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Titre : Causes criminelles et mondaines de ... / Albert Bataille

Auteur : Bataille, Albert (1856-1899). Auteur du texte

Éditeur : E. Dentu (Paris)

Date d'édition : 1882

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb42314269z

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb42314269z/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1882

Description : 1882.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k206875t

Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, 8-F-1859

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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ALBERT BATAILLE

CAUSES

CRIMINELLES

ET MONDAINES

DE 1882

PARIS

E. DENTU, EDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE t.RTTHES Palais-Royal, 15-17-19, Galerie d'Oi-leaus

1883

Droits de traduction et de reproduction réservés.


CRIMINELLES & MONDAINES DE t882

CAUSES


LIBRAIRIE DE E. DENTU, ÉDITEUR

DU MÊME AUTEUR

CAUSES CRIMINELLES ET MONDAINES DE 1880

t volume gr. in-r8 jésus; prix 3 fr. 5o c..

CAUSES CRIMINELLES ET MONDAINES DE t88t

t volume gr. in-i8 jesus prix 3 fr. 5o c.

Imp. E. Mazereau

Tours.


CRIMINELLES & MONDAINES

LES DERNIERS QUÉRANGAL

1

PROCÈS DU FRERE

Saiat-Brieuc, 8 février.

Aimé Quérangal des Essarts appartient à une vieille famille de noblesse bretonne. C'est un beau garçon, à peine âgé de vingt ans, mais de) tout à fait homme; il porte avec une crâne élégance le traditionnel costume armoricain.

Près de lui, sur le banc des accuses, une jolie femme, une paysanne celle-là.

La femme Simon, l'accusée, est une véritable Messaline. Fermière au village de Saint-Hervé, commune de Ploufragan, elle recrutait ses amants dans toutes les classes, quittant les garçons de charrue pour les hobereaux du voisinage, et inversement. Il suffisait, pour lui plaire, qu'on fût solide, de bonne mine, et toujours prêt a répondre aux exigences de sa nature plantureuse et infatigable.

1

CAUSES


Simon, le mari, était une manière de paysan malingre, souffreteux, débile, un pauvre être sans nerfs et sans ressort, le dernier des maris qu'il eût fallu choisir pour cette Bretonne de sang.

A part ce vice rédhibitoire, le fermier n'était pas un époux gênant. Il ne voyait point de mauvais œil les nombreux amants de sa femme, qui prenaient, à tour de rôle, un emploi dont lui-même se sentait incapable, et il cherchait au fond des flacons d'eau-.de-vie l'oubli de'la réalité.

On ne se souvient point d'avoir vu, depuis la guerre, la fermier de Saint-Hervé marcher droit. Il errait d'ordinaire autour des cabarets, une bouteille d'eau-de-vie en main, décrivant sur la route les arabesques les plus fantastiques. Sa femme, ~au reste, favorisait et encourageait ce péché mignon elle avait même composé, à l'usage de l'ivrogne, un horrible mélange de trois-six, de genièvre et de grains de poivre, dont un seul petit verre eût grisé toute la Pologne.

L'accusation soutient que la femme Simon avait la résolution bien arrêtée de tuer de cette façon, et à brève échéance, un mari rachitique et insuffisant. Elle avait honte de lui elle eût voulu le voir, un beau jour, s'allumer et flamber comme un bol de punch. Mais Simon résistait, il s'imbibait avec une lenteur déplorable, il pouvait se griser ainsi pendant trente ans, sans arriver à la congestion finale Aussi sa femme, impatiente, essaya-t-elle, une fois ou deux, d'accélérer la marche des choses en l'étranglant, et ses domestiques furent obligés de le lui arracher des mains.

De tous les amoureux qui sont entrés dans ses bonnes grâces, il n'en est peut-être pas un seul auquel cette affamée d'amour n'ait demandé de l'aider faire disparaître s~n mari. Le jeune Quérangal


des Essarts, qui habitait un petit manoir délabré à Saint-Hervé, devait recevoir, comme tous ses prédécesseurs, une proposition de ce genre il avait vingt ans, il adorait follement cette femme de trente-cinq ans c'était, paraît-il, son premier amour. Par quels arguments, par quelles promesses, ou par quelles rigueurs la fermière ameria-t-elle le jeune homme à faire ce qu'elle voulait, à lui servir d'instrument aveugle, à s'associer au crime depuis longtemps résolu ? Il est trop facile de s'en rendre compte. Le 8 mars de l'an :88t, Simon, qui se grisait volontiers aux frais des préférés de sa femme, avait bu toute la journée avec Aimé Quérangal des Essarts. Ils avaient visité tous les cabarets du village, et, vers midi, le fermier de Saint-Hervé commençait déjà à jurer à son compagnon une éternelle amitié. Le soir, un peu après huit heures, deux femmes, qui passaient dans un chemin désert, entendirent des cris sinistres, puis une sorte de beuglement sourd et continu. Le bruit venait du côté de la MareGablerie, un petit étang à ce moment presque à sec. Les femmes s'approchèrent, et elles ne tardèrent pas à voir, au clair de lune, un homme étendu sur le ventre, le corps embourbé dans la vase, la tête s'agitant péniblement au-dessus de l'eau. C'était Simon.

Les deux vigoureuses Bretonnes le. saisirent, l'une par les cheveux, l'autre par la ceinture de son pantalon, et le retirèrent du marais pour le déposer sur la rive.

A ce moment même, un autre homme arrivait en courant c'était le jeune M. Aimé Quérangal des Essarts. Il levait les bras au ciel et il s'informa avec anxiété de ce qui était arrivé. On lui conta l'aventure de Simon, qui gisait sur le sol, inerte, la langue pendante, également incommodé par les libations alcoo-


tiques du jour et par l'eau qu'il avait involontairement absorbée. Le jeune homme courut chercher une civière au village bientôt il amena ses domestiques en racontant que ce pauvre Simon, étant ivremort, avait trébuché. sur le chemin et qu'il était tombé dans la mare Quérangal entoura le malade de soins touchants, aidant à le déshabiller et à le mettre au lit, et venant le voir chaque jour pendant sa maladie, qui fut courte, car, la semaine suivante, Simon était sur pied. II n'en resta pas moins acquis aux yeux des malins du bourg que l'ivrogne n'était pas tombé tout seul dans l'étang de Gablerie, et que le jeune monsieur Quérangal s'était trouvé là bien à point pour prêter secours aux femmes qui avaient retiré Simon de l'eau.

Le mari de la fermière ne se faisait, au surplus, que peu d'illusions. Quelquefois, lorsque, par hasard, il n'était qu'à moitié ivre, il lui prenait des accès de désespoir, et de grosses larmes coulaient sur ses joues cramoisies:

Je ne verrai pas la Saint-Jean, c'est sûr, répétait-il en secouant la tête, je ne verrai pas Heurir les pois

Le 2 avril, des voisins de. la ferme entendirent la femme Simon appeler son mari avec une sollicitude singulière

Vous ne l'avez pas vu? demandait-elle d'un air inquiet. Il a disparu depuis ce matin. Simon doit être mort, se dit-on, pour que sa femme se montre aussi soucieuse de lui et, sans attendre d'autres indices, on se mit à sa recherche:avec la certitude.de le trouver assassiné.

Les soupçons étaient trop, fondés: Simon, était étendu dans un champ, près de la ferme, mort, déjà froid, tenant encore dans la main droite la bou-


teille d'eau-de-vie qu'il ne quittait jamais. La femme Simon et Aimé Quérangal des Essarts furent arrêtés.

Le jour même, le jeune homme faisait des aveux complets. Il racontait à la justice que, sa tentative du mois de mars ayant échoué par l'intervention des deux femmes qui avaient retiré Simon de l'étang, il avait consenti, sur les instances de sa maîtresse, à prêter les mains à un nouveau crime.

Tous deux étaient allés attendre l'ivrogne sur le chemin qui mène à la ferme. Simon n'avait pas tardé à passer, chancelant, festonnant, chantant. On s'était jeté sur lui, on l'avait cloué au sol. La femme Simon avait étranglé son mari avec un mouchoir, pendant qu'Aimé Quérangal des Essarts lui serrait les bras. Tel est le crime qui amène devant la Cour d'assises des Côtes-du-Nord la maîtresse et l'amant. L'intérêt des audiences sera d'autant plus poignant que les deux accusés sont en lutte ouverte, la femme Simon affirmant avec une suprême énergie qu'elle est innocente, que son complice est seul coupable, et qu'il a juré de la perdre parce qu'elle n'a pas voulu être sa maîtresse. Son avocat est M° Marheu, du barreau de Dinan.

M~ Hamard, du barreau de Rennes, s'est chargé de la défense d'Aimé Quérangal des Essarts. Le jeune accusé paraît voué à une sorte de fatalité qui pèse sur toute sa race. Son grand'père, receveur municipal à Saint-Brieuc, avait pour maîtresse la femme du bourreau, et sa soeur est actuellement détenue sous l'inculpation d'avoir assassiné son mari.

On la jugera la semaine prochaine.

De nombreuses mésalliances ont fait tomberles titres de cette maison en quenouille, et les vices des derniers membres de la famille les ont jetés dans la boue. Madame Quérangal des Essarts, mère de l'accusé,


habitait avec son fils et sa. fille un pauvre domaine à Ploufragan, à une lieue à peine de Saint-Brieuc. Elle vivait presque dans la misère, mais elle ne souffrait pas que les paysans l'appelassent autrement que « Madame

L'ancienne châtelaine était, comme ses enfants, la terreur des villageois. On la disait capable de tout. Et, en effet, il y a un mois à peine, elle comparaissait devant le tribunal de Saint-Brieuc, pour vol d'une bourse contenant mille francs au préjudice d'un fermier, vol d'un morceau de lard au préjudice d'une voisine, vol d'un châle chez un drapier. Elle était prévenue, en outre, d'outrage public à la pudeur. Sa fille, Aimée Quérangal des Essarts, était poursuivie comme complice.

La mère prit à l'audience une attitude arrogante, ayant en main les feuillets d'une plaidoirie apprise par cœur, et elle se défendit elle-même avec la dernière des violences.

11 février.

Les débats, qui se sont ouverts au milieu d'une affluence énorme, semblent devoir innocenter la femme Simon et accabler Aimé Quérangal des Essarts. Le jeune homme avait prétendu que le malheureux Simon avait été étranglé par sa femme, qui lui aurait comprimé la gorge avec ses deux mains.

Or, il résulte de la déposition du docteur Formorel que Simon a été étranglé avec une seule main et une main gauche. On a constaté sur le côté gauche du cou de la victime la marque du pouce, et, sur le côté droit, celle des doigts. Le docteur a fait placer la main de Quérangal sur ces ecchymoses et elle s'y adaptait parfaitement.

Jeanne Léoné, veuve Simon, a trente-cinq ans. Elle


est brune, jolie, elle a les traits fins et très réguliers. Elle semble fort intelligente. Malgré les dépositions des témoins qui déclarent qu'elle manifestait souvent le désir d'être débarrassée de son mari, elle nie énergiquement toute participation au crime. Mais elle ne peut nier avoir été la maîtresse de Quérangal, car tout le mondel'affirme.

L'audition des témoins révèle une série d'actes d'une immoralité dégoûtante.

Ainsi, on raconte que Quérangal et sa mère ont eu des relations incestueuses.

Un jour, après avoir bu jusqu'à l'ivresse chez les Quérangal, Simon, la victime, passa la nuit couché avec la veuve Quérangal, tandis que le fils couchait avec la femme de Simon, dans le même appartement et dans un lit qui faisait facè à'celui où sa mère était couchée avec Simon.

Dans l'auberge Roussel, dite Coupe-Gorge, où Simon et Quérangal buvaient continuellement, on a vu la veuve Quérangal luttant avec Simon, qui avait enlevé sa chemise et n'avait conservéque sonpantalon. Du reste, la femme Quérangal a débauché tous les jeunes gars de la commune de PIoufragan.. Un des témoins raconte qu'en février i88[ t Simon, étant à table, disait

Dans ma famille, on vit jusqu'à quatre-vingts ans.

Oh toi, tu ne vivras pas jusque-là, lui répondit vivement sa femme.

La conversation cessa, puis entre deux verres, Simon ajouta « Je suis !M~M~/e, mais ma femme m'a dit qu'elle m'aurait tout de même. »

La femme Simon a proposé à un témoin cinq francs pour tuer son mari, lui promettant de l'épouser ensuite. Je ne veux pas de soupe réchauffée, moi, lui répondit ce témoin.


H y a dans cette affaire un chien fort intéressant. Ce pauvre animal, quand son maître fut trouvé étranglé sur le chemin, était étendu sur lui et il ne voulait laisser approcher personne. Pendant longtemps il alla coucher a l'endroit ou le cadavre avait été trouvé. « ~/eKr~7 ~MHCOH~, dit un témoin, ;7 <n'a~ p/H.s' de chagrin que la veuve. »

L'afliuence est si considérable que le président a été obligé de requérir un piquet d'infanterie pour prêter main forte aux gendarmes.

Le ministère public requiert énergiquement la peine de mort contre là femme Simon. Il admet des circonstances atténuantes pour Quérangal.

M"" Marheu et Hamard présenteront défense.

Le verdict sera rendu dans la soirée.

demain ]a 12 février.

.La défense de M. Hamard, un des brillants avocats du barreau de Rennes, pour Aimé Quérangal des Essarts, est des plus chaleureuses. et des plus émues. S'appuyant d'abordsur l'àge de son client, sur ses aveux qui ont éclairé la justice, l'avocat montre ce jeune homme de vingt ans tombé sous l'influence d'une maîtresse ardente, énergique, plus âgée que lui et qui l'a placé dans l'alternative du meurtre de son mari ou de la rupture la plus complète. 1

Après M° Hamard, Marheu, du barreau de Dinan, prend la parole pour la femme Simon. C'était assurément chose difficile de soutenir avec quelque vraisemblance le système de dénégations absolues apporté àTaudience par l'accusée. M° Marheu a donné un corps à ce système il le rend possible c'est Aimé Quérangal des Essarts qui, seul, a étranglé Simon, lui qui, seul déjà, avait essayé de le noyer


quelques mois auparavant. Quand il s'est présenté devant sa maîtresse, souillé de l'assassinat, la femme Simon a eu horreur de lui, elle l'a repoussé avec une sorte d'épouvante, elle a rompu Aujourd'hui, le jeune homme l'accuse par vengeance, et c'est une innocente qu'il essaie d'entraîner dans sa perte. Les plaidoiries terminées, et avant d'entrer dans la chambre des délibérations, les jurés demandent qu'on veuille bien reconstituer devant eux la scène du meurtre du malheureux Simon.

Un témoin de bonne volonté se couche alors dans la salle d'audience. Les deux accusés sont conduits près de lui.

M. le président (a Quérangal). Comment teniez-vous Simon ? L'accusé. Voici. Je tenais Simon par les deux bras, comme ceci. (Et il saisit en effet les poignets du témoin.) M. le président. Et vous, femme Simon, comment serriezvous votre mari à la gorge? La femme Simon (très vivement). Mais je n'étais pas là, messieurs les jures, je n'étais pas là! je suis innocente (EUe se met à pleurer.)

La scène est des plus dramatiques. Magistrats, jurés, public, tout le monde est debout.

Sur une dernière question des jurés, M. le président s'adresse une fois encore à Quérangal. Il l'adjure de ne point accuser la femme Simon, si elle est innocente

Elle tenait son mari à la gorge et c'est elle qui l'a étranglé répond énergiquement le jeune homme. Après trois quarts d'h'eure de délibération, le jury rentre en séance.

La femme Simon est déclarée non coupable et acquittée.

Aimé Quérangal des Essarts obtient des circonstances atténuantes. La Cour prononce contre lui la


peine des travaux 'forces à perpétuité. Le condamné reste absolument froid à la lecture de ce verdict. Quant à la femme Simon, elle se penche vers Me Marheu, son avocat, dont l'éloquence vient de triompher dans une cause si gravement compromise. Je prierai Dieu pour vous jusqu'à l'heure de ma mort, lui dit-elle. J'étais innocente ah le jury l'a bien vu


PROCÈS DE LA SŒUR

Saint-Brieuc, 13 février.

Après le frère, la soeur le premier, meurtrier du mari de sa maîtresse, la seconde, si l'on en croit l'accusation, coupable de l'assassinat de son propre mari i

Les débats qui vont commencer seront, autrement dramatiques que ceux qui viennent de se terminer. Nous verrons en présence, s'accusant peut-être, se menaçant, Aimée Quérangal des Essarts et sa mère, qui est détenue en ce moment pour vol dans la prison de Saint-Brieuc.

C'est, en effet, à la suite d'une querelle entre ces deux femmes, vivant, dans leur masure de Ploufragan, de vol et de maraude, que la justice a été saisie Vieille femme chargée de crimes criait Aimée Quérangal à sa mère.

Au moins, lui répondit la vieille femme, je n'ai pas tué mon mari, moi

Et Aimée Quérangal des Essarts de reprendre

I[


–Si je l'ai tué, c'est vous qui en êtes cause, ma mère!

C'est sur cet entretien sinistre que l'attention du Parquet a été mise en éveil. L'information a été fort habilement menée par M. le juge d'instruction Fraboulet.

Le cadavre du premier mari d'Aimée Quérangal, Marc Perrot, a été exhumé voici, brièvement, l'exposé de l'accusation

Tombée, par suite des vices de sa mère, dans la gène et dans la déconsidération publique, la dernière des Quérangal s'était trouvée trop heureuse d'épouser un paysan, Marc Perrot, fermier à Ploufragan. L'union n'avait pas été longue. La fille des châtelains de Ploufragan ne pouvait se résigner à la vie laborieuse et rude de la ferme.. Aimée Quérangal prit des amants.

Perrot essaya vainement de défendre son honneur de mari. II supplia sa femme de lui rester fidèle, puis il la roua de coups; c'étaient des querelles interminables.

Au mois de janvier 1870, Aimée Quérangal des Essarts commença à raconter dans le village que la cervelle du pauvre garçon n'était point solide. Perrot divaguait, dit-elle la nuit, il se levait tout droit sur son lit et il répétait des phrases sans suite. Perrot devint ainsi, dans le bourg, une sorte d'épouvantail on le fuyait comme un lépreux lui, essayait en vain de comprendre.

La nuit du 3 au février, vers cinq heures, Aimée Quérangal des Essarts sortit brusquement de la ferme en appelant ~4M ~ecoMr~/ Elle était couverte de sang, et elle raconta que son mari venait de se tirer un coup de fusil dans son lit après avoir essayé de l'étrangler. Vers deux heures du matin, raconta-t-elle, Perrot l'avait éveillée brusquement et lui avait serré la gorge


en criant qu'il allait en finir avec elle. Puis, tout à coup, changeant d'attitude, il s'était mis à fondre en larmes, à répéter des paroles incompréhensibles, à gémir en semblant demander pardon. Un sommeil profond avait interrompu ce nouvel accès de folie. La jeune femme eile-même s'était endormie peu après. Vers quatre heures, une détonation l'avait réveillée de nouveau. Elle vit alors son mari, râlant près d'elle, tout sanglant, le crâne ouvert. Il venait de se faire sauter la cervelle avec son fusil de chasse.

Le malheureux fermier fut enterré. On douta bien de la sincérité du récit que faisait la jeune veuve, mais l'enquête qui fut ébauchée alors n'aboutit pas. Deux années s'écoulèrent. Aimée Quérangal des Essarts épousa un nommé Roussel, son ancien amant. C'est seulement l'automne dernier que la querelle violente qui s'éleva entre Aimée Quérangal des Essarts et sa mère provoqua une instruction nouvelle. L'examen des restes de Marc Perrot a permis aux médecins légistes de conclure à un crime, malgré la date si éloignée du décès, et c'est dans ces conditions que la jeune femme est renvoyée devant la cour d'assises.

Quant à la scène même du meurtre, il a été impossible de la reconstituer. Aimée Quérangal a-t-elle tiré le coup de fusil qui a tué son mari ? L'a-t-elle fait tirer par un complice ? La dernière hypothèse paraît la plus probable, et Aimée Quérangal comparaît devant le jury sous l'accusation, sinon d'avoir assassiné Perrot, du moins « d'avoir provoqué un inconnu au meurtre par des promesses, artifices, en lui donnant des instructions et des armes pour le commettre, et en l'assistant dans la perpétration du crime. » Cet inconnu, quel est-il ? Les débats vont-ils le révéler ? On peut tout attendre de la confrontation d'Aimée Quérangal des Essarts avec sa mère, car la vieille


femme sait bien des choses, et elle hait sa fille autant que sa fille la hait.

14 février.

Aimée Quérangal des Essarts a vingt-huit ans. Elle est grande et belle, le teint animé, l'oeil ardent, la poitrine opulente, ses cheveux bruns abattus en bandeaux lourds sous le bonnet élégant et riche, le bonnet tuyauté aux brides relevées sur les oreilles que toutes les villageoises bretonnes, riches et pauvres, portent de Saint-Brieuc au pays de Tréguier.

La dernière des Quérangal est la petite-fille naturelle de ce Quérangal des Essarts, receveur municipal à Saint-Brieuc, qui eut pour maîtresse la femme du bourreau.

Comme son frère Aimé, condamné pour meurtre du fermier Simon, elle est issue de ces amours sinistres. Ne semble-t-il pas qu'une fatalité poursuive cette famille déchue ?

La maison de Ploufragan, où la mère des deux accusés vivait comme dans un repaire, de vols et de brigandages alternant avec d'ignobles orgies, est à une lieue de Saint-Brieuc, sur la ligne de Paris à Brest. C'est une masure à tourelles décrépites, entourée de grands arbres, solitaire et désolée. Personne n'y vit plus la vieille châtelaine est détenue pour vol, le fils est condamné aux travaux forcés à perpétuité, la fille comparaît devant la cour d'assises.

Cette maison était connue dans le pays comme lieu de débauche. On l'appelait la maison de. Mais je ne puis reproduire ce surnom par trop cru, et je me borne à dire qu'il signifiait ~u'OM amusait à l'aise.- La vieille mère Quérangal, encore belle, était la grande prêtresse des orgies.

J'arrive maintenant aux débats.


Rien de pittoresque comme une audience d'assises en Bretagne. Public pieusement attentif et recueilli les hommes, avec les longs cheveux tombant sur les épaules, la veste ou l'habit à boutons dorés, le chapeau à larges bords orné de la ganse des dimanches; les femmes avec leurs grands bonnets à brides relevées qui leur donnent des airs de religieuses.

Aimée Quérangal paraît fort intelligente son parler très correct et presque élégant a des intonations traînardes qui ne manquent pas d'une certaine harmonie. M. le procureur de la République du Breuil occupe le siège du parquet. Au banc de la défense, Me Rioche, du barreau de Saint-Brieuc.

Sur la table des pièces à conviction, monté sur un pied, comme une poupée de modiste, le crâne de feu Perrot. C'est lugubre.

Par une innovation bizarre, il n'y a point d'interrogatoire. Les témoins sont immédiatement entendus. Le premier est le brigadier de gendarmerie Perneau, qui a constaté, il y a trois ans, le suicide du fermier de Ploufragan. Le brigadier trouva la jeune veuve devant son foyer, les cheveux couverts de sang, pleurant a chaudes larmes elle montra d'un geste le lit où gisait le cadavre, un lit de Bretagne, haut, presque clos, ressemblant à une armoire. Perrot était étendu sur le dos, la nuque traversée par un coup de fusil. La balle était allée se loger dans le plafond. Il avait dû, d'après le récit de sa femme, placer le fusil entre ses jambes et tirer la gâchette avec son pied. Mais l'arme avait été déplacée par la mère Quérangal des Essarts, qui était venue dans la matinée et qui, en femme forte, n'avait pas hésité à toucher au suicidé, ce qu'on n'ose faire d'ordinaire dans les campagnes. Elleavait mis, pour ainsi dire, Perrot au port d'armes, en lui plaçant le fusil près du bras droit, et il sembla au brigadier qu'on avait donné au mort une attitude


bizarre, qu'on lui avait fait « une tête de suicidé ». Aimée Quérangal explique en pleurant que Perrot, qui avait depuis quelque temps des absences, l'avait éveillée brusquement la nuit précédente en lui serrant violemment lé cou; puis, tout à coup, il lui avait demandé pardon; mais sa femme, suffoquée, perdit à ce moment connaissance elle ne se réveilla que deux heures plus tard avec une sensation de brûlure Perrot venait de se suicider et la bourre de son fusil avait mis le feu aux draps. Aimée Quérangal, couverte du sang de son mari, attendit le jour avant d'oser sortir de sa maison.

La petite fille des époux Perrot, Emilie, qui couchait dans la chambre, raconta au brigadier qu'elle avait été éveillée vers quatre heures par le bruit d'une porte qu'on fermait violemment. Ce détail important ne frappa point le gendarme, qui conclut à un suicide. L'enfant est morte depuis, et la justice a perdu là un précieux témoignage.

On disait dans le bourg que Perrot avait le cerveau dérangé. Sa femme le répétait sans cesse~en racontant qu'il avait la manie d'apprendre à sa petite fille, âgée de six ans, à jouer aux dominos.

La veille de sa mort, avant de se coucher, Perrot avait tenu à faire une dernière partie. Il avait perdu,' et il avait donné un sou à l'enfant en lui disant « Tiens, c'est la dernière fois que tu me gagnes. » (Rires.)

Aimée Quérangal des Essarts, interrogée sur la déposition du brigadier, refait d'une voix larmoyante le récit que l'on connaît elle proteste contre ce propos qu'aurait tenu sa mère, qu'elle alla prévenir de l'événement

« C'est toi qui lui as fait son affaire, aurait dit la vieille femme, ça devait lui arriver. »

Sur une question du président, l'accusée déclare


que toutes les portes de la maison était fermées à clef et au verrou alors quel est ce bruit de porte que la petite fille, aujourd'hui morte, avait entendu ? Peut-être le complice inconnu qui avait aidé à « suicider )) Perrot s'enfuyait. A ce moment, Aimée Quérangal avait fermé les portes et s'était couchée après s'être, diront les experts, serré et meurtri la gorge, pour faire croire que son mari avait voulu l'étrangler.

Le complice inconnu a passé et passe encore pour être un certain Yves Bévillon, jeune fermier, amant d'Aimée Quérangal, et mort aujourd'hui.

La jeune femme, qui a aujourd'hui vingt-neuf ans, s'est remariée à un autre amant, nommé Roussel.

M. Tetot, propriétaire, voisin de campagne de Perrot, dépose que ce dernier lui servait de régisseur. C'était un excellent garçon, doux, sobre, très probe. Mais il était devenu depuis peu tout à fait triste il se plaignait de ce que sa femme, qui venait de faire un héritage de 25,ooo francs, lui témoignât depuis un profond dédain. Elle le traitait comme un véritable chien.

Un gendarme, chargé d'un supplément d'enquête, fait un récit très pittoresque de l'emploi de la journée qui suivit la mort de Perrot. La mère Quérangal des Essarts fit laver le cadavre elle le rasa elle-même, en faisant toutes sortes de plaisanteries. Soudain, elle vit arriver le médecin légiste <( Nous sommes tous fichus, » s'écria-t-elle en regardant sa fille. Mais le médecin n'étant pas accompagné des gendarmes et n'ayant examiné que superficiellement le mort, et concluant à un suicide, la vieille femme salua son départ de cris joyeux.

Elle recommença à rire et à danser devant le corps, « rigolant, blaguant, » dit le gendarme, jus-


qu'au coup de l'Angélus où tout le monde se mit à genoux pour dire la prière des morts. La prière finie, tous les voisins qui y avaient assisté se retirèrent « Eh bien fit la vieille Quérangal, qui est-ce qui va rester à coucher avec la veuve de cé pauvre Perrot ? » Yves Bévillon s'empressa de s'offrir. Mais cette proposition cynique fut repoussée.

Plusieurs témoins répètent le propos tenu par la mère Quérangal à sa fille.

Un jour, dit-elle, qu'Aimée la traitait de vieille chargée de crimes « Au moins, répondit la vieille, moi, je n'ai pas tué mon mari. » Et Aimée Quérangal repartit « Si je l'ai tué, c'est à cause de vous. » Quand Aimée Quérangal des Essarts se remaria à Roussel, la mère du nouvel époux fondit en larmes, et, s'adressant à sa belle-fille « Tu vas lui faire comme a l'autre, » dit-elle, et la jeune femme baissa les yeux sans rien répondre. La pauvre petite Emilie Perrot, morte l'an passé, racontait à ses camarades, à l'école, que maman ne dormait plus depuis qu'elle avait tué papa ». L'accusée proteste.

On n'en finirait pas s'il fallait raconter toutes les scènes de lubricité auxquelles Aimée Quérangal des Essarts et sa mère, cette atroce mégère, ont pris part. Un témoin rapporte que le malheureux Perrot a été trompé dès le jour de ses noces. Après le dîner nuptial, Aimée Quérangal a prostitué sa robe de mariage, en se donnant à un amant derrière une meule de paille. Perrot, averti par des amis charitables, tint pour ainsi dire sa femme en laisse pendant le reste de la journée, ne lui permettant de danser qu'avec lui au bal de mariage et lui demandant le nom de ses amants, dont il n'a, paraît-il, jamais pu savoir le nombre. Les préférés d'Aimée Quérangal étaient deux gars robustes Yyes Bévillon, qui est mort, et Mathurin Roussel, avec qui elle s'est remariée.


L'accusée a raconté à un 'certain moment que son mari s'était tiré un coup de fusil parce qu'elle lui avait refusé ses faveurs le soir qui précéda sa mort. Elle est revenue depuis sur ce système, et elle persiste aujourd'hui à soutenir que le malheureux s'est tué pendant qu'elle dormait à ses côtés.

M. le président Perussel rappelle de nouveau que la petite fille des époux a dû voir toute la scène du crime. On racontait dans le village que la mère avait paru très satisfaite de la mort de son enfant, et on alla jusqu'à dire que cette mort n'était pas naturelle. Mais rien n'est venu confirmer cette nouvelle accusation portée contre Aimée Quérangal.

Au souvenir de sa petite fille, l'accusée manifeste toujours une grande émotion. Ses yeux se mouillent. Alors, M. le président la presse de questions.

« L'enfant a tout vu, répète-t-il il y a dans votre chambre une sorte de caveau, l'assassin devait être » caché là/et cet assassin, le bruit public l'a nommé, » c'était Yves Bévillon, votre amant de prédilection, » aujourd'hui mort. C'est lui qui sortait, le crime » commis, quand votre petite fille a entendu fermer » la porte à la fin de la nuit. t

Non répond énergiquement l'accusée, je suis

innocente, et je n'ai ni tué ni fait tuer mon pauvre mari.

On comptait beaucoup sur la confrontation d'Aimée Quérangal des Essarts avec sa mère, la vieille et horrible routière de Ploufragan. L'effet de cette confrontation a été nul, la vieille femme, qui est entêtée comme dix Bretonnes, ayant refusé à peu près de desserrer les dents. Si elle hait sa fille, avec laquelle elle a toujours vécu en mauvaise intelligence, elle juge, d'un autre côté, inutile d'éclairer la justice, dont elle n'a pas eu à se louer. Elle a cinquante ans, mais elle est encore assez agréable et


garde les traces d'une grande beauté. L'œil bleu est malin et très mobile. Elle s'installe avec aisance au banc des témoins, étale coquettement sa robe bleu sombre, qui forme avec son grand châle brun-rouge le costume de la prison, et croise ses mains fines dans l'attitude d'une femme qui ne dira rien et qui n'écoute même pas.

Aimée Quérangal regarde sa mère sans émotion. D. Qu'est-ce que vous savez? demande le président à la veuve Quérangal. R. Rien.

D. Comment Perrot, votre gendre, est-il mort ? R. Vous le savez bien, il s'est tiré un coup de fusil. Il était tout drôle depuis que ma fille avait fait un héritage de 25,000 francs dont il voulait sa part.

D. Votre fille ne vous a rien révélé sur le drame qui s'est passé la nuit du suicide ou de l'assassinat ? R. Elle m'a dit que son mari avait voulu l'étrangler, puis qu'elle avait perdu connaissance et ~que c'était pendant son évanouissement qu'il s'était tué.

D. N'avez-vous pas donné au corps l'attitude d'un suicidé ?R. Du tout, je n'y ai pas touché.

D. Quand le docteur est venu, vous étiez occupée à laver le cadavre; ne vous êtes-vous pas écriée « Nous sommes tous perdus ? ? (Pas de réponse.)

D. N'a-ez- vous pas, le médecin parti, plaisanté et ri autour du cadavre ? (Même silence.)

Il est évident que la vieille femme ne dira plus rien; elle se retire en saluant la Cour très gravement, et on la ramène à la prison, où elle subit une peine pour des vols variés.

Aimé Quérangal des Essarts, le condamné aux travaux forcés à perpétuité de samedi, est amené après sa mère. Il est tout de noir vêtu et il a tout à fait le type du villageois riche endimanché. A la vue de sa sœur,


ses yeux se mouillent de larmes, et l'on voit tout de suite que lui aussi ne dira rien. H se borne en effet à soutenir que, pour lui, Perrot s'est suicidé et que son beau-frère avait le cerveau détraque.

Le reste de l'audience est consacré à l'audition de nombreux voisins, et le président retourne en tous sens ces témoins obstinés. S'ils savent bien des choses, ils ne veulent rien dire. Les Quérangal inspirent dans le pays une réelle terreur, et le paysan toujours prudent a peur de les voir revenir les uns ou les autres.

Une sorte de légende sinistre s'est faite autour de cette affaire. Tous ceux qui auraient pu parler de la mort de Perrot, tous ceux qui ont dû être mêlés au drame sont morts successivement; la petite fille de l'accusée, qui avait entendu sortir l'assassin, et le jeune Bévillon lui-même, l'amant d'Aimée Quérangal, qui est peut-être le coupable et qui, d'après l'accusation, devait être caché dans la chambre la nuit du crime. Ces deux morts sont-elles naturelles ?

Il a été impossible d'établir le contraire mais les gens de Ploufragan en ont été vivement impressionnés au reste, la réputation sinistre des Quérangal date de loin. Il est à peu près certain que le bourreau de Saint-Brieuc, dont la femme avait pour amant le grand-père des accusés, est mort empoisonné; également empoisonné le mari d'une autre maîtresse de ce vieux satyre, qui a peuplé. le pays d'enfants naturels. Ces morts remontent à 183 5 on les a attribuées à des empoisonnements par l'arsenic. Des instructions ont même été ouvertes, mais elles n'ont pas abouti. C'est seulement lors du procès de madame Lafarge que devait être utilisé en justice l'appareil de Marsh, qui permet de retrouver les traces d'arsenic dans l'organisme humain.

déposition la plus amusante est celle d'un


nommé Cardinal, ami intime de Perrot. Ce dernier se savait trompé, il avait même voulu mettre Cardinal à la piste des galants de sa femme, et il soupçonnait qu'on faisait chez lui des noces au champagne quand il n'était pas là. Le pauvre garçon ne pouvait se consoler de voir passer à ces orgies les 25,ooo francs dont sa femme avait hérité, et d'être repoussé par elle. Il voulait emmener ses enfants, fuir, et il répétait qu'il ferait bien de se presser, car, sûrement, on le trouverait assassiné une nuit, s'il tardait à se mettre à l'abri de la haine de sa femme.

La sœur de Perrot, morte aussi depuis, avait également prédit l'assassinat de son frère. On a cru longtemps que Cardinal en savait beaucoup plus long. Le jour de l'enterrement de son ami Perrot, il menaçait d'envoyer toute la famille Quérangal aux galères, mais il a expliqué que ce jour-là il ne savait ce qu'il faisait, s'étant grisé comme tous les amis du défunt à l'occasion de l'enterrement. (Hilarité.)

15 février.

L'audience se traîne à travers les témoignages de cinquante commères qui racontent en rechignant des potins sans consistance.

Il est certain que personne n'a cru au suicide de feu Perrot. Lui-même avait des pressentiments sinistres et savait ses jours comptés.

Après la mort de son gendre, la vieille mère Quérangal se brouilla avec sa fille, qui lui refusait de l'argent pour boire. Mais sans doute l'horrible mégère trouva ailleurs des subsides, car on la rencontrait ivre presque tous les soirs et, quand elle était grise, elle parlait d'Aimée en termes menaçants.

Un jour, elle lui tint ce propos expressif :.« Le pauvre Marc Perrot a été bien malheureux que tu


aies hérité: il était vieux'et laid, tu as voulu t'en payer un jeune. »

Le jour des secondes noces d'Aimée, auxquelles on ne l'avait pas invitée et qu'elle qualifiait de « noces d'assassins », la vieille femme trouva moyen de rejoindre sa fille au bal et elle lui dit en ricanant « Te voilà avec un mari neuf; seulement, il sera plus dur à tuer que l'autre. » Il est fâcheux que la mère Quérangal des Essarts, mécontente des juges de son pays, n'ait plus voulu parler à l'audience.

Deux détails pittoresques quand le juge d'instruction voulut saisir la chemise que Perrot portait la nuit de sa mort, il ne la trouva pas. Comme il ne faut rien perdre, la jeune veuve avait fait avec cette chemise deux chemises pour sa petite fille. Quelques jours plus tard, le Parquet se transporta avec l'accusée dans la maison de Ploufragan, pour l'expertise. Le crâne de Perrot avait été exhumé on l'avait monté comme un camée sur une baguette plantée dans une ancienne fiole a curaçao, et ce sinistre trophée était posé sur la table, devant le lit où était mort Perrot. Afin de bien établir la posture des deux époux, un gendarme fut couché à la place du mari Aimée Quérangal fut invitée à s'étendre prés de lui, mais, craignant de froisser sa coiffe, qui était superbe, elle la retira et la plaça flegmatiquement sur le crâne de son mari, ne trouvant rien de plus commode que d'utiliser ce funèbre porte-manteau comme un champignon de modiste.

Un médecin, ami du vieux Quérangal, le grand-père de l'accusée (celui qui trompait le bourreau), donne quelques détails sur cet ancien percepteur de SaintBrieuc, qui est mort octogénaire il y a trois ans. Quérangal était connu sous le surnom caractéristique de Trousse-guenilles, car, disait-on, tous les cotillons lui étaient bons. Les gamins de la ville avaient l'habitude


de le suivre en l'appelant papa. 11 leur distribuait des sous, et on est certain qu'il en reconnut plusieurs dont il n'était pas le père.

Sa grande fortune se morcela entre tous ses héritiers. Aimée Quérangal et son frère reçurent, chacun 25,ooo francs. C'est de cette époque que datent l'assassinat de Simon et l'assassinat probable de Perrot. La soeur voulait se débarrasser d'un mari qui n'était plus à la hauteur de sa situation, pour épouser un amant de son choix. De même, Aimé Quérangal, condamné samedi pour l'assassinat de Simon, voulait épouser la veuve. Les deux procès sont curieux à rapprocher et à comparer.

Les dernières dépositions sont assez graves. D'abord, l'institutrice de Ploufragan, qui a élevé la fille de l'accusée, morte à dix ans, rapporte que l'enfant était inconsolable de la mort de son père et qu'elle semblait avoir sur l'esprit un poids énorme. L'institutrice s'est longtemps demandé, quand l'enfant mourut, si la mère ne s'était pas débarrassée d'un témoin compromettant. (Mouvement.)

Viennent ensuite trois camarades de la petite. M. le président Perrussel fait monter les enfants sur une chaise devant lui, il leur tient les mains et les interroge comme un bon papa. « Allons, ma petite, dit-il à chacune, ne pleure pas, tu n'as pas peur de moi, dis ? Tu n'as pas fait ta première communion, mais tu apprends ton catéchisme et tu sais que le bon Dieu défend de mentir. Il faut me dire la vérité.~ n

La première, Marie Corlay, âgée de douze ans, dépose: «Ma camarade Emilie Perrot m'a dit bien souvent qu'elle pleurait parce que sa maman ne pouvait plus souffrir son père. Elle menaçait de quitter la maison, car cela lui faisait trop de peine. » La seconde, Désirée Courtel, treize ans, se rappelle


parfaitement que sa petite camarade lai a raconté qu'éveillée par le coup de fusil qui avait tué son père, elle avait entendu ensuite la porte s'ouvrir et quelqu'un sortir. (Sensation.)

Enfin la petite Jeanne Courtel, dix ans, a reçu de plus graves confidences encore. Emilie Perrot lui a dit un jour « Maman ne dort plus la nuit depuis qu'elle a tué papa. »

L'accusée, interrogée sur ce propos, ne se trouble point. « Sans doute, fait-elle, ma petite fille aura voulu dire au contraire que son papa avait essaye de m'étrangler avant de mourir. (Mouvements divers.) 16 février.

Les médecins légistes assignés par l'accusation font leurs dépositions.

M. le docteur Fortmorel a une situation bizarre dans ce procès. 11 était médecin de l'accusée, et il a dû se faire relever du secret professionnel. II. déclare qu'il croit impossible que Perrot ait pu se suicider et conclut à un homicide.

Le docteur Buffé, médecin major du ~;° régiment de ligne et M. Ourradour, armurier au même régiment, confirment les conclusions du docteur Fortmorel.

Le docteur Lefeuvrc, professeur d'anatomie a la faculté de Rennes, cité par la défense, conclut à la possibilité du suicide. Le lit de Perrot est apporté a l'audience; un gendarme de bonne volonté s'y couche et simule le défunt. Aimée Quérangal s'étend près de lui et rectifie la position de son pseudo-mari. II faut que le pauvre diable de gendarme prenne tout à fait la posture de Perrot mort. L'accusée l'y aide et finit par dire avec satisfaction « c'est ça » C'est sinistre et grotesque à la fois.


Enfin la parole est donnée à M. le procureur de la République du Breuil, puis à l'avocat, Me Rioche, qui combat avec beaucoup de verve et de bon sens les preuves purement morales qui pouvaient subsister contre sa cliente. Le défenseur fait justice des propos de commères auxquels le président des assises avait donné à l'audience une importance comique en résumé, jamais affaire judiciaire ne fut plus mal étayée.

Les jurés rapportent, après une brève délibération, un verdict de non-culpabilité. C'était indiqué. Aimée Quérangal des Essarts, acquittée, est mise en liberté sur-le-champ.


PARIS INFAME

UNE MERE PROXÉNÈTE

Paris, 23-février.

Je ne crois pas que jamais plus répugnante affaire ait été soumise à la justice.

Ils sont là deux sur le banc de la 11° Chambre une femme de quarante-cinq ans, jaune, ridée, osseuse, de grands yeux caves, suintant le vice un homme de trente-cinq ans, petit, lippu, bossu, une longue barbe noire inculte: un satyre, une bacchante décrépite et usée par la débauche!

L'homme, c'est Dubosc, ancien commis de banque, ancien reclusionnaire, aujourd'hui commis je ne sais où, et tombé dans les bas-fonds les plus fangeux du vice parisien; la femme s'appelle madame Fallaix, la Fallaix; elle était concierge, elle a vendu sa fille son complice, et l'enfant, trop tôt livrée, est morte à force d'orgies.

Nous ne pouvons pas tout dire; voici ce qu'il est possible d'imprimer.

La femme Fallaix avait d'un premier mariage avec

II


un nommé Ruelle une fille, Eugénie, qui, l'an passé, était âgée de quatorze ans. Ruelle mourut en t8y5 sa veuve se remaria bientôt à un ancien amant, Fallaix, celui dont elle porte aujourd'hui le nom, un être ignoble, perdu de vices, vivant au cabaret, incapable d'un bon sentiment et ayant perdu toute espèce de sens moral.

En 1880, la femme Fallaix devint la concierge d'un hôtel garni de la rue des Couronnes. Parmi les locataires se trouvait ce nommé Dubosc, dont j'ai déjà parlé.

Il sortait de la maison centrale; ayant subi trois ans de prison pour abus de confiance. Sa peine avait été prononcée à Bordeaux, où il était commis; il venait se cacher à Paris. Et, en effet, il trouva facilement une place de comptable, quand tant de braves gens meurent de faim.

Dubosc ne tarda pas à devenir l'amant de la femme Fallaix. Il gagnait trois cents francs par mois. Le mari trouvait dans cet ami de sa femme un compagnon de débauche, toujours gai, toujours disposé à l'emmener boire, et il se grisait à ses frais. Le ménage à trois vécut ainsi parfaitement heureux, une année durant.

Au bout de ce temps, Dubosc se fatigua de sa maîtresse. Il voulut rompre. Elle chercha à le ramener; elle lui prodigua des marques de tendresse, elle lui jura un éternel amour, peines perdues Dubosc avait assez de cette femme. Alors, pour le retenir, elle lui jeta dans les bras, qui? sa fille, sa fille Eugénie, qui n'avait pas encore quatorze ans.

Ce qui se passa dès ce moment ne peut être raconté. L'enfant, une bonne petite nature, honnête et douce, résistait aux infàmes suggestions du père et de la mère. Alors, un dimanche soir, Fallaix et sa femme introduisirent la malheureuse enfant dans la chambre de


Dubosc. Ils lui ordonnèrent de se dévêtir. Elle refusa en sanglotant. Aussitôt les deux misérables parents la frappèrent avec une odieuse brutalité, et ils la déshabillèrent eux-mêmes, la'forçant, sous les menaces les plus terribles, de se coucher dans le lit de celui qu'ils lui imposaient comme premier amant.

La petite Eugénie obéit. Elle craignait d'être tuée. Mais, quand Dubosc arriva et voulut s'approcher d'elle, l'enfant eut une dernière révolte. Elle bondit hors du lit, se tapit dans un coin de la chambre, et resta là toute la nuit, menaçant de se briser la tête contre la muraille si on ne la laissait en repos. Pendant une semaine, la même scène atroce se renouvela. Dubosc voulait l'enfant, mais il avait peur d'elle Ce fut la mère qui, par ses railleries et ses exemples obscènes, l'amena enfin à triompher de ces terreurs, que soulevait en lui un dernier reste de pudeur. Dubosc finit par se rendre maître de la petite fille, il la traîna par les poignets dans son lit~il eut raison d'elle, et, le lendemain matin, vainqueur généreux, il donna cent francs à la mère i

Dès lors, retenu à la maison par un amour nouveau, le misérable ne songea plus à rompre Fallaix et sa femme avaient conservé leur gagne-pain Dubosc partageait ses loisirs entre la mère et la fille quand il avait choisi la petite Eugénie, désormais sans défense, pour sa favorite de la nuit, la femme Fallaix se chargeait de les éveiller; elle préparait elle-même le premier repas du matin; elle le leur portait dans le lit!

Les voisins des époux Fallaix soupçonnèrent sans doute quelque chose de ces honteuses débauches. Toujours est-il que leurs plaintes forcèrent Fallaix et sa femme a quitter leur loge de concierges. Ils allèrent demeurer, 25, rue Moret, et vécurent en rentiers. En effet, qu'avaient-ils besoin de travailler? Dubosc


était parti avec eux, il logeait chez eux ou plutôt ils logeaient chez lui, car c'était Dubosc qui, avec ses 3oo francs par mois, faisait vivre le père, la mère, la fille, lui qui les nourrissait et les défrayait de tout. La honteuse promiscuité qui s'était établie ne cessa point. Loin de là Dubosc continuait à boire avec le mari, il continuait à partager ses préférences entre la mère et l'enfant. Seulement, il se passa quelque chose de fatal la femme Fallaix devint jalouse de sa fille elle prétendait que son amant la négligeait pour Eugénie, et elle battait dans ses accès de rage la petite, qui en arriva, à force de vice et de mauvais traitements, à une sorte d'hébétement et de stupeur.

Au mois de novembre dernier, la pauvre victime devint malade. Un jour, elle fut prise d'un étourdissement et tomba morte.

La mère n'était pas présente à ce suprême moment. Non, à cet instant même où sa fille se mourait, la femme Fallaix se livrait à son amant dans une pièce voisine. Dans une autre pièce, Fallaix, le mari, rongé, incendié par l'alcoolisme, agonisait et râlait. Il mourut quelques jours après sa fille i

Les rapports médicaux ont établi que la pauvre petite Eugénie avait succombé à une de ces maladies intérieures que fait naître la débauche précoce, la débauche poussée aux dernières limites.

Aujourd'hui, la femme Fallaix et l'ignoble Dubosc sont poursuivis. Pour meurtre ? car enfin ce sont bien des assassins ? Non pas. La loi ne permet de les atteindre que pour excitation de mineure à la débauche. Ils en seront quittes avec quelques années de prison.

Est-ce assez ?

Dubosc est tellement dégradé par le vice qu'il a perdu toute espèce de conscience.

Ce qu'il a fait lui semble naturel. Ce sont les pa-


rents qui l'ont voulu Fallaix, qui a ce bonheur immérité d'être mort avant d'avoir payé sa dette à la justice, Fallaix lui a jeté sa fille, il l'a traînée jusqu'à son lit en la menaçant de punir de mort toute résistance, et la femme Fallaix l'a menacé, lui Dubosc, de le dénoncer à la justice comme reclusionnaire en rupture de ban, s'il ne débauchait pas sa fille.

Un détail horrible Le jour de la mort d'Eugénie, quand elle eut trouvé l'enfant inerte, sur le carreau, le cœur ne battant plus, la hideuse mère se jeta dans les bras de son amant

Enfin, lui dit-elle, nous allons pouvoir vivre en paix

Cette enfant qu'elle avait d'abord jetée comme un jouet à son amant blasé, cette enfant était devenue une rivale. Sa mort était une délivrance Le soir même, elle voulut aller rejoindre Dubosc dans le lit de sangle qu'il avait dressé près du lit de la morte, et c'est lui qui dut la repousser

La femme Fallaix, à l'audience, n'a point voulu parler. Elle nie tout, elle est accusée faussement, elle a été <( une bonne mère o

On rapporte un propos cynique qu'elle a tenu Ma fille a eu bien tort de mourir elle avait un homme à elle, et comme ça une jeune fille n'est jamais à plaindre

M° Raoul de Venzel a présenté la défense. Le tribunal correctionnel a condamné à cinq ans de prison la femme Fallaix.

Le misérable Dubosc a été condamné également à cinq ans de prison.


LE FAUX ASSASSIN DE M.

Émile Florion est ce jeune ouvrier tisseur qui est venu à pied de Reims à Paris pour assassiner M. Gambetta, à la fin du mois'd'octobre 188 [. Il recuite bien des débats de la Cour d'assises que l'ancien président du Conseil a échappé en cette circonstance à un danger réel. Pendant trois jours, le jeune Florion a rôdé autour du Palais-Bourbon, un revolver chargé et armé dans sa poche, guettant, suivant son expression même, l'homme à /'a?! de cristal. Mais, les anciens révolutionnaires engraissés ayant l'habitude de ne circuler qu'en voiture, Emile Florion ne put découvrir son ennemi. 11 renonça donc à l'espoir de tuer celui qu'il regardait, dit-il, comme « le chef de la bourgeoisie », et, faute de pouvoir se défaire du plus insolent des oppresseurs du peuple, il se résigna à tuer un simple bourgeois. C'est alors qu'il se posta avenue de Neuilly et

GAMBETTA

Paris, 28 février.

III


envoya'deux balles à un médecin décore qui passait, le docteur Meymar, lequel ne fut pas atteint. Croyant avoir tué le docteur, Florion tourna aussitôt son arme contre lui-même il se tira un coup de revolver dans la bouche. La balle alla se heurter contre les molaires de la mâchoire supérieure, et le jeune assassin a dû la cracher immédiatement avec trois ou quatre dents. Ce qui est certain, c'est qu'Emile FIorion arrive aujourd'hui parfaitement .guéri devant la Cour d'assises. :II est assisté de M° Albert Pétrot.

Le siège du ministère public est occupé par M. l'avocat général Calary.

Florion a vingt-trois ans. Il en paraît à peine dixhuit. C'est un garçon pâle, maigre, à l'air malheureux, orné d'une superbe crinière rousse toute droite, absolument vierge du peigne. L'œil est sournois, la voix a l'accent éraillé du faubourg, l'attitude est celle de « l'ouvérier de fabrique en révolte contre la socilliété ». L'accusé est vêtu d'un complet en velours à côtes, jadis vert, maintenant couleur de poussière et.extraordinairement usé.

M. le président Bresselles procède à l'interrogatoire

Vous avez pris, lui dit-i), j'emploie vos propres expressions, la vie en dégoût eL la société en haine. Cependant vous n'avez jamais eu à vous plaindre du sort. Vous avez gagne de. quoi vous suffire dès l'âge de quinze ans. Vous étiez tisseur a Reims, et je me hâte de dire que vos patrons vous regardaient comme un excellent ouvrier.

C'est seulement en 1879, à la suite d'une grève qui a-eelatt; dans les ateliers, que vous avez commencé à donner les marques d'une grande exaltation.

Vous fréquentiez assidûment les cabarets où se réunissaient les meneurs on vous voyait lire des journaux socialistes, et vous manifestiez en toute circonstance votre haine contre le bourgeois.


Vous logiez dans un garni tenu par un certain Hiroux, et où descendit Louise Michel quand elle vint faire des conférences à Reims.

Vos patrons ont dû vous congédier. Vous avez ainsi changé plusieurs fois d'atelier. Enfin, devenu de jour en jour plus intraitable et plus irrité, vous avez résolu de vous distinguer par un coup d'éclat, de tuer un exploiteur

Florion (d'un air sombre). Et de me suicider ensuite. D. Le travail vous répugnait?. Florion (se croisant les bras et regardant la Cour avec une expression de déû) Et pour qui travailler, je vous prie ? Pour des patrons, pour des oppresseurs du peuple

Ce mouvement violent n'a rien de théâtral ni d'apprêté. Évidemment, Florion est sincère dans sa haine contre l'infâme capital. Le jury a devant lui un de ces malheureux que les doctrines révolutionnaires ont profondément gangrené. Si, ce qu'à Dieu n'eût plu, M. Gambetta avait été frappé par ce forcené, on aurait pu dire que le tribun embourgeoisé et enrichi de 1882 tombait victime de lui-même que, traître à la plèbe, il payait de terrible façon les enseignements déplorables qu'il a répandus alors qu'il était humble et pauvre, et dévoré des premières ambitions. Florion explique à M. le président Bresselles qu'il s'est déterminé à tuer l'ancien président delà Chambre à la suite d'un renvoi injuste dont il a été l'objet J'avais pris une demi-journée de repos, explique-t-il. Mon contremaitre m'a congédié. (S'animant.) Alors, le travail n'est plus libre Quand un patron fait chômer ses ouvriers, est-ce qu'il les paye ? Et nous, pauvres travailleurs, quand nous voulons chômer quelques heures, on nous insulte et on nous renvoie

En m'empêchant de travailler à cause de ma courte absence, mes patrons m'ont retiré mon pain.


Eh bien! moi, j'ai voulu retirer la vie à un bourgeois. C'est la revanche. Voilà'(Sensation.)

Le jeune homme s'exalte de plus en plus.

Il frappe sur la barre, et sa face blême s'allume de tout l'éclair de sa haine.

Voici qu'il se lance dans les théories nuageuses du collectivisme:

Les machines ont tué le travail manuel, s'éerie-t-il les patrons exploitent tous les ouvriers en masse.

Le chef d'industrie recueille de l'or, et il donne au travailleur un méchant morceau de pain sec.

C'est révoltant, mais c'est là notre lot, à nous autres prolétaires (Sensation.)

Oui, oui, celui qui donne son temps et ses forces, celui qui est le véritable producteur vous enrichit, bourgeois c'est lui qui gagne vos millions. Et lui, qu'il soit père de famille, il mourra de faim et de misère avec ses enfants J'ai connu de malheureux ouvriers qui avaient quatre, cinq bouches a nourrir, et qui gagnaient cinquante sous par jour. (Ricanant d'un air mauvais.) Bah! bah).. qu'est-ce que ça fait, puisque le patron empoche

L'auditoire de la Cour d'assises paraît vivement impressionné par cet exposé brutal des revendications les plus âpres du socialisme.

M. le président Bresselles arrive aux faits mêmes du procès

Vous êtes parti le 16 octobre de Reims. Vous aviez achète, avant de quitter' la. ville, un revolver et vingt balles. Pourquoi faire ? R. Pour tuer [Gambetta, le chef des bourgeois (Mouvement.)

D. Ne vous cte3-*ous pas exercé en route au maniemeut ()s votre arme 2

Florion (d'un air dégage). Je me suis fait la main en tirant sur des arbres.


D. Comme vous n'aviez presque plus d'argent, vous avez plusieurs fois demandé l'hospitalité dans des casernes de gendarmerie (Hilarité), et, arrivé à Paris, vous avez loge trois nuits a l'asile de la rue de Tocqueville. Qu'avez-vous fait de vos journées R. Je rôdais autour du Palais-Bourbon, cherchant Gambetta pour le tuer.

Au bout de trois jours, n'ayant pu réussir à l'apercevoir, j'ai craint d'être remarque et arrête par la police.

D. C'est alors que vous vous êtes décide à. tuer un bourgeois quelconque ? R. Quelconque. pourvu qu'il fût décoré. (Rires.) D. Décoré ? R. Eh oui. On ne donne la croix qu'a ceux qui se sont engraissés de la sueur du peuple.

D. Vous avez suivi l'avenue des Champs-Elysées puis l'avenue de Neuilly, cherchant un passant qui réalisât votre idéal ? R. Parfaitement. J'ai rencontré bien des gens 'décorés (Rires), mais les uns étaient accompagnés de leurs familles, les autres hors de portée.

D. Enfin, vou~ avez aperçu le docteur Meymar.

Ici une parenthèse. Le docteur Meymar, médecin des Facultés de Munich et de Berlin, portait une rosette flamboyante le Medjidié y alliait sa pourpre faiblement rayée de vert à l'émeraude de l'Ordre du Lion et du Soleil de Perse.

Le jeune Florion ne vit-il que le rouge, toujours si complaisamment apparent, et crut-il avoir affaire à un officier de la Légion d'honneur ? Toujours est-il qu'il se dit qu'un monsieur orné d\me pareille rosette devait être un bien gros bourgeois, et, en conséquence, il le tira à bout pourtant.

D. Par un miracle, le docteur Meymar ne fut pas atteint. Vos deux balles lui sifilérent aux oreilles. Vous avez cru l'avoir blessé, et vous vous êtes tiré un troisième coup dans la bouche. La balle est allée heurter la mâchoire. Vous 'êtes tombé baignant dans votre sang mais la blessure était peu grave. R. Je crois bien que j'ai toujours la balle daus la tète.


D. Vous aviez l'intention arrêtée de vous suicider?- R. Oui, j'étais content, je pensais avoir tué un exploiteur.. D. Vous cherchiez surtout le bruit. En quittant Reims, vous aviez confié à un camarade d'atelier que < bientôt on entendrait parler de vous ». Depuis votre arrivée à Paris, vous aviez écrit au ~'o~<<!M'c et à Ni .Df'eM Mt .M<K<r~, l'ancien journal de Blanqui.

On a même retrouvé dans votre poche, au moment de votre arrestation, un /<M<M)M dans lequel vous manifestiez votre désappointement de ne pouvoir trouver Gambetta, <: parce que, les exploiteurs ne sortent qu'en voiture, et qui se terminait par des blasphèmes contre la société. Votre exaltation était telle qu'on s'est demandé si vous aviez l'esprit sain. R. Je vous crois D. En effet, le médecin légiste a déclaré que vous étiez pleinement responsable de vos actes.

Vous avez dit, dans vos interrogatoires, que vous vouliez tuer MM. Gambetta, Grévy et Ferry R. Oh ces deux dernieH à défaut seulement de.Gambetta! D. Connaissiez-vous le docteur Meymar? R. Nullement, et je regrette même d'avoir tiré sur un médecin. D. Les médecins sont donc à vos yeux plus intéressants que le commun des bourgeois ? R. Oh! beaucoup plus (Rires). Une dernière question.

Croyez-vous, demande M. le président Bres-selles au jeune Florion, croyez-vous que vous ayez agi en honnête homme ?..

Le jeune ënergumène se recueille un instant, puis, avec une expression haineuse ·

Nous. n'avons pas le choix des moyens, crie-

t-i!

Et il-se rassied.

Les témoignages sont dénués d'intérêt. Le docteur Meymar n'est point venu, il est malade.

Seuls, déposent M. Quesnay, propriétaire à


Neuilly, témoin de l'attentat, et le docteur Laségue, le médecin aliéniste, qui déclare Florion parfaitement responsable de ses actes « C'est, dit-il, un pauvre ignorant, conduit au crime par les mauvaises lectures et les excitations révolutionnaires. Combien de malheureux ouvriers ont été victimes des mêmes théories menteuses et fatales »

M. l'avocat général Calary soutient l'accusation. M° Albert Petrot présente la défense. La tâche eût été belle pour un avocat conservateur. Il eût pu remonter jusqu'aux responsabilités réelles, et, en flétrissant les misérables qui mentent chaque jour à l'ouvrier pour la satisfaction de leur ambition, appefer la pitié du jury sur l'humble personnalité de ce coupable qui est bien, lui aussi, une victime. M° Albert Petrot, qui appartient au parti le plus avancé, ne pouvait entrer dans cette voie du moins, il a essayé d'émouvoir les juges d'Emile Florion en leur parlant de la jeunesse de son client, de sa dure existence d'ouvrier, du travail de méditation et de réflexion'trop intense auquel n'a pu résister son esprit mal préparé.

M. le président Bresselles demande à Florion s'il regrette l'acte qu'il a commis.

Ici l'exaltation du jeune homme tombe tout à coup.

Je me repèns, dit-il à voix basse, et, si les jurés me rendent à la liberté, je ne recommencerai pas, je

m'expatrierai.

Après une courte délibération, le jury revient avec une déclaration de culpabilité, mitigée de circonstances .atténuantes.

Avez-vous quelque chose à dire sur l'application de la peine? demande M. le président.

Rien, répond Florion d'un ton rogue, rien condamnez-moi à mort, si vous voulez.


La Cour prononce contre lui la peine de vingt ans de travaux forcés. (Rumeurs dans l'auditoire.) Les mains du condamné se crispent sur la barre Florion regarde fixement les )ur$s et, d'une voix éclatante

« Vous êtes tous, crie-t-il, des exploiteurs et des vendus.

? Vive la révolution sociale »

Les gardes l'arrachent de son banc et l'entraînent, hurlant encore


PROCÈS DE LA DUCHESSE 1 DE CHAULNES

1

LA DUCHESSE DEVANT LE TRIBUNAL CIVIL TH~'O~HC~'On.

Paris, 12 avni.

Il se fait depuis une quinzaine grand tapage autour du procès de la duchesse de Chaulnes.

Cependant c'est dans quelques jours seulement que les tribunaux seront appelés à ratifier ou à cas.ser la délibération du conseil de famille qui a déclaré la jeune veuve indigne d'avoir la garde et la tutelle de ses enfants.

Et c'est au mois de juin seulement que comparaîtra devant la Cour d'assises de la Sarthe ce sieur Guyot qui a essayé de les enlever du château de la duchesse de Chevreuse, leur grand'mère et leur gardienne légale.

Le procès de ce champion de la duchesse de Chaulnes ne peut manquer d'être extrêmement intéressant il faut espérer que le Parquet de la Flèche réussira a découvrir la femme mystérieuse, la femme enveloppée d'un voile épais et toute blanche de poudre de riz qui rôduij: avec lui autour du parc, ayant à sa dis-

IV


position une voiture fermée dans laquelle les deux enfants eussent été conduits de relais en relais, jusqu'à un port d'embarquement pour l'Angleterre. Ce semble qu'il eût été prudent d'attendre, pour épiloguer sur l'affaire, que le débat se fût ouvert dans l'une ou l'autre instance. Mais la politique s'est mêlée du procès. La duchesse de Chevreuse a le tort grave d'être une des plus grandes dames de France elle a commis la faute de se faire expulser par la force, au 'moment de l'exécution des décrets, d'un couvent odieusement crocheté (i) à cette heure encore, la du'chesse a recueilli, dans son magnifique château de Sablé, plusieurs de ces Bénédictins de Solesmes que M. de Freycinet vient de faire disperser, pour prix de l'hospitalité qu'ils lui ont donnée naguère.

Immédiatement la presse républicaine, sans connaître un mot du dossier, a pris parti contre elle les courriéristes ont parlé avec indignation de l'horrible jésuitière de Sablé, où la jeune duchesse de Chaulnes a tant souffert On a dépêché des reporters à la duchesse de Chevreuse, qui ne les a pas reçus, et à sa jeune belle-fille, qui n'a point, j'imagine, montré pareille rigueur. Bref, à l'heure qu'il est, la jeune femme est une victime, une épouse calomniée, une mère méconnue, et la vieille duchesse un tyran

Il appartient à la chronique judiciaire de ne point laisser s'égarer le débat et de le ramener sur son véritable terrain.

Que madame de Chevreuse ait été une belle-mère sévère et autoritaire, c'est bien possible qu'elle soit excessive et intolérante en matière de foi, je le croirais volontiers; qu'elle préfère la société des Bénédictins de Solesmes à la conversation des fonctionnaires républicains de son département, c'est peut-être son droit. Mais la question n'est pas là.

(t)Voir!c-s Causes crin:incllcs et MO~M de tSSo.


H s'agit de savoir si madame la duchesse de Chaulnes a été ou non une épouse ndèle, si elle mérite ou non la garde de ses deux enfants.

Or, son mari, avant de rendre le dernier soupir, a exprimé « la ferme confiance que le conseil de » famille enlèverait à la jeune duchesse ce droit de o garde et de tutelle

Le conseil de famille a consacré cette volonté du mourant, « volonté grandement justifiée, a-t-il dit, a par le scandale de la conduite de la duchesse de ') Chaulnes, tant en France qu'en Italie, scandale M dont les éclats ont franchi le cercle de la famille et )) du monde dans lequel elle vivait. »

Nous savons enfin que la jeune femme, je prends les propres paroles d'un magistrat, Tvf. le substitut Banaston,- a signé deux attestations qu'elle a remises à son mari, et dans lesquelles elle se rèconnaissait « épouse coupable, mère indigne de voir ses enfants Certes, en thèse générale, la situation d'une mère privée de ce droit sacré mérite toutes les sympathies. Mais en présence des faits qui ont été articulés depuis, il convient d'attendre la pleine lumière des audiences.

Il serait injuste de vouloir comparer deux femmes dont l'une n'est pas actuellement condamnée, tandis que l'autre a été frappée par la justice mais cette agitation qu'on essaie de créer autour de la situation de madame de Chaulnes ne fait-elle pas songer aux articles si touchants qui ont été écrits sur l'infortunée madame Santerre avant le procès (i) ?

Elle aussi était une victime, une martyre, jamais elle n'avait été surprise par son mari, dînant au café d'Orsay en tete-à-tete, et jamais elle n'avait fui déguisée en marmiton M. Santerre était un monstre (i) Voir tes Cf!K.«'<'r;mtKf//M<mot)~fM de )!Ro.


Les débats se sont engagés. La chronique judiciaire, indépendante et impartiale, en rendit compte comme elle rendra compte de ceux qui vont commencer. On sait comment madame Santerre fut confondue. J'imagine que les amis imprudents qui essaient aujourd'hui d'imposer une opinion aux juges dans l'intérêt de la duchesse de Chaulnes lui rendent un bien mauvais service.

Le chroniqueur du Palais suivra avec une grande attention les débats de la Cour d'assises de la Sarthe et du Tribunal civil de la Seine, reproduisant avec la même impartialité scrupuleuse la défense de M" Durier, avocat actuel de la duchesse de Chaulnes, et la plaidoirie, je me trompe, le réquisitoire du puissant orateur qui s'est chargé des intérêts de la duchesse de Chevreuse, M. le Procureur général Bétolaud. L'audience.

26 avril.

Est-il besoin de le dire ? L'audience a attiré une affluence extraordinaire. On remarque au banc des avocats quelques membres de la haute colonie russe, parmi lesquels le prince Giedroyc et la princesse Lise Troubetzkoi. Madame la duchesse de Chaulnes paraît bientôt elle-même, tout enveloppée de ses voiles de deuil, et elle prend place à côté de son défenseur, Me'Durier.

La Duchesse de Chaulnes.

Elle a vingt-cinq ans. Elle a dû être, elle est encore très belle grande, frêle, élancée, avec des cheveux splendides, des cheveux châtains aux reflets sombres, dont les lourdes tresses sont relevées coquettement et attachées sur la nuque. Le visage, d'une pâleur ma-


ladive, a une expression de décision, de volonté extraordinaires. Les yeux, très grands, voilés par des cils superbes, tantôt se ferment à demi en donnant à la physionomie je ne sais quelle expression de madone, tantôt, au contraire, regardent fixement, presque durement, avec des éclairs sauvages qu'aura fait jaillir une pensée soudaine, pensée de colère, de rancune, ou de défi.

La duchesse de Chaulnes passe la plus grande partie de l'audience à prendre des notes elle couvre de sa longue écriture fine, tourmentée, ascendante, signe e d'ambition,- les feuillets d'un petit carnet. On la dirait-indifférente, mais quand, tout à l'heure, dans son terrible réquisitoire, Me Bétolaud va l'accuser d'avoir organisé la tentative d'enlèvement de ses enfants tout récemment commise au château de Sablé, elle se redressera avec une fierté voulue, et elle ponctuera chaque phrase de l'avocat,par un signe de tête énergique. Me jB~o/aM~.

L'éminent adversaire de la duchesse de Chaulnes a le premier la parole. J'ai encore dans l'oreille sa grande phrase sévère, souvent hautaine, toujours admirable d'ampleur, d'élévation et de clarté. Madame la duchesse de Chaulnes, quelle que soit sa résolution ou son inconscience a dû regretter plus d'une fois d'être venue affronter le scandale de l'audience, et cette plaidoirie magistrale qui arrivait à elle comme un écho posthume des accusations terribles de son mari Messieurs, dit M' Bétotaud, M. le due de Chaulues est mort, vous le savez, au mois de septembre dernier.

Pendant sa dernière maladie, il avait fait ce testament dont un magistrat distingué, M. le substitut Banaston, a dit que « c'était un acte plein de dignité, de raison et de réserve


« J'ai la ferme confiance, écrivait le mourant, que le conseil de famille enlèvera a la duchesse de Chaulnes la tutelle et la garde de ses enfants.

S'il en était autrement, je nomme ma mère, madame la duchesse de Chevreuse, et à son défaut M. le duc de Sabran, comme conseils de la duchesse de Chaulnes, et j'entends qu'elle ne puisse faire sans eux aucun acte intéressant la tutelle; je donne à madame la duchesse de Chevreuse l'usufruit du bien de mes enfants.

x Sablé, 27 septembre 1881.~ »

En écrivant ce testament, poursuit M' Bétolaud, M. le duc de Chaulnes savait ses jours comptés. Il était en face de la mort et il la voyait venir avec la sérénité d'une âme chrétienne qui se nourrit des divines espérances. A cette heure suprême, il ne songeait plus qu'à accomplir tous ses devoirs, et, en premier lieu, ses devoirs sacrés de père vis-à-vis de ses enfants. Me Bétolaud trace ici un portrait charmant du duc de Chaulnes

Il était religieux à un degré que notre siècle sceptique a peine à comprendre brave, il l'a prouvé, et en même temps doux et bon comme un chrétien des temps antiques.

Pendant la guerre contre l'Allemagne, il s'était engage dans l'armée de la Loire, à dix-huit ans. Il fut grièvement blessé a Coulmiers quelques jours après, son frère, le duc de Luyues, tombait mortellement atteint sur le champ de bataille defatay, et, de son lit de souffrance, le duc de Chaulnes annonçait à un ami la triste nouvelle dans une lettre empreinte du plus pur patriotisme.

La letre est admirable, en effet, et ce court passage permettra d'en juger

« Vous parlerai-je de ma douleur ? un cœur comme le vôtre appréciera sa grandeur. N'esî-ce pas affreux de voir ainsi tomber un à un tous les objets de. son affection, de rester seul numiliend'unpareil naufrage?

3.


». Mais sachons puiser dans le cœur de Celui qui nous a tant aimés la force de supporter ce désastre, et que ce sang offert pour la France puisse tomber dans le plateau de la balance qui pourra faire pencher vers nous la miséricorde divine » C'est que Dieu nous a imposé comme un devoir l'amour de la patrie »

Quelques années plus tard, au jour anniversaire de la mort glorieuse de son frère, le duc de Chaulnes écrivait à sa mère une autre lettre également belle et qui permet d'apprécier la chaleur de son âme, comme la hauteur de son esprit

« Maintenant, ma chère mère, je viens causer avec vous de cette terrible date. Quels tristes souvenirs elle nous rappelle » Véritablement, devant l'insuccès des tentatives faites pour rendre a la France sa vraie grandeur, on se demande si Dieu peut permettre qu'un sang aussi généreux ait été versé inutilement

« Ah ces saintes victimes doivent attirer sur leurs familles des grâces toutes spéciales. Je me figure que les grandes familles de France doivent retrouver sur le champ de bataille les vertus des ancêtres. Dieu veuille que ma pensée soit juste et que le sang ainsi répandu puisse donner une force nouvelle qui grandit »

En terminant, le duc de Chaulnes faisait une courte allusion à son mariage, qui était prochain.

Cette union fut célébrée le 12 mars 187 5.

Me Bétolaud en commence ici le triste historique, qu'il va suivre d'année en année.

Le Mariage.

I.e due de Chaulnes, dit l'éminent orateur, avait connu dans le monde la princesse Galitzin, d'une famille russe établie à Paris.


Elle avait dix-sept ans; elle était d'une grande beauté, et sans aucune fortune. Le duc de Chaulnes l'aima parce qu'elle était belle et aussi parce qu'elle était pauvre.

C'est là un des côtés de cette nature délicate il avait la passion de faire des heureux autour de lui.

Le duc voulait toucher par ses bontés la jeune fille dont les années d'adolescence avaient été pénibles. Il lui apportait un grand nom, une belle fortune, et il espérait qu'elle lui donnerait, en retour, le bonheur 1

C'étaient la les rêves qu'il avait faits dans l'innocence de son cœur.

La duchesse de Chevreuse, sa mère, consentit sans difficulté au mariage. Elle constitua à son fils un apport de 10 millions en terres.

De leur côté, les parents de la fiancée promirent une dot de 160,000 francs mais ni le capital, ni les intérêts n'en furent versés bien plus, c'est le duc de Chaulnes qui dut payer le trousseau de sa jeune femme.

Trois enfants naquirent du mariage l'un est mort; il-survit une petite fille de six ans et un petit garçon de quatre. L'union ne fut point heureuse, poursuit Me Bétolaud. La jeune duchesse de Chaulnes était une nature emportée, incohérente, impatiente de tout joug, avide de jouissances matérielles. Elle avait dans les veines ce sang slave qui a parfois des ardeurs extraordinaires.

Messieurs, le duc de Chaulnes, qui aimait passionnément sa femme, s'est cramponné désespérément au bonheur. Il a satisfait à tous ses caprices, à toutes ses prodigalités, il 'a fait des sacrifices énormes d'argent. Ah qu'étaient ces sacrifices iL côté de ceux bien autrement douloureux qui l'attendaient, et qui ont fait saigner son cœur jusqu'au jour où, daja mourant, il dut se résoudre à rendre à sa famille une femme incapable de tout retour au bien

MeBétolaud rappelle que, peu de semaines avant sa


mort, le duc de Chaulnes forma, dans l'intérêt de l'éducation future de ses enfants, une demande en séparation de corps. La duchesse avait lancé une demande analogue, qu'elle n'osa pas maintenir. L'illustre avocat dd'nne lecture des articulations présentées à la requête du mari. Les voici elles racontent dans toute sa tristesse poignante le drame conjugal. Je ne les veux point accompagner de commentaires, hélas superflus. On y lira le récit des amours de la duchesse de Chaulnes avec un officier italien, et surtout les épisodes dramatiques de sa liaison avec un M. D. dont le nom n'a pas été prononcé aux débats.

Qu'il me suffise de rappeler, avec Me Bétolaud, qu'au mois de décembre 1880, la Cour d'assises de la Seine condamnait à deux mois de prison un jeune sportsman, M. le comte de Dion (i), qui s'était porté à des voies de fait sur la personne de notre confrère de l'Événement, M. Aurélien Scholl, à la suite d'articles où il était précisément traité de madame la duchesse de Chaulnes, et des aventures qu'à tort ou à raison on lui prêtait.

Les Articulations.

1" Quinze jours environ après le mariage, comme on félicitait madame de Chaulnes d'avoir fait un mariage d'inclination, elle répondit

« Mon mari a fait un mariage d'inclination, mais, quand on est pauvre comme moi, on fait un mariage de raison. » Vers la même époque, comme M. de Chaulnes lui rappelait ses protestations de tendresse faites avant le mariage, elle lui répondit

« Vous êtes bien bête a'avoir cru cela si je vous l'ai dit, c'est qu'on m'avait dit de vous le dire. »

(t) Voir]e'' C~Mf.tcrYm/ttf~f!~ mof;Hf.!de t8~o.


20 Elle avait sur toutes choses l'esprit de mensonge poussé aussi loin que possible, et, sur les représentations qu'on lui faisait quelque temps après le mariage, elle répondit < Ou n'arrive à rien quand on ne sait pas mentir. x

Elle répétait constamment qu'une femme devait toujours nier même devant l'évidence.

3" Comme elle se livrait à des dépenses exagérées, son mari ayant voulu un jour lui faire des observations, elle répondit <: Eh bien'quand vous serez ruiné, je me ferai enlever et j'aurai bien le moyen de me procurer de l'argent, x

4" Elle tient à ses enfants devant témoins les propos les plus inconvenants. Elle leur apprend à dire, en parlant de la duchesse de Chevreuse <t Bonne maman c. bonne maman caca. 3> Elle se sert constamment des expressions « F.moi la paix, et f.moi le camp »

En novembre 1878, M. de Chaulnes, dontla santé s'était gravement altérée à la suite de ses chagrins domestiques, fut obligé de se rendre dans le Midi. Sa femme refusa de l'y suivre et resta à Paris, où la légèreté de sa conduite et ses allures équivoques furent remarquées. Elle allait au bois de Boulogne, au théâtre et à des soupers au restaurant en compagnie d'un sieur D. Elle alla plus tard rejoindre son mari en Italie, et s'arrêta a Turin, oùD. qui l'avait suivie, fut vu couché avec elle. En 1879, les époux avaient loué une maison à Versailles, rue de l'Ermitage le sieur D. qui avait une clef de la porte du parc, profitant de ce que M. de Chaulnes était alité, pénétrait la nuit dans la chambre de madame de Chaulnes en escaladant une fenêtre, et se retirait de grand matin.

Le drame du c/M~MK de Sablé.

So En septembre 1879, étant à Sablé (Sarthe), madame de Chaulnes demanda à son mari d'aller faire un pèlerinage à Lourdes. Celui-ci ayant accepté, on partit. Mais, arrivée au Mans, mndnme de Chaînes prétexta qu'elle était souffrante et )ais"a


son mari suivre seul le voyage, pendant que de son ente elle revenaitau château de Sablé.

A ce moment, le sieur D. avec qui elle avait comploté cette ruse, s'était rendu déjà à Angers, où il attendait avis du retour à Sablé.

Le jour même du retour, le sieur D. arrivait de son côté' dans la petite ville de Sablé et prenait une chambre dans un hôtel, sous un faux nom il se présentait comme un marchand de biens; le maître d'hôtel fut très surpris de voir que le prétendu marchand de biens passait, toutes les nuits hors de chez lui. Le sieur D. entrait au château par la porte du pare donnant sur les bords de la Sarthe, avec une clef que madame de Chaulnes avait demandée quelques jours auparavant au régisseur. 10° Les visites clandestines dé M. D. n'ont pas eu lieu seulement la nuit, mais il passait des journées entières dans la chambre de madame de Chaulnes, qui était fermée pour les domestiques, sauf pour la femme de chambre, qui était dans le secret. Sous prétexte de maladie, elle se faisait servir à déjeuner dans sa chambre en compagnie du sieurD. par la femme de chambre sa confidente.

Bientôt, malgré les précautions prises, tous les domestiques ont eu connaissance de la présence d'un étranger dans la maison et dans iachambre de la duchesse.

11° Le 4 octobre 1879, M. de Chaulnes revint malade de son voyage, et fut obligé de prendre le lit. Sa présence n'empêcha pas le sieur D. de venir et d'être reçu comme de coutume. 12° Le lendemain dans la journée, des domestiques indignés de ce qui se passait vinrent demander à M. de Chaulnes s'il avait la force de se lever, parce que, disaient-ils, il y avait un voleur dans la maison.

M. de Chaulnes comprit aussitôt, se leva et alla frapper à la porte de la chambre de sa femme, laquelle, malgré son injonction, ne fut pas ouverte. H était retourné vivement dans son appartement pour prendre une arme, lorsque sa femme accourut auprès de lui, et, après avoir essayé d'expliquer qu'elle n'avait pas ouvert parce qu'elle faisait sa toilette, sur la menace de son


mari de fouiller ta chambre, elle prit )e parti de tout avouer en implorant son pardon.

M. de Chaulnes, effrayé du scandale et pensant à ses enfants, lui dit, après lui avoir fait signer son aveu, qu'elle eût à faire partir son amant sans éclat.

130 II avait été entendu que madame de Chaulnes partirait eUe-même dès le lendemain et même ses malles avaient été portées à la gare, mais elle alla trouver un ecclésiastique qu'elle supplia d'intercéder pour elle, ce que celui-ci fit en invoquant l'intérêt des enfants, pour prévenir le scandale qui ternirait leur nom.

14° Le jour même du 5 octobre, le sieur D. qui était parti à la suite de la scène rapportée plus haut, revint armé d'un revolver dont il menaça un domestique qui voulait s'opposer à son passage. Il lui dit qu'il voulait voir M. de Chaulnes, dont il lui fallait la vie. Les domestiques et les gardes se réunirent et l'expulsèrent.

15° L'avant-veille de Noël, le sieur D. à neuf heures du soir, revint encore au château, cette fois encore armé d'un revolver, et un garde l'empêcha, d'entrer.

Il proposa de l'argent au garde, s'il voulait faciliter son entrée.

1C° La nuit de Noël, à la messe de minuit, le sieur D. se déguisa en mendiant pour pénétrer chez les Bénédictins, où il espérait rencontrer madame de Chaulnes. Le commissaire de police de Sabié le fit partir.

L'officier de /'arM:ee italienne.

17" A la fin de 1880, les époux étaient allés à Florence la, les désordres de conduite de madame de Chaulnes recommencèrent. Elle noua des relationsavec un sieur B.lieutenantdans l'armée italienne. Le soir, il venait rôder autour du palais madame de Chaulnes se mettait à sa fenêtre en déshabillé' et échangeait avec lui des signaux.

Elle sortait, le matin en voiture, laissait sa voiture au pré-


mier endroit venu et disparaissait sans qu'on sut où elle. allait.

18° Le dimanche, 3 avril 1881, M. de Chaulnes surpritunpapier que sa femme portait dans son corsage. 11 s'en empara vivement, n la grande confusion de celle-ci. Le papier en question était une épitre amoureuse en vers du sieur B. et l'état du papier attestait qu'elle le portait depuis plusieurs j ours sur elle. 19" On apprit bientôt qu'elle avait des rendez-vous avec le sieur B. dans une maison située à une certaine distance de la ville, via -,Nlalcantone. Quand elle y allait avec sa voiture, elle la faisait arrêter à une certaine distance d'autres fois, elle y allait avec des voitures de remise.

20° Un jour, madame de Chaulnes fit monter le sieurB. dans sa voiture et alla se promener avec lui. Le lendemain elle voulut recommencer, mais le cocher s'y opposa, en disant qu'étant au service de M. de Chaulnes il ne pouvait tolérer cela. 21" Les 8, 9 et 10 mai 1881, elle sortit avec ses deux enfants et leurs deux bonnes, et les emmena dans le jardin attenant à la maison de la via Malcantone; elle les enferma dans le jardin pendant qu'elle rentrait elle-même dans l'intérieur, ou se trouvait le sieur B. Elle y passa chaque fois deux ou trois heures consécutives, et revint ensuite en toute hâte reprendre les enfants et les bonnes pour le diner.

22° Lors de l'une de ces visites, madame de Chaulnes dit a une des bonnes « Dites au cocher de se taire, et je lui donnerai une récompense. ? Les bonnes, indignées, déclarèrent qu'elles ne voulaient plus accompagner madame de Chaulnes. 23° M. de Chaulnes, informé de ces faits, signifia à sa femme qu'elle eût à se retirer chez sa mère et qu'il allait la conduire lui-même a Paris. A Turin, où il fallut coucher, madame de Chaulnes proposa aux deux bonnes de l'aider à enlever ses enfants pour revenir avec eux à Florence, et ce n'est que sur leur refus qu'elle se décida à continuer sa route.

21° Dans ces derniers temps, madame de Chaulnes a dit et répété qu'elle s'arrangerait de manière a enlever ses enfants pour les cmme'.ifr n l'étranger.


La mort du duc de Chaulnes arrêta la procédure de séparation. Mais déjà, au début de l'instance, le duc avait obtenu du président du tribunal de la Flèche une ordonnance lui attribuant la garde exclusive de ses enfants.

Après son décès, le même tribunal confia cette garde à la duchesse de Chevreuse, et, le 7 octobre :88t, cette décision était confirmée par le conseil de famille. Bétolaudfait remarquer que cette décision si grave fut prise à l'unanimité des membres présents la duchesse de Chevreuse, aïeule des enfants; le comte de Sabran, leur oncle paternel; le comte de Contades, leur grand-oncle, –et, du côté maternel, le comte et le marquis de la Roche-Aymon; les princes Galitzin, frères de la duchesse de Chaulnes, étaient exclus comme étrangers.

L'éminent avocat va entrer maintenant dans la discussion du procès. Madame la duchesse de Chaulnes a été destituée comme étant d'une !Mcon~M!~e notoire. Y a-t-il eu chez elle inconduite, et cette inconduite est-elle notoire ?

Tout d'abord, dit M' Bétolaud, nous nous trouvons en face d'un document d'un grand poids ce testament du duc, testament écrit devant la mort

Dira-t-on que ce vaillant jeune homme, si vertueux, si loyal, si bon, a accusé odieusement une femme innocente, au moment de paraitre devant Dieu (Sensation.)

Puis vient cette sentence unanime du conseil de famille, sentence a laquelle se sont associés même des propres parents de la duchesse, le comte et le marquis de la Roche-Aymon. Il n'est pas jusqu'à l'un des exécuteurs testamentaires du duc de Chaulnes, M. le comte de Lévis-Mirepoix, qui n'ait tenu à proclamer qu'ayant suivi le jeune ménage pendant les jours troublés, témoin de la r&condliation et du pardon, il n'avait jamais eu confiance; que la conduite de la duchesse faisait le


désespoir du mourant, et qu'il faut remercier Dieu de lui avoir donné la force de prendre une mesure suprême en confiant à sa mère la garde de ses enfants t &

C'est ainsi, s'écrie Me Bétolaud, que sa propre famille s'est faite la justicière de la duchesse de Chaulnes.

« Mais voici que s'élève contre elle un autre accusateur bien autrement terrible. C'est elle-même » Et l'éminent avocat montre au tribunal deux papiers déjà jaunis et couverts chacun de deux lignes à peine. Mais quelles lignes terribles elles sont signées de la duchesse de Chaulnes elles constituent

L'aveu.

Les voici

Je demande pardon à mon mari, et je me; remets à sa merci. &AUTZIN, duchesse DE CHAULNES.

Sablé, 5 octobre 1879.

Je laisse mes enfants et je renonce à les avoir.

GALITZIN, duchesse DE CHAULNES.

Sablé, 5 octobre 1879.

Dans quelles circonstances terribles, se demande Me Bétolaud, à la suite de quel drame intime, la duchesse a-t-elle été réduite à laisser échapper ainsi l'aveu de sa faute ?

C'était au mois de septembre 1879, à Sablé. Le duc de Chaulnes était déjà gravement malade. Sa femme lui avait persuadé de faire un pèlerinage à Lourdes. Ils partirent.

A peine en chemin de fer, la duchesse se plaint, elle est souffrante, bientôt les douleurs deviennent plus intenses, elles sont intolérables. Le duc veut ramener sa femme au château elle s'y oppose. Elle sait bien ce qu'il lui faut: du repos seulement; qu'il la laisse revenir seule, et qu'il continue son pèlerinage.


Elle retourna seule, en effet, au château de Sablé.

Pendant ce temps, M. D. avec lequel elle avait commencé une liaison dès l'année précédente, arrivait de Paris à. Angers, et la, attendait la réussite du plan combiné de concert. Le jour même du retour dela duchesse, il poursuivait saroute, et se présentait dans une hôtellerie de Sablé, sous un faux nom, en se donnant comme un marchand de biens, venu pour visiter le pays.

L'aubergiste ne fut pas peu surpris do voir ce singulier marchand de biens disparaître d'une façon constante on le voyait rarement le jour; la nuit, jamais! (Hilarité.)

C'est que, peu de temps auparavant, madame de Chaulnes s'était fait remettre, sous un prétexte, la clef d'une petite porte du pare. M. D. entrait par là, et se trouvait en face de l'appartement de la jeune femme, qui est de plain-pied avec le perron extérieur.

Ah 1 le local était admirablement disposé madame de Chaulnes a, tout à côté de sa chambre, une autre petite pièce où l'on peut se cacher à son aise.

Détail abominable les enfants étaient alors au château; leur mère les avait bien fait installer au premier étage, mais empêchez donc ces pauvres petits de redescendre, de frapper à sa porte, d'entendre peut-être la voix de l'amant enfermé avec elle 1 Voici, poursuit M° Bëcolaud, comment la présence de M. D. fut découverte

La duchesse s'était déclarée fort malade. C'était là un prétexte pour rester et se faire servir dans son appartement. Le premier jour, le sommelier remarqua que, pour une femme indisposée, la duchesse buvait beaucoup. (Hilarité.) II crut d'abord qu'un domestique indélicat avait entamé la bouteille en route. Mais, la consommation ne diminuant pas, il fallut bien supposer autre chose.

Et, pendant ce temps, le pauvre duc accomplissait son pèlerinage! (Explosion d'hilarité.)

M. de Chaulnes revint A Sablé le 4 octobre, exténué, avec une


toux déchirante et une faiblesse qui allait croissant. La duchesse alla tendrement au-devant de lui, elle le reçut souriante dans sa chambre à coucher. H était là, lui, l'amant, caché dans la pièce voisine

Le lendemain, deux domestiques, indignés, altèrent trouver leur maitre et lui demandèrent s'il avait la force de se lever. Il la trouva. Vous savez le reste. Terrifiée par la fureur de son mari,'qui menaçait de fouiller l'appartement, la duchesse se jeta à ses genoux; c'est alors qu'elle écrivit, qu'elle data, et qu'elle signa les deux papiers que voici (Sensation.)

Aujourd'hui, madame la duchesse de Chaulnes prétend que cet aveu lui a été arraché par la violence. La violence! s'écrie Me Bétolaud, la violence du duc épuisé, mourant, se traînant à peine, sur une femme résolue, une femme forte, qui aimait à faire parade d'une certaine vigueur physique Mais une mère innocente se fùt laissé couper en morceaux plutôt que de signer ainsi la preuve de son infamie (Sensation.) Ce n'est pas tout on trouva dans une armoire une blouse, un pantalon en toile, et, dans ce pantalon, la clef de la petite porte du parc.

Puis, voici les lettres dans lesquelles madame la princesse Galitzin, mère de la duchesse de Chaulnes, a avoue elle-même la culpabilité de sa malheureuse fille.

Me Bétolaud reconnaît, d'ailleurs, que la princesse Galitzin a protesté depuis contre le sens attribué à ces lettres.

< J'apprends, écrit-elle aujourd'hui, que, par un procédé inqualifiable, on voudrait se servir des lettres que j'ai écrites à mon gendre en 1879 et eu .1880.

f Je proteste absolument ces lettres étaient des réponses à des lettres de mon gendre, alors qu'il accusait sa femme qu'il avait séquestrée, et queje ne pouvais me rendre compte de la fausseté de ces accusations »


M" Bétolaud ne s'arrête pas à cette protestation de la princesseGalitzin:

Dieu me garde, s'écrie-t-il, d'attaquer une mère. Mais il faut bien que. je dise que madame la princesse Galitzin n'a rien ignoré des intrigues de sa fille; elle a été la faiblesse mème; c'est pendant une absence du duc de Chaulnes, alors que ce dernier avait confié sa femme à sa belle-mère, que la liaison avec M. D. s'est nouée et s'est développée.

Que dis-je la veille du jour oit la duchesse de Chaulaos a été surprise, sa mère lui télégraphiait de Paris

« jDaM~c!'t)M))ttMeM(..7c.Mt.}~)t<<c)t<ht. »

Elle avait été, parait-il, prévenue elle-même par cotte lettre anonyme

« Votre fille cotM't M!: (~Mt~e)' <:);e)*<iMe.i!N.

*UNA))[A.BBË.~ 1> ·

Vous voyez bien, messieurs, que la mère était au courant de l'inconduite de la fille Mais je vais vous lire maintenant une correspondance qui le démontre d'une façon accablante 1 Quelques jours, en effet, après la scène du 5 octobre, sur une lettre de vifs reproches que lui adressait son gendre, la princesse Galitzin prenait la plume; elle écrivait

Dieu sait si mon fils et moi nous avons fait l'impossible pour 'conjurer des malheurs. C'était votre intérêt 'comme le notre!

Soyez indulgent pour cette Malheureuse enfant dont le repentir est sincère.

Mo Bétolaud rappelle comment la duchesse de Chaulnes exprima ce repentir et obtint son pardon Elle devait partir le soir même, mais elle alla trouver le prieur do l'abbaye de Solesmes, Dom Couturier, elle lui parla de sûieafanti,etloobtintq'L)'iivintiutore~derpouroUe:uu'rLisdu


duc, et elle promit devant lui, à genoux devant le lit du malade, de passer à expier sa faute sa vie tout entière. Le duc fut magnanime, il la releva i

Ah ne le jugez pas au point de vue du monde, messieurs. Songez à sa bonté, à sa charité chrétienne, à la candeur de son âme endolorie, (Sensation.)

La Correspondance.

Le jour de Pâques de l'année suivante, la princesse Galitzin essaya, à l'occasion de cette grande fête chrétienne, d'amener une réconciliation complète entre les ëpoux:

« Ke doutez pas, écrivait-elle au duc deChaulnes,ue doutez pas, mon cher fils, de ma tendresse pour vous.

» En ce grand jour de pardon dont Dieu nous a donné un magnifique exemple, je demande à votre noble et grand coeur, en grâce, de donner à Sophie le baiser de paix, si nécessaire à l'union des âmes chrétiennes »

Le duc répondit par une lettre qui est une belle page, pleine de sentiments élevés, et que M" Bétolaud a lue au milieu de l'émotion de tout l'auditoire « Ma mère,

« Il est certain qu'en ce beau jour de Pâques le cœur est forcé d'oublier les blessures, pour ne penser'qu'aux bienfaits que vous apporte la vie nouvelle du Christ ressuscité.

Mais, s'il est nécessaire de se donner ce baiser de paix, i est difficile de ne plus se souvenir. Vous savez quelle est ma vie désormais mon avenir est perdu, et je remercie tous les jours la Providence de m'avoir enlevé la santé, car à quoi me servirait-elle ?

J'avais fait un rëvs trop beau. Dieu n'aime pas les pensées d'orgueil. Sans lui on ne peut rien aussi me l'a-t-il montré en b risant mon existence.


» J'accepte son arrêt, mais, à ceux qui ont contribué à mon malheur, ne suis-je pas en droit de dire « Que vous avais-je fait pour mériter un semblable traitement ? N'avais-je pas droit à trouver en vous un appui confiant, quand je ne rencontre que causes graves de doute ? »

» La passion maternelle avait-elle autant obscurci votre raison, qu'elle ne pût comprendre que la chute de votre fille était le plus grand de tous les dangers ?

x Enfin votre conscience chrétienne ne vous disait-elle pas qu'entre vous et celui qui a amené le déshonneur à mon foyer, il ne pouvait, il ne devait y avoir aucune relation possible? x Quand je vous confiais votre fille, je ue parle pas même de votre conscience de mère, mais de celle de femme, vous aviez le devoir sacré de conserver ce dépôt que je vous avais donné. Je ne croyais pouvoir le remettre en mains plus sûres » Et cependant avez-vous veille 1 M'avez-vous averti du danger Avez-vous essayé de renvoyer votre fille auprès do moi quand le danger vous est apparu ?

s* Non. Votre faiblesse maternelle n'a pas eu raison une heure, une heure seulement, des pensées et des actions coupables de votre pauvre enfant, faible, jeune, sans guide et sans soutien. Votre volonté a été sans vigueur et sans confiance i » Vous savez comme je lui ai pardonné. Son cœur vaillant a vaincu son esprit rebelle, mais à quel prix, grand Dieu Quelle lutte dans cette âme peu préparée aux devoirs du mariage! Autant elle avait mis de volonté à se perdre et a tout braver, autant elle en a mis à se soumettre, mais, dans cette lutte, il n'y a que des blessés, et les blessures sont mortelles. » Sophie et moi ne sommes plus roeonnaissabies. Les années se sont accumulées, et, sans ces chers enfants, quels désirs pourrions-nous former, si ce n'est de nous en aller promptement, la main dans la main, dans la patrie meilleure où la mémoire perd ses souvenirs douloureux

La princesse Galitzin essaya de se justifier, de se défendre. Elle écrivit


« Lorsque nous vous avons donné notre fille, cher Paul, elle avait à peine dix-sept .ans. D'un caractère ardent, passionne, elle vous aimait tendrement, et si nous étions fiers de la brillante alliance qu'elle contractait, je vous jure du fond du cœur que nous étions plus fiers en pensant que cette alliance était cimentée par une grande affection réciproque. Jeune, sans expérience de la vie, Sophie s'était donnée avec la plus entière confiance, et soyez certain que tant qu'elle a trouvé auprès de vous appui et protection, son cœur et sa tète n'ont pas été troublés.

» Mais, malheureusement, lorsque des absences, des voyages, l'ont laissée exposée à de déplorables conseils d'amis, j'ai. vu vite sur quelle dangereuse pente elle s'engageait.

.Voulez-vous me dire, cher ami, ce que je,pouvais, ce que je devais faire ? 1

» Aller'vous ouvrir les yeux sur.une situation ou il n'y avait peut-être que légèreté et jeunesse ? assurément non une mère ne dénonce pas son enfant.

~Prévenir ma fille? l'éelairer sur son avenir? Interrogez Sophie, car, si je vous répondais, j'aurais l'air de l'accuser. » Fallait-il l'abandonner? la laisser seule aux folies de son imagination, malade? Et, lorsqu'il n'y avait rien, la livrer aux calomnies du monde ?.

x Eh bien non, mon cher Pau), je n'ai pas cru devoir le faire, et, les larmes dans le cœur, j'ai coMt;e)'< jjo' Hts ~r~'otec une ~'t/Ma<iOM que j'espérais vous voir trancher par les-droits que vous donnait votre caractère de mari.

» Mais je vous jure de nouveau par ce que j'ai de plus sacré au monde que, lorsque vous m'avez confié votre femme, reprenant alors mes droits de mère, personne, entendez-vous, per- sonne n'a été reçu chez moi. Ai-je eu,tort 'l'agir ainsi ? Je ne le crois pas, et. cela serait a refaire, que, même pré venue, je le referais, tvn* CM M'n/'<M?f70MHe~a.< .S'O!; 0</<M/~M)'M </?[' .W pc?'t/.

» Ma fille vous a cruelle ment offen~je n'ai en qu'à m*incliner;

)'< Ma fille vous a cruellement on'cnsé,je n'ai eu qu'à m'incliner

mais, puisqu'aujourd'hui vous me permettez de vous expliquer

ma conduite, j'cspùre que vousreconnaitrcx que mes faiblesses,


comme vous le dites, n'ont eu qu'un ))ut,<7e/(;M~f<? ~xt/t~e, et que jamais je n'ai transigé avec mon honneur de mère de famille. »

Me Bétolaud se demande en terminant si cette faute de la duchesse de Chaulnes a eu quelque retentissement.

Mais, sans vouloir, dit.-U, rappefer un procès d'assises dans lequel les noms, discrètement passés sous silence, étaient cependant sur toutes les lèvres, il suffit de dire que, pendant près d'une année, madame de Chaulnes s'est montrée partout avec li. D. au Bois, au spectacle, dans les cabarets à la mode. Ce fut un scandale que le mari seul ignora c'est l'usage II reste à Me Bétolaud à parler du second et dernier épisode de la cause l'intrigue de Florence avec l'officiér italien.

jLYM~MC ~oye/!cc.

Le duc de Chaulnes était allé demander, dit réminent orateur, un peu de santé au soleil de l'Italie. On était au printemps de I8S1. Sa jeune femme l'accompagnait. A Florence, oit on s'arrêta, la duchesse fit la connaissance d'un fieutenant d'infanterie, M. H. qui lui adressa ces vers

M° Bétolaud tire alors de son dossier une feuille, de papier froissée, fripée, couverte d'une grande tache jaunâtre

Voyez cette tache, dit-il, c'est la tache qu'à )ai:s~ sur le billet la fleur de cor.agcde)a duchesse. Car c'est dan.'s )e corsage de sa femme que le duc de Chaulnes a cuei~i t'épitre amoureuse.

Et rëpitre amoureuse, la voici. Ce n'est point du Musset, mais, dit Me Bétolaud, il faut se souvenir que le poète est étranger


Je t'aimerai tant que la fleur bénie

S'épanouira pour orner ton séjour,

Tant qu'au printemps la terre rajeunie Dit à l'oiseau Reviens chanter l'amour. Je t'aimerai tant que la blanche étoile Viendra le soir veiller sur ton sommeil, Tant que, des nuits perçant le sombre voile, Le jour viendra sourire à ton réveil.

Je t'aimerai même si l'inconstance

Te rend parjure, ingrate à nos amours; Malgré l'oubli, mon cœur sans espérance Dans sa douleur pour toi battra toujours.

Ce n'est pas là, dit M° Bétolaud, l'épitre d'un soupirant malheureux ce sont les vers que l'on compose au lendemain de la victoire on peut écrire ainsi après. jamais avant. (Hilarité.)

Et, reprenant les dernières articulations du 'procès en séparation, l'avocat parle en termes voilés de cette petite maison de la via Malcantone, où le galant officier et la grande dame avaient des rendez-vous. Le scandale de Florence fut, dit-il, le pendant de celui de Sablé, et, cette fois, le duc de Chaulnes ne put se résoudre àcroire encore à la sincérité du repentir des.Madeleines. Il ramena sa femme en France et commença le procès.

Les dernières paroles de l'orateur sont pour flétrir la tenue plus qu'insouciante de la jeune duchesse, à l'époque de la mort de son mari

Savex-vous ce qu'elle faisait, au licu de pleurer sa première faute, 'dc se recueillir, de veiller près de celui dont les yeux allaient bientôt s'éteindre? g

Il y avait, n. Florence, une élë~aotc du demi-monde, qui éblouissait la ville. Cette femme se coiffait d'une toque rose


que la duchesse de Chaulnes voulut avoir, et la grande dame écrivit:

< Une grande admiratrice demande à Madame si elle pourrait faire sa connaissance elle désire garder l'incognito jusqu'au moment de la présentation.

» En attendant, auriez-vous l'extrême bonté de prêter pour une heure une toque au bel oiseau, un autre joli chapeau noir, son voile blanc, et son beau costume avec le manteau pareil ? » Elle remercie d'avance Madame et la prie d'excuser son indiscrétion.

» C'est de l'admiration vraie. Quand on est aussi belle, il n'y y a rien d'étonnant:.

» Toutes les excuses, Madame, »

Quant à son désordre, à ses folies, a ses prodigalités, je n'en parle pas, dit Me Bétolaud. Elle, qui n'avait rien apporté en dot, elle a acheté, pendant ces six années de mariage, pour plus de 200,000 francs de bijoux la petite couturière de Sablé lui a fourni en une saison pour 10,000 francs de robes

Pendant le mois de septembre dernier, et pendant le mois d'octobre dernier, qui sait ? peut-être le jour même ou le duc expirait à Sablé, elle commandait à Paris des bijoux variés trois montres, des sifflets en or, un éventail de 300 fr. (la duchesse montre l'éventail), un porte-cigares, un porte-veine, un poisson en joaillerie, un collier, plusieurs bagues, un thermomètre-bijou elle se présentait sous le nom de princesse Galitzin, et elle ne paya pas il y avait là pour près de 45,000 fr. d'acquisitions. C'est à. la duchesse de Chevreuse que fut présentée la facture.

Me Bétolaud accuse également la duchesse d'avoir organisé la tentative d'enlèvement des enfants commise au château de Sablé, et, à ce moment, madame de Chaulnes fait plusieurs signes de tête affirmatifs. Enfin, Me Bétolaud parle comme il convient de la publicité effrénée qu'elle a fait faire ou laissé faire, de


ces confidences à des reporters, de ces brochures criées à la porte du Palais, de ces portraits des pauvres petits enfants publiés avec celui de leur mère. Voilà toute l'affaire, dit-il. Je crois vous en avoir assez dit, messieurs, pour vous taire comprendre combien il importe que vous mainteniez la décision solennelle du conseil de famille qui a déclaré madame de Chaulnes déchue de ses droits de mère

10 mai.

Les débats du procès de madame la duchesse de Chaulnes ont continué hier, devant la i''° Chambre civile.

La duchesse est là, toujours enveloppée de ses longs voiles de deuil. Son frère, le prince Borys Galitzin, est assis près d'elle. M. lejuge Guillemard préside, en remplacement de M. Levesque, nommé conseiller. Me Durier a prononcé pour madame la duchesse de Chaulnes une de ses plaidoiries les plus habiles et les plus mordantes.

Mc Durier.

Mc Durier n'est point un inconnu pour mes lecteurs. Hya deux ans, j'ai eu l'occasion d'esquisser. sa physionomie d'avocat. C'était au lendemain des expulsions. MC Durier plaidait pour le gouvernement contre les congréganistes. Le Palais était alors en effervescence, et la politique avait envahi ce terrain neutre où les représentants des partis les plus extrêmes aiment à se donner la main. Le portrait, sans être chargé, n'est point flatté, j'en conviens; aussi suis-je heureux de me retrouver aujourd'hui en face de Me Durier dans un procès qui lui a permis de mettre en relief son talent sotide, son argumentation ingénieuse, et cette bonhomie railleuse à laquelle la


piété un peu exaltée du duc de Chaulnes et le mysticisme de la duchesse de Chevreuse ont fourni mainte occasion de s~exercer, pour la plus grande gaieté de l'auditoire.

Messieurs, dit M~Durier, cette affaire est assurément une des. plus affligeantes qui puissent être portées à votre barre. Le procès de madame la duchesse de Chaulnes a soulevé une émotion profonde c'est d'une mère qu'il s'agit, d'une mère qui réclame après la mort du chef de famille, ses droits les plus sacrés, je veux dire la garde et la tutelle de ses jeunes enfants. Elle n'en peut être déchue que pour des causes très graves une inconduite notoire.

Car, songez-y bien, il ne suffirait pas que sa conduite n'eût pas été irréproehabte il faut qu'elle soit tombée au dernier degré de l'immoralité i

C'est cette accusation même que porte aujourd'hui contre ma cliente madame la duchesse de Chevreuse. Ainsi, quand les plus humbles familles eussent redouté le scandale, en reculant devant le déshonneur de leur nom, la noble duchesse n'a pas craint de poursuivre de sa haine la jeune femme, la jeune mère, espérant sans doute que madame de Chaulnes courberait la tête, et qu'elle renoncerait à ses enfants, comme à la gestion de leur fortune.

La fortune, soit 1 Madame la duchesse de Chaulnes l'eût abandonnée. Elle n'a pas voulu transiger avec ses droits maternels, et voici qu'elle vient en personne (je ne m'y pouvais opposer) protester jusqu'à cette audience contre d'odieuses accusations. Son frère, le prince Borys Galitzin, qui l'a défendue avec le plus courageux dévouement, l'accompagne, et vous pouvez voir à ses cotés un autre de ses parents, un homme fie cœur, M. le comte de Bertier de Souvigny.

Me Durier nous fait ici une courte esquisse du milieu dans lequel sa cliente a grandi.


Z.e~G<M.

La princesse Sophie Galitzin était presque une enfant, elle avait à peine dix-sept ans, quand le duc de Chaulnes obtint sa main. Elle avait été élevée pieusement, et elle avait passé plusieurs années au couvent des Oiseaux.

Son père, le prince Galitzin, mourut en 1875. Il était l'ami de M. de Falloux, qui écrivit à la jeune fille une lettre touchante, dont j'extrais ces quelques lignes

« Ma douleur est profondément unie à la vôtre, et elle s'y as» sociera jusqu'à mon dernier joth'. Le testament de votre admi» rable père rertète son âme si héroïque. Je n'ai jamais cessé, » vous le savez, de lui rendre des sentiments devenus peu à peu » d'indissolubles liens. »

Les Galitzin sont pauvres, messieurs; madame la duchesse de Chevreuse, qui le leur a ardemment reproché, eût dû se souvenir que leurs biens ont été confisqués en Russie au commencement de ce siècle, parce que le chef de la famille s'était converti au catholicisme.

Comment le jeune duc de Chaulnes a-t-il été amené à demander la main de la jeune princesse sans fortune ? Je vais vous le dire. Me Durier aborde ici un des points les plus intéressants de sa plaidoirie. H va nous donner un portrait de

La duchesse de C/zeyreH~e.

Au moment du mariage, dit-il, le jeune duc de Chaulnes avait vingt-trois ans. Il était resté sous la domination de sa mère, et c'était sa mère qui avait voulu cette union. Pourquoi ? Vous allez le comprendre.

La duchesse de Chevreuse, née de Contades, s'était mariée pauvre.

Elle avait été introduite ainsi dans l'opulente famille de


Luynes, et, dès lors, son principal objectif fut de s'y faire une place dominante.

Aussi longtemps que vécut son beau-frère, le duc de Luynes, ce projet échoua; quand il mourut, la duchesse de Chevreuse, déjà veuve, restait avec deux fils l'aine, auquel passa le titre de duc de Luynes, fut tué en 1870, pendant la guerre. Son jeune frère, le duo de Chaulnes, était une nature faible et impressionnable, et le pauvre enfant, qui était né phthisique, fut comme une cire molle entre les mains de son implacable mère. La duchesse de Chevreuse, qui n'avait pour fortune personnelle qu'un douaire de 20,000 francs de rente et un revenu de 10,000 francs que lui avait laissé son mari, voulut lier son existence à celle de son jeune fils, et administrer seule la fortune de dix millions, dont le duc de Chaulnes était héritier C'est pendant qu'eUe avait la gestion de cette fortune de son enfant mineur qu'elle acheta pour lui la demeure seigneuriale de Sablé, ou elle fit des dépenses énormes, et ou elle s'installa.

Madame de Chevreuse, vous le savez, messieurs, est devenue une femme politique. Elle est en correspondance avec les chefs du clergé, le Saint-Père lui-même, et, dans sa famille. cependant profondément catholique, on l'a surnommée « la mère de l'Église (Hilarité.)

II n'y a pas bien longtemps qu'elle se mit :t la tête d'une croisade de dames romaines qui protestèrent contre les fouilles du Colisée, oit l'on voulait, disaient-elles, profaner les ossements des martyrs mais la duchesse est surtout connue pour son intimité avec ses voisins, les moines Bénédictins de Solesmes, qui ces dernières années ne quittaient pas le château de Sablé, et dont tes directeurs venaient chercher près d'elle une suprême direction. (Nouveaux rires.)

Mais toute cette autorité reposait sur la frêle existence du duc de Chaulnes. Il fallait que la duchesse douairière gardât toujours sa toute-puissance sur sa personue et sur sa fortune. C'est pour cela que madame de Chevreuse le voulut marier à une jeune fille pauvre, sans énergie et sans réaction, qui l'aidât à'


prolonger l'enfance et l'adolescence de son fils, à éterniser la tutelle qui avait été l'instrument de sa grandeur.

M° Durier ajoute aussitôt que la duchesse de Chevreuse fut étrangement déçue elle trouva dans la nouvelle duchesse de Chaulnes une nature énergique et peu résignée à subir le joug.

L'avocat s'empresse également de mettre en regard. du portrait de la mère le portrait du fils, etvoici comment il nous le présente.

Le duc de Chaulnes.

Sa nature était singulière. Il était pieux, en proie à une ardeur religieuse extraordinaire qui n'excluait pas d'autres ardeurs plus irregulières et même des vices étranges. Dès l'âge de dix-huit ans, il parlait comme un prêtre. J'aperçois votre âme à travers Jésus, éoivait-ii à un ami. Et il l'adjurait, dans une lettre, <t de toujours se rappeler Celui par qui tout nous vient. »

Madame de Chevreuse entretenait cette exaltation mystique, qui était son principal moyen d'action sur le jeune homme. En 1874, le duc de Chaulnes était décidé au mariage. Il consulta sa mère

« Dieu vous a donné, lui écrivait-il, les saintes intuitions » du bien et du bon. Il y a des gens qui disent que vous êtes exa» gérée. Je dis, moi, que vous êtes juste, car le bien ne saurait » être exagéré. »

Suivaient une paraphrase d'un verset du Aft~}'c?-<; et des citations sacrées faites en latin.

M. le duc de Chaulnes avait le fanatisme de l'amour filial, et i 1 est resté dans la main de sa mère jusqu'à son'dernier jour. Me Durier reconnaît que la jeune duchesse n'a apporté en dot que 00,000 francs, restés impayés, et


que le trousseau de la fiancée fut à la charge de son mari:

Mais ce n'est pas, s'ccrie-t-i), parce que ta jeune titie avait vécu dans une pauvreté généreuse qu'il. fallait lui présenter cette union comme un bonheur inespéré pour elle.

Elle apportait son cœur de dix-sept ans, elle aimait son mari, elle avait .toute la foi, toutes les nobles aspirations de son âge. Son bonheur eut été complet, sans ce terrible revers de médaille la belle-mère. Ah ce n'était pas une destinée enviable d'être la belle-fille de la duchesse de Chevreuse (Mouvement.) Le jeune duc était incapable de jouer le rôle de chef de famille. Il s'effaçait devant sa mère, qui professait une religion bruyante pour le mieux dominer, et qui parlait sans cesse des intérêts du ciel, toujours d'accord avec les siens ce que veut la duchesse de Chevreuse, Dieu le veut (Hi)arité.)

Aussi, poursuivit M° Durier, la vie fut-elle intolérable pour la jeune femme.

11 était entendu, dit-il, que madame de Chevreuse aurait toute l'autorité, et que sa belle-fille ne serait rien du tout. Le jeune couple donna à la vieille duchesse 35,000 francs par an pour qu'elle se chargeât de toutes les dépenses du château.

Ah Sablé, triste maison, malgré sa splendeur. C'était comme l'annexe de l'abbaye de Solesmes les récréations de la jeune femme étaient l'office du matin ou l'office du soir, et elle dut faire sa société habituelle des moines Bénédictins. Madame de Chevreuse lui donna de sa main un confesseur, le révérend dom Piolin elle-même avait naturellement pour directeur de conscience le prieur en personne, le révérend dom Couturier.

Les premiers temps du mariage furent assez calmes. Madame de Chaulnes s'était année de patience. La duchesse de Chevreuse s'en félicitait; elle écrivait à la princesse Galitzin des lettres aigres -douces:

Je suis contente, lui disait-elle, de notre chère Sophie, qui a.


pu me trouver quelquefois un peu difficile, parce que ceux qu'on :nme véritablement, on voudrait les foir parfaits. » Il faut ajouter que l'imperfection la plus grave était de ne point lui obéir. (Rires.)

Cependant la jeune duchesse de Chaulnes souffrait. Elle aussi écrivait à la princesse Galitzin, sa mère « Une bonne nouvelle, chère maman, s'écriait-elle. Ma bellemère ne vient pas aux eaux 1 Paul est un véritable ange. Il a bien de la peine à se tirer d'affaire entre nous deux. Il a bien du mérite »

Peu après, elle devint grosse, et elle mit au monde une petite fille qui a aujourd'hui six ans.

C'est vers ce moment, continue M" Durier, que les dissentiments commencèrent. On en rencontre une première trace dans une lettre de madame de Chevreuse à sa belle-fille. « Tu trouveras toujours chez moi, lui écrivait-elle, cette abnégation qui est le côté dominant de mon caractère, mais qui n'ira pas jusqu'à te céder ma place ici.

« Tu as été prévenue, au moment de ton mariage, que je considère comme un devoir de rester le chef de la famille. » A quel rôle entendait-elle donc réduire la femme de son fils Enfin, en 1878, dans un moment de résolution, le duc de Chaulnes se décida à mettre une certaine distance entre sa mère et son ménage. Il éloigna sa femme du château de Sablé et vint habiter Paris où il loua, rue de Varennes, un appartement de 22,000 francs.

Me Durier nous montre ici le mari de sa cliente sous un jour tout nouveau. Il nous présente Le duc de Chaulnes viveur et mondain.

Messieurs, on a été fort injuste pour la jeune duchesse. On a dit qu'elle aimait les fêtes, le monde, les toilettes. Quoi de plus naturel chez une jeune femme Et puis le due adorait voir sa femme parée, rayonnante de beauté et de grâce au milieu du


bal. Lui-même avait société joyeuse. Il était de trois cercles du JocAey, de l'KtOM, et du Cercle agricole; ses relations n'étaient pas toujours des plus sévères, ni son style des plus ascétiques. Voici une lettre, que je ne vous lirai pas, et dans laquelle il demandait à sa femme de lui présenter une actrice célèbre et le mari d'icelle. La duchesse de Chaulnes eut toutes les peines du monde à lui-faire comprendre que cela était peu convenable. (Rires.)

Nous voyons ici apparaître un due de Chaulnes tout différent de celui qui vous a été dépeint. La jeune duchesse s'en plaignait un peu, et il suffit de feuilleter ses Mémoires intimes « Cet oiseau rare que vous rêvez tant, écrivait-elle, la femme d'intérieur, suppose uu oiseau plus rare encore un homme d'intérieur. Ah je ne veux point dire un homme qui soit à mes pieds à faire de la tapisserie, qui rédige les menus, remonte les lampes et règle les pendules, mais un mari qui lise avec moi le même livre, qui regarde avec moi le même tableau, qui se fasse une vie à côté de la mienne, dans la mienne, et qui verse tout son cœur dans son ménage sans aucune réserve égoïste. 3> M. le duc de Chaulnes, poursuit, Me Durier, ne fut pas a Paris, vous le voyez, le personnage austère de Sablé, et le contraste est vraiment trop grand. Il avait pris des goûts d'intempérance qui sont, hélas héréditaires dans la famille, et sa santé si débile devait en souffrir cruellement.

En 1878, le jeune duc dut aller passer l'hiver à Cannes. Sa femme, grosse pour la seconde fois, et fort malade, resta à Paris. Madame de Chevreuse avait accompagné son fils elle était, dit M" Durier, plus despote que jamais, et le duc s'en plaignait. < Je suis allé à Toulon, écrivait-il à sa femme; j'ai lilché maman, qui bientôt me suivra au cabinet. (Hilarité prolongée.) f Elle ne me quitte pas. C'est à en perdre la tète » »

Aussi réclama-t-il sa femme aussitôt quelle fut en état de voyager.


« Je ne guérirai, disait-il, que lorsque Sophie viendra avec' )) mes enfants.

Elle vint. Elle fut mal accueillie par sa belle-mère. Elle accoucha bientôt d'un fils, qui est aujourd'hui vivant. La duchesse de Chevreuse fêta quelques semaines plus tard ]a. naissance de cet héritier du nom avec une solennité éclatante. Elle revint a SaMé, des fêtes splendides furent données. Le comte de Chambord avait accepté d'être parrain de l'enfant. La grand'mere, assise sur un trône, représenta le roi de France! ·

Mais, maintenant qu'elle avait un petit-fils, la présence de sa belle-fille n'était plus nécessaire. Il .fallait éloigner la duchesse de Chaulnes, la perdre dans l'esprit de son mari, et, quand le pauvre duc serait mort, madame de Chevreuse pourrait à loisir élever !e nouveau duc de Chaulnes de la manière qui luiavaitsibienréussiavec]cprcmier.

Aussi ne cessa-t-eHe, dès lors, d'accuser près de son fits ]a..jeune duchesse, reprochant sa frivolité et sa coquetterie a celle qui n'était vraiment allée dans le monde que dans les entr'actes de ses grossesses, et ne se voulant point rendre compte de la difficulté qu'éprouve une femme belle et spirituelle, séduisante entre toutes, a.tenir a l'écart la cour des soupirants.

Ah messieurs, l'on incrimine facilement les femmes un mot, un regard, un geste, et ta calomnie s'empare d'elles, surtout quand on suppose auprès du mari une belle-mère attachée ata rupture.

Les accusations dont e)fe était l'objet n'avaient point échappé a ma cliente, messieurs. Elle s'en ouvrit a l'abbé de Solesmes, a. ].)omCouturier,quiluirépondit:

« Madame la duchesse, on ne dit vraiment pas de mal de vous, » et M. le duc vous aime trop tendrement pour le souffrir, » Nous'touchonsmaintenunt au point le plus délicat


de la plaidoirie de M' Durier. L'avocat de la duchesse de Chaulnes va nous parler à son tour de ce qu'on a appelé

Le Drame du CM~K de Sablé.

Je sais, -dit-il; on a parlé d'un homme, M. D. qui a poursuivi madame de Chaulnes de ses obsessions.

Ce personnage doit regretter maintenant ce qu'il a fait. Je parerai de lui avec réserve. Cependant je ne puis me dispenser de dire qu'il est diflicile de mener avec plus de bruit et de fracas une poursuite amoureuse.

Nos adversaires ont raconté eux-mêmes qu'il avait fait, un revolver à la main, le siège du château de Sablé.

Vous savez comme moi que cette affaire a eu pour contre-coup une scène violente au café Bignon, une agression contre un journaliste, et la comparution devant les assises de la Seine de M. D. qui avait eu l'idée bizarre de défendre madame la duchesse de Chaulnes. Avec un homme de ce caractère, une femme peut bien être perdue sans avoir été coupable. (Sensation.) Après ces paroles sèvères, Mo Durier aborde carrément la question la duchesse de Chaulnes a-t-etle été coupable ?

Messieurs, les journaux ont raconté bien des choses. La duchesse de Chevreuse les a en horreur, paralt-il. C'est singulier! Qui donc leur a donné cette légende du mari qui revient, qui surprend sa femme en flagrant délit, qui la fait mettre à genoux devant les domestiques assemblés, au milieu d'une mise en sccnc terrible? 1

Rien de tout cela n'est vrai. M. le duc de Chaulnes n'a mume pas reproduit ce récit dans ses articulations de séparation de corps. Il a seulement prétendu que sa femme recevait un amant à Sablé en présence de ses enfants (qui ne Ma!'c7MMeM< alors que sur les bras des bonnes). Eh bien, voici la vérité. (Mouvement d'attention.)

Le duo de Chaulaes était parti pour Lourdes, le 25 septembre 5


1879. Sa femme, souffrante, ne le devait point accompagner. Elle le conduisit seulement jusqu'au Mans. Leduc insista pour qu'elle y passât la nuit avec lui elle retourna le lendemain matin à Sablé, pendant que son mari poursuivait sa route avec la duchesse de Chevreuse.

Le duc revint-il précipitamment! Non, certes. Le 2 octobre, il télégraphia pour annoncer son retour, et, le 4, sa femme envoya une voiture le prendre & la gare.

C'est à ce moment que la princesse de Galitzin, alors à Paris, reçut la célèbre lettre, dont l'origine est bien suspecte Votre fille court un grand (&M~<OM lui prépare unpiège. Un ami abbé.

et qu'elle télégraphia à la duchesse

Danger imminent. Je sais piège tendu.

Le duc mtercepta cette dépêche. Il fit mander sa femme, et la reçut dans son cabinet, un revolver chargé sur sa table à côté de son grand couteau de chasse, et, toutes préparées, deux feuilles de papier.

On vous a dit que madame de Chaulnes pouvait lutter contre lui, qu'elle était forte. Avait-elle un revolver et un grand couteauY Elle craignit pour elle et, plus encore, des violences sur ses enfants, et elle écrivit sur les deux feuilles ces lignes fameuses dictées par le duc

Je demande pardon à mon mari et je me remets M Kte~Ct. Kt cette autre déclaration capitale

Je laisse mes eM/ŒMts a. et je renonce d les avoir. On voulait lui faire écrire < la ducltesse de Chevreuse s. Elle se révolta cette fois et jeta la plume. (Sensation.)

K Quelles pièces étranges, s'écrie M"Durier, et quelle Conduite plus étrange encore Le duc de Chaulnes sait que l'amant est là, chez sa femme, et il ne va pas bondir, le prendre à la gorge, le tuer? Non, il fait signer des papiers à sa femme, puis il lui dit « Madame, vous pouvez faire sortir ce monsieur » Cela


s'est vu ? C'est là l'attitude d'un gentilhomme Ah il faut que sa terrible mère ait bien du courage pour faire plaider une aussi triste légende sur un tombeau à peine fermé »

M" Durier se pose une dernière question M. D. étatt-il réellement ~K château, ou autour du château à /M de la duchesse ?

Qui le sait! Avec un pareil personnage toutes les suppositions sont possibles. La duchesse était à la merci de ses extravagances. Mais il ne suffit pas d'établir qu'elle a été poursuivie il faudrait prouver qu'elle a été coupable 1

Les papiers, ajoute Me Durier, ont été utilisés tout de suite

Trois jours après, le duc de Chàulnes faisait à sa mère donation du château de Sablé ) 1 La duchesse de Chevreuse avait atteint son but régner en maltresse au château après la mort de son aïs, et elle pourrait dire à sa belle-tille

La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir.

Le notaire mentionna la présence de dom Couturier, qui signa l'acte avec dom Piolin.

Quant à madame de Chaulnes, elle ne donna sa signature qu'après plusieurs jours de lutte, après avoir senti appuyée sur son flanc la pomte du couteau de chasse de son mari ) (Sensation prolongée.)

M" Durier s'étonne de l'ingérence des Bénédictins de Solesmes dans ces affaires de famille. Il ajoute que la duchesse de Chevreuse, « qui avait accepté le château de Sablé par abnégation chrétienne, devait les récompenser de leur concours l'année suivante, lors des expulsions, en appliquant sa main de duchesse sur la joue d'un gendarme (1). »

(i) Voir les C~K~M criminelles <*< moH~tHf~' de ;SSo.


Pendant les mois qui suivirent, le duc de Chaulnes écrivit à la princesse GaJitzin des lettres amères. La princesse répondit, croyant sa fille coupable. On entretint avec elle une correspondance annonçant le repentir progressif de l'épouse adultère/Ce n'est que plus tard, dit Me Durier, que la mère de la duchesse de Chaulnes apprit que son gendre était un bourreau, que la jeune femme avait été calomniée, violentée, séquestrée, blessée dans son cœur de mère, au point qu'elle écrivait en cachette ces quelques lignes à son frère, le prince Borys Je reste à me promener toute la nuit de peur que le petit garçon ne crie et ne soit battu, ce que malheureusement je ne puis pas toujours empêcher »(Sensation.)

Le docteur Horteloup, qui la soignait, écrivait à la princesse Galitzin que « sa fille n'était pas encore en état de quitter sa triste prison, et qu'il doutait qu'elle pût jamais guérir à Sablé. »

En même temps, la duchesse de Chevreuse sollicitait de tous les évêques de France «des prières pour une âme égarée », et elle fournissait aux journalistes, dit M° Durier, la légende classique du « drame de Sablé )), espérant sans doute achever sa belle-fille avec les douleurs que lui causerait ce scandale. L'année suivante, à l'automne, le duc de Chaulnes, déjà presque mourant, entreprenait, avec sa mère et sa femme, un dernier voyage.

Voyage en Italie.

h voûtait partir seul, dit M" Durier, avec sa femme et ses enfants, laissant sa mère a. Sahlé.

Mais )a. duchesse de Chevrouse entendait le3 suivre. EUe les suivit.

Leduc avait, iouu aFtorcncc le magnifique palais Albcrti,


qui avait appartenu à sa famille. La, la surveiliance jalouse de Sablé recommença.

Pourtant, tout alla bien d'abord. On donna des fêtes. La duchesse de Chaulnes était admise à en faire les honneurs. Le jour de l'An, le duc lui remit ce petit bon:

Paupaul f! sa Soso

-BoMpotM' MM~oH cadeau dans les prix t!o:fa?

Et, au-dessous, il avait peint un cœur ennammé entouré de gros nuages, car il s'occupait d'aquarelle.

Mais la vie ne devait pas tarder à redevenir intolérable, et, le 31 janvier, la duchesse de Chaulnes écrivait à son frère Borys s une lettre si grave, que ce dernier l'a fait enregistrer pour qu'elle eûtdate certaine.

En voici un passage

< Que je suis malheureuse maintenant qu'on ne peut plus rien contre ma personne, on se rejette sur mes pauvres enfants, surtout sur le pauvre chouchou (la petite fille) à causa de ses s leçons. Ce matin on l'a battue comme plâtre. On travaille à leur faire croire que je ne suis rien et à me les enlever l'un et l'autre!

» Ma vie est intolérable. Chaque mot que j'écris est épluché Madame de Chevreuse se sert sans me le demander de mes chevaux et de mes voitures. Mon mari n'a cependant pas le droit de me mettre en tutelle de belle-mère Cherche un bon avocat !» C'est à ce moment que fut inventée, dit Me Durier, la légende de l'officier italien, qui n'a jamais existé que dans l'imagination de la duchesse de Chevreuse. Il était urgent d'agir. H fallait qu'une séparation intervint. Le duc était mourant. Il ne passerait pas l'année.

Sa terrible mère s'était fait donner Sablé. Elle voulutavoir les enfants, et écarter sa belle-fille de la tutelle. Elle avait placé près de la duchesse une détestable intrigante, Louisa Bourgada, recommandée par un vicaire de Saint-Thomas-d'Aquin et qui, devenue la femme de chambre de madame de Chaulnes, allait


inventer et raconter toute cette aventure de l'officier italien qui donnait des rendez-vous dans une villa suburbaine, et qui envoyait des vers, d'ailleurs pitoyables. (Hilarité.)

Me Durier explique que cette pièce de vers, trouvée, disait-on, par le duc de Chaulnes dans le corsage de sa femme, était l'œuvre d'un jeune Russe qui l'avait débitée dans un salon en s'en déclarant l'auteur. Madame de Chaulnes avait soutenu que c'étaient là des paroles de romance qu'elle croyait bien avoir lues quelque part, et elle avait emporté la pièce pour faire des recherches.

Louisa Bourgada, qui maintenant est devenue à Sablé la suivante de madame de Chevreuse, et qui fait ses confidences aux journalistes, la dénonça sans doute au duc, qui, pour punir sa femme de cette occupation frivole, lui infligea une pénitence de huit jours au couvent de la Visitation. (Hilarité.)

Le duc espérait, disait-il, que cette demeure pleine du parfum et de la gloire de sainte Jeanne de Chantal et de saint François de Sales lui permettrait de méditer à l'aise en songeant au sacré Cœur de Jésus.

Madame de Chaulnes ne put, dit Me Durier, s'empêcher de rire de cette comédie. Elle écrivit à sa mère que c'étaient là des sottises qui révoltaient tout le monde, et le 15 avril, quand « elle eut fait ses huit jours )) (Hilarité), elle rentra au palais Alberti. Depuis, dit Me Durier, il ne s'est rien passé, absolument rien. Madame de Chaulnes a veillé son mari jour et nuit, et madame de Chevreuse rendait elle-même hommage à son dévouement. Mais la vieille duchesse avait juré de la faire partir de la maison, afin qu'elle semblât déserter le domicile conjugal. C'est alors que furent envoyées à ma cliente des lettres lui annonçant faussement une grave maladie de sa, mère à Paris. Le préfet de


Florence l'empêcha à temps de partir, en lui apprenant que c'était là un infâme mensonge. (Sensation.)

Enfin, en désespoir de cause, et bien que madame de Chaulnes fût blessée grièvement d'une chute de cheval, bien qu'elle' marchât avec des béquilles, son mari lui annonce qu'il allait la ramener à Paris et la rendre à sa famille.

Madame la duchesse de Chaulnes télégraphia à son frère Borys de la venir attendre à la gare de Lyon.

Là se passa une scène lamentable. Le due de Chaulnes, dans un moment d'énergie suprême, était monté dans la même voiture que sa femme, il voulait qu'elle l'accompagnât à l'hôtel de Luynes, qu'elle y restât. Sa mère le força à descendre, et la jeune duchesse suivit son frère (Sensation.)

Le lendemain, elle demandait sa séparation le duc répondait par une demande reconventionnelle, et, le 27 juin, il écrivait ce testament dans lequel, après avoir adjuré le conseil de famille d'enlever a sa femme la tutelle de ses enfants, il la dépossédait de l'usufruit légal, pour le donner à sa mère. Le 23 septembre, avant-veille de sa mort, on lui arrachait encore un codicille dans lequel il déléguait pareillement à sa mère « tous les droits que, vivant, il aurait pu exercer », et on le laissait s'éteindre entre son confesseur et un valet de chambre dévoué à madame de Chevreuse, isolé, séquestré, appelant vainement sa femme et lui envoyant sa dernière prière sans l'avoir revue i (Sensation.)

Le lendemain de la mort, madame de Chaulnes accourait. On la laissa entrer au milieu des domestiques stylés à l'insulte, et elle repartit, réclamant en vain la garde de ses enfants, qu'allait lui enlever un conseil de famille irrégulièrement composé. Madame la duchesse de Chevreuse avait atteint son but 1 L'audience est levée à quatre heures.

17 mai.

A midi, l'audience est ouverte, et Mc Durier a la parole pour la continuation de sa plaidoirie. Cette fois,


madame la duchesse de Chaulnes n'assiste pas aux débats.

A la huitaine dernière, l'habile avocat de la jeune femmeavait repris le récit des faits, montrant sa cliente persécutée et martyrisée, entre un mari sans initiative et cette a terrible belle-mère qui s'appelle madame la duchesse de Chevreuse. Me Durier avait dépeint cette dernière âpre à l'autorité et à la fortune, machinant un faux flagrant délit d'adultère au château de Sablé pour dépouiller sa belle-fille de ce vaste domaine, et inventant plus tard l'intrigue prétendue de la duchesse de Chaulnes avec un officier italien, pour se faire donner, à la veille de la mort de son fils, la garde et la tutelle de ses petits-enfants.

Au commencement de l'audience d'hier, Me Durier a abordé la discussion de droit, soutenant que le conseil de famille qui a déclaré la jeune duchesse déchue de ses droits maternels a été irrégulièrement convoqué à Paris, puisque le domicile du duc était à Sablé, et prétendant en outre que ce conseil de famille a été illégalement composé

En effet, dit Me Durier, si la ligne paternelle y était représentée par la duchesse de Chevreuse elle-même, par son frère, le comte de Contades, et par son gendre, le due de Sabran, madame de Chaulnes n'y pouvait trouver que ses cousins, le comte et le marquis de la Roche Aymon, brouillés avec elle depuis de longues années ses deux frères, les princes Étienne et Borys Galitzin, avaient été exclus du conseil de famille, comme étrangers.

Me Durier s'attache à démontrer que cette exclusion était Illégale, l'exercice des droits de famille étant indépendant de toute nationalité, ainsi qu'il a été jugé, ditil, par la Cour suprême.

Entrant ensuite dans la discussion des faits, l'avocat de la duchesse de Chaulnes se demande si sa cliente


est de celles que la loi déclare indignes de veiller sur leurs enfants parce qu'elles sont d'une :'MCOK~M~<? notoire

C'est un bien gros mot, s'écrie Me Durier, un mot bien outrageant 1 L'inconduite notoire suppose le désordre porté à un tel degré qu'il ne se peut plus cacher. Elle suppose, non pas une faute, une faiblesse, un entraînement coupable, mais une indignité constante et absolue.

Que relèvent donc les adversaires contre ma cliente ? deux faits, deux: l'intrigue avec M. D. qui se serait terminée par ce qu'on a appelé le drame du château de Sablé la liaison prétendue avec un officier de Florence.

Il n'y arien en dehors, et je ne m'arrêterai pas aux articulations de détail, sur lesquelles, d'ailleurs, on n'a pas insisté. Me Durier examine le premier fait le drame du château de Sablé.

Je vous ai déjà fait toucher, poursuit-il, tout ce qu'a d'inadmissible cette histoire étrange, qui débute par l'envoi d'une lettre anonyme et par la saisie d'un télégramme d'alarme, pour se continuer par un flagrant délit que le mari constate, non de visu, mais par oui-dire.

On me montre les deux papiers signés par la duchesse, et on me dit « Voyez, la jeune femme s'est remise à la merci du duc, elle a signé l'aveu de sa faute »

Ce serait la première fois, messieurs, qu'un tribunal condamnerait une femme sur de tels documents

Je sais bien que les adversaires articulent à l'appui de leurs griefs tout une série de faits. Mais vous ont-ils apporté autre chose que des allégations vous ont-ils fourni l'ombre d'une preuve ? I

Eh! bien, messieurs, à la version qui vous est donnée, j'en oppose une autre, et je vous demande d'ordonner une enquête sur les faits suivants, que je demande à prouver en justice. Me Durier prend ici position sur un terrain nou-

3.


veau. Il ne veut pas que le Tribunal juge de j~Mo. Il lui faut une enquête, c'est-à-dire du temps. Et, au nom de la duchesse de Chaulnes, il demande à faire la preuve de la <t machination odieuse» dontsa cliente a été victime.

Voici cette articulation, qui constitue un récit neuf des événements du château de Sablé

1" M. le duc de Chaulnes est parti de Sablé pour Lourdes le lundi 25 septembre 1879. Il a été accompagné jusqu'au Mans par madame la duchesse de Chaulnes, et il l'a priée de ne retourner à Sablé que le lendemain matin.

2° Pendant l'absence du duc, laduchesse n'a cessé de recevoir les visites des amis de la famille.

3° Pendant tout ce temps, la chambre de la duchesse a été constamment habitée par ses enfants, dont les deux lits étaient placés de chaque côté du sien par la nourrice du petit garçon, Jeanne Motteau, dont le lit était à côté de celui de son nourrisson par une bonne anglaise, dont le lit était au milieu de la chambre en outre, une femme de chambre, Louisa Dulac, couchait dans le cabinet de toilette.

4" et 5° Le duo de Chaulnes a annoncé son retour le 2 octobre sa femme l'a envoyé chercher à la gare le samedi 4. 6" Le dimanche 5 octobre, le duo et la duchesse ont déjeuné ensemble la duchesse s'est rendue ensuite aux vêpres à l'abbaye de Solesmes, avec la belle-fille du marquis de Juigné. Elle n'est revenue qu'à cinq heures.'

A cinq heures et demie, le duc la fit prier de se rendre auprès de lui dans son cabinet. Il l'accusa de cacher dans sa chambre un homme dont la présence lui avait été révélée par un domestique. Sur le bureau du duc se trouvaient deux feuilles de papier, un revolver chargé et un couteau de chasse. C'est après une scène de violence où la duchesse fut menacée de mort, jetée par terre et maltraitée de la façon la plus grave après les protestations les plus énergiques, qu'elle traça, sôus le coup. de la terreur, !es deux écrits dictés par son mari.


8° Le duc refusa de visiter la chambre de sa femme, que celle-ci le pressa de fouiller, disant qu'il ne voulait pas s'exposer à. être tué par un amant.

9° Après ces événements, la duchesse fut séquestrée, privée de toute communication avec sa famille. La duchesse de Chcvreuse et son fils écrivirent contre elle les plus odieuses accusations à sa mère, la princesse Galitzin. En même temps, la duchesse de Chevreuse faisait répandre dans Sablé le bruit que sa belle-fille avait été surprise en flagrant délit, et bientôt les faits qui s'étaient passés au château de Sablé étaient racontés et commentés dans les journaux de manière à la déshonorer publiquement.

10 Dès le S octobre,la duchesse de Chevreuse s'était fait consentir par son fils une donation de l'usufruit du château de Sablé. Quelque temps après, le due de Chaulnes pénétra dans la chambre de la duchesse, vers dix heures du soir, accompagné des Pères Couturier, abbé de Solesmcs, et Piolin, moine Bénédictin, et lui enjoignit de signer l'acte de donation. La duchesse, ayant refusé, fut maltraitée, légèrement blessée au côté par la pointe d'un couteau de chasse que tenait le duc, et menacée de mort. C'est sous le coup de ces menaces qu'elle consentit enfin à signer.

Me Durierfait observer qu'à l'accusation il a le droit d'opposer la défense, et que le duc de Chaulnes est mort avant que les tribunaux eussent été appelés u instruire le procès en séparation.

Ce procès, ajoute-t-il, le duc l'aurait perdu. Car, en admettant que la duchesse eût commis au château de Sablé un adultère, ce grief eût été couvert par la réconciliation qui suivit.

Réconciliation pleine et entière, réconciliation de salon et d'alcôve, de jour et de nuit, vie commune reprise pendant plus d'une année, avec toutes ses intimités.

Mon éminent adversaire a parlé du sang slave qui bouillonne dans les veines de madame de Chaulnes. Je lui parle, moi, d'au-


très ardeurs, qui s'allient souvent avec les tempéraments maladifs et les éducations ascétiques.

Après les scènes du château de Sablé, la jeune duchesse est redevenue la femme de son mari, la femme dans toute l'acception du mot, malgré les dangers qui pouvaient résulter pour sa santé de la maladie fatale du duc; elle est devenue grosse, et je ne présume pas que M. de Chaulnes ait la prétention d'avoir eu la duchesse pour femme jusqu'au 5 octobre 1879, jour de la pseudosurprise, –'et pour maitresse depuis!

Et cependant le duc de Chaulnes conservait, précieusement accrochés aux muraiDes de son chàteau féodal, les deux papiers qu'il avait arrachés à sa femme; de même ses ancêtres y avaient suspendu leurs armures! 1

M° Durier ajoute que les griefs éteints par la réconciliation, eussent-ils été légitimes, ne pourraient « renaître sous la culture vigilante de la duchesse de Chevreuse ».

C'est en vain, pousuit-il, que cette dernière a essayé de les ressusciter en articulant une accusation nouvelle la liaison avec l'officier de Florence, articulation fantaisiste à l'encontre de laquelle l'avocat de la duchesse de Chaulnes demande à prouver les faits suivants

Pendant le séjour à Florence qui eut lieu dans l'hiver del8SO-188I,)educet la duchesse vécurent en bonne intelligence jusqu'au jour où madame de Chevreuse, sentant approcher !a mort du duc, voulut éloigner sa belle-fille définitivement pour s'emparer de la tutelle des enfants et de la gestion de leur fortune.

Elle imagina de faire accuser madame de Chaulnes d'entretenir des relations avec un ofîicier italien.

Elle employaàceteuetuneHUe LouisaBourgada,qu'eUeavait eu l'art de faire recommander à madame de Chaulnes comme femme de chambre. Cette fille, qui répandait contre la duchesse de Chautnes les plus odieuses calomnies, raconta à plusieurs


personnes qu'elle était venue à Florence pour séparer le duc et la duchesse.

Ici un incident nouveau et qui a égayé l'auditoire, toujours très élégant.

Il s'agit de la fameuse pièce de vers que le duc de Chaulnes aurait extraite du corsage de sa femme, et qu'il regarda comme un chant de triomphe de l'officier italien.

La jeune duchesse a toujours soutenu que ces vers avaient été lus devant elle par un Russe, M. Idroff, dans le salon de la princesse de Talleyrand, et qu'elle les avait emportés soupçonnant que M. Idroff, qui s'en était déclaré l'auteur, devait les avoir copiés quelque part.

J'étais de son avis, dit spirituellement M" Durier, et je songais que ces vers étaient trop mauvais pour n'avoir pas été mis en musique. (Hilarité.) Le hasard m'a bien servi une dame qui suivait les dernières audiences les a reconnus, et elle m'a envoyé ceci. (Mouvement d'attention.)

Me Durier ouvre lentement, en souriant le plus malignement du monde, un grand papier plié en double, et qui porte sur sa première page ces mots A Victor Capoul.

JE T'AIMERAI

ROMANCE

*aro/f! et )KM;~MC de Jules Capr).

Pétersbourg, Bernard, éditeur, fournisseur

de la Cour impériale.

C'est, en effet, une romance dont les ~paroles sont identiques aux vers du billet trouvé dans le corsage de la duchesse

Je t'aimerai tant que la fleur bénie

S'épanouira pour orner ton séjour.


M. Capri est, ajoute Me Durier, un jeune Français établi en Russie et cette romance, d'ailleurs pitoyable, a été composée par lui en 1876.

L'avocat se donne le plaisir de relire la pièce entière, avec des modulations de timbre qui vont du grave à l'aigu, et en battant la mesure avec sa main droite au milieu d'une hilarité universelle Cette petite découverte me console un peu, dit Me Durier, d'une mésaventure qui m'est arrivée mardi dernier.

Je vous ai lu un morceau charmant de délicatesse et d'élégance, sur l'homme d'intérieur. Ce fragment m'avait été remis avec beaucoup d'autres papiers par madame la duchesse de Chaulnes. Il était écrit moitié de sa main, moitié de la main de son mari. J'ai cru que c'était l'œuvre de ma cliente. Un journal toujours très bien informé et très littérairement rédigé, le Figaro, a découvert que c'était là un passage du Mariage dans le Monde, d'Octave Feuillet. (Rires.)

Madame de Chaulnes, qui était assise a côté de moi, n'a pas osé me signaler ma méprise je l'avais priée de ne point m'inerrompre. (Sourires.) Je suis le seul coupable et je le confesse ici publiquement.

Comme on le voit, Jl est impossible de s'exécuter de meilleure grâce. M° Durier est décidément un homme de beaucoup d'esprit.

Rappelant en même temps un autre épisode du séjour à Florence, l'épisode de la toque rose, dont la jeune duchesse avait désiré avoir le modèle, l'avocat déclare que cette toque n'appartenait point à une personne « qui n'eût droit qu'à demi à la qualité de femme du monde », mais à une grande dame florentine, Madame Sancti, née Pepoli Bonaparte. En réalité, conclut Me Durier, la conduite de la duchesse de Chaulnes n'a donné lieu à Florence à aucune remarque défavorable. Ces jours derniers, le K~aro publiait une corres-


pondance qui n'est certes point rédigée par un ami, mais qui est d'ailleurs parfaitement convenable, et dont l'auteur a connu la duchesse dans le monde jusqu'au jour où, voulant dompter un cheval rétif, elle s'est Hrisée les deux jambes dans les jardins du palais Alberti. Elle avait toujours été parfaitement considérée, et elle quitta Florence peu après cet accident, non sans qu'à la veille du départ son mari l'eût fait porter chez un peintre, afin de permettre à l'artiste d'achever le portrait de la jeune femme, portrait commandé par le mari. Vous voyez bien qu'à cette date, c'est-à-dire à la veille de la séparation, M. le duc de Chaulnes ne se regardait pas comme un époux malheureux.

Mo Durier termine par une péroraison émouvante Permettez-moi une remarque, s'écrie-t-il. Cette jeune femme au sang ardent et qu'il fallait garder à vue, elle est libre depuis près d'un an. Quelle a été sa conduite ? Irréprochable ) Elle a donc bien changé

Elle vit retirée chez sa mère, enveloppée de ses voiles de veuve. Ah t ne lui reprochez pas le bruit qui s'est fait autour de son procès. Il s'est trouvé des hommes de cceur pour défendre cette jeune femme. L'opinion publique a été émue par les malheurs de cette mère de vingt-quatre ans, si cruellement calomniée, à laquelle on a tout pris, sa fortune, son château, ses deux enfants i

La fortune, messieurs, madame la duchesse de Chaulnes, pauvre aujourd'hui, ne l'eût pas réclamée. Mais les enfants, elle les veut, et elle s'enorgueillit d'avoir voulu les faire enlever à son implacable belle-mère. Qu'on la fasse passer en Cour d'assises, si on le veut, et qu'on la condamne, si on l'ose, pour la punir de cette folie de l'amour maternel. Elle revendique hautement la responsabilité de ce qu'elle a fait et elle veutdesjuges! 1

Messieurs, si vous saviez comme elle adore ces deux pauvres petits êtres J'ai là un paquet de lettres intimes, où la gra-nde dame disparalt, où c'est la mère qui parle de la grâce


de ses enfants, de leurs petites misères, de leurs caresses, qui sont la première recompense de la maternité.

Elle a été cinq fois grosse il lui reste un fils, une ûlle leurs petits bras ne s'enroulent pas autour de son cou et on voudrait lui ravir cette éducation des premières années, qui est comme la prolongation de l'allaitement.

Cela n'est pas possible

Prenez des précautions, si vous le voulez, constituez autour de la mère un conseil de tutelle, mais rendez les enfants à la jeune femme, afin que le futur duc de Chaulnes ne soit pas, comme son père, incapable de tenir sa place de chef de famille, afin que la petite fille ne devienne pas, à l'image de la duchesse de Chevreuse, une dévote sèche, impérieuse et sans entrailles (Sensation prolongée.)

L'audience est suspendue à deux heures. A la reprise, la parole est donnée à M°Bétolaud pour la réplique.

.Reph'~Me de M" Be~fo/aM~.

L'éminent avocat, avec sa logique serrée et implacable, reprend un à un les détails du récit de la duchesse de Chaulnes et s'attache, selon son expression même, à la convaincre de mensonge a. Messieurs, dit M°Bétolaud, je savais déjà combien le devoir est pénible à remplir. Je savais aussi l'intérêt qui s'attache à une jeune mère cependant il est des mères indignes, et la loi les punit en les privant de leurs enfants.

Le conseil de famille a prononcé sa sentence. Sortons donc de la sentimentalité banale et creuse pour entrer dans la réalité.

Ou ne persuadera à personne qu'une famille comme celle-là ait frappé injustement une innocente.

La duchesse de Chaulnes, pour tenter une réhabilitation imposfiMe, a injurié indistinctement les vivants et les morts.


Elle a déverse des flots d'outrages sur une tombe, elle a dépeint son mari comme un être méprisable, un tourmenteur et un làche. Un lâche, le duc de Cliaulnes 1

Elle en a été réduite à représenter comme une femme cupide la duchesse de Chevreuse, dont on peut ne pas partager l'ardeur religieuse, mais dont il faut saluer le hmtet vaillant caractère..

Madame de Chevreuse, messieurs, a été la plus malheureuse des femmes de France. Elle avait trois enfants une fille charmante, la duchesse de Sabran, morte dans la fleur de la jeunesse deux fils le duc de Luyues, tué à Patay; le duc de Chaulnes, blessé grièvement a Coulmiers. Elle a traversé les lignes prussiennes pour aller soigner un mourant et ensevelir uu cadavre

Le due de Chaulnes, messieurs, est resté cinq heures couché sur le champ de bataille, baignant dans son sang, repoussant ses frères d'armes qui voulaient le secourir, et leur criant

En avant (Sensation.)

M° Bétolaud rappelle que ce procès n'est pas, comme on l'a imprimé, une sorte de duel entre « les deux duchesses », et que madame de Chaulnes plaide en réalité contre toute la famille. Il rappelle également que le conseil de famille a été convoqué, non sur la demande de la duchesse de Chevreuse, mais par les soins du duc de Sabran, un brave et loyal soldat, lui aussi quand le duc de Luynes tombait à Patay, il était là. Il était là quand le duc de Chaulnes était blessé à Coulmiers, et il fut décoré après la campagne

L'éminent avocat repousse enfin les accusations portées par madame de Chaulnes contre son mari Elle a osé dire, s'écrie-t-il, que le duc de Chaulnes était joueur, qu'il passait ses nuits à boire, qu'il avait eu une existence irrégutière.


Messieurs, les présidents du Jockey-Club, du Cercle agricole et du cercle de l'Union, dont il faisait partie, se sont réunis pour protester contre ces calomnies.

<: En lisant les débats du procès, m'écrit M. le marquis de Mortemart, président du Cercle agricole, j'ai vu avec la plus profonde indignation qu'on osait dire que M. le duc de Chaulnes passait ses nuits au cercle et qu'il avait contracté des habitudes d'intempérance.

x J'ai eu le plaisir de le voir quelquefois; ses apparitions étaient rares, et jamais il n'a passé la. nuit.

s Quant à l'accusation d'intempérance, elle est sans prétexte et personne n'oserait la soutenir un seul instant. a MM. le marquis de Gontaut-Biron, président du Jockey-Club, et le duc de Rivière, président du cercle de l'Union, se sont associés à la lettre qui précède et leur signature figure à la suite de celle de M. le marquis de Mortemart.

Me Bétolaud revient aussi brièvement sur l'allégation relative à la cantatrice célèbre que M. le duc de Chaulnes avait voulu présenter à sa femme L'artiste illustre dont il s'agit ici peut être nommée tout haut et être reçue partout. Je la nommerais moi-même, si on l'exigeait qu'il me sumse de dire que madame la duchesse de Chaulnes l'avait connue au Mont-Dore, qu'elles avaient fait de la musique ensemble, que, de retour à Paris, la duchesse songea à l'inviter et qu'elle ne renonça à cette idée que dans la crainte de froisser les susceptibilités excessives de certains de ses parents. Et voilà la vérité sur ces prétendus amours » du duc de Chaulnes Cette malheureuse femme aux abois en est réduite à toutes les calomnies

Oui, poursuit Me Bétolaud, la duchesse de Chaulnes est le mensonge même! Elle a voulu rendre madame de Chevreuse grotesque après l'avoir rendue odieuse. Elle l'a représentée trônant comme une reine sous un dais de velours, après l'avoir montrée séquestrant son fils à ses derniers moments

Ah madame la duchesse de Chaulnes veut une enquête Je


comprends. Ce sera du temps da gagné pour elle, et. qui sait? peut-être parviendra-t-elle enfin a organiser une bande de malfaiteurs qui réussisse mieux que ne l'a fait la première à enlever ses enfants du château de Sablé

Me Bétolaud s'attache ici à prendre la duchesse de Chaulnes en flagrant délit de contradiction avec ellemême.

Son avocat vient de vous lire, poursuit-il, le récit fantaisiste du prétendu complot tramé contre elle au château de Sablé. Eh bien 1 madame de Chaulnes a fait un récit tout différent de celui-là à un journaliste, et elle a certifié conforme l'article qui a paru.

Elle accuse aujourd'hui le duc de lui avoir arraché, le couteau sur la poitrine, l'aveu écrit de sa faute, sans l'intervention de sa mère.

Je vais lire, messieurs, l'article dont je vous parle et que la duchesse reconnaît avoir dicté. Là il n'est plus question du duc de Chaulnes. C'est la duchesse de Chevreuse qui fait l'oNce de bourreau

Et Me Bétolaud donne lecture de l'extrait suivant <t Une nuit, dit la duchesse de Chaulnes, j'étais couchée seule dans ma chambre, lorsque la porte s'ouvrit. Ma belle-mère entra, suivie des deux moines et de mon mari. Les moines s'agenouillèrent devant mon lit et récitèrent une courte prière; puis, pendant qua je me soulevais à demi, en cherchant à apercevoir ce qui se passait, a la lueur de la lampe que tenait la duchesse de Chevreuse, je vis les deux moines se relever l'un alla se mettre debout au pied de mon lit et l'autre à la tête. » Ma belle-mère s'avança alors, et, déposant la lampe sur le guéridon, elle me dit < Si tu ne signes pas les deux papiers que je t'apporte, tu vas mourir. C'est Dieu qui l'a ordonné. » » Puis elle s'en alla.

Complètement réveillée alors, je fus saisie d'effroi. Je sautai à bas de mon lit et je voulus fuir, mais je n'appelai


pas au secours, sachant que je n'en avais aucun à attendre. Adossée à la porte de ma chambre, je vis mon mari qui s'avançait vers moi, un revolver à la main gauche et un couteau de chasse dans l'autre. Il me dit « Si vous ne signez pas ce que ma mère vous demande, je vous brute la cervelle.

» J'allais refuser encore, lorsque je sentis la pointe du couteau pénétrer dans mes chairs. Je réfléchis un instant et je me dis que ma vie ne m'appartenait pas, que mes enfants y avaient droit; j'arrachai la plume que me tendait Dom Piolin et je signai sans lire.. Je n'ai jamais revu ces papiers, mais je crois que la signature doit être à peu près illisible. On m'a dit après que, par cette signature, j'avais cédé la fortune de mes enfants à la duchesse de Chevreuse. Si cela est, je proteste de toute la force qui me reste, car j'ai cédé à la pression morale et physique exercée sur moi. »

II faut, conclut Me Bétolaud; que l'une des deux versions soit mensongère celle qui a été dictée au journaliste ou celle qui est apportée aujourd'hui à l'audience.

Mais l'invention apparait ici d'une façon manifeste, dit l'avocat. A quelle date se passe cette scène du chàteau de Sablé A la date du 5 octobre 1879.

Or, le 5 octobre I879, madame de Chevreuse était à Lourdes, ainsi qu'il appert du télégramme que voici

Sablé, 5 octobre. (<MC/t&Me Chevreuse, /K3M Bellevue, Lourdes. jR<*MKM ~rOMtp<emEM<. <SM~M~ MM/<!M<. Duc de C/t0tf<MM.

La duchesse de Chevreuse ne pouvait donc jouer ce jour-là à Sablé le rôle sinistre que sa belle-fille lui prête. (Sensation.) Me Bétolaud ne croit pas davantage à la scène violente dans laquelle la duchesse de Chaulnes aurait adhéré, le poignard sur la gorge, à la donation de l'usufruit du château de Sablé, faite par le duc de Chaulnes à sa mère. Et. pour preuve, l'éminent avocat apporte


.l'acte même, qui a été passé devant M<= Derré, notaire, lequel déclare que madame de Chaulnes a très librement signé en sa présence, ainsi que toutes les autres personnes appelées à concourir à cet acte. « Est-ce qu'elle va accuser aussi cet honnête homme d'avoir concouru à un faux et demander pour lui la Cour d'assises ? »

Enfin Me Bétolaud relit des extraits des lettres dans lesquelles la princesse Galitzin implore pour sa fille le pardon du duc, et il se demande « où sera, pour une duchesse de Chaulnes, l'inconduite notoire, si cet ensemble de faits ne suffit pas »

J'ai vu, dit en terminant M' Bétolaud, le duc de Chaulnes à ses derniers jours. La mort était déjà peinte sur ses traits amaigris et décolorés. Il parlait gravement, sans haine et sans colère, et il me disait

« Ce procès (le procès en séparation) est mon testament. Je le fais pour mes pauvres enfants; ils seraient perdus s'ils )) étaient élevés à l'image de leur mère » (Sensation.) Et, à ces accusations terribles, madame la duchesse de Chaulnes n'opposait alors que. l'exception de réconciliation. Elle avait, il est vrai, pris l'initiative audacieuse d'une autre demande en séparation, dans laquelle elle articulait que son mari la maltraitait, et « qu'il lui imposait un contact malsain dans un but particulièrement odieux. »

Je le demande, s'il avait été vrai qu'elle eût été victime d'un infâme complot, ne l'aurait-elle pas crié bien haut à cette époque 1 Mais elle n'avait pus encore organisé le mensonge Voilà la femme, messieurs, elle est incorrigible, elle a perdu le sens moral a& point de livrer à la presse la photographie de ses jeunes enfants; au lendemain de la mort du duc, elle est venue a Sablé, escortée d'un huissier, pour se faire ouvrir la porte, e))o s'est agenouittée prés du corps, et'elle n'a. même pns demandé a embrasser son fils et sa fille. Elle a le droit de les voir trois fois par semaine, dans une maison tierce, et, depuis


le mois de juillet dernier, elle n'a. pas exercé une fois ce droit si cher!

Messieurs, votre conscience doit être en repos. Ordonnez une enquête, si vous la croyez utile, mais n'êtes-vous pas édifiés, et n'entendez-vous pas une voix qui sort du tombeau, la voix du père, qui a prononcé, après avoir si longtemps pardonné, son jugement terrible contre sa femme, en face de la mort et de l'éternité (Sensation prolongée.)

Me Bétolaud plaide ensuite la question de droit il s'applique à prouver que l'usufruit du château de Sablé n'enrichit point la duchesse de Chevreuse, qui a consenti, en compensation, à une réduction considérable d'une dette que son fils avait contractée envers elle, et il s'attache à établir que le conseil de famille a valablement délibéré.

L'audience est levée à six heures et renvoyée à mardi prochain, pour la réplique de Me Durier et les conclusions de M. le substitut Rau.

31 mai.

Cette fois, c'est la dernière journée des débats. Madame la duchesse de Chaulnes n'assiste pas à l'audience. C'est son frère le prince Borys Galitzin qui est assis à côté de Me Durier.

Réplique de Me Durier.

La réplique de l'avocat de la jeune femme a été, comme la plaidoirie, fort habile et fort ingénieuse. Il était difficile de tirer d'une cause aussi lourde un meilleur parti

Messieurs, dit Me Durier, l'avocat de nos adversaires n'a répondu à aucun des points de ma plaidoirie. 11 s'est borné à lancer contre ma cliente des accusations nouvelles, qu'il faut bien que je réfute de nouveau.

Bétolaud a reconnu le doit sacré de la mère. Pouvait-ille nier en face de cette émotion généreuse que le procès d'aujour-


d'hui a soulevée dans l'opinion publique ? Mais, a-t-il ajouté, il est des mères indignes.

Eh bien 1 s'il est des mères indignes, il est aussi des bellesmères dont la conduite peut être sévèrement qualifiée ce sont celles qui cachent sous les dehors de la piété leur avidité et leur ambition.

Ah on accuse madame de Chaulnes d'avoir calomnié le caractère de la duchesse de Chevreuse 1

Est-il vrai pourtant que cette dernière ait largement profité des sentiments de jalousie qu'elle avait fait naître et qu'elle entretenait dans le cœur de son fils?

Mais à chaque crise qui trouble le jeune ménage correspond pour elle un bénéfice.

C'est le 5 octobre 1879 que se produit la scèn e violente de Sablé, que madame la duchesse de Chaulnes, sous le coup de menaces de mort, signe les deux papiers que vous connaissez. C'est le 8 que le duc de Chaulnes fait donation à sa mère de l'usufruit du château 1

Quoi qu'on fasse, ce rapprochement de dates gardera son éloquence

M° Durier ajoute que la duchesse de Chevreuse a toujours tenu à rester après la mort de son fils dans cette demeure somptueuse, et il reproche à la mère du duc de Chaulnes d'avoir spolié ses petits-enfants. Mais, poursuit-il, le but de la duchesse de Chevreuse n'était pas encore complètement atteint. 0

11 lui fallait la tutelle et la garde du jeune fils et de la jeune fille du duc de Chaulnes.

II lui fallait l'administration de leur fortune. Elle voyait le duc s'éteindre; elle a voulu qu'avant de mourir la mère fût chassée de la famille, et c'est alors qu'elle a placé près de la duchesse pendant ie voyage de Florence, cette fille Louisa Bourgada qui se vantait de venir « séparer les deux époux w, de laquelle émanent toutes les calomnies relatives tt. l'officier italien, et qui


est aujourd'hui la femme de confiance de la duchesse de Chevreuse, pour laquelle elle a si activement travaillé.

Peu s'en est fallu, dit encore M° Duri-er, que madame de Chevreuse n'ait supprimé tout à fait celle dont elle avait juré la perte

A la suite des scènes effroyables du mois d'octobre 1879, madame de Chaulnes était tombée gravement malade. Malgré les supplications du médecin, madame de Chevreuse entrait constamment dans sa chambre, et elle disait « Je sais bien qu'en venant ainsi près d'elle, je fais mal à Sophie; mais j'y veux venir et j'y viendrai. »

M" Durier conclut en ces termes:

La duchesse de Chaulnes est victime de son origine étrangère. C'est leur extranéitë qui a fait écarter du conseil de famille ses deux frères, les princes ~alitzin, qui l'eussent défendue contre d'abominables accusations. S'ils eussent été présents, le conseil n'eût jamais prononcé la destitution de tutelle 1 Nos adversaires, messieurs, n'ont apporté ici que des accusations sans appui. Les deux papiers qu on a extorqués par la terreur à une jeune mère ne peuvent servir de preuve Madame Ja duchesse de Chaulnes articule que c'est sous l'empire de la violence qu'elle a abdiqué ainsi ses droits maternels, et elle vous demande à le prouver. Vous ne pouvez lui refuser l'enquête.

Ah l'on vient nous dire qu'elle est d'une inconduite notoire 1 Alors le duc de Chaulnes, qui l'a conservée près de lui pendant un an après la lamentable scène de Sablé, le duc de Chaulne~ qui l'a rendue mère après cette scène, le duc de Chaulnes a gardé dans son lit une femme d'une inconduite notoire Il l'a conservée simplement à cause de sa beauté, pour oruer son salon, en se réservant de l'expulser à son caprice. Mais vous injuriez sa mémoire

Messieurs, il faut que lumière se fasse Elle aime ses enfants, cette mère, elle ne les a pas vus depuis de lon~s mois les en-


trevues devaient avoir lieu à Sablé, dans un hôtel. Madame de Chaulnes y est allée une fois.

M<= Bétolaud. Pas une seule fois.

M" Durier. Soit, alors c'est pendant les premières entrevues, qui ont eu lieu à Paris, que l'infortunée jeune femme a souffert ce martyre de ne pouvoir les embrasser comme elle l'eût voulu, d'avoir là, entre elle et eux, l'étranger, le mandataire de sou mari qui les lui avait amenés, qui pouvait arrêter ses élans de tendresse, modérer ses effusions, comprimer son cœur de mère. La duchesse n'a pu se soumettre à cette cruelle souffrance. Elle a préféré ne pas revoir ses pauvres enfants

Messieurs, elle les a aimés jusqu'au crime, selon l'expression même de nos adversaires. Mais mon contradicteur ajoute elle

les <!)'));e Mtf~.

Elle les aime mal Est-ce qu'une mère aime mal Et estimerox-vous, par hasard, que madame de Chevreuse les aimera mieux qu'elle, madame de Chevreuse qui atenu ce proposépouvantable « Madame de Chaulnes aitre les enfants eh bien, qu'elle se remarie, elle en aura d'autres »

Non, ce sont ceux-là qu'elle réclame et qu'il lui faut. On lui a offert l'opulence, si elle renonçait à revendiquer ses droits de mère.

Me Bétolaud. Si vous faites de pareilles allusions, je dirai a mon tour ce que vous nous avez offert.

M'Durier. Je ne parle point de ce qui s'est passé entre les avocats, mais il est certain qu'ou a. proposé à ma cliente une transaction qui l'eut enrichie.

Elle n'en a pas voulu, messieurs, elle est presque sans ressources, mais elle aime son fils, elle aime sa tille, et ce n'est pas sur elle que retombera la responsabilité de ce triste procès mais sur celle qui, en essayant de déshonorer la femme de son fils, sera la cause étemelle du malheur de ses petits-enfants, car e))c leur aura voulu ravir le plus grand bonheur qui soit au monde celui d'nimer et de respecter M. m~'rc

Après une suspension d'audience, )n parole est 6


donnée à M. le substitut Rau, dont on va lire les conclusions sévères.

Conclusions de M. le substitut Rau.

L'organe du ministère public commence par débarrasser le débat des deux exceptions par lesquelles la duchesse de Chaulnes a essayé de faire annuler la sentence du conseil de famille.

Elle a prétendu, on le sait, que le conseil avait été réuni illégalement à Paris, le domicile du duc étant à Sablé. M. le substitut Rau montre, au contraire, avec les papiers de famille et les actes publics, que, élevé à l'hôtel de Luynes, le duc n'a songé à changer son domicile de Paris ni avant, ni depuis sa majorité: s'il possédait en province des résidences princières, le château de Sablé, le château de Joinvilliers (Eure-etLoir), qui vaut 2,5oo,ooo francs, le château de la Chesnaye, dans la Mayenne, qui vaut autant, il a toujours considéré Paris comme son véritable domicile, à ce point qu'on préparait pour lui un appartement à l'hôtel de Luynes, lorsqu'il mourut. L'organe du ministère public estime que madame la duchesse de Chaulnes n'est pas davantage fondée à prétendre que le conseil de famille a été irrégulièrement composé: les princes Galitzin, ses frères, sont d'origine étrangère, et ils ne peuvent faire partie du conseil de famille de mineurs français.

C'est la loi, dit M. le substitut Rau. Si l'on avait procède autrement, madame la duchesse de Chaulnes eût trouvé d'autres moyens dilatoires, d'autres prétextes à gagner du temps. Le tribunal proclamera donc qu'aucun calcul n'a présidé à la composition du conseil de famille, et que la duchesse a été jugée par des hommes profondément honorables, profondément honorés.offrauttes garanties les plus complètes à tousles égards.


Après ce préliminaire sur les questions de droit, M. le substitut Rau entre dans le cœur du procès. Rarement il nous a été donné d'entendre un langage aussi remarquable de sobriété, d'élévation et de sagesse

Vous avez, messieurs, dit-il, le droit d'ordonner une enquête sur les faits d'inconduite notoire imputés a, la duchesse de Chaulnes.

L'ordonnerez-vous Nou, car votre conviction est faite. Vous connaissez les événements qui ont brisé le bonheur du duc de Chaulnes, de cet infortuné jeune homme, qui fut, si l'on veut, un mystique, mais surtout un haut caractère, un grand cœur.

Vous connaissez aussi la duchesse de Chaulnes, mondaine, avide de plaisirs, et emportée par ces caprices ardents qui détruisent la paix du foyer. Elle a souffert, oui, souffert d'avoir auprès d'elle la duchesse de Chevreuse inquiète et préoccupée de ces entrainements, la duchesse de Chevreuse triste surtout de voir la transformation qui s'opérait en celle qu'elle avait connue jeune fille modeste et simple.

Madame de Chevreuse, messieurs, n'est point la femme avide et sans entrailles qu'on vous a dépeinte. Elle a été durement éprouvée elle a perdu une jeune fille charmante, et ses deux fils dorment maintenant du dernier sommeil le duc de Luynes, tué devant l'ennemi le duc de Chaulnes, qui depuis dix ans s'acheminait lentement, fatalement, vers la tombe Ah 1 ne reprochez pas à cette âme attristée de s'être réfugiée dans la religion, la grande consolatrice, et, si elle a été un peu exagérée, excusez-la la vie l'a si cruellementblessée

Messieurs, que la duchesse de Chevreuse ait été jalouse de conserver même an delà du mariage son autorité sur son fils, cela ne fait point de doute. Elle eut ce travers, je le crois, de vouloir rester, comme elle l'écrivait, le chef de la famille. Était-ce une raison suffisante pour que sa belle-fille la prit en haine Mais la jeune duchesse de Chaulnes eût dû s'associer au respect que le duc avait pour sa mère. C'était un devoir de re-


connaissance et de piété. Elle vous a dit que madame de Chevreuse était sèche et hautaine, sans chaleur d'urne, et sans aucune de ces qualités précieuses qui font aimer.

Cela est injuste, messieurs. J'ai ici la correspondance de madame de Chevreuse, vous la relirez, vous serez émus de sa soUieitude pour sa belle-fille, de sa tendresse pour son fils malade, tendresse de mère qui voit toujours le petit enfant dans l'homme, qui tourmente et qui fatigue à force de caresses et de soins. (Sensation.)

Ce n'était point encore une raison, poursuit M. le substitut Rau, pour que la duchesse de Chaulnes « poursuivît sa belle-mère de cette haine profonde » qui s'est traduite à l'audience par les plus déplo» rables calomnies. »

La jeune femme, ajoute-t-il, légère, mondaine comme elle l'était, entourée d'un cercle d'adorateurs, devait finir par succomber. Elle a engagé une liaison avec M. D. liaison connue de tous ceux qui l'approchaient, rendue publique par un retentissant procès d'assises, et que le duc de Chaulnes resta seul à ignorer, jusqu'au formidable éclat du mois d'octobre 1879. Je ne veux pas revenir sur les détails de ce scandale, messieurs. Le duc était absent, déjà bien malade; il revient, il est averti par ses domestiques de la présence de l'amant, il fait appeler la duchesse, et, après une scène terrible, sa femme tombe à ses genoux, élis implore son pardon, elle signe son aveu, elle se déclare indigne de conserver la garde de ses enfants

Madame la duchesse de Chaulnes a parlé de violence, de guet-apens Elle n'a pas osé nier que M. D. fùt venu à Sablé, qu'il fut entré au château. Était-il donc du complot, lui aussi ? 8 Allons, allons, ne voyez-vous pas que tout ce récit d'une conspiration abominable n'est qu'un mensonge (Mouvement.) Comme M" Bétolaud l'avait fait, l'organe du ministère public s'attache à prouver que madame de Chaulnes s'est enfermée elle-même dans une impasse


Elle apporte ici des articulations dans lesquelles elle affirme que la scène violente à la suite de laquelle elle a avoué sa faute s'est passée entre le duc de Chaulnes et elle, sans témoins.

Elle a livré à. un journal un récit absolument contradictoire, dans lequel elle fait figurer la duchesse de Chevreuse et deux Bénédictins.

11 y a mensonge d'un côté ou de l'autre mais ce n'est pas tout.

Voici une lettre d'elle, qui est au dossier, et qui contient une troisième version.

« Mon mari, écrit la duchesse, était à sa table quand j'entrai dans son cabinet. Je vis un pistolet et un couteau près de lui.

<: Tristes objets, )Iui dis-je. Aussitôt il me jeta <tM<oMi' d« coM MM <ace<, et il ne me lâcha que lorsque je fus tombée, suffoquant, le cou tout noir. Alors il prit son couteau et il en appuya la pointe sur ma poitrine.

» Mes enfants étaient dans la pièce voisine. Je les entendais pleurer. Je songeai que j'avais le devoir de vivre pour eux. » C'est ainsi que j'ai signé ces deux papiers, et je jure que, si j'avais été seule, je me fusse plutôt laissé lâchement assassiner »

Troisième récit aussi mensonger que les deux autres, dit M. le substitut Rau. Mais, si cette scène était vraie, est-ce que la duchesse ne l'eùt pas racontée quand elle a pris l'initiative audacieuse d'une demande en séparation! Mais non: elle ne parla alors ni de guet-apens, ni de violence.

Et quand, à son tour, son mari va l'accuser, elle s'indignera sans doute, elle dira qu'elle est victime d'une machination infâme? Mais non, elle oppose. la réconciliation c'est un nouvel aveu.

L'orateur fait ici un appel éloquent à toutes les femmes

A toutes les femmes, à toutes les mères, je demande si une


mère, si une femme signe de pareils écrits sans être écrasée par la honte t Madame de Chaulnes s'est condamnée elle-même et elle reste condamnée par ces deux actes; comme elle l'est par les lettres suppliantes de sa mère implorant l'indulgence du mari pour « une malheureuse enfant et écrivant « qu'une mère n'abandonne pas sa fille parce qu'elle se perd. » Est-ce que la lumière n'est pas faite, Messieurs La duchesse de Chaulnes a organisé l'adultère au foyer domestique dans des conditions odieuses. Et on ne voudrait pas qu'il y ait là l'inconduite notoire

Je le sais, on me répond que le mari a pardonné, qu'il n'a pas chassé sa femme, qu'il l'a gardée pendant une année près de lui. Messieurs, nous ne sommes pas ici en matière de séparation de corps. Est-ce parce que le mari a pardonné à sa femme tombée dans l'adultère que cette femme sera redevenue digne d'être une mère?

Non, certes. Le mari est juge de sa propre dignité; mais le conseil de famille, quand le père est mort, a la charge de la dignité des enfants.

Au reste, si le due de Chaulnes a gardé près de lui sa femme il a gardé aussi les deux papiers. Sans doute il les lui eût rendus si elle en était redevenue digne. 11 n'a pu le faire, il ne l'a pas fait 1

Monsieur le substitut Rau ajoute que le duc de Chaulnes a fait donation à sa mère de l'usufruit de son château de Sablé, afin que la duchesse de Chevreuse eût le droit d'être là pour surveiller sa bellefille quand il aurait disparu.

La duchesse de Chevreuse n'a rien gagné à cet acte de cession elle a abandonné en retour un service d'intérêts fort lourds que lui faisait son fils.

Quant à la duchesse de Chaulnes, sa signature n'était point nécessaire on la lui a demandée justement afin qu'elle fût prévenue que, si on ne l'avait pas chassée, on prenait dès précautions contre elle.


Elle a signé l'acte librement, en présence d'un officier public, devant témoins, et non le couteau sur la gorge, comme elle ose le prétendre encore dans des articulations insensées. Un dernier mot sur les scènes de Florence Pendant un an, la duchesse de Chaulnes est restée à Sablé, non point séquestrée, mais surveillée de telle façon que de nouveaux écarts lui furent impossibles.

Enfin, au mois d'octobre 1880, on part pour Florence. Elle rentre dans le monde. Songe-t-elle à se relever? Non, elle écrit à une élégante pour avoir le modèle d'une toque rose.. Elle écrit aussi à son frère, le prince Borys Galitzin, une lettre dans laquelle elle se plaint d'être opprimée, persécutée, et, par une précaution trop grande, cette lettre habile, faite en vue du procès, est enregistrée aussitôt. C'est que la duchesse voyait se former un nouvel orage. Le jour n'était pas loin où le duc retirerait de son corsage cette pièce de vers qu'on vous a lue. Madame de Chaulnes prétend aujourd'hui que cette poésie était l'oeuvre d'un indin'érent. L'a-t-elle dit à son mari ? S'est-elle justifiée Mais non. Klle a courbé le front et s'est laissé conduire au couvent de la Visitation.

Ah messieurs, nous n'avons plus ici d'aveu écrit, mais nous avons la lettre désolée d'un galant homme, d'u duc de LévisMirepoix, qui a vécu au palais Alberti pendant le séjour de la duchesse de Chaulnes, et qui a écrit < Aucun spectacle plus » triste et plus désolant ne s'est jamais présenté à mes yeux 1 le désordre et le dérèglement de vie de la duchesse ne permettent pas de lui laisser ses enfants, »

M. le substitut Rau conclut:

Qu'avez-vous donc besoin d'une enquête Cette malheureuse femme tombe, et, une fois livrée à elle-même, elle tombe encore. N'ôtes-vous pas édifiés 1

Et quelle conduite a-t-elle tenue depuis la séparation, depuis le veuvage ?

On n'articule aucun fait contre sa moralité mais vous la


voyez courir les magasins pendant que son mari se meurt, acheter des colliers de chien de 2,000 fr., les objets les plus inutiles et les plus coûteux.

Puis vient la tentative d'enlèvement des enfants, tentative organisée par elle et qui prouve bien son peu de confiance dans l'issue de ce procès. Voilà la femme, voilà sa nature et son caractère i

Certes, il est douloureux d'enlever des enfants à une mère, mais l'intérêt des mineurs, leur avenir, exigent que vous ne les rendiez pas à une femme que le conseil de famille a déclarée déchue, et que vous les laissiez à la duchesse de Chevreuse, à cette femme digne de tous les respects, à laquelle le vieux duc de Luynes témoignait avant de mourir une estime profonde. Tenez, messieurs, laissez-moi vous signaler en terminant une circonstance significative.

Les deux frères de la duchesse de Chaulnes ne pouvaient venir au conseil de famille, ils sont étrangers. Mais sa mère y avait été convoquée, la loi lui donnait le droit de s'y rendre, et elle n'est pas venue i

C'est que la princesse Galitzin savait bien qu'elle ne pourrait se -lever comme une femme qui va défendre une innocente et confondre des calomniateurs.

Elle savait bieu tout ce qui s'était passé, elle savait qu'elle n'aurait qu'à courber la tête, et elle a condamné sa fille par son silence, comme le conseil de famille l'a condamnée par sa sentence si sévèrement motivée.

Messieurs, reportons-nous aux derniers jours du duc de Chaulnes. Il s'éteint. Il voit la mort venir. Il n'a plus qu'une pensée ses enfants, et, dans un acte suprême, il les enlève à sa femme indigne vous écouterez cette voix du chef de famille sur le point de descendre dans la tombe (Sensation profonde.)

L'audience ést levée à quatre heures et renvoyée à huitaine pour le jugement.


LE JUGEMENT

II n'est point utile de reproduire les premiers considérants du jugement d'hier.

Ils sont consacrés à d'arides questions de droit. On sait que madame de Chaulnes demandait l'annulation de la délibération du conseil de famille en prétendant que l'assemblée n'avait point été tenue au domicile de son mari, comme le veut la loi, et en soutenant, d'autre part, que ses deux frères, les princes Galitzin, en avaient été écartés à tort.

Le jugement rejette ces moyens dilatoires, en établissant que le domicile du duc de Chaulnes était bien là où le conseil de famille a été tenu, c'est-à-dire à Paris.

C'est là que le duc est né, et, s'il avait des résidences diversestanten France qu'en Italie, il a toujours manifesté la ferme volonté de conserver à Paris son établissement principal. C'est là aussi qu'il s'est marié, là qu'on lui a rendu ses comptes de tutelle, et, s'il a quitté en 1870 l'hôtel patrimonial de Luynes pour louer des appartements rue de Varenne, c'est que l'expropriation l'y a obligé.

En ce qui concerne l'exclusion des princes Galitzin, le jugement déclare qu'il a été légalement procédé, les deux frères, nés en Russie, n'ayant point été autorisés à établir leur domicile en France, et l'assemblée de famille, à laquelle avaient été appelés à leur défaut les plus proches parents de la duchesse de Chaulnes sa mère, le marquis de La Roche-Aymon, son oncle, le comte de La Roche-Aymon, son cousin germain, « présentant pour les mineurs et pour la tutrice toutes B les garanties que la loi a voulu leur assurer. » Ici, nous arrivons au fond, aux questions de fait,


et les co~ï'~er~K~ sévères qu'on va lire méritent d'être reproduits textuellement

Attendu, dit le Tribunal, que la délibération du conseil de famille qui a destitué la duchesse de Chaulnes de la tutelle de ses enfants a été prise à l'unanimité des membres présents; Que cette décision a été motivée tout d'abord par les faits qui se sont passés au château de Sablé au mois d'octobre 1879; Attendu que ces faits sont de la plus haute gravité et ont acquis la plus grande notoriété;

Que leur réalité est démontrée, notamment par deux documents versés au débat, et qui ont été, non point seulement signés par la duchesse de Chaulnes, comme elle l'a prétendu, mais écrits en entier de sa main et datés du 5 octobre 1879; Que vainement la défenderesse allègue que les aveux que ces deux documents renferment sont mensongers et ne lui ont été arrachés que par la violence;

Que cette allégation, que rend difficilement admissible le caractère énergique de la duchesse de Chaulnes, est démentie par toutes les circonstances de la cause et par les déclarations produites dans l'instance en séparation de corps;

Qu'en effet, dans cette instance, la duchesse de Chaulnes n'a pas nié les faits qui lui étaient imputés et a soutenu seulement que, la vie commune ayant été reprise, le duc de Chaulnes était non recevable à relever des griefs qu'il avait pardonnés Attendu que si le duc de Chaulnes, après avoir repris la vie commune, n'était plus recevable à articuler comme motifs de séparation de corps les faits qui se sont produits a Sablé, le conseil de famille, qui doit se préoccuper exclusivement de l'intérêt des mineurs, avait le droit et le devoir de constater ces faits et de les retenir comme étant une cause de destitution de tutelle.

Mais ces faits ne sont pas les seuls qui aient motivé la décision du conseil de famille il s'agit maintenant du séjour à Florence.


Attendu qu'au mois de mai 1881, en Italie, la duchesse de Chaulnes, loin d'avoir l'attitude et la conduite que lui imposait tout au moins le souvenir récent des événements de Sablé, a commis de nouvelles fautes et fourni contre elle de nouveaux griefs de nature à motiver sa destitution de tutelle;

Que la preuve en résulte de la correspondance, d'un billet trouvé en la possession de la duchesse, et surtout d'une lettre en date du 14 mars 1881, tous documents qui ne peuvent laisser aucun doute sur la nature, l'éclat, et la continuité des actes qui sont reprochés à la duchesse de Chaulnes.

Attendu que, des faits articulés par la duchesse de Chaulnes pour se justifier, les uns ne sont pas pertinents, puisqu'ils ne peuvent se concilier avec les faits relevés précédemment; les autres sont inadmissibles; qu'ils sont, en effet, démentis dès n présent par les documents de la cause et par les narrations mêmes que la duchesse de Chaulues a faites des événements et qui sont en contradiction avec ses articulations actuelles.

Le tribunal justifie ensuite d'une manière éclatante madame la duchesse de Chevreuse des accusations de cupidité qui ont été portées contre elle.

Attendu, d'ailleurs, que le mobile de spoliation auquel se rattachent ces articulations ne saurait exister; qu'en effet, d'une part, la donation en usufruit du château de Sablé faite par le duc de Chaulnes à sa mère, en échange de certaines charges qu'il avait conservées, ne constituait pas un avantage d'argent pour la donataire et que, d'autre part, la destitution de la tutelle ne saurait, par elle-même, diminuer les droits que la duchesse de Chaulnes peut exercer en vertu de lajouissance légale qui lui appartient des biens de ses enfants mineurs: Qu'en conséquence il y a lieu d'homologuer la délibération du conseil de famille, qui est aussi conforme aux dernières voiontés du duc de Chaulnes qu'aux intérêts de ses enfants

Attendu toutefois que cette délibération ne porte dans son dispositif que sur la destitution doIatutcUe et .m'a pas trait a la


garde des enfants; que le tribunal ne peut que l'homologuer et n'a point à la modifier ou à y ajouter.

PAR CES MOTIFS:

Le tribunal homologue ladite délibération selon sa forme et teneur;

Dit que là duchesse de Chaulnes est destituée de la tutelle Déclare les demandeurs non rccevables dans le surplus de leurs conclusions;

Ordonne l'enregistrement des pièces dans le présent jugement

Condamne la duchesse de Chaulnes aux dépens.


LA DUCHESSE DEVANT LA COUt: DK l'ARIS

La duchesse de Chaulnes frappa d'appel la sentence.

La duchesse de Chevreuse appela de son côté de ce jugement qui, s'il avait prononcé quant à la tutelle, avait omis de statuer sur la garde des enfants. Le ~décembre 1882, sur les conclusions conformes de M. l'avocat général Loubers, la première Chambre de Paris,présidée par M. le premier président Larombière, donnait pleinement gain de cause à la duchesse de Chevreuse par un arret dont voici les a~e/zdus

La Cour

Sur l'appel principal de Sophie Gatit/.in, veuve da Chautnes (destitution de tutelle),

Adoptant les motifs des premiers ju~M

Sur l'appel incident de la duchesse de Chovreu~e, du duc de Sabran et du marquis de ta Roehe-Aymon (garde des enfants) Considérant qu'auxtermes de l'article 450 du Code civil, le tu-~ tour est charge de prendre soin de la porsoane du mineur, 7

( f


qu'ainsi il est dans l'intention présumée de toute délibération de famille qui prononce une destitution de tutelle, de faire passer de l'ancien tuteur à celui qui lui est substitué tout à la fois la tutelle et la garde du mineur; que, dans la cause, cette intention est de toute évidence qu'en effet, pour motiver sa délibération, prise d'ailleurs à l'unanimité, le conseil de famille rappelle d'abord que le duc de Chaulnes, dans son testament olographe, exprime le ferme espoir que )a garde et la tutelle de ses enfants seront enlevées à la duchesse de Chaulnes; Qu'il examine ensuite les causes d'indignité soumises à son appréciation, et qu'il conclut enfin « qu'il est de toute impossihilité de laisser à la duchesse de Chaulnes la tutelle et la garde < de ses enfants même avec les plus grandes restrictions; que, par leurs conclusions d'appel incident, les intimés ne font donc que poursuivre l'homologation de la délibération du conseil de famille, en conformité des termes mêmes et de l'intention dans lesquels elle a été prise qu'il appartient à la justice de déterminer, en sanctionnant la destitution de tutelle, ce qui doit en être la suite immédiate et directe;

Considérant que les désordres de conduite à raison desquels la duchesse de Chaulnes a été justement frappée de destitution ont acquis, ainsi que le constatent les premiers juges, une éclatante et déplorable notoriété

Que, même en dehors des débats judiciaires, ils ont eu, par son fait ou son concours, un scandaleux retentissement Qu'elle s'est appliquée moins à se disculper qu'à se dire faussement victime d'extorsions de signatures et d'écrits qui attestent ses précédents aveux, et à déverser l'outrage et la calomnie sur les personnes mêmes qui ont le plus de droit à son respect

Que de pareils actes, signes manifestes de sa déchéance morale, prouvent qu'elle ne saurait offrir à aucun degré les garanties qu'il est du droit et du devoir de la famille d'exigor pour la direction et l'éducation de ses jeunes enfants

Qu'il convient toutefois, par le même arrêt'qui lui retire la garde et la tutelte, de lui réserver le droit, comme mère, de faire


régler par la justice, à défaut d'accord amiable, les conditions sous lesquelles elle pourra être autorisée à communiquer avec ses enfants;

Par ces motifs,

La Cour,

Mettant l'appel principal à néant, le déclare mal fondé et confirme le jugement du chef qui déclare la duchesse de Chaulnes destituée de la tutelle

Faisant droit à l'appel incident et réformant, déclare la duchesse de Chaulnes également déchue de la garde de ses enfants, et dit que cette garde, comme la tutelle, sera confiée à la duchesse de Chevreuse, mais sous la réserve ci-dessus exprimée Condamne la duchesse de Chaulnes aux dépens.


LA TENTATIVE D~ENLÈVEMENT DES ENFANTS

Dans l'intervalle des deux instances, la Cour d'assises de la Sarthe avait été appelée à juger l'un des auteurs de la tentative d'enlèvement des enfants, commise au château de Sablé.

Les débats s'ouvrirent le 12 juin.

Le Mans, II juin.

On sait que madame de Chaulnes a revendiqué hautement, et par elle-même, et par la voix de son avocat, M° Durier, toute la responsabilité de la tentative d'enlèvement.

Le parquet de la Flèche n'a pas cru cependant devoir la comprendre dans la poursuite il ne se fût pas trouvé un juré pour condamner une mère parce qu'elle a essayé de reprendre ses enfants. C'est donc seulement comme principal témoin que madame la duchesse de Chaulnes est citée devant la Cour d'assises de la Sarthe. Avec elle est appelée madame de Chevreuse, et cc ne sera pas un des côtes les moins

III


palpitants de ce drame judiciaire, que cette entrevue des deux duchesses à la Cour d'assises.

Madame de Chaulnes est, en effet, déterminée à répondre à la citation qui lui a été adressée. Elle compte réclamer de nouveau, en face du jury, toute la responsabilité quant à la duchesse de Chevreuse, si elle a eu quelques hésitations, j'ai lieu de penser que les instances de ses conseils l'ont décidée à se rendre à l'invitation de la justice.

C'est vers le commencement du mois de février que madame la duchesse de Chaulnes aurait pris la résolution de faire enlever ses enfants du château de Sablé, où madame de Chevreuse, sa belle-mère, les avait en garde. La jeune duchesse avait peu de confiance, sinon dans le succès de l'instance qu'elle avait engagée devant la première Chambre, pour faire annuler la délibération du conseil de famille qui l'avait déclarée déchue de la tutelle, du moins dans la rapidité du dénouement de son procès.

L'agent le plus actif de la tentative d'enlèvement fut un ancien officier de la légion étrangère, M. Ferdinand de Bremaecker, d'origine belge, esprit aventureux, caractère romanesque et hardi. M. de Bremaecker s'était enthousiasmé, paraît-il, pour la cause de madame la duchesse de Chaulnes il avait de plus des obligations à son frère, le prince Borys Galitzin, et c'est ce dernier qui aurait fait à M. de Bremaecker les premières propositions. Il s'agissait de partir pour Sablé, d'examiner attentivement les êtres du château, de dresser un plan et de recruter un personnel. M. de Bremaecker, qui reçut 3,ooo francs pour les premiers frais, s'assura d'abord le concours d'une personne très intelligente, mademoiselle Emma Dauvilliers, sa maîtresse, qui s'était retirée à Colombes, après avoir paru sur quelques scènes lyriques. Il se mit également en rapport avec un jeune


homme de vingt-six ans, nommé Guyot, qui était employé dans l'administration du journal ParisAffiches, et assez besogneux.

L'histoire de l'embauchage de Guyot est assez romanesque. Il avait pour ami un employé nommé Debergues. M. de Bremaecker aurait rencontré ce dernier un soir, au restaurant Baratte, près des Halles; il était son voisin de table la conversation s'engagea, et de Bremaecker aurait fini par proposer carrément à Debergues de l'aider à enlever des enfants, ou de lui trouver tout au moins un homme déterminé pour exécuter ce projet.

Debergues offrit Guyot, et, le surlendemain, dans la soirée, il amenait son ami à M. de Bremaecker, qui lui avait donné rendez-vous près de la gare Montparnasse.

On entra dans un café. M. de Bremaecker fit miroiter aux yeux de Guyot les plus belles espérances. Il s'agissait, dit-il, de gagner un nombre considérable de billets de mille francs, et, pour commencer, M. de Bremaecker offrit un acompte de vingt-cinq louis que le jeune homme accepta.

Guyot, de Bremaecker et Emma Dauvilliers partirent pour Sablé dans les premiers jours de mars. Ils s'établirent dans un hôtel et visitèrent plusieurs fois le château en touristes.

C'est dans une de ces promenades qu'Emma Dauvilliers aborda la bonne des enfants, Marie Pradier. Emma Dauvilliers avait à peine aperçu cette femme qu'elle se jeta dans ses bras, en l'embrassant avec transport

Quel bonheur 1 s'écria-t-elle, je ne m'attendais pas au plaisir de vous revoir.

Mais, madame.

Voyons, embrassez-moi donc, chère amie. Comment vous ne me reconnaissez pas Vous ne


vous souvenez plus de notre séjour à l'école de Paris ? M'avez-vous déjà oubliée ?

Marie Pradier était restée quelque temps à l'école des sages-femmes de Paris. Emma Dauvilliers avait appris, on ne sait comment, cette circonstance, et, bon gré, mal gré, il fallut bien que la domestique reconnût celle qui se donnait pour son ancienne camarade.

La conversation s'engagea. Elle reprit le lendemain. Emma Dauvilliers s'apitoyait sur les malheurs de la duchesse de Chaulnes, sur la situation lamentable de cette mère qui n'avait pu embrasser depuis de longs mois ses deux pauvres enfants. Bref, elle offrit à la servante 2,000 francs pour les lui remettre 1,000 francs payés d'avance, et 1,0000 fr. après réussite.

La brave fille feignit de résister, puis de se rendre. Elle prévint aussitôt la duchesse de Chevreuse. Il fut convenu qu'on laisserait Emma Dauvilliers s'enferrer jusqu'au bout que Marie Pradier persisterait à accepter les propositions qui lui étaient faites. Et même, on lui recommanda de s'entendre avec le valet de chambre Henri Bezian, qu'elle devait présenter comme un complice.

Le 16 mars, vers onze heures du soir, Marie Pradier amena le valet de chambre au café de la gare, où Guyot, de Bremaecker et Emma Dauvilliers l'attendaient. Tout fut préparé pour l'enlèvement les deux domestiques reçurent t,ooo francs chacun. L'exécution du projet était fixée à la nuit du 18 au 19 mars:. On devait profiter de l'absence de la duchesse de Chevreuse, qui a l'habitude de se rendre chaque soir à l'église et d'y rester fort tard. Le valet de chambre devait ouvrir à Guyot une grille du parc, et Marie Pradier amènerait les enfants aussitôt.


Une calèche attendrait sur la route de Souvigné, qui longe le domaine. Dans cette voiture, de Bremaecker et Emma Dauvilliers.

M était également entendu que, dans leur dîner du soir, Marie Pradier aurait fait prendre aux enfants un narcotique qui agirait aussitôt après l'enlèvement. Des relais de poste étaient préparés jusqu'à Vitré. De là, on gagncrait Rennes et Saint-Malo par la ligne de Bretagne, et, à Saint-Malo, on s'embarquerait pour Jersey.

La première partie de ce plan fut exécutée de point en point. Le 18 mars, vers sept heures et demie, de Bremaecker et Emma Dauvilliers arrivaient devant une des portes du parc, dans une voiture louée à un sieur Pasquet, que le Parquet n'a pas cru devoir poursuivre. Guyot était sur le siège. M mit pied à terre devant la grille du parc. Henri Bezian, le valet de chambre, se tenait à la grille.

Entrez, fit-il, et attendez, je vais aller chercher la bonne et les enfants.

Aussitôt sept ou huit gardes armés jusqu'aux dents débusquèrent des massifs du parc et se ruèrent sur Guyot, qui fut terrassé.

Au même moment, un coup de sifnet se faisait entendre. C'étaient de Bremaecker et Emma Dauvilliers qui s'enfuyaient.

Ils ont gagné la Belgique. De Bremaecker, sujet belge, ne sera pas extradé. Emma Dauvilliers a fini par bénéficier d'une ordonnance de non-lieu on l'entendra comme témoin.

Reste Guyot, et c'est lui seul qui comparaîtra demain devant la Cour d'assises de la Sarthe. 11 sera défendu par Mc Leporché, député du Mans. En dehors de madame la duchesse de Chevreuse, de madame la duchesse de Chaulnes, d'Emma Dauvilliers, la Cour d'assises entendra comme témoins


Henri Bezian, le valet de chambre, Marie Pradier, la bonne d'enfants, l'intendant, M. Martin, le régisseur, M. Lafosse, le majordome Ricou, le loueur de voitures Pasquet, et plusieurs domestiques du château. Le Mans, 12 juin.

Rien n'est plus étrange, au point de vue des responsabilités, que le procès d'aujourd'hui. Madame la duchesse de Chaulnes qui a demandé, préparé et payé, au moins pour les frais, la tentative d'enlèvement de ses enfants, ne peut être poursuivie.

M. Ferdinand de Bremaecker, qui a organisé l'expédition sous ses ordres, s'est mis à l'abri en Belgique, et Emma Dauvilliers, qui fut son aide de camp féminin, a bénéficié d'une ordonnance de non-lieu. Seul, le troisième rôle, le comparse, comparait en cour d'assises.

L'audience est ouverte à dix heures, les débats sont dirigés par M. le président Godin, qui est la clarté et l'impartialité mêmes.

Au banc de la défense, Mo Leporché, député radical du Mans. Le siège du ministère public est occupé par M. le procureur de la République de Sablet. On remarque, au banc des témoins, madame la duchesse de Chevreuse et madame la duchesse de Chaulnes, toutes deux enveloppées de longs voiles de deuil elles sont séparées à peine par une ou deux chaises.

Madame de Chevreuse est accompagnée de son frère, le comte de Contades. Quant à madame de Chaulnes, elle est arrivée au Mans avant-hier et elle habite à l'hôtel de France avec son frère, le prince Borys Galitzin, qui l'assiste à l'audience.

Georges Guyot, l'accusé, a vingt-six ans c'est un petit brun assez maigre, a la physionomie ouverte et

7.


douce. Il est vêtu d'un complet noir à trente-cinq francs, et porte la moustache et la mouche. C'est exactement le type demi-militaire et demi-administratif de l'ancien sous-officier devenu commis. Guyot n'est, du reste, pas autre chose, ainsi qu'il appert de l'interrogatoire, qui est assez vivement mené. M. le Président. Vous êtes ne à Dampierre en 1856 vous avez passé votre première jeunesse chez votre frère alné, qui est maître d'hôtel à Arcis-sur-Aube. En 1874, vous vous êtes engagé et vous avez été un fort mauvais soldat, car dans une période de quatre ans vous avez subi 344 jours de consigne, 177 jours de salle de police et 62 jours de prison. (Hilarité.) Vous avez ensuite été employé à Sens à la Compagnie de Lyon, et c'est seulement l'an passé que vous êtes venu à Paris où vous êtes entré dans les bureaux du journal .P<M'M-cAe.t. Quels étaient vos appointements? R. Cent cinquante francs par mois.

M. le Président. Vous aviez donc de quoi vivre ? (Mouvements divers.) Vous aviez loué rue des Rosiers un garni qui vous coûtait seize francs par mois. Au mois de février dernier, vous avez déménagé sans payer le même mois, vous avez quitté votre emploi en emportant le pardessus de votre patron. Que contenaient les poches R. Seulement quelques bons de bains chauds. (Rires.)

M. le président arrive maintenant aux faits de l'accusation.

M. le Président. Depuis le mois d'octobre dernier, madame la duchesse de Chevreuse était prévenue que des individus étaient parti? de Paris pour essayer d'enlever ses enfants. Elle vit, en erfet, peu de jours après, deux inconnus rôder autour du parc de Sablé. R. Je n'étais pas parmi eux. Je n'ai connu l'affaire que cet hiver, au mois de février.

n. Qui donc vous l'a proposée R. Un ami, M. Ferdinand


de Bremaecker, qui était intéressé dans le .P~M-~t/c/tM. 11 m'emmena un soir diner, et au dessert, il me demanda de l'aider dans une bonne action. Il s'agissait de rendre des enfants à leur mère. Je connaissais M. de Bremaecker. Je le savais honnête homme, incapable de me compromettre dans une mauvaise affaire. J'acceptai donc. Nous primes rendez-vous pour le lendemain.

D. Chez qui ? R. Chez mademoiselle Emma Dauvilliers, rue de Berlin c'était le 19 février.

D. Quel jour avez-vous appris qu'il s'agissait des enfants de madame la duchesse de Chaulnes?- R. A cette seconde entrevue, M. de Bremaecker nous fit examiner attentivement un plan des départements de la Sarthe et de la Mayenne, il me donna aussi un croquis du château de Sablé. ]1 m'apprit que je trouverais là deux domestiques faciles a embaucher, le valet de chambre Henri Bezian et Marie Pradier, la bonne des enfants, qui étaient restés très sympathiques à madame la duchesse de Chaulnes.

D. M. de Bremaecker vous a-t-il recommandé de faire endormir les enfants, s'il le fallait? R. Oui, vaguement. D. Vous a-t-il ordonné de leur mettre des perruques? R. Aussi.

D. Et de les enfermer dans uue malle jusqu'à ce qu'on eut gagné Saint-Malo, où vous deviez vous embarquer? (Sensation.) R. Jamais.

D. Combien vous promit-il ? R. Trois ou quatre mille francs. La mère, nous dit-il, était pauvre.

D. 11 ajouta cependant qu'il s'agissait d'intérêts se chifïrant par millions ? -R. Je n'en ai point souvenir.

D. Et il dut faire miroiter à vos yeux des espérances superbes?– R. Pas du tout. J'ai agi par dévouement.

D. Vous êtes parti de Paris dans les derniers jours de février avec un sieur Debergues. Combien aviez-vous reçu? –Deux cents francs chacun, pour les premiers frais. Mais Debergues, qui avait pris le train avec moi il la gare Montparnasse. prétexta que l'entreprise était dangereuse, qu'il avait sa mère malade.


H descendit de wagon à Vercaiites et je ne l'ai point revu. Mais itagardcsesdeuxcentsfrancs.

H. Ne vous a-t-il pas écrit depuis pou)' vous détourner de votre projet?–R. C'est vrai.

Guyot arriva le 28 février au Mans. Il descendit à l'hôtel de Rennes, où il se fit inscrire sous le faux nom de Georges Desmoulins. De Bremaecker vint le rejoindre le i' mars. Tous deux rôdaient isolément dans les alentours de Sablé, affectant de ne pas se connaître.

D. Vers le 7 ou S mars, vous avez quitté le Mans et vous êtes venus loger à Sablé même. Le 9, on vous trouve cetie fois attables ensemble dans un café près de la gare. Vous aviez fait demander au château le valet de chambre Henri Bezian. Vous l'aviex prié de venir, en vous recommandant du nom de la princesse Galitzin, mère de la duchesse de Chaulnes, et. il se rendit à votre invitation. Que l'avez-vous prié de faire?- R. De remettre une lettre à la bonne des enfants. Marie Pradier. Nous lui dimes que nous la conuaissions par le curé de son village, t'abbe Lhéritier. Dezian prit la lettre.

D. Vous la rappeiex-vous? R. Pas exactement.

M. le président donne lecture de la lettre. Elle était ainsi conçue

< Une personne qui s'intéresse à vous désirerait beaucoup vous voir de la part de madame ]a princesse Galitzin et de M. l'abbé L')6ritier.Uyva pour vous d'un grand intérêt. Donnez-nous votre jour et votre heure. Je ne sigue pas parce que vous ne me connaissez point. »

M. le président poursuit l'interrogatoire.

D. En même temps que vous remettiez au valet de pied Bezian cette lettre pour Marie Pradier, vous lui expliquiez à lui-même qu'il s'agissait d'enlever les enfants de la duchesse de Cliaulnes; vous lui onrites 15,000 fr. et il promit de "e prêter a vos p'ojet'.


Puis vous êtes repartis, de Bremaecker et vous, pour ou R. Pour Angers. Nous commencions à être trop connus au Mans. D. Vous êtes ailés aussi à Chateau-Gontier, pourquoi! R. Pour préparer des retait. Les enfants devaient être emmenés en voiture jusqu'à Vitré, où nous aurions pris la ligne de Rennes et de Saint-Mato.

D. C'est à ce moment que Emma Dauvilliers vous a rejoints?–R. Oui, elle venait de Sablé. Elle s'était introduite dans le parc et elle s'était jetée dans les bras de Marie Pradier en feignant de la reconnaitre pour une ancienne camarade avec laquelle elle avait suivi des cours d'accouchement. (Hilarité.)

D. Quel était son but?– R. Voir les enfants et elle les a vus. Ils se promenaient avec la bonne. Elle les a même embrassés. Mais elle voulait surtout s'assurer le concours de la domestique. Emma Pauvilliers nous apptit en effet qu'elle avait ému la bonne d'enfants par le récit des peines de la duchesse de Chaulnes, et que Marie Pradier était avec nous.

Nous sommes à l'avant-veille de l'expédition. D. Le 16 mars,de Bremaecker, Emma Dauvilliers, Henri Bezian, Marie Pradier et vous, avez arrêté définitivement votre plan dans un café de Sablé. L'affaire fut fixée au 18, huit heures du soir. Vous deviez venir avec une voiture devant la petite porte du parc qui donne sur la route de Souvigné. Vous, Guyot, vous pénétreriez dans le parc où Henri Bezian vous introduirait, et Pradier vous amènerait les enfants. De Bremaecker avait remis a la t'onne 1,000 francs, et 1,000 au valet de pied. Il leur en promit a chacun 15,000 en cas de réussite. Les préparatifs arrêtés vous vous êtes fait conduire, le 17, à Château-Gontier, par un loueur de voitures nommé Pasquet, qui vous a été très fidèle et qui a été un instant retenu dans la poursuite. A Chateau-Gontier, vous avez trouvé un autre cocher, nommé Sagot. que vous aviez fait venir d'Angers et auquel vous avez recommandé de vous attendre le 18, à dix heures du soir, avec sa voiture toute prête sur la route de Vitré. Puis, vous êtes allé coucher à Juigné, à une tieuc de Sablé: et le lendemain 18, à huit heures rlu soir,


Pasquet vous ramenait à Sablé. Il faisait une nuit très sombre, la voiture de'Pasquet s'est arrêtée près de la petite porte du parc; de Bremaecker et Emma Dauvilliers sont restés dedans, vous, vous êtes descendu, et, comme il était convenu, le valet de chambce Henri Bezian vous a ouvert la porte, il vous a fait cacher dans un massif. « Attendez voir, dit-il, je vais chercher les enfants, x Quelques minutes après, vous étiez entouré par les gardes, vous avez donné un coup de sifflet, et à ce signal la voiture est partie au galop. Le coup était manqué. De Bremaecker et sa maitresse ont gagné Château-Gontier, puis Angers, où ils ont pris le rapide de Paris, et le surlendemain ils étaient en Belgique.

D. Vous vous êtes laissé arrêter sans résistance. Cependant on vous a trouvé porteur d'un casse-tête, de cinquante cartouches et d'un revolver. R. Il n'était pas chargé. (Rires.) Une dernière question

D. Vous avez reçu des secours en prison R. Oui, de madame la duchesse de Chevreuse. Ils m'ont été remis par le président du tribunal et par le procureur de la République. Je l'ai remerciée en lui exprimant mon repentir. Plus tard la duchesse de Chaulnes m'a fait envoyer également quelque argent; j'ai accepté l'argent de madame la duchesse de Chevreuse parce que je regardais cet envoi de fonds comme un commencement de restitution sur les billets de mille francs que j'avais donnés à Henri Bezian et à la bonne. (Bruits.)

Leporché soulève ici un incident étranger à Fanaire. Il se plaint de ce que le procureur général d'Angers, M. Auger, de passage au Mans, soit allé voir Guyot dans sa prison et lui ait demandé qui paierait son avocat. Le Parquet, dit Me Leporché, n'a pas le droit de suspecter le désintéressement du barreau. (Mouvement.)

Après une suspension d'audience, l'huissier appelle madame Valentine de Contades, duchesse de Che-


vreuse, 58 ans, propriétaire à Paris, hôtel de Luynes, et au château de Sablé. (Mouvement d'attention.) Madame de Chevreuse n'est point du tout la dévote sèche et revêche que l'on nous a dépeinte. Elle est petite, assez forte, très vive, et ses traits gardent encore quelque fraîcheur. La duchesse est coiffée à l'ancienne mode, en larges bandeaux plats à peine grisonnants. Elle s'exprime avec beaucoup d'élégance et de modération, et le timbre de la voix est particulièrement sympathique.

J'étais prévenue, dès le mois d'octobre, dit-elle, qu'on voulait m'enlever mes petits-enfants, et je redoublai de vigilance. Après quelques- mois de répit, je reçus le 2 mars un avis nouveau de Paris. Deux individus venaient de partir pour Sablé le surfendema.in, le domestique Henri Bezian m'apprit que de Bremaeckor et Guyot l'avaient fait venir, et il me remit une lettre destinée à Marie Pradier. Je conseillai à l'un et à l'autre de paraître se prêter à l'intrigue, ce qu'ils tirent. Dès lors, je fus tenue au courant de toutes les manœuvres jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure. Je sus qu'on avait fixé l'exécution du complot au 18, huit heures du soir, parce que j'ai chaque soir l'habitude de sortir en voiture pour me rendre à l'église. Ce soir-là, je fis sortir à ma place une femme de chambre, et je restai au château pendant que mon régisseur général apostait les gardes. Henri Bezian m'avait dit qu'il était convenu qu'on endormirait les enfants avec du laudanum, on devait m'en donner trois gouttes à moi-même. Quelques instants après. j'ai assisté à la surprise et à l'arrestation de Guyot. Voilà tout. En quittant la barre, la duchesse de Chevreuse ne peut s'empêcher d'éclater de rire au souvenir de la naïveté avec laquelle les ravisseurs sont tombés dans le piège.

J'aurais pu, dit-elle, prévenir l'autorité, mais je dois vous dire que je ne me souciais pas beaucoup du concours de M. le maire de Sahlé, qui m'offrait peu de garanties. (Rires.)


M" Loporche. Madame la duchesse s'est-cUe rendue compte de la gravité de ce qu'eue faisait?!) pouvait surgir un conflit sang]a.nt entre les gardes et Guyot. –H..O!t'non,Ie3gardc-i étaient trop nombreux.

M" Leporché. C'est-à-dire qu'ils avaient plus de chancea de tuer Guyot. (Bruit.)

Sa déposition achevée, madame la duchesse de Chevreuse salue la Cour et elle se retire immédiatement.

Je passe rapidement sur les dépositions d'Henri Bezian, le valet de chambre, grand garçon de vingtdeux ans, a l'air naïf et très honnête, et de Marie Pradier, qui a trente-cinq ans et qui n'est plus jolie. Cette dernière est encore indignée contre Emma Dauvilliers, et elle ne se pardonnera jamais de s'être laissé embrasser par elle, en la prenant pour une amie d'école.

Rien à dire non plus des témoignages du régisseur général Martin, du régisseur Lafosse, du majordome Ricou et du concierge Deligny, qui composaient, avec deux gardes et deux laquais, la petite armée qui arrêta Guyot.

Enfin madame la duchesse de Chaulnes est conduite à la barre.

Elle estplus pàle que je ne l'ai jamais vue et paraît extrêmement fatiguée; mais cet état de souffrance ne fait que mettre davantage en relief sa beauté étrange.

Ses cheveux splendides. nattés en lourdes tresses, ont des reflets fauves sous les voiles noirs.

C'est avec une émotion qui parfois lui coupe la parole que la jeune duchesse fait sa déposition, d'ailleurs fort brève.

Lorsque j'ai \u, dit-c)le, mes pauvre;: enfanta séquestres, quand on m'eut renvoyf'' mes cadeaux f'f No: parrc que rien


ne devait être accepté de la mère; quand j'eus souffert ce mal horrible de rester six mois sans les embrasser, j'ai juré que je les aurais coûte que coûte, car ils sont la seule consolation de ma vie. (Sensation.) Je connaissais, par mon frère Borys, M. de Bremaëcker. Je ils appel à sa générosité, à son caractère cheva." leresque, et il me promit de se dévouer pour moi. C'est moi qui lui ai donné toutes les indications, toutes les instructions nécessaires, et je lui versai 3,000 francs pourles premiers frais. Si je n'ai jamais reçu M. Guyot, c'est que j'étais souffrante, mais je les remercie encore, M. de Bremaëcker et lui, de leur dévouement à une malheureuse mère. C'est donc moi seule, me3sieura, moi seule qui suis coupable, si c'est être coupable que d'avoir aimé ses enfants. (La duchesse sanglote. Sensation profonde.)

M. le président. Vous avez indiqué le valet de chambre Heari Bezian comme facile a enrôler?–R Oui, il paru touché de mes peines.

D. Et vous aviez aussi indiqué Marie Pradier? R. Oui, elle est mère, et j'espérais que son cœur comprendrait le mien. M. le procureur de la République, Vous dites que vous étiez restée six mois sans voir vos enfants, vous en aviez cependant le droit.- R. Oh! les voir au Mans, trois fois par semaine, dans une chambre d'hôtel, devant des étrangers Leur imposer le voyage de Sablé à la ville par le temps d'hiver, était-ce possible? Rentrés au château, on les interrogeait, on dénaturait ce que je leur avais dit, et j'ai su qu'on les avait grondés alors j'ai préféré cesser les entrevues. (Sensation.)

La duchesse de Chaulnes quitte la barre en proie à la plus vive émotion. Elle s'assied près de son frère, le prince Borys Galitzin.

Ainsi, la mise en présence des deux duchesses, qui eût été le clou du procès, n'a. pas eu lieu. Les dernières dépositions sont dénuées de tout intérêt. Debergues, l'ami de Guyot, n'est pas venu, il se dit malade. Le cocher fidèle de Sablé, Pasquet, n'a pas


paru davantage. Il est condamné à cent francs d'amende comme témoin défaillant. Quant à Emma Dauvilliers, on ne l'a point citée.

Le Parquet a pris un étrange prétexte pour ne pas la poursuivre; si elle est venue à Sablé, a-t-il dit, c'était pour veiller sur la santé de son amant. Restent les maîtres d'hôtel chez lesquels ont eu lieu les entrevues qui ont précédé la tentative d'enlèvement et Sagot, le cocher d'Angers, qui était chargé du relais de Château-Gontier. Sagot, qui dînait et déjeunait constamment avec de Bremaecker et Guyot, paraît fort embarrassé, et le président ne lui adresse pas précisément des compliments.

A quatre heures, M. le procureur de la République de Sablet prend la parole et, après avoir constaté que les devoirs du magistrat sont souvent difficiles à concilier avec la galanterie, il reproche à la duchesse de Chaulnes de s'y être mal prise pour avoir ses enfants. Elle eût dû, dit-il, venir s'installer à Sablé, leur parler, fût-ce du regard, et les rendre complices de leur propre enlèvement à force d'amour et d'élan maternels.

Me Leporché présente la défense. Il est très bref, la cause est visiblement gagnée. On ne peut condamner le simple comparse, quand les acteurs principaux ne sont pas inquiétés. Aussi est-ce au gré de l'attente générale qu'après une courte délibération le jury revient avec un verdict d'acquittement.

Madame la duchesse de Chaulnes manifeste la joie la plus vive « Je suis acquittée, » s'écrie-t-elle, et le gros public, qui se méprend absolument sur la nature du procès, s'écoule en répétant « On va lui rendre ses enfants »

Au mois de décembre 1882, !e tribunal correctionnel de


Bruxelles disait le dernier mot sur cette affaire. M. Ferdinand de Bremaecker, reconnu coupable d'avoir organisé la~ tentative d'enlèvement, et jugé en Belgique comme sujet belge, était condamné à cent francs d'amende.


UNE FEMME ENTERRÉE DANS LE CHAMP DE BATAILLE DE WATERLOO

Rouen, le limai.

L.undi commencent devant la Cour d'assises de la Seine-Inférieure les débats d'une dramatique affaire d'assassinat qui a fait beaucoup de bruit l'an passé a Dieppe, où le meurtrier a été arrêté en pfeine saison des bains.

L'accusé, Edmond Baraquin, a trente-six ans. C'est un ancien commis de banque fort intelligent, mais d'une réputation déplorable et qui, dès l'âge de seize ans, était enfermé dans une maison de correction pour vol.

Baraquin a subi depuis une condamnation à quinze mois de prison, toujours pour vol. Ce qui ne l'a pas ,empêché d'être nommé pendant la campagne de 18~018~1 officier de mobilisés. Après l'armistice, Baraquin passa dans l'armée de la Commune. Il commandait une compagnie, et il fut condamné par les conseils de guerre a la déportation en NouvelleCalédonie.

v


L'amnistie le ramena en France. Baraquin entra dans une compagnie d'assurances parisienne, l'AveH;'r,et il disparut le 23 janvier 1881, en emportant i5,ooo francs qu'il avait pris dans la caisse. L'employé infidèle gagna tout naturellement la Belgique, et, après un court voyage à Londres, il se fixa définitivement à Bruxelles.

Là, Baraquin prit pour maîtresse une fille Véronique Russak, dite Amélie, avec laquelle il dépensa joyeusement une partie de l'argent volé.

Baraquin prit alors un faux nom, « de Verteuil. » Il menait assez grande vie et comblait sa maîtresse de cadeaux.

Cependant Amélie Russak avait conservé des relations avec un ancien amant qui habitait Paris, qui s'appelait Huth, et avec lequel elle correspondait en allemand. Elle fit même un ou deux courts voyages à Paris, en annonçant à Baraquin qu'elle allait y visiter une parente.

Après quelques mois d'une existence luxueuse, Baraquin, presque à bout de ressources, quitta précipitamment Bruxelles et emmena sa maîtresse à Paris.

Il logea dans un appartement garni de la rue des Marais, où il avait donné le faux nom de « de Verteuil », et où il passa une partie du mois de mai. Le s3, le prétendu de Verteuil et sa maîtresse dis- parurent. Quelques jours plus tard, la propriétaire de l'appartement recevait une dépêche datée de Lille, dépêche dans laquelle son ancien locataire la priait de lui envoyer quelques objets de toilette oubliés dans sa chambre; Baraquin y annonçait en'même temps qu'il allait entreprendre un long voyage et qu'on ne le reverrait pas avant l'hiver.

Sept semaines s'écoulèrent. Le juillet, la propriétaire de la maison de la rue des Marais fut mandée


par dépêche télégraphique de police à Bruxelles. Elle partit. On la conduisit à la Morgue. On lui montra sur les dalles le cadavre d'une femme, cadavre que, malgré l'état de décomposition fort avancé dans lequel il se trouvait, elle reconnut le corps de son ancienne locataire, la compagne du faux de Verteuil. On avait retrouvé ces tristes restes dans la forêt de Soignies, près du champ de bataille de Waterloo. Le cadavre était étendu dans une fosse à peine creusée et recouverte de branchages, au milieu d'un taillis épais.

Le corps était percé de plusieurs coups de couteau la bouche, comprimée avec un mouchoir dont un coin recouvrait une partie du visage. A quelques centaines de mètres, un gant, et le chapeau de la victime; c'est seulement au mois de novembre suivant qu'on devait retrouver le waterproof de la jeune femme. Exposé à la Morgue de Bruxelles, le corps fut bientôt reconnu pour être celui de Véronique Russak, qui était fort connue dans le monde galant. On sut que cette fille avait vécu en dernier lieu avec Baraquin, et c'est pour achever la confrontation que le Parquet de Bruxelles avait mandé de Paris la propriétaire de la maison de la rue des Marais.

Les médecins légistes fixèrent au commencement de juin la date du crime. Baraquin fut recherché; on l'arrêta à Dieppe le 10 août il se reconnut immédiatement coupable.

Mais l'assassin prétendit avoir frappé dans un accès de jalousie, et comme sous l'empire d'une impulsion dont il n'était pas maître.

En quittant Paris avec sa maîtresse pour faire un voyage en Belgique, il avait, dit-il, séjourné une semaine environ à Bruxelles.

Le 3o mai, Baraquin exprima le désir de faire une excursion au champ de bataille de Waterloo on


partit et on descendit à la station de Grœnendœl. Les deux amants firent alors à pied environ deux kilomètres, et s'engagèrent dans la forêt. C'est à ce moment qu'une discussion se serait élevée, que Baraquin aurait reproché à sa maîtresse d'avoir un autre amant et que, dans un moment de fureur presque inconsciente, il l'aurait frappée à coups de stylet jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Le crime commis, Baraquin enterra le cadavre et recouvrit la fosse de branchages. L'accusation n'a point ajouté foi à ce récit. Elle soutient que le meurtre a été froidement prémédité, et que cette excursion au champ de bataille de Waterloo n'avait d'autre but que le crime même. Baraquin était à bout de ressources; il fallait qu'il se débarrassât de cette femme, et il a arraché à la morte les bijoux qu'il avait jadis donnés. Puis, il n'avait point suivi le chemin des excursionnistes, et la partie de la forêt de Soignies dans laquelle il s'était enfoncé était la plus déserte et la plus sauvage.

Enfin, depuis quelques semaines, Baraquin était devenu l'amant d'une autre femme, nommée Quillion, qui habitait Anvers et à laquelle son dernier amant avait laissé i,5oo francs. Or, pendant les jours qui suivirent l'assassinat de Véronique Russak, Baraquin ne quitta pas sa nouvelle maîtresse, et il la fit même passer pour l'ancienne.

Le misérable fut arrêté à Dieppe dans des circonstances assez curieuses. La fille Quillion avait eu l'imprudence de lui écrire d'Anvers, à son hôtel, une lettre qui fut saisie et dont l'adresse le perdit. Mais pourquoi Baraquin était-il venu à Dieppe? Ici l'affaire devient extrêmement mystérieuse.

On saisit sur lui un stylet (celui qui avait servi au crime), un revolver, deux mètres de corde, et aussi des renseignements détaillés sur les jours de marché des différentes localités des environs, ainsi que sur


deux riches marchands de bestiaux, MM. Biville et Boittel.

Interrogé sur le mobile qui avait pu le déterminer à recueillir ces renseignements, Baraquin répondit que, MM. Biville et Boittel ayant été récemment victimes d'un vol important, il s'occupait de rechercher les malfaiteurs.

N'était-ce pas plutôt pour les attendre la nuit l'un ou l'autre, alors qu'ils rentraient d'un marché, chargés d'argent, et pour les assassiner ? '?

Baraquin est défendu par un des avocats les plus distingués du barreau de Dieppe, Mc Delamarc. 11 mai.

Baraquin n'est pas un criminel banal. 11 a de la littérature, de l'élégance dans la parole et de la poésie dans l'esprit le meurtrier a tenu à mettre en scène lui-même tout ce drame devant le jury et, on le verra plus loin, il est impossible de raconter avec plus de grâce un épouvantable assassinat.

Baraquin a quarante ans. II est très grand, maigre, l'oeil vif et perçant, la petite moustache brune orgueilleusement relevée en croc, la voix câline il nuance avec infiniment d'art les intonations de ses réponses, tantôt attristé et comme résigné, tantôt relevant la tête et faisant d'abondance quelque récit exalté et cynique.

« Mon affaire est une affaire Intéressante, » disaitil a M* Delamare, son avocat, et il regardait avec une vanité superbe la foule qui se pressait aux débats. M. le président Huet rappelle d'abord le passé de l'accusé. Baraquin a eu une enfance déplorable; né à Soissons, d'un père paysan, il a été enfermé à quinze ans dans une maison de correction pour vol. Il faut dire u sa décharge que son père était tellement avare


qu'il passe pour avoir laissé deux de ses enfants mourir de faim.

Plus tard, on retrouve Baraquin soldat aux grenadiers de la garde, puis officier de la Commune, et les conseils de guerre l'envoient à Nouméa, d'où l'amnistie le ramène en '8~0.

Baraquin, doué d'une intelligence ardente, s'était instruit tout seul, en lisant, et il avait peut-être en ce moment une ferme volonté de se repentir. Il revint dans son pays. Il demanda la main d'une jeune fille qu'il avait aimée et qui l'avait attendu. On la lui refusa, parce qu'il était un repris de justice. Ce fut là, dit-il, le malheur de toute sa vie.

Nous sommes en 1880. Le voici à Paris. Il est employé dans une maison d'assurances, l'~4fe)n'r. Il est triste, mélancolique, il cherche « la vie intime et l'amour », on le regarde comme un peu fou. Un beau jour il prend 15,ooo francs dans la caisse et il s'enfuit en Belgique, où il se métamorphose en un gentilhomme voyageur M. le comte de Verteuil c'est ainsi qu'il se fait appeler, nous l'avons vu. C'est de cette époque que date sa liaison avec la malheureuse Amélie Russak. Elle vivait de la vie joyeuse. Baraquin la rencontra dans une brasserie de Bruxelles. Le soir, il l'emmena au théâtre, et, après le théâtre, chez lui.

Pendant un an on mena l'existence large et oisive on voyagea. Baraquin était mécontent de lui et d'elle, car il savait qu'Amélie avait gardé son cœur à un ancien amant. Lui-même aimait ailleurs il avait noué une intrigue galante à Anvers. Que faire d'Amélie Russak ? La supprimer. C'est dans ces circonstances qu'il lui proposa, le 23 mai, une excursion au champ de bataille de Waterloo.

Laissons-le maintenant raconter le drame Nous étions partis bien gais de Bruxelles vers une heure et 8


demie, nous arrivons à la station de Grœnendœl. Nous descendons. Devant nous, la forêt de Soignies. Allons vers le bois, dit Amélie, et nous voilà partis, à pied nous causions peu elle était devenue toute rêveuse.

Tu penses à l'autre ? lui dis-je. Grand fou, réponditelle, et elle m'embrassa.

J'essayai de la repousser

Je sais, repris-je, que tu ne m'aimes plus. Ingrate N'ai-je pas été généreux, ne t'ai-je pas donné de beaux bijoux Y Et moi, reprit-elle, piquée, ne t'ai-je pas donné autre chose

A ce moment, ils entraient sous bois, et ils s'engagèrent dans une allée verte, recouverte d'un berceau de branches. L'accusé continue son récit

Amélie avait quitté mon bras. Elle folâtrait devant moi, mais c'était de la gaieté fausse. Je le lui dis, et je répétai encore < Tu penses à ton ancien amant » Furieuse, elle revint sur moi et me donna un soufllet.

A ce moment des éclairs sillonnèrent ma vue, je tirai mon couteau, et je la frappai comme un fou, sans voir. Elle tomba, morte. Alors, je me mis à genoux près d'elle, et je pleurai! Elle était là, inerte sur l'herbe, une mousse blanche sortait de sa bouche. Je l'appelai plusieurs fois Amélie Amélie en prenant ses mains déjà froides. Un bruit de pas me fit tressaillir. Je m'enfuis!

Baraquin raconte qu'il courut jusqu'à Waterloo, et qu'après un court repos dans une auberge, il reprit le soir le train pour Bruxelles.

Je retournai, continue-t-il, dans notre chambre d'amoureux, et tombai à. genoux au pied du lit tout me rappelait celle qui n'était plus les meubles, les vêtements, des fleurs qu'elle avait arrosées le matin encore, et qui s'épanomssaiont sur la fenêtre. Le lendemain, Baraquin repartit pour Warterloo. H s'enfonça dans le bois gisait sa maîtresse.


J'eus du mal à la retrouver, dit l'accusé. Elle était à demi couverte par les hautes herbes. Un rayon de soleil, perçant les branches, faisait étinceler le bracelet de son bras gauche. Je pris le bracelet et aussi les pendants d'oreilles, comme tout ce qui pouvait faire reconnaltre Amélie. Je fus obligé de déchirer ses gants pour avoir ses bagues, puis je creusai une petite fosse, pas bien profonde, et j'y couchai le cadavre, que je recouvris de branchages. Enfin, je m'éloignai avec terreur de ce lieu maudit. Mes mains sentaient la mort (Sensation prolongée.) M. le président ordonne ici l'exhibition des pièces à conviction l'huissier tire d'une petite boîte les bijoux d'A.mélie des bracelets, des bagues, des boucles d'oreilles, et, d'une autre boîte plus grande, l'arsenal qu'on a saisi sur Baraquin un revolver, une scie, un couperet, un paquet de cordes, le couteau-poignard avec lequel la pauvre fille a été frappée.

Mais voici qu'on ouvre une grande caisse oblongue, semblable à un cercueil. L'huissier en retire les branchages qui recouvraient le cadavre, et, après ces branchages, un mannequin qui est déposé sur la table des pièces à conviction. Ce mannequin représente avec une horrible exactitude le corps de la morte les vêtements d'Amélie Russak ont été ajustés sur un squelette en bois la tête de la victime a été modelée en cire, et, quand l'audiencier enlève le voile blanc qui la cache, un frisson parcourt l'auditoire. Me Delamare fait observer que cette exhibition n'était point nécessaire, qu'il faut éclairer le jury, le convaincre, et non pas l'impressionner.

Le défilé des témoins commence. Voici d'abord Jean-Baptiste Vandenplanche, le paysan belge qui a découvert le cadavre six semaines après le meurtre, en cherchant des framboises dans la forêt. La tête était rongée par les rats et presque séparée du tronc. (Mouvement d'horreur.) Viennent ensuite le docteur


Lebrun, de Bruxelles, qui a examiné le premier le corps, et M. de Gange, inspecteur de la police belge, qui a fait tirer d'horribles photographies de la victime et qui les fait passer sous les yeux des jurés, M. l'avocat général Chrétien soutient l'accusation. 11 met le jury en garde.contre la phraséologie de l'accusé, qui a tué Amélie Russak pour se débarrasser d'elle, qui l'a emmenée à Waterloo pour l'assassiner et lui voler ses bijoux, parce qu'il avait assez de cette femme et voulait prendre une autre maîtresse, la fille Quillion, d'Anvers, avec laquelle il s'est promené après le crime en la faisant passer pour celle qu'il venait de tuer

L'organe du ministère public rappelle que, si Baraquin a été arrêté à Dieppe, c'est qu'il y était venu pour assassiner de riches marchands de bestiaux qu'il voulait attendre sur la route au retour d'un marché et sur lesquels il possédait des notes détaillées, notes saisies sur lui quand une lettre de sa maîtresse, interceptée par la police, a amené son arrestation. En conséquence, M. l'avocat général Chrétien requiert énergiquement la peine de mort.

Dans une plaidoirie qui a produit la plus grande impression, Me Delamare entreprend de sauver cette cause qui semblait désespérée.

Il y réussit.

A trois heures du matin, le jury rentre avec un verdict affirmatif sur le meurtre, négatif sur la préméditation et sur les autres circonstances aggravantes qui eussent motivé l'application du châtiment suprême. Baraquin est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Il sourit, salue la Cour, et, avant que les gardes l'emmènent, il envoie de la main un baiser à la fille Quillion, qui est venue d'Anvers, citée comme témoin, et dont les sanglots remplissent l'audience.


VI

UNE DÉCLASSÉE EUSA DE ROSEVILLE

Paris, 14 mai.

Elle est vraiment de noble famille, cette petite brune aux cheveux plats qui s'asseyait hier sur le banc de la Cour d'assises. Elisa Saint-Just des Grottes de Roseville, vingt ans, née à Paris, voilà l'état civil. Le père, triste père était chirurgien-major de la marine. Comment la fille est-elle descendue jusqu'au vol, jusqu'à laprostitution, jusqu'à l'enlèvement d'enfant dont elle vient répondre M. l'avocat général Maillard, qui soutenait l'accusation, et Me Crochard, qui l'a combattue dans une plaidoirie remarquable, nous l'ont également appris.

Le docteur des Grottes de Roseville, père de l'accusée, est mort presque dans le ruisseau. Il avait donné sa démission tout jeune encore, et il était venu vivre à Paris de la vie d'estaminet. Il but huit cent mille francs d'absinthe et mourut intoxiqué en 18/6, laissant sans aucune ressource sa fille, âgée de quatorze ans.


Elle avait grandi dans ce milieu répugnant, sans mère, veillant l'ivrogne, souvent battue par les maîtresses d'une nuit qui se succédaient dans la maison paternelle. De temps en temps, quand l'alcoolisme le clouait à l'hôpital pour une semaine ou deux, l'ancien médecin-major confiait Elisa à l'Assistance publique on la lui rendait quand il quittait l'hospice et quand il retournait mal guéri dans son garni du Petit-Montrouge où il habitait.

En' mourant, Saint-Just des Grottes de Roseville confia sa fille à un voisin, un menuisier nommé Montaigu, son camarade de cabaret, son intime des soirées d'orgies ils s'étaient connus devant le comptoir en zinc, et ils s'étaient juré sous les tables des liquoristes une éternelle amitié.

Montaigu emmena l'enfant. Il fit de cette petite sa maîtresse. Elisa n'avait pas quinze ans quand elle devint grosse des œuvres de cet infâme tuteur. Le misérable, poursuivi par l'indignation publique, fit volte-face. Il se métamorphosa en homme de cœur et de vertu, il pleura sur cette enfant « qu'il aimait, dit-il, comme un père », et ilaccusa un brave ouvrier, nommé Rollot, d'avoir abusé par la force de la jeune fille.

Rollot fut arrêté. Il resta cinq mois en'prison. Montaigu avait fait la leçon à Elisa il lui avait dicté tous les détails d'un viol imaginaire, qu'elle raconta au juge d'instruction.

La Providence voulut que le Parquet hésitât à poursuivre, et l'innocent Rollot bénéficia enfin d'une ordonnance de non-lieu

Quelques mois plus tard, chassée par Montaigu à la veille de son accouchement, Ëlisa des Grottes de Roseville portait aux Enfants-Assistés son premier né. Elle avait quinze ans et demi.

Depuis lors, la malheureuse enfant a roulé dans la


boue elle est devenue mère une fois encore, et elle était arrivée au dernier degré de l'abjection quand elle fut arrêtée ce dernier automne.

Voici maintenant les faits du procès

Réduite à la plus affreuse misère, ayant sur les bras son second enfant, Elisa des Grottes de Roseville eut l'idée de se livrer à je ne sais quel chantage maternel. Elle soupçonnait un marchand de vins de Montrouge nommé Montigny, avec lequel elle avait eu une liaison passagère, d'être le père de cet enfant le t" octobre, elle le lui amena et lui demanda de l'argent, menaçant de faire scandale. Montigny la mit à la porte. Elisa de Roseville ne se rebuta pas. H y avait un homme qui serait sans doute plus sensible à l'intimidation, c'était Montaigu, c'était son misérable tuteur, celui qui l'avait corrompue et jetée dans la fange. Mais l'enfant, une fille issue de ces amours infâmes, était aux Enfants-Assistés. Il fallait donc, pour tirer de Montaigu quelque argent, lui amener une petite fille du même âge, lui présenter cette enfant comme la sienne, et le sommer de subvenir aux besoins de cette malheureuse créature. Le parti d'Élisa fut bientôt pris.

Le 3 octobre, elle se rendit sur le champ de foire du Petit-Montrouge. Deux enfants se promenaient toutes seules Marguerite et Berthe Béai, l'une déjà grande, l'autre à peine âgée de sept ans, toutes deux filles d'une ouvrière du voisinage.

Elles regardaient tourner, à la fois rieuses et jalouses, le manège des chevaux de bois. Elisa s'approcha d'elles, leur parlant doucement, leur promettant deux sous pour un tour de cette équitation foraine, puis, s'adressant à la grande

Je veux, dit-elle, vous donner beaucoup de jolies choses va chercher un panier chez toi, pour tout mettre.


Marguerite Béal courut à la maison, laissant aux mains de l'inconnue sa petite sœur Berthe, pauvre enfant boiteuse et malingre. Quand elle revint, Berthe et l'étrangère avaient disparu.

« Ladamem'avaitfaitmonter,a a dit l'enfant enlevée, dans une grande voiture qui va avec des chevaux sur des rails. Je me suis endormie. La dame m'a réveillée brusquement et nous sommes descendues. Elle marchait vite, en me menaçant de me battre parce que je ne pouvais la suivre, à cause de ma jambe. « Tu m'appelleras maman, car je suis ta maman, disait la dame. »

» Elle m'a menée bien loin, dans une grande maison, où elle m'a fait monter chez un monsieur vieux, près duquel elle m'a conduite en disant « Embrasse ton papa Mais le monsieur s'est mis en colère (c'était Montaigu, on l'a bien deviné) et il nous a jetées à la porte en nous disant des sottises. » La dame m'a emmenée ensuite chez elle, poursuit t l'enfant. Nous sommes restées là huit jours, elle me nourrissait bien et me faisait coucher avec elle. Seulement, les derniers jours, il venait un monsieur qui se mettait avec nous dans le lit ))

II est, en effet, établi qu'ayant échoué dans sa tentative de chantage contre Montaigu, Elisa des Grottes de Roseville avait gardé l'enfant, ne sachant plus sans doute comment se défaire d'elle.

Elle logeait dans un hôtel borgne, où elle recevait des hommes des scènes de débauche se passèrent près de la petite fille Enfin,.le neuvième jour, Elisa s'esquiva, laissant Berthe Béai enfermée avec un nommé Girardin, employé de commerce, qu'elle avait racolé sur le boulevard, et dont elle emportait le porte-monnaie.

Girardin appela, on ouvrit la porte. La petite Béai,


fort intelligente, put heureusement en dire assez pour qu'on retrouvât ses parents, auxquels on la rendit. La voleuse d'enfants fut arrêtée le lendemain, dans un cabaret de Montrouge.

L'accusée n'essaie pas de se défendre elle pleure, et elle affirme qu'elle a agi sous une impulsion subite, sans savoir ce qu'elle faisait. Elisa des Grottes de Roseville est hystérique elle a eu des crises horribles qui lui ont enlevé momentanément la voix et qui lui ont paralysé les jambes pendant plusieurs jours. M. le docteur Mottet conclut néanmoins à la responsabilité complète.

M° Crochard, qui la défendait, a fait vibrer avec beaucoup d'âme la corde de la pitié. Le jury a été clément pour cette malheureuse, corrompue si jeune et jetée dans le vice par la fatalité.

Elisa des Grottes de Roseville a été acquittée.


LA MORT DE M"" MARTINÉ

MODISTE

Épinal, 22 juin.

Le 7 juillet de l'an passé, les cloches de la paroisse de Bruyères, chef-lieu de canton des Vosges, annonçaient l'enterrement d'une jeune fille de vingt-deux ans, Ernestine Martiné, modiste, morte subitement l'avantveille.

Le cortège allait se former et, devant la maison mortuaire, les femmes du bourg parlaient douloureusement de la pauvre fille qu'on avait vue souriante et joyeuse encore l'après-dîner et qui, à dix heures du soir, n'était plus qu'un cadavre déjà refroidi. A ce moment, le juge de paix, accompagné de son gremer et suivi de deux gendarmes, parut, écartant la foule, et il apposa les scellés sur le cercueil. Le lendemain, le corps d'Ernestine Martiné était soumis à une première autopsie.

Cette malheureuse, dont les obsèques étaient si dramatiquement interrompues, était orpheline. Son père était mort l'année précédente, mort subitement

VII


comme elle, dans des circonstances très singulières, et il ne restait à Ernestine qu'un oncle, Edouard Martiné, homme sans considération et perdu de dettes. Edouard Martiné, qui habitait d'ordinaire la commune de Tendon, était venu depuis quelques jours s'installer chez la jeune fille. Depuis qu'elle avait perdu son père, il lui prodiguait les marques d'une grande affection et il s'efforçait, disait-il, de remplacer près d'elle celui qui n'était plus.

Le soir de la mort d'Ernestine, Edouard Martiné était resté au café fort tard. Il était à peine rentré qu'une voisine entendit des cris déchirants qui partaient de la chambre de la jeune fille, et, vers onze heures, Martiné tout en larmes, le visage décomposé, montrait la pauvre enfant étendue inerte sur son lit. Elle venait, dit-il, d'être foudroyée par une maladie de coeur.

Martiné mentait sa nièce avait été empoisonnée. Le doyen de la Faculté de médecine de Nancy, qui présida à l'autopsie, déclara, en effet, qu'Ernestinc n'était atteinte d'aucune affection de cœur, et les chimistes experts retrouvèrent dans l'estomac et dans le cerveau des quantités énormes de ce terrible poison qui s'appelle la strychnine le foie renfermait, en outre, une quantité considérable d'arsenic.

Quel était le mobile du crime ? Il apparut aussitôt.

Le 27 janvier précédent, Martiné avait fait assurer sa nièce sur la vie pour la somme de 2,000 francs, reversible sur sa tête au cas où elle mourrait avant lu i. La jeune fille n'avait contracté qu'à regret cette assurance. Son oncle lui avait toujours inspiré peu de sympathie, et elle répondait assez froidement aux prévenances dont il la comblait depuis qu'elle n'avait plus son père.

Martiné était à cette époque dans la situation la


plus critique. D'une bonne famille rurale, instruit et intelligent, il n'avait jamais travaillé sérieusement, et il avait toujours vécu au jour le jour, demandant à l'intrigue et parfois à l'escroquerie les moyens de continuer l'existence oisive et dissipée dans laquelle il se plaisait. Il avait la manie de s'occuper d'assurances et de faire signer à ceux qui l'entouraient des polices a son profit.

C'est ainsi que, dès 1872, après avoir grisé un de ses voisins, nommé Victor Arnould, il obligeait cet homme à contracter une assurance sur la vie de 20,000 francs, assurance dont le bénéfice devait lui revenir en cas de prédécès d'Arnould.

En 1870, il fit contracter dans les mêmes conditions une assurance sur la vie à son frère Léon, père d'Ernespne', trois mois après, Léon Martiné mourait subitement chez son frère, qui l'avait invité à venir passer quelques jours dans sa maison.

Les médecins qui examinèrent le corps de Léon Martiné ne parurent point s'étonner de cette mort foudroyante, et aucune autopsie ne fut faite. Depuis, les restes du père d'Ernestine ont été exhumés ils renfermaient de l'arsenic en proportion notable. Son frère mort, Martiné toucha la prime de 30.000 francs stipulée à son profit.

On sait comment il essaya ensuite de s'attacher sa nièce, lui manifestant une affection croissante, parlant d'elle comme de sa fille, et lui arrachant à elle aussi une police d'assurance sur la vie.

La présence de l'arsenic dans le corps de cette malheureuse a donné à penser qu'avant de la foudroyer par la strychnine, Martiné avait essayé de l'empoisonner peu à peu il aurait tenté de détruire sa santé en lui administrant l'arsenic par petites doses, et, en effet, depuis que son père était mort, la santé d'Ernestine s'était altérée son oncle la soignait lui-même, il


venait à époques fréquentes s'installer chez elle, et il lui faisait prendre ses potions. Mais l'arsenic lui parut sans doute trop lent à faire son œuvre il était harcelé par ses créanciers, sous le coup de poursuites judiciaires, et, le 25 juin, quinze jours à peine avantla mort d'Ernestine, on avait saisi sesmeubles. H était urgent d'agir si la jeune fille mourait, Martiné touchait la prime d'assurance de 12,000 francs. C'est alors qu'il aurait foudroyé sa nièce par la strychnine, peut-être en la lui faisant absorber par violence.

Les charges matérielles qui pèsent sur Martiné sont des plus graves un pharmacien de Gérardmer lui a vendu deux flacons de la liqueur Fowler, qui renferme de l'arsenic, et à chaque acquisition correspond chez Ernestine une crise de vomissements terribles 1 Quant à la strychnine, Martiné l'a demandée tour à tour à M. Kelsch, pharmacien à Gérardmer, au lieutenant de louveterie de Remiremont, à des gardes forestiers et à M. Caune, vétérinaire à Girecourt. Il voulait,- c'était son récit, détruire les renards qui ravageaient son poulailler. De qui obtint-il enfin le poison ? On l'ignore ce qui est certain, c'est qu'il parvint à s'en procurer, car, au mois de juin qui précéda la mort d'Ernestine, il tentait une première expérience sur son chien, et on trouva de la strychnine dans le corps de l'animal empoisonné.

Martine avait, au surplus, préparé ses amis à la mort prochaine de sa nièce. Bien qu'elle fût gaie et très bien portante dans l'intervalle de ses crises de vomissements, il disait à qui voulait l'entendre « qu'elle passerait d'un moment l'autre )), et au café, le soir de la mort, il répétait qu'Ernestine ne verrait pas la journée du lendemain. Or, jusqu'à sept heures, la jeune fille avait ri avec des amies et des voisines Après une instruction qui a duré près d'tm a~, et 9


des expertises chimiques réitérées, Martiné est enfin renvoyé devant les assises des Vosges.

La situation de cet homme, dont la famille est excellente, et la sympathie qui s'attachait à la pauvre morte donneront au procès qui va commencer un retentissement considérable.

Martiné est un homme d'une quarantaine d'années, très petit et très barbu, au regard fuyant et à la physionomie assez fausse.

M. le conseiller Mahieu, de la Cour de Nancy, préside les débats, et, après la lecture de Pacte d'accusation, procède immédiatement à l'interrogatoire: D. Vous êtes né en 1843, à. Tendon (Vosges), vous appartenez à une bonne famille de cultivateurs;, quant à vous, vous avez essayé de différents métiers vous n'avez jamais subi de condamnation, mais votre réputation était déplorable. Par votre mauvaise conduite et vos habitudes de dissipation, vous vous êtes réduit peu à peu à la gêne, presque à la misère, et, en dernier lieu, vous étiez littéralement traqué par vos créanciers. R. Je gagnais de l'argent dans les assurances!

D. Oui, vous faisiez le métier d'assurer les gens sur la vie, en stipulant généralement que le montant de l'assurance vous reviendrait si vous surviviez à vos clients. R. C'était pour rendre service aux amis.

D. Et à vous surtout, n'est-ce pas (Rires.)

Vous avez, même à plusieurs reprises, extorqué des assurances à votre profit à des gens que vous aviez grisés au préalable R. Jamais.

M. le président rappelle qu'en 1879 l'accusé a fini par décider son propre frère à signer une police d'assurance à son bénéfice.

D. Votre frère résistait beaucoup, vous avez fini par triompher de ses répugnances, et ce malheureux est mort chez vous, trois mois après avoir contracté une assurance de 20,000 francs, dont le capital devait vous revenir.


Quand, plus tard, votre nièce mourut d'une façon également mystérieuse, on exhuma les restes de votre frère, et l'analyse chimique y fit découvrir des traces d'arsenic. R. Je suis innocent de la mort de mon pauvre frère, innocent, messieurs, innocent

L'accusé répète trois fois le mot en levant les bras au ciel.

M. le président arrive à ce qui fait l'objet précis du débat, l'empoisonnement d'Ernestine Martiné, nièce de Faccusé

Quand votre frère fut mort, vous avez insisté pour que sa fille vint habiter avec vous. Elle a refusé elle était établie comme modiste à Bruyères, et vous lui inspiriez, du reste, assez peu de sympathie.

Vous avez du moins fait en sorte de la voir fréquemment, vous affectiez une vive tendresse pour elle, et vous alliez passer de temps en temps quatre ou cinq jours dans sa maison. Ernestine est morte subitement dans la nuit du 7 au 8 juillet 1881. Vous l'aviez assurée sur la vie pour 12,000 francs quelques mois auparavant, toujours à votre profit.

Dans quel but cette assurance ? Votre nièce avait vingt ans vous en aviez alors trente-huit. Il y avait peu d'apparence que cette jeune fille mourût avant vous. R. C'est sur sa demande persistante que je l'ai assurée.

D. Ernestine, avant la mort de son père, avait toujours eu une santé excellente. Depuis, elle se plaignait de temps en temps de vomissements violents, et ces vomissements coïncidaient toujours avec vos séjours chez elle. Mais arrivons au moment de la. mort, à la soirée (lu 7 juillet 1881.

Vous avez dîné avec la jeune fille, puis vous êtes allé au café jusqu'à dix heures.

Vous étiez a. peine rentré que des voisins ont entendu des cris de détresse qui partaient de la chambre de votre nièce. Martiné. Quand je suis rentré, Ernestine étouffait. Elle m'a demandé un verre d'eau, que je lui ai donné avec une cuillerée


d'une potion calmante qu'elle prenait fréquemment. Puis elle tomba morte; (Sensation.)

Martiné fait ce récit d'une voix entrecoupée, avec une grande volubilité, sur un ton très bas M. le président. Lorsque les voisins ont été appelés par vous, le cadavre était déjà froid quant à vous, vous n'avez fait venir le médecin que le lendemain à sept heures du matin. Vous eussiez pu le mander aussitôt que la jeune fille fut tombée inanimée sur le parquet.

Peut-être n'était-ce pas la mort, mais une syncope Vous pouviez du moins l'espérer ? R. Je voyais bien qu'elle était morte. Il était onze heures du soir. A quoi bon aller réveiller un médecin ?

D. Vous avez eu plus de hâte à vous procurer le certificat de décès nécessaire pour toucher la prime d'assurance. Vous étiez alors très inquiet, très agité.

Cette surexcitation augmenta encore quand, le jour de l'enterrement, le juge de paix vint apposer les scellés sur le cercueil Mais, une première autopsie n'ayant donné aucun résultat au point de vue de la découverte du poison, vous avez repris votre sang-froid. Vous aviez même peine à dissimuler votre contentement, et c'est avec une sorte de joie que vous êtes allé trouver à Remiremont l'inspecteur de la Compagnie d'assurances auquel vous avez dit

A propos, ma nièce est morte.

Dites plutôt, répondit l'inspecteur, que votre nièce est morte à. propos.

M. le président rappelle qu'une seconde autopsie apermis de découvrir dans le cadavre d'Ernestine Martiné des traces évidentes de strychnine et d'arsenic. L'audience continue parla lecture de divers documents relatifs au passé et à la conduite habituelle de Martiné. On entend ensuite les médecins experts. Le docteur Tourdes; doyen de la Faculté de méde.


cine de Nancy, qui a fait l'autopsie du cadavre d'Ernestine Martiné, déclare qu'il y a de graves présomptions pour que la pauvre fille ait été empoisonnée par la strychnine. Ce n'est pas l'avis du docteur Gaulard, agrégé, qui soutient que la jeune fille a pu succomber à une affection du cœur.

M. Schlagdenhauffen, chimiste de la Faculté de Nancy, a analysé les organes des victimes il a reconnu la présence de' la strychnine et de'l'arsenic dans le corps d'Ernestine Martiné. Quant au cadavre du frère de l'accusé, il contenait également de l'arsenic, mais non de la strychnine. Ce dernier poison laisse, au surplus, assez peu de traces.

M. Jacques, droguiste à Remiremont, revient sur une précédente déposition dans laquelle il avait reconnu qu'il avait remis à Martiné de la strychnine, ce que Martiné lui-même avait avoué. Sur les réquisitions du ministère public, M. Jacques est arrêté. Cet incident est bientôt suivi d'un second M. Bégel, propriétaire au Tholy, déclare que Martiné lui a remis, au mois de mai 1881, une fiole contenant du poison pour les rats. Martiné aurait conservé à peine une demi-cuillerée de cette substance. M. Schlagdenhauffen, chimiste expert, affirme qu'une pareille quantité d'arsenic suffirait pour empoisonner le jury tout entier, et la Cour avec le jury.

La déposition du témoin Bégel semblant être en contradiction avec celle de plusieurs autres témoins, qui affirment que Martiné ne s'est jamais dessaisi de sa provision de mort aux rats, le procureur de la République requiert son arrestation. La Cour repousse cette réquisition.

Un menuisier, M. About, qui aida à mettre dans le cercueil Ernestine Martiné, remarqua que le corps de la jeune fille « était encore chaud près de l'épaule


Ça ne fait rien, dit Martiné, mettez-la dans le cercueil tout de même.

26 juin.

Après des débats acharnés entre le ministère public et la défense, le jury rapporte un verdict de culpabilité, muet sur les circonstances atténuantes. Martiné est condamné à la peine de mort.

Le Président de la République, usant de son droit de grâce, commuait six semaines plus tard la peine de mort en celle des travaux forcés à perpétuité.


L'ASSASSINAT DU CURÉ DE SAINT-ARCONS

Le Puy, 2S juin.

Sainte-Marie-des-Chazes est un village perdu dans les montagnes de la Haute-Loire au dessous, l'Allier roule entre les rochers; au-dessus, les chaînes du Velay, que domine la Durande, un ancien volcan. Près de la vieille église romane du xii" siècle, le presbytère, avec son unique étage et son pauvre jardin.

Nous sommes en plein hiver, au 3 janvier. Il est sept heures. Un homme de mauvaise mine, sa blouse bleue trouée aux coudes, sonne à la grille. La sœur du curé vient ouvrir, et l'inconnu est introduit dans la salle à manger, où le prêtre achève son dîner Qu'il y a-t-il, mon ami ?

Monsieur le curé, il faut que vous veniez bien vite, avec les sacrements ma patronne, madame Joubert, est au plus mal. Sa vache lui a donné un coup de corne dans la poitrine.

VIII


Le curé, M. l'abbé Garraud, regarda attentivement le visiteur.

Lui qui connaissait tout le monde, il n'avait jamais vu cet homme, dont l'air sournois et l'extérieur misérable le frappèrent. En vérité, il avait plutôt l'air d'un vagabond que d'un garçon de ferme. Cependant le digne prêtre ne pouvait refuser son saint ministère. C'est bien, dit-il, je vais avec vous.

Seulement il tira de son armoire un revolver. Bah fit l'homme, nous ne rencontrerons personne. Les voleurs n'ont rien à faire par ici. Vous connaissez donc bien ce pays ?

J'y ai été élevé, j'ai servi la messe à Saint-Arcons d'Allier pendant plus d'une année.

On partit. Il fallait traverser des chemins de montagne, de ces sentiers étroits et glissants où deux personnes ne peuvent passer de front. L'homme, qui affectait une obséquiosité très grande, s'obstinait à laisser l'abbé Garraud marcher devant. Le curé, homme énergique et décidé, avançait en tournant fréquemment la tête, quittant de l'oeil aussi peu que possible son singulier compagnon.

Ils étaient arrivés tous deux à un sentier particulièrement sauvage, encaissé dans les bois et qui aboutissait à un pont jeté sur un précipice, le pont du Pommier. L'abbé Garraud allait s'engager sur ce pont quand il se retourna une dernière fois. Son compagnon de route était à cinq ou six pas en arrière, et il crachait dans ses mains, le corps en avant, comme un homme qui va prendre son élan. Le curé porta vivement la main à la poche où se trouvait son revolver, et le bruit du chien qu'il armait résonna dans la nuit.

L'inconnu s'arrêta net, et soulevant sa casquette « Faites excuse, dit-il, monsieur le curé. Je cours devant, voir comment va ma patronne, » et il s'enfuit.


L'abbé Garraud, très préoccupé et très saisi, rentra aussitôtàlacure.

Une heure à peine s'est écoulée. Sur le chemin qui mène de Sainte-Marie des Chazes à Saint-Arcons d'Allier, un homme court à perdre haleine, il s'engage dans l'unique rue de Saint-Arcons, et, au bruit de ses souliers ferrés sur la terre glacée, les portes s'entrebâillent.

Voici l'homme arrêté devant le presbytère. Il frappe. La vieille bonne du curé paraît sur le seuil de la maison.

Monsieur le curé ?

Il est là, que lui voulez-vous ?

Vite, les sacrements. Le maître Martin, de Rognac, a reçu un coup de corne de son taureau. II se meurt 1

L'abbé Rivet, curé de St-Arcons, parut à son tour Je vais avec vous, mon ami, dit-il, et il offrit à l'inconnu un verre de vin.

Pendant que l'homme portait le verre à ses lèvres, l'abbé Rivet le regarda, lui aussi, avec un sentiment d'inexprimable méfiance. Mais le brave curé n'avait point le caractère énergique et presque militaire de son voisin, le curé de Sainte-Marie des Chazes. L'abbé Rivet était un homme timide, maladif, ne trouvant de force que pour la charité il n'osa pas marquer son impression d'une façon trop visible, et c'est à peine s'il osa dire

Je ne me souviens pas beaucoup de votre visage, mon ami ?

Rien d'étonnant à cela, répondit l'homme, je ne suis au village que depuis la Toussaint. Auparavant, je travaillais dans la Creuse.

Le curé prit à la main le petit sac qui contenait les objets du culte. Il passa par-dessus sa soutane un surplis, et il s'enveloppa d'un long manteau.


Partons, dit-il.

Au moins, fit la vieille servante, monsieur le curé ne rentrera pas cette nuit Il va neiger. L'homme interrompit:

On s'arrangera pour faire coucher monsieur le curé à Rognac.

Et ils disparurent tous deux dans la nuit.

Vers dix heures du soir, on frappait de nouveau à la porte du presbytère de Saint-Arcons.

La servante du curé était dans sa chambre, causant avec une voisine, Joséphine Aoubt.

Les deux femmes hésitaient à ouvrir. Mais on frappa de nouveau. Joséphine Aoubt se décida à entrebâiller la fenêtre et à demander qui était là. N'ayez pas peur, répondit-on, c'est moi, qui suis venu chercher ce soir monsieur le curé. Je viens vous dire que c'est bien décidé comme nous l'avions dit il couchera à Rognac.

Et M. Martin?

Il va mieux.

Voulez-vous entrer vous réchauffer un peu ? demanda à son tour la domestique.

Ah! oui vraiment. J'ai les pieds glacés. Il gèle dur!

L'homme, qui attendait visiblement cette offre, allait être introduit. Déjà la clef tournait dans la porte d'entrée du presbytère et la servante avait tiré les verrous mais deux ou trois voisins, attirés par le colloque, avaient ouvert leurs fenêtres, et l'un d'eux descendit dans la rue.

Aussitôt l'inconnu se recula dans l'obscurité de la. route en voyant qu'on venait à lui, il s'enfuit par un chemin creux qui mène à l'Allier.

Le lendemain matin, à une demi-lieue peut-être du bourg, dans un sentier montagneux qui serpente audessus des précipices, des paysans trouvaient le ca-


davre du curé de Saint-Arcons. Le corps était étendu en travers du chemin la tête était ensanglantée la soutane était relevée, le pantalon défait, et une ignoble mutilation avait été pratiquée sur le pauvre prêtre les intestins s'échappaient par la plaie béante 1 La montre de l'abbé Rivet, sa tabatière, la burette qui contenait les saintes huiles avaient disparu. Le malheureux prêtre avait dû être frappé par derrière, et assommé à l'aide d'un marteau. L'assassin s'était ensuite acharné sur le cadavre et il avait pratiqué les effroyables mutilations dont j'ai parlé. Qui était ce misérable meurtrier de prêtres, qui n'avait assassiné le curé de Saint-Arcons qu'après avoir vu sa~tentative échouer contre le curé de SainteMarie-des-Chazes, et qui revenait pour voler au presbytère et tuer la servante de sa victime ? L'instruction recueillit immédiatement des indices précieux.

Dans la nuit du crime, vers onze heures, un fermier, Firmin Delair, hélait le passeur du bac de Saint-Arcons, quand un homme arriva en courant près de lui

« Je passerai avec vous, » dit-il, mais l'accoutrement de cet homme était si misérable, la tête était tellement sinistre, il serrait de sa main droite un lourd marteau avec une telle expression de férocité que Delair, saisi de terreur, s'enfuit sans répondre, et alla coucher chez le garde champêtre.

L'individu, renonçant à passer la rivière, suivit alors le sentier qui la borde. Un horloger de SaintArcons, M. Dussapt, le croisa à quelque distance, et, croyant reconnaître un ami « Est-ce toi, Martin? » cria-t-il. L'homme passa sans mot dire et, le lendemain, on ramassait sur le bord du chemin, à vingt pas de là, un marteau taché de sang. Cet inconnu, ce vagabond, c'était bien l'assassin du curé.


Le surlendemain, dans l'après-midi, un fermier de la commune d'Antexrol trouvait, couché dans sa grange, un homme qui lui demanda la permission d'entrer se chauffer et qui lui proposa de lui vendre une montre. Le fermier remarqua que cet inconnu avait un doigt de moins à la main gauche. L'homme mangea, ou plutôt il dévora le repas qu'on lui servit, et il disparut le soir dans la direction d'Yssingeaux. On retrouve sans peine sa trace dans cette ville. Il a couché dans une auberge et vendu à un charretier une tabatière en corne, la tabatière du curé de Saint-Arcons.

Quelques jours plus tard, l'homme paraît dans la commune de Dunières. Il travaille une semaine dans un chantier de bois, et, en partant, il fait viser son livret, qui indique les noms de « Pierre Mallet, né en 1846, à Saint-Arcons d'Allier. »

Mallet insiste près du comptable pour obtenir de lui qu'il le porte comme ayant travaillé à Dunières depuis le 28 décembre, et non depuis les premiers jours de janvier..

L'instruction suit comme nous, au jour le jour, la trace de l'assassin. Elle sait maintenant son nom et elle va rechercher son identité.

Pierre Mallet est bien né à Saint-Arcons. Tout enfant, il a bien servi la messe dans l'église du village, et il connaît le presbytère, où le prédécesseur du malheureux abbé Rivet lui a appris à lire. Puis Mallet 'a disparu pendant de longues années. Sa famille n'aime pas à parler de lui. On sait vaguement qu'il a mal tourné, qu'il est allé en prison plusieurs fois et qu'il est « sous la surveillance ». Pendant prés de deux mois après le crime, on suivit encore sa trace Mallet errait de village en village, tantôt travaillant un jour ou deux, le plus souvent errant dans les bois comme une bête fauve. On le


reconnaissait bien à sa main mutilée, mais'on dosait le dénoncer.

Enfin le t"' mars, la gendarmerie l'arrêtait dans un chantier près de Dunières, porteur encore de la montre de l'abbé Rivet.

Tel est l'homme qui va comparaître aujourd'hui devant la Cour d'assises de la Haute-Loire. Mallet, qui nie sa culpabilité avec une sorte de rage, avait voue aux prêtres une effroyable haine. Depuis dix ans, ce misérable errait dans l'Est et le centre de la France, surchargé de condamnations, ayant à répondre de vols en différents pays. Traqué par la gendarmerie, il a voulu assouvir sa haine et mettre à exécution la sinistre promesse qu'il se faisait à luimême, il y a sept ans, dans un cabaret des environs de Brioude

« Nom de D. je mourrai content quand j'aurai éventré un prêtre »

29 juin.

L'audience est ouverte à neuf heures.

Il est difficile d'imaginer une physionomie plus repoussante que celle de Mallet.

Ce « chourineur de prêtres est un chien enragé, c'est la bête féroce prise au piège, et on verra par les incidents de l'audience que ces débats de la Cour d'assises de la Haute-Loire pourraient bien être interrompus par quelque acte de fureur de la part de l'accusé.

Le Palais de justice est dans la ville haute à côté, la maison d'arrêt. Jadis, ce fut un couvent de Visitandines mais la Révolution est venue, elle a chassé les religieuses et transformé en prison la paisible demeure d'où, si longtemps, la prière s'était élevée librement vers le ciel.

M. le conseiller Bourrier, de la Cour de Riom, pré-


side. Le siège du ministère public est occupé par le procureur général en personne, assisté du procureur de la République du Puy. Sur la table des pièces à conviction, la soutane du curé de Saint-Arcons, toute maculée de taches de sang.

Mallet est introduit. Le voici qui s'assied à son banc, après avoir promené sur la Cour et sur l'auditoire un long regard haineux. Il est vêtu du même costume qu'il portait la nuit du crime blouse bleue, et, par-dessus, une veste grise, pantalon en velours brun à côtes, grandes bottes il froisse dans ses mains une casquette en peau, si vieille qu'on n'en saurait plus distinguer la couleur.

Mallet a trente-cinq ans, il est assez petit et d'une force peu commune. La barbe en broussailles, la chevelure inculte, ses petits yeux gris profondément rentrés sous le front, Mallet a bien l'allure d'un vagabond prêt à tous les crimes, et la vue de cette tête sinistre fait courir dans le public de l'audience comme un frisson de terreur.

Levez-vous, ordonne le président. Vous êtes ouvrier terrassier. Tout enfant; vous receviez à Saint-Arcons l'hospitalité du curé, le prédécesseur de ce malheureux abbé Rivet que vous êtes accusé d'avoir assassiné. Votre famille était pauvre. C'est le curé qui vous avait appris à lire, et, bien souvent, il vous a gardé à déjeuner ou à diner dans ce presbytère où vous deviez revenir un jour, ayant prémédité le plus effroyable des crimes (Sensation.)

A dix-huit ans, vous avez séduit une fille Badiou, que vous avez épousée depuis.

Et puis, en 1876, vous avezdisparu; vous avez abandonné votre femme pour courir le monde je me trompe ponr courir les prisons.

Vous avez été condamné cinq fois pour vol à Brioude, à Louhans,àLyon,àBonnevHle,àArbois.


Est-ce vrai, tout ce que je vous dis là?

Pas de réponse.

M. le président fait remarquer aux jurés que Mallet a perdu un doigt de la main gauche, particularité qui a rendu son signalement facile à reconnaître. -J'ai été blessé à Wœrth, interrompt-il.

M. le président. C'est possible. Cependant, vos états de service ne font pas mention de cette blessure.

Vous avez aussi une cicatrice au-dessus de l'œil gauche. R. C'est un coup de bouteille.

D. Oui, un coup de bouteille que vous avez reçu il y' a quelques années, dans une auberge du village de Mazerat, où vous avez tenu ce propos menaçant « Je mourrai content quand j'aurai éventré un prêtre'! (Mouvement.)

Mallet ne répond que par une sorte de grognement.

M. le président aborde l'accusation.

D. Dans la soirée du 3 janvier dernier, vous vous êtes présenté au presbytère de Sainte-Marie-des-Chazes. Vous avez supplié le curé, M. l'abbé Garraud, de venir en toute hâte pour administrer les derniers sacrements à une femme Joubert, votre patronne, disiez-vous, qui avait reçu un coup de corne de sa vache. Votre physionomie sinistre avait frappé l'abbé Garraud. Il se munit très ostensiblement d'un revolver et partit avec vous. Le curé remarqua bientôt que vous marchiez constamment en arrière, et, arrivé à un sentier sauvage, qui domine deux précipices, il vous vit cracher dans vos mains, comme un homme qui se prépare à s'élancer en avant sans perdre une seconde, il arma son revolver.

Et il a bien fait, n'est-ce pas ?

L'accusé (sourdement). Pourquoi donc

R. Parce que sans cette menace, il était mort. Et la preuve, c'est qu'en entendant le bruit du chien, vous vous êtes enfui en


criant Je vais prendre des nouvelles de la maîtresse .!bubert.

Est-ce vrai encore, tout cela ?

Nouveau grognement.

M. le président. On vous retrouve à huit heures et demie devant le presbytère de Saint.-Arcons-d'Allier.

Un homme vous a rencontré sur la route de Sainte-Marie-desChazes à Saint-Arcons. Vous couriez à perdre haleine et un énorme marteau carré sortait de la poche de votre veste. Introduit au presbytère, vous expliquez au curé, le vénérable abbé Rivet, que votre maître, le fermier Martin, de Rognac, vient d'être blessé à mort d'un coup de corne de son taureau, qu'il demande un prêtre, qu'il faut venir en toute hâte. Il fait un temps horrible. La neige commence à tomber. Il faut traverser des gorges sauvages. Mais le curé n'hésite pas. Il vous offre un verre de vin et vous dit

Vous allez me guider, mon ami ?

Et vous répondez

Je viens pour ça. (Sensation.)

Vous vous mettez en marche; le curé marchait le premier, vous. en arrière, toujours en arrière.

Au milieu du bois d'Estable, qu'il vous faut traverser, l'abbé Rivet tombe mortellement frappé. Vous vous étiez rué sur lui, et d'un coup de marteau vous lui aviez fracassé le crâne 1 (Sensation.)

Lorsque vous avez vu le pauvre prêtre étendu inerte sur la route, vous vous êtes agenouillé près de lui, vous avez tiré de votre poche un rasoir, vous avez relevé la soutane, défait le pantalon, pratiqué sur ce corps encore chaud une mutilation horrible et ouvert le ventre à votre victime. (Mouvement général d'indignation et long tumulte dans l'auditoire.)

M. le président prie le public de garder le silence, de contenir les sentiments qui l'agitent, et achève l'interrogatoire


D. L'assassinat commis, après avoir enlevé au curé sa montre, sa tabatière, et la burette en argent dans laquelle sont les saintes huiles, vous revenez Saint-Arcons, et vous essayez de vous faire ouvrir la porte du presbytère, pour y voler sans doute, et pour y tuer 1

Mais pendant que la belle-sceur et la servante du curé vous interrogent, pendant que vous leur annoncez que < M. l'abbé x Rivet couchera à Rognac », des voisins ouvrent leur porte, et l'un d'eux s'approche de vous avec sa lanterne alors vous fuyez 1.

Pendant que M. le président prononce ces dernières paroles, Mallet se démène comme un forcené, il montre le poing au magistrat, et il finit pars'écrier: Pariez, parlez, parlez toujours. Moi, je ne vous -dirai rien Qu'on me pende, qu'on me coupe la tête, cré mille milliards de nom de D. si vous m'arrachez un mot 1

jette sa casquette au milieu du prétoire et fait mine de s'élancer dans la salle les gendarmes le retiennent et le forcent à se rasseoir sur son banc. M. le président rappelle que, pendant les jours qui ont suivi le crime, Mallet a été reconnu par vingt personnes. Ici il a couché, là il a demandé le chemin des bois à celui-ci il a vendu la tabatière du curé, à celui-là il a voulu vendre la montre.

Mallet ne laisse pas au président le tempsd'achever: de nouveau il se lève, de nouveau il dirige vers la Cour son poing menaçant et, avec une expression de férocité croissante, il répète

Si vous m'arrachez un seul mot de la bouche, je veux qu'on m'écrase la carcasse. Nom de D. sacré mille nom de D. milliards de bon D. Les gendarmes se jettent sur lui et l'entraînent hors de la salle. On entend encore les blasphèmes s'échapper de la bouche du misérable quand il a disparu dans


les couloirs. L'audience est levée au milieu d'un inexprimable tumulte.

2 h. 30 du soir.

L'audience est reprise.

Mallet est plus calme, il se laisse tomber comme anéanti sur son banc.

M. le président. Vous avez été arrêté le 1~ mars, dans un chantier où vous travailliez.

A la vue des gendarmes, un seul des ouvriers a été saisi, un seul a laissé tomber sa pioche, c'était vous R. Ce n'est pas vrai.

D. A-t-on trouvé sur vous une montre ? Mallet (d'une voix embarrassée, (Je l'avais achetée l'an dernier.

D. De qui R. Je ne sais plus.

D. Où ? R. Du côté de Brioude.

D. Mais enfin ? Mallet. Ah laissez-moi (Sensation.) M. le président. Cette montre portait les initiales P. R. Vous entendez, P. R., c'est-à-dire Pierre Rivet. Dn reste l'horloger qui l'a vendue au curé de Saint-Arcons l'a reconnue et il viendra le dire ici.

Mallet laisse tomber sa tête entre ses mains. Vous êtes accablé, dit M. le président d'une voix grave. Vous êtes bien l'assassin du curé, c'est bien vous qui avez tué ce digne prêtre, tombé victime du devoir, et quand on lira, aux jours solennels, le martyrologe de son clergé, l'évêque de ce diocèse pourra répondre au nom de l'abbé Rivet

TbM&e~M cA<!?Mp d'honneur (Vive émotion dans l'audience.)

Après cet émouvant interrogatoire, les témoins sont introduits.

Sophie Bérenger, aubergiste

C'est devant moi que Mallet a dit, en 1873 < Je ne serai content que lorsque j'aurai éventré un prêtre.


Mallet. Vous mentez.

Le témoin (levant la main devant le Christ) Oh, je dis bien la vérité, messieurs. Mallet disait en patois qu'il saignerait le prêtre avec son couteau: « Lisaou aio embé mon coutel! » (Mouvement.)

M. l'abbé Garraud, curé de Sainte-Marie-desChazes.

A la vue de ce digne prêtre, qui a échappé si miraculeusement à la mort, une profonde émotion s'empare du public.

L'abbé Garraud refait le récit que l'on connaît. Il raconte comment Mallet est venu le trouver pour le prier d'aller administrer l'extrême-onction à une paysanne, comment il a été frappé des allures sinistres de l'homme, et il fait connaître un détail nouveau

Non seulement cet individus'obstinait à marcher derrière moi, mais, arrivé à une descente de la route, il a <tramené ses poings» et il a fait mine de s'élancer, en proférant des jurons épouvantables. Mais mon attitude énergique l'a fait fuir.

Troisième témoin la belle-sœur de l'infortuné abbé Rivet, curé de~Saint-Arcons, raconte la visite de l'assassin et la découverte qui fut faite le lendemain, dans les montagnes, du cadavre mutile de son malheureux beau-frère. Elle affirme que la montre saisie sur Mallet est bien celle de l'abbé Rivet.

30 juin.

La seconde audience du procès de l'assassin du curé de Saint-Arcons a été consacrée tout entière aux plaidoiries.

Le procureur général a requis énergiquement la peine de mort.

Après avoir rendu à la mémoire de la victime un hommage mérité


J'ai voulu venir soutenir moi-même l'accux sation dans cette horrible affaire, dit le magistrat )) en terminant. Un grand exemple est nécessaire. H )) ne reste à Mallet qu'un seul recours la miséri» corde de Dieu, devant lequel il va bientôt paraître! » (Sensation profonde.)

Me Montchampt, défenseur de Mallet, soutient avec un rare talent le poids écrasant de sa tâche. Après avoir plaidé l'erreur judiciaire, toujours possible, l'avocat s'élève avec une rare éloquence contre ceux qui, dans leurs écrits, dans leurs gravures immondes, appellent la haine du peuple sur le prêtre. Puis, se tournant du côté du ministère public

« Ceux qui sont chargés de veiller sur le salut de ') tous n'ont pas toujours fait leur devoir, s'écrie » M. Montchampt. Ils ont laissé s'émousser. dans )) leurs mains le glaive de la justice, et, lorsque de B grands malheurs viennent jeter l'effroi dans la so» ciété, n'a-t-on pas le droit de dire à ceux qui dé» tiennent l'autorité

« Voici votre oeuvre vous laissez insulter les x prêtres, vous les laissez désigner au mépris public » vous souffrez qu'on les représente comme des êtres » méprisables et qu'on les traîne impunément sur I.i claie.

« Voici un article infâme. Lisez le titre « Mais » Mï:e~e~ donc!,» Mallet a entendu cet appel. Il a » mutilé un prêtre Ah il n'est pas seul respon» sable » (Mouvement prolongé.)

Après une courte délibération, le jury revient avec

un verdict de culpabilité sans circonstances atténuantes.

Mallet est condamné à mort.

A la lecture de la sentence terrible, l'assassin reste impassible et muet. Mallet regagne d'un pas ferme sa cellule.


L'EXÉCUTION

Le Puy, 28 août.

Aujourd'hui lundi, au point du jour, Mallet, l'assassin du curé de Saint-Arcons-d'Allier, a payé sa dette à la justice.

M. Deibler est arrivé de Paris hier pour exécuter ce misérable.

Depuis le verdict, l'assassin du curé de SaintArcons-d'Allier était devenu très calme. Il avait paru se repentir sincèrement.

Mallet savait que M. Grévy ne lui ferait pas grâce. Le procureur général, en requérant contre lui la pein e de mort, avait laissé entendre au jury que cette peine en serait pas commuée.

Ce matin, à trois heures, le procureur de la République du Puy est entré dans la cellule du condamné, il l'a fait éveiller et lui a appris que sa dernière heure était venue.

Mallet est resté quelques minutes agité par un tremblement nerveux. L'aumônier de la prison, avec lequel il s'entretenait chaque jour en exprimant de grands sentiments de regret, lui a offert les secours de son saint ministère. Mallet l'a écouté très pieusement. A trois heures et demie, M. Deibler a procédé à la toilette funèbre.

A quatre heures et demie, départ pour la place du Breuil, où l'échafaud est dressé.

En sortant de la prison, Mallet a embrassé et remercié tous les gardiens, puis, arrivé sur le lieu de l'exécution~ il s'est retourné vers l'aumônier et le gardien-chef, qu'il a embrassés et remerciés une dernière fois.

Quelques minutes après, justice était faite. L'assassin du curé de Saint-Arcons est mort chrétienne-


LES TROIS MODISTES DU COMTE DE LA MOTHE

Paris, 2 juillet.

Le jeune comte et la jeune comtesse de la Mothe se poursuivent réciproquement pour adultère. La comtesse reproche à son mari d'avoir chiffonné trois modistes en plein domicile conjugal le comte accuse sa femme d'avoir fait son volontariat d'amour avec un capitaine d'artillerie), sans parler de quelques civils sans importance.

Ah si le comte a dit vrai, je ne le plains pas, le capitaine Madame Marie de la Mothe a bien du piquant, bien du montant, bien du galbe.

Elle est jolie à faire rêver un vieux juge brune, de longs cils, des yeux qui en disent long et une taille charmante; avec cela un petit air décidé et gaillard de Parisienne sceptique, heureuse de prendre la vie par le côté joyeux.

Tout autre est la physionomie du mari. M. de la Mothe est timide, embarrassé, et, comme ce

IX


n'est point faire injure à un homme que de dire qu'il n'est pas joli, joli, je suis bien forcé de confesser que le comte n'a rien qui rappelle la beauté grecque. C'est lui qui a déclaré la guerre, en portant plainte contre sa femme, à cause du fameux capitaine mais la comtesse, née maligne, a trouvé dans l'assignation je ne sais quel vice de forme qui laisse son procès en suspens, pendant qu'à son tour elle traîne son mari devant les tribunaux, avec et y compris les trois modistes.

Je me hâte de dire qu'une seule de ces demoiselles a daigné comparaître elle s'appelle Léonie Cruz, elle est brune comme madame de la Mothe, et, comme elle, fort jolie. Mais il y a entre elles la nuance qui distingue la beauté aristocratique de la beauté d'arrièreboutique. Des deux autres, mademoiselle Lespinière et Fernande Vieuxville, l'une fait défaut, l'autre est représentée à la barre par des conclusions d'avoué, ce qui, pour le public, n'est pas une compensation. M. de la Mothe décline le premier son état civil. Il est rentier, il demeure à Auteuil, il a, dit-on, 60,000 livres de rente. H faut ajouter qu'une seule de ses conquêtes lui aurait coûté 07,000 francs.

Le comte de la Mothe plaide son innocence avec une expression candide ce n'est pas lui qui est coupable, c'est elle, madame que voilà. Oui, c'est elle qui, pour être libre de filer le parfait amour avec son capitaine, a occupé son mari en lui jetant dans les bras trois modistes de bonne volonté.

Mademoiselle Cruz est interrogée à son tour. D. Avez-vous eu des relations avec M. de la Mothe ? R. Jusqu'à un certain point.

D. Précisez. Jusqu'à quel point R. Je suis venue chez lui. D. A-t-il pris des privautés avec vous?

Mademoiselle Cruz (souriant d'un air satisfait). Évidemment. puisque j'ai été sa maitresse.


M. de la Mothe. Je proteste 1 je ne sais quel intérêt madame peut avoir à parler ainsi

Mademoiselle Cruz. Allons, allons vous rappelez-vous le soir du dîner de famille pour la fête du baron de la Bonnardière?.

M. le président juge inutile d'éveiller les souvenirs amoureux de la jeune femme.

On passe à l'audition des témoins concierges, cocher, valet de chambre défilent à la barre les uns et les autres ont vu M. de la Mothe recevoir « ces dames et les combler de petits cadeaux. »

M. de la Mothe s'oppose énergiquement à l'audition d'un dernier témoin, M. Jean Mary

Celui-là ne peut pas déposer, s'écrie-t-il il est encore l'amant de ma femme. (Hilarité.)

M" Durrieu, avocat de madame de la Mothe, a la parole pour soutenir la plainte déposée par sa cliente. Il commence par donner lecture d'une lettre de madame de la Bonnardière, grande amie de madame de la Mothe, qui raconte ainsi qu'il suit ce qui s'est passé le soir où l'on fêtait chez le jeune ménage l'anniversaire de la naissance de son mari.

« Vous me demandez, ma chère comtesse, ce que je pense de la femme Cruz la femme Cruz s'est introduite à la maison sous le prétexte de chapeaux.

» Le 1* novembre 1879, grand anniversaire pour nous, elle dîna à la maison. M. de la Mothe était à côté d'elle. Elle lui faisait des compliments outrés. Léon (c'est M. de la Mothe) se servait d'une fiole de poivre de Cayenne. La femme Cruz la mit dans sa poche en disant

» Non, comte, je ne veux pas que vous vous serviez de » cela !'x

» Après dlner, la femme Cruz monta dans la chambre de madame de la Mothe. J'avais déjà touché du piano et je sortais du salon pour ;prcndrc tmc polba. Je vis I:éou descendre


de la chambre de sa femme. Mademoiselle Cruz descendait aussi. Elle se mit à côté de lui sur un canapé, se couchant près de lui, faisant la belle, puis ils dansèrent ensemble. » Baronne DE LA BoNNARNÈRE. n

Le tribunal, jugeant 'cette lettre suffisamment édifiante pour lui permettre d'apprécier la conduite de M. de la Mothe, interrompt la plaidoirie de Me Durrieu.

M° Chiche, avocat du mari, a la parole.

Le jeune comte est innocent, dit M° Chiche. II a eu le malheur d'épouser une femme qui n'a jamais aimé en lui que sa fortune, et qui l'a trompé de tout temps, ainsi qu'il appert de la correspondance du capitaine. Détail à noter, en effet, le capitaine est marié, sa femme a saisi les tendres lettres que lui adressait madame de la Mothe, et elle les a envoyées à M. de la Mothe. Voici quelques échantillons de cette prose amoureuse

Granville, 5 septembre 1878.

Au capitaine X.

Mon gros chat, mon gros rat, mon gros capitaine, vite, en emballant mes effets, un petit baiser bien tendre. Une grande nouvelle quoi?. Vous ne serez pas encore parrain de ce coup-là. (Elle avait cru à une grossesse.) Tant mieux, car cela n'allait pas bien du tout. Ce sera pour plus tard, quand je serai bien forte.

Sois sage, Emmanuel, et ne fais pas de rêves.

Mille baisers, en hâte, et à bientôt.

MÀRfE.

Autre lettre, qui n'est pas moins tendre

Chéri, un baiser avant tout, et l'ordre et la marche de demain.

J'ai rendez-vous avec une dame à l'Exposition, pavillon des Insectes utiles--et nuisibles. Viens-y.'


Mille bonnes caresses, je te dévore de tout mon cœur et te promets dans quelques jours une surprise.

Pense à moi et ne donne pas trop de coups de canif dans notre contrat d'amour.

Ta petite femme,

MARIE.

Troisième lettre. Madame de la Mothe y invite son capitaine à venir passer deux jours chez elle, sous prétexte de voir son mari, qui est malade Si tu pouvais demander une permission samedi, tu viendrais au nid vers deux heures.

Voyons, mon ami, pense à ma proposition. Ne CMius pas de déranger à la maison, au contraire Tu pourrais même rester jusqu'à, lundi on penserait que c'est par intérêt pour le 'malade. (Rires).

Je clos ma lettre par un baiser comme tu les aimes, de ceux qui rendent la vie et l'espérance. Rénéchis bien, Emmanuel. Je t'embrasse, mon général, comme un parfait colonel. MARIE.

M" Chiché ajoute que, se voyant surveillée par son mari, et impatiente d'être libre, madame de la Mothe a voulu se débarrasser de lui en lui. jetant dans les bras mademoiselle Cruz, puis mademoiselle Vieuxville mais celle-ci coûtait trop cher elle avait un ami qui voulait de Pargent, beaucoup d'argent. En dernier lieu, dit Me Chiché, madame de la Mothe a procuré à son mari l'affection de la troisième modiste, mademoiselle Lépiniere.

Elle le conduisait elle-même chez cette demoiselle, l'y laissait. le temps nécessaire, et revenait le prendre.

Un jour même, il se passa un incident curieux. En revenant chercher son mari, madame de la Mothe le trouva dans.les larmes. Il avait rencontré chez. mademoiselle Lépinicre un-autre


galant, qui avait fait la grosse voix et qui voulait à toute force se battre en duel.

C'est madame de la Mothe qui arrangea l'affaire. (Hilarité.) Pour finir, et montrer à quel point madame de la Mothe était liée avec les maîtresses de son mari, M° Chiché donne lecture d'une dernière lettre, par laquelle la jeune femme invitait la modiste numéro 2, mademoiselle Fernande Vieuxville, à venir passer quelques semaines à la maison.

Voici cette lettre, sans commentaires.

Ma chère Fernande,

Je viens vous demander un service. Si vous pouviez venir passer la fin du mois près de nous, cela nous ferait plaisir. Je vous envoie cent francs pour le voyage. Nous avons un joli coin à vous offrir et tout notre cœur pour vous recevoir. Mon pauvre Léon (le mari) a été bien malade mais maintenant, un peu de repos, de distractions, de bonheur, lui seraient précieux.

Je vous embrasse de toute mon affection.

Marie DE LA MOTHE.

M"' Manier et Berryer petit-fils plaident pour mademoiselle Fernande Vieuxville et mademoiselle Léonie Cruz.

Le tribunal a été doux il a infligé 3oo francs d'amende à M. de la Mothe, et 100 à chacune des trois modistes (i).

En quittant l'audience, madame de la Mothe, qui paraît se préoccuper assez peu de son propre procès en adultère (la condamnation de M. de la Mothe lui enlève le droit de poursuivre sa femme), passe toute rayonnante auprès du pauvre mari:

Enfoncé, mon petit lui crie-t-elle.

(1) Mademoiselle Lépinière, ayant interjeté appel, a eu la bonne fortune d'être acquittée devant la Cour.


LE CURÉ EMPOISONNEUR DENOHEDES

Les demoiselles Fonda vieillissaient dans leur petite maison de Nohèdes, indifférentes au monde et n'ayant jamais senti battre leur cœur qu'à deux passions divines la charité et la piété.

Maintenant elles avaient dépassé la quarantième année. Elles regardaient fuir sans regret la jeunesse qu'elles n'avaient point connue, et leur foi prenait une teinte de mysticité plus profonde à mesure qu'elles voyaient s'approcher davantage l'heure de la mort, l'heure de Dieu.

Rose et Marie Fonda ne connaissaient d'autre bonheur que la prière, les soins pieux donnés à l'église, les visites aux pauvres et l'hospitalité presque quotidienne offerte au curé.

C'est une triste résidence pour le desservant que ce pauvre bourg de Nohèdes, perdu dans une gorge des Pyrénées-Orientales, loin de toute communication avec la ville et plus espagnol que français, car on n'y parle guère que le catalan.

x


La maison des sœurs Fonda s'ouvrait heureusement chaque jour au curé; les deux vieilles filles, dans leur vénération profonde pour le prêtre, n'entendaient point qu'il passât ailleurs qu'à leur foyer les longues soirées d'hiver, ailleurs qu'en leur jardin les belles soirées d'été. Elles prenaient soin de lui, de son ménage, de son linge, s'improvisant ses gouvernantes et ne sachant quelles gâteries inventer.

Depuis dix ans, il n'est pas un seul desservant qui ait pu repousser cette hospitalité charmante et empressée, parfois un peu gênante à force de prévenances enfantines. Rose et Marie Fonda, filles de petits bourgeois bien calmes et bien insignifiants, avaient senti passer sur leur front ce sounle de l'Espagne qui allume dans l'âme les ardeurs mystiques ou les ardeurs charnelles, parfois les unes et les autres. Mais la flamme religieuse seule avait embrasé leur coeur; c'est pour cela qu'elles ne voyaient rien autour d'elles, à part le .prêtre, à part l'église; et si tout regard d'homme les avait laissées indifférentes, avec quel bonheur elles contemplaient la petite lampe d'autel qui brillait dans la nef comme un regard divin 1 L'année i88o, au mois de mai, l'abbé Auriol, vicaire à Prats-de-Mollo, fut nommé curé de Nohèdes. Les demoiselles Fonda furent heureuses de trouver dans le nouveau desservant de leur humble paroisse pyrénéenne un homme aimable, instruit, qui plut à tout le monde par sa bonne humeur et qui jouait de l'orgue comme Palestrina.

L'abbé Auriol avait alors vingt-huit ans. N'eût été son regard doux et juvénile, sa vivacité toute montagnarde, on lui aurait donné bien davantage il prenait du ventre et se chanoinisait déjà.

Son histoire n'était point l'histoire banale du fils de paysan entré au séminaire par vocation, par douceur de tempérament, ou par ambition de devenir prêtre, 10.


c'est-à-dire de sortir de sa caste rurale pour frôler l'aristocratie.

Non. Le petit Auriol était fils d'un malheureux qui passa en Cour d'assises et fut condamné à la reclusion. L'enfant fut recueilli par son oncle, Bonaventure Garda, cultivateur des environs de Prades, qui, voyant en son neveu d'heureuses dispositions et l'intelligence la plus vive, décida qu'il ferait un instituteur. La nature nerveuse et indépendante de l'enfant répugnait à cette carrière pacifique et soumise entre toutes. Le jeune Joseph Auriol apprenait avec une facilité surprenante, bien qu'il passât la plus grande partie des jours d'école à vagabonder dans la montagne. Quand il eut quinze ans, et après maintes admonestations restées sans effet, son oncle et sa tante désespérèrent de plier cette nature sauvage; ils renoncèrent à faire de leur neveu un instituteur et se résignèrent à le garder définitivement auprès d'eux Joseph travaillerait la terre, puisqu'il n'avait pas voulu devenir un monsieur.

A cette époque arriva dans son village un prêtre distingué, à l'éloquence mâle et entraînante, l'abbé Pompidor. La parole ardente du nouveau curé séduisit l'adolescent; Joseph écoutait avidementl'abbé Pompidor, caché derrière un pilier de l'église, et il se dit: te Je serai prêtre »

Le neveu de Bonaventure Garda était à l'âge des entraînements de l'imagination et du cœur; à l'âge où semblent se dessiner des vocations subites qui ne sont la plupart du temps que le caprice éphémère des organisations nerveuses à l'excès. Joseph Auriol fut ébloui par la pompe des cérémonies religieuses, par la grande parole du prêtre dominant l'assistance recueillie des fidèles il eut l'ambition de prêcher comme l'abbé Pompidor, de planer comme lui sur l'a foule des paysans agenouillés. Cette passion de la prêtrise,


ce fut son premier péché d'orgueil. Mais personne autour de lui n'était capable de démêler le véritable caractère de cette révolution soudaine qui venait de transformer la'nature à demi sauvage du mauvais écolier d'autrefois.

L'abbé Pompidor, qui avait remarqué l'enfant, lui donna les premières leçons de latin et fut ravi de ses progrès rapides. A seize ans, sur la recommandation du curé, Joseph Auriol entra au petit séminaire de Prades.

L'exaltation du néophyte tomba bientôt au milieu de cette atmosphère glacée. Auriol ne put se plier à la discipline austère du séminaire. Il redevint peu à peu ce qu'il avait été enfant, turbulent, violent, indiscipliné sa crise religieuse était passée, et il demanda instamment à revenir à la terre.

L'oncle Bonaventure Garda ne l'entendit point ainsi. Il était fatigué de la légèreté de son neveu. Joseph avait voulu être prêtre, il serait prêtre Sinon, l'adolescent inconstant et ingouvernable serait abandonné à lui-même. Joseph Auriol avait à choisir entre l'expulsion de la maison de son oncle ou le séminaire. II parut céder et garda la soutane, pour ne point aller en haillons à la recherche d'une carrière et d'un gîte.

C'était alors l'époque douloureuse de' 1870. Joseph Auriol avait accompli sa dix-huitième année. Une fièvre ardente s'empara de lui. Il s'évada du séminaire et voulut s'engager. Son oncle le ramena chez lui de force, l'enferma'et le surveilla jour et nuit. Un soir, malgré qu'il fût presque gardé à vue, Joseph Auriol parvint à gagner la porte de la maison.

Dë)à il avait traversé la cour de la ferme et il s'apprêtait à gagner la campagne, quand, au détour d'un chemin, son oncle se dressa devant lui


Malheureux enfant, s'écria Garda, ose donc passer sur mon corps

Joseph Auriol rentra à la maison, désarmé, vaincu.

Le lendemain, il annonçait à son oncle qu'il était résigné à rentrer au séminaire et à embrasser l'état ecclésiastique il promit solennellement de ne plus se révolter, de ne plus s'enfuir, et on le reconduisit à Prades.

En arrivant dans la chapelle du séminaire, le jeune homme se jeta au pied de l'autel.

« Mon Dieu supplia-t-il, si je dois être un mau» vais prêtre, faites que je ne me relève pas. » Les années qui suivirent s'écoulèrent sans équipée nouvelle; Joseph Auriol tenait parole: il essayait de se plier à la dure discipline ecclésiastique, à faire revivre une vocation mort-née, à vaincre les ardeurs sensuelles qui s'allumèrent en lui. Les efforts sincères qu'il fit pour triompher de lui-même aigrirent singulièrement son esprit. Au petit séminaire de Prades, où il fut nommé professeur après avoirété élève, l'abbé Auriol se montra si rude qu'il fallut l'engager à abandonner l'enseignement. C'est alors qu'on le nomma vicaire à Prats-de-MoIIq.

Pendant les quatre ou~cinq années que Joseph Auriol passa dans cette paroisse rurale, on ne relève contre sa conduite aucun fàit précis. Mais des bruits vagues couraient sur son compte. Il était évident que le jeune prêtre avait renoncé à la lutte contre le démon de la chair. On racontait, sans pouvoir toutefois en donner la preuve certaine, qu'il se rendait déguisé à Prades et qu'il revenait de la ville après des nuits passées de façon suspecte. Mais ces commérages n'étaient point parvenus jusqu'à, l'autorité épiscopale quand, en 1880, l'abbé Auriol fut nommé curé de Nohéde:.


Durant les premiers mois qui suivirent son installation à sa nouvelle résidence, le jeune prêtre tint une conduite parfaite. Il donnait tous ses soins aux malades, aux pauvres, à son église, et il avait fait rapidement la conquête des demoiselles Fonda, qui l'aimaient et le gâtaient plus qu'elles n'avaient gâté ni choyé aucun de ses prédécesseurs. Les deux vieilles filles étaient l'une et l'autre fort souffrantes Rose Fonda, l'aînée, envahie par un embonpoint excessif,. ressentait les graves atteintes d'une maladie de cœur sa sœur, grande, maigre, d'une pâleur de cierge, se traînait à peine, lymphatique et anémique au suprême degré. Et toutes deux se sentaient attendries, de cette reconnaissance maladive qu'ont ceux qui souffrent pour ceux qui les entourent et semblent les aimer. L'abbé Auriol faisait un peu de médecine il aimait à aller cueillir dessimples dans la montagne, et il donnait aux deux vieilles demoiselles des tisanes merveilleuses, des potions miraculeuses, des remèdes infaillibles qui neleurapportaient aucun soulagement, mais dont elles feignaient de se trouver bien, pourne point désobliger « ce bon monsieur le curé )).

Dans ce milieu simple et naïf, dans cette atmosphère de paix et de piété, loin des villes, loin des excitations pernicieuses que soulève dans l'âme du prêtre sans vocation le spectacle quotidien des plaisirs du monde, l'abbé Auriol pouvait s'amender, reprendre avec luimême la lutte interrompue, redevenir, en un mot, digne du sacerdoce. Mais sa passion devait trouver en ce pays sauvage de Nohèdes un aliment nouveau. L'institutrice communale s'appelait alors Alexandrine Vernet. C'était une jeune fille de vingt-deux ans, aux traits énergiques, aux yeux de feu, belle de cette beauté hardie et provocante qui allume des incendies dans le coeur des hommes et qui fait naître et renaître sans cesse les désirs des sens toujours impatients et


toujours inassouvis, sans jamais parler à l'âme ni à l'imagination chaste et pure.

L'abbé Auriol rencontra chez les demoiselles Fonda cette institutrice, qui se consumait dans son isolement et chez laquelle l'idée seule de se perdre avec un prêtre devait surexciter les désirs. Les deux vieilles filles, dans leur innocence presque enfantine, ne virent point venir le danger elles ne pouvaient comprendre .que mettre en présence cette passionnée et ce jeune curé qui n'avait pu triompher des exigences de la chair,c'était les perdre l'un et l'autre, et elles continuèrent à les recevoir tous deux, sourdes et aveugles, longtemps après qu'ils s'étaient perdus.

Bientôt, les demoiselle Fonda furent dans la commune de Nohèdes les seules personnes qui ignorassent ce qui s'était passé. Le scandale était public. Les deux amants ne conservaient aucune retenue. Ils s'enfermaient dans la chapelle pendant de longues soirées sous prétexte de jouer de l'harmonium et de chanter; l'abbé Auriol passait une partie de -ses journées à l'école, faisant lui-même la classe aux petites filles, et il arriva plus d'une fois aux malins du bourg de remplir de pierres la. serrure du presbytère, afin d'empêcher le curé de rentrer chez lui, et de l'obliger à passer la nuit hors de sa maison, car on était bien certain qu'il la passerait ailleurs qu'à la belle étoile. Le maire de Nohèdes, M. Bonaventure Escanyé, finit par se plaindre à l'inspecteur primaire qui, au commencement de l'année t88i, déplaça l'institutrice et l'envoya à Taurinya.

Le départ d'Alexandrine fut pour l'abbé Auriol un coup terrible. Le curé de Nohèdes était arrivé au plus haut degré de la passion. H ne pouvait se passer de cette femme, et le déplacement de l'institutrice ne mit pas fin au scandale.

Il y a de Nohèdes à Taurinya une longue route, par


les montagnes, à travers des gorges et des précipices qui arrêteraient les plus aventureux. Cette route, le curé de Nohèdes la fit plusieurs fois par semaine, en pleine nuit, vêtu d'une blouse et d'un pantalon de velours, cachant ses traits sous un grand chapeau de contrebandier. II revenait de Taurinya au petit jour, à peine à temps pour dire sa messe, épié par les gamins du village qui le regardaient rentrer furtivement au presbytère et qui le huaient au passage. D'autres fois, le curé de Nohèdes disparaissait pendant deux ou trois jours. Il était allé chercher Alexandrine à Taurinya, et tous deux étaient partis pour Prades, où ils avaient passé une nuit, deux nuits, cachés dans une chambre d'hôtel.

L'abbé Auriol était signalé sur la ligne du chemin de fer. Il lui arriva de se rendre, vêtu de son costume ecclésiastique, à une petite station qu'Alexandrine Vernet gagnait de son côté. Tous deux s'installaient dans un compartiment de troisième, et le curé de Nohèdes, penché à la portière, criait « complet B aux voyageurs qui voulaient monter. En route, l'abbé Auriol enlevait son chapeau et sa soutane, il apparaissait vêtu d'un costume civil qu'il portait en dessous, et il s'appliquait une jolie barbe blonde qui le rendait méconnaissable. C'est dans cet accoutrement t qu'il arrivait à Prades et qu'il conduisait l'institutrice à l'hôtel où ils cachaient leurs amours.

L'abbé Auriol en vint à prendre en dégoût le sacerdoce, dont il était devenu indigne. Il résolut de quitter les ordres sacrés, de fuir en Espagne avec Alexandrine, de se marier avec elle; il rédigea même une supplique de dispenses adressée à la Cour de Rome. Un obstacle l'arrêtait pour courir ainsi le monde, pour errer à la recherche d'un emploi, il fallait pouvoir attendre, il fallait avoir quelque argent, et le'curéde Nohèdes était sans ressources.


L'abbé Auriol prit alors une grande résolution. Il écrivit à son oncle Garda, qui l'avait élevé et dont il était l'héritier. II lui dit que l'état ecclésiastique était décidément incompatible avec son tempérament et son caractère, qu'il avait résolu de jeter la soutane aux orties, et de se faire une position nouvelle à l'étranger il suppliait son oncle de lui avancer à titre de donation un peu de cette fortune qui devait lui revenir un jour par testament.

Bonaventure Garda répondit à son neveu, en termes indignés, et lui refusa tout subside. Joseph Auriol s'adressa alors à sa tante, malheureusement pour lui impuissante à disposer d'une fortune dont son mari s'était réservé l'administration et le maniement. Ainsi repoussé par sa famille, le curé de Nohèdes devint sombre et préoccupé. Quelques jours après, Marie Fonda mourait subitement.

Cette mort surprit tout le monde. Le matin du 18 juillet iSSi, la vieille demoiselle avait fait, comme d'habitude, sa « tournée des pauvres a elle était gaie et paraissait plus alerte que de coutume. A midi, après avoir déjeuné avec sa sœur et l'abbé Auriol, elle était prise de vomissements effrayants à une heure, elle expirait.

Aucun médecin ne fut appelé; l'inhumation fut faite précipitamment, à cause de l'état de décomposition du corps pas un des membres de la famille ne fut invité aux obsèques, ni même avisé du décès.

Le testament de Marie Fonda, ouvert le surlendemain de sa mort, instituait pour légataire universelle Rose Fonda sa sœur.

La semaine suivante, Rose, dont la santé était douloureusement ébranlée par ce terrible événement, se rendait à Perpignan accompagnée du curé de Nohèdes, et, dans l'étude de Me Amouroux, notaire, elle rédigeait à son tour un testament aux termes


duquel elle léguait tous ses biens à l'abbé Auriol. Un mois plus tard le 3o août Rose Fonda mourait après avoir absorbé une tasse de tisane que lui avait préparée le curé; la pauvre femme se tordit une demi-journée dans des douleurs atroces, se plaignant du froid qui envahissait ses membres, et elle expira au milieu de vomissements horribles. A peine avait-elle fermé les yeux que l'abbé Auriol agit en maître. Le soir même il vendit les chèvres des sceurs Fonda, et il réalisa le lendemain et le surlendemain une quinzaine de mille francs en se défaisant à vil prix des terres de ses anciennes paroissiennes, uniquement préoccupé d'être payé comptant. Le curé brocanta également la plus grande partie de ses meubles. II brûla une quantité considérable de papiers, et disparut, après avoir averti le maire qu'il allait demander à Monseigneur un congé d'un mois pour raisons de santé.

Le lendemain, l'abbé Auriol était arrêté à Prades, au moment où il venait consulter un avocat, M° de Gelcen, pour savoir si un testament fait par une pénitente au profit de son confesseur est valable devant la loi. Le Parquet ne l'inculpa d'abord que d'un outrage public à la pudeur commis avec Alexandrine Vernet dans un de leurs nombreux voyages sur la ligne de Prades. Mais c'était là un prétexte, et, dans la journée même, le procureur de la République signifiait au curé de Nohèdes une dénonciation anonyme, qui révélait la mort étrange des sœurs Fonda et accusait formellement l'abbé Auriol de les avoir empoisonnées.

Lorsqu'on le conduisit à la prison de Prades, le curé avait à la main une petite valise. Arrivé au greffe de la maison d'arrêt, Auriol assista à l'ouverture de cette valise, d'où le gardien-chef retira d'abord une liasse de onze billets de mille francs, et ensuite une


petite fiole. Aussitôt Auriol, s'élançant sur lui, essaya désespérément de lui arracher cette bouteille, et le gardien-chef dut engager contre lui une véritable lutte. Le lendemain, l'analyse chimique faisait connaître que cette fiole renfermait de l'acide prussique. Le lendemain aussi, pendant qu'on le conduisait de la prison au Parquet, Auriol, se dégageant brusquement de l'étreinte des gendarmes, prit sa course vers la campagne. En route, il était parvenu à se débarrasser de sa soutane, et c'était un étrange spectacle que celui-là ce prêtre, coiffé de son grand chapeau, s'enfuyant en manches de'chemise et poursuivi par la gendarmerie Enfin, après un steeplechase de trois kilomètres, le fugitif s'embourba dans les terres grasses des vignes, on le saisit, et on le ramena à la prison, où il resta au secret pendant trente-sept jours.

Qu'était devenue pendant ce temps Alexandrine Vernet ?

Elle avait quitté Taurynia en même temps que l'abbé Auriol disparaissait de Nohèdes. Une perquisition opérée dans sa maison amena des découvertes importantes.

Tout d'abord, le Parquet saisit des livres licencieux, des Mémoires de la main de l'institutrice sur les sujets les plus obscènes, et aussi son petit carnet de pensionnaire, terminé à la date de 1876, alors qu'Alexandrine achevait son éducation dans un couvent de Perpignan.

L'enseignement clérical avait marqué son empreinte sur cette âme dépravée, sans parvenir a vaincre les passions précoces qui l'agitaient.

Alexandrine Vernet avait des accès de mysticisme « Le bonheur, écrivait-elle, est une plante exotique. qui ne fleurit qu'au ciel. »


Elle invoquait la Providence en vers déplorables J'ai commencé ma riante carrière,

A peine si je connais le monde et ses plaisirs,

Je voudrais connaître les beaux jours (le cette terre, Et vous voulez déjà, ô mon Dieu me faire mourir.

Mon avenir, que je croyais devoir être si prospère,

Disparait tout a coup à mes yeux obscurcis,

Je n'aperçois plus les enfants de la terre,

Mes yeux et mon cœur sont ouverts pour le paradis. Elle s'essayait même à la poésie pastorale

U est un cliaimant village

Caché dans les arbres verts,

Où l'on ne craint pas forage.

Et, à côté de ces pages dévotes ou sentimentales,

des poésies plus que libres, qu'il est impossible de citer.

Le juge d'instruction saisit également dans le secrétaire de l'institutrice des lettres écrites en musique; après un travail acharné, le magistrat parvint à trouver la clef de cette correspondance. Les lettres étaient de l'abbé Auriol et elles constituaient pour le misérable des charges accablantes.

L'avant-veille de la mort de Rose Fonda, le curé de Nohèdes écrivait à Alexandrine en langage chiffré < Mon amour, ma bien-année,

« Rose m'a fait testament. Elle est malade depuis, le moindre travail lui donne la fièvre. Ecris-moi avant, ton départ et ne te tracasse do rien, de rien. Conserve-toi toujours pour ton bicu-aime. J'ai beaucoup de malades depuis hier, une espèce d'épidémie. Adieu jusqu'au départ. Je suis éternellement a toi. « JOSEPH. »

Et, un mois plus tard, au moment il se dispo-


sait à quitter Nohèdes, il donnait à l'institutrice le signal du départ, en ces quelques lignes:

« Demain soir, je pars. Attends-moi a. Perpignan. Si cela ne t'est pas possible, écris-moi immédiatement. Je serai à l'hôte), à droite du cercle des orliciers, le même où nous sommes allés demander une chambre. »

Pendant les jours qui suivirent, le Parquet resta impuissant à découvrir la retraite de la jeune femme. Auriol, interroge, refusait catégoriquement de répondre. Enfin, dans les premiers jours d'octobre, on saisissait cette lettre, adressée à la cure de Nohèdes; c'était la lettre de la maîtresse qui ignore l'arrestation de son amant, qui se croit abandonnée et qui s'indigne, et qui menace Alexandrine Vernet était cachée à Carcassonne, et elle écrivait:

« Je suis encore a l'hôtel Saint-Pierre, ou je t'attendais toujours, mais hâte-toi de venir ou je meurs de désespoir. « Que t'ai-je donc fait, ingrat, cruel ? Je'ne suis coupable que de t'avoir trop aimé. Est-ce là ce que tu m'avais promis? Sontce la les serments que tu m'avais faits ? 1

« Tu m'abandonnes Pourquoi alors m'as-tu fait quitter mes pauvres parents ? pourquoi m'as-tu ravie à leur tendresse pour me livrer a la misère et au mépris tlu monde ? « Adieu pour toujours

K Dieu te donnera le châtiment que tu mérites, je vais tout confier à un prêtre.

« ALEXA.NDRfXE. »

Cette lettre étant naturellement restée sans réponse, Alexandrine mit exécution son projet.

Dans l'après-midi du 5 octobre, l'abbé Dariès, curé de la paroisse Saint-Vincent, à Carcassonne, entendait en confession une jeune fille étrangère à la ville, qui lui confia ensuite qu'elle avait l'intention d'entrer dans un couvent, que ses parents contrariaient sa vo-


cation religieuse, qu'elle fuyait. elle supplia le prêtre de lui indiquer une couturière qui pût lui confectionner sans délai un bonnet et une robe de postulante.

L'abbé Dariès l'adressa à la demoiselle Bouffartigue, tailleuse à Toulouse; la pénitente avait déclare, en effet, qu'elle allait prendre le train pour cette ville et qu'elle comptait descendre à l'hôtel du Bon Pasteur. Mais, quand la demoiselle Bouffartigue, prévenue par la lettre de M. l'abbé Dariès, se présenta à cet hôtel, la jeune femme n'y avait pas paru.

Cette pénitente de l'abbé Dariès, qui lui avait donne les noms de Thaïs Penne, c'était Alexandrine Vernet. Les enquêtes n'ont laissé aucun doute sur l'identité des deux femmes. Sans doute, l'institutrice deTaurynia, prévenue enfin par les journaux de l'arrestation de son amant, s'était enfuie après sa visite au confessionnal du curé de Saint-Vincent.

La jeune fille n'a jamais été retrouvée.

Des témoins ontamrmé que l'abbé Auriol, avant de quitter Nohèdes, avait trouvé moyen de lui faire parvenir quatre ou cinq mille francs, sur la succession des sœurs Fonda. La voyageuse avait donc de l'argent pour passer la frontière, et elle a dû se réfugier en Espagne. On a prétendu aussi qu'elle avait trouvé asile dans un couvent et qu'on l'y cache encore; mais ce sont là des bruits que rien n'est venu confirmer, et il est à craindre que la justice ne sache jamais ce qu'est devenue l'ancienne maîtresse du curé de Nohèdes. Cependant Auriol était au secret le plus absolu dans la prison de Prades. Depuis sa tentative d'év asion, on l'avait mis au cachot. L'instruction, en face e de cet accusé muet, comptait, pour l'amsnsr à des aveux, sur cet auxiliaire terrible l'isolement. L'instruction ne se trompait pas; seul avec lui-


même, en proie à toutes les réflexions amères, et peutêtre à tous les remords, l'ancien curé de Nohèdes eut un accès de franchise. Après trente-sept jours de secret, il fit appeler le procureur de la République, le substitut, le juge d'instruction, et il écrivit en leur présence la confession solennelle que l'on va lire Pour mettre ma conscience en paix avec Dieu et les hommes, auxquels je demande pardon de mon crime, pour égaler mon repentir à la hauteur de ma faute, je déclare, soumis à la justice des hommes et à la volonté de mon Dieu, que j'ai commis le crime horrible d'empoisonnement sur les personnes de deux saintes urnes auxquelles je ne devais que de la reconnaissance. Cette faute, je l'ai commise dans l'unique intention de capter une fortune qui m'aurait permis de satisfaire une passion coupable. Puisse mon état servir d'exemple à tous mes frères dans le sacerdoce, et puissent surtout ma déclaration et mon aveu sincère effacer le scandale immense que j'ai donné jusqu'ici et que mon jugement va donner encore.

Pour vous, chers et bien-aimés parents, mes regrets amers et sincères. Vous étiez dignes d'avoir un plus digne Sis. Et vous, famille honorable et estimée que ma passion a déshonorée pour toujours', accordez à un malheureux le pardon qu'il demande a genoux du fond d'un cachot.

Vous tous, laïques, que j'ai scandalisés, voyez dans mes aveux la preuve éclatante qu'il a pu y avoir un prêtre indigne de ce nom, qui a été infidèle à la mission sublime à laquelle il était appelé mais n'étendez pas sur tous les autres, les innocents, la faute d'un seul.

Enfin, à vous aussi, chers paroissiens de Nohèdes, je demande pardon de ma faute, et vous supplie 'de prier chaque jour pour ce prêtre fragile qui, un moment, a été préposé à votre garde et qui, au lieu de vous donner l'exemple, vous a tristement scandalisés.

Pardon, mon Dieu je me remets entre vos mains.

Puis Auriol écrivit à l'abbé Pompidor, à ce curé de


son village dont l'éloquence l'avait séduit et qui lui avait donné les premières leçons de latin avant son entrée au séminaire.

« Très cher monsieur le curé,

« Aumomeutoùjevaisetrelivré à la justice des hommes, dont j'ai mérité les rigueurs et où je n'attends que de Dieu seul la miséricorde, permettez-moi de venir vous demander du fond d'un obscur cachot un dernier service que vous pouvez me rendre, comme ministre du Seigneur. Ce que j'implore de vous, c'est de préparer à une mort chrétienne et résignée mes bons et excellents parents, pour lesquels la mort ne se fera certainement pas attendre, au milieu des angoisses sans nom dont les abreuve dans leur vieillesse leur indigne et malheureux NIs.

« Peut-être l'un ou l'autre, ou tous les deux déjà, ont succombé a la douleur cruelle que leur a causée mon état et ma triste situation. Voilà pourquoi je vous serais infiniment obligé, si vous vouliez me tirer vous-même de cette mortelle incertitude. « Comme je suis encore au secret le plus absolu, au point que les consolations même d'un prêtre me sont refusées, ne mettez sur votre lettre, si vous voulez qu'elle me parvienne, que les renseignements que je vous demande sur mes pauvres parents et sur mon cousin; c'est d'ailleurs l'unique chose qui me préoccupe en ce monde.

« Apportez à mes parents de ma part une demande de pardon et dites-moi que mon cher oncle m'accorde avant de mourir une dernière bénédiction au lieu de me maudire. Assurez-moi que ma tante, ma généreuse tante aime encore, malgré ses fautes inconcevables, ce fils qu'elle a tendrement aimé. Oui, donnezmoi toutes ces bonnes nouvelles, et mon cœur sera rassuré dès lors sur le sort éternel de ceux que j'ai tant aimés en ce monde. Ne songez qu'à l'éternité qui va s'ouvrir bientôt pour moi. Demandez à mon cousin s'ils ont reçu les deux lettres que je leur ai écrites lundi et mardi, et recommandez-lui de ma part d'avoir le plus grand soin do mes parents. Insistez auprès de mon oncle et de ma tante pour qu'ils refassent, en faveur de mon cousin Joseph, le testament qu'ils avaient d'abord fait pour moi.


« Priez et faites prier pour moi, très cher monsieur le curé, ati Il que Dieu ait pitié de sou iudigne et malheureux ministre. Je sais etje sensqnejesuisiudigne de la moindre commisération. Aussi n'est-ce point pour mon corps ni pour cette vie que j'implore des faveurs, c'est une heureuse éternité que je voudrais uniquement obtenir.

« Pardonnez-moi pour votre compte, très cher monsieur )o cure, le discrédit que ma conduite maiheureuse aura jeté sur le clergé du diocèse et l'outrage que je lui ai infligé. Il me tarde de voir arriver le jour de ma condamnation afin que je puisse m'acquitter en public d'un devoir rigoureux envers mes frères dans le sacerdoce et envers tous ceux que j'ai si tristement offensés, déshonorés et scandalisés.

« En attendant de votre charité cet acte de bienveillance et de fraternité chrétiennes envers un pauvre prisonnier qui n'ose plus se dire votre ami, daignez agréer le tribut de mes larmes amères et de mon sincère repentir.

« J. AURIOL. »

Le lendemain l'accusé réitérait ses aveux dans un long interrogatoire, reconnaissant avoir empoisonné Marie Fonda avec de l'ellébore blanc, Rose Fonda avec de l'acide prussique. H demandait pour unique grâce la faveur d'être promptement jugé. Cependant, quelques jours plus tard, Joseph Auriol se rétractait entièrement, et, faisant une volte-face subite, il essayait de retarder par un pourvoi en cassation contre l'arrêt de renvoi aux assises sa comparution devant la justice.

Avait-il appris que ses précédents aveux constituaient contre lui la principale charge, les médecins chargés de l'exhumation des corps de ses victimes n'ayant trouvé aucune parcelle de poison dans les deux cadavres (l'ellébore et l'acide prussique ne laissent aucune trace) ? Se souvenait-il un peu tard du mot célèbre A~voHe~ jamais ? Toujours est-il qu'à


partir de ce moment il protesta de son innocence avec la plus grande énergie.

Et quand le juge d'instruction lui demanda pourquoi il avait fait une confession d'après lui mensongère

Je devais racheter les fautes sacerdotales que j'ai commises, répondit-il, en m'accusant de crimes imaginaires. J'ai péché contre mes vœux de chasteté, et je dois expier ce grave manquement en me laissant charger, en me chargeant moi-même des actions les plus scélérates

Cela ne l'empêcha point, après qu'il eût vu son pourvoi contre l'arrêt de renvoi rejeté par la Cour de cassation, d'introduire une demande nouvelle, tendant à faire enlever la connaissance du procès au jury des Pyrénées-Orientales, pour cause de suspicion légitime résultant de la haine que ses crimes présumés avaient déchaînée contre lui dans ce département. Au mois de juillet 1882, la Cour de cassation faisait justice de ce nouveau moyen dilatoire, et, le 29 du même mois, Joseph Auriol, ancien curé de Nohèdes, comparaissait enfin devant le jury.

Perpignan, S9 juillet I8M.

L'affluence est énorme. Rien de plus pittoresque que cette foule en costume catalan, parlant presque uniquement le patois du pays et s'étouffant dans la vaste salle des assises, dont les seuls ornements sont des médaillons en plâtre représentant Montaigne, de Thou, Montesquieu et Jérôme Bignon. Au dehors, le public se presse sur la grande place, autour de la statue de François Arago.

L'audience est présidée par M. le conseiller Fontan. M. le procureur général Rousselier est venu de Montpellier pour soutenir lui-même l'accusation.


Au banc de la défense, le bâtonnier du barreau de Perpignan, Mc Noë, parole chaude, tempérament généreux et violent qui engagera plus d'une fois la lutte contre l'ardeur excessive du président.

Joseph Auriol est amené à l'audience entre deux haies de gendarmes, qui ont grande peine à le protéger contre la tureur populaire. L'ancien curé de Nohèdes est tout de noir vêtu, en costume civil, l'autorité épiscopale lui ayant interdit l'habit ecclésiastique. H est assez gras, trapu, les traits énergiques malgré l'embonpoint qui commence à boursoufler son visage. Sa tonsure a disparu sous la pousse vigoureuse des cheveux tel qu'il est, Joseph Auriol a l'air d'un jeune paysan aisé, d'un fils de fermier riche, et, s'il n'était complètement rasé, il n'aurait plus rien du prêtre. Après la lecture de l'acte d'accusation, M. le président Fontan procède à l'interrogatoire.

D. Vous .avez 29 ans. Vous avez été élevé par votre oncle, Bonaventure Garda. cultivateur à Saint-Hippolyte, qui voulait faire de vous un professeur.

Mais, vers l'âge de quinze ans, vous avez déclaré tout à coup que vous vouliez entrer dans les ordres. L'abbé Pompidor, curé de Saint-Hippolyte, vous a donné les premières notions de latin, et après de brillantes études vous avez été admis à dix-huit ans au séminaire.

Avec l'extrême mobilité de goûts qui vous caractérise, vous n'avez pas tardé à vous fatiguer de l'état ecclésiastique. Au moment de la guerre de 1~70, vous avez voulu vous engager, et vous racontez en termes imagés, car vous excellez dans ce genre de tableaux, que vous n'êtes resté prêtre que sous la pression de votre famille.

Je passe sur votre séjour au petit séminaire de Prades, où vous avez été professeur pendant quelque temps, et dans la paroisse de Prats-de-Mollo, dont vous avez été ensuite nommé vicaire j'arrive à 1880, époque à laquelle vous êtes arrivé à Nohèdes.


Et, sans laisser à l'accusé le temps de placer un mot, le président poursuit son interrogatoire, ou, pour mieux dire, son monologue.

Vous avez été accueilli à Nohèdes par deux vieilles demoiselles, Marie etRose Fonda. Toutes deux étaient d'une extrême piété et du caractère le plus faible et le plus impressionnable. Vous avez pris sur l'une et sur l'autre un empire absolu. C'est chez les demoiselles Fonda que vous avez connu une jeune fille, l'institutrice de Nohèdes, Alexandrine Vernet. Vous avez été ce sont vos propres expressions- ten'rayé~ a de l'amour que vous inspira cette jeune fille 2

Auriol. C'était alors, au début, un amour platonique. Mais tout amour est blâmable chez un prêtre

M. le président. Votre passion est devenue bien vite plus exigeante. Alexandrine Vernet a succombé. Le scandale de vos relations fut tel que le maire de Nohèdes demanda et obtint le déplacement de l'institutrice.

La jeune fille fut envoyée en disgrâce à Taurynia. Quant & vous, désespéré de cette séparation, n'avez-vous pas promis à votre maitres;e de quitter les ordres et de l'épouser? R Mais, pour commencer une nouvelle existence, il vous fallait de l'argent. Vous avez vainement demandé à votre oncle une avance sur sa succession. C'est alors que vous avez jeté les yeux sur la fortune de Marie et de Rose Fonda.

Peu de jours après le refus que vous avait opposé votre oncle, on vous voit chercher dans la montagne des racines d'ellébore. L'abbé Auriol fait un signe négatif.

M. le président. Vous entendrez les témoins.

Le 18 juillet suivant, Marie Fonda tombe malade, et elle meurt, si vite que vous n'avez même pas le temps de lui administrer l'extrêmc-onction.

Trois semaines se passent. Rose Fonda, à laquelle sa sœur a laissé sa fortune, est emmenée par vous à Prades. Là elle fait à son tour un testament en votre faveur quelques jours après elle meurt subitement.


Et vous, dès le soir du décès, vous commencez à agir en maître et à réaliser sa fortune.

R. Je suis innocent de la mort de ces deux femmes. Si j'ai accepté la succession deRose Fonda, c'est que je voulais gérer sa succession au profit de ses neveux mineurs. (Rumeurs dans l'auditoire.)

D. Vous gériez cette fortune en réalisant les terres à vil prix et en quittant le pays ? (Rires.)

Aut'io). Je ne suis pas parti.

R. Non, on vous a arrêté à Prades au moment où vous alliez prendre le chemin de fer pour rejoindre Alexandrine Vernet. Voulez-vous nous dire oit est cette fine ?

Auriol. Je l'ignore.

M. le président. On suit ses traces jusqu'à. Toulouse. Vous deviez fuir ensemble. C'est sans doute quand elle a appris votre arrestation qu'elle a disparu.

Le président rappelle à l'accuse qu'il est accablé par tous ses actes sa tentative d'évasion, sa confession solennelle devant les magistrats, sa lettre à l'abbé Pompidor, qu'on a lue plus haut.

Persistez-vous, poursuit-il, dans vos dénégations de la dernière heure ? 1

Auriol. Certainement, je suis innocent.

D. –Avouez-vous ~os relations intimes avec Alexandrine Vernet! 2

R. J'ai eu pour cette jeune fille une affection profonde, coupab!o si l'on veut au point de vue ecclésiastique. Mais je n'ai jamais entretenu avec elle'de relations charnelles.

D. Pourquoi changiez-vous de costume en chemin de fer quand vous voyagiez avec elle ? 1

R. Pour dérouter l'espionnage.

M. le président. Il n'est pas convenable pour un prêtre de voyager seul avec une jeune fille. ·

Auriol. C'est vrai.

M. le président donne lecture de l'interrogatoire


dans lequel Auriol, au lendemain de sa confession, a renouvelé ses aveux. 11 est impossible d'être plus précis. L'accusé s'exprimait en ces termes

J'ai fait une infusion de racine d'ellébore en mettant cinq ou six racines pour un litre d'eau et je l'ai fait prendre à Marie Fonda.

Rose Fonda était toujours souffreteuse. Elle se disait atteinte d'une fièvre qui, dans ses accès, amenait des attaques nerveuses, mais cependant on ne remarquait en elle aucun symptôme de maladie foudroyante. Elle fut boulevervée par la mort de sa sœur.

J'eus la faiblesse et le malheur de mettre dans une des dernières tisanes de tilleul, qu'on lui donna avant onze heures du matin, quelques gouttes d'acide prussique. Elle mourut le soir même.

Auriol répond par des dénégations nouvelles, en affirmant qu'il est victime de haines politiques, notamment de la dénonciation d'un médecin, le docteur Marie, dont il a combattu la candidature au conseil général.

Une dernière fois, demande M. le président Fontan, vous maintenez vos dénégations ?

Auriol.–Je suis innocent, je le répète encore. En m'accusant, en me calomniant moi-même, je suivais un faux raisonnement je croyais ces mensonges utiles à l'expiation, devant Dieu, des fautes purement morales que j'ai commises. (Bruit et hilarité.) D. -Et cette fiole d'acide prussique qu'on a saisie dans votre valise, à la prison?.

R.- Ce n'était pas de l'acide prussique pur. C'était une composition de mon invention, un remède contre le mal de dents. D. Comment aviez-vous de l'acide prussique chez vous? 1 R. Je m'en servais depuis longtemps pour des préparations de plantes; je me suis toujours occupé de botanique. M. le président. Asseyez-vous. Votre interrogatoire est ter-


Les premiers témoignages occupent la fin de l'audience.

M. Bonaventure Escanyé, cultivateur et maire de Nohèdes

Je n'ai rien à dire contre M. le curé, qui était très aimé chez nous. Par exemple, j'ai eu beaucoup à me plaindre de l'estitutrice, qui faisait rarement sa classe, et je l'ai fait changer. D. Vous avez parlé dans l'instruction du scandale que causaient les relations de cette fille avec le curé ? R. Jamais, monsieur le président. Je ne'connaissais à ce sujet-là que des bruits vagues.

D. Quand le curé a quitté le village après le décès des sœurs Fonda, n'est-il pas allé vous trouver ?

R. Si fait. !1 m'a dit qu'il allait prendre un congé de santé pendant un mois.

Comme il avait déjà déménagé ses meubles, je lui ai demandé où il logerait à son retour.

M. le curé a répondu en riant & Vous me nourrirez. J'irai de» meurer tour à tour chez chacun de vous. »

Me Noë. –L'année qui a précédé la mort des sœurs Fonda, n'y a-t-il pas eu une épidémie à Nohèdes?

R. C'est vrai une sorte de cholérine.

Après cette déposition et celle de l'inspecteur primaire qui a déplacé l'institutrice, l'abbé Auriol, indisposé, demande le renvoi de l'affaire à demain. L'audience est levée à y heures; des cris de mort poursuivent l'accusé jusqu'à l'hôpital, où il est transféré en omnibus et où il va passer la nuit. 30 juillet.

L'audience est littéralement envahie, et c'est à peine si les témoins peuvent trouver passage. L'abbé Auriol, complètement remis de son indisposition d'hier, est escorté depuis l'hôpital jusqu'au prétoire par des cris


M. Bonaventure Salgas, propriétaire à Taurynia, dépose

Peu de temps après l'envoi de l'institutrice, mademoiselle Vernet, dans notre commune, vers la fin d'août de l'an passé, j'ai rencontré, sur les onze heures du soir, l'abbé Auriol dans un chemin du bourg. Il était en pantalon noir et en manches de chemise, et portait à la main un sac de nuit dans lequel était sans doute sa soutane.

M. Sébastien Sensery, propriétaire à Taurynia .J'ai rencontré maintes fois l'accuse dans le bourg pendant la nuit,.si bien que, le voyant rôder et le prenant pour un voleur, je suis allé réveiller le maire et qu'on lui a donné une chasse. (Rires.)

On l'a rattrape non sans peine et on a été très surpris de reconnaître le curé de Nohèdes.

Quand on lui a demandé ce qu'il venait faire à Taurynia en pleine nuit, il a répondu qu'il venait inviter monsieur le maire à un enterrement. (Nouveaux rires.)

Louis Roques, chef de train à Prades

L'abbé Auriol et l'institutrice de Taurynia étaient constamment sur la ligne. Ils montaient tous deux en troisième, dans un wagon vide, et, une fois montés, ils criaient « complet » Le curé, parti en soutane, arrivait toujours en civil (Hilarité). Il changeait dévotement sous un tunnel. Même le docteur Marie m'avait conseillé de les surveiller, et j'ai fait monter un employé dans le compartiment.

Cet employé a vu l'abbé Auriol en chapeau mou et en jaquette, la lèvre ornée d'une fine moustache, fumant un cigare énorme. Il était assis à coté de l'institutrice et la tutoyait. L'employé les a pris pour le frère et la sœur.

Le docteur Pradel, médecin à Prades, a vu l'abbé Auriol avec une fausse barbe; le docteur Marie, comme le chef de train, ne lui a vu qu'une fausse moustache.


Un voiturier, nommé Joseph Sarda, fait une déposition pittoresque

J'ai un jour, dit-il, conduit dans ma carriole, de Prades à Mosset, M. le curé et l'institutrice. Ils étaient assis côte à côte derrière moi. Je les surveillai du coin de l'œil. Ils se faisaient des a;/)'~ <MKO!' et la demoiselle serrait le genou du curé avec sa main Canaille! que je me disais, qu'est-ce que <OK fais là? » Mais, bali moi j'ai été jeune homme et j'ai pratiqué ces affaireslà. J'ai fermé Fœii (H~arité prolongée.)

La déposition de l'abbé Dariès, curé de Carcassonne, était attendue avec quelque curiosité. C'est lui, on se le rappelle, qui donna à Alexandrine Vernet, dissimulée sous le nom de Thaïs Penne, le moyen de se faire confectionner un costume de postulante.

L'abbé Dariès est sévèrement interrogé par le président. Il jure qu'il n'a pas connu le véritable nom de sa pénitente, qu'il n'a appris que plus tard, par les journaux, les crimes de l'abbé Auriol, qu'alors seulement il a su que Thaïs Penne n'était autre qu'Alexandrine Vernet, et compris qu'elle avait voulu se faire confectionner un costume de religieuse, non pour entrer dans un couvent, mais pour fuir avec plus de sécurité.

Le curé de Carcassonne proteste également qu'il ignore ce qu'est devenue l'ancienne institutrice de Nohèdes.

M. Penon, procureur de la République à Prades, entre dans de grands détails sur l'arrestation du curé de Nohèdes, sur sa tentative d'évasion, sur les aveux qu'il a faits en sa présence. Après sa confession aux magistrats, l'accusé sembla respirer plus à l'aise. Cela m'a fait du bien, s'écria-t-il, de vous avoir tout dit


L'abbé Auriol ayant contesté certains points de détail, le président Fontan s'exaspère

Les membres du Parquet mentent dit-it. Vous accusez les magistrats ? Vous étés-capable de tout!

Noë (vivement). Je proteste contre vos paroles. Vous venez de manquer à vos devoirs d'impartialité et de respect envers les accusés! (Mouvement.)

M. le président. Vous vous expliquerez dans votre plaidoirie.

M. Noë. Je revendique pour la défense le droit de protester contre les paroles qui diminuent les garanties que la loi réserve a l'accuse. L'avocat peut toujours parler au cours des débats. M. le président. Non. (Longs mouvements au banc de la défense.)

Noë (sévèrement). Monsieur, si le malheur veut que vous m'interrompiez encore par une déclaration pareille, j'abandonnerai la parole, non pas pour un moment, mais pour toujours. Je quitterai la barre avec tous mes confrères et j'emporterai dans les plis de ma toge, intact, quoique momentanément vaincu, le droit sacré de la défense!

L'auditoire applaudit Me Noë à outrance. Le procureur général Rousselier menace le courageux défenseur des peines disciplinaires, mais se garde bien d'en requérir aucune, le président s'étant mis absolument dans son tort.

L'incident une fois apaisé, on entend les médecins légistes.

MM. les docteurs Estor et Moitessier ont exhumé les corps de Rose et de Marie Fonda. Ils n'ont trouvé dans l'organisme aucune trace de poison, absolument aucune Mais l'ellébore blanc s'élimine avec une grande rapidité quant à l'acide prussique, chacun sait qu'il ne laisse après lui aucun vestige. La science est donc indécise et ne peut dire si les deux vieilles filles sont mortes empoisonnées ou non.


L'audience est levée à six heures.

31 juillet.

La Cour entend d'abord à cette troisième audience M. le juge d'instruction Cazade, qui a découvert la clef du chiffre musical dont l'abbé Auriol se servait pour correspondre avec Alexandrine Vernet, et qui a saisi dans la chambre de l'institutrice les lettres dans lesquelles le curé de Nohèdes annonçait à sa maîtresse et la maladie de Rose Fonda et le testament que cette malheureuse avait fait en sa faveur.

Suit un long défilé des femmes qui ont soigné les deux sœurs pendant leur courte maladie.

L'une d'elles dépose que M. le curé, pendant que Rose se mourait, empêchait qu'on ne pénétrât auprès d'elle. Mais la déposition la plus importante est celle d'Anna Pagré, qui a veillé la malade

Rose Fonda, dit-elle, se plaignait de grandes soun'rances dans l'estomac.

M. le curé lui a fait prendre plusieurs tasses de tilleul, après lesquelles elle a vomi presque aussitôt.

La malade répéta à plusieurs reprises « Oh que j'ai mal Il vient de me jeter quelque chose dans l'estomac. Si j'en mourais » (Sensation.)

En ce qui concerne la mort de Marie Fonda, les dépositions sont plus favorables au curé de Nohèdes. On sait que la vieille demoiselle souffrait d'une maladie de coeur.

Rose Royer, domestique à Nohèdes, fait connaître ici un faitimportant

Le samedi qui a précédé sa mort, Marie Fonda m'a fait mettre la main sur son cœur qui battait comme un soufflet »; elle répétait qu' « elle était perdue, qu'elle était enflée jusqu'au ventre, qu'elle touchait à la fin de sa vie. »


M. Benjamin Cantié, docteur en médecine J'étais depuis de longues années le médecin des sœurs Fonda. Toutes deux étaient d'une santé déplorable.

La mort subite de Marie Fonda, qui était atteinte d'une maladie de cœur. ne m'a pas surpris, mais les vomissements m'ont étonné.

Quant a Rose Fonda, sa mort foudroyante est inexplicable, et il est certain qu'elle ne peut être attribuée :'t la cliolérine. Le docteur Balanda, médecin à Prades

J'ai fait la dissection du cadavre de Marie Fonda, deux mois et demi après sa mort. Cette femme avait une lésion au cœur, mais les symptômes qui ont précédé le décès ne se rapportent point a. sa maladie. Au reste, le cœur était si gravement atteint qu'il ne demandait qu'un prétexte pour cesser de battre. Le docteur Cantié demande à compléter sa déposition et à faire un second témoignage; il est capital et pourrait donner à penser que l'abbé Auriol a commis un troisième crime. Voici dans quelle circonstance.

11 y avait à Nohèdes un jeune homme qui passait pour courtiser l'institutrice et qui désirait l'épouser, disait-on.

Ce jeune homme tomba malade. Le docteur Cantié fut appelé. Quelqu'un voulait pratiquer une saignée Non, non, s'écria le docteur, « pas de saignée surtout ce serait la mort x

Cependant, après son départ, et ~Mr les conseils de l'abbé ~4Mrto/, on appliqua des sangsues au malade, qui mourut presque aussitôt.

La troisième audience est levée au milieu des commentaires queprovoque ce côté mystérieux de l'affaire.

l~'aoùt.

M. le procureur général Rousselier, dans un réqui-


sitoire de six heures, soutient l'accusation et réclame contre l'abbé Auriol la peine de mort.

A sept heures du soir, Me Noë prend la parole. II est minuit quand le jury entre en délibération. A deux heures du matin, les jurés reviennent en séance.

Joseph Auriol est déclaré coupable de double empoisonnement. Des circonstances atténuantes lui sont accordées (longue rumeur dans l'auditoire). L'ancien curé de Nohèdes est condamné aux travaux forcés à perpétuité.


LA ROSIÈRE DE

DOURDAN

Rambouiilet, 7 août.

C'est hier que se débattait, devant le tribunal de Rambouillet, le procès de la rosière de Dourdan, qui vint chercher sa prime dans un état de ro.onditë accentué.

La ville estima qu'ayant perdu son capital de jeune fille, Ernestine Fournaiseau, c'est le nom de la jouvencelle, avait du même coup perdu la prime, et lui refusa sans pitié les mille francs qui constituaient la donation.

Ernestine Fournaiseau réclame, et la question que posait Me André Poujaud, qui plaidait pour elle, a une portée sociale qu'on ne saurait méconnaître c'est à savoir si la couronne de roses récompense seulement la vertu passée, ou si la dignitaire est dans l'obligation, souvent pénible, de conserver après la cérémonie ce que vous savez.

J'ai voulu voir l'héroïne de ce petit procès. Elle n'est point jolie une rosière n'est jamais jolie. Mais

XI


celle-là semblait devoir être préservée de la chute par l'absence exceptionnelle de tout attrait. Sa taille grêle et son nez aplati n'ont rien qui charme, et je ne sais vraiment ce dont il faut s'étonner davantage, de l'audace du galant qui l'a séduite ou de son manque absolu de goût.

On s'était promis de s'esbaubir un peu du débat croustillant d'hier il était venu de toute la région nombre d'amateurs de gaudrioles. 0 déception on voulait rire, on a presque pleuré. C'est que l'institution même de la rosière de Dourdan évoque le souvenir mélancolique d'une jeune châtelaine morte il n'y a pas bien longtemps et que la fondation dont il s'agit a précisément pour but de perpétuer sa mémoire. Elle s'appelait mademoiselle Louise de la Pérelle. Son père, le général Jubé de la Pérelle, habitait un joli domaine auprès de Dourdan. Bonne, charitable, d'une distinction souveraine, mademoiselle de la Pérelle était adorée artiste, musicienne, elle chantait à l'orgue les jours de fêtes solennelles, et, quand elle venait dant la ville, les portes s'ouvraient et chacun la saluait d'un « bonjour, mademoiselle Louise ». La pauvre jeune fille est morte, morte a vingt-cinq ans, emportée par la phthisie, à la veille d'un brillant mariage qui était, chose bien rare dans sa condition, un mariage d'amour. Elle traîna longtemps longtemps on la vit se promener dans les grandes allées du bois de sapins qui entoure le château d'un rideau sombre; elle respirait les émanations salutaires des grands arbres.

M. et madame de la Pérelle ne survécurent pas longtemps à la jeune fille. Dans une pensée commune de tendre regret, le père et la mère laissèrent un testament identique ils léguaient à la ville de Dourdan mille francs de rente pour récompenser chaque année une jeune fille pauvre et sage.JJne commission com-


posée du maire, du curé et du juge de paix devait, chaque mois de juillet, choisir la bénéficiaire puis au 9 août, jour anniversaire de la naissance de mademoiselle de la Pérelle, la rosière entendait une messe solennelle, la messe en blanc des deuils de jeunes filles, et~M. le curé, montant en chaire, proclamait solennellement son nom.

Mais les 1,000 francs, montant de la dotation, n'étaient point remis encore. Il fallait attendre le jour où la jeune fille se marierait. Les testateurs avaient redouté qu'avant le jour des noces elle n'écornât sa petite dot. Enfin, dernière condition, le premier enfant qui naîtrait du mariage devait porter le prénom de mademoiselle Louise.

Le testament de M. et madame Jubé de la Pérelle reçut son exécution pour la première fois en 1878. Le curé, le juge de paix et le maire de Dourdan, se méfiant de leurs lumières en ces matières si délicates, avaient pris sur eux de s'adjoindre une commission de notables, et c'est cette commission qui choisit avec eux mademoiselle Ernestine Fournaiseau. Pour un début, il était impossible d'avoir la main plus malheureuse.

Il est bon de faire connaître ici que la ville de Dourdan est tout à fait le pays des rosières.

Elle en a deux la rosière noire, qui est celle de la fondation Jubé de la Pérelle, et la rosière blanche, ou-rosière municipale, dont la prime a été léguée à la ville, vers 1830, par un ancien avoué nommé Michel, qui aimait à encourager la vertu. C'est la commission chargée de couronner la rosière blanche, que le juge de paix et le curé de Dourdan avaient cru devoir s'adjoindre pour choisir la rosière noire, Ernestine Fournaiseau.

C'est là un point important du procès car la ville, pour retenir les !,ooo francs d'Ernestine, n'a plus


guère d'autre moyen que de soutenir qu'elle a été irrégulièrement nommée.

En effet, comme l'a fait observer Me André Poujaud, Ernestine Fournaiseau a rempli toutes les conditions exigées par le testament.

htait-elle pure au moment du couronnement ? Personne n'en doute. S'est-elle mariée depuis ? Oui elle a épousé un sieur Rouillon, père putatif de l'enfant, qui a eu le courage de la conduire à l'autel dans l'état d'ampleur où elle se trouvait. A-t-elle donné au petit être légitimé par ce mariage le prénom de mademoiselle de la Pérelle ? Oui encore, le petit garçon né quatre mois après la cérémonie nuptiale s'appelle Louis. Alors les conditions sont accomplies, il faut payer.

M" Hamel, au nom de le ville de Dourdan, objecte encore, il est vrai, un certain règlement, aux termes duquel la rosière couronnée et devenue ensuite d'une inconduite notoire est déchue de sa prime. Mais ce règlement est étranger au testament de M. et madame de la Pérelle et, dit Me Poujaud, on ne saurait ajouter des conditions à celles qui ont été formulées par la volonté des donateurs.

L'audience nous a valu, outre de jolies théories de droit que je passe, un historique de l'institution des rosières. Chacun sait qu'elle remonte au vi" siècle. La première fut la rosière de Salency, et elle fut couronnée en l'an 525 par l'évêque de Noyon, saint Médard, qui nous a comblés cette année. La rosière du grand patron des pluies d'été recevait une prime de vingt-cinq livres.

Un peu perdue pendant le moyen âge, la Renaissance et jusqu'au grand siècle, l'institution refleurit à l'époque de Jean-Jacques Rousseau et du retour à la nature, et les annales ne relatent aucun exemple de rosières ayant effeuillé trop tôt leur rose Ernestine


Fournaiseau a cette gloire et cette honte d'avoir la première montré combien la vertu couronnée est fragile et combien est grande la corruption des temps. Je ne sais pas comment jugera le tribunal de Rambouillet, qui a remis à huitaine les conclusions de M. le procureur de la République Scribe. Mais, s'il était permis à l'humble chroniqueur judiciaire de tirer un enseignement de ce procès, je dirais aux instituteurs de rosières

Ne faites pas comme le vieux général de la Përelle. N'attendez pas le jour incertain d'un futur mariage pour délivrer la prime aux rosières non, couronnez-les le matin, mariez-les à midi, payez-les le soir. C'est encore la meilleure manière d'éviter les accidents.

t8 août. t.

Le tribunal civil de Rambouillet a rendu son jugement dans le procès de la rosière de Dourdan, et il a décidé que cette rosière légendaire avait perdu son capital argent en perdant. l'autre.

Le tribunal s'est appuyé, pour rendre cette sentence mémorable, sur le règlement municipal qui édictait que, si la rosière jetait sa couronne par-dessus les moulins avant la cérémonie nuptiale, elle serait déchue du droit de toucher la prime de [,ooo francs attribuée à sa vertu et déposée à la mairie pour lui être versée le jour de son mariage.

C'était, on l'a vu, le cas de mademoiselle Ernestine Fournaiseau, qui marcha à l'autel dans un état d'ampleur véritablement scandaleux.


L'AFFAIRE FENAYROU

LE ROMAN DU CRIME

Il faut remonter à l'époque même du mariage de Marin Fenayrou pour prendre ce drame de Cour d'assises à son prologue. C'était en 1870. Fenayrou avait trente ans. H arrivait à Paris. Né dans l'Aveyron, fils aîné d'un petit pharmacien de Milhau qui est venu depuis s'établir à Paris, où il a longtemps végété comme herboriste, Marin avait, dès l'âge de quatorze ans, quitté la maison paternelle pour courir le monde. De quinze à vingt-cinq ans, il vagabonde un peu par toute la France. On le trouve élève pharmacien à Blois, puis à Montpellier, puis à Marseille. L'impression donnée par ses patrons est presque identique garçon laborieux, assidu, dur à la besogne, assez peu agréable de rapports avec ses camarades, mais très avenant pour le client en résumé, nature active et commerçante, et il n'est pas inutile de dire ici que Fenayrou, parti de Milhau sans avoir commencé la moindre étude, arriva assez rapidement à conquérir le

XII


brevet d'ailleurs modeste de pharmacien de seconde classe.

En 1867, nous le voyons débarquer à Paris, et, après avoir passé dans différentes maisons, il devient, deux ans plus tard, élève dans la pharmacie d'une dame Gibon, rue de la Ferme-des-Mathurins. M. Giboh venait de mourir. Sa veuve avait, suivant les usages, six mois pour vendre son établissement. Fenayrou lui plut, que dis-je? il la séduisit. J'entends qu'il la séduisit comme commerçante, non comme femme. L'amour de son comptoir et de sa pharmacie était l'unique passion de cette veuve qui avait mûri dans une atmosphère de camphre, au milieu des bocaux lumineux.

Avec son ardeur au travail, et une certaine probité professionnelle qui lui faisait regarder comme les siens propres les intérêts en souffrance dont il avait la charge, Fenayrou apparut à madame Gibon comme le successeur de ses rêves et. comme le gendre de son cœur.

Madame Gibon avait une fille de dix-sept ans, Gabrielle.

Elle sortait d'un pensionnat où elle avait reçu une éducation supérieure à sa condition. Jolie, très douce, un peu nonchalante, mademoiselle Gibon était adorée de ses compagnes. Elle avait ce sentimentalisme vague des natures sans énergie, qui voudraient s'épancher et qui n'osent, qui voudraient dire non et qui ne trouvent d'autre force que celle des larmes. Le sentiment de ses anciennes amies est unanime à ce sujet Gabrielle Gibon aimait déjà qu'on la flattât, qu'on l'embrassât, qu'on la traitât en enfant gâtée. Quand sa mère l'eut retirée du pensionnat et quand elle lui montra Feynarou en disant « Voilà ton mari, » Gabrielle regarda avec une sorte de terreur cet homme aux traits rudes, à l'allure vulgaire, qui


lui faisait sa cour avec des airs de rustre; mais elle mit avec résignation sa main dans la sienne, parce que sa mère le voulait ainsi.

Madame Fenayrou, la grande criminelle d'aujourd'hui, ne s'est pas mariée on l'a mariée.

Fenayrou a violemment aimé sa femme il le prétend, du moins mais elle l'a haï dès le premier jour, et, le soir même de ses noces

Non, disait-elle à une amie, non, ce n'est pas là le mari que j'avais rêve. Je serai malheureuse toute ma vie.

Fenayrou fut ravi de cette union. Il avait habilement mené sa barque, le petit provincial aveyronnais. Le voilà pharmacien à Paris, et il paiera à loisir le prix de sa maison, puisque son créancier, c'est sa belle-mère. Madame Gibon avait exigé de son gendre la promesse de la laisser vivre avec lui, trôner encore au comptoir au milieu des livres et des factures, et il n'avait eu garde, avant la cérémonie, de lui refuser cette satisfaction.

Mais quand le double contrat fut signé, contrat de vente et contrat de mariage, quand il fut devenu souverain maître de la boutique et de la fille, l'ancien commis soumis et humble changea d'allures, et une année ne s'était pas encore accomplie quand il mit madame Gibon à la porte. Il paraît que la pauvre femme se traîna à ses pieds, le suppliant de lui laisser une petite place dans cette maison qui avait été si longtemps la sienne et au delà de laquelle son imagination de commerçante ne voyait rien. Fenayrou fut impitoyable il aimait les belles-mères à distance et il entendait être le maître incontesté chez lui. La vie conjugale ne fut pas heureuse. Non qu'il y eût des éclats, des scènes, -madame Fenayrou était incapable d'en faire. La jeune femme essayait de se montrer tendre, elle affectait une adoration dont


l'excès même démentait la sincérité. Mais que de chocs entre ces deux natures si dissemblables lui, Fenayrou, brutal en amour comme en toutes choses, tempérament exigeant et exceptionnellement robuste, mari qui ne comprenait de la passion que le côté sensuel, et qui attendait de l'épouse l'obéissance de toutes les nuits.

Elle. Ah cela paraîtra bien étrange. Elle madame Fenayrou, la maîtresse d'Aubert, la femme adultère et adultère pendant des mois et des années, ce fut sans doute une nature de feu, une Messaline toujours inassouvie, une hystérique! hystérique d'imagination, oui, certes mais le procès apprendra que ce n'est pas par les sens qu'elle est tombée. Un enfant naquit neuf mois après le mariage deux années plus tard. madame Fenayrou devenait mère pour la seconde fois. Les médecins prévinrent alors Fenayrou qu'une troisième couche serait fatale, et madame Fenayrou n'eut pas d'autre enfant. Il n'y a plus rien à dire de cet intérieur mal assorti jusqu'au jour de l'arrivée d'Aubert. Madame Fenayrou était malheureuse, elle devint abandonnée. Elle aimait l'élégance, le monde elle était, a dit un témoin, restée un peu enfant. Fenayrou ne savait point la comprendre. Cette nature bizarre l'inquiétait. Trouvant dans son ménage peu de bonheur et grisé d'autre part par la vie parisienne, il avait rompu avec ses habitudes régulières et laborieuses. On le voyait souvent au café intrépide buveur de bière, il absorbait les bocks par demi-douzaines, et, si je donne ce détail, c'est qu'à chaque acte de sa vie correspond une consommation de liquide Fenayrou part pour assassiner Aubert et il prend un bock il revient de tuer Aubert, et il prend trois bocks. Il n'est question que de bocks dans tous les récits qu'il a faits.

De plus, il s'était mis à jouer et à parier' aux 12.


courses. Il n'en manquait pas une, a dit un témoin. L'argent de la pharmacie ~'en allait aux bookmakers. Le soir, Fenayrou ramenait des amis rencontrés sur le ~M~ après dîner, il aimait à varier ses plaisirs en tournant le roi à l'écarté, et un partenaire malheureux assure qu'il le tournait souvent. Sa conversation, réduite à la chronique du pesage, n'était pas des plus attrayantes pour une jeune femme. Parfois, il est vrai, Fenayrou se lançait dans la politique. Voltairien épais, le pharmacien aimait à c dire du mal des curés", et madame Fenayrou perdit peu à peu, à ce contact, les sentiments pieux dans lesquels elle avait été élevée.

Le terrain était donc admirablement préparé pour le triomphe de l'amant quand, en i8~5, Fenayrou prit pour élève Louis Aubert.

Ce jeune homme, il faut bien le dire, n'était pas un héros. Il n'avait rien de séduisant, et l'idéal n'était point son affaire. Si on l'avait présenté à madame Fenayrou quand elle venait d'accomplir ses dix-sept ans, toute troublée encore par ses premières rêveries de jeune fille, je doute qu'elle eût reconnu dans ce commis vulgaire l'amoureux impatiemment attendu. Mais comparé à Fenayrou le brutal, Fenayrou le joueur, Fenayrou l'avaleur de bocks, Aubert était don Juan lui-même. Au surplus, lorsqu'il arriva dans la pharmacie, madame Fenayrou était prête à se jeter dans les bras du premier venu. Le mépris qu'elle avait toujours eu pour un mari grossier et dont l'éducation était inférieure à la sienne s'était changé en une véritable haine. Trop pusillanime pour la lui marquer en face, elle apprenait à ses enfants à détester leur père et à lui faire des grimaces quand il avait le dos tourné.

Aubert entra dans ce cœur aigri comme l'ennemi dans une ville ouverte. Il avait vingt et un ans. Son


père, ancien maire de Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados), avait été épicier-mercier-bonnetier et il était mort sans fortune. C'était un brave homme, tout à fait impropre au commerce, marié à une femme dépensière qui eut pour son fils des ambitions elle voulait qu'Aubert fût prêtre et il étudia quelque temps au séminaire. Mais le jeune homme se sentait une vocation irrésistible pour la pharmacie, et, devant son mauvais vouloir, il fallut renoncer à l'avenir qu'on avait rêvé pour lui. L'ancien séminariste, qui s'était toujours traîné péniblement à la queue de sa classe, fut envoyé à Paris, et il entra comme élève chez divers pharmaciens, passant à longs intervalles ses examens avec les notes les plus insuffisantes. Les renseignements recueillis sur le caractère d'Aubert sont extrêmement contradictoires.

Parmi ses anciens camarades, les uns le représentent comme un brave garçon, travaillant régulièrement, sachant s'amuser avec économie; quelquesuns de ses patrons sont allés jusqu'à dire qu'il fut un élève modèle.

D'autres, moins indulgents, ont déclaré qu'Aubert était hypocrite et sournois, qu'il ne regardait jamais en face et qu'il s'était rendu insupportable par sa suffisance « Quoique laid, a dit un témoin, il faisait le » freluquet, et il se donnait des airs à la Capoul !) (~:C). ? »

Aubert fit un premier séjour à la pharmacie Fenayrou en i8y5 et 1876.

Marin Fenayrou, qui a pris dans l'instruction l'attitude du justicier à la fois féroce et sentimental, a parlé d'une voix larmoyante de la façon presque tendre avec laquelle il aurait traité son élève. Je l'aimais comme un fils, a-t-il déclamé il m'appelait papa, il appelait madame Fenayrou « petite mère !)'


La vérité est qu'à cette époque Fenayrou était emporté par sa folie de paris aux courses, qu'il était toujours absent, que sa pharmacie commençait à péricliter, et qu'il n'était pas fâché d'avoir un élève entendu et habile pour travailler à sa place.

Madame Fenayrou affirme qu'Aubert n'est devenu son amant que beaucoup plus tard. Mais il est certain que, dès ce premier séjour, le jeune homme et la jeune femme ont.été plus qu'amis.

La chute était fatale, pendant ces longues journées passées en tête-à-tête; avec sa finesse de Normand, Aubert vit tout de suite comment il pouvait séduire cette femme qui ne demandait qu'à tomber. Il gémit avec elle sur l'indifférence de Fenayrou, sur sa grossièreté, sur l'abandon dans lequel il laissait son ménage; il embrassait les enfants et se prêtait avec une patience inaltérable aux confidences mélancoliques de la mère. Fenayrou ouvrit-il les yeux ? il l'a toujours nié. Mais peut-être, avec sa vanité de mari, ne voulut-il voir dans l'intimité d'Aubert et de sa femme qu'un enfantillage sans conséquence, et ce rôle indulgent lui fut d'autant plus facile qu'il tenait à son élève, qui gagnait en son absence l'argent de la maison.

Cependant, en 1876, à la suite d'une querelle futile, motivée par le mauvais accueil qu'Aubert avait fait à un client, les deux hommes en vinrent aux injures, puis aux coups, et le jeune homme quitta la maison.

Aubert fut appelé peu après sous les drapeaux. On l'incorpora au 3i* de ligne, en garnison à Blois mais il obtint, au bout de quelques semaines, de passer dans le corps des infirmiers, et il revint à Paris. C'est .au Val-de-Grâce qu'il acheva son temps de service militaire.

Fenayrou n'avait pas tardé à se réconcilier avec son ancien élève. La querelle qui avait motivé le renvoi


d'Aubert fut oubliée quatre fois par semaine, le jeu ne homme dinait chez son patron; il appela de nouveau Fenayrou papa et madame Fenayrou petite H:t're; le pharmacien, très capable d'ailleurs de salir la mémoire d'un innocent, a même affirmé qu'il avait donné vingt francs à Aubert qui avait, dit-il, « mangé la grenouille. »

Libéré en i8~g avec les galons de sergent, Aubert fit à Fenayrou une proposition qui lui sourit. Je consens, lui dit-il, à rentrer chez vous sans appointements. Vous me nourrirez, je ne vous demande pas davantage. J'achèverai ainsi mon stage jusqu'au moment où j'aurai trouvé l'occasion d'acheter une pharmacie.

Fenayrou, ce mari sévère et jaloux, Fenayrou accepta le marché II laissa à ce commis impayé le soin d'entretenir le ménage par son travail, et de l'entretenir lui-même d'argent de jeu. Ma conviction est que le pharmacien connaissait alors la passion d'Aubert pour sa femme, qu'il l'exploitait, qu'il en tirait profit, mais qu'il avait la confiance orgueilleuse que sa femme se laisserait aimer, mais ne tomberait pas. Le sot, le niais et le vilain homme

Il avait soin, du reste, d'entretenir dans une terreur salutaire madame Fenayrou, qu'il avait toujours vue. si soumise, par des scènes de jalousie terribles « Si je savais que vous me trompez, disait-il à « Aubert et à sa femme, en les regardant fixement, « je tirerais de vous une vengeance exemplaire » Mais Aubert se mettait à rire, et madame Fenayrou restait impassible, impénétrable.

Un soir, Fenayrou acheta un revolver, et, après avoir fait à sa femme des reproches très violents, parce qu'elle sortait fréquemment avec la sœur d'Aubert, madame Barbey, dont le mari est employé et qui


habite rue Pigalle, il fit mine de tirer sur elle mais le coup ne partit pas; la baguette du revolver était restée dans l'arme, et je suis convaincu que Fenayrou le savait bien c'était de la mise en scène

Une autre fois, il lui arracha brutalement les brides de son chapeau, et, quelques jours plus tard, la rencontrant près des Halles, au bras de madame Barbey, il lui adressa publiquement les injures les plus violentes et lui interdit de revoir son amie.

Mais s'il poursuivait ainsi la sœur de sa haine, il gardait chez lui le frère qui faisait marcher la pharmacie. Fenayrou a certainement voulu fermer les yeux le plus longtemps possible. M joueraàl'audience, avec une emphase hautaine, le rôle mélodramatique du mari qui s'est vengé. Mais toutes ces belles tirades sur l'honneur conjugal ne renverseront pas l'argument pourquoi garder Aubert? Aubert qui en était venu à embrasser sa femme dans la rue, à telle enseigne que leur liaison était la fable du quartier et que vingt amis supplièrent Fenayrou de prendre garde. Mais lui répondait avec fatuité qu'il était sûr de sa femme, qu'il n'y avait là que des inconséquences, et il supportait les inconséquences parce qu'il y avait son bénéfice. Fenayrou devait cependant s'apercevoir un beau jour qu'il avait fait un marché de dupe.

Le temps était loin où Aubert travaillait modestement, humblement, pendant que son patron pariait aux courses. Maintenant que la clientèle ne connaissait plus que lui, il parlait et agissait en maître. Il avait pris sur lui de faire de la publicité autour de l'établissement très actif, beaucoup plus capable en affaires que Fenayrou, il se remuait énormément pour attirer la pratique, et tout cela sans appointements

Il est vrai de dire que madame Fenayrou ne le laissait pas manquer d'argent. Elle a déclaré formellement


qu'elle remettait à Aubert tantôt vingt francs, tantôt quarante francs, parfois davantage, et un témoin a raconté l'histoire d'une bonne à laquelle la femme du pharmacien emprunta un jour cent francs quelques instants après, elle la chargeait de faire parvenir une petite boite à Aubert. La bonne, curieuse, aurait soulevé le couvercle et reconnu dans la boîte les cinq louis qu'elle venait de prêter à sa maîtresse. Je ne veux pas insister sur ce côté fàcheux de l'affaire.

Fenayrou, de son côté, a porté deux accusations contre son ancien commis.

Il a tout d'abord parlé vaguement de vomissements qu'il aurait eus, d'une tentative d'empoisonnement dont il aurait été victime, accusation certainement calomnieuse et qu'en tout cas aucun indice ne vient justifier. Mais et ceci est plus vraisemblable- Fenayrou prétend aussi qu'Aubert a voulu l'exproprier de sa pharmacie.

Vingt mille francs étaient dus encore par Fenayrou à madame Gibon, sa belle-mère, sur le prix d'achat de la maison Aubert, le sachant gêné, aurait pressé madame Gibon d'exiger le versement de cette somme, espérant forcer son patron à vendre son fonds pour se procurer des ressources, et comptant acheter luim~me la pharmacie à de bonnes conditions. Je ne sais si ces démarches furent tentées. En tous cas, Fenayrou brusqua les choses en tSSo, il mit Aubert à la porte.

La scène d'expulsion est difficile à raconter. 11 faut cependant tout dire.

Aubertétaitdevenutellement maître chez Fenayrou, qu'il en était arrivé à le narguer publiquement. Un soir qu'il jouait aux cartes avec le pharmacien, il se permit u~e-incongruité bruyante

« -Tiens, dit-il à Fenayrou, tiens, voilà pour toi. » Le pharmacien le renvoya sur-le-champ âpres une


scène des plus violentes, et cette fois l'expulsion fut définitive.

Quelques mois après, nous retrouvons Aubert établi pharmacien boulevard Malesherbes.

Il avait acheté pour un faible prix 6,000 francs une maison que son prédécesseur avait laissé tomber. Encore ne put-il payer comptant, et dut-il emprunter à sa sœur, madame Barbey, une partie de la somme qui fut immédiatement exigible.

Très remuant et très entreprenant, Aubert réussit assez vite à rendre à l'établissement une apparence de prospérité. Avant lui, la maison faisait par jour dix francs d'affaires; il en fit cent cinquante et deux cents. Mais, pour attirer la clientèle, il avait dû abaisser les prix de telle façon que ses bénéfices étaient presque nuls, et, au moment du crime, sa situation était incontestablement assez gênée.

Fenayrou, de son côté, avait vendu sa maison à la fin de l'an passé. Il s'était retiré avec sa femme et ses deux enfants, qui suivaient les cours d'un lycée, dans un quartier assez désert boulevard Gouvion-SaintCyr. L'an passé, un M. Claude Vallette, « directeur » d'une société en voie de formation pour le dévelop» pement de l'industrie minérale, » lui persuada de s'intéresser dans l'entreprise, et madame Gibon, belle-mère de Fenayrou, commandita M. Vallette de 20,000 francs.

Quant à Fenayrou, il eut le grade de chef de bureau. Sa besogne se réduisait à ceci dresser à la fin de chaque mois l'état des appointements dus au personnel le personnel se composait de deux petits commis, payés 2 francs par jour.

M. Vallette faisait venir Fenayrou chaque jour,pour r lui enseigner la-comptabilité, disait-il.

En fait de comptabilité, il lui apprenait à perfectionner son écriture quand on fit une perquisition


dans les bureaux de la fameuse société, on trouva les cahiers d'écriture de Fenayrou il faisait des bâtons comme un écolier de première année.

A côté de cette industrie bizarre et qui coûtait un peu cherà sa belle-mère, Fenayrou en avait une autre il contrefaisait Peau purgative bien connue sous le nom d'Hunyadi-Janos. Il a eu maille à partir avec la justice à cette occasion, et il a été condamné au commencement de cette année, par le tribunal correctionnel, à trois mois de prison et mille francs de dommages-intérêts.

Le reste du temps, Fenayrou le passait aux courses. Il pariait avec plus d'entrain que jamais; c'est sur le turf qu'il fit la connaissance du second amant de sa femme M. Georges Grousteau, secrétaire de la rédaction du journal le Jockey.

Si j'imprime le nom de M. Grousteau, qui est un fort galant homme et qui n'a ai-je besoin de le dire ? rien à voir avec le crime du Pecq, c'est qu'il a été entendu comme témoin et qu'il est cité pour l'audience de la Cour d'assises.

M. Georges Grousteau fut touché de l'état d'abandon et de servitude dans lequel était madame Fenayrou. Invité par le mari, amené par lui dans la maison, il se prit de pitié pour la femme.

Madame Fenayrou lui a toujours paru être, ce sont ses propres expressions, une nature aimante, « qui préférait l'idéal au positif ». Mal mariée, elle cherchait en dehors de son ménage le bonheur et l'oubli. Aussitôt qu'un homme était amené dans son entourage, elle était invinciblement tentée de faire une comparaison entre le nouveau venu et le mari, le maître brutal et rude, et il suffisait de provoquer ses épanchements ou de les écouter avec sympathie pour triompher d'elle.

M. Georges Grousteau ajomc qu'elle fut une maï-

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tresse extraordinairement froide, et que leurs entrevues se passaient la plupart du temps en causeries tendres. D'après tous les renseignements recueillis, Fenayrou aurait ignoré cette liaison, on dit même qu'on ne lui a révélé que cette semaine le nom de M. Grousteau. Une remarque, pourtant quand Fenayrou est pharmacien, l'amant de sa femme est un élève intelligent qui fait marcher la maison; quand Fenayrou devient presque exclusivement homme de sport, l'amant de sa femme est un sportsman qui peut lui indiquer les gagnants. Coïncidence bien fâcheuse pour la dignité du mari justicier

Il faut dire aussi que la liaison de madame Fenayrou avec M. Grousteau fut essentiellement passagère les amants se rencontrèrent cinq ou six fois, pendant que Fenayrou était aux courses la dernière entrevue date du ier janvier de cette année.

A cette époque, madame Fenayrou n'avait pas com- plètement rompu avec Aubert, mais les rapports étaient devenus rares, et la jeune femme affirme que, depuis le départ de la pharmacie, Aubert et elle avaient cessé d'être amant et maîtresse.

Aubert, du reste, cherchait à se marier. Il'lui fallait une femme pour tenir sa pharmacie, et une dot pour achever d'en payer le prix. En homme positif, il s'adressa tout uniment à une agence matrimoniale, et, pendant plusieurs semaines, l'annonce suivante parut à la quatrième page des journaux

PHARMACIEN, 3o ans, épouserait demoiselle de 22 à 25 ans avec fortune. Ecr. init. L. B. C. poste restante, Madeteine.

Quand on a demandé à madame Fenayrou si elle n'avait pas ressenti un dépit violent des projets de mariage d'Aubert et si le mobile de sa participation au crime n'était pas précisément là

Non, a-t-elle répondu, je ne l'aimais plus j'ai même essayé de le marier.


Vous continuiez à le voir.

Oui, pour l'amener à me rendre mes lettres. Je craignais MM chantage.

Ce propos grave est à rapprocher d'un autre qu'Aubert tenait en tS~oà à un vieux médecin de la famille, le docteur Durand, qui lui reprochait sa liaison avec madame Fenayrou.

Bast lui répondit-il, je n'ai rien à craindre Quand on tient les gens

Nous entrons ici dans la partie mystérieuse du procès. Ce que madame Fenayrou voulait avoir, ce sont ses lettres à Aubert; ce que Fenayrou réclamera, ce sont les lettres ce que madame Gibon elle-même. viendra chercher chez Aubert, inutilement d'ailleurs, ce sont les lettres

Que contenaient-elles donc, et où sont-elles ? Etaient-ce simplement des lettres d'amour, ou bien madame Fenayrou n'y avait-elle pas écrit l'aveu de quelque secret terrible ?

Nous sommes arrivés au 22 mars 1882. Cette date est capitale dans le système de Fenayrou, c'est ce jour-là, 22 mars, que sa femme lui aurait avoué l'adultère.

Deux mois nous séparent encore de la mort d'Aubert, deux mois pendant lesquels le meurtre sera prémédité et préparé avec le lâche et odieux sangfroid qui caractérise cette épouvantable affaire. Nous allons voir Fenayrou commencer à jouer son rôle de mari vengeur.

Qu'on y prenne bien garde le récit qui va suivre, c'est le sien il a eu le loisir de le composer, car on ne l'a arrêté que plusieurs semaines après le crime, et personne ne le peut contredire, car il a assassiné Aubert traîtreusement, 'sans témoins désintéressés, dans la petite maison de Chatou, comme un misérable


déterminé à faire disparaître l'homme qui en sait trop long, et non comme un mari qui venge publiquement son honneur publiquement outragé. Cela dit, j'expose avec une méfiance dont mes lecteurs peuvent avoir quelque idée la version emphatique de l'assassin de Chatou.

C'est donc dans la soirée du 32 mars que Marin Fenayrou surprit en la possession de sa femme une enveloppe de lettre sur laquelle il reconnut l'écriture d'Aubert. Madame Fenayrou tomba à ses genoux et lui fit connaître sans détours son infortune conjugale; jusque-là il n'avait rien su, il ne s'était pas douté du plus petit écart, le pauvre innocent mari, qui avait abandonné des journées entières les deux tourtereaux en tete-à-tete, pour aller parier aux courses. Mais que croyez-vous qu'il fit, cet époux féroce, ce sang bouillant ? Sans doute il va tuer sa femme, il va courir à la pharmacie d'Aubert, il fera justice immédiate du commis perfide et de l'épouse infidèle ? Pas du tout, il court chez le commissaire de police, M. Cazaneuve; il lui raconte qu'Aubert a entre les mains des lettres de sa femme, et il le prie d'user de son autorité pour les lui faire rendre. Si vraiment les lettres de madame Fenayrou contenaient l'aveu d'un crime, cette démarche est un coup d'audace, un coup de maître.

Avec sa discrétion et sa galanterie de magistrat français, M. Cazaneuve eût reçu les lettres de l'amant et les eût remises au mari sans les lire. Mais le commissaire de police préféra ne point intervenir sans doute, Fenayrou lui inspira peu de confiance, et il aima mieux laisser se dénouer en famille une situation qui s'était établie et prolongée en famille.

Très dépité, Fenayrou courut chez madame Gibon, sa belle-mère, et il l'envoya chez Aubert pour réclamer les lettres, toujours les lettres


Aubert reçut madame Gibon fort mal il lui jura qu'il n'avait point de lettres, il fut insolent, et madame Gibon le quitta après lui avoir administré un maître soufflet, en disant

Vous ne l'emporterez pas en paradis

Le malheureux Aubert ne devait pas, en effet, « l'emporter en paradis », et ici nous voyons apparaître Fenayrou tragédien consommé.

Il fait venir sa femme, il lui reprend sa couronne de mariée, son anneau nuptial, les bijoux qu'il lui a donnés il enlève le portrait de madame Fenayrou, un joli fusain qui est appendu dans le salon, et il remet en place le cadre vide de nouveau il fait tomber la jeune femme à genoux devant lui, et il lui dit Je vais te tuer. Mais j'ai besoin de toi pour ma vengeance. Tu as un seul moyen de sauver ta vie tu m'aideras à tuer Aubert

Ma, vie!

Ta vie et celle de tes enfants. Si tu refuses, je te tuerai, je tuerai nos deux petits garçons, j'irai tuer Aubert dans sa pharmacie et je me tuerai ensuite! Sais-tu comment les maris punissaient jadis les femmes adultères ? Ils les attachaient à un poteau et ils égorgeaient leurs enfants devant elles.

Oh! non, dit-elle, non,pas les enfants Je les tuerai, si tu ne veux pas m'aider.

Eh bien fais ce que tu voudras je suis ton esclave, j'agirai en aveugle

Madame Fenayrou a toujours déclaré, et elle le dira encore à l'audience, qu'à ce moment elle avait perdu toute énergie, qu'elle se regardait comme la chose de son mari, et que, par un retour sur ellemême, elle en était venue à trouver son adultère plus impardonnable que le crime horrible dont elle allait être l'instrument.

On approchait du terme d'avril. Fenayrou résolut


d'attirer Aubert dans un endroit désert, de le tuer, de faire disparaître le cadavre, et il alla louer à Chatou, sous le faux nom de Hiss, la maison isolée où le crime devait être commis.

C'était une maisonnette à volets jaunes, bâtie sur le modèle de toutes les petites villas bourgeoises de la banlieue. Fenayrou la loua 1,200 francs, toute meublée, à un habitant de Chatou, M. Larcher, et il versa trois cents francs d'avance. Il se donna comme un commerçant heureux de venir se reposer là les dimanches et les jours de fête.

La maison est située presque à l'angle de l'avenue d'Eprémesnil et de la rue de Croissy; un petit jardin l'entoure. On entre dans la propriété par une porte en bois plein, à deux battants, donnant sur le jardin. Au fond, la remise; à gauche, la porte d'entrée de la maison. Le rez-de-chaussée se compose d'un salon, d'une salle à manger, d'une petite chambre à coucher, de deux onices et d'une cuisine dallée.

Nous n'avons pas à nous occuper du premier, qui n'a été le théâtre d'aucune des scènes du drame. Du vestibule on passe dans le salon, avec lequel communique la salle à manger, qui communique ellemême avec la cuisine.

La maison louée, Fenayrou s'occupa activement d'y faire porter les instruments du crime. Il avait eu un instant la pensée de faire confectionner une sorte de « lorgnette infernale », dans l'intérieur de laquelle seraient dissimulées deux longues tiges d'acier. Quand Aubert voudrait regarder dans cette lorgnette, un ressort jouerait et les deux tiges d'acier lui crèveraient les yeux. Mais Fenayrou abandonna ce projet, dit-il, comme trop cruel.

En revanche, il acheta un énorme piège à loup. Son plan était horrible madame Fenayrou devait inviter Aubert à déjeuner; le piège serait tendu sous la table,


l'amant s'y prendrait, et Fenayrou, caché dans une chambre voisine, se précipiterait sur son ennemi captif.

Il voulait l'insulter à son aise, lui reprocher son bonheur perdu, le torturer, et il délibéra longtemps avec lui-même, a-t-il prétendu, pour savoir s'il tuerait Aubert, s'il lui ~tr/OK:era:~ dans le cœur avec une épée, ou s'il se bornerait à lui crever les yeux. Le piège à loup a été retrouvé et saisi. Il figurera sur la table des pièces à conviction. Mais Fenayrou abandonna encore ce projet et il préféra s'en tenir au guetapens nocturne, avec l'aide de sa femme et de son frère Lucien.

Voici le moment venu de parler un peu de ce Lucien Fenayrou, qu'on trouve compromis d'une façon si odieuse dans cette abominable affaire. Ici encore les considérations psychologiques ont leur intérêt. Lucien n'était pas devenu, comme son frère, HHHMM~:e!<r. Il était resté ouvrier, et ouvrier pauvre. Il travaillait dans la tabletterie, il était chargé de famille, et madame Fenayrou, sa belle-sœur, lui venait fréquemment en aide. Esprit borné, nature apathique, Lucien subissait à un degré extraordinaire l'ascendant de son frère le monsieur. Pour toute la famille Fenayrou, Marin était devenu une sorte de grand homme, de savant, qui avait étudié et qui avait su faire fortune malgré l'égalité sociale proclamée par la grande révolution, on ne sait pas tout ce qu'impose de respect à un ouvrier tabletier un ancien pharmacien droguiste. Ce parent pauvre a toujours prétendu qu'il n'avait accompagné son frère dans la sinistre expédition de Chatou qu'en vue d'essayer, jusqu'au dernier moment, de le détourner du crime. On verra plus loin qu'il a reçu cinquante francs le lendemain de l'assassinat, sans doute à titre de faible acompte, et je laisse à penser si, malgré toute sa vénération pour Marin, Lucien


Fenayrou se serait fait faute d'évoquer par la suite le spectre d'Aubert pour tirer à vue sur la caisse fraternelle cet assassinat, c'était sa fortune

Il fut convenu entre les deux hommes qu'Aubert serai.t tué le soir de l'Ascension, qui tombait cette année le jeudi 18 mai.

Il fut convenu que madame Fenayrou donnerait rendez-vous à Aubert pour ce jour-là dans la petite maison de Chatou.

Le dimanche, )~, elle lui écrivit, sous la dictée de son mari, une première lettre, lettre d'amour, lui reprochant sa froideur, et le conviant à une entrevue dans une villa que la famille avait louée pour la belle saison, et où les amoureux ne devaient point être troublés, Fenayrou étant en voyage. Aubert répondit par un refus formel. Alors Fenayrou dicta à sa femme une seconde lettre plus tendre.

Aubert répondit qu'il avait assez de cette liaison, que d'ailleurs il était assiégé par mille soucis, que l'argent lui manquait et qu'il ne savait comment payer son terme.

Là-dessus, madame Fenayrou adressa à Aubert une troisième lettre, dans laquelle elle se mettait à sa disposition

J'ai 2,000 francs, lui disait-elle, je vous les remettrai. Venez.

Aubert, cette fois, accepta. II remercia sa maîtresse et il lui répondit par un blllet chaleureux dont voici la première ligne Je vous ai déjà mise pas mal à contribution. Rendez-vous fut pris pour le jeudi de l'Ascension, huit heures un quart du soir, dans la grande salle de la gare Saint-Lazare.

Je laisse tout naturellement la responsabilité de ce récit aux époux Fenayrou, qui l'ont fait. Mon impression est que les choses n'ont pas dû se passer de cette manière, et que, si le malheureux Aubert n'a pas été


attiré à Chatou avec les lettres et pour négocier la res- titution des lettres,–ce qui expliquerait qu'on ne les ait pas retrouvées,–il s'est laissé entraîner tout simplement, alléché par la perspective d'un dernier rendez-vous, en homme qui ne veut point laisser perdre une bonne fortune et qui revenait volontiers à l'ancienne maîtresse, pourvu que ce ne fûtquepar occasion. Ce n'était point du tout un amoureux transi que Louis Aubert il aimait l'amour gratuit, il ne détestait pas les distractions, surtout quand elles ne lui coûtaient rien.

Un de ses patrons a raconté qu'il était particulièrement empressé pour la clientèle élégante; non seulement il servait les demoiselles à chignon jaune avec une amabilité rare, mais il insistait pour leur porter lui-même les remèdes à domicile, et pour leur en indiquer le mode d'emploi. Aubert revenait particulièrement satisfait de ces visites.

Ce détail indique assez qu'il ne fut pas difficile à madame Fenayrou d'attirer Aubert dans la petite maison de Chatou, sans qu'il fût nécessaire de parler des 2,000 francs promis.

Nous sommes arrivés au jour du crime.

La veille au soir, madame Fenayrou était allée demander à sa belle-sœur, la femme de Lucien, de laisser son mari passer chez elle la journée de l'Ascension. Lucien vint déjeuner à onze heures. Dès le matin, Fenayrou avait acheté, rue Godot-de-Mauroi, huit mètres de ces tuyaux de plomb qui servent pour les conduites de gaz. H avait aussi préparé une canne à épée et un fort marteau.

Après le déjeuner, on conduisit les enfants chez madame Gibon, leur grand'mère. Ils devaient coucher chez elle, et rentrer le lendemain de bonne heure à leur lycée.

13.


Vers trois heures, les deux hommes et la jeune femme partirent pour Chatou. Marin Fenayrou emportait le marteau et la canne à épée; il fit mettre les tuyaux de plomb aux bagages, et, arrivé à Chatou, il se les passa en sautoir, comme un gigantesque cor de chasse.

Précédemment, Fenayrou avait caché dans la cuisine de la maison un petit chariot qu'il avait d'abord, prétend-il, acheté pour amuser les enfants, et qui, depuis, lui parut propre au transport du corps d'Aubert.

A Chatou, Marin Fenayrou passa plus d'une heure à aplatir le tuyau de plomb à coups de marteau pour le transformer en un énorme ruban métallique. Il demanda ensuite à sa femme un chiffon de vieux linge pour confectionner un bâillon, et il le déposa sur la table du salon. Puis il essaya de soulever une des dalles de la cuisine, sans pouvoir y parvenir; ce qui le contraria fort, car l'idée lui était venue un instant d'enterrer là le corps d'Aubert. Alors il se résolut définitivement à employer la petite voiture pour faire disparaître le cadavre et il entoura de vieux drap les roues, afin d'en amortir le bruit.

Enfin, après avoir préparé sur la cheminée du salon un bougeoir et des allumettes, et posé sur la table l'épée de la canne qu'il avait apportée, Fenayrou ramena sa femme et son frère à Paris.

Ils allèrent dîner avenue de Clichy, chez le père Lathuile; ils mangèrent un potage gras, une sole, un chateaubriand aux pommes soufflées, un parfait au café et du fromage. Ils burent une bouteille de vin ordinaire, et une demi-bouteille de Corton puis ils redescendirent prendre le café sur le boulevard de la Madeleine; pas de liqueurs; seule, madame Fenayrou demanda un petit verre de chartreuse.

Il avait été entendu avec Aubert qu'elle passerait


devant sa pharmacie pour l'avertir que le rendez-vous tenait toujours.

Madame Fenayrou quitta donc son mari et son beau-frère elle courut boulevard Malesherbes et échangea avec Aubert le signal convenu. Puis elle revint s'asseoir près des deux hommes, en disant –C'est fait!

Bien sûr ? dit Marin Fenayrou. Tu me l'amèneras ? Tu ne le préviendras pas? Tu ne me tromperas pas ? J'espère que cette maison où il doit tMOHr~ ne sera pas mon <OM!~M, que tu ne m'auras pas désigné à ses coups? Mon frère serait là, Gabrielle, pour te punir, et pour dénoncer le guet-apens 1

Non, répondit-elle, je te l'amènerai et j'irai ensuite me jeter dans la Seine.

Ils gagnèrent tous trois la gare Saint-Lazare. Fenayrou prit trois billets d'aller et retour pour sa femme, pour son frère et pour lui. Il prit un billet simple pour Aubert Aubert, en effet, ne devait pas revenir 1. Puis, après avoir remis ce billet simple à sa femme avec celui qu'il avait pris pour elle, Fenayrou partit avec Lucien pour Chatou, par le train de 7 h. 35, laissant madame Fenayrou attendre Aubert dans la grande salle de la gare.

Aubert parut vers huit heures vingt. Madame Fenayrou lui remit son billet, et le train de huit heures et demie les emporta.

Arrivé à Chatou, Aubert s'engagea, avec une certaine appréhension, dans l'avenue assez étroite qui conduisait à la maison de son ancienne maîtresse. Oh oh fit-il quand elle lui eut ouvert la porte, ça sent bon ici, mais c'est bien mystérieux. Tu sais, Gabrielle, que je ne suis pas un héros d'aventure Entre, dit-elle, et elle le poussa dans le vestibule. Aubert aperçut, à la faible lueur qui venait du dehors, un porte-manteau auquel il accrocha son cha-


peau; puis, franchissant la porte du salon, il frotta une allumette contre son pantalon, et l'éleva au-dessus de sa tête. A ce moment, Marin Fenayrou débusqua de derrière la porte, le marteau levé. Aubert jeta un cri terrible

D'un premier coup de marteau sur la tête, Fenayrou abattit Aubert, qui demeura un instant étourdi sur le sol. Mais le malheureux ne tarda pas à se relever, et, tout blessé qu'il fût, il engagea avec son ennemi une ,lutte terrible. Les deux hommes firent plusieurs fois le tour du salon, corps à corps, Fenayrou essayait vainement de frapper sa victime. L'obscurité était trop complète, le marteau retombait dans le vide. Cependant madame Fenayrou et Lucien étaient restés au dehors, lui dans le jardin Marin l'avait renvoyé en disant « Va-t'en, tu me gènes )) elle dans le vestibule, attendant l'issue de la lutte.

Tout à coup la voix de Fenayrou s'éleva.

Gabrielle, Gabrielle de la lumière.

Elle courut à la cheminée et elle prit la bougie, qu'elle alluma.

Puis, comme Fenayrou, évidemment plus faible qu'Aubert, paraissait à bout d'haleine, madame Fenayrou, dans un accès de rage, se jeta sur son ancien amant.

Misérable! s'écria-t-elle, vous n'allez pas me tuer mon mari, maintenant ? Et elle le saisit par les épaules. C'en était trop, Aubert lâcha prise, et, de nouveau, Fenayrou leva sur lui son arme terrible. Assommé à coups de marteau, le visage en sang, les os du visage brisés, Aubert tomba pour la seconde fois.

Fenayrou prit sur la table le fer de sa canne à épée et, revenant à sa victime, il lui mit un genou sur la poitrine. Pendant près de dix minutes, il le tint là, sous lui, l'insultant, savourant, dit-il, la joie féroce de la vengeance. Il lui demanda depuis quelle époque il


avait commencé à le trahir, il lui reprocha son ingratitude, il lui rappela qu'il l'avait appelé « son .père ». Je voulais te tuer, hurla-t-il, le jour de la première communion de mes enfants Mais tout n'était pas préparé encore. Maintenant, misérable, ta dernière heure a sonné. Tu m'as torturé par le cœur, c'est par le cœur que tu vas mourir

Et il lui plongea son épée dans la poitrine, agrandissant la plaie en fouillant les chairs puis, comme il lui sembla que le cœur n'avait pas été atteint, il frappa de nouveau. Cette fois, Aubert poussa un long soupir le cœur était percé, le malheureux était mort! Fenayrou retira son arme ensanglantée de la blessure et, après avoir poussé à coups de pied ce cadavre jusqu'en face de la cheminée, il le mit nu.

Prenant ensuite le tuyau de plomb aplati qui était déposé dans un angle de la pièce, il garrotta le corps avec cet horrible lien, serrant le cou dans un triple tour comme dans un triple étau, et ramenant la jambe droite du mort contre le bas-ventre.

Quand le corps eut été ainsi prépare, Marin Fenayrou essaya de le traîner jusqu'à la cuisine, où était la petite voiture qui devait servir au funèbre voyage. Mais le cadavre était trop lourd. Le meurtrier dut appeler son frère à son aide.

Le mort fut déposé dans le chariot, dont le fond avait été garni d'un paillasson pour que le sang ne filtrât pas à travers les planches Marin Fenayrou le recouvrit d'une vieille couverture.

Onze heures allaient sonner, mais il fallut attendre encore pour trouver les rues désertes. C'était l'Ascension, des groupes joyeux passaient; dans un cabaret voisin, des pompiers suburbains terminaient joyeusement la fête, ils chantaient

Lorsqu'enfin tout fut calme, Fenayrou poussa au dehors la petite voiture, dont les roues entourées de


linge ne faisaient aucun bruit. Le corps d'Aubert tenait à peine dans ce petit chariot. Par deux fois, on crut qu'il allait tomber, et Fenayrou dut s'arrêter pour le remettre en place

On se dirigeait vers le pont de Chatou madame Fenayrou et Lucien suivaient à quelque distance. En route, Lucien donna un coup de pied à un chien errant qui venait flairer la voiture.

Arrivé au milieu du pont, Marin Fenayrou s'arrêta. Il passa sous les bras du mort une longue corde, qui devait servir à le descendre sans bruit dans l'eau puis il essaya de soulever le cadavre mais il n'en eut pas la force, et Lucien fut obligé de l'aider à hisser Aubert sur le parapet du pont, pendant que madame Fenayrou maintenait les brancards.

-Maintenant, pousse-le! commanda Marin Fenayrou à son frère, et le cadavre se balança dans le vide, chacun des deux frères tenant un bout de la corde qui passait sous les bras et la lâchant peu à peu pour que le corps descendît doucement jusqu'à la Seine mais l'horrible armure de tuyaux de plomb qui entourait le cadavre l'avait rendu tellement pesant que la chute se précipita et que Marin Fenayrou, impuissant à retenir la corde, eut la main toute brûlée par le frottement trop rapide.

Enfin le corps tomba pesamment dans la Seine Lucien Fenayrou retira la corde que son frère avait abandonnée l'eau avait jailli:

« Tiens, dit un pêcheur de nuit qui tendait ses filets à quelque distance, voilà encore les bouchers de Chatou qui jettent leurs triperies dans la Seine. » Les assassins reprirent le chemin de la maison, Marin Fenayrou traînant la voiture. Ils la poussèrent dans la cuisine. Fenayrou changea de vêtements il fit un paquet des effets d'Aubert et des siens également ensanglantés, et, après avoir mis son mar-


teau dans sa poche, il ferma les portes. Les trois complices coururent à la gare pour prendre le dernier train.

En arrivant, ils virent que quelques minutes leur restaient encore. Ils entrèrent dans un café voisin du chemin de fer. Marin Fenayrou but trois bocks Lucien, un bock madame Fenayrou réprit une chartreuse.

Tous trois montèrent sur l'impériale d'un wagon de seconde classe. A Asnières, en passant au-dessus de la Seine, Marin Fenayrou jeta dans l'eau son marteau et les souliers d'Aubert, qui étaient pleins de sang. Quelques instants après, il lança dans les champs, près de Clichy, le chapeau du mort, dont il avait auparavant arraché la coiffe, à cause des initiales. A la gare Saint-Lazare, les assassins se séparèrent. Fenayrou et sa femme montèrent ensemble dans une voiture Lucien en prit une autre. Mais les deux fières ne se firent point ramener chez eux. Ils donnèrent des adresses fausses, se contentant de se faire conduire à peu de distance de leurs maisons, et ils achevèrent respectivement leur route à pied. Lucien arriva chez lui vers deux heures du matin. T'es-tu bien amusé? lui demanda sa femme, à moitié endormie.

Énormément, dit-il.

Le lendemain matin, il reparaissait frais et guilleret à son atelier, et on l'entendait fredonner sa chanson favorite

Où allez-vous, monsieur ]e curé ?

J'ignore la suite de ce chef-d'œuvre et ne désire point la connaître.

Quant à Marin Fenayrou, rentré chez lui, il rendit à sa femme sa couronne nuptiale, ses bijoux, son alliance, et il lui dit


Maintenant, tout est oublie nous sommes comme au soir de notre mariage!

Cependant madame Fenayrou affime que la réconciliation ne fut pas poussée cette nuit-là aussi loin qu'elle peut l'être entre époux.

Le lendemain, Marin Fenayrou alla porter 5o francs à son frère et chercher ses enfants au lycée. Il vit aussi sa belle-mère, madame Gibon.

C'estfait, lui dit-il.

Ah s'écria madame Gibon. et ma fille ? Elle notait pas là. J'ai frappé seul

Les jours suivants, le mari et la femme retournèrent à la petite maison de Chatou. Ils lavèrent le sang qui recouvrait le parquet du salon et qui avait jailli sur le papier, représentant je ne sais quelle bergerie. Ils passèrent ensuite au siccatif rouge le sol, et aussi la petite voiture.

Le dimanche on les vit aux courses, au Salon, et ils déjeunèrent sur l'herbe

Onze jours plus tard, le cadavre d'Aubert était retrouvé dans la Seine, presque flottant. Malgré les précautions prises, l'eau avait pénétré dans le corps, et la ligature de plomb n'avait pu le maintenir au fond de l'eau.

Dès le lendemain de la disparition d'Aubert, son élève avait averti M. le commissaire de police Cazaneuve qui, se souvenant de la démarche que Fenayrou avait faite auprès de lui pour avoir les lettres de sa femme, soupçonna aussitôt l'assassinat.

En conséquence, une surveillance inostensible fut exercée autour de la maison de Fenayrou, mais sa vie était si calme et si régulière qu'on avait cessé d'avoir l'œil sur lui, quand on repêcha le cadavre. Madame Barbey, sœur d'Aubert, reconnut immédiatement son malheureux frère, et, en même temps, une lettre ano-


nyme parvenait au parquet, lettre anonyme dénonçant Marin Fenayrbu comme l'assassin.

M. Macé, chef de la police de sûreté, se rendit chez lui.

C'était le matin du 8 juin, Fenayrou était encore couché. Il reçut M. Macé en robe de chambre « -Je vous attendais, lui dit-il. Je savais que je serais dénoncé par madame Barbey, la soeur d'Aubert, qui m'en veut. Je n'ai pas besoin de vous dire que je suis innocent, »

Et il donna avec une grande aisance l'emploi de son temps le jour de la disparition d'Aubert, racontant que sa femme et lui avaient dîné chez le père Lathuile, qu'ils étaient descendus ensuite au Grand-Café et que madame Fenayrou était entrée faire ses dévotions à Saint-Louis-d'Antin, comme on allait fermer l'église. Puis, dit-il, « on était rentré se coucher. a M. Macé pria Fenayrou de lui permettre de l'examiner. C'est alors que le chef de la sûreté remarqua sur le pouce et l'index de la main droite de l'accusé la trace de brûlure qu'avait laissée dans son frottement trop vif la corde à l'aide de laquellele corps d'Aubert avait été descendu dans la Seine.

Ce n'est rien, cela, dit Fenayrou d'un ton insouciant. Je me suis blessé en dégringolant d'un tramway.

Pendant ce temps, on était allé chercher Lucien Fenayrou. On l'amenait, et il protestait.

De quel droit me dërange-t-on s'écriait-il. Je suis un brave travailleur j'ai trois enfants Sans plus se soucier deses récriminations,M. Macé l'expédia à Versailles, sous la garde d'un agent il confia pareillement à un agent Marin Fenayrou. Lui-même pria madame Fenayrou de s'habiller et de le suivre. Ils montèrent tous deux dans une voiture et gagnèrent la gare Saint-Lazare.


Le chef de la sûreté et la jeune femme prirent le train de Versailles. Ils montèrent dans un compartiment de première, et c'est là, dans ce wagon complet, au milieu de six autres voyageurs, qu'entre Courbevoie et Puteaux madame Fenayrou se pencha vers M. Macé et lui parla longuement; tout bas. Elle avouait, elle lui racontait le crime

Pendant que madame Fenayrou racontait à M. Macé la scène du meurtre, les deux frères arrivaient à Versailles sous l'escorte des agents de la sûreté. En route, Marin Fenayrou parla avec désinvolture de la mort d'Aubert. C'était, dit-il, un coMreHr qui avait dû être assassiné par quelque mari outragé luimême, s'il avait été trahi par son ancien élève, l'eût tué sans miséricorde mais, ajoutait-il, jamais il n'avait eu lieu de le soupçonner. Bref, il fut si flegmatique, si tranquille, si rassuré, qu'en retrouvant à Versailles son chef, qui amenait madame Fenayrou, l'agent dit à M. Macé

Cet homme semble innocent. Nous sommes sur une fausse piste.

Vous verrez bien, répondit le chef de la sûreté. Dans la journée, et pendant que M. le juge d'instruction Lambinet procédait aux premiers interrogatoires, M. Macé se rendit à Chatou. Il se fit ouvrir la petite maison et retrouva le jardinier qui l'avait louée à Fenayrou pour le compte du propriétaire. Le soir, le Parquet de Versailles se transporta à son tour à Chatou, avec les trois accusés. M. Macé les attendait sur le pont, accompagné du jardinier. Quand Marin Fenayrou aperçut cet homme, d'un geste instinctif, il se couvrit le visage de son bras l'assassin se sentait reconnu, et, quelques instants après, il faisait des aveux complets, en se donnant comme le mari farouche qui s'est vengé sans pitié ni merci. Fenayrou reconstitua lui-même la scène de l'assas-


sinat, un gendarme figurant Aubert, et, à deux reprises, aux heures mêmes où le funèbre voyage avait été fait, on le conduisit au pont de Chatou, lui poussant la .petite voiture dans laquelle avait été jeté le corps de la victime, sa femme et Lucien suivant à peu de distance. Ils firent le simulacre de jeter par-dessus le pont le cadavre. La foule, exaspérée, poussait des cris de mort. L'instruction fut prolongée par le remplacement du premier juge, M. Lambinet, qui avait admis un journaliste aux interrogatoires et qui dut, à la suite de cet incident, remettre ses fonctions entre les mains de M. Féron, par lequel l'information a été achevée. Depuis le premier jour, l'attitude des trois accusés n'a pas varié.

En prison, madame Fenayrou reste impassible, elle ne pleure pas, elle se représente toujours comme la femme repentante, qui s'est abandonnée entre les mains du mari et qui estime qu'aucun sacrifice, aucun dévouement, même criminel, n'est susceptible de racheter son adultère.

Quand on lui a demandé comment elle n'avait jamais eu l'idée de prévenir, sinon Aubert lui-même, du moins la police, du sinistre projet de Fenayrou, et des menaces de mort qu'il avait proférées contre ellemême et contre ses enfants pour le cas où elle refuserait de s'associer à sa vengeance

Je n'ai pas osé, a-t-elle répondu, mais, quelques jours avant le meurtre, j'ai donné tous les détails du crime projeté à M. Vallette, chez lequel mon mari travaillait je lui ai parlé du piège à loup, de la maison de Chatou, des lettres que j'écrivais à Aubert sous la dictée de mon mari, je lui ai dit que l'assassinat devait être commis le soir de l'Ascension. J'espérais que M. Vallette avertirait la police.

Il faut ajouter que M. Vallette, confronté avec madame Fenayrou, lui a donné le démenti le plus absolu.


Quant à Fenayrou, il n'a cessé de revendiquer toute la responsabilité de cette horrible affaire, parlant haut du droit des maris, insistant au besoin sur les détails féroces, prenant parfois la note cyniquement gouailleuse. Il se promet de récuser comme jurés tous les célibataires.

J'ai dépensé plus de trois mille francs, disait-il un jour, pour mener à bien ma vengeance frais de voyages, location de la maison de Chatou et cent autres frais. Aubert m'a co~~e très c/!er/

Ce sera, si on le veut bien, le mot de la fin de cet exposé, que j'ai essayé de faire avec impartialité et clarté, en mettant en relief les moindres détails, qui peuvent prendre à l'audience une importance inattendue.

Marin Fenayrou est-il le mari outragé, mortellement blessé dans son coeur-ou dans son orgueil, qui a longuement préparé une vengeance épouvantable ?

Y a-t-il autre chose dans l'affaire ? A-t-on attiré Aubert dans la petite maison de Chatou pour lui extorquer, non de l'argent,-il n'en avait pas,-mais des billets, ou bien pour lui reprendre des lettres compromettantes, et le supprimer ensuite ? Y avait-il entre les époux Fenayrou et le malheureux un secret terrible ? Madame Fenayrou avait-elle, dans un de ses moments d'épanchement, confessé à son amant quelque mystère ?. On a parlé d'empoisonnement, d'avortement, même d'avortement commis sur madame Fenayrou elle-même. Tout cela, je me hâte de le dire, sans une preuve, sans un document, sans un témoignage. Les débats nous apprendront-ils quelque chose ?J'en doute.


A LA COUR D'ASSISES S DE SEfKE-ET-OtSE

VeMaiHes,Macùt.

La première audience.

Les débats sont ouverts à onze heures.

La Cour prend place M. le président Bérard des Glajeux est assisté de MM. Moreau et Doublet, juges, et de M. Tassard, juge suppléant. Au siège de l'accusation, M. le procureur de la République Delegorgue; Mo Bouchot, représentant la famille Aubert, est au banc de la partie civile ;au banc de la défense, Mes Demange, Clément de Royer.et Albert Danet, défenseurs du mari, de la femme, et du frère.

Dans l'assistance, le peintre Stevens, MM. Meilhac, Albert Wolff, Lavieille, député, Lafontaine, Coquelin aîné, Armand Gouzien, notre vieil ami Commerson, qui fut si longtemps greffier de la Cour d'assises de la Seine quelques jolies femmes.

Pendant que M. le greffier Grison lit l'acte d'accusation, j'examine a loisir les accur.cs.


Les .Accu~.

Madame Fenayrou est assise, impassible, derrière Me Clément de Royer, son avocat. Elle a rejeté en arrière son voile noir; je la vois de profil. Elle est coiffée en bandeaux plats, d'un châtain tirant sur le brun; la taille est élancée le visage d'une régularité banale, maigre, un peu osseux, le teint pâle aucune lumière n'éclaire l'oeil, et aucune émotion ne troublera l'impassibilité de cette physionomie de petite bourgeoise insignifiante. Insignifiante ? entendonsnous bien, je parle des apparences cette femme est très forte et on ne tirera rien d'elle.

Madame Fenayrou a raconté l'assassinat d'Aubert comme elle eût donné à sa cuisinière la recette des confitures d'abricots. Lucien Fenayrou, le frère, a pleuré autant qu'on a voulu Marin, lui-même, a cru devoir risquer quelques larmes avec plus ou moins d'àpropos. Elle est restée impénétrable, et c'est en vain que, dans un interrogatoire du premier ordre, M. le président Bérard des Glajeux l'a pressée de questions, adjurée de dire la vérité, tournée et retournée en tous sens elle n'a rien dit, elle ne dira rien, on peut en être assuré.

L'attitude de Marin Fenayrou a produit une impression presque aussi défavorable. Aucune sincérité dans les larmes ni dans les colères de ce paysan aveyronnais, auquel vingt ans de séjour à Paris n'ont pas pu enlever sa tournure épaisse et rurale. Grand, malproprement vêtu d'une sorte de complet gros bleu, sa longue barbe rousse mal soignée, et la moustache déteinte par les milliers de bocks qu'il a absorbés, Marin Fenayrou « marque mal », pour employer l'expression vulgaire. On lira plus loin ses grandes phrases, et je regrette de ne pouvoir le dessiner dans ses attitudes


de héros de mélodrame impossible de mimer et de jouer plus grossièrement un rôle.

Lucien Fenayrou, le frère, c'est Marin resté ouvrier. Le visage est plus maigre, la barbe plus sale, l'allure plus humble. Lucien est un pauvre agneau qui ne sait que gémir, que se plaindre; il a cru bien faire, il a suivi son frère pour le détourner du crime il ne sait pas comment c'est arrivé.

Les Pièces à conviction.

La table des pièces à conviction vaut bien une description sommaire. Tout d'abord, la petite voiture dans laquelle a été transporté le corps d'Aubert. C'est une façon de charrette anglaise réduite presque à la dimension d'un jouet. Et, en effet, Marin Fenayrou l'avait achetée comme une de ces voitures d'enfant qu'on fait traîner par une chèvre ou par le gros chien de la maison.

Dans la voiture, le piège à loup qui dut un instant servir à prendre Aubert, instrument terrible, armé de dents de fer énormes et qui, en se refermant, lui eût broyé la jambe; le crâne d'Aubert, luisant comme de l'ivoire et enfoncé dans trois endroits, est posé proprement sur un vieux journal à côté, le'marteau et les huit mètres de tuyaux de plomb dans lesquels a été garrotté le cadavre, puis la corde qui servit à le descendre dans la Seine; le bâillon avec une épingle en laiton qui s'attachait aux lèvres d'Aubert la pelle. et la pioche qui durent un instant servir à creuser la fosse de ce malheureux dans la petite maison de Chatou.

Est-ce tout? Non. Voici encore des bocaux de substances toxiques saisies chez Fenayrou, et, appuyé contre le bureau du président, le cadre d'où il retira le portrait de sa femme quand elle lui eut avoué l'adultère.


7~errog~o:re M~rz.

M. le président Bérard des Glajeux interroge séparément les accusés. Il ordonne de faire retirer madame Fenayrou et Lucien, et il procède d'abord à l'interrogatoire de Marin Fenayrou.

D. Vous avez 42 ans, vous êtes né dans l'Aveyron. Votre père était pharmacien, il vint par la suite s'établir comme herboriste à Paris. Il y est mort en 1867. Vous-même., après avoir passé comme élève dans plusieurs pharmacies, vous êtes entré en 1869 dans la maison de M. Gibon. rue de la Ferme-des-Mathurins.

M. Gibon venait de mourir. Sa veuve fut séduite par votre assiduité au travail et votre probité. Elle vous vendit la pharmacie et vous donna en mariage sa fille, Gabrielle, alors âgée de 17 ans.

Pendant les trois premières années de votre mariage, vous avez mené une conduite régulière, puis votre caractère a changé vous êtes devenu joueur, vous vous êtes mis à parier aux courses, vous avez gagné quelquefois et plus souvent perdu, on vous voyait au café; bref, vos affaires ont périclité et vous dépensiez votre argent avec des amis d'occasion, qui vous battaient en faisant de vous une sorte de demi-dieu.

L'accusé. Tout cela est exagéré ou inexact. Je ne pariais aux courses que par intervalles, je n'allais pas au café une fois en trois mois. Et encore je n'y jouais que des consommations, des boel:s; jamais d'argent, jamais

J'étais travailleur, je n'achetais rien au dehors, je préparais tous mes remèdes moi-même; j'ai fait jusqu'à 34,000 francs d'affaires en un an, et on ne peut pas me reprocher d'avoir fait quelquefois la partie le soir avec mon élève.

D. En 1373, vous avez pris comme élève un homme qui devait avoir sur votre vie une iufluence fatale, en attendant que vous eussiez sur la sieur.e une inOuo~ce plus fatale eucoro c'était Aubert.


H avait vingt et un ans, il était né à Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados), où son père avait été maire pendant de longues années.

Aubert a fait, de 1873 a. 1879., plusieurs séjours chez vous, séjours interrompus par deux renvois et aussi par son service militaire, qu'il accomplit auVal-de-Gràee.

Ce jeune homme arrivait chez vous précisément au moment on vous commenciez à jouer et à parier aux courses. Il était intelligent et actif, il sut se rendre utile, presque nécessaire: c'est lui qui faisait marcher votre maison.

Je dois faire connaître qu'en 1878, lors de sa dernière rentrée chez vous, Aubert avait même accepté de vous servir pour rien, se contentant d'être logé et nourri. Mais, devenu l'hoK'me indispensable. il vous le fit sentir; il se croyait le maitre, et vous traitait avec inconvenance. Tout cela est-il vrai ? 1

Marin Fenayrou proteste

Au contraire, dit-il, Auberta fait tomber la pharmacie à force de charlatanisme. C'est moi qui l'ai remontée après son départ. Je l'avais chassé en 1879, en prenant prétexte d'une incongruité qu'il s'était permise.

D.Mais, auparavant, vous étiez très lié avec lui!–H. Je l'aimais beaucoup. il me confiait que sa famille ne l'aimait pas. Eh bien, lui ai-je dit, vous trouverez ici une seconde famille. Quand je le voyais s'ennuyer, je l'envoyais se promener, se distraire, et je disais a mes enfants

On est bien heureux d'avoir un garçon aussi sur Il m'appelait pet~po't.

Ah le misérable

Fenayrou, qui a parle jusque-là d'une voix doucereuse, s'exalte tout à coup et comme à un commandement il lève les bras au ciel, et c'est avec un éclat de voix formidable qu'il répète « le misérable » M. le président. Aubert a été l'amant de votre femme? Fenayrou (très éucrgiquement). Je t'avaLs tnnjonr.; ignoré. t4


D. Est-ce bien vrai ? Fenayrou (avec fureur). Si c'est vrai Ah! ce que j'ai fait vous prouve ce que j'aurais pu faire, si je m'étais doute de son infamie (Mouvement.)

D. Des témoins viendront dire que vous saviez tout. Fenayrou (avec un geste théâtral). Ils mentent 1

D. Quelqu'un a dit qu'il fallait être sourd et aveugle pour ne se douter de rien.

Fenayrou (radouci). C'est vrai. J'étais sourd et aveugle. J'aurais donné à Aubert ma femme à garder. J'avais tellement confiance

D. Votre frère Lucien vous a averti ? R. Mais non. D. Un ami, M. Fleury, qui avait été témoin de votre mariage, vous a dit qu'Aubert vous trompait. R. J'ai cru qu'il parlait de sa probité, et j'ai répondu <& Mais il est très désintéressé, je ne le paye pas. ))

D. Ce desintéressement même aurait dû vous paraitre suspect ?

Fenayrou ne répond pas.

D. Une antre question. Aubert a-t-il reçu de l'argent de votre femme? R. Oui, je l'ai su.

D. Comment ? R. Par des lettres qu'il lui écrivait. D. Où sont-elles. Je les ai détruites.

D. Toutes?- R. Toutes (bruit).

D. Tous les amis d'Aubert, sauf deux, ont affirmé qu'il était incapable de recevoir de l'argent d'une femme. R. J'ai dit la vérité. (Avec insouciance.) Ah si ce n'avait été que l'argent D. Enfin, vous n'aviez contre lui aucune preuve, et cependant, vous l'avez traité d'Alphonse de bas étage. Il ne faut pas calomnier celui que vous avez tué R. Ce n'est pas une calomnie. D.Aquelleépoquoavez-vous connul'infidélité devotre femme? R. Le 22 mars dernier.

D. De quelle façon ? R. Je savais que, malgré ma défense, elle allait voir la sœur d'Aubert. Cette femme étant allée demeurer 24, rue Pigalie, j'eus l'idée de dire à madame Fenayrou « Connais-tu la rue RigaHe ? connais-tu io 24 ? »


Elle se troubla. Je lui ai dit « Tu y vas. » Alors elle s'est jetée à mes genoux et elle m'a tout avoué. Elle a passé la nuit à pleurer sur une chaise, près du lit de ses enfants. Le lendemain matin, je l'ai reconduite chez sa mère, à laquelle j'ai dit: Voilà votre fille, gardez-la elle me trompe

M. le président met ici ~Fenayrou en contradiction avec lui-même:

D. Cette explication est la troisième que vous ayez donnée. Vous avez dit d'abord que vous aviez été prévenu par une lettre anonyme, puis que vous aviez trouvé dans la poche de votre femme une enveloppe de l'écriture d'Aubert. Maintenant vous dites qu'elle s'est troublée parce que vous lui avez parlé de la rue Pigalle ? l

Ces variations feraient croire qu'il était vrai que vous saviez tout depuis longtemps. (Mouvement.)

Fenayrou, embarrassé, reprend faiblement « C'est l'aveu de ma femme qui m'a tout appris. » D. Mais vous l'aviez déjà menacée d'un revolver en 1879? R. C'était seulement parce qu'elle sortait avec la sœur d'Aubert je l'avais rencontrée avec cette dernière, que j'ai traitée de cocotte. Voilà la cause unique de ma colère.

D. Du reste, la baguette était restée dans le revolver, et le coup ne partit pas. Vous saviez qu'il ne pouvait pas partir M. le président revient aux aveux.

.D. Le jour madame Fenayrou s'est jetée à vos pieds, vous lui avez retiré sa couronne nuptiale, son alliance, vous avez enlevé son portrait du cadre où il était placé.

Fenayrou (avec rage). Et j'ai dit à ma femme « Je devrais te tuer, mais je te pardonne. C'est lui qui mourra » Je trouvais sa mort insuffisante pour racheter mes souffrances Je voûtais le tuer chez luit mais j'ai pensé à mes enfants, au scandale Alors, j'ai voulu porter plainte au commissaire de police, j'espérais qu'il serait puni sans bruit, sans éclat.


Le commissaire ne m'a pas écouté. Il lui fallait le flagrant délit.

D. Vous avez aussi réclamé des lettres de votre femme qui se trouvaient entre les mains d'Aubert. Vous attachiez une grande importance à la restitution de ces lettres ?

R. Oui, comme preuve.

D. Seulement pour cela ? R. Oui.

D. Votre belle-mère est allée les réclamer à Aubert, qui lui a répondu qu'il n'en avait aucune; que, du reste, un galant homme ne gardait pas des lettres de femme. Elle l'a quitté en lui donnant un sounlet et en lui promettant qu'il ne < l'emporterait pas en paradis ».

C'est alors que vous avez fait avec votre femme un traité de réconciliation dont la mort d'Aubert était )a condition essentielle. Elle devait vous l'amener (Sensation.) R. Parfaitement. Je lui ai dit « Si tu refuses, je te tuerai, je le tuerai et je me tuerai. Je tuerai aussi tes enfants Si tu me l'amènes, tu seras réhabilitée »

Toute cette période est déclamée avec emphase. Fenayrou poursuit

Ma femme me répondit

Je suis ton esclave j'agirai en aveugle.

D. A cette époque, vous avez vendu votre fonds. Mais le prix en était presque dissipé, et, quand on a fait perquisition chez vous, on n'a trouvé qu'une somme de 800 francs, plus un certificat d'emprunt à la Banque de France, sur des titres appartenant à votre belle-mère.

Vous aviez des dettes criardes. Vous veniez d'être condamné à la prison pour avoir contrefait une eau purgative ~'J.ftMM/so'tJanos.

Vous étiez devenu l'employé d'un certain Vallette, se disant fondateur d'une Société pour le développement de l'industrie minérale, que votre belle-mère commanditait de 20,000 francs et qui vous employait à copier des cahiers d'écriture. Vous vous sentiez exploité et ruiné.


Et pendant ce temps Aubert prospérait 1

Après avoir mis cette double situation en relief, M. le président arrive au crime

Le crime.

D. Vous avez renoncé à tuer Aubert dans sa pharmacie parce que vous vouliez lui infliger un véritable supplice? R. Non. D. C'est vous qui l'avez dit. Vous vouliez qu'il sût par qui il mourait et pourquoi il mourait (Mouvement.) R. J'ai dit tout cela. C'est possible. Ma tête était perdue. Pendant deux mois, j'ai roulé mille idées; je n'ai pas vécu 1

D. Vous avez d'abord songé à lui crever les yeux à l'aide d'une lorgnette dont l'intérieur cacherait une tige de fer; puis vous avez acheté le piège à loup que voici. (Sensation.) Vous deviez forcer votre femme à inviter Aubert à dlner; le piège eût été placé près de la table et votre ennemi s'y serait pris; vous l'auriez ensuite assassiné.sans défense.

M. le procureur de la République. Le piège n'a-t-il pas été tendu et dissimulé sous une toile cirée 1

Fenayrou. C'est vrai, mais j'ai renoncé à ce projet. 11 était trop cruel. (D'une voix calme) J'ai résolu de tuer Aubert simplement.

Simplement! Quand on songe au sinistre drame de Chatou, ce mot ne donne-t-il pas le frisson ? D. Quel jour avez-vous loué la petite maison de Chatou, où Aubert devait être attiré et tué ? R. Vers le terme d'avril. D. Cette maison était admirablement choisie. EUe est isolée entre de grands murs. Pas de secours à attendre Vous l'airez louée sous le faux nom de Hiss.

Il y avait une canne à épée dans la maison vous l'avez prise vous avez acheté un marteau, et aussi une pelle et une pioche. car vous aviez songé un instant à enterrer le cadavre d'Aubert. Mais vous avez renoncé à cette idée, et vous avez trouvé plus sûr de le jeter dans la Seine. C'est alors que vous avez acheté 14.


huit mètres de tuyaux de plomb pour entourer le corps et le faire couler à fond. Enfin vous avez fait emplette, pour transporter le cadavre, de la petite voiture que voici. Vous avez recommandé au fabricant de la faire assez solide pour porter vos deux enfants! (Mouvement.)

Ces préparatifs terminés, vous avez cherché des complices. Le premier était tout trouve c'était votre femme, qui devait vous amener Aubert.

Vous lui avez fait écrire trois lettres à ce malheureux! R. Oui, trois lettres de rendez-vous. Les deux premières étaient très tendres, il y a répondu à peine- La dernière était une lettre d'intérêt. Ma femme lui offrait 2.000 francs. 11 a promis de venir. Je savais bien que je le prendrais par l'intérêt 1 D. Où sont ces trois lettres! R. Hélas ) elles ont disparu. (Rumeurs.)

M. le président demande également à Marin comment il a embauché son frère Lucien.

R. Nous étions assez mal ensemble; sa femme et la mienne étaient brouillées. Nous nous sommes rencontrés le soir de la première communion de mon fils aine. 11 est venu diher. Avant de dîner, en prenant un boel:, je lui ai tout raconté, tout, mon malheur et mes proj ets de vengeance et ma femme, le prenant à part dans la soirée, lui a demandé à son tour de s'associer à nous. <[ Tant qu'Aubert vivra, lui a-t-elle dit, Marin sera malheureux. »

11 a accepté de servir ma vengeance. Nous avions fixé le soir de l'Ascension pour tuer Aubert. Il nous fallait un jeudi et un jour de fête un jeudi, parce que, ce jour-là, les enfants couchent chez leur grand'mère, ils sont en congé un jour de fête pour pouvoir profiter du train extraordinaire qui passe à Chatou à minuit 40, et revenir coucher à Paris, quand tout serait Uni. D. Le jour du crime, vous avez déjeuné avec Lucien, vous avez pris dans la journée des bocks, du café, des liqueurs vous êtes allé à Chatou porter les tuyaux de plomb, disposer le bâillon. la canne à ëpée, jusqu'à des allumettes sur la cheminée,


car il ferait nuit quand Aubert viendrait. Lucien est allé acheter une corde pour descendre le cadavre dans la Seine; vous avez aplati les tuyaux de plomb pour les rendre malléables, et vous avez entouré de linge la petite voiture pour en amortir le bruit. Ennn vous êtes revenu dlner à Paris, chez le père Lathuile, puis votre femme vous a quitté pour passer devant la pharmacie d'Aubert et lui rappeler le rendez-vous.

Vous êtes parti avec votre frère par le train de 7 h. 1/3. Votre femme a attendu Aubert dans l'église Saint-Louis-d'Antin. Il l'a rejointe à la gare Saint-Lazare, et à neuf heures et demie ils arrivaient ensemble à la maison de Chatou.

Vous vous étiez déchaussé, et vous attendiez caché derrière la porte du salon.

Aubert est entré. !1 a dit <c Tiens 1 ça sent bon ici, il a frotté une allumette qu'il a élevée au-dessus de sa tête. Alors. racontez la scène.

Fenayrou commence d'une voix très calme Je lui ai donné un premier coup de marteau, il est tombé, mais il s'est relevé bien vite, il a crié

Je suis perdu 1

Je l'ai frappé de nouveau jusqu'à ce qu'il tombât à mes pieds. Alors, je l'ai regardé face à face, et je lui ai dit

Misérable ) Alphonse de bas étage Tu m'as pris tout ce que j'avais de plus cher. Tu m'as torturé par le cœur. C'est par le cœur que tu vas mourir. Et je l'ai percé. (Sensation prolongée.)

L'assassin s'est animé à chaque mot, et la dernière syllabe se perd dans une sorte de hurlement. Ensuite, poursuit Fenayrou, je l'ai déshabillé, en coupant ses vêtements avec des ciseaux; je l'ai roulé comme une boule dans sa ligature de plomb.

D. Pourquoi!

Fenayrou (très doucement). Pour qu'il pût tenir dans )a petite voiture (Rumeurs.) J'ai fait un paquet de son linge, je me


suis débarbouillé, et j'ai roulé la voiture jusqu'au pont de Chaton.

Mon frère m'avait suivi.

Lucien, lui ai-je dit, aide-moi.

Le pauvre garçon m'a aidé à débrouiller la-corde, qui s'était nouée dans la voiture et qui devait servir à descendre le cadavre, mais c'est moi qui l'ai descendu seul dans la Seine. D. N'aviez-vous pas dit que vous aviez farfouillé le cœur ? (Mouvement d'horreur.) R. Je ne me rappelle pas ce mot. D. Et le bâillon, n'était-ce pas une précaution prise parce que vous craigniez qu'Aubert ne revint à la vie ? R. Non, c'était pour empêcher l'eau d'entrer dans la bouche.

D. Ce langage que vous avez tenu à Aubert, les yeux dans les yeux, est-il bien exact ? R. Parfaitement.

D. Vous êtes un homme pratique. Le temps pressait, vous ne deviez guère songer à faire des phrases.

Fenayrou (avec fureur). J'avais trop à cœur de le lui dire (Mouvement.)

M. le président arrive ici à un point capital Mais vous avez oublié le rôle d'une personne votre femme, qu'a-t-elle fait!

Fenayrou (énergiquement). Rien Je ne l'ai pas vue. (Mouvement.)

D. Elle n'est pas intervenue? Elle n'a pas saisi Aubert ? R. Je n'ai rien vu de tout cela.

M. le président. Nous l'interrogerons.

Après le crime, vous êtes allé boire un bock près de la gare en attendant le dernier train et vous êtes rentré citez vous. Deux jours après, vous avez nettoyé la maison de Chatou, vous l'avez passée au siccatif rouge; c'étaient des dépenses, et vous avez eu un mot horrible « Aubert m'a coûté très cher (Explosion de rumeurs.)

La Providence, dit M. Bérard des Glajeux en terminant ce dramatique interrogatoire, aveugle tou-


jours, par quelque côté, les plus grands coupables. Vous aviez tout préparé, tout prévu, sauf que le poids du plomb serait insuffisant pour maintenir Aubert au fond de l'eau.

» Le corps a surnagé, on l'a repêché, on l'a reconnu.

» C'est ainsi que vous avez été découvert » Le Mobile du Cr!'H:<?.

Ht maintenant, poursuit M. le président, quel a été le mobile de cet horrible crime? Fenayrou (d'une voix sourde). La vengeance t

D. Mais le soin que vous avez pris de cacher le cadavre, cette peine infinie que vous vous êtes donnée pour anéantir toute trace de votre crime, tout. cela n'est point le procédé habituel du mari qui venge son honneur; c'est le procédé de l'assassin 1 Vous pouviez, puisque votre femme était votre complice, provoquer le flagrant déiit, apparaitre, tuer Aubert la loi vous donnait une excuse Tandis que vous l'attirez dans uu abominable guet-apens

Aussi l'opinion publique a-t-elle vu autre chose dans cette affaire.

Est-ce )a jalousie de métier contre votre ancien commis qui prospérait, quand vous touchiez à la misère?

Ou bien, dans votre profession, avec votre clientèle qui n'était pas toujours irréprochable, n'aviez-vous pas été amené à rendre certains services ?.

Fenayrou (vivement). Oh non, je le jure, mon honnêteté

M. le président. N'en parlez pas trop comme homme du monde, on a dit que vous trichiez au jeu.

Comme pharmacien, vous vous êtes fait contrefacteur. Aubert ne savait-il pas certaines choses: un empoisonnement. un avortement commis par vous? (Sensation.) Ce sont les idée-! de


plusieurs témoins. Votre belle-mère aurait dit « Mon gendre finira au bagne »

Fenayrou (fondant en larmes). C'est affreux

M. le président. Et le docteur Durand, un vieil ami d'Aubert, rappellera un propos que ce malheureux lui aurait tenu Quand on tient les gens, on n'a rien a o'atM~e.

Fenayrou. -Je ne sais ce qu'il voulait dire.

M. le président. Peut-être aussi, en songeant à ce mélange de sang-froid et de cruauté, à ces calculs, à cette lâcheté froide, est-on amené à se dire Ce n'est pas la vengeance d'MK homme, c'est la vengeance ~'MMC femme.

Vous avez dit, Fenayrou, que vous aviez fait de votre femme votre esclave. N'est-ce pas le contraire?

Fenayrou (avec un geste mélodramatique) « Non, je me suis vengé » (Sensation prolongée.)

Après une suspension d'audience, Marin Fenayrou est emmené madame Fenayrou est conduite à la barre.

Interrogatoire de la Femme.

M. le président, avec une loyauté parfaite, lui donne connaissance des réponses de son mari, puis il entreprend la tâche surhumaine d'animer ce bloc de marbre

D. Vous appartenez à une bonne famille et vous avez reçu une éducation soignée. Au pensionnat, on vous citait comme une élève modèle. Votre mère vous a mariée à 17 ans et demi. Aimiez-vous Fenayrou? R. Non.

D. Le détestiez-vous?– R. Non. J'ai fait là un mariage de raison.

D. Avez-vous quelque chose à lui reprocher ? R. Il n'était pas assidu à la pharmacie. Il a pris le goût du jeu.

D. Et puis ? R. Ah nous ne nous comprenions pas. Voilà J'étais aimante, affectueuse lui, ptutôtfroid. (Mouvement).


D. En 1873, au moment même votre mari est devenu joueur, vous êtes devenue coquette, provocante; puis infidèle, enfin débauchée!

Un ami de votre mari, qui couchait parfois chez vous, a dit que, le matin, vous veniez très décolletée dans sa chambre, et que vous attiriez les camarades do jeu de Fenayrou chez vous. Le dernier venu, a-t-il ajoute, était toujours le préfère! (Rires.) Mais arrivons à Aubert. Il a été votre amant ? R. Oui. D. Il avait eu d'abord pour vous uu sentiment un peu filial. Il vous appelait ~c<th: mc)'<

A quelle époque êtes-vous devenue sa maitrcsso '<

Madame Fenayrou (froidement). Le 1' avril 187U. 1). Ces relations n'ont pas commencé en 1875 ? R. Pas du tout.

D. Où vous voyiez-vous? -R. A partir du départd'Aubert, chez madame Barbey, sa soeur. La liaison a pris fin l'an passe. Mais je continuais à lui écrire.

D. Vous avez eu un autre amant, M. Grousteau vous avez commencé avec celui-là par des confidences sentimentales, des plaintes contre votre mari ? R. Cette liaison a pris fin le 1"' janvier dernier.

Madame Fenayrou retient les dates comme un professeur d'histoire.

D. Avez-vous eu d'autres amants R. Non.

D. C'est invraisemblable. En tout cas, Grousteau et Aubert étalent vos amants en même temps vous trompiez votre mari pour vos amants, et vos amants l'un pour l'autre.

Dites-moi, donniez-vous de l'argent <t Aubert ?

R. Oui. (Mouvement.) .)

D. Il ne faudrait pas calomnier l'homme que vous avez mené a la boucherie ? R. C'est la vérité, je lui ai donne SOO francs environ, par pièces de vingt francs.

D. Votre mari le savait-il? –R. Non, il ignorait notre liaison. D. Quandi'a-t-n connue?–R. Le ?2 mars dernier, je lui ai fait des aveux.


D. Mais, bien auparavant, il vous avait fait des scènes. 1) vous avait même menacée d'un revolver? –R. C'était uniquement parce que j'allais, malgré sa défense, chez madame Barbey, sœur d'Aubert.

D. Que vous a dit votre mari quand vous lui avez avoué votre faute?–R.I1 m'a repris ma -couronne nuptiale et renvoyée chez ma mère. Puis il m'a pardonné à condition que je l'aidasse à tuer Aubert. Sinon, disait-il, il me tuerait, moi et mes enfants. J'ai résisté, mais j'étais menacée tous les jours, j'ai fini par céder J'étais brisée, affolée, et, pour sauver mes enfants,je lui ai amené Aubert.

D. Votre mari n'a-t-il pas exigé une garantie de votre Mélité ? R. Oui, il a voulu que je me remis'-e à remplir mes devoirs religieux, que j'avais cessé d'accomplir depuis ma faute. (Mouvement.)

M. le président demande à madame Fenayrou combien elle a écrit de lettres à Aubert pour l'engager à venir à Chatou.

Trois, dit-elle.

D. De votre aveu, vous avez participé à tous les préparatifs du crime il n'est pas un seul détail dout vous ne vous soyez occupée C'est vous qui avez loué des meubles pour la petite maison c'est vous qui avez décidé Lucien à venir vous voir le jour de la première communion de votre fils, et c'est ce jour-là que vous avez sollicité sa complicité. R. J'ai fait tout ce que voulait mon mari.

D. Le jour du crime, vous ne l'avez pas quitté ? R. 11 se méfiait de moi.

M. le président (gravement). )1 avait tort. (Mouvement.) Est-ce vous qui avez pris des billets d'aller et retour pour vous, et un billet simple pour Aubert, « qui ne devait pas revenir ? )' R. ~on, c'est mon mar:.

D. Est-ce vous qui avez donné à votre mari le linge nécessaire pour le bâillon H, Oui.


D. Avant de partir pour Chatou avec Aubert, vous êtes entrée àl'égliseSaint-Louis-d'Antin.

Vous avez dit que vous alliez chercher là une inspiration du ciel, qui n'est pas venue (Sensation.) R. Je voulais simplement passer un moment à l'église.

D. Qu'avez-vous dit à Aubert, durant la route ?.– R. Des riens. (Bruit.)

D. Quels sentiments vous agitaient en face de ce malheureux que vous conduisiez à la mort ? 1

Madame Fenayrou (sans émotion). J'étais très émotionnée (Rumeurs.)

D. A Chatou, vous avez fait semblant de lui ouvrir votre porte qui, en réalité, était ouverte. Aubert a dit: « Ça sent bon ici » je voudrais avoir une maison comme ça avec 20,000 livres de r rente! » Et il a ajouté

< Diable il fait bien sombre tout de même. Tu sais, Gabrielle, » que je ne suis pas un héros d'aventure. »

Vous l'avez poussé dans le salon en disant « C'est ici. » Que s'est-il passé alors ? Parlez -R. Je ne peux pas (Bruit.) D. Votre mari et votre amant se sont pris au collet. Ils ont lutté. Quelqu'un est intervenu, vous 1 (Sensation.) Vous avez posé votre ombrelle et vous avez dégagé votre mari des bras d'Aubert en disant

Misérable vous n'allez pas me tuer mon mari, maintenant Puis, Fenayrou vous a demandé de la lumière, et il s'est jeté sur son ennemi à terre. Qu'avez-vous fait alors ? R. Je suis partie. Mais je n'avais touché Aubert que pour le séparer de mon mari.

M. le président.–Le séparer! Non, mais le Hc~-o'. (Sensation.) Vous avez couronné votre œuvre. Le coup mortel, ce n'est pas Feynarou qui l'a donné, c'est vous

N'est-ce pas vous aussi qui avez appelé votre beau-frère pour aider Marin à charger le cadavre sur la petite voiture, en disant

Du courage, mon pauvre Lucien. Ton d'ère ne peut pas Vous avez accompagné la voiture jusqu'au pont, et tenu les 15


brancards pendant qu'on jetait le corps dans la Seine. Puis vous êtes allée boire au café de la Gare. Est-ce vrai ? Madame Fenayrou reste silencieuse, impassible. Pas une larme, pas un sanglot, pas la moindre émotion. C'est incroyable i

Le rôle de ~eM!Me.

M. le président. Pourquoi avez-vous commis ce crime horrible, mené votre amant à la mort? R. J'étais'repentante; j'avais offensé mon mari, je l'aimais davantage depuis sa condamnation pour contrefaçon, il était malheureux! (Bruit.) Puis je craignais pour mes enfants.

D. Est-ce bien vrai R. Oh absolument.

D. Mais c'est que toute votre existence n'est que mensonge et hypocrisie Pendant que vous trompiez votre mari, que vous appreniez à vos enfants à le mépriser, vous le couvriez de caresses vous avez trompé vos deux amants à la fois. Vous avez trompé Aubert en le menant à la mort, et trompé encore votre mari en le dénonçant à la justice. Vous avez livré tout le monde. Il n'y a qu'une personne que vous n'ayez pas trahie, c'est vous Ces paroles si vraies de M. le président soulèvent dans l'audience une profonde émotion. Mais madame Fenayrou ne se trouble pas

Quelle femme êtes-vous donc, poursuit M. le président! En entrant dans le salon, au moment du crime, vous dites à haute voix « C'est ici, pour que, dans l'obscurité, votre mari ne se trompe pas et ne vous frappe pas, au lieu de frapper Aubert 1 Et, si Lucien ne vous avait pas désignée comme ayant assailli Aubert pendant qu'il luttait avec votre mari, vous ne vous seriez pas accusée, car Marin refusait de vous dénoncer, et il dit encore, à cette audience, qu'il ne vous a pas vue.

Ah vous avez agi par crainte, dites-vous ? Non, vous saviez bien que votre mari ne vous tuerait pas, parce qu'il vous aimait (Mouvement.)


Un jour vous lui avez dit « Je veux me jeter dans la Seine. Il a répondu

Non, ne te noie pas,je tuerai Aubert autrement.

Il ne vous forçait donc pas à le lui amener

Vous avez dit que vous n'aimiez plus votre amant Ne faut-il pas retourner la phrase!

7! ne vous <M)M<M< plus; il allait se marier. Vous étiez dans la ruine, Aubert vous avait quittée, Grousteau aussi, l'àge venait, votre mari végétait chez ce M. Vallette! Vous avez haï Aubert heureux, Aubert qui prospérait, Aubert qui allait se marier! Et vous avez avoué cette haine quand vous vous êtes jetée sur lui en criant « .MM<M'aMe »

Est-ce l'attitude d'une femme terrorisée, d'une femme esclave? 1 Non, ce crime est une vengeance de femme, lâche, impitoyable. Vous inscrivez sur vos livres de dépenses vos voyages à Chatou et, après le crime, vous avez déjeuné gaiement sur l'herbe. C'est vous qui avez armé votre mari (Sensation profonde.) Après ce dramatique interrogatoire, il reste peu de chose à dire de l'interrogatoire efface de Lucien Fenayrou.

Comme je l'ai dit, Lucien Fenayrou répond à peine. Interrogatoire du frère

Je suis allé avec mon frère, dit-il, espérant le détourner du crime.

D. Et vous avez assisté à tous les préparatifs, vous l'avez accompagné pendant toute la dernière journée, vous avez acheté la corde. R. J'ai fait des observations à Marin tant que j'ai pu. Et puis, je ne pouvais pas croire que ce meurtre s'accomplirait. Je me disais « Elle ne l'amènera pas, ic ne voudra pas venir. »

D. Vous étiez devant la maison pendant qu'on tuait ce malheureux, et vous êtes resté là, laissant assassiner lâchement un homme, et après, vous avez aidé votre frère à traiuer le cadavre.


Vous êtes responsable du meurtre d'Aubert

Le mari et la femme avaient tout osé, et vous avez tout laissé faire.

Ou vous êtes un insensé, ou vous aviez un intérêt puissant à la mort de cet homme.

Était-ce uniquement pour venger l'honneur de votre frère que vous participiez au crime R. Marin m'avait dit « Je l'ai!< mais comme un fils, il m'a trompe, il faut qu'il meure J'ai espéré l'empêcher de le tuer en l'accompagnant.

D. Et votre intervention a consisté à trainer le cadavre Il est vrai que vous avez touche le lendemain 50 francs, le prix du sang. (Sensation.)

L'audience est levée à cinq heures.

LA SECONDE AUDIENCE

10 août.

On pouvait s'attendre aujourd'hui à quelque incident dramatique.

Interrogés hier séparément, isolément, Marin Fenayrou et sa femme se retrouvaient aujourd'hui côte à côte. Le mari n'allait-il pas nétrir l'épouse infidèle ? Gabrielle n'allait-elle pas maudire le mari assassin qui l'avait associée au plus abominable des crimes ? Non, rien L'impassibilité la plus complète de part et d'autre Marin inerte, la tête basse, le visage caché dans son mouchoir elle toujours glaciale, le voile baissé, immobile comme une momie.

Serait-ce donc vrai que la mort d'Aubert a scellé la réconciliation conjugale, comme Fenayrou l'avait promis ?

Ou bien ne faut-il pas voir dans ces deux époux impassibles les complices fidèles qui, unis pour le crime, se tiennent leur parole de ne se point trahir devant la justice ?


Avant d'entamer les témoignages, M. le président Bérard des Glajeux donne lecture du rapport général dressé par M. Macé sur l'affaire.

Le chef de la sûreté ne soulève point l'hypothèse d'une association criminelle organisée en vue de faire disparaître le possesseur d'un secret menaçant. Il ne dit pas davantage que cet horrible drame soit une vengeance de maîtresse abandonnée qui sert sa propre haine en faisant croire à son mari qu'il sert sa vengeance. M. Macé estime que Fenayrou est un mari féroce, que Gabrielle fut son esclave. Ce sont les conclusions de son rapport, et j'avais le devoir de les noter.

Les témoignages.

Les premières dépositions offrent peu d'intérêt. Madame Smitt, propriétaire des meubles qui garnissaient la petite maison de Chatou, les a loués :oo francs à Fenayrou.

Un détail. Sait-on quelle fut une des dernières locataires de cette villa désormais légendaire ? Madame Favart, l'ancienne sociétaire de la ComédieFrançaise.

Voici le brigadier de gendarmerie qui a dressé le procès-verbal de la découverte du corps d'Aubert voici le marchand chez lequel Lucien a acheté la corde qui devait servir à descendre le cadavre dans la Seine, l'appareilleur au gaz auquel Marin a demandé les huit mètres de tuyaux de plomb, les fabricants auxquels il a commandé le piège à loup et la petite voiture enfin le garçon du restaurant Lathuile qui a servi les assassins le soir du crime.

Je passe, et j'arrive aux témoignages dignes d'être retenus

Madame Barbey, sœur d'Aubert. Elle est assez


belle, la taille superbe, ses yeux noirs très expressifs brillent sous son voile. EHe est mariée à un caissier; et sa toilette dénote une certaine fortune

C'est moi, dit-elle, qui ai reconnu à la Mordue du Pecq le cadavre de mon pauvre frère.

Depuis qu'il avait disparu, j'avais fait inutilement mille démarches dans les commissariats de police, la préfecture, partout.

Je soupçonnai dès le premier jour Marin Fenayrou, et, longtemps avant la découverte du corps, je me rendis chez Gabrielle. Aubert a disparu, lui dis-je.

Ah 1 fit-elle le pauvre garçon 1

On l'a tué. C'est ton mari qui l'a tué

Bah reprit madame Fenayrou, on ne tue pas un homme comme ça! (Sensation.)

D. Vous connaissiez les relations de votre frère avec l'accusée. Elle le venait voir chez vous R. J'étais très liée avec madame Fenayrou, ses visites me paraissaient toutes naturelles. D. Quand votre frère a été tué, vous avez dit Fenayrou l'a assassiné par vengeance d'amour ou par d'autres motifs Qu'entendiez-vous par ces derniers mots R. Je croyais que Fenayrou en voulait à mon frère en se figurant (a tort) que c'était lui qui l'avait dénoncé comme contrefacteur.

D. Madame Fenayrou se plaignait-elle à vous de son mari g R. Certainement.

D. Votre frère a-t-il reçu d'elle quelque argent? 1

Le témoin (avec indignation). Oh cela,jamais! (Mouvement.) M. Barbey confirme la déposition de sa femme. Il cite un propos que madame Gibon, belle-mère de Fenayrou, aurait attribué à son gendre

Aubert ne mourra que de ma main i

C'est madame Barbey qui rapporta ce propos à son mari.

M. Bailly, tireur de sable, qui a repêché le corps d'Aubert, fait une déposition originale:


Un jour, un marinier me dit « Pharmacien (c'est mon surnom), il y a là-bas un Macchabée qui pourrit sous les bateaux; on l'a pris pour un chien, mais c'est un homme. o

J'ai pris un canot et j'ai ramené le cadavre la ligature en plomb faisait trois fois le tour du cou, et la cuisse droite était ramenée à force contre le ventre. (Mouvement d'horreur.) N'est-ce pas une coïncidence bizarre que ce surnom de « Pharmacien » donné on ne sait pourquoi à ce marinier qui devait retrouver le cadavre d'un pharmacien tué par un pharmacien ?

Af~afa~e Gibon.

L'huissier appelle madame Gibon, la mère de Gabrielle. Figurez-vous madame Fenayrou à cinquantecinq ans. Ce sont les mêmes traits, mais plus ratatinés et plus jaunes c'est la même 'allure de petite bourgeoise correcte et pincée.

Si la triste situation de sa fille ne commandait visà-vis de madame Gibon une réserve indulgente et pleine de pitié, peut-être pourrait-on demander un compte sévère à cette mère qui a jetéGabrielle, à dixsept ans, dans les bras d'un homme qu'elle n'aimait pas, pour parfaire le contrat de vente de sa boutique Qui sait si ce n'est pas de ce jour-là que date la chute morale de madame Fenayrou, sa mise en route pour l'adultère et pour le crime ?

Je ne veux pas insister, ce serait trop cruel, et je me borne à écouter madame Gibon qui vient de déposer méthodiquement son parapluie, son petit sac, ses gants soigneusement roulés. Elle relève son voile sur ses bandeaux bruns et lourds, et elle commence Le 23 mars, à huit heures du matin, mon gendre est venu chez moi. Il était dans un état d'excitation extrême Ah mon Dieu, me suis-je écriée, ma fille est malade


Non, a-t-il dit, c'est pis, elle me trompe 1

J'ai essayé de le calmer. Impossible Il est parti comme un fou! 1

Quelques instants après, Gabrielle est arrivée.

Je me suis précipitée vers elle.

Tu es innocente, n'est-ce pas ? lui dis-je.

Non, fit-elle, et elle m'avoua tout. J'ai cru que j'allais mourir. Je ne suis pas morte, malheureusement. (Sensation.) J'ai revu mon gendre le soir; il m'avait renvoyé Gabrielle, j'allai chercher ses effets. Je lui ai fait une dernière supplication. D'un geste, il m'a fait signe de partir! i

Le lendemain, je suis allée réclamer à Aubert les lettres que ma fille m'avait dit lui avoir écrites. Il m'a mise à la porte et je lui ai promis x qu'il ne l'emporterait pas en paradis C'était une parole en l'air.

D. Croyez-vous Fenayrou capable d'avoir tué Aubert par jalousie?– R. Oh oui, certes. Il n'existait plus (Mouvement.) Me Démange. On a saisi une lettre adressée, au mois d'octobre 1878, par Aubert à madame Gibon.

Aubert, alors élève de Fenayrou, excitait madame Gibon à forcer son gendre à vendre sa maison eu lui réc)amant le reliquat des comptes d'achat qu'il avait avec elle. Il dépeignait Fenayrou comme un paresseux, un joueur, qui laissait tomber l'établissement, et il indiquait même à madame Gibou un acquéreur. M. le président. Cette lettre a disparu du dossier (Mouvement) mais M. Macé, qui l'a vue, en certifie l'existence, Madame Gibon. Le fait est exact, en efl'et.

M. le président. Vous pouvez vous retirer, madame, et ne point revenir demain.

Madame Gibon (avec énergie). Je reviendrai quand même, monsieur, je n'abandonnerai pas ma fille (Sensation.) Mademoiselle Clarisse Tourneur, domestique des époux Fenayrou.

C'est à elle que madame Fenayrou a confié les clefs de la petite maison de Chatou. La brave fille a toujours vu le ménage « bien uni. »


M. Roubault, garçon de la pharmacie d'Aubert, atteste que l'établissement de son jeune patron prospérait. Aubert était travailleur et intelligent.

Le lendemain de sa disparition, un ami commun dit à M. Roubault avec un pressentiment sinistre Pourvu qu'il ne soit pas tombé dans les pattes de Fenayrou (Mouvement.)

Le témoin ajoute que son patron cherchait à se marier. Il faisait à cet effet des annonces, et il avait reçu plus de trente lettres de différentes demoiselles ou veuves. (Hilarité.)

Une déposition bien amusante est celle de M. Fleury, pharmacien, vieil ami de Marin Fenayrou et qui fut témoin de son mariage.

M. Fleury est tout rond, tout j~h dehors. C'est le type du bon garçon qui trouve faut parfait. II a une mimique joyeuse et expressive

D. N'avez- vous pas averti Fenayrou de prendre garde à Aubert et à sa femme ? R. C'est lui qui m'a fait part de ses soupçons. J'ai appuyé sur la corde, mais, aussitôt, Marin s'est récrié Ce sont des bruits, a-t-il dit, des cancans, je donnerais ma tête à couper que Gabrielle est innocente i

Comme c'est humain.!

D. Que pensez-vous de madame Fenayrou ? 1

Le témoin. -Charmante femme (Rires.)

D. Et de Marin Fenayrou?– Oh! un excellent garçon. (Nouveaux rires.)

D. Et de Lucien?- R. Lucien! un agneau! (Explosion d'hilarité )

D. Madame Fenayrou aimait-elle son mari ? R. Elle le couvrait de cares3es, c'en était gênant.

D. Vous avez dit qu'un matin, comme vou~ logiez chez Fenayrou, sa femme vint vous parler dans votre lit, en chemise, la gorge nue, dans une attitude provocante? R. C'c~t vrai, mais il y a une circonstance atténuante.

15.


D. Laquelle ? R. Il fallait passer par ma. chambre pour aller au cabinet de toilette. (Rires.)

Madame Fenayrou. Cela est absolument faux: Du reste, M. Fleury. dans les commencements de mon mariage. a eu des manières.

M. le président. Oui, oui, je vous comprends.

M. Fleury (ami-voix et d'un air satisfait). -Eh bien; mais, il fallait en profiter.

Mais voici des dépositions plus graves celles des médecins légistes.

Les médecins légistes.

Ils sont trois le docteur Brouardel, professeur à la Faculté de médecine, le docteur Gauthey, de SaintGermain, le docteur Yot, de Versailles. On leur fait passer le crâne d'Aubert fracturé en trois endroits, et ils le manipulent à tour de rôle.

Le docteur Brouardel estime qu'Aubert avait déjà été blessé mortellement à coups de marteau, qu'il était mort ou qu'il'allait mourir quand Fenayrou s'est acharné sur lui à coups d'épëe.

Mais le docteur Gauthey émet cette opinion qu'Aubert n'a pu être assommé à coups de marteau que par un assassin frappant à loisir, à tour de bras, et non pendant la lutte que Marin Fenayrou a décrite. J'ai pris un crâne, dit le docteur. J'ai pris un marteau de même poids, plus lourd même que celui qui a servi à Fenayrou. J'ai frappé sur le crâne de toute ma force; je n'ai pu réussir à l'enfoncer )

J'en conclus qu'Aubert a été assommé par uu homme qui avait les deux mains libres, et non par un homme avec lequel il se colletait. (Sensation). ·

Ce qui semble indiquer que Fenayrou a menti quand il a décrit la scène du meurtre, et que sans


doute, pendant qu'il assommaitAubert, quelqu'un tenait ce malheureux.

Était-ce sa femme ? son frère ? tous les deux ? On ne le saura jamais!

Je passe sur la déposition de madame Fleury, femme du joyeux pharmacien dont je viens de résumer la déclaration tragi-comique; sur celle de M. Turinet, pharmacien comme M. Fleury, mais plus grave, qui assure qu'Aubert était incapable de « recevoir de l'argent d'une femme », et sur celle de M. Thomas, étudiant en pharmacie, qui raconte qu'Aubert avait cherché une dot, mais qu'il avait ajourné ses projets de mariage depuis que sa maison marchait bien. (Hilarité.)

M. Lebrun, pharmacien à Paris, élève de Fenayrou, déclare que son patron était joueur, qu'il pariait aux courses,qu'il perdait beaucoup d'argent, que lui-même a prêté 1,000 francs à l'accusé et qu'il a eu beaucoup de peine à en obtenir le remboursement.

M. Pointheau, placier, faitd'Aubert cet éloge, d'ailleurs médiocre

Je ne le crois pas capable de recevoir de l'argent d'une femme. Il en aurait plutôt donné (Rires.) Madame Féminier, belle-mère de Lucien C'est madame Fenayrou qui est venue inviter Lucien à venir chez sa mère le soir de la première communion de sou fils ainé. (C'est ce jour-là qu'on embaucha Lucien) c'est elle qui l'a emmené le jour de l'Ascension (jour du crime).

M. le président, à l'accusée. Vous voyez, c'est vous qui avez fait ces démarches, vous seule, et vous saviez qu'eues devaient entraîner votre beau-frère à un crime aifreux. N'avexvous pas insisté beaucoup ?

Le témoin. -Elle a dit à Lucien qu'il trouverait chez sa mère des gens qui pourraient lui être utiles.

M" Albert Danet. -Et, à ce moment, Lucien était sans ouvrage il cherchait une place. (Mouvement.)


Après madame Féminier, nouvelle série d'amis d'Aubert ou de Fenayrou.

M. Landry, coiffeur, croit Aubert incapable 'd'une indélicatesse.

Fenayrou, au contraire, était sujet à caution il tournait facilement le roi à l'écarté.

Fenayrou. C'est une infamie Monsieur a le dépit du joueur qui a perdu! (Hilarité.)

M. Hélie, ancien élève de Fenayrou, affirme que l'infortune conjugale de son patron était de notoriété publique

Un jour, Fenayrou a acheté un revolver, pour tuer sa femme. C'était en 1880.

Son Sis ainé, enfant de dix an~, criait « Petite mère, cachetoi, papa veut te tuer » (Sensation.)

C'est ce jour-là que Fenayrou voulut tirer sur sa femme. Mais le coup ne partit pas. La baguette était restée enfoncée dans l'arme.

D. Que savez-vous de l'incident relatif aux 100 francs que madame Fenayrou aurait empruntés à sa cuisinière pour les faire parvenir à Aubert!–H.. La cuisinière m'a raconté le fait. (Mouvement.)

D. Alors madame Fenayrou donnait de l'argent à Aubert? R. J'en suis certain du reste, elle prenait chaque jour de l'argent dans la caisse, en cachette. Elle me faisait jouer avec les enfants pour détourner mon attention.

M. Housseaux, ancien pharmacien, ancien correspondant d'Aubert, lui a dit bien souvent

Prends garde aux femmes mariées, mon jeune ami: Quelquefois les maris se vengent

Le t mars, M. Housseaux a rencontré au palais de justice Marin Fenayrou, qui venait pour son procès de contrefaçon et qui lui a fait part de ses infortunes conjugales.


Bah dit M. Housseaux, laissez donc tout cela. Ce sont des enfantillages. Aubert est jeune. 11 a vécu au quartier Latin. Il passe de la brune à la blonde. (Hilarité.)

Fenayrou, très sombre, répondit

C'est égal, Aubert s'est vanté d'avoir été l'amant de ma femme. Il faudra que.j'éclaircisse cette affairelà

M. Vallette, ingénieur civil.

C'est l'industriel qui employait Fenayrou à faire des bâtons, pour l'instruire dans le haut commerce. M. Vallette est un gros homme à mine d'agent d'affaires

M. le président. Qu'est-ce que vous faites R. Je suis directeur d'une Société pour le développement de l'industrie minière. (Rires.)

D. Fenayrou vous a versé Sl,000 francs au nom de sa bellemère, et vous l'avez nommé chef de vos bureaux. Votre personnel se composait de deux petits commis.

Vous employiez Fenayrou à. un singulier travail il faisait des pages d'écriture. (Nouveaux rires.)

M. Vallette (imperturbable). II fallait bien réformer sa main! D. Votre Société est-elle sérieuse ? R. Mais certainement, j'exploite des mines.

51. le président. En Espagne. (Hitarité prolongée.) Ici un point très important

Le témoin. Je comptais faire voyager Fenayrou quand sou éducation littéraire serait terminée. (Rires.) Précisément, au mois de mai dernier, madame Fenayrou me vint voir et me dit Faites donc voyager mon mari. (Sensation.)

Madame Fenayrou. J'ajoutai qu'il fallait l'éloigaer parce qu'il voulait tuer un homme. Je vous ai donné tous les détails du crime. Je vous ai redemandé 1,000 fr. sur les 21,000 que vous avait remis ma mère.


Le témoin. Vous m'avez dit que c'était pour les frais de première communion de votre fils aine.

Madame Fenayrou. Je vous ai dit que c'était pour payer le loyer de la maison de Chatou. (Sensation).

Le témoin (levant les bras au ciel). C'est absolument faux. J'aurais averti la police 1

Il reste néanmoins acquis au débat que madame Fenayrou a conseillé au patron de Marin de faire voyager son mari. Était-ce une timide tentative pour sauver Aubert?

Un mouvement général de curiosité signale l'entrée du témoin suivant.

C'est un jeune homme blond, élégant, la tête fine et intelligente, avec une de ces petites moustaches relevées où s'accrochent les cœurs de femmes. C'est M. Georges Grousteau, secrétaire de la rédaction du Jockey; c'est le second amant de madame Fenayrou. M. Georges Grousteau.

Avec un tact infini, en parfait gentleman qu'il est, M. le président Bérard des Glajeux n'interroge même pas M. Grousteau.

Il ne veut point mêler à cette affaire un brave et sympathique garçon qui est assez malheureux d'avoir eu son nom prononcé dans le procès, et il se borne à lire la déposition que M. Grousteau a faite dans l'instruction.

La voici

J'ai connu, dit M. Grousteau, Marin Fenayrou par des amis communs. Plus tard, je l'ai rencontré aux courses. Il m'a attiré chez lui. Madame Fenayrou était triste, mélancolique; je l'ai interrogée, elle s'est plainte à moi d'être mariée à un homme grossier, qui la négligeait, qui ne la comprenait pas, et qu'elle n'avait jamais aimé.

Je suis devenu l'amant de madame Fenayrou. Mais nos rela-


tions, à part de rares circonstances, se sont arrêtées à la limite de la bonne amitié. C'est une femme qui n'a pas de besoins matériels, une nature aimante, expansive, éprise de l'idéal, qui a beaucoup souffert et cherché au dehors le bonheur que son. mariage ne lui avait pas donne.

Nos relations ont cessé le l~r janvier ISS2. Madame Fenayrou était venue me souhaiter la bonne année.

Ma conviction est qu'elle a été l'instrument aveugle de son mari. (Mouvements divers.)

Après cette lecture, qui était indispensable, la pièce étant au dossier, M. le président annonce à M. Grousteau que sa déposition est terminée.

M. Grousteau salue et se retire.

C'est d'une suprême élégance et d'une délicatesse parfaite.

M. Marochetti, ami de Fenayrou.

Fenayrou m'a dit que, s'il était tt'ompé, il tuerait sa femme et qu'ensuite on le tuerait si on voulait (Mouvement.) M. Riboulet, papetier

Fenayrou était paresseux, Aubert travaillait à sa place. M. Dallemagne, beau-frère de Fenayrou

J'ai vu un soir Aubert embrasser Gabrielle. et, depuis, je ne suis jamais retourné chez mon beau-frère.

Gabrielle élevait ses enfants dans le mépris de leur père et leur apprenait à lui faire des grimaces. Madame Gibon, sa mère, est une comédienne, J'ai toujours soupçonné qu'elle favorisait les relations de sa fille. Quant à Lucien, c'est un honnête garçon, mais un grand enfant. Son frère a fait de lui ce qu'il a voulu. (Mouvement.) Notons enfin une dernière déposition fort intéressante. C'est celle d'un vieux médecin de Saint-Aubinsur-Mer, qui a connu Aubert enfant, qui l'a aimé comme un fils.


Ce vieillard de soixante-dix-huit ans a fait une déclaration qui a dû profondément impressionner le jury.

Avec un accent pénétrant, le docteur Durand parle de l'enfance et de la jeunesse d'Aubert, et aussi des pressentiments de la vieille mère, qui semble avoir prévu la mort tragique de son fils.

Un jour, dit le docteur Durand, Fenayrou et sa femme sont venus à Saint-Aubin en visite. Aubert les amenait chez sa mère.

La pauvre femme vit bien l'influence que madame Fenayrou exerçait sur Louis, et elle me dit:

Cette femme sera la cause de quelque événement fâcheux. (Mouvement.)

Plus tard, quand j'appris qu'Aubert avait acheté une pharmacie, je lui dis

Te voilà un homme sois sérieux surtout plus d'amourettes. Louis, prends garde aux femmes mariées tu me comprends ? 1

H sourit et me répondit: < Quand on tient les gens, oMM'a ricn <~ craindre. (Mouvement.)

De quoi parlait-il ? D'un empoisonnement d'un avortement commis par Fenayrou et dont il avait le secret! Je ne sais. Mais rien ne Mt'ô<e?Yt de ~'M!e<: qu'il </ ? a eu MM secret jeté dans la Seine. (Sensation profonde.)

Les témoins à décharge.

Ils sont une vingtaine. Ils ne savent rien de nouveau et ne disent rien de curieux. Ce sont tous des « témoins de moralité », qui déposent sur les antécédents et la réputation des accusés.

M. Pié, négociant, M. Ducasse, coiffeur, M. Messant, madame Bernier, rentière, M. Cauchie, sont des amis de la famille Gibon. Ils attestent que Gabrielle a été parfaitement élevée.


Puis viennent les témoins de Lucien: ses contremaîtres, ses camarades d'atelier, ses voisins. M° Albert Dariet leur pose cette question unique Que pensez-vous de Lucien?

Et la réponse est toujours la même

Lucien est un brave et honnête garçon, une « pâte molle », il regardait son frère Marin comme le bon Dieu, et il subissait son ascendant à un degré extraordinaire.

A quatre heures, la parole est donnée à la partie civile.

La partie civile.

M° Bouchot, au nom de la famille Aubert, ré-. clame s5,ooo francs de dommages-intérêts. Il s'at- tache à défendre la mémoire du mort, et il montre Aubert laborieux, intelligent, exploité par le mari qui le faisait travailler pour rien, jusqu'au jour où il fut mené à la boucherie par la femme jalouse de le voir réussir, exaspérée de ce qu'il ne l'aimât plus, par la femme qui a combiné et exécuté la plus lâche des vengeances, en y associant son mari et en faisant croire à Fenayrou qu'il vengeait l'honneur conjugal! La péroraison de Mo Bouchot est très élevée < Représentant ici des intérêts privés, je ne puis parler qu'au nom de ces intérêts seuls.

» Demain, une voix plus autorisée et plus éloquente que la mienne vous parlera au nom de la société et de ses droits. Au nom de cette société, on vous demandera la punition des coupables.

» Mais une part équitable, soyez-en certains, sera faite à chacun.

» Au nom de Lucien Fenayrou, de ce frère qui a subi le malheureux ascendant de Fenayrou, pour cet ouvrier jusqu'alors laborieux et que l'influence néfaste de son frère a entraîné


au crime, on vous demandera un peu de pitié et une atténuation dans le châtiment.

» Quant aux deux autres, je ne puis voir dans ce ménage, dont l'union n'a existé que pour le crime, qu'un monstrueux assemblage de trahison et de perfidie.

Us seront voués par le même verdict au même châtiment. » (Sensation.)

L'audience est levée à six heures et renvoyée à demain, vendredi, pour le réquisitoire de M. le procureur de la République Delegorgue.

11 août.

La ~'OM!'eMe ~M~!e?!ce.

La salle des assises est littéralement prise d'assaut. Au dehors, la foule dont la rumeur arrive jusqu'au prétoire, foule houleuse et, menaçante, qui mettrait madame Fenayrou en pièces si on la lui livrait. Pour pouvoir amener l'accusée sans danger de la prison au Palais de Justice, on l'éveille avant le jour, et, pour la ramener du Palais à la prison, on a été obligé d'attendre hier jusqu'à minuit. Encore nombre de curieux malveillants n'avaient-ils pas abandonné la place. Aujourd'hui, pour la première fois, j'ai surpris quelque trace d'émotion sur le visage de cette femme pendant que Clément de Royer, son avocat, parlait des deux jeunes enfants qui ont le malheur de l'avoir pour mère, madame Fenayrou a pleuré Marin Fenayrou, si insensible que soit son cœur, a été remué dej même par les éloquentes paroles de Me Demange, et je ne regarde pas comme un des moindres triomphes des deux éminents avocats cette victoire remportée sur la sécheresse d'âme de leurs clients. Au début de l'audience, la parole est donnée à M. le procureur de la République Delegorgue.


Le Réquisitoire.

J'aurai suffisamment caractérisé ce réquisitoire, en disant que le procureur de la République de Versailles a marqué hier sa place au Parquet de la Cour de Paris. Pendant quatre heures, l'orateur de l'accusation a exposé et discuté les innombrables faits de ce grand procès avec une netteté d'esprit remarquable, une logique impitoyable, une élévation qui a souvent atteint jusqu'à l'éloquence. Ce n'est point un compliment banal que je fais ici au magistrat de Versailles: M. Delegorgue a été à la hauteur de la cause, et c'est tout dire.

L'organe du ministère public commence par se débarrasser du côté « pécuniaire » du procès. Hier Me Bouchot a défendu vaillamment les intérêts de la famille Aubert, partie civile c'est l'intérêt public, c'est l'intérêt social qui réclament à leur tour satisfaction.

M. le procureur de la République rappelle les origines du mariage il montre Gabrielle Fenayrou sentimentale, bien élevée, instruite, jetée à dix-sept ans entre les bras d'un mari brutal, mal élevé, grossièrement sensuel union déplorable ordonnée par une mère qui ne connaissait que l'intérêt de sa boutique Madame Fenayrou a trompé son mari, et son mari le savait.

Dans le quartier, le pharmacien avait reçu un surnom caractéristique. On l'appelait Fenayrou-Jobard. Prévenu par des lettres anonymes, averti par ses amis, faisant, dès 18~8,des scènes à sa femme, Senayrou a supporté malgré tout un élève qui, s'il lui volait sa femme, faisait marcher sa pharmacie, et il ne fera croire à personne que ses yeux n'aient été ouverts que deux mois avant le crime.

L'organe du Parquet insiste d'une façon particu-


lière sur les nombreuses démarches que Fenayrou et les siens ont tentées pour obtenir la restitution des lettres qu'Aubert avait entre les mains.

Dans ces lettres, dit-il, est le secret de l'affaire, et si on savait ce qu'ellès contiennent, sans doute on dégagerait le véritable mobile du crime.

Sur ce point, M. le procureur de la République donne lecture d'un document nouveau la lettre qu'Aubert écrivit à madame Fenayrou le 2~ mars dernier, à la suite de la visite que madame Gibon lui avait faite pour obtenir la restitution de la fameuse correspondance.

C'est la seule lettre d'Aubert que nous ayons au dossier, et c'est à ce titre que je la donne.

Madame,

J'ai eu ce matin le déplaisir d'avoir la visite de madame votre mère, qui est venue chez moi me faire une scène dont je n'ai nullement besoin, et me reprocher des faits d'une gravité telle que je sollicite l'honneur de vous voir dans le plus bref délai. II y va de votre honneur et du mien. D'après les racontars qu'elle m'a rapportés, et comme je ne veux pas que le mien soit mis en suspicion, je ne crains nullement la confrontation vis-àvis de monsieur votre mari et de vous. Donc, je suis à votre disposition pour pouvoir me justifier.

J'ai bien l'honneur de vous adresser mes salutations. L. AUBERT.

P.-S. De plus, veuillez faire votre possible pour que madame votre mère ne renouvelle pas sa visite de ce matin, car je me verrais forcé de faire intervenir la force armée et de la faire arrêter.

Revenant sur les longs préparatifs du crime, M. le procureur de la République fait remarquer que Fenayrou a tué Aubert comme un lâche.

Qu'il ait acheté le piège à loup ou loué la maison


de Chatou, c'est toujours au guet-apens qu'il a songé, jamais à la lutte face à face.

Puis, il prend le rôle de la femme, de la femme qui embauchait Lucien pour le crime le jour de la première communion de son fils, ce jour béni des familles et qui est comme la fête de l'enfant; il la montre hypocrite et menteuse, conduisant, le sourire aux lèvres, son amant à la mort, lui indiquant la patère où il doit accrocher son chapeau, parce qu'il faut qu'il soit tête nue pour qu'on l'assomme enfin, se jetant sur lui pour que son mari lui donne le coup mortel, et, pendant que Fenayrou achève sa victime, se promenant devant la maison, impatiente, demandant « si c'est bientôt fini » (Sensation.)

Mais le mobile, se demande M. le procureur de la République, le mobile de ce crime abominable ? Pour le mari, il ne faut pas parler de jalousie. Il connaissait depuis longtemps la situation, et il ne s'est point venge comme se venge l'honnête homme outragé dans son honneur. Non. Mais Fenayrou ruiné par le jeu, condamné comme contrefacteur, exploité par Vallette, placé entre la prison et la misère, voyait grandir et prospérer son ancien étève. Chose étrange sa haine contre Aubert n'a éclaté que de ce jour-là 1 Puis, n'avait-il pas un autre mobile ? En tuant l'ancien amant de sa femme, Fenayrou n'a-t-il pas, suivant l'expression énergique d'un témoin,<jeté un secretàiaSeine!*

On ne le saura jamais.

Et la femme, qui a joue un rôle si effroyable? Madame Fenayrou a dit qu'elle avait agi par affection pour son mari, par terreur et par repentir.

Par affection ? c'est avoir du cynisme Mais cette femme a toujours haï et méprisé un époux imposé par la force, et, quand la justice ne savait rien encore, c'est elle qui le dénonçait à M. Macé, impatiente peut-être de se débarrasser de lui après s'être débarrassée de son amant.


Par violence? Mais une femme terrorisée se fût rendue en tremblant au rendez-vous fatal Elle, s'en va acheter la pelle et la pioche qui serviront à enterrer le cadavre, elle aide à préparer le bâillon, elle passe joyeusement les heures qui précèdent le crime elle n'entend point son mari qui lui dit « Si tu ne m'amènes pas Aubert, je le tuerai autrement, » et c'est elle qui, au moment fatal, se jette sur l'amant blessé à mort, comme une furie 1 (Sensation.)

Par repentir? Mais madame Fenayrou ne se repent même pas aujourd'hui

Et, si elle avait voulu avouer ses fautes, pourquoi n'a-t-elle dénoncé à son mari qu'Aubert, pourquoi n'a-t-elle pas parlé de Grousteau?

Non, cette femme ment. Elle a satisfait contre Aubert une haine personnelle; maîtresse abandonnée, vieillie, appauvrie, elle n'a pu se résoudre à voir Aubert s'enrichir et se marier. Et aussi ne faut-il pas songer qu'elle-même pouvait être intéressée dans le secret terrible qu'Aubert devait posséder? Qui sait? les médecins lui avaient prédit qu'elle mourrait si elle redevenait mère. Fenayrou, depuis, la ménageait. Mais ses amants ne la ménageaient pas. Y a-t-il eu une grossesse, et Fenayrou a-tfil fait disparaitre cette grossesse en commettant un crime? Aubert ne le tenait-il pas par là 1

En terminant, M. le procureur de la République déclare qu'il ne s'oppose pas à l'indulgence en faveur de Lucien Fenayrou, qui, cependant, pouvait rendre le crime impossible, ne fût-ce que par un billet anonyme à Aubert, mais qui, placé entre l'honneur et Fargeht que lui donnait son frère, a méconnu l'honneur et vendu Aubert pour 5o francs

Quant aux deux époux, le jury prononcera contre eux le châtiment suprême.

Messieurs, dit M. le procureur de la République, si vous êtes convaincus que Fenayrou est un mari qui s'est vengé, si épouvantable que soit. la vengeance, ne le frappez pas sans pitié.


Mais si vous avez la certitude que cet homme est un assassin vulgaire, comme je vous en ai donné la preuve, vous ferez 6nergiquement votre devoir. (Sensation.)

Et la femme Fenayrou Ah messieurs, je crois qu'il me suffirait de me taire Jamais monstre plus complet et plus hideux ne vint s'asseoir sur les bancs de la Cour d'assises. Cette femme est le type du mensonge, de la débauche, de la lâcheté et de la perfidie. Elle a mérité le dernier châtiment ) 1

Si, dans un instant, des voix éloquentes arrivaient jusqu'à votre cœur à travers votre raison, ah messieurs les jurés, je vous en conjure: hommes, pleurez; juges, prononcez (Sensation prolongée.)

Après ce superbe réquisitoire, la parole est donnée à Me Demange.

.M° Demange.

L'éminent avocat n'a pas parlé plus d'une heure, mais quelle heure émouvante et par combien de sentiments divers la grande parole de l'orateur a-t-elle fait passer l'auditoire 1

Franchement, généreusement, s'associant au système de Fenayrou, qui a toujours revendiqué l'entière responsabilité du crime, M° Demange repousse tout d'abord l'hypothèse d'une vengeance de femme, dont le mari n'aurait été que l'instrument.

Non. Madame Fenayrou a bien été son esclave, il l'a menacée, terrorisée, il l'a forcée de lui amener son amant sous peine de mort, sous peine du meurtre de ses enfants. Sans doute il ne les eût pas tués, mais il a dit qu'il les tuerait (Sensation.)

M" Demangeregrette de voir la famille d'Aubert intervenir dans le débat pour réclamer 35,ooo francs, le prix du sang. Sans cette intervention, bien inopportune, dit-il, surtout de la part de madame Barbey, cette soeur qui prêtait sa chambre aux amants, la dé-


fense se fût arrêtée devant la tombe de la victime si effroyablement immolée.

Aujourd'hui qu'on jette le mort dans le débat, il faut bien dire qu'Aubert ne fut pas parfait, rappeler qu'il trompa un homme qui l'aimait comme son fils, qu'il essaya de lui prèndre sa pharmacie après lui avoir pris sa femme, et que, s'il n'a pas vécu, certes, aux crochets de madame Fenayrou, il a eu parfois la faiblesse d'accepter de l'argent de cette main de femme Fenayrou a-t-il connu son malheur? 1

Non, dit Me Demange. Il avait des soupçons, il se torturait le cœur mais qu'un ami vint l'avertir, lui conseiller de prendre garde, bien vite, avec cet amour confiant qui avait persisté malgré tout, il prenait la défense de sa femme, il s'irritait, il ne voulait pas qu'on parlât mal de celle qui portait son nom. Son infortune, il ne l'a connue qu'au mois de mars dernier, quand sa femme, poussée à bout, se jeta à ses pieds et implora son pardon

Messieurs, dit Me Démange, il y a des maris d'humeur facile qui se résignent à être le plus heureux des trois (hilarité) il y a des maris philosophes qui renvoient la femme adultère à l'amant, et c'est peut-être le plus dur des châtiments il y a des maris indignés qui courent à l'amant et lui brûlent la cervelle. Aucun de ces maris ne se venge. Aucun ne savoure la vengeance lente, longuement préparée et mûrie.

Fenayrou, lui, s'est vengé 1

Il s'est vengé comme un montagnard à demi sauvage, songeant au plus épouvantable des supplices, rêvant d'aveugler Aubert, de le prendre dans un piège à loup, implacable et bien déterminé à faire souffrir l'homme qui s'était joué de son honneur et qui avait brisé sa vie.

Ah vous pouvez le condamner, messieurs les jurés, vous ne le mépriserez pas. (Sensation.)

L'éloquent avocat rappelle la tragique légende de ce Raoul, sire de Coucy, qui mourut en Terre-Sainte et


qui chargea son écuyer'de porter son cœur à la dame de Fayel, qu'il avait aimée. Ce fut le mari qui reçut le cœur et il le fit manger à sa femme. Fenayrou s'est vengé à la façon de ce mari du moyen âge, et il a voulu que sa femme, la coupable, fût là avec son frère Lucien, qui représentait la famille

Ah poursuit Me Demange, ne cherchez pas autre chose dans cette épouvantable affaire. Ne parlez pas de « secret enseveli dans la Seine et ne faites pas tomber la tête d'un homme avec des hypothèses.

Qu'est-ce donc que cette histoire d'avortement auquel Aubert aurait été mêlé et qu'il aurait pu raconter à la justice ? Mais il se fût trahi lui-même

Puis, s'il y avait eu un crime entre les deux hommes, est-ce que Fenayrou se fût rendu chez le commissaire de police Est-ce qu'il eût sommé le magistrat de faire comparaître Aubert devant lui

Non, il eût été droit à la pharmacie, il eût brûlé la cervelle de son ancien élève, il eût dit « Cet homme m'avait trompé, j'ai » vengé mon honneur t

Le complice disparaissait et, couvert par l'excuse légale, Fenayrou était acquitté (Sensation.)

La péroraison de Me Demange est d'un mouvement splendide

Messieurs les jurés, vous avez devant vous trois solutions La mort;

Les travaux forcés à perpétuité

L'acquittement.

A ce dernier mot; une rumeur violente monte de la salle.

Ah s'écrie le défenseur, profondément ému, la foule est cruelle toutes les foules sont cruelles

Mais vous, messieurs les jurés, vous ne jugez point avec la '6


foule, vous jugez avec votre raison, avec votre honneur, et vous direz si ce mari qui a puni l'outrage sanglant fait à son nom doit marcher à l'échafaud comme le dernier des criminels, ou porter, jusqu'au dernier jour de sa vie, le bonnet vert du forçat (Mouvement prolongé. Quelques applaudissements se font entendre. Demange est entouré et complimenté vivement.) Après une suspension d'audience, la parole est donnée à M° Clément de Royer, avocat de madame Fenayrou.

Me Clément de Royer.

Une parole élégante, fine, académique, une émotion communicative, une délicatesse de touche extrême, voilà les qualités du discours de Me Clément de Royer. L'ancien substitut conservateur a été digne de ce magnifique tournoi oratoire dont deux têtes humaines sontFenjeu.

Comme Me Demange, Mg Clément de Royer repousse l'hypothèse du fameux secret

Pourquoi, s'écrie-t-il, vouloir dramatiser encore une affaire déjà si épouvantable ? Pourquoi charger de crimes imaginaires une femme dont la responsabilité est déjà si lourde à porter ? t Non, non, l'humanité n'est point si cruelle, et il ne faut voir dans l'accusée d'aujourd'hui ni la complice d'un assassinat vulgaire, ni la bête sauvage acharnée à je ne sais quelle vengeance contre l'homme qui ne l'aimait plus i

Madame Fenayrou a été conduite au crime comme une esclave. C'est bien la vérité, et il suffit de jeter un coup d'œil sur sa vie pourçn avoir la certitude.

Mariée à un homme qu'elle estimait si elle ne l'aimait pas d'un grand amour, elle a commis la faute d'oublier ses devoirs, d'épouse, mais elle est revenue à son mari le jour où elle l'a vu condamné et malheureux.

Sa. chute, messieurs, est peut-être excusable. M. Grousteau


vous a dit que cette femme; était une imagination folle, que d'année en année son niveau moral avait baissé.

Je le crois, et il faut peut-être reconnaitre là les conséquences de la vie conjugale à laquelle elle était condamnée elle ne pouvait plus devenir mère, sous peine de mort. Son mari, on vous l'a dit, la m~M<Mt<; privée de certains bonheurs, elle a souffert, et la tête s'est troublée quand les sens n'ont plus été satisfaits. C'est là un phénomène bien connu en médecine que de femmes sont devenues folles parce qu'elles ne pouvaient plus être complètement épouses 1 (Mouvement.)

Cette considération nouvelle sur le procès est développée par M" Clément de Royer à mi-voix, avec une grande réserve, et je n'insiste pas.

L'avocat ajoute que madame Fenayrou s'est exaltée dans le repentir, qu'elle s'est remise à la discrétion de son mari, que, d'ailleurs, cette nature faible et sans ressort devait obéir fatalement au montagnard de l'Aveyron, impitoyable, brutal, menaçant Il lui avait dit qu'il tuerait ses enfants. Elle savait qu'il tiendrait parole, et elle avait fait comme ces mères qui, surprises par l'incendie dans leur maison, se'jettent par la fenêtre, leurs enfants dans les bras. Elle se tuent, mais leurs enfants sont sauvés 1 (Sensation.)

Ah messieurs los jurés, songez à ce mari terrible qui avait chaque jour le revolver braqué sur elle, qui lui rappelait à. chaque heure les supplices eSrayantsinnigés jadis à la femme coupable, qui lui disait « Marche, marche et obéis, sinon tes enfants vont mourir x »

C'est ainsi qu'il l'a conduite jusqu'au jour fatal, sourd à ses prières, insensible à ses larmes. Vous aurez pitié, messieurs, de cette malheureuse qui a subi la plus horrible de toutes les contraintes, qui avait fait abandon de tout, énergie, sentiments, volonté, courage, et qui, lorsqu'une pensée do révolte lui traversait l'esprit, la chassait bien loin d'elle en se disant qu'elle avait trahi cet homme, qu'eDo lui avait pris son bonheur, qu'elle


n'était plus l'épouse, mais l'esclave, et que, ce crime par lequel son maitre allait venger son honneur, c'était pour elle la punition (Mouvement prolongé.)

Me Albert Danet.

Ce n'est pas sans une grande puissance de volonté que les douze jurés de Versailles ont réussi à garder leur attitude indifférente, sous le charme d'un des orateurs les plus séduisants du Palais.

Personne mieux que M" Albert Danet ne pouvait défendre le frère pauvre, le frère resté ouvrier, en admiration devant Marin Fenayrou devenu quelqu'un, secouru par lui, le suivant comme un chien, voulant le dissuader du crime, n'en trouvant pas la force, et en arrivant d'hésitation en hésitation à tenir la corde qui devait aider à descendre dans la Seine le corps d'Aubert.

Me Danet a rappelé les nombreux témoignages d'estime prodigués à son client par ses camarades d'atelier il a parlé avec l'éloquence du cœur de la petite famille de Lucien Fenayrou; il a demandé l'acquittement, et telle est la séduction de sa parole que, lorsqu'il s'est assis, beaucoup, parmi les plus expérimentés des choses judiciaires, ne doutaient plus du succès. Après cette dernière plaidoirie, M. le président Berarddes Glajeuxdemande aux accusés s'ils ontquelque chose à ajouter pour leur défense.

Marin fait un geste négatif, Gabrielle Fenayrou répond « non » d'une voix très faible; Lucien fond en larmes et ne trouve même pas la force de faire un signe de tête.

Alors M.le présidentprononce laphrase solennelle: les débats sont terminés.

Le jury se retire dans la chambre des délibérations. Il en sort au bout de trois quarts d'heure. L'audience


est reprise, on s'étouffe, on s'écrase, nombre de gens sont perchés jusque sur la barre d'appui des fenêtres. Mais M. le président finit par obtenir le calme, et c'est au milieu d'un silence profond que le chef du jury donne lecture du verdict.

Le verdict.

Marin Fenayrou, Gabrielle Fenayrou, Lucien Fenayrou sont reconnus coupables sur toutes les questions.

La femme et le frère obtiennent seuls des circonstances atténuantes. (Sensation prolongée, longue agitation dans l'auditoire.)

Un incident se produit ici les jurés, en accordant des circonstances atténuantes aux deux accusés, ont omis d'écrire en détail leurs noms et leurs prénoms. M. le président les renvoie dans la chambre des délibérations pour compléter le verdict.

Lorsqu'ilen a été donné une seconde lecture, Me Demange se lève et demande acte

i" De ce que le renvoi du jury dans la chambre des délibérations vient d'être ordonné sans les réquisitions du ministère public

2° De ce que M. le président s'est borné à lire à M. Georges Grousteau, second amant de madame Fenayrou, sa déposition écrite, sans l'interroger de nouveau, comme la loi le veut.

Me Clément de Royer se lève après Me Demange. 11 supplie la Cour de ne point accorder 35,ooo francs de dommages-intérêts aux sœurs d'Aubert, dont le malheur ne saurait se chiffrer en argent. Me de Royer rappelle que, maintenant que Marin Fenayrou et sa femme vont disparaître de la scène du monde, c'est sur leurs malheureux enfants que retomberait cette condamnation énorme.

16.


Me Bouchot, avocat de la partie civile, déclare s'en rapporter à la sagesse de la Cour sur le chiffre des dommages-intérêts.

M. le président demande aux accusés s'ils ont quelque chose à dire sur l'application de la loi. Marin Fenayrou et sa femme, plus impassibles que jamais, font un signe négatif.

Lucien, abîmé dans sa douleur, ne répond pas. La Cour se retire pour délibérer sur l'application des peines à infliger à la femme et au frère, car, pour le mari, c'est la peine suprême sur les conclusions de Me Demange et sur le chiffre des dommages-intérêts. Les accusés, qui sont dès à présent des condamnés, sont emmenés hors de la salle.

Dans la petite salle réservée aux détenus, Fenayrou tient sa femme embrassée elle lui parle à demi-voix C'est horrible, s'écrie-t-elle, c'est moi qui ai conduit Aubert, c'est moi qui devais être condamnée à mort.

Mais lui Je suis heureux, dit-il, que tu aies la vie sauve

Lucien, atterré, s'est affaissé inerte sur une chaise. A sept heures et demie, l'audience est reprise. La Cour rentre en séance. Les accusés sont ramenés. La Sentence.

M. le procureur de la République Delegorgue requiert l'application de la loi.

La Cour donne acte à Me Demange de ses conclusions, tout en faisant observer que M. Grousteau a bien déposé or<emeM~ comme la loi le veut, puisqu'il a déclaré à l'audience persister dans sa déposition écrite, et que, d'autre part, le renvoi du jury dans la chambre de ses délibérations pour lui faire compléter son verdict n'était qu'une précaution prise précisé-


ment en vue d'éviter une irrégularité de procédure. Trois mille francs de dommages-intérêts sont accordés à la famille Aubert.

Puis M. le président Bérard des Glajeux prononce la sentence

Marin Fenayrou est condamné à la peine de mort. La Cour ordonne que l'exécution aura lieu à Versailles.

Gabrielle Fenayrou est condamnée aMjf travaux forcés ~erpeh~e.

Lucien Fenayrou est condamné à sept ans de traf~M.rybrcM.

Les-gendarmes soutiennent Lucien; Marin Fenayrou sort le pas assuré, le visage impassible; Gabrielle Fenayrou est pâle comme une morte, mais pas une larme, pas la moindre trace d'émotion on croirait voir une statue'qui marche

L'audience est levée à huit heures au milieu d'un tumulte inexprimable.

Ainsi se terminent ces mémorables débats. Les jurés de Versailles n'ont pas cru à la légende de la femme esclave du mari féroce, vengeant d'une épouvantable manière son honneur, qu'il avait laissé dormir pendant de longues années.

Ils n'ont pas cru davantage à la vengeance de la maîtresse abandonnée et vieillie; se servant des rancunes de l'époux pour vouer à la mort l'amant infidèle. Car, dans ce cas, ils eussent mis le mari au second plan.

Ils se sont rangés à la troisième idée, à celle que j'ai indiquée, que le ministère public a soutenue, que tous les détails de ce drame judiciaire concordaient à mettre en relief; ils ont vu les deux époux unis dans une machination infernale, dans le plus infâme guetapens pour faire disparaître Aubert, associant ainsi leurs haines respectives contre l'ancien élève, l'ancien


amant qui prospérait quand la misère frappait à leur porte, et jetant dans la Seine l'homme qui en savait trop.

C'est pourquoi les jurés ont puni du châtiment suprême Fenayrou, le lâche assassin, accordant à la femme uniquement sans doute parce qu'elle est femme une pitié dont elle est bien peu digne.


A LA COUR DE CASSATION

Paris, 7 septembre.

Le pourvoi des Fenayrou a été examiné aujourd'hui par la Cour de cassation l'audience était présidée par M. Saint-Luc Courborieu, conseiller doyen de la Chambre criminelle; Me Massenat-Déroche soutenait le pourvoi, et M. le procureur général Barbier occupait le siège du ministère public. Il était assisté de M. l'avocat général Desjardins.

Après le rapport de l'affaire, présenté par M. le conseiller Sevestre, Me Massenat-Déroche, avocat des condamnés, a soutenu le pourvoi avec une gran de habileté.

Il a commencé par établir en fait que, malgré les ambiguïtés du procès-verbal d'audience, et les efforts de ses rédacteurs pour constater que le témoin Grousteau avait commencé sa déposition orale lorsque le président des assises lui a lu celle qu'il avait faite devant le juge d'instruction, il y avait eu, au contraire, lecture de cette déclaration écrite avant toute déposition_orale.


En droit, ajoute l'éminent avocat, c'est la violation de ce principe que, devant les assises, la déposition doit être orale.'

Le principe domine aujourd'hui les débats criminels, et l'enchaînement de tous les articles du code d'instruction criminelle qui touchent aux témoins en fait une règle nécessaire. Il faut que la déposition du témoin soit spontanée et qu'elle ne soit pas remplacée par des interrogatoires du président.

Après la plaidoirie de Me Massenat-Déroche, M. le procureur général Barbier pose ses conclusions, qui tendent à l'annulation et à la cassation de l'arrêt de la Cour d'assises de Versailles.

La Cour de cassation, conformément à ces conclusions, casse l'arrêt et décide le renvoi des accusés devant la Cour d'assises de la Seine.


LKS SECONDS DEBATS

Paris,12 octobre.

Cette affaire Fenayrou est usée jusqu'à la corde. Les jurés n'ont plus rien à apprendre, le président n'a plus rien à leur dire, et je serais bien surpris si M° Demange, M° de Royer ou Mc Albert Danet changeaient un seul mot à leurs excellentes plaidoiries de Versailles.

L'audience d'hier s'est prolongée jusqu'à six heures au milieu d'une douce somnolence. M. le président de Thévenard interroge les accusés avec sobriété. Il est évident pour tout le monde que la cause est entendue on écoute à peine, et les douze bons jurés qui n'ont pas, comme nous, le droit de dormir, attendent impatiemment l'heure du verdict. Malheureusement le verdict ne sera rendu que samedi soir, et peut-être samedi dans la nuit.

Donc soyons bref.

Marin Fenayrou est un peu mieux tenu que de coutume. M a une redingote neuve et s'est fait tailler


la barbe. Mais il a gardé l'air fatal qui est indispensable à son système de défense, et à force d'art, il parvient quelquefois à jouer les maris féroces sans trop d'invraisemblance dans l'allure, dans la mimique et dans l'intonation.

Je ne parle pas du frère Lucien, qui continue à faire concurrence aux fontaines Wallace quant à Gabrielle Fenayrou, c'est toujours le même type de petite bourgeoise sèche, bégueule et rechignée, le maintien décent, la mise correcte, racontant le meurtre de « monsieur Aubert )) comme s'il s'agissait d'un assassinat commis sur un indifférent par des gens qu'elle n'aurait jamais vus.

La première heure de l'audience est consacrée aux formalités tirage du jury lecture de l'acte d'accusation par M. le greffier Blondeau; constitution de la partie civile, représentée par Me Bouchot, qui ne réclame plus 25,ooo fr. au nom de la famille Aubert, mais seulement 3,ooo francs, somme allouée précédemment par l'arrêt de la Cour d'assises de Seine-etOise, que la Cour suprême a cru devoir casser. M. le président de Thévenard commence l'interrogatoire de Marin Fenayrou. Il rappelle comment madame Gibon, pharmacienne et veuve, lui donna son officine et sa fille; comment Gabrielle, sortie du couvent à seize ans, épousa à dix-sept ce rustre des montagnes de l'Aveyron.

L'interrogatoire nous montre Marin Fenayrou débauché par la grande ville, pariant aux courses, tournant le roi à l'écarté, délaissant sa pharmacie pour le vermouth à la gomme et le bitter-curaçao, laissant enfin la bride sur le cou à son commis Aubert, qui lui chiffonnait sa femme, mais qui faisait prospérer sa maison.

Marin Fenayrou raconte ensuite avec le plus grand calme les incidents de la journée du crime; l'achat


des tuyaux de plomb, du marteau, de la petite voiture d'enfant destinée au transport du corps d'Aubert; il parle avec complaisance de la confection du bâillon par sa femme, de l'achat, par son frère, de la corde qui devait servir à descendre le corps d'Aubert dans la Seine, du dîner chez le père Lathuile qui précéda l'assassinat. Jugeant enfin le moment venu de faire du mélodrame, il grossit sa voix, crispe ses mains sur la barre et, avec une fidélité de mémoire et d'oreille vraiment surprenante, il réédite dans la même tonalité la tirade à effet qu'il a débitée naguère devant le jury de Seine-et-Oise.

Gabrielle a amené Aubert. Elle lui a dit par ici. Je l'attendais derrière la porte. il a dit quelques mots. puis il a frotté une allumette et il m'a vu. Alors il a jeté un cri d'épouvante. Je l'ai abattu d'un coup de marteau. Il est tombé, mais il s'est relevé bientôt. Une courte lutte. enfinje l'ai terrassé,.j'ai pris le fer de ma canne à epée. J'ai mis le pied sur la poitrine du misérable, et je lui ai dit: «Infâme, lâche, Alphonse de bas » étage, c'est par le cœur que tu m'as fait souffrir, c'est par le » cœur que tu vas mourir » et je l'ai percé.

Ayant achevé cette tirade, qui commence à être connue, Marin tombe sur son banc en essayant de sangloter.

A la reprise de l'audience, M. le président de Thévenard interroge Gabrielle Fenayrou. Il nous la montre prenant part à tous les préparatifs du crime, embauchant son beau-frère le jour de la première communion de son fils, disposant le bâillon qui étouffera les cris d'Aubert, la bougie qui permettra de .voir. clair pour l'achever.

D. Avant d'aller l'attendre à la gare Saint-Lazare, vous êtes entrée à l'église Saint-Louis-d'Antin. N'avez-vous trouvé là aucune bonne inspiration?–R. J'étais affolée. j'avais peur 17


pour la vie de mes enfants, non pour la mienne Savais-je seulement si je reviendrais de Chatou, si mon mari ne me tuerait pas sur le corps d'Aubert (Mouvement).

D. Qu'avez-vous dit à ce malheureux pendant le trajet ? R. Peu de chose. J'étais fort émue. (Rumeurs.) M. Aubert, lui, m'a dit du mal de ma mère.

D. Avez-vous pris part au crime ? R. Non. Mon mari a frappé M. Aubert, qui est tombé, puis s'est relevé. j'ai eu peur. je me suis sauvée dans le jardin.

D. Vous vous êtes jetée sur lui ? R. Je voulais le séparer de mon mari.

D. Non, non, vous avez pris Aubert par le bras, vous lui avez crié x Misérable, vous n'allez pas tuer mon mari, maintenant, J> et, sans vous, peut-être Fenayrou ne l'eût-il pas terrassé i Madame Fenayrou (sèchement). Ce n'est pas du tout ça. D. Pourquoi vous êtes-vous prêtée à ce meurtre abominable ? R: Je vous l'ai dit, je craignais pour mes enfants. D. Aubert allait se marier, vous le saviez?- R. Je l'avais engagé moirmême au mariage. J'étais seulement peinée de voir qu'il cherchait une femme « par les affiches ».

Gabrielle Fenayrou s'assied sur ce trait, sans avoir donné la plus petite marque d'émotion. On ne tirera jamais rien de cette femme.

L'interrogatoire de Lucien clôt la série. Les dépositions des témoins n'apportent aux débats aucun élément nouveau.

Je retiens seulement celle de madame Gibon, mère de Gabrielle Fenayrou.

Cette malheureuse femme, en grand deuil, le visage amaigri, toute voûtée, est en proie à une exaltation qui fait mal à voir. Elle s'écrie d'un air égaré Je jure que ma fille n'est pas coupable Elle a été anéantie par le repentir do sa faute. C'est ma fille. Messieurs les jurés, il y a des pères de famille parmi vous. Une mère connalt bien


son enfant. Gabrielle est ma vie, mon trésor, rendez-la moi (Émotion profonde.)

M. le président. Vous avez su la scène du 24 mars dernier 1 Madame Gibon. Oui. Marin voulait la tuer. je l'ai tenue deux heures entre mes bras. il avait un pistolet. j'aurais voulu mourir. je n'ai pas pu j'espérais qu'il lui pardonnerait. Ah! si j'avais su qu'il voulait que Gabrielle l'aidât à tuer Aubert. je ne la lui aurais pas rendue' Écoutez. tous les jours, j'allais retenir la place de ma fille au catéchisme. c'était la retraite de première communion de son fils. je me disais « Elle ne viendra pas il l'aura tuée Quand elle arrivait, je bénissais Dieu (Sensation.)

D. Marin Fenayrou n'était pas très bon pour vous Pendant le siège de Paris, au lendemain de son mariage, il vous a mise à la porte de sa maison. (Bruit.)

Madame Gibon. II était mal conseillé par sa famille D. Gabrielle voyait souvent madame Barbey, sœur d'Aubert ?–R. Pour son malheur. Si madame Barbey avait éloigne Gabrielle de ce malheureux, elle aurait encore son frère, et j'aurais, moi, ma fille.

Madame Gibon se retire au milieu de l'émotion générale.

13 et 14 octobre.

Après la plaidoirie de M" Bouchot, pour la partie civile, le réquisitoire de M. l'avocat général Boucher et la triple défense, le jury entre en délibération. Il revient au bout d'une heure. Le chef du jury donne lecture du verdict.

Lucien Fenayrou est ac~Ht~e. Au fond de la salle, les camarades d'atelier applaudissent. Puis on emporte une femme évanouie la femme de Lucien Marin Fenayrou et Gabrielle obtiennent tous deux des circonstances atténuantes. Le grand tumulte .des Cours d'assises s'élève et mugit. Il est évident que la foule est stupéfaite, qu'elle s'attendait au châtiment


suprême pour les deux époux, et surtout pour la femme. M. le président de Thévenard impose le silence.

La Cour condamne les deux époux aux travaux _/brcM<er~eYH~e.

Gabrielle écoute impassible, marmoréenne. Marin Fenayrou se penche sur la barre et, très simplement « Merci, messieurs les jurés, dit-il, d'avoir acquitté mon frère. »

Les gardes emmènent Marin et Gabrielle, séparément. Les deux condamnés ne se reverront plus, avant longtemps du moins. Fenayrou sera embarqué le mois prochain pour la Nouvelle-Calédonie; Gabrielle ira dans une maison centrale, car la loi, plus dure pour la femme que pour l'homme, veut qu'elle subisse la peine des travaux forcés dans les prisons destinées aux recluses.

Un détail les circonstances atténuantes ont été admises à l'unanimité de même, c'est à l'unanimité que Lucien Fenayrou a été acquitté. Le petit voyage de Chatou ne lui aura pas coûté cher.

Je ne ferai aucune observation sur ce second verdict.

Un seul mot

II y a deux mois, Marin Fenàyrou était condamné à mort. Puis l'arrêt de Versailles fut cassé parce-que la déposition de M. Grousteau avait été irrégulièrement reçue. Aujourd'hui la Cour d'assises de la Seine a laissé au meurtrier sa tête..

De telle sorte que Marin Fenayrou fût mort en place publique à cause du premier amant de sa femme, et qu'il vit à cause du second (t).

(t) Marin Fenayrou a été transporté en Nouvelle-Calédonie Gabrielle est détenue dans ta maison centrale de Clermont (Oise); ses compagnes, indignées contre la femme qui a livré son amant, font autour d'elle le silence.


LA PATERNITÉ DU PHARMACIEN BLANDET

Paris, 24 novembre.

M. Blandet était, il y a quelques années encore, nh~rm~(,,1pn r;ane la nnartinr rlP~ ~Tallo~ 11 ~:n7o:1;'t

pharmacien dans le quartier des Halles il avait amassé une très belle fortune, et il n'était point heureux. Marié à une femme charmante, M. Blandet n'avait pas d'enfants.

A quarante ans, ayant répété bien souvent qu'il avait assez travaillé, puisqu'il devait mourir sans postérité, le pharmacien vendit sa maison et se fit bâtir à Passy une villa élégante, qu'il habite toujours. Les deux époux s'étaient installés là depuis quelques mois quand se produisit un événement inespéré M. Blandet annonça à ses amis qu'il allait être père. Il suffisait de jeter un coup d'œil sur madame Blandet pour avoir la certitude qu'il ne se trompait point. Le 17 décembre !8y5, la mère était heureusement délivrée M. Blandet déclarait à la mairie de Passy la naissance d'une fille légitime, et, quelques semaines plus tard, on célébrait dans un festin de relevailles le bonheur tardif de l'ancien pharmacien.

XIII


Il y avait alors dans un café-concert de boulevard extérieur une demoiselle Jane Pommert, d'origine belge, qui, devenue enceinte des oeuvres d'un comique-grime, nommé Bourgès, était venue faire ses couches chez une sage-femme, Gabrielle Granas, ancienne cliente de M. Blandet.

La grossesse de Jane Pommert coïncida avec la grossesse de la femme du pharmacien les deux accouchements eurent lieu le même jour: seulement la chanteuse de café-concert mit au monde une fille, et madame Blandet accoucha. d'un paquet de linge. Quelques heures après l'événement, la fille de Jane Pommert était portée dans le petit hôtel de Passy, placée délicatement dans le berceau élégant que madame Blandet avait fait apporter près de son lit, et l'enfant de l'amour devenait la fille légitime de l'ancien pharmacien des Halles.

Cinq années entières la petite fille grandit et fut choyée dans sa famille d'adoption. M. et madame Blandet l'adoraient; elle fût devenue une riche héritière et n'aurait jamais connu sans doute le secret de sa naissance, si Jane Pommert n'avait songé à exploiter indignement la situation. Cette fille, qui aurait dû bénir le Ciel pour le bonheur promis à son enfant, oublia tout sentiment maternel et organisa autour de M. et madame Blandet le plus éhonté chantage. Jane Pommert savait bien qu'elle « tenait » l'ancien pharmacien en lui emmenant sa fille, en déclarant à la mairie de Passy un état civil fabriqué, M. Blandet avait commis un rapt et un faux il avait la Cour d'assises en perspective, et, pour éviter la Cour d'assises, il achèterait à n'importe quel prix le silence des indiscrets. On résolut de le lui faire acheter fort

cher.

Jane Pommert, qui avait quitté Bourgès, venait de prendre un autre amant, le sieur Domé, artiste ly-


rique ce dernier, marié et père de famille, avait abandonné femme et enfants pour aller vivre avec elle. On débuta par un coup hardi M. Blandet fut sommé de payer trois cent mille francs, s'il ne voulait être dénoncé sur l'heure au procureur de la République.

Le malheureux pharmacien, faussaire naïf, bondit à cette sommation terrible il voulut résister, et puis il comprit que, dans la situation qu'il s'était faite, il ne lui restait qu'à payer il paya.

Et il paya plus d'une fois. Jane Pommert possédait un oncle, ancien commissaire de police, devenu jurisconsulte, qui cria au scandale, qui apparut sous les traits classiques du vieux parent indigné, ce qui permit de pratiquer sur l'infortuné pharmacien la seconde saignée elle fut de cent cinquante mille francs.

Domé, lui, se chargeait d'économiser les capitaux il acheta notamment cent cinquante obligations des chemins de fer du Nord, et il eut soin, l'habile homme, de faire inscrire les titres, non point au nom de Jane Pommert, sa maîtresse, mais. à son nom. C'était plus sûr, disait-il, plus sûr pour lui.. Avec le reste de l'argent, .Domé arrosa toute sa famille il couvrit d'or plusieurs cousins, assura une pension à sa mère, et, comme cette dernière avait un amant, le père Charles, qui était chasseur, Domé loua au père Charles une chasse à proximité de Paris. On pense bien que l'amant de Jane Pommert ne s'oubliait pas lui-même. Il vivait en nabab, faisant des voyages d'agrément, manifestant une préférence marquée pour la mer, et ne revenant de Trouville ou de Dinard que pour se reposer Fontainebleau, où il faisait bâtir.

Cette petite existence aurait duré sans doute jusqu'à complet épuisement de la cassette du pharmacien,


sans un incident malencontreux et tout à fait imprévu. Jane Pommert 's'était souvenue qu'elle avait en Belgique un vieux père, et/en bonne fille, elle avait -acheté au vieillard un fonds de liquoriste. Pommert père entra en possession, mais, la vocation lui faisant défaut, il préféra l'argent sonnant au comptoir en zinc, et vendit bientôt son établissement à un neveu. Le neveu l'acheta fort cher et ne paya pas. Poursuites, protêts, saisie; furieux, le neveu Pommert alla trouver le premier amant de Jane, Bourgès, le comique-grime qui était, en somme, le véritable père de l'enfant cédée à M. et madame Blandet. La situation de Bourgès était des plus dignes d'intérêt. Pendant que tout le monde avait part à la curée, savez-vous ce qu'il avait reçu ? mille francs Comment, c'était lui qui avait semé, et c'était son successeur, c'était Domé qui achetait par douzaines les obligations du Nord, qui louait une chasse à l'amant de sa mère, qui dorait sur tranches ses parents les plus éloignés! Cela ne pouvait durer ainsi. Quelques jours après, le Parquet recevait une dénonciation en règle Jane Pommert et les époux Blandet étaient arrêtés. Ils subirent une longue détention préventive, mais le Parquet, ayant sans doute égard aux bonnes intentions du pharmacien et de sa femme, et les trouvant assez punis par la perte d'une partie considérable de leur fortune, fit rendre en leur faveur et il le fallait en faveur de Jane Pommert, assurément bien peu intéressante, une triple ordonnance de non-lieu.

C'est ainsi qu'avorta une affaire d'assises qui eût eu certainement son retentissement mais le procès revient aujourd'hui sous une autre forme

Au début de la procédure criminelle, la police avait mis la main sur les épaves de la fortune arrachée aux époux Blandet des saisies avaient été opérées sur les


valeurs détenues par Jane Pommert, et sur ces chères' obligations du Nord mises en réserve par le prévoyant Domé. Or, Domé osa revendiquer la restitution de ces titres

Le tribunal civil repoussa cette réclamation cynique par un jugement sévèrement motivé et dont voic i les termes

Le Tribunal,

Attendu que tous les documents de la cause et notamment des aveux faits par la fille Pommert elle-même au cours de l'instruction criminelle, il résulte que c'est à l'aide de menaces et par des manœuvres frauduleuse3 qu'elle a arraché à la faiblesse de M. Blandet les sommes et valeurs saisies sur elle et sur Domé;

Que non seulement Dôme a commis les manœuvres, mais qu'il en a été l'un des instigateurs et des complices; Que la fille Pommert et Domé n'ont placé sous le nom de celui-ci 250 obligations Nord qu'en vue de se soustraire à une revendication de Blandet

Que l'article 2,279 du Code civil qui est invoqué par Domô repose sur la bonne foi et que, dans le cas même où Domé ne se serait pas, à l'origine, honteusement associé aux pratiques de la Htle Pommert, il est constant qu'il n'a jamais détenu les pâleurs litigieuse3 qu'à titre de receleur.

L'argent ayant été rendu au pharmacien, la fille Pommert et sa bande résolurent de lui soutirer de nouveaux subsides, en le menaçant de lui reprendre l'enfant qu'il aimait. Et, en effet, M. Blandet ayant fait cette fois la sourde oreille, Jane Pommert introduisit devant le tribunal civil une demande en revendication de maternité.

Me Rodolphe Rousseau a soutenu cette réclamation de Jane Pommert, en affirmant que sa cliente agit uniquement par amour maternel et qu'elle est 17.


restée personnellement étrangère au chantage organisé par ses amants autour de l'ancien pharmacien. Me Fontaine de Rambouillet, au nom de M. et madame Blandet, a répondu que la qualité de mère de Jane Pommert n'est nullement établie, que la sagefemme avait d'abord déclaré à M. Blandet que l'enfant qu'elle lui livrait avait pour mère une institutrice de la Ferté-sous-Jouarre, et que ce n'est que plus tard que Jane Pommert, amie intime de cette sagefemme, a songé à prendre l'emploi lucratif de mère pour faire chanter M. Blandet.

Me Fontaine de Rambouillet a supplié le tribunal de ne point faire sortir la petite fille du milieu recommandable où elle est élevée, pour la livrer à la malheureuse qui la réclame et au triste personnel qui entoure cette fille indigne.

Conformément aux conclusions de M. le substitut Rau, le tribunal a déclaré que Jane Pommert ne prouvait pas légalement qu'elle fût la mère de l'enfant adoptée par M. Blandet, et il l'a déboutée de sa demande.

La petite fille restera dans la famille honorable qui l'a recueillie.


LE CRIME DU PONT DE L'ESTACADE

Paris, 15 juin.

Quelle triste destinée est celle de madame Rossignol, la femme de l'accusé d'hier

Active, laborieuse, entendue aux affaires, à la tête d'une excellente maison de commission aux Halles, elle perd dans les circonstances les plus lamentables son premier mari, M. Bouffard, tué à la suite d'une querelle par un ouvrier congédié.

Elle reste avec une petite fille charmante, Clémence, qui a aujourd'hui dix ans, et, pour son malheur, elle se remarie. Celui qu'elle épouse, Rossignol, est un ivrogne, un fainéant, une brute, qui dépense au cabaret l'argent du ménage et qui voue une haine implacable à la petite Clémence, l'enfant du premier lit. Enfin, dans la nuit du 3 au~ janvier dernier, après avoir promené la petite fille de cabaret en cabaret pendant toute la journée précédente, Rossignol emmène l'enfant au pont de l'Éstacade et la jette dans la Seine. Dieu voulut que deux mariniers fussent té-

XIV


moins de cet abominable crime et qu'ils sauvassent la victime.

La gracieuse enfant, que cette petite Clémence Bouffard La voici au premier banc des témoins, pleurant bien fort à la vue de son beau-père entre deux gendarmes, et toute pâle encore des suites de sa terrible aventure. Elle est coquettement vêtue d'un costume en soie noire, sur lequel tranche le blanc de sa collerette brodée un grand chapeau de paille à bords retombants, orné d'une plume également blanche, couvre sa petite tête éveillée, fine, intelligente et douce. Cette fille d'artisans a la pâleur mate etaris-~ tocratique des enfants de haute race.

Quant à Rossignol, quel contraste Qu'on se figure un affreux drôte hirsute, à la barbe sale, maigre et blême, les yeux caves, les vêtements débraillés, et cette voix rauque à l'accent canaille qui ferait reconnaître, entre mille ivrognes, l'ivrogne des basses couches parisiennes.

Le siège du ministère public est occupé par M. l'avocat genéral Maillard; M. le président Hardouin dirige les débats.

Au banc de la défence, M" Georges Lachaud. On savait, dès le début, que l'habile avocat poserait la question sur le terrain de l'irresponsabilité résultant de l'alcoolisme.

Rossignol, qui a parfaitement la conscience des choses, s'est admirablement prêté au rôle de brute qu'on voulait lui faire jouer. Il a pris tout de suite l'allure du Jean Hiroux larmoyant et persécuté par la société.

Vos nom et prénoms. lui demande M. le président Je refuse de repoudre.

Pourquoi ? 1

Non. Tuez~moi si vous voulez; l'instruction n'a pas été as-


sez loyale. Quand je serai mort, vous ferez un roman sur moi Soyez du moins attentif à la lecture de l'acte d'accusation, reprend M. le président Hardouin.

Je la connais, votre accusation. Après toutes les menteries qu'on a dites sur moi, et tous les cancans de ma femme, vous ne pouvez que me condamner. Moi je suis libre de ne pas vous répondre

Tout interrogatoire étant impossible, le président passe immédiatement à l'audition des témoins. C'est tout d'abord un des deux mariniers qui'ont retiré la petite Clémence de la Seine. Ce brave homme, qui s'appelle Musard, fait en termes pittoresques le récit du drame auquel il a assisté

Dans IanuitduSau.4 janvier, dépose-t-il, j'étais avec mon camarade Trinquellet à la pèche en bateau, près du pont de l'Estacade.

Sur les minuit trois quarts, Trinquellet aperçoit deux ombres qui se promenaient sur le pont.

Regarde donc, fait-il, voilà deux amoureux qui ne craignent pas la gelée.

<– Mais non, lui dis-je à mon tour. Est-ce que tu ne vois pas que c'est une petite fille qui conduit un aveugle JO Au même moment un cri terrible arrive jusqu'à nous, et je vois l'homme balancer l'enfant au-dessus du pont, puis la précipiter dans la Seine. Ma foi, nous sommes arrivés, à force de rames, avant qu'elle eùt seulement fait le plongeon, et nous l'avons ramenée dans notre bateau. Pauvre mignonne, elle était évanouie. Nous l'avons portée tout. de suite au bureau de police, où on l'a réchauffée.

D. Y a-t-il eu une lutte entre l'homme et l'enfant R. Une lutte d'une seconde, d'un rien de temps.

D. Et puis ? R. Et puis, l'homme a pris son parapluie, qu'il avait déposé près de la balustrade pour avoir les mains libres, et il a disparu dans la direction du quai Henri IV.


D. Quelle hauteur pouvait avoir la Seine ? R. Dans les trois mètres.

D. Si vous n'aviez pas été là, que fût devenue l'enfant ? R. Elle aurait été entraînée par le courant sous des bateaux à charbon, où il eût été impossible de l'aller chercher. D. La petite n'a pas tardé à reprendre ses sens ? R. Oui. D. Qu'a-t-elle dit ? R. Elle a dit « C'est papa. » et.s'est mise a. pleurer.

Elle nous a dit aussi qu'elle s'était accrochée avec ses petites mains à la balustrade et que son père lui avait fait lâcher prise. (Sensation.)

D. L'homme était-il ivre ? R. Non, non. On voit bien quand un particulier a bu. Celui-là marchait droit.

D. (à Rossignol). Qu'avez-vous à répondre?

L'accusé (d'un ton emphatique). Rien, j'ai la liberté de ma conscience pour moi. J'ai été pour l'enfant plus qu'un père. (Explosion de rumeurs.) Certainement. Je ne suis pas un hypocrite, moi, ni un faiseur de simagrées. Je n'étais pas toujours à l'embrasser, mais je ne lui ai jamais fait de mal. (Nouvelles rumeurs.)

(Se rasseyant avec humeur.) Du reste, je ne sais pas ce qui s'est passé. Je ne me souviens de rien. J'étais ivre.

Le sous-brigadier Bigeyre, des gardiens de la paix J'éta~ au poste Saint-Paul, où les deux mariniers ont conduit la petite fille.

Elle tremblait de tous ses membres. Nous l'avons frictionnée et réchauffée. La pauvre enfant ne se plaignait pas et ne voulait pas nous dire le nom de son père. (Mouvement.)

Vers trois heures du matin, deux femmes, madame Rossignol et une parente, sont venues nous demander si nous n'avions pas trouvé une enfant.

Nous n'avons pas voulu leur raconter ce qui s'était passé, et nous leur avons simplement dit que la petite s'était perdue, qu'elle était retrouvée, qu'on la leur ramènerait le lendemain matin.


J'ai demandé à madame Rossignol où elle demeurait et je suis parti pour arrêter son mari.

Rossignol dormait d'un sommeil très calme. (Sensation.) Il ne nous entendit pas entrer. Nous l'avons réveillé en le posant par terre. 11 était comme abruti et il s'est habillé sans mot dire. C'est seulement au bas de l'escalier qu'il a demandé pourquoi on venait l'arrêter.

Mademoiselle Lasne, maîtresse de pension La petite Clémence était chez moi depuis le mois d'octobre. L'enfant était très intelligente, très gentille, et adorée de toutes ses compagnes.

Elle aimait bien sa mère, et même son beau-père Rossignol, qui lui témoignait une affection bruyante et exagérée cependant je fus frappée de l'expression singulière qu'avait son visage quand il parlait à l'enfant.

Elle partit en vacances de jour de l'an le 30 décembre. Son père voulait l'emmener à Chevilly, près Orléans, où il a un enfant en nourrice. Il désirait rester huit jours par là, et, comme je lui fis observer que !e congé était trop court, il offrit de renvoyer l'enfant de Chevilly à Paris, seule, en wagon, au bout de trois joura, ayant besoin, dit-il, de rester lui-même làbas. Enfin sa femme le dissuada de ce projet.

Cettedépositiondemademoiselle Lasne estcapitale. Evidemment, Rossignol voulait emmener l'enfant à Chevilly pour se débarrasser d'elle, bien plus sûrement qu'à Paris.

L'audiencier amène ensuite à la barre la petite Clémence. (Mouvement de sympathie général.) M. le président. Comment vous appelez-vous, mon enfant ? R. Clémence Boua'ard.

D. Quel âge avez-vous ? R. Dix ans.

D. Vous allez bien nous dire la vérité. Vous étiez en pension chez mademoiselle Lasne ? R. Oui.

D. Votre maman v enait-elle vous voir ? R. Oh oui.


D. Et Rossignol ? R. Pas souvent.

D. Est-ce qu'il vous aimait bien ?

L'enfant hésite, puis fait signe que non. M. le président reprend

Pourtant, il vous embrassait ? R. Oh oui, mais, quand je voulais l'embrasser, moi, il retournait la tête. (Mouvement.) n.Aujour'de l'an, vous avez passévotre congé chez votre tante, madame Masson qu'est-il arrivé le 3 janvier ? R. Papa est venu me prendre pour aller promener après déjeuner. U devait m'emmener voir ses parents à Montrouge. Nous sommes d'abord passés boulevard Scbastopol. Papa a donné sa pipe à garder à une marchande d'huîtres, parce qu'il allait en voyage, lui ditil, puis nous sommes partis pour Montrouge.

En passant le long du boulevard Saint-Germain, je regardais les petites boutiques du premier de l'an. Papa m'entrainaiten disant qu'il était pressé.

A Montrougo, papa est allé d'abord au cabaret avec son beaufrère, M. Chapelet.

D.'Ne vous a.-t-on pas offert un verre de vin!–R. Oui, mais j'airefusé.

Après, papa est allé voir sa mère. ils se sont disputés et il lui aditdesgrosmots.

Papa m'a ensuite conduite dans un autre cabaret, où on m'a a offertencore du vin. Ensuite il a pris une voiture et s'est fait conduire rue Montmartre, où nous sommes entrés encore. dans un autre cabaret.

Je m'ennuyais, j'avais faim; je dis à papa que maman nous attendait pour le diner. Un monsieur qui buvait avec papa m'a donné une cerise à l'eau-de-vie et il a appelé son chien pour que je joue avec lui. D. Quand êtes-vous sortis ?– R. A la nuit. Papa a pris encore une voiture et nous a fait conduire chez un marchand de vin, bien loin.

M. le président. C'était rue Saint-Antoine. Vous avez dtne


R. Oui, il y avait un petit garçon avec qui j'ai joué, et puis papa a causé bien tard j'avais grande envie de dormir. Vers minuit, Rossignol se décida à emmener Fenfant, qui tombait de sommeil. La petite et lui s'engagèrentsur la place de la'Bastille et arrivèrent jusqu'au pont de l'Estacade. Clémence Bouffard poursuit Papa me dit « Tu vois bien, ça c'est le pont tremblant, » Alors, je lui ai répondu, si c'est le pont tremblant, je ne veux pas aller dessus, j'ai peur.

Mais il m'a pris la main, après avoir allumé une cigarette, et il m'a entraînée.

Un moment après, il a manqué de tomber.

Tu voudrais bien que je me fasse du mal, dit-il.

Mais non, papa.

Tais-toi, Y a-t-il du monde ? 1

Non, nous sommes seuls.

Alors, il a posé son parapluie près de lui, et il m'a prise dans ses bras.

J'ai bien vu qu'il voulait me jeter dans l'eau, j'ai crié et je me suis accrochée à la balustr&de. Et alors.

M. le président. Alors ?.

La petite fille (fondant en larmes). Je ne sais plus rien. je me suis réveillée dans un bateau. j'avais bien froid. (Sensation prolongée.)

Je regarde Rossignol. Le misérable est impassible. Pas la moindre marque d'émotion.

M. le président (à l'accusé). Cette enfant dit-elle bien la vérité! `

Rossignol (d'une voix mielleuse). En y mettant un peu de complaisance (Rumeurs.)

Me Georges Lachaud. La petite <IIio a bien été menée chez quatre marchands de vins.

Clémence Bouffard. Oui, monsieur, quatre. Même, chez le second, papa m'a fait réciter des vers; il a dit que j'apprenais


bien, que j'avais bien-de la mémoire, et tous ses amis m'ont fait des compliments.

La petite fille, qui n'a pas eu un mot d'aigreur contre son infâme beau-père, et qui est certainement une bonne petite nature, est ramenée au banc des témoins, au milieu de la sympathie attendrie de tous les assistants.

L'audiencier appelle la mère, madame Rossignol. C'est une femme d'une trentaine d'années, grande, brune, très convenablement mise, et toute sa personne offre un parfait contraste avec celle de son indigne mari. La pauvre femme sanglote à faire pitié, et M. le président Hardouin suspend les débats pendant quelques instants pour lui laisser le temps de se remettre. Madame, demande-t-il, Rossignol aimait-il la petite Clémence? R. Non, monsieur. Il ne pouvait pas la voir. Dès 1877, il m'a forcée de l'éloi~ner de la maison, parce que c'était, disait-il, une bouche inutile. (Bruit.) J'ai dû placer ma pauvre enfant chez des parents, jusqu'au mois d'octobre dernier, épo-. que à laquelle je l'ai mise en pension.

Et puis, ajoute madame Rossignol avec un soupir, moi j'étais plus tranquille pour la petite, quand elle était loin de lui. (Son- sation.)

D. Cependant il semblait l'aimer?- R. Oui, oui, devant les étrangers il se donnait des airs comme cela.

D. Il était paresseux ? R. Jamais il n'a travaillé. Il passait son temps à boire.

Quand il était ivre il me battait; plusieurs fois, il m'a mise & la porte, la nuit, en chemise. J'ai dû aller coucher chez des voisins.

D. Vous avez commencé un procès en séparation ? R. Mais je l'ai abandonné, à cause de la petite. J'ai préféré souffrir. D. Le 3 janvier, vous avez attendu vainement votre mari pour le diner ? Oui, j'étais dans une inquiétude mortelle. J'ai passé la soirée, la moitié de la nuit à la fenêtre, regardant, écoutant.


Enfin, vers deux heures du matin, un fiacre s'est arrêté devant ma porte. Rossignol en est descendu, seul, et il a demandé son numéro au cocher, en criant

Ça peut être utile.

Je me suis précipitée en bas.

Ma fille, ai-je crié, où est ma tille t

Il a fait celui qui pleure et il m'a répondu que, pendant qu'il était dans un urinoir, rue Saint-Antoine, Clémence avait disparu. Et puis il s'est mis & table, et il s'est couché. (Rumeurs violentes.)

Moi, je suis sortie comme une folle, appelant Clémence. Je me dirigeais vers la Seine c'était comme un instinct. (Sensation.) Enfin, le bon Dieu m'a conduite au poste de police, où j'ai retrouvé mon enfant!

Madame Masson, grande-tante de l'enfant, qui a négocié, la pauvre femme! ce triste mariage, et qui ne se le pardonnera jamais, fait le plus grand éloge de la petite Clémence et de sa mère. Quant à Rossignol, c'est, dit-elle, un misérable et un fourbe. Madame Masson ajoute que la pauvre enfant n'est pas encore guérie elle a un tremblement nerveux, et des cauchemars terribles troublent son sommeil.

Le concierge de la rue du Renard, où demeurait Rossignol, vient ensuite rappeler un propos effroyable.

Le 3 janvier, quand le misérable vint prendre la petite fille pour cette promenade qui eût pu être la dernière, le témoin regarda l'enfant si gentille et si coquettement parée et il dit

La belle petite fille

Oui, dit Rossignol, elle sera une belle demoiselle. si elle vient à dix-huit ans. (Mouvement prolongé.)

Les dernières dépositions sont celles des amis de cabaret de Rossignol et des marchands de vin dont il


était le client assidu. Dès l'âge de seize ans, il s'est imbibé d'absinthe et d'alcool, au point que des crises épileptiformes'se sont produites, et, en dernier lieu, il était tellement singulier, soit qu'il fût ivre, soit qu'il cuvât l'ivresse de la veille, que ses amis l'avaient surnommé /egT.M~/bM.

Prenant texte de ces témoignages, M° Georges Lachaud demande le renvoi de l'affaire à une autre session, pour que l'état mental de son client soit examiné. A la stupéfaction générale, la Cour fait droit à ces conclusions.

Elle commet les docteurs Blanche, Mottet et Lasègue, pour étudier Rossignol au double point de vue de l'alcoolisme et de l'épilepsie.

Le procès est remis à une date indéterminée. 28 octobre.

Les médecins légistes ont étudié Rossignol et ils ont déclaré que l'assassin du pont de l'Estacade était parfaitement responsable de ses actes. Le procès revient donc devant le jury sans que le meurtrier ait, cette fois, la possibilité de jouer la folie.

Mais Rossignol ne se décourage pas pour si peu. Le voici à son banc, avec sa vilaine face blême, son ceil mauvais, sa moustache trempée dans l'absinthe, gesticulant et vociférant, traînant sa voix faubourienne avec des intonations moqueuses, divaguant à plaisir afin d'essayer de faire croire qu'il a laissé, au fond des milliers de bouteilles qu'il a vidées, une partie de sa raison. Voici un échantillon de l'interrogatoire auquel il a, cette fois, daigné répondre

D. Vous êtes né à Paris ? R. Oui, à. AfbHtpen~.Me. D. Vous avez été mauvais soldat. Le certificat de bonne conduite vous a cté refuse. Libëré du service, vous avez fait la con-


naissance d'une veuve, madame Bouffard, à laquelle une parente venait de laisser un fonds de commerce de primeurs assez important.

Vous avez épousé madame Bouffard, qui avait de sou premier mariage une enfant charmante, la petite Ciéma;:c3, aujourd'hui âgée de dix ans.

Vous avez, on peut le dire, vécu aux dépens (le votre femme, ne travaillant jamais, vous grisant à journées faites, battant cette malheureuse.

Rossignol. De quoi Je l'ai battre cinq fois Tout le monde a fait ça (Hilarité.)

D. Vous avez maltraite votre femme à ce point qu'elle a commencé une instance en séparation et qu'elle a quitté momentanément Paris pour se réfugier à Chevilly, près d'Orléans, dans sa famille.

Rossignol. C'est la faute au Seize-Mai. (Mouvement d'étonnement.)

M. le président. Expliquez-vous ? R. Oui, elle est partie pour la province à cause de la mauvaise comédie qui se jouait à Paris. (Hilarité prolongée.)

En 1880, Rossignol, provisoirement toléré par sa femme, commence à s'informer de ce qu'il adviendrait de la petite fortune de sa belle-nlle deux cents francs de rente si la petite Clémence disparaissait. Rossignol refuse de s'expliquer sur ces démarches. Tout ça, hurle-t~-il, c'est des inventions du monde. Avec la méchanceté, on arrive à tout. C'est la calomnie qui m'a rendu' méchant. J'afRrme à la justice que je suis une victime. Mettezvous à ma place, mon président.

M. le président. En 188), votre femme a mis sa petite fille en pension.

Le 1" janvier dernier, l'enfant estveuue eu vacances de jour de l'an chez sa mère. EUo a déjeuné chez une parente, on lui a fait réciter au dessert une pièce de Victor Hugo, et quelqu'un a dit « Quelle jolie~itle ce sera à dix-huit ans »


Et vous, vous avez répondu dix-huit ans, on~ si elle y a?'?'Me.' (Sensation.)

Le lendemain, 2 janvier, sous prétexte d'aller voir vos parents à vous, vous avez trainé l'enfant tout l'après-midi de cabaret en cabaret; à deux heures, vous buvez un litre dans un débit de Montrouge à cinq heures vous y êtes encore à onze heures du soir, on vous retrouve dans un cabaretdu faubourg Saint-Antoine. R. Je ne me rappelle plus, j'étais l'ivresse même. M. le président. Si je précise, c'est dans l'intérêt de la vérité, et je vous engage à rester calme dans votre intérêt propre. Rossignol (avec une voix à la Jean Hiroux). J'en suis digne, mon président!

D. Vous prétendez ne vous souvenir de rien; vous étiez ivre? 1 -R. Dame, c'était un lundi.

M. le président. Comment, un lundi ? Le 2 janvier tombait cette année un mardi R. Ah dame, pour l'ouvérier, le mardi, c'est encore un petit lundi. (Hilarité générale.) M. le président rappelle que Rossignol quitta le cabaret du faubourg Saint-Antoine vers onze heures et demie du soir. Il traîna jusqu'au pont de l'Estacade la petite Clémence, qui pleurait en disant timidement

Qu'est-ce que va dire maman ? elle nous attendait pour dîner.

Tu vas bien voir ce qu'elle dira, répondit brutalement Rossignol.

Arrivé au pont de l'Estacade, il regarda autour de lui, et, ne voyant personne, il fit quelques pas Ça, dit-il à Clémence, c'est le pont qui tourne. Mais si c'est le pont qui tourne, fit l'enfant, je ne veux pas aller dessus.

Avance, ordonna-t-il, et elle le suivit.

Arrivé au milieu du pont, l'assassin posa soigneusement son parapluie sur le parapet, puis, soulevant la petite Clémence, il la balança un instant dans le vide, et la jeta dans la Seine.


L'enfant pouvait être broyée contre les piles du pont, elle pouvait périr sans aucun secours dans cette nuit d'hiver Dieu ne voulut pas que cette innocente mourût. Il y avait là deux mariniers qui allaient et venaient sur leur bateau. Ces braves gens virent l'assassin, ils virent la victime, ils se jetèrent bravement dans le fleuve et furent assez heureux pour sauver la petite fille.

Cependant Rossignol avait repris son parapluie, appelé un fiacre et, à deux heures du matin, il rentrait chez lui, en pleurnichant, et racontait à sa femme que l'enfant avait disparu faubourg Saint-Antoine, pendant qu'il allumait un cigare chez le marchand de tabac. Et, pendant que la mère affolée courait de poste de police en poste de police, Rossignol se mettait au lit, et il dormit

Les jours qui suivirent, il écrivit de Mazas à sa femme pour lui demander de l'argent, et pour savoir comment allait sapauvre petite Clémence, miraculeusement retrouvée.

Je ne veux pas développer davantage le compte rendu de cette triste affaire. Elle a déjà été racontée en détail lors des premiers débats. Madame Bouffard et la petite Clémence sont revenues à l'audience, toutes deux très calmes, trop miséricordieuses pour le monstre, l'accusant aussi peu que possible, parlant à peine.

M. l'avocat général Maillard a requis la peine de mort Me Georges Lachaud, dans l'impossibilité d'assister cette fois l'accusé, avait demandé à un de ses jeunes et distingués confrères du barreau, Me Corne, de plaider pour Rossignol. Me Corne a prononcé une défense très brillante, en mettant surtout en relief l'affaiblissement des facultés mentales de son client. Cependant j'ai dit que les médecins légistes avaient conclu énergiquement à la complète responsabilité de


l'assassin, ivrogne, incorrigible, mais ivrogne ayant commis son crime après l'avoir longuement prémédité, et non sous l'influence du vin.

Les jurés ont estimé sans doute que, la petite Clémence Bouffard ayant été sauvée, ils pouvaient être indulgents pour le meurtrier, et Rossignol n'a été condamné qu'aux travaux forcés à perpétuité. Le gredin, qui avait si bien joué la folie à la première audience, s'est montré cette fois parfaitement calme, et il est sorti de l'audience enchanté du verdict.


LES PROCÈS ANARCHISTES

L'année 1882 marque une évolution nouvelle de l'armée socialiste et anarchiste. Pour la première fois depuis la Commune, les révolutionnaires passent des paroles aux actes, et la « justice bourgeoise est forcée d'intervenir.

Deux procès permettront d'étudier ce mouvement que, pour notre malheur, les années à venir verront sans doute se dessitiet- et se généraliser davantage l'affaire du gréviste Fournier, qui tira sur un patron à Roanne, et l'affaire des troubles de Montceau-les-Mines.

J'ai cru devoir réunir dans le mémo chapitre ces deux procès qu'il faut rapprocher l'un de l'autre, parce que la lueur du pétrole les éclaire tous deux.

1

LE GRÉVISTE FOURNIER

Mont)]rison,20juta.

Aujourd'hui comparaît devant la Cour d'assises de la Loire, séant à Montbrison, Pierre Fournier, ce jeune ouvrier tisseur qui a tiré sur un patron pendant la dernière grève de Roanne.

XV


Cet enfant perdu de la révolution sociale, qui en est déjà à l'assassinat quand les ~rava~/eMr~ n'en sont encore qu'à la grève, n'a pas plus de dix-neuf ans. C'est dire qu'il faut voir en lui un halluciné, un malheureux affolé par la haine que les déclamations des orateurs d'atelier ont fait naître et ont entretenue dans son esprit.

Certes, Fournier n'est pas excusable et le jury de la Loire fera son devoir en ne le renvoyant point indemne. Mais s'il était possible de faire asseoir à côté de lui tous ceux qui, par la plume ou par la parole, l'ont préparé et dressé à l'assassinat, combien les responsabilités seraient plus lourdes du côté des théoriciens de la chasse aux patrons 1

Les faits de la cause sont des plus simples. II sera curieux, cependant, d'étudier d'après les réponses du jeune accusé d'aujourd'hui le trouble que peuvent jeter dans un cerveau faible, dans un esprit sans instruction et sans défense contre les idées malsaines, les excitations de chaque jour, et l'action constante de ces rancunes envieuses qui sont le fond de la démagogie, collectiviste ou autre.

Le 2~ mars, non pas au moment le plus aigu de la crise, mais le lendemain du jour où une entente venait de mettre fin à la grève des ouvriers tisseurs de Roanne, qui avait duré deux mois, M. Antoine Bréchard, un des plus gros fabricants de la région, passait rue de la Sous-Préfecture, allant à son cercle, en compagnie d'un ami, quand Fournier, qui l'attendait posté au milieu de la rue, le revolver armé, le mit en joue et fit feu.

Le meurtrier avait visé à la tête, et M. Bréchard entendit la balle siffler à ses oreilles. Voyant qu'il avait manqué sa victime, Fournier essaya de tirer de nouveau, mais M. Bréchard lui abattit son revolver


d'un coup de canne et, en un clin d'oeil, le jeune ouvrier fut terrassé par les passants.

La préméditation n'était pas douteuse elle ressortait du guet-apens et de ce fait que, le matin, Fournier avait volé le revolver, que son père cachait dans une armoire. Ce malheureux, ayant eu peur de manquer de volonté, s'était à demi grisé avant d'aller attendre M. Bréchard au passage. Il avait, quelques instants avant la tentative d'assassinat, montré son arme à un ami.

« J'attends comme ça onze patrons, avait-il dit, » et j'espère en .M~er quelques-uns K

L'accusation contre Fournier sera soutenue par M. le procureur de la République Pine-Desgranges. M. Sauret, conseiller à la Cour de Lyon, présidera. Le jeune accusé a choisi pour défenseur un des /ea~er~ du jeune barreau radical de Paris, Me Laguerre, dans lequel il ne me coûte point de reconnaître ici un orateur d'un grand avenir.

21 juin.

Les audiences d'assises s'ouvrent de bonne heure en province. A neuf heures le jury est tiré, la Cour est installée, et Fournier fait son entrée dans la salle, accompagné des deux gendarmes de rigueur. Le jeune meurtrier gréviste est un garçon assez insignifiant, plutôt petit, très pâle, et vêtu de drap neuf comme un simple fils de patron. La physionomie est peu intelligente, la voix faible et sourde, l'allure' générale très humble. Fournier n'a décidément point en lui l'étoffe d'un révolutionnaire

M. le président. Vous êtes né en 1S62, vous demeuriez chez vos parents, rue Pantalon, à Roanne. Vous n'avez subi aucune condamnation. Votre enfance a été, du reste, assez malheu-


reuso?– R. Oui, mon père buvait, et, quand il avait bu, il battaitmamère,

M. le président. Et je dois constater que vous la défendiez avec beaucoup de courage et d'affection.

Vous avez été employé chez plusieurs fabribants de cotonnade, et votre conduite n'avait donné lieu à aucune plainte jusqu'au 7 février dernier, époque à laquelle a éclaté la grève des ouvriers tisseurs, à laquelle vous avez pris part. Cette grève dura trente-sept jours. Quand l'accord avec les patrons se fut rétabli, vous êtes rentré à la maison comme les autres. Votre patron était M. Deschavannes qui n'a pas pu, cette fois, vous conserver. Au bout de quatre jours, vous avez été congédié pour négligence dans votre ouvrage.

Dès.lors, vous vous êtes mêlé assez activement à l'agitation qui continuait malgré la reprise presque générale du travail. R. J'avais été désigné pour surveiller un groupe d'ouvriers grévistes et empêcher le désordre.

D. N'était-ce pas plutôt pour empêcher la rentrée aux ateliers ? R. Non, monsieur, je n'ai aucune haine contre les patrons. D. Aucune ? R. Non, ni même aucune irritation à l'heure qu'il est.

Cette attitude calme et presque repentante, paraît déconcerter un peu les ~raf<eHr~ qui sont venus suivre le procès du jeune héros de la révolution sociale

M. le président. N'avez-vous pas assisté, le 23 mars, à une réunion des T~cK~ettr~ de la grève ? R. C'est vrai, mais cette réunion n'avaitd'autre objet que de délibérer sur la question de rentrée dans l'usine Bréchard, qui était restée seule en interdit. Les ouvriers étaient à bout et avaient reconnu l'impossibilité de tenir plus longtemps.

Mais je ne dis pas que nous n'ayons pas été un peu excités il y avait là des victimes comme moi.

D. Qu'entendez-vous par ce mot? R. Je veux dire des ouvriers renvoyés de différentes usines sans motif.


D. N'a-t-on pas décidé à ce moment qu'on tuerait M. Bréchard ? (Sensation.) L'accusé (vivement). Je jure que non 1 D. Et n'avez-vous pas été désigné par le sort pour exécuter cet acte de vengeance ? R. Je nie absolument. Tout ça c'est des inventions 1

Fournier affirme de nouveau qu'aucun complot n'avait été tramé

Si j'ai perdu la tête au point de vouloir commettre un crime, poursuit-il, c'est que j'avais vainement cherché du travail depuis mon renvoi. J'avais été refusé partout. La crainte de la misère pour ma mère et pour moi m'a poussé à bout.

M. le président. Quel a été l'emploi de votre temps pendant la journée du crime ?-R. Je me suis levé à cinq heures, et, après avoir bu la goutte, j'ai parcouru les ateliers, demandant de l'ouvrage sans pouvoir réussir nulle part,

J'étais désespéré, je suis rentré à la maison, j'ai pris un revolver que mon père cachait dans son armoire, sous une pile de linge, j'ai encore bu une goutte ou deux, et je me suis mis à errer dans la ville.

J'étais rue de la Sous-Préfecture vers une heure, quand M. Bréchard est venu à passer. J'ai eu comme un mouvement dont je n'étais pas maître et j'ai fait feu sur lui.

D. Vous l'avez manqué, et vous avez voulu tirer de nouveau R. Non, monsieur. A peine le premier coup était-il parti que At. Bréchard m'a abattu mon revolver d'un coup de canne, et puis des passants sont tombés sur moi à coups de pied et à coups de poing et m'ont terrassé.

En terminant, Fournier proteste pour la seconde fois qu'il n'a jamais eu l'intention de tirer de nouveau sur M. Bréchard après l'avoir manqué.

Les témoins sont entendus.

M. Vermorel, pédicure à Roanne, dépose qu'il connaissait les projets de Fournier, et qu'il lui a fait des remontrances bien senties.

18.


M.

Le témoin prévint M. Bréchard lui-même et l'engagea à se mettre en garde.

M. Vermorel a vu Fournier en observation pendant plus d'une heure, rue de la Sous-Préfecture, attendant M. Bréchard, qui était à son cercle.

Fournier (d'un ton larmoyant) Vous auriez bien dû aller avertir mon oncle, qui demeurait à dix pas; il serait venu me désarmer.

M. Vergiat, employé de la Société générale, a prévenu également M. Bréchard, qui s'est décidé, vers midi, à.se rendre au bureau de police.

Quand on prononça le nom de Fournier, un des agents dit « Je le connais bien, » mais aucun ne se dérangea pour aller mettre la main au collet du jeune homme.

M. Guéry, fabricant de cotonnades, confirme la déposition précédente.

M. Antoine Bréchard est ensuite appelé, et son entrée dans la salle produit une certaine sensation. C'est un homme de quarante-cinq ans, blond, avec une forte moustache, l'air énergique; M. Bréchard dépose sans aucune animosité

Quand je fus ajusté par Fournier, dit-il, j'eus un moment de stupéfaction. Après avoir essuyé son premier coup de feu, je me jetai sur.lui et je lui fis tomber son revolver d'un coup de canne sur la main. Fournier essaya de ramasser l'arme, mais il fut terrassé par plusieurs personnes qui étaient accourues au bruit de la détonation.

D. A quelle distancer de~ vous a passé la balle ? Oh j'ai été brûlé à la joue; deux lignes d'écart et j'étais tué sans doute. Pendant deux ou trois jours, j'ai senti une cuisson légère à l'endroit où la balle m'avait efMeuré. (Mouvement.)

Albert Henry, négociant, qui accompagnait


M. Bréchard et qui s'est jeté sur Fournier, reçoit les félicitations de M. le président.

La déposition du commissaire de police, qui ferme la marche des témoins, est à méditer.

Les grévistes, dit le commissaire, avaient été d'abord tout à fait calmes.

Mais bientôt sont venus des orateurs socialistes de Paris qui ont organisé des réunions et qui ont surexcité les esprits. Les journaux révolutionnaires ont affolé beaucoup de cerveaux faibles.

M. le procureur de la république Pine-Desgranges soutient l'accusation. Réquisitoire terne, mais fort sensé et bien ordonné.

L'organe du ministère public commence par rappeler que la grève de Roanne n'a donné lieu à aucun mouvement dans la rue, malgré les excitations haineuses d'une certaine presse.

Malheureusement, au lendemain même du jour où la grève avait pris fin, un jeune ouvrier, jusque-là laborieux et honnête, Fournier, dont l'esprit avait été perverti par les discours incendiaires qu'il avait entendus, se livra au guet-apens et à la tentative de meurtre sur lesquels le jury va statuer. Ce fut, dit M. le procureur de la Républiqne, le triste épilogue d'une discussion jusque-là pacifique sur la question si grave des salaires.

L'organe du ministère public rappelle au jury l'attitude cynique de Fournier après l'attentat. Comme on l'amenait à la prison de Roanne, il harangua la foule

« J'ai manqué mon coup, s'écriait-il, je voulais » venger mes frères, je regrette de n'avoir pas réussi. » Vengez-moi à votre tour, travailleurs de la France » prolétaire x (Sensation.)

Le procureur de la République croit que Fournier


est revenu aujourd'hui à des sentiments meilleurs. Il regrette toutefois que le jeune accusé n'ait pas désavoué hautement la souscription qui a été ouverte dans plusieurs journaux socialistes pour lui offrir un revolver d'honneur.

Messieurs les jurés, dit en terminant l'orateur, vous ferez votre devoir; une répression énergique est indispensable. Il faut jeter un peu d'eau froide sur la classe ouvrière en ébullition. Quelques jours après la tentative dont il fut si près d'être victime, M. Bréchard reçut une lettre anonyme contenant des menaces de mort. Cette lettre était signée « Un oMt;Wer,FoMt"Kt<')' KMwe~o 2, mais pht~ adroit que lui! » Il ne faut pas qu'il se trouve de « Fournier n" 2 ».

M. le procureur de la République s'assied sans avoir parlé des circonstances atténuantes.

Mo Laguerre, du barreau de Paris, présente en termes fort élevés la défense de Fournier. Il fait également le procès et aux énergumènes qui ont surexcité l'esprit de son client, et à la police de Roanne, qui, prévenue des intentions de Fournier, n'a pas fait la moindre démarche pour empêcher la tentative criminelle, laissant au contraire le jeune homme attendre M. Bréchard pendant une heure, le revolver aupoing. (Mouvement.)

Me Laguerre parle en termes émus et qui ont produit une grande impression de la mère de son client, qui est à l'audience, et qui soudain se lève tout en larmes comme pour se jeter aux pieds des jurés. Des amis emmènent cette pauvre femme.

Après une assez longue délibération, le jury revient avec un verdict affirmatif mitigé par l'admission des circonstances atténuantes.

Fournier est condamné à huit ans de travaux forcés.


LES TROUBLES DE MONTCEAU-LES-MINES

Procày de C/M/o~Mr-~dne.

Cha.lon,l'7 octobre.

Demain comparaissent devant la Cour d'assises de Saône-ei-Loireles émeutiers de Montceau-les-Mines. Les audiences s'ouvriront au milieu d'une vive agitation. Les bandes révolutionnaires ont reparu depuis quelques jours dans les centres miniers de Saône-etLoire, on a découvert avant-hier, à Montceau, un dépôt de dynamite qui eût fait sauter la maison des Sœurs, et le pays est occupé militairement par des troupes envoyées en toute hâte d'Autun, de Châlon et de Mâcon.

Faut-il voir dans cette coïncidence des nouveaux désordres avec l'ouverture du procès des émeutiers du mois d'août l'exécution d'un plan longuement combiné.

Espère-t-on intimider les jurés et les magistrats ? Est-il vrai que les témoins du procès aient reçu des lettres de menaces ? Tout cela est malheureusement trop probable. En tous cas, les mesures de précaution

Ir


sont bien prises. Le Palais de justice, pendant la durée des débats, sera occupé par la troupe.

Les accusés de demain sont au nombre de vingttrois.

Voici exactement leurs noms

1° Viennet, 47 ans, ouvrier mineur à Montceau

2° Juillet, 23 ans, ouvrier mineur à Saint-Vallier;

30 Breleaud, 26 ans, ouvrier mineur à Montceau;

4o Demeuples,20 ans, manoeuvre à Saint-Vallier;

Spenihauer, 21 ans, manouvrier à Montceau

60 Garnier,dit la CAt~M~, 23 ans, manouvrier à Montceau i 7" Lautrey, 25 uns, mineur à Saint-VaUier

8° Laugerette, 20 ans, mineur à Saint-Vallier;

90 Devillard, 21 ans, mineur à Saint-VaIIier;,

10" Loriot, 21 ans, mineur à Saint-Vallier

11° Chateau, 21 ans, ouvrier charpentier à Montceau 12° Gillot, 25 ans, manœuvre à Saint-Vallier

13" Bonnot, 34 ans,- forgeron à Montceau

14° Piller, 19 ans, mineur au Bois-Duverne

15° Thomas, 20 ans, manouvrier au Bois-Duverne 16° Livet, dit Deagranges, 17 ans, tuilier au Bois-Duverne 17° Choffiet, 26 ans, ouvrier mineur à Monteeau

18' Virot, 17 ans, ouvrier mineur au Bois-Duverne 20° Chanliaud, 20 ans, manoeuvre au Bois-Duverne i 21*' Breuzot (Jean), manœuvre à Montceau

22° Martin (Claude), mineur au Bois -Duverne

23° Suchet (François), mineur au Bois-Duverne.

Le procès est qualifié

1° Complot ayant pour but de porter la dévastation, le massacre et le pillage dans la région de Montceau-les-Mines 2° Violation de domiciles et menaces de mort

3° Incendie;

4° Pillage en bandes

5° Destruction de propriétés.

Et voici maintenant les accusations qui pèsent sur


la tête des principaux meneurs. Tous les faits se rapportent aux troubles qui ont éclaté à Montceau-lesMines vers le milieu du mois d'août dernier. Les plus graves désordres ont marqué cette tentative révolutionnaire croix détruites à l'aide de la dynamite, incendie, envahissement, pillage d'une église, menaces de mort contre les patrons et les ~OHrgcoM. La bande, composée en partie d'individus étrangers au pays, campa dans les bois pendant plusieurs jours, traquée par la gendarmerie et par la troupe. Le chef des accusés de demain paraît être Bonnot, secrétaire de la « chambre syndicale de la Pensée x au Bois-Duverne. C'est lui qui aurait organisé l'émeute. Viennet était à la tête de l'une des bandes d'émeutiers. Il a assisté à l'incendie de la chapelle et il lisait ironiquement des prières, un livre de messe à la main, pendant que le feu consumait l'édifice. Il est également accusé d'avoir tenté de marcher sur Blanzy, à la tête de sa bande, pour soulever les ouvriers. Le rôle de Juillet est fort important.

Président d'une chambre syndicale ouvrière, il avait acheté l'an passé une grande quantité de revolvers, ce qui prouve que le mouvement était préparé de longue date. Il était de plus le lieutenant de Viennet et il marchait près de lui pendant l'émeute. Demeuples est allé, pendant la nuit du 15 au 16 6 août, enlever de force deux jeunes garçons de quinze ans, les fils Pisseloup, de la maison de leur père, et il les a enrôlés dans une bande.

Laugerette a pris part au pillage de la chapelle du Bois-Duverne. Il a, de son propre aveu, « cassé la tête à un vieux saint. » Laugerette aurait également proposé d'aller brûler le château de M. Chagot, directeur de l'exploitation minière, en disant « C'est ce soir qu'il faut que tout saute »

Devillard était le chef de la seconde bande. Il s'est


introduit, le pistolet au poing, chez deux ouvriers paisibles et les a sommés de le suivre, sous peine de mort. Il marchait à la tête de sa troupe, dont l'accusé Piller portait le drapeau rouge et bleu, et il criait « Vive la révolution il faut que tout le monde y » aille. J'armerai ceux qui n'auront pas de pistolets. » Devillard distribua en effet des armes à plusieurs de ses coaccusés d'aujourd'hui.

Tels sont les principaux acteurs du procès de demain la plupart des autres sont de très jeunes gens qui les ont suivis.

Les audiences seront présidées par M. le conseiller Masson, de la Cour de Dijon..

Les accusés seront défendus par Me Georges Laguerre, du barreau de Paris, et Me Ceyssel, du barreau de Chalon-sur-Saône.

18, 19, 20, 21 octobre.

Les 28 émeutiers de Montceau-les-Mines ont été amenés de la prison au Palais de justice par un piquet de soldats, baïonnette au canon. Ils sont gardés à l'audience par trois brigades de gendarmerie. Les gendarmes ont le revolver à la ceinture et le Palais est suffisamment occupé par la troupe pour que toute tentative de désordre soit immédiatement réprimée. Du reste, les abords du Palais sont jusqu'ici fort tranquilles. Il pleut à torrents et rien n'est supérieur aux averses pour empêcher et disperser les manifestations.

Les débats sont ouverts à huit heures. M. le procureur général Fochier et M. le procureur de la République Wincker occupent tous deux le siège du ministère public.

Sur la table des pièces à conviction deux drapeaux rouges et un drapeau blanc, que les émeutiers


ont eu l'idée étrange de promener dans les rues un clairon, dont sonnait un des accusés, et les débris de la grille de la chapelle du Bois-Duverne, qu'on a fait sauter avec la dynamite.

Le banc des accusés ressemble à une école du soir villageoise. La plupart des prisonniers sont des jeunes gens de dix-huit à vingt-trois ans. H est évident qu'il y a là surtout des comparses les chefs échappent toujours. C'est la règle. Cependant, au milieu des visages imberbes, je remarque deux têtes énergiques, deux types de conspirateurs d'atelier, qui ont joué dans l'affaire un rôle important, etcomme organisateurs et comme entraîneurs. Ils s'appellent Bonnot et Viennet. Bonnot, comme je le disais hier, est président de la chambre syndicale ouvrière de Montceau-les-Mines. Il a été conseiller municipal de Montceau. C'est lui que M. le président Masson interroge le premier.

D. Vous avez été forgeron mais, auparavant, vous avez cntrepris un commerce d'épicerie qui n'a pas prospéré depuis votre déconfiture, vous avez pris une part fort active à la politique. C'est vous qui avez fondé la chambre syndicale de la Pensée, juste un mois après avoir obtenu de vos créanciers un arrangement. Pourquoi avez-vous fondé cette chambre syndicale? 2 H. Parce que, dans plusieurs conférences, un orateur du parti, M. Dumay, nous a dit qu'il était intéressant de fonder des chambres syndicales pour l'émancipation des travailleurs. D. Ce Dumay est le président de la chambre syndicale ouvrière de Blanzy, qui s'appelle <t l'Union des travailleurs. 1) M. le président rappelle que Dumay, qui est le grand agitateur du pays, a fait a Montceau beaucoup de conférences auxquelles tout le monde était admis sur la simple présentation d'un cahier dé papier à cigarettes en guise de carte d'invitation. (Hilarité.) Dumay y parlait en termes violents de la misère des 19


travailleurs, des toilettes de madame Schneider, qui coûtaient dix-huit cent mille francs, et qui étaient faites des lambeaux de chair de l'ouvrier. Il protestait contre la qualification de partageux, répétant sans cesse: « Nous ne voulons pas partager nous voulons tout. » La chambre syndicale de Montceau ne tarda pas à être fédérée avec toutes les Chambres syndicales du bassin houiller d.e Saône-et-Loire. Il y avait là une véritable organisation révolutionnaire. M. le président poursuit l'interrogatoire de Bonnot D. Quel était le but de cette association ? R. De soutenir les ouvriers malades ou renvoyés de leurs travaux.

M. le président. Pas un seul article du règlement ne parle des ouvriers malades. Pas un secours n'a été fourni. Avez-vous disposédes fonds de l'association autrement? R. Oui, on a envoyé des subsides aux grévistes du département du Nord. D. Cet envoi était accompagné d'une lettre ainsi conçue <( Envoi de vingt /?'Œ)!MpOM)*~M victimes des exploiteurs capitalistes. Patience, notre armée grandira, et bientôt nous étonnerons la pieuvre bourgeoise. » R. C'est un brouillon qui a été saisi chez moi, et que j'avais lu sur un journal.

D. Vous avez subventionné aussi un journal qui s'est appelé successivement le Pauvre et la Tenaille, et qui était l'organe du parti ouvrier. Vous correspondiez avec Dumay, et on a saisi chez vous des lettres de cet agitateur, vous recommandant d'être énergique, parce que « le grand soir » approchait. Que voulait direeettephraseP–R. Je ne puis pas vous l'expliquer, je ne suis pas assez instruit.

D. Votre société de la Pensée était divisée en sept groupes de dix-neuf membres chacun. Chaque individu avait son numéro, et le numéro était inscrit sur un registre. Le premier groupe s'appelait le Groupe révolutionnaire, le second le Groupe du .Drapeau rouge; venaient ensuite les Groupes de la Jeune montagne, du Bonnet rouge et des Éclaireurs. Pour une société de secours mutuels, ce sont là des dénominations significatives. (Mouvement.)


Bonnot persiste à dire qu'il est trop peu instruit pour répondre.

M. le président. On a saisi chez vous des drapeaux rouges. R. J'ai bien vu des bannières blanches dans les processions. J'ai cru pouvoir mettre chez moi un drapeau de la nuance qui me plaisait c'est pourquoi j'ai arboré le drapeau rouge. E. Que signifient les lettres L. E. J. F. qui y sont inscrites? R. Elles signifient Liberté, .É~aH<e, Justice et JVa~t-Mt~. M. le président arrive aux événements qui ont précédé le soulèvement la nuit du 15 août dernier. D. Y a-t-il eu plusieurs réunions de votre chambre syndicale au commencement d'août!

R. Il y a eu la première réunion mensuelle du 5 pour le versement de la cotisation habituelle de 1 fr. 50 par mois. D. Cette réunion a eu lieu au Bois-Duverne dans une salle du cabaret Jandot, vous avez été nommé président, que s'est-il passe ? R. Nous avons donné l'état de la caisse sociale, et nous nous sommes occupés de travaux intérieurs.

D. On vous a voté, comme secrétaire, un subside de quinze francs par mois. Vous saviez du reste que Dumay, en la même qualité que vous, touchait 50 fr. par mois. R. Je ne me rappelle pas.

D. A ce moment, le pays commençait à être singulièrement agité on avait abattu deux croix au Bois-Duverne. N'a-t-on pas lu à votre assemblée du 5 août le journal socialiste ~É<eM~a~ }'~co!MiMK)MM'c de Lyon ? R. Non, monsieur.

M. le procureur général. Voici ce journal il porte le timbre humide de votre chambre syndicale: la fe)M<'o. Les rédacteurs y poussaient le cri de guerre sans merci contre la bourgeoisie et de dépossession intégrale desbourgeois. «Que de villes, ajoutaient-ils, que de bourgs dépourvus de soldats où l'on pourrait commencer le branle-bas 1 n

L'accusé. Je n'ai jamais lu ce journal.

M. le président. Il a été saisi sur la [table de la salle des séances de votre syndicat. N'avez-vous pas reçu le 15 août,


pendant votre seconde séance du mois, une communication importante ? R. Un ami, M. Dumont est venu me dire Bonnot, on va faire sauter la chapelle du Bois-Duverne. » Je suis rentré en séance et j'ai dit aux sociétaires « Si je savais qu'il y ait un membre de la chambre syndicale parmi ceux qui comptent faire ça, je donnerais ma démission Mon devoir de père de famille n'était pas de me transporter à ces bêtises. Je suis rentré chez moi.

M. le président. Votre devoir de président de la chambre syndicale était d'empêcher, par tous les moyens possibles, l'attentat qui allait se commettre.

L'accusé, sèchement. Mon devoir n'était pas de faire la police dans le pays.

Nous touchons au moment où les troubles vont s'accentuer et dégénérer en véritable émeute. M. le président Masson trace à grandes lignes, mais avec une netteté parfaite, l'historique de cette nuit du Li 15 au 16 août. Il fait distribuer aux jurés le plan de cette importante région minière de Saône-et-Loire, dont Montceau-les-Mines est le centre. Autour de Montceau, des cités ouvrières bâties par les soins de l'administration des mines, à la tête de laquelle se trouve M. Chagot, neveu de l'ancien député de l'Empire. Le Bois-Duverne, où la chapelle a été détruite, est un hameau qui dépend de Montceau-les-Mines. C'est là que se trouvent tous les cabarets.

Le 15 août, vers neuf heures du soir, une bande d'individus escalada une fenêtre de la chapelle du Bois-Duverne, plaça une cartouche de dynamite sur cette fenêtre et mit le feu à la mèche qui y était adaptée. Bientôt une détonation retentit: la fenêtre venait de sauter. A ce coup de dynamite, qui était un signal, les émeutiers, réunis dans la séance de la chambre syndicale dont il vient d'être parlé, se formèrent en colonne et marchèrent sur la chapelle, au nombre d'environ


deux cents. La bande fit voler en éclats à coups de hache, la porte de la chapelle on se rua dans la nef, on brisa les bancs, l'autel, les confessionnaux. On lacéra les tableaux de sainteté et on mit le feu aux débris amoncelés. La chapelle fut détruite par l'incendie.

Les révolutionnaires lancèrent ensuite des pierres dans les fenêtres du presbytère et se rendirent à la maison des soeurs. Les religieuses se barricadèrent dans leur oratoire, où il est fort heureux.que les envahisseurs ne les aient pastrouvées. La bande poursuivit sa route drapeau rouge et clairon en tête, aux cris de « Vive la sociale! et Mort aMJc bourgeois embauchant des recrues à main armée et défonçant la boutique d'un armurier, chez lequel les émeutiers prirent des revolvers et des balles.

Il était convenu qu'on marcheraitensuite sur Blanzy pour y soulever les mineurs; mais, sur le mot d'ordre de Bonnot, qui fit observer qu'on s'était trompé, que Paris et le Creuzot étaient tranquilles, la bande se dispersa. Il allait faire jour, la troupe arrivait, les plus compromis gagnèrent les bois.

Bonnot prétend naturellement que la chambre syndicale qu'il présidait n'était pas réunie en vue de coopérer au mouvement. Il affirme que lui-même n'a pris aucune part au pillage et à l'incendie de la chapelle et qu'on ne l'a réveillé chez lui que vers cinq heures du matin, pour le prier d'empêcher la bande de marcher sur Blanzy.

Bonnot. Je me suis ievé, je suis allé au-devant des insurgés, je leur ai dit que le Creuzot n'était pas revotté, et j'ai arrêté !a manifestation.

M. le président Masson termine l'interrogatoire de Bonnot en donnant des détails fort intéressants sur les sociétés secrètes ouvrières de Saône-et-Loire qu'il


connaît bien pour avoir été violenté lui-même, sous l'Empire, pendant les troubles du Creuzot. Il était alors juge d'instruction à Châlon.

Sous son apparence de société de secours mutuels, demandet-il à Bonnot, votre société n'était-elle pas une société politique ? Ne se réunissait-on pas dans les bois N'était-on pas admis après certaines formalités bizarres? No bandait-on parles yeux aux néophytes? N'étiez-vous pas connus dans le pays sous le nom de la Bande noire?

Bonnot refuse, bien entendu, de donner aucun éclaircissement; mais la suite des interrogatoires nous en apprendra davantage.

Le second accusé interrogé, Claude Martin, est un jeune homme de dix-huit ans, complètement imberbe celui-là ne faisait pas partie de la chambre syndicale de Montceau-les-Mines néanmoins il fut convoqué à la fameuse réunion du 15 août, qui précéda l'explosion de la chapelle du Bois-Duverne. Martin soutient qu'il n'a rien fait, qu'il a passé la nuit chez lui, qu'il est innocent de tout maisvoici où son rôle devient intéressant.

D. C'est vous qui avez appris au nommé Dumont que l'on allait faire sauter la chapelle. De qui teniez-vous la nouvelle ? R. De plusieurs personnes qui parlaient de ça en ville. D. Leurs noms ? R. Je les ignore.

M. le président. Vous prétendez vous être couché à neuf heures. Comment se fait-il que. après l'explosion, on vous ait rencontré porteur d'un débris de la grille de la chapelle du Bois-Duverne ? R. C'est faux.

M. le président. Vous chantiez la Chanson du Prolétaire. Troisième accusé. Celui-là n'a que dix-sept ans il s'appelle Suchet. Si jeune qu'il soit, Suchet est un ancien membre de la chambre syndicale ouvrière de


Montceau-les-Mines, car il a donné sa démission. A quel âge les embauche-t-on donc dans la ligue révolutionnaire ? Comme Martin, son camarade, Suchet invoque des alibi comme lui, il a été rencontré portant sur ses épaules un morceau de la grille de la chapelle du Bois-Duverne et il chantaitla Chanson du Prolétaire, dont voici le refrain

En avant, prolétaires

Combattons pour la Révolution 1

Chagot, Henri Schneider

A là bouclre de nos canons i

Le quatrième accusé, Juillet, est le président de la seconde chambre syndicale ouvrière, la chambre de Santa-Maria; il n'a que vingt-cinq ans; la physionomie est très énergique, le verbe hardi, l'attitude hautaine Juillet est un de ces maigres osseux qui sont conspirateurs dans le sang.

D. Vos réunions n'avaient-elles pas lieu dans les bois Ça se peut.

D. Mais, depuis quelques mois vous avez loué un local dans un café. Où sont les livres de votre société? –R. Je les ai brûles. D. Le mot de passe n'était-il pas le mot don, qui servait de signe de reconnaissance entre les membres de la société ? R. Connais pas.

D. Les affiliés donnaient la poignée de main en passant le pouce sur les doigts de la personne qui leur tendait la main ? R. Connais pas ça davantage.

D. Vous avez dit dans l'instruction que le salut se faisait en se posant un doigt sur le sourcil gauche. Ne bandait-on pas les yeux des initiés ne leur faisait-on pas tirer un coup de revolver sur un prétendu traître après les avoir menés au milieu des bois ? R. Je prenais tout ça pour des risées.

D. Au commencement d'août, n'avez-vous pas entendu dire qu'il y aurait un coup dans toute~IaJFrance, le 22? (Mouvement.) R. Oui, mais je ne me rappelle plus par qui.


D. Ne disait-on pas qu'il s'agissait de changer le gouvernement et de supprimer les riches ? R. C'est possible. Juillet ajoute qu'il ne serait pas allé au Bois-Duverne, si. Viennet, son coaccusé, ne l'avait pas menacé d'un revolver en criant « II faut marcher, l'heure est venue » L'an passé, Juillet avait acheté une provision de revolvers et il distribuait des bons de cartouches. La nuit du i 5 août, il arma plusieurs de ses complices, et il avait entrepris d'armer tout le monde. Les feuilles de convocation de la dernière assemblée portaient cette mention significative Co~'M~'on~o:<r armes.

Après Juillet, M. le président Masson interroge Viennet, le chef actif de la principale bande qui a pillé et incendié la chapelle du Bois-Duverne. Viennet est un homme de quarante-cinq ans, maigre, jaune, débraillé, le col de chemise ouvert, le gilet rouge en loques, le regard clair et fixe du buveur d'absinthe, qui va lentement, mais fatalement à la folie furieuse. C'est le plus enragé de tous.

D. Vous êtes enfant des hospices vous êtes resté veuf avec huit enfants votre réputation est déplorable vous avez quitté les mines d'Epinac après avoir été soupçonné d'avoir coupé à coups de hache un câble destiné à remonter un panier de mineurs. Vous êtes venu alors à Montceau-ies-Mines. Avez-vous fait partie de la Bande noire ? R. J'ai fait partie de la Société syndicale. Je suis devenu chef de groupe.

D. Vous vous réunissiez dans une carrière ? 1

Viennet prétend que la nuit du 25 août il était complètement ivre.

D. N'êtes-vous pas allé dans la soirée avertir les membres de la société qu'un coup de dynamite allumée éclaterait et qu'il faudrait marcher sur le Bois-Duverne a ce signal ? R. Je ne crois pas avoir dit ça.

D. Dès les premiers jours du mois, vous aviez dit qu'il allait y


avoirunbranle-bas pour démolirles riches ?(Sensation.)–R.C'est faux.

D. Avez-vous entendu le coup de dynamite ? R. Non, j'étais en ribote et hors de connaissance.

D. Vous souvenez-vous d'avoir réveillé plusieurs ouvriers en leur disant que le moment était venu et qu'il fallait marcher ? R. J'étais ivre.

r. C'est vous qui avez pris la tête de la bande, le revolver à la main, marchant sur le Bois-Duverne. Vous criiez Vive la ComtHMMe ~Avez-vous vu l'incendie de la chapelle? -R. Non, je ne voyais plus clair.

D. On vous a vu danser autour, un livre de messe d'une mein, un bouquet de fleurs artificielles de l'autre, chantant la Marseillaise. R. Je ne chante jamais. (Hilarité.) D. Ne vouliez-vous pas marcher sur Blanzy ? R. Je ne sais pas; j'étais complètement gris; je me suis réveillé le lendemain matin dans un fossé, le livre de messe à la main. D. N'êtes-vous pas un ami d'Assi ? R. Je l'ai connu, en 1870, à Montceau-les-Mines il passait alors pour un fils, non reconnu, de M. Schneider, qui voulait se venger de son père. (Hilarité générale.)

Les accusés interrogés après Viennet, Jean-Baptiste Breleaud, Léonard Demeuples, dit le Rouge, et Étienne Garnier, soldats de la bande commandée par Viennet, sont naturellement de petits moutons, bien innocents de tout ce qui s'est passé.

Le chef de la seconde bande. Devillard, est un mauvais ouvrier, déjà condamné pour vol

M. le président. Vous êtes anitié à la société de Santa.M<M'M. Ne vous a-t-on pas promis deux francs par jour pour espionner dans les cabarets ? R. Je sais qu'il y en a d'autres qu'on payait pour ça, mais on ne m'a rien offert.

D. Votre réception n'a-t-eUe pas été accompagnée de formalités singulières! Ne vous a-t-on pas bandé les yeux?


R. Oui. Puis on m'a demandé si j'étais déterminé à soutenir la République et si j'hésiterais à frapper un traître. J'ai répondu que je le frapperais. Alors on m'a remis un revolver, on m'a dit « Voici un traitre devant toi, .tue-le. J'ai tiré, sachant bien que c'étaient là des bêtises. On m'a dit ensuite que le traître laissait une femme et des enfants et qu'il faudrait leur venir en aide j'ai hésité un peu à répondre que je les aiderais, enfin j'ai promis.

D. Ne vous a-t-on pas fait jurer le secret sur un revolver, et ne vous a-t-on pas appris la poignée de main des affiliés, le salut, le baiser fraternel sur la bouche –R. Je prenais tout ça. pour des formalités sans importance.

D. N'y a-t-il pas eu plusieurs réunions dans les bois? R. Aucune à laquelle j'aie assisté.

M. le président arrive aux événements du mois d'août.

D. Que s'est-il passé dans les premiers jours du mois entre l'accusé Juillet etvous?-R.Je revenais devoyage; le7août, j'ai rencontré Juillet et Viennet, qui m'ont dit qu'il allait y avoir un coup, que le gouvernement allait changer, que l'on courrait sur les riches. Ils disaient aussi que -la cloche de la chapelle du Bois-Dû verne donnerait le signal de l'action.

D. N'avez-vous pas entendu dire, depuis l'échaunburée du 15, que le coup avait éclaté prématurément, que c'était le; 26 seulement que devait avoir lieu dans toute la France un soulèvement des ouvriers ? R. Je n'ai aucun souvenir de tout cela. D. Juillet ne disait-il pas que tout le monde devait être armé! et vous-même n'avez-vous pas distribué des revolvers en répétant que la révolution allait éclater ? R. Pas du tout. D. Dans la soirée du 15 aoû,t n'avez-vous pas assisté à la réunion de la- chambre syndicale la ~K~~s, qui a eu lieu, lumières éteintes, dans un cabaret du Bois-Duverne? R. Non, monsieur. D. Comment vous êtes-vous trouvé au nombre des manifestants ? R.Deux individus que je ne connais pas sont venus m'enrôler.


D. Et vous êtes allé immédiatement prendre chez vous des cartouches et un revolver ? R. J'avais déjà. un revolver sur moi.

D. Vous vous êtes rendu ensuite chez une veuve Bonnet, à la quelle vous avez demandé son fils ou son fusil. Elle a préféré vous donner son fusil; puis vous avez enrôlé un nommé Duffour que vous êtes allé chercher chez lui en lui mettant le revolver sur la gorge. Vous avez ainsi passé plusieurs heures à former et à armer votre bande. A la tête d'une douzaine des vôtres, vous avez enfoncé la boutique de l'armurier Beaujard. vous l'avez sommé de vous livrer ses fusils et ses revolvers. Vous avez distribué ces armes et vous avez marché sur le Bois-Duverne, au nombre d'environ 200. Arrivés au Bois-Duverne, vous avez fait votre jonction avec la bande commandée par Viennet, qui venait de mettre le feu à la chapelle, et tous ensemble vous avez pris la route de Blanzy, où vous deviez aller chercher du renfort pour revenir ensuite à Montceau et prendre M. Chagot. Mais Bonnot, le président de la chambre syndicale la Pensée, vous a arrêtés en route et vous a dispersés en vous disant < Le coup est manqué, la France est tranquille. » R. Je ne me rappelle plus.

M.'ieprocureurgénéral.–N'avez-vous pas dit, quandvous avez fait vos aveux à l'instruction, qu'on vous tuerait si on savait que vous aviez parlé, comme on avait tué dans le départemen du Nord un nommé Charollais qui avait trahi les siens et contre lequel on avait précédemment essayé deux tentatives de meurtre infructueuses ? R. C'est vrai.

Les derniers accusés sont Piller, dit Pelher, le porte-drapeau de la bande Viennet, qui a mis le feu à la chapelle du Bois-Duverne, et le clairon Thomas, qui sonnait en avant des bandes combinées qui ont tenté ensuite la marche sur Blanzy.

Thomas raconte qu'il a été enrôlé dans la bande par un individu étranger au pays. Cet homme leur aurait dit « II faut marcher; je viens, moi, de Saint-


Énenne, où j'ai laissé ma femme et mes enfants. » (Sensation.)

Puis l'audition des témoins commence. On entend M. Chagot, gérant de la Société minière de Blanzy. M. Chagot est le neveu de l'ancien député de l'Empire. C'est un homme d'une soixantaine d'années qui est le type du grand industriel à la fois énergique et bienveillant pour ceux qui l'entourent. M. Chagot est, on va le voir, un véritable philanthrope, bien récompensé

D. Vous êtM, monsieur, le gérant de la Société minière de Blanzy, dont dépend Montceau-les-Mines. Que pensez-vous du mouvement ouvrier qui s'est produit ? R. Je ne sais quelle en peut être la raison en ce qui me touche. J'ai donné spontanément à mes ouvriers tout ce qu'ils ont réclamé dans d'autres régions. Je leur ai assuré une retraite de 450 à 600 fr. par an, et, quand ils se marient, je les rends propriétaires d'une maison et d'un jardin, moyennant le paiement, pendant dix ans, d'un loyer des plus modérés, loyer qu'ils paieraient plus cher partout ailleurs.

D. Que savez vous de l'existence de la Bande noire ? R. L'organisation socialiste de notre région est complète depuis plusieurs années. La préfecture de Saone-et-Loire a été avertie. Nous avons supplié l'autorité de surveiller ces agissements. L'autorité n'a !'MM, <ohHMeK< ~fM /Nt<. Alors nous avons été désarmés. J'a joute, meMMM)' que tous ces e'eM~-M ont été égafM Ils se prétendent communistes, ils demandent le ~M)'<a~r<' des biens. Eh bien je leur ai donné ~O~M<<:t'~C)MeM<. <t chacun, une maison et un jardin qui valent bien plus que ce que le partage des biens ~OM?Tat'< ~M)' ?'appor~r. Depuis quatre ou cinq ans, j'ai augmenté de 500.000 francs les salaires des ouvriers.

D. Les chambres syndicales sont toutes fédérées entre elles. Elles dépendent de la fédération du sud-est ? R. Oui. Celle'de Montceau-les-Mines a été créée par les ouvriers du Creuzot, qui


sont venus faire de la propagande chez moi. Les chambres syndicales ont du reste trouvé le 'terrain admirablement préparé à Montceau, ou l'Internationale a laissé des marques profondes. Les chambres syndicales se réunissaient dans les bois la nuit. D. Parlez-nous, monsieur, des actes de vandalisme qui ont été commis peadant le mois d'août dernier. R. Du 7 au 13 août, toujours pendant la nuit, on a fait sauter avec de la dynamite la statue deNotre-Dame-des-Mines et quatre croix de mission. On a enlevé également la croix qui surmontait la grille de la maison des sœurs de Blanzy.

D. Arrivons aux événements de la nuit du 15 août. R. Il y a un prétexte et il y a une cause. Le prétexte, ça été la pression cléricale. Messieurs, j'ai des sentiments religieux, j'en suis heureux, puisqu'ils me portent à considérer mes ouvriers comme mes enfants et à faire pour eux tout ce que je puis, mais jamais je n'ai exercé aucune pression sur les consciences. Je laisse mes ouvriers libres, et il n'y en a pas un dixième qui aille à la messe. M. Chagot, se tournant vers les accusés, ajoute avec une grande énergie

Mais je tiens à dire que je ne tolérerai jamais à Monteeau de démonstration publique contre la religion et la société. Les ouvriers sont libres chez eux. Au dehors, j'entends qu'ils n'insultent pas à mes convictionf, et je le proclame ici hautement. (Sensation.)

M. le président. Et quelle est la véritable cause du mouvement ? R. Suivant tout ce que j'ai entendu dire, il y avait un mot d'ordre généra), et Montceau-les-Mines l'a fait avorter en partant trop tôt.

D. N'avez-vous pas entendu dire que les ouvriers avaient été exaspérés de la présence de plusieurs de vos ingénieurs au congrès catholique qui s'est ouvert à Autun au commencement d'août Y

M. Chagot. Aucun de mes ingénieurs n'est allé au congrès catholique, mais j'y suis allé, moi. Les ouvriers n'ont rien à voir avec les affaires de ma conscience.


M. Chagot termine sa déposition en rappelant qu'il a créé des ouvroirs pour les jeunes filles, des écoles pour les enfants, des sociétés de consommation pour les mineurs. « Ce qui se passe, ajoute-t-il, est bien encourageant! Cependant, reprend-il après un silence et en regardant bien en face les accusés, je suis sûr que pas un de ceux qui sont ici ne tirerait sur moi. »

Le directeur de la Compagnie minière de Blanzy s'assied au milieu de la sympathie respectueuse qui s'attache aux hommes de courage et de travail. Après lui, le docteur Jeannin, maire républicain de Montceau-les-Mines, fait une déposition assez nuageuse et assez embrouillée. Certes, il condamne les auteurs du soulèvement du 15 août. Mais, pour lui, la faute en est au cléricalisme, à la propagande que faisaient les sœurs, aux pèlerinages de Paray-le-Monial et de Montceau-les-Mines, qui irritaient les libres penseurs, enfin, au congrès catholique d'Autun, auquel assista M. Chagot.

Le docteur Jeanninreconnaîtd'ailleurs que M. Chagot n'exerçait aucune pression sur les consciences de ses ouvriers, et que personne ne s'est jamais plaint des écoles congréganistes qu'il a créées et qu'il subventionne pourles enfants des mineurs.

Il faut dire, en terminant, que le médecin républicain a été menacé à l'égal du grand industriel conservateur.

Les émeutiers ne parlaient de rien moins que de promener sa tête au bout d'une pique. « Que' voulezvous, dit mélancoliquement le docteur, je représente l'autorité, et maintenant c'est un crime. »

M. Campionnet, maître de forges à Gueugnon, a surpris pendant une nuit de l'hiver dernier une réunion des ouvriers des mines dans les bois. Il prit même un des mineurs par le bras et lui dit « Que


faites-vous là? ;)– « Nous causons, » répondit l'homme, et il disparut.

M. Campionnet signala la société secrète à M. Hendlé, alors préfet de Saône-et-Loire, qui lui dit qu'il avait déjà parlé de l'affaire à Paris, et il n'en fut plus question. (Rumeurs.)

Les statuts de la société ouvrière de Gueugnon portaient en tête Association socialiste des OMrrfer~ du Sud-Est. Elle se réunissait deux fois par mois dans les bois ou dans les carrières. Depuis, les ouvriers louèrent une maison.

M. l'abbé Gauthier, desservant de l'église du BoisDuverne, a été particulièrement en butte à l'animosité des mineurs qui, à plusieurs reprises, se sont comportés d'une façon scandaleuse aux enterrements. Il a fini par porter plainte à la Compagnie. Plusieurs ouvriers ont été congédiés, puis repris au bout de quelques jours.

Les jours qui précédèrent l'incendie de l'église, dit le curé, des groupes hostiles stationnaient autour. Quant à moi, depuis le 13 août, je ne couchais plus à la cure. J'étais menacé, insulté i les ouvriers me répétaient que je sauterais avant quinze jours. Un ami m'avait emmené coucher chez lui. Le matin du 16 août, quand'je revins au presbytère, les ruines de l'église brûlaient encore. Un homme me prévint que les mineurs me cherchaient pour me tuer. Il me prêta des vêtements de toile et, sur ses instances, je me décidai à partir. )Sensation.)

Déjà, au mois de juin, deux reposoirsavaient été détruits etjetés dans un étang.Ensuite estvenuela destruction des croix de mission. < Citoyen curé Gauthier, m'écrivait-on, si tu n'as pas quitté le pays dans quarante huit heures, nous te ferons ton affaire. On pourrait bien te sortir de ton écurie avec quelques grains de plomb dans )a. tête. Signé La Bande noire. x Le président demande aux accusés s'ils ont quelque


grief contre le curé. Tous courbent la tête et personne ne dit mot. Ajoutons que le pauvre abbé Gauthier a dû, pour sa sûreté, être envoyé dans une autre cure. Une déposition intéressante est celle d'une femme Buisson, du Bois-Duverne, à laquelle, le t6 août, un des accuses, Lautrey, après s'être vanté d'avoir participé an pillage de la chapelle, a dit « C'est pour le 23 le grand coup. Nous abattrons la poste, le télégraphe, le reste des églises et le château de Chagot. » (Sensation.)

La même femme a entendu un autre des accusés, Laugerette, se vanter d'avoir cassé la tête à un vieux saint et d'avoir amoncelé les bancs de la chapelle pour l'incendie.

M. Demilly, directeur des mines de Saint-Bérainsur-d'Heune, faitconnaître que, dans cette région aussi, les sociétés ouvrières tenaient la nuit des réunions gardées par des sentinelles, le revolver au poing et un mouchoir dissimulant le visage.

Plusieurs de ses ouvriers furent incorporés par force dans ces bandes où, l'été dernier, une collecte fut faite pour offrir un poignard d'honneur au gréviste Fournier, qui avait tiré à Roanne sur un patron. M. Demilly a entendu parler d'un mot d'ordre pour le t~ juillet, puis pour différentes dates du mois d'août. On devait couper le télégraphe et le chemin de fer, pour empêcher l'arrivée des troupes.

M. Ponnet. surveillant des mines, a assisté à l'assaut donné à la chapelle.

J'ai vu, dit-il, déboucher entre la chapelle et l'école des sœurs des individus porteurs d'uae échelle qu'ils ont appliquée contre la porte.

Une cartouche de dynamite a été placée dans la rosace et la mèche a été allumée. J'ai prévenu ma femme, qui était fort effrayée. Après avoir allumé la mèche, ils sont allés à quelques


pas de là en riant. Quand l'explosion s'est produite, il en est arrivé d'autres; ils semblaient sortir de derrière la chapelle. Voyant que l'explosion n'avait pas produit l'effet qu'ils en atten daient, ils ont pris une hache et des pinces, et ont commencé à attaquer la porte, qu'ils ont enfoncée.

Ils sont entrés comme un torrent dans la chapelle et ont tout brisé en proférant les plus horribles blasphèmes. Vous dire ce qu'on a dit, non, je ne puis pas, la langue française devrait s'y refuser.

D. Il faut bien le dire. cependant. R.Eh bien! ~y~MK Dieu, hurlaient-ils, montre-toi <7oKe/ et les coups de revolver résonnaient dans la chapelle.

D. Et ensuite? R. Ensuite, j'ai entendu ces propos « Mes e nfants, nous n'avons pas tout fait il faut aller chez Ponnet. » Une voix a dit Ponnet n'est pas chez lui. Alors il faut aller chez le curé. Le curé n'est pas chez lui non plus. Alors, chez ces p. de sœurs Et ils sont allés chez les sœursPeu de temps après, j'ai entendu un bruit de vitres brisées. Puis ils se sont dirigés vers Montceau. Je me suis mis sur mon lit sans me déshabiller. J'étais fatigué. A deux heures J'ai entendu sonner la cloche. Je me suis levé, j'ai vu ces individus circuler et une clarté briller. J'ai pensé qu'ils allaient mettre le feu à la chapelle.

I) m'a semble reconnaltre Bonnot parmi eux, mais je ne saurais l'affirmer. Je crois aussi avoir vu Durix, mais la nuit on peut se tromper. Voilà tout ce que je sais.

Le brigadier de gendarmerie de Montceau-lesMines, nommé Yung, raconte les désordres qui se sont passés dans la nuit du 15 au 16 et expose les mesures prises: dès que les bandes qui chantaient les refrains révolutionnaires et criaient: Vive o3 Vive la Sociale! sontarrivées au Bois-Duverne, les gendarmes les ont poursuivies, dispersées, et ont opéré plusieurs arrestations.

La sœur Charles-Joseph, directrice de l'école de


jeunes filles duBois-Duverne, menacée par les insurgés, dépose:

Dans la nuit du 15 au 16, nous avons entendu des chants révolutionnaires. Le presbytère a été envahi, après l'explosion d'un coup de dynamite.

Des individus sont entrés dans la chapelle en ~chantant une chanson menaçante pour diverses personnes très honorables. Après le sac de la chapelle, les bandes sont parties. Nous pensions être délivrées, lorsque quelque temps après, un coup de hache donné contre la porte m'a averti de leur retour. J'ai dit aux sœurs que nous aurions peut-être a faire le sacrifice de notre vie en bas, dans les salles d'école du rez-de-chaussée, on brisait tout en blasphémant.

A un certain moment, nn des individus de la bande a dit « Montons 1 » Un autre a répondu «Non. Ce sont des femmes.» « Qu'est-ce que cela fait? » a dit la première voix alors, les sœurs ont cru que le moment de mourir était venu, mais les gendarmes sont venus pour nous secourir. Il n'y avait alors plus personne. Je ne saurais dire à quel moment l'incendie a été allumé.

D. Où étiez-vous alors ? R. Au second étage, dans la chapelle privée. Cela a duré quinze ou vingt minutes. On tirait des coups de revolver dans les rues voisines et on entendait des coups de sifflet.

D. N'a-t-on pas entendu à cet instant menacer plus particulièrement certaines personnes ? R. Non.

D. Vous étiez les institutrices de la commune ? N'a-t-on pas porté des plaintes contre vous à l'administration municipale à l'occasion de la création d'un ouvroir ? R. Je l'ignore c'était une création de la Compagnie qui avait un but de moralisation. Le président demande aux accusés s'ils ont quelques griefs à formuler contre les sœurs.

Tous gardent le silence.


25 octobre.

Les débats du procès de Châlon ont été interrompus par de graves événements.

Dans la nuit d'avant-hier, un audacieux attentat est venu donner une signification redoutable aux menaces qui, depuis le commencement des audiences, étaient quotidiennement adressées aux magistrats et au jury.

Samedi, dans la nuit, le restaurant Bellecour, de Lyon, appelé aussi r.i4.MO?Mn:0!'r et situé dans les soussols du théâtre, était encore rempli de monde, lorsque trois détonations se firent entendre coup sur coup. La troisième éteignit complètement le gaz. Une panique indescriptible s'empara des consommateurs, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre de femmes, et il s'ensuivit une bousculade qui aurait pu avoir les suites les plus graves.

Le premier moment de frayeur calmé, on ralluma le gaz et on s'occupa des blessés, qui sont au nombre d'une vingtaine.

M. Kœmgen, propriétaire du café, avait été très gravement atteint aux jambes et aux bras. Un consommateur, M. Miode, a été littéralement criblé de blessures, il est mort ce matin. Viennent ensuite M. Henry, employé du Théâtre-Bellecour; Grivel, soldat au ge cuirassiers, dont l'état est assez inquiétant. Les autres blessés sont plus légèrement atteints.

On se raconte que l'anarchiste Bordat, arrêté ces jours derniers, aurait prédit qu'avant peu on ferait sauter Fourvières ou leThëâtre-Bellecour.

Ce café du théâtre Bellecour est aménagé d'une façon très particulière: c'est une immense rotonde; au milieu, quatre rangs de tables le pourtour est oc-


cupé par une vingtaine de petits cabinets particuliers séparés entre eux par des cloisons en bois fermées, qui les isolent du centre de la salle.

C'est dans un de ces cabinets que l'explosion s'est produite vers deux heures du matin. Deux femmes jeunes et élégantes et un homme très bien mis s'y étaient fait servir à souper. Les deux femmes sont parties les premières, l'homme les a suivies peu après. Il venait a peine de quitter le café, quand les trois détonations ont retenti, la première assez faible, les deux autres formidables.

Après la première détonation, le patron du café, M. Kœmgen, s'est précipité dans le box où elle avait eu lieu. C'est alors qu'il a été renversé par la seconde explosion et blessé grièvement aux bras et aux jambes par les éclats projetés de toutes parts. En même temps un consommateur découvrait, sous la table du cabinet particulier, une mèche allumée qu'il essayait d'éteindre. Lui aussi fut renversé par l'explosion.

Elle avait été produite en effet par une bombe dont~ les fragments ont été retrouvés et dont voici la description

C'est un obus de plomb sphérique, de quinze centimètres de diamètre, rempli de dynamite et de petits morceaux de fer découpés de manière à projeter de tous côtés de la mitraille. La bombe était divisée en trois compartiments qui expliquent les trois explosions successives.

Cette bombe avait été déposée sous la table et le feu avait été mis à la mèche qui y avait été adaptée. L'engin, en faisant explosion, avait creusé dans le plancher un trou assez profond, ce qui démontre péremptoirement, paraît-il, la présence de la dynamite. Les cloisons du cabinet où l'explosion a eu lieu et celles des cabinets voisins ont été littéralement réduites en miettes les glaces ont volé en éclats et des débris de


plats et d'assiettes ont été projetés sur les consommateurs qui fuyaient au milieu de l'obscurité. Toute la journée, le parquet et la police ont été sur pied. Aucune arrestation n'a été faite.

En revanche, dans la nuit du lendemain, les anarchistes ont essayé de faire sauter avec la dynamite le bureau de recrutement de Lyon.

Au moment même où ces graves événements s'accomplissaient, le président des assises recevait une dernière lettre de menaces dont voici le texte Maître président,

Si tu charges trop dans ton réquisitoire nos amis de Montceau, et si tu ne donnes pas des ordres pour la mise en liberté de notre ami Bordat, je t'attaquerai dans tes affections les plus intimes. Je te ferai mourir à petit feu. Je me fiche de ta justice comme d'une guigne.

Race bourgeoise et exécrable, jamais tu ne m'auras sous ta griffe, mais malheur à toi si nos amis ont des peines sévères. Les avocats sor.t aussi nos amis, et ils les défendront avec courage pour la plus grande gloire de la révolution sociale, une, indivisible et universelle.

Je te salue, maître.

JACQUES BONHOMME.

De son côté, le chef du jury a reçu une lettre imprimée à l'encre rouge et lui annonçant que le comité exécutif révolutionnaire, dans sa séance du 21, l'a condamné à mort.

En présence de ces menaces et de ces attentats, le procureur général Fochier a requis le renvoi de l'affaire à une autre session. « C'est là, dit-il, une mesure extrême, mais rendue indispensable par la gravité des événements à la suite des menaces de mort adressées par lettre aux jurés et aussi des tentatives criminelles qui se sont produites à Lyon et qui menacent de se produire à Mâcon, le jury ne paraît


pas pouvoir garder la tranquillité et la liberté d'esprit qui sont indispensables pour une bonne justice. » Me Laguerre se lève à son tour et demande, de concert avec M° Ceyssel, la mise en liberté provisoire de tous les accusés. Il y a parmi eux, dit-il, des pères de famille chargés d'enfants, qui sont dans la plus noire misère.

La Cour rend un arrêt par lequel, considérant que des faits extérieurs à la cause, des menaces de mort, des événements récents, sont de nature à troubler la liberté d'esprit des jurés, elle prononce le renvoi de l'affaire à une autre session. Elle se déclare incompétente pour statuer sur la mise en liberté provisoire des accusés.


PROCÈS DE RIO M

Quelques jours plus tard, le procureur général saisissait la Cour suprême d'une demande de renvoi du procès devant une autre Cour d'assises que celle de Saône-et-Loire, pour cause de sûreté publique.

Le 10 novembre, la Cour suprême faisait droit a cette requête, et elle renvoyait le procès devant la Cour d'assises du Puy-de-Dôme, siégeant à Riom.

Voici les incidents les plus intéressants de ces seconds débats. Riom, 15 décembre.

Je dois reconnaître que le choix de la ville de Riom, pour les seconds débats de l'affaire de Montceau-IesMines, me semble parfait. Riom est le Versailles de l'Auvergne. Pas de manufactures, aucune population ouvrière. Nous sommes ici dans la vieille cité parlementaire, solennelle, calme et désintéressée de la politique.

Lorsque les bons bourgeois -de Riom ont appris que le procès anarchiste allait être renvoyé ici, il n'en manque pas qui aient fait murer les soupiraux de

m


leurs caves, et ceux qui ont à la fois maison de ville et maison des champs sont restés à la campagne, malgré que nous soyons en plein mois de décembre. Je ne crois pas que ces terreurs soient justifiées. L'élément révolutionnaire faisant ici absolument défaut, aucun mouvement n'est à craindre. On a d'ailleurs renforcé la garnison et la gendarmerie, et les vingt-deux accusés sont entourés d'un véritable bataillon de gendarmes.

La Cour d'assises du Puy-de-Dôme est assez vaste et fort bien aménagée tout autour règnent des galeries réservées au high-life de la localité. Le type est assez joli c'est la beauté auvergnate large, plantureuse et bien nourrie. Aussi, ceux qui aiment les couleurs vives et les corsages opulents peuvent jouir d'un agréable coup d'œil.

Le Palais de justice est situé en haut de la ville, près de la maison centrale. On a, des alentours, une vue magnifique sur les collines environnantes. Au loin, le Puy de Dôme saupoudré de neige et le pâle soleil de décembre dorant faiblement l'horizon. C'est d'un ton très poétique et très doux.

La Cour est présidée par M. le conseiller Picot. Au siège du ministère public le procureur général Allary, un vieil avocat d'ici devenu magistrat sur le tard, et M. l'avocat général Caron. M° Laguerre est toujours au banc de la défense. Me Ceyssel a été remplacé près de lui par Me Millerand, un jeune avocat du barreau de Paris.

Les accusés ont fort bonne mine. La prison paraît leur avoir été assez douce et la détention préventive a été, du reste, rendue pour eux moins pénible par la distribution des secours recueillis par les journaux intransigeants.

J'ai revu en très bon état le théoricien de la bande, Bonnot, l'ancien conseiller municipal de Montceau-


les-Mincs, le fondateur de la chambre syndicale de la Pensée. A côté de lui, son collaborateur Juillet, fondateur de la société secrète la ~nfa-M~ria, dont les adhérents se sont réunis si longtemps dans les bois. Mais le plus pimpant de tous est le mineur Viennet, l'homme d'action de la troupe, celui qui a mené les accusés à l'assaut de la chapelle du Bois-Duverne Viennet qui, depuis des années, n'avait pas dégrisé, s'est trouvé parfaitement bien du régime d'eau rougie de la prison son nez a déteint, ses pommettes rubicondes ont tourné au rose pâle. Qui sait? peut-être ce- procès politique aura-t-il sauvé Viennet de la congestion des ivrognes, qui le menaçait à brève échéance.

Je note également la bonne mine du quatrième accuséde marque, Devillard, qui dans la nuitde l'émeute a distribué des armes et enrôlé les récalcitrants. Le président interroge Bonnot. Cet interrogatoire est une occasion pour lui de faire connaître aux jurés l'organisation des fédérations ouvrières de Saône-etLoire, les statuts de ces singulières associations de secours mutuels qui se réunissaient en foret et qui attendaient avec anxiété « le grand soir Le président met en relief les coïncidences significatives qui dominent le procès. Le 15 août au soir, ces deux sociétés secrètes, /S'<Mfa-Af<!rM et la chambre de /<!P~Me'<?, tenaient leurs réunions, attendant le coup de dynamite qui devait donner le signal de l'action en détruisant la rosace de la chapelle du Bois-Duverne. Bonnot répond que les chambres syndicales s'étaient réunies ce soir-là par hasard. II nie que les adhérents se soient munis à l'avance de haches et de revolvers, et il ajoute que l'explosion l'a surpris plus que tout autre. Bonnot se défend également de toute participation au mouvement. On sait qu'il n'a paru que le lendemain matin, au moment où les émeutiers, conduits 2P


par Viennet, allaient marcher sur le Creuzot après avoir incendié la chapelle du Bois-Duverne. Plus instruit que les simples comparses des secrets du complot socialiste, Bonnot intervenait pour disperser les mineurs en leur disant « Le coup est manqué. Le Creuzot est tranquille, vous vous êtes trompés de date. » Le grand soir était, en effet, fixé au 36 août, et les anarchistes de Montceau, trompés par la cloche de la chapelle qui devait donner le signal de la marche, avaient fait manquer le mouvement par leur échauffourée isolée et prématurée.

Les autres interrogatoires rapportent au procès aucun élément nouveau.

Je passe également sur les dépositions, qui sont les mêmes qu'à Châlon-sur-Saône, et j'arrive à un témoignage nouveau, celui de M. Hendlé, l'ancien préfet de Saône-et-Loire, aujourd'hui préfet de Rouen, dont la responsabilité est si lourde dans ce procès. On se demandait comment cet administrateur incapable, qui a été prévenu de l'organisation des bandes anarchistes, qu'on a supplié d'agir et qui s'est tenu coi, se justifierait de son inqualifiable incurie.

M. Hendlé ne s'est pas Justine. 11 s'est drapé, avec une solennité ridicule, dans quelques grandes phrases à la Joseph Prudhomme sur la liberté dont chacun doit jouir en République, et je ne connais rien de plus drôle que sa façon de dire que le joli régime dont il a été l'émanation s'est toujours appliqué à sauvegarder les personnes et les propriétés.

Je ne sais rien des événements, dit M. Hendlé, j'avais quitté Saône-ct-Loire au mois de mai dernier et ils ont éclaté au mois d'août. Rien ne pouvait me faire prévoir ces attentats inqualifiables. Chaque année, j'allais une fois au moins à Montceau-les-Mines, et j'y ai toujours trouvé la population parfaitement calme, en apparence du moins. Cependant on m'avait


signalé une certaine fermentation dans les bassins houillers de Saône-et-Loire. J'écrivis aux chefs d'industrie. M. Schneider me répondit quo le Creuzot était tranquille. M. Campionnet, M. Chabot me parlèrent bien des idées socialistes qui travaillaient les ouvriers. Mais ils ne me signalèrent aucun désordre, Plus tard, M, Campionnet est venu, il est vrai, d'une façon incidente, m'entretenir des réunions nocturnes qu'il avait surprises dans les bois, et il m'apporta, même un exemplaire des statuts des chambres syndicales. Je le remerciai et je lui promis d'ouvrir l'œil. (Hilarité.) Quant à M. Chagot, il ne m'a prévenu ni directement, ni indirectement. Il ne pouvait ignorer cependant que le gouvernement de la République est toujours prêt à protéger les personnes et les propriétés. (Nouveaux rires.)

Cette affirmation hardie est faite par le préfet Hendlé avec un sérieux extraordinaire. Ce qui suit dépasse les bornes de la naïveté; écoutez ça Je ne pouvais cependant sévir, dit M. Hendlé, contre des gens qui avaient peut-être de mauvaises intentions, mais qui n'avaient commis aucun acte punissable.

Voilà ce que le préfet Hendlé appelle le comble de la prévoyance

M. le procureur général Allary lui demande si le mouvement anarchiste est organisé depuis longtemps en Saône-et-Loire.

Oui, répond M. Hendlé; comme dans tant d'autres parties de laFrance, les ouvriers sont travaillés par des conférenciers, des journaux, toutes sortes de manœuvres souterraines; des associations se forment sous couleur de sociétés de secours mutuels. Je supposais bien qu'elles avaient pour but d'alimenter les grèves, je ne pouvais croire qu'elles en arriveraient à des actes indignes des mœurs et d'un pays civilisé.

Me Laguerre. M. Dumay, qu'on fait passer pour un grand agitateur anarchiste, a-t-il jamais provoqué des actes aussi condamnables R. M. Dumay est un des hommes qui ont le


plus travaillé les ouvriers. On le regarde comme le chef du parti anarchiste.. Ses conférences ont toujours été des plus violentes. H n'est pas, du reste, dans mes souvenirs, qu'il ait parlé d'avoir recours à la dynamite, mais il est pour beaucoup dans la fermentation.

M' Laguerre. Plusieurs mineurs ayant, été élus conseillers municipaux, M. Chagot ne les a-t-il pas forcés d'opter entre leur mandat et leur gagne-pain ? R. Oui, ils avaient opté pour leur gagne-pain, quand je suis intervenu. J'ai menacé M. Chagot d'arrêter net au conseil de préfecture les affaires contentieuses intéressant sa compagnie, et, devant, cette mise en demeure, il a retiré celle qu'il avait signifiée aux ouvriers élus ebnseiUers municipaux.

M. Hendlé raconte cette énormité avec un grand sang-froid. Ce petit tyranneau administratif de vingtcinquième classe ne semble pas se douter que cet arrêt des affaires contentieuses d'une compagnie minière est tout simplement un déni de justice.

Me Laguerre. Que sait M. le préfet de la pression politique et cléricale exercé par M. Chagot sur son personnel ? M. Hendlé, d'un ton important et précieux Je répondrai dans les limites que me trace le secret gouvernemental. (Rires.) Je ne sache pas que M. Chagot ait exercé une pression électorale sur ses ouvriers les ouvriers de Saône-etLoire avaient secoué le joug avant mon arrivée. Au point de vue religieux, je n'ai qu'un seul fait le pasteur protestant qui dessert la région ayant écrit à M. Chagot pour lui demander de favoriser l'ouverture d'un temple à Montceau, M. Chagot lui répondit que ses croyances ne lui permettaient pas d'encourager la propagande protestante. Mais je ne vois pas du tout quel rapport ces faits d'ordre purement moral peuvent avoir avec les violences qui vous sont déférées. J'ajoute que la population de Montceau-Ies-Mines est bonne, que les ouvriers ne se sont pas mis en grève un seul jour, et qu'il n'y a aucune soli-


darité entre la masse des travailleurs et là Bande noire. Cette bande se compose d'un groupe de mauvais drôles, de mauvais sujets qui obéissent à des chefs venus du dehors.

Je n'ai jamais dit autre chose, et c'est précisément là qu'est le danger, c'est là qu'on trouve la preuve d'une organisation anarchiste générale en France. Le préfet demande à se retirer, mais MM. Campionnet et Chagot demandent la .parole. Le premier, maître de forges à Gueugnon, rappelle à M. Hendlé qu'il l'a adjuré de prendre contre la Bande noire toutes les mesures énergiques que comportait la situation.

Si vous m'aviez- écouté, conclut-il, nous aurions peut-être évité ce qui s'est passé.

M. Hendlé (solennel). J'ai ouvert l'oeil, et le gouvernement a fait ce qu'il devait faire. Il n'a pas failli à sa tâche. Je n'ai pas à donner d'explications plus intimes.

Tout commentaire affaiblirait le comique de cette attitude. M. Campionnet insiste.

Comment Ne suis-je pas allé vous Idemander de venir avec moi à ces réunions dans les bois que je vous signalais ? M. Hendlé. Je n'ai pas connaissance de ce fait.

M. Chagot. Et moi j'ai fait prévenir M. Hendlé par la gendarmerie, et les gendarmes m'ont répondu qu'ils avaient l'ordre de ne pas bouger. (Sensation.)

L'honorable M. Chagot proteste contre l'accusation d'intolérance cléricale. Il rappelle que lui-même fournit aux ouvriers protestants des voitures pour. se -rendre au temple le plus voisin, et qu'en ce qui touche ses ouvriers élus au conseil municipal, ils avaient pris vis-à-vis de lui une attitude tellement hostile, que leur maintien dans l'usine était impossible. 20 décembre.

L'audience d'aujourd'hui a été remplie tout entière par les réquisitoires.

20.


M. le procureur général Allary a parlé le premier. Sous une forme un peu lourde, mais avec une grande force de logique et une réelle élévation, l'organe du ministère public a donné à l'affaire son véritable caractère.

Après avoir fait bonne justice des accusations de pression cléricale portées si injustement contre M. Chagot, le procureur général a rendu un profond hommage à la philanthropie de ce grand industriel, qui a multiplié autour des ouvriers les fondations de bienfaisance, sans récolter, hélas! autre chose que l'ingratitude.

M. le procureur général Allary voit dans l'affaire de Monceau-les-Mines ce qui est un complot anarchiste soulevé par les excitations de la presse révolutionnaire ouvrière, et organisé par des meneurs dont les plus connus sont le célèbre Dumay et l'accusé Bonnot, qui était à Montceau son représentant, son âme damnée.

Après le procureur général, M. l'avocat général Caron a examiné le rôle particulier de chaque accusé. 21 décembre.

M" Georges Laguerre a plaidé avec son talent très fin, il s'est efforcé d'atténuer les responsabilités de ses clients. H les a dépeints, très justement d'ailleurs, comme des comparses presque inconscients qui ont obéi à des meneurs étrangers, restés naturellement impunis. Me Laguerre estime, cette fois avec un peu trop d'indulgence, que la plupart des actes reprochés aux accusés de Montceau-les-Mines ne constituent que des gamineries. Cette plaidoirie, politique mise à part, a produit une grande impression.

Après M" Georges Lagùerre, Me Millerand a examiné avec beaucoup de soin la situation de chacun des accusés.


Après trois heures de délibération, le jury a rendu son verdict.

Devillard, qui avait pillé la boutique d'un armurier et embauché la plupart des pillards, a été condamné à cinq ans de reclusion.

Le chef de bande Viennet a été condamné à trois ans de prison.

Son lieutenant Juillet, Garnier, qui avait arrêté les frères, les accusés Loriot et Demèples sont condamnés à un an de prison.

Les autres accusés sont acquittés, et parmi eux Bonnot, qui passait pour avoir préparé tout le mouvement anarchiste.

Les jurés ont signé un recours en grâce en faveur des condamnés (i).

(t) Ce procès de Montceau-les-Mines sera suivi en t883 d'autres procès anarchistes. De nombreuses arrestations ont été opérées tant dans le bassin houiller de Saône-et-Loire, qu'a Lyon, à Samt-Etienne et à Paris. M. Emile Gaultier, rédacteur en chef de journaux socialistes; le Conipagtton Bordat directeur de l'Etendard révolutionnaire, et le prince Kropotkine, réfugié nihiliste russe, ont été successivement l'objet de mandats d'arrêt.

Les Parquets croient avoir découvert la trace d'un complot ouvrier que la précipitation des mineurs de Montceau-les-Mines a tait avorter et qui devait éclater dit-on, au commencement de t883.

Les Causes criminelles et mondaines de l'an prochain rentermeront le compte rendu de ces nouveaux procès intentés aux révolutionnaires.


L'UNION GÉNÉRALE

Ce procès n'est ni une cause criminelle ni une cause mondaine. Je ne puis cependant le passer sous silence. L'année i883 a été l'année du krach de la Bourse, et la chute de l'Union générale, cette Société trop célèbre'qui a englouti tant de millions,aura pendant de longues années un retentissement douloureux. Voici le compte rendu du procès correctionnel intenté à M. Bontoux, son président du conseil, et à M. Féder, son directeur.

Paris, 6 décembre.

Mardi commence devant la 8" Chambre correctionnelle le procès correctionnel de l'Union générale. Contrairement aux conclusions de l'expert comptable, le Parquet a abandonné la poursuite vis-à-vis des membres du conseil d'administration. M. Bontoux, président de ce conseil, et M. Féder, directeur de la société comparaissent donc seuls devant la Chambre, et non pour escroquerie ni abus de confiance, ces deux chefs ayant été écartés, mais pour in-

XVI


fraction à la loi sur les sociétés. La peine qui peut leur être appliquée varie entre un an et cinq ans de prison. H va de soi qu'avec l'admission des circonstances atténuantes, cette peine peut être abaissée jusqu'à une amende.

L'Union générale, société anonyme, a été fondée en 1878; elle avait son siège social rue d'Antin, o. Le marquis de Ploeuc fut nommé, au début, président du conseil d'administration; M. Bontoux lui succéda bientôt, avec M. Féder pour directeur. Le conseil d'administration se composait en dernier lieu ainsi qu'il suit

MM. Bontoux, président Léon Riant, vice-président marquis de Biencourt, de. la Bouillerie, prince de Broglie, Cambou, Degeorges-Gauthier, Gautray, vicomte d'Harcourt, vicomte de Mayol de Luppé, comte de Méeus, de Montgoltier, Laurent-Quisard, Richard Vacheron, Juies Rostand, comte Rozan, Servier, Million, Eugène Veuillot, et le comte de Villermont. Le conseil d'administration touchait 5o,ooo francs de jetons de présence par an et 10 pour cent sur les bénéfices. Le traitement de M. Bontoux, d'abord de 3o.ooo francs, fut porté plus tard à 60.000 francs. L'Union générale, aux termes de ses statuts, devait traiter les affaires de banque, de crédit et d'escompte recevoir des fonds et comptes courants; contracter, négocier ou émettre des emprunts prêter son concours aux sociétés constituées ou en voie de formation. Elle s'interdisait toute opération à terme sur les fonds publics français et étrangers et sur les actions des compagnies.

La marche de la société fut d'abord régulière et prospère. L'exercice 1879 accusa un bénéfice de 9,i35,6oo francs l'exercice 1880 produisit un bénéfice de i [ millions et demi.

A cette époque, en dehors des bénéfices distribués à


ses actionnaires, l'Union générale avait à la réserve plus de 37 millions.

En 1881,les affaires de r~Mzon~e'Ker~e semblèrent prendre un magnifique essor. Au 3 décembre dernier, ses bilans accusaient un bénéfice de 40 millions, qui, joint au capital versé et aux réserves, mettait à la disposition des administrateurs une somme de i~g millions de francs.

Un mois après, ces ressources étaient épuisées; le passifétait énorme 312 millions de francs, et l'Union générale n'avait plus en caisse qu'un million liquide. Le 28 janvier, elle cessait ses payements; le 2 février, elle-était déclarée en faillite le 6 février, un jugement du Tribunal de commerce prononçait la dissolution de la société.

Ce fut l'époque lamentable du krach, dont le marché français n'est pas encore remis. L'heure des responsabilités est venue les débats du tribunal correctionnel vont nous apprendre quelle fut, pendant l'année 1881, l'existence toute de spéculation, de jeu, de tripotages de l'Union générale; à quelles illégalités les hommes qui la dirigeaient ont eu recours pour faire miroiter aux yeux des gogos une prospérité sans base et sans aliment en quelles mains enfin a passé l'argent soutiré aux naïfs.

Le ministère public déclare que jamais une Société n'a spéculé avec plus d'audace et plus de désinvolture vis-à-vis de la loi.

L'Union générale a soutenu son rôle aussi longtemps que possible en distribuant illégalement les bénéfices non encore acquis, pour donner confiance aux actionnaires en jouant non moins illégalement sur ses titres, qu'elle rachetait par paquets énormes, pour amener une hausse fictive en faisant souscrire ses actions par des hommes de paille, pour faire croire que ses émissions réussissaient à souhait.


Quand elle eut épuisé son actif dans ces opérations frauduleuses, elle tomba tout d'une masse, entraînant dans sa chute et les tripoteurs peu intéressants qui avaient compté sur sa fortune, et les braves gens qui lui avaient imprudemment confié leurs épargnes. La haute banque en reçut un contre-coup terrible la coulisse faillit sauter mais ceux qu'il faut plaindre davantage, ce sont les industriels que l'effondrement des capitaux a réduits au chômage faute de commandites les commerçants que la ruine publique a menés à la faillite faute de clients ce sont les ouvriers laborieux qui n'ont plus trouvé à travailler, parce que, dans cette désastreuse année 1883, personne n'a dépensé, personne n'a rien entrepris parce que chacun s'est restreint, atteint dans sa confiance, sinon dans sa bourse il n'est pas de village perdu où le naufrage de l'Union générale n'ait ébranlé les fortunes

La huitième Chambre correctionnelle va apprécier la culpabilité de ceux qui ont ainsi drainé les capitaux et arrêté le travail national.

Je n'ai pas l'intention de m'étendre longuement sur cet ensemble de manœuvres à l'aide desquelles l't/ynoH générale avait capté la confiance publique. Quelques indications sommaires suffiront à cet égard je suis dans mon exposé la marche du ministère public. Le capital de l'Union g-e'ne'ra/c a été, on le sait, porté progressivement de 25 à 5o,-100 et t5o millions. A chacune de ces émissions d'actions nouvelles, MM. Bontoux et Féder, pour faire croire qu'elles étaient placées et donner ainsi confiance au public, en ont fait souscrire des quantités par l'Union génér<e elle-même, sous des prête-noms. Le ~plus connu de ces prête-noms est un M. Isoard on peut citer également MM. Mayol de Luppé, de Bonnevillc, Léon Riant, le comte Rozan, tous administrateurs de l'Union g'ene'ra/e. Lors de la dernière augmentation de capital,


des hommes de paille souscrivirent ainsi 27 millions d'actions. Ces simulations de souscriptions sur la plupart desquelles il n'avait pas été versé un centime servirent à faire croire d'abord, comme je l'ai dit plus haut, que les émissions de l'/7n:'on générale s'enlevaient, ensuite qu'on se trouvait en présence d'une Société en possession d'un capital énorme et présentant une surface considérable.

2° Il y a plus. Une fois la confiance ainsi allumée, une fois les actions en hausse, l'Z7n!'OM générale s'occupa d'écouler les titres qu'elle avait souscrits par l'intermédiaire d'hommes de paille et sur lesquels les versements effectués étaient ou incomplets ou nuls. Du mois de janvier au mois de décembre 1881, la cote s'élève de 1,000 francs à 2~15 francs On sait quelle folie s'était emparée en dernier lieu des acheteurs. C'est à des chiffres variant entre ces deux cours que l'Union générale a e'cou/e les titres qu'elle avait en réserve.

Le rapport de l'expert établit que, lors de la dernière émission, la société vendit I7 millions d'actions pour le compte de MM. Bontoux, Féder, L. Riant, de Biencourt, de Bonneville, Mayol de Luppé, comte Rozan, prince de Broglie, vicomte d'Harcourt, ses administrateurs. M. Féder vendait là-dessus, pour sa part, 3,325 actions dont il n'avait pas versé le montant M. Bontoux en. vendait plus de 2,000, pour le joli prix de ~,32~,ooo francs!

3° Le ministèrepublic reproche aux inculpés d'avoir fait figurer parmi les bénéfices acquis, afin de donner de plus gros dividendes, des affaires non liquidées et qui se sont traduites plus tard par des pertes, comme le ~ca~ des Alpines, avec lesquelles l'C/H~'o;: généra/e est définitivement en perte de plus de quatorze millions.

< .d." Enfin l~Mf'o?! générale, toujours en fraude de


la loi, a racheté ses propres actions par quantités énormes, et cela dans un double but soutenir, avec les cours, la confiance du public continuer à écouler le plus cher possible les actions fictivement souscrites dont je parlais plus haut. On a calculé que l'Union avait racheté au total pour 212 millions de ses titres. C'est ainsi qu'elle dissipa l'actif social, qu'elle fut sa propre dupe, et c'est ainsi qu'elle mourut. M. Bontoux et M. Féder se défendent, paraît-il, en se renvoyant les responsabilités de l'un à l'autre, et en protestant énergiquement contre toute pensée frauduleuse.

La prévention relevée contre eux sera soutenue à l'audience par M. le substitut Falcimaigne, dont le réquisitoire est un chef-d'œuvre de clarté, d'ordre et de concision.

Un triste post-scriptum. M. Fercy, le juge qui avait dirigé l'instruction de l'affaire et dont la santé avait été cruellement ébranlée à la suite de cette information colossale, est mort avant-hier.

M. Ferey était un magistrat distingué, un homme de savoir et de travail il est mort à son poste, mort à la peine.

(i décembre.

A midi, M. le président Bagnéris déclare l'audience ouverte.

Le siège du ministère public est occupé par M. le substitut Falcimaigne. M° du Buit, pour M. Bontoux, M° Allou, pour M. Féder, sont au banc de la défense.

MM. Bontoux et Féder prennent place au banc des prévenus libres. M. Bontoux a soixante-deux ans. C'est un petit homme maigre, grisonnant et légèrement voûté, portant toute sa barbe qui est poivre et 21


sel, et un peu plus qu'à demi chauve. Sa boutonnière est ornée de la rosette d'officier de la Légion d'honneur.

M. Féder, lui, a l'air d'un colonel de cavalerie; il est grand, élégant, il porte ses cheveux coupés à ~'q~cier, et sa moustache, d'un blond qui commence à s'argenter un peu, lui donne un aspect tout militaire. M. Féder est chevalier de la Légion d'honneur. Avant que les débats s'engagent,. MO du Buit, au nom de M. Bontoux, soulève un incident dont l'opportunité est diversement appréciée on sait que M. Ferey, le juge d'instruction qui fut chargé de l'affaire, a eu l'esprit ébranlé à la suite de ce travail énorme; j'ai annoncé la mort de ce malheureux magistrat.

M. Bontoux demande aujourd'hui, par l'organe de M" du Buit, que l'instruction soit recommencée, et que l'ordonnance de renvoi en police correctionnelle rendue par M. Ferey soit déclarée nulle, le trouble mental dont a souffert le juge permettant de suspecter la lucidité de l'information.

M" Allou déclare, au nom de M. Féder, ne pas s'associer à ces conclusions.

M. le substitut Falcimaigne fait observer que la direction de l'instruction n'a soulevé de la part des prévenus aucune observation, et que toutes les pièces témoignent de la parfaite clarté d'esprit de M. Ferey, qui n'a été atteint que depuis du mal cruel auquel il a succombé. L'organe du ministère public s'étonne qu'un pareil moyen ait été soulevé quand la tombe du magistrat est à peine fermée. (Assentiment.) Le Tribunal rejette naturellement les conclusions de l'avocat de M. Bontoux; l'instruction importe peu, d'ailleurs, puisque tout le débat doit recommencer à l'audience la discussion s'engage immédiatement au fond.


Je n'ai pas l'intention de noyer mes lecteurs dans un océan de chiffres, de faire miroiter à leurs yeux tous les millions qui ont été remués hier devant la Chambre ces millions, hélas n'existent plus que dans le souvenir des malheureux actionnaires et des infortunés obligataires de l'C/Mï'ong'ene'r~e: Quelques détails édifiants suffiront pour compléter l'histoire anecdotique de la trop fameuse Société dont j'ai rappelé à grands traits la grandeur et la décadence On se souvient que la prévention porte sur quatre chefs

t" Simulation de souscriptions aux actions de l'Union g'e'He'ra/e, pour donner confiance au public Vente desdites actions, sur lesquelles il n'avait pas été versé un centime, et ce au bénéfice des administrateurs et des agents de la Société

3° Distribution de dividendes fictifs,calculés.sur des bénéfices non réalisés et non réalisables;

~)° Agiotage sur les actions de l'Union g'eKe'ra/c, qui joua sur ses titres avec la frénésie que l'on sait et qui, à force de vouloir faire monter les cours, a fini par engloutir tout son actif, 212 millions, dans le gouffre qu'elle avait creusé sous ses pieds.

M. le président Bagnéris interroge sur ces différents points M. Bontoux, dont l'attitude est étonnante. Il ne sait rien de ce qui s'est passé; il était absent, à Vienne; il a appris depuis la catastrophe il ignorait à peu près tous les détails des agissements de ses subordonnés. Le président de l'C/n~oM générale est la madame Benoiton de la finance.

M. le président. -Lors de chaque émission d'actions de l'Union générale, un certain nombre de titres ont été souscrits par l'Union elle-même sous les noms de M. Balonsi, de M. Isoard, d'autres personnes encore, (lui n'avaient point versé le quart exi~é par la loi.


M. Bontoux. J'étais absent.

M. Féder. Mais ces messsieurs ont été débites du montant de leurs actions.

M. le président. Oui, c'est un jeu d'écritures. Vous-même êtes porté souscripteur d'actions sur lesquelles vous n'ayez rienpayé.

M. Féder. On a débite mon compte.

.M. le président. La loi exige un versement en argent. (A M. Bontoux). -Et vous, M. Bontoux, quand vous voyiez M. Isoard, votre parent, dont vous connaissiez la situation, souscrire pour dix millions, pouviez-vous croire qu'il était un souscripteur sérieux P

M. Bontoux. Je n'ai pas vu la liste des souscripteurs. Je suis de bonne foi. j'ai cu tort de m'en rapporter à ce qu'on me disait.

M. le président. Le ministère public vous dira que M. Isoard était votre homme de paille. C'est sous son nom que jouait l'UMtOK ~Mo'a~e. n avait un franc par signature de complaisance, et il a touché de ce chef plus de 68.000 francs. (Explosion d'hilarité.)

M. Bontoux. Je ne puis dire qu'une chose je ne me suis jamais associé à aucune spéculation. Moi-même j'ai vendu mes actions à L700 francs, à un cours qui n'est pas excessif, afin de protester ainsi contre la folie qui s'emparait du public, et de ne point m'associer à ce mouvement de hausse insensé. M. le président. Vous avez vendu vos actions, oui, et M. Féder aussi en a vendu, et beaucoup, notamment 3,000 sur lesquelles il n'avait rien versé au moment de l'émission.. M. Féder. J'étais donc débiteur de l'UMM)?!~CKcr<:<c; mes actions vendues, je l'ai remboursée.

Ce que M. Féder ne fait pas connaître, c'est la jolie différence qu'il a encaissée, entre le prix d'émission auquel il s'était fait réserver les titres et le prix auquel il les a vendus.

M. le président arrive à cet autre chef de préven-


tion la distribution de dividendes fictifs. Il constate que le bilan établi au 3 décembre dernier faisait entrer en ligne de bénéfices des affaires ou qui n'ont rien donné, ou qui ont fait perdre de l'argent à la Société. Il constate également que, sur ce bilan ainsi établi, les administrateurs se sont distribué un peu plus de trois millions. Quelques semaines plus tard l'C/Mion générale sombrait.

Il reste à parler de l'agiotage que l'Union générale elle-même a pratiqué sur ses titres, les achetant en masse pour faire monter les cours.

M. le président. La société s'était interdit de jouer sur ses actions. Or, pendant la dernière période de son existence, notamment, elle n'a fait que jouer. Elle avait pour principalprêtenom ce M. Isoard dont nous avons déjà parlé, et. sous ce nom ou sous quelques autres, elle a racheté ses titres avec une telle frénésie qu'elle a dépensé là tout son actif, toutes les valeurs négociables qu'elle avait dans sa caisse elle a englouti dans ces opérations illégales plus de 200 millions.

M. Bontoux. J'accepte la responsabilité de tout ce qui s'est fait. Je l'accepte carrément. Mais je dois dire, et on sait que je n'ai jamais menti, que j'ai toujours ignoré que l'CMMM rachetât ses titres en masse; je croyais à des achats très modérés, ayant uniquement pour but de soutenir nos cours et de nous défendre contre nos ennemis.

Je n'eusse jamais autorisé une pareille dilapidation du capital social.

M. le président. Vous avez vendu 2.000 de vos actions. M. Bontoux. J'avais 4,000 actions, que j'avais parfaitement payées, que j'avais parfaitement le droit de revendre. Et je les ai revendues justement pour protester contre une hausse insensée. Si j'avais voulu suivre le mouvement et vendre à des prix excessifs, j'aurais gagné 25 millions.

En vendant à des cours retativemeut modérés, j'ai entendu mettre le public cn garde contre la spéculation.


M. Féder fait observer que, sans la débâcle provoquée contre elle, l't/nfoM générale pouvait parfaitement continuer à vivre. Il lui était dû par la coulisse n3 millions pour vente d'actions si cette somme avait été payée à la liquidation, la catastrophe pouvait être évitée.

On remarque qu'à l'inverse de M. Bontoux, M. Féder s'abstient de rejeter sur son co-prévenu aucune part de responsabilité, et ne cherche nullement à s'excuser en alléguant des absences ou son ignorance des affaires.

Les témoins cités étaient au nombre de quatre M. Flory, expert-comptable.

M. Heurtey, syndicdelafaillitedel'nzong~eMera~e, qui évalue l'actif à 112 millions, le passif à 25o millions.

Les créanciers recevront un dividende de 35 à 5o pour cent; ces créanciers sont pour la plupart des agents de change qui ont opéré des achats de titres pour le compte de la Société, et des particuliers qui avaient placé de l'argent chez elle pour être employé en reports.

Le troisième témoin est M. Isoard, parent de M. Bontoux, qui servait de principal prête-nom à l'Union générale.

M. Isoard, qui est un homme de soixante ans, grave et solennel, n'entend pas raillerie.

M. le président. Vous aviez pour mission spéciale de donner toutes les signatures dont on avait besoin. (Hilarité.) M. Isoard (très digne). J'affirme n'avoir jamais conclu aucune convention à ce sujet. J'ai signé quelques papiers. pour rendre service.

M. le président. Vous avez touché 68,000 francs pour ce service-la. (Nouveaux rires.)

Le témoin. J'oppose à cette accusation un démenti formel.


D. Vous avez donné votre signature bien souvent; vous l'avez donnée pour 212 millions t

Le témoin. J'étais a Nice, et j'ignorais l'usage qu'on en voulait faire.

D. Vous ignoriez, par exemple, qu'on vous avait porté souscripteur de 12,000 actions ï

Le témoin. -Absolument, complètement, radicalement. (Hilarité générale.)

Le dernier témoin est M. Bolbacq, chef de la comptabilité de l'Union générale qui a dressé les bilans sous la direction de M. Bontoux.

7 décembre.

Au début de cette seconde audience, la parole est donnée à M. le substitut Falcimaigne.

L'organe du ministère public reprend et développe dans le langage le plus élevé les arguments de son réquisitoire écrit.

L'Union générale, dit-il, est morte depuis huit mois, et ces huit mois n'ont pas suffi pour guérir les maux incalculables qu'elle a causés.

La justice, quand elle est intervenue, sans passion comme sans faiblesse, ne s'est pas trouvée en face d'un malade expirant qu'on pouvait, par miracle, rappeler à la vie. L'Union générale avait péri de mort violente, et ceux-là qui la lui avaient donnée étaient les hommes mêmes qui avaient guidé ses premiers pas. M. le substitut Falcimaigne fait dans tous ses détails l'historique de l'existence irrégulière de l'Union générale, depuis le jour où elle essayait de se donner une surface en souscrivant elle-même à ses propres actions sachant bien que le meilleur moyen de gagner la confiance du public est de paraître l'avoir déjà obtenue jusqu'au jour où elle a dissipé son capital en rachetant ses titres en masse, pour amener


la hausse, où elle a englouti toutes ses ressources dans des spéculations frénétiques.

Examinant enfin le rôle des deux prévenus, M. le substitut Falcimaigne s'exprime sévèrement sur le compte de M. Bontoux:

M. Bontoux, dit-il, prend ici une attitude singulière, et qui manque également de courage et de franchise.

Il essaie de rejeter sur M. Féder toutes les responsabilités. Cela n'est pas juste.

M. Bontoux a joué dans l'administration de l'UjMOK ~M~'a~ un rôle prépondérant il est resté le président du Conseil jusqu'à la dernière minute et, à chaque assemblée, il prenait la parole pour stimuler les actionnaires, pour les tromper quand il en était besoin.

M. Bontoux, qui parle aujourd'hui de son ignorance des affaires financières, était infiniment moins modeste quand il se glorifiait devant le conseil d'administration d'avoir consacré à l'Union ~Mct'f~e toutes les minutes de sa vie.

Il serait permis de douter de la justice si elle laissait cet homme debout et intact sur les ruines qu'il a, amoncelées M. le substitut passe à M. Féder

M. Féder va vous dire qu'il n'a fait qu'exécuter les ordres de M. Bontoux. Mais celui qui s'associe à des actes délictueux ne mérite-t-il pas d'être traité comme un complice ?

Et il y a plus, ici. M. Féder a realise des bénéfices personnels considérables sur la vente des actions qu'il avait fictivement souscrites, et c'est lui qui a conduit toute la campagne de rachat de titres à la suite de laquelle l'C~ttfMt générale a sombré Voilà ses responsabilités personnelles.

Les dernières paroles de M. Falcimaigne soulèvent dans l'auditoire un mouvement général d'approbation Vous n'avez pas oublié, messieurs, les conséquences de la chute de l'KtOM~Met'ft/c. On ne peut mesurer les ruines qu'elle a faites autour d'eUe ·


Certes, je ne plains pas plus qu'il ne convient les spéculateurs d'habitude qu'elle a entraînés dans sa chute. Ceux qu'il faut plaindre, ce sont les honnêtes gens qui avaient cru pouvoir lui confier leurs épargnes et qu'elle a ruinés.

Pour ceux-là, la désillusion a été cruelle et imméritée après les rêves dorés, la misère Et combien n'ont pu supporter l'idée du désastre, combien se sont résolus au suicide Ah il est vrai de dire qu'il y a du sang sur l't/MMK ~e'Kera~. (Sensation) Messieurs, notre époque appartient de plus en plus aux manieurs d'argent, à ceux qui font miroiter des millions dont. la fantasmagorie s'évanouit quand on veut les toucher. Ces spéculateurs découragent le travail honnête et persévérant, par la perspective qu'ils font briller de la fortune rapidement faite.

Les chefs de l'~KMM générale sont de ces hommes la conscience publique, inquiète, se demande si la loi tolère de pareilles entreprises, s'ils ont pu engloutir impunément, avec leur honneur, tant de fortunes! Il est temps que votre sentence la rassure

Vous n'oublierez pas dans votre jugement les désastres incalculables qu'ils ont causés, les fraudes gigantesques qu'ils ont commises; votre sévérité sera exemplaire'(Sensation prolongée applaudissements et bravos au fond de la salle.) A la reprise de l'audience, Me du Buit, avocat de M. Bontoux, commence sa plaidoirie.

M. Bontoux, dit-il, ne se veut point soustraire aux responsabilités civiles. Il a versé; au lendemain du désastre, toute sa fortune dans la caisse de l'UMMM générale. Il eut. voulu pouvoir donner plus, mais la ruine de l'Union a été sa propre ruine, car il possédait 6,000 actions, toutes souscrites par lui à l'émission et intégralement payées. Dans la catastrophe M. Bontoux a perdu 11 militons

Mais, ajoute M° du Buit, il serait injuste de faire payer M. Bontoux pour ceux qui ont spéculé sur 21.


l'Union et qui jouissent paisiblement aujourd'hui de leur fortune.

Le président du conseil de l't/KMM~eM~e ne s'est jamais associé à l'agiotage. 11 était parti le 4 novembre de Paris, en recommandant la prudence, en laissant dans les caisses de la Société 142 millions d'excellentes valeurs.

Où allait-il ? à Vienne, à Belgrade, à Saint-Pétersbourg, pour ses banques; pour ses chemins de fer, pour ses entreprises indus'trieHes qui ont rapporté tant de bénéfices à l'Union générale, et il n'est revenu à Paris que le T janvier dernier, quand la catastrophe était imminente

M. Bontoux a protesté contre la campagne de hausse par tous ses actes. 11 a dissuadé ses amis d'acheter des titres; luimême a vendu une partie des siens. Les a-t-il vendus aux plus hauts cours ? Non, il les a vendus IJÛO francs

Me du Buit fait remarquer qu'à l'époque où l'Union générale voyait hausser ses cours, la .Banque de France montait de 2,5oo francs en moins d'un an, et le~Me~de 2,160 francs! Une fureur de spéculation s'était emparée du public c'est le public qui s'est perdu par son engouement et sa folie!

L'avocat ajoute quel'f/n:'on a succombé à la suite d'une campagne de baisse dirigée spécialement contre elle on lui a rejeté ses titres en masse sur le marché cependant, peut-être se fût-elle sauvée encore, si l'arrestation de M. Bontoux et de M. Féder n'était venue lui donner le dernier coup.

M" du Buit tient à protester contre l'accusation portée vis-à-vis de l'C/n!OM générale de n'avoir vécu que de jeu.

Le ministère public reconnaît lui-même que M. Bontoux avait entrepris d'immenses travaux industriels en Autriche. Son idée était de porter de ce côté les capitaux français, plutôt que de les laisser se perdre en Turquie, en Orient, partout où ils se sont engloutis jusqu'ici.


Quant à lui, son rôle n'était point de s'occuper des détails de comptabilité, de rester à Paris, de surveiller les livres. U était charge d'apporter des aliments à la prospérité de la maison, d'amener l'eau au moulin, et, comme le lui écrivait, depuis la chute, un des actionnaires de l'!7KtOM, il a amené l'eau, il l'a amenée claire, abondante et limpide.

Me Allou plaide ensuite pour .M. Féder.

22 décembre.

Le tribunal a rendu sa sentence dans l'affaire de l'C/M:on générale.

Dans un jugement trop hérissé de chiffres pour trouver ici sa place, mais remarquablement motivé, la 8e Chambre, après avoir constaté que M. Bontoux a, ne fût-ce qu'en jouant sur ses titres, gagné i ,800,000 fr. et M. Féder trois millions, reconnaît les deux prévenus coupables sur tous les chefs.

En conséquence, MM. Bontoux et Féder sont condamnés l'un et l'autre à cinq ans de prison et trois mille francs d'amende, maximum de la peine (i). ()) Ce jugement a été frappé d'appel par les condamnés. Notre prochain volume contiendra l'arrêt de la Cour.


CONTE RÉMOIS

Reims, 26 novembre.

C'est bien un vrai procès d'assises que je vais conter. Mais quel -petit bijou le comte de Chevigné eût façonné avec cette affaire de chantage et d'amour dont s'esbaubissent, en ce moment-ci, les jurés de la bonne ville de Reims

La femme, Adèle Guillerme, est une gaillarde aux formes provocantes, l'œil allumé, la lèvre épaisse et prête au baiser.

Elle était petitelcouturière à Reims quand un joli garçon nommé Renault, qui travaillait dans les cuirs, eut l'idée fatale de l'épouser. Le pauvre diable en mourut Renault fut battu, il fut. ce que sont généralement les maris battus, il le sut, essaya de tuer sa femme d'un coup de revolver, la manqua et, croyant l'avoir assassinée, se fit sauter la cervelle. Le diable rit encore de l'aventure.

Adèle convola de nouveau avec un nommé Guil-

XVII I


lerme, qui avait été successivement cordonnier et commis voyageur. Celui-là était un philosophe. C'était, dit l'acte d'accusation, un de ces maris qui savent s'absenter à temps qui trouvent qu'une jolie femme fait toujours honneur au ménage, et que la beauté est, après tout, un capital comme un autre, qu'une épouse bien avisée a le droit d'exploiter dans l'intérêt commun.

Guillerme ne travaillait guère et vivait largement. Il laissait à Adèle le soin de l'entretenir d'argent de poche, circulait dans Reims en rentier, bien frais, toujours luisant et frétillant, se souciant du qu'en dira-t-on autant que d'une pomme.

Il advint que la femme Guillerme attira dans ses filets un vieux voisin, entrepreneur enrichi, qui s'appelait Finet, qui traînait une jambe et louchait des deux yeux, mais en qui l'âge avancé auquel il était parvenu n'avait point réussi à éteindre les flammes de la vingtième année.

Le vieux Finet fut littéralement ensorcelé par les beaux yeux de la jeune femme. Et ici, l'acte d'accusation devient très précis.

La femme Guillerme encouragea les avances que Finet lui fit. Mais, durant un certain temps, elle se borna à lui permettre des privautés qui excitaient sa passion, sans la satisfaire complètement. Enfin, dans les derniers jours de juillet.

Nous sommes arrivés au moment psychologique. Le vieil entrepreneur put se croire le plus heureux des amants. 11 prenait, disent ses amis, de petits airs conquérants et racontait qu'il avait triomphé d'une jolie femme qui l'amait pour lui-même. Cependant Guillerme était parti pour un long voyage.

Il était allé en Bourgogne, près de Dijon, où il acheta un moulin cet homme avait toujours rêvé la vie au bord de l'eau. Guillerme paya comptant, s'il vous


plaît, 5,ooo francs, toutes les économies de sa femme! Il promit de verser à brève échéance les 3o,ooo francs qui restaient dus.

Le 16 août, vers neuf heures du soir, le vieux Finet se glissait à pas de loup dans la petite maison de sa belle. Le bonhomme était inquiet

Alors, dit-il à la jeune femme, lu es sûre qu'il ne rentrera pas cette nuit de voyage ?

Imbécile répondit-elle en éclatant de rire. Un bon souper attendait le vieux don Juan. Il y avait là certain petit vin qui ranima en lui quelquesunes des ardeurs d'autrefois. L'ancien entrepreneur ne s'était jamais senti si jeune. On se mit au lit. Soudain, et comme il allait souffler la chandelle, le bon vieillard vit se dresser devant lui une apparition terrible. C'était le mari, c'était Guillerme Il était revenu, et il s'avançait irrité, un grand couteau d'une main, un papier timbré de l'autre, un porte-plume à l'oreille.

Pendant que sa femme s'évanouissait sous les couvertures, Guillerme mit le couteau sous le nez du vieux Finet plus mort que vif, et, lui présentant le petit papier, il dit simplement « ~zg-Me-Mû! ça. » Tremblant comme la feuille, le bonhomme prit la plume et signa. C'était une reconnaissance de dix mille francs.

Le malheureux croyait avoir payé sa rançon il étendit la main vers la chaise sur laquelle était posé son pantalon.

Tu plaisantes, dit Guillerme, ce n'est pas fini Le mari tira de sa poche deux autres billets de dix mille francs chacun, tous deux souscrits à son nom. Tu vois, reprit-il, il n'y manque que ta signature. C'est tout préparé.

Et, comme Finet protestait, Guillerme exhiba un revolver énorme.


L'ancien entrepreneur n'hésita plus. II signa les deux nouvelles reconnaissances et dit avec résignation

Est-ce qu'il y en a encore d'autres ?

Non, dit Guillerme, c'est fini rhabille-toi, et va-t'en au diable.

Le lendemain, le bonhomme allait conter ses peines à la police, et la police mettait la main sur le couple Guillerme, qui avait déjà essayé de négocier les trente mille francs.

Voyez l'injustice du sort. Voilà deux braves gens qui allaient s'établir meuniers, qui avaient trouvé 3o,ooo francs pour payer comptant leur joli petit moulin assis au bord d'un ruisseau bourguignon: le mari fût devenu commerçant notable, et peut-être adjoint au maire la femme eût rougi aux histoires égrillardes que l'on conte aux veillées Et les voici arrêtés au moment où ils allaient faire peau neuve, tous deux poursuivis pour extorsion de billets, pour guet-apens d'amour tendu à un vieillard avide d'user ses dernières dents sur le fruit défendu

M° Georges Lachaud est venu défendre ce ménage débrouillard et industrieux. Les débats ont été des plus gais.

La déposition du vieux M. Finet, amant de la femme et victime du mari, a excité une vive hilarité. Ce don Juan sur le retour est orné de deux jambes tordues qui lui donnent l'allure la plus étrange, et l'on se demande comment madame Guillerme, dont la beauté est vraiment éclatante, aurait pu aimer pour lui-même un pareil séducteur. C'est pourtant ce qu'il imaginâit.

Vous deviez bien deviner que madame Guillerme se livrait à vous par intérêt. Vous n'êtes plus jeune. Eh eh monsieur le président, répond Finet


en se redressant sur ses petites jambes, qui sait? avec des assiduités et une bonne occasion.

Finet est, en effet, plein d'expérience il a deux enfants de la fille de sa gouvernante.

Un type curieux que cette gouvernante, qui disait à madame Guillerme « Je suis bien heureuse que Monsieur vienne chez vous depuis ce temps-là il se conduit mieux, il ne voit plus ses cocottes » C'est ce que Me Georges Lachaud appelle plaisamment l'adultère mora/M~Mr.

L'avocat dans sa plaidoirie, donne aussi à Finet un bon conseil

« Retournez au demi-monde quoique vous ayez déclaré que vous ne donneriez jamais rien aux femmes mariées, soyez sûr qu'elles vous coûteront toujours plus cher. »

Le guet-apens organisé par les époux est surabondamment prouvé. Guillerme a dîné avec sa femme une heure avant la scène il n'a jamais cessé d'être en bonnes relations avec elle, et il a témoigné à plusieurs personnes la satisfaction que lui causait la constatation d'un déshonneur devenu si lucratif.

Aussi M. Boulloche, substitut, réclame-t-il contre lui un verdict sévère.

Pourtant le jury, après la plaidoirie de Georges Lachaud pour Guillerme, et de M° Duchateau, bâtonnier de l'ordre des avocats de Reims, pour la femme, accorde aux deux accusés le bénéfice des circonstances atténuantes.

Guillerme est condamné à cinq ans de prison, et la femme à deux ans.

Guillerme paraît fort satisfait, mais sa femme, qui s'attendait à un acquittement, s'affaisse et tombe


évanouie. Grande émotion l'on s'empresse auprès de la belle éplorée. Seul, Finet se tient à distance de son ancienne maîtresse la présence des gendarmes ne suffit pas à le rassurer en face de cette femme compromettante.


LE PARRICIDE ZURCHER

Paris, 27 novembre.

La grave question de la responsabilité mentale se posait hier devant la Cour d'assises dans une affaire de parricide dont les détails donnent le frisson. L'accusé, Emile 'Zurcher, est un jeune homme de vingt ans. Il a voulu tuer sa mère à l'aide d'un couperet qu'il avait confectionné lui-même et qu'il aiguisait chaque jour sous les yeux de la pauvre femme. Les débats sont présidés par M. le conseiller FaureBiguet M. l'avocat général Maillard occupe le siège du ministère public, Mo Corne est au banc de la défense.

Zurcher est un petit maigre et vilain garçon, blême, les joues creuses, la barbe jaune, rare et sale l'œil, d'un bleu clair, a une expression de perversité singulière il passe de temps en temps sur cette physionomie ingrate un ricanement sinistre, le rictus de la bête fauve ou du fou.

XVIII


L'interrogatoire, mieux que tous les récits du monde, va nous faire pénétrer les horreurs et les étrangetés de cette cause

D. Votre père est Suisse votre mère est Alsacienne tous deux sont établis à Paris depuis longtemps. Votre père, qui est ouvrier ébéniste et qui a, gagne quelque aisance à force de travail, vous a fait donner une éducation primaire excellente. Vous avez été un brillant élève, vous remportiez tous les prix. Mais, sorti de l'école, vous n'avez pu vous maintenir dans aucun atelier. R. J'avais un caractère à ne pas supporter le joug des patrons; je ne puis souffrir la servitude proléta.rienne. D. Vous avez rédigé, en effet, un volumineux mémoire, dans lequel, après avoir posé en principe que, pour gagner un capital, il faut travailler ou voler, vous vous prononcez pour le vol. Vous détestiez profondément vos parents ? R. Ils ne savaient point comprendre mes principes. On trouve difficilement sa voie quand on ne se sent pas soutenu. J'aurais pus être avocat, docteur en médecine, ingénieur, j'étais fait pour les sommets (Mouvement.) Mais j'avais un père qui me traitait de fou et qui me tenait une épée de Damoclès suspendue sur ma tête, en me parlant sans cesse de la maison de santé. M. le président. Votre père vous reprochait simplement de mépriser l'atelier et de le mépriser lui-même.

Quant à votre mère, c'est une femme douce et bonne. L'accusé (ricanant).–Oh elle aurait bien voulu faire la sévère, mais avec elle j'avais réponse à tout

D. Vous aviez une telle haine contre votre père que vous ne lui donniez plus ce nom. Vous rappeliez le vieux!

En 1881, Zurcher s'enfuit de la maison paternelle. Il vole à l'étalage on l'arrête dans un état de trouble mental très accentué, et il est enfermé pendant quelques heures à Sainte-Anne.

C'est en sortant de cet asile qu'il résolut de tuer son père et sa mère


Oui, dit-il, mon père pesait sur mon existence. Lui mort, j'étais libre. Je pouvais devenir artiste, industriel

D. Mais vous n'aviez ni talent ni capitaux. L'accusé. Du talent ? Si, j'en ai. Des capitaux ? J'en aurais acquis par le vol.

J'ai inventé le ~o!M:e)t<t/tf;fMc. On endort un homme, et on le dépouille. L'éther est un anesthésique parfait.

Je développais souvent ces théories devant ma mère,' mais elle me contrecarrait en me traitant de misérable et de fou. Un détail horrible

M. le président. Vous avez dit que vous voyiez en rêve la tête de votre père et celle de votre mère coupées et se faisant visà-vis dans un plateau, de chaque côté d'une cheminée. J'étais » heureux, avez-vous ajouté, de voir que ces deux cervelles ne :? pouvaient plus abrutir la mienne. » (Mouvement prolongé.) L'accusé. J'ai dit cela, oui.

D. L'avez-vous pense?– R. (D'un air insouciant). Je ne sais pas.

D. Vous avez songé d'abord à empoisonner votre mère. Vous avez acheté dans ce but différentes drogues. R. Oui. Mais les moyens chimiques me répugnaient. Il n'y a rien de tel que les procédés physiques le stylet, la baïonnette, le pistolet, le couperet. Le poison demande des préparations, des occasions. Le pistolet, le stylet et la baïonnette sont applicables à tout instant.

D. Vous avez cependant renoncé au pistolet? R. Oui, parce que la détonation aurait attiré du monde, et qu'on m'eût pris. D. Vous vous êtes donc définitivement arrêté auxinstruments tranchants ?

L'accusé (avec tranquillité). Tranchants et perforants. A part la baïonnette, qui est mal en main. J'avais acheté un sabre, mais je ne me suis pas senti davantage sûr de cette arme. Alors j'ai confectionné moi-même un couperet à l'aide d'un morceau d'acier que j'ai ébauché, limé, et que j'ai fait tremper. Je l'aiguisais tous les jours.


D. Le reconnaissez-vous ? 7

On représente au jeune criminel le couperet, arme terrible, semblable à un outil de boucher; on lui fait voir aussi la lame de sabre et les fioles de poison. Il reste impassible, et dit simplement: C'est bien ça D. Arrivez au moment du crime. R. J'en avais fixé l'exécution au commencement de juillet. Il s'était élevé une lutte entre ma conscience et ma volonté. Mais il fallait que la volonté triomphât.

D. Racontez la scène du crime.

L'accusé (tranquillement).– C'était le 16 juillet, vers midi. Ma mère travailtait auprès d'une fenêtre. Je me suis approché d'elle par derrière, en traitre, cachant mon couperet sous mon paletot.

Je lui ai porté un premier coup en fermant les yeux, je comptais trancher net la colonne vertébrale (Mouvement d'horreur) mais j'avais compté sans l'émotion qui fit faibiir ma main. Je dus frapper encore à deux reprises.

D. Votre pauvre mère s'enfuit toute sanglante, appelant du secours. Puis, comprenant qu'on allait venir, que vous seriez découvert, .arrêté, elle vous couvrit de son corps et vous embrassa en vous disant qu'elle vous pardonnait. L'amour maternel triomphait en elle de l'horreur que lui inspirait l'assassin. (Sensation.)

Et vous, vous ne pleuriez pas, malheureux! R. Je ne pleure jamais

Madame Zurcher est appelée à la barre. Triste et lamentable spectacle que celui-là la mère venant déposer contre son meurtrier, contre son fils La première parole de la pauvre femme, qui se soutient à peine, est une parole de pardon pour ce petit misérable

Je demande l'indulgence des jurés, g~mit-eUe nous n'avons que lui d'enfant.


M. le président. Vous lui avez pardonné, madame R. Oui, monsieur, oui, et il a bien pleure.

M. le président (a l'accusé). Que disiez-vous donc tout à l'heure, que vous ne pleuriez jamais ? L'accusé (en ricanant). Oh! dans les grandes circonstances! (Longues rumeurs dans l'auditoire.)

M. le docteur Legrand du Saulle a été chargé d'examiner l'état mental du jeune assassin. L'éminent aliéniste s'exprime ainsi

Zurcher a de lui-même une opinion ridiculement exagérée; il méprise la société, nos institutions et nos lois; il a soif d'argent, est profondément pervers et pousse l'esprit d'indépendance jusqu'au crime. Il a des ambitions démesurées et des instincts féroces. Il est extrêmement dangereux et c'est un véritable type de monstruosité morale.

Zurcher a parfois un regard étrange, scrutateur, menaçant, flamboyant, terrible. Je l'ai subi et j'ai difficilement pu le soutenir ou le braver il trouble et déroute. Ce n'est pas le regard pathologique de l'épileptique ou du fou ce doit être quelque chose comme le regard atroce d'un assassin résolu qui lève l'arme pour frapper et, lorsqu'on lui demande la' cause et la signification de ce regard, il répond C'est le regard d'un » individu qui n'a pas de moyens d'existence fixes; c'est le regard farouche d'une intelligence qui se sent supérieure et qui < est rivée à la misère qui l'abrutit c'est le regard effrayé d'un x malheureux qui sent instinctivement qu'il est sur la voie des » abimes. »

Le docteur Legrand du Saulle raconte ensuite que le jeune misérable, qui semble avoir le génie du mal, a fait une véritable étude sur les différentes manières de voler. Il s'était arrêté en dernier lieu à ceci ou bien entrer chez un changeur, lui jeter du tabac dans les yeux et faire main base sur une coupe pleine d'or; ou bien dévaliser un concierge le jour du terme


ou se présenter comme courtier chez une vieille rentière, l'aveugler et la tuer en lui jetant de l'acide prussique dans les yeux et lui & taillader le visage à coups de couperet volant ».

Voilà ce que Zurcher eût fait, sa mère morte, son père mort, car il avait bien, le 6 juillet, la ferme intention de tuer son père quand il rentrerait pour déjeuner.

Je n'ai, a-t-il déclaré, que le crime comme moyen de parvenir. Mon père et ma mère ne respectaient pas mon esprit, qui est supérieur; en être viril, j'ai voulu les supprimer. La conclusion du rapport de M. le docteur Legrand du Saulle mérite d'être citée en entier.

Personne ne sait mieux que Zurcher discerner le bien du mal. Cela est si vrai que, si par impossible il venait à être dirigé sur un établissement d'aliénés, pas un seul chef de service ne consentirait certainement à le garder. On ne jette point par complaisance la livrée du délire sur les épaules de l'assassin. A notre époque, les grandes et subites élévations qu'ils voient autour d'eux grisent certains hommes et leur inspirent d'immenses ambitions d'argent, d'honneur et de célébrité. Zurcher, qui avec un peu d'argent, au point de départ, se sentait capable < d'atteindre tous les sommets », avait rêvé le succès, l'indépendance, l'existence matérielle facile, la réforme de la société, la liberté sans limites, la suppression de tous les jougs, l'abolition de tous les privilèges et l'affranchissement de tous les liens il n'a réussi, involontairement, qu'à ne pas tuer sa mère

M. le docteur Legrand du Saulle conclut à la responsabilité de l'assassin, responsabilité atténuée cependant par la crise mentale qu'il a traversée l'an passé.

Après l'excellente plaidoirie de Me Corne, Zurcher se tourne vers les jurés


Puisque j'ai commis un acte de fou, s'est-il écrié, traitez-moi comme tel Acquittez-moi, a~e~ ~e'~eMMM!~re/

Le jury l'a reconnu coupable, mais, faisant bénéficier le misérable de la pitié qu'inspire son jeune âge et de ses antécédents au point de vue mental, il lui a accordé des circonstances atténuantes.

Zurcher a été condamné aux travaux forcés à perpétuité.


LE DUEL DICHARD-DE MASSAS

Paris, 2G décembre.

Le 3 septembre dernier, M. de Massas, rédacteur en chef du Combat, était tué en' duel à Nogent-surMarne.

Suivant l'usage, le Parquet a déféré à la Cour d'assises l'adversaire de notre infortuné confrère, M. Chapolard-Dichard, rédacteur en chef du Petit Caporal, et avec lui les quatre témoins de la rencontre, MM. Alessandri, rentier, le capitaine Pemjean, BoisGlavy, journaliste, et Petit-Pierre (Georges Price), rédacteur en chef de l'Univers :7/:M~-e.

Le procès aété appelé hiermardi. Les débats étaient présidés par M. le conseiller Buchère M. l'avocat général Villetard de Laguerie occupait le siège du ministère public.

M. Dichard était assisté par M° Fliche.

M°' Davrillé des Essards et Doumerc défendaient MM. Georges Price et Blois-Glavy, témoins de M. Di22

XIX


chard MM. Penjeam et Alessandri avaient choisi pour avocats M~ Lèbre et Arrighi jeune.

Tout naturellement les prévenus avaient été laissés libres au début de l'audience et sur l'invitation de M. le président ils ont pris place au banc des détenus. M. le président a commencé par faire au jury l'historique de la violente polémique de presse qui devait aboutir à la rencontre fatale.

Au commencement de l'été dernier, M. de Massas avait transporté à Paris la publication de son journal jérômiste le Con! qui avait longtemps paru à Mont-de-Marsan. Il ne tarda pas à attaquer violemment le Petit Caporal, journal victorien, et son rédacteur en chef, M. Chapolard-Dichard.

Dès le 10 juin, au milieu d'une réunion impérialiste tenue dans le quartier de la Villette, M. de Massas interrompit un discours de M. Dichard par ces paroles menaçantes x Si vous continuez, jevous tuerai.)) » On parla d'une rencontre. Des amis communs s'interposèrent et le conflit fut provisoirement apaisé. Mais, au mois d'août suivant, le Combat reprenait sa polémique violente contre le Petit Caporal et, en dernier lieu, M. de Massas signait l'entrefilet suivant, qui rendit le duel inévitable

Un gueux, doublé d'un imbécile, qui s'accommode mal de la pacification obtenue dans le parti impérialiste parce qu'elle t{éne ses rancunes de boutique, essaie de réveiller les défiances éteintes et de faire renaitre les conflits disparus par des allusions que sa couardise se refuserait à préciser.

Nous n'attacherons pas plus d'importance aux propos de ce pauvre diable qu'il ne convient d'en ajouter aux divagations d'un titi en goguette et aux menaces d'un mendiant éconduit. Ch. de M.

M. Dichard envoya aussitôt à M. de Massas ses témoins, MM. Georges Price etBois-Glavy. Unepre-


mière rencontre eut lieu le 28 août, dans la forêt de Saint-Germain, mais la gendarmerie intervintetempêcha le duel, malgré les récriminations de M. de Massas, qui ne cessait de crier « Laissez-nous nous couper la » gorge, puisque nous sommes venus pour ça. » H fut convenu qu'on se retrouverait ailleurs. Le 29, un jury d'honneur, composé de MM. Paul de Cassagnac pour M. Dichard, et Canëo d'Ornano pour M. de Massas, réglait définitivement la situation en attribuant à M. Dichard la qualité d'offensé et en faisant défense aux deux adversaires de poursuivre leurs attaques réciproquesjusqu'au moment de la rencontre. Afin de n'être point, cette fois, dérangés par les gendarmes, les témoins déterminèrent M. Albert Rogat, rédacteur du Pays, à mettre à leur disposition le jardin de sa propriété de Nogent-sur-Marne. Le duel eut lieu dans l'après-midi du 3 septembre, à trois heures et demie. Je laisse maintenant la parole à M. Dichard, qui est un jeune homme de trente et quelques années, brun, assez élégant, portant la moustache, l'ceil très doux et d'aspect très sympathique; M. Dichard est d'un tempérament aussi tranquille que M. de Massas, très galant homme d'ailleurs, était violent et emporté.

Par un contraste semblable, les témoins de M. Dichard, MM. Petit-Pierre et Bois-Glavy, sont des jeunes gens d'allure très placide, tandis que le capitaine Pemjean et M. Alessandri, témoins de M. de Massas, représentent un peu, avec leur moustache rude et leur visage sévère, le type du vieux grognard bonapartiste popularisé par les gravures. Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'honorabilité de tous ces messieurs est parfaite.

M. Henri Dichard fait d'une voix très émue le récit de la rencontre mortelle dans laquelle lui-même a été blessé trois fois.


On se battit, dit-ii, dans une allée du jardin de M. Albert Rogat, derrière la maison. C'est le capitaine Pemjean qui nous mit en place le sort avait désigne les épées que j'avais apportées.

Le capitaine Pemjean nous dit, selon la coutume « Allez, messieurs. Aussitôt M. de Massas fondit sur moi. L'impression que je ressentis à ce moment ne s'effacera jamais de mon esprit. M. de Massas me « fixait d'un œil froid, glacial. Je commençai à rompre en parant et en ripostant à l'attaque foudroyante de mon adversaire; j'avais toutes les peines du monde à tenir mon épée en ligne.

M. de Massas, dès les premiers pas en avant qu'il fit, trébucha sur une petite butte de sable et faillit tomber en arrière. J'abaissai mon arme, mais aussitôt il reprit son attaque; ses yeux étaient devenus flamboyants, égarés je vis que c'était un duel a mort et je me dis « A la gràce de Dieu »

En moins d'une minute je fus blessé deux fois à l'aisselle, puis à la tête. Dans la chaleur du combat, je ne sentis pas que j'avais été touché. Au reste, presque immédiatement M. de Massas fondait de nouveau sur moi et m'effleurait la main d'un troisième coup d'épée. J'allongeai le bras et mon arme l'atteignit en pleine poitrine. Il tomba entre les bras des témoins. Je ne supposais pas à ce moment l'avoir blessé à mort; d'ailleurs, j'avais bien peu d'expérience du duel, car il y avait sept ans que je n'avais mis le pied dans une salle d'armes. M. le capitaine Pemjean fait dans les mêmes termes le récit du duel

J'avais donné, dit-il, les conseils d'usage aux combattants. Je leur avais recommandé de nous prévenir aussitôt qu'ils se sentiraient touchés l'un ou l'autre. M. de Massas attaqua M. Dichard avec une violence extraordinaire. C'est à peine si je pouvais suivre son épée. Le combat n'a pas duré une minute. Voyant M. Dichard saigner abondamment, je me précipitais pour arrêter le combat, quand se produisit le coup fourré qui coûta la vie à M. de Massas.


C'est peut-être a la fougue de ce dernier qu'il faut attribuer l'issue fatale de la rencontre.

J'afHrme que les choses se sont passées avec une loyauté complète.

MM. Alessandri, Petit-Pierre et Bois-Glavy confirment pleinement cette déclaration.

Les témoins du procès sont appelés.

M. le docteur Court, qui assistait à la rencontre, a donné à M. de Massas des soins, hélas! inutiles. Le blessé avait le poumon perforé, il expira au bout de quelques minutes.

M. Albert Rogat, rédacteur du Pays;

J'assistais à la rencontre.

M. de Massas était très agité; il a attaqué avec une telle violence qu'il s'est enferré.

Lorsque j'ai vu couler le sang de M. Dichard, j'ai crié x Arrêtez mais il était trop tard: déjà M. de Massas avait été blessé mortellement.

Je voulais faire monter le mourant dans mon appartement. Mais, le docteur ayant exigé qu'on remuât le corps le moins possible, je lui fis donner, à sa demande, un matelas sur lequel M. de Massas fut couché et porté dans le sous-sol de ma maison. M. le président. Vous savez que l'on a raconté qu'il y y avait chez vous des dames, qui regardaient le combat d'une fenêtre ?.

M. Albert Rogat.-C'est une calomnie Les volets de la maison étaient fermés. Aucune des personnes qui se trouvaient chez moi, et que je ne pouvais éloigner, n'a vu le duel.

M. Paul de Cassagnac, retenu à la Chambre, s'était fait excuser. Lecture est donnée de la déposition qu'il a faite durant l'instruction.

M° Davrillé des Essards. Dans votre esprit, connaissant les deux adversaires, ne pensiez-vous pas qu'il arriverait malheur à M. Dichard ?

R. Effectivement, Monsieur.

22.


M. Cunëo d'Ornano, avocat, député:

J'ai fait partie du jury d'honneur qui a fixé les conditions du duel.

Ce jury fut constitué au retour de la rencontre avortée qui avait eu lieu dans la forêt de Saint-Germain. Chacun des adversaires reprochait à l'autre d'avoir prévenu les gendarmes qui, dans le fait, étaient intervenus spontanément. M. de Massas était d'humeur très susceptible, mais sa loyauté était inattaquable.

M. Villamidjana, journaliste

Madame de Massas, tourmentée cruellement, m'avait prié de l'accompagner à Nogent, où elle venait savoir le résultat de la rencontre.

Nous apprîmes le terrible malheur qui la frappait en entrant dans le jardin de M. Albert Rogat.

Le terrain du duel était mal choisi, l'allée trop étroite. Me Lèbre. Le témoin a-t-il quelque expérience en matière de duel

Le témoin. Moi ? aucune. (Poursuivant.) Le capitaine Pemjeanme dit que M. de Massas avait été «assassiné )'. Le capitaine Pemjean. Je ne me souviens pas d'avoir tenu ce propos.

Me Davrillé des Essards. M. de Massas n'était-il pas très sûr de lui?

R. Oui; il avait promis à sa femme de ne blesser que légèrement son adversaire.

M. Auser, journaliste

Le capitaine Pemjean est revenu au Combat après le duel en s'écriant On vient d'assassiner notre enfant: »

M. Pemjean. Le duel, je le répète, a été loyal.

Un dernier témoin, le docteur Lescourt, déclare que M. de Massas n'avait jamais tenu une épée de sa vie, que son jeu était fantastique. Lui aussi assistait à la rencontre. M. de Massas, en tombant, put encore arti-


culer ces mots « La gorge. la gorge! o puis il expira. Le docteur Lescourt a fait au Figaro le récit détaillé de la rencontre et il s'est trouvé d'accord avec Vigeant sur la théorie du coup qui a été fatal à M. de Massas.

Le docteur ajoute que M. Dichard portait un gilet de flanelle, ce qui est, on le sait, absolument régulier.

Madame de Massas avait demandé à M* Clément de Royer d'assister à l'audience. Elle l'avait prié de se porter partie civile, non pas certes pour demander des dommages-intérêts, ni pour requérir une condamnation contre M. Dichard, mais pour défendre la mémoire de son mari, si elle était attaquée au cours des débats.

Me de Royer n'a pas eu à intervenir après quelques paroles très dignes de M. l'avocat général Villetard de Laguerie, qui a rendu hommage à la loyauté des deux adversaires et qui s'en est remis à la sagesse du jury, en abandonnant implicitement l'accusation, M° Fliche s'est borné à remercier le ministère public de cet acte de justice, et les jurés ont rendu, presque sans délibération, un verdict général d'acquittement.


XX

AFFAIRE PELTZER

LA MORT DE L'AVOCAT BERNAYS

Le 7 janvier 1882, à neuf heures et demie du matin, M. l'avocat Bernays, du barreau d'Anvers, prenait le train de Bruxelles.

On ne le revit plus.

Les bruits les plus contradictoires circulèrent sur cette disparition. Bernays était riche, il avait une clientèle considérable, il était marié à la fille d'un riche négociant, M. Pécher, qui est l'un des principaux chefs du parti libéral en Belgique. Cependant sa vie n'était pas heureuse, et je laisse ici, pour la première fois, la parole à un magistrat de la Cour de Bruxelles, M. l'avocat général Van Maldeghem, dont le réquisitoire est un chef-d'œuvre.

« Guillaume Bernays épousait, dit M. Van Maldeghem, le 26 décembre 18~2, mademoiselle Julie Pécher. Pour lui c'était, semble-t-il, une brillante alliance, pleine de promesses de fortune et de bon-

heur


» La fortune vint, et chaque année vit croître, grâce à une activité incessante et à de puissantes protections, l'importance du cabinet du jeune avocat. Mais le bonheur, s'il vint jamais, fut de courte durée. « Dès les premiers mois du mariage, avant même que fût né cet unique enfant, destiné à devenir pour ses parents l'objet d'une affection aussi jalouse que passionnée, se produisaient dans le ménage des froissements d'abord, des dissentiments ensuite, que le temps devait aigrir et accentuer.

» Bernays, à côté d'une vive intelligence, avait un caractère froid et dur, parfois emporté et violent. Tout entier à des préoccupations d'affaires, d'ambition et d'argent, manquant un peu d'éducation, étranger à certaines délicatesses, il ne comprit pas sa femme. Celle-ci, de son côté, exagérait les torts de son mari et ne voulut pas voir ce qu'il y avait dans son cœur de sentiments tendres et vaillants elle ne lui tint compte ni de son ardent amour pour leur enfant, ni des courageux efforts qu'il déployait dans sa carrière. Altière et sans miséricorde, elle ne trouva jamais, après les orages, le mot qui apaise, pardonne et guérit. Chez madame Bernays, à une organisation physique nerveuse à l'excès, correspond une âme d'une exaltation extrême, d'une sensibilité presque maladive. Faut-il s'étonner que, dans un intérieur ainsi constitué, le moindre choc engendre des blessures aiguës ? Il suffit de quelques brusques paroles pour jeter par terre tout l'édifice du bonheur. » Bientôt, en effet, l'union conjugale se trouva rompue. Par qui ? On ne saurait le dire. Madame Bernays, dans le récit qu'elle a fait de ses malheurs, raconte qu'elle a été repoussée par son mari, qui avait conçu une folle passion pour une servante qu'elle, à son tour, reprenant son cœur et son affection, avait aussi repris sa personne. Bernays, d'autre part, dans


une lettre à un ami, auquel il fait l'histoire de sa triste vie, affirme qu'après un an de mariage sa femme lui signifia que les relations entre époux répugnaient à sa nature et qu'elle comprenait le mariage comme une cohabitation entre frère et sœur.

» Peu importe d'où vint la rupture le fait est là, avec sa signification, et ses conséquences ne devaient pas tarder à se développer. L'abîme qui séparait les deux époux se creusa chaque jour davantage les scènes violentes, de la part du mari, alternaient avec les récriminations de la femme, il fut un instant question de divorce au cours de l'année 1876. Mais des parents intervinrent et une convention fut signée par les deux époux, qui réglait les relations futures. C'était, sous le même toit, le régime de la séparation sans autre lien que l'enfant, victime innocente des dissentiments de ses parents. »

Plusieurs des amis de Bernays pensèrent qu'à bout de patience, il avait rompu subitement avec la vie conjugale devenue pour lui un enfer.

L'avocat anversois était d'un caractère bizarre, il avait des accès de mysticisme fréquents. Né israélite, il s'était converti à la religion catholique, tout en se faisant recevoir franc-maçon. On supposa qu'il s'était réfugié dans un couvent et on interrogea à ce sujet un prêtre français, M. l'abbé Perdreau, de la paroisse de Saint-Roch, avec lequel Bernays était depuis quelque temps en coriespondance réglée. Mais l'abbé Perdreau n'avait pas entendu parler du disparu. D'autres personnes, envisageant un côté différent de la nature de Bernays, sachant qu'il était dévot, mais coureur de ruelles, et qu'il avait coutume de chercher à la cuisine les agréments que l'alcôve conjugale ne lui fournissait plus, augurèrent qu'il avait dû fuir avec une maîtresse, et qu'il se retrouverait tout seul quand la lune de miel serait passée.


Un troisième avis voulut que l'avocat d'Anvers fût tombé entre les mains d'aventuriers. Certain compatriote de Bernays, qui avait fait avec lui une partie du fameux voyage de Bruxelles, rappela à ce sujet les paroles que lui avait adressées son ami pendant le trajet, et qui étaient les dernières que l'avocat eût prononcées.

Je vais à Bruxelles, avait dit Bernays, pour voir un client qui veut fonder une grande affaire commerciale, je ne l'ai jamais vu et il m'a envoyé, d'avance, un chèque de cinq cents francs. « Ce doit être un grand seigneur. » Amoins,reprit-ilaprésunsilence,quece ne soit un seigneur d'aventure

Quoi qu'il en soit, le Parquet était fort perplexe et la police restait en défaut quand, dans la journée du !Q janvier 1882, le procureur du roi de Bruxelles reçut l'étrange lettre suivante, qui lui apprenait qu'on trouverait Bernays mort dans un appartement de la maison n° 15o, rue de la Loi

~lM coroner de la ville de Bruxelles

BAle, 16 janvier 1S&2.

Je suis saisi d'horreur à la nouvelle que je trouve ce matin dans un journal et d'après laquelle on demande des informations su}' l'endroit où se trouve M. G. Bernays, ce qui m'apprend ce fait épouvantable qu'après avoir oublié chez moi une première lettre, la seconde que j'adressai en route au coroner de Bruxelles n'est pas arrivée à son adresse, et que le terrible accident arrivé dans ma maison, 159, rue de la Loi, le sept, est demeuré ignoré; ainsi, par une véritable fatalité, une nouvelle calamité s'ajoute a la première.

Fou de désespoir depuis la matinée fatale oi.) par ma négligence M. Bernays, atteint d'un coup de feu a la tête, est tombé mes pieds, je puis A peine rassembler mes pensées à ce nou-


veau malheur, pour pouvoir vous annoncer ces nouvelles fatales, et je me rends à des prières anxieuses et pressantes en ne me portant pas immédiatement par là-bas.

Que puis-je ajouter ? Les faits parlent trop clairement par eux-mêmes. M. Eernayscst venu me voir, suivant un engagement pris antérieurement avec moi. Pendant que nous parlions de l'affaire en question, ses yeux tombèrent sur un pistolet que je lui montrai, et, pendant que je manipulais l'arme pour la remettre en place, alors que M. Bernays m'avait déjà tourné le dos, elle partit et il est tombé; je le croyais seulement blessé. Mais en descendant avec de l'eau, j'ai découvert, hélas que le sang coulait à profusion, qu'il était mort, tué par ma main. Lorsque cette terrible réalité m'a frappé comme la foudre, ma première pensée a été d'envoyer quérir immédiatement le coroner; mais, dans mon désespoir, j'ai pensé à ma position sans amis à Bruxelles, à ma femme malade et à mon enfant très malade qui m'attendaient, et j'ai cédé à la tentation de les conduire dans le sud, de voir d'abord mes amis et de les mettre au courant des terribles nouvelles qui affecteront entièrement notre avenir.

Aujourd'hui, je maudis cette coupable faiblesse dont la conséquence a été de laisser abandonné le corps du malheureux défunt et de laisser aussi dans la plus profonde angoisse de l'inconnu la malheureuse famille que j'ai lésée si tristement et si terriblement.

Je compte être sous peu là-bas et d'ici là je ne puis que vous prier d'annoncer à la famille éplorée, si terriblement éprouvée. cette terrible nouvelle en même temps que mon affreux désespoir d'avoir commis cette horrible calamité.

J'ai été a même de juger parfaitement le parent aussi capable que brillant qu'ils ont perdu et je serai prêt à subir toute expiation ou tout sacrifice en mon pouvoir qu'eux ou la loi pourraient exiger de moi, car je ne désire pas rejeter la responsabilité que ma négligence m'a réellement et justement fait encourir. J'ose espérer seulement que Dieu, dans sa miséricorde, tout en soulageant la douleur de la famille cplorée, ne me de-


mandera pas la vie de mon pauvre enfant pour l'existence que j'ai ravie.

Désirant que cette lettre parte par la première malle, je ne puis en écrire davantage etje dois vous envoyer ces lignes telles quelles, espérant seulement que tandis que l'on compatira au sort du pauvre et respecté défunt et à l'infortune de sa malheureuse famille, on trouvera aussi un peu de pitié pour moi, qui suis peut-être moins, mais certes profondément frappé par ce malheur.

Je suis, Monsieur, votre obéissant serviteur.

HENRY VAUGHAN.

Henry V~M~/Mn quel était cet homme? Il était inconnu à Anvers, mais des avis de différentes villes du Nord le désignèrent comme un voyageur d'origine américaine, qui avait parcouru une partie du pays belge, et qui en dernier lieu avait loué à Bruxelles une partie de cette maison de la rue de la Loi où l'on devait retrouver le cadavre de Bernays. Le malheureux avocat gisait là en effet. Il était assis dans un fauteuil, au milieu d'une sorte de cabinet de travail isolé du reste de la maison par d'épaisses tentures, et dont l'ameublement hâtif se composait surtout d'un assortiment de revolvers appendus à la muraille ou posés sur les tables. Bernays avait été tué raide d'un coup de pistolet tiré par derrière et qui l'avait atteint dans la nuque.

Le malheureux était-il réellement victime d'un accident ? Avait-il été frappé par un client maladroit? Alors, pourquoi ce Vaughan, auteur d'un malheur involontaire, ne se présentait-il pas devant la justice ? On le rechercha vainement à Bâle, puis à Brême et dans l'Allemagne du Rhin, où sa présence avait été signalée. L'instruction menaçait de rester infructueuse quand, sur des lettres, sur plusieurs de ces avis mystérieux qui ne font jamais défaut au début 23


d'une enquête, le parquet fut amené à comparer la lettre du prétendu Henry Vaughan avec l'écriture d'un ancien négociant d'Anvers, nommé Léon Peltzer, qui était tombé en déconfiture et qui avait disparu depuis plusieurs années après avoir passé en police correctionnelle pour banqueroute. Les deux écritures étaient identiques Léon Peltzer et Henry Vaughan ne faisaient qu'un

Quelques jours plus tard,.àAnvers même, la police arrêtait Léon Peltzer et l'aîné de ses frères, Armand Peltzer, ingénieur, dont l'intimité avec Bernays et madame Bernays était de notoriété publique. J'aborde ici l'étude psychologique du procès, un des plus dramatiques, un des plus palpitants que la justice ait vus se dérouler devant elle.

Les Peltzer sont d'une famille de négociants d'Anvers, gens aventureux, hardis, que la fortune n'a pas toujours favorisés. En 1873, deux des frères d'Armand, James et Léon, avaient fait faillite, puis banqueroute. Armand, l'aîné de la famille, était alors aux Etats-Unis ingénieur distingué, en situation de s'ouvrir à New-York une carrière brillante, il n'hésita pas à revenir en Belgique pour sauver ses deux frères de la prison; il eut le bonheur d'y réussir, grâce 'à l'appui de l'avocat Bernays, son ami.

Le procès terminé, Léon et James acquittés du chef de banqueroute et de détournements, Armand ne retourna pas en Amérique. Un charme puissant le retenait à Anvers madame Bernays.

Le jeune ingénieur était devenu éperdûment amoureux de la femme de son ami. C'était l'époque où déjà l'intérieur conjugal de l'avocat n'existait plus que pour le monde, où Bernays et sa femme vivaient, époux, « comme frère et sœur, s ou pour mieux dire comme des étrangers impatients du lien légal. Armand Peltzer devint le confident de l'un et de


l'autre. Reçu intimement dans la maison, il écouta les rêveries sentimentales de la femme, les âcres récriminations du mari.

Il faut, dit M. l'avocat général Van Maldeghem, une haute nature pour jouer avec désintéressement un rôle aussi dangereux auprès d'une jeune femme qui se croit malheureuse et méconnue. Trop tard, Bernays devait s'apercevoir qu'il avait commis une faute irréparable en installant un étranger dans sa vie et en lui laissant usurper sa place au foyer domestique! )) Me séparant ici du ministère public, je ne tiens pas pour acquis que madame Bernays soit tombée. Je crois, avec Bernays lui-même, que la femme qui l'avait écarté de son lit en invoquant contre toute cohabitation de profondes répugnances était « par le fait B de,- sa nature exceptionnelle, au-dessus des défailB lances vulgaires. K Mais il est certain que madame Bernays, lasse d'un mari grossier et dégoûtée de la prose du mariage, donna au nouveau venu son âme, sinon son corps, et qu'elle voua à Armand Peltzer cette affection exclusive, mystique, exaltée qui est l'idéal de l'amour l'amour sans volupté.

Aujourd'hui encore, après la mort sanglante de son mari, madame Bernays n'hésite pas, dit-elle, dans la fierté de son innocence, à proclamer « qu'elle n'a pas N à rougir de l'affection qu'elle lui a donnée, que jaB mais son esprit ne fut emeuré par une idée impure a Armand Peltzer, de son côté, a toujours affirmé hautement. que madame Bernays ne fut pas une épouse adultère, et il a parlé avec une certaine phraséologie de la vive amitié qu'il lui portait, de l'estime en laquelle il tenait la jeune femme, de son bonheur à se rencontrer le plus souvent possible avec une intelligence d'élite.

Faut-il le croire? En ce qui le concerne, ce procès même est le démenti terrible des sentiments purs qu'il


a exprimés. Non, Armand Peltzer a aimé madame Bernays avec toutes les exigences de sa jeunesse vigoureuse et ardente, avec toutes les impatiences de l'amant qui cherche ailleurs que dans le ciel bleu les jouissances suprêmes. Il fut pressant, passionné, compromettant pour la jeune femme au mois d'août 1881, au retour d'un voyage à Spa qu'il avait fait avec elle pendant que Bernays était retenu à Anvers par ses affaires, Armand Peltzer fut dénoncé au mari. La dénonciatrice était une fille Amélie Pfister, d'origine bernoise, qui prenait soin du petit garçon des époux, et dont la moralité s'appréciera par un seul détail Amélie aurait eu l'habitude de se mettre nue devant cet enfant de sept ans.

Cette fille, que Bernays paraît avoir quelque peu chiffonnée, comme il a chiffonné toutes ses bonnes ou peu s'en faut, devait fatalement accuser l'épouse légitime. Amélie Pfister n'y manqua pas.

Sous le coup de la révélation qui lui avait été faite, Bernays se rendit chez Armand Peltzer. Une scène violente éclata. Armand jura que madame Bernays était innocente, et il trouva de tels accents que l'avocat le quitta confus, humble, en lui demandant pardon. Les jours suivants, Armand revint dîner dans la maison Peltzer comme il en avait l'habitude. Mais, à les voir assis l'un près de l'autre, elle et lui, se parlant, se souriant, cherchant des yeux leurs yeux, le mari sentit renaître en lui tous les soupçons un instant dissipés. Le soir, au milieu du repas, il se leva et chassa Armand Peltzer de sa maison.

Le lendemain, et pour rendre la rupture définitive, Guillaume Bernays écrivait à son ancien ami une lettre attristée et digne, dont voici les termes ARi~iA,ND, 18 septembre 1881.

ARMAND,

Ea présence de tous les faits qui s'enchaînent, j'ai le devoir


de sauvegarder l'honneur de mon nom, et de faire respecter la femme qui le porte, et puisque ton intimité chez moi est la cause de propos outrageants pour ma femme et déshonorants pour moi, je te prie de ne plus revenir.

Je ne me fais pas juge dans ma propre cause, je n'en ai pas la force, je me protège pour l'avenir contre la malignité du monde, et je m'assure au moins la paix et le repos.

Ma femme et moi nous ne vivrons plus que pour notre enfant. Tu as le bonheur d'en avoir un également. Je fais des vœux pour son bien-être, ne mêlons jamais le nom de nos enfants à nos misères.

Je te prie, Armand, de ne pas répondre, je suis trop ébranlé, trop énervé pour être à-même de recevoir aucune communication, ni verbale, ni écrite, sur ce triste sujet.

Il m'en coûte, crois-le bien, de rompre une vieille, ma seule amitié; mais tu le sens aussi bien que moi, il le faut pour ta loyauté à toi, pour l'honneur de mon nom, pour le bien de la paix de tous.

Je te dis adieu, sans phrases banales.

GUILLAUME BERNAYS.

Armand Peltzer ne répondit pas'sur l'heure à cette lettre de Bernays. Mais la jeune femme, indignée, signifia à son mari qu'elle était résolue à tirer vengeance de l'injure qu'il venait de lui faire en calomniant sa vertu, et elle prépara aussitôt une demande en divorce.

Un ami intime de la famille s'interposa. Cet ami, c'était le premier magistrat de Belgique, M. de Longé, premier président de la Cour de cassation. Bernays, qui craignait de compromettre sa situation au barreau par un procès en divorce, accepta l'arbitrage de M. de Longé, et, le 7 octobre t88i, il signait avec sa femme une convention amiable, un MOcftM vivendi dont voici les principales clauses

Les soussignés, époux Guillaume Bernays, voulant, dans l'in-


térêt de leur enfant, terminer par voie amiable le différend qui s'est élevé entre eux, ont arrêté ce qui suit

M. Bernays exprime le regret d'avoir accueilli une accusation injuste dirigée contre sa femme et reconnaît que cette accusation est dénuée de tout fondement.

Madame Bernays prend acte de cette déclaration et renonce à l'action en divorce qu'elle se proposait d'introduire du chef d'injures graves.

La paix est ainsi rétablie; néanmoins, les époux auront dans la maison commune un appartement séparé. Us prendront, séparément aussi, leurs repas, à moins que pour le plus grand avantage de l'enfant ils ne trouvent bon de dîner ensemble. Ils veilleront avec solticitude à l'instruction et à l'éducation de l'enfant. Madame réglera seule tous les soins maternels qui le concernent.

M. Bernays remettra, le premier de chaque mois, à Madame, l'argent nécessaire pour acquitter les charges de ménage, ainsi que les notes pour dépenses de toilette, d'ameublement, etc., qui seront dues.

Madame fera les honneurs de la maison, quand elle ou Monsieur recevront. Madame sera entièrement libre dans ses rapports avec les membres de sa famille et partout où elle le trouvera convenir. Monsieur ne mettra nul obstacle aux voyages que, d'ordre du médecin, Madame devrait entieprendre, soit dans l'intérêt de sa santé, soit pour le bien-être de l'enfant. Les époux éviteront scrupuleusement d'engager, devant l'enfant, toute discussion domestique, et dans aucune circonstance ils ne s'écarteront des égards qu'ils se doivent.

Les parties s'engagent, sur l'honneur, à l'exécution des présentes celles-ci revêtues de leurs signatures resteront aux mains de M. de Longé qui, à titre d'ami, a interposé ses bons offices, et à l'arbitrage duquel il sera recouru pour la solution de tout incident qui viendrait à surgir.

En cas de décès de M. de Longé, le dépositaire des présentes sera désigné de commun accord.

Fait le 7 octobre 1881. Signé: G. BERNA.vs. JULIE.


Madame Bernays ne se tint pas pour satisfaite. J'ai dit que c'était une nature orgueilleuse, altière, vindicative. Après avoir triomphé de son mari, elle voulut l'humilier elle exigea qu'Armand Peltzer fût de nouveau reçu dans la maison.

C'est encore le premier président de Longé qui fut chargé de signifier à l'avocat anversois cette dure condition. Bernays fut atterré. Dans un premier moment de stupeur, il promit de faire « ce qu'il pourrait ». Mais, le i3 octobre, reprenant quelque force et quelque dignité, il écrivait à M. de Longé pour lui notifier un refus formel.

Voici sa lettre

Monsieur,

Je suis décidé à accepter toutes les conditions, sauf celle de recevoir Peltzer.

Je n'ai jamais pensé que, dans un arrangement conclu entre mari et femme pour le plus grand bien et dans l'intérêt exclusif de l'enfant, il y eût place pour un étranger.

Je vous ai accepté comme juge suprême, vous représentez pour moi la justice dans sa plus haute expression, la justice affable et affectueuse, qui impose sa décision, grâce a sa bonté. Permettez-moi donc, je vous en prie, de ne plus revenir sur ce pénible sujet, laissez-moi oublier cette lutte amigeante. Je n'ai pas la liberté de mes appréciations d'une part, je me préoccupe de l'intérêt de mon enfant, qui ne doit être privé ni de son père, ni de sa mère; d'autre part, j'ai mes pauvres parents qui ont déjà assez de chagrins pour que je leur en épargne de nouveaux. Mais que Julie n'exige pas ce qui est au-dessus de mes forces, qu'elle n'essaie pas de m'imposer des conditions impossibles.

Tant que Julie sera dans ma maison à côté de moi, personne n'aura le droit de la suspecter et personne ne la suspectera. 11 n'est donc pas nécessaire que je m'impose la société de M. Peltzer. Ce serait le commencement de nouvelles luttes.


Veuillez agréer, Monsieur, l'hommage de tout mon respect. GUILLAUME BERNAYS.

Madame Bernays ayant échoué ainsi dans sa tentative, d'ailleurs plus que hautaine, pour ramener au foyer Armand Peltzer, ce dernier se chargea luimême d'obtenir sa réintégration, et, le 15 octobre, il rentrait en scène par la lettre absolument étonnante qu'on va lire

A M. Guillaume Bernays, avocat.

Anvers, 15 octobre 1881.

GUILLAUME,

J'apprends que M. de Longé vient de terminer le rôle qu'il avait bien voulu accepter, et que madame Bernays ainsi que vous, venez de signer un arrangement rédigé par lui. J'apprends aussi que vous avez fait à M. de Longé la promesse formelle de mettre tin à la rupture que vous m'avez signiûée par votre lettre du 18 septembre dernier.

Le moment est donc venu de vous donner mon opinion au sujet de cette lettre.

Après la visite dont vous m'avez honoré, le jeudi t5 septembre à 6 heures du matin, après les regrets sincères exprimés par vous, après les protestations d'amitié et les déclarations formelles que vous m'avez faites en quittant ma maison, regrets, protestations et déclarations que vous avez renouvelés les jeudi et vendredi soir chez vous, il a été étonnant que vous jugiez bon de rompre brutalement nos relations d'amitié, en alléguant les mêmes propos ignobles dont vous aviez fait bon marché vingt-quatre heures auparavant.

Si je n'avais écouté que la voix de ma dignité blessée, et, malgré votre lettre exprimant des sentiments opposés à vos actes, je vous aurais demandé la réparation dont ne menacent pas, en toutes circonstances, ceux qui ont intention de la mettre en action.

Je pouvais ainsi me venger personnellement de votre insulte,


mais cette vengeance allait accréditer, aux yeux du publie, la tache que votre odieux soupçon faisait à la réputation de madame Bernays. Le respect et l'estime que je lui porte, que je porte à la.famille Pécher m'ont seuls retenus.

J'ai même été plus loin. Fort de tout le passé, fort de toutes les confidences que vous m'aviez faites, de toutes les circonstances où vous aviez fait appel à mes conseils, à mon appui moral, fort, enfin, de vos nombreuses protestations d'amitié et d'intérêt, j'ai poussé l'esprit de conciliation jusqu'à vous faire demander par mon frère James une entrevue où aurait eu lieu entre nous une nouvelle explication franche et loyale. Vous l'avez refusée, ce qui était confirmer l'insulte première. J'ai passé là-dessus comme sur le reste, et afin de vous faciliter l'engagement pris envers M. de Longé, j'ai l'honneur de vous informer qu'aux yeux du monde je consens à renouer avec vous. Pour madame Bernays, dont j'apprécie le noble cœur, au nom de la reconnaissance que ma petite fille lui a vouée, pour ne pas contribuer par ma mauvaise grâce à donner raison aux accusations mensongères que d'ingrats et vils esprits ont fait courir sur elle, dans l'intérêt de l'avenir de votre fils. que j'aime sincèrement, je consens à vous donner la main et à me montrer avec vous en public autant de fois que l'exigera la situation. L'opinion de M. de Longé sera juge ici.

J'aurai ainsi contribué à empêcher la souillure qu'une infâme machination allait attacher au nom d'une femme respectable et pure entre toutes.

Vous avez fait bon marché de votre seul ami. Vos indignes soupçons ne seraient pas restés dans mon souvenir après nos conversations intimes des 15 et 16 septembre. Ils le resteront toujours par la façon dont vous les avez renouvelés, sans raison avouable, par votre lettre du 18 septembre.

ARMAND PELTZER.

Guillaume Bernays renvoya cette lettre sans l'avoir ouverte.

Le soir même, Armand Peltzer le faisait provoquer 23.


en duel. Son frère Léon avait quitté la Belgique, il voyageait aux États-Unis, mais Armand avait sous la main ses deux autres frères, Robert et James, qui se rendirent chez Bernays s et qui lui firent la déclaration reproduite dans le procès-verbal stupéfiant qu'on va lire

Nous soussignés, Robert Peltzer et James Peitzer, de Bruxelles, nous nous sommes rendus, le 17 octobre 1881, chez M. Guillaume Bernays, avocat à Anvers, et lui avons fait la déclaration suivante

Notre frère, M. Armand Peltzer, a écrit le 13~15 octobre, à M. Bernays, une lettre que ce dernier a renvoyée le 16 octobre non ouverte, avec une annotation sur l'enveloppe.

Considérant ce fait comme une offense, notre frère nous en a informés et, nous ayant mis au courant de la situation qui l'avait précédée, nous avons décidé et jugé que, dans les circonstances actuelles, il ne devait ni ne pouvait demander une réparation à M. Bernays; que, soucieux de l'honneur et la dignité de notre frère, nous nous mettions en ses lieu et place. M. Bernays nous a déclaré qu'en retournant la lettre il n'avait eu aucune intention offensante et que, du reste, l'estime qu'il avait pour Armand Peltzer ne lui permettait pas d'interpréter l'incident autrement que nous.

Nous avons ensuite ouvert, en sa présence, la lettre retournée, dont copie ci-jointe, et lui en avons donné lecture. Il a déclaré nous en donner acte, ajoutant qu'il n'avait rien à y répondre, tout en faisant toutes ses réserves en ce qui concerne le passage de la lettre où il est question des promesses faites à M. de Longé.

Le présent procès-verbal, etc.

Bruxelles, 19 octobre 1881.

ROB. PELTZER. JAMES PELTZER.

Armand était donc arrivé à ce résultat extraordinaire d'amener le mari pusillanime à lui faire des excuses. Mais il n'avait pas atteint son but Bernays,


comme toutes les natures faibles, entêtées dans une idée fixe, refusait énergiquement de lui rouvrir la porte. Tout, sauf cela Dès lors, la vie de ce malheureux devint intolérable. Au dehors, il était dans la perpétuelle appréhension d'une agression des Peltzer qu'il savait, disait-il, « capables de tout » au dedans sa femme le traitait comme un laquais. Le pauvre mari s'épanchait dans le cœur de l'ancienne gouvernante de son fils, cette Amélie Pfister dont madame Bernays avait exigé le renvoi et qui s'était mariée en Suisse.

Très honorée madame, lui écrivait-il, merci d'abord pour votre lettre amicale et l'edelveiss qu'elle renfermait. La situation n'est pas changée ici. Depuis le 17 octobre, je n'ai pas échangé un mot avec Madame. Nous ne nous voyons qu'à table. Chacun s'entretient avec le petit, la femme de chambre présente les plats.

Que n'êtes-vous restée encore quelques années 1

En pensant ainsi au passé, quelque sombre qu'il ait été, mon cœur se resserre en voyant que tout est si change. Sous une croûte dure, je suis cependant d'une nature trop molle, trop sensible, je tiens au présent etje.ne peux pas souffrir le changement. Il n'y a qu'une chose qui me frappe du bien dans l'âme, c'est de ne plus avoir ce mauvais (Peltzer) autour de moi. Oui, bonne Dame, vous le savez, je suis indiciblement malheureux depuis des années. Que Madame ait fait plus ou moins de fautes matérielles, cela revient au même mais elle est coupable de m'avoir repoussé de son amour et de son amitié depuis des années, de m'avoir exclu de sa confiance, et d'avoir foulé aux pieds le bonheur de ma vie.

Guillaume Bernays en vint à proposer à sa femme le divorce par consentement mutuel. Mais madame Bernays refusa. Elle l'avait demandé elle-même dans un moment d'indignation, elle l'eût accepté à la rigueur comme épouse; réflexion faite, elle le repoussait


comme mère, car elle ne voulait pas être séparée de son fils, dont le mari réclamait naturellement la garde, et elle écrivit cette lettre énergique à un ami de Bernays, M. Victor Auger, chargé sans doute de la pressentir à ce sujet

Malgré le désir des miens, je refuse catégoriquement le divorce de consentement mutuel, qu'à l'occasion M. Bernays interpréterait peut-être comme un système grand et généreux pour se séparer de sa femme coupable.

Je le refuse nettement parce que, ayant pour me défendre l'acte dont M. de Longé est dépositaire, lje ne saurais accepter de solution qui me séparerait partiellement de mon fils. La conduite de M. Bernays me donne le droit de remplir ici mon rôle de mère, tout en méprisant l'homme qui a manqué lâchement au plus sacré de tous les devoirs, celui de défendre sa femme injustement et odieusement accusée.

Je ne suis pas femme à reculer devant la lutte, ni à être épouvantée par le sacrifice, quand lutte et sacrifice ont pour but le bien de mon enfant et que j'ai la prétentieuse conviction d'être indispensable à mon fils. J'ai pour auxiliaire l'énergie infatigable de l'amour maternel, pour soutien et pour récompense l'amour du devoir accompli sans défaillance. Je saurai maintenir ma position sur ses bases très dignes et respectables, et me faire considérer chez moi, ne sortant jamais plus, à l'égard de M. Bernays, du mutisme le plus absolu, quittant la table, notre seul lieu de réunion, à la moindre velléité d'injure ou de taquinerie nouvelle.

Le divorce est ici de fait, vous le voyez, et l'enfant reste entre son père et sa mère. M. Bernays est seul responsable d'un état de choses ~créé par lui. 11 peut introduire en justice une demande en divorce pour adultère libre à lui dans ce cas, je me défendrai.

JUUE BERNAYS.

Les choses restèrent en l'état. Forte de son innocence, indignée, dit-elle, par les accusations portées


contre elle, madame Bernays entendait garder au foyer conjugal sa place d'épouse. Elle se résignait à vivre avec cet homme qu'elle n'aimait pas, auquel elle n'adressait plus la parole, mais auquel un divorce eût donné une apparence de victoire. Ainsi le voulait l'orgueil de madame Bernays.

Armand Peltzer, lui, ne se résigna pas il voulait cette femme, il la voulait ardemment, il la désirait depuis de longues années. Il fallait qu'elle fût libre 1 Les complications de la vie conjugale avaient rendu le divorce impossible ? C'était bien Bernays disparaîtrait autrement.

C'est alors que, de même qu'il avait eu recours à ses frères James et Robert pour provoquer en duel Guillaume Bernays, Armand rappela d'Amérique son troisième frère Léon, pour lui confier une mission plus terrible et plus sinistre.

Léon Peltzer, depuis sa faillite d'Anvers, errait à l'aventure à travers les Deux-Mondes. On le retrouve successivement à Manchester, à Londres, à BuenosAyres, placier, commis, tentant vainement la fortune et côtoyant plus d'une fois la prison. A Buenos-Ayres, il avait abusé de la confiance d'un ami, et, poursuivi pour faux, il avait vagabondé pendant des mois entiers dans les pampas de l'Amérique du Sud. Enfin, recueilli par un voilier, il s'était embarqué pour NewYork sous le faux nom de Frédéric Albert.

En 1881, l'aventurier était employé comme courtier en marchandises par deux négociants, MM. Goodman et Kraker. Ses patrons étaient satisfaits de lui la fortune paraissait devoir bientôt lui sourire. Soudain, le 15 octobre 1881, Léon Peltzer quitte subitement New-York. Il annonce à M. Goodman « qu'il » doit se rendre au Canada pour soigner les affaires » d'un ami qui lui a rendu de grands services; que


» c'est un devoir pour lui de lui rendre service à son K tour. »

Et en effet, la veille de son départ, Léon Peltzer avait reçu une longue lettre. Seulement cette lettre ne venait pas du Canada elle venait d'Europe, elle était de son frère Armand.

Le ier novembre, Léon s'embarquait à bord de r.Ar:~o?M, cette fois sous le faux nom d'Adolphe Prélat, et partait non pour le Canada, mais pour Liverpool.

A Liverpool, le voyageur trouvait, bureau restant, une nouvelle lettre d'Armand. Cette lettre lui donnait rendez-vous à Paris,.grand hôtel du Nord, rue Lafayette. Léon Peltzer s'embarquait aussitôt pour la France, et, arrivé à Paris, il se faisait inscrire à l'hôtel du Nord sous le troisième faux nom de Louis Mario. Léon Peltzer était arrivé à Paris le i novembre. Armand, parti d'Anvers, était lui-même à Paris le !2. Il avait pris prétexte d'un voyage d'affaires de M. Deroubaix-Pécher, parent de madame Bernays, pour l'accompagner en France, et il se proposait, ditil, de rester à Paris pour son plaisir, même après le départ de son compatriote.

En effet, pendant les quatre jours que M. Deroubaix-Pécher passa à Paris, Léon Peltzer logea avec lui à l'hôtel Chatam et ne le quitta pas. Mais, le 15 5 novembre, après avoir mis son ami dans le train de Belgique, Armand prenait un fiacre et se faisait conduire place de l'Opéra, où l'attendait son frère Léon. C'est là qu'a lieu leur première entrevue, après tant d'années d'absence

Le même jour, Léon Peltzer quitte l'hôtel du Nord, et va louer deux chambres à l'hôtel du Commerce, près de la gare de Lyon, cette fois sous le nom de Jules Kérouan.

Les deux frères passent ensemble, dans cet hôtel,


les journées du 17, du 18 et du 19 novembre. Le 19, dans la soirée, Léon renonce à sa seconde chambre, en disant que son ami est parti; et, en effet, Armand prenait la nuit même le train de Belgique. Il retournait à Anvers après avoir mûrement concerté avec son frère le plan de l'assassinat de Bernays, après avoir détermine Léon au crime en lui rappelant qu'il l'avait sauvé de la prison, du déshonneur, de l'infamie, après lui avoir remis le prix du sang 1

Resté seul à Paris, Léon Peltzer se présenta chez un coiffeur nommé Daumouche. Il lui expliqua qu'il devait figurer dans une soirée costumée, et lui commanda une perruque et une fausse barbe assez bien réussies pour qu'on ne pût le reconnaître. Il était très pressé Tout d'abord, Léon avait le désir de représenter unAnglais ou un maître d'hôtel aux longs favoris, mais il changea bientôt d'idées, et, en prenant livraison d'une perruque et d'une barbe brunes, il acheta tout ce qu'il fallait pour se grimer en Américain du Sud un flacon de koheul destiné à border en noir les paupières, et une composition de terre de Sienne et d'ambre pour arriver à donner une teinte bistrée au visage.

Le résultat fut parfait ainsi grimé et maquillé, Léon Peltzer était méconnaissable, et Daumouche lui-même, chez lequel il se présenta inopinément, s'y laissa prendre. L'aventurier pouvait affronter les regards de son plus intime ami

Cependant, pour donner plus tard le change sur la résidence de son frère, Armand Peltzer avait emporté à Anvers une lettre de Léon, lettre datée de a SanFrancisco, le 18 novembre, » et qu'il lui avait tout simplement dictée à Paris. Armand poussa la précaution jusqu'à répondre à cette prétendue lettre, et on a retrouvé à la poste de San.-Francisco cette réponse qu'il envoyait « A Léon Peltzer, bureau restant. »


De cette façon, quand Bernays aurait disparu, il serait également impossible de soupçonner Armand resté à Anvers et Léon qui vagabondait, la correspondance en faisait foi, dans les solitudes du Far-West des EtatsUnis.

Ainsi toutes les précautions étaient merveilleusement prises. 11 restait à Léon Peltzer métamorphosé en Brésilien à trouver des armes. Il se rendit le 20 novembre chez un arquebusier nommé Decante, et il lui acheta sous le faux nom de Vibert sept revolvers et trois boîtes de cartouches. Puis il brûle jusqu'à son linge de corps et il achète, sous le faux nom de Valgravé, une garde-robe absolument complète. Ainsi grimé, déguisé, équipé à neuf, n'ayant plus rien qui pût rappeler le Léon Peltzer d'Anvers, l'aventurier choisit le dernier pseudonyme qu'il ne quittera plus après tant d'incarnations diverses. Léon Peltzer devient Henry Vaughan, de la maison Murray and Co de Sidney, venu en Europe pour organiser entre Brême, Hambourg, Amsterdam et l'Australie un nouveau service de steamers.

Le faux Henry Vaughan part pour la Belgique le i~ décembre. Du i" décembre au 22, il parcourt ce pays, puis la Hollande, puis l'Allemagne du NordOuest à Hambourg, à Brème, à Amsterdam, partout il se présente comme l'agent général de la maison Murray, il descend dans les premiers hôtels, et partout il entre en relations avec des avocats occupés et au fait des procès commerciaux « Sa société, dit-il à N tous, est en voie de formation il aura peut-être besoin de renseignements, de conseils, et il tient à )) s'assurer le concours éventuel d'hommes d'une )) science et d'une compétence spéciales. a En montrant « Vaughan » à un nombre considérable d'avocats, Léon Peltzer espérait faire croire à la justice, le crime commis, que l'avocat Bernays avait été assas-


siné par un individu bien connu dans les cabinets d'affaires de Belgique, de Hollande, d'Allemagne, et lancer ainsi la police sur les traces d'un meurtrier imaginaire.

De retour à Bruxelles, le faux Vaughan loue cet appartement de la rue de la Loi où le crime devait être commis. H y fait installer un simulacre d'ameublement des rideaux aux fenêtres pour que la maison paraisse habitée, des tapis et de lourdes tentures pour étouffer le bruit, un cabinet de travail complet pour que la victime entre sans méfiance, des portemanteaux, pour que Bernays se débarrasse de son pardessus et de son chapeau, qui pourraient amortir la balle. alors, mais alors seulement, il écrit à l'avocat d'Anvers la lettre suivante

<t Monsieur,

< Je dois à des amis de Londres la faveur de votre adresse. Ces amis m'assurent que vous êtes un des meilleurs avocats d'Anvers, en ce qui concerne les matières relatives aux questions commerciales ou maritimes, et comme tel j'ai l'honneur de m'adresser à vous.

En société de quelques amis, j'ai à l'étude un projet d'établir une importante ligne de vapeurs inter-océanique. Il est possible que son centre ou établissement principal ou au moins sa principale branche ou succursale serait à Anvers, et comme nous aurions en conséquence besoin d'avoir les conseils d'un avocat d'Anvers, nous serions heureux si nous pouvions compter sur vous.

» J'aurai l'avantage de développer devant vous le projet dans tous ses détails; en attendant je prends la liberté de vous soumettre quelques questions, sur lesquelles je voudrais recevoir une opinion autorisée, à savoir

» 1° Quelles sont les lois principales qui règlent ou gouvernent les Compagnies ou Sociétés limitées ayant pour unique but la navigation ?


2° Leur établissement est-il sujet à un simple arrêté royal, et l'acte de société est-il soumis à une loi spéciale ?

3° Les Compagnies limitées ont-elles pleins et amples pouvoirs d'émettre des obligations ou actions, et jusqu'à concurrence de quelle somme ?

» 4° Les premiers souscripteurs fondateurs d'une Compagnie peuvent-ils être exclusivement composés d'étrangers et est-ce que la composition du conseil d'administration est réglée par la loi! t

» Ces questions sont pour nous d'une grande importance, et nous vous serions reconnaissants si vous vouliez me donner à cet égard une opinion claire et bien dénnie.

Je vous serai très reconnaissant, si vous aviez la bonté de m'envoyer une réponse sans retard, puisque la teneur de vos informations aura quelque influence sur les décisions ou déterminations que j'aurai à prendre pendant mon séjour ici et j'ai l'honneur de vous remettre sous ce pli, à valoir sur vos honoraires, un chèque de 500 frans, sur Anvers.

J'ai l'honneur d'ajouter que, quoique je sois informé que vous connaissez bien la langue anglaise, vous pouvez néanmoins, à votre convenance ou à votre choix, m'écrire en la langue française que je possède ou comprends parfaitement. » Je suis, Monsieur, votre serviteur.

» HENRY VAUGHAN. »

La correspondance s'établit ainsi entre Bernays et le faux Vaughan. Afin d'enlever à l'avocat toute méfiance, l'aventurier finit par lui écrire qu'il irait le voir; il prend rendez-vous dans son cabinet à Anvers, mais, au dernier moment, une maladie de son petit garçon l'empêche, télégraphie-t-il, de quitter Bruxelles.

Au reste, ajoute « Vaughan, » son temps est pris de tous côtés, il a des entrevues presques quotidiennes avec le ministre des travaux publics, le capital de la Société 5oo,ooo livres sterling est entièrement


souscrit. Dérogeant à ses habitudes, M. Bernays ne pouvait-il faire le petit voyage de Bruxelles et venir parler de cette affaire si colossale dans la maison de la rue de la Loi ?

Guillaume Bernays, ébloui, aveuglé, ravi de l'avance qu'il a reçue, n'hésite pas. H finit par accepter le rendez-vous que Léon lui donne pour le samedi, y janvier, onze heures du matin.

Mais, avant de terminer l'historique du drame, il est indispensable de revenir quelque peu en arrière. Jusqu'ici nous avons bien vu Léon agir, voyager, écrire, préparer la mise en scène de l'assassinat. Mais Armand? Comment prouvera-t-on qu'il a connu toutes ces démarches, qu'il s'y est associé, qu'il les a guidées, en un mot qu'il a été la tête, le cerveau, la pensée qui dirige ?

L'instruction a fait à cet égard de véritables tours de force.

Tout d'abord, pour la période de retour de Léon, d'Amérique en Europe, elle a saisi deux dépêches intéressantes.

La première, retrouvée chez Armand Peltzer, datée de New-York et signée de Léon, ne contenait que ces deux mots « Fulton, Robert », et elle était évidemment la réponse en langage mystérieux à la lettre par laquelle Armand avait dû demander à son frère de venir assassiner Bernays.

La seconde, saisie au bureau télégraphique restant de Bruxelles, était ainsi conçue

New-York, 28 octobre 1881:

A. S. 50. Bureau restant Bruxelles. Arizona premier. Alfred.

o Cette dépêche, qui n'avait pas été distribuée à Ar-


mand, par suite d'une erreur dans le chiffre– « A. S. 5o, au lieu de « A. S. 15 qui avait été mal transmis, se traduit ainsi « Jepars le 7~~ novembre par l'Ari~OM~ », et en effet, Léon Peltzer est parti le i' novembre sur ce paquebot pour Liverpool.

Quant au séjour simultané de Léon et d'Armand à Paris, il était surabondamment prouvé d'une part, par le voyage d'Armand en compagnie de M. Deroubaix-Pécher, de l'autre par les confrontations de Léon avec tous ses fournisseurs et ses maîtres d'hôtel, notamment avec le coiffeur Daumouche.

Les deux frères avaient-ils continué à correspondre pendant la tournée que fit Léon en Belgique et en Allemagne ? Oui, certes, et c'est ici que l'instruction devait faire merveille.

L'enquête ouverte à Hambourg et à Brême avait révélé cette circonstance importante que, lors de son séjour, « Vaughan avait reçu plusieurs lettres, dont plusieurs paraissaient provenir de Belgique. Ces lettres ont été détruites. Mais Vaughan avait reçu également plusieurs télégrammes et, heureusement pour la justice, les télégrammes sont indestructibles. Le juge d'instruction en retrouva deux.

Voici le texte du premier, daté de Bruxelles Louis Wouters, poste restante, Hambourg.

Arrêt B. sans offrir bien grands avantages, faisable cependant. Attire toutefois spécialement attention présence C. Attends réunion plus prochaine avec avis. Écrirai plus.

Ce qui se traduit ainsi

Arrêt à Brême (où les Peltzer ont des parents), sans offrir de bien grands avantages; faisable cependant. J'attire ton attention sur la présence de C. (M. Clason, négociant, beau-frère des Peltzer), etc.

Le manuscrit de ce télégramme a été saisi au bu-


reau de Bruxelles. Il a été confié à quatre experts. Tous ont déclaré qu'il était de la main d'Armand Peltzer ainsi que le suivant, bien autrement significatif que le premier

Anvers, Bourse, 17 décembre 81, déposé à 10 h. 44 matin. Expédie aujourd'hui document C. Réclamez passage. A force de recherches, l'information est parvenue à traduire ainsi cette dépêche

Je t'expédie aujourd'hui de l'argent à Cologne. Réclame-le à # ton passage.

Et, en effet, Léon Peltzer était à Cologne le t& décembre.

Tout ce qui précède prouve que les deux frères étaient restés en relations constantes, quotidiennes, jusqu'au moment marqué pour la mort du malheureux Bernays. Mais un autre fait bien plus grave est venu s'ajouter à ces charges si accablantes pour Armand.

Le 2 décembre 1881, dans la salle à manger de sa propre maison, rue Jacobs, à Anvers, Armand tirait un coup de pistolet; la balle se logea dans une plinthe, au-dessus de la cheminée. L'instruction, ayant appris cette circonstance, devait se montrer peu satisfaite des explications d'Armand qui avait, disait-il, tiré pour essayer. Perquisitions faites dans sa fosse d'aisances, on y retrouva cartouches, et la marque de ces cartouches en indiquait la provenance c'étaient celles que Léon avait achetées à Paris, chez l'armurier Goupillat.

Pourquoi ces cartouches se retrouvaient-elles chez Armand Peltzer? C'est que, lorsqu'il tira le coup de pistolet, il essayait l'une des armes achetées à Paris par son frère. Sans doute il n'en fut pas satisfait, car il gtrda les cartouches et les jeta dans les cabinets, et, le


23 décembre, même jour, Léon partait pour Londres, où un armurier nommé Baker lui vendait un nouveau revolver c'est avec celui-là que Bernays devait être tué. L'aventurier avait insisté pour avoir une arme « dont la balle eût une grande force de pénétra» tion, et dont la détonation fît peu de bruit. » Nous voici donc arrivés au jour du crime, au 7 janvier. Armand est à Anvers Léon attend à Bruxelles la visite de Bernays. Voici le texte de la dépêche de rendez-vous qu'il avait adressée à l'avocat Guillaume Bernays, rue Van Brée, Anvers.

Merci pour votre aimable lettre, samedi me convient très bien, mais je me sentirais fort obligé si vous vouliez venir, comme vous me le proposez, parle train qui arrive à la station de la rue de la Loi à dix heures et demie.

» HENRY VAUGHA.N.

En même temps, Léon avait adressé à Armand Peltzer cette autre dépêche significative

Merci pour votre charmante proposition et espère vous voir samedi.

Marie.

Ce qui voulait dire

n a accepté la proposition. J'espère le voir samedi. Ce télégramme a été saisi chez Armand, qui a déclaré que c'était là une dépêche d'une maîtresse, une inconnue qu'il avait rencontrée par hasard et qu'il n'a jamais revue depuis. Malheureusement pour lui, les experts ont reconnu formellement l'écriture de son frère Léon. Il y a plus si les deux télégrammes adressés à Bernays et à Armand sont évidemment de même provenance, ils sont aussi du même paquet tous deux présentent à la partie supérieure une ébarbure identique 1


Quant à la scène même de la mort du malheureux Bernays, elle reste et elle restera toujours mystérieuse. Bernays a-t-il été tué par Léon, par Armand, par tous les deux ? on trouvera plus loin, dans les dépositions, certains témoignages qui feraient croire qu'Armand lui-même a vu son ennemi, du moins le lendemain de la mort. Quant à Léon, voici les deux versions qu'il a données tour à tour. ` Après avoir prétendu [que Murray, l'entrepreneur du service transatlantique de steamers, existait réellement, qu'il était son représentant, qu'il avait vraiment fait venir l'avocat Bernays pour le consulter sur l'affaire, Léon ajoutait dans son premier système Bernays a succombé victime d'un accident. Lorsqu'il vint me voir, rue de la Loi, son attention se porta sur les armes que j'avais déposées sur la table de mon cabinet. Il en prit une, et, pour l'examiner, s'approcha de la fenêtre donnant dans la serre. Pour lui en expliquer le maniement, je la lui repris, et, comme après mon explication il se tournait du côté de la chambre, le coup partit au moment où je refermais le pistolet. Bernays tomba inanimé au pied du bureau-ministre, je me précipitai sur lui, le redressai, et m'élançai à l'étage chercher de l'eau et de l'ammoniaque. A mon retour il était mort je le portai immédiatement sur le fauteuil où, le 18 janvier, son cadavre a été trouvé.

Qu'avais-je à faire? Appeler M. Almain, mon voisin? Je le savais sorti. Puis, je songeai que j'étais en Belgique sous un faux nom et me décidai à fuir. Après m'être lavé les mains et avoir changé de vêtements, j'écrivis au « coroner de Bruxelles » une lettre que j'ai oubliée sur la table, et je sortis de la maison. Je me rendis à la gare du Midi, où je pris le premier train en partance pour Paris.

Quand l'examen médical du cadavre eut prouvé que le malheureux Bernays avait succombé'à la suite d'un meurtre et non d'un accident, il fallut expliquer


autrement le drame. Léon Peltzer adopta alors la version suivante

Quand j'ouvris à Bernays, il ne me reconnut pas d'abord son paletot été, je l'introduisis dans le cabinet du fond et nous y causions debout de l'affaire Murray, lorsque tout à coup Bernays me fixa et me dit brusquement en français < Mais je dois vous avoir vu antérieurement 1 Ces paroles, j'affirme qu'elles sont textuelles. Je fus décontenancé et répondis, malgré moi, en français « Mais vous vous trompez 1 »

Bernays, pris d'une défiance instantanée, profita d'un moment où je me retournais, en vue de cacher mon trouble, et tira ma perruque. Je me retournai, il me reconnut, et s'écria avec colère: c Quoi ? c'est toi, Léon ? Je me remis de suite, et lui dis <: Oui, c'est bien moi, mais je vais te dire tout 1 Bernays me répondit qu'il ne voulait rien entendre. Je fis appel à notre ancienne amitié. Il me déclara avec fureur, dans des termes que je ne pourrais reproduire exactement <c Amitié, il n'en est pas question 1 Toi, tu es un voleur, un faussaire 1 » Je ne me contins plus, je l'insultai, lui rappelai qu'il dinait chez moi, en 1872, lui, mon ami intime, ayant en poche la requête qu'il déposait le lendemain pour me faire déclarer en faillite Il m'insulta de nouveau. Je fis un geste menaçant. Il se précipita vers la porte en criant « Je vais te dénoncer! Je m'élançai derrière lui épouvanté, et saisis, au passage, un pistolet qui se trouvait sur la table. Je le rejoignis, le saisis par ses vêtements, le rejetai en arrière. Il me vit armé, voulut se sauver dans le cabinet, et, au moment où il allait entrer, le coup partit. 11 fit un soubresaut et tomba l'épaule frappant contre le pupitre. Tout ceci s'est passé avec une rapidité foudroyante, car j'avoue, et que ceci ne soit pas dit pour me disculper, que j'ai lâché le coup sans conscience dans un moment de surexcitation indescriptible.

Je ne vous dirai pas l'épouvante qui me saisit en voyant Bernays tomber. Je fus quelques instants comme fou, et ce ne fut que deux ou trois minutes après que je m'approchai de lui. Je ne pouvais que le supposer blessé. Ce ne fut qu'en lui soule-


vant la tête que je vis le sang couler d'une blessure à la naissance de la nuque. Je lui relevai la tête, l'appuyant contre le pupitre, et me précipitai pour chercher au second étage un bassin avec de l'eau. Je le lavai, et ce fut alors que je constatai qu'il était bien mort. Je cherchai, néanmoins à le ranimer, mais en vain Mon premier mouvement fut de fuir. Mais alors je pensai à la possibilité de présenter cet affreux malheur comme un accident, et, sans plus réfléchir, j'écrivis la lettre que vous connaissez. Je quittai la maison en toute hâte et me rendis à la station du Midi. En route, Dieu sait combien je regrettai de n'avoir pas suivi 1 e conseil d'Armand, de retourner en Amérique, et je songeai à aller à Anvers préparer Armand et la famille à cette affreuse nouvelle. Je trouvai à la gare du Midi le train de 11 heures 51 minutes en partance. J'arrivai à Anvers vers 1 heure. Arrivé là, et, au reste, pendant le trajet, ayant réfléchi plus tranquillement à la chose, j'eus peur d'aller en ville et ne pus m'y décider. Je repris donc le train pour Aix-la-Chapelle de 1 heure 20 minutes où j'arrivai entre 5 et 6 heures. A la gare d'Anvers, j'avais écrit une lettre à Armand, à peu près en ces termes c Je ne suis pas parti pour l'Amérique. Il m'arrive un épouvantable malheur: je vais à Aix, viens à Maestricht demain par le premier train, où je te rencontrerai. <

Le lendemain, dimanche, je vis Armand à Maestricht; je lui racontai l'événement que je représentai comme un accident. Il était impossible d'admettre un' seul instant ce roman. Léon Peltzer déguisé et grimé en Américain du Sud, avec ses sourcils peints au koheul et son teint bronzé, Léon Peltzer que le coiffeur ne reconnaissait pas, ne pouvait être reconnu par Bernays, qui ne l'avait pas vu depuis de longues années.

Au surplus, Bernays, caractère inoffensif et assez peu résolu, n'était pas homme à se jeter sur qui que ce soit. On a vu comment il avait décliné le cartel de James et Robert Peitzer

Non, l'infortuné Bernays avait été tué sans provo24


cation, sans rixe, d'un coup de pistolet tiré par derrière, au moment où il baissait la tête pour passer sous la tenture du cabinet. Et les experts ont prouvé qu'on était revenu au moins quarante-huit heures après la mort l'asseoir dans un fauteuil, lui faire une tête, et ils ont trouvé dans le sang coagulé la marque très nette d'une bottine. La bottine de Léon ? Non, la bottine ~IrMMM~

Le crime accompli, Léon fuyait, il prenait à la gare du Midi le train d'Aix-la-Chapelle; pendant deux mois il erra en Allemagne, en Autriche, en Suisse, d'où il écrivit la fameuse lettre dans laquelle il s'accusait de l'homicide involontaire de Bernays. Voici comment il fut arrête

« Déjà, depuis quelque temps, dit le réquisitoire, le parquet soupçonnait la présence de Léon en Europe et ses relations avec son frère, lorsque, le 5 mars, la démarche loyale d'un honnête homme, trop longtemps abusé, lui en fournit la preuve.

» Le docteur Lavisé, sacrifiant courageusement une ancienne amitié à l'accomplissement de son devoir, apprit au juge d'instruction qu'à son insu il servait d'intermédiaire à la correspondance des accusés, et que, le matin même, Léon avait été à Bruxelles. n Dans

» la nuit, disait M. Lavisé, Armand est venu me de» mander de recevoir Léon; j'ai été stupéfié; je croyais » Léon en Amérique'd'après ce que son frère me ré» pétait sans cesse. Sa déclaration, son attitude ont » été pour moi une révélation surtout lorsqu'il m'a » dit, dans un état d'agitation extrême « Il m'arrive » quelque chose d'épouvantable pour moi, c'est une » catastrophe Léon arrive à heures 38 minutes à » la gare du Nord! » Convaincu de leur culpabilité, » je devais éclairer la justice. »


Le docteur Lavisé prévint le Parquet, et les deux frères furent mis en état d'arrestation.

Quand madame Peltzer mère apprit le terrible malheur qui la frappait

Ah s'écria la pauvre femme, mes deux fils en prison, Léon criminel, Armand criminel, et tout cela pour cette femme

Oui, c'était bien pour arriver à épouser madame Bernays qu'Armand avait fait assassiner le mari. Et voici l'argument irréfutable

Pourquoi, se demandera-t-on, Léon s'est-il dénoncé, pourquoi s'est-il livré par sa lettre au coroMer de Bruxelles ?

Parce que, Bernays mort, il ne fallait pas qu'on tardât à découvrir son cadavre, qu'en ouvrant 'l'appartement de la rue de la Loi après de longues semaines ou de longs mois, on ne retrouvât qu'un corps en putréfaction dont l'identité n'eût pu être établie. Non Il fallait, pour le dessein d'Armand, que le décès de Bernays fût bien et dûment constaté, afin que madame Bernays fûtveHye,etnon_/ëmMte~e disparu car les femmes d'absents ne se remarient pas. Voilà pourquoi Léon Peltzer révélait la mort et pourquoi il faisait connaître où l'on trouverait la victime


LES DÉBATS

Après une instruction admirable, qui demanda plus de dix mois, les débats s'ouvrirent enfin le 20 novembre, devant la Cour d'assises de Brabant. L'intérêt fut malheureusement noyé dans près de quatre semaines d'audiences, et il n'y a point autre chose à extraire des comptes rendus de cet interminable procès que les interrogatoires et les quelques témoignages qu'on va lire.

La Cour d'assises est présidée par M. Demeure, président de Chambre à la Cour de Bruxelles M. l'avocat général Van Maldeghem occupe seul le fauteuil du ministère public.

En revanche, les avocats des frères Peltzer sont au nombre de cinq MMes Lejeune, Robert, Picard,Van Calster et Schœnfeld.

C'est Léon Peltzer qui est interrogé le premier. Il répond d'une façon très calme et très résignée aux questions du président, se plaignant seulement, et à

II


son point de vue c'est chose toute naturelle, du juge d'instruction, M. Ketels, dont la finesse et l'habileté l'ont plus d'une fois surpris.

Après avoir raconté la vie aventureuse de l'accusé, sa déconfiture en Belgique, son odyssée à travers le Nouveau-Monde, M. le président Demeure arrive au moment où Léon Peltzer a subitement quitté NewYork pour revenir en Europe

D. C'était une lettre qui vous rappelait, et l'accusation, qui soutient que cette lettre était de votre frère Armand, affirme en même temps qu'il vous rappelait dans un but coupable. Immédiatement, en effèt, vous avez changé de nom. Vous avez pris celui de Prelat, sous lequel vous vous êtes embarqué. De même, arrivé à Londres, puis à Paris, vous avez pris successivement le nom de Louis Mario, de Libert, de Lefebure, de Jules Kérouan, d'Henri Valgravé, d'Henry Vaughan. Que veniezvous donc faire en Europe 9

R. Vous le sav ez j'étais envoyé par mon patron, M. Murray, pour organiser un service de steamers inter-océanique. D. Ce Murray a été vainement recherché dans toutes les parties du monde, et l'accusation a cette conviction intime qu'il n'existe pas. Vous-même, vous êtes dans l'impuissance de faire connaitre où il se trouve, de produire une ligne de sa main. Étrange patron, dont vous ignorez la résidence, dont vous ne possédez pas une seule lettre 1

R. J'ai cependant vu Murray à Paris.

D. L'accusation vous répondra que l'homme que vous avez vu à Paris n'était pas Murray, mais votre frère Armand, venu pour concerter avec vous le meurtre de Bernays.

R. J'ai vu, en effet, Armand. Mais il n'a été question entre nous que de mes affaires. Armand voulait me dissuader de courir le monde pour l'entreprise aléatoire de Murray, et il était venu pour m'engager vivement à retourner à New-York. D. Il n'a pas été question entre vous du ménage Bernays 1 R. Mon frère m'a parlé de la désunion des époux et des inci24.


dents auxquels lui-même avait été mêlé, il se montrait attristé de la situation.

M. le président. Vous vous êtes déterminé à rester en Europe, malgré les conseils de votre frère 1

R. Oui.

D. Alors, pourquoi vous cacher, pourquoi changer de nom, brûler jusqu'aux marques des vêtements achetés à Paris et qui peuvent trahir votre séjour en France? Pourquoi surtout vous rendre méconnaissable à l'aide des teintures de toilette et de la perruque achetée chez Daumouche Si vous veniez représenter Murray, ces déguisements sont incompréhensibles. R. C'est que je devais aller en Belgique, où ma déconfiture n'était pas oubliée. Il était de tout intérêt, pour la réussite de l'affaire, que personne ne retrouvât en moi Léon Peltzer d'Anvers.

M. le président passe en revue toutes les allées et venues de Léon à Bruxelles, à Brême, à Hambourg, ses visites aux avocats et aux agents d'affaires de ces diverses villes il donne enfin lecture de la fameuse lettre que « Henry Vaughan » adressait à Guillaume Bernays pour lui demander une conversation d'affaires

D. Vous prenez toutes sortes de précautions pour vous dissimuler à Bernays. Vous évitiez de le rencontrer, vous renonciez à la dernière heure aux rendez-vous qu'il vous avait donnés à Anvers. Bernays ne vous a jamais vu avant le jour de sa mort. Dites-moi, dans la maison de la rue de la Loi que vous aviez louée, n'aviez-vous pas fait placer à la porte de votre cabinet de travail une tenture qui devait obliger Bernays à enlever son chapeau et à baisser la tête en entrant ? 1

R. Je n'ai pas pensé à tout cela en commandant cette portière. D. Dites-nous comment Bernays a été tué.

R. A peine m'avait-il aperçu qu'il me dit: «Jevous connais ». Je balbutiai, très troublé, et je sentis sur ma tête sa main qui m'enlevait la perruque.


Tiens, fit-il, c'est toi, Léon

J'essayai de le faire taire. Mais il entra dans un accès de fureur, me reprochant d'être un aventurier, un filou, de revenir en Belgique pour commettre de nouvelles escroqueries. Je me fâchai. Bernays me répondit qu'il allait me dénoncer. Alors je perdis la tête, et, comme il sortait, je saisis un pistolet sur la table, je le suivis, et, presque inconsciemment, je lachai la détente. Bernays tomba foudroyé.

D. Qu'avez-vous fait ensuite ?

R. Après avoir vainement essayé de ranimer Bernays, j'ai lavé la plaie et j'ai placé le corps dans un fauteuil. D. Les experts viendront vous dire que le cadavre n'a été assis dans le fauteuil que le lendemain de la mort.

Et ensuite ? 9

R. J'ai laissé sur la table une lettre au coroner pour le prévenir de ce malheur, et, perdant la tête, j'ai pris le train pour Aix-la-Chapelle. ·

D. Quand avez-vous revu Armand R. A Liège, huit jours après. Je lui ai dit que j'avais tué Bernays par accident en lui faisant voir un revolver. Armand m'a fait observer que la lettre laissée sur la table de mon cabinet n'était sans doute pas parvenue au procureur du roi, puisqu'on continuait à parler de la disparition de l'avocat. C'est alors que j'ai écrit une nouvelle lettre aucoroner de Bruxelles.

Après une suspension d'audience, Armand Peltzer est interrogé. Il est mince, élégant, très brun et porte la barbe assez longue. Impossible de répondre avec plus de désinvolture, plus d'impertinence. Armand n'est pas sur le banc des accusés, il est dans un salon, il cause de l'affaire comme un homme du monde, faisant ressortir avec aisance tel et tel côté du procès et étudiant la situation du ménage Bernays comme s'il était question d'indifférents. Jamais on ne croirait qu'il s'agit d'un homme qui joue sa tête.

Vous étiez à Buenos-Ayres, lui demande M. le président De-


meure vous êtes revenu en Belgique pour sauver vos frères de la banqueroute. Bernays a plaidé pour eux et les a fait acquitter. De ce jour date votre intimité dans la maison de l'avocat ? 1 R. Oui. C'était en 1876. Le ménage était déjà assez désuni. J'eus à cette époque une influence assez heureuse sur le rapprochement des deux époux.

D. N'étiez-vous pas l'intermédiaire complaisant du mari Ne lui procuriez-vous pas des distractions? Ne lui avez-vous pas rapporté de Paris l'adresse d'une dame Leroy (1), qui a une maison de rendez-vous dans cette ville f

R. Je tenais cette adresse d'un député français, qui m'avait dit < Allez là, vous y serez très bien (Hilarité)

D. N'êtes-vous pas devenu l'intime ami de madame Bernays 1 Un témoin a dit que vous veniez la voir jusqu'à~deux fois par jour, et surtout quand le mari n'était pas Y

R. Je nie absolument le fait. Je faisais mes visites au grand jour; je n'avais rien à cacher au mari.

D. Vous restiez en tête-à-téte avec madame Bernays jusqu'à minuit.

R. C'est que Bernays aimait à se coucher avant dix heures. D. Vous avez fait avec madame Bernays des voyages aux eaux. Tout cela prouve votre intimité avec elle.

Armand (avec impertinence). Vous trouvez, monsieur le président Y

Le président. Sans doute.

Armand Peltzer. C'est une question d'appréciation. D. Une servante a affirmé dans l'instruction qu'un jour vous l'avez éloignée de chez vous parce que vous attendiez la visite de madame Bernays 1

Armand. Est-ce que vous admettez comme vrai tout ce qui s'est dit dans l'instruction 1

Le président (sèchement). Pardon, c'est moi qui interroge. Madame Bernays a fait de nombreux achats pour vous? 1 R. Pour ma petite fille (Armand est veuf), jamais pour moi. Je suis un homme du monde 1

(t) Voir les Causes criminelles et mondaines de i88t. 1.


D. Vous avez échangé de nombreuses lettres avec madame Bernays.

R. Mais non.

D. Vous niez le fait?

R. Je nie l'adjectif, je n'ai pas échangé de «nombreuses~Iettres. D. Votre famille vous suppliait de rompre cette liaison. Votre frère Robert vous écrivait

< Pour l'amour de tout ce que tu révères, chasse-moi de ta » cervelle le fantôme de cette femme, redeviens un homme 1 et secoue cette poussière de jupons que tu gardes autour de toi »

Votre mère s'exprimait dans le même sens

Armand. Ma mère nie ce propos.

D. Mais elle l'a tenu à l'instruction ?

Armand. Ma mère nie, et je place sa parole au-dessus de celle d'un juge d'instruction

D. On a trouvé au dossier une lettre de votre sœur qui déplorait que madame Bernays fût toujours entre votre mère et vous.

R. Vous feriez bien de lire d'autres lettres, conçues dans des termes différents.

M. le président. Je vous invite à ne pas répondre sur ce ton et à ne pas essayer de me donner des leçons.

M. le président arrive au moment de la rupture entre Bernays et Armand Peltzer

D. Le 15 septembre 1881, au matin, Bernays est venu vous faire une scène. Il vous a dit qu'il savait tout, que votre amitié était morte.

R. Je l'ai regardé en face et je lui ai dit qu'il était fou. Après une explication loyale, Bernays a reconnu qu'il s'était trompé et il m'a invité à diner pour le soir même.

D. Oui, mais le lendemain, pendant le diner, il vous a chassé à la suite d'une nouvelle scène.

Armand. Vous savez ce qui s'est passé ensuite. Madame Bernays, injuriée gravement, a demandé le divorce. M. le prési-


dent de Longé a dû s'interposer et établir un Mto~M~ MMM<H entre les époux. Quant à moi, j'ai fait provoquer Bernays par James etRobert.mesfrères.

D. Oui, vous l'avez pris sur un ton très haut.

Armand. Et très digne. C'était moi l'offensé 1 (Mouv ement.) D. Bernays a fait des excuses à vos frères, mais il a refusé de vous rouvrir sa porte. Depuis vous avez revu plusieurs fois madame Bernays chez sa sœur ? Vous avez même diné avec elle t R. J'avais voué à madame Bernays une profonde et sincère affection, une affection de bon aloi. C'est par estime pour son caractère que cette amitié a grandi. Je mets cette intimité sous l'égide de ma petite fille. On m'accuse d'avoir été l'amant de madame Bernays. Ma petite fille était étroitement liée avec elle eh bien, je pose en fait qu'un homme du monde ne permettrait pas à son enfant de fréquenter ainsi sa maitresse. D. Pourquoi avez-vous fait revenir Léon d'Amérique ? l R. Je ne l'ai pas fait revenir. Il est venu tout seul, pour l'affaire Murray.

D. Vous croyez donc à l'existence de Murray 1

R. Oui, certes, comme beaucoup de gens.

D. Qu'êtes-vous allé faire à Paris? l

R. Dissuader mon frère de s'engager dans cette affaire, et l'engager à retourner à New-York, où il avait abandonné une situation superbe.

Armand, on le voit, a réponse à tout.

D. Pendant tout le temps que Léon a voyagé en Belgique et en Allemagne, vous avez correspondu avec lui. On a saisi des télégrammes qui sont de votre main. Les experts l'affirment 1 R. Les experts ne sont pas aussi affirmatifs que cela. D. Je passe à un autre fait. Le 27 décembre, vous avez essayé un revolver chez vous, et on a retrouvé dans les cabinets un paquet de cartouches; or, ces cartouches étaient les mêmes que Léon avait achetées à Paris. L'accusation pense que vous essayiez ce jour-là l'arme qui devait tuer Bernays et que, n'en ayant pas été satisfait, vous avez jeté les cartouches.


R. Ces cartouches provenaient d'une expertise que j'avais été chargé de faire l'an dernier.

D. C'est vous qui, après'ia mort de Bernays, avez conseillé à Léon de se dénoncer?

R. Oui, je ne voulais pas que le cadavre de mon ancien ami restât sans sépulture.

D. N'aviez-vous pas un autre intérêt faire constater légalement le décès, afin que madame Bernays fût, non pas « femme de disparu mais veuve, et par conséquent libre de se remarier ? (Sensation.)

R. Je n'ai pas eu cette pensée.

Après les premiers témoignages, qui sont ceux de MM. Willemaers, procureur du roi à Bruxelles, Ketels, juge d'instruction, Auger, avocat, ami de la victime, Vandervooet, commis de Bernays et son confident, Marie Duponchel, servante d'Armand, qui portait les lettres de son maître à madame Bernays, on entend madame Bernays elle-même.

La jeune femme n'est pas extrêmement jolie mais elle a de la distinction, de la finesse, et sa chevelure d'un blond fauve donne à l'ensemble de la physionomie à la fois énergique et gracieuse un étrange cachet.

Madame Bernays s'avance à la barre, énervée, fiévreuse, mais bientôt elle a repris possession d'ellemême, et c'est d'une voix ferme, assurée, qu'elle fait sa déposition

D. Vous vous êtes mariée en 1872. Dès les premiers temps votre union à été troublée

Madame Bernays. Avant de vous répondre, laissez-moi vous dire que le souvenir de mon mari n'est invoqué par moi que pour pardonner. Mais, puisqu'on m'accuse, il faut bien que je parle, que je me défende, et je dois à la vérité de confesser que M. Bernays a eu vis-à-vis de moi les plus grands torts. J'ai été outragée. maltraitée ) 11 avait conçu une passion vio-


lente pour une servante. Un jour, j'ai dû fuir chez mon père pour me soustraire à d'odieuses violences. Nous vivions en r.éalité séparés sous le même toi t.

D. N 'a-t-on pas songé à un divorce ?

R. Oui. Une fille Amélie Pfister, cette servante dont je vous parle, avait tenu sur mon compte de tels propos que je ne puis les répéter ici, bien que je sois une femme mariée. J'ai exigé le renvoi de cette servante et je lui ai donné un soufflet en la-congédiant. Mon mari, lui, a donné à Amélie Pfister un cadeau de 500 francs et un sac de voyage.

C'est alors que pour la première fois j'ai exigé le divorce. C'est à ce moment même que mon mari alla faire à M. Armand Peltzer des scènes ridicules et lui défendit sa maison. Cela devenait intolérable

D. Cependant vous avez abandonné votre projet de divorce ? R R. A cause de mon enfant, dont je ne voulais pas être séparée, fût-ce partiellement. M.le président de Longé a rédigé un ModM~ vivendi dans lequel mon mari a reconnu ses torts. D. Vous avez revu Armand après son renvoi, vous l'avez revu aussi après la disparition de votre mari. Ne lui avez-vous pas demandé de jurer sur la tête de sa fille qu'il ignorait ce que Bernays était devenu?

R. En effet; c'était uniquement pour me renseigner. Aucune autre interpellation ne lui étant faite, madame Bernays se retire. L'audience va maintenant rouler dans la boue avec les témoignages orduriers des servantes de la maison.

Tous ceux qui connaissent les affaires judiciaires savent en quel mépris il faut tenir ces potins d'office, inspirés le plus souvent par l'envie, la haine, la basse rancune de domestiques renvoyés.

La fille Marie Pfister dépose

J'ai vu un matin madame, dans un négligé très intime, se' coiffer devant M. Armand.

Une autre fois elle était couchée, et il était près d'elle, parlant bas.


J'ai été convaincue depuiii.lors qu'elle était sa maitresse. La fille Amélie Pfister

J'ai accompagné madame aux eaux de Creuxnaeh. M. Armand est venu la rejoindre. Il dinait avec elle et restait parfois dans sa chambre jusqu'à deux heures après minuit.

Je sais que madame payait des notes pour lui, et même des mémoires d'entrepreneurs pour des travaux faits dans sa maison. Un soir, j'ai vu madame ôter son corset devant lui.

C'est alors que j'ai dit à monsieur que madame le trompait. Madame m'a renvoyée en me donnant un soufflet.

D. N'avez-vous pas, un soir, soigné madame Bernays dans une crise nerveuse? l

R. Oui, et, pendant cette crise, madame me donnait des baisers en répétant .4)'M. ~.rm.

La fille Julie Raskaert

Amélie m'a raconté ce qui se passait à Creuznach entre madame et M. Armand.

Monsieur m'a lu un jour, au moment de la rupture, une lettre de menaces que M. Armand lui avait écrite.

D. Bernays n'a-t-il pas à cette époque quitté son appartement et u'cst-it pas venu coucher dans une mansarde continue à la vôtre ? R

R. Oui, il changeait de chambre à cause des punaises. (Hilarité;)

D. N'avez-vous pas espéré épouser Bernays après le divorce P R. Jamais.

Me Picard. -Une lettre de vous à Bernays se termine par ces mots « Celle qui vous aime pour la vie

R. Je ne me rappelle pas.

M. le président. Allez vous asseoir.

La femme Marneffe, également ancienne domestique de Bernays:

Madame recevait M. Peltzer dans un petit salon. Les bonnes disaient qu'elles voudraient bien savoir ce qui se passait là-

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dedans. Un jour j'ai regardé par le trou de la serrure madame était assise sur un sofa à côté de M. Armand. Elle lui passait la main dans les cheveux en l'appelant 3fe~K engel (mon ange) La veuve'Marneffe, entrant ici dans des détails dégoûtants, ajoute qu'après les visites d'Armand, madame Bernays passait dans son cabinet de toilette et y procédait à des soins particuliers, ne se doutant pas de l'espionnage dont elle était l'objet. Les servantes se plaisaient à regarder dans ses vases les plus intimes et elles y ont trouvé, dit la veuve Marneffe, la preuve indéniable de son inconduite. Tout cela est ignoble. passons

Les deux servantes Marie Verstraete et Marie Dierickx ont le bon goût de protester contre ces infamies par des dépositions très dignes et très convenables. Marie Verstraete affirme qu'elle n'a jamais rien vu de repréhensible entre madame Bernays et Armand Peltzer. Marie Dierickx, pour donner une idée de la moralité d'Amélie Pfister, qui accuse si odieusement son ancienne maîtresse, dépose qu'un jour le petit Bernays lui a dit que cette fille se mettait nue devant lui.

J'ai vu une drôle de chose, disait l'enfant. Après les dépositions du perruquier Daumouche, des maîtres d'hôtel de Paris, de Brème et de Hambourg chez lesquels Léon Peltzer a logé, de l'armurier Decante, de Paris, et de l'armurier Baker, de Londres, chez lequel Léon a acheté le revolver avec lequel Bernays a été tué, la Cour entend M. Edouard Pécher, négociant à Anvers et père de madame Bernays:

Le mariage de ma fille, dépose- t-il, ne s'est pas fait sans de grandes diûlcultés. Ma femme y était opposée. Son instinct maternel lui disait que le bonheur de notre enfant n'était pas dans cette union. J'ai eu le tort de ne pas l'écouter. J'étais cap-


tivé par le mérite personnel de Bernays et je ne voyais pas que ses sentiments et son éducation n'étaient pas ceux de ma fille. Aujourd'hui Bernays est mort et sa veuve est digne d'une profonde pitié. Je ne veux pas exposer mon petit-n)s à lire un jour une opinion que j'aurais exprimée ici sur le caractère de son père. Je me tairai donc. Mais j'ai le devoir de dire que ma pauvre enfant a souffert le martyre pendant neuf ans! On a voulu lui ravir la tendresse de sonenfant. J'ai entendu Bernays dire à son tils, en présence de la mère

Toi, n'est-ce pas, tu n'aimes que ton père?

J'ai fini par conseiller à ma fille de demander le divorce pour injures graves, après les dénonciations calomnieuses dont elle avait été l'objet de la part d'Amélie PMster.

L'accusation est dans l'erreur si elle prétend que Bernays songea le premier au divorce.

M. le président. Veuillez bien,.monsieur, ne pas discuter l'accusation.

Me Lejeune. Mais, monsieur le président, si madame Bernays n'est pas défendue par son père, par qui le sera-t-elle? M. le président. Madame Bernays n'est pas accusée. Le témoin.–Ma famille tout entière n'est-elle pas accusée? Il a été fait un tort énorme à ses intérêts moraux et matériels il a été fait à moi-même un tort politique immense. Je vous demande quelle en sera la réparation. Je n'en aurai aucune. Je le sais. Mais si mon malheur peut être utile au bien généra], je l'accepte, et j'en serai content!

M. Victor Pécher, négociant à Anvers, oncle de madame Bernays, dépose qu'en dernier lieu sa nièce était revenue sur son projet de divorce à cause de l'enfant.

Bernays était un assez vilain caractère il était souple avec les grands, raide avec ceux qui avaient besoin de lui. Tout en se convertissant au catholicisme et en se faisant recevoir francmaçon, il conservait sa nature d'israélite. Cet homme était hors d'état de comprendre sa femme, qui est. un cœur excellent, un


esprit eteve, incapable de commettre une action honteuse! Madame Bernays était la charité même en ce moment même, elle prend soin d'un pauvre commis d'avocat.

Après tous ces témoignages, de longs débats sont consacrés aux experts et aux docteurs.

Ce sont d'abord les experts en écriture, a la tête desquels se trouve M. Gobert, expert de la Banque de France, qui ont examiné les télégrammes reçus sous différents noms par Léon depuis son retour en Europe. Tous ces télégrammes sont de la main d'Armand, et ils prouvent péremptoirement que les deux frères sont restés en correspondance réglée jusqu'au jour de la mort de Bernays. De même, c'est bien Léon qui est l'auteur de la dépêche signée « Marie » et adressée à Armand pour lui annoncer que Bernays allait venir au guet-apens.

Une déposition plus délicate est celle du docteur de Wandre, médecin de madame Bernays. Ce témoignage, qui est reçu à huis clos, viserait à démontrer, dit-on, que madame Bernays est dans un état de santé physique qui rend impossible tout adultère. Mais les dépositions les plus curieuses sont celles des médecins légistes.

M. le docteur Stieison

J'ai examine le cadavre de Bernays. Il est certain pour moi que le corps a été déplace 28 ou 30 heures.après la mort; on est revenu l'asseoir dans un fauteui!.

La marque d'un pied se voyait sur une des taches de sang coagulé qui l'entouraient.

Ce n'est pas le pied de Léon, c'est plutôt le pied d'Armand; une de ses chaussures, dont le bord droit est usé, s'adapte à la marque imprimée dans )a tache. (Sensation.)

M. le docteur Vieminckx a fait des constatations analogues à celles de son confrère sur le cadavre de Bernays.


Enfin, M. l'avocat général Van Maldeghem prend la parole pour le réquisitoire.

Pour lui, le guet-apens n'est pas douteux. Guillaume Bernays a été tué traîtreusement, d'un coup de pistolet par derrière, au moment où il baissait la tête pour franchir la porte du cabinet du faux Vaughan. Il ne paraît pas douteux davantage que, de longues heures après le crime, Léon ou Armand, peut-être tous deux, soient revenus dans la maison de la rue de la Loi pour procéder à la toilette du cadavre et l'asseoir dans un fauteuil, afin de faire croire à un accident.

« Messieurs, dit en terminant le représentant du ministère public, vous punirez de la même peine les deux assassins, celui qui a été la tête, celui qui a été la main vous êtes les représentants de la société, vous êtes des hommes loyaux, probes et justes appréciez, jugez, je suis sans inquiétude »

Pendant les audiences suivantes, M° Picard, Me Lejeune, M° Robert et M° Van Calster répondent au ministère public.

Me Van Calster combat surtout les expertises Me Lejeune s'applique à démontrer qu'Armand n'a été pour madame Bernays qu'un ami.

Me Picard flétrit les commérages d'office dont la jeune femme a été victime.

Il est possible, dit-il, que t'ail'ection d'Armand pour madame Bernays ait une teinte amoureuse ta jeune femme a déclaré quelle aimait Armand de tout son cœur, même après ce qui s'est passé. L'adultère n'a pas été commis

Quant au mobile du crime, M° Picard le cherche en vain

Quand un homme, cédant à une passion, commet un assassinat, il faut montrer qu'il n'y avait pas d'autre issue pour lui.


Était-ce le cas pour Armand? Mais madame Bernays avait le divorce en main!

Direz-vous que le divorce ne dépendait pas d'Armand? Mais vous soutenez qu'elle aimait Armand à la folie. N'eût-elle pas divorcé cause de lui? '1

Ah direz-vous maintenant, il l'aimait seul Vous n'avez donc plus qu'une passion mutilée Il l'aimait seul et, depuis huit ans, les amants se voyaient chaque jour, et selon vous ils se voyaient dans un boudoir! Mais alors, s'ils en étaient arrives à ce degré de passion, Armand n'eùt-il pas dit

« Voyez comme je souffre, voyez depuis combien de temps je vous aime. Je vous en supplie, divorcez Et elle aurait résisté Comment 1 cet homme aurait eu .assez de volonté pour assassiner son ami, et il n'en aurait pas trouvé assez pour triompher des résistances de la femme qu'il aime (Sensation.) Me Robert présente non moins brillamment la défense de Léon Peltzer: En ce qui concerne Armand, dit-il, l'accusation prétend avoir trouvé un mobile l'amourt

En ce qui concerne mon client, elle ne s'est même pas donné la peine d'en chercher un 1

Le ministère public voit en Léon Peltzer un commis voyageur pour assassinat, un amateur, un virtuose, faisant du crime pour l'amour de l'art, par procuration et sur commande. Car, enfin, Léon Peltzer n'aime pas madame Bernays, lui, et quand son frère lui dit « tue x il frappe.

Mais vous rétablissez en matière criminelle le droit d'aînesse aboli par nos lois. Vous lisez des lettres de 1873, dans lesquelles Léon exprime toute sa reconnaissance à Armand qui l'a sauvé de la banqueroute. Voyez, dites-vous, c'est une acceptation à huit ans de la lettre de change sanglante qu'Armand doit tirer sur lui Et aujourd'hui, Léon ne songe encore qu'à sauver son frère.)) »

Vous ne vous êtes pas aperçus que vous dressiez un piédestal à l'accusé vous le grandissez outre mesure vous voulez faire de


lui un sicaire, un coupe-jarrets et vous arrivez a nous le présenter comme le héros de l'amour fraternel! Ce n'est pas de l'accusation, c'est du roman

Le 22 décembre, à sept heures du soir, le jury prononce son verdict.

Armand Peltzer et Léon Peltzer sont reconnus tous deux coupables.

La foule applaudit.

L'avocat général requiert la peine capitale. M. le président Demeure demande aux accusés s'ils ont quelque chose à dire pour leur défense. J'ai à dire, répond Léon Peltzer, que j'accepte la condamnation. J'ai frappé Bernays. Mais mon frère est innocent. Le jury vient de commettre un crime judiciaire

Et Armand, se tournant vers ses juges, s'écrie d'une voix vibrante

J'envoie au jury la malédiction de mon enfant La Cour ordonne que la double exécution aura lieu à Bruxelles (i). (1) Ordonnance de pure forme, la peine de mort étant abolie de fait en Belgique.

Les Peltzer ont. du reste, formé un pourvoi en cassation qui, a l'heure où parait ce livre, n'est pas encore jugé. Nous en indiquerons le résultat dans le prochain volume.

Au moment de mettre sous presse, nous enregistrons la douioureuse nouvelle de la mort de la duchesse de Chaulnes. La'malheureuse jeune femme, qui souil'rait depuis longtemps de la poitrine, s'est éteinte à la Villette, le 13 février dans la nuit, chez des amis'qui prenaient soin d'elle.



About. 149 Alessandri 3.5 et suiv. Allary, proe. gén. 348 et suiv. Allou, avocat 389 et suiv. Almain 419 Amouroux 181 Aoubt (femme) 154

BagMris,v.-pr6 361 et suiv. Bailly. 258 Baker. 418 Banaston, substitut. 42 Baraquin. 128etsuiv. Barbey (dame).. 207etsuiv. Barbier, proe. gén 285 Béal(demoiseile).. 139-140 Beau,jard. 335etsuiv. BégeJ. 149 BérarddeGIajeux,cons. 237 B6renger(femme) 162 Bernard. 85 Bernier(dame) 268 Bernays (époux) 392 et suiv. Berryer,petit-fils,avocat. 171

LISTE ALPHABÉTIQUE

DES NOMS CITÉS DANS LE VOLUME

Pages

Pa~'es

Arnould. 144 An'ighi,avocat. 386 Asst. 333 Aubert 206etsuiv, Auger,proe.gen. 122 Auger(V!Ctor).. 408etsuh'. Aurio). 174 et suiv.

B

Bolbacq. 367 Bonaparte (princesse). 87 Bonnardiere(M'"°de)a) 168 Bonnet (veuve) 335 BonneviUe(de) 359 Bonnot 325etsuiv. Bontoux. 356etsuiv. Bordat 344etsuiv. Bouchot, avocat 237etsuiv. BouH'artigue (d""). 185 et suiv. Bouilleaie (de la) 357 Boulloche, substitut.. 876 Bour~ada (Louise) 77-84 Boun'ie)', conseiller.. 157 Bretot. 333 Breuil (du)proe.de la R. 15-26

26


Bétolaud, avocat. 43 et suiv. Bé'filloi. 17 et suiv. Eezian 116 et suiv. Bertier de Souvigny (C~'). 65 Biencourt(M'sde). 3&7 Biville 132 Blondeau.greSer 288 Bois-Glavy 386 et suiv.

Calary, avocat général. 33-38 Cambon ?7 Campionnet 339 Cantié (docteur) 199 Capoui 85 Capri 86 Cardinal. 22 Caron,av.gén.. 348etsuiv. Cassagnac(P.de),député. 387 Cauchie 268 Cazade, juge d'instruct 198 Cazaneuve, commissaire de police. 220-232

Ceyssel, avocat 348 Chagot 328etsuiv. CharoIIais 335

Datlemagne 267 Danet, avocat 237 et suiv. Darier (abbé) 184-196 Daumouche 411 et suiv. Dauvilliers (Emma) 113 et suiv. DavriHé desEssarts, avocat 385 et suiv.

Debergues 124-119 Décante ..4)2etsui\ Degeorges-Gauthier 357 Deibler, exécuteur. 165 Delamare, avocat. 132 DeUgny 124 Detegorgue, proc. de la Rép. 2T7etsuiv.

Pages

Pages

BoiteUe. 122 BresseUes,cons.. 33 et suiv. Bremaecker(de).' 112 et suiv. Broglie (prince de) 357 BrouardeUdocteur).. 262 Buchère, cons.. 385etsuiv. Bu<îô(docteur). 25 Bnit (du), avocat. 369 et suiv.

Chaulnes (duc de). 40 et suiv. Chaulnes(duch.de) 40 etsuiv. Chiché, avocat. 169-170 Chrétlen,avocat général. 136 Clason. 416 Commerson. 237 Contades (comté de) 5?-80 Coquelin aîné. 237 Corlay(Marie). 25 Corne, avocat.. 378 et suiv. Court, docteur 387 Courtel (demoiselle) 25 Couturier (dom). 57-69-83 Crochard.avocat. 137 Crux (demoiselle) 167 et suiv. Cunéo d'Ornano, député. 387

D

Demange, avocat. 237et suiv. Demeuptea 333 Demeure, presid 424 et suiv. Demilly 240 Deroubaix-Pecher. 410 Derré,notaire. 93 Devillard 343 et suiv. Desjardins, av. gén.. 285 Dichard 385.et suiv. Dierickx (demoiselle).. 434 Dion (comte de) 48 Doublet, juge 237 Doumerc, avocat 385 Dubosc 27etsuiv. Ducasse 268


Duchâteau, avocat 376 Dufour. 335 Dulac (Louisa) 82 Dumay .325etsuiv. Dumont 328

Escanyé 178-194 jEstorfdoeteur). 197 F

Falcimaigne,subst. 361 et suiv. FaUaix. 27 et suiv. Fatloux(de). 66 Faure-Biguet cons. 378etsuiv. 'Favart(M'). 257 Féder 75-76 et suiv. Feminier(dame).. 263-264 Fiorioa. 32 et suiv. FIory,espert. 366 Fochier,proc.gén. 346 Fonda (sœurs) 173 et suiv. Fontan, conseiller. lt<9 et suiv. Fortmorel (docteur) 6

Galitzin (princesse) 53 et suiv. Gambetta 34-35-36 Garda.174etsuiv. Garraud (abbé).. 152 et suiv. Gaulard (docteur). 147 Gauthey (docteur). 262 Gauthier (abbé). 339-340 Gautier (Emile). 355 Gautray 357 Gibon (dame) 207 et suiv. Giedrove(priace). 43 Girardm 140

Pa~es

Pages

Duponchel (fille) 431 DuraudfD'-)..2).9etsuiv. Durier, avocat.. 43 et suiv. nurrieu, avocat. 168 Dussapt · 155

E

Feuayt'oa(tes)..206etsuiv. Ferey,juge. d'iust. 361 etsuiv. Féron, juge d'instruct 235 Ferry(Ju)es). 137 Feuillet (Octave) 186 Finet 373 et suiv. FIeury. 242-260 Fliche, aYoeat. 384 et suiv. FourMiseau (dem.)201 et suiv. Fournier. 342 Fraboulet, juge d'iustr 10 Freyctnet(de). 41

G

Gobert, expert. 438 Godin, conseiller UT et suiv. Gontaut-Biron (de) 90 Goodma.Q. 409 Gouzien (Armatid). 237 Grévy (Jules). 37-165 Grison,greiîier. 237 Grive! 343 Grousteau .217etsuiv. Guillemard, juge 64 Gu)Uerme (époux). 372 Guyot 40-113 et suiv.


Hamard, avocat 5 et suiv. Hamel, avocat 204 Harcourt(d'). 357 Hauser. 390 Hélie 2C4 Heudte, préfet. 339 et suiv.

Lachaud (Georges), avocat 376 Lafontaine 237 Laguerre, avocat 320 et suiv. Lambinet, juge d'iust 232 Landry. 282 Larcher 227 Lasègue(D'). ? Laugerette 344 Lautrey. 348 Lavieilte.députe. 230 Lavise(D''). 420 Lèbre, avocat.. 386 et suiv. Lebrun(D") 136

Isoard. 357etsuiv. J

Jacques. 149!Jouhert(D~). 151,160 Jeannin(D'') 338)

Kelsh l43)Kraker. 4M Ketet,juge d'instr. 425 Kropotkme (prince) 255 Kœmgen 345)

Pages

Pages

Henry. 343 Heurtey, syndic 366 Horteloup (docteur).. 76 Housseaux- 264 Huet,conseiller. 132

1

K

Lefeuvre (Dr) ? Lejeune, avocat, 524 et suiv. LegrandduSaulle (Dr), 382, 383 Leporché, avocat, 116 et suiv. Leroy (femme) 428 Lescours (Dr). 390 Lespinières (M"'). 167 et suiv. Levesque, eonseiller 94 Levis-Mirepoix(C~) 53 Lhéritier(abbé) 120 et suiv. Longé (de), ler prés. 401 et suiv. Loubers. avocat général. 109 Luynes (duc de) 45-67


Maee,ch. de la sûrete,235 et sniv. Mahieu, conseiller. 141 Mahiet',avocat. 171 MaiUard.av.géu. 378etsuiv. Marheu,avocat.. 5 et suiv. Marnefre(femme). 433 Marochetti 267 Martin. 117~124,150,160,33 Martine. 242 et suiv. Massas(de) 385etsuiv. Massenat-Deroche, avocat 285 Massou.cunseiner,325etsuiv. Ma.yoideLuppefde).. 357 Meeus(de) 357 Meithac. 237

Pasquet 116,125 Pecher(MM.) 434 Peller 335 Peltzer (les frères) 395 et suiv. Pemjean(eapitaine), 3S5 et suiv. Penon, proc. de la Rép. 196 Perdreau(abbé). 374 PereHe(<amiUede)a)202etsuiv. Perneau. 15 --) Petit-Pierre 385etEuiv. Pétrot, a.vooat 33, 3S PMster(AmH)ie) 400etsui\ Pfister (Marie). 4M

N06,avocat MOetsuiv. 0

Ourradour. 25 P

M

Pages

Pages

Meyma['(D'') 33etsuiv. Michel 204 Michel(Louise) 34 Mitteraad,avocat. 348 Miode. 343 Moite5sier(M. 197 Montaigu 138etsuiv. Mootchampt, avocat 164 Montgo[tier(de) 357 Montigay 139 et suiv. Moreau,juge. 236 Mortemai't (marquis de) 90 Mothe(C'"etCt~deta). 170 Motteau(Jeanne) 82 Mot.tet(D'') 141

N

Picard, avocat.. 424etsuiv. Picot, couseiller. 348 et suiv. PioUn(dom). 33,69 Ptoeuc(marquiade) 357 Poiutheau ?3 Pompidor (abbé). 174 et suiv. Perret. (Emilie). 16 PerrotfMat'ie).. metsuiv. Perusse),conseiller 69 et suiv. Ponnet. 341 Poujaud, avocat 201,204 Pradel(t.). 195 Pt'adier(Maric) 114etsuiv.


Quérangâl(famiUe) 1 et suiv.Quiltion (femme) 131,136 Quesnay 37)Quisard(Laurent). ?7 R

Raskaert(femme). 433 Rau,substitut.. 94 et suiv. Renault 372 Ria.nt(Léon). 357 Riboulet 267 Richard-Vacheron 387 Ricou. 117,124 Rioche, avocat 15,26 Rivet(abbé). 153etsuiv. Rivière (duc de) 90 Robert, avocat 424et~uiv. Roehe-Aymoti(b.dela.)53etsuiv. Rogat (Albert).. 387 et suiv.

Sablet (de), proc. de la Rép. 117 Sa.ht'an(ducde).. 45etsutv. Sagot 121,125 Samt-Lue-Coui'borieu,cons.2S5 Salgas 195 Santerre 42 Sarda 196 Senserv 195 Sevestêe, conseiller 285

Telleyrand (psse de) S5 Tourdès (D''). 148 Tassard, juge supplt 237 Trourneur (M"'). 26i Têtot 17 Toubetzkoï(p's.) 43 Thévenard(de),cons.287etsuiv. Turinet. 263 Thomas 263,335

Q

Pages 1 Pages

Rollot. 138 Roques. 195 Roseville (Elisa de) 137 et suiv. Rostand 357 Roubaud. 280 Roussel 13 et suiv. RousseHer,proc.j~Hn.lS9 et suiv. Royer (Clémentde), avocat 237, 395 et suiv.

Royer (femme) 19S Rozan (Cte) 357 Russak(HHe). 129

s

Schlagendhauffen 149 SchneMer. 333 Schoenfeld, avocat. 424 SchoU(AurÈtien). 48 Scribe, (proc. de la Rép. 205 Simon 1 et suiv. Smitt(dame). 257 Stevens. 237 Suchet. 330


VaHette 216-235 Van Calster, avocat 424 et suiv. VanDenptacche 135 VanDenVootk 431 Van Maldeghem, avocat géa. 393 et suiv.

Venzel (de), avocat 31 VerMt(M").. 117etsuiv.

Wandre (Dr de) 436 ) WiUemaei-s, proc. Weaker, proc. de la R6p. 340

Pages

Pages

VeuiIlot,(Eugène). 357 Vienne)' 325 et suiv. VieuxviIle,(M"e). 167 et suiv. Villamidjana 390 Vihemont(de). 357 Villetard de Laguefie, avocat

Vtemminx(D'')..

général 385 436

w

etsuiv.)Wolfr)Albert)

de la Rép. 431 et suiv. 237

FtN.DELA.HSTEALPHARHTIQU'E



TABLE DES MATIÈRES

Pages.

I.LosderniersQuerangal.

1 Procès du frère. 1 2Procèsdetasœur. 2 II. Paris infàme. Une mère proxénète 27 III. Le faux assassin de M. Gambetta. 32 IV. Procès de la duchesse de Chaulnes.

1 La duchesse devant le tribunal civil 40 2 La duchesse devant la Cour de Paris 109 3 La tentative d'enlèvement des enfants. 112 V. Une femme enterrée dans le champ de bataille de Waterloo. 128 VI. Une déclassée, Elisa de Rosevitte. 137 VIf.LamortdoM'~Martine. 142 VIII. L'assassinat du curé de Samt-Areons 151 IX. Les trois modistes du comte de ia Mothe 166 X. Le curé empoisonneur de Nohèdes. 172 XI.Larosièredcnourdan 201 XI). L'affaire Fenayrou.

l.Leromanducrime 206 2 A la Cour d'assises de Seine-et-(-)ise 237 SAtaCourdeca.ssation. 285 4 Les seconds débats 287 XIII. La paternité du pharmacien Btandot 293

XIV. Le crime du pont de l'Estacade

299


ILegrévisteFournier. 313 2AH'au'e.deMoateeau-les-Mmes 321 XVI.L'UM!OM<?eMe~< 356 XVfI.ConteRemois. 372 XVin.LeparricideZurcher. 378 XtX.LedueIDichard-deMa.ssas. 385 XX. Affaire Peltzer. La mort de l'avocat Bernays. ILedrame. 392 SLesdébats. 424

XV. Les procès anarchistes.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES

Tours.–Imp.E.Mazercau.