Faire ce que conseillait Charamaule, ce serait s'ouvrir la tombe, rien de plus. Ce serait un grand suicide, mais ce serait un suicide. Dans de certains cas, n'être que des héros, c'est de l'égoïsme. On a tout de suite fait, on est illustre, .on s'en va dans l'histoire; c'est commode. On laisse à d'autres derrière soi le rude labeur de la longue protestation, l'inébranlable résistance de l'exil, la vie amère et dure du vaincu qui continue à combattre la victoire. Une certaine patience fait partie de la politique. Savoir attendre la revanche est quelquefois plus difficile que brusquer le dénoument. Il y a deux courages, la bravoure et la persévérance; le premier est du soldat, le second est du citoyen. Une fin quelconque, même intrépide, ne suffit pas. Se tirer d'affaire par la mort, c'est trop vite fait; ce qu'il faut, ce qui est malaisé, c'est tirer d'affaire la patrie. Non, disaient de très nobles contradicteurs à Charamaule et à moi, cet Aujourd'hui que vous nous proposez, c'est la suppression de Demain; prenez garde, il y a une certaine quantité de désertion dans le suicide.


Le mot « désertion heurta douloureusement Charamaule. Soit, dit-il. Je renonce.

Cette scène fut grande, et Quinet, plus tard, dans l'exil, m'en parlait avec une émotion profonde. On se sépara. On ne se revit plus.

J'étais errant dans la rue. Où coucher? telle était la question. Je pensais que le n" 19 de la rue Richelieu était probablement espionné comme le n° 15. Mais la nuit était froide; je me décidai à rentrer, p tout hasard, dans cet asile, peut-être dangereux. J\,us raison de m'y confier. J'y soupai d'un morceau de pain, et j'y passai une très bonne nuit. Le lendemain, au point du jour, en m'éveillant, je pensai aux devoirs qui m'at-.tendaient, je songeai que j'allais sortir et que probablement je ne rentrerais plus dans cette chambre, et je pris un peu du pain qui me restait, et je l'émiettai sur le bord de la fenêtre pour les oiseaux.


x

LE DEVOIR PEUT AVOIR DEUX ASPECTS

A-t-il été au pouvoir de la gauche, à un moment quelconque, d'empêcher le coup d'état?

Nous ne le pensons pas.

Voici pourtant un fait que. nous ne croyons pas devoir passer sous silence.

Le 16 novembre 1851 j'étais rue de la Tour-d'Auvergne, numéro 37, chez moi, dans mon cabinet; il était environ minuit, je travaillais, mon domestique entr'ouvrit la porte.

Monsieur peut-il recevoir?.

Et il prononça un nom.

Oui, dis-je.

Quelqu'un entra.

J'entends ne parler qu'avec réserve de cet homme considérable et distingué. Qu'il me suffise d'indiquer qu'il avait le droit de' dire, en désignant les Bonaparte « ma famille ».


On sait que la famille Bonaparte se divisait en deux branches, la.famille impériale et la famille privée. La famille impériale avait la tradition de Napoléon, la famille privée avait la tradition de Lucien; nuance qui du reste n'a rien d'absolu.

Mon visiteur nocturne prit l'autre coin de la cheminée.

Il commença par nie parler des mémoires d'une très noble et vertueuse femme, la princesse sa mère, dont il m'avait confié le manuscrit, en me demandant mon avis sur l'utilité ou la convenance de la publication; ce manuscrit, plein d'intérêt d'ailleurs, avait pour moi cette douceur que l'écriture de la princesse ressemblait à l'écriture de ma mère. Mon visiteur, à qui je le remis, le feuilleta quelques instants; puis, s'interrompant brusquement, il se tourna vers moi et me dit

La république est perdue.

Je répondis

A peu près.

Il reprit

A moins que vous ne la sauviez.

Moi?

Vous.

Comment cela?

Écoutez-moi.

Alors il m'exposa, avec cette clarté compliquée parfois de paradoxes qui est une des ressources de son très remarquable esprit, la situation à la fois désespérée et forte ou nous étions.


Cette situation, que je comprenais comme lui du reste, était ceci

La droite de l'Assemblée se composait d'environ quatre cents membres, et la gauche d'environ cent quatrevingt. Les quatre cents de la majorité appartenaient par tiers à trois partis, le parti légitimiste, le parti orléaniste et le parti bonapartiste, et en totalité au parti clérical. Les cent quatrevingts de la minorité appartenaient à la république. Cette droite se défiait de cette gauche, et avait pris contre la minorité une précaution. Un comité de vigilance, composé des seize principaux membres de la droite, chargé d'imprimer l'unité à cette trinité de partis, et ayant pour mission de surveiller la gauche telle était cette précaution. La gauche s'était bornée d'abord à un peu d'ironie, et m'empruntant un mot auquel on attachait alors, à tort du reste, l'idée de décrépitude, avait appelé les seize commissaires les ~Mr~r~ Puis de l'ironie passant à la suspicion, la gauche avait fini par créer de son côté, pour diriger la gauche et observer la droite, un comité de seize membres que la droite s'était hâtée de surnommer les burgraves rouges. Représailles innocentes. Le résultat, c'est que la droite surveillait la gauche et que la gauche surveillait la droite, et que personne ne surveillait Bonaparte. Deux troupeaux, si inquiets l'un de l'autre qu'ils oubliaient le loup. Pendant ce temps-là, dans la tanière de l'Élysée, Bonaparte travaillait. Le temps que perdait l'Assemblée, majorité et minorité, à se défier d'elle-même, il l'employait. Comme on sent se détacher l'avalanche, on sentait branler dans l'ombre


la catastrophe. On épiait l'ennemi, mais on ne se tournait pas du vrai côté. Savoir orienter sa défiance, c'est le secret de la grande politique. L'Assemblée de 1851 n'avait pas cette sagace sûreté de regard; les faits étaient mal en perspective; chacun voyait l'avenir à sa façon, et une sorte de myopie politique aveuglait la gauche comme la droite; on avait peur, mais pas où il fallait; on était en présence d'un mystère, on avait devant soi un guet-apens, mais on le cherchait où il n'était pas, et on ne l'apercevait pas où il était; si' bien que ces deux troupeaux, majorité et minorité, se faisaient face effarés; et'tandis que les meneurs d'un côté et les guides de l'autre, graves et attentifs, se demandaient avec anxiété ce que pouvait signifier, les uns, le grondement de la gauche, les autres, le bêlement de la droite, ils étaient exposés à sentir brusquement s'abattre sur leurs épaules les quatre griffes du coup d'état.

Mon interlocuteur me dit Vous êtes un des Seize?

Oui, répondis-je en souriant, burgrave rouge. Comme moi prince rouge.

Et son sourire répondit au mien.

Il reprit

Vous avez pleins pouvoirs?

Oui. Comme lés autres.

Et j'ajoutai

Pas plus que les autres. Le côté gauche n'a pas de chefs.

Il poursuivit


Yen, le commissaire de police de l'Assemblée, est républicain?

Oui.

Il obéirait à un ordre signé de vous?

Peut-être.

Moi je dis Sans doute.

Il me regarda fixement.

Eh bien, faites, cette nuit, arrêter le président. Ce fut à mon tour de le regarder.

Que voulez-vous dire?

Ce que je dis.

Je dois le déclarer, sa parole était nette, ferme et

convaincue, et elle m'a laissé, pendant toute cette conversation, et maintenant, et toujours, l'impression d'un accent loyal.

Arrêter le président! m'écriai-je.

Alors il m'exposa que cette chose extraordinaire était simple, que l'armée était indécise, que dans l'armée les généraux d'Afrique balançaient le président, que la garde nationale était pour l'Assemblée, et dans l'Assemblée pour la gauche, que le colonel Forestier répondait de la 8- légion, le colonel Gressier de la et le colonel Howyne de la 5<~ que, sur un ordre des Seize de la gauche, il y aurait une prise d'armes immédiate, que ma signature suffirait, que si je préférais pourtant réunir le comité dans le plus grand secret, on pourrait attendre au lendemain, que, sur l'ordre du comité des Seize, un bataillon marcherait sur l'Élysée, que l'Élysée ne s'attendait à rien, songeait à l'offensive et non à la défensive, et serait pris à


l'improviste, que la troupe ne résisterait pas à la garde nationale, que la chose se ferait sans coup férir, que Vincennes s'ouvrirait .et se fermerait pendant le sommeil de Paris, que le président achèverait là sa nuit, et que la France à son réveil apprendrait cette double bonne nouvelle Bonaparte hors de combat et la république hors de danger.

Il ajouta

Vous .pouvez compter sur deux généraux, Neumayer à Lyon et Lawoëstyne à Paris.

Il se leva et s'adossa à la cheminée; je le vois encore debout et pensif, et il poursuivit

Je ne me sens pas la force de recommencer l'exil, mais je me sens la volonté de sauver ma famille et mon pays.

Il crut probablement voir en moi un mouvement de surprise, car il accentua et souligna presque ces paroles

Je m'explique. Oui, je voudrais sauver ma famille et mon pays. Je porte le nom de Napoléon, mais, vous le savez, sans fanatisme. Je suis Bonaparte, mais non bonapartiste. Ce nom, je le respecte, mais je le juge. Il a déjà une tache, le 18 brumaire. Va-t-il en avoir une autre? La tache ancienne a disparu sous la gloire. Austerlitz couvre Brumaire. Napoléon s'est absous par le génie. Le peuple a tant admiré qu'il a pardonné. Napoléon est sur la colonne; c'est fait; qu'on l'y laisse tranquille. Qu'on ne le recommence pas par son mauvais côté. Qu'on ne force pas la France à se trop souvenir. Cette, gloire de Napoléon


est vulnérable. Elle a une cicatrice; fermée, soit. Qu'on ne la rouvre pas. Quoi que les apologistes puissent dire et faire, il n'en est pas moins vrai que Napoléon s'est lui-même porté, par le 18 brumaire, un premier coup.

En effet, lui dis-je, c'est toujours contre soi qu'on commet un crime.

Eh bien, poursuivit-il, sa gloire a survécu au premier coup, un second coup la tuerait. Je ne veux pas. Je hais le premier 18 brumaire, je crains le second. Je veux l'empêcher.

II s'arrêta encore, puis continua

C'est pourquoi je suis venu cette nuit chez vous, je veux secourir cette grande gloire blessée. En vous conseillant ce que je vous conseille, si vous le faites, si la gauche le fait, je sauve le premier Napoléon; car si un second crime est déposé sur sa gloire, cette gloire disparaît. Oui, ce nom s'effondrerait et l'histoire n'en voudrait plus. Je vais plus loin ,et je complète ma pensée. Je sauve aussi le Napoléon actuel, car lui qui déjà n'a pas de gloire, n'aurait que le crime. Je sauve sa mémoire du pilori éternel. Donc arrêtez-le. Il était vraiment et profondément ému. Il reprit Quant à la république, pour elle, l'arrestation de Louis Bonaparte, c'est la délivrance. J'ai donc raison de dire que, par ce que je vous propose, je sauve ma famille et mon pays.

Mais, lui dis-je, ce que vous me proposez est un coup d'état.

Croyez-vous?


Sans doute. Nous sommes la minorité et nous ferions acte de majorité. Nous sommes une partie de l'Assemblée, nous agirions comme si nous étions l'Assemblée entière. Nous qui condamnons toute usurpation, nous usurperions. Nous porterions la main sur un fonctionnaire que l'Assemblée seule a le droit de faire arrêter. Nous, les défenseurs de la constitution, nous briserions la constitution. Nous, les hommes de la loi, nous violerions la loi. C'est un coup d'état.

Oui, mais un coup d'état pour le bien.

Le mal fait pour le bien reste le mal.

Même quand il réussit.

Surtout quand il réussit.

Pourquoi?

Parce qu'alors il devient exemple.

Vous n'approuvez donc pas le 18 fructidor? Non.

Mais les 18 fructidor empêchent les 18 brumaire. Non. Ils les préparent.

Mais la raison d'état existe.

Non. Ce qui existe, c'est la loi.

Le 18 fructidor a été accepté par de très intègres esprits.

Je le sais.

Blanqui est pour, avec Michelet.

Moi je suis contre, avec Barbès.

,Du côté moral, je passai au côté pratique.

Cela dit, repris-je, examinons votre plan.

Ce plan était hérissé de difficultés. Je les lui fis toucher du doigt.


Compter sur la garde nationale Mais le général Lawoëstyne n'en avait pas encore le commandement. Compter sur l'armée? Mais le général Neumayer était à Lyon, et non à Paris. Il marcherait au secours de l'Assemblée? Qu'en savait-on? Quant à Lawoëstyne, n'avait-il pas deux visages? Était-on sur de lui? Appeler aux armes la 8° légion? Mais Forestier n'en était plus colonel. La 5" et la 6'? Mais Gressier et Howyne n'étaient que lieutenants-colonels, ces légions les suivraient-elles? Requérir le commissaire Yon? Mais obéirait-il à la gauche seule? Il était l'agent de l'Assemblée et par conséquent de la majorité, mais non de la minorité. Autant de questions. Mais ces questions, les supposât-on résolues et résolues dans le sens du succès, est-ce que le succès lui-même était la question? La question n'est jamais le succès, c'est toujours le droit. Or, ici, même ayant le succès, nous n'aurions pas le droit. Pour arrêter le président, il fallait un ordre de l'Assemblée; nous remplacions l'ordre de l'Assemblée par une voie de fait de la gauche. Escalade et effraction escalade du pouvoir, effraction de la loi. Maintenant supposons la résistance nous verserions le sang. La loi violée mène au sang versé. Qu'est-ce que tout cela? C'est un crime.

Mais non, s'écria-t-il, c'est le salus ~o~ Et il ajouta

Suprema lex.

–Pas pour moi, lui dis-je.

J'insistai Je- ne tuerais pas 'un enfant pour sauver un peuple.


Caton le ferait.

Jésus ne le ferait pas.

Et j'ajoutai:

Vous avez pour vous toute l'antiquité. Vous êtes dans la vérité grecque et dans la vérité romaine je suis, moi, dans la vérité humaine. L'horizon nouveau est plus large que l'ancien.

Il y eut un silence. Il le rompit.

Alors c'est lui qui va attaquer.

Soit.

Vous allez livrer une bataille presque perdue d'avance.

Je le crains.

Et ce combat inégal ne peut se terminer pour vous, Victor Hugo, que par la mort ou par l'exil. Je le crois.

La mort, c'est un moment, mais l'exil, c'est long. C'est une habitude à prendre.

Il continua

Vous ne serez pas seulement proscrit. Vous serez calomnié. ,)'

C'est une habitude prise.

Il insista.

Savez-vous ce qu'on dit déjà?

Quoi?

On dit que vous êtes irrité contre lui parce qu'il vous a refusé d'être ministre.

Vous savez, vous.

Je sais que c'est le contraire. C'est lui qui vous l'a demandé, et c'est vous qui l'avez refusé.


Eh bien, alors.

On mentira.

Qu'importe

Il s'écria:

Ainsi vous aurez fait rentrer en France les Bonaparte* et vous serez banni de France par un Bonaparte

Qui sait, lui dis-je, si je n'ai pas fait une faute ? Cette injustice est peut-être une justice.

Nous nous tûmes tous deux. Il reprit

Pourrez-vous supporter l'exil?

Je tâcherai.

Pourrez-vous vivre sans Paris ?

J'aurai l'océan.

Vous iriez donc au bord de la mer?

–Je l'imagine.

C'est triste.

C'est grand.

Il y eut encore un silence. Il le rompit.

Tenez, vous ne savez pas ce que c'est que l'exil. Je le sais, moi. C'est affreux. Certes, je ne recommencerais point. La mort est une chose d'où l'on ne revient pas, l'exil est une chose ou l'on ne retourne pas.

S'il le faut, lui dis-je, j'irai, et j'y retournerai. Plutôt mourir. Quitter la vie, ce n'est rien, mais quitter la patrie.

Hélas! dis-je, c'est tout.

14 jum 184' Chambre des pairs. Voir le livre ~uattt !'Ba;tt..


Eh bien, alors, pourquoi accepter l'exil, pouvant l'éviter? Que mettez-vous donc au-dessus de la patrie? La conscience.

Cette réponse le laissa rêveur. Pourtant il reprit Mais, en y réfléchissant, votre conscience vous approuvera.

Non.

Pourquoi?

Je vous l'ai dit. Parce que ma conscience est ainsi faite qu'elle ne met rien au-dessus d'elle. Je la sens sur moi comme le promontoire pourrait sentir le phare qui est sur lui. Toute la vie est un abîme, et la conscience l'éclaire autour de moi.

Et moi aussi, s'écria-t-il, et je déclare que. rien n'était plus sincère et plus loyal que son accent, et moi aussi, je sens et je vois ma conscience. Elle m'approuve. J'ai l'air de trahir Louis, eh bien non, je le sers. Le sauver d'un crime, c'est le sauver. J'ai essayé de tous les moyens. Il ne reste que celui-ci, l'arrêter. En venant à vous, en agissant comme je le fais, je conspire à la fois contre lui et pour lui, contre son pouvoir et pour son honneur. Ce que je fais est bien.

C'est vrai, lui dis-je. Vous avez une noble et haute pensée.

Et je repris

Mais nos deux devoirs sont différents. Je ne pourrais empêcher Louis Bonaparte de commettre un crime qu'à la condition d'en commettre un moi-même. Je ne veux ni de 18 brumaire pour lui ni de 18 fructidor

HISTOIRE. Ht.


pour moi. J'aime mieux être proscrit que proscripteur. J'ai le choix entre deux crimes, mon crime et le crime de Louis Bonaparte, je ne veux pas de mon crime.

Mais alors vous subirez le sien.

J'aime mieux subir le crime que le commettre. Il demeura pensif et me dit

Soit.

Et il ajouta

Peut-être avons-nous tous deux raison. Je le pense, lui dis-je.

Et je lui serrai la main.

Il prit le manuscrit de sa mère et s'en alla. Il était trois heures du matin. La conversation avait duré plus de deux heures. Je ne me couchai qu'après l'avoir écrite.


XI

LE COMBAT FINIT, L'ÉPREUVE COMMENCE

Je ne savais plus ou aller.

Dans l'après-midi du 7, je me déterminai à rentrer encore une fois au n° 19 de la rue Richelieu. Sous la porte cochère quelqu'un me saisit le bras. C'était madame D. Elle m'attendait.

N'entrez pas, me dit-elle.

Je suis découvert?

Oui.

Et pris?

Non.

Elle ajouta

Venez.

Nous traversâmes la cour, et nous sortîmes par une porte d'allée sur la rue Fontaine-Molière nous gagnâmes la place du Palais-Royal. Les fiacres y stationnaient comme à l'ordinaire. Nous montâmes dans le premier venu.

Où allons-nous? demanda le cocher.


Elle me regarda.

Je répondis:

Je ne sais pas.

Je le sais, moi, dit-elle.

Les femmes savent toujours ou est la providence. Une heure après j'étais en sûreté.

A partir du A, chacun des jours qui s'écoutèrent fut l'affermissement du coup d'état,. Notre défaite fut complète et nous nous sentîmes abandonnés. Paris fut comme une forêt où Louis Bonaparte fit la battue des représentants; la bête fauve traqua les chasseurs. Nous entendions le vague aboiement de Maupas derrière nous. On dut se disperser. La poursuite fut opiniâtre. Nous entrâmes dans la seconde phase du devoir, la catastrophe acceptée et subie. Les vaincus devinrent les proscrits. Chacun eut son dénoûment personnel. Le mien fut ce qu'il devait être, l'exil; la mort m'ayant manqué. Je n'ai pas à le raconter ici, ce livre n'est pas mon histoire, et je ne dois rien détourner pour moimême de l'attention qu'il peut exciter. D'ailleurs, on peut lire ce qui m'est personnel dans un récit qui est un des testaments de l'exil*.

Si acharnée que fût la poursuite dirigée contre nous, je ne crus pas devoir quitter Paris tant qu'il y eut une lueur d'espoir, et tant qu'un réveil du peuple sembla possible. Malarmet me fit dire dans ma retraite qu'un mouvement aurait lieu à Belleville le mardi 9. J'attendis jusqu'au 12. Rien ne remua. Le peuple était LM Hommes de l'exil, par Charles Hugo.


bien mort. Heureusement, ces morts-là, comme les morts des dieux, sont momentanées.

J'eus un dernier rendez-vous avec Jules Favre et Michel de Bourges chez madame Didier, rue de la 'Ville-Lévêque. Ce fut la nuit. Bastide y vint. Cet homme vaillant me dit

–Vous allez quitter Paris; moi, j'y reste. Prenezmoi pour lieutenant. Faites-moi mouvoir du fond de votre exil. Servez-vous de moi comme d'un bras que vous avez en France.

Je me servirai de vous comme d'un cœur, lui dis-je.

Le 1A, à travers les péripéties que mon ms Charles raconte dans son livre, je parvins à gagner Bruxelles. Les vaincus sont une cendre, la destinée souffle dessus et les disperse. Il se fit un sinistre évanouissement de tous les cômbattants du droit et de la loi. Disparition tragique.


XII

LES EXPATRIÉS

Le crime ayant réussi, tout s'y ralliait. Persister était possible, résister non. La situation était de plus en plus désespérée. On eût dit une sorte de mur énorme grandissant à-l'horizon et prêt à se fermer.

Issue l'exil.

Les grandes âmes, gloires du peuple, émigrèrent. On vit cette chose sombre, la France chassée de France.

Mais ce que le présent semble perdre, l'avenir le gagne; la main qui disperse est aussi la main qui ensemence.

Les représentants de la gauche, cernés, dépistés, poursuivis, traqués, errèrent plusieurs jours d'asile en asile. Ceux qui s'échappèrent ne quittèrent Paris et la France qu'à grand'peine. Madier de Montjau avait des sourcils très noirs et très épais il en rasa la moitié, coupa ses cheveux et laissa pousser sa barbe. Yvan, Pelletier, Gindrier, Doutre, rasèrent leur moustache et


leur barbe. Versigny arriva à Bruxelles le 1A avec un passe-port au nom de Morin. Schœlcher s'habilla en prêtre. Ce costume lui allait admirablement et convenait à son visage austère et à sa voix grave. Un digne prêtre l'aida à se travestir, lui prêta sa soutane et son rabat, lui fit raser ses favoris quelques jours d'avance afin qu'il ne fùt pas trahi par la trace blanche de la barbe fraîchement coupée, lui remit son propre passe-port, et ne le quitta qu'au chemin de fer*. De Flotte se déguisa en domestique et parvint ainsi à franchir la frontière à Mouscron. De là, il gagna Gand, puis Bruxelles.

Dans la nuit du 26 décembre, j'étais rentré dans la petite chambre sans feu que j'occupais au deuxième étage de l'hôtel de la Porte-Verte, n" 9 il était minuit, je venais de me coucher, et je commençais à m'endormir quand on frappa à ma porte. Je m'éveillai. Je laissais toujours la clef en dehors. Entrez, dis-je. Une servante entra avec une lumière et introduisit près de moi deux hommes que je ne connaissais pas. L'un était un avocat de Gand, M. l'autre était de Flotte. Il me prit les deux mains et me les serra avec tendresse. Quoi, lui dis-je, c'est vous? De Flotte à l'Assemblée avec son front proéminent et pensif, ses yeux profonds, ses cheveux tondus ras et sa longue barbe un peu recourbée, semblait un personnage de Sébastien del Piombo, errant hors du tableau de Lazare; et j'avais devant les yeux un petit jeune

Voir le livre les Honames de l'exil.


homme maigre et blême avec des lunettes. Mais ce qu'il n'avait pu changer et ce que je retrouvai tout de suite, c'est le grand cœur, la pensée haute, l'esprit énergique, l'indomptable bravoure; et si je n.e le reconnus pas au visage, je le reconnus au serrement de main.

Edgar Quinet fut emmené le 10 par une noble femme valaque, la princesse Cantacuzène, qui se chargea de le conduire à la frontière et qui tint parole. C'était malaisé. Quinet avait un passe-port d'étranger au nom de Grubesko, il était valaque et il était convenu qu'il ne savait pas parler le français, lui qui l'écrit en maître. Le voyage fut périlleux. On demanda les passe-ports sur toute la ligne, à partir de l'embarcadère. A Amiens, on fut particulièrement soupçonneux. Mais à Lille, le danger fut grand. Les gendarmes parcoururent les wagons l'un après l'autre, y entrèrent une lanterne à la main et comparèrent les signalements aux voyageurs. Plusieurs, qui parurent suspects, furent arrêtés et immédiatement jetés en prison. Edgar Quinet, assis à côté de madame Cantacuzène, attendait le tour de son wagon. Enfin on y arriva. Madame Cantacuzène se pencha vivement vers les gendarmes et se hâta de présenter son passe-port. Mais le brigadier repoussa le passe-port de madame Cantacuzène en disant C'est inutile, madame. Nous n'avons que faire des passe-ports des femmes. Et il deinanda rudement à Quinet Vos papiers? Quinet tenait son passeport tout déployé. Le gendarme lui dit Descendez du wagon qu'on compare votre


signalement. U descendit. Mais précisément le passeport valaque ne contenait aucun signalement. Le brigadier fronça le sourcil et dit aux argousins Passeport irrégulier! Allez chercher le commissaire. Tout semblait perdu, mais madame Cantacuzène se mit alors à adresser à Quinet les paroles les plus valaques du monde avec un aplomb et une volubilité incroyables, si bien que le gendarme convaincu qu'il avait affaire à la Valachie en personne et voyant le convoi prêt à partir, rendit son passe-port à Quinet en lui disant –Bah! allez-vous-en! Quelques heures après, Edgar Quinet était en Belgique.

Arnaud de l'Ariége eut aussi ses péripéties. II était signalé; il fallait le cacher. Arnaud étant catholique, madame Arnaud s'adressa aux prêtres l'abbé Deguerry se déroba, l'abbé Maret accepta; l'abbé Maretfut brave et bon. Arnaud de l'Ariége resta caché quinze jours chez ce digne prêtre. Il écrivit, de chez l'abbé Maret, une lettre à l'archevêque de Paris pour l'engager à refuser le Panthéon, qu'un décret de Louis Bonaparte ôtait à la France et donnait à Rome. Cette lettre mit l'archevêque en colère. Arnaud proscrit gagna Bruxelles, et c'est là que mourut à l'âge de dix-huit mois la « petite rouge » qui avait le'3 décembre porté la lettre de l'ouvrier à l'archevêque, ange envoyé par Dieu au prêtre qui n'avait pas compris l'ange et qui ne connaissait plus Dieu.

Dans cette variété d'incidents et d'aventures, chacun eut son drame. Le drame de Cournet fut étrange et terrible.


Cournet, on s'en souvient, avait été officier de marine. C'était un de ces hommes, à décision prompte, qui aimantent les autres hommes et qui, à de certains jours suprêmes, peuvent communiquer l'impulsion aux masses. Il avait l'allure fière, les larges épaules, les bras robustes, les poings puissants, la haute stature, qui donnent confiance aux multitudes, et le regard intelligent qui donne confiance aux penseurs. On le voyait passer, et l'on reconnaissait la force on l'écoutait parler, et l'on sentait la volonté, qui est plus que la force. Tout jeune, il avait servi sur nos navires de guerre. Il combinait en lui, dans une certaine mesure, et c'est là ce qui faisait de cet homme énergique, bien dirigé et bien employé, un moyen d'entraînement et un point d'appui, il combinait la fougue populaire et le calme militaire. C'était une de ces natures faites pour l'ouragan et pour .la foule, qui ont commencé leur étude du peuple par leur étude de l'océan, et qui sont à, l'aise avec les révolutions comme avec les tempêtes.

Comme nous l'avons raconté, il avait pris une large part au combat, il avait été intrépide et infatigable, il était un de ceux qui pouvaient le ranimer encore. Dès l'après-dînée du mercredi, plusieurs agents étaient chargés de le chercher partout, de le saisir en quelque lieu qu'il se trouvât et de l'amener à la préfecture de police, où l'ordre était donné de le fusiller immédiatement.

Cournet cependant, avec sa hardiesse habituelle, allait et venait librement pour les besoins de la


résistance légale, même dans les quartiers occupés par les troupes. Pour toute précaution, il s'était borné à raser ses moustaches.

Dans l'après-midi du jeudi, il se trouvait sur le boulevard, à quelques pas d'un régiment de cavalerie en bataille. Il causait tranquillement avec deux de ses camarades de combat, Huy et Lorrain. Tout à coup il se voit enveloppé avec ses deux compagnons par une escouade de sergents de ville un homme lui touche le bras et lui dit Vous êtes Cournet. Je vous arrête. Bah! répond Cournet, je m'appelle Lépine. L'homme reprend

Vous êtes Cournet. Vous ne me reconnaissez donc pas? Eh bien, je vous reconnais, moi j'ai été avec vous membre du' comité électoral socialiste. Cournet le regarda en face et retrouva cette ngure dans sa mémoire. L'homme avait raison. Il avait fait partie, en effet, du conclave de la rue Saint-Spire. Le mouchard reprit en riant

J'ai nommé Eugène Sue avec vous.

Il était inutile de nier, et le moment n'était pas bon pour résister. H y avait là, nous venons de le dire, vingt sergents de ville et un régiment de dragons. Je vous suis, dit Cournet.

On fit avancer un fiacre.

Pendant que j'y suis, dit le mouchard, venez tous les trois.

Il fit monter Huy et Lorrain avec Cournet, les plaça sur le devant et s'assit au fond près de Cournet, puis il cria au cocher


A la préfecture.

Les sergents de ville entourèrent le fiacre. Mais soit hasard, soit confiance, soit hâte de se faire payer sa capture, l'homme qui avait arrêté Cournet cria au cocher Vite vite Et le fiacre partit au galop. Cependant Cournet savait qu'il serait fusillé dans la cour même en arrivant à la préfecture. Il avait résolu de n'y point aller.

A un détour, rue Saint-Antoine, il jeta un coup d'œil en arrière et vit que les sergents de ville ne suivaient le fiacre que de très loin.

Aucun des quatre hommes que le fiacre emportait n'avait encore desserré les deuts.

Cournet adressa à ses deux compagnons assis en face de lui un regard qui voulait dire Nous sommes trois, profitons-en pour nous échapper.

Tous deux répondirent par un clignement d'yeux imperceptible qui lui montrait la rue pleine de passants et qui disait non.

Quelques instants après, le fiacre sortit de la rue Saint-Antoine et entra dans la rue de Fourcy. La rue de Fourcy est habituellement déserte, personne n'y passait en ce moment.

Cournet se tourna brusquement vers le mouchard et lui demanda

Avez-vous un mandat pour m'arrêter?

Non, mais j'ai ma carte.

Et il la tira de sa poche et montra à Cournet sa carte d'agent de police. Alors il y eut entre ces deux hommes le dialogue que voici


Ce n'est pas régulier.

–Qu'est-ce que cela me fait?

Vous n'avez pas le droit de m'arrêter.

C'est éga), je vous arrête.

Voyons, c'est de l'argent qu'il vous faut, en voulez-vous? J'en ai sur moi, laissez-moi échapper. Gros d'or comme votre tête, je ne voudrais pas. Vous êtes ma plus belle capture, citoyen Cournet. Ou me conduisez-vous?

A la préfecture.

On m'y fusillera?

C'est possible.

Et mes deux camarades ? 1

Je ne dis, pas non.

Je ne veux pas y aller.

Vous irez pourtant.

Je te dis que je n'irai pas, cria Cournet. Et avec un de ces gestes qui foudroient, il saisit le mouchard à la gorge.

L'agent ne put jeter un cri, il se débattit, une main de bronze l'étreignait.

Sa langue jaillit de sa bouche, ses yeux devinrent horribles et sortirent. de leur orbite; tout à coup sa tête s'affaissa, et une écume rougeâtre monta de son gosier à ses lèvres il était mort.

Huy et Lorrain, immobiles et comme foudroyés eux-mêmes, regardaient cette chose lugubre. Ils ne dirent pas un mot, ils ne firent pas un mouvement. Le fiacre roulait toujours.

Ouvrez la portière, leur cria Cournet.


Mais ils ne bougèrent pas, il semblait qu'ils fussent devenus de pierre.

Cournet, dont le pouce s'était enfoncé à vif dans le cou du misérable mouchard, essaya d'ouvrir la portière de la main gauche, mais il ne réussit pas, il sentait qu'il n'y parviendrait qu'avec la main droite, il fut obligé de lâcher l'homme. L'homme tomba la face en avant et s'affaissa sur ses genoux.

Cournet ouvrit la portière.

Allez-vous-en, leur dit-il.

Huy et Lorrain sautèrent dans la rue et s'enfuirent à toutes jambes.

Le cocher ne s'était aperçu de rien.

Cournet les laissa s'éloigner, puis il tourna le bouton de la sonnette, fit arrêter le nacre, descendit sans se hâter, referma la voiture, tira tranquillement quarante sous de sa bourse, les donna au cocher, lequel n'avait pas quitté son siège, et lui dit Continuez votre chemin.

Il s'enfonça dans Paris. Place des Victoires, il rencontra l'ancien constituant Isidore Buvignier, son ami, sorti depuis six semaines environ des Madelonnettes, ou il avait été enfermé pour l'affaire de la ~o/~a/ ?'<~M~c~!e. Buvignier était une des figures remarquables des hauts bancs de la gauche; blond, tondu ras, l'ceil sévère, il faisait songer aux têtes rondes d'Angleterre, et il avait plutôt l'air d'un puritain de Cromwell que d'un montagnard de Danton. Cournet lui conta l'aventure; l'extrémité avait été affreuse. Buvignier hocha la tête.


Tu as tué un homme, lui dit-il.

Dans M~ TMo~ j'ai fait, en pareil cas, répondre par Fabiani

Non, un juif.

Cournet, qui probablement n'avait pas lu ~n'e 7'Mf/or~ répondit

Non, un mouchard.

Puis il reprit

J'ai tué un mouchard pour sauver trois hommes, dont moi.

Cournet avait raison. On était en plein combat, on le menait fusiller, l'espion qui l'arrêtait était, à proprement parler, un assassin, et certes c'était un cas de légitime défense. J'ajoute que le misérable, démocrate pour le peuple, mouchard pour la police, était deux fois traître. Enfin le mouchard était le pourvoyeur du coup d'état, tandis que Cournet était le combattant de la loi.

M faut te cacher, dit Buvignier, viens-t'en à Juvisy.

Buvignier avait une petite retraite à Juvisy qui est sur la route de Corbeil. II y était connu et aimé. Cournet et lui y arrivèrent le soir même.

Mais à peine débarqués, des paysans dirent à Buvignier La gendarmerie est déjà venue pour vous arrêter et reviendra cette nuit. Il fallait repartir.

Cournet, en péril plus que jamais, cherché, errant, poursuivi, se cacha dans Paris à grand'peine. Il y resta jusqu'au 16. Aucun moyen de se procurer un passe-


port. Enfin, le 16, des amis qu'il avait dans le chemin de fer du Nord lui firent avoir un passe-port spécial ainsi conçu

« Laissez passer M. inspecteur chargé du service. »

Il résolut de partir le lendemain et de prendre le convoi de jour, pensant, avec raison peut-être, que les convois de nuit devaient être plus surveillés. Le départ avait lieu à huit heures du matin. Le 17, au point du jour, à la faveur du crépuscule, il se glissa de rue en rue jusqu'au chemin de fer du Nord. Sa haute taille était un danger. Il parvint pourtant à la gare. Les chauffeurs le mirent avec eux sur le tender de la machine du convoi qui allait partir. Il n'avait que les vêtements dont il était couvert depuis le 2, point de linge, pas de valise, quelque argent. En décembre, le jour vient tard et la nuit vient de bonne heure, ce qui est secourable aux proscrits. Il arriva à la frontière à la nuit close sans encombre. A Neuvéglise, il était en Belgique, il se crut en sûreté, on lui demanda ses papiers, il se fit conduire chez le bourgmestre et lui dit Je suis un réfugié politique.

Le bourgmestre, belge, mais bonapartiste, cette variété existe, le fit purement et simplement reconduire à la frontière par les gendarmes, avec ordre de le remettre aux autorités françaises.

Cournet se vit perdu.

Les gendarmes belges l'amenèrent à Armentières. S'ils avaient demandé le m~ire, c'en était fait de


Cournet, mais ils demandèrent l'inspecteur des douanes. Cournet vit poindre une lueur d'espoir.

11 aborda l'inspecteur des douanes la tête haute, et lui toucha la main.

Les gendarmes belges ne l'avaient pas encore lâché.

Pardieu, monsieur, dit Cournet au douanier, vous êtes inspecteur des douanes, je suis inspecteur du chemin de fer. D'inspecteur à inspecteur on ne se mange pas, que diable! De braves belges se sont effarés et me dépêchent à vous entre quatre gendarmes, je ne sais pourquoi. Je suis envoyé par la compagnie du Nord pour refaire quelque part par ici le balastage d'un pont qui n'est pas solide. Je viens vous prier de me laisser continuer mon chemin. Voici ma passe.

Il présenta la passe au douanier. Le douanier la lut, la trouva en règle, et dit à Cournet

Monsieur l'inspecteur, vous êtes libre.

Cournet, délivré des gendarmes belges par l'autorité française, courut au débarcadère du chemin de fer. Il avait là des amis.

Vite, dit-il, il est nuit, mais c'est égal. Tant mieux même. Trouvez-moi quelqu'un qui ait été contrebandier et qui me fasse passer la frontière. On lui amena un petit jeune garçon de dix-huit ans, blond, rose, frais, wallon, et parlant français. Comment vous appelez-vous? dit Cournet. Henry.

Vous avez l'air d'une fille.

HISTOIRE. ;II.


lais je suis un homme.

C'est vous qui vous chargez de me conduire ? –Om.

Vous avez été contrebandier?

Je le suis encore.

Vous connaissez les chemins?

Non. Je n'ai que faire des chemins.

Qu'est-ce que vous connaissez donc?

Je connais les passages.

Il y a deux ligues de douanes.

Je le sais bien.

Vous me les ferez passer ?

Sans doute.

Vous ne craignez donc pas les douaniers? Je crains les chiens.

En ce cas, dit Cournet, nous prendrons des bâtons.

Ils s'armèrent de gros bâtons en effet. Cournet donna à Henry cinquante francs et lui en promit cinquante autres quand ils auraient franchi la seconde ligne de douane.

C'est-à-dire à quatre heures du matin dit Henry.

Il était minuit.

Ils se mirent en route.

Ce que Henry appelait les « passages », un autre eût appelé cela les obstacles. C'était une succession de casse-cous et de fondrières. Il avait plu. Tous les trous étaient des flaques d'eau.

Un sentier inouï serpentait à travers un dédale


inextricable, tantôt épineux comme une bruyère, tantôt fangeux comme un marais.

La nuit était noire.

De temps en temps, loin dans l'obscurité, ils entendaient un chien aboyer. Le contrebandier faisait alors des coudes et des zigzags, coupait brusquement à droite ou à gauche, et quelquefois revenait sur ses pas. Cournet sautant les haies, enjambant les rigoles, buttant à chaque instant, glissant dans les bourbiers, se raccrochant aux ronces, les habits en lambeaux, les mains en sang, mourant de faim, cahoté, harassé, épuisé, exténué, suivait son guide joyeusement. a A toute minute un faux pas; il tombait dans chaque cloaque et se relevait couvert de boue. Enfin il tomba dans une mare. Il y avait quelques pieds d'eau, cela le lava.

Bravo, dit-il, je suis très propre, mais j'ai très froid.

A quatre heures du matin, ainsi que Henry l'avait promis, ils étaient à Messine, village belge. Les deux lignes de douanes étaient franchies. Cournet n'avait plus rien à craindre ni de la douane ni du coup d'état, ni des hommes ni des chiens.

Il donna à Henry les seconds cinquante francs, et continua sa route à pied un peu au hasard.

Ce ne fut que vers le soir qu'il atteignit un chemin de fer. Il y monta et à la nuit tombée il débarqua à la station du Midi, à Bruxelles.

Il avait quitté Paris la veille, n'avait pas dormi une heure, avait marché toute la nuit et n'avait rien


mangé. En fouillant dans sa poche, il ne trouva plus son portefeuille, mais il rencontra une croûte de pain. Il fut plus heureux de la trouvaille du croûton qu'affligé de la perte du portefeuille. Il portait son argent dans une ceinture; le portefeuille, qui avait disparu probablement dans la mare, contenait ses lettres, et entre autres une fort utile lettre de recommandation de M. Ernest Kœchlin, son ami, pour les représentants Guilgot et Carlos Forel, en ce moment réfugiés à Bruxelles et logés à l'hôtel de Brabant.

En quittant le débarcadère du chemin de fer, il se jeta dans une vigilante et dit au cocher

Hôtel de Brabant.

Il entendit une voix qui répétait Hôtel de Brabant. Ji pencha la tête et vit un homme qui écrivait quelque chose sur un portefeuille avec un crayon à la lueur du réverbère.

C'était probablement quelque homme de police. Sans passe-port, sans lettres, sans papiers, il craignit d'être arrêté dans la nuit, et il avait envie de bien dormir. Un bon lit cette nuit, pensa-t-il, et demain le déluge A l'hôtel de Brabant il paya le cocher et n'entra pas dans l'hôtel. Aussi bien, il y eût vainement demandé les représentants Forel et Guilgot; tous deux y étaient sous de faux noms.

Il se mit à errer dans les rues. Il était onze heures du soir, et il y avait longtemps qu'il commençait à être las.

Enfin, il vit une lanterne allumée et sur cette enseigne, //0~/ de ~< ~MH~'C.


Il entra.

L'hôte vint à lui et le regarda d'un air étrange. H songea alors lui-même à se regarder.

Sa barbe non rasée, ses cheveux en désordre, sa casquette souillée de boue, ses mains ensanglantées, ses vêtements en loques, il était hideux.

Il tira de sa ceinture un double louis qu'il mit sur la table de la salle basse où il était entré, et il dit à l'hôte.

Monsieur, au fait; je ne sui~s pas un voleur, je suis un proscrit; pour tout passe-port j'ai de l'argent. J'arrive de Paris. Je voudrais manger d'abord et dormir ensuite.

L'hôte prit le double louis et, attendri, lui nt'donner un lit et à souper.

Le lendemain, comme il dormait encore, l'hôte entra dans sa chambre, l'éveilla doucement et lui dit: Tenez, monsieur, si j'étais de vous, j'irais voir le baron Hody.

Qu'est-ce que c'est que ça, le baron Hody? demanda Cournet encore endormi..

L'hôte lui expliqua ce que c'était que le baron Hody. Quant à moi qui ai eu occasion de faire là même question que Cournet, j'ai obtenu de trois habitants de Bruxelles les trois réponses que voici

C'est un chien.

C'est une fouine.

C'est une hyène.

Il y a probablement dans ces trois réponses quelque exagération.


Un quatrième belge, sans spécifier, s'est borné à médire:

C'est une bête.

Au point de vue des fonctions publiques, M. le baron Hody était ce qu'on appelle à Bruxelles l'administrateur de la sûreté publique, c'est-à-dire une contrefaçon du préfet de police, un peu Carlier, un peu Maupas. Grâce à M. le baron Hody, qui a depuis quitté cette place, et qui du reste était, comme M. de Montalembert, un « simple jésuite », la police belge, à ce moment-là, était un composé de police russe et de police autrichienne. J'ai lu d'étranges lettres confidentielles de ce baron Hody. Action et style, rien de plus cynique et de plus hideux que les polices jésuites quand elles laissent voir leurs trésors secrets. Ce sont des effets de soutane déboutonnée.

A l'époque dont nous parlons (décembre 1851), le parti clérical s'était rallié à toutes les formes du monarchisme ce baron Hody confondait sous le niveau de sa protection l'orléanisme avec la légitimité. Je raconte. Rien de plus.

Le baron Hody, soit, dit Cournet.

Il se leva, s'habilla, se brossa comme il put, et demanda à l'hôte

Ou est la police?

A la justice.

Cela, en effet, est ainsi dans Bruxelles, l'administration de la police fait partie du ministère de la justice, ce qui ne relève pas beaucoup la police et abaisse un peu la justice.


Cournet se fit conduire et arriva jusque devant ce personnage.

M. le baron Hody lui fit l'honneur de lui demander fort sèchement

Qui êtes-vous?

Un réfugié, répondit Cournet, je suis de ceux que le coup d'état a chassés de Paris.

Votre état?

Ancien officier de marine.

Ancien officier de marine, reprit le baron Hody, d'un son de voix fort radouci avez-vous connu son altesse royale monseigneur le prince de Joinville? J'ai servi sous lui.

C'était la vérité. Cournet avait servi sous M. de Joinville et s'en faisait honneur.

A cette déclaration, l'administrateur de la sûreté belge se dérida complètement, et dit à Cournet avec le plus gracieux sourire que puisse trouver la police A la bonne heure, monsieur; restez ici tant qu'il vous plaira; nous fermons la Belgique aux Montagnards, mais nous l'ouvrons toute grande aux hommes comme vous.

Quand Cournet me raconta cette réponse de Hody, je songeai que c'était mon quatrième belge qui avait raison.

Un certain comique sinistre était mêlé parfois à ces tragédies. Barthélemy Terrier était représentant du peuple et proscrit. On lui délivra un passe-port spécial avec itinéraire obligé jusqu'en Belgique pour lui et sa femme. Muni de ce passe-port, il partit avec une


femme. Cette femme était un homme. Préveraud, propriétaire au Donjon, un des notables de l'Allier, était le beau-frère de Terrier. Quand le coup d'état vint éclater au Donjon, Préveraud avait pris les armes, rempli son devoir, combattu l'attentat et défendu la loi. C'est pourquoi on l'avait condamné à mort. Justice d'alors, on le sait. Ces justices-là s'exécutaient. Pour ce crime .d'être honnête homme, on avait guillotiné Charlet, guillotiné Cuisinier, guillotiné Cirasse. La guillotine était un instrument de règne. L'assassinat par la guillotine était un des moyens d'ordre de ce temps-là. Il fallait sauver Préveraud. Il était petit et mince; on l'habilla en femme. Il n'était pas assez joli pour qu'on ne lui couvrit point le visage d'un voile épais. On lui mit dans un manchon ses vaillantes et rudes mains de combattant. Ainsi voilé, et un peu augmenté de quelques rondeurs, Préveraud fut une femme charmante. Il devint madame Terrier, et son beau-frère l'emmena. On traversa Paris paisiblement, et sans autre aventure qu'une imprudence faite par Préveraud qui, voyant le timonier d'une grosse charrette abattu, mit de côté son manchon, .releva son voile et sa jupe, et, si Terrier éperdu ne l'eut arrêté, eût aidé le charretier à relever son cheval. Qu'un sergent de ville fut là, et Préveraud était pris. Terrier se hâta de jeter Préveraud dans un wagon, et à la nuit tombante ils partirent pour Bruxelles. Ils étalent seuls dans le wagon, chacun dans un coin et se faisant face. Tout alla bien jusqu'à Amiens. A Amiens, station la portière s'ouvrit, et un gendarme vint s'asseoir


à côté de Préveraud. Le gendarme demanda le passeport, Terrier le montra; la petite femme dans son coin, voilée et muette, ne bougeait pas, et le gendarme trouva tout en règle. Il se borna à dire Nous ferons route ensemble; je suis de service jusqu'à la frontière.

Le train, après les minutes voulues d'arrêt, repartit. La nuit était noire. Terrier s'était endormi. Tout à coup Préveraud sentit un genou presser le sien. C'était le genou de la police. Une botte se posa mollement sur son pied, c'était la botte de la maréchaussée. Une idylle venait de germer dans l'âme du gendarme. Il pressa d'abord tendrement lè genou de Préveraud, puis, enhardi par l'heure obscure et par le mari endormi, il risqua sa main jusqu'à l'étoffé de la robe, cas prévu par Molière; mais la belle voilée était vertueuse. Préveraud, plein de surprise et de rage, repoussa la main du gendarme avec douceur. Le danger était extrême. Trop d'amour du gendarme, une audace de plus, pouvait amener l'inattendu; cet inattendu changeait brusquement l'églogue en procès-verbal, refaisait du faune un sbire, et transfigurait Tircis en Vidocq, et l'on eût pu voir cette chose étrange un passant guillotiné parce qu'un gendarme a commis un attentat à la pudeur. Préveraud recula, se rencoigna, maintint les plis de sa robe, déroba ses jambes sous la banquette, continua d'être énergiquement vertueux. Cependant les entreprises du gendarme ne se décourageaient pas, et le péril devenait d'instant en instant plus pressant. La lutte était silencieuse, mais obstinée,


caressante d'un côté, furieuse de l'autre l'obstacle excitait le gendarme. Terrier dormait. Tout à coup le train s'arrêta, une voix cria ()M~u/t/ et la portière s'ouvrit. On était en Belgique. Le gendarme, forcé de s'arrêter et de rentrer en France, se leva pour descendre, et au moment où il quittait le marchepied et où il touchait terre, il entendit derrière lui sortir de dessous le voile de dentelle ces paroles expressives ~-< OM je te casse ~MCM~e


XIII

COMMISSIONS MILITAIRES ET COMMISSIONS MIXTES S

Il arriva des aventures à la justice.

Ce vieux mot prit un sens nouveau.

Le code cessa d'être sûr. La loi devint quelque chose qui a prêté serment à un crime. Louis Bonaparte institua des juges par lesquels on se sentit arrêté comme au coin d'un bois. De même que la forêt est complice par son épaisseur, la législation fut complice par son obscurité. Ce qui lui manquait à certains endroits pour qu'elle fût tout à fait noire, on le lui ajouta. Comment? De force. Purement et simplement. Par décret. Sic _/M~o. Le décret du 17 février fut un chef-d'œuvre. Ce décret compléta la proscription de la personne par la proscription du nom. Domitien n'eût pas trouvé mieux. La conscience humaine fut déconcertée. Le droit, l'équité, la raison, sentirent que le maître avait sur eux l'autorité qu'un voleur a sur une bourse. Pas de réplique. Obéissance. Rien ne ressemble à ces temps infâmes.


Toutes les iniquités furent possibles. Des corps législatifs survinrent et mirent dans la législation tant d'ombre qu'il fut aisé de faire avec cette obscurité de la noirceur.

Un coup d'état réussi ne se gêne pas. Ce genre de succès se permet tout.

Les faits abondent. Mais nous devons abréger. Nous ne les présentons qu'en raccourci.

Il y eut deux espèces de justices, les commissions militaires et les commissions mixtes.

Les commissions militaires jugeaient à huis clos. Un colonel présidait.

A Paris seulement, il y avait trois commissions militaires. Chacune reçut mille dossiers. Le juge d'instruction envoyait les dossiers au procureur de la république Lascoux, lequel les transmettait au colonel-président. La commission faisait comparaître l'accusé. L'accusé, jetait le .dossier. On le fouillait, c'est-à-dire on le feuilletait. L'acte d'accusation était bref. Deux ou trois lignes. Ceci, par exemple

Nom. Prénoms. Profession. Homme intelli:gent. Va au café. Lit les journaux. Parle. Dangereux.

L'accusation était laconique. Le jugement était moins prolixe encore. C'était un simple signe. Le dossier examiné, les juges consultés, le colonel prenait une plume et mettait au bout de la ligne accusatrice un de ces trois signes


signifiait envoi à Lambessa.

+ signifiait déportation à Cayenne. (La guillotine sèche. La mort.)

0 signifiait acquittement.

Pendant que cette justice travaillait, l'homme sur lequel elle travaillait était quelquefois encore libre, il allait et venait, tranquille.; brusquement on l'arrêtait, et, sans savoir ce qu'on lui voulait, il partait pour Lambessa ou pour Cayenne.

Sa famille souvent ignorait ce qu'il était devenu. On demandait à une femme, à une sœur, à une fille, à une mère

Ou donc est votre mari?

Où donc est votre frère?

Ou donc est votre père?

Où donc est votre fils?

La femme, la sœur, la fille, la mère, répondait Je ne sais pas.

Une seule famille dans l'Allier, la famille Préveraud, du Donjon, a eu onze de ses membres frappés, un de la peine de mort, les autres du bannissement et de la déportation.

Un marchand de vin des Batignolles nommé Brisadoux a été déporté à Cayenne pour cette ligne de son dossier ~o?? cabaret est /?'<~MCH~ par des socialistes. Voici un dialogue exact, et saisi sur le vif, entre un colonel et son condamné

Vous êtes condamné.

Ah çà, pourquoi?

–Ma foi, je ne le sais pas trop moi-même. Faites


votre examen de conscience. Voyez ce que vous avez fait.

Moi?

–Oui, vous.

Comment! moi!

Vous devez avoir fait quelque chose.

Mais non, je n'ai rien fait. Je n'ai mêmè pas fait mon devoir. J'aurais du prendre mon fusil, descendre dans la rue, haranguer le peuple, faire des barricades; je suis resté chez moi, platement, comme un fainéant (l'accusé rit), c'est de cela que je m'accuse. Ce n'est pas pour cela que vous êtes condamné. Cherchez bien.

Je ne trouve rien.

Quoi! vous n'avez pas été au café?

Si, j'ai déjeuné.

Vous n'avez pas causé ?

Si. Peut-être.

Vous n'avez pas ri?

J'ai peut-être ri.

De qui? De quoi?

De ce qui se passe. C'est vrai, j'ai eu tort de rire.

En même temps vous parliez?

Oui.

De qui?

Du président.

Que disiez-vous?

Parbleu, ce qu'on peut dire, qu'il avait manqué à son serment.


Ensuite?

Qu'il n'avait pas droit d'arrêter les représentants.

Vous avez dit cela?

Oui. Et j'ai ajouté qu'il n'avait pas le droit de tuer les gens sur le boulevard.

Ici le condamné s'interrompt et s'écrie

Et là-dessus on m'envoie à Cayenne!

Le juge regarde fixement le condamné et répond Eh bien?

Autre forme de la justice

Trois individus quelconques, trois fonctionnaires destituables, un préfet, un soldat, un procureur, ayant pour conscience le coup de sonnette de Louis Bonaparte, s'asseyaient à une table et jugeaient. Qui? Vous, moi, nous, tout le monde. Pour quels crimes? Ils inventaient les crimes. Au nom de quelles lois? Ils inventaient les lois. Quelles peines appliquaient-ils? Ils in ventaient les peines. Connaissaient-ils l'accusé? Non. L'entendaient-ils? Non. Quels avocats écoutaient-ils? Aucun. Quels témoins interrogeaient-ils? Aucun. Quel débat engageaient-ils? Aucun. Quel public appelaientils ? Aucun. Ainsi ni public, ni débat, ni défenseurs, ni témoins, des juges qui ne sont pas des magistrats, un jury où il n'y a pas de jurés, un tribunaljqui n'est pas un tribunal, des délits imaginaires, des peines inventées, l'accusé absent, la loi absente; de toutes ces choses qui ressemblent à un songe il sortait une réalité la condamnation des innocents.

L'exil, le bannissement, la déportation', la ruine,


la nostalgie, la mort, le désespoir de quarante mille familles.

C'est là ce que l'histoire appelle « les commissions mixtes ».

D'ordinaire les grands crimes d'état frappent les grandes têtes, et se contentent de cet écrasement; ils roulent comme des blocs, tout d'une pièce, et broient les hautes résistances; les victimes illustres leur suffisent. Mais le Deux-Décembre eut des raffinements; il lui fallut en outre les victimes petites. Son appétit d'extermination alla jusqu'aux pauvres et jusqu'aux obscurs; il eut de la colère et de l'animosit~é jusqu'en bas il fit des fêlures au sous-sol social pour y infiltrer la proscription; les triumvirats locaux, dits « mixtions mixtes », lui servirent à cela. Pas une tête, même humble et chétive, n'échappa. On trouva moyen d'appauvrir les indigents, de ruiner les meurt-de-faim, de dépouiller les déshérités; le coup d'état fit ce prodige d'ajouter du malheur à la misère. On eût dit que Bonaparte prenait la peine de haïr un paysan; le vigneron fut arraché de sa vigne, le laboureur de son sillon, le maçon de son échafaudage, le tisserand de son métier. Des hommes acceptèrent cette mission de faire tomber en détail sur les plus imperceptibles existences l'immense calamité publique. Hideuse besogne! émietter sur les petits et sur les faibles une catastrophe.


XLV

DÉTAIL RELIGIEUX

Un peu de religion peut se mêler à cette justice. Voici un détail.

Frédéric Morin était, comme Arnaud de 1'A.riége, un républicain catholique. Il pensa que les âmes des victimes du & décembre, brusquement jetées par la mitraille du coup d'état dans l'infini et dans l'inconnu, pouvaient avoir besoin d'un secours quelconque, et il entreprit cette chose laborieuse, faire dire une messe pour le repos de ces âmes. Mais les prêtres entendent garder les messes pour leurs amis. Le groupe des républicains catholiques, que dirigeait Frédéric Morin, s'adressa successivement à tous les curés de Paris; refus. Il s'adressa à l'archevêque; refus. Des messes pour l'assassin tant qu'on voudra, mais pour les assassinés, jamais. Prier pour des morts de cette espèce, ce serait un scandale. Le refus s'obstina. Comment se tirer de là? Se passer de la messe eut paru facile

HISTOIRE, ]!


à d'autres, mais non à ces croyants opiniâtres. Les dignes catholiques-démocrates en peine finirent par déterrer dans une toute petite paroisse de la banlieue un pauvre vieux vicaire qui consentit à chuchoter tout bas cette messe à l'oreille du bon Dieu, en le priant de n'en rien dire.


XV

COMMENT ON SORTIT DE HAM

Dans la nuit du 7 au 8 janvier, Charras dormait. Le bruit de ses verrous tirés le réveilla.

Tiens, dit-il, on nous met au secret. Et il se rendort.

Une heure après, la porte s'ouvre. Le commandant du fort entre en grand uniforme, accompagné d'un homme de police p.ortant un flambeau.

Il était environ quatre heures du matin.

Colonel, dit le commandant, habillez-vous tout de suite.

Pourquoi faire?

Vous allez partir.

Encore quelque infamie probablement

Le commandant garde le silence. Charras s'habille. Comme il achevait de s'habiller, survient un petit jeune homme vêtu de noir.

Ce jeune homme adressa la parole à Charras Colonel, vous allez sortir de la forteresse, vous


allez quitter la France. J'ai ordre de vous faire conduire à la frontière.

Charras s'écria

Si c'est pour quitter la France, je ne veux pas quitter la forteresse. C'est un attentat de plus. On n'a pas plus le droit de m'exiler qu'on n'a eu le droit de m'emprisonner. J'ai pour moi la loi, le droit, mes vieux services, mon mandat. Je proteste. Qui êtes-vous, monsieur?

Je suis le chef du cabinet du ministre de l'intérieur.

Ah! c'est vous qui vous appelez Léopold Lehon. Le jeune homme baissa les yeux.

Charras continua

Vous venez de la part de quelqu'un qu'on appelle ministre de l'intérieur, M. de Morny, je crois. Je connais ce monsieur de Morny. Un jeune chauve; il a joué le jeu où l'on perd ses cheveux; maintenant il joue le jeu ou l'on risque sa tête.

La conversation était pénible. Le jeune homme regardait beaucoup la pointe de ses bottes.

Après un silence, il se hasarda pourtant à prendre la parole

Monsieur Charras, j'ai ordre de vous dire que si vous aviez besoin d'argent.

Charras l'interrompit impétueusement.

Paix-là, monsieur! pas un mot de plus! J'ai servi mon pays vingt-cinq ans, sous l'épaulette, au feu, au péril de ma vie, toujours pour l'honneur, jamais pour le gain. Gardez l'argent, vous autres!


Mais, monsieur.

Silence! l'argent qui touche vos mains salirait les miennes.

Il se fit encore un silence que le chef du cabinet particulier rompit encore

Colonel, vous serez accompagné de deux agents qui ont des instructions spéciales, et je dois vous prévenir que vous voyagerez par ordre avec un faux passeport et sous le nom de Vincent.

Ah, pardieu! s'écria Charras, voilà qui est fort! Qui est-ce qui s'imagine qu'on me fera voyager par ordre avec un faux passeport et sous un faux nom? Et regardant fixement M. Léopold Lehon Sachez, monsieur, que je m'appelle Charras et non Vincent, et que je suis d'une famille où l'on a toujours porté le nom de son père.

On partit.

On fit le trajet en cabriolet jusqu'à Creil, où passe le chemin de fer.

A la gare de Creil, la première personne qu'aperçoit Charras, c'est le général Changarnier.

Tiens, c'est vous, général!

Les deux proscrits s'embrassèrent. Tel est l'exil. Que diable font-ils de vous? dit le général. Ce qu'ils font de vous probablement. Ces chenapans me font voyager sous le nom de Vincent. Et moi, dit Changarnier, sous le nom de Leblanc.

Ils auraient dû au moins m'appeler Lerouge, s'écria Charras en éclatant de rire.


Cependant un cercle, tenu à. distance par les agents, s'était formé autour d'eux. On les avait reconnus, et on les saluait. Un jeune enfant, que:sa mère ne put retenir, courut vivement jusqu'à Charras, et lui prit la main.

Ils montèrent en wagon, libres en apparence comme les autres voyageurs. Seulement on les isola dans des compartiments vides, et chacun d'eux était accompagné de deux hommes qui s'asseyaient à côté et en face de lui et qui ne le quittaient pas du regard. Les gardiens du général Changarnier étaient, comme force et comme taille, les premiers hommes venus. Ceux de Charras étaient des espèces de géants. Charras est de très haute taille; ils le dépassaient de toute. la tête. Ces hommes, qui étaient des argousins, avaient été des carabiniers; ces espions avaient été des braves. Charras les questionna. Ils avaient servi tout jeunes, dès 1813. Ainsi ils avaient partagé le bivouac de Napoléon maintenant ils mangeaient le même pain que Vidocq. C'est une triste chose qu'un soldat déformé à ce point.

La poche de l'un d'eux était gonflée par quelque chose qu'il y cachait.

Au moment où cet homme traversait la gare, accompagnant Charras, une voyageuse dit

Est-ce qu'il a M. Thiers dans sa poche? Ce que l'agent cachait, c'était une paire de pistolets. Sous leurs longues redingotes. boutonnées e croisées, ces hommes étaient armés. Ils avaient ordre de traiter « ces messieurs avec le plus profond


respect, et, dans un cas donné, de leur brûler la cervelle.

Les prisonniers avaient été prévenus individuellement qu'ils passeraient près des autorités diverses qu'on rencontrerait en route pour des étrangers, suisses ou belges, expulsés à raison de leurs opinions politiques, et que les agents conserveraient leur qualité d'agents et se présenteraient comme chargés de reconduire ces étrangers jusqu'à la frontière. Les deux tiers du trajet se firent sans encombre. A Valenciennes, incident.

Le coup d'état ayant réussi, le zèle régnait. Il n'y avait plus de basse besogne. Dénoncer, c'était plaire; le zèle est une des formes de la servitude vers lesquelles on se penche le plus volontiers. Le général faisait le soldat; le préfet faisait le commissaire de police; le commissaire de police faisait le mouchard. Le commissaire de police de Valenciennes présidait à la visite des passeports. Il n'aurait voulu pour rien au monde laisser cette haute fonction à un inspecteur subalterne.

Au moment où on lui présenta le passeport du nommé Leblanc, il considéra le nommé Leblanc entre les deux yeux, fit un mouvement et s'écria Vous êtes le général Changarnier.

Cela ne me regarde pas, dit le général.

Sur ce, les deux gardiens du général se récrient et exhibent leurs papiers fort en règle.

Monsieur le commissaire, nous sommes agents du gouvernement. Voyez nos propres passeports.


Malpropres, dit, le général.

Le commissaire hoche la tête. Il avait été employé à Paris et avait été souvent envoyé à l'état-major, aux Tuileries, près du général Changarnier. II le connaissait fort bien.

Voilà qui est fort! crient les agents. Ils se démènent, déclarent qu'ils sont fonctionnaires de police en mission spéciale, qu'ils ont ordre de conduire à la frontière ce Leblanc expulsé pour cause politique, jurent leurs grands dieux, et donnent leur parole d'honneur que le nommé Leblanc se nomme Leblanc. Je ne crois pas beaucoup aux paroles d'honneur, dit le commissaire.

Honnête commissaire, grommela Changarnier, vous avez raison. Depuis le 2 Décembre, les paroles d'honneur et les serments ne sont plus que des assignats.

Puis il se mit à sourire.

Le commissaire était de plus en plus perplexe. Les agents finirent par invoquer le témoignage même du prisonnier.

Mais, monsieur, dites vous-même votre nom. Tirez-vous de là, répondit Changarnier. Tout cela n'était rien moins que correct pour un alguazil de province.

Il semblait évident au commissaire de Valenciennes que le général Changarnier s'échappait de Ham, sous un faux nom, avec un faux passeport et de faux agents de police pour donner le change, et que c'était un complot d'évasion qui était au moment de réussir.


Descendez tous trois, crie le commissaire. Le général, descend, et en mettant pied à terre aperçoit Charras au fond de son wagon entre ses deux estafiers.

Tiens, vous êtes là, Charras! dit-il.

Charras! s'écrie le commissaire. Charras est là! Vite! les passeports de ces messieurs..

Et regardant Charras en face

Est-ce que vous êtes le colonel Charras? Pardieu! dit Charras.

Complication. C'était le tour des estafiers de Charras de se démener. Ils déclarent que Charras est le nommé Vincent, étalent passeports et papiers, jurent et protestent. Le commissaire sent tous ses soupçons confirmés.

Fort bien, dit-il. J'arrête tout le monde. Et il remet Changarnier, Charras et les quatre agents aux gendarmes. Le commissaire flairait la croix d'honneur dans le lointain. Il était radieux. La police empoignait la police. Il arrive parfois que le loup croit saisir une proie et se mord la queue. On introduit dans une salle basse du débarcadère les six prisonniers, car maintenant il y avait six prisonniers. Le commissaire prévient les autorités. Les autorités accourent, le sous-préfet en tête.

Le sous-préfet, nommé Censier, entre et ne sait pas s'il doit saluer ou questionner, se coucher à plat ventre ou garder son chapeau sur sa tête. Ces pauvres diables de magistrats et de fonctionnaires locaux étaient' fort embarrassés de leur contenance. Le


général Changarnier avait été assez près de la dictature pour les rendre'pensifs. Qui sait les événements? Tout est possible. Hier s'appelait Cavaignac, Aujourd'hui Bonaparte; Demain s'appellera Changarnier. Le bon Dieu est cruel de ne pas laisser entrevoir aux sous-préfets le petit bout de l'oreille de l'avenir. C'est triste pour un respectable fonctionnaire, qui ne demanderait pas mieux que d'être servile ou arrogant à propos, d'être exposé à prodiguer des platitudes à un personnage qui va peut-être pourrir à jamais dans l'exil et qui n'est plus qu'un drôle, ou de risquer de faire des insolences à un brigand de proscrit qui est capable de rentrer vainqueur d'ici à six mois et d'être à son tour le gouvernement. Que faire? Et puis, on est espionné. Entre fonctionnaires cela se fait. Le moindre mot sera commenté, le moindre geste sera décrit. Comment ménager a la fois ce chou qui s'appelle aujourd'hui et cette chèvre qui s'appelle demain ? Trop questionner froissera le général, trop saluer choquera le président. Comment être à la. fois beaucoup sous-préfet et un peu laquais? Comment combiner l'air de servitude qui plaira à Changarnier avec l'air d'autorité qui plaira à Bonaparte? Le sous-préfet crut se tirer d'affaire en disant Général, vous êtes mon prisonnier. Et en ajoutant avec un sourire Faites-moi l'honneur de venir déjeuner chez moi.

ïl adressa les mêmes paroles à Charras.

Le général refusa laconiquement.

Charras le regarda fixement et ne lui répondit pas.


Des doutes sur l'identité des prisonniers vinrent au sous-préfet. Il demanda tout bas au commissaire Êtes-vous bien sûr? Parbleu dit le commissaire. Le sous-préfet prit le parti de s'adresser à Charras, et, mécontent de son accueil, lui demanda assez sèchement Mais, enfin, qui êtes-vous?

Charras répondit

Nous sommes des colis.

Et se tournant vers ses gardiens à leur tour gardés

Adressez-vous à nos expéditeurs. Interrogez nos douaniers. Affaire de transit.

On fit jouer le télégraphe électrique. Valenciennes effaré questionna Paris. Le sous-préfet prévint le ministre de l'intérieur que, grâce à une surveillance pour laquelle il ne s'en fiait qu'à lui-même, il venait de faire une importante capture, qu'il venait d'éventer un complot, de sauver le président, de sauver la société, de sauver la religion, etc., etc., qu'en un mot il venait de saisir le général Changarnier et le colonel Charras, évadés le matin du fort de Ham avec de faux passeports, sans doute pour se mettre à la tête d'un soulèvement, etc., etc., et qu'enfin il demandait au gouvernement ce qu'il fallait faire des deux prisonniers.

Au bout d'une heure la réponse arriva Laissezles continuer leur chemin.

La police s'aperçut que, dans un élan de zèle, elle avait poussé la profondeur jusqu'à la bêtise. Cela arrive quelquefois.


Le convoi suivant emmena les prisonniers remis, non en liberté, mais à leurs gardiens.

On passa Quiévrain.

On descendit de wagon, puis on y remonta. Quand le convoi repartit, Charras poussa le profond soupir joyeux d'un homme délivré, et dit –Ah! enfin

Il leva les yeux et aperçut ses. deux geôliers à côté de lui.

Ils étaient montés derrière lui dans le wagon. Ah çà, leur dit-il, c'est vous

De ces deux hommes il n'y en avait qu'un qui parlait. Celui-là répondit

Mais oui, mon colonel.

Qu'est-ce que vous faites ici?

Nous vous gardons.

Mais nous sommes en Belgique.

C'est possible.

La Belgique n'est pas la France.

Ah! cela se peut.

Mais si je mettais la tête hors du wagon, si j'appelais, si je vous faisais arrêter, si je réclamais ma liberté?

Vous ne feriez pas tout ça, mon colonel. Comment feriez-vous pour m'en empêcher? L'agent montra le pommeau d'un pistolet et dit Voilà..

Charras prit le parti d'éclater de rire et leur demanda Mais où donc me lâcherez-vous? A Bruxelles.


C'est-à-dire qu'à Bruxelles vous me tirerez un coup de chapeau, mais qu'à Mons vous me tireriez un coup de pistolet.

Comme vous dites, mon colonel.

Au fait, dit Charras, cela ne me regarde pas. C'est l'affaire du roi Léopold. Le Bonaparte traite les territoires comme il a traité les représentants. H a violé l'Assemblée, il viole la Belgique. Mais c'est égal, vous êtes tous un ramassis d'étranges coquins. Celui qui est en haut est fou, ceux qui sont en bas sont stupides. C'est bon, mes amis, laissez-moi dormir. Il s'endormit en effet.

La même aventure à peu près était arrivée presque au même instant aux généraux Changarnier et Lamo'ricière et à M. Baze.

Les agents ne quittèrent le général Changarnier qu'à Mons. Là ils le firent descendre du convoi, et lui dirent Général, c'est ici votre lieu de séjour. Nous vous laissons libre.

Ah! dit-il, c'est mon lieu de séjour, et je suis libre. Eh bien, bonsoir.

Et il remonta lestement dans le wagon au moment ou le train repartait, laissant là les deux argousins ébahis. La police lâcha Charras à Bruxelles, mais ne lâcha pas le général Lamoricière. Les deux agents voulaient le forcer de repartir immédiatement pour Cologne. Le général, qui souffrait d'un rhumatisme gagné à Ham, leur déclara qu'il coucherait à Bruxelles.

Soit! dirent les agents.


Ils le suivirent à l'hôtel de Bellevue. Ils y passèrent la nuit avec lui. On eut beaucoup de peine à les empêcher de coucher dans sa chambre.

Le lendemain ils l'emmenèrent et le conduisirent à Cologne, violant le territoire de Prusse après avoir violé le territoire de Belgique.

Le coup d'état fut plus impudent encore avec M. Baze:

On fit voyager M. Baze avec sa femme et ses enfants sous le nom de Lassalle. Il passait pour le domestique de l'agent de police qui le conduisait.

On le mena ainsi à Aix-la-Chapelle.

Là, au beau milieu de la nuit, au beau milieu de la rue, les agents le déposèrent sans passeport, sans papiers, sans argent, lui et toute sa famille. M. Baze, indigné, fut obligé d'en venir à la menace pour obtenir qu'ils le conduisissent et qu'ils le nommassent à un magistrat quelconque. Il entrait probablement dans les petites joies de Bonaparte de faire traiter un questeur de l'Assemblée comme un vagabond.

Dans la nuit du 7 janvier, le général Bedeau, quoiqu'il ne dût partir que le lendemain, fut réveillè comme les aùtres par le. bruit de ses verrous. Il ne comprit pas qu'on l'enfermait, et crut au contraire qu'on élargissait M. Baze, son voisin de cellule. Il cria à travers la porte Ah! bravo, Baze!

Tous les jours en effet les généraux disaient au questeur Vous n'avez que faire ici. C'est une forteresse militaire, on vous mettra dehors un de ces beaux matins, comme Roger du Nord.


Cependant le général Bedeau entendait dans la forteresse un bruit inusité. IL se leva et « frappa » le général Le Flô, son autre. voisin de cellule, avec lequel il échangeait de fréquents dialogues militaires peu obligeants pour le coup d'état. Le général Le Flô répondit au frappement, mais il n'en savait pas plus long que le général Bedeau.

Le général Bedeau avait une fenêtre sur la cour intérieure du donjon. Il alla à cette fenêtre, et y vit des lanternes qui allaient et venaient, dès-espèces de carrioles attelées, et une compagnie du A8" sous les armes. Un moment après il vit arriver dans la cour le. général Changarnier qui monta en carriole et partit. Quelques instants s'écoulèrent, puis il vit passer Charras. Charras l'aperçut à sa fenêtre et lui cria –Mons Il croyait aller à Mons, en effet, et c'est ce qui fit que le lendemain le général Bedeau choisit Mons pour séjour,.croyant y rencontrer Charras.

Charras parti, M. Léopold Lehon survint, accompagné du commandant du fort, salua Bedeau, expliqua sa mission et se nomma. Le général Bedeau se borna à lui dire On nous bannit, c'est une illégalité et une indignité ajoutées aux autres. Au reste avec les gens qui vous envoient, on ne compte plus. On ne le fit partir que le lendemain. Louis Bonaparte avait dit IL faut espacer les généraux. L'homme de police chargé d'escorter le général Bedeau jusqu'en Belgique était un de ceux qui le 2 décembre avaient arrêté le général Cavaignac. Il conta au général Bedeau qu'ils avaient eu un moment t


d'inquiétude en arrêtant le général Cavaignac, les cinquante hommes de piquet commandés pour assister la police ayant fait défaut.

Dans le compartiment de wagon qui emportait le général Bedeau en Belgique, il y avait une femme, évidemment du monde, de la figure la plus distinguée, et accompagnée de trois petits enfants. Un dbmestique en livrée qui semblait allemand avait deux des enfants sur ses genoux et leur prodiguait mille petits soins. Du reste, le général, caché par la nuit et enfoui, comme les agents, sous le collet de son manteau, faisait peu d'attention à ce groupe. Quand on fut à Quiévrain, la voyageuse se tourna vers lui, et lui dit Monsieur le général, je vous fais compliment. Vous voici en sûreté.

Le général remercia et lui demanda son.nom. La baronne Coppens, dit-elle.

On se souvient que c'est chez M. Coppens, rue Blanche, 70, qu'avait eu lieu le 2 décembre la première réunion de la gauche.

Vous avez là, madame, reprit le général, de charmants enfants; et il ajouta Et un bien bon domestique.

C'est mon mari, dit madame Coppens.

M. Coppens, en effet, était resté cinq semaines comme enseveli dans une cachette pratiquée chez lui. Il s'évadait de France cette nuit-là même sous sa propre livrée. On avait bien fait la leçon aux petits enfants. Le hasard les avait fait monter dans le même wagon que le général Bedeau et les deux estafiers qui le


gardaient, et ç'avait été toute la nuit, en présence de ces hommes de police, une terreur de M"" Coppens que quelqu'un des marmots réveillés ne sautât au cou dû domestique en disant Papa.

UHTOtRE. III


XVI

COUP D'OEIL EN ARRIÈRE

Louis Bonaparte avait essayé la majorité comme on essaie un pont; il l'avait chargée d'iniquités, d'empiétements, d'énormités assommades de la place du Havre, cris de vive l'empereur! distribution d'argent aux troupes, vente dans les rues des journaux bonapartistes, prohibition des journaux républicains et parlementaires, revues de Satory, discours de.Dijon; la majorité porta tout.

Bon, dit-il, le coup d'état passera dessus. Qu'on se rappelle les faits. Avant le 2 décembre le coup d'état se faisait en détail, çà et là, un peu partout, assez effrontément, et la majorité souriait. Le représentant Pascal Duprat était violenté par les agents de police. C'est très drôle, disait la droite. –Le représentant Dain était empoigné-Charmant! Le représentant Sartin était arrêté. Bravo Un beau matin, quand toutes les charnières furent bien essayées et graissées, quand tous les fils furent bien attachés, le


coup d'état s'exécuta en bloc, brusquement, la majorité cèssa de rire, mais le tour était fait. Elle ne s'apercevait pas que, depuis longtemps, pendant qu'elle riait de l'étranglement d'autrui, elle avait la corde au cou.

Insistons sur ceci, non pour punir le passé, mais pour éclairer l'avenir. Bien des mois avant d'être exécuté, le coup d'état était fait. Le jour venu, l'heure sonnée, la mécanique toute montée n'eut qu'à marcher. Rien ne devait manquer et rien ne manqua. Ce qui aurait été un abîme si la majorité eût fait son devoir et compris 'sa solidarité avec la gauche, n'était pas même une enjambée. L'inviolabilité avait été démolie par les inviolables. La main des gendarmes était accoutumée au collet des représentants comme au collet des voleurs; la cravate des hommes d'état ne fit pas un pli dans la poigne des argousins, et l'on put admirer M. le vicomte de Falloux, ô candeur s'ébahissant d'être traité comme le citoyen Sartin. La majorité arriva à reculons, en applaudissant toujours Bonaparte, au trou où Bonaparte la fit tomber.


La conduite de la gauche républicaine, dans cette grave conjoncture du 2 décembre, fut mémorable. Le drapeau de la loi était à terre, dans la boue d'une trahison universelle, sous les pieds de Louis Bonaparte; la gauche releva ce drapeau, lava cette boue avec son sang, le déploya, l'agita aux yeux du peuple, et, du 2 au 5 décembre, tint Bonaparte en échec. Quelques hommes, une poignée, cent vingt représentants du peuple, échappés au hasard des arrestations, plongés dans les ténèbres et le silence, sans même avoir pour eux ce cri de la presse libre qui sonne le tocsin des intelligences et qui encourage les combattants, sans généraux à leurs ordres, sans soldats, sans munitions, descendirent dans la rue, barrèrent résolûment passage au coup d'état et livrèrent bataille à ce crime monstrueux, qui avait pris toutes ses précautions, cuirassé de toutes parts, armé jusqu'aux dents, épaississant autour de lui les forêts de

CONDUITE DE LA GAUCHE

xvn


bayonnettes, faisant aboyer une meute d'obusiers et de canons.

On eut la présence d'esprit, qui est l'intrépidité efficace; on eut, tout manquant, l'improvisation formidable du devoir, jamais décontenancé. On n'avait pas d'imprimerie, on en eut on n'avait pas de fusils, on en trouva; on n'avait pas de balles, on en fondit; on n'avait pas de poudre, on en fabriqua on n'avait rien, que des pavés, et l'on en fit sortir des combattants. Il est vrai que ces pavés étaient les pavés de Paris; pierres qui se changent en hommes.

Telle est la puissance du droit que, pendant quatre jours, ces cent vingt hommes, n'ayant pour eux que la bonté de leur cause, firent contrepoids à une armée de cent mille soldats. Un moment même la balance pencha de leur côté. Grâce à eux, grâce à leur résistance secondée par l'indignation des cœurs honnêtes, il vint une heure ou la victoire de la loi sembla possible et même certaine. Le jeudi A, le coup d'état chancela et fut obligé de s'appuyer sur l'assassinat. On l'a vu, sans la tuerie'des boulevards, s'il n'avait pas sauvé son parjure par un massacre, s'il n'avait pas réfugié son crime dans un autre crime, Louis Bonaparte était perdu.

Pendant les longues heures de cette lutte, lutte sans trêve, lutte contre l'armée le jour et contre la police la nuit, lutte inégale, où toute la force était d'un côté et toute la rage, et, nous venons de le dire, rien que le droit, de l'autre, pas un de ces cent vingt représentants, pas un ne manqua à l'appel du devoir,


pas un ne refusa le danger, pas un ne recula, pas un ne faiblit, toutes ces têtes se placèrent résolument sous le couperet, et, quatre jours durant, attendirent qu'il tombât.

Aujourd'hui captivité, déportation, expatriation, exil, le couperet est tombé à peu près sur toutes ces têtes.

Je suis de ceux qui n'ont eu d'autre mérite dans cette lutte que de rallier à une pensée unique le courage de tous; mais qu'il me soit permis de rendre ici justice avec effusion à ces hommes parmi lesquels je m'honore d'avoir servi trois ans la sainte cause du progrès humain, à cette gauche insultée, calomniée, méconnue et intrépide, qui fut toujours sur la brèche, qui ne se reposa pas un jour, qui ne recula pas plus devant la conspiration militaire que devant la conspiration parlementaire, et qui, investie par le peuple du mandat de le défendre, le défendit même quand il s'abandonna, le défendit à la tribune avec la parole et dans la rue avec l'épée.

Quand le comité de résistance, dans la séance ou fut rédigé et voté le décret de déchéance et de mise hors la loi, usant du pouvoir discrétionnaire que la gauche lui avait confié, décida que toutes les signatures des représentants républicains restés libres seraient apposées au bas du décret, ce fut un acte hardi; le comité ne se dissimula point que c'était là une liste de proscription qu'il offrait au coup d'état vainqueur toute dressée, et peut-être, dans son for intérieur, craignit-il que quelques-uns ne la


désavouassent et ne réclamassent. Le lendemain nous reçûmes deux lettres en effet, deux plaintes. C'étaient deux représentants qui avaient été omis sur la liste et qui réclamaient l'honneur d'y être rétablis. Ces deux représentants, je les rétablis ici, en effet, dans leur droit d'être proscrits. Voici leurs noms Anglade et Pradié.

Du mardi 2 au vendredi 5 décembre, les représentants de la gauche et le comité, épiés, harcelés, traqués, toujours au moment d'être découverts et pris, c'est-à-dire massacrés, se transportèrent, pour y délibérer, dans vingt-sept maisons différentes., déplacèrent vingt-sept fois le lieu de leurs séances, depuis leur première réunion rue Blanche, jusqu'à leur dernière conférence chez Raymond. Ils refusèrent les asiles qu'on leur offrait sur la rive gauche, voulant toujours rester au centre du combat. Dans ces déplacements, ils traversèrent plus d'une fois le-Paris de la rive droite d'un bout à l'autre, la plupart du temps a pied et faisant des détours pour n~ètre pas suivis. Tout était péril pour eux, leur nombre, leurs figures connues, leurs précautions mêmes. Les rues populeuses, danger: la police y était en permanence; les rues désertes, danger les allées et venues y étaient plus remarquées. On ne dormait pas, on ne mangeait pas; on prenait ce qu'on trouvait, un verre d'eau de temps en temps, un morceau de pain çà et là: M°~ Landrin nous donna un bouillon M""= Grévy un reste de pâté froid. Nous vécûmes un soir d'un peu de chocolat qu'un pharmacien, avait fait distribuer dans une barricade.


Chez Jeunesse, rue de Grammont, dans la nuit du 3, Michel de Bourges prenait une chaise et disait Voilà mon lit. Était-on fatigué? On ne le sentait pas. Les vieux comme Ronjat, les malades comme Boysset, tous marchaient. Le péril public, une fièvre, les soutenait.

Notre collègue vénérable, Lamennais, ne vint pas, mais il resta les trois jours sans se coucher, boutonné dans sa vieille redingote, ses gros souliers aux pieds, prêt à marcher. Il écrivait à l'auteur de ce livre ces trois lignes qu'il est impossible de ne pas citer Vous <?~ des héros sans moi. J'6~ souffre. J'attends vos ordres. Tâchez donc <~ ?M'e?Mp~o</cr quelque chose, ne /M<-ce <j'M'A mourir.

Dans les réunions, chacun était comme d'habitude. On eût dit par moments une séance ordinaire dans un des bureaux de l'Assemblée. C'était le calme de tous les jours mêlé à la fermeté des crises suprêmes. Edgar Quinet avait toute sa haute raison, Noël Parfait toute sa vivacité d'esprit, Y van toute sa pénétration vigoureuse et intelligente, Labrousse toute sa verve. Dans un coin Pierre Lefranc, pamphlétaire et chansonnier, mais pamphlétaire comme Courier et chansonnier comme Béranger, souriait aux graves et sévères paroles de Dupont de Bussac. Tout ce groupe si brillant de jeunes orateurs de la gauche, Bancel, avec sa fougue puissante, Versigny et Victor Chauffour avec leur intrépidité juvénile, Sain avec son sang-froid qui révèle la force, Farconnet avec sa voix douce et son inspiration énergique, se prodiguaient pour la résistance


au coup d'état, tantôt dans les délibérations, tantôt parmi le peuple, prouvant que pour être orateur il faut avoir toutes les qualités de combat. De Flotte, infatigable, était toujours prêt à parcourir. tout Paris. Xavier Durrieu était brave, Dulac intrépide, Charamaule téméraire. Citoyens et paladins. Du courage, qui eût osé n'en pas avoir parmi tous ces hommes dont pas un ne tremblait? Barbes incultes, habits défaits, cheveux en désordre, visages pales, fierté .dans tous les yeux. Dans les maisons où l'on était accueilli, on s'installait comme on pouvait. S'il n'y avait pas de

s

fauteuils ou de chaises, quelques-uns, épuisés de force, mais non de cœur, s'asseyaient à terre. Pour les décrets et les proclamations tous se faisaient copistes un dictait, dix écrivaient. On écrivait sur les tables, sur les coins des meubles, sur ses genoux. Souvent le papier manquait, les plumes manquaient. Ces misères créàient des obstacles dans les heures les plus critiques. A telles minutes données, dans l'histoire des peuples, un encrier dont l'encre est desséchée peut être une calamité publique. Du reste cordialité entre tous; toutes lesnuances effacées. Dans les séances secrètes du comité, Madier de Montjau, ce, ferme et généreux cœur, de Flotte, vaillant et profond, philosophe combattant de la Révolution, Carnot, correct, froid, tranquille, inébranlable, Jules Favre, éloquent, courageux; admirable de simplicité et de force, inépuisable eu ressources comme en sarcasmes, doublaient, en les combinant, les puissances si diverses de leurs esprits.


Michel de Bourges, assis dans un coin de la cheminée ou accoudé sur une table, enveloppé dans son grand paletot, son bonnet de soie noire sur la tête, donnait la réplique à toutes les idées, rendait aux événements coup pour coup, parait au péril, à l'incident, à l'occasion, à la nécessité car c'est une de ces opulentes natures qui ont toujours quelque chose de prêt, soit dans leur intelligence, soit dans leur imagination. Les conseils se croisaient sans se heurter:: Ces hommes ne se faisaient aucune illusion. Ils savaient dans quelle lutte à outrance ils étaient entrés. Nul quartier à attendre. Ils avaient affaire à l'homme qui avait dit Écrasez tout. Ils connaissaient les paroles sanglantes du soi-disant ministre Morny. Ces paroles, les affiches de Saint-Arnaud les traduisaient en décrets, les prétoriens lâchés dans la rue les traduisaient en meurtres. Les membres du comité d'insurrection 'et les représentants assistant aux réunions n'ignoraient pas que partout où ils seraient pris, ils seraient tués sur place à coups de bayonnette. C'était la chance de cette guerre. Ce qui dominait sur tous les visages,

ZD

c'était la sérénité, cette sérénité profonde qui vient de la conscience heureuse. Par moments cette sérénité arrivait jusqu'à la gaîté. On riait volontiers, et de tout, du pantalon déchiré de celui-ci, du chapeau que celui-là avait rapporté d'une barricade à la place du sien, du cache-nez de cet autre. Cachez donc votre grande taille, lui disait-on. On était des enfants, et tout amusait. Le matin du A, Mathieu de la Drôme entra; il avait organisé de son côté un comité qui


communiquait avec le comité central, il venait nous l'annoncer; il avait rasé son collier de barbe pour n'être pas reconnu dans les rues. Vous avez l'air d'un archevêque, lui cria Michel de Bourges et ce fut un rire universel. Et tout cela avec cette pensée que chaque instant ramenait le bruit qui se fait à la porte, cette clef qui tourne dans la serrure, c'est peutêtre la mort qui entre.

Les représentants et le comité étaient à la discrétion d'un hasard. Plus d'une fois ils purent être saisis, et ils ne le furent pas, soit que certains agents de la police eussent des scrupules (où diable le scrupule va-t-il se nicher?), soit que ces agents doutassent du résultat final et craignissent de mettre étourdiment la main sur les vainqueurs possibles. Si le commissaire de police Vassal, qui nous rencontra le matin du A sur le trottoir de la rue des Moulins, l'avait voulu, nous étions pris ce jour-là. Il ne nous trahit pas. Mais c'étaient là des exceptions. La poursuite de la police n'en était pas moins ardente et acharnée. Chez Marie, on s'en souvient, les sergents de ville et les gendarmes mobiles arrivèrent dix minutes après que nous avions évacué la maison, et fouillèrent jusque sous les lits à coups de bayonnette.

Parmi les représentants il y avait plusieurs constituants, et à leur tête Bastide. Bastide, en 18~8, avait été ministre des affaires étrangères. Dans la deuxième réunion nocturne de la rue Popincourt, on~lui reprocha plusieurs de ses actes. Laissez-moi d'abord me faire tuer, répondit-il; ensuite vous me reprocherez ce


que vous voudrez. Et il ajouta Comment pouvezvous vous défier de moi qui suis républicain jusqu'au poignard? Bastide ne consentait pas à appeler notre résistance l'insurrection. Il l'appelait la contre-insurrection. Il disait Victor Hugo a raison. C'est à l'Élysée qu'est l'insurgé. J'étais d'avis, on le sait, de brusquer la bataille, de ne rien différer, de ne rien réserver; je disais 7/ faut battre le coup d'état <M~ il est chaud. Bastide m'appuyait. Dans le combat il fut impassible, froid, gai sous sa froideur. A la barricade Saint-Antoine, au moment où les fusils du coup d'état couchaient en joue les représentants du peuple, il dit en souriant à Madier de Montjau Demandez donc à Schœlcher ce qu'il pense de l'abolition de la peine de mort. (Schœlcher, comme moi-même, à cette minute suprême, eût répondu qu'il faut l'abolir.) Dans une autre barricade, Bastide, forcé de s'absenter un moment, posa sa pipe sur un pavé. On trouva la pipe de Bastide et on le crut mort. Il revint, la mitr aille pleuvait, il dit Ma pipe? Il la ralluma et se remit à combattre. Deux balles trouèrent son manteau. Quand les barricades furent construites, les représentants républicains s'y répandirent et s'y distribuèrent. Presque tous les représentants de la gauche allèrent aux barricades, aidant soit à les bâtir, soit à les défendre. Outre le grand fait de la barricade SaintAntoine, ou Schœlcher fut si admirable, Esquiros alla à la barricade de la rue de Charonne; de Flotte, au Panthéon et à la Chapelle-Saint-Denis; Madier de Montjau, à Belleville et rue Aumaire; Doutre et


Pelletier, à la mairie du Ve arrondissement; Brives, rue Beaubourg; Arnaud de l'Ariége, rue du Petit-Reposoir Viguier, rue Pagevin; Versigny, rue Joigneaux; Dupont de Bussac, au carré Saint-Martin; Carlos Forel et Boysset, rue Rambuteau. Doutre reçut sur la tête un coup de sabre qui fendit son chapeau; Bourzat eut quatre balles dans son paletot; Baudin fut tué; Gaston Dussoubs était malade et ne put venir; son frère, Denis Dussoubs, le remplaça. Où? Dans le sépulcre. Baudin tomba sur la première barricade. Denis Dussoubs sur la dernière.

Je fus moins favorisé que Bourzat; je n'eus dans mon paletot que trois balles, et il m'est impossible de dire d'où elles me vinrent. Probablement du boulevard.

Après la bataille perdue, il n'y eut pas de sauvequi-peut, pas de déroute, pas de fuite. Tous restèrent cachés dans Paris, prêts à reparaître, Michel, rue d'Alger; moi, rue de Navarin. Le comité tint encore séance le samedi 6, à onze heures du soir. Jules Favre, Michel de Bourges et moi, nous nous vîmes dans la nuit chez une généreuse et vaillante femme, M"" Didier. Bastide y vint et me dit Vous allez, si vous n'êtes pas tué ici, entrer dans l'exil. Moi, je resterai à Paris. Prenez-moi pour lieutenant. J'ai dit ce fait. On espérait pour le 9, le mardi, une reprise d'armes qui n'eut pas lieu. Malarmet l'avait annoncée à Dupont de Bussac; mais le coup du A avait atterré Paris. La population rie bougea plus. Les représentants ne se décidèrent à songer à leur sûreté et à quitter la France,


à travers mille dangers d'ailleurs, que plusieurs jours après, quand la dernière étincelle de résistance fut éteinte dans le cœur du peuple et la dernière lueur d'espérance dans le ciel.

Plusieurs représentants républicains étaient ouvriers ils sont redevenus ouvriers dans l'exil. Nadaud a repris la truelle et est maçon à Londres. Faure (du Rhône), coutelier, et Bansept, cordonnier, sentent que leur métier est devenu leur devoir, et le pratiquent en Angleterre Faure fait des couteaux, Bansept fait des souliers. Greppo est tisserand. C'est lui qui, proscrit, a fait la robe de couronnement de la reine Victoria. Sombre sourire de la destinée. Noël Parfait est correcteur d'imprimerie à Bruxelles Agricol Perdiguier, dit Avignonnais-la-Vertu, a ceint son tablier de cuir et est menuisier à Anvers. Hier ces hommes siégeaient dans'1'assemblée souveraine. On voit de ces choses-là dans Plutarque.

L'éloquent et courageux proscrit, Émile Deschanel, a créé, à Bruxelles, avec un rare talent de parole, une nouvelle forme d'enseignement public, les conférences C'est à lui que revient l'honneur de cette fondation, si féconde et si utile.

Disons-le en terminant, l'Assemblée nationale législative vécut mal et mourut bien.

A ce moment de la chute, irréparable pour les pusillanimes, la droite fut digne, la gauche fut grande.

On n'avait pas encore vu dans l'histoire un parlement tomber de cette façon.


Février avait soufflé sur les députés du pays légal, et les députés s'étaient évanouis. M. Sauzet s'était affaissé derrière la tribune et s'en était allé sans même prendre son chapeau.

Bonaparte, l'autre, le premier, le vrai, avait fait enjamber les fenêtres de l'Orangerie de Saint-Cloud aux Cinq-Cents, un peu embarrassés de leurs grands manteaux.

CromweII, le plus ancien des Bonapartes, quand if fit son 18 brumaire, n'avait guère rencontré d'autre résistance que quelques imprécations de Milton et de Ludlow, et avait pu dire dans son langage grossièrement gigantesque J'ai mis le roi dans ?Mon sac et le jMr~MeK~ dans mapoche.

Il faudrait remonter jusqu'au sénat romain pour y trouver de vraies chaises curules.

La Législative, répétons-le à son honneur, nt bonne contenance devant l'abîme. L'histoire lui en tiendra compte. Après avoir trahi tant de choses, on pouvait craindre que cette assemblée ne finît par se trahir elle-même. Il n'en a rien été. L'Assemblée législative, on est bien forcé de le rappeler, avait commis fautes sur fautes la majorité royaliste y avait persécuté bien odieusement la minorité républicaine, qui faisait vaillamment son devoir en la dénonçant au peuple; elle avait eu, cette assemblée, une bien longue cohabitation et une complicité bien fatale avec l'homme de crime qui a fini par l'étrangler comme un voleur étrangle sa concubine dans son lit mais, quoi qu'on puisse dire de cette assemblée fatale, elle n'a pas eu


l'évanouissement, misérable que Louis Bonaparte espérait elle n'a pas été lâche.

Cela tient à ce qu'elle sortait du suffrage universel. Disons-le, car c'est là un enseignement. La vertu de ce suffrage universel qui l'avait engendrée et qu'elle avait voulu tuer, elle l'a sentie en elle à sa dernière heure.

La sève de tout un peuple ne se répand pas vainement dans une assemblée, même la plus caduque. Au jour suprême, cette sève se retrouve.

L'Assemblée législative, si chargée qu'elle soit de responsabilités redoutables, sera moins accablée peutêtre qu'elle ne le mériterait par la réprobation de. l'avenir.

Grâce au suffrage universel qu'elle avait trahi et qui fit sa foi et sa force au dernier moment, grâce à la gauche qu'elle avait opprimée, bafouée, calomniée et décimée, et qui jeta sur elle le reflet glorieux de son héroïsme, cette assemblée chétive a eu une grande mort.


Eh bien, oui! Je donnerai un coup de pied dans la porte de ce palais et j'y entrerai avec toi, histoire! Je saisirai au collet tous ces coupables en Ûagrant délit perpétuel de tous ces attentats J'éclairerai brusquement du plein midi de la vérité cet antre de nuit Oui, je ferai le jour! j'arracherai le rideau, j'ouvrirai la fenêtre, je montrerai à tous les yeux tel qu'il est, infâme, horrible, opulent, triomphant, joyeux, doré, souillé, cet Élysée, cette cour, ce groupe, ce tas, appelez cela comme vous voudrez, cette chiourme où rampent et grouillent et s'accouplent et se fécondent toutes les turpitudes, toutes les indignités, toutes les abominations, flibustiers, boucaniers, jureurs de serments, faiseurs de signes de croix, espions, escrocs, bouchers, bourreaux, depuis le condottiere qui vend son épée jusqu'au jésuite qui brocante son bon Dieu! cette sentine où Baroche coudoie Teste, où chacun apporte ses malpropretés, Magnan ses épaulettes, HjSTOlM. III. 19

PAGE ÉCRITE A BRUXELLES

XVIII


Montalembert sa religion, Dupin sa personne et surtout le cercle familier, le saint des saints, le conseil privé, la caverne intime où l'on boit, où l'on mange, où l'on rit, ou l'on dort, où l'on joue, ou l'on est grec, où l'on tutoie l'altesse, où l'on se vautre! Oh! quelles ignominies C'est là, c'est là! Le déshonneur, la turpitude, la honte et l'opprobre sont là! 0 histoire un fer rouge sur toutes ces faces

C'est là qu'on s'amuse, et qu'on ripaille, et qu'on se gave, et qu'on se moque de la France C'est là qu'on empoche pêle-mêle avec de grands éclats de rire les millions de louis et les millions de votes Voyez-les, regardez-les, ils ont traité la loi comme une fille, ils' sont contents! Le droit est égorgé, la liberté est bâillonnée, le drapeau est déshonoré, le peuple est sous .leurs pieds, ils sont heureux! Et qui sont-ils? Quels sont ces hommes? L'Europe ne le sait pas. On les a vus un beau matin sortir d'un crime. Rien de plus. Un tas de drôles qui ont eu beau devenir célèbres et qui sont restés anonymes. Tenez, ils sont tous là, voyezles, vous dis-je, regardez-les, vous dis-je, reconnaissezles, si vous pouvez. De quel sexe sont-ils? A quelle espèce appartiennent-ils? Qu'est celui-ci? C'est un écrivain ? Non, c'est un chien. Il mâche de la chair humaine. Et celui-là? Est-ce un chien? Non, c'est un courtisan. Il a du sang à la patte.

Hommes nouveaux, c'est ainsi qu'ils s'appellent. Nouveaux, en effet! Inattendus, étranges, inouïs, monstrueux Le parjure, l'iniquité, le vol, l'assassinat, érigés en départements ministériels, l'escroquerie


appliquée au suffrage universel, le gouvernement par le faux, le devoir appelé crime, le crime appelé devoir, le cynisme riant dans l'atroce, c'est de tout cela qu'ils composent leur nouveauté.

Maintenant, c'est bien, ils ont réussi, ils ont le vent en poupe, ils s'en donnent à cœur joie. On a triché la France, on partage. La France est un sac, et l'on y met la main. Fouillez, pardieu, prenez pendant que vous y êtes, pêchez, puisez, pillez, volez! L'un veut de l'argent, l'autre des places, l'autre un cordon au cou, l'autre une plume au chapeau, l'autre une broderie à la manche, l'autre des femmes, l'autre du pouvoir, l'autre des nouvelles pour la Bourse, l'autre un chemin de fer, l'autre du vin. Je crois bien qu'ils sont contents! figurez-vous un pauvre diable qui, il y a trois ans, empruntait dix sous à son portier et qui aujourd'hui, accoudé voluptueusement sur le ~OK!'<6Mr, n'a qu'à signer un décret pour prendre un million. Se rendre eux-mêmes parfaitement heureux, dévorer à même les finances de l'état, vivre aux dépens du Trésor en fils de famille, cela s'appelle leur politique. Leur ambition a un vrai nom c'est de la gloutonnerie.

Eux ambitieux, bah! ils sont gloutons. Gouverner, c'est jouir. Cela n'empêche pas de trahir. Au contraire. On s'entr'espionne, on s'entre-trahit. Les petits traîtres trahissent les grands traîtres. Piétri louche vers Maupas et Maupas vers Carlier. Bouge hideux! On y a fait le coup d'état en commun. Voilà tout. Du reste, on n'y est sûr de rien, ni des regards, ni des sourires, ni des arrière-pensées, ni des hommes, ni des femmes, ni du


valet, ni du prince, ni des paroles d'honneur, ni des actes de naissance. Chacun se sent frauduleux et se sait suspect. Chacun a ses intentions secrètes. Chacun sait tout seul pourquoi il a fait cela. Pas un ne dit le mot de son crime et personne ne porte le nom de son père. Ah qùe Dieu me prête vie et que Jésus me pardonne, je dresserai un gibet haut de cent coudées, je prendrai des-clous et un marteau, et je crucifierai ce Beauharnais dit Bonaparte entre ce Leroy dit SaintArnaud et ce Fialin dit Persigny!

Et je vous y traînerai aussi, vous tous, complices! Ce Morny, ce Romieu, ce Fould, sénateur juif,- ce Delangle qui porte sur son dos cet écriteau LA JUSTICE! Et ce Troplong, légiste glorificateur de la violation des lois, jurisconsulte apologiste du coup d'état,. magistrat flatteur du parjure, juge panégyriste du meurtre, qui s'en ira à la postérité une éponge pleine de boue et de sang à la main.

J'engage donc le combat. Avec qui? Avec le dominateur actuel de l'Europe. Il est bon que ce spectacle soit donné au monde. Louis Bonaparte, c'est le succès, c'est le triomphe enivré, c'est le despotisme gai et féroce s'épanouissant dans la victoire, c'est la plénitude folle du pouvoir se cherchant des bornes et ne s'en trouvant pas, ni dans les choses, ni dans les hommes; .Louis Bonaparte tient la France, urbenz /~MM?M et qui tient la France tient le monde;'il est maître des votes, maître des consciences, maître du peuple; il nomme son successeur, règne à jamais sur les scrutins futurs, dispose de l'éternité et met


l'avenir sous pli cacheté; son sénat, son corps législatif, son conseil d'état, têtes baissées et mêlées derrière lui, lui lèchent les talons; il mène en laisse les évêques et les cardinaux; il marche sur la justice qui le maudit et sur les juges qui l'adorent; trente correspondances informent le continent qu'il a froncé le sourcil, et tous les télégraphes électriques tressaillent s'il lève le petit.doigt; on entend autour de lui le froissement des sabres, et les tambours battent aux champs; il siége à .l'ombre de l'aigle, au milieu des bayonnettes et des citadelles les peuples libres tremblent et cachent leurs libertés de peur qu'il ne les leur vole; la grande république américaine elle-même hésite en sa présence, et n'ose lui retirer son ambassadeur; les rois entourés d'armées le regardent en souriant, le cœur plein d'épouvante. Par ou commencera-t-il? Par la Belgique? Par la Suisse? Par le Piémont? L'Europe s'attend à être envahie. Il peut tout et il rêve tout.

Eh bien ce maître, ce triomphateur, ce vainqueur, ce dictateur, cet empereur, ce tout-puissant, un homme seul, errant, dépouillé, ruiné, terrassé, proscrit, se lève devant lui et l'attaque. Louis Napoléon a dix mille canons et cinq cent mille soldats l'écrivain a sa plume et son encrier. L'écrivain n'est rien, c'est un grain de poussière, c'est une ombre, c'est un exilé sans asile, c'est un vagabond sans passe-port, mais il a à ses côtés et combattant avec lui deux puissances, le Droit, qui est invincible, et la Vérité, qui est immortelle. Certes, pour cette lutte à outrance, pour ce duel redoutable, la providence aurait pu choisir un champion


plus illustre, un plus grand athlète, mais qu'importent les hommes là où c'est l'idée qui combat Tel qu'il est, il est bon, disons-le, que ce spectacle soit donné au monde. Qu'est-ce que cela, en effet? c'est l'intelligence, atome, qui résiste à la force, colosse. Je n'ai qu'une pierre dans ma fronde, mais cette pierre est bonne; cette pierre, c'est la justice. J'attaque Louis Bonaparte à cette heure où il est debout, à cette heure où il est maître. Il est à son apogée, tant mieux, c'est ce qui me convient. Oui, j'attaque Louis Bonaparte, je l'attaque à la face du monde, je l'attaque, en présence de Dieu et des hommes, je l'attaque résolûment, éperdument, pour l'amour du peuple et de la France Il va être empereur, soit. Que du moins il y ait un front qui résiste; que Louis Bonaparte sache qu'on prend un empire, mais qu'on ne prend pas une conscience.


XIX

BÉNÉDICTION INFAILLIBLE

Le pape approuva.

Quand les 'courriers apportèrent à Rome cet événement du 2 décembre, le pape alla à une revue du général Gémeau, et le pria de féliciter de sa part le prince Louis Napoléon.

Il y avait un précédent.

Le 12 décembre 1572, Saint-Goard, ambassadeur du roi de France Charles IX près du roi d'Espagne e Philippe 11, écrivait de Madrid à son maître Charles IX « La nouvelle des événements du jour Saint-Barthelemi est arrivée au roi catholique; il en a monstré contre son naturel et coustume tant d'allégrie qu'il l'a fait plus magnifeste que de toutes les bonnes adventures et fortunes' qui lui vindrent jamais. De manière que je le fus trouver le dimanche matin à Saint-Hiéronime, et estant arrivé auprès de luy, il se prist à rire, et


avec démonstration d'un extrême plaisir et contentement commença à louer Vostre Majesté*, » La main de Pie IX resta étendue sur la France, devenue l'empire.

Alors, à l'ombre de cette bénédiction, commença une ère de prospérité.

~rc~M de la maison d'Orange, supplément, p. t25.


CONCLUSION

LA GHUTE



Je revenais de mon quatrième exil (un exil belge, peu dé chose). C'était dans les derniers jours de.septembre 1871. Je rentrais en France par la frontière du Luxembourg. Je m'étais endormi dans le wagon. Tout à coup la secousse d'arrêt me réveilla. J'ouvris les yeux.

Le train venait de s'arrêter au milieu d'un paysage charmant.

J'étais dans la demi-lueur du sommeil interrompu; les idées, indistinctes et diffuses, flottaient, encore à moitié rêves, entre la réalité et moi; j'avais le vague éblouissement du réveil.

Une rivière coulait à côté du chemin de fer, claire, autour d'une île gaie et verte. Cette verdure était si

1


épaisse que les poules d'eau, en y abordant, s'y enfouissaient et y disparaissaient. La rivière s'en allait à travers une vallée qui semblait un jardin profond. Il y avait là des pommiers qui faisaient penser à Ève et des saules qui faisaient songer à Galatée. On était, je l'ai dit, dans un de ces mois équinoxiaux où l'on sent le charme des saisons finissantes; si c'est l'hiver qui s'en va, on entend arriver la chanson du printemps; si c'est l'été qui s'éteint, on voit poindre à l'horizon un vague sourire qui est l'automne. Le vent apaisait et mettait d'accord tous ces bruits heureux dont se compose la rumeur des plaines le tintement des clochettes semblait bercer le murmure des abeilles; les derniers papillons se rencontraient avec les premières grappes; cette heure de l'année mêle la joie de vivre encore à la mélancolie inconsciente de mourir bientôt; la douceur du soleil était inexprimable. De belles terres rayées de sillons, d'honnêtes toits de paysans; sous les arbres une herbe couverte d'ombre, des mugissements de bœufs comme dans Virgile, et des fumées de, hameaux toutes pénétrées de rayons; tel était l'ensemble. Des enclumes lointaines sonnaient, rhythme du travail dans l'harmonie de la nature. J'écoutais, je méditais confusément, la vallée était admirable et tranquille, le ciel bleu était comme posé sur un aimable cercle de collines; il y avait au loin des voix d'oiseaux et tout près de moi des voix d'enfants, comme deux chansons d'anges mêlées; la limpidité universelle m'enveloppait toute cette grâce et toute cette grandeur me mettaient dans l'âme une aurore.


Tout à coup un voyageur demanda

Quel est cet endroit-ci?

Un autre répondit:

Sedan.

Je tressaillis.

Ce paradis était un sépulcre.

Je regardai. La vallée était ronde et creuse comme le fond d'un cratère; la rivière, toute tortueuse, avait une ressemblance de serpent les hautes collines étagées les unes derrière les autres entouraient ce lieu mystérieux comme un triple rang de murailles inexorables une fois là, il fallait y rester. Cela faisait songer aux cirques. On ne sait quelle inquiétante verdure, qui avait l'air d'un prolongement de la Forêt-Noire, envahissait toutes les hauteurs et se perdait à l'horizon comme un immense piège impénétrable; le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les charretiers passaient en situant, il y avait des brebis, des agneaux et des colombes çà et là, les feuillages frissonnaient et chuchotaient l'herbe, cette herbe si épaisse, était pleine de fleurs. C'était épouvantable.

Il me semblait voir trembler sur cette vallée le flamboiement de l'épée de l'ange.

Ce mot, Sedan, avait été comme un voile déchiré. Le paysage était devenu subitement tragique. Ces vagues yeux que l'écorce dessine sur le tronc des arbres regardaient,, quoi? Quelque chose de terrible et d'évanoui.

C'était là en effet! et, au moment ou je passais, il y avait treize mois moins quelque jours, c'était là


qu'était venue aboutir la monstrueuse aventure du 2 décembre. Échouement formidable.

Les sombres itinéraires du sort ne peuvent être étudiés sans un profond serrement de cœur.


11

Le 31 août 1870, une armée se trouva réunie et comme massée sous les murs de Sedan, dans un lieu nommé le fond de Givonne. Cette armée était une armée française vingt-neuf brigades, quinze divisions, quatre corps d'armée, quatrevingt-dix mille hommes. Cette armée était dans ce lieu sans qu'on pût deviner pourquoi, sans ordre, sans but, pêle-mêle, espèce de tas d'hommes jeté là comme pour être saisi par une main immense.

Cette armée n'avait, ou semblait n'avoir, pour le moment, aucune inquiétude immédiate. On savait, ou l'on croyait savoir, l'ennemi assez loin. En calculant les étapes à quatre lieues par jour, il était à trois jours de marche. Pourtant, vers le soir, les chefs prirent quelques sages dispositions stratégiques l'armée étant appuyée en arrière sur Sedan et sur la Meuse, on la protégea par deux fronts de bataille, l'un composé du 7" corps, et allant de Floing à Givonne, l'autre composé du 12" corps et allant de Givonne à Bazeilles triangle dont la Meuse faisait l'hypoténuse. Le 12° corps,


formé des trois divisions Lacretelle, Lartigue et Wolff,. rangées en ligne droite, l'artillerie entre les brigades, était un véritable barrage, ayant à ses extrémités Bazeilles et Givonne, et à son centre Daigny; les deux divisions Petit et Lhéritier, massées en arrière sur deux lignes, contre-butaient ce barrage. Le général Lebrun commandait le 12° corps. Le 7° corps, commandé par le général Douay, n'avait que deux divisions, la division Dumont et la division Gilbert, et formait l'autre front de bataille couvrant l'armée de Givonne à Floing du côté d'Illy; ce front était relativement faible, trop ouvert du côté de Givonne et protégé seulement du côté de la Meuse par les deux divisions de cavalerie Margueritte et Bonnemains et par la brigade Guyomar, appuyée en équerre sur Floing. Dans ce triangle campaient le 5' corps, commandé par le général Wimpfen, et le 1~ corps, commandé par le général Ducrot. La division de cavalerie Michel couvrait le i" corps du côté de Daigny; le 5° s'adossait à Sedan. Quatre divisions, disposées chacune sur deux lignes, les divisions Lhéritier, Grandchamp, Goze et Conseit-Duménil, formaient une sorte de fer à cheval, tourné vers Sedan et reliant le premier front de bataille au second. La division de cavalerie Ameil et la brigade Fontanges servaient de réserve à ces quatre divisions. Toute l'artillerie était sur les deux fronts de bataille. Deux morceaux de l'armée étaient en l'air, l'un à droite de Sedan, au delà de Balan, l'autre à gauche de Sedan, en deçà d'Iges. Au delà de Balan, c'étaient la division Vassoigne etla brigade Reboul; en deçà d'Iges, c'étaient


les deux divisions de cavalerie Margùeritte et Bonnemains.

Ces dispositions indiquaient'une sécurité profonde. D'abord l'empereur Napoléon III ne fût pas venu là s'il n'eût été parfaitement tranquille. Ce fond de Givonne est ce que Napoléon I" àppelait une « cuvette i), et ce que l'amiral Tromp appelait « un potdechambre ))'. Pas d'encaissement plus fermé. Une armée est là tellement chez elle, qu'elle y est trop; elle risque de n'en pouvoir plus sortir. C'était la préoccupation de quelques chefs vaillants et prudents, tels que Wimpfen, mais 'point écoutés. A la rigueur, disaient les gens de l'entourage impérial, on était toujours sûr de pouvoir gagner Mézières, et, en mettant tout au pis, là frontière belge. Mais fallait-il prévoir de si extrêmes évèn-tualités ? En de certains cas prévoir c'est presque offenser. On était donc d'accord pour être tranquilles. Si l'on eût été inquiet, on eût coupé les ponts de la Meuse; mais on n'y songea même pas. A quoi bon? L'ennemi était loin. L'empereur, évidemment renseigné, l'affirmait.

L'armée bivouaqua un peu pêle-mêle, nous l'avons dit, et dormit paisiblement toute cette nuit du 31 août, ayant, dans tous les cas, ou croyant avoir la retraite sur Mézières ouverte derrière elle. On dédaigna les précautions les plus ordinaires on ne fit pas de reconnaissances de cavalerie, on ne mit pas même de grand'gardes; un écrivain militaire allemand* l'amrme.

'M.Harwig.

HtSTOtBE. H[.


On était séparé de l'armée allemande par au moins quatorze lieues, trois jours de marche; on ne savait pas au juste ou elle était; on la croyait éparse, peu adhérente, mal informée, dirigée un peu au hasard sur plusieurs objectifs à la fois, incapable d'un mouvement convergent sur un point unique comme Sedan; on croyait savoir que le prince de Saxe marchait sur Châlons et que le prince de Prusse marchait sur Metz; on ignorait tout de-cette armée, ses chefs, son plan, son armement, son effectif. En était-elle encore à la stratégie de Gustave-Adolphe? En était-elle encore à -la tactique de Frédéric II? On ne savait. On était sûr d'être dans quelques semaines à Berlin. Bah! l'armée prussienne! On parlait de cette guerre comme d'un rêve et de cette armée comme d'un fantôme. Dans cette même nuit, pendant que l'armée fran.çaise dormait, voici ce qui se faisait.


A une heure trois quarts du matin, au quartier général de Mouzon, Albert, prince royal de Saxe, mettait en mouvement l'armée de la Meuse la garde royale prenait les armes par alerte, et deux divisions se dirigeaient, l'une sur Villers-Gernay, par Escambre et Fouru-aux-Bois, l'autre sur Francheval, par Suchy et Fouru-Saint-Remy. L'artillerie de la garde suivait. Au même instant, le 12° corps saxon prenait les armes par alerte, et, par la grande route au sud de Douzy, abordait Lamécourt et se dirigeait sur la Moncelle le 10r corps bavarois marchait sur Bazeilles, soutenu à Reuilly-sur-Meuse par une division d'artillerie du A" corps. L'autre division du corps passait la Meuse à Mouzon et se massait en réserve à Mairy, sur la rive droite. Les trois colonnes se maintenaient reliées entre elles. L'ordre était donné aux avant-gardes de ne commencer aucun mouvement offensif avant cinq. heures, et d'occuper silencieusement Fouru-aux-Bois, Fouru-Saint-Remy et le Douay. On avait laissé les sacs aux bagages. Les trains ne bougeaient pas. Le prince

il


de Saxe était à cheval sur la hauteur d'Amblimont. A la même heure, au quartier général de Chémery, Blumenthal faisait construire par la division wurtembergeoise un pont sur la Meuse. Le 11 corps, rompant avant le jour, traversait la Meuse à Dom-le-Mesnil et à Donchery, et gagnait Vrigne-sur-Bois. L'artillerie suivait et commandait la route de Vrigne à Sedan. La division wùrtembergeoise gardait le pont construit par elle et commandait la route de Sedan à Mézières. A cinq heures, le 2' corps bavarois, artillerie en tête, faisait rompre une de ses divisions, et la portait par Bulson sur Frénois l'autre division passait par Noyers et se formait devant Sedan entre Frénois et Wadelincourt. L'artillerie de réserve était en batterie sur les hauteurs de la rive gauche, en face de Donchery. Au même moment, la 6° division de cavalerie rompait de Mazeray, et, par Boutancourt et Bolzicourt, gagnait la Meuse à Flize; la 2° division de cavalerie quittait ses cantonnements et prenait position au sud de Boutancourt; la A" division de cavalerie prenait position au sud de Frénois, le 1" corps bavarois s'in-

stallait à Remilly, la 5° division de cavalerie et le 6° corps observaient, et tous, en ligne et en ordre, massés sur les hauteurs, attendaient que l'aube parût. Le prince de Prusse était à cheval sur la colline de Frénois. En même temps, sur tous les points de l'horizon, d'autres mouvements pareils s'opéraient de toutes parts. Les hautes collines furent toutes subitement envahies par une immense armée noire. Pas un cri de commandement. Deux cent cinquante mille hommes


vinrent, muets, faire un cercle autour du fond de Givonne.

Voici quel fut ce cercle

Les bavarois, aile droite, à Bazeilles, sur la Meuse près des bavarois, les saxons, à la Moncelle et à Daigny; en face de Givonne, la garde royale; le5'corps à Saint-Menges; le 2" à Flaigneux; sur la courbe de la Meuse, entre Saint-Menges et Donchery, les wurtembergeois le comte Stolberg et sa cavalerie, à Doncher y sur le front, vers Sedan, la deuxième armée bavaroise.

Tout cela s'exécuta d'une façon spectrale, en ordre, sans un souffle, sans un bruit, à travers les forêts, les ravins et les vallées. Marche tortueuse et sinistre. Allongement de reptiles.

A peine entendait-on un murmure sous les feuilles profondes. La bataille silencieuse fourmillait dans les ténèbres en attendant le jour.

L'armée française dormait.

Tout à coup elle se réveilla.

Elle était prisonnière.

Le soleil se leva, splendide du côté de Dieu, terrible du côté de l'homme.


]V

Fixons la situation.

Les allemands ont pour eux le nombre; ils sont trois contre un, quatre peut-être ils avouent deux cent cinquante mille hommes, mais il est certain que leur front d'attaque était de trente kilomètres ils ont pour eux les positions, ils couronnent les hauteurs, ils emplissent les forêts, ils sont couverts par tous ces escarpements, ils sont masqués par toute cette ombre; ils ont une artillerie incomparable. L'armée française est dans un fond, presque sans artillerie et sans munitions, toute nue sous leur mitraille. Les allemands ont pour eux l'embuscade, les français n'ont pour eux que l'héroïsme. Mourir est beau, mais surprendre est bon.

Une surprise, c'est là ce fait d'armes.

Est-ce de bonne guerre? Oui. Mais si ceci est la bonne guerre, qu'est-ce que la mauvaise?

C'est la même chose.

Cela dit, la bataille de Sedan est racontée.

On voudrait s'arrêter là. Mais on ne peut. Quelle


que soit l'horreur de l'historien, l'histoire est un devoir, et ce devoir veut être rempli. Il n'y a pas de pente plus impérieuse que celle-ci dire la vérité qui s'y aventure roule jusqu'au fond. Il le faut. Le justicier est condamné à la justice.

La bataille de Sedan est plus qu'une bataille qui se livre, c'est un syllogisme qui s'achève; redoutable préméditation du destin. Le destin ne se hâte jamais, mais arrive toujours. A son heure, le voilà. Il laisse passer les années, puis, au moment ou l'on y songe le moins, il apparaît. Sedan,-c'est l'inattendu, fatal. De temps en temps, dans l'histoire, la logique divine fait des sorties. Sedan est une de ces sorties.

Donc le septembre, à cinq heures du matin, le monde s'éveilla sous le soleil et l'armée française sous la foudre.


Bazeilles prend feu, Givonne prend feu Floing prend feu; cela commence par une fournaise. Tout l'horizon est une flamme. Le camp français est dans ce cratère, stupéfait, effaré, en sursaut, fourmillement funèbre. Un cercle de tonnerres environne l'armée. On est cerné par l'extermination. Ce meurtre immense se fait sur tous les points à la fois. Les français résistent, et ils sont terribles, n'ayant plus que le désespoir. Nos canons, presque tous de vieux modèle et de peu de portée, sont tout de suite démontés par le tir effroyable et précis des prussiens. La densité de la pluie d'obus sur la vallée est telle que « la terre en est toute rayée, dit un témoin, comme par MM ràteau ». Combien de canons? Onze cents au moins. Douze batteries allemandes, rien que sur la Moncelle la 3e et la abtheilung, artillerie épouvantable, sur les crêtes de Givonne, avec la 2' batterie à cheval pour réserve; en face de Doigny, dix batteries saxonnes et deux wurtembergeoises le rideau d'arbres du bois au nord de Villers-Cernay cache l'abtheilung montée, qui est là

V-


avec la grosse artillerie en réserve, et de ce taillis ténébreux sort un feu formidable; les vingt-quatre pièces de la Ire grosse artillerie sont en batterie dans la clairière voisine du- chemin de la Moncelle à la Chapelle; la batterie de la garde royale incendie le bois de la Garenne les bombes et les boulets criblent Suchy, Francheval, Fouru-Saint-Remy et la vallée entre Heibes et Givonne; et le triple et quadruple rang des bouches à feu se prolonge, sans solution de continuité, jusqu'au calvaire d'Illy, point extrême de l'horizon. Les soldats allemands, assis ou couchés devant les batteries, regardent travailler l'artillerie. Les soldats français tombent et meurent. Parmi les cadavres qui couvrent la plaine, il y en a un, le cadavre d'un officier, sur lequel on trouvera, après la bataille, un pli cacheté contenant cet ordre signé NAPOLÉON Au~'OMr~'AM: 1er ~~m&r~ repos pour toute l'armée*. Le vaillant 35° de ligne disparaît presque tout entier sous l'écrasement des obus; la brave infanterie de marine tient un moment en échec les saxons mêlés aux bavarois, mais, débordée de toutes parts, recule; toute l'admirable cavalerie de la division Margueritte, lancée contre l'infanterie allemande, s'arrête et s'effondre à mi-chemin, exterminée, dit le rapport prussien, « par des feux bien ajustés et tranquilles Ce champ de carnage. a trois issues toutes trois barrées la route de Bouillon, par la garde prussienne., la route de. Carignan,par La Guerre franco-allemande de 1870-1871, rapport de l'état-major prussien, p. 1087.


les bavarois, la route de Mézières par les wurtembergeois. Les français n'ont pas songé à barricader le viaduc du chemin de fer, trois bataillons allemands l'ont occupé dans la nuit; deux maisons isolées sur là route de Balan pouvaient être le pivot d'une longue résistance, les allemands y sont le parc de Monvillers à Bazeilles, touffu et profond, pouvait empêcher la jonction des saxons maîtres de la Moncelle et des bavarois maîtres de Bazeilles, on y a été devancé on y trouve les bavarois coupant les haies avec leurs serpes. L'armée allemande se meut tout d'une pièce dans une unité absolue, le prince de Saxe est sur la colline de Mairy d'où il domine toute l'action le commandement oscille dans l'armée française. Au cômmencement de la bataille, à cinq heures trois quarts, Mac-Mahon est blessé d'un éclat d'obus à sept heures, Ducrot le remplace à dix heures, Wimpfen remplace Ducrot. D'instant en instant, le mur de feu se rapproche, le roulement de foudre est continu, sinistre pulvérisation de quatrevingt-dix mille hommes, jamais rien de semblable ne s'est vu, jamais armée ne s'est abîmée sous un pareil écroulement de mitraille. A une heure, tout est perdu. Les régiments pêle-mêle se réfugient dans Sedan. Mais Sedan commence à brûler; le Dijonval brûle, les ambulances brûlent il n'y a plus de possible qu'une trouée. Wimpfen, brave et ferme, la propose à l'empereur. Le 3° zouaves, éperdu, a donné l'exemple coupé du reste de l'armée, il s'est frayé un passage et a gagné la Belgique. Fuite des lions..


Tout à coup, au-dessus du désastre, au-dessus du monceau énorme des morts et des mourants, au-dessus de tout cet héroïsme infortuné, apparaît la honte. Le drapeau blanc est arboré.

Il y avait là Turenne et Vauban, tous deux présents, l'un par sa statue, l'autre par sa citadelle.

La statue et la citadelle assistèrent à la capitulation épouvantable. Ces deux vierges, l'une de bronze, l'autre de granit, se sentirent prostituées. 0 face auguste de la patrie 0 rougeur éternelle


VI

Ce désastre de Sedan était facile à éviter pour le premier venu, impossible pour Louis Bonaparte. Il l'évita si peu qu'il vint le chercher. Lex

Notre armée semblait arrangée exprès pour la catastrophe. Le soldat était inquiet, désorienté, affamé. Le 31 août il y avait, dans les rues de Sedan, des soldats qui cherchaient leur régiment et qui allaient de porte en porte demandant du pain. On a vu qu'un ordre de l'empereur indiquait le lendemain 1~ septembre pour jour de repos. En effet l'armée était épuisée de fatigue. Et pourtant elle n'avait eu que de courtes étapes. Le soldat perdait presque l'habitude de marcher. Tel corps, le 1~, par exemple, en était à ne faire que deux lieues par jour (le 29 août, de S tonne à Raucourt).

Pendant ce temps-là l'armée allemande, inexorablement commandée, et menée au bâton comme l'armée de Xercès, accomplissait des marches de quatorze lieues en quinze heures, ce qui lui permettait d'arriver à l'improviste et de cerner l'armée française


endormie. Se laisser surprendre était la coutume; le général de Failly s'était laissé surprendre à Beaumont; le jour, les soldats démontaient leurs fusils pour les nettoyer, la nuit ils dormaient, sans même couper-les ponts qui les livraient à l'ennemi; ainsi l'on négligea de faire sauter les ponts de Mouzon et de Bazeilles. Le 1" septembre, le jour n'avait pas encore paru que déjà une avant-garde de sept bataillons commandée par le général Schultz saisissait le Rulle et assurait la jonction de l'armée de la Meuse avec la garde royale. Presque à la même minute, avec la précision allemande, les wurtembergeois s'emparaient du pont de la Platinerie, et, cachés par le bois Chevalier, les bataillons saxons, déployés en colonnes de compagnie, occupaient tout le chemin de la Moncelle à Villers-Cernay.

Aussi, on l'a vu, le réveil de l'armée française fut horrible. A Bazeilles, un brouillard s'ajoutait à la fumée. Nos soldats, assaillis dans cette ombre, ne savaient ce que la mort leur voulait ils se battirent de chambre en chambre et de maison en maison*. Ce fut en vain que la brigade Reboul vint appuyer la brigade Martin des Paillières; il fallut céder. En même temps, Ducrot était forcé de se concentrer au bois de la Garenne, en avant du calvaire d'Illy Douay, ébranlé, se repliait Lebrun seul tenait bon sur le plateau de Stenay. Nos troupes occupaient une ligne de cinq kilomètres; Je front de l'armée française faisait face à l'est, la gauche face au nord, l'extrême gauche (brigade Guyomar) face Les français furent littéralement tirés du sommeil par notre attaque. » HELVtG.


à l'ouest mais on ne savait si l'on faisait face à l'ennemi, on ne le voyait pas; l'extermination frappait sans se montrer; on avait affaire à Méduse masquée. Notre cavalerie était excellente, mais inutile. Le champ de bataille obstrué par un grand bois, coupé de bouquets d'arbres, de maisons et de fermes et de murs de clôture, était bon pour l'artillerie et l'infanterie, mauvais pour la cavalerie. Le ruisseau de Givonne, qui coule au fond et le traverse, eut pendant trois jours plus de sang que d'eau. Entre autres lieux de carnage, Saint-Menges fut épouvantable. La trouée par Carignan vers Montmédy parut possible un moment, puis se ferma. Il n'y eut plus que ce refuge, Sedan Sedan, encombré de charrois, de fourgons, d'attelages, de baraques à blessés tas de combustible. .Cette agonie des héros dura dix heures. Ils refusaient de se rendre, ils s'indignaient, ils voulaient achever leur mort, si vaillamment commencée. On les livra. Nous l'avons dit, trois hommes, trois soldats intrépides s'étaient succédé dans le commandement, MacMahon, Ducrot, Wimpfen; Mac-Mahon n'eut que le temps d'être blessé, Ducrot n'eut que le temps de faire une faute, Wimpfen n'eut que le temps d'avoir une idée héroïque, et il l'eut; mais Mac-Mahon n'est pas responsable de sa blessure, Ducrot n'est pas responsable de sa faute, et Wimpfen n'est pas responsable de l'impossibilité de la trouée. L'obus qui a frappé Mac-Mahon l'a retiré de la catastrophe la faute de Ducrot, l'ordre inopportun de retraite donné au général Lebrun, s'explique par l'horreur confuse de la


situation, et est plutôt une erreur qu'une faute Wimpfen, désespéré, avait besoin pour sa trouée de vingt mille soldats et n'en a pu réunir que deux mille; l'histoire dégage ces trois hommes; il n'y a eu, dans ce désastre de Sedan, qu'un seul et fatal général, l'empereur. Ce qui s'est noué le 2 décembre 1851 s'est dénoué le 2 septembre 1870 le carnage du boulevard Montmartre et la capitulation de Sedan sont, nous y insistons, les deux parties d'un syllogisme; la logique et la justice ont la même balance il était dans cette destinée funeste de commencer par un drapeau noir, le massacre, et de finir par un drapeau blanc, le déshonneur.


VII

Il n'y avait pas d'autre choix que la mort ou l'opprobre il fallait rendre son âme ou son épée. Louis Bonaparte rendit son épée.

Il écrivit à Guillaume

« Monsieur mon frère,

« N'ayant pas pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté.

« Je suis, de Votre Majesté, le bon frère.

« NAPOLÉON. »

Sedan, le 1" septembre 1870.

Guillaume répondit « Monsieur mon frère, j'accepte votre épée. » Et le 2 septembre, à six heures du matin, cette plaine, ruisselante de sang et couverte de morts, vit passer une calèche à quatre chevaux, attelée à la Daumont, dorée, découverte, et dans cette calèche un homme, la cigarette à la bouche. C'était


l'empereur des français allant, rendre son épée au roi de Prusse.

Le roi fit attendre l'empereur. C'était de trop bonne heure. Il envoya M. de Bismarck dire à Louis Bonaparte qu' « il ne voulait pas » le recevoir encore. Louis Bonaparte entra dans une masure au bord de la route. Il y avait une chambre avec une table et deux chaises. Bismarck et lui s'accoudèrent sur la table, et causèrent. Causerie lugubre. A l'heure qui plut au roi, vers midi, l'empereur remonta en voiture et alla au château de Bellevue, à mi-chemin du château de Vandresse. Là il attendit que le roi vînt. A une heure, Guillaume arriva de Vandresse et consentit à recevoir Bonaparte. Il le reçut mal. Attila n'a pas la main légère. Le roi, rude bonhomme, montra à l'empereur une commisération involontairement cruelle. Il y a des pitiés accablantes. Le vainqueur reprocha la victoire au vaincu. La brusquerie manie mal une plaie vive. Quelle idée avez-vous eue de faire cette guerre? Le vaincu s'excusa, accusant la France. Les hourras lointains de l'armée allemande victorieuse coupaient ce dialogue.

Le roi fit reconduire l'empereur par un détachement de la garde royale. Cet excès d'ignominie s'appelle « une escorte d'honneur ».

Après l'épée, l'armée.

Le 3 septembre, il fut fait par Louis Bonaparte livraison à l'Allemagne de quatrevingt-trois mille soldats français.

« Plus (dit le rapport prussien)

HISTOIRE. m.


« Un aigle et deux drapeaux.

« Quatre cent dix-neuf canons de campagne et mitrailleuses.

« Cent trente-neuf pièces de place.

« Mille soixante-dix-neuf voitures de toute espèce. « Soixante mille fusils.

« Six mille chevaux encore en état de servir. » Ces chiffres allemands manquent de certitude. Selon que cela semble momentanément utile, les chancelleries auliques enflent ou désenflent le désastre. Il y eut environ treize mille blessés parmi les prisonniers. Les nombres varient dans les documents officiels. Un rapport prussien, additionnant les soldats français blessés ou morts dans la bataille de Sedan, publie ce total Seize mille ~Ma<e cents /!o?M~ Ce nombre donne le frisson. C'est ce chiffre-là, seize mille quatre cents hommes, que Saint-Arnaud avait fait travailler sur le boulevard Montmartre le A décembre. A. une demi-lieue au nord-ouest de' Sedan, près d'lges, la boucle de la Meuse fait une presqu'ile. Un canal coupe l'isthme de sorte que la presqu'île est une île. Ce fut là que furent parqués, sous le bâton des caporaux prussiens, quatrevingt-trois mille soldats français. Quelques sentinelles gardaient cette armée. On en mit peu, insolemment. Ces vaincus restèrent là dix jours, les blessés presque sans soins, les valides presque sans nourriture. L'armée allemande ricanait autour d'eux. Le ciel s'en mêla, le temps fut affreux. Ni baraques ni tentes. Pas un feu, pas une botte de paille. Pendant dix jours et dix nuits, ces quatrevingt-trois


mille prisonniers bivouaquèrent la tête sous la pluie, les pieds dans la boue. Beaucoup moururent de fièvre, regrettant la mitraille. Enfin des wagons à bestiaux vinrent et les emportèrent.

Le roi mit l'empereur dans un lieu quelconque, Wilhelmshoë.

Quel haillon, un empereur vidé!


VIII

J'étais là, pensif. Je regardais ces plaines, ces ravins, ces collines, plein de frémissement. J'eusse insulté volontiers ce lieu terrible.

Mais l'horreur sacrée me retenait.

Le chef de la station de Sedan était venu jusqu'à mon wagon et m'expliquait ce que j'avais sous les yeux. Il me semblait apercevoir, à travers ses paroles, les pâles éclairs de la bataille. Tous ces hameaux lointains, épars et charmants au soleil, avaient brûlé ils étaient rebâtis. La nature, si vite distraite, avait tout réparé, tout nettoyé, tout balayé, tout remis en place. Le bouleversement féroce des hommes s'était évanoui, l'ordre éternel avait repris le dessus. Mais, je l'ai dit, le soleil avait beau être là, toute cette vallée était fumée et ténèbres. Au loin sur une éminence, à ma gauche, j'apercevais un village c'était Frénois. Là se tenait le roi de Prusse pendant la bataille. A mi-côte de cette hauteur,


le long d'une route, je distinguais au-dessus des arbres. trois pignons aigus c'était un château, BeUevue c'était là que Louis Bonaparte s'était rendu à Guillaume c'était là qu'il avait donné et livré notre armée c'était là que, pas tout de suite admis, invité à un peu de patience, il était resté près d'une heure, muet et livide devant* ta porte, apportant sa honte et attendant qu'il plût à Guillaume de lui ouvrir; c'était là qu'avant de la recevoir, le roi de Prusse avait fait faire antichambre à l'épée de la France. Plus bas, plus près, dans la vallée, à l'entrée de la route menant à Vandresse, on me montrait une espèce de masure. Là, me disait-on, en attendant le roi de Prusse, l'empereur Napoléon 111 était descendu, blême il était entré dans une petite cour qu'on me désigna et ou un chien à la chaîne grondait il s'était assis sur une pierre près d'un tas de fumier, et il avait dit J'ai soif. Un soldat prussien lui avait apporté un verre d'eau. Effroyable fin du coup d'état. Le sang bu ne désaltère pas. Une heure devait venir ou le malheureux jetterait ce cri de fièvre et d'agonie. La honte lui réser.vait cette soif, et la Prusse ce verre d'eau.

Lie affreuse de la destinée.

Au delà du chemin, à quelques pas de moi, cinq peupliers frissonnants et pâles abritaient une façade de maison dont l'unique étage était surmonté d'une enseigne. Sur cette enseigne était écrit en grosses lettres ce nom DROUET. J'étais hagard. DroM~, je lisais Varennes. Tragique hasard qui mêlait Varennes à Sedan, semblait vouloir .confronter les deux catastrophes, et


accoupler dans une sorte de même chaîne l'empereur prisonnier de l'étranger au roi prisonnier de son peuple.

L'obscurcissement de la rêverie couvrait pour moi cette plaine. La Meuse me paraissait avoir des reflets rouges; l'ile voisine, dont j'avais admiré la verdure, avait pour sous-sol une tombe quinze cents chevaux et autant d'hommes y étaient enterrés de là l'herbe épaisse. Çà et là, à perte de vue, apparaissaient dans la vallée, des monticules avec des végétations sinistres; chacune de ces végétations marquait la place d'un régiment enseveli. Là avait été anéantie la brigade Guyomar là avait été exterminée la division Lhéritier; ici avait péri le septième corps là, sans même avoir pu aborder l'infanterie ennemie, était tombée « sous des feux tranquilles et bien ajustés », dit le rapport prussien, toute la cavalerie du général Margueritte. De ces deux sommets, les plus élevés de cette enceinte de collines, Daigny, en face de Givonne, qui a deux cent soixante-seize mètres, Fleigneux, en face d'Illy, qui a deux cent quatrevingt-seize mètres, les batteries de la garde royale de Prusse avaient écrasé l'armée française. Cela s'était fait de haut, avec l'autorité terrible du destin. Il semblait qu'on fut venu là exprès, les uns pour tuer, les autres pour mourir. Un mortier, qui est une vallée, un pilon, qui est l'armée allemande, voilà la bataille de Sedan. Je regardais, sans pouvoir en détacher mes yeux, ce champ du désastre, ces plis de terrain qui n'avaient pas protégé nos régiments, ce ravin où s'était effondrée la cavalerie, tout cet


amphithéâtre ou s'étageait la catastrophe, les escarpements sombres de la Marphëe, ces halliers, ces pentes, ces précipices, ces forêts pleines d'embûches, et dans cette ombre formidable, ô toi, l'Invisible! je te voyais..


IX

Jamais chute ne fut plus lugubre.

Nulle expiation n'est comparable à celle-là. Ce drame inouï a cinq actes, tellement farouches, qu'Eschyle luimême n'eût pas osé les rêver. Le CM~en~ Z,MM~ le 7)/<M~<?re, la Victoire, la C/<M~. Quel nœud et quel dénoûment! Un poëte qui l'eût prédit, eût semblé un traître; Dieu seul pouvait se permettre Sedan. .Tout proportionner, c'est sa loi. A pire que Brumaire, il fallait pire que Waterloo.

Le premier Napoléon, nous l'avons dit ailleurs avait fait front à la destinée; il n'avait pas été déshonoré par son supplice; il était tombé en regardant fixement Dieu. Il était rentré dans Paris, discutant les hommes qui le renversaient, distinguant fièrement entre eux, estimant Lafayette et méprisant Dupin. Il avait jusqu'au dernier moment voulu voir clair dans son sort, il ne s'était pas laissé bander les yeux; il avait accepté la catastrophe en lui faisant ses conditions. Ici rien de pareil. On pourrait presque dire que le traître est frappé L'~Mft~e terrible.


en traître. C'est un malheureux qui se sent manié par le destin et qui ne sait pas ce qu'on lui fait. Il était au sommet de la puissance, maître aveugle du monde imbécile. Il avait souhaité un plébiscite, il l'avait eu. Il avait à ses pieds ce même Guillaume. C'est à ce moment-là que brusquement son crime l'a saisi. 11 ne s'est pas débattu; il a été le condamné qui obéit à la condamnation. Il s'est prêté à tout ce que le sort terrible voulait de lui. Pas de patient plus docile. Il n'avait pas d'armée, il a fait la guerre; il n'avait que Rouher, il a provoqué Bismarck; il n'avait que Leboeuf, il a attaqué Moltke. 11 a confié Strasbourg à Uhrich il a donné Metz à garder à Bazaine. Il avait centvingt mille hommes à Châlons, il pouvait couvrir Paris il a senti que son crime s'y dressait, menaçant et debout; il a pris la fuite devant Paris il a mené lui-même, exprès et malgré lui, le voulant et sans le vouloir, le sachant et sans le savoir, misérable esprit en proie à l'abîme, il a mené son armée dans un lieu d'extermination; il a fait ce choix effrayant du champ de bataille sans issue; il n'avait plus conscience de rien, pas plus de sa faute d'aujourd'hui que de son crime d'autrefois il fallait finir, mais il ne pouvait finir qu'en fuyard ce condamné n'était pas digne de regarder sa fin en face il a baissé la tête, il a tourné le dos Dieu l'a exécuté en le dégradant; Napoléon IM, comme empereur, avait droit au tonnerre, mais pour lui le tonnerre a été infamant il a été foudroyé par derrière.


x

Oublions cet homme et regardons l'humanité. L'envahissement de la France en 1870 par l'Allemagne a été un effet de nuit. Le monde s'est étonné que tant d'ombre put sortir d'un peuple. Cinq mois noirs, voilà le siège de Paris. Faire la huit, cela peut prouver de la puissance; mais la gloire, c'est de faire le jour. La France fait le jour. De là son immense popularité humaine. La civilisation lui doit l'aurore. L'esprit humain pour voir clair se tourne du côté de la France. Cinq mois de ténèbres, voilà ce qu'en 1870 l'Allemagne a réussi à donner aux nations la France leur a donné quatre siècles de lumière. 0

Aujourd'hui le monde civilisé sent plus que jamais le besoin qu'il a de la France. La France a fait sa preuve par son péril. L'apathie ingrate des gouvernements n'a fait qu'accroître l'anxiété des nations. A la vue de Paris menacé, il y a eu parmi les peuples une terreur de décapitation. Va-t-on laisser faire l'Allemagne? Mais la France s'est sauvée toute seule. Elle n'a eu qu'à se lever. Patuit dea.


Aujourd'hui elle est plus grande que jamais. Ce qui eut tué toute autre nation l'a blessée à peine. L'assombrissement de son horizon a rendu plus visible sa lumière. Ce qu'elle a perdu en territoire, elle l'a regagné en rayonnement. Aussi est-elle fraternelle sans effort. Au-dessus de son malheur il y a son sourire. Ce n'est pas sur elle que pèse l'empire gothique. Elle est une nation de citoyens et non un troupeau de sujets. Les frontières ? Y aura-t-il des frontières dans vingt ans? Les victoires? La France a dans le passé les victoires de la guerre et dans l'avenir les victoires de la paix. L'avenir est à Voltaire, et non à Krupp. L'avenir est au livre, et non au glaive. L'avenir est à la vie, et non à la mort. Il y a dans la politique opposée à la France une certaine quantité de sépulcre; chercher la vie dans les vieilles institutions est chose vaine, et se nourrir du passé, c'est mordre dans la cendre. La France a la faculté éclairante; aucune catastrophe, politique ou militaire, ne lui ôtera cette suprématie mystérieuse. Le nuage passé, on revoit l'étoile.

L'étoile n'a pas de colère; l'aurore n'a pas de rancune. La lumière se satisfait en étant la lumière. La lumière,, c'est tout; le genre humain n'a pas d'autre amour. La France se sait aimée, parce qu'elle est bonne et la plus grande de toutes les puissances, c'est d'être aimée. La Révolution française est pour tout le monde. C'est une bataille perpétuellement livrée pour le juste et perpétuellement gagnée pour le vrai. Le juste, c'est le fond de l'homme; le vrai, c'est le fond de Dieu. Que faire contre une révolution qui a tellement


raison? Rien. L'aimer. C'est ce que font les nations. La France se donne, le monde l'accepte. Tout le phénomène actuel est dans ces quelques mots. On résiste à l'invasion des armées; on ne résiste pas à l'invasion des idées. La gloire des barbares est d'être conquis par l'humanité la gloire des sauvages est d'être conquis par la civilisation; la gloire des ténèbres est d'être conquises par le flambeau. C'est pourquoi la France est voulue et consentie de tous. C'est pourquoi, n'ayant aucune haine, elle n'a aucune crainte; c'est pourquoi elle est fraternelle et maternelle; c'est pourquoi elle est impossible à amoindrir, impossible à humilier, impossible à irriter; c'est pourquoi, après tant d'épreuves, tant de catastrophes, tant de désastres, tant de calamités, tant de chutes, incorruptible et invulnérable, elle tend la main à tous les peuples, de haut.

Quand le regard se fixe sur ce vieux continent remué aujourd'hui d'un souflle nouveau, de certains phénomènes apparaissent, et il semble qu'on entrevoit cette chose auguste et mystérieuse, la formation de l'avenir. On peut dire que, de même que la lumière se compose de sept couleurs, la civilisation se compose de sept peuples. De ces peuples, trois, la Grèce, l'Italie et l'Espagne, représentent le midi; trois, l'Angleterre, l'Allemagne et la Russie, représentent le nord; le septième, ou le premier, la France, est à la fois nord et sud. Celtique et latin, goth et grec. Ce pays doit à son ciel ce hasard sublime, le croisement des deux rayons; le croisement des deux rayons, c'est comme


si l'on disait la jonction des deux mains, c'est-à-dire la paix. Tel est le privilége de cette France; elle est à la fois solaire et étoilée; elle a dans son ciel autant d'aube que l'orient et autant d'astres que le septentrion. Quelquefois c'est dans les ténèbres que sa lueur se lève, c'est dans la nuit noire des révolutions et des guerres que son resplendissement flamboie, et ses aurores sont boréales.

Un jour, avant peu, les sept nations qui résument toute l'humanité, s'allieront et se fondront, comme les sept couleurs du prisme, dans une radieuse courbure céleste; le prodige de la paix apparaîtra éternel et visible au-dessus de la civilisation, et le monde contemplera, ébloui, l'immense arc-en-ciel des Peuples-Unis d'Europe.



TABLE



TABLE

ni

TROISIÈME JOURNÉE

LE MASSACRE

Pages.

I. Ceux qui dorment et celui qui ne dort pas. 3 H. L'intérieur du comité. 6 )II. Le dedans de i'Étysée. 18 IV. Lesfamitiers. 24 V. Un auxiliaire indécis. 31 VI. DenisDussoubs. 35 y

VII. Renseignements et rencontres 37 VIII. Situation. IX. LaporteSaint-Martin., 53 X. Ma visite aux barricades. 56


Pages.

XL La barricade de la rue Meslay 63 XII. La barricade de la mairie du V arrondissement 69 XfIL La barricade deJarueThévenot. 73 XIV. OssianetScipion. 78 XV. La question se pose 88 XVI. 1. Le massacre. 96 XVII. Rendez-vous pris avec les associations ouvrières.. 109 XVin.Constatationdes]oismorates. 171

IV

QUATRIÈME JOURNÉE LA VICTOIRE

I. Les faits de la nuit La rue Tiquetonne. 125 II. Les faits de la nuit Quartier des Halles 131 Ml. Les faits de la nuit Le Petit-Carreau 150 IV. Les faits de la nuit Le passage du Saumon. 168 V. Autres chosesnoires. 178 VI. La commission consultative. 188 V II. L'autre liste. 200VIII. David d'Angers 205 IX. Notre dernière réunion. 208 X. Le devoir peut avoir deux aspects. 21& XI. Le combat finit, l'épreuve commence. 227


XII. Les expatriés. 230 XIII. Commissions militaires et commissions mixtes. 251 XIV. DétaiireJigieux. 257 XV. Comment on sortit de Ham. 259 XVI. Coup d'œil en arrière. 274 XVII.Conduitedeiagauche. 276 XVlII.PageécriteàBruxeUes. 289 X)X. BénédictioninfaiiHMe. 295 V

o

La Chute 299

CONCLUSION

LA CHUTE

Pages.