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Notice complète:

Titre : Alexandre Vinet : notice sur sa vie et ses écrits / par Edmond Scherer

Auteur : Scherer, Edmond (1815-1889). Auteur du texte

Éditeur : M. Ducloux (Paris)

Date d'édition : 1853

Sujet : Vinet, Alexandre (1797-1847)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31313456p

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 201 p. ; in-8

Format : Nombre total de vues : 204

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : CentSev001

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k209411t

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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ALEXANDRE VINET NOTICE

HBRAimE DE MARC DUCLOUX, ÉDITEUR

SUR SA VIE ET SES ÉCRITS

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PARIS

METM!iCHET,3. $.

1853.


ALEXANDRE VINET NOTICE

SUR SA VIE ET SES ÉCRITS.


ptnH. ttiftmMRit BB «ABC MCLOM<:UMPta!tt! r);cStLint-BctMit'tM').


Cette notice est, en grande partie, la réimpression de quelques articles qui avaient été insérés dans une Revue, et qui n'étaient point d'abord destinés à une autre publicité. I) nous a paru depuis qu'ils pourraient former une introduction utile aux ouvrages de Vinet, en fournissant les éclaircissements historiques dont ces ouvrages ont besoin.

Les écrits de celui dont nous avons raconté la vie nous ont fourni les principaux matériaux de notre travail. Nous avons aussi pu consulter quelques lettres, quelques manuscrits, et, ce qui nous a été plus précieux encore, quelques souvenirs personnels. Nous n'omettrons point cette occasion de mentionner les notices sur Vinet dont nous avons eu connaissance, celle de M. Souvestre dans le .Ma~asm pittoresque, celle de M. Schmid dans la ZM/tMn/'< der ~trc/te, celle surtout de M. Frédéric Chavannes dans la Revue suisse. Cette dernière nous a entièrement servi de guide pour la période qu'elle embrasse. Enfin nous éprouvons le besoin de renvoyer le lecteur aux pages dans lesquelles MM. Charles Secrétan et Juste Olivier ont apprécié avec tant de justesse et de sentiment le caractère de leur ami. (Voyez le Courrier suisse du 7 mai 1847, et la Revue suisse de ~852, p. 458.)


ALEXANDRE VINET o

i.

H est une phrase banale qui sert de préface obligée à la biographie de presque tous les gens de lettres c'est dans leurs livres qu'il faut chercher les événements de leur vie. Vinet ne fait point exception à cette règle, ses amis d'ailleurs n'ont pas encore livré leurs souvenirs au public d'une manière complète, et la notice que nous entreprenons d'écrire se réduit ainsi à une histoire des ouvrages de l'éminent écrivain dont il s'agit et à un examen des principes dont il est devenu le représentant.

Lausanne, qui du haut de sa triple colline domine le lac Léman, Lausanne a son Pirée. Ce Pirée est Ouchy. Près du rivage s'élève une tour carrée, qui servait jadis de demeure à un employé des péages. C'est dans cett~ tour que naquit Alexandre-Rodolphe Vinet, le 17 juin i797. Son père avait été d'abord instituteur de village, et plus tard secrétaire au département


de l'intérieur du canton de Vaud. Un frère atné d'Alexandre mourut en bas âge. Alexandre reçut de son père une première instruction, et fut élevé avec une sévérité antique. Soit que son développement eût été tardif, soit que la sévérité paternelle fut exigeante, l'enfant passait alors pour avoir peu de capacité. Destiné au ministère évangélique, ses études furent bientôt dirigées vers la théologie on ne dit point si à ce choix présidait déjà une vocation religieuse quelconque. Ce qui est certain, c'est que Vinet ne tarda pas à se distinguer entre ses camarades par un talent poétique qui n'est d'ailleurs point rare parmi la jeunesse vaudoise; ses premiers essais littéraires furent des vers épitres, chansons surtout, épopée même. On parle d'une Guétiade dans laquelle il avait célébré quelque rencontre d'étudiants avec la police. Les études théologiques n'étaient pas fort sérieuses à Lausanne à cette époque, et bien que Vinet eut contribué à fonder une société d'étudiants dont les membres s'exerçaient à traduire les livres sacrés d'après l'original, il ne parait pas qu'il ait cherché à suppléer aux lacunes de l'enseignement officiel. Son goût le portait avec' entraînement vers la littérature, et il s'abandonnait à ce goût, non sans une aptitude déjà remarquée. Nous avons entendu raconter une anecdote qui prouve jusqu'à quel point allait son impressionnabilité poétique. Il se trouvait à la campagne dans la famille de M. Jaquet, depuis son ami, alors son élève. Un soir, lisant à haute voix, au milieu de ses hôtes, une tragédie de Corneille, cette lecture l'é-


mut tellement, qu'H fut obligé de quitter brusquement le salon; quelqu'un le suivit et le trouva dans sa chambre encore baigné de larmes.

Vinet avait vingt ans lorsqu'il fut appelé à Baie, en 1817, comme professeur de langue et de littérature françaises au gymnase de cette ville. Ce ne fut que deux ans plus tard qu'il revint à Lausanne passer ses examens de théologie et recevoir la consécration. H se maria la même année (octobre 1819) avec sa cousine germaine, puis il alla reprendre ses fonctions a Bâle. Cette époque de sa vie fut extrêmement laborieuse. Il donnait jusqu'à trente-deux leçons par semaine, tant particulières que publiques, et de plus il prêchait souvent. Cette activité fut bientôt ralentie par un accident qui lui laissa une douloureuse infirmité pour le reste de ses jours. Il est à regretter que quelqu'un de ses élèves ou de ses amis de Bâle ne nous ait point donné une notice sur le séjour de vingt ans que fit Vinet dans cette ville. Il parait qu'il eut beaucoup à y souffrir dans les premiers temps; les préjugés teutoniques de ses collègues pesaient de tout leur poids sur le jeune professeur de littérature française. Cependant Vinet finit par surmonter ces difficultés à force de mérite et de douceur; il sut se concilier le dévouement affectueux de ses élèves, et sa présence ne tarda pas à devenir pour Baie le commencement d'une vie nouvelle.

La Suisse française était à cette époque le théâtre d'un mouvement religieux, dont Vinet a tout à la fois subi et modifié l'influence. Nous voulons parler


du retour à la foi et à la vie évangéliques qui s'est accompli il y a une trentaine (Tannées et que l'on connaît parmi nous sous le nom de Réveil. Ce réveil fut le contre-coup de celui que le méthodisme avait opéré en Angleterre. Il se rattacha tout naturellement à la dogmatique réformée, prenant pour centre la doctrine de la justification et mêlant d'une manière assez peu harmonieuse les formules du dix-septième siècle et la religiosité tout intérieure du piétisme. Il avait été provoqué par le zèle de quelques voyageurs étrangers, mais on a exagéré cette action, et, dans tous les cas, le réveil français et roman finit par prendre son caractère propre et ses allures à lui. Vinet se sentit d'abord plus repoussé qu'attiré. C'est dans ce sens qu'il s'exprima en 1821. Il s'agissait de défendre l'un de ses professeurs, homme pieux, mais ennemi déclaré des nouvelles tendances. M. Curtat avait écrit contre les conventicules, et les fidèles attaqués avaient répondu, dans l'une des réunions ainsi désignées, en priant Dieu de donner à leur adversaire la lumière et la charité. Vinet fut vivement choqué du ton un peu pharisaïque de cette représaille et, dans un écrit de quatre pages, il caractérisa les doctrines du réveil comme nouvelles, sectaires, et comme un mélange curieux d'humilité et d'orgueil. Dix ans plus tard, un adversaire s'étant fait une arme de ce passage contre l'écrivain devenu défenseur du réveil persécuté, Vinet n'hésita point à se rétracter. Il avait, dit-il, jugé sans connaître, jugé témérairement et jugé mal.


Les renseignements nous manquent tout à fait sur le changement décisif qui s'accomplit, vers i823, dans les vues et plus encore dans les expériences de Vinet. Il y eut combat, nous le savons, enfantement laborieux de l'homme nouveau, mais rien n'en trahit les douleurs, et le drame intérieur resta strictement intérieur pour cette âme si humble et si discrète. La pudeur du sentiment n'a guère été poussée plus loin que chez lui. Mais quelle que soit notre ignorance sur cette crise de sa vie chrétienne, il n'est pas difficile de reconnaître que la manière dont se formèrent les convictions religieuses de Vinet influa profondément sur la direction même de ces convictions.

On ne tient pas assez compte de l'action décisive qu'exercent sur la pensée religieuse les circonstances particulières de la naissance d'une âme à la vie divine. Ce sont ces circonstances qui déterminent la forme sous laquelle tel ou tel individu concevra le christianisme. La lutte entre les passions et l'Évangile retentit encore à travers la doctrine de saint Augustin sur la grâce. Le mot de la délivrance spirituelle de Luther reste jusqu'à la fin la devise de son drapeau. Les Pensées portent les traces du scepticisme sur lequel Pascal avait conquis sa foi. La piété morave projette son reflet sur la dogmatique de Schleiermacher. Il en est de même de Vinet.

Pour Vinet, être convaincu, c'était, selon sa propre expression, avoir été vaincu. Sa foi, lentement et péniblement acquise, était éminemment une foi personnelle. De là cette notion de la religion qui repose


sur le principe qu'on ne na!t pas chrétien, mais qu'on, le devient. De là cette aversion pour tout ce qui sembiait menacer l'indépendance et l'individualité des croyances. Qui sait si une autre forme de vie religieuse, un développement plus insensible dans un milieu différent, n'eussent point fait accepter à l'esprft de l'illustre penseur certaines conditions du christianisme dans le monde, telles que la foi d'autorité et le rôle éducateur de l'Église ?

Ce n'est pas tout. Vinet avait douté; mais le triomphe était resté à la vérité évangélique. Cette vérité avait vaincu en lui et vaincu à-titre de vérité. Non moins sceptique peut-être que Pascal, Vinet était arrivé à une possession chrétienne plus assurée. Pascal se plaît à exprimer, à exagérer le dualisme de la foi et de la raison, tandis que, pour Vinet, la dualité est en grande partie' réduite, sa foi est raison et sa raison est foi. Ce qui est certain, c'est que Vinet avait acquis par son expérience personnelle une grande confiance dans la puissance de la vérité, et c'est là un second caractère de sa pensée religieuse. Que lui importe que les hommes soient hostiles ou indifférents; cetËvangile qui l'a atteint, lui, ne peut manquer d'atteindre les autres. Par cela seul que le christianisme est vrai, il est une force. Tout ce qu'il lui faut, c'est la liberté. Laissez-le donc à lui-même, affranchi de toute entrave, mais surtout de tout secours, et il saura faire la conquête du monde. L'efficace propre, l'énergie dans la liberté, tel est précisément le critère de la vérité. Si vous croyez à la vérité, vous avez confiance en elle,


car douter de sa vertu, c'est l'outrager. La protection est déjà une négation. C'est ainsi que. le principe de la liberté religieuse a pris tant de place dans la pensée de Vinet. Ce principe faisait partie de sa foi, il en était au moins le corollaire. Aussi l'écrivain n'a-t-il cessé de porter sur ce point tout l'effort de sa généreuse parole, et chacune des périodes de sa vie littéraire a-t-élle été marquée par quelque ouvrage consacré à la défense du principe qui avait pris possession de son âme le jour même où cette âme s'était rendue à la puissance de Jésus-Christ.

Nous ne mentionnons que pour mémoire les premiers écrits de Vinet, un discours prononcé en 1816 sur la tombe du professeur Durand, une brochure dont il a déjà été question et qui parut à la fin de 1821, enfin, l'année suivante, la traduction d'un sermon de De Wette sur l'épreuve des esprits. Le moment était venu où Vinet allait entrer plus directement dans la carrière qu'il a fournie depuis.

Le Journal de la Société dp morale chrétienne avait publié un article de M. Mahui sur cette question la morale chrétienne est-elle inséparable du dogme? Vinet adressa sur ce même sujet, aux rédacteurs, une lettre qui portait la date du 29 avril 1823, et qui parut dans le numéro de décembre du journal'. L'écriT. II, p. 33~. Ce morceau a été reproduit en partie dans le SeMMuf du 2 mai 1832, et dans le n° 220 des publications de la Société des traités religieux de Paris. Quelques lignes y ont été ajoutées pour la mieux adapter à cette dernière destination.


vain n'entrait point en controverse avec M. Mahul, il communiquait ses propres réflexions sur la question traitée par ce dernier, et insistait sur la connexion essentielle du dogme et de la morale, comme sur le trait caractéristique du christianisme. Cette connexion n'est pas seulement dans la force que la morale chrétienne tire de son autorité divine, dans le rapport entre la loi et sa sanction, elle est surtout dans l'efficace religieuse des dogmes eux-mêmes. « La religion chrétienne, écrivait Vinet, est toute d'une pièce que cette expression me soit permise. Elle ne présente pas sur deux lignes parallèles et distinctes des dogmes d'une part, et des devoirs de l'autre. Elle ne laisse pas libre de s'attacher aux seconds et de négliger les premiers. Un lien spirituel et sensible réunit les uns avec les autres d'une manière inséparable, en sorte qu'il est également impossible de croire sans pratiquer, et de pratiquer sans croire. ». « Il n'aurait pas dépendu des apôtres, il n'aurait pas dépendu même de JésusChrist, considéré comme docteur, de donner à la morale cette physionomie particulière qui frappe tous les esprits; ils ne le pouvaient qu'en vertu des dogmes qu'ils annonçaient; ou, pour mieux dire, ces dogmes le faisaient à leur place, ces dogmes le faisaient d'euxmêmes. »

Vinet cite ensuite des exemples, la résignation, l'humilité, le commerce habituel avec Dieu, enfin l'amour de Dieu. «Cet amour de Dieu, poursuit-il, principe de toute perfection morale, pourquoi se trouve-t-il dans le seul christianisme ? C'est que lui seul nous


révèle toute l'étendue de l'amour que Dieu lui-même a pour les hommes; c'est que lui seul révèle ce grand mystère de piété d'un Dieu manifesté en chair, d'un Dieu crucifié, mourant pour le salut de l'humanité. Il suffit d'avoir indiqué cette grande idée de la rédemption quiconque n'a pas compris que cette idée conduit à un amour vif et tendre de Dieu, ne comprendra jamais rien au christianisme. Voici enfin comment l'auteur conclut: «Ne présentez pas au peuple une morale fondée sur de simples raisonnements, sur une abstraction donnez-lui une morale appuyée sur des faits. C'est là ce qu'il lui faut; vous le savez si vous connaissez le peuple. Il le savait encore mieux que vous, ce Dieu de bonté qui connaît parfaitement tout ce qui est dans l'homme; ii nous donna, dans sa sagesse, une religion tout historique, parce que s'il y a dans la masse d'un peuple un petit nombre d'individus accessibles à des raisonnements abstraits~ avec l'immense majorité il faut raisonner par des faits. Produisez-les donc ces faits merveilleux et adorables de l'Evangile nommez ces mystères de puissance et d'amour et rattachez à cette chaîne d'or tous vos préceptes, toutes vos instructions. »

Nous avons muHiplié ces extraits pour deux raisons. Ils font date, ce nous semble, dans la vie religieuse de Vinet; on le sent à la manière dont il accentue déjà le divinité de Jésus-Christ, la rédemption. Mais ils font date aussi quant à ses vues générales sur le christianisme on y retrouve l'essence de sa morale et de son apologétique, telles qu'il les a développées plus tard;


on y reconnait avec Intérêt l'idée-mère de ses D~cotM's de 1831, je veux dire précisément l'union profonde de la morale et du dogme, de la vie et de la croyance, la conduite réclamant un mobile, ce mobile ne pouvant être qu'une affection, cette affection attendant une manifestation qui l'éveilte, un fait qui l'inspire, ce fait enfin, ce fait divin réalisé dans la rédemption qui n'est un dogme qu'autant qu'elle est un fait. Vinet, en 1823, a déjà reçu la vive intuition de la psychologie évangélique et de la dynamique spirituelle du christianisme tel que l'entendait saint Paul.

Les convictions religieuses de Vinet sont avec ses vues sur l'Église dans un rapport que nous avons déjà signalé. Elle se sont développées les unes et les autres d'une manière constamment parallèle. La lettre que nous venons d'analyser, une poésie écrite quelques mois plus tard 1, semblent trahir l'époque à laquelle l'auteur accepta des croyances qui depuis lors gouvernèrent sa vie mais ces croyances renfermaient des principes généraux, c'étaient des lignes dont le prolongement devait aboutir à la sphère des applications ecclésiastiques et même sociales. Ce prolongement ne tarda pas à se faire. L'année 1824 est tristement célèbre dans l'histoire du canton de Vaud. C'est alors que l'Intolérance y fut oniciellement consacrée par la loi du 20 mai. Vinet se trouva ainsi placé tout d'abord en face de la question de la liberté religieuse, et s'il n'arriva point du premier élan jusqu'à la solution qu'il

1 Voy. Revue suisse: 1847, p. 651.


donna plus tard à cette grande question, il n'hésita pas un instant sur la direction à suivre. La brochure D:< respect des opinions, Bà)e, 1824, portait son nom; écrite avant la loi du 20 mai, elle parut peu après. Le e sujet n'amenait point directement l'auteur à parler des événements religieux qui s'accomplissaient dans sa patrie.. Il ne s'y adresse point aux gouvernements, mais aux particuliers, à tout le monde. JI ne s'élève point contre l'intolérance ou l'oppression dans le sens ordinaire du mot, mais contre la tyrannie privée qui consiste à craindre la manifestation des diverses opinions, à les gêner par des jugements précipités, à leur opposer l'opinion dominante ou une clameur aveugle, à leur refuser l'examen pour les accabler de tout le poids du préjugé. Vinet veut qu'on examine ou qu'on se taise, et que, même en combattant l'erreur, on honore la sincérité. En un mot, la pensée de sa publication tout entière, c'est que les opinions ont le droit de se manifester, bien plus, c'est qu'il est utile et désirable qu'elles se manifestent. Il n'excuse pas seulement celles qui s'expriment, il semble les provoquer à le faire, et cela en leur seule qualité d!opinions et sans égard à leur valeur intrinsèque. Ce n'est pas un droit qu'il revendique pour elles, c'est plutôt un devoir universel qu'il proclame comme raison de ce droit. L'allusion aux troubles du canton de Yaud ne se fait sentir qu'à la fin. Parlant des suites de l'atteinte portée à la liberté des opinions « Je mets, dit-i), avec quelque répugnance au nombre de ces conséquences déplorables le déchaînement aveugle et sauvage de


cette portion du peuple, qui, se souciant peu d'avoir une opinion, se constitue l'exécutrice des sentences qu'elle entend prononcer, et que son ignorance aggrave. D'où viennent ces dégoûtantes fureurs, ces attaques ignobles, véritables souillures de tout ordre social, véritable honte de toute police? Cette populace, à laquelle on appliquerait facilement l'énergique mot des pharisiens (Jean VII, 49), si la pitié ne prévenait pas l'indignation, puise-t-elle son emportement, si ce n'est dans les mauvaises plaisanteries de quelques esprits légers, et dans les bruits absurdes accueillis et accrédités par une classe trop cultivée pour y croire? Qu'elle fasse entendre des huées, qu'elle bafoue, qu'elle insulte, tous ces mouvements de sa stupide colère accusent ceux qui l'ont fait naître et qui l'ont excitée par la coupable inconsidération de leurs propos. C'est donc eux véritablement qui bafouent et qui persécutent; et tous ces désordres, sur lesquels ils expriment peut-être des premiers leur indignation et leur dégoût, c'est à eux qu'il faut les imputer. Cette parole est dure; qui peut l'écouter? Mais aussi qui peut la démentir? La légèreté qui n'examine rien, l'opiniâtreté qui ne compare jamais, la présomption qui tran= che toujours, conviennent mal à un peuple que la liberté politique appelle à être sérieux. Si notre peuple revêtait ces malheureuses dispositions; si, dans ses préventions, il appelait secte toute opinion nouvelle, ~MM~'SHM toute manifestation énergique d'une conviction fondée, nous douterions de sa justice et nous craindrions pour son bonheur. »


Quelques années après, parlant de ses convictions en matière de liberté religieuse, Vinet les faisait remonter à 1825 environ, déclarant qu'elles étaient à peine en germe dans son esprit lorsqu'il publia la brochure sur le Respect des opinions Il voulait sans doute parler de la possession consciente des convictions dont il s'agit; mais en d824 il en avait déjà plus que le germe il en avait les éléments, la substance. Il n'est pas un lecteur de la brochure qui n'y reconnaisse, en effet, tous les principes fécondés et développés dans les ouvrages postérieurs de l'auteur. Le Respect des opinions est au Memotfe sur la liberté des cultes et à l' Essai sur la m(HM~es<ation des convictions ce que la Lettre à let Société de la morale chrétienne est aux Discours fgH~MMiE. Vinet distingue déjà le caractère absolu et le caractère relatif de la vérité, c'est-à-dire ce qu'elle est quant à Dieu et ce qu'elle est pour les hommes, distinction capitale et qui détermine à elle seule tout le point de vue. C'est ainsi qu'au sujet des différences sur l'interprétation de l'Ecriture a Ces divergences inévitables, dit-il, Dieu les jugera dans leurs principes ou dans leurs motifs; pour les hommes, ce sont des opinions, et, comme telles, elles ne peuvent être imposées, elles doivent être librement professées, elles doivent être respectées. » Il est revenu à diverses reprises, par la suite, sur cette inévidence de certaines vérités qu'il a déjà proclamée dans sa première brochure. « Peut-on imVoy. Revue suisse, i!&7, p. 766.


poser et prescrire la certitude morale? Non, parce que la nature ne le veut pas, parce qu'elle n'est point revêtue de ce caractère d'évidence qui force la conviction de toute intelligence régulièrement organisée, 11 ne faut ni contraindre, ni blesser ceux qui ne s'y rendent pas il faut les excuser, les plaindre peut-être, surtout les éclairer. Vous ne pouvez sacrifier un seul cheveu de votre frère à la même croyance pour laquelle vous feriez bien d'exposer votre vie. » L'idée que Vinet se fait constamment de l'État est déjà exprimée. « Mais, dit-on, les institutions sociales présupposent des convictions universelles et agissent en conséquence. I) est plus juste de dire qu'elles reconnaissent des intérêts communs et qu'elles les réalisent; qu'elles aperçoivent des relations naturelles, et qu'elles.les servent et les protégent. »

Au reste, ce qu'il y a de plus caractéristique dans cette brochure de 1824, comme dans toute la doctrine de l'auteur sur ces sujets, c'est le respect même des opinions, c'est le besoin de les appeler à se former et à se prononcer, de leur ouvrir le champ clos de la discussion, de les convier à la recherche de la vérité; c'est l'amour de lavérité, condition, chez Vinet, de cette tolérance qui si souvent repose, au contraire, sur l'indifférence pour la vérité; c'est la proclamation du grand principe de la sincérité; en un mot, c'est la thèse de la manifestation des convictions. « Il y a des personnes qui trouvent fort bien qu'on ait une opinion, et fort mauvais qu'on l'exprime. Pensez ce que vous voudrez, disent-elles, mais gardez-le pour vous. Changez si vous le trouvez bou,


mais ne portez pas les autres à changer. Comme si cela était possible! Comme si cela était légitime! Comme si la vérité nous appartenait! N'est-elle pas un dépôt dont nous sommes responsables devant Dieu et devant l'humanité? » Et ailleurs K Quand nous aurions un meilleur fondement que nos opinions personnelles et l'opinion vulgaire pour refuser notre adhésion aux opinions nouvelles, quand l'examen et le raisonnement nous convaincraient de leur fausseté, encore devons-nous les respecter, c'est-à-dire leur maintenir le droit de se produire librement; encore devons-nous des égards à ceux qui les professent. » Ailleurs enfin « Nous ne devons aucun respect aux erreurs, mais nous devons du respect à toute croyance sincère. Ce respect ne consiste point à la laisser se répandre sans obstacle on peut la respecter même en l'attaquant. Combattez, renversez l'erreur mais honorez la sincérité. » Vinet n'a jamais mis la sincérité au-dessus de la vérité; mais il a toujours considéré l'une comme la condition humaine de l'autre.

Nous venons de voir Vinet débuter comme écrivain religieux et comme publiciste. Il semble que ces années 1823 et 1824 dussent marquer pour lui le commencement en toutes choses. C'est alors, en eS'et, qu'il débuta aussi dans la critique littéraire. Au milieu des luttes politiques et religieuses du canton de Vaud, le parti libéral éprouva bientôt le besoin d'opposer une voix n la Gazelle de Lausanne, organe du parti qui se trouvait aux affaires. Le .'Vou~t.~e Mtu~o~ fut créé,


en 1824, pour ce rôle d'opposition, et Vinet fut, dès l'origine, l'un des collaborateurs de cette feuille. Ses articles y sont signés de deux astérisques. C'est ainsi que Vinet a pris date dans tous les genres qui vont désormais exercer sa plume, et il ne nous reste plus qu'à l'accompagner dans les directions diverses que suivra son infatigable activité.

M. le comte de Lambrechts, ancien ministre de la justice, avait laissé un legs de 2000 francs, comme prix à décerner, dans les deux années qui suivraient sa mort, au meilleur ouvrage sur la liberté des cultes. Le légataire universel de M. de Lambrechts remit cette somme à la Société de la morale chrétienne, qui s'empressa d'ouvrir un concours sur la question indiquée. Vingt-neuf mémoires furent envoyés; celui de Vinet remporta le prix; M. Guizot fut le rapporteur du concours et loua dignement l'ouvrage couronné Ce volume peu considérable offre, sous une forme déjà plus développée, bien que rudimentaire encore et indistincte, la plupart des éléments de la théorie que Vinet a soutenue plus tard sur les rapports du civil et du temporel. L'auteur regarde la liberté des cultes comme le complément nécessaire et indispensable de la liberté de conscience, de sorte que ce ne sont pas tant deux libertés qu'une seule et même liberté, la liberté religieuse. Il a soin d'ailleurs d'a~fe'moz'.e e en faveur de la liberté des cultes par AI. Vinet. Paris

:8M.


jouter, et il a toujours insisté depuis sur ce point, que la liberté de conscience n'est pas seulement la faculté de se décider entre une religion et une autre, mais qu'elle implique aussi le droit de n'en adopter aucune.

La liberté des cultes exige deux choses en premier lieu, qu'aucune entrave immédiate ne soit mise à la prédication des croyances religieuses; en second lieu, que la profession de telle ou telle croyance n'entra!ne ni privilége ni privation, quant aux droits civils et politiques.

L'ouvrage est divisé en deux parties la première est intitulée Preuves, la seconde ~sterne. Ces expressions assez vagues n'indiquent pas clairement ce dont il s'agit. Les preuves, ce sont les arguments par lesquels l'auteur s'efforce de « constater les titres de la liberté religieuse. » En effet, il ne se place pas sur le terrain de la démonstration philosophique il ne choisit pas, entre ses moyens, ceux qui emportent une preuve rigoureuse ou universelle; mais il présente successivement tous ceux qui lui paraissent propres à toucher les diverses classes de lecteurs, l'homme politique et l'homme religieux, le simple déiste et le chrétien, le partisan de la liberté civile et l'observateur des faits de l'histoire. On le voit, la méthode n'est pas très sévère, et de tout cet attirail d'arguments disparates il n'en reste que deux qui curent une base suffisamment large à la discussion, celui qui repose sur la nature de la religion (ch. IV et V), et celui quis'appuiesurla nature de l'Etat (ch.Vt-X).


Nous voici donc déjà en présence des rapports de l'État avec l'Église. L'auteur, en effet, ne s'est point dissimulé cette portée de la question qu'il abordait. Dès le commencement, il a eu soin de nous dire que la thèse de la liberté des cultes diffère de la thèse de la tolérance précisément en ceci, qu'elle appartient au droit public, c'est-à-dire à la théorie des relations qui existent entre l'État et les citoyens.

C'est dans la seconde partie qu'il aborde ce sujet. Sous le titre de Système, Vinet cherche de quelle manière le principe posé, celui de la liberté des cultes, pourra se réaliser dans la société; il se demande quel est le vrai système des rapports de la société civile avec la société religieuse, c'est-à-dire quel est celui qui consacre et sauvegarde cette liberté. On retrouve ici les vices du plan, car l'auteur est amené à définir le but de la société religieuse et de la société civUe, et par là il retombe inévitablement dans ce chapitre de la première partie où il a déjà été question de la nature de la religion et de celle de l'État.

La société civile est née de la nécessité; c'est la nécessité qui la conserve; les avantages moraux qu'elle procure sont une de ses conséquences, mais ne sont pas son but. La participation de chacun à la société n'est pas plus un fait libre et individuel que la formation de la société elle-même. Le gouvernement, qui est « le moyen de la société, )) est en même temps son représentant et ne repose pas plus qu'elle sur des idées morales. L'État, comme personne collective, n'a point de religion et ne saurait en avoir.


I! y a, sans doute, une morale sociale que la société est appelée à protéger, sur laquelle elle repose. Mais cette morale a une autre source que la religion; elle émane de la société, comme la société, à son tour, en émane; elle se compose des droits que la société est destinée à garantir, des besoins qui ont rassemblé les hommes en société. On pourrait l'appeler la raison publique. Ses éléments principaux sont la justice et la pudeur. Elle a, pour tous les membres de la société, un caractère d'évidence pris dans la nécessité. En dehors de ses limites se trouvent les sentiments du cœur et la vie intérieure et, en général, tout ce qui dépasse la sphère des droits positivement consacrés par la société.

A l'opposé de la société civile, la société religieuse est née de la simple communauté de sentiments c'est un sentiment moral, et non pas un besoin ou une nécessité qui en a déterminé la formation non-seulement la contrainte est entièrement étrangère à son principe; mais sa vraie base est la liberté, car elle repose sur la foi, et la foi ne se commande pas.

D'après cela, l'auteur n'admet qu'un genre de relation entre les deux sociétés, à savoir F~ueKce purement morale de la société religieuse sur la société civile. Il est même plus exact de dire que c'est l'esprit religieux, et non la société religieuse, qui influe sur la société civile. Quant à l'État, il doit se reconnaître incompétent en matière spirituelle; il s'abstient, et ne sort de ce rôle de neutralité que lorsque l'Église pé-


nètre dans son domaine et porte atteinte à la morale sociale.

Voici maintenant les conséquences particulières que tire l'auteur du principe posé Les membres de la société religieuse doivent être, à l'égard des droits civils et politiques, sur la même ligne que tout le reste des citoyens. 2" La société religieuse se gouverne elle-même avec une parfaite indépendance. 3° Le caractère religieux de certains actes civils, tels que le mariage et le baptême, est entièrement distinct de leur caractère et de leur validité civils. Le serment même peut être demandé, reçu, mais jamais imposé. 4° Le gouvernement cesse de faire instruire, de salarier et de surveiller les ministres du culte. 5° Enfin, le culte doit être public, afin qu'il ne puisse devenir dangereux ni pour la morale sociale ni pour l'État.

Un peu plus loin, l'auteur, combattant une opinion qu'il avait lui-même adoptée précédemment, revendique la liberté, non-seulement pour le culte chrétien, mais pour tous les cultes sans exception.

Il termine en examinant quelle est l'application possible des principes dans l'état actuel des choses, c'està-dire dans le système encore dominant des religions d'État. La séparation absolue de la société religieuse et de la société civile, voilà, selon lui, ce qu'exigent la rigueur des raisonnements, l'intérêt de la religion et celui de l'humanité. Toutefois, l'auteur ne désire point de révolution brusque et subite à cet égard il 1 est prêt à attendre et il se contente de demander, pour le moment, que l'état civil des individus ne dépende


point de leur profession religieuse, et que toute secte soit tolérée aussi longtemps qu'elle ne porte aucune atteinte à la morale sociale. Déjà, dans le chapitre relatif au salaire du culte, Vinet avait laissé quelque peu iléclur la rigueur des principes. Il avait admis un plan d'après lequel le gouvernement imposerait à tous les citoyens une taxe religieuse, puis en répartirait les produits entre les diverses communions, au prorata du nombre des adhérents de chacune.

M. Stahl a attaqué la théorie du Mémoire sur la liberté des cultes et l'a accusé de dépouiller l'État de son caractère moral (E<t<s!<~tc~u)~ des ~<aa<es). Ce reproche a souvent été répété contre la notion de l'État sur laquelle s'appuie le système de la séparation. Les termes mêmes de ce reproche tendent à présentet les vues de Vinet sous un jour fâcheux et risquent de donner lieu à un malentendu. A la bien prendre, la question entre Vinet et ses adversaires ne porte point sur la vocation générale de la société, mais sur les moyens d'y atteindre, c'est-à-dire sur les attributions de l'État. De part et d'autre on est d'accord que l'humanité et, par conséquent, la société n'ont pas de but plus élevé que cette vie morale dont la religion est l'âme et la garantie. Seulement les uns prétendent que la société doit tendre librement à ce but; que le principe essentiel de cette vie, c'est la liberté; que la sphère de l'État est une sphère inférieure, celle de la nécessité et de la contrainte; que, par conséquent, l'Etat ne peut intervenir dans le domaine de la morale et de la religion


sans y introduire un élément hétérogène, destructeur, et que son roie, purement négatif et extérieur, se borne à assurer ces conditions de liberté au milieu desquelles se développe d'elle-même la vie supérieure, la vraie vie de l'humanité. En d'autres termes, l'État n'est point l'agent du développement moral de l'humanité; il n'en est que la condition élémentaire et extérieure. Les partisans de l'État religieux, au contraire, absorbent l'homme tout entier dans la société, la société tout entière dans l'État; ils regardent celui-ci comme chargé de réaliser la vocation complète de l'humanité, et, dès lors, ils lui attribuent, non pas seulement le droit, mais le devoir d'une intervention directe dans tous les intérêts de l'homme, dans ceux de la morale et de la religion comme dans les autres. L'État n'est plus seulement une fonction de la société, une sphère de sa vie, une condition de son développement c'est la société elle-même représentée et agissant, la société devenue personne morale, avec une conscience et, par suite, avec une foi. Aux yeux de Vinet, la conséquence de la théorie de l'Etat chrétien, c'est l'invasion de la contrainte dans la sphère essentielle de la liberté, et, par conséquent, l'altération profonde de la notion même de la religion. Vinet n'a jamais consenti à réimprimer son Mémoire sur la liberté des cultes. Il le jugeait trop défectueux pour être susceptible d'améliorations, et il aurait cru mieux employer ses forces à le refaire qu'à le corriger. Néanmoins il avait été question de traduire l'ouvrage en allemand, et Vinet se décida, en ~83~ à remanier


un peu son ancien travail au profit de la traduction. Il y ajouta quelques pages sur la liberté chrétienne, sur la nature de la moralité humaine, sur les croyances produites par l'action de l'État, sur l'intolérance du catholicisme, et deux notes relatives au caractère des vrais droits et au serment. Le chapitre intitulé lëmoignage des faits fut supprimé et remplacé par un petit nombre de réflexions générales. Mais le morceau le plus important de cette révision est un avertissement dans lequel l'auteur apprécie lui-même son ouvrage, le désavoue comme livre, tout en en maintenant les doctrines, et indique les points sur lesquels ces doctrines lui semblent exiger quelques modifications. C'est ainsi qu'il ne voit plus dans la nécessité la seule cause de la formation des sociétés; c'est ainsi qu'il éprouve le besoin de placer la source de la morale sociale ailleurs que dans les intérêts; c'est ainsi enfin que l'État ne lui parait plus devoir être réduit à un rôle purement matériel. Le Mémoire ne fut traduit que plusieurs années après, sans la participation de Vinet, et par conséquent aussi sans les améliorations que celui-ci avait voulu introduire dans son oeuvre; mais les amis de l'auteur ont retrouvé ses notes, et en ont fait usage pour une édition nouvelle d'un volume dont Vinet a bien pu ne pas être entièrement satisfait, mais que le public continuera longtemps de lire avec avantage.

La publication du Mémoire en faveur de la liberté des cultes ne tarda pas à entraîner l'auteur dans une discussion qui ne manquait point d'importance. Un


écrivain fort jeune alors et qui depuis s'est distingué dans les mêmes rangs que Vinet par de brillantes qualités de publiciste, M. G. de Félice, critiqua le Mémoire dans le ~M~e~M<e FaMtMs (numéro du 2 février 827). Sa critique portait sur le sujet même de l'ouvrage, puisqu'il reprochait à l'auteur d'avoir traité de la liberté des cultes plutôt que de la tolérance. Selon lui, la tolérance est l'essentiel; c'est à la recommander qu'il faut s'attacher; là se trouve la véritable question, tandis que la liberté des cultes n'en est que le corollaire. Si tout le monde devenait tolérant, la liberté des cultes serait par ce fait même établie il faut donc prêcher la tolérance pour arriver à cette liberté, et non cette liberté pour arriver à la tolérance.

Cette objection, imparfaitement formulée par M. de Félice, repose au fond sur une considération d'une extrême gravité. Il n'est personne, en effet, qui, en méditant sur les rapports du temporel avec le spirituel, et en essayant d'ajuster les attributions de l'un et de l'autre, n'arrive quelquefois à des doutes du genre suivant A quoi bon, après tout, de savants débats? Le fait qui soulève la question n'est-il pas en même temps celui qui en rend la solution impossible ? La présence des deux sociétés au sein de la société n'est-elle pas due au grand partage de l'humanité en croyants et non croyants, et ce partage, qui rend nécessaire une organisation correspondante des rapports sociaux, ne suppose-t-il pas lui-même l'impossibilité de cette organisation ? Comme le propre du péché est de se nier lui-même, ainsi le propre de l'incrédulité et de l'indif-


férence n'est-il pas de se nier comme telles, partant de nier l'objet de la foi, la vérité du christianisme? Et dès lors la masse de la société qui n'est point croyante pourra-t-elle reconnaître et respecter cette foi qu'elle nie, la respecter et la reconnaître comme il le faut pour lui accorder des droits et lui laisser une sphère d'existence indépendante ? L'Église tend à se séparer de l'État, parce que l'État est différent d'elle, et il est différent d'elle parce qu'il ne croit point; mais l'État incrédule peut-il accepter cette distinction, et nonseulement l'accepter comme fait, mais la reconnaître comme source d'un droit? Il y a plus, cette foi chrétienne du petit nombre au milieu du paganisme du grand nombre, on ne peut se le dissimuler, tend à scinder l'unité morale de la société, elle est une atteinte portée à cette unité or, la société peut-elle supporter cette atteinte? L'État, en tant qu'étranger au christianisme, ne lui est.il pas par cela même hostile? a Peut-il se dispenser de voir un ennemi ou un danger dans une puissance qui est indépendante de son pouvoir, étrangère à sa nature, qui tend à le pénétrer et à le transformer? Et pour descendre du général au particulier, de l'État au citoyen, et des institutions publiques aux rapports privés, l'incrédule n'est-il pas nécessairement, inévitablement intolérant? Peut-on se fier à la civilisation comme garantie de la tolérance? La tolérance est-elle une conquête certaine ou apparente, définitive ou momentanée? L'opposition naturelle de l'incrédulité à une foi vivante et agressive ne se réveillera-t-elle pas toujours lorsque la société se


trouvera en face d'une foi de ce genre? Le dix-huitième siècle qui semble avoir conquis la liberté de conscience était-il donc si vraiment libéral? L'indifférence moderne ne se changerait-elle point facilement en ferveur de haine, si le christianisme devenait de nouveau un grand fait? Les exemples manquent-ils à cet égard? a Le canton de Vaud n'a-t-il pas eu son 1824 et son '1845 ? a En un mot, la loi est-elle quelque chose sans les mœurs la liberté du culte est-elle possible sans la tolérance, la tolérance sans l'Évangile, et les chrétiens ne doivent-ils pas dès lors s'attendre à la persécution de la part du monde, aussi longtemps que le monde luimême ne sera pas chrétien? Est-il bien conséquent ou bien utile qu'ils réclament de l'État une liberté qu'ils n'en sauraient attendre; qu'ils parlent de droit lorsqu'ils se trouvent inévitablement en dehors du droit? Ne se font-ils pas illusion sur les préoccupations naturelles de l'État, lorsqu'ils demandent la séparation? N'attribuent-ils point à l'État, dans ces théories, un point de vue qui ne saurait être celui de l'État, par cela même qu'il est celui de l'Église? Bref, ne faut-il pas abandonner la thèse de la liberté des cultes pour celle de la tolérance, ou, pour mieux dire encore, la thèse de la tolérance elle-même pour la simple prédication évangélique, qui seule peut donner avec le nouvel homme l'homme tolérant, et avec la tolérance chrétienne des institutions politiques vraiment libérales ? a

Voilà ce que nous nous sommes quelquefois demandé, et telle est, si nous ne nous trompons, la por-


tée que Vinet reconnut à la critique de M. de Félice, l'objection en présence de laquelle il éprouva le besoin de s'expliquer.

M. L. Burnier avait déjà répondu à M. de Félice dans le Nouvelliste FaM~oîs, et M. de Félice avait répliqué lorsque Vinet intervint dans le débat par une Lettre à un ami, datée de Bàle, juillet 1827 Vinet entrevit la solution avec la même justesse de coup d'œil qui lui avait fait reconnaître la portée de l'objection. Il rappela qu'à côté des chrétiens, c'est-à-dire de ceux auxquels on peut prêcher la tolérance au nom de l'Évangile, il y a une masse qui n'est point chrétienne, qui, par conséquent, n'est point accessible à ce genre d'arguments, et à laquelle il faut prêcher, non la charité, mais le droit. A ce point de vue, la question de la liberté des cultes est une question de droit public et de politique. Quant à la légitimité du droit, elle s'appuie sur la force même et la nature des choses, c'està-dire sur un ordre de considérations éminemment accessibles à la généralité des hommes. C'est là le terrain commun où se rencontrent l'incrédule et le 'croyant, le terrain de la société et de ses conditions. Tous doivent, tous peuvent comprendre « que la con-

L'article de M. Burnier, signé P., parut dans le numéro du 16 février; la réplique de M. de Félice dans celui du 27.

Lettre it un ami, OM ~«n:ct! des p)'Hc~.e~ ~<enM~ dans /<'J(f6'MOtt'e <'M/a:eu;-<7e~/i~'r/e'a'e.?CM/<c.s, par Alex. Vinet. L:!usamet827; in-8o; 51 pages. L'ami auquel la lettre est adressée est M. Burnier. Les manuscrits de Vinet renferment une autre réponse a &f. de Féiice, ou plutôt la morne réponse moins devetoppee, une première rédaction du -ttnvai) imprimé.


science est une de ces propriétés dont l'individu ne doit compte ni sacrifice à personne; que le pouvoir établi au nom de la société ne peut intervenir dans les rapports de l'individu avec la divinité; enfin, que les deux attributs de croyant et de citoyen peuvent bien avoir un contact dans la conscience de chaque homme, mais qu'ils n'en sauraient avoir aucun dans l'institution politique. »

D'après cela, la tâche se détermine d'elle-même. Elle consiste à « mesurer les droits de la société civile et par là les attributs du pouvoir qui la représente à fixer les limites mutuelles de la société et de la conscience, et à les arrêter pour ainsi dire en face l'une de l'autre; en un mot, à réclamer pour la conscience des lois positives qui la mettent à l'abri de toute contrainte. » Et plus loin « La liberté religieuse, comme droit, ne peut exister qu'au moyen de limites précises, qui la défendent contre la société, et la société contre elle. J'ai chercher ces limites communes. Où pouvais-je les trouver? Dans le principe et le droit de propre conservation, inhérent à la société. Tout ce qui lui est indispensable pour exister doit être respecté; et elle doit respecter à son tour toutes les propriétés dont le sacrifice n'est pas nécessaire à sa conservation. a

Ces derniers mots résument la réponse de Vinet à la dituculté qui lui avait été présentée ou, pour mieu x dire, à la diniculté qu'il avait démêlée derrière les objections de son critique. Vinet croyait que la société repose sur la nécessité, que le droit social est l'expression des ral


ports nécessaires des hommes réunis en communauté, que les conditions de la vie sociale sont la mesure des attributions de l'État, et enfin que la conscience et, par suite, la vie religieuse sont en dehors de ces conditions, parce qu'elles ne sont pas du nombre des choses que l'homme puisse mettre en commun, compromettre, aliéner au profit de la vie sociale.

Plus tard Vinet distingua plus nettement encore ce côté de la grande question, et il l'a abordé plus directement dans son Essai sur la manifestation et dans l'écrit Du socialisme. Toutefois la Lettre à MM ami, aussi bien que le Mémoire, nous le montre déjà instinctivement éloigné de la notion moderne ou socialiste de l'Etat. Il répugne à l'idée d'un État absorbant en soi toutes les fonctions de la société, réunissant toutes ses tendances, envahissant toutes ses voies, se chargeant de toute sa mission et de toutes ses destinées. Sa notion c'est la notion libérale, notion négative plutôt que positive et qui tend à réduire au minimum l'action gouvernementale; l'État est, pour lui, un milieu plutôt qu'une action, une condition et non un but. D'autres veulent dépouiller l'individu au profit de l'Etat, Vinet ne voulait laisser a l'État que ce qui lui revient par droit de nécessité, et comme condition même de la vie en société. Peut-être, est-ce là, en effet, le seul point sur lequel les partisans de la liberté des cultes et de l'incompétence de l'Etat en matière ecclésiastique puissent insister avec succès auprès du public. Les raisons tirées de l'intérêt de la religion toucheront peu l'homme politique, les motifs tirés de l'intérêt bien entendu de


l'État ne le convaincront guère, mais il n'est pas impossible de lui faire comprendre qu'au fond de la question religieuse se rencontrent les deux systèmes qui sont partout aujourd'hui en présence, l'État-humanité et l'État-liberté la thèse individualiste et la hèse socialiste.

La Lettre à un ami est un bel exemple du style de Vinet à cette époque, simple, nerveux, excellent.

Nous arrivons au procès de 1829. Le réveil vaudois, préparé par les événements et par quelques influences individuelles, déterminé par l'action de chrétiens anglais et sans doute aussi par la proximité du mouvement religieux de Genève, le réveil vaudois remonte à d821. Les principaux disciples et en même temps les principaux agents de ce réveil furent plusieurs jeunes ministres, Juvet, Vallouy,. Alex. Chavannes, Fr. Olivier, les Rochat. L'activité religieuse de ces jeunes hommes chercha un aliment dans des assemblées particulières d'édification, de véritables collegia ~)M<a<!S sans aucun caractère ecclésiastique. L'opposition, la raillerie, puis enfin la persécution, s'attachèrent bientôt à ces manifestations. Les réunions furent traitées de conventicules, les fidèles qui les fréquentaient de mumiers. Le doyen Curtat ne craignit point de se servir d'un terme injurieux et de dénoncer les conventicules comme illégaux et dangereux..Les hommes politiques du canton de leur eô~é, éprouvaient pour le zèle religieux le dédain et l'aversion propres à une mondanité incrédule. Le grand conseil accepta la dé-


dicace des écrits de M. Curtat. L'effet de cette imprudence fut désastreux. La représentation nationale et le clergé s'unissaient en quelque sorte pour amxer un signe de réprobation officielle aux prétendus novateurs. Le peuple vaudois, peu éclairé, récemment arrivé a l'indépendance nationale et à la i erté politique, privé de cette éducation que donnent aux nations les expériences de l'histoire, le peuple \audois trouva dans l'intolérance des autorités comme un appel adressé a sa propre intolérance. L'année 1822 vit commencer ces démonstrations brutales qui signalèrent les années 1829 et i8~!5. Le conseil d'Etat, alors comme depuis, conniva aux excès qu'il aurait du réprimer; il y conniva en rejetant sur les victimes la faute des persécuteurs, en fermant les yeux sur les auteurs des troubles publics pour accuser ceux qui n'en étaient que l'occasion innocente il y conniva par des arrêtés de destitution contre les jeunes ministres et bientôt par des mesures administratives et législatives qui inscrivirent l'intolérance parmi les institutions du pays. L'arrêté du i5 janvier et la loi du 20 mai 1824 ont reçu une triste célébrité'.

L'arrêté du <5 janvier 1824; alléguait que la secte dite des Afo/e~ formait une égtise nouvelle, qu'elle avait un cu)tepub)ic étranger à :a religion de l'Etat, qu'elle avait donné lieu à des désordres, que ses principes erronés ou exagérés étaient subversifs de l'ord re social, et enfin que son prosélytisme la plaçait dans un état d'agression contre l'Eglise nationale. A la suite de ces considérants, t'arrêté ordonnait que les assembles des sectaires seraient dissoutes et menaçait de peines correctionnelles ceux qui dirigeraientces assemblées, ceux qui n'obéiraient pas de Suite à l'ordre de se séparer, et jusqu'à ceux « dont ifs démarches tendjraie'tt à gagner des prosélytes. La loi du 20 mai de la même année reprudmsait

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La loi du 20 mai fit des martyrs et vint s'émousser contre le sentiment du devoir religieux et contre les difficultés de l'exécution. Il y eut néanmoins recrudescence de persécution en 1829. Les églises dissidentes avaient chargé un évangéliste de visiter une partie du canton. Sa présence à Payerne, au mois de janvier, y devint une occasion de tumulte et de violence. Les partis politiques qui se trouvaient aux prises dans le canton de Vaud s'occupèrent de l'incident: les libéraux, par l'organe du Nouvelliste vaudois, pour blâmer un acte d'intolérance le parti du pouvoir, par l'organe de la Gazette de Lausanne pour chercher dans les passions de la foule un point d'appui contre la popularité que l'opposition avait su conquérir à d'autres égards. Il s'agissait d'exploiter l'intolérance du peuple contre une opinion jusque-là soutenue par la faveur publique; il s'agissait de faire arme contre le libéralisme de ce courage qui lui avait fait mettre la justice au-dessus des intérêts de parti.

Tel était le but de deux articles de la Gazette, insérés dans les numéros du 27 février et du 13 mars; le dernier avait été provoqué par une réplique du Nouvelliste. «Il n'y a pas de vraie liberté, proclamait le rédacteur éclairé de ce journal, sans support pour toutes les convictions et sans un respect inviolable pour les dispositions prohibitives de l'arrêté, mais elle y ajoutait la sanction d'une penaUtë rigoureuse, amende, confination dans une com-; mune, prison et bannissement. M. le baron Auguste de Staël a éloquemment flétri ces mesures dans les Archives du CAn~t'Mtytne de ~S34°t~8Mt


toutes les existences comme pour tous les droits. )) La Gazette répondait par une distinction entre la liberté de conscience et la liberté des actes extérieurs elle affirmait que partout la direction du culte public appartient à la haute police de l'Ëtat, que la société doit veiller à la pureté et à l'unité de ce culte, que permettre au premier insensé de former une secte, c'est, en doctrine, appeler l'hésitation, puis le doute, et, en politique, attirer les discordes et préparer les révolutions.

C'est alors que Vinet intervint au nom des principes sacrés de la liberté religieuse. Vers le milieu du mois de mars, il envoya à son ami, M. Monnard, quelques pages destinées au Nouvelliste, mais qui, sur le refus de ce journal, furent imprimées à part 1. L'auteur y relevait avec une vivacité singulièrement éloquente les imprudentes assertions de son adversaire. «Vous dites que la direction du culte appartient à l'État où en est la preuve ? Vous dites que la société doit veiller à l'unité du culte mais elle doit donc veiller aussi à l'unité des opinions elle doit donc nier la conscience, ce qui est impie. Vous dites que le citoyen qui brave la loi est un rebelle mais il est une loi au-dessus de la loi, et telle révolte qui est un devoir. Vous raillez des sectaires sans titre, sans vocation ainsi furent les apôtres, ainsi ont été les réformateurs )).

Soigneux de rechercher dans les écrits de Vinet t Observattons sur l'article ~u;' ~M sectaires, inséré dans la Ga-KMe de Lausanne du i3 mars 1829 (sans nom d'auteur et sans titre); 12 pages in-8o. Imprimé à 1000 exemplaires et rapidement écoulé.


l'évolution des principes et la liaison des doctrines, nous avons surtout remarqué dans celui-ci l'énergie avec laquelle l'auteur maintenait les droits absolus de la conscience individuelle. « Mesurez, si vous le pouvez, les maux qu'a versés sur le monde ce système fatal d'unité que vous venez défendre; et, après cela, vanteznous encore cette unité impie Impie est le mot; car, si c'est une impiété de nier Dieu, n'en est-ce pas une aussi grande de nier la conscience, qui est sa voix, son organe, son représentant dans nos âmes? Nier la conscience, n'est-ce pas le nier lui-même ? Car, s'il n'y a pas de conscience, il n'y a pas de distinction entre le bien et le mal et, s'il n'y en a point, qu'estce que Dieu ? Or, vous niez la conscience lorsque vous faites des lois qui supposent qu'elle n'existe pas, ou qui exigent qu'elle ne parle pas. » Vinet n'élude point les conséquences de cette suprématie de la conscience « Une loi injuste doit être respectée par moi, quoique injuste, lorsqu'elle ne blesse que mon intérêt, et mes concitoyens, également lésés, lui doivent le même respect. Mais une loi immorale, une loi irréligieuse, une loi qui m'oblige de faire ce que ma conscience et la loi de Dieu condamment, si l'on ne peut la faire révoquer, il faut la braver. Ce principe, loin d'être subversif, est le principe de vie des sociétés. C'est la lutte du bien contre le mal. Supprimez cette lutte qu'est-ce qui retiendra l'humanité sur cette pente du vice et de la misère, ou tant de causes réunies la poussent à l'envi? C'estde révolte en révoUe (si l'on veut employer ce mot) que les sociétés se perfectionnent, que


la civilisation s'établit, que la justice règne, que la vérité fleurit. »

La Gazette répondit dans son numéro du 27 mars. L'écrivain prétendait résumer la brochure qu'il voulait réfuter, mais il n'en présentait que des propositions perfidement isolées ou perfidement rapprochées. H terminait en invoquant contre son adversaire l'intervention de l'autorité, c'est-à-dire de la force. «C'est aux dépositaires des intérêts publics à examiner s'ils doivent tolérer ou réprimer une telle doctrine, la consacrer par leur silence ou l'étouner avant qu'elle ait débordé nos institutions et nos mœurs, » Vinet répliqua son tour par de Nouvellts o&st~a<<ons, datées de Baie, avril i8M, et portant son nom 1. Son adversaire avait eu l'imprudence de reproduire sans commentaire et comme suffisamment significative en elle-même l'assertion que tout citoyen doit braver une loi qui l'oblige de faire ce que condamnent sa conscience et la loi de Dieu. Vinet tira parti de cette finconcevable inadvertance. )) Toutefois le mot de conscience, souligné par la Gazette, semblait ouvrir la porte à toutes les fantaisies du sens individuel. Vinet n'eut garde de reculer devant cet argument favori de l'omnipotence sociale « Ah Monsieur, donnez-moi seulement des hommes qui aient de la conscience et je vous ferai un peuple où il y aura de l'unité et de la subordination. Je vous le demande D'où viennent les 1 Nouvelles o&M)fa<!MM sur Mn nouvel article de la Gazette de LauMMe,dM27MM)M<829,~t<)'~M.Meh)"'M; par A. Vinet. Lausanne 1829; 30 pages in-8".


maladies sourdes des états, leurs fièvres violentes et leurs affreux désordres ? Est-ce peut-être de ce que les citoyens suivent trop leur conscience? N'est-ce pas plutôt de ce qu'ils ne l'écoutent point assez ? Il est très vrai que, chez certains individus, la conscience est mal éclairée; mais qu'ils valent bien mieux que ceux qui n'en ont point Du moins, sous quelque forme que ce soit, le sentiment de l'obligation morale vit dans leur âme il y a quelque chose à faire d'eux. » Ainsi toujours la même doctrine l'unité par l'individualité, et l'ordre par la liberté. Non pas que Vinet se fit illusion il savait quels étaient les périls do la liberté, mais il les acceptait sans hésiter. « Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la tranquillité dans la servitude, je préférerais encore la liberté; car la liberté, c'est la vie, et la servitude, c'est la mort. » Les Observations de Vinet étaient faites pour scandaliser l'intolérance du Conseil d'État, intéressé, nous l'avons vu, à ne point laisser tomber une discussion dont il se promettait des avantages politiques. D'ailleurs, il n'ignorait pas, sans doute, la part que M. Monnard, membre distingué de l'opposition, avait eue à la publication de la brochure, et il pouvait se promettre la joie do frapper un adversaire et de déconsidérer un patriote. On a rarement vu réunies des passions plus mesquines et plus mal déguisées. Le Conseil d'État chargea donc les juges de paix d'informer pour découvrir l'auteur, l'éditeur et l'imprimeur de l'écrit. Les informations du juge de paix de Lausanne désignèrent M. Monnard comme l'éditeur, et le Conseil


d'État se hâta de sévir. Un arrêté du 34 avril suspendait provisoirement M. Monnard de ses fonctions de professeur, comme s'étant mis dans un état de prévention qui altérait la confiance du gouvernement. C'était préjuger ce qui était en question, à savoir si M. Monnard était véritablement éditeur; c'était, en outre, appliquer une peine avant la sentence des tribunaux.

En même temps, le ministère public avait reçu l'ordre de poursuivre M. Monnard devant les tribunaux. A peine Vinet l'eut-il appris qu'il écrivit, le 30 avril, au Petit-Conseil de Bâle pour exposer l'affaire déclarer qu'il était à la fois l'auteur et l'éditeur de la brochure incriminée, et prier le Conseil bàlois de s'entremettre auprès du gouvernement vaudois, afin d'obtenir l'examen juridique de sa conduite et sa mise en jugement. Ce n'est pas tout il partit pour Lausanne et y arriva le 8 mai, le jour même où son affaire fut appelée devant le tribunal de première instance du district de Lausanne. Il ne s'agissait point du fond, mais seulement de la mise en accusation. L'accusateur public alléguait une double contravention à la loi sur la liberté de la presse, la brochure renfermant une provocation à la révolte et n'ayant point été préalablement soumise à la censure, condition imposée à tout auteur non domicilié dans le canton. Le tribunal pensa que, si les passages cités par la partie publique renfermaient une doctrine hardie et qui pouvait paraître dangereuse, on n'y voyait cependant pas la provocation directe faite à quelqu'un de commettre un


crime ou un délit; il déclara donc qu'il n'y avait pas lieu de mettre MM. Monnard et Vinet en accusation sur ce chef. L'accusateur public en appela; mais le tribunal d'appel confirma, le 31 mai, la décision du tribunal de première instance tout en déclarant, que les passages incriminés « renfermaient renonciation irréfléchie d'une théorie dangereuse sur la faculté de l'homme de résister à la loi d'après le dtcfan~K de sa conscience. »

Cependant les deux tribunaux avaient réservé le second chef d'accusation, la question de forme relative à la censure. Vinet avait obtenu du tribunal la faculté de se faire représenter pour le jugement, et il était reparti pour Bâle dès les premiers jours de juin. Il s'avouait d'ailleurs coupable, reconnaissant avoir perdu de vue la disposition de la loi. Un arrêt du 9 juin le condamna à 80 fr. d'amende et aux frais, e!. libéra M. Monnard. Telle fut la fin de l'épisode judiciaire. Il y eut aussi un épisode législatif. Au moment même où les poursuites avaient lieu, le mai, le Conseil d'Etat avait, suivant l'usage, présenté au Grand-Conseil un rapport sur sa gestion de l'année. Dans un paragraphe relatif à la police de la presse, ce rapport faisait mention de la décision prise a l'égard de M. Monnard. La commission d'examen s'arrêta ;') ce passage et proposa au Graud-Consei) d'inviter le Conseil cl'État à fournir les renseignements nécessaires et les pièces propres à entourer de lumières une atl'aire aussi sérieuse. C'est ce que fit ou prétendit faire le Conseil d'Etat dans un rapport spécial et étendu


présenté le 30 mai, et. qui, dans )a séance du 4 juin, devint au Grand-Conseil l'objet d'une réfutation détaillée de la part de M. Monnard, relativement à tous les points qui le concernaient. La timidité pour ne e pas dire la pusillanimité, de l'opinion publique se trahit par le blâme que les adversaires de la conduite du gouvernement se crurent obligés de jeter sur la généreuse véhémence de Vinet. Le Grand-Conseil termina l'incident en se déclarant satisfait des réponses du Conseil d'Etat.

Toutefois Vinet n'eut garde de laisser passer sans critique le rapport du Conseil d'État. Il y retrouvait les doctrines de la Gazette de Lausanne, et il crut devoir examiner l'expression officielle qu'elles venaient de revêtir. Le rapport s'attaquait successivement à M. Monnard, qu'on cherchait à représenter comme l'éditeur de l'opuscule incriminé, et à Vinet, qui en était l'auteur; quant à l'écrit lui-même, le rapport, après l'avoir caractérisé d'une manière générale, en établissait la gravité, en discutait les principes, et finissait par la question légale ou celle du délit. Pour nous servir des propres expressions de Vinet, il était inculpé, dans ce morceau, sous deux points de vue on lui reprochait à la fois des délits et de mauvaises doctrines. Ce sont ces deux genres d'inculpation qu'il repoussa dans une nouvelle brochure, imprimée cette fois à Paris Une introduction indique l'occasion de 1 Essai sur la conscience et sur la liberté religieuse, ou ~.ca~en du rapport présenté au Grand-Conseil du canton de Vaud par le Conseil t~/o<, le 30 MMt 1829; par A. Vinet. Paris 1M9; 99 pages in-S".


l'écrit un extrait du rapport du Conseil d'État présente les sophismes du gouvernement vaudois; la réfutation vient ensuite. Cette réfutation est divisée en deux parties la première traite la question de délit c'est une défense de l'écrit incriminé c'est un plaidoyer que Vinet avait préparé pour le prononcer devant ses juges et qui devint inutile par suite de l'arrêt de non-lieu, l'affaire n'ayant pas été plaidée au fond. La seconde partie a un caractère un peu plus général; l'auteur y critique les doctrines émises dans le rapport du Conseil d'État, et, à côté d'une discussion de droit positif sur la loi du 21 mai, on y trouve des considérations sur la conscience et sur la liberté religieuses. C'est peut-être un inconvénient pour ces pages que de se trouver dans cet écrit; l'économie du volume est peu heureuse; la défense personnelle, la question de droit, se marient mal à la discussion qui suit; le lecteur cherche avec quelque peine quelle est l'unité de ces deux morceaux; enfin, l'intelligence du tout exige une connaissance de cette affaire de i829 plus ample que la préface ne la donne et qu'il n'était nécessaire de la donner alors que les événements étaient présents à l'esprit de la plupart des lecteurs. Dans la première partie, c'est-à-dire dans le plaidoyer, l'auteur suit l'accusation pas à pas. On lui imputait d'avoir insulté le gouvernement, outragé la religion, et provoqué à la révolte il repousse successivement ces diverses inculpations. Mais il ne lui suffit point de se justifier juridiquement; il tient à défendre sa doctrine au point de vue moral. 11 le fait en la rappelant


Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, c'est ce qu'implique la simple croyance en Dieu. Mais il y a une distinction entre l'injustice et l'immoralité d'une loi, et l'immoralité seule peut devenir pour la conscience un motif de résistance. Enfin, dans le cas même de résistance à une loi immorale, le citoyen doit se soumettre volontairement à la clause pénale, parce que celle-ci n'est qu'injuste. On le voit, ici la discussion s'élargit; mais elle est partout remarquable par les ressources de la logique et par la vigueur du style.

Au fond, dans cette crise de l'intolérance vaudoise, en 1829, comme dans la recrudescence de d845, il y a eu deux idéès en présence, celles que nous avons déjà indiquées, celles dont Vinet proclama plus tard les tendances et l'antagonisme absolu d'un côté, la négation de Dieu au profit de l'humanité, et de l'individu au profit de l'espèce de l'autre, la doctrine qui, mettant Dieu au-dessus de l'homme et regardant la conscience morale comme l'organe de Dieu dans l'homme, investit la conscience d'une autorité vraiment suprême. En 1829, Vinet n'a pas encore donné au système de ses adversaires le nom dont il le revêtira quinze ans après, celui de socialisme; or, comme il le dit lui-même, « il n'est pas indifférent pour un système, pour une idée, d'être enfin nommé, après avoir longtemps existé sans nom. » Mais ce qui préoccupe Vinet à l'époque dont il s'agit, et ce qui lui suffit pour le moment, c'est l'idée sacrée de la conscience. Il a compris que, dans sa discussion avec le Conseil d'État, tout revient


à cette idée, font tourne sur ce poin!. «J'avais dit, dans ma brochure, qu'il ne faut point obéir a une loi qui oblige de faire ce que la conscience condamne. C'est à ce principe que le rapport en veut surtout. Il s'Indigne que les lois soient soumises au contrôle de la conscience de chaque individu. C'est, selon l'auteur, mettre l'individu au-dessus de la société et la détruire. » Nous connaissons déjà les convictions de Vinet à cet égard; elles datent de loin; il les a partout exprimées; mais ici il éprouve le besoin de traiter le sujet d'une manière plus directe. Il définit la conscience c'est un fait primitif de notre nature, un sentiment inexplicable, celui de la nécessité de mettre nos actions en harmonie avec notre persuasion. Cette conscience est toujours individueUe; elle est pour l'homme la première des lois ou plutôt la seule loi véritable elle est la base de la morale partout où elle parait, elle veut paraître en souveraine. L'écrivain réfute ensuite les objections tirées de ce que la conscience n'est pas infaillible et de ce que ses prescriptions ne sont pas uniformes. Il répète, sur ce sujet, les considérations déjà présentées dans les Nouvelles o&Mft~tOHs. D'ailleurs, dit-il, si vous ne voulez point de la conscience, que vous reste-t-il pour gouverner les peuples ? L'intérêt et la peur. Cette dissertation ouvre la seconde partie de l'Essai. Elle est suivie d'un morceau sur la liberté des cultes, dans lequel Vinet oppose les principes de son J~Hto~e aux principes du Conseil d'État. Une troisième section est employée à l'examen de l'art. 36 de la Con-


stitution vaudoise et de son application aux dissidents. Yinet montre que ces derniers appartiennent à la religion évangéuque réformée, et, retournant les armes contre l'Église nationale, il insinue que celle-ci pourrait bien se trouver à une plus grande distance que les séparatistes eux-mêmes des documents qui servent de base à la religion officielle du canton, la Confession de foi helvétique et les Ordonnances ecclésiastiques. Le lecteur des écrits de Vinet ne lira pas sans doute celui-ci sans s'arrêter un moment, à la phrase suivante. JI est question de l'abandon que t'homme fait à l'état social d'une partie de sa liberté. Cet abandon porte sur la faculté de faire certaines choses qui pourraient flatter nos penchants naturels ou accroître notre somme de bien-être. « YoUa, poursuit l'auteur, ce que nous sacrifions à l'état social, voilà les restrictions qu'il apporte à notre Jiberté naturelle; et, certes, nous avons le droit de les accorder. Mais nous ne pouvons point lui faire le sacrifice de notre conscience, parce que nous sommes par rapport à elle dans une tout autre position que par rapport aux biens de la terre. Ces biens nous appartiennent, mais nous appartenons à notre conscience; c'est à nous de disposer de nos biens, c'est à la conscience à disposer de nou.s. » Tout l'Essai sur la mmn/es~on des convictions est contenu en germe dans ces paroles. Au reste, t'usât sur la conscience est remarquable sous un autre rapport. Vinet, dans une phrase de son Memo«'e sur la !<&6)'<ë des cultes, s'était déjà prononcé, mais en passant, pour la séparation absolue


de l'Église et de l'État. Il y revient ici à deux reprises (p. 81 et 88, en note), et d'un ton parfaitement convaincu. On sent qu'il a traversé la question et que désormais son parti est pris.

Nous avons dit que l'ouvrage perd de son prix pour le lecteur actuel, par suite du ton de polémique directe e:. de réfutation suivie que le but môme de la publication avait imposé à l'auteur. Vinet paraît avoir eu lui-même quelque regret de s'être laissé enfermer dans cette forme. C'est ce qui résulte d'un écrit anonyme qui suivit presque aussitôt l'Essai et dans lequel, sous prétexte de critiquer ce dernier ouvrage, il présentait de nouvelles considérations en faveur de la liberté religieuse et de son exercice dans le canton de Vaud. L'auteur, disait-il, aurait pu, par exemple, discuter le droit de l'Eglise nationale à une protection exclusive et au monopole des consciences; il aurait pu invoquer l'histoire, il aurait pu rappeler que les persécutés sont les enfants d'une même patrie, et qu'ils ne la troublent en rien si ce n'est par le spectacle de leur vertu; il aurait pu enfin en appeler aux magistrats et aux maximes du gouvernement. En même temps Vinet trouva piquant de profiter du voile pour relever lui-même les défauts qu'il reprochait à son Essai. Disproportion entre le titre et le sujet, traits d'ironie, dialectique trop formelle, trop peu nourrie d'observations et d'idées, tels sont les défauts qu'il 1 Observations sur l'Essai sur la conscience e~Mi'/aMe~e religieuse, de A. Vinet. Genève t8M; 12 pages in-So.


signale. Cette brochure, dont cinq pages seulement sont dues à Vinet, fut imprimée à Genève, par les soins de M. Rochat qui y joignit une assez longue note. Bien que l'opuscule soit très visiblement signé pour ceux qui connaissent le style de Vinet, son origine était restée inconnue ou avait été oubliée; un exemplaire trouvé dans les papiers de M. Rochat et dans lequel une note autographe dévoilait le double anonyme, a restitué quelques pages aux oeuvres de Vinet et à sa vie une anecdote littéraire qui n'est point sans intérêt.

La question religieuse, depuis l'époque du réveil, s'est toujours trouvée mêlée à la question politique dans le canton deVaud. On vient d'en voir un exemple; les événements de i830 en fournissent un autre. La constitution de i814 ne suffisait plus; l'opinion publique se prononçait en ce sens avec une énergie croissante; le Conseil d'État prit enfin son parti et proposa au Grand Conseil un changement portant sur la loi électorale, acte additionnel qui fut adopté le 26 mai 1830. Mais les pouvoirs ont souvent le tort de ne céder qu'à la dernière extrémité et, alors même, de ne céder qu'à moitié. Une loi transitoire, sous prétexte de ménager le passage de l'ancien ordre de choses au nouveau, prolongeait en réalité le régime de la loi abolie, et souleva un mécontentement assez général. Sur ces entrefaites la révolution de juillet s'accomplit en France; le contre-coup s'en fit sentir en Suisse sous la forme d'une inquiétude générale et d'un sen-


timent prononcé contre les constitutions de 1814. Ici encore le Conseil d'État vaudois crut pouvoir se contenter d'une demi-concession. Il convoqua le Grand Conseil pour l'abrogation de la loi transitoire. C'était doublement méconnaitre l'opinion publique. Elle ne réclamait pas seulement des changements beaucoup plus fondamentaux que cette abrogation, elle se refusait en même temps à confier aux pouvoirs existants le soin d'opérer les changements qu'elle réclamait. Aussi le Grand-Conseil n'était-il assemblé que depuis trois ou quatre jours lorsque éclata la révolution du 18 décembre. En présence d'une manifestation populaire très tumultueuse, le Grand Conseil décréta la Constituante, et abdiqua dès les premiers jours de janvier 1831, après avoir pourvu à l'élection de la nouvelle assemblée. Celle-ci se réunit le 7 février, nomma une commission constituante chargée d'élaborer un projet, et acheva ses travaux le 26 mai. Les discussions de la commission avant été publiées, les sujets débattus passèrent à deux reprises sous les yeux du public. La question qui le passionna le plus peut-être fut celle de la liberté religieuse. Depuis plusieurs années, en effet, cette question était devenue comme le champ clos des partis et le terrain de leurs luttes. L'aversion pour ceux que l'on appelait les sectaires se couvrit de la profession d'attachement à l'Eglise nationale; on fit à celle-ci l'injure de la considérer comme un boulevard contre un zèle importun de leur côté, les amis de la liberté ne restèrent pas oisifs; une assemblée considérable de pasteurs, réunie à Lausanne le 20 janvier, exprima


le vœu que l'Église nationale fût maintenue, mais se déclara en même temps pour le principe de la pleine liberté des cultes. Une multitude de pétitions relatives à ces questions se croisèrent dans tous les sens sur'le bureau de la constituante et sur celui de la commission. Enfin les opinions en présence eurent des organes réguliers dans la presse la Discussion publique, dirigée par M. Louis Burnier, ouvrit ses colonnes à tous les amis de la liberté religieuse, sans proposer d'ailleurs d'autre programme que cette liberté; l'Ami de FE~Me nationale entra peu après dans la lice en faveur, non pas précisément de l'intolérance, mais bien du privilége et du statu quo.

Voyons maintenant quelle part prit Vinet à ce grand mouvement des esprits dans son canton natal. Domicilié à Baie, on peut croire qu'il n'en vivait pas moins à Lausanne. Dès le 3 janvier 1831 il répond à la nouvelle de la révolution en satuant la liberté, mais en expliquant quelle est la liberté qui reçoit ainsi son hommage. C'est qu'il en est deux ou, si l'on veut, c'est qu'il est deux manières de vouloir la liberté; on la veut comme un intérêt ou comme un principe. Le vrai libéral est celui qui réclame la liberté pour le plus grand bien de la société, et qui croit servir la société en faisant une aussi large part que possible à l'individualité. Il veut la société, l'union, l'harmonie, et c'est pour cela qu'il veut la liberté. Elle est pour lui un moyen de perfectionnement. Elle n'est un bien que lorsqu'elle est unie à la modération et

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à la justice. Elle ne vaut que ce que vaut l'homme lui-même

La constituante était déjà rassemblée lorsque Vinet publia, à !a fin de février, une brochure destinée à recommander l'introduction du principe de la liberté religieuse dans la constitution qui se préparait 2. L'auteur prend encore une fois son point d'appui dans la nature de la société et de la conscience. La société peut et doit nous demander des sacrifices, mais la conscience n'est pas à nous, elle n'est pas même nous, elle est une autorité qui réside en nous, l'organe de la divinité auprès de notre âme livrer la conscience, c'est livrer Dieu la société ne peut l'exiger. L'auteur part de là pour réclamer la liberté des cultes telle que l'entraîne la liberté de conscience, pour réclamer en particulier la liberté d'association religieuse. Il passe ensuite aux objections. On allègue la nécessité de protéger l'Église nationale contre le danger des sectes mais cette Eglise a besoin avant tout de vie c'est-à-dire de lutte et de libre examen, et par conséquent de la liberté pour tous. On allègue les troubles que la dissidence occasionne dans la société mais ces troubles ne constituent aucune lésion d'aucun droit et se réduisent au mécontentement que produit inévitablement entre ceux qui ne sont pas d'accord la divergence de leurs opinions. L'auteur examinant enfin de quelle manière le principe doit être introduit dans la loi, commence par t Voy. Nouvelliste vaudois du 4 février 1831.

Quelques idées sur la liberté religieuse par A. Vinet. Lausanne 18S1 40 pages in-8°~


rappeler quelle est l'étendue de ce principe; sa portée ou, pour mieux dire, sa forme nécessaire, c'est la distinction du civil et du spirituel. Vinet s'élève en second lieu contre la clause qui, en excluant expressément de l'autorisation les cultes contraires à l'ordre public et à la morale sociale, exprimerait une réserve légitime, mais aurait le tort de n'exprimer qu'au sujet de la liberté religieuse une réserve qui s'applique à toutes les libertés. En troisième lieu, puisque l'Église nationale doit subsister, il faut qu'elle subsiste avec dignité, c'est-à-dire avec liberté, avec cette indépendance qui résulte de la distinction entre la sphère de l'État et celle de l'ËgUse. L'auteur, à la fin de sa brochure, pose les conclusions auxquelles il voudrait amener le lecteur. Ces conclusions s'appuient, non sur des principes généraux, mais sur l'existence et la prospérité de l'Église nationale, parce que c'était là le point de vue du clergé, de la constituante, de Vinet lui-même jusqu'à un certain point. < Je me féliciterai, dit-il, si de tous les faits et de tous les raisonnements de cet écrit, on tire la double conclusion que l'Église nationale a besoin, pour prospérer, que les autres cultes soient libres; que l'Église nationale a besoin, pour soutenir cette concurrence, d'être libre elle-même. » Le public se préoccupait de plus en plus de la question religieuse, lorsque Vinet écrivit, en date du 6 mars, à la Discussion publique une lettre toute pleine d'indignation ou plutôt de douleur; il s'étonne~

Numéro du 16 mars.


il s'afflige de voir les défenseurs de l'Église nationale repousser l'idée de la liberté dans les choses de la conscience, de la foi, de la religion, là où la liberté est surtout nécessaire, là où la liberté est la condition de tout.

Cependant la commission constituante poursuivait ses travaux. Dans sa séance du 4 mars elle avait discuté un article par lequel son comité de rédaction lui proposait de déclarer, 1° que l'Eglise nationale évangélique réformée serait maintenue et garantie dans son intégrité que la loi réglerait les rapports de l'Église avec l'État; 3° que l'Église nationale serait indépendante du pouvoir civil, en matière de doctrine religieuse exclusivement. La commission avait adopté les deux premières clauses, et rejeté la troisième. Vinet, dans un travail inséré au Nouvelliste!, signala le vice du texte adopté et surtout la gravité de la suppression de la dernière clause. Il compléta cette discussion dans une autre feuille en examinant une objection « Pour reconnaître une Église, l'État doit la connaître, et si elle change de doctrine, elle n'est plus la même que l'État a connue et a adoptée » A la fin des articles du ~'but~h's<e, Vinet revenait avec une nouvelle force à sa doctrine de l'inaliénabilité de la conscience. « C'est, dit-il, le principe vital de toute religion, c'est le refuge de l'individualité qui, sans cela, s'absorberait trop aisément dans l'unité Numéros des 8, 12 (et suppiement) et 16 avril.

DMCM~t'on publique, numéros du 15 mai ét du 1" juin.


sociale. Est-il bien vrai que c'est surtout par ce dogme que l'existence de l'État est menacée? Ce serait dire que l'État est menacé parla morale; car ce dogme, qui est le principe de la religion, est aussi et avant tout le principe de la morale. Mais ce qui rend surtout remarquable cette discussion de d831, c'es~ le changement qui continue de s'accomplir dans les vues de l'écrivain relativement au principe des Églises nationales. Nous avons signalé dans l'Essai sur la conscience une trace première et décisive de la formation de ses convictions sur ce point. Nous retrouvons les mêmes convictions dans les ~Me~MM idées. La séparation de l'Église d'avec l'État lui paraît juste et raisonnable le système contraire n'est ni rationnel ni parfaitement équitable. Le cours du temps, la vue des grands effets de l'égalité des cultes, les progrès de la science politique, les besoins nouveaux, amèneront, selon Vinet, l'établissement du système des Églises indépendantes. Toutefois, et quoique persuadé du succès de l'expérience, il ne propose point de la risquer; il souscrit au maintien actuel et indéfini du régime consacré. Dans ses articles du Nouvelliste et de la Discussion il revient à deux reprises sur cet avénement d'un principe qui se présente à lui comme une force des choses et non pas encore comme une obligation individuelle. « Le séparatisme actuel n'est rien encore, écrit-il, mais si l'ancienne servitude de l'Église demeure, une autre dissidence se prépare, dissidence large, libérale, purement évangélique, dissidence nationale peut-être. Il est nécessaire que l'Église soit


libre, et elle le sera. Il est nécessaire que le dix-neuvième siècle tienne ses promesses, et il les tiendra. » « Au train dont marchent les choses humaines, à l'impulsion que les esprits et la société ont reçue, on peut douter s'il y a des siècles à promettre à des institutions déjà ébranlées, et qu'on ne perpétue pas en les déclarant immuables. Nous avancerons s'il le faut. Plus que d'Églises nationales, nous avons besoin d'une religion nationale, d'un sentiment national sur la religion, d'une intime correspondance de la vie civile avec la vie chrétienne, d'une communion de cœur des citoyens en Dieu leur Sauveur, d'une sève de foi répandue dans le corps social, de cette unité, en un mot, qu'il est raisonnable de désirer, et si inutile de poursuivre par des moyens extérieurs. Par la liberté à l'unité! telle va être la devise du christianisme. Cette idée renferme tout un monde, » Dans ces articles, dans sa brochure, Vinet se présente encore comme un ami de l'Église nationale, il insiste sur ce point. Il est déjà separa<!OKM<e en principe, mais la séparation n'est pas pour lui un dogme, c'est un idéal. Il veut l'Église nationale indépendante de l'État un jour il proclamera l'impossibilité de cette indépendance. Il croit encore à la nation chrétienne: le doute, hélas! entrera bientôt à cet égard aussi dans son cœur. Ce qui le retient dans l'Eglise nationale, on le voit, c'est cette aversion pour les étroitesses de la dissidence qu'il a exprimée dans les Quelques idées (p. 24); il consent à l'union par aiFection pour le multitudinisme plus tard, !'a!!achement au principe de la séparation


ne le fera pas, il est vrai, abandonner ce principe multitudiniste, mais elle le portera à admettre la possibilité de sa réalisation en dehors des Eglises nationales et à en chercher la combinaison avec un autre principe, celui de la libre adhésion

Il ne sera pas déplacé de dire ici comment se termina cette affaire de la constitution vaudoise de 183~. Le projet préparé par la commission renfermait trois articles le premier, celui qu'avait critiqué Vinet, fut adopté tel quel; le second subit une modification de peu d'importance;. mais c'est sur le troisième que se concentra tout l'effort de la discussion. Il portait: (d'exercice des cultes, non contraires à l'ordre public et à la morale sociale, est d'ailleurs garanti. La loi règle cet exercice et en réprime l'abus. o On le voit, la question était de savoir si le principe de la liberté des cultes serait inscrit ou non dans le pacte fondamental. Les débats durèrent plusieurs jours. Enfin l'article Les sentiments qui, en 1831, attachaient encore Vinet à l'Église établie, sont exprimés d'une manière touchante dans l'un des articles du Nouvelliste dont nous venons de parler. « sans doute, je ne suis pas plus étranger qu'un autre à ce sentiment qui attache au passé, à ce respect pour les anciennes institutions, proche parent du respect pour la vieillesse. Je me reprocherais presque autant de manquer à une vieille chose qu'à un vieil homme. L'âge de notre Église me la recommande, son origine bien davantage, ses écrits encore plus, et je considère en outre l'inconvénient de la supprimer. Mais j'aime encore plus en elle ce qu'elle peut devenir que ce qu'elle a été. J'aime en elle un des départements, un des territoires de l'Église invisible. J'aime en elle ce que nos pères y ont aimé un asile pour les âmes travaillées et chargées, une hôtellerie pour les voyageurs en chemin pour l'éternité, un filet jeté par la main du Seigneur sur ma terrestre patrie. J'aime en elle quelque chose de plus ancien que tout notre passé Je veux dire ce qu'elle a encore de l'Église de Christ, ou plutôt c'est l'Église de Christ que j'aime en elle. u


fut rejeté. Ce fut un grave échec pour uné cause qui devait passer encore à travers d'étranges vicissitudes dans le canton de Vaud. Vinet n'avait rien à ajouter aux considérations présentées dans ses Idées; il avait élevé la voix avant le vote, avant la rédaction il crut devoir se taire après une décision qui assurément n'affligea aucun citoyen plus que lui.

Au milieu de tant de travaux, la santé de Vinet était toujours singulièrement chancelante. En 835, il eut une maladie de plusieurs mois qui inspira de vives inquiétudes à ses amis.

ÏL

Baie était devenu pour Vinet une seconde patrie. Son caractère, son enseignement, sa prédication avaient répandu autour de lui, comme un rayonnement, une influence chrétienne à la fois douce et pénétrante. Le mauvais vouloir avait fait place depuis longtemps à la confiance et au respect. H avait formé des relations précieuses. Enfin le gouvernement chercha à le fixer complètement, en créant pour lui, en !83S, une chaire de fittérature et d'éloquence françaises. Jusque-la, attaché au gymnase et au col!ége seulement, il n'avait pu faire de cours à l'université qu'en qualité de professeur extraordinaire. Cependant les autorités vaudoise.~ désiraient, de


leur côté, rappeler au pays natal celui qui en était la plus brillante illustration, et, lorsqu'en 1837, la chaire de théologie pratique devint vacante dans l'académie de Lausanne, par la retraite accordée au professeur Leresche, le Conseil d'État nomma Vinet pour le remplacer. Vinet obéit à ce qu'il regardait comme un devoir; mais il ne quitta Baie qu'avec déchirement, et ses pensées se sont bien souvent reportées avec regret vers les années qu'il y avait passées. L'installation de Vinet dans ses nouvelles fonctions eut lieu le 1" novembre 1837. Dispensé des épreuves d'usage par l'éclat même de ses titres, il n'en éprouva que davantage le besoin de faire connaître ses pensées sur l'enseignement qu'il allait donner et sans doute aussi les vues par lesquelles il pouvait différer du public religieux qui l'accueillait. C'est ce qu'il fit dans son discours d'installation. Examinant quelle avait été l'influence du réveil sur la prédication et quelle devait être l'influence de la prédication sur le réveil, Vinet détermina sa propre position à l'égard de ce mouvement, position toute de sympathie, mais d'une sympathie qui n'excluait pas la critique. Ainsi l'orateur insinuait que l'improvisation avait tourné à l'abus, que le sermon moderne se contentait trop facilement de coudre des passages les uns au bout des autres, et que l'individualité manquait à la chaire. Passant ensuite de la forme au fond, il demandait que le prédicateur reconnût plus franchement la parfaite humanité du christianisme, qu'il ne craignit pas de mettre en saillie le côté rationnel de l'Évangile, et


qu'il cessât, de sacrifier la morale au dogme, comme si ces deux choses n'en faisaient pas une seule Vinet, qui avait pris, à distance, une part active aux discussions relatives à la liberté religieuse dans le canton de Vaud, s'y trouva tout naturellement mêlé lorsqu'il fut devenu professeur à Lausanne.

Une observation nous paraît nécessaire pour l'intelligence de ce qui suit. La révolution vaudoise de 1830 avait porté à la direction des aSaires les hommes qui s'étaient distingués, dans les luttes antérieures, par la défense des principes libéraux. Plusieurs d'entre eux étaient en même temps sincèrement attachés à la foi évangélique. On ne peut se dissimuler que par là et, en généra), par leurs lumières mêmes, ils se trouvaient fort en avant de l'opinion publique. La révolution avait donné lieu à un malentendu; le principe qui avait présidé à ce mouvement n'eut pas tout d'abord la conscience de lui-même, et il abdiqua provisoirement entre les mains d'hommes qui l'avaient servi par un hasard de position et qui ne le représentaient point. Au fond, ce qui avait triomphé, c'était la souveraineté du peuple, immédiate, brutale, la souveraineté du peuple vaudois tel qu'il était alors, avec tous ses préjugés et toutes ses passions. Mais cette royauté populaire manquait encore d'organes qui lui fussent propres son triomphe se cachait derrière celui des libéraux, qui se trouvaient avoir combattu de fait pour le Discours pt'OHOMC~f à l'installation de Af. T'inet, etc. Lausanne i837. Le discours de Vinet forme la préface naturelle du cours d'homi~tique que les amis de l'auteur viennent de nous donner.


radicalisme, tout en poursuivant un but si différent. Quoi qu'il en soit, ce furent ces derniers, les héros de la lutte, les vainqueurs apparents, qui, au premier moment, recueillirent le pouvoir. Qu'en arriva-t-il? a Que le canton de Vaud se trouva gouverné par une minorité, et cela au moment même où le principe de la souveraineté des masses tendait à se développer et à se réaliser. Les hommes honorables et distingués qui se succédèrent pendant quinze ans dans le Conseil d'État ne représentaient rien moins que la nation. Leur intelligence, leur moralité, leur tolérance, leur supériorité tout entière constituait une espèce d'aristocratie, à une époque se répandait de plus en plus l'idée démocratique sous sa forme la plus grossière, l'autorité. absolue du nombre. Ce démocratisnae développa graduellement ses instincts, puis il devint une théorie, et, après avoir rencontré un organe au sein même des hommes de 1830, il fit entm sa révolution, sa révolution à lui, celle de 1845.

On comprend, d'après cela, avec quelles dimcultéa le gouvernement vaudois eut à lutter de 1830 à 1845. Au fond de la situation, nous le répétons, il y avait un malentendu. Le Conseil d'État représentait la révolution, mais cette révolution en renfermait déjà une autre iFétait censé exprimer l'opinion publique, et, de fait, il était fort au delà ou, si l'on veut, fort en deçà de cette opinion. Aussi était-il sans cesse obligé de biaiser, de compter avec les préjugés, quelquefois de reculer devant eux.

Le gouvernement réussit, en 1834, à faire rapporter


la trop célèbre loi du 20 mai le Grand-Conseil se montra même plus libéral que lui il mit de côté l'échafaudage des dispositions que le Conseil d'Etat avait crues nécessaires pour déguiser ses intentions de tolérance. Une autre question religieuse attendait sa solution. Un article delà constitution de 1831 fixait le terme de dix ans pour le remplacement des lois, ordonnances et règlements antérieurs à 1798, par des actes nouveaux. Dans cette catégorie rentraient les ordonnances ecclésiastiques bernoises de 1773. Aussi le Conseil d'État s'occupa-t-il, dès 1837, d'y substituer une loi nouvelle. Toutefois, avant de soumettre son travail au GrandConseil, il invita les classes à nommer des délégués chargés d'examiner le projet de loi et de présenter leurs observations au gouvernement. Les quatre classes furent représentées, dans cette assemblée consultative, par trente-quatre membres, parmi lesquels Vinet prit place comme délégué de la classe de Lausanne et Vevey. Les séances furent publiques; elles commencèrent le 17 février 1838 et durèrent un mois. Le Conseil d'État avait offert à l'examen des délégués ecclésiastiques, non-seulement le projet auquel il s'était arrêté, mais encore un contre-projet que lui avait présenté M. Bauty. Ces deux projets se divisaient sur la notion générale de l'Église qui devait servir de point de départ aux institutions nouvelles. La divergence des systèmes se reproduisit dans l'assemblée des déLe clergé du canton de Vaud est partagé en quatre classes ou sections qui s'assemblent et délibèrent séparément.


légués au sujet de deux questions principales, celle du personnel ou de la composition de l'Église, et celle de l'union de l'Église avec l'État. M. Bauty considérait l'Église comme une institution pédagogique, destinée à christianiser les masses, et il ne voulait d'autre condition que le baptême pour déterminer la qualité de membre de cette institution. Vinet., qui s'était rattaché au projet de la majorité du Conseil d'État, soutenait que l'Église est une société avant d'être une école, et désirait que les membres de cette société fussent appelés à y adhérer explicitement. H appuyait cette manière de voir sur l'individualisme religieux que l'Évangile a fondé, que le catholicisme a méconnu et qui s'est éclipsé de nouveau après avoir été rétabli par le protestantisme.

Quant aux. rapports de l'Eglise avec l'État, M. Bauty demandait que celle-là futpurement et simplement régie par celui-ci. Vinet rappelait que la question posée à l'Assemblée n'était pas la question des principes; il ne s'agissait pas de savoir si l'Église devait être unie à l'État, puisque cette union était déjà consacrée dans le canton de Vaud; il s'agissait uniquement de déterminer les conditions et les effets de l'union. L'orateur ne cachait pas d'ailleurs que les difficultés de ce concordat étaient assez grandes pour faire pencher bien des esprits vers le système de la séparation, et toutefols il déclarait qu'il avait, pour lors, d'autres vues et d'autres vœux

BM~e<t/t de la délégation des classes co~t'o~«e'Mpa)' le conseil ~<o<


Au reste, la discussion glissa très vite de la théorie à l'application, et la question générale fit bientôt place à celle de savoir si les laïques seraient appelés au gouvernement de l'Eglise. M. Bauty repoussait cette innovation, fidèle en cela aux vues qu'il avait exprimées sur la minorité du peuple chrétien. Vinet désirait au contraire, que l'Eglise fut gouvernée, ~on par le clergé, ni par l'État, ni par le clergé et l'État réunis, mais par des corps ecclésiastiques, dans lesquels prendraient place des laïques librement élus. Il voulait que l'Église fût libre il estimait qu'elle ne pouvait l'être sans l'intervention des troupeaux; mais il voulait que les laïques fussent admis à traiter les questions religieuses et non à s'occuper seulement des affaires temporelles de l'Église.

La santé de Vinet ne lui permit pas d'assister aux discussions de détail qui suivirent. Dans les débats relatifs au maintien de la Confession de foi helvétique, il s'était rangé du côté des défenseurs de ce symbole. En définitive, l'assemblée adopta une rédaction qui maintenait la Confession comme expression de la doctrine reçue dans l'Église nationale, qui exigeait des membres de cette Église une certaine profession, mais qui n'admettait les représentants des paroisses que dans les corps administratifs 'de l'Église. L'Assemblée avait eu peur des principes et s'était retranchée afin de p~eM~er des observations sur les deux projets d'organisation <'ceM!KM<:9'Me. Publié par la rédaction du NARRATEUR RELIGIEUX. Lausanne 1838. Voy. pag. 311. Les discours de Vinet sont malheureusement très imparfaitement reproduits dans ce bulletin.


dans une espèce de juste-milieu entre les doctrines de Vinet et celles de M. Bauty.

Quoi qu'il en soit, le bill du Conseil d'État, péniblement élaboré, se distinguait par ces deux dispositions capitales le maintien de la Confession de foi helvétique et la participation des laïques à l'administration de l'Église. Le premier point fut attaqué par le parti qui, dans l'Église nationale, voulait bien l'institution, mais non la foi; le second ne fut pas assailli avec moins d'ardeur par les amis du statu quo et du cléricalisme. M. Druey combattit surtout le maintien du symbole; M. Bauty se prononça contre l'élément laïque. Le projet de loi fut soumis au Grand-Conseil au mois de janvier 1839; le maintien de la confession de foi helvétique avait déjà été rejeté, lorsque le Conseil d.'État retira soudain son projet en présence de l'opposition qui menaçait à son tour l'article relatif à l'introduction des laïques.

Un autre projet fut présenté au mois de novembre de la même année. Il conservait aux classes et au synode leur caractère exclusivement ecclésiastique et cherchait encore à retenir la Confession de foi helvétique. C'est autour de ce dernier point que se concentra cette fois presque tout le débat. Le pays y prit une vive part; les brochures, les articles de journaux se multiplièrent. Des pétitions en sens contraire réunirent de chaque côté près de dix mille signatures. La grande majorité du clergé se prononça pour le maintien du symbole. Le Grand-Conseil n'eut pas égard à ces vœux; il obéit à cet instinct très


logique qui demandait la modification de l'Église du pays dans le sens du nouveau principe politique, et qui ne pouvait permettre à une institution nationale de conserver une foi devenue étrangère à la masse de la nation. La commission du Grand-Conseil amenda donc le projet en supprimant la mention du symbole, ce qui fut adopté par l'Assemblée elle-même, à 68 voix contre 56. L'ensemble de la loi réunit, en second débat, 93 voix contre 25; il fut adopté le 10 décembre.

Ces discussions sortaient de la question spéciale que Vinet avait traitée dans ses écrits précédents; il n'y prit pas moins de part pour cela. Il pensait que le Grand-Conseil avait outre-passé ses attributions dans la décision relative à la Confession de foi helvétique, et il écrivit une lettre à l'Assemblée pour l'engager à revenir en second débat sur cette question Mais auparavant déjà et lorsque la question était encore pendante, Vinet avait exprimé son sentiment sur le fond même du débat, dans deux articles de la Revue suisse La position de Vinet en cette affaire est très digne d'attention. Le terrain sur lequel il se place est celui de la vérité relative. Tout en réservant les idées qu'il avait précédemment émises sur le vice de l'institution qui associe l'Église à l'État, il accepte le fait, à savoir l'existence de l'Église nationale. Il ne défend point le Le Grand-Conseil entendit la lecture de cette lettre dans sa séance du 5 décembre.

Année 1839, p. 26 et 112 (cahiers de janvier et de février). Ces articles ne sont pas signés.


symbole helvétique considéré un ini-méme, mais il maintient l'étroite corrélation qui existe entre les deux termes Église et .S't/m~c; il déclare que l'Eglise vaudoise aura son symbole, quoi qu'on fasse, et, symbole pour symbole, il préfère celui qui est connu à celui qui est inconnu, celui qui est né d'une foi historique et positive à celui qui sera probablement tout négatif, celui dont les doctrines fondamentales se sont toujours trouvées en rapport avec la vie à celui de l'indifférentisme.

Yiuet a écrit ces articles sous l'influence de deux pensées; l'une, c'est qu'il est impossible de séparer l'idée d'une Eglise de celle d'un symbole; l'autre, c'est que cette discussion cachait, dans le canton de Vaud, une lutte de l'indifférentisme avec la foi chrétienne. Aussi n'est-il entré, ni dans l'appréciation dogmatique du symbole particulier dont il s'agissait, ni dans l'examen des caractères qu'un symbole peut ou doit avoir. Il ne traite pas un sujet abstrait, il traite une question donnée et à un point de vue donné. Nous le verrons, dans les derniers jours de sa vie, aborder de nouveau le problème, mais le problème posé tout autrement'.

Ces articles, comme tous les écrits de Vinet, laissent un peu regretter la régularité de la discussion, mais compensent au centuple ce défaut par l'abondance des Vinet. avait déjà touché à la question des Confessions de foi en 1S32. à l'occasion des discussions qui s'ëtevèrent alors entre l'ÈgHso nationale de Uencve et les fondateurs de la Société évangélique de cette même vif)?. Voy. Hft'MS c/?<at:«?,p. ".i, p. al3, et p. 3)7.


idées et l'ingénieux bon sens des vues. H y a plus de lumière dans ces quelques pages que dans les dissertations de beaucoup de théologiens de profession sur le même sujet. Vinet est toujours un chercheur, jamais un avocat; il n'a d'autre parti pris que le besoin de vérité en toutes choses; de là son bonheur dans toutes les questions. Rien d'exagéré, car l'exagération ~st déjà un mensonge, partant rien de faux. Pas l'ombre d'esprit de parti, pas même de cet esprit de parti qu'inspire une question résolue, qu'entraîne une vérité reconnue. Il ne lui suffit pas de posséder le vrai, il veut le posséder et le produire avec cette mesure qui est elle-même un élément du vrai. Rien de plus bienfaisant. Hélas! rien de plus rare.

La loi ecclésiastique de 1839 devait être exécutoire à partir de d84i. Vinet ne crut pas pouvoir accepter le régime auquel elle soumettait l'Église; il renonça, à la fin de 1840, à la qualité de membre du clergé vaudois et il fit part des motifs de sa détermination dans une lettre adressée à la Classe de Lausanne.

Nous arrivons à l'histoire de l'un des principaux écrits de notre auteur.

En 1833, M. de La Rochefoucauld, président de la Société de la morale chrétienne, mit à la disposition de cette société une somme de 500 fr., comme prix d'un concours sur la question suivante « Est-ce un devoir pour tout homme de chercher à se former une conviction en matière de religion et d'y conformer tou-


jours ses paroles et ses actions? » La question semblait réduite à des termes un peu étroits, à une proposition dont l'évidence même rendait tout développement impossible ou superflu. M. Stapfer, chargé de rédiger le programme, sut élargir le cadre en indiquant la distinction entre le principe lui-même et ses applications sociales, et en signalant, parmi ces dernières, l'abstention du gouvernement dans les matières de religion Toutefois, le concours languit pendant plusieurs années; les mémoires envoyés ne furent point jugés dignes du prix, et la question allait être retirée, lorsqu'en 1839, le rapporteur signala un grand succès et annonça qu'un travail du à Vinet avait été couronné. Ce travail avait sans doute été composé à la hâte; l'auteur, si consciencieux, si difficile envers luimême, si pénétré en même temps de la solennité du débat dont son livre devait donner le signal, se remit à l'oeuvre. Ce remaniement fut laborieux; peut-être l'ouvrage perdit-il en sève et en fraîcheur ce qu'il gagna en devenant plus méthodique et plus complet; il parut enfin, en 1842, sous ce titre Essai sur la manifestation des convictions religieuses et sur la séparation de ~'jE'~Me et de ~JT<a(, envisagée comme conséquence nécessaire et comme garantie du principe.

Ce titre indique le plan de l'auteur. L'ouvrage se divise en deux parties, dont la première est un beau traité de morale sur le devoir pour chacun d'exprimer ses convictions, spécialement ses convictions

Voy. le Semeur, t833, p. 279.


religieuses, tandis que la seconde est. une dissertation sur les rapports de la société civile avec la société religieuse. Au premier abord, la liaison de ces deux traités peut paraître un hommage forcé au programme; il semble que l'occasion du concours ait engagé Vinet à unir deux questions dont la connexion n'est qu'accidentelle, ou tout au moins dont le rapport n'est pas vraiment caractéristique et essentiel. L'auteur a prévenu ce reproche et repoussé cette conclusion. Le fait est que ~a pensée fondamentale de son livre est précisément la relation établie entre les deux parties du volume, entre les deux questions qui y sont successivement discutées. Vinet n'a pas voulu traiter de la séparation d'une manière abstraite et complète, mais sous un point de vue donné. Ce point de vue, c'est celui d'un devoir, du devoir de la sincérité. Le problème a d'autres aspects; ces aspects ont pu se présenter dans l'ouvrage comme corollaires et développements mais la thèse nouvelle, originale, hardie de l'auteur est tout entière dans cette pensée l'homme a envers la vérité des devoirs dont l'exercice est entravé, dont la conscience même est étouffée par l'établissement politique des cultes.

Toutefois, on ne peut se dissimuler que la méthode de l'ouvrage est embarrassée, l'arrangement de ses parties compliqua, la marche'générale pénible, et que ce défaut provient de la tyrannie du programme. Vinet a sans doute accepté les deux thèses indiquées par ce programme, il en a reconnu la relation, et, dans cette relation, il a trouvé une pensée qu'il s'est ap-


propriée, il a salué un argument vainqueur; il n'en reste pas moins vrai que la question principale, aux yeux de la Société de la morale chrétienne était, le devoir de manifester les convictions religieuses, tandis qu'aux yeux de Vinet c'était la séparation de l'Église et de l'Etat. En vain dira-t-on que les termes du concours indiquaient cette thèse comme la conséquence du principe, et que Vinet, de son côté, a admis le principe comme fondement de sa thèse. Le sujet d'un livre, c'est ce qui le remplit, c'est la pensée qui y occupe le premier plan, c'est la cause au service de laquelle viennent se ranger les moyens employés par l'écrivain; les discussions préalables sur lesquelles s'appuie la discussion ne sont pas la discussion même, et, malgré leur valeur comme principes, elles deviennent purement accessoires. Le programme demandait un traité sur la conviction, suivi d'applications aux relations de l'Église avec l'État; Vinet a renversé les termes et a donné un traité sur les relations de l'Église avec l'État, précédé d'une introduction sur la manifestation des convictions. Il a cru que l'étendue relative des deux parties ne faisait rien à l'affaire il s'est trompé on ne persuadera jamais le lecteur que, dans ce volume de cinq cent cinquante pages, le vrai sujet soit celui qui n'en occupe que centquatre-vingts. Mais il y a plus. Non-seulement ces deux parties sont de longueurs fort différentes, mais encore il n'y a que deux chapitres de la seconde qui puissent être regardés comme se rattachant à la première à titre de conséquence directe, de conclusion authentique. Tout le reste appartient la discussion générale sur


l'Eglise et i'Ëtat, et non plus à cette discussion envisagée au point de vue des droits de la conviction. C'est ce qu'une rapide analyse fera aisément sentir. La société réclame de l'homme la vérité de caractère, non pas seulement celle qui consiste à ne dire que ce qu'il pense, mais encore celle qui consiste à dire ce qu'il pense, à manifester ce qu'il est. Ce rapport de franchise absolue entre les hommes est au moins l'idéal de la société. Mais l'homme est en outre obligé envers la vérité elle-même, cette vérité abstraite, mais sacrée, qui, tout en se réalisant incessamment par la force des choses, exige le dévouement de ceux qui l'ont reconnue. Tout ceci s'applique avec plus de force encore à la vérité religieuse et aux convictions qui s'y rapportent. En effet, ces convictions sont ce qu'il y a de plus décisif et de plus caractéristique dans l'homme la conviction religieuse d'un individu est en quelque sorte l'exposant de tout son être moral; elle constitue sa signification, mesure sa valeur, prédit sa vie. Déclarer ce que nous croyons, c'est déclarer ce que nous sommes, ce que nous voulons être. Aussi la société ne saurait-elle être indifférente à ce que croient ses membres, et si la franchise, la transparence morale importe aux relations sociales, à bien plus forte raison cette transparence doit-elle s'étendre à ce qui, dans un individu, caractérise essentiellement cet individu. C'est trahir la société que de trahir la religion en ne manifestant point cette dernière. Ce n'est pas tout la conviction religieuse implique la communication de cette conviction comme devoir envers le prochain, la


profession de cette conviction comme service de Dieu, et l'on peut ajouter que cette manifestation est un devoir envers les convictions elles-mêmes, parce qu'elle en est l'élément et l'aliment.

Les deux derniers chapitres de cette première partie sont étrangers au sujet pour autant qu'il doit aboutir à la thèse de la séparation, mais ils servent à compléter un traité de morale d'une élévation, d'une fermeté, d'une vigueur admirables. Le contour général auquel nous avons du nous borner ne peut rendre l'évidence dont les développements de l'auteur ont entouré sa proposition; c'est à l'ouvrage qu'il faut recourir pour apprécier la solidité du fondement sur lequel va s'élever l'édifice proprement dit, c'est-à-dire la seconde partie.

La manifestation des convictions, spécialement des convictions religieuses, est un devoir envers la vérité elle-même non moins qu'envers la société, un devoir sacré, universel, absolu. Or, tout devoir emporte un droit, c'est-à-dire que la société doit être constituée de manière à permettre l'exercice de ce devoir. Eh bien l'union de l'Eglise avec l'État, impliquant nécessairement protection et, par suite, aussi persécution, met un obstacle à la manifestation des convictions. C'est ainsi que la séparation apparaît comme la « conséquence nécessaire » du principe posé. Mais il y a plus. La société ne doit pas seulement respecter le devoir de la sincérité religieuse; en présence du caractère absolu et de l'importance sociale de ce devoir, elle est tenue de le ménager, de l'en-


courager, en d'autres termes, de lui donner des garanties. Or, la protection et la persécution, qui sont impliquées dans le système de l'union, font précisément le contraire; elles tendent à entraver, à décourager la manifestation des croyances. La vraie garantie du principe, du devoir dont il s'agit, c'est encore la séparation.

C'est ainsi qu'en peu de pages l'auteur a tiré les conséquences de son principe et justifié le titre de son livre. Il semble même que le livre aurait pu se terminer là, si la seconde partie ne devait être que le corollaire de la première. Toutefois, Vinet élargit ici son horizon, et, sans abandonner encore le terrain du devoir de la manifestation, il y rattache une proposition d'une portée beaucoup plus vaste que les conséquences des priviléges politiques accordés aux cultes.

Le système de l'union, remarque Vinet, n'est pas seulement opposé à la manifestation des convictions comme impliquant protection et persécution; il y a dans ce système quelque chose de plus général encore, de plus fondamental la protection et la persécution ne sont que les conséquences d'un principe, et ce principe, c'est que la société peut et, par conséquent, doit avoir une religion. Telle est l'idée qui se trouve au fond de tout rapport établi entre la religion et la société civile. Or, la conséquence en est la négation du droit de la croyance individuelle si la société a une religion, l'individu ne peut en avoir.

On voit de quelle manière ce nouvel argument est


mis en rapport avec le point de départ de l'auteur. Ce point de départ, c'est le devoir individuel de manifester ses convictions religieuses et, par conséquent, le droit d'avoir des convictions de ce genre. Eh bien! dit Vinet, l'union de l'Église avec l'État est une négation de ce droit et s'oppose à ce devoir, puisqu'elle implique que la société a une religion, ce qui, à son tour, implique que l'individu n'a pas le droit d'en avoir une. Il est certain que les partisans de l'union n'ont pas toujours accepté la notion d'après laquelle l'État est une personne morale, douée d'une conscience individuelle, tenue, dès lors, d'avoir et de professer une croyance religieuse. Mais on peut se demander si la rigueur logique n'aboutit pas à cette proposition et si par conséquent, Vinet n'a pas mis le doigt sur le cœur de la question. M. Gladstone ne l'a-t-il pas reconnu, lorsqu'il a pris pour fondement de son état chrétien le principe même contre lequel Vinet a dirigé sa polémique ? Quelque capitale que fut la question, la discussion de ce point n'était pas susceptible peut-être de longs développements, et l'auteur n'y a consacré qu'un chapitre. Peu de pages lui ont sulu pour montrer que la société, dans le système de l'union, affecte une religion que l'individu n'a plus de religion lorsqu'il reconnaît à la société le droit ou la faculté d'en avoir une enfin, que la société, comme société, ne peut avoir une religion. Cette dernière proposition ressort du côté subjectif et du côté objectif de la croyance, de la foi considérée comme un sentiment et de la religion considérée comme s'attachant a la vént.é absolue.

–13–


Vinet, conformément à sa marche trop peu méthodique, a négligé de donner tout d'abord la dénnition des termes qui jouent un si grand rôle dans son livre, l'Eglise et l'État. Toutefois, la discussion dont il vient d'être question l'a amené à indiquer plus ou moins ce qu'il entend par ces mots.

La notion de la société et de l'État proposée par Vinet est directement opposée à celle qui se trouve explicitement ou implicitement renfermée dans la théorie de l'état chrétien, spécialement dans les principes de Hegel et de Rothe. C'est qu'au fond tout est là; c'est de la définition que tout dépend. Accordez à Rothe que l'Etat embrasse la totalité des fins de l'humanité, et vous lui avez accordé tout ce qu'il demande ses vues ne sont que les déductions de ce principe, ou, pour mieux dire encore, elles ne sont que l'analyse de cette définition. Vinet n'est pas moins conséquent lorsqu'il nie que l'État soit l'homme. Non, dit-il, l'État n'est point l'homme tout entier la société se compose seulement de ce que les hommes peuvent mettre en commun entre eux, des éléments identiques de leur nature; or, il est un élément dans l'homme qui est strictement individuel, qui n'est point identique dans tous, qui, par conséquent, ne saurait entrer dans le fonds commun, bien plus, dont le propre est do ne point appartenir à l'individu lui-même de ne point relever de sa volonté, mais de la vérité seulement et de Dieu, et qui, par conséquent, ne saurait absolument être aliéné, se soumettre, se sacrifier à la communauté, sans renoncer à sa nature essentielle c'est la con-


science. L'État c'est donc, si l'on veut, l'homme moins la conscience. Mais la conscience, c'est l'élément de la personnalité morale, c'est l'essence de l'homme, l'homme même. L'État, auquel l'individu ne peut prêter sa conscience et qui ne peut pas davantage avoir une conscience à lui, distincte de celle de ses membres, l'État n'est donc pas l'homme, l'État n'est donc pas non plus une personne, un être, il est tout simplement un fait. L'État n'est point l'être humain, mais une institution divine née de la nature de cet être; il est une des expressions de la nature humaine et la forme nécessaire de la vie humaine; il est humain, il n'est pas l'homme.

Cette définition se rattache à celle du ~emotre sur la liberté des cultes, où nous avons vu la nécessité signalée comme l'origine de la société. Les deux notions, en effet, tendent à se réunir pour se compléter. La société est la mise en commun de certains éléments de la nature humaine, mais la mesure de cette mise en commun n'est pas seulement déterminée par la nature des choses, par la communicabilité ou l'incommunicabilité des facultés humaines elle l'est aussi par l'origine de la communauté, c'est-à-dire par sa cause déterminante et par son but. La vie commune n'est pas libre; elle est le résultat d'une nécessité cette nécessité porte sur les fonctions inférieures et élémentaires de la vie dès lors l'homme pourrait abdiquer sa conscience, son moi, que la société ne saurait cependant réclamer ce sacrifice, parce qu'il est étranger à ses conditions et à son but. Ces deux éléments corrélatifs de la dénnition de


l'État, la nécessité de son origine et la nature des éléments dont il se compose, trouvent leur contre-partie dans la définition de l'Église, telle que Vinet l'a donnée ou plutôt indiquée. On pourrait, en effet, objecter à sa notion de l'État que l'Église est une communauté de croyants et, par suite, de consciences. Il est vrai; mais voici la diGerence la société s'impose et on en fait partie malgré soi, par la naissance, tandis que l'Église se propose et qu'on y entre par l'adhésion l'une est nécessaire, l'autre est libre. C'est pourquoi la conscience individuelle peut entrer comme élément dans l'Église, tandis qu'elle ne peut entrer dans l'État le propre de la conscience, c'est la liberté entrer librement dans une association libre, ce n'est donc plus pour elle abdiquer, c'est-à-dire se suicider; c'est plutôt se constater, s'affirmer, se proclamer. L'individualité est la condition même de l'Église, et l'Église n'est une société religieuse qu'autant que l'adhésion est spontanée, la séparation toujours possible, la contrainte toujours impossible.

Ici se termine la partie positive de cette discussion et le développement légitime des principes sur lesquels Yinet a établi le devoir de la manifestation des convictions. Toutefois nous ne sommes encore qu'à la moitié du volume; l'autre moitié est consacrée à l'examen des objections théoriques et pratiques élevées contre Le système de la séparation, et à la critique des systèmes de transition et de transaction, tel, en particulier, que le salaire des cultes. Il faut avouer que ces chapitres, qui complètent la seconde partie du livre,


seraient mieux à leur place dans un traité directement et entièrement consacré aux rapports de l'Église avec l'Etat, que dans un ouvrage dont l'idée.principale est tout autre ce n'est plus un prolongement de la ligne, une conséquence des principes posés, c'est un appendice. Quoi qu'il en soit, nous sommes maintenant en possession des deux idées principales qui constituent la signification et l'importance du livre. La première, c'est l'individualisme, c'est-à-dire l'accent mis sur la conscience individuelle, sur le moi, en opposition aux doctrines et aux tendances modernes qui menacent de toutes parts ce sanctuaire sacré de l'humanité dans l'homme. La seconde, c'est l'appel adressé aux convictions, c'est la prédication de la sincérité et de la franchise, c'est la convocation de toutes les opinions consciencieuses sur le champ de bataille de la dis cussion. Ces deux idées n'en font qu'une, car l'individualité ne peut subsister qu'à la condition de s'exprimer, et la manifestation des convictions a du prix surtout comme tendant à former et à tremper cette individualité dans l'éveil de laquelle Vinet voyait la protection de la société contre le socialisme et de la religion contre le panthéisme. Toutes deux peuvent être considérées comme l'expression des plus profondes convictions de l'auteur. Nous le retrouverons bientôt occupé à leur donner une forme plus nette encore et à convier encore plus directement l'individualisme à la lutte contre les systèmes hostiles. Mais c'est par ces côtés aussi que son livre parut dangereux même à des cœurs chrétiens. On méconnut l'en-


nemi que Vinet avait signalé, on méconnut la nécessité de saisir les armes qu'il avait fourbies, on ne fut attentif qu'aux périls dont le principe de l'individualisme en religion et de la franchise en toutes choses menaçait l'ordre traditionnel.

Il est certain que le principe proclamé par Vinet était un principe de dissolution pour le christianisme national, l'État chrétien, les Églises établies. Il tendait à prouver que ce christianisme national n' est qu'une illusion et une hypocrisie. Il ne repoussait pas seulement la foi d'autorité comme insuffisante, mais aussi comme funeste. Il protestait contre ces habitudes qui amènent chaque dimanche une foule indifférente sur les bancs de nos temples, tous les ans des rangées de catéchumènes et des bataillons de communiants autour de la table sainte. Bref, il aboutissait implicitement au baptisme comme sanction de la libre adhésion, et à la secte comme fractionnement inévitable de la chrétienté affranchie de ses liens artificiels.

Voilà ce qu'on reprocha amèrement à Vinet. On le lui reprocha au nom de l'anthropologie biblique. Ou l'accusa de pélagianisme. On chercha à montrer que, l'homme ayant perdu la liberté par la chute, l'invitation à la franchise est un appel adressé à l'erreur et au péché que la foi d'autorité est la seule qui soit possible pour le grand nombre enfin que l'Église est une institution divine plutôt qu'une association humaine le tuteur-né du peuple chrétien plutôt que ce peuple, la nation disciplinée par un clergé plutôt que les libres adhérents d'une foi quelconque.


Il est certain qu'il y avait, au fond de la discussion, deux idées de la société religieuse opposées l'une à l'autre, et que c'est sur ce point qu'il aurait fallu chercher à s'entendre. Peut-être, en s'élevant à une certaine hauteur, aurait-on trouvé que les vues de Vinet et celles de ses adversaires ne s'excluent pas d'une manière absolue, mais qu'elles sont plutôt les unes avec les autres dans la même relation que l'idéal inflexible de la théorie avec les inévitables compromis de la réalisation.

III

Les seuls écrits de Vinet qui, à proprement parler, aient une histoire, sont ses écrits polémiques, parce que ce sont les seuls qui aient dû leur origine à des circonstances extérieures. Mais les autres, ses publications religieuses, ses articles littéraires, sans avoir soulevé autant de discussions, n'ont pas exercé une moins grande influence et ne tiennent pas une place moins importante dans l'œuvre de l'auteur.

La première période de la vie publique de Vinet, celle qui comprend son séjour à Bâle, nous montre déjà l'écrivain religieux à côté du publiciste. Il avait fait paraître, en i826, un traité intitulé Une prdmenade aux eMMroKs de .Loëc~e, dans lequel il reprenait


l'abus du nom de Dieu et les exclamations inconsidérées dont beaucoup de personnes se font une habitude dans la conversation En 1830, il imprima deux sermons sur L'intolérance et la tolérance de ~E~an~e dans lesquels on distingue sans peine la trace des préoccupations qu'éveillaient dans son esprit, soit les tendances persécutrices de l'incrédulité et l'étroitesse du réveil, soit le caractère relatif de la vérité dans le monde et la nullité de la foi d'autorité. L'année suivante parut sous le simple titre de Discours, un volume de sermons qui avaient été prêchés dans l'Eglise française de Baie. Ce titre, n'avait pas été choisi par Vinet qui le trouvait prétentieux et qui rétablit, des la seconde édition, le complément qu'une inadvertance avait fait supprimer. Quoi qu'il en soit, ces discours excitèrent vivement l'attention du protestantisme français. Depuis il en est arrivé de l'ouvrage comme de tous ceux qui agissent sur les esprits les idées qu'ils servent à propager deviennent bientôt familières, quelquefois banales, et font oublier ce qu'il y avait d'originalité et de hardiesse dans la parole qui les a d'abord annoncées.

Vinet ne contribua pas moins à enrichir notre littérature d'édification pendant la période de son professorat à Lausanne. Il publia en 1841, sous le titre de Réimprimé. par la Société des traités religieux de Paris, no 31 de ses publications, et inséré depuis dans les .t/M~OM.! e'M!M~!}!;M de Vinet.

° Ces deux sermons parurent d'abord sans nom d'auteur. Ils ont été réunis aux Discours tMr~M~MM~M/ch' /'?/ty:'eMj', à partir de la seconde édition de ce recueil.


~YoMucaMa: discours sur ~uc~Mes stt~e<s re~'eM-c, un volume qui n'a probablement pas atteint la même popuiarité que les premiers Discours, bien qu'il soit le produit d'une plus grande maturité. Les morceaux dont se compose ce volume n'avaient pas été écrits pour la chaire; l'auteur les avait rédiges en vue de son enseignement et pour montrer à ses élèves comment un sujet doit être traité. Aussi, l'avoue-t-ii lui-même, ce sont moins des discours que des études, des études de morale chrétienne, et il est permis de regretter un peu la forme oratoire qui leur a été donnée. Les cours du professeur de théologie pratique nous ont valu d'autres essais du même genre. Vinet développait devant ses élèves des passages ou même des livres entiers du Nouveau Testament; le plus souvent ces leçons restaient à l'état de notes mais l'auteur les rédigeait, quelquefois en entier, et quelquefois aussi il trouvait dans ces exercices des sujets de prédication et il les fixait par écrit sous la nouvelle forme qu'ils avaient ainsi prise. Telle fut l'origine de ptusieurs morceaux insérés, entre les années 1840 et 18~7, soit dans la Feuille religieuse Jt{ canfOH de Vaud, soit dans le ~'cmcur, et qui forment le gros des deux volumes posthumes publiés sous le titre d'j~u~M et de ~e~t<a<to~s euan~e~MM. Ces morceaux ont ceci de commun avec les TVoMucftua; discours que la forme oratoire y est une pure forme. D'un autre coté, ce ne sont plus des essais apologéliques et dogmatiques comme les premiers Discours, ni des études morates comme les seconds, mais plutôt Fana~'se de quoique


idée olferte par tel ou tel texte de l'Écriture. Mais ce qui caractérise surtout cette troisième série des publications religieuses de Vinet, c'est la veine de mysticisme chrétien qui court dans trois ou quatre de ces études, dans,Le regard, dans Le fidèle achevant les sot<frances de Christ, dans Jésus invisible, veine que nous n'avions pas encore rencontrée dans les écrits de l'auteur et qui nous découvre dès l'abord une abondance de l'or le plus pur.

Outre ces études, qui n'ont rien des habitudes de la chaire et qui tenaient parfaitement leur place dans les colonnes d'un journal, Vinet publiait de temps à autre des discours qui rentrent dans le genre du sermon et qui auraient peut-être dû être recueillis sous ce titre. L'intelligence humaine et jL'!t)dt~eren<Mîne religieux datent déjà de 1833. Les enfants de Dieu sont des discours d'adieu à l'église française de Bâle. La soKtude recommandée au pasteur a été préchée devant un corps ecclésiastique. Les trois réveils ont été réunis depuis aux premiers Discours. Les complices de la crucifixion du Seigneur appartiennent à la dernière période de la vie de l'auteur. Il y a dans quelques-uns de ces sermons un élément d'éloquence qui manque à celles des compositions de Vinet dont le but était plus purement didactique.

C'est peut-être ici le lieu d'anticiper encore sur les dernières années de notre ami et de parler des morceaux qu'il a revus ou qu'il a composés pour faire partie des publications populaires de la Société des traités religieux de Paris. On en trouve quelques-


uns dans le volume des -Med<<a<i'oHS, et bien des lecteurs penseront que le dialogue intitulé jf~erma~ et OxestHtc n'est pas le moindre des écrits de l'auteur.

Si nous venons de dépasser la limite de l'époque qui doit nous occuper en ce moment, on nous permettra sans doute aussi de revenir un peu en arrière pour parler des poésies religieuses de Vinet. 11 en a écrit, je crois, un assez grand nombre, mais il n'a guère publié que celles qui se trouvent dans les CA<Mt<s chrétiens. La première édition de ce recueil, en 1834, en renfermait sept; quelques autres sont venues s'y ajouter depuis. Ces poésies sont singulièrement précieuses comme renfermant l'expression la plus intime des sentiments les plus profonds de l'écrivain. K C'était, nous dit une personne qui lui tenait de très près, c'était sa seule manière de me communiquer ce qui se passait au fond de son âme. ? » Le morceau Pourquoi, Seigneur, pourquoi mille doutes pénibles, peut n'être pas un cantique, mais c'est une révélation sur des luttes cachées. En général, les caractères de l'hymne manquent aux vers de l'auteur. Les habitudes de la réflexion viennent souvent à la traverse .de l'inspiration. Le n° 3 (édit. de 1845) Du stérile /Mj'M!<r que sécha ta parole, est trop didactique. Le n° d22 7~ est aisé de te ~aïr, renferme des beautés d'un ordre élevé, mais il est trop plein d'analyse psychologique. C'est un fragment des Essais de philosophie morale mis en vers. Au reste, de la part de Vinet, nous comprenons encore moins les fautes de goût, et


il y en a plusieurs. Que dire, par exemple, de la périphrase suivante

Voici qui n'est assurément pas meilleur

Combien, au contraire, sont belles d'accent et de caractère quelques-unes des stances du cantique 6oMS <ott voile d'~tonwMc Mais la plus remarquable des productions poétiques de l'auteur est le morceau qu'il a composé à l'occasion de l'un des événements douloureux de sa vie. En 1838, il avait perdu sa fille. Les strophes que lui ont inspirées sa douleur et sa soumission ont encore quelque chose de trop ingénieux peutctre mais le sentiment y est vrai, et le ton en est pur et pénétrant. Que l'on compare ces vers avec l'élégie qu'un deuil semblable a inspirée à Lamartine, et l'on sera frappé, nous le croyons, de la supériorité réelle que la foi a donnée au poëte chrétien en contenant sa douleur et en lui en révélant le vrai sens, le vrai but'. Vinet s'est chargé du compte-rendu des CAaM<s chré<<etM dans le Semeur, et, profitant du voile d'un double 'M~c.Otivier a recueilli ce morceau dans le volume inUtnte: Poésie c/tre/t'eMe; Lausanne, 1839.

Qui ne t'aime, ô Dieu fidèle!

Foule d'un pied révolté

La loi sainte et paternelle

De la céleste cité.

Tout m'était doux, facile, aimable,

Car tout ce qu'à mon coeur gagné

Demandait ta loi respectable,

D'avance je l'avais donné.


anonyme, il a parlé de ses propres cantiques et a ptévenu quelques-unes des critiques que nous venons de hasarder. Nous croyons même nous rappeler qu'i! avait été pour lui-même plus sévère qu'il ne convenait, et que la rédaction a cru devoir supprimer quelques-unes de ces malices d'un nouveau genre*.

Revenons aux discours de Vinet. Ces écrits, nous l'avons indiqué, peuvent se diviser en quatre classes, des essais (et ce n'est pas sans intention que nous retenons ce mot), des essais d'apologétique, des essais de morale, des études sur quelques points de mysticisme biblique, et enfin des sermons proprement dits et des méditations. Les morceaux appartenant au genre du sermon ne sont pas tous réunis dans les volumes posthumes que nous devons aux soins des éditeurs de Vinet les recueils d'un caractère plus déterminé, que nous avons nommés, en contiennent chacun un certain nombre. En général, on doit dire que la classification des discours de l'auteur, telle qu'il l'avait lui-même établie, réunit souvent des morceaux assez hétérogènes, qu'elle ne sépare pas moins fréquemment des études d'uu caractère semblable, et surtout qu'elle dérobe trop le mouvement si marqué qui s'est, opéré dans la vie et dans la pensée de l'écrivain. Ce mouvement a été prolongé, continu, et à vrai dire, il ne s'est jamais arrêté. L'histoire spirituelle de Vinet, si elle pouvait être écrite, nous montrerait ce signe frappant de puissance, l'unité de la direction t Son~)' du 28 mai 1834.


ïnora!c au milieu d'une incessante transformation. c'est précisément parce que cette transformation a été incessante qu'elle a été insensible et qu'elle est difficile n apprécier. On ne parvient à s'en rendre compte qu'en se plaçant successivement à deux époques suffisamment éloignées l'une de l'autre, et alors même, l'absence, dans la théologie deVinet, de l'élément critique qui accentue les différences et qui combat les opinions adverses, le besoin qu'il éprouvait d'édifier surtout et, par suite, de ménager les transitions; en un mot, sa méthode essentiellement positive empêche quelquefois de mesurer l'espace que le penseur chrétien a parcouru entre deux dates.

Il est un point cependant où le développement ayant été plus rapide, le passage d'une manière de voir à une autre a aussi été plus marqué et a laissé une trace plus distincte. En d'autres termes, on peut signaler, dans la pensée religieuse de Vinet, deux phases suffisamment caractérisées et que sépare l'intervalle qui s'est écoulé entre la première édition des Discours et la publication des Nouveaux Discours, entre 1831 et 1 841. C'est, en effet, à la première édition des Discours qu'il faut s'attacher pour bien saisir la différence que nous voulons signaler. Cette première édition se composait de quatorze discours, dont huit portaient un caractère philosophique, apologétique et dogmatique très prononcé. Dans la seconde édition (1832), l'auteur ajouta quatre discours, puis quatre encore dans la troisième (1836), et aujourd'hui le volume paraît tout chargé de modifications et d'additions qui en dé-


guisent un peu la physionomie première, enrichi de morceaux qui en dérangent l'économie originale, partagé en deux parties, dont la seconde, composée des discours d'application pratique, est devenue la plus considérable~, portant enfin quelques traces du mécontentement que semble avoir laissé à Vinet la méthode qu'il avait suivie

Le premier recueil ne se distingue pas moins des suivants par le style que par le'point de vue théologique. Et, à ce propos, nous ferons remarquer que la prédication de Vinet était, à certains égards, supérieure à ses discours écrits. Après bien des efforts pour apprendre ses sermons, et malgré des principes très arrêtés sur ce sujet, Vinet, par suite de l'état de sa santé et du peu de souplesse de sa mémoire, avait été obligé de recourir à l'improvisation. On comprend que ce mot ne doit point se prendre ici à la lettre; Vinet élaborait ses pensées avec soin il en déterminait soigneusement la marche dans des notes, et la forme seule, le détail de l'expression était laissé à l'inspiration du moment. Quoi qu'il en soit, cette forme était singulièrement distinguée, etle sérieux d'intention de Vinet prêtait à sa parole improvisée une émotion et une gravité pénétrantes. Mais ces discours se modifiaient sensiblement lorsque le prédicateur, après les 1 Cette division est indiquée au commencement du discours sur la Nécessité de devenir enfants, discours inséré dans la seconde édition. Ces regrets percent au commencement du discours que nous venons de citer, et dans les premiers mots de la préface de la qaatrième édition. « J'ai corrigé ces discours, dit fauteur, puisque je ne pouvais les refaire. )'


avoir plusieurs fois répètes, les nxait enfin sur le papier. L'émotion du ministre de l'Ëvangite disparaissait un peu pour faire place à la réflexion, et, à la suite de la réIlexion arrivaient naturellement les habitudes de composition familières à l'écrivain. C'est ainsi que la rédaction a quelquefois laissé des regrets aux personnes qui avaient eu le privilége d'entendre les discours tels qu'ils coulaient des lèvres mêmes de l'orateur. C'est ainsi que se glissaient dans des études, d'ailleurs si remarquables, des raisonnements trop déliés, une surcharge d'intentions, desantithèses recherchées, desassonancesméme, en un mot, beaucoup de traits trop ingénieux pour être entièrement graves. La prédication était avant tout un acte pour Vinet, et c'est sans doute pourquoi ces <;oKM«t, plus brillants que sévères, ne se produisaient jamais au contact de l'auditoire; de retour dans son cabinet, il avait de la peine à s'en défendre. Ces recherches de style deviennent plus nombreuses dans les derniers discours comme, en général, dans les derniers écrits de Vinet. Il est d'autres traits, au contraire, qui caractérisent à peu près également ses discours de toutes les époques. Ainsi le manque d'une fusion complète du ton oratoire et du ton scientifique, du sermon et de l'essai. Ainsi une dialectique trop subtile et trop constante, un usage trop habituel de l'argumentation. Les discours de Vinet sont autant de discussions soutenues, savantes, fréquemment triomphantes, mais qui ne laissent pas que de produire une certaine tension d'esprit difficile à concilier avec la dévotion. Ajoutez a cela que t'ordrp de ces discours est


souvent malaisé a suivre; il échappe quelquefois entièrement. Cet ordre, si nous osons employer une telle expression, n'est jamais distributif, mais plutôt progressif; l'auteur, dont l'esprit est analytique, mais non classificateur ne divise pas son sujet en plusieurs points qui en épuisent le contenu; il enchaîne une pensée à une autre pensée, sans aucun lien logique bien apparent. Après cela, ce qu'il faut louer sans réserve dans Vinet, c'est son étoignement pour les formes techniques de langage qui se sont introduites dans la prédication et qui, semblables à une monnaie usée, continuent de passer de main en main, sans qu'aucune vive empreinte en déclare la valeur. Qui n'a entendu avec ennui de ces phrases toutes faites que le prédicateur coud les unes au bout des autres, dans lesquelles les initiés reconnaissent le shibboleth de l'orthodoxie, mais qui repoussent inévitablement ceux dont il faudrait chercher avant tout à se faire comprendre? Vinet lui-même, tout en rendant au sermon le langage de la vie et les formes de la littérature, est çà et là retombé dans un défaut semblable à celui qu'il voulait éviter. On rencontre dans ses discours un assez grand nombre d'aUusions à des passages bibliques, allusions détournées, cachées, qui reposent sur un usage conventionnel de la Parole sainte, et qui, dès lors, doivent échapper au publie que l'orateur cherchait à se créer. Ainsi quand il parle de ces formalistes farouches qui ne se sont pas dépouillés du vieil homme, mais qui n'ont fait que le retourner, et qui, « dans le jour de leur sabbat, trouvent teur volonté. Ainsi quand il se sert d'une


métaphore peu cohérente de l'épttre aux Hébreux et nous dit que le regard de la foi aide à jeter l'ancre de l'espérance au delà du voile de la mort. Ce reproche nous en suggère un autre. Vinetretraduitquelquefoislespassages de l'Écriture dont il fait usage, mais en général il les prend dans la traduction reçue, et quelquefois il les enlève à leur sens naturel et à leur contexte; il insiste sur des expressions qui n'ont pas la même nuance d'acception dans l'original bref, il s'inquiète plus de ce que tel ou tel passage peut signitier que de ce qu'il signifie en effet. Le beau sermon sur l'Extraordinaire repose tout entier sur un procédé de cette espèce. L'exégèse de l'épttre aux Colossiens, qui sert de base à quelques-unes des Études évangéliques, n'est pas plus solide. On rencontre des paraphrases telles que celles-ci « Le précurseur du Messie, Jean-Baptiste, s'appelle lui-même une voix de la terre, comme s'il eut voulu dire qu'il était envoyé d'abord pour donner une voix à des sentiments qui sont de tout temps sur la terre et qui se forment d'eux-mêmes dans le sein de l'homme naturel, avant l'avénement, avant la prévision même du souverain Médiateur. » Et ailleurs « L'Éternel a dit J'ébranlerai les cieux et la terre. Oui, il ébranlera les cieux pour pouvoir ébranler la terre, c'est-à-dire le cœur del'homme'. »

1 Ce penchant à l'allusion biblique est devenu une espèce de tic littéraire chez Vinet. En voici des exemples. L'analyse, dans ReKe, cherche en vain « la dernière division des jointures et des moelles. » La charte de 1814 était moins une vraie libéralité qu'un « fruit de l'avarice. » La poésie est « ce doux né de )'amcr. » Lamartine peut dire de son talent tout


En général, et c'est ici le lieu de le dire, on regrette souvent, en lisant les ouvrages de Vinet, qu'il n'ait pas reçu une éducation plus complète. La critique et ses méthodes rigoureuses, l'histoire, la philosophie, c'està-dire, en dernière analyse, la véritable culture scientifique, lui sont restées trop étrangères. L'absence de ces guides de la pensée se fait sentir par un certain défaut de sûreté dans la marche et de maturité dans la conception, par l'incohérence de certaines doctrines, par le caractère absolu de certaines vues, bref, par le manque de je ne sais quoi d'achevé et de définitif. Qu'on laisse de côté le génie philosophique et constructeur de Schleiermacher (Vinet n~y avait point de prétention), et qu'on compare ensuite les deux penseurs, et l'on comprendra ce que nous avons voulu dire. Nous sommes tombé dans l'inconvénient de toutes les critiques. Le respect dû à Vinet, la conscience même de notre admiration pour lui, nous ont commandé de signaler les taches qui déparent ses Discours, et nous risquons peut-être d'avoir donné trop d'importance à de si légers défauts. S'il en était ainsi, Vinet serait suffisamment vengé par des suffrages qui rendent les nôtres fort superflus. C'est dans ses Discours surtout que le public protestant le cherche, l'aime et l'admire. C'est là que des appréciateurs délicats se plaisent à reconnaître un genre nouveau de natif ce que Paul disait de sa qualité de citoyen romain <( Et moi ce que je suis, je le suis par ma naissance. » Des rapprochements de ce genre constituentun véritable jeu d'esprit et nuisent à la sévérité et à la sobriété du style.


littérature religieuse, aussi remarquable par la fermeté de l'enseignement que par les ressources et les grâces du langage. L'autorité morale y est si doucement tempérée et comme déguisée par l'humilité personnelle; la rigueur inflexible des principes s'y allie si bien à une affectueuse sympathie; la forme littéraire en est si constamment distinguée, en même temps que la préoccupation du prédicateur y est si sainte le tout est si pur, si vrai, si mesuré; en un mot, ces volumes, forment un livre si humain, si élevé, si bienfaisant, qu'on finit par s'y attacher avec un sentiment mêlé de reconnaissance et de vénération.

Nous avons dit que les premiers discours de Vinet sont essentiellement apologétiques. Toute prédication l'est aux yeux de l'auteur; il pense que, d'une manière ou d'une autre, un prédicateur est toujours appelé, non-seulement à expliquer l'Évangile, mais a le prouver. Toutefois, on s'aperçoit facilement que Vinet a peu de goût pour les arguments historiques ou extérieurs et pour tout cet enchaînement de déductions par lesquelles le prosélyte doit être conduit de l'authenticité des écrits bibliques à leur crédibilité, de leur crédibilité à la réalité des prophéties et des miracles rapportés dans ces livres, enfin de la réalité des miracles à a la divinité de la doctrine. Ce n'est pas que notre apologète n'allègue jamais ces preuves; mais il se contente d'y renvoyer d'une manière générale, il y insiste peu et il a tout l'air de les accepter de confiance pour lui-même el de les recommander aux autres sur la foi des théolo-


giens. On comprend d'ailleurs l'inditlëronce de Yineta à l'égard de ces démonstrations historiques. Le terrain sur lequel on les rencontre était étranger à ses études et à son esprit. n s'était peu occupé des recherches de ce genre; il ne leur devait rien de son christianisme enfin un sentiment secret l'avertissait sans doute de l'insuffisance de l'histoire, nous ne disons pas pour donner la foi, mais même pour produire une conviction assurée. La conviction religieuse est de telle nature qu'elle implique la certitude historique des faits évangéliques beaucoup plus qu'elle ne s'y appuie. Il est un argument pour lequel Vinet a plus d'an'ection et qu'il a développé quelquefois avec éloquence. C'est celui qui se tire de la rénovation morale de l'homme par l'Evangile. En effet, ce changement, cette vie nouvelle, sont des réalités dont l'évidence, pour être spirituelle, n'en est pas moins éclatante. Et nous ne parlons pas ici d'une évidence pour celuilà même qui a cru et auquel les objections ne peuvent enlever une foi qui se sert de démonstration à ellemême. L'observateur encore étranger aux sentiments de cet ordre peut cependant apprécier leur puissance dans les autres; il ne saurait s'empêcher d'y reconnaître des faits, et dès lors il peut tout au plus contester sur la cause et, pour ainsi dire, sur le droit de ces faits. Mais, ditVinet, il est impossible qu'une religion qui mène à Dieu ne vienne pas de Dieu, et l'absurdité consiste précisément à supposer que l'on puisse être régénéré par un mensonge.

Du reste, on le comprend, un argument de ce genre


peut remplir une page il ne peut défrayer un volume. Ce n'est pas non plus à de pareilles considérations que Yinet s'arrête habituellement. Son apologétique consiste dans une espèce de philosophie pratique du christianisme. D'autres ont attribué aux dogmes une portée spéculative; d'autres ont signalé l'excellence morale des principes évangéllques Vinet s'est attaché à montrer quels sont les rapports du dogme avec la morate, et quelle énergie celle-ci emprunte à celui-là. Toutefois, avant d'arriver à cette démonstration particulière, nous rencontrons certaines notions apologétiques générales dont il convient de dire un mot. L'apologétique du dix-septième et du dix-huitième siècle a abouti au rationalisme parce qu'elle le renfermait en elle-même. La question qui s'agitait entre elle et ses adversaires était essentiellement la question des rapports de la foi avec la raison, et cette question, l'apologétique avait contribué à la poser d'une manière qui devait être fatale a sa propre cause. La philosophie de l'époque était avant tout une psychologie, et la psychologie qui servait de point de dépar commun à tous était celle qui se préoccupe exclusivement du phénomène de la connaissance et qui ramène toute la connaissance à la sensation et à l'entendement. La critique et l'apologétique s'accordaient à ne voir dans l'homme que la raison, ou, pour parler plus correctement, à ne voir dans la raison que l'organe d'une connaissance tout empirique. Mais, à ce point de vue, le christianisme ne peut tomber sous la compétence de la raison sans perdre son caractère


surnaturel, et c'est ainsi que l'apologétique se vit conduite à établir en principe un dualisme absolu entre la raison et la foi. Le christianisme devint un ensemble de mystères, sa dogmatique une collection de formules, la religion tout entière une abstraction. En effet, si l'homme n'est que raison et si la religion est au-dessus de la raison, il ne peut y avoir de contact entre l'homme et la religion, et celle-ci reste pour celui-là une grandeur inconnue et, pour ainsi dire, une quantité abstraite.

Mais l'esprit ne~ peut accepter à la longue le dualisme dont il s'agit, parce que tout dualisme est une contradiction, et que l'esprit ne peut se reposer dans la contradiction. Admettre une dualité irréductible, c'est, au fond, abdiquer, et l'homme n'abdique jamais définitivement. C'est ainsi que l'apologétique abonda dans le sens du rationalisme. Cela devait être; si l'homme n'est que raison et si la religion est faite pour l'homme il est clair que l'homme doit s'approprier la religion par la raison, en d'autres termes, qu'il doit ramener celle-ci aux proportions de la raison, et, s'il trouve dans la religion un élément qui ne se laisse point réduire, cet élément irrationnel ne peut être qu'une superfétation et il doit être retranché, ou bien il est une erreur et il doit être nié.

Telles sont les origines du déisme anglais et de l'ancien rationalisme allemand. Ce n'est pas ici le lieu de dire comment la théologie est sortie du défilé dans lequel elle était enfermée, et quelle part ont prise à cette grande œuvre Kant et Schleiermacher. Ce n'est


pas non plus le lieu de montrer pourquoi le catholicisme en est inévitablement resté à la conception abstraite et dualiste que nous avons caractérisée, et comment il était, au contraire, dans les tendances du protestantisme de sortir à tout prix de cette conception pour arriver à la pénétration réciproque de la raison et de la foi, de l'homme et du christianisme.

Yinet a eu quelque peine à se dégager du point de vue dont il vient d'être question. Dans les Discours de i 831, le rôle de la raison est encore pour lui quelque chose d'entièrement extérieur ce rôle consiste à administrer les preuves historiques de la révélation, puis à montrer la convenance de cette révélation avec l'immuable nature du coeur humain. Dans la seconde édition, le passage de la préface auquel nous faisons allusion a été modifié d'une manière significative. « La raison, y est-il dit, c'est-à-dire la nature des choses, sera toujours pour nous, à quelque point de vue que nous nous placions, le critère de la vérité et le point d'appui de la croyance. 11 faudra toujours que la vérité hors de nous se mesure, se compare à la vérité qui est en nous; à cette conscience intellectuelle qui, aussi bien que la conscience morale, est revêtue de souveraineté, rend des arrêts, connaît des remords à ces axiomes irrésistibles que nous portons en nous, qui font partie de notre nature, qui sont le support et comme le terrain de toutes nos pensées; en un mot, a la raison. » Admirablement dit! maisVinet n'a garde, à l'époque dont nous parlons, de soumettre le contenu même du christianisme a cette mesure et a ce critère


intérieurs le christianisme, c'est pour lui le eliristianisme traditionnel, un héritage qu'il s'agit d'accepter ou de refuser, mais sans bénéfice d'inventaire; la raison n'est qu'un guide qui nous conduit au seuil du temple, mais qui reste à la porte lorsque nous pénétrons dans l'intérieur. Si Vinet n'accepte point cette méthode favorite du catholicisme qui oppose absolument la foi à la raison et qui élève l'édifice de la croyance religieuse sur là base d'un scepticisme universel, il en est encore au point de vue du supranaturalisme protestant qui présente la foi et la raison comme deux sphères absolument distinctes, sphères dont le contact, réduit à un seul point, ne ménage de l'une à l'autre que le plus étroit des passages. A l'aide de cette distinction, l'apologétique cherche à écarter la nécessité de plaider au fond et prétend réclamer l'adhésion à des doctrines qu'elle s'abstient de justifier, bien plus, de discuter ou seulement d'examiner. En définitive, c'est revenir, par un chemin détourné, au dualisme qu'on avait abandonné, c'est demander à la raison une abdication impossible. Derrière cette méthode on retrouve également une erreur psychologique, celle qui consiste a regarder les puissances de l'âme humaine comme les compartiments d'un casier. Quand on aura compris que la foi n'est pas une faculté spéciale, qu'elle n'est pas davantage un produit du sentiment tout seul, non plus que de la raison ou de la volonté isolées; mais qu'elle est un acte spirituel complexe dans lequel l'homme tout entier est engagé, on cessera de s'imaginer que l'homme puisse croire sans


comprendre, ou accepter par la foi ce qu'il repousse par l'intelligence, et la théologie aura change de face. A la manière dont Vinet conçoit les rapports de la raison avec la foi se rattache étroitement une autre conception sur laquelle n'a pas moins influé l'ancienne apologétique supranaturaliste. Son idée de la révélation chrétienne flotte entre deux points de vue diS'érents. Çà et là Vinet paraît avoir saisi cette notion féconde d'après laquelle la révélation est une histoire et les dogmes sont des faits. Mais cette notion n'est pas encore très assurée dans son esprit; il n'en sent pas encore toute la portée, et c'est pourquoi il retombe fréquemment dans l'idée de la révélation considérée comme un ensemble de mystères, comme une communication de vérités supérieures, comme un système de doctrines. Il va même quelquefois jusqu'à prendre la révélation dans le sens de révélation écrite et comme synonyme de l'Écriture. Ces divers éléments d'une même conception dérivent d'un même principe, principe qu'on peut appeler l'intellectualisme religieux. L'homme, s'imagine-t-on, est essentiellement un être qui connaît; il est sauvé par la connaissance Dieu nous a découvert des vérités auxquelles nous ne pouvions nous élever par notre propre raison; mais ces vérités n'en restent pas moins des mystères; nous n'en percevons que l'énoncé nous les possédons réduites en formules plus ou moins abstraites, et la théologie doit se borner à opérer extérieurement et logiquement sur ces doctrines révélées. On le sent, il était impossible que Vinet restât longtemps ndèle à un


point de vue aussi peu religieux, et aussi peu philosophique.

Au reste, nous l'avons dit, ce ne sont pas ces données générales qui préoccupent Vinet dans ses discours apologétiques. Pascal avait puisé sa défense de l'Evangile dans l'harmonie de cet Évangile avec les besoins éternels de l'homme; mais il avait considéré ces deux choses, le mal et le salut, un peu en gros et du dehors. Le mal c'était la misère, non le péché avec ses éléments tragiques, l'angoisse, le besoin'du pardon, l'impuissance à se vaincre, la terreur qui bannit l'amour. De même le don divin, à ses yeux, était vaguement la félicité et, à parler proprement, le paradis. Vinet a le mérite de prendre son point d'appui beaucoup plus profondément. 11 se transporte au centre même de la doctrine chrétienne telle qu'il la conçoit, il étudie les effets moraux de cette doctrine, et c'est dans la puissance régénératrice de l'Evangile, dans sa vertu comme mobile d'une vie nouvelle qu'il trouve la démonstration de sa divinité.

La raison de ce progrès, et ce progrès est considérable, c'est une notion nouvelle et plus spirituelle du salut. En effet, la dogmatique dépend tout entière de cette notion, comme la morale dépend de la notion du souverain bien. Ce n'est pas que Vinet ait une conscience nette de l'antagonisme dans lequel son idée du salut le place vis-à-vis de l'ancienne dogmatique; ce n'est pas non plus qu'il reconnaisse déjà à quelles conséquences cette idée le portera un jour mais il ne la possède pas moins, il la possède d'autant mieux


qu'il lu tire de sa propre vie spirituelle, et il faudra bien, bon gré, mal gré, qu'elle devienne le principe organique de sa théologie.

Nous nous expliquons. Pour ceux qui n'ont pas su pénétrer le sens des symboles inévitables du langage religieux, le salut est une félicité extérieure; pour les autres, c'est la communion même avec Dieu. Pour les premiers, c'est la conséquence de la justification, ou de la sanctihcation, ou des deux laits réunis; pour les autres, c'est la sanctification même. Aux yeux des uns, c'est un lieu ou l'on est admis en vertu d'une grâce ou d'un mérite aux yeux des seconds, c'est un état de l'âme que la grâce divine produit en nous. Ce dernier sentiment, cela va sans dire, est celui de Vinet. « La foi, selon lui, ne sauve que parce qu'elle régénère; elle est moins le chemin de la vie que la vie ellemême elle consiste à recevoir dans le cœur des choses propres à le changer. » Reste a voir quel usage Vinet a fait de cette notion capitale et jusqu'à quel point il est demeuré en deçà des légitimes conséquences du principe qu'il avait posé.

Le fond de la doctrine de Vinet en 183), c'est !a doctrine du Réveil, c'est-à-dire essentiellement celle de Paul et de la Réformation, mais cette doctrine telle que le dix-septième siècle l'avait formulée et que le méthodisme se l'était appropriée. Notre apologète prend son point de départ dans une description de l'état religieux de l'homme, et essaye de montrer avec quelle exactitude et quelle puissance l'Evangile répond aux besoins de cette grande misère. De là il conclut


que la doctrine qui résout le problème des probtèmes, la doctrine qui nous sauve ne peut quatre divine; elle est la vérité.

Vinet, en aucun temps, ne s'est beaucoup occupé du côté métaphysique de la question du péché, mais il a insisté sur un sentiment qui joue un grand rôle dans l'argumentation dogmatique du Réveil, nous voulons dire le sentiment que le péché une fois commis est ineffaçable, la coulpe une fois contractée indélébile. Ce sentiment devient le fondement du dogme de l'expiation et de la satisfaction, et, aux yeux de beaucoup de personnes, il en constitue le fondement le plus sotide. Peut-être, en y regardant de plus près, s'apercevrait-on, non-seulement que le remède proposé n'est pas réel, mais aussi que le phénomène de la coulpe n'a pas été étudié d'une manière suffisante, soit au point de vue psychologique, soit au point de vue moral. On a fait intervenir dans ce sujet des éléments abstraits, tels que la dignité infinie de Dieu, ou bien l'on s'est laissé dominer par l'analogie que présentent certaines métaphores consacrées. Et cependant, dans ce dogme comme dans tous les dogmes traditionnels, une analyse morale un peu délicate démêle un sentiment vrai et profond. Le péché est l'asservissement de l'esprit à la chair, et la coulpe est l'ombre que le péché projette sur la conscience. Si le pécheur se sent coupable, c'est parce qu'il sent qu'il n'est pas ce qu'il devrait être. Si ce sentiment de culpabilité adhère avec tant de force à la conscience; c'est que le péché n'est pas un acte isolé dans t'honune, mais une puissance;


c'est que cette puissance se fortifie de chaque victoire qu'elle remporte; c'est que chacune de nos transgressions étend ainsi son influence sur toute notre vie; c'est que notre état moral, à un moment donné, est le résultat de l'ensemble de toutes nos déterminations antérieures. Là, nous le croyons, est toute l'explication du phénomène, et il est faux que la coulpe soit ineffaçable parce qu'elle est irrévocable, comme il est faux qu'elle puisse être effacée par autre chose que par le renouvellement moral lui-même.

Au reste, Vinet, pour expliquer la nécessité de la Rédemption, s'est moins attaché au sentiment du péché qu'à la justice même de Dieu. En effet, le sentiment tout subjectif dont il vient d'être question s'est exprimé par une notion objective qui revêt elle-même tantôt une forme plus abstraite, tantôt une forme plus personnelle. Vinet la présente tour à tour sous ces deux formes. Quelquefois il fait valoir la nature de la loi; cette loi est spirituelle et demande, par conséquent, l'obéissance du cœur; cette loi est divine et ne peut être satisfaite que par une obéissance sans réserve; enfin cette loi est inviolable et ne peut recevoir aucune atteinte sans exiger une réparation absolue. Mais plus souvent encore Vinet met à la place de la loi la justice même de Dieu; il oppose cette justice infinie à un amour qui ne l'est pas moins; il fait ainsi entrer en conflit les attributs essentiels de Dieu et se plaît à nouer les termes d'un problème dont nous verrons tout à l'heure la solution.

Mais le péché n'est pas seulement condamnation;


il est encore puissance intérieure, asservissement tyrannique. Le pécheur est comme enfermé dans un cercle fatal dont il ne peut plus sortir. Comment, déclarant la guerre à sa propre nature, la forcera-t-il d'aimer Dieu, d'aimer le bien et de haïr le mal? Comment tuera-t-il en lui le vieil homme pour y créer l'homme nouveau? Ici encore l'état de l'homme offre un problème que Dieu seul peut résoudre. Le péché est à la fois condamnation et dépravation le salut devra être à la fois pardon et régénération.

C'est ici que commence la démonstration apologétique proprement dite. Jusqu'ici nousn'en avons vu que les préliminaires. Nous connaissons l'état de l'homme; nous allons voir ce que l'Évangile a fait pour lui. L'Évangile, dit Vinet, ne peut venir que de Dieu, car l'Evangile est le salut; il est le salut véritable, car seul, entre toutes les doctrines qui ont été prêchées, il apporte à la fois le pardon et la vie nouvelle. Le sentiment du péché, avons-nous dit, se traduit par deux idées dogmatiques, la loi considérée comme inexorable et l'opposition en Dieu de la justice et de. l'amour. De son côté, la conscience de la délivrance par Jésus-Christ s'est exprimée par le dogme de la satisfaction. En mourant à notre place, Jésus-Christ a satisfait aux exigences de la loi ou, ce qui n'est qu'une manière moins abstraite d'exprimer la même chose, il a satisfait à la justice de Dieu et il a ainsi concilié les intérêts de la justice avec ceux de la miséricorde.

C'est sous cette dernière forme, plus vivante et plus


dramatique, que Vinet présente la doctrine dont il s'agit, et, en i831, il ne craint pas d'en accentuer les termes et d'appuyer sur des notions évidemment anthropomorphiques et juridiques. H en est encore à cette phase de la vie intellectuelle et religieuse où l'on croit répondre à tout en alléguant le mystère. On remarquera cependant que, tout en revenant souvent aux idées dont nous parlons, il s'abstient de les analyser; il s'en tient à leur signification générale, il parle de substitution et d'expiation, il ramène ces faits au sacrifice de JésusChrist, il proclame les merveilles de cette œuvre de grâce mais il évite comme instinctivement d'examiner de plus près les éléments d'une doctrine au fond de laquelle on trouve plus d'une idée arbitraire. Au reste, que Vinet soit ou non mal à l'aise au milieu de cette théologie objective dont il va répétant les formules traditionnelles, il est évident que sa préoccupation est ailleurs. Il voit dans le sacrifice de Christ la révocation de la condamnation prononcée sur l'homme; mais il se plaît surtout à y voir la puissance du péché brisée. Et ces deux choses ne sont pas pour lui sans rapport. L'expiation, qu'il nomme souvent, et sur la nature de laquelle il ne s'explique guère, n'est au fond pas autre chose, à ses yeux, que cet acte de JésusChrist en vertu duquel le pécheur est justifié. La gratuité du salut, tel est, pour Vinet, le vrai sens de la théorie d'Anselme, le seul dont il se soucie beaucoup. Ici, comme ailleurs, la tendance de sa dogmatique est décidément subjective; elle l'est déjà en 183) elle le fleviendra toujours davantage.


Toute l'efficace morale de l'Evangile, on peut dire toute sa vertu rédemptrice, puisque l'Évangile ne sauve qu'en régénérant, Vinet la place dans le pardon gratuit, et c'est là qu'il croit distinguer le trait vraiment caractéristique du christianisme; c'est là, par conséquent aussi, qu'il place le centre de son apologétique. On trouve déjà cette idée favorite dans la Lettre à la Société de la morale chrétienne elle est exprimée dans les premiers articles que l'auteur envoya au Semeur; elle constitue le fond des Discours. Les écrits postérieurs de Yinet la renferment encore, mais sans lui donner peut-être une place aussi envahissante.

Si cette doctrine est le fond de l'Evangile, le fond de cette doctrine elle-même, c'est le salut mis avant la régénération et, par suite, la régénération regardée comme le fruit du salut au lieu d'en être la cause. Vinet se complaît à exprimer cette idée et à la développer sous tous ses aspects.

Les philosophies ont une assez belle morale ce qui leur manque, c'est un mobile; or, ce mobile ne peut être que l'amour. Eh bien en Jésus-Christ se manifeste un Dieu qui pardonne, qui sauve, qui sauve d'avance et sans conditions. Mais ce Dieu charitable, comment ne pas l'aimer, et, dès lors, comment ne pas se donner à lui et s'empresser de lui obéir? Le voilà donc trouvé, ce mobile qu'aucun système humain n'a jamais pu inventer, parce qu'un mobile est une affection, parce qu'une affectionne peut se commander, mais doit s'inspirer, et parce que, pour l'inspirer, il faut un fait.


Ce n'est pas tout. La conscience du péché produit dans le cœur la crainte d'un Dieu vengeur mais la crainte bannit l'amour, car on n'aime pas quand on craint, et c'est pourquoi le pécheur semble éternellement condamné à tourner dans ce cercle vicieux, la crainte comme conséquence du péché, le péché comme conséquence da la crainte. Vient l'Evangile, c'est-à-dire la proclamation du pardon sans condition, du salut avant les œuvres. A cette nouvelle, la crainte est bannie, le cœur est mis au large, il s'épanouit, il peut aimer de nouveau, que disons-nous ? il ne peut pas ne pas aimer. Cette doctrine, nous le répétons, n'est point une conception originale; c'est tout simplement la doctrine du grand apôtre des gentils. Le mérite de Vinet, c'est d'abord d'avoir très vivement saisi le sens profond et l'enchainement de ces idées; c'est ensuite de les avoir développées au point de vue apologétique. Du reste, il ne tarda pas à sentir que cette exposition était trop systématique pour rendre exactement le caractère de l'Évangile. Nous ignorons s'il s'aperçut également du vice logique de ce système. Une notion du salut aussi religieuse que l'était celle de Vinet, une notion d'après laquelle la vie éternelle est la vie même de l'âme en Dieu, cette notion ne permet pas d'établir entre le pardon et la régénération, entre le salut et le renouvellement intérieur, la distinction qui caractérise la doctrine paulinienne Non-seulement il ne peut y avoir 1 Le mot pardonner se prend dans deux sens; dans )e premier it signifie ne garder aucun ressentiment d'une injure reçue, dans le second


de pardon que celui qui régénère mais le pardon et la régénération, séparables pour la réflexion, nécessairement séparés dans les procédés analytiques de l'enseignement religieux, se confondent en réalité dans l'unité de l'acte spirituel. Cet acte spirituel, c'est la foi; or, la foi, considérée dans ce qu'elle a de plus naïf, de plus simple, de plus immédiat, consiste à embrasser la personne de Jésus-Christ, a entrer dans la communion de la vie qui émane de lui. Qui dit la vie, dit sans doute pardon, salut, régénération, sanctification mais, en inventoriant le contenu de la foi, en introduisant la succession et le rapport de causalité entre les divers éléments qu'on y peut distinguer, on tombe dans un sérieux inconvénient, on perd de vue le caractère synthétique du phénomène religieux et l'on va même jusqu'à en altérer la nature. C'est ce que Vinet a lui-même excellemment exprimé, dix ans après, dans les Études intitulées La grâce et la loi et Le regard.

La seconde et la troisième édition des Discours sur quelques sujets religieux portent les traces de la transformation graduelle qui s'accomplissait dans le christianisme de Vinet. Mais cette transformation se mail signifie remettre la peine méritée par une faute. C'est cette seconde acception qui nous parait la plus usuelle dans le langage religieux, et c'est sur cette acception seulement que porte notre critique. Dans le premier sens du mot, le pardon est synonyme de l'amour paternel de Dieu, il constitue le fond même et la substance objective de l'Évangile, il est indépendant de la conversion, il la précède, bien plus, il la rend possible.


nifeste surtout dans les Nouveaux Discours écrits de ~837 à )841, et dans les Études évangéliques composées de 1841 à 1847. Elle ne se montre pas moins dans les travaux dont l'auteur enrichissait, à la même époque, divers recueils religieux. Enfin elle a reçu une expression très nette dans le morceau sur la Théologie de Pascal, morceau dont la rédaction date de t846. Essayons, en nous appuyant sur ces divers écrits, de caractériser un développement qui, pour n'avoir rien eu de brusque ni de tranché, ne nous en semble pas moins incontestable*.

Un développement semblable a lieu partout ou il y a intensité de vie spirituelle. Le chrétien ne forme pas ses premières convictions le plus souvent il les reçoit, il les reçoit sous la forme qu'elles ont revêtue dans telle on telle société religieuse, il les reçoit en masse et de confiance, sans distinguer entre des éléments de valeur très diverse, mais qui paraissent placés sous la sanction de la même autorité et en quelque sorte solidaires les uns des autres. Peu à peu cependant l'individualité reprend ses droits, elle se forme, elle se développe, elle cherche à s'approprier le contenu d'une foi d'abord peu réfléchie, 1 Indépendamment de la transformation générale que nous indiquons dans les pages suivantes, les convictions de Vinet paraissent s'être modinées ou, si l'on veut, s'être précisées, vers < 840, sur un point particulier de la doctrine chrétienne. Il ne s'agit de rien moins que de la nature de la rédemption. Les manuscrits inédits de l'auteur portent vraisemblablement la trace d'un changement dont nous trouvons plus tard la preuvedans un nrticte n t:] fois significatif et discret (Sf?)!du M octobre )S'.6). ).


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et l'on ne peut se dissimuler qu'à la suite de ce travail, l'âme, tout en arrivant à une possession plus pleine et plus consciente de bien des convictions, n'en laisse échapper beaucoup d'autres qui ont résisté a l'assimilation religieuse.

C'est ce qui est arrive à Vinet. Amené a l'Évangile par le Révei), il épousa d'abord la dogmatique de celui-ci, il analysa les idées de l'enseignement que cette dogmatique avait formulé, il en dégagea la philosophie, il y chercha les arguments d'une apotogétique nouvelle. L'originalité de cette apoiogétique suilit pour montrer que, dès le principe, Vinet sut s'approprier ce qu'il acceptait, et les notes qu'il écrivait pour son usage particulier prouveraient au besoin qu'il fit en tout temps ses réserves. Cependant Yinet se préoccupa de plus en plus du devoir de la formation individuelle des convictions il s'abandonna toujours plus au besoin d'assimilation religieuse, et il devint plus indépendant à mesure que sa théologie devint plus Intérieure. Nous l'avons déjà dit, la réaction de Yinet contre les tendances et les doctrines 'lu Réveil n'est pas aussi sensible qu'elle est l'celle, à cause du soin qu'a constamment eu l'écrivain de développer au lieu de renverser, de continuer au lieu de rompre. 11 craignait les négations, et ne s'en est guère permis en fait de dog-

n b In

matique. Cependant il avait conscience de la position qu'il occupait vis-a-vis du mouvement religieux de l'époque.« II y a assex longtemps, écrivait-il en i 847, que je combats, dans une grande faiblesse de moyens, une tendance dont je respecte d'ailleurs le principe et


dont je bénis l'origine. » Après tout le meilleur moyen d'apprécier le sens et l'étendue de cette opposition, comme aussi la direction et la mesure du développement que nous étudions, c'est d'examiner les points saillants de l'enseignement de Vinet dans la seconde moitié de sa carrière.

Vinet avait été séduit d'abord par le caractère de simplicité systématique qu'offrait la doctrine du Réveil, et il avait lui-même contribué, autant que qui que ce soit, à mettre ce caractère en saillie. Le sacrifice de Jésus-Christ procurant aux croyants un salut tout gratuit, ce salut produisant l'amour, cet amour donnant naissance à une vie nouvelle et aux bonnes œuvres, tel était le rouage au moyen duquel le christianisme semblait fonctionner tout seul. Plus tard, cette simplicité devint suspecte à Vinet. Il y vit un appauvrissement de l'Évangile; sans abandonner l'idée du mobile nouveau que la morale emprunte à la doctrine chrétienne, il reconnut que la vie religieuse, comme la vie physique, est un phénomène infiniment complexe. 11 signala une erreur grave dans une manière de voir d'après laquelle le principe moral produirait ses conséquences avec la nécessité d'une loi mécanique. Enfin il lui parut que la prédication contemporaine avait fait trop bon marché de la richesse de points de vue et d'applications que renferme l'Écriture.

Les Nouveaux Discours sont le fruit de ces pensées. Le choix des sujets traités dans ce volume est significatif. « Ce sont, nous dit l'auteur, des études sur quelques-uns des caractères principaux ou des princi"


pales applications de la loi chrétienne. C'était alors une nouveauté et presque une hardiesse. Du reste, la morale de ces discours n'est point celle qui se sépare de la doctrine comme le principal de l'accessoire; ce n'est pas non plus celle qui s'ajoute à la dogmatique comme un appendice à un livre complet en lui-même elle ne s'y superpose pas davantage; mais elle y pénètre, elle s'y fond, elle en sort et la produit tour à tour.

Vinet ne range pas à la suite les uns des autres des préceptes de conduite nécessairement toujours limités, règle abstraite et extérieure que l'on redoute peu parce qu'elle n'exige qu'une conformité visible et se contente d'une obéissance relative. Ce qu'il prêche, c'est le mobile intérieur, c'est la ferveur. De là la saveur vive, le levain à la fois amer et salutaire de sa prédication.

Si la modification qu'ont éprouvée les vues de Vinet se manifeste dans le choix même du sujet des Nouveaux Discours, elle ne se montre pas moins dans un principe sur lequel l'auteur insiste énergiquement. La prédication du Réveil et, jusqu'à un certain point, celle de Vinet lui-même en i83i, n'avait pas seulement présenté la foi comme engendrant spontanément l'amour, et celui-ci comme produisant non moins naturellement la sanctification; la prédication dont nous parlons avait encore à peu près réduit toute la morale à l'affection intérieure les idées de loi et de devoir étaient devenues suspectes à cette théologie « aime Dieu et fais ce que tu voudras, ): telle était la formule


adoptée. C'est contre cette tendance antinomicnne que Vinet s'élève en rappelant la réalité, la substance indépendante de l'obligation. II admet que la charité peut seule accomplir la justice mais il croit que la justice n'en est pas moins quelque chose à part et en soi il croit que la religion est avant tout une obéissance, que le commandement est indépendant de nos auections, et qu'il y a erreur et péril à vouloir noyer )c devoir dans l'amour.

Quant à la dogmatique qui forme comme la charpente de la morale de Vinet, nous trouvons là aussi uue idée qui nous permet d'apprécier le développement de la théologie de l'auteur. Cette idée est celle de la foi. Vinet est souvent revenu sur ce sujet. Il y a consacré, dans les premiers Discours, un morceau considérable, remanié dans les éditions suivantes. Le second recueil contient deux discours sur le même sujet, et les Études évangéliques en contiennent deux autres. On ne saurait s'étonner de cette insistance, puisque la foi est le point de contact du divin et de l'humain dans l'œuvre du salut, puisque, par suite, la notion de la foi est la notion caractéristique des diverses conceptions religieuses.

Dans le discours de 1831 (il a depuis été partagé en deux) Vinet ne saisit pas encore la foi chrétienne dans ce qu'elle a de particulier. Ce n'est pas, pour lui, la loi de l'épître aux Romains qui fait entrer le chrétien dans la communion de la mort, de la résurection et de la vie de Christ; c'est la foi de l'épitre aux Hébreux, une conviction et une confiance. Vinet regarde la foi


évangéiique comme étant de même nature que d'autres convictions intellectuelles et morales, et comme ne din'érant de la foi des religions humaines que par son objet et par son intluence. Le chrétien croit comme ont cruLéonidas, Brutus et Christophe Colomb, c'est-àdire qu'il a foi à l'invisible mais cette foi n'emprunte point une nature spéciale à l'objet particulier auquel elle s'applique; elle conserve'quelque chose de formel et d'extérieur ce n'est point elle qui sauve c'est l'œuvre de Christ car la foi n'a pas de vertu propre, et elle ne sert qu'à ménager le contact du pécheur avec le fait divin.

Le discours sur l'OEuvre de Dieu (1841) nous présente une notion de la foi, sinon entièrement différente, au moins considérablement développée, et cela dans une direction subjective. La foi, enseigne iciVinet, doit nécessairement être conforme à son objet on ne croit pas au Sauveur comme on croit à je ne sais quelle nouvelle rapportée par une gazette la foi embrasse Jésus-Christ; mais embrasser Jésus-Christ, c'est renoncer à soi-même, c'est consentir à être sauvé par ~ràce, c'est en même temps se soumettre à la loi; bref, c'est la régénération et toute la vie chrétienne à l'état de principe et d'enveloppement. Dès lors, dit Vinet, comment la foi ne serait-elle point une œuvre et la première des ceuvres ? Comment d'ailleurs pourrait-elle justifier si elle n'était une œuvre, c'està-dire quelque chose de moral? Comment le salut pourrait-il ètre promis à un simple assentiment de l'esprit ? :>

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En s'exprimant ainsi, Vinet rompait en visière à l'orthodoxie protestante le ton polémique du discours montre assez que l'auteur comprenait dans quelle opposition il se mettait avec les idées reçues, et la conviction que ces idées offraient un danger put seule, sans doute, le faire sortir de sa réserve dogmatique habituelle. La forme sous laquelle la doctrine de la justification se produisait lui paraissait funeste, parce qu'elle supprimait autant que possible l'élément moral de la croyance, pour établir une espèce d'opus operatuni intellectuel. Au reste, la portée de l'attaque fut sentie. Un ami de Vinet réclama, et Yinet luimême crut devoir, dans la troisième édition, donner quelques éclaircissements sur sa pensée. Il ne nous paraît pas que l'on se soit parfaitement entendu. Les deux théologiens étaient évidemment animés de préoccupations diverses. L'un mettait le centre de gravité de l'Évangile dans l'expiation de Christ; l'autre tendait à le placer dans la foi du chrétien. D'après le premier, la foi n'est que l'organe au moyen duquel le fidèle s'approprie le bénéfice des mérites du Sauveur; d'après Vinet, le salut consiste moins dans une sentence judiciaire que dans une vie nouvelle, et la foi est le principe de cette vie. En général, nous croyons pouvoir anirmer que Vinet n'a jamais entièrement compris la théorie juridique de la justification, tant elle répugnait à son sentiment intime. Ajoutons que, soit dans le discours lui-même, soit dans la note qui s'y rapporte) Vinet serait arrivé à une exposition plus nette de sa pensée, s'il s'était moins préoccupé de l'argumenta-


tion et de la terminologie de saint Paul dans le quatrième chapitre de l'épitre aux Romains.

Le discours sur la Gràce et la Foi, dans les Études s évangéliques, nous paraît avoir été dicté par le désir de prévenir encore plus complétement les objections, en précisant davantage les termes de la question et en faisant aussi équitablement que possible la part de la grâce ou de Dieu, et celle de l'homme ou de la foi. Mais Vinet n'en persiste pas moins à appeler cette dernière un acte moral. « La foi est un désir, la foi est un hommage, la foi est une promesse, la foi est presque un amour. » D'un autre côté, l'Étude intitulée Le Regard résume, développe et complète tout ce que Vinet a écrit sur ce sujet. Tandis qu'ailleurs l'auteur avait relevé l'élément moral de la foi, il en indique ici le caractère mystique, la nature tout ensemble simple et complexe. « Croire, c'est regarder; c'est un regard attentif, sérieux et prolongé, un regard plus simple que celui de l'observation, un regard qui regarde et rien de plus regard naïf, regard d'enfant, regard où toute l'âme se porte, regard de l'âme et non de l'esprit, et qui ne prétend pas décomposer son objet, mais le recevoir tout entier dans l'âme par les yeux. a Ce beau discours nous présente Viuet sous un nouveau jour. Chose singulière, c'est presque le seul de ses écrits qui soit proprement et directement religieux, le seul, voulons-nous dite, dans lequel, au lieu de prouver, d'instruire ou d'exhorter, il présente tout simplement Jésns-ChrisL à la contemplation. Et cependant là même l'analyse et la discussion tendent sans c<.sse a revenir.


En résumé, te principe du développement, théologique deVinet, c'est la conscience religieuse. Essayons de nous rendre compte d'un terme si souvent, mais si vaguement employé. Le centre de la personnalité humaine, c'est la conscience du moi. La conscience du moi, c'est le sentiment que nous avons de notre être, en tant que distinct de tout ce qui n'est pas lui. La conscience morale, c'est la conscience du moi en tant qu'elle est auectée par le sentiment de l'obligation. La conscience religieuse, c'est encore la conscience du moi, mais du moi dans ses rapports a\ec Dieu. Enfin, la conscience chrétienne n'est autre chose que la conscience religieuse modifiée par l'Evangile.

Si Yinet ne se sert pas du mot de conscience religieuse, le fait spirituel exprimé par ce mot n'en tient pas moins une grande place dans sa théologie. On doit même dire qu'elle en forme le centre et, comme nous disions tout a l'heure, le principe. Vinet ne se lasse point de proclamer que nous avons une nature religieuse c'est-à-dire un ensemble de sentiments, d'idées et de besoins auxquels s'adresse l'Evangile. L'harmonie de l'Evangile avec cette nature est, à ses yeux, la véritable preuve de la divinité de celui-ci, comme l'appel à cette nature est le seul moyen qu'ait le prédicateur d'entrer en rapport réel avec ses auditeurs. « Il s'en faut tant, dit Vinet, que la vérité évangélique soit sans contact avec notre nature, qu'au contraire elle correspond, elle s'unit intimement à tout ce que notre nature a de plus profond et de plus inaliénable. Elle y remplit un vide, elle en éclaircit les


ténèbres, elle en lie les éléments désunis, elle y crée l'unité; elle ne se fait pas croire seulement., elle se fait sentir; et, quand l'âme se l'est appropriée, elle ne se distingue plus de ses croyances primitives, de cette lumière naturelle que tout homme apporte en venant au monde. M Et ailleurs, dans un beau passage de la même date « Vous rappeler-vous les usages de l'antique hospitalité? Avant de se séparer de l'étranger, le père de famille, brisant un sceau d'argile certains caractères étaient imprimés, lui en donnait une moitié et conservait l'autre après des années, ces deux fragments, rapprochés et rejoints, se reconnaissaient, pour ainsi dire, opéraient la reconnaissance de ceux qui se les présentaient mutuellement, et, en attestant d'anciennes relations, ils en formaient de nouvelles. Ainsi, dans le livre de notre âme, se rejoint à des lignes commencées leur complément divin ainsi notre âme ne découvre pas, mais reconnaît la vérité; ainsi elle juge avec évidence qu'une rencontre impossible au hasard, impossible au calcul, est l'œuvre et le secret de Dieu, et c'est alors seulement que nous croyons véritablement. Redisons-le l'Evangile est cru lorsqu'il a passé pour nous du rang de vérité extérieure au rang de vérité interne et, si j'ose le dire, d'instinct; lorsqu'il nous est a peine possible de distinguer sa révétation des révélations de la conscience lorsqu'il est devenu en nous un fait de conscience. »

Vinet a entrevu, dès ses premiers écrits, ce grand principe de l'harmonie du christianisme avec l'homme. Au milieu des transformations de ses vues, il s'est


constamment attaché à ce fait comme au fondement même de la certitude religieuse. Tout son développement a été déterminé par une inébranlable convic'tion sur ce point. Il a pu douter de beaucoup de choses il n'a jamais douté que, si le christianisme est destiné à l'homme, il faut que l'homme puisse s'approprier le christianisme en vertu d'une amnité de ce qui est humain avec ce qui est divin. C'était dire que cette amnité elle-même est la preuve de la divinité de l'Évangile. C'était dire aussi, sans doute, que ce qui, dans un système religieux, ne présente point ce caractère d'amnité avec la conscience religieuse, ne saurait être divin. Mais Vinet a éludé ces applications négatives du principe. Quoi qu'il en soit, la direction qu'il a suivie est celle du spiritualisme chrétien, et c'est dans ce sens qu'il a poussé les esprits. On sait avec quelle ferveur il a plaidé la cause de l'individualité or, qu'est-ce que l'individualité, sinon le principe intérieur au moyen duquel l'individu s'assimile ce qui lui est homogène, repousse ce qui lui est étranger, et se développe ainsi dans le sens de sa nature propre. La tendance de la théologie moderne est éminemment subjective, et Vinet est l'écrivain qui, dans nos pays de langue française, a le plus contribué à lui imprimer ce caractère.


Le temps pendant lequel Vinet a professé à Lausanne offre une époque mémorable dans l'histoire de l'académie de cette ville. Les diverses chaires étaient occupées par des hommes d'un grand mérite, l'enseignement avait un caractère élevé, les étudiants répondaient aux leçons de leurs professeurs par beaucoup de zèle et d'attachement. On connaît les noms de MM. Secrétan, Chappuis, Monnard.Vuulemin, Olivier. Le poëte Mickiewiz fut quelque temps leurcolègue avant d'être appelé au collége de France. C'est à Lausanne dans des cours puhlics, que M. SainteBeuve a tracé la première esquisse de son Port-Royal. La chaire de Vinet embrassait les diverses branches de ce qu'on appelle la théologie pratique, c'est-à-dire l'homilétique, la catéchétique et la théorie du ministère évangélique. A ces enseignements Vinet joignait l'histoire de l'éloquence de la chaire, des leçons qu'il intitulait Philosophie pratique du christianisme, et enfin des explications homilétiques sur quelques livres du Nouveau Testament, tels que l'épitre aux Colossiens, l'épure de saint Jacques, et, en dernier lieu, l'évangile de saint Jean. Plusieurs de ces exercices ont été rédigés par l'auteur lui-même sous la forme d'études ou de discours. De tous les projets qui préoccupaient Vinet vers la fin de sa vie, la publication

IV


de la Philosophie pratique que nous venons de nommer est celui qui lui tenait le plus à cœur. C'est, en 1844 qu'il avait fait, sous ce titre, un cours qui n'embrassait que la première partie de l'ensemble projeté. Le tout devait former trois parties et traiter des appétits (faute d'un meilleur mot) des affections et de l'intelligence de l'homme.

En même temps, Vinet fut ramené à l'enseignement de la littérature française. M. Monnard, qui en était chargé, pria son ami de le remplacer pendant une absence, et plus tard, ainsi que nous ïe verrons, Vinet devint pendant quelque temps titulaire d'une chaire, qu'il occupa ainsi, soit à côté de sa chaire théologique, soit seule, pendant près de trois ans, de 1844 à 1846. H y fit successivement des cours sur M"" de Staël et Chàteaubriand sur la littérature du dixseptième siècle sur la littérature poétique contemporaine sur l'histoire de l'éloquence politique et judiciaire en France et sur la littérature du dixhuitième siècle

Ce cours, d'abord lithographié, forme aujourd'hui le premier volume des Études ~Mf /<! littérature /)-aM~aMe CM di.c-K?KM)cnM siècle. Voy. la leçon sur Corneille dans le S<'mfM- de 1S45, et plusieurs chapitres des Études sur Pascal.

Plusieurs fragments de ce cours ont été insérés dans te SeMew '1844, 1845 et 1846, et ont pris place depuis dans le second volume :~<!«/M sur la littérature française ex ~t~-Met/M~M siècle. C'est à ce cours qu'appartient le morceau inséré dans la B/&/<'a//i~ universelle de Genève de 1846, n~ 8 et 9, sous le titre De /'<;7o;/M)iM ?Mturelle.

Ce cours doit être prochainement publié. I) sera compter au moyrn df quelques débris des leçons sur les mornlistes français.


Les cours du professeur n'étaient pas moins remarquables que les ouvrages de l'écrivain, mais ses leçons rédigées après coup ne peuvent donner l'idée de l'improvisation constamment neuve, abondante, ingénieuse dont Vinet avait le secret. Le plus sur est de consulter les impressions de ses auditeurs. « L'enseignement de M. Vinet, nous dit l'un d'eux, demeure pour nous, dans sa forme et dans sa méthode, le type le plus élevé de l'enseignement. Libre de toute pédanterie, de tout formalisme scolastique, de toute raideur, il était vivant, spontané, autant que riche et travaillé pour le fond. C'était vraiment l'effusion de sa pensée et surtout de son âme dans la pensée et dans l'âme de ses disciples. Il était, avant tout, fécondant, créateur pour leur intelligence il inspirait autant qu'il apprenait. Aussi ne sortait-on jamais de ses leçons sans cette étincelle qu'allume dans le cœur une parole sympathique. »

Écoutons encore l'un des appréciateurs les plus compétents qu'on puisse nommer en matière littéraire. « Il y a neuf ans, raconte M. Sainte-Beuve, je revenais de Rome,-de Rome qui était encore ce qu'elle aurait du toujours être pour rester dans nos imaginations la ville éternelle, la ville du monde catholique et des tombeaux. J'avais vu dans une splendeur inusitée cette Reine superbe Saint-Pierre m'avait apparu avec un surcroît de baldaquins et d'or, avec de magnifiques tentures et des tableaux où figuraient. les miracles d'un certain nombre de nouveaux saints qu'on venait de canoniser. J'avais admiré -urtout~


d'un des balcons du Vatican, les horizons lointains d'Albano, vers quatre heures du soir. En présence de l'Apollon du Belvédère, j'avais vu notre guide, l'excellent sculpteur Fokelberg, qui le visitait presque chaque jour depuis vingt ans, laisser échapper une larme; et cette larme de l'artiste m'avait paru, à moi, plus belle que l'Apollon lui-même. Un bateau à vapeur me transporta en deux jours de Civita-Vecchia à Marseille, et de là je courus à Lausanne, où j'étais six jours après avoir quitté Rome. Le lendemain de mon arrivée, au matin, j'allai à la classe de M. Vinet, pour l'entendre, une pauvre classe de collége, toute nue, avec de simples murs blanchis et des pupitres de bois. Il y parlait de Bourdaloue et de La Bruyère. L'Écossais Erskine (le même qu'a traduit la duchesse de Broglie) était présent comme moi. J'entendis là une leçon pénétrante, élevée, une éloquence de réflexion et de conscience. Dans un langage fin et serré, grave à la fois et intérieurement ému, l'âme morale ouvrait ses trésors. Quelle impression profonde, intime, toute chrétienne, d'un christianisme tout réel et spirituel Quel contraste au sortir des pompes du Vatican, à moins de huit jours de distance Jamais je n'ai goûté autant la sobre et pure jouissance de l'esprit, et je n'ai eu plus vif le sentiment moral de la pensée. »

La littérature française a toujours eu sa part dans les travaux de Vinet, mais le premier ouvrage purement littéraire qu'on lui doive est la C/t?'M<o!H(!</Me dont les trois volumes furent publiés en t829 et !830.


Cet ouvrage était destiné à l'enseignement de la langue française au gymnase de Bâle et reposait sur un principe auquel l'auteur attachait une extrême importance, nous voulons dire l'étude de la langue dans le concret et sur les textes, substituée à la méthode abstraite qui enseigne la grammaire comme une espèce de géométrie. Au reste, c'est à la seconde édition seulement que la Chrestomathie s'est enrichie de ces morceaux, sous forme de lettres, dans lesquels Vinet traite de l'enseignement de la langue maternelle, de l'histoire des langues et de l'étude de la littérature, et dans lesquels il a déposé le fruit de ses méditations sur un sujet favori. Le précis d'histoire de la littérature française, qui précède le troisième volume, a aussi été entièrement refondu dans la seconde édition. Ou sait en quels termes M. Sainte-Beuve a parlé de ce « morceau très plein et très achevé, véritable chefd'œuvre littéraire de M. Vinet. C'est la lecture la plus nourrie, ajoute-t-il, la plus utile, la pîus agréable même, aussi bien que la plus intense. »

Le Semeur commença en septembre 1831. Cette publication a tenu une grande place dans la vie de notre auteur. On peut dire que ce fut son journal, qu'il en détermina le caractère et en assura le succès, et que les collaborateurs distingués qui y ont travaillé à côté de lui ont toujours senti, reconnu et accepté cette domination du talent. Le premier volume du Semeur renferme déjà plusieurs de ces beaux articles que signait sumsamment la distinction de la pensée et du style; on y remarque une critique de l'utilitarisme, des


réflexions sur le catholicisme et le protestantisme, un jugement sur les Feuilles d'automne. Le ~emfMraexercé une influence considérable sur l'activité de Vinet, en le provoquant sans cesse à exprimer des pensées pour lesquelles il avait sous la main un organe tout trouvé; en particulier, en lui offrant l'occasion d'exercer cette critique littéraire que bien des personnes continueront à regarder comme son œuvre principale et sa vocation la plus décidée.

Nous restons encore dans le domaine de la littérature telle que l'entendait Vinet, en mentionnant le cours sur les moralistes français, qu'il fit à Baie, dans l'hiver de 1833. On comprend le succès qui accompagna ce cours, lorsqu'on lit les fragments qu'en a publiés le Semeur. C'était quelque chose de tout nouveau que cette union du jugement littéraire le plus délicat et de la pensée morale la plus ingénieuse, formant ensemble la plus neuve des apologétiques. Parmi les nombreux regrets que nous laisse l'interruption des travaux de Vinet, l'un des plus vifs est l'impossibilité de retrouver aujourd'hui l'ensemble de ces mémorables leçons.

Le Semeur s'était formé peu à peu un public très attentif. A partir de 1841, le journal fut reconstitué, ses collaborateurs augmentèrent, sa rédaction générale fut plus soutenue; en un mot, Vinet se trouva mieux entouré sur ce théâtre ou les premiers rôles lui appartenaient de droit. C'est vers la même époque que des initiales commencèrent à trahir un nom qui n'était un secret pour personne. H est cependant quelques


articles que l'auteur n'a pas même signés de cette manière par exemple, ça et là des nouvelles et des rétlexions politiques. D'autres fois, lorsqu'il s'aventurait sur un terrain ou il se sentait étranger, il exprimait sa déhance de lui-même par un pseudonyme qui formait en même temps un rébus (K. 0.). Ses articles étaient souvent un événement littéraire dans un cercle restreint, sans doute, mais choisi. « C'est un véritable diamant, disait M. Michelet de l'un de ces morceaux; il ne se peut rien de plus pur. » M. BaIIanche les goûtait fort et les introduisait quelquefois dans le cénacle littéraire de l'Abbaye-aux-Bois. M. Sainte-Beuve avait déjà révélé l'émiueuce du critique vaudois aux lecteurs de la Revue des Det~oKdcs, en plaçant le portrait de Yinet dans sa galerie des littérateurs modernes. Plusieurs de nos hommes de lettres les plus distingués ont su apprécier la double autorité du talent et du caractère qui distinguait les jugements de Yinet, et ont même lié avec lui des correspondances auxquelles il attachait un grand prix. Une ou deux lettres de Béranger n'étaient pas parmi les moins appréciées; le critique se plaisait en particulier a citer un mot du chansonnier sur le divin bon sens du christianisme.

Vinet ne parait pas avoir éprouvé le besoin de donner à ses articles une existence plus durable en les tiraut des colonnes du journal auquel ils étaient primitivement destinés. Il n'en a réuni qu'un fort petit nombre dans les Essais Je philosophie morale, qui ont paru en 1837. Ce titre indique qu'il a choisi les morceaux qui pouvaient se ramener a une même pensée et


qui formaient déjà un livre parleur unité. Trois ou quatre articles de critique littéraire n'y ont pris place que comme appendice. En tête de ce volume se trouve une introduction sur la réduction des dualités, qui, mieux que beaucoup d'autres écrits, peut servir à caractériser la pensée de l'auteur, sa profondeur et ses limites, ses agitations et son refuge. Vinet a rendu un service à la philosophie religieuse, en insistant sur la présence des dualités, en montrant l'impuissance de tout éclectisme à résoudre le problème, et en indiquant dans quelle direction il faut chercher la solution. Aujourd'hui que la difficulté a été si bien posée, on peut se demander si elle n'est pas encore plus grande que Yinet ne l'a cru, puisque deux termes apparemment contradictoires ne peuvent être véritablement~e?MM et, par conséquent, véritablement acceptés; on peut se de-mander si la solution proclamée avec tant de confiance est aussi réelle que Vinet l'a supposé, puisque la philosophie chrétienne en est encore à chercher. Hélas! Vinet lui-même n'a-t-il pas bientôt recommencé à chercher, n'a-t-il pas cherché jusqu'à la fin? Toutes les solutions auxquelles nous arrivons ne sont que des jalons dans une route dont nous n'atteignons jamais le terme. Les amis de Vinet ont entrepris le travail qu'il avait négligé et ont commencé de rassembler les débris de ses cours et ses principaux articles. Cette collection embrassera un assez grand nombre de volumes. Néanmoins ceux qui nous ont déjà été donnés, joints aux Essais de philosophie morale dont nous venons de parler et aux notices dont la C/trM<on!a</M'o est ornée,


permettent dès à présent à chacun d'étudier Vinet comme iittérateur et comme critique.

11 faut avouer que si les articles littéraires de Vinet doivent compter parmi ses meilleurs écrits, c'est que certains défauts de sa pensée étaient dissimulés par le genre même. On regrette souvent dans ses grands ouvrages le manque d'ordre systématique et de ce que les Allemands appelleraient le talent architectonique. Le ~fëmoM'e sur <a liberté des cultes, l'Essai sur <a tHamfestation des cotM3(c<;o!M, la brochure sur le ~ocîa~Mme, sont extrêmement défectueux sous ce rapport. Aussi Vinet, à dire vrai, a-t-il publié beaucoup d'écrits, mais n'a-t-il pas laissé un livre. Dans un article, le défaut de méthode se faisait moins sentir, et l'on éprouvait sans mélange le charme qu'exerçaient l'inépuisable abondance des idées, la tinesse des aperçus, l'imprévu des expressions, le goût littéraire, l'élévation chrétienne, la sympathie universelle et tant d'autres qualités attachantes.

D'un autre côté, il est une circonstance qui doit nuire un peu à la fortune définitive des morceaux dont Vinet enrichissait le Semeur. Ces morceaux sont très spécialement et très consciencieusement des comptes-rendus, ils analysent les ouvrages qu'il s'agit de faire connaître, ils en offrent des citations, ils en apprécient la conception, les pensées, le style. Il est difficile, à cet égard, de traiter à la fois les auteurs et les lecteurs avec plus de respect que ne faisait Vinet. Mais si ce genre de critique est à sa place dans un journal, s'il y conserve, en tout état de cause,


sa légitimité et même sa nécessité, on ne peut, bu dissimuler que des travaux de cette espèce perdent un peu de leur attrait lorsque l'ouvrage qui leur a servi de thème n'est plus présent à l'esprit des lecteurs ou lorsqu'il a simplement perdu le charme de la nouveauté et l'intérêt de la curiosité. Sous ce rapport, des essais qui ne cherchent qu'un prétexte, et, pour ainsi dire, qu'un texte, dans l'annonce d'un livre nouveau, des esquisses biographiques qui embrassent l'ensemble des productions d'un auteur, se prêtent incontestablement mieux à former plus tard un volume propre à tenir sa place dans les bibliothèques. Au surplus, la rare excellence des appréciations littéraires deVinet suflirait pour créer une exception en sa faveur, quand même les éditeurs n'auraient pas trouvé de nombreux précédents dans l'exemple des écrivains modernes de la France et de l'étranger.

On ne remarque pas sans étonnement la variété des matières que Vinet a traitées dans ses articles. Véritable polygraphe, tous les sujets semblent lui être familiers, la philosophie, l'histoire, la théologie, la politique, la linguistique, l'éloquence, la poésie. Nonseulement de grandes lectures et l'activité de son esprit lui fournissent sur tous ces sujets des pensées neuves et intéressantes, mais il regarde aussi comme un devoir de la critique religieuse de se mêler à tous les intérêts de la société, de pénétrer dans toutes les sphères de l'activité spirituelle, de justiner les principes évangéliques en en multipliant les applications. On peut dire que lobesoin d'étendre ainsi


le domaine du christianisme au delà des limites fixées par une piété timide ou formaliste, était inhérent à la foi de Vinet. Il n'admettait point que l'Évangile put abdiquer et se retirer dans l'enceinte monastique d'une coterie d'adeptes; il revendiquait pour la religion le grand air, la lumière du soleil, la tribune aux harangues; plein de la liberté et de la simplicité que produit la conviction, il ne connaissait point les fausses délicatesses; ne l'a-t-on pas vu rendre compte des pièces du théâtre moderne, et affronter jusqu'au cynisme de MM. Dumas et Hugo?

L'abondance de Vinet mérite d'être signalée. C'est une marque de puissance qu'une semblable richesse. Quelle variété de tons n'a-t-il pas trouvée pour juger nos auteurs classiques ou nos poëtes contemporains Que de fois n'a-t-il pas parlé de Pascal! Que d'articles n'a-t-il pas consacrés aux diverses publications de Victor Hugo, do Lamartine, et cela sans embarras, sans fatigue, sans répétition Peu de mois avant sa mort il a donné, dans trois journaux divers, trois articles sur un même ouvrage, les chansons de M. Olivier. Il est vrai que cette- abondance était alimentée par un travail incessant. A ce propos, rappelons que la vie de notre ami était un mystère pour ceux qui l'approchaient. Possédé d'un besoin de produire qui ne fit qu'augmenter jusqu'à la fin, projetant, écrivant, dictant sans cesse, il poussait fort loin en même temps les scrupules littéraires. Il ne se croyait le droit de juger qu'après une étude attentive. Il lisait immensément, mais il lisait avec conscience et souvent il


relisait. 11 revenait constamment à Pascal, à Racine, à Bossues, n ne faisait point un cours sur une époque littéraire sans étudier de nouveau les principaux auteurs de cette époque, et quelquefois jusqu'à leurs moindres écrits. Ce n'est pas tout; on trouvait fréquemment sur sa table des ouvrages nouveaux français, anglais ou allemands. Et cette activité partagée tout entière, semble-t-il, entre la lecture, l'enseignement, la prédication, la composition d'articles innombrables et de volumes de longue haleine, cette activité qui s'éparpillait encore sur des entretiens, des lettres à écrire, des services à rendre, était constamment interrompue par les accès d'une cruelle maladie. Nous venons de parler de services à rendre. On a vu Vinet, pour obliger un ami, corriger le style d'un gros ouvrage d'agriculture. Mais revenons.

Vinet n'eët point un théoricien littéraire. Il n'a pas, en matière de goût, une doctrine toute faite et toute prête à s'appliquer à tous les sujets. Mais il a réfléchi aux divers genres, il en connaît et en rappelle les conditions avec le tact d'un esprit sensible et exercé. Il n'est pas non plus précisément érudit. Le champ de sa critique c'est la littérature française, principalement celle des trois derniers siècles. Les littératures étrangères ne lui fournissent que rarement des termes de comparaison. La littérature classique est à peu près en blanc dans ses travaux, ou n'y parait que sous la forme de citations d'Horace que sa mémoire lui fournissait avec profusion et avec à-propos. Ses prédilections littéraires semblent. le porter surtout vers la poésie et


vers la poésie lyrique. Après tout, c'est le christianisme qui forme le vrai fond et l'intention de sa critique. On retrouve encore dans ses articles le moraliste religieux. Non que le jugement artistique ne soit pour lui qu'un prétexte pour faire passer une prédication Vinet est franchement littéraire, il l'est sans arrièrepensée, mais l'attachement aux choses divines, bien loin d'exclure en lui l'amour des choses de l'intelligence, pénètre cet amour et le consacre. Quelques-uns des articles de Vinet, celui, par exemple, qu'a inspiré le roman de M. Sainte-Beuve, sont de beaux traités de morale. En général, il est digne d'attention qu'avec une organisation esthétique si impressionnable et une tendance si marquée à l'indulgence, Vinet ait su maintenir si incorruptibles les arrêts de l'esprit chrétien. Le sentiment littéraire est facilement païen la croyance évangélique est volontiers puritaine; eh bien le collaborateur du Semeur a su allier une foi austère avec la passion la plus délicate et la plus vive des choses littéraires, et cela sans qu'aucune raideur marque jamais l'effort. C'est là, si nous ne nous trompons, l'un des principaux charmes de ses travaux critiques.

Si la critique de Vinet est toujours religieuse, elle est rarement tbéologique; les dissertations ex pro fesso; semblables à celles qu'il a consacrées à Jocelyn, à la Divine Epopée, sont en petit nombre dans son œuvre. Sa critique est encore moins confessionnelle. Il a luimême déclaré combien il était peu protestant, au sens négatif et polémique du mot. Le fait est que jamais


écrivain n'a manifesté une catholicité plus véritable. Sa sympathie s'attache spontanément à tout ce qui est vrai et saint partout il se plaît à reconnaître les rayons dispersés ou brisés de la lumière divine; il se sent gagné dès qu'il voit vibrer la fibre morale dans un cœur d'homme. Tel est le secret de son faible pour certains ouvrages, pour certains écrivains. On s'est quelquefois étonné de l'attrait qui le porte vers eux. On l'a accusé d'une espèce de naïveté. Ne s'est-il pas expliqué lui-même lorsqu'il parle ainsi de l'un de ces auteurs auxquels il pardonnait beaucoup. « On a reproché à Madame de Staël de la recherche et de l'effort; mais en a-t-on démêlé le principe secret ? a-t-on remarqué que cette recherche est celle d'une intelligence altérée de vérité, avide de convaincre et d'être convaincue, et qui voudrait épuiser chaque idée ? a-t-on vu que cet ~br< est un effort de l'âme? Or, tant de conscience m'attendrit au moins autant que beaucoup de sensibilité. » C'est ainsi que Vinet cherche toujours l'homme dans l'écrivain.

Ses répulsions s'expliquent de même. Quand son sentiment religieux est blessé, il exprime sa douleur sans détour. La légèreté profane, l'impiété le percent jusqu'à l'âme et l'on ne peut s'empêcher d'être touché d'un sérieux moral qui s'attriste si sincèrement à la vue des débordements de notre littérature.

On remarquera combien sont à la fois insinuants et vifs les traits par lesquels Vinet donne ça et lu l'accent religieux a la discussion littéraire. Ainsi en parlant de


la morale de Béranger «Môme dans ce qu'elle a de vrai, cette morale n'est qu'instinct et tradition; il y a vingt ans, ce n'était rien aujourd'hui nous sommes tombés assez bas pour que ce soit quelque chose et à défaut de principes, des sentiments naturels sont bons à rencontrer et paraissent presque louables. » Ainsi encore en parlant de Lamartine « Cette mollesse de la pensée, si l'on peut s'exprimer ainsi, atteint chez lui la religion comme tout le reste. Sa religion offre trop peu de prise à la réflexion pour prendre dans la vie la place qu'elle y devrait prendre; elle nourrit trop peu la raison et la conscience pour nous restaurer; ce n'est ni du pain, ni de la viande, c'est un blanc-manger délicat, parfumé, dont chacun est bien aise de goûter, dont personne ne pourrait vivre, » Et ailleurs « Nous voudrions avertir le poëte lui-même, hélas! quoique nous sachions trop bien que la vérité arrive malaisément aux oreilles des rois et qui est roi, qui a hérité des dangereux priviléges de la royauté, si ce n'est le génie ? Mais si le génie est beaucoup plus grand que nous, la vérité est plus grande que le génie il n'est pas dispensé plus que nous de l'écouter et de lui rendre hommage. » Parfois le ton devient plus sévère. Un vers du Prométhée de M. Quinet arrache ces réflexions au critique « Le panthéisme n'est-il pas ici avec ses conséquences les plus extrêmes et son aspect le plus hideux ? Et peut-on, sans effroi, se figurer le Dieu nouveau, c'est-à-dire Dieu dans sa notion la plus parfaite et la plus pure, identifié avec les chants qui le nient, les excès qui l'affrontent, et les attentats qui


t'outragent Ah qu'il est pénible de rencontrer de telles contradictions dans une telle œuvre et qu'on reconnaît bien, à ce manque de respect dans le langage, l'absence de la seule conviction qui puisse faire prononcer le nom saint avec la sainte terreur qui lui est due »

La pensée littéraire et la pensée religieuse devaient se réunir pour porter l'attention de Vinet sur un point particulier, nous voulons dire les caractères, la légitimité, la possibilité même de la poésie chrétienne. Pour résoudre cette question, il faudrait peut-être la diviser et rechercher tour à tour quels sont les rapports de la religion avec la poésie et quelle est l'aptitude du chrétien pour l'art. Les faits évangéliques, considérés en eux-mêmes, peuvent renfermer un élément de poésie, sans que la foi du croyant doive pour cela être regardée comme favorable à la production poétique. Vinet a plusieurs fois touché à ces questions qui, on le sent, le concernaient de très près; il tend à les résoudre dans un sens conforme à ses penchants littéraires. La vie intérieure avec ses luttes, l'histoire de l'Église avec ses martyres, ne sont-elles pas des poëmes ? La foi chrétienne a sans doute trouvé l'idéal que poursuit la poésie, et dès lors on pourrait croire que cette poursuite doit cesser, et avec cette poursuite la poésie. Mais la foi possède-t-elle pleinement l'idéal ? L'unité est-elle définitivement rétablie ? La régénération est-elle l'innocence? Peut-être aurait-il fallu se demander plutôt si les idées morales, en particulier celle du péché prise dans son sens tragique, n'ont pas


quelque chose d'incompatible avec le beau, avec l'idéal. Vinet nous semble d'ailleurs avoir lui-même donné les éléments d'un verdict différent de celui qu'il a prononcé. Selon lui, l'imagination n'est qu'une seconde âme, une àme en quelque sorte extérieure et concentrique à la première, âme de poëte et non d'homme, àme irresponsable qui ne compte pas dans l'appréciation de l'être moral, et dont la nature, dont la valeur ne représentent point toujours avec exactitude la nature et la valeur de l'âme véritable. Fort bien; mais le christianisme n'a-t-il pas précisément pour but et pour effet de ramener l'àme à l'unité en faisant de l'être moral le centre réel de la vie humaine ? Et s'il en est ainsi, l'imagination ne perd-elle pas tout ce que l'homme gagne en vie morale, en unité intérieure, et, pour tout dire, en christianisme? Si l'histoire nous montre la religion enfantant des formes nouvelles et immortelles de l'art, bien plus, si tout art dans sa plus haute expression est un produit de la foi, il faut bien avouer aussi que cette foi et cette religion diffèrent assez de ce que Vinet entendait par ces mots. Les travaux critiques de Vinet ne portent pas seulement l'empreinte de son talent, ils sont aussi l'expression de son âme, ils ont un caractère moral. En général, la critique est quelque chose d'essentiellement relatif. Le jugement que l'on porte dépend du point de vue auquel on se place, et ce point de vue varie avec chacune des dispositions où peuvent nous jeter l'affection, le dédain, l'autorité, la surprise, que dis-je? le caprice même du moment. Le plus souvent, il est


triste d'avoir à le reconnaître, le critique, dans l'appréciation des œuvres de l'art, consulte avant tout les intérêts de son amour-propre. Sans qu'il s'en rende compte, il éprouve le besoin de se sentir supérieur à celui qu'il va juger et il lui semble qu'il constate mieux cette supériorité en rabaissant ce dernier. De là vient que le critique considère tout auteur comme un rival et presque comme un ennemi. Il en est tout autrement de Vinet. Il a pris à la lettre et il a réalisé dans toute son étendue le beau précepte de l'apôtre « Regardez les autres par humilité, comme supérieurs à vousmêmes. Ajoutez à cette humilité une charité non moins sincère et vous aurez le secret de la critique telle que la pratiquait Vinet. Elle n'est pas impartiale, sans doute, de cette impartialité absolue à laquelle luimême ne croyait point mais tandis que l'indulgence de beaucoup d'autres n'est que de la partialité, celle de Vinet provenait d'une sympathie véritable pour ceux dans le commerce desquels ses lectures l'introduisaient. Il n'avait point devant lui des ouvrages et des auteurs, mais des hommes. Là où la plupart ne voient que gibier de feuilleton, il envisageait des esprits à persuader. Les défauts de jugement qu'on lui a reprochés émanaient eux-mêmes de cette source sacrée. Il respectait ceux à qui il avait affaire, et il avait pour eux des égards qui pouvaient donner le change sur la pureté de son sentiment littéraire. Dans sa candeur, il prenait tout au sérieux, il discutait avec tous, il analysait consciencieusement des œuvres médiocres, il consacrait plusieurs articles à telle épopée morte en


naissant. Dans sa bonté, il aimait à faire plaisir à des auteurs obscurs, surtout à reconnaître, à encourager, à proclamer le mérité ignoré. Il suffisait quelquefois d'avoir eu des torts envers lui pour obtenir de lui un témoignage d'attention, et l'on pourrait nommer tel littérateur qui, l'ayant dédaigneusement nommé dans un livre, n'en a été puni que par un article bienveillant. Vinet était rarement sévère, parce qu'il était trop humble pour se supposer le droit de la rigueur. L'involontaire ironie qui parfois effleure ses lèvres n'a rien d'amer. Alors même que ses convictions les plus chères sont le plus profondément atteintes, il ne s'emporte point, il évite le langage de l'indignation, il témoigne seulement combien il a été amigé et il met ces excès sur le compte de la légèreté de notre siècle. Les jugements de Vinet n'ont rien d'absolu. A l'opposé des hommes qui ne savent reconnaître le bien et le vrai que sous une forme, il s'empresse de les signaler, en quelque lieu, sous quelque aspect et dans quelque mesure qu'il les rencontre. Sa bonne foi, sa défiance de lui-même ne se démentent jamais, pas même dans la controverse. Il n'abonde point dans son propre sens, il avoue que telle de ses expressions était trop forte, tel de ses développements trop incomplet. On n'a jamais vu une plus parfaite mesure dans les appréciations, parce qu'on n'a jamais vu réunir un plus grand besoin de justice à une plus grande fermeté morale et une plus affectueuse sympathie pour tout ce qui est humain. Il n'est pas besoin de rappeler comment il a jugé le catholicisme, le dix-huitième siècle,


Voltaire. Vinet ne se croyait dispensé envers personne et envers rien des discernements de la charité. Il n'est pas jusqu'au fanatisme dont il craindrait de médire. « Le fanatisme est beau en poésie, dit-il; il a môme, à parler relativement, son prix ailleurs encore. » Un go~.t singulièrement délicat devait rendre Vinet hès sensible anx défauts littéraires, mais il sentait encore plus vivement le beau que le laid. D'ailleurs ici encore le sentiment moral était de la partie. C'est de notre ami qu'est ce mot « Le plaisir de blâmer est un pauvre plaisir, celui d'admirer est aussi vif qu'il est pur. » Le champ de l'éloge, en général, semble borné; on dirait qu'il n'y a qu'un mot pour exprimer le bien, là où il y en a mille pour désigner le mal. Mais Vinet a étendu la langue de l'admiration, et l'on s'étonne des ingénieuses ressources dont il est maître pour faire part des jouissances que le génie lui fait éprouver.

Ceci nous amène à parler du trait le plus saillant de la critique de Vinet, nous voulons dire l'art avec lequel il caractérise les auteurs et les livres. C'est là que se réunissent tous ces mérites de finesse dans l'appréciation, de justesse dans le coup d'œil, de netteté, de nuance et de bonheur dans l'expression, qui élèvent Vinet au-dessus de la plupart de ses émules dans le même genre. M. Sainte-Beuve a un coloris plus fin et plus soutenu, mais un coloris trop uniforme et que ne relève aucune touche vigoureuse et, pour ainsi dire, victorieuse. M. Macaulay, l'historien de Guillaume III, s'est montré admirable peintre de portraits dans quel-


ques-uns des essais dont il ornait autrefois la Revue d'Edimbourg. Mais si ces portraits semblent quelquefois sortir du cadre et marcher, ils sont cependant plus vivants que ressemblants; la nuance y est sacrifiée à l'effet; la couleur en est plus éclatante que solide; l'antithèse et le paradoxe tiennent trop de place sur la palette de l'artiste. Le pinceau de Vinet, au contraire, est toujours vrai, il est vrai avant tout, et il puise dans cette vérité même une vigueur et une grâce qui ne sont qu'à lui. On pourrait dire encore, en changeant d'image, que Vinet tient un balancier dont il h'appe, sur l'or le plus fin, une multitude de médailles incomparables pour la netteté de l'empreinte et le relief de l'effigie. Quelquefois il lui suffit d'une ligne, quelquefois d'un mot. S'agit-il de l'auteur des Pensées « Bien des paragraphes de Pascal, dit-il, sont des strophes d'un Byron chrétien. S'agit-il des récits de Xavier de Maistre « On pourrait leur donner pour devise ces mots d'Horace, Nardi parvus onyx. » S'agit-il de Chateaubriand « L'auteur appelle la situation de René le vague des passions; on peut l'appeler ainsi, mais c'est plutôt la passion du vague. » Et ailleurs « C'est par les mots surtout que M. de Chàteaubriand exerce du prestige; nul n'en a de plus beaux. » S'agit-il de Werther « Il est d'une vérité parfaite, mais un peu commune. La pitié qu'il inspire est mêlée de peu de respect. »

Vinet excelle surtout à caractériser et, pour ainsi parler, à définir le style des écrivains. La fierté de Corneille a-t-elle jamais été mieux sentie et mieux


rendue « Cet enthousiasme, ces puissants élans, cette fécondité, ces entrailles profondes, ce don de faire couler des larmes généreuses où la douleur n'est pour rien, ces paroles monumentales, dont un vil papier n'est pas digne, et qui devraient être recueillies en des pages de marbre et de bronze, tout cela, c'est Corneille et ce n'est que lui. » Qu'on lise encore ces lignes sur Voltaire, lignes pétillantes d'esprit et plus frappantes encore par la justesse du jugement que par l'inattendu de l'expression. « Sa prose légère, vive, brillante, manque, si l'on peut parler ainsi, de corps. Elle est svelte, dégagée, mais mince, aElée, maigre; elle n'a jamais de majesté;

Légère et court vêtue, elle marche à grands pas;

mais on ne sent pas le sol trembler sous elle, et chaque secousse rendre un bruit d'armure. Elle a la vivacité qui vient de l'esprit, rarement la chaleur qui vient de l'âme. Elle abrége, elle ne concentre pas; elle ne fait pas sentir beaucoup plus qu'elle n'exprime elle ne descend jamais dans l'intérieur des choses, comme celle de Montesquieu. Elle me fait l'effet d'un objet en bois qu'on veut enfoncer dans l'eau et qui remonte toujours. Elle n'a point de défauts mais des qualités essentielles lui manquent. » Ailleurs le critique nous montre M. Victor Hugo remuantjusque dans ses profondeurs le sol de l'idiome national, et convoquant le ban et l'arrière-ban des vocables français avec une puissance et une autorité toute rabelaisienne. Ailleurs encore c'est l'auteur des Recueillements poétiques qui passe devant nous


« Il est magnifique comme toujours; mais sa magnificence est d'un dissipateur effréné. M. de Lamartine, ajoute Vinet, nous fait penser au Cléon de Destouches, qui jetterait son or par la fenêtre, s'il ne trouvait pas à qui le donner. Grande chère, grand feu, grand bruit, grande joie, et sous un déguisement, la Ruine assise au nombre des convives, et portant avec un rire perçant un toast au dissipateur. Et nous, convives aussi, nous contemplons avec effroi ces folles dépenses de notre hôte, et nous ne laissons pas de l'aider à manger son bien; car il fait toujours bon à cette table opulente, et les reliefs même en sont exquis. » La religion du même écrivain est rendue en traits non moins heureux « Catholique dans les vieux temples, panthéiste dans les vieilles forêts, abondant tour à tour dans le sens des rationalistes et dans le sens des orthodoxes, chrétien parce que sa mère était chrétienne, philosophe parce que son siècle est le dix-neuvième, mais toujours, il faut l'avouer, ému de la beauté de Dieu, retentissant comme une lyre vivante au contact des merveilles de la création, répandant son cœur avec la simplicité de l'enfance et du génie devant l'Etre invisible dont la pensée tout à la fois l'oppresse et le ravit. »

C'est sans doute ici le lieu de parler du style de celui qui exprimait si bien les qualités du style des autres. Il ne faut pas croire que la diction de Vinet soit entièrement irréprochable. Qu'on en cherche la cause dans le fait que Vinet était étranger ou dans quelque


autre circonstance, toujours est-il qu'une connaissance très approfondie de la langue et de la littérature françaises n'a pas préservé l'écrivain de toute faute. Le barbarisme est quelquefois chez lui plus qu'un néologisme, il est une faute de goût. On peut ne voir que des hardiesses dans le particulé, dans des acceptions <jfeHM<HM, mais la hardiesse devient parfois témérité et ne connaît plus de bornes~. La syntaxe elle-même n'est pas toujours respectée. Enfin un vice fréquent de la diction de Vinet est le manque de propriété dans les termes, et, par suite, l'obscurcissement de l'image. C'est ainsi qu'il nous parlera d'un vaisseau ébranlé sur sa base, de noeuds qui se fondent, d'un ressort qui rejaillit.

Considéré dans son caractère général, le style do Vinet a eu deux époques. Dans le Mémoire sur la liberté des cultes et dans les premiers Discours il est plus classique depuis il est devenu plus ingénieux, plus recherché, plus expressif, mais en même temps aussi, moins simple et moins sévère. Vinet avait un vif sentiment de l'incomparable beauté des écrivains français du dix-septième siècle. Il suffit, pour n'en pouvoir douter, d'avoir lu les lignes qu'il a écrites sur Britannicus, ou de l'avoir entendu parler de Bossuet. Ce jugement ne s'est jamais démenti, sans doute, mais Vinet appartenait à un autre temps que Bossuet et Racine, et il a dû en prendre son parti. De nos jours, la pensée plus analytique et plus subtile ne s'accommode pas d'une ma-

Voyez, par exemple, J~M~M e'M~e'MM, p. 53.


nière de dire si directe. Les nuances de l'idée exigent les nuances dans l'expression. Décadence! dira-t-on. Décadence, si l'on veut, mais, dans tous les cas, décadence à laquelle il faut bien se résigner et que n'arrêteront pas les plus savants pastiches du style d'autrefois. Les langues ne se fixent pas plus que les sociétés. Il est vrai que, outre les caractères communs de la diction moderne, on pourra reprocher à Vinet des défauts qui lui sont propres, quelquefois de l'obscurité, assez souvent de ces jeux de mots que saint Paul, Tertullien et Augustin ne dédaignaient pas. Mais, d'un autre côté, que d'esprit, que d'intentions, que de ressources, en général quelle sûreté de correction et en même temps quelle facilité et quelle abondance! On peut ouvrir au hasard les écrits de l'auteur pour y trouver des pages étincelantes de choses dites avec un bonheur inimaginable. C'est au point qu'on se prend quelquefois à désirer quelque chose de moins étincelant, de plus reposé. On se demande, avec Vinet lui-même, si cette multiplicité d'aspects et de reflets vaut ces grandes vues, ces pensées simples, qu'on appelait autrefois de l'esprit et même du bel-esprit. Vinet est un de ces artistes amoureux de la nuance et qui ont tant de charme pour les juges exercés et délicats, mais on est tenté de croire qu'avec moins de recherche il aurait eu plus d'autorité. D'ailleurs, si l'on ne peut s'exprimer avec plus de propriété et plus de sel que lui, il faut bien avouer qu'il n'a pas la grandeur, moins encore l'ardeur et l'entraînement. En un mot, il n'est personne qui ne reconnaisse en Vinet un maître con-


sommé dans l'art de bien dire, mais on doit hésiter peut-être à le ranger parmi les grands écrivains.

V.

La révolution vaudoise de février 4845 fut moins une révolution politique qu'une révolution morale et sociale. Il n'y eut pas substitution d'une forme de gouvernement à une autre, il y eut insurrection de la masse contre toutes les supériorités. Le radicalisme était ennuyé de ce qu'on appelait le doctrinarisme méthodiste du gouvernement. La question des jésuites fut le prétexte; au fond, c'est à l'ordre, c'est à la civilisation, c'est à l'honnêteté qu'on en voulait. L'histoire n'a guère à raconter de mouvement plus odieux. On vit, dans cette circonstance, comme dans bien d'autres, toute la place que les questions religieuses tiennent dans les affaires du canton de Vaud. Le Réveil avait doublement irrité la démocratie, d'abord par sa saveur évangélique elle-même, ensuite par l'accueil qu'il avait trouvé au sein des classes élevées de la société. Aussi est-ce contre lui que se manifesta tout d'abord la vindicte populaire. Les persécutions éclatèrent sur plusieurs points du canton. On n'assaillit pas seulement les chapelles dissidentes, on attaqua avec non moins de violence les oratoires dans lesquels les pas-


leurs nationaux présidaient des réunions de culte en dehors des services officiels. Des domiciles furent forcés, des dégâts commis, des femmes frappées. Au lieu de faire respecter les droits des citoyens attaqués, le nouveau Conseil d'État invita ceux-ci à s'abstenir de leurs réunions, sous prétexte qu'elles étaient l'objet de la réprobation de la majorité du peuple et qu'elles troublaient l'ordre public. Quelques-uns persistèrent; le gouvernement conniva aux violences dont ils furent çà et là les objets bien plus, il intervint lui-même et somma les prétendus coupables de se disperser au nom d'une loi qui n'existait pas.

Cependant une assemblée constituante avait été nommée et le projet de constitution nouvelle ne tarda pas àêtre publié. Les faits avaient jeté assez de jour sur les prétentions libérales de la révolution pour qu'on ne put espérer bien vivement de voir la liberté des cultes inscrite dans le pacte fondamental. En effet, le projet consacrait divers droits, entre autres celui d'association, mais il s'abstenait de mentionner le droit de se réunir pour prier. L'omission ne pouvait être un oubli, et le silence équivalait à un refus. Néanmoins l'article sur la liberté d'association parut encore dangereux on craignit que la liberté religieuse n'en sortît, on provoqua des manifestations populaires, et l'article suspect finit par être rejeté dans la séance du 20 mai.

Ce n'est pas tout. Ce qui blessait, c'était le zèle religieux, et il blessait surtout dans les pasteurs de l'Église nationale, sans doute en vertu de cette idée que,


fonctionnaires du peuple souverain, ils ne devaient pas avoir plus de piété que celui-ci. De là les attaques contre les oratoires. Le gouvernement publia une circulaire dans laquelle il invitait les ministres du culte national à se renfermer dans l'accomplissement de leurs devoirs officiels. Le Grand-Conseit alla plus loin encore; non content d'avoir repoussé la liberté religieuse et tout ce qui pouvait y ramener, il adopta en principe, dans la même séance, un amendement portant que le salaire serait retranché aux pasteurs qui omcieraisnt dans des assemblées religieuses autres que les réunions légalement consacrées au culte de l'Église nationale. Cet amendement, connu sous le nom de son auteur, M. Mercier, fut renvoyé au Conseil d'État avec invitation d'en faire l'objet d'un projet de loi. Un grand nombre de pasteurs réclamèrent la liberté de leur ministère, d'abord dans une pétition, y puis dans un mémoire. Le mémoire, il est vrai, se bornait à demander que les classes fussent officiellement consultées. Une pareille conclusion dut paraître une marque de faiblesse, et, si la loi fondée sur la proposition Mercier ne fut pas présentée, la haine imagina bientôt d'autres moyens d'humilier les pasteurs. Le Conseil d'État avait rédigé une proclamation dans laquelle, à l'occasion du projet de constitution soumis au scrutin populaire, il faisait indirectement l'apologie de la révolution de février. S'appuyant sur un ancien usage qui faisait de la chaire un moyeu de publication des lois, mais passant par-dessus une disposition de 1832 qui restreignait ce mode de promulgation aux


actes d'un caractère religieux, le Conseil d'État enjoignit aux pasteurs de lire en chaire le document qu'il venait de rédiger. Il espérait à la fois les vexer et les compromettre. Heureusement il se trouva dans le clergé une quarantaine d'hommes énergiques qui prirent résolument leur parti et résistèrent à un ordre dont le moindre tort, sans doute, était d'être illégal. Le Conseil d'État n'avait pas été sans prévoir ce refus il proclama très haut que son droit découlait du caractère national et légal de l'Église, de la protection et du salaire qu'elle recevait, et il déféra les délinquants à leurs classes respectives, tout en se réservant le droit de prononcer en dernier ressort. Le tribunal ecclésiastique fut à peu près unanime à renvoyer les inculpés de la plainte, mais le gouvernement n'en persista pas moins et suspendit de leurs fonctions les ministres récalcitrants.

C'en était trop. Les pasteurs se réunirent à Lausanne pour examiner ce qu'il y avait à faire; l'assemblée dura deux jours et fut à la hauteur des circonstances, sinon par la netteté des résolutions, au moins par le caractère solennellement chrétien des débats. Malheureusement c'est le propre des assemblées délibérantes de préférer les moyens termes, parce qu'elles sont esclaves de la majorité et que la majorité est toujours timide. On peut dire que l'idée même de prendre une détermination collective était une première et une sérieuse faute. On le vit bien aux résolutions qui furent adoptées. La plus grande énergie pouvait seule faire oublier les indécisions précé-


dentés. Au lieu de cela on hésita encore, on espéra intimider l'ennemi, on voulut se ménager un retour, et les pasteurs, en donnant leur démission, eurent soin de stipuler qu'ils ne la donnaient qu'à partir du 15 décembre et conditionnellement, à savoir pour le cas où le Conseil d'Etat ne reviendrait pas sur ses mesures. Les signataires de cet acte étaient au nombre de cent soixante environ. Ils ne tardèrent pas à s'apercevoir que, s'ils avaient espéré amener le gouvernement à une transaction, ils s'étaient étrangement trompés. Le Conseil d'État leur répondit en leur donnant deux fois vingt-quatre heures pour retirer leur démission. Une trentaine cédèrent à la menace les autres eurent le courage d'une conviction qui, pour s'être manifestée timidement, n'en était pas moins respectable, on peut dire héroïque, et une Église libre se forma bientôt dans le canton de Vaud à côté de l'Église nationale.

Tels sont les trois actes de ce drame religieux de 1845 la persécution, la démission, la formation d'une nouvelle Église. Vinet y intervint d'une manière à la fois indirecte et active. Il n'était plus membre du clergé vaudois; d'ailleurs son Essai sur la manifestation des convictions avait refroidi beaucoup de ses anciens collègues à son égard et l'avait placé dans une espèce d'isolement moral; enfin, ses principes très arrêtés sur quelques-unes des matières en litige lui faisaient paraître comme bien insuffisantes les solutions auxquelles de moins avancés cherchaient à s'arrêter. D'un autre côté, il éprouvait une vi\e horreur pour


l'injustice, une tendre sympathie pour la droiture et le dévouement, et bien qu'il n'eût pas été appelé à travailler à la première formation de l'Église libre, il ne se trouva pas moins tout naturellement l'un de ses membres et l'un de ses conseils.

La révolution de 1845 jeta le deuil dans l'âme de Vinet. Il fut consterné des manifestations sauvages qui la souillèrent. Il voyait ses amis dépouillés, sa patrie déshonorée, bien des illusions dissipées; un esprit moins ferme aurait pu se demander si la cause de la civilisation même n'était pas une de ces illusions, si le travail de tant d'années n'avait pas été vain. On peut voir, dans les colonnes du Semeur, auquel il envoyait de fréquents bulletins des affaires vaudoises, avec quelle énergie de douleur et d'indignation Vinet contemplait les scènes de persécution dont son pays était le théâtre. Les deux sermons sur Les complices de la crucifixion en sont un autre et éloquent témoignage. Mais Vinet ne se contenta pas de flétrir la persécution, il crut de son devoir de faire une tentative pour obtenir que la liberté des cultes fut inscrite dans la constitution qui se préparait. Le projet dont nous avons parlé passait perfidement cette liberté sous silence. Dans un écrit de quatre pages, daté du i5 mai 1845, Vinet chercha à faire comprendre qu'au point où en étaient les choses, ne pas se prononcer pour la liberté, c'était se prononcer contre elle, et que, si l'on se prononçait, la justice, le bon sens, l'honneur national, le principe protestant, les intérêts de la paix, tout exigeait que l'on se prononçât dans le sens de la li-


berté Plus tard, lorsque la Constituante eut refusé de se prononcer, Vinet se tourna vers le peuple et lui demanda, non plus un article de loi, mais la liberté de fait, la cessation des persécutions, le respect des cultes~. Cet écrit, dans lequel la dialectique familière à l'auteur affectait des formes plus simples, plus populaires, ne parvint pas à son adresse. L'intolérance se permit bien des excès encore.

Nous avons dit que Vinet avait cessé, dès 1840, de faire partie du clergé vaudois. Aussitôt après le vote du 20 mai sur l'amendement Mercier, il se démit des fonctions de professeur de théologie pratique.

La position de Vinet à l'égard du mouvement qui aboutit au déchirement de l'Église vaudoise fut assez particulière. Il se sentait alternativement attiré et repoussé, il encourageait et gourmandait tour à tour, il passait d'une critique quelquefois très sévère à l'admiration que le courage et le sacrifice étaient toujours sûrs de lui inspirer. C'est ainsi qu'il regrettait de trouver trop peu de cordialité dans les pasteurs nationaux pour les dissidents persécutés les conclusions de leur Mémoire lui semblaient trop peu fermes il aurait voulu qu'après avoir réclamé la liberté de leur ministère, ils eussent réclamé la liberté de l'Église il avait de la peine à comprendre leur répugnance pour la sé1 Quelques mots sur une <j'KM<!OM ~'o?'c~'e du jour, in-8° (anonyme). P~MiOK au ~jeKju/e vaudois. Lausanne 1845; 16 pages in-8o. Cette brochure anonyme pi.rut dans les premiers jours de 1846,


paration, qui lui paraissait, à lui, si désirable; en un mot, il s'affligeait que, dans les questions qui se présentaient chaque jour, le clergé vaudois ne sût pas remonter à un principe général. Ce fut bien pis encore au moment même de la démission..Cette démission, il l'aurait voulue en 1839, après la votation de la loi qui asservissait l'Église; il l'aurait voulue après l'adoption de l'amendement Mercier, après le vote de la Constitution, après les arrêtés arbitraires et tyranniques du gouvernement. Il ne concevait pas qu'on attachât tant d'importance à la question de la légalité ou de l'illégalité de l'ordre qui enjoignait la lecture en chaire de la proclamation. Il s'affligeait de voir la décision à prendre remise aux hasards d'une discussion et aux échauSements d'une grande assemblée. « Je persiste à penser, écrivait-il à un ami, qu'il eût mieux valu que trente pasteurs seulement, mais mûrement convaincus, calmes par conséquent, eussent donné leur démission, individuellement, sans ces · libérations publiques où l'on s'échauffe, l'on s'éblouit et l'on s'engage par ses propres paroles. Personne n'aurait songé à blâmer ceux qui ne l'auraient pas donnée: c'étaient deux opinions, voilà tout; et le gouvernement n'aurait pas été poussé par un immense embarras à des mesures énormes. Une Église libre so serait établie, sans arrière-pensée de réunion avec l'État, et je crois qu'on l'eût tolérée, au moins tout le temps nécessaire à sa consolidation. Un tel résultat me paraît avoir été dans les possibles, et jo l'eusse, quant à moi, jugé bon, beaucoup meu~tf


du moins que ce que nous voyons aujourd'hui'. » Le premier mouvement fut. donc tout de désappointement et de réprobation. Vinet avait même envoyé à un journal qui se publiait alors à Genève, la Réformation au dix-neuvième siècle, un article sur la? démission, écrit sous l'empire de cette impression, et qui fut regardé comme fort rigoureux par les personnes qui en eurent connaissance. Toutefois, d'autres sentiments ne tardèrent pas à prendre le dessus dans le cœur de l'écrivain. Il reconnut qu'il y avait eu accomplissement d'un devoir et consommation d'un grand sacrifice; il se dit que, si les lumières n'avaient pas été à la hauteur du dévouement, c'était pourtant le dévouement qui importait le plus; il se félicita de ce grand exemple de moralité publique donné à une époque où le sentiment moral se montrait si affaissé; il lui sembla qu'après tout le principe de la liberté du ministère et de la liberté de l'Église était inauguré dans le canton de Vaud, que les droits de l'Église universelle avaient repris place dans les consciences, enfin que l'acte des pasteurs démissionnaires valait mieux que leurs théories et impliquait bien des principes qu'ils avaient acceptés à leur insu. « Le navire, pensait-il, ne sait pas ce qu'il porte; mais, pour n'en rien savoir, il n'en est pas moins le porteur de riches trésors. » En un mot, Vinet ne voulut laisser parler que la sympathie. II se Lettre du M novembre 1845. Voy. aussi le Sc~eM)' du 12 novembre 1845.


hâta d'écrire il Genève pour demander que son article ne parut pas. « Ce sont des choses que je voudrais dire à chaque pasteur en particulier, observaitil mais le moment n'est pas favorable pour les leur dire en public. » Il s'appliqua, par diverses communications, à adoucir la blessure qu'avaient pu faire les appréciations du Semeur et de la ~~brmattOM. Trop éloignés pour ne pas juger d'une manière abstraite, ces journaux avaient du paraître presque inhumains, et notre ami tenait à ramener des lecteurs offensés. Enfin, Vinet crut qu'il fallait chercher à diriger un mouvement désormais accompli. « Je crois, écrivaitil, qu'il vaut mieux, dans l'intérêt des principes, encourager les ministres que les réprimander. Nous devons, je crois, imiter Dieu lui-même, qui, plein de condescendance pour les âmes. les conduit tout doucement comme on conduit une bête qui descend dans la plaine. » (És. LXIII, 14.)

C'est à ces pensées que nous devons les Considérations présentées aux ministres démissionnaires par un ministre dënuMtonHawe*. Elles parurent au commencement de décembre 1845. Un mois après, une nouvelle édition était devenue nécessaire, et s'enrichit de quelques morceaux importants. Dans cet écrit justement admiré, Vinet cherche à dégager de l'acte de la démission les principes qui lui paraissent y être engagés; il s'efforce de donner aux démissionnaires la conscience des vérités qu'ils représentent sans bien

Anonyme. La seconde édition a 48 p?ge?.


le savoir, et la confiance dans la situation qu'ils ont acceptée malgré eux; il veut leur démontrer que cette rupture de tout lien avec l'État, à laquelle ils se sont soumis à grand'peine, n'est pas un pis-aller, comme ils le croient, mais une position glorieuse et nécessaire pour l'Eglise. Les démissionnaires ont défendu la liberté de l'Église; mais la vraie forme, la seule forme de cette liberté, c'est la séparation. C'est ce que prouvent également la notion de l'État et celle de l'Église. En effet, l'État moderne tend à une sécularisation toujours plus complète; en d'autres termes, il tend à s'affranchir toujours davantage de l'Église, et dès lors il ne peut reconnaître l'Église qu'à la condition de la dominer et de l'asservir. En outre, l'État n'est autre chose que l'homme naturel collectif, et, par conséquent, il est nécessairement hostile à une prédication franchement chrétienne, et ne peut accepterune Église évangéliquement agressive. L'Eglise, de son côté, n'est pas le clergé; ce n'est pas davantage là masse des baptisés l'Église, ce sont les fidèles, et, pour que l'Église soit cela, il faut qu'elle se sépare de l'État, la théorie d'une Église nationale impliquant nécessairement une idée de l'Église tout à fait différente. L'auteur termine ces pages éloquentes par un coup d'œil jeté sur les signes du temps, en particulier sur l'attitude, le langage, les formes nouvelles et le prosélytisme de l'incrédulité, et il conclut que, pour combattre contre les ennemis qui la menacent, l'Église n'a qu'une ressource c'est de se retremper dans la liberté~


Les Considérations se distinguent des ouvrages précédents de l'auteur sur le même sujet, non-seulement par un but plus prochain et par des applications plus immédiates, mais aussi par un nouvel argument. Vinet, jusque-là, s'était appuyé sur l'idée abstraite de l'État; sans négliger ce moyen, il insiste maintenant sur un autre point de vue. L'État, c'est l'homme naturel. Le christianisme n'entre pour rien dans les conditions de la qualité de citoyen, et le gouvernement politique représente nécessairement tout autre chose que l'Évangile. Dès lors, il semble impossible que l'État, en particulier l'État démocratique, accepte franchement comme religion officielle une doctrine qui, en conservant la saveur de l'Evangile, est par là même hostile et importune à l'homme irrégénéré Il est une autre préoccupation qui perce également dans les Considérations c'est celle du socialisme, de son identité avec le principe des Églises d'État, et de la nécessité de réveiller et de retremper l'individualité pour soutenir la lutte. Nous allons voir tout à l'heure cette préoccupation grandir, se fortifier et donner naissance à un nouvel écrit.

Cependant l'autorité morale de Vinet était trop considérable dans le canton de Vaud pour ne pas être importune à la révolution. L'organe du parti radical ne crut pouvoir se dispenser de lui jeter un peu de cette boue dont il couvrait tous les mérites et 1 On voit déjà poindre cette idée dans des articles que nous croyons pouvoir attribuer à Vinet (Se~MMf, <845, p. 938 et 364. Voy. encore 1846, p.3~).


toutes les vertus. Le A'OM~~e, dans un article du i 3 mars intitulé M. Vinet, ses doctrines et son jE~Kse, entreprit d'opposer la conduite du publiciste à ses écrits, et, après avoir signalé, dans les brochures de 1829, des principes subversifs de tout ordre social, il reprochait à l'auteur d'être resté au coin de son feu, au lieu de se mettre à la tète de la démission vaudoise. Suivant le journaliste, M. Vinet avait préparé la révolte par son enseignement, et, à l'heure du mouvement, il avait eu la lâcheté de se tenir à l'écart. Il ne fut pas dimcile à Vinet de répondre. Rétablir et justifier le sens des écrits dont on avait détaché quelques phrases, relever les cyniques assertions du Nouvelliste sur la conscience et la persécution, montrer que l'auteur des CotM«/er<!<M)ns était resté fidèle, dans toute sa conduite, non-seulement à ses convictions, mais encore à la mesure de ses convictions, tel était l'objet d'une réclamation singulièrement touchante par le mélange d'humilité et de fermeté, de charité et d'indignation. Le ton moral de ces pages est quelque chose d'admirable, et les amis de Vinet n'ont pu avoir qu'un regret en cette affaire c'est que, dans sa candeur chrétienne, ce dernier ait cru nécessaire de répondre à des attaques parties de si bas

Les C<MM~era<!OtM furent attaquées de plusieurs côtés. La classe de Payerne, dans une adresse aux < Rëe~Mah'o?: ~pa)' Vinet. Lausanne 18~6; 26 pages. L'écrit porte la date du 22 mars.


ministres démissionnaires, déclara qu'elle ne comprenait rien au conseil qui avait été donné aux pasteurs de ne pas sacrifier l'Église à leurs paroisses. Vinet en prit occasion de revenir sur l'idée de l'Église. Dans un article publié par l'Avenir, journal qui servait d'organe officieux à la sécession vaudoise, il entreprit de montrer que l'Église est à la paroisse ce que la patrie est à la famille, que la paroisse est autre chose qu'une partie, et l'Église autre chose qu'un tout; que l'Église, dans le sens où il avait pris le mot, est une communion toute spirituelle, l'Evangile sur la terre, Jésus-Christ au milieu des hommes, l'Esprit-Saint gouvernant et liant les fidèles. Il en résulte que la paroisse n'est digne du nom d'Eglise qu'autant qu'elle représente l'Eglise universelle, et qu'on peut être appelé à sacrifier la paroisse, c'està-dire un lieu, à l'Eglise, c'est-à-dire à un principe, ou, mieux encore, à l'Évangile'.

Les Considérations trouvèrent un censeur plus sérieux. Nous y avons signalé, comme un moyen nouveau dans la polémique de Vinet, l'assertion que l'État n'est autre chose que l'homme naturel. Cette assertion fut relevée par M. Ebrard, alors professeur de théologie à Zurich et rédacteur d'un journal intitulé Die Zu/eMM~ der THfc/te. L'article de M. Ebrard fut traduit dans l'Avenir, et Vinet ne pensa pas devoir laisser échapper cette occasion de développer sa Cet article de l'~ufM/r a été puMie a part sous le titre f/A'y/t'iM <-< /HPm'0!M". Lausanne ~&6 (anonyme); 16 pages in-12.


pensée. C'est ce qu'il fit d'une manière lumineuse dans une lettre adressée à la personne qui lui avait communiqué le travail de M. Ebrard. Ce morceau, inséré dans la Réformation du 4 juin 1846 est tout entier consacré à la défense de la thèse attaquée, et peut être regardé comme capital dans l'histoire des vues de l'auteur sur un sujet qui occupa si constamment son esprit.

Ces vues, il allait les présenter sous une nouvelle et dernière forme. « Je ne veux pas, écrivait-il dans l'article dont il vient d'être question, je ne veux pas traiter tout le sujet dont ceci n'est qu'un aspect, ni consumer dans de journalières escarmouches le peu de forces qui me restent. Je les réserve, si quelques jours de vie me sont encore accordés, à présenter dans leur ensemble et sous un nouveau jom les idées dont se compose la théorie que je défends. » Vinet, dans ces lignes, faisait probablement allusion à un travail dont il était occupé au moment où il les traçait, et qui a paru sous le titre Du socialisme considéré dans son principe

Les partisans du christianisme d'autorité et des Églises nationales se trouvent engagés dans la défense d'un système dont ils sont loin d'apercevoir la portée et les ramifications. L'humanité est partagée entre Cette lettre porte la date du 11 mai.

Genève 1846. Cette brochure n'est qu'un tirage à part de six articles insérés, sous le même titre, dans la Réformation ait dix-neuvième siècle, mai, juin et juillet 1846. L'auteur y a joint un avertissement et un~o~~cr/~MM. L'ouvrage a été traduit en allemand et enrichi d'une préface de Néander.


deux tendances, comme la religion entre deux doctrines. La personnalité en religion donne l'individualité comme principe moral et politique; le panthéisme, de son côté, correspond au socialisme. Le socialisme n'est pas une théorie qui date d'hier, c'est une tendance qui a toujours existé et un fait qui remplit l'histoire. De même que le paganisme est panthéiste, il est aussi socialiste, tandis que le christianisme est le véritable avènement de l'individualité en toutes choses. Essentiellement individuel, il a créé l'individualité et il en est la garantie, comme l'individualité à son tour est le terrain propre et la condition absolue de la foi chrétienne. Toute infidélité au principe individualiste est une infidélité au principe chrétien, et vice versâ. L'antiquité est socialiste parce qu'elle est païenne, et le monde moderne tend au socialisme du même mouvement qui l'éloigné de la croyance évangélique et qui le pousse au panthéisme. Il y a plus le catholicisme lui-même est un abandon tout à la fois du christianisme et de l'individualisme; il est un paganisme chrétien, et c'est pourquoi il est aussi un socia" lisme chrétien.

Telles sont les idées qui préoccupèrent de plus en plus l'esprit de Vinet dans les dernières années de sa vie, jusqu'à ce qu'enfin il les formula dans l'un de ses écrits les plus substantiels. Cette brochure de soixantedix pages est, dans des limites assez étroites, le résumé des vues do l'auteur sur la morale et la religion, l'humanité et le christianisme, la société et l'Église. On y trouve les principes et comme le fond


de ses doctrines en toutes choses. II avait déjà sans doute avancé les mêmes opinions, mais il les avait présentées, selon l'occasion, tantôt sous un jour, tantôt sous un autre, tandis qu'ici il les prend à leur plus grande élévation et, pour ainsi dire, dans leur plus grande généralité.

Vinet, dans cet écrit, commence par prouver la différence et par suite la dualité entre l'homme et la société. Cette dualité, qui n'existe pas sans doute dans la société idéale et dans l'état d'innocence, est un produit de la chute. Elle se trahit par la nature même de l'Etat, qui suppose la contrainte, c'est-àdire la dualité; elle se trahit par cette autre condition de l'État, en vertu de laquelle il y a partout une majorité qui commande et une minorité qui se soumet; elle se manifeste surtout en ce que la vérité est distincte de l'État, et, par conséquent aussi, la conscience distincte de la loi; enfin, le christianisme confirme et constate cette dualité, puisque la société correspond à l'espèce, c'est-à-dire à la chute, tandis que la restauration est individuelle l'homme individuel, capable d'une seconde naissance, est donc revêtu d'une capacité que n'a point la société, et une différence aussi considérable atteste suffisamment que l'homme et la société sont deux.

Vinet jette ensuite un coup d'œll sur l'histoire du socialisme et de l'individualisme. Le premier est d'abord sacerdotal, puis politique; il est consacré par le caractère national des religions antiques et ne trouve point d'adversaire véritable dans la philosophie


païenne. Le second est réveillé, ctéé en quelque sorte par l'Évangile, et il trouve un élément favorable dans le sentiment d'indépendance personnelle des peuples de l'invasion. Mais le principe socialiste n'est point vaincu pour cela, il prend une forme nouvelle et se déploie sous le pavillon même du christianisme. Le catholicisme est son triomphe, et la réformation elle-même lui rouvre une porte de derrière sous le nom de nationalisme religieux ou d'Eglise d'état.

La démonstration de la dualité essentielle qui existe entre l'homme et la société n'amenait la définition du socialisme que comme négation de cette dualité; elle impliquait bien la vérité de l'individualisme, mais elle ne pouvait suSire au procès que Vinet intentait au socialisme. C'est ici qu'il entame ce procès. Définissant l'individualité et la personnalité, reconnaissant leurs mystérieux rapports avec le fait de la race, avec celui de la solidarité entre l'homme et l'humanité, il se refuse à voir dans ces faits un motif de sacriner l'individu à la société; il croit, au contraire, que celui-là prime celle-ci, et que la liberté, l'unité sociale ellemême, bien plus, l'unité humaine, n'ont pas moins que la religion l'individualité pour base et pour condition.

Aujourd'hui ce palladium de l'humanité, do la vérité, de la vie, l'individualité, est menacée d'une attaque redoutable. La tendance hostile a été érigée en système, elle a revêtu un nom. Le socialisme moderne est infiniment plus terrible que le socialisme antique, 11


précisément parce qu'il n'est plus seulement un fait, mais un système, parce qu'il n'est plus une simple tendance, mais qu'il a conscience de soi, parce qu'il vient après la liberté, après le christianisme. Le danger est d'autant plus grand que l'individualité morale a sa seule garantie réelle dans le christianisme, et que le christianisme, ou plutôt .les chrétiens ont trahi la cause qui leur était confiée, en devenant eux-mêmes socialistes. Le nationalisme en religion, les Églises d'état et de peuple, l'hypothèse en vertu de laquelle tous les habitants d'un même pays sont censés appartenir à la même conviction, tout cela est une négation de la dualité qui existe entre l'homme et la société, une négation de la chute générique et de la rédemption individuelle; en un mot, c'est du socialisme. Les résultats de ce système sont l'affaiblissement du principe de l'individualité et, par suite, l'affadissement du christianisme. Vinet a déjà montré qu'il est de l'intérêt de la société elle-même que l'individualité ne se laisse point absorber par la société; mais qu'au contraire elle se prononce, s'affirme et domine. Il ajoute maintenant qu'il en est de même pour l'Église. C'est à tort qu'on accuse l'individualisme de vouloir la dissoudre, et la dissoudre au moment même ou l'unité importe le plus. L'unité du nationalisme est celle du socialisme, l'unité factice, l'agglomération inanimée et inorganique, le chaos. Ce n'est pas l'individualisme qui nie l'Eglise, c'est le nationalisme. Celui-ci commence par la réunion et finitpar la division; celui-là dissout le lion artificiel, et débutant par l'isolement il fi-


nit par la réunion. Là agglomération, ici association; là confusion, ici organisation; là juxtaposition, ici communion; là mensonge et servitude; ici réalité et liberté.

« Accablé, ainsi termine l'auteur, accablé sous des vêtements et des insignes qui ne vont ni à sa taille, ni à sa figure, le christianisme vous paraît courbé sous le poids de l'âge; mais qu'il retourne au désert, et vous verrez bientôt qu'il n'a point d'âge, et que c'est vous qui êtes vieux. Oui, qu'il retourne au désert; qu'il redevienne ce qu'il fut toujours, une secte; que, remontant à ses origines, il s'avance de là vers la société, armé de sa seule vérité, sans autre introducteur que lui-même, sans autre lettre de recommandation que l'Évangile éternel, et réclamant des sociétés humaines le droit commun seulement, que sans doute il est tenu de réclamer, alors il fera voir ce qu'il est; à cette condition, il pourra se mesurer avec le siècle, et reprendra, du fond de son exil (car c'est ainsi qu'on appellera sa fière solitude), la direction des aS'aires humaines et le gouvernement de l'univers. Mondain, le monde l'entraînerait; spirituel, il entraînera le monde. Rien n'est décisif dans un rôle équivoque; tout marche au but dans une position vraie. Le chris~ tianisme, par sa nature même, est agressif, conquérant, fondateur; un train de guerre lui est ordonné ici-bas; il a été envoyé pour troubler une fausse paix

en vue de la véritable qu'il apporte aux hommes; la lutte et les hasards sont sa part en ce monde; que cette part ne lui soit point ôtée; qu'il se garde, lui dont la


~condition naturelle est d'être toujours debout, de s'asseoir, de s'accroupir dans des institutions tout humaines avec lesquelles il n'a rien de commun; car, s'il est humain, il ne l'est pas comme elles; il l'est comme l'était l'Homme-Dieu. »

Les dernières pages de Vinet sur la question de la séparation ont un intérêt particulier, non-seulement parce que ce sont les dernières, mais parce qu'elles nous révèlent le sens qu'avait aux yeux de l'auteur l'oeuvre à laquelle il avait consacré tant de temps, de talent et d'énergie. Il est peu de personnes peut-être qui, en voyant combien de place la question dont il s'agit tient dans les œuvres de l'écrivain, n'aient regretté qu'il se soit attaché avec autant de persistance à une thèse d'une vérité incertaine et, dans tous les cas, d'une importance secondaire. Il s'en faut de beaucoup que Vinet en jugeât lui-même ainsi; ses convictions sur l'Église étaient devenues, ainsi qu'il le dit quelque part, la caution solidaire de ses croyances religieuses, et, sous ce rapport, l'explication qu'il nous a donnée de sa pensée forme le couronnement et le complément naturel des écrits qui nous ont précédemment occupé.

La Société évangélique de Genève avait, dans son assemblée générale de ~846, protesté, par deux de ses organes, contre la préoccupation dont les questions ecclésiastiques étaient alors l'objet. M. Merle d'Aubigné, qui présidait la séance, s'était plaint qu'on donnât à ces questions une place qui n'appartient qu'à la croix de Golgotha, et qu'on eut pris les choses par k"r


mauvais bout, par leur bout terrestre, par celui qui flotte dans la poudre et dans la boue. D'un autre côté, M. Gaussen, dans un rapport sur l'école de théologie, avait proclamé que l'Église la plus désirable est celle oit l'on parle le moins d'Église et le plus de JésusChrist que le silence ou la réserve de l'Écriture sur les sujets en question doivent nous servir d'avertissement et de modèle; enfin que ce n'est pas la forme qui donne la vie, mais la vie qui crée la forme. Ce sont ces trois dernières assertions que Vinet releva successivement dans une Réponse à des a~ns Il s'attacha à montrer que l'opposition établie entre l'Ëvangile et l'Église n'est point réelle, que l'Église est, au contraire, avec l'Évangile dans la relation la plus étroite, et que, dès lors, les questions ecclésiastiques, élevées à leur vraie signification, ne peuvent être regardées comme secondaires. Il s'éleva, en second lieu, contre l'objection qui, en alléguant le silence de l'Écriture, tend à faire un code de celle-ci et à oublier que, comme l'Évangile lui-même, elle est avant tout principe et esprit. « L'Évangile, disait-il, n'avait pas besoin de protester contre le nationalisme, parce que l'Évangile est cette protestation même, ou plutôt une protestation contre un système religieux dont le nationalisme, à vrai dire, n'est qu'une forme ou une manifestation, à savoir la confusion du domaine de la nature avec celui de la grâce, du domaine de la mat Semeur du 19 ao'!t, du 2 et dn 23 septembre. Ces articles ne portant pas les initiales de l'auteur.


tière avec celui de l'esprit. » On voit à quelle hauteur Vinet prenait les choses. La discussion sur le dernier point n'est pas moins fondamentale. En examinant les rapports de la forme avec la vie, Vinet rencontre l'aphorisme d'après lequel la vie crée sa forme, et il y signale une autre erreur du réveil, celle qui consiste à dire Croyez, et le reste viendra de soimême. C'est cette erreur, selon Vinet, qui a banni de la chaire évangélique tout l'enseignement de la morale.

C'est ainsi que, au milieu des événements de 1845 et 1846, Vinet revint encore une fois, hélas! une dernière fois, aux questions qui avaient occupé sa jeunesse. Il prêcha la tolérance et la liberté des cultes à un peuple persécuteur; il prêcha la spiritualité de l'Église à un clergé dont la démission n'avait pas été suffisamment inspirée de ce grand principe. Il nous reste maintenant à le suivre dans les travaux par lesquels il contribua à la formation de l'Église qui était née de cette démission. Vinet, démissionnaire de vieille date, s'était naturellement trouvé en dehors du mouvement; ce mouvement n'avait pas entièrement répondu à ce qu'il en attendait mais le fait de la naissance d'une Église libre finit par tout dominer à ses yeux; il se considéra comme membre naturel de cette Église, il s'y rattacha, il y exerça son ministère, et, comme il s'était efforcé de donner à la sécession la conscience des principes qu'elle représentait, il chercha aussi, dès qu'il y fut appelé, à lui donner les institutions qu'il regardait


comme la vraie forme de ces principes. Nous allons donc le voir jouer un nouveau rôle; le théoricien entre dans le domaine des applications; après s'être occupé presque exclusivement des rapports de l'Église avec l'État et de la notion générale de l'Église, après s'en être occupé surtout d'une manière négative et polémique, l'écrivain passe, vers la fin de ses jours, sur le terrain des idées ecclésiastiques positives et de leur réalisation.

Trente ou quarante troupeaux, dirigés par des ministres démissionnaires, s'étaient formés n la suite de la sécession. Ces troupeaux eurent de bonne heure l'intention de se réunir en un seul corps. La commission centrale avait même, dès la fin de 1845, préparé un premier travail. Cependant les événements marchèrent, la position se modifia, et la commission fut obligée de rédiger un second projet. Ce projet fut présenté à un synode, qui se réunit à Lausanne, le 10 novembre 1846, et il fut renvoyé par ce synode à une commission do neuf membres, dont le rapport devait être prêt au commencement tle l'année suivante. Yinet fut membre de cette commission. On peut croire que ses idées étaient depuis longtemps arrêtées sur les principes généraux de l'œuvre délicate à laquelle il était invité à travailler. Aussi se hàta-t'.il de les exposer dans le Semeur, comme pour y mieux préparer les esprits. Il réduisait ces principes à trois. En premier lieu, les laïques n'entreront pas seulement dans les conseils de l'Église, l'idée même du ministère sera modifiée, et il y aura divers ministères


à côté (le celui (le la prédication, divers ministres à côté du clergé En second lieu, pour ce qui concerne les conditions d'admission dans l'Église, on laissera les formules de côté, pour se contenter du fait môme de la sécession et de la profession qu'implique l'acte d'adhésion à ce fait. En troisième lieu, il y aura Église d'ensemble, Église du canton; mais ce qui devra dominer, c'est la monade ecclésiastique, c'est l'Église particulière, c'est son indépendance et sa vie propre, de telle sorte qu'il y ait autant de liberté que l'unité en permet, autant d'unité que la liberté en comporte

La commission ne se borna pas à amender le projet qui lui avait été renvoyé, elle rédigea un nouveau travail, qui fut présenté au synode au mois de février 1847. Ce travail se composait de deux parties un projet de constitution pour l'Eglise libre du canton de Vaud, et un rapport qui contenait l'exposé des motifs du projet. Le rapport rédigé par ~1~1. Vinet et Chappuis, avait du s'étendre d'une manière particulière sur la première section du projet dont les six articles avaient pour but de caractériser la nouvelle Église. C'est cette déclaration de principes qui forme la part de Vinet dans l'exposé des motifs.

Il est à regretter que l'influence de Vinet n'ait pas été aussi grande dans le synode constituant que dans la commission. Si l'Eglise libre était restée fidèle aux principes qui lui avaient été présentés, si elle avait

1 S~!eM)'du 25 novembre 1846 (article no] signé).


adopté le langage qui lui avait été proposé, elle aurait. donné aux sociétés religieuses futures, comme à celles qui existaient déjà, un exemple d'une portée incalculable. Vinet, dans son.analyse du projet, insistait en particulier sur l'art. d", qui faisait primer les Eglises sur l'Église sur l'art. 5, qui exigeait une adhésion explicite des membres de la communauté sur l'art. 2, qui renfermait la Confession de foi et auquel il consacrait une discussion approfondie. Ces pages de Vinet sur la confession de foi méritent de devenir classiques entre toutes celles qui traitent du môme sujet. On nous saura d'autant plus de gré d'en reproduire l'argumentation, qu'elles n'ont été imprimées que pour les membres du synode.

La foi de l'Église libre est connue, car la manière dont cette Église est née indique assez ce qu'elle croit. Cependant ce n'est pas une raison pour qu'elle sousentende sa foi; une Église, de même qu'un chrétien, doit trouver de la joie a confesser quelles sont ses croyances. S'il en est ainsi, il semblerait naturel d'arborer de nouveau le drapeau de la Confession de foi helvétique, antique symbole de l'Église réformée du canton de Vaud. La commission n'a pas été de cet avis. La formation de l'Eglise libre est un fait nouveau, et ce fait nouveau doit trouver son expression propre. De plus, si la vérité est immuable, son expression humaine ne l'est point, et les Confessions de foi du seizième siècle ne répondent plus exactement aux besoins du dix-neuvième. Elles sont trop théologiques, et d'une théologie trop savante; elles sont


trop polémiques, et d'une polémique trop exclusive" ment préoccupée de l'Église romaine; enfin, et surtout, elles appartiennent à une époque où l'Église c'était le clergé. OEuvre des théologiens, elles ne sont pas, elles ne peuvent être l'expression v raie de la foi des troupeaux; et, du moment qu'on adopte le principe d'après lequel l'Église réside dans l'ensemble de ses membres, et non dans le corps de ses pasteurs, il devient inévitable de modifier les Confessions de foi dans le sens de ce principe. Ajoutez à toutes ces raisons que le Symbole helvétique est entamé; on s'est accordé tacitement à en rejeter la partie liturgique et disciplinaire; plusieurs en ont retranché les anathèmes, et, au fond, il n'est personne qui le suive, si ce n'est de loin et en gros. Or, il faut qu'un symbole soit sincère, et, pour cela, qu'il soit réduit aux choses capitales. La conclusion du rapporteur, c'est que l'Église libre doit rédiger sa propre profession de foi. Cette profession sera populaire tout s'y rapportera à Jésus-Christ. Se rappelant que l'ancienne dogmatique a subi quelques atteintes chez des hommes qui, d'ailleurs, croient au Sauveur, le nouveau symbole ne renfermera que les vérités par lesquelles on est chrétien, et hors desquelles on ne l'est pas; il ne séparera la nouvelle Ëa~ise d'aucune autre Église évangélique, tout y parlera au cœur, il tournera facilement en hymne et en cantique dans une âme chrétienne, l'enfant le retiendra sans peine, et le mourant, à l'heure suprême, pourra le répéter encore. Voici maintenant la Confession que, d'accord avec


ces principes, la commission proposait au synode K L'Église libre appartient, par ses doctrines, aux Églises évangéliques qui, au seizième siècle, ont exprimé leur foi avec un accord si admirable dans leurs livres symboliques, et en particulier dans la Confession de foi helvétique. Elle proclame, avec elle et avec ses pères, la divinité et l'entière suffisance des saintes Écritures de l'Ancien et du Nouveau Testament, et reconnaît qu'il n'y a dans l'état de chute de l'homme qu'un seul moyen de salut pour les pécheurs repentants, savoir la foi en Jésus-Christ, Dieu manifesté en chair, seul médiateur entre Dieu et les hommes, et sacrificateur de la nouvelle Alliance, livré pour nos offenses, ressuscité pour notre justification, communiquant aux fidèles et à l'Église, par le SaintEsprit de Dieu qu'il envoie de la part de son Père, toutes les grâces nécessaires à la sanctification et au salut, puissant enfin pour sauver parfaitement tous ceux qui s'approchent de Dieu par lui. »

On ne doit pas trop s'étonner du mauvais accueil qui fut fait à toute cette partie du projet. Il y avait la des innovations dont les précautions du langage ne pouvaient dissimuler la noble hardiesse, et dont la valeur ne pouvait être aussitôt comprise. Les orthodoxes de Genève crièrent au scandale une Confession de foi qui ne parlait ni de la Trinité, ni de la personnalité du Saint-Esprit, ni de l'expiation, ni de la justification paulinienne. c'était à n'en pas croire ses yeux! Le synode de l'Eglise libre ne ménagea pas davantage la rédaction de sa commission. Réun


a Lausanne le 23 février !847, il ne termina le premier débat que le 5 mars. Les articles de la première section furent soumis à une foule de modifications. L'Assemblée, en opposition avec les voeux du rapporteur, plaça l'Église avant les églises. Elle méconnut encore plus gravement les principes fondamentaux du projet en eSaçant la déclaration formelle d'adhésion comme condition de la qualité de membres de la communauté. Mais c'est surtout le symbole qui fut amendé et remanié; l'esprit de la rédaction projetée fut entièrement méconnu on voulut à toute force avoir un abrégé de dogmatique; chacun arriva avec son article pour remplir quelque lacune; au lieu de la divinité des Écritures, on mit leur inspiration, et, à côté de l'inspiration, leur autorité; on y introduisit un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit; on y fit entrer « la doctrine du salut par le sang de Christ; » enfin, on y ajouta toute une eschatologie, et, si l'on s'arrêta devant l'insertion des peines éternelles, ce fut uniquement par dés considérations personnelles.

On comprend que Vinet ait ressenti douloureusement des altérations qui renversaient tous les principes et détruisaient toute l'économie d'un travail auquel il avait rattaché de grandes espérances. Empêché, par une santé déjà sérieusement atteinte, de prendre part aux travaux de l'assemblée, il intervint indirectement dans les débats par un article de la Réforma<<on, sous forme de lettre à un membre du synode. Il y relevait avec modération, mais avec force, les


vices que nous venons de signaler'. Sur ces entrefaites, le synode passa à un second, puis à un troisième débat, et termina ses travaux le i2 mars. Vinet, dans l'article dont il s'agit, n'avait pas épuisé les observations qu'il avait à faire sur le texte adopté. H avait annoncé une seconde lettre. De son lit de souffrance, il en avait même dicté le commencement, et l'avait envoyé au rédacteur du journal dans lequel elle devait paraître, tout en le prévenant de ne pas trop en attendre la suite. La mort, en effet, mit fin a ce projet comme a tant d'autres. Nos lecteurs ne regretteront pas, sans doute, de trouver ici un morceau qui n'a point encore été publié, et qui emprunte un douloureux intérêt aux circonstances au milieu desquelles il fut écrit

« Depuis ma première lettre, vous avez, vous et vos amis, discuté en second et en troisième débat le projet qui vous était soumis, et vous en êtes au point de soumettre vous-mêmes aux églises libres du canton de Vaud une constitution dont le principe fondamental ou le point de départ est leur union en un même corps, qui prend lui-même le nom d'Église. « Si j'ai été bien informé, tous les membres du synode, à l'exception d'un seul, ont revêtu le document de leur signature, et cette' unanimité a été franche et cordiale, encore que plusieurs aient conservé des doutes, des scrupules et des regrets, et «c/brMa<tM du 11 mars ]847. Cet .n'ticte (non signt) a été tue à part à un très p0.it nombre d'exemplaires.


qu'aucun n'ait obtenu exactement ce qu'il souhaitait. On n'a pas signé pour en finir, mais parce que, tout considéré, aucune des vérités de l'Évangile ne paraît recevoir la moindre atteinte dans ce document, et que rien, dans les dispositions dont il est formé, ne parait incompatible, ni directement, ni indirectement, avec le développement de la vie spirituelle, c'est-à-dire avec l'unique but de l'institution ecclésiastique. « Cette conviction encourageante est aussi la mienne. J'avouerai bien que ni le travail dénnitif, ni le projet lui-même, ne s'élèvent jusqu'à l'idéal que je m'étais formé, d'après mes notions chrétiennes, de ce que peut et de ce que doit être une Église évangélique. On a timidement abordé et l'on n'a consacré qu'avec une extrême réserve des vérités ecclésiastiques dans lesquelles l'extrême ancienneté fait l'extrême nouveauté. C'est ainsi qu'on n'a osé ni reconnaître catégoriquement le caractère primitif de l'anciennat, ou, en d'autres termes, la pluralité des ministères, ni dénier absolument aux ministres le caractère sacerdotal que l'Évangile leur dénie, tout en les mettant à part pour l'assemblage des Saints et l'édification du corps de Christ. On pourra reprocher au synode d'avoir manqué l'occasion et de s'être refusé l'honneur de promulguer distinctement des principes dont l'importance et la beauté méritaient bien, sans doute, une énonciation franche et précise. Sur plus d'un point où il eût du appuyer, il a mieux aimé glisser; il a préféré l'expression faible à l'expression forte, et, là même où la vérité a été formulée de manière à ne


laisser aucune ressource aux chicanes de l'exégèse, elle l'est pourtant avec une répugnance trop visible. En cédant sur les choses, on a marchandé sur les mots, comme s'il était moins honorable et moins sûr de dire les choses qu'il n'est honorable et sûr de les penser. » Nous compléterons cette critique par l'extrait suivant d'une lettre particulière qui fut écrite à la veille du second débat « La discussion de l'art. ë, écrivait Vinet, sera comparativement fort longue, et il est à craindre que, sur ce point, le socialisme ne l'emporter Il y a eu certainement progrès dans bien des esprits. L'attitude et le langage de plusieurs laïques nous ont agréablement étonnés; mais ce progrès n'est pas tel que les amis de l'Église politique, ceux qui veulent perpétuer au sein de l'indépendance les traditions du nationalisme, n'aient encore, sur certains points, des chances de succès. C'est l'instruction qui manque, et, faute d'instruction, la portée de certaines choses échappe, et l'on avale le chameau après avoir coulé le moucheron. Il faut dire, avec reconnaissance, que l'aspect qu'a présenté l'assemblée a été généralement édi&ant. Plusieurs choses, sous la bénédiction divine, y ont contribué. On doit, à mon avis, compter pour beaucoup en ceci le caractère et la conduite de M. Chappuis, qui a porté presque tout le fardeau naturellement imposé à la commission; Il n'a pas seulement inspiré une haute estime par son talent il < 11 s'agit de l'article relatif à la déclaration explicite par laquelle on devait entrer dans l'Église. Le MCM~M'M l'a emporté, en effet, dans le second débat, non moins que dans le premier.


s'est concilié le respect et l'an'ection de tout le monde, n La lettre à un membre du synode devint l'occasion d'un incident qui avait sans doute plus d'importance que le fond même du débat. La Confession de foi, telle que la commission l'avait rédigée, établissait qu'il n'y a K qu'un seul moyen de salut pour les pécheurs repentants, savoir la foi en Jésus-Christ. » Ce mot de rcpe~att~ parut superllu ou mal placé, et fut supprimé par le synode. Vinet crut voir une intention dans cette suppression; il s'en alarma, et, dans sa lettre à un membre du synode, il la dénonça comme significative et fâcheuse. C'était, selon lui, une trace d'antinomianisme. <c L'antinomianisme, ainsi s'exprimait-il, qui a été, pourquoi ne le dirions-nous pas? a l'une des faiblesses de notre réveil et l'un des défauts de la prédication du réveil, a, sans le vouloir, sans s'en douter, rejeté au second plan et presque relégué dans l'ombre le dogme de la repentance considérée comme condition du salut. »

Vinet avait déjà, en plus d'une circonstance, adressé des reproches au réveil' mais, pour cette fois, il avait résumé ces reproches dans un mot, il avait donné un nom à la tendance qu'il combattait depuis longtemps. Le coup ne pouvait manquer d'être sensible. L'un des pasteurs démissionnaires se trouva blessé dans sa théologie favorite, et, ripostant contre l'écrivain par les accusations d'arminianisme ou de semi-pélagianisme,il Voyez surtout un passage de la Réponse à des a~M; (Sc<MM<r, IS<6, p. 303).


demanda compte de l'insertion du passage incriminé au journal qui avait osé l'imprimer. Quelque malade .que Vinet fut, alors, il ne voulut point charger de la réponse un autre que lui-même, et sa main débile corrigea encore les lignes qu'il dicta à cette occasion. Sans insister sur le mot d'antinomianisme, sans essayer de fournirl a preuve d'un fait qui échappait à la démonstration par son caractère négatif, il ne crut pas pouvoir retirer l'accusation qu'il avait formulée. A ses yeux, le réveil vaudois avait trop peu appuyé sur les éléments de l'obligation, du témoignage de l'Esprit et du progrès, formellement consacrés par l'Évangile. Il avait fait trop petite la part du côté subjectif ou intérieur dans l'œuvre du salut. « Nous nous sommes, disait-il, spécialement attachés, dans ce pays, à l'étude de l'un des écrivains du Nouveau Testament, et, > chez tous les autres, c'est encore celui-là que nous cherchons et que nous voulons trouver. Or, tous méritent une égale attention, une confiance égale; et j'ajoute que dans celui même que nous étudions de préférence, tout doit être recueilli avec un soin égal. Il siérait peu à des disciples de l'Evangile de ne voir dans cet Evangile que saint Paul, et de ne prendre dans saint Paul que ce qui le distingue de ses compagnons d'oeuvre, et non ce qu'il a' de commun avec eux. Au fait, tout saint Jean se retrouve dans saint Paul; mais combien de lecteurs, même parmi les simples, ne paraissent pas s'en douter M On ~/tM';Ha~MnM(/f-MeMt.'jM;e ~fc/c, °o mars it!47.

12


peut regarder cet article comme le testament religieux de Vinet.

Vinet, qui avait rarement occupé les chaires du canton de Vaud, prêcha beaucoup dans l'Église libre naissante. On a peu parlé jusqu'ici de Vinet comme prédicateur, et cependant sa supériorité à cet égard était peut-être plus décisive encore que dans les autres sphères de son activité. Il ne saurait être question ici de le présenter comme maître ou comme modèle, car ce qui faisait de la prédication de Vinet quelque chose d'inimitable, c'était moins le talent que la fidélité avec laquelle cette prédication exprimait une noble et sainte personnalité. Il est un caractère de sa parole, un trait de sa manière, qui dominait et, pour ainsi dire, qui enveloppait tous les autres nous voulons dire la sincérité dans le sens le plus étendu du mot. Le secret du charme inconnu sous lequel on se sentait en l'entendant, c'est qu'il était entièrement vrai. C'est à peine si l'on remarquait la voix si pleine et si sonore, la noblesse native du geste, la dialectique déliée des raisonnements, l'abondance et l'originalité des pensées, le goût exquis du style et du débit on était absorbé par quelque chose de plus nouveau et de plus puissant. On avait devant soi un homme qui montait en chaire parce qu'il avait quelque chose à dire; on sentait que ce qu'il donnait, c'était sa vie, c'était lui-même. Vinet était parfaitement sérieux, c'est-à-dire, encore une fois, parfaitement sincère; l'humilité, chez lui, enfantait la simplicité, la simplicité produisait le natu-


rel point de dogmatique apprise, point de phrases .faites, point de jargon religieux, point de passages cousus au bout les uns des autres pour cacher le vide de la pensée tout allait à l'édification rien ne trahissait la complaisance du prédicateur qui se regarde penser ou s'écoute parler; le ton émouvait et pénétrait parce que celui qui.parlait était, tout le premier, ému et pénétré. Vinet entraînait, non de propos arrêté, mais par une force toute religieuse et spirituelle il faisait verser des larmes, mais des larmes d'humiliation on admirait, mais on admirait l'esprit de Dieu et sa puissance; en y réfléchissant, on reconnaissait bien qu'un art consommé présidait à une oeuvre aussi achevée, mais on était en même temps forcé de reconnaître que cet art lui-même consistait dans la sincérité qui proportionnait l'expression au sentiment, la forme à la pensée, et subordonnait tout à un but évangélique. Chez d'autres et de grands prédicateurs, l'art est enrôlé dans une cause sainte, mais il n'est qu'un auxiliaire on le destine à piper saintement les âmes que l'on espère retenir ensuite par la vérité chrétienne. Malgré l'excellence des intentions, il en résulte inévitablement quelque chose d'extérieur et de faux, des efforts, de la rhétorique. Chez Vinet, l'art n'était pas inconscient, sans doute, mais il était trop consommé pour se faire ainsi sa part à lui-même à côté du sujet; c'était plutôt un goût parfait et caché qui circulait sous les formes de la parole; on n'apercevait l'habileté nulle part; on sentait le tact et le bonheur partout. Tout était harmonieux, tout était accompli, tout était char-


mant mais l'impression se résumait dans un sentiment de surprise et d'attendrissement à la vue de la personne morale qui se trahissait si humble et si candide dans ces paroles bénies.

Vinet avait donné sa démission comme professeur de théologie pratique en mai 1845. Quelques semaines après, il fut appelé à la chaire de littérature française dans laquelle il avait déjà suppléé M. Monnard pendant plusieurs semestres et qui était devenue vacante par la démission de ce dernier. Il ne l'occupa que peu de temps. Aucune institution n'était plus importune au radicalisme que l'Académie de Lausanne; sa distinction même la désignait à la ruine. Au mois de décembre 1846, une nouvelle loi sur l'instruction publique fut mise en vigueur, et les anciens professeurs furent renvoyés. Le conseil d'État ne motiva qu'une seule de ces destitutions, ce fut celle de Vinet. On lui reprochait de fréquenter les assemblées religieuses en dehors de l'Eglise nationale. Cependant les étudiants qu'on avait ainsi privés de leursmaîtres s'adressèrent à ceux-ci pour les prier de leur continuer quelque temps encore leurs leçons. Vinet ne s'y refusa point; malgré le besoin et la soif qu'il avait de repos, il reprit son cours de littérature dans un local privé, et entreprit, avec les élèves en théologie, une étude théologique et religieuse de quelques chapitres du quatrième évangile. Ce n'est pas tout. Vinet avait pris une part active à l'établissement d'une école supérieure de filles, et se plaisait à y voir un moyen de mieux préparer à leur profession ces jeunes Vaudoises qui se placent chaque


année en grand nombre à l'étranger, en qualité d'institutrices. Il présidait le comité directeur de cette institution. En 1847, il y eut embarras pécuniaire, et Vinet fit, au profit de l'école, un cours pour les dames, dans lequel il traita de la classification des connaissances humaines

Cependant l'état de sa santé devenait alarmant. Le 12 décembre, il avait assisté à un repas que les étudiants avaient offert à leurs anciens professeurs. La maladie se déclara peu après. Il ne put venir à Genève, où il devait prêcher à l'époque de Noël. Son activité d'esprit était plus grande que jamais, mais les forces lui manquaient. 11 croyait n'avoir besoin que de repos. Il avait l'intention de seretirerà Clarenset de donner deux ans à l'exécution des projets littéraires qui se multiplaient avec rapidité dans son esprit. II voulait rédiger quelques-uns de ses cours, la philosophie pratique du christianisme et la théologie pastoraie il se proposait de rassembler ses morceaux sur Pascal et ses Études évangéliques; il parlait quelquefois d'un choix des sermons de Bossuet, d'une nouvelle traduction de l'Imitation avec une préface et des notes; il avait déjà fait un arrangement avec un libraire pour la publication d'une histoire de la littérature française en deux volumes; il pensait même à écrire une grammaire. Tel était néanmoins le degré de débilité auquel il fut bientôt réduit, qu'il ne sortait Une dame a donne l'analyse de ce cours dans la ~u«c MMMe, t84T-, p. 193 et suiv.


plus guère du lit que pour aller donner ses leçons; il se recouchait en rentrant. Avait-il quelque article a faire, et nous avons vu combien ses travaux, furent nombreux à cette époque, il écrivait couché ou il faisait écrire sous sa dictée. Il se vit enfin forcé de suspendre les trois cours qu'il avait commencés. Sa dernière leçon de théologie eut lieu le 28 janvier. Le texte était Jean XVII, 4 il termina par ces mots « Puissions-nous nous emparer légitimement de ces paroles, et, au terme de notre vie, dire, dans le sentiment de notre dépendance, à celui qui est le Père de notre Seigneur Jésus-Christ et notre Père Nous t'avons glorifié sur la terre, nous avons achevé l'oeuvre que tu nous as donnée à faire »

L'état de notre ami continua d'empirer. Il était déjà très faible lorsqu'il dicta, dans les premiers jours d'avril, le commencement d'un article dont nous avons parlé et qu'il ne put achever. Le 10 du même mois, il dicta également une annonce de la Vie de Jésus-Christ par Pascal, et deux jours plus tard, il envoya au Semetu' quelques lignes sur l'Histoire des Girondins, qu'il avait écrites au crayon et sur de petites cartes, dans les moments de répit que lui laissait la maladie. Le 39 avril, on le transporta a Clarens. Il supporta le voyage mieux qu'on ne s'y était attendu, mais les espérances auxquelles on se rattachait furent de courte durée. Vinet connaissait évidemment la gravité de son état. Toutefois, de même qu'il n'avait pas fait de son cœur deux parts, l'une pour le monde et l'autre pour Dieu, il ne fit pas non plus de sa vie deux parts, l'une


pour vivre et l'autre pour mourir; mais il continua Jusqu'au dernier moment à s'occuper des pensées et des travaux qui avaient rempli sa vie. Il prenait encore un vif intérêt aux choses littéraires. Sa dernière jouissance en ce genre fut la lecture des premiers volumes de l'ouvrage de Lamartine. Le samedi 1" mai, il se fit lire encore quelques pages du troisième. Il voulut aussi entendre son annonce de Pascal qui venait de paraître dans le Semeur, et les nouvelles religieuses qui terminaient le numéro de la Réformation.

Le même jour il réunit ses amis, MM. Chappuis, Secrétan et Marquis, pour leur faire connaître ses dernières dispositions M. Secrétan les rédigea et les lui fit signer. La nuit du dimanche au lundi (2 et 3 mai) fut très douloureuse, ses souffrances lui arrachèrent des gémissements. Les deux derniers jours il était trop faible pour parler beaucoup. Au reste, quelqu'un qui le connaissait bien nous exprimait la conviction que Vinet s'était abstenu à dessein de ces mots que l'on recueille sur les lèvres d'un mourant et que l'on cite. Il goûtait médiocrement les récits de morts chrétiennes. Les seules paroles que l'on ait conservées de lui sont des témoignages d'affection ou des expressions d'humilité. L'un de ses amis lui ayant dit qu'on priait beaucoup pour lui « On ne peut guère, répondit-il, prier pour une plus indigne créature. » Une autre fois il demanda pardon pour tous les scandales, ainsi s'exprimait-il, qu'il avait pu donner par son impatience et son intolérance. Il laissa ce message pour son fils « Dites-


lui qu'il persévère dans l'amour de Jésus-Christ, puis qu'il l'a rencontré. »

Le lundi soir, il semblait mieux et l'on eut une lueur d'espoir. Sa sœur et M'"° Vinet, accablées de fatigue, allèrent alors prendre quelque repos. Un ami resta près de lui. Ils eurent un dernier entretien. « Que dois-je demander pour vous? » lui dit cet ami. Demandez pour moi toutes les grâces, répondit Vinet, même les plus élémentaires. » A une heure du matin, sa respiration devint gênée et il eut des angoisses. Elles continuèrent, mais sans grand combat, sans agonie proprement dite. Quelqu'un lui ayant fait une question « Je ne puis plus penser, » dit-il. Ce furent ses dernières paroles. Il expira à cinq heures du matin, le 4 mai 1847.

Un grand nombre de personnes accoururent de Vevey, de Lausanne, de Genève même, pour rendre les derniers devoirs à celui qu'elles avaient tant admiré ou aimé. Un monument élevé par ses amis marque la place où il repose dans le cimetière de Clarens, à mihauteur d'un riant coteau, au milieu de l'un des sites les plus beaux du monde.


VI.

Nous venons de tracer rapidement l'histoire des écrits de Vinet. Il nous reste à examiner l'esprit qui a présidé à ses travaux, la tendance qui les caractérise, l'unité qui s'y manifeste, et à nous rendre compte de l'influence qu'ils ont exercée.

Nous rencontrons d'abord, dans Vinet, ce qu'on peut appeler le publiciste. Parmi les brochures et les livres qu'il a écrits sur des sujets d'un intérêt public, il en est qui traitent des rapports de l'Église avec l'État, et d'autres qui s'occupent de l'Église elle-même, de sa forme et de ses institutions. Il est bon de remarquer que les deux ordres de questions étaient étroitement unis dans la pensée de l'auteur. A ses yeux, les institutions de l'Église devaient être déterminées par la nature de l'Église, et, d'un autre côté, la thèse que Vinet a soutenue sur les rapports de la société civile avec la communauté religieuse, reposait beaucoup plus sur la notion qu'il se faisait de cette dernière que sur des notions politiques quelconques. Ses idées sur la nature de l'État ne sont, en grande partie, que la contre-partie et, pour ainsi dire, la conséquence, le prolongement de ses idées sur la nature de l'Eglise.

Vinet regardait l'Église comme une société de chrétiens qui se sont librement et spontanément réunis en vertu de la foi qui leur est commune. Cette no-


tien, qui paraitra peut-être banale et qui est, au fond, très nouvelle et très peu acceptée, reposait elle-même sur la notion qu'avait Vinet du christianisme, car l'Eglise et l'Évangile étaient pour lui deux termes corrélatifs. Selon lui, la foi chrétienne n'a de réalité qu'autant qu'elle est une possession personnelle, une conviction individuelle, une adhésion volontaire, un parti pris de la conscience et, pour tout dire, un acte moral. Il est un mot que Vinet a beaucoup contribué à mettre en circulation et qui résume parfaitement cette conception On ne naît pas chrétien, on le devient. La foi, au sens de Vinet, a pour point de départ la conversion prise dans un sens biblique très sérieux.

On voit tout d'abord ce que l'État devait être à ce point de vue. Car, si l'Église repose sur le fait de la foi et de la vie chrétiennes, cette base ne saurait être celle de l'État, et, dès lors, il y a distinction, disons mieux, il y a dualité.

Nous croyons que la notion ecclésiastique de Vinet se rattache à toute une conception du christianisme. Elle est directement opposée à une autre théorie qui repose également sur une conception générale et de laquelle dépend aussi un ensemble de vues sur les choses divines. Les hommes sont plongés dans le mal; Jésus-Christ est venu fonder une institution destinée à les sauver; l'Eglise est le dépositaire de la vérité et de la grâce, le représentant de Dieu sur la terre, le tuteur de l'humanité dans l'état de minorité spirituelle où se trouve cette dernière. L'Église n'est donc pas la société des chrétiens~


mais bien plutôt l'institution chargée d'élever les hommes à la qualité de chrétiens. Elle embrasse les peuples entiers dans ses soins, et, dès lors, elle s'associe naturellement avec le gouvernement civil de ces peuples pour en recevoir un appui indispensable au rôle pédagogique qu'elle s'attribue: Tout, du reste, dans l'action de l'Église, porte le cachet de cette notion pédagogique. L'enfant est réclamé dès sa naissance comme membre ou plutôt comme pupille de l'Église, il reçoit le baptême comme sceau de cette adoption, il prend le nom de chrétien, lequel perd dès lors sa signification plus élevée pour désigner le ressortissant ecclésiastique. Il y a un clergé et des laïques; le clergé a des confessions de foi, le laïque croit plus ou moins ce que croit le clergé. Le culte est organisé d'après le même point de vue. La liturgie et la prédication y tiennent la place de la prière spontanée et de l'exhortation mutuelle. Des dimanches suppléent à la piété de tous les jours par des enseignements périodiques, et des anniversaires solennels rappellent à des cœurs mondains les-souvenirs sacrés de l'Evangile. En un mot, ce n'est pas la vie spirituelle qui est supposée dans ce système, c'est son absence, et le système tout entier se propose précisément d'exciter ou de produire cette vie dans le monde.

Nous ne faisons qu'énoncer le plus incontestable des faits historiques en rappelant que cette conception du christianisme n'est point celle des apôtres. Loin de là, on pourrait presque reprocher à saint Paul, à saint Jean de trop idéaliser le chrétien. Un disciple


de Jésus-Christ est, à leurs yeux, un homme nouveau, en communication directe avec Dieu, instruit de toutes choses par le Saint-Esprit, indépendant des secours extérieurs, affranchi de l'usage des béquilles dont le judaïsme avait besoin, répudiant la distinction des aliments et des jours. Nous sommes, dans le Nouveau Testament, sur le terrain du spiritualisme le plus complet, c'est-à-dire d'une religion où manquent les éléments arbitraires, où tout est directement religieux et porte, pour ainsi dire, d'aplomb sur la conscience. Eh bien à l'inverse de tout ceci, le catholicisme est une immense et puissante pédagogie chrétienne, et nulle part l'idée de la minorité religieuse de l'humanité n'a été aussi rigoureusement poussée jusqu'à ses conséquences. Quant au protestantisme, il s'est dégagé, mais il ne s'est dégagé qu'à moitié de l'une des conceptions, comme il n'a qu'à moitié aussi saisi et réalisé l'autre.

La légalité est à l'Évangile comme l'ascétisme est à la morale. Le devoir pur ne devient accessible à la plupart des hommes qu'au moyen de certaines pratiques qui lui sont étrangères, qui dérogent même à son caractère absolu, qui ne l'expriment qu'en l'altérant, mais qui, par là aussi, le mettent davantage à notre portée. Il en est de même du spiritualisme évangélique. Il ne peut entrer en contact avec l'humanité qu'il est destiné à transformer, sans se soumettre à des transactions; il s'abaisse jusqu'à nous pour nous élever jusqu'à lui. C'est que de l'idéal à la réalité il y a toujours et nécessairement une chute. La pensée de Jésus


n'a-t-elle rien perdu de sa pureté spirituelle dans la prédication apostolique? N'y a-t-il pas un abime entre le christianisme biblique et le catholicisme du moyen âge? Et, d'un autre côté, une doctrine plus sublime n'aurait-elle pas été comme non avenue pour les rudes populations de l'invasion? S'il y a eu ainsi compromis instinctif, altération, transformation, en pouvait-il être autrement? L'histoire avant Jésus-Christ est une grande préparation du monde à l'Evangite qui devait venir; l'histoire depuis Jésus-Christ offre la même progression renversée, les efforts de l'humanité pour s'assimiler l'Évangile qui est venu. C'est que le mot de l'histoire, c'est que la loi du développement, c'est que le but de l'humanité, ne sont autre chose que le progrès dans la spiritualité; or, ce progrès ne s'accomplit que par la transaction de l'esprit avec ce qui n'est pas lui; le germe impérissable s'accommode pour un temps d'une enveloppe grossière, d'un milieu qui l'opprime mais il sait découvrir dans ce milieu des éléments qui lui sont homogènes, il se les assimile,. et le jour vient où il s'élève au-dessus du sol en fleur radieuse et parfumée. Qu'importe que la cause du spiritualisme chrétien soit bafouée aujourd'hui, que ses partisans soient en petit nombre, que ses défenseurs soient outragés; il gagne du terrain a travers les crises de l'humanité, il est le ressort dernier et caché des évolutions sociales; c'est a son profit que tout s'accomplit ici-bas; il n'est rien qui ne le serve, jusqu'à ses défaites apparentes; l'univers et l'éternité lui appartiennent.


Les questions ecclésiastiques ne sont qu'un aspect de cette grande question; la lutte qu'a engagée et soutenue Vinet n'est qu'un épisode dans le long combat de la chair contre l'esprit. Notre ami a joué dans cette lutte un rôle mémorable. Son nom est désormais inscrit parmi ceux des plus nobles champions de l'idéal et du vrai au sein de l'humanité. On se demandera peut-être s'il a bien aperçu tous les aboutissants de la discussion. On se demandera surtout s'il ne s'est pas placé à un point de vue trop absolu, s'il n'a pas confondu l'opposition entre l'idée et sa réalisation avec l'opposition entre le vrai et le faux, s'il n'a pas fait trop abstraction des conditions du développement historique. Voilà ce qu'on dira sans doute, mais il faudra se rappeler en même temps que cette préoccupation exclusive de l'idée dans ceux qui la représentent sur la terre n'est peint de trop pour lui assurer sa place dans un monde- le fait domine si tyranniquement.

Il est facile de voir, d'après ce qui vient d'être dit, que le publiciste, dans Vinet, touche de près au théologien, à prendre ce mot de théologien dans un sens élevé et agrandi.

Il faut distinguer, en effet, dans toutes les branches de la littérature, l'ouvrier et l'artiste, le savant et le virtuose, l'érudition et le génie. L'érudition a quelque chose d'impersonnel; celui qui fait faire des progrès à une science assure sans doute à son propre souvenir une place dans l'histoire de cette science, mais il


ne laisse pas après lui d'oeuvre qui lui appartienne en propre et qui porte son nom; le résultat de ses travaux se confond avec les résultats postérieurs, et l'on peut comparer sa tâche à celle du manœuvre qui contribue à la construction d'un édifice, mais auquel personne ne pense en contemplant cet édifice, parce que la pensée qui s'y révèle n'est pas la sienne. L'oeuvre de l'artiste, au contraire, est essentiellement personnelle, c'est son œuvre, et elle est à jamais inséparable de sa mémoire, parce qu'il l'a marquée du sceau de son individualité, parce qu'il vit en elle, parce qu'elle est sa création, unique, mystérieuse, individuelle, comme lui-même est une création de Dieu.

Cette distinction n'est pas moins applicable à la littérature théologique qu'à d'autres genres de littérature. Dans la théologie aussi la simple érudition n'est que travail de manœuvre, et les résultats acquis ne sont que des matériaux qui attendent la main et la pensée de l'artiste. Seul le génie religieux saura combiner ces matériaux en une œuvre durable et, en même temps, les convertir en une acquisition commune de l'humanité. L'érudition a quelque chose d'ésotérique, tandis que le génie s'adresse à l'homme de tous les temps et de tous les lieux; il n'est nulle part étranger, il n'est jamais suranné.

Le génie n'en est pas moins de son siècle, il le représente tout en le dominant. La science proprement dite peut lui être étrangère, mais il s'en est approprié les résultats, ne fut-ce que par cotte intuition qui est


l'un de ses privilèges. Ce serait une erreur que de se représenter le génie comme doué de je ne sais quelle universalité abstraite; au contraire, la puissance de son action a pour condition l'individualité humaine, y le rapport étroit avec une époque et des circonstances données, avec le réel et le concret. C'est précisément par la vérité de son existence individuelle qu'il a une valeur générale.

Nous avons dit que la théologie a aussi ses génies. La pensée religieuse, en effet, a reçu parfois le sceau ineQ'açable d'une grande individualité. Si l'éloquence est une vertu, ne peut-on pas dire aussi que la théologie, au sens le plus élevé du mot, est un art? Augustin, A-Kcmpis, Pascal, Schleiermacher ne forment-ils pas comme un chœur mystique d'artistes divins ?

C'est dans ce chœur que Vinet trouve sa place. Vinet n'est point un savant, quoique ses connaissances fussent étendues, ses lectures immenses; il n'est point un théologien, dans le sens technique, et l'on peut se trouver tenté quelquefois de regretter qu'une méthode rigoureuse et cet élément historique des questions qui en est l'élément vraiment scientifique, lui soient restés trop étrangers; mais Yinct est plus qu'un simple érudit, n savoir un penseur; plus qu'un théologien de métier, à savoir un écrivain religieux plein de beauté et d'originalité. Il a vécu de la vie de son siècle, il en a plus vécu que l'homme d'une culture spéciale ne peut le faire, et, du haut de cette situation intellectuelle, il a parlé la langue de


)'Evangile au monde et parlé la du monde à l'Eglise.

La doctrine, la morale et l'apologétique ne font qu'un dans les écrits de Vinet, parce qu'il prend ces choses à une profondeur où elles se rejoignent, et dans cet élément de la vie religieuse où elles se confondent. H ne s'imagine pas qu'on puisse démontrer la divinité du christianisme en faisant abstraction de son contenu; pour lui, la divinité de l'Évangile c'est sa vérité, sa vérité c'est sa puissance, et cette puissance résulte de son harmonie avec les aspirations et les besoins de l'âme humaine. Vinet, à cet égard, est le continuateur direct de ce Pascal qu'il a tant étudié, si ce n'est que l'apologète catholique a plus insisté sur ce que j'appellerais les misères intellectuelles de F humanité, tandis que l'apologète protestant se meut plus exclusivement entre les idées de péché et de devoir. Vinet est avant tout moraliste. Un enseignement, pense-t-il, qui convainc l'homme de péché, comme le fait l'Évangile, qui le révèle lui-même à lui-même, qui se montre à la fois si élevé et si applicable, si paradoxal et si sensé, cet enseignement vient de Dieu, il ne peut venir que de lui, et si les autres preuves ne sont pas superMues, à coup sûr elles ne sont que secondaires. Aussi la prédication de Yinet roule-t-elle presque exclusivement sur des sujets de morale, mais d'une morale qui n'est pas seulement une morale religieuse, qui est comme la substance même de la religion. C'est dire, en même temps, quel était l'esprit de la dogmatique de Vinet. A cet égard, comme n plusieurs autres, 13


il y a eu sans doute des phases dans sa ~ie, ou plutôt il y a eu développement continuel et continu. Néanmoins, ces tranformatiôns se sont accomplies dans le sens d'une direction constamment semblable. Il est peu nécessaire et il serait peu sûr d'énumérer ici les divers articles de la croyance de Vinet. L'Écriture n'était point pour lui un code, ni même un livre, mais une collection de livres et le récit d'une histoire. L'opposition de la foi et de la raison n'avait, à ses yeux, point de sens, car il voyait dans la raison l'une de ces universelles et immuables prémisses auxquelles tous les systèmes en appellent, dont on convient dans les opinions les plus opposées, et qui, à quelque point de vue que nous nous placions, forment le critère de la vérité et le point d'appui de la croyance. De même, Vinet, tout en fondant son apologétique sur le sentiment du péché, n'avait garde d'exagérer la déchéance morale de l'homme jusqu'à méconnaître l'étincelle divine qui scintille encore dans cette nuit et qu'un souffle peut ranimer. Il ignorait ces excès de doctrine qui, rompant tout point de contact et, pour ainsi dire tout passage entre l'homme ancien et l'homme nouveau, tendent à faire de celui-ci le produit mécanique de je ne sais quel arbitraire divin. La personne de Jésus-Christ était le centre de l'Évangile tel qu'il le concevait, toutefois moins, ce nous semble, comme la victime expiatoire de la théologie orthodoxe ou comme l'idéal humain de la théologie moderne, que comme le Dieu manifesté sous le voile de l'incarnation C'est pourquoi aussi il se représentait la foi comme un regard vers


Celui qui disait c< Quiconque m'a vu, a vu le Père! » Cette foi n'est point une croyance intellectuelle, mais un fait moral, et, dans ce sens, elle est une œuvre. Du reste, elle est toute de Dieu et toute de l'homme, premier fruit de cette grâce que Vinet fait moins consister dans un pardon objectif et antécédent à la vie nouvelle que dans cette vie nouvelle elle-même, avec tous ses éléments et tous ses développements, foi et amour, régénération et sanctification. Le pardon n'est pas distinct de ces grâces, il en est la communication.

Sur tous ces points, on reconnaît une dogmatique qui ne s'est point formée de lambeaux du texte biblique, de données traditionnelles ou spéculatives, mais qui est l'expression d'une vie chrétienne et qui se tient debout en vertu de sa propre force organique. Au reste, ce qu'il y a de plus caractéristique dans la dogmatique de Vinet, comme, en général, dans tout ensemble de pensées, c'est la méthode. Or, la méthode de Vinet se résume tout entière dans ses vues sur l'autorité en matière de foi. Il n'est point d'ennemi qu'il ait combattu avec plus de zèle que celuilit, parce qu'il reconnaissait instinctivement sous ce nom la même conception anti-spiritualiste avec laquelle il s'était mesuré dans les questions ecclésiastiques. « Le cœur, écrit-il, le cœur! l'intuition, la conscience intime de la vérité religieuse, immédiatement saisie comme le sont les principes premiers! Thèse hardie et sublime qu'un bien plus grand que Pascal avait professée avant lui dans cette mémo-


rable injonction Croyez à ma parole, sinon croyez aux œuvres que je fais. La vérité a ses titres en ellemême elle est sa preuve à elle-même; elle se démontre en se montrant, et le cœur est le miroir de la vérité. Quiconque ne prêche pas, sous le nom de foi, un avilissement volontaire ou un suicide de l'esprit et du cœur, quiconque veut retrouver dans la foi ce consentement de soi-même à soi-même dont Pascal a fait un des caractères de la foi, sera d'accord avec lui sur la nécessité d'une rencontre entre la vérité et le cœur de l'homme. Au jugement de quelques personnes, tout ceci est du rationalisme pour d'autres, c'est du mysticisme pur; à nos yeux, c'est tout simplement l'Evangile, ou, si l'on veut, du spiritualisme. L'Évangile ne peut être que spiritualiste, et il ne l'est qu'à cette condition; toute autre le dépouille de ce caractère, car toute autre nie en principe ce que JésusChrist a constitué à si grands frais, les rapports immédiats de l'homme avec Dieu, la liberté glorieuse des enfants de Dieu, ou, pour parler un langage moins élevé, l'individualité religieuse. » Quelle fermeté dans ces convictions! quelle hardiesse dans cette parole! Tout Vinet est là, sans doute, mais en môme temps, on ne saurait se le dissimuler, toute la théologie nouvelle, toute une révolution. Après cela, nous sommes libre d'avouer qu'il y a quelquefois dans Vinet ce qu'on pourrait appeler de petits glaçons dogmatiques, comme il y a dans son style ce que Sainte-Beuve nommait de petits glaçons mythologiques. Le soleil n'en fait pas moins sentir et circuler


sa chaleur parmi les espaces de sa pensée. Il en est de la religion de Vinet comme d'une formation géologique le soulèvement ne s'est pas accompli également et régulièrement partout, mais le feu central est là, foyer concentré, puissant, inextinguible. L'unité de pensée est admirable dans Vinet. L'homme, le littérateur, le théologien, le publiciste, sont dominés par un même principe et se confondent dans une même personne celle du réformateur. Vinet est réformateur, comme l'ont été tous ceux qui ont jamais mérité ce titre, en marquant de son nom un progrès dans la voie du développement spirituel. Il l'est comme Luther, comme Pascal, comme Schleiermacher. Son œuvre, comme la leur, est pleine d'éléments dont il ne sentait peut-être pas lui-même toute la signification.

Vinet est redescendu dans l'âme humaine, profondeurs mystérieuses dont l'homme tend sans cesse à sortir, mais où brûle la lampe de la vérité, Il s'est mis à la recherche de la certitude et de Dieu, et il a pris son point de départ dans la conscience il a reconnu l'imprescriptibiMté des vérités internes; il a compris que, si la religion est faite pour nous, nous sommes aussi faits pour elle; en d'autres termes, que le critère de la divinité d'une religion est dans cette harmonie avec la conscience qui fonde à la fois pour celle-ci le droit d'apprécier et le devoir de se soumettre. « Il faudra toujours que la vérité hors de nous se mesure, se compare à la vérité qui est en


nous. )) En proclamant ainsi la suprématie de la conscience, Vinet a en même temps ramené la religion à son essence, c'est-à-dire à la communion avec Dieu. Les dogmes purement spéculatifs sont tombés du même coup que les observances purement légales. Le culte est redevenu esprit et vérité. L'autorité a cessé de peser sur l'âme. La raison, qui n'est qu'un élément de la conscience, a revendiqué ses droits. Mais placer la religion dans la conscience, c'est établir la nature individuelle et subjective de la conscience religieuse, et, par suite, c'est établir le caractère relatif de la vérité sur la terre, c'est reconnaître l'inévidence du christianisme, c'est proclamer la liberté pour tous, c'est inviter les opinions à se manifester, c'est fonder la tolérance sur une base nouvelle, qui n'est plus 'indifférentisme et qui n'est pas nécessairement non plus la foi. On voit quel est le lien caché de toutes es thèses que Vinet a défendues.

Qu'on l'appelle individualisme, subjectivisme ou mplement spiritualisme, le principe de Vinet est le principe protestant, et ses écrits marquent une évolution capitale dans le protestantisme français. Si la Réformation a consisté à dépouiller la religion de tout ce qui en elle n'était point religieux, on peut dire que Vinet a opéré une réformation dans la Réforma tion, en dépouillant cette dernière des nombreux éléments non assimilés et non assimilables qu'elle avait conservés. Il a travaillé pour sa part, pro virili parte, a cette œuvre qu'un siècle lègue à l'autre, et qui ne sera accomplie que quand la conscience et l'Évangile


seront reconnus comme deux surfaces qui doivent se couvrir exactement.

Vinet, sauf dans sa polémique contre les notions ecclésiastiques courantes, a plus cherché à édifier qu'a 't détruire. Nous ne croyons même pas qu'il ait entrevu toute la portée critique des principes dont il a été le représentant parmi nous. Les apologètes qui démontrent la vérité de l'Évangile par ses harmonies avec l'âme humaine ne savent guère ce qu'ils font. C'est dans la conscience qu'ils placent le critère et la mesure de la vérité religieuse; mais attribuer ce rôle à la conscience, c'est consentir à regarder comme hors-d'œuvre ou superfétation tout ce qui, dans un système religieux, reste sans rapport avec elle. Il n'y a point de milieu il faut, avec la vieille apologétique, prendre son point d'appui dans je ne sais quelles preuves externes, et essayer d'asseoir une autorité absolue sur un témoignage faillible, ou bien il faut reconnaître que le divin ne se démontre que par son afïimté et par son contact avec l'âme humaine, et il faut accepter toutes les conséquences négatives de cette donnée. Or, que devient, à ce point de vue, la théologie métaphysique de Nicée? Que deviennent le sacerdoce et le sacrement catholiques? Que devient la théorie théopneustique du dix-septième siècle? Vinet, sans doute, n'a pas tiré toutes les conséquences que renfermait sa théologie. Beaucoup de personnes se flattent même qu'il aurait désavoué ces conséquences s'il avait assez vécu pour les. voir éclore. Cela est possible, mais il n'en reste pas moins vrai que, dans


le déblai qui s'opère depuis quelque temps, les ouvriers n'ont fait que suivre les lignes tracées par la main de Vinet.

Pour ceux qui ont connu Vinet, il est un souvenir qui domine l'admiration même avec laquelle ils contemplent la puissance de son initiative religieuse c'est le souvenir de son caractère personnel. Le charme, disons mieux, la puissance de ce caractère résidait dans l'union d'une intelligence étendue et cultivée et d'une pureté morale exquise. L'élévation, une sensibilité sans abandon, mais pleine de dévouement, une humilité si profonde qu'on avait peine à y croire dans un homme si admiré, le besoin de la perfection en tout, l'harmonie, l'unité intérieure, la transparence de l'âme, tels étaient les principaux traits de la physionomie spirituelle de Vinet. Il ne ressemble pas seulement à Pascal par la méthode théologique, mais aussi par ses oscillations entre une tendance naturellement sceptique et une foi enfantine, par ses souffrances, par son humilité, par sa réserve, par sa conscience scrupuleuse, par son abnégation, par l'austérité de ses affections, par son attachement au devoir et à l'idée du devoir. Seulement il faut bien dire qu'il n'a pas poussé ces qualités jusqu'au tragique, comme l'écrivain de Port-Royal, et que par là même a montré un christianisme bien plus humain plus aimable et, pour tout dire, plus chrétien. Sa personne est l'une de celles qui restent dans la mémoire des hommes comme ayant reflété d'une manière toute particulière l'auguste


image du Maître son œuvre a moins consisté dans ce qu'il a dit et dans ce qu'il a fait, que dans ce qu'il a été. Le voir, c'était déjà une lumière et un appel. L'avoir connu est une bénédiction dont on doit reconnaissance à Dieu.

Le génie de Vinet a dû beaucoup à la beauté de son âme. Tandis que la littérature contemporaine offre le spectacle d'une foule d'intelligences qui s'obcurcissent ou se dégradent après l'éclat d'une première apparition, Vinet n'a pas cessé de se développer. C'est là le privilége des natures saines, des talents que soutient la vie morale, des âmes pures et animées d'un sincère amour de la vérité. La vie de Vinet a été une transformation incessante, et cette transformation s'est traduite par un perfectionnement continu dans le sentiment et dans l'expression.


TABLE DES MATIÈRES.

I. YinetàBàte. 3 II. Vinet à Lausanne 56 MLLethëôiogien. 79 IV.LecritiqueHttëraire. )49 V. Lamort. 144 V!. Appréciation. 185