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Titre : Voltaire philosophe / Georges Pellissier

Auteur : Pellissier, Georges (1852-1918). Auteur du texte

Éditeur : A. Colin (Paris)

Date d'édition : 1908

Sujet : Voltaire (1694-1778) -- Philosophie

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34185500b

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : III-304 p. ; in-18

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Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k2055624

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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GEORGES PELLISSIER

VOLTAIRE

PHILOSOPHE

LIBRAIRIE ARMAND COLIN !),nunnE'))EziÈRES, 5

nruits <c reproduction et de traduction r~servet pour toua pays.

PARIS

1908


Publishcd April ninetcen hundrcd and eight.

Privilcgc of Copyright in the United States reservcd,

undcr thc Act approved March, 3.1905,

by Max Lcclerc and Il. Bourrelier, proprictors of Librairie Armand Colin.


AVANT-PROPOS

En intitulant ce livre Voltaire philosophe, nous avons pris le mot philosophe dans la signification où le xvni'' siècle l'entendait. Métaphysique et physique, religion, morale, politique, tels sont les quatre domaines auxquels Voltaire appliqua sa philosophie ce sont aussi les quatre chapitres de notre volume; et nous y avons fait rentrer ce que renferme de philosophique la partie proprement littéraire de son.œuvre, le théâtre par exemple et l'histoire. o

Nous ne nous sommes proposé que de retracer cette philosophie le plus méthodiquement possible, avec une entière fidélité.

Nous n'avons point cru nécessaire de dissimuler notre sympathie pour un grand nombre des idées que Voltaire répandit par le monde. On verra qu'elle ne fait aucun tort à notre exactitude.

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 1


Il ne nous a pas coûté de signaler chemin faisant dans Voltaire ce qu'on appelle les lacunes de son intelligence. Mais nous préférerions qu'on les appelât autrement. En réalité, son intelligence nous parait avoir bien peu de lacunes. Disons plutôt qu'il manqua d'imagination. Il ne possédait ni la faculté métaphysique, ni l'invention scientifique, ni le sens mystique. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'il n'édifia aucun système illusoire, qu'il restreignit la science dans les limites de l'observation et de l'expérimentation, qu'il bannit tout surnaturel en réduisant la religion à la morale.

Nous voudrions bien que les ennemis de Voltaire car il en a toujours reconnussent eux-mêmes notre équité. Du moins, nous osons espérer qu'on ne nous accusera pas de prévention, si, dans les principaux livres ou essais dernièrement publiés sur lui, nous relevons en passant de nombreuses erreurs, soit inspirées par la malveillance, soit provenant d'une lecture inattentive ou incomplète

Nous avons lu avec soin son œuvre entière. Ce n'est pas un grand mérite. Et ce fut d'ailleurs pour i. Ai-je besoin de signaler ici; comme ce qu'on a écrit sur Voltaire de plus impartial et de plus juste, le récent livre de M. G. Lanson paru dans la collection des Grands écrivains français, où lui-même corrige en bien des points son chapitre peu bienveillant de t'H~oit'e de <c ~:«era~M)'e /t'aKpaMe?


nous un plaisir très vif. Mais, comme beaucoup d'écrivains ont parlé de lui sans le bien connaître, on nous saura peut-être gré de n'en parler qu'après nous être donné ce plaisir.


VOLTAIRE PHILOSOPHE

CHAPITRE 1

MÉTAPHYSIQUE ET PHYSIQUE.

Un très grave critique, Alexandre Vinet, écrit dans son 77<s/o/e de la Z.!7~a/u/'e /a/:pa:'se auXV/7/"s~c/e que Voltaire, « frivole par nature et par système, a même fait l'éloge de la frivolité' a. Et, se référant à un article du D;c//ony!a<e /)/i<7oso/)/ue, voici quel passage il en cite « Ce qui me persuade le plus de la Providence, disait le profond auteur de Bacha Bilboquet, c'est que, pour nous consoler de nos innombrables misères,. la nature nous a faits frivoles. Si nous n'étions pas frivoles, quel homme pourrait' demeurer sans frémir dans'une ville où l'on brûla une maréchale, dame d'honneur de la reine sous prétexte qu'elle avaitfait tuer un coq blanc au clair de lune"?. » Prendre texte de ces lignes pour accuser l. T. Il, p. S2.

2. Éléonora Galigaï, femme de Concini, maréchal d'Ancre. 3. Dict. phil., Frivolité, XX)X, S33. (Pour les passages de Voltaire cités dans le texte ou en note, les renvois se rapportent, sauf indication contraire, à l'édition Beuchot.)


Voltaire d'être frivole, n'est-ce pas en méconnaître à plaisir la véritable signification'?

Bien des fois, Voltaire exprima la même pensée". Cependant il ne se résignait point lui-même aux crimes et aux injustices; « don Quichotte des malheureux M (Z.e/~e à Richelieu, 18 sept. 1769), il poursuivit trois ans la réhabilitation des Calas, neuf ans celle des Sirven, fit reconnaître l'innocence des Montbailli, de Martin, de Lally-Tollendal, voua au mépris public les juges d'Abbeville. Et du reste, assez philosophe pour féliciter les hommes d'être frivoles, sa philosophie ne l'empêche pas de flétrir souvent leur indifférence. Il peut bien. dire que les honnêtes gens, passant par la Grève, ordonnent à leur cocher d'aller vite~; mais il s'indigne qu'une pièce nouvelle ou un bon souper les distrayent du meurtre d'un innocent'.

1. Et lisons du reste la suite Qui pourrait passer dans la rue'de la Ferronnerie, continue-t-il, sans verser des larmes et sans entrer dans des convulsions de fureur contre les principes abominables et sacrés qui plongèrent le couteau dans le cœur du meilleur des hommes et du plus grand des rois? On ne pourrait faire un pas dans les rues.de Paris le jour de la Saint-Barthétemy, sans dire C'est ici qu'on assassina un de mes ancêtres pour l'amour de Dieu etc. Puis il ajoute Heureusement les hommes sont si légers, si frivoles, si frappés du présent, si insensibles au passé, que, sur dix mille, il n'y en a pas deux ou trois qui fassent cette réflexion. A

2. Cf., par exemple, /,e<e el M"' du Deffand, 15 août m2 (édition Moland), et Ode x!«' ~'tKtueM~'re de la S<M<-Ba)'telenzy, notamment ta dernière strophe, XII, 500.

3. < Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la nature infernale. On sécherait d'horreur si on la regardait toujours par ces côtés. Mais les honnêtes gens, en passant par la Grève, ou l'on roue, ordonnent à leur cocher d'aller vite (f.6«re Pinto, 21 juitt. H62).

4. J'ai bien peur qu'à Paris on songe peu à cette affaire


Telle que l'entend Voltaire, la frivolité n'est-elle pas d'ailleurs une condition indispensable de la vie humaine? Dans Atala, Chateaubriand fait dire au PèreAubry: « Les doùleurs ne sont point éternelles. C'est une de nos grandes misères; nous ne sommes même pas capables d'ètrè longtemps malheureux. » Mais, l'abbé Morellet ayant traité cette pensée de paradoxe, il lui reproche de « confondre les mots « Je n'ai pas dit C'est une de nos grandes infortunes, ce qui serait faux sans doute j'ai dit C'est une de nos grandes M~'se/'es, ce qui est très véritable, » Et il reconnaît « l'incapacité de l'homme pour la douleur a comme « un des grands biens de la vie~ ». Si l'on défendait à l'homme tout divertissement, il faudrait donc, avec Pascal, vouloir qu'il demeurât « en repos dans une chambre M.

Nous voyons assez pourquoi Voltaire fait « l'éloge de la frivolité ». Sans cette frivolité dont Vinet lui reproche de faire l'éloge, nous serions inhabiles à vivre. Du reste, s'il déclare que parmi dix mille de ses contemporains, deux ou trois à peine n'ont pas [l'affaire Calas].On aurait beau rouer cent innocents,on ne parlera que d'une pièce nouvelle, et on ne songera qu'à un bon souper » (Lettre à ~)/. ~MtMef~, 9 juitl. n62). « Un des plus grands malheurs des honnêtes gens, c'est qu'ils sont des lâches. On gémit, on se tait, on soupe, on oublie (t.e«)'e à d'em&e;-<, 7 août n66). A Mouttou, qui lui avait envoyé un livre donnant la liste des protestants emprisonnés, condamnés aux galères, etc., Voltaire répond « Ils [mes yeux] lisent en pleurant cet amas dchorrcurs. Je voudrais que de tels livres fussent en France dans les mains de tout le monde; mais t'OperaComique l'emporte, et presque tout le monde ignore que les galères sont pleines de malheureux condamnés pour avoir citante de mauvais psaumes (Oct. n66, édition Moland).

t. 7~'t!/aeed'~<a~e<~e~e!!e, édition de 180S


encore oublié la Saint-Barthélémy, lui-même, le 24 août,, se sentait chaque année pris de fièvre Reproche-t-on à Voltaire de traiter parfois sur un ton plaisant les questions les plus graves? H raille alors ceux qui les compliquent de gaîté de cœur, qui les embrouillent et les obscurcissent par leurs bizarres inventions. Mais, refusant de prendre au sérieux les rêveries de tel ou tel métaphysicien, il n'en respecte pas moins tout ce qui mérite le respect.

Au moment d'examiner dans le Traité de A/e7a~)/sique « quelle relation il y a entre Dieu et nous », « s'il y a une morale et ce qu'elle peut être », « s'il y a une religion établie par Dieu même « Ces questions, dit-il, sont d'une importance à qui tout cède, et les recherches dans lesquelles nous amusons notre vie sont bien frivoles en comparaison » (XXXVII, 298). Peu s'en faut qu'il ne nous rappelle quelquefois Pascal en blâmant l'incuriosité de ceux qui se désintéressent des problèmes religieux et moraux. « Je n'ai pu encore a mon âge, dit-il en 1770, m'accoutumer à l'indifférence et à la légèreté avec laquelle les personnes d'esprit traitent la seule chose essentielle» » (Lettre à la duchesse de Choiseul, 2 septembre) Mais n'est-ce pas encore de Pascal qu'il nous fait ~.e«<-e à (f~f~en~, 30 août 1769. Cf. p. 90, et note 1. 2. Ecrit en n34.

3. Cf. ~.e«7'M de ~e))!n:t!M Ce que je puis encore moins comprendre, c'est la dédaigneuse et sotte indifférence dans laquelle croupissent presque tous les hommes sur )'objet_qui les intéresse le'plus, sur la cause de leurs pensées, sur tout )eur être (XLVI, 587). .EMn!. tmpo)'<a?t< de mil. Bo~n~rote La stupide insolence dans laquelle la plupart des hommes croupissent sur l'objet le plus important semblerait prouver qu'ils sont de misérables machines animales dont l'instinct ne s'occupe que du moment présent (XLIII, 43).


souvenir* 1 en félicitant le duc d'Uzès malade? « Lorsque les personnes de votre sorte ont de la santé, lui écrit-il, elles éparpillent leur corps et leur âme de tous les côtés; la mauvaise santé retient un être pensant chez soi. » Et, dans cette même lettre, en réponse sans doute à quelque compliment sur ses œuvres poétiques, il les traite d'amusements et de bagatelles par comparaison avec « l'étude principale de l'homme (19 nov. 1760).

Quels sont ceux qu'on peut taxer à bon droit de frivoles? Ceux qui, s'épargnant la peine de penser, reçoivent des opinions toutes faites. La frivolité consiste à ne pas user de cette raison que l'homme tient de Dieu et par laquelle Dieu l'a distingué de la brute, à s'enquérir d'une orthodoxie auprès des docteurs officiels

Est-il vrai que Voltaire, pour son compte, ait traité légèrement les questions essentielles dont lui-même recommande aux autres l'étude? On l'accuse de « bâcler une métaphysique comme une tragédie contre Crébillon' ». Mais, si Voltaire écrit un livre de métaphysique en quinze jours, les matières qu'il traite dans ce livre n'ont jamais cessé de le préoccuper; ce qu'il écrit en quinze jours, il y a pensé toute sa vie. On lui reproche encore de croire la solution des problèmes par trop facile, de prétendre que la raison humaine, sa propre raison, peut tout expliquer. Voltaire, dit tel de nos critiques, est « impénétrable, 1. Pt't~'e sm' le bon usage Ne~ maladies.

2. Rien n'est si pauvre, rien n'est si misérable que de demander à un animal en bonnet carré ce que l'on doit croire · (/,e«M au duc d'Uzès, i9 nov. n60).

3. E. Faguet, Dix-huitième siècle, p. 2~)9.


non seulement à la pensée et au sentiment du mystère, mais à l'idée qu'il peut y avoir quelque chose de mystérieux' 1 ». Voltaire, dit tel autre, « n'a pas senti que nous sommes enveloppés d'obscurité, que notre intelligence se heurte de toute part à l'inconnaissable Ce qui est vrai, c'est que nul philosophe ne marqua avec tant d'humilité les bornes de notre entendement; et, nous allons le voir, son objet principal en métaphysique fut justement d'écarter, comme illusoir es, les théories et les systèmes par lesquels la présomptueuse faiblesse de l'esprit humain prétend'résoudre des problèmes insolubles.

Il répète sans cesse que nous ne savons rien, que nous ne pouvons rien savoir. Aux philosophes qui se plaignent de cette ignorance, il cite le vers d'Ovide Sor~ tua !?:ot'<atM; non est n!<M'<a~ quod op<as,

traduit par lui-même dans le second Discours sur l'Homme

Tes destins sont d'un homme et tes voeux sont d'un Dieu. (XII, 59.)

Mais, pour ceux qui, n'ayant pas conscience de notre infirmité, imaginent des systèmes plus ou moins spécieux, il les traite de rêveurs ou de thaumaturges. « Tout, déclare-t-il, est plongé pour nous dans un gouffre de ténèbres )) (D/c~. phil., Ame, XXVI, 218). Et voilà comment Voltaire nie l'inconnaissable, voilà comment sa légèreté d'esprit le persuade que le monde ne renferme rien de mystérieux!

Après avoir, dans Le Philosophe ~no/'ay: reconnu 1. E. Faguet, Dt;Wt<t'<*Me siècle, p'. 232.

2. Brunetiere, B<;t~e! C)'!<:guM, t. IV. p. 320.


un Dieu, c'est-à-dire une intelligence supérieure, il se demande si cette intelligence est, unie au monde ou si elle en est distincte. Mais comment pourrions-nous le savoir? « Je me vois, dit-il, arrêté tout à coup dans ma vaine curiosité. Misérable mortel, comment connaîtrai-je l'intelligence ineffable qui préside visiblement à la matière entière?. Où est la boussole qui me conduira vers sa demeure éternelle ct~ignorée? » (XLII, 5oS). Dans l'article du Dic<<on/!aire philoso~He intitulé Ca/e'cA/sme cAi'no;s, Kou ayantintcrrogé Cu-su, qui vient de lui prouver l'existence de l'Etre suprême, sur la nature et les attributs de cet Etre « Mon prince, répond le philosophe, je me promenais hier auprès du vaste palais qu'a bâti le roi votre père. J'entendis deux grillons, dont l'un disait à l'autre Voilà un terrible édifice. Oui, dit l'autre; tout glorieux que je suis, j'avoue que c'est quelqu'un de plus puissant que les grillons qui a fait ce prodige. Mais je n'ai point d'idée de cet être-là; je vois qu'il est, mais je ne sais ce qu'il est ') (XXVII, 466). Et Kou, rendant hommage à la modestie de Cu-Su, le loue de se reconnaître ignorant~.

Sur l'âme, sommes-nous plus avancés? Les sages 1. Cf. D/c<. p/tt/ D;e:t. « Les écoles ont beau nous dire que Dieu est inuni négativement et non privativement, /'0!'ma<!<c!' et non ma<e)'!f;h'<6t', qu'il est le 'premier, le moyen et le dernier acte, qu'il est partout sans être dans aucun Heu cent pages de commentaires sur de pareilles dennitions ne peuvent nous donner la moindre lumière. Nous n'avons ni degré ni point d'appui pour monter à de telles connaissances. Nous sentons que nous sommes sous la main d'un être invisible; c'est tout, et nous ne pouvons faire un pas au delà. II y a une témérité insensée à vouloir deviner ce que c'est que cet être (XXYU), 3Ct). Ibi(l., 7;t;M Nous connaissons Dieu par ses efîets, nous ne pouvons le connaitre par sa nature (XXX, 363).


auxquels on demande en quoi elle consiste, répondent qu'ils ne le savent point. Telle fut en tout temps. la réponse de Voltaire. « Nous avons beaucoup parlé d'âme, dit-il dans l'article Occupes du Dictionnaire philosophique, et nous avons toujours confes.sé notre ignorance. Je ratifie aujourd'hui cette confession avec d'autant plus 'd'empressement, qu'ayant depuis ce temps beaucoup plus lu, plus médité, et étant plus instruit, je suis plus en état d'affirmer, que je ne sais rien a (XXXI, 293). Ce que nous appelons âme, est-ce quelque chose de spirituel, quelque chose d'immortel? Il y a des philosophes qui l'affirment, il y en a d'autres qui le nient. En réalité, personne ne peut le savoir. Nous avons reçu de Dieu l'entendement pour nous bien conduire et non pour pénétrer l'essence des choses'.

Tout ce qui existe en nous ou hors de nous « 'est une énigme dont il n'est pas donné à l'homme de deviner le mot » (Dict. phil., OccH/~s, XXXI, 293). L'homme exerce les puissances du corps et de l'entendement sans les connaître. Lisons ce que nous dit, à l'article ~'acu//e, le grand DtC~on;:a;e e~ct/c/opedique « La faculté vitale une fois établie dans le principe intelligent qui nous a/urne, on conçoit aisément que celte faculté, excilée par les impressions que le sensorium vital /a/!S/?!e~ à la partie du se/:so/'<u/K commun, délermine l'influx a//e/ia/ du suc nerveux dans les /t6/'es nio/r/ces des organes vitaux, /.)OH/' faire contracler altemativemenl ces organes. » Fort bien. De môme, à la question Pourquoi l'opium fait-il dormir? le bachelerius du Malade !/?!H~nn'<e 1. Dict. phil., Ame, XXVI, 259.


répondait Parce qu'il a une vertu dormitive. Ne nous moquons point de lui. Voyons plutôt dans cette réponse le dernier mot de la science humaine. Et quelle autre pourrions-nous faire sur n'importe laquelle de nos facultés? Elles sont toutes « a la Diafoirus »

Hors de nous, même mystère. Nous ne connaissons rien des phénomènes les plus simples et les plus familiers. « Vous persistez donc dans le goût de la physique? écrit Voltaire à M. de Tressan. Pour moi, j'y ai renoncé, et en voici la raison. Un jour, en soufflant mon feu, je me mis à songer pourquoi du bois faisait de la flamme. Personne ne me l'a pu dire. » (13 févr. 1758)~. Nous ne savons ni en quoi consiste la vie, ni ce que c'est que.le mouvement, ni de quelle façon il se communique; nous ignorons comment et pourquoi il y a quelque chose; nous ne pouvons saisir que des apparences, et sans doute trompeuses. Tout échappe à notre entendement, tout est pour nous qualité occulte 3.

Nous rendre compte de cette ignorance, voilà, selon Voltaire, le principe de la sagesse. Admirant Newton pour son génie sublime, il ne l'admire guère <. Dict. p/t:< 7''ae;<«e, XX)X, 313. En réalité, c'est Argan et non Diafoirus qui fait la réponse citée par Voltaire. 2. Cf. Dict. p/tt' Bornes de <'E~p)'t< AMm«!t) Quelqu'un a-t-il jamais pu dire précisément comment une bûche se change dans son foyer en charbon ardent et par quelle mécanique la chaux s'enflamme avec de l'eau fraiche? Le premier principe du mouvement du coeur dans les animaux est-il bien connu? Sait-on bien nettement comment )a génération s'opère? A-t-on deviné ce qui nous donne les sensations, les idées, la mémoire? Nous ne connaissons pas plus l'essence de la matière que les enfants qui en touchent la superficie (XXVtt, 402).

3. ~e'm. de la P/ti<. de Newton, XXXVIII, 136.


moins de reconnaitrc les limites assignées à l'esprit humain*. Douceur et non doc~My' il intitule un de ses plus importants écrits métaphysiques Le Philosophe ~noron~ ou les Questions d'un homme qui ne sait rien; et ce philosophe ignorant, cet homme qui ne sait rien, qui se contente de poser des questions, c'est lui-même.

Aux dogmatistes superbes, disant Que ne sais-je pas? Voltaire oppose le sceptique modeste, disant avec Montaigne Que sais-je? Décideurs impitoyables, ceux-là cherchent les bornes de leur esprit; elles sont « au bout de leur nez » (Diet. phil., Bornes <~e /~sp/'i'~ Aumai'n, XXVII, 403). « 0 atomes d'un jour, s'écrie-t-il, ô mes compagnons dans l'infinie petitesse, nés, comme moi, pour tout souffrir et pour tout ignorer, y en a-t-il parmi vous d'assez fous pour croire savoir tout cela? Non, il n'y en a point; non, dans le fond de votre cœur vous sentez votre néant comme je rends justice au mien. Mais vous êtes assez orgueilleux pour vouloir qu'on embrasse vos vains systèmes ne pouvant être les tyrans de nos corps, vous prétendez être les tyrans de nos âmes ? » (Dict. ~7.no7'6!nce, XXX, 315).

Ces docteurs que Voltaire apostrophe ainsi ne sont pas seulement les théologiens, ce sont encore les 1. On demandait un jour à Newton pourquoi il marchait quand il en avait envie et comment son bras et sa main se remuaient à sa volonté. H répondit bravement qu'il n'en savait rien. Mais du moins, lui dit-on, vous qui connaissez si bien ta gravitation des planètes,-vous me direz par quelle raison elles tournent dans un sens plutôt que dans un autre. Et il avoua encore qu'il n'en savait rien (Dic<. phil., Bornes de ~'EsjoWt /tMtnou:, XXVII, 401).

2. Dict. phil., ~<?'Ot~<C<!OK aux Questions sur l'Encyclopédie, XXVI, 4.


métaphysiciens. Selon lui, la métaphysique « contient deux choses la première, tout ce que les hommes de bon sens savent; la seconde, ce qu'ils ne sauront jamais (Le~e à Frédéric, 17 avr. 1737) '.Les systèmes dont elle se glorifie sont des débauches de l'imagination il la traite de romane il la compare & la coxigrue de Rabelais~. Aussi se défend-il d'y perdre son temps; à quoi bon chercher des secrets que nous ne pouvons découvrir? On a beau lui crier « Votre, philosophie est celle d'un paresseux. » Non, elle est le repos raisonnable du sage qui a couru en vain; et, après tout, philosophie paresseuse vaut mieux que chimère~.

1. Cf. Lettre à des ~t~ 2G nov. n3S H y a deux points dans cette métaphysique le premier est composé de trois ou quatre petites lueurs que tout le monde aperçoit également; le second est un abime immense où personne ne voit goutte. ~e«''e à Frédéric, 4 ou 5 juin 1140 Je mets volontiers à la fin de tous les chapitres de métaphysique cet N et cet L des sénateurs romains qui signifiaient non liquet, et qu'ils mettaient sur leurs tablettes quand les avocats n'avaient pas assez expliqué la cause. Cf. encore l'article Bien du jDK.'<MKnaire philosophique, XXVII, 360. Et, dans t'/<!s<o:);e de Jenni Les disputes métaphysiques ressemblent à des ballons remplis de vent que les combattants se renvoient. Les vessies crèvent, l'air en sort, il ne reste rien (XXXIV, 385).

2.. Plus je vais avant et plus je suis confirmé dans l'idée que les systèmes de métaphysique sont pour les philosophes ce que les romans sont pour les femmes (CoMt'~e t'éponge aux longs Discours d'un docteur allemand, XXXVIII, 526). La métaphysique est plus amusante [que la géométrie], c'est souvent te roman de l'esprit. En géométrie, au contraire, il faut calculer, mesurer. C'est une gêne continuelle, et plusieurs esprits ont mieux aimé rêver doucement que se fatiguer (D:c<. p/it7., Ate/ap/~i'f/Me, XXXI, 205).

3. Vanitas fa)tt<a<ttnt e< metaphysica M):!<<M. Toute métaphysique ressemble assez à la coxigrue de'Rabetais, bombittant ou bombinant dans le vide (Lettre à d'Argenson, 15 avr. n44). 4. Dict. phil., FacM~e, XXIX, 314.


Pourtant, soit dans maints articles de son Diction7!û'e philosophique, soit dans plusieurs écrits spéciaux, lui-même a raisonné sur Dieu, sur l'âme, sur le problème du mal, .sur celui du libre arbitre.. Il déclarait ces questions insolubles comment donc y a-t-il si souvent appliqué sa méditation?

Tout d'abord la curiosité « est la maladie de l'esprit humain » c'est ce qu'il écrit à M""= du Deffand (19 féyr. 1766).quand il vient de commencer, plus que septuagénaire, un nouveau traité sur la métaphysique'. Et qui fut jamais plus curieux que lui? « Voyant, dit-il dans ce traité, qu'un nombre prodigieux d'hommes n'avait pas seulement la moindre idée des difficultés qui m'inquiètent, voyant même qu'ils se moquaient souvent de ce que je voulais savoir, j'ai soupçonné qu'il n'était point du tout nécessaire que nous le sussions. Mais, malgré ce désespoir, je ne laisse pas de désirer d'être instruit, et ma curiosité trompée est toujours insatiable (XLH, 538). Voltaire avait beau railler la métaphysique; il ne pouvait en divertir son esprit, il y revenait sans cesse. Du reste, même si ses recherches ne devaient lui apprendre rien de nouveau, elles le soustrayaient en tout cas aux mesquines préoccupations de la vie courante. On l'accuse d'avoir « découronné », d'avoir « ravalé l'esprit humain, « d'être venu ridiculiser une manière de penser a qui « attachait la réflexion de l'homme à la méditation de ses intérêts éternels n et le transportait « dans une région supérieure" a en réalité, il ridiculise des rêveries, des inventions

1. Le Philosophe ignorant.

2. Brunetière, Études et';h'yKe~, t. IV, p. 320.


présomptueuses et chimériques. On lui oppose Descartes, Malebranche ou même Bossuet autant qu'eux, il a médité sur les grands problèmes, et le principal avantage qu'il trouve dans l'étude de la métaphysique, c'est justement qu'elle détourne son attention des intérêts vulgaires'.

Aussi bien les questions morales et sociales, dont il se préoccupe avant tout, y sont étroitement liées. Nous l'avons entendu dire que, ne pouvant découvrir pourquoi un morceau de bois produit de la flamme, il voulait renoncer à la physique. Mais un philosophe digne de ce nom ne saurait, même faisant profession de scepticisme, s'abstraire des hautes questions qui sollicitent l'esprit humain. Et quoique Voltaire, nous le verrons, subordonne la métaphysique à la morale, sa morale elle-même n'en repose pas moins sur une métaphysique, sur la métaphysique du « bon sens », qu'il oppose à celle de l'imagination et de la fantaisie.

Enfin, si ce qui s'appelle métaphysique contient, d'une part, les choses que savent tous les hommes sensés, et, de l'autre, ce qu'aucun homme ne sait ni ne pourra jamais savoir, rien n'est sans doute plus important que de tracer la limite des deux domaines, en distinguant les vérités acquises à notre raison des erreurs dans lesquelles tant de métaphysiciens se sont laissé fourvoyer. Qu'est-ce que nous savons et 1. < Je trouve d'ailleurs dans cette recherche, quelque vaine qu'elle puisse être, un assez grand avantage. L'étude des choses qui sont si fort au-dessus de nous rend les intérêts de ce monde bien petits à nos yeux, et, quand on a le plaisir de se perdre dans l'immensité, on ne se soucie guère de ce qui se passe dans les rues de Paris (Lettre à ;U°° du De/<!K~, i9 févr. 1766).

VOLTAIRE PHILOSOPHE.


qu'est-ce que nous ne' savons pas? Qu'est-ce que nous pouvons espérer d'apprendre et qu'est-ce que nous ignorerons toujours? Voltaire étudie la métaphysique afin de marquer, comme il dit, « les bornes de l'esprit humain' 1 ».

Aussi prudent que sincère, son principal souci, quand il aborde ce genre d'étude, est de ne rien affirmer qu'à bon escient.

La plupart des métaphysiciens, séduits par leur génie même ou aveuglés par leur orgueil, ont inventé de vains systèmes. Recherchons d'abord comment il les juge; et, si ses jugements nous semblent parfois bien sévères, nous nous rappellerons qu'il ne leur demande pas de belles théories en l'air, qu'il leur demande avant tout sur quels faits authentiques, sur quels faits démontrés ou constatés leurs belles théories se fondent.

Voltaire rend hommage à l'éloquence de Platon. Il reconnaît même qu'on trouve parfois dans ses ouvrages « de très belles idées H (Essa< sur les Afceurs, XV, 119). Il le loue « d'avoir eu un instinct assez heureux pour appeler Dieu l'éternel géomètre (Dicl. phil., Athéisme, XXVII, 171). Il déclare d'ailleurs que son apologie de Socrate a rendu service aux sages de tous les pays en faisant respecter la vertu malheureuse et haïr la persécution. Mais, comme métaphysicien, ce philosophe si vanté est pour lui le chimérique Platon qui fonde la terre sur un triangle équilatéral et l'eau sur un triangle rectangle, l'étrange Platon d'après lequel il ne peut y avoir que i. Tel est le titre d'un article du Dictionnaire philosophique, XXVU, 401.


cinq mondes parce qu'il n'y a que cinq corps réguliers. On le qualifie de sublime sans le comprendre. A ses divagations en vingt volumes tout vrai philosophe préférerait une bonne expérience

Aristote était doué d'un esprit plus étendu et plus solide. Sa morale, sa rhétorique, sa poétique méritent de grands éloges, et sa logique servit beaucoup l'esprit humain en prévenant les équivoques. Son histoire naturelle est elle-même un excellent livre qui se compose le plus souvent d'observations directes et personnelles. Mais, si sa physique ne vaut rien, car, dépourvu des instruments et des machines nécessaires, il raisonnait, comme tous les physiciens d'autrefois, sur ce qu'il ne pouvait voir, sa métaphysique ne le cède pas en absurdité à celle de Platon. L'âme, déclare-t-il, est une entéléchie. A la bonne heure. Cela veut dire tout simplement que nous avons la faculté de sentir et de penser; Aristote savait ce qu'est une entéléchie comme les Topinambous et nos docteurs savent ce qu'est une âme. Pourquoi l'a-t-on interprété de tant de manières diverses? Parce qu'il ne dit rien d'intelligible. Non moins que Platon il 1. L'article P/a~on du Dictionnaire philosophique se borne presque à railler les théories platoniciennes sur la trinité, le verbe, etc.; et Voltaire conclut « J'avoue qu'il n'y a point de philosophe aux petites-maisons qui ait jamais si puissamment raisonné (XXXI, 442). Cf. Dict. phil., C/Mtne f<cs êtres o'ee~ « 0 Platon tant admiré, j'ai peur que vous ne nous ayez conte que des fables, et que vous n'ayez jamais parlé qu'en sophismes a (XXVII, 563). 7ttd., Sophistes Y a-t-il rien dans la liltérature de plus dangereux que des rhéteurs sophistes? Parmi ces 'sophistes, y en eut-il jamais de plus inintelligibles et de plus indignes d'être entendus que le divin Platon? (XXXU, 240),. Cf. encore Siècle de Louis XIV, XX, 340, y.e/<re à. l'abbé d'Olivet, 12 févr. 1736; Dict. p/tt<eMn:e,XXVn, ni;D<(!~MM<f~/temefe, L, 189.


prend des idées abstraites pour des choses réelles, il se laisse duper par les mots. L'être qui n'est qu'être, la substance qui n'a qu'une essence, les dix catégories, etc., voilà toute la métaphysique d'Aristote; amphigourique jargon, galimatias fallacieux et vide'. Les métaphysiciens modernes trouvent aussi peu grâce devant Voltaire que ceux de l'antiquité. Il maltraite Descartes lui-même, dont, à certains égards, on peut le considérer comme le disciple. Ce n'est pas qu'il ne fasse maintes fois son éloge l'éloge du géomètre, qu'il défend côntre les Anglais 2; l'éloge du poète, qu'il célèbre pour son imagination vive et forte 3. Mais quant au philosophe, il montre surtout comment l'ont égaré le poète et le géomètre. Cependant Descartes est l'initiateur 'de ce que nous appelons aujourd'hui la libre pensée. Bien que faisant profession de catholicisme, tous ses ménagements, conseillés par la prudence, ne l'empêchent pas d'avoir donné le signal de l'émancipation intellectuelle et morale. Bossuet, qui s'en rendit bien compte, prévoyait, « sous le nom du cartésianisme, une terrible i. L<M p/M/M., xxxvn, ns; o:c<. p~ ~<'M<oi'<?, xxvff, as sqq., Lettres philos., XXXVII, Dta<. ~Ef/n~~?, L, i9i, XXVII, etc. sqq., Bacon (Roger), ibid., 2~8; Dial. d'~vhémPre, L, 191, 195; etc. 2. « On a osé avancer que Descartes n'était pas un grand géomètre. Ceux qui parlent ainsi peuvent se reprocher de battre leur nourrice. Descartes a fait un aussi grand chemin du point où il a trouvé la géométrie jusqu'au point où il l'a poussée que Newton en a fait après lui (~.e«)-e~ p/t~os., XXXVII, I9i). Comme géomètre, il est te premier génie de son siècle (Défense du ~e~/OHMHMMf, XXXVIII, 367).

3. Lettres philos., XXXVII, i88. Dans le Dialogue de Pégase et dK Vieillard, Voltaire fait dire à Pégase

J'avais porté René parmi ses tourbillons;

(XIV, 394.)

si c'est se moquer du métaphysicien, c'est rendre hommage au poète.


persécution contre l'Église ». Devons-nous penser que Voltaire s'y méprit? Non certes; et nul plus ou mieux que lui n'a loué Descartes de fonder sa méthode sur le doute, de rejeter toutce qui n'apparaît pas comme évident. Il l'oppose même aux philosophes anglais en affirmant avec lui l'universalité et la nécessité de la loi morale.

Si Voltaire prend parti le plus souvent contre Descartes, c'est, en réalité, parce que Descartes n'est pas resté fidèle à ses propres principes Issu d'une méthode vraiment scientifique, le cartésianisme y dérogea presque aussitôt. Une réaction était inévitable; et comment nous étonner de la sévérité avec laquelle Voltaire traita ce cartésianisme dévoyé par l'abus de la raison abstraite ou par celui de l'imagination? Sa sévérité va quelquefois jusqu'à l'injustice. Célébrant Newton comme l'inventeur de l'attraction universelle, pourquoi ne célèbre-t-il pas en Descartes celui du mécanisme universel? Sans spécifier les points particuliers sur lesquels ses critiques portent à faux2, disons que, d'une façon générale, Voltaire, prévenu contre le théoricien des tourbillons et de la 1.. Ce Descartes. après avoir fait semblant de douter, parle d'un ton si aftirmatif de ce qu'il n'entend point, il est si sur de son fait quand il se trompe grossièrement en physique, il a bâti un monde si imaginaire. que je dois me défier de tout ce qu'il me dit etc. (Le M: t~noro?~, XLII,'539). Au lieu d'étudier la nature, il' voulut la deviner. Il ëtait.ie plus grand géomètre de son siècle; mais la géométrie laisse l'esprit comme elle le trouve. Celui de Descartes était trop porte à l'invention (Siècle de Louis XIV, XX, 296). Cf. encore D;c<. ?)/< CartésiattMMe.XXVtt, 451; M<<'<; à ;U. f<M Alleurs, 26 nov. ]13S, Ca/a~o~Me des 7'c)':MMts /<Mj;a;s t/K Siècle de Louis XIV, X)X, 95. 2. Par exemple, la théorie des ondulations lumineuses, a laquelle il préfère celle des émissions soutenue par Newton.


matière subtile,.n'a pas assezinsisté sur ceque doivent à Descartes non seulement les mathématiques et même la physique, mais la philosophie des sciences, transformée et renouvelée par son génie. En métaphysique, il le traite de romancier'. Il se plaît à dénombrer ses erreurs à répéter que la philosophie cartésienne n'obtient plus aucune créance~; et lui-même a fait tous ses efforts pour la ruiner.

Le grand métaphysicien du cartésianisme fut Malebranche, inventeur de la vision en Dieu. Voltaire reconnaît que Malebranche « réussit d'abord en montrant les erreurs du sens c'était là matière d'observation. Seulement, continue-t-il, lorsque ce commentateur d'Aratus et de saint Paul « voulut développer le grand

t. « Le premier des mathématiciens ne fit guère que des romans de philosophie (Siècle de Louis XIV, XX, 296). « Il n'y avait pas un mot de physique, ni de géométrie, ni de bon sens, dans cet étrange roman » (Dial. d'E);/t(!Me<'e, L, 203). <. Qu'on fasse son éloge, à la bonne heure, pourvu qu'on ne fasse pas celui de ses romans philosophiques (Le fAi<. !mot'<:7!<, XLII, 539). Ce romancier hardi dupa longtemps les sots.

(Le ~Uarsfi~aM et le Lion, XtV, 210.)

2. Dans l'article Cartésianisme du ~tc~onnat't'e philosophique, il en énumère vingt-sept (XXVII, 458).

3. En n38, il écrit à Mairan Je n'ai guère Étudié la philosophie que dansdespays[enAng[eterreeten HoHande]où. les dix tomes de Descartes sont-vendus trois florins (11 septembre). Plusieurs fois il raconte, et notamment dans les Le«?'M phi~MopA:<~uM, que Newton, lisant Descartes a vingt ans, « crayonna .les marges dès la première page et n'y mit qu'une seule note, souvent répétée, en'of puis, « las d'écrire e<'f0)- partout, jeta le livre et ne le retut jamais Dans une remarque des S.tèmes, il compare le système cartésien a celui de Lass, l'un et l'autre étant fondés sur la synthèse Les tourbillons de Descartes, ajoute-t-il, durèrent une quarantaine d'années; ceux de Lass ne subsistèrent que dix-huit mois; on est plus tôt détrompé en arithmétique qu'en philosophie (XIV, 243).


système que tout est en Dieu, tous les lecteurs dirent que le commentaire est plus obscur que le texte. Enfin, en creusant cet abîme, la tête lui tourna. Il eut des conversations avec le Verbe; il sut ce que le Verbe a fait dans les autres planètes; il devint tout à fait fou ». (Di'c~M., Idée, XXX, 268)'. Certes Voltaire ne lui refuse pas, non plus qu'à Descartes, le titre de grand homme; mais, comme Descartes, Malebranche est « un grand homme avec lequel on apprend bien peu de chose ». (Ca/a/. des Écriv. /ay!p. du Siècle de Louis XIV, XIX, lo5). Il l'appelle celui des métaphysiciens «qui a paru s'égarer de la façon la plus sublime (Tra:~ de Me7a~ XXXVII, 302).

Comme les autres constructeurs de systèmes philosophiques, Malebranche ignorait et dédaignait la nature. Mais, il avait beau qualifier de puérile l'occu- Q pation des savants qui étudient un insecte ou une plante ces recherches, méprisées par les métaphysiciens, constatent au moins des faits exacts. C'est ce que Voltaire lui remontre. Et, comparant les visées hautaines de cet hiérophanteavec les humbles travaux du naturaliste, il conclut que la vision en Dieu est une rêverie inintelligible et que l'étude des plantes ou des insectes peut nous découvrir les plus grandes et les plus belles vérités~.

Si Malebranche fut dupe d'une imagination sans frein, Spinoza le fut de l'esprit géométrique. La géo1. Cf. te«<-e à M. L. C., dëc. n68, LXV; 285 S'il avait pu s'arrêter sur le bord de l'abime, il eut été le plus grand ou plutôt le seul métaphysicien; mais il voulut parler au Verbe; il sauta dans l'abîme et il disparut.

2. CoM)'~ réponse f!); longs Dt~coM)~ d'M <<oc<eMt' aMema?tf/, XXXVH), 527.


métrie, appliquée à des questions qui ne sont pas de son domaine, lui fit inventer un Dieu simple à la fois et composé de parties, un Dieu agent et patient, qui aime et qui hait en même temps la même chose, un Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, ayant pour modalités les déjections d'un crapaud aussi bien que les idées universelles'. Du reste, le panthéisme de Spinoza n'est, à vrai dire, qu'une forme particulière d'athéisme 2. Et son athéisme s'explique, selon Voltaire, par le mépris des contingences. Plutôt que d'observer les faits, il « se mit tout d'un coup à là tête de l'origine des choses H (Le Philos. ignorant, XLII, 567). S'il avait voulu considérer le monde sensible, il aurait reconnu une Providence; fermant les yeux à la réalité, il bâtit sa doctrine sur l'abus le plus monstrueux de vaines abstractions.

Leibniz ne fut pas plus sage. Et sans doute on doit admirer en lui le savant historien, le profond jurisconsulte, le mathématicien assez fort pour rivaliser avec Newton~. Mais qu'est-ce que sa métaphysique? Comme Descartes et Spinoza, il systématise lés jeux de son esprit.

Dans les Éléments de la Philosophie de TVem/ûM, l.eP/t!/o~op/tet~no)'a'!<,XLI[,564sqq.

2.Cf.iesSy.!<f'Mcs:

Alors un petit Juif, au long nez, au teint blême,

Pauvrc, mais satisfait, pensif et retiré,

Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,

Caché sous le manteau do Descartes son maître,

Marchant à pas comptes, s'approcha du grand Être

« Pardonnez-moi, dit-il, en lui parlant tout bas,

Mais je pense entre nous que ~fous n'existez pas. <

(XIV, M6.)

3. Siècle de Louis XIV, XX, 341. Cf. M/t'e it ~7. OM<e;M, 29 fëvr. n68, édition Moland, XLV, S40.


Voltaire prend la peine de réfuter la théorie des monades, que Newton, Locke et Clarke se contentèrent de tourner en ridicule 1. Ailleurs, lui-même fait comme eux. « Voilà Joseph-Godefroi Leibniz, écrit-il par exemple a S'Gravesande, qui a découvert que la matière est un assemblage de monades. Soit; je ne le comprends pas, ni lui non plus (1°'' juin 1741). Et que dire de l'harmonie préétablie? Peut-on soutenir sérieusement que l'âme n'a aucun commerce avec le corps, que ce sont comme deux horloges faites par Dieu « en correspondance », dont l'une montre les heures et l'autre les sonne? Ainsi, quand Virgile composait l'ne'tc~e, sa main l'écrivait sans obéir à son âme? Dieu avait réglé de tout temps que l'âme de Virgile ferait des vers et qu'une main attachée au corps de Virgile mettrait ces vers par écrit? Voilà pourtant ce que Leibniz veut nous faire croire~. Pourquoi ne sut-il pas ignorer? Mieux valait reconnaître son ignorance que d'imaginer des chimères. L'inventeur de l'harmonie préétablie et des monades est, en propres termes, un charlatan3.

Les seuls philosophes que Voltaire estime, qu'il trouve utiles au genre humain, ce sont ceux qui se mettent en garde contre l'esprit de système, qui ne substituent pas aux faits des constructions abstraites c'est Bacon d'abord, puis Newton, et surtout Locke. '). E/f'M. </e la l'hilos. de Newton, XXXVHI, 60.

2. /< M/ 46, 41.

3. Que dites-vous de la collection des ouvrages de Leibniz? Ne trouvez-vous pas que cet homme était un charlatan et le Gascon de t'Attemagne? (/,e«<-e <i ~<<;MteW, 23 cléc. n68). Je suis' tache pour Leibniz, qui sûrement était un grand génie, qu'il ait été un peu charlatan (/.<*«)'c Co~o<'cc<, 1" sept. m2).


Sans doute Voltaire reconnaît ce qu'il y a chez Bacon de superstitieux ou d'illusoire, et sait fort bien que sa méthode elle-même se ressent des préjugés contemporains. Mais, quelques restes descolastique chez ce grand novateur ne l'empêchent pas d'avoir établi le premier la nécessité de l'observation et de l'expérience dans la recherche scientifique, Il « ouvrit une carrière toute nouvelle à la philosophie » (Essai sur les MaM/'s, XVIII, 287), en la débarrassant des (yH/6M/<es, des formes substantielles et de « tous ces mots que non seulement l'ignorance rendait respectables, mais qu'un mélange ridicule avec la religion avait rendus sacrés x (Le/es philos., XXXVII, 172). 11 montra que notre seul moyen de connaître et de comprendre, c'est l'étude des faits, et que, pour maîtriser la nature, nous devons lui obéir.

Quant à Newton, Voltaire l'appelle, « le plus grand homme qui ait jamais été, mais le plus grand de façon que les géants de l'antiquité sont auprès de lui des enfants qui jouent à la fossette » (Lellre à d'Olivet, 18 oct. 1736). Pourtant cet homme extraordinaire a eu ses aberrations. Ne s'avisa-t-il pas de commenter l'Apocalypse? Il payait ainsi son tribut à la faiblesse humaine; ou peut-être voulut-il consoler les autres hommes de sa supériorité sur eux. Et ce n'est pas seulement comme théologien qu'il se rendit ridicule; métaphysicien, la dernière partie de ses fr/nc~es /na/e'/na~ues rivalise d'obscurité avec l'Apocalypse, elle-même. Mais si, en faisant de la métaphysique ou de la théologie, Newton ressemble aux gladiateurs qui combattaient les yeux couverts d'un bandeau, il se débarrassa de ce bandeau en


étudiant les mathématiques, et sa vue porta aux bornes du monde 1.

Voltaire a souvent parlé de Newton, soit pour propager ses découvertes, comme dans les /Le~es ~<7oso~<yMes, soit pour célébrer sa gloire, comme dans une épîtrc fameuse à M°~ du Châtclot. Ce dont il le loue principalement, c'est de ne faire aucun système~. Aussi réprouve-t-il le terme de /:en'/on/e/ car « la vérité n'a pas de nom de parti (Lettre à Clai/'aM/, 27 août 1759). Sur les problèmes insolubles què tant de métaphysiciens résolvent chacun à sa façon, Newton ne se prononçait pas 3. A la supériorité de son esprit, il'alliait une sagesse que n'eurent ni les Spinoza ni les Leibniz.

C'est aussi cette' sagesse que Voltaire estime dans Locke. On croit le discréditer en alléguant qu'il appelle John Locke son grand homme Mais que veut-il dire par là? Entend-il que Locke avait du génie? II entend plutôt le contraire. Chez un philosophe, ce qu'on nomme de ce nom est, aux yeux de Voltaire, un don funeste, le don d'imaginer hors des

0

1. Dict. p/t~ /ïM<Mme, XXIX, 337, Newton f< Descartes, XXXI,2Ti.

2. « Newton n'a jamais fait de système; il a vu, il a fait voir, mais il n'a pas mis ses imaginations a la place de la vérité (Lettre à M. L. C., 23 déc. i'76'8).

3.. Si l'on veut savoir ce que Newton pensait sur l'âme et sur la manière dont elle opère, et lequel de tous ces sentiments il embrassait, je répondrai qu'il n'en suivait aucun. Que savait donc sur cette matière celui qui avait soumis l'infini au calcul et qui avait découvert les lois de la pesanteur? Il savait douter (~CM. de la Philos. (<e ~eK)<o?t, XXXVIII, 50).

4. Un esprit !eger et peu puissant, qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines. et dont le grand homme est John Locke ()3. Faguet, 0!.t')!<!<teme siècle, p. 232).


réalités sensibles. Les Leibniz et les Spinoza avaient du génie; voilà justement pourquoi ils se sont égarés. Locke ne s'égare point; et tous les éloges que lui adresse Voltaire portent sur sa modestie et sur sa prudence'. Admirant Descartes beaucoup plus que Locke, il a dans Locke beaucoup plus de confiance, parce qu'il le sait prudent et modeste~.

Du reste, il sépare chez ce sage même le vrai du faux. Il ne lui reproche pas seulement de'croire à des fables 3; deux chapitres du P/!t7oso/)/:e ignorant sont intitulés Contre Locke, et il l'y réfute sur un point capital en soutenant que l'idée du juste et de l'injuste est une idée universelle.

Mais, si Locke a pu quelquefois se tromper, sa méthode en fait le meilleur guide de ceux qui lisent un philosophe pour s'instruire et non pour être éblouis.-Dans le Philosophe ignorant, Voltaire, quand il a parcouru les divers systèmes des plus grands métaphysiciens, revient à lui « comme l'enfant prodigue qui retourne chez son père 5 ». Locke « s'aide i. Jamais il ne fut peut-être) un esprit plus sage, plus méthodique (L<;«rM ju/tt<o.< XXXVII, 111). Je le regardais comme le seul métaphysicien raisonnable, je louai surtout cette retenue si nouvelle (~emott-M, XL, 61). Locke est le seul métaphysicien raisonnable que je connaisse (Le~re à Thiériot, 3 oct. n3S). [Malebranche] << a séduit parce qu'il était agréable, comme Descartes parce qu'il était hardi Locke n'était que sage (Dict. phil., Locke, XXXI, 4'!). Cf. encore, dans une note sur la Loi ?:tt<<M'e«e Le modeste et sage Locke (Xtl, i70). 2. Je rends autant de justice à Descartes que ses sectateurs. mais autre chose est d'admirer, autre chose estde croire (De/enM d;< A~t<)<oH:a?:M)ne, XXXVIII, 366).

3. Ilisl. de Jenni, XXXI V, 384; Élém, de la Philos. de New<0)!, XXXVH1, 38, 39.

4. Les chapitres xxxiv et xxxv (XLH, 589-594).

5. <' Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, hon-


partout du flambeau de la physique », et, « au lieu de définir tout d'un coup ce que nous ne connaissons.pas », il observe « ce que nous voulons connaître ') (Le~es philos., XXXVII, n9) « il est le premier qui ait examiné la nature par analyse » (Dict. philos., /a/!c ar&e, XXIX, 503); il étudie le mécanisme de la raison comme un excellent anatomiste celui du corps, et, après tant de philosophes qui écrivirent '< le roman de l'âme », il « en écrit modestement l'histoire a (Ibid., Ame, XXVI, 228). S'il n'a pas étendu le champ de la science, il l'a débarrassé des chimères. Il,a marqué les limites de notre esprit'. Locke, Newton, Bacon, dont Voltaire se reconnaît le disciple, sont tous les trois Anglais. L'esprit pratique et positif de la race anglo-saxonne lui semblait éminemment propre à la philosophie. Aussitôt débarqué en Angleterre, le 12 août 1726 « Si je suivais mon inclination, écrit-il à Thiériot, ce serait là que je me fixerais. » Et pourquoi s'y fixerait-il? Pour « apprendre à penser ». Très souvent il déclare que les Anglais, « surtout en philosophie », sont « les maîtres des teux d'avoir cherché tant de vérités et d'avoir trouve tant de chimères, je suis revenu à Locke comme l'enfant prodigue qui retourne chez son père; je me suis rejeté entre les bras d'un homme modeste qui ne feint jamais de savoir ce qu'il ne sait pas, qui, à la vérité, ne possède pas des richesses immenses, 'mais dont les fonds sont bien assurés et qui jouit du bien le plus solide sans ostentation (Le Philos. M/?:o)Wt<, XLII, H76). 1. Locke a resserré l'empire de la raison pour t'affermir · (Lettre à S'Gt'aueMKf/e, fjuin n4<)_. La métaphysique n'a été jusqu'à Locke qu'un vaste champ de chimères. Locke n'a été vraiment utile que parce qu'il a resserré ce champ où l'on s'égarait (D!'6M et les ~omrne~, XLVI, 243).

Ce Locko en un mot dont la main courageuse

A de l'esprit humain posé la borne heureuse.

(Loi naturelle, XII, 170.)


autres nations (Siècle de Louis X/~ XX, 338), et lui-même se mit à leur école*.

N'exagérons pourtant pas l'influence de la philosophie anglaise sur Voltaire. En tout cas, si, comme philosophe, il eut pour objet essentiel d'émanciper l'intelligence et la conscience humaines, notons. que les Bolingbroke, les Collins, les Toland, les Woolston, les Shaftesbury, à l'exemple desquels il mena chez nous la lutte de la libre pensée contre la foi, s'étaient euxmêmes inspirés de nos philosophes, et que les « libertins M de France précédèrent les/ree ~/H'nA-eA's d'Angleterre 2. Aussi bien, sans compter Montaigne, à qui il doit beaucoup, et Gassendi, dont il appréciait fort la sagesse", son premier guide fut Bayle, ce « maître à douter a de tout le xvm" siècle.

i. Nous n'avons que depuis trente ans appris un peu de bonne philosophie des Anglais » (Lettre à M°" du Deffand, 13 oct. 1759). Je ne puis assez bénir Dieu de la résolution que vous prenez de combattre vous-même pour la religion chrétienne dans un temps où tout le monde l'attaque et se moque'd'elle ouvertement. C'est la fatale philosophie des Anglais qui a commencé tout le mal etc. (Lettré à He~e<:Ms, 25 août 1763). « Je conviens que la philosophie s'est beaucoup perfectionnée dans ce siècle. Mais. à qui le devons-nous? Aux Anglais. Ils nous ont appris à raisonner hardiment (Ae«;-e aAf6[)'H!Ot:<e/,l"nov. n69). 2. L'Épître de Voltaire intitulée Le Pour et le Contre, qui contient déjà en germe toute sa polémique contre la religion chrétienne, est antérieure, et probablement de plusieurs années, à son séjour en Angleterre.

3. [Gassendi] « eut moins de réputation que Descartes parce qu'il était plus raisonnable et qu'il n'était pas inventeur (Ca<a/. des Ec)'). /~np. du Siècle de Louis X/f, XIX, H6). L'incertain Gassendi, ce bon prêtre de Digne,

Ne pouvait du Breton [Descartes] souffrir l'audace insigne. Il proposait à Dieu ses atomes crochus

'Quoique passés do mode et dès longtemps déchus.

Mais il ne disait rien sur l'essence suprême.

(Les Systèmes, XIV, 245.)

Et, en note « Gassendi. ne s'éloigne pas de penser que l'homme


Voltaire ne loue guère moins Bayle que Locke. Sans doute il lui reproche de ne savoir en physique presque rien; mais il vante son « excellente manière de raisonner », il l'appelle un « dialecticien admirable o (Calal. des ~'c/ /anp. du Siècle de Lo~'s X/V, XIX, 56) « le premier des philosophes sceptiques » (Z.e/e su/' les F/'anpa/s, XLIII, 517), « l'immortel Bayle, honneur de la nature humaine (D/c/. phil., Philosophe, XXXI, 396)'. Il lui sait gré principalement d'avoir montré « le faux de tant de systèmes a aussi vains qu'ingénieux (Ibid., Bayle, XXVII, 309) 2; par là, Bayle devançait et préparait la révolution intellectuelle et morale qui substitua la critique à la foi, le sens propre à l'autorité et à la tradition. Aussi Voltaire le met parmi ses « saints » (Z.e/e à A/a/):on/e/, 21 mai 1764), et il veut que les philosophes duxvur siècle le tiennent pour leur père~.

Ne pas faire de systèmes, mais étudier directement la nature, voilà ce que Voltaire demande à la philoa trois âmes, etc. Mais aussi il avoue l'ignorance éternelle de l'homme sur les premiers principes des choses, et c'est beaucoup pour un philosophe (/ 242).

i. Cf. ZeM;'esM°' BrM~'e de Lavaisse, 13 dec. i763, édition Moiand, L, 433 Vous avez de grands droits à mes hommages par l'immortel Bayle, dont vous êtes parente. «

2. Cf. DfMr.!<re de ~M&OMne

J'abandonne Platon, je rejette Epicuro;

Bayle en sait plus qu'eux tous; je vais le consulter.

La balance à la main, Bayle enseigne à douter.

Assez sage, assez grand pour être sans système,

II les a tous détruits et se combat lui-même.

(XU, 199.)

3. Ah! monstres, quel despotisme affreux vous exercez si vous avez contraint mon frère à parler ainsi de notre père! (Lettre à d'~fK~, 2 oct. n64).


sophie 1. Un inventeur de systèmes, c'est un chef de secte; or, « tout chef de secte en philosophie a été un peucharlatan a (D~AiV., Charlatan, XXVIII, 23), et, « quiconque est d'une secte semble afficher l'erreur (Lettre à M. 1774; LXIX, 161). Voltaire ne craint même pas d'interdire au philosophe les hypothèses.

Il en reconnaît pourtant ta légitimité et l'utilité dans l'invention scientifique. A moins de hasards qu'on doit mettre hors de compte, nous ne pouvons trouver ce qui nous est inconnu que si nous le relions à ce' qui nous est connu par une conjecture plus ou moins vraisemblable. Tous les inventeurs ont fait des hypothèses. Dans le temps ou il s'occupa de physique, Voltaire lui-même ne manqua pas d'en faire chaque fois qu'il observait un phénomène nouveau. Et quelques-unes le déçurent; mais d'autres le mirent sur la voie de vérités que devait confirmer l'expérience' S'il n'en condamne pas moins les hypothèses, c'est dans la crainte qu'elles ne soient admises sans vérification suffisante ou que, prévenant l'esprit, elles ne le rendent incapable d'observer impartialement. Et il insiste partout sur la nécessité de l'analyse. Avant d'expliquer un phénomène par tel ou tel principe, on doit l'analyser avec exactitude La rigoureuse pra-

1. Cf. les Syslémes, XIV, 242 sqq.; et, dans l'exorde de la Loi ?:a<!tt'eM6, XII, 156

Écartons ces romans qu'on appelle systèmes, etc.

2. Par exemple l'oxydation, ou même la théorie moderne de la chaleur.

3. Cf. Traité de Métaphysique <. U ne faut point dire Commençons par inventer des principes avec lesquels nous tàcherons de tout expliquer. Mais il faut dire Faisons exactement


tique de cette méthode peut seule nous prémunir contre des théories fausses. Souvent, le plus humble fait découvert par un observateur modeste a ruiné les erreurs les plus sublimes.

« Il nous est donné de calculer, de peser, de mesurer, d'observer; voilà la philosophie naturelle; presque tout le reste est chimère » (Dicl. phil., Cay~es/antS~e, XXVII, 457) 1. On pèut faire à bon marché de grandes hypothèses; mais, quand on veut n'avancer que des vérités sûres, il faut procéder par l'analyse. Rabattons notre orgueil les hommes sont des aveugles, et l'analyse leur sert de bâton. Mieux vaut encore s'aider de ce bâton en tâtonnant que de tomber dans l'abîme Voltaire ramène la philosophie à la physique. Un bon physicien, Mairan par exemple, en est, écrit-il, « le premier ministre H (Le~e à Mairan, 24 mars 1741). II déclare expressément qu'elle consiste dans les expériences bien constatées 3. Faisant leur procès à Platon et à Descartes, il ne se défend même pas de dire, dans son aversion pour les visionnaires < Mon sage est celui qui, avec la navette, couvre mes murs l'analyse des choses, et ensuite nous tâcherons de voir avec beaucoup de défiance si elles se rapportent avec quelques principes. (XXXVII, 299).

i. Cf. Lettre à M. L. C., nC8; LXV, 283 Apprenez-moi l'histoire du monde, si vous la savez, mais gardez-vous de l'inventer. Voyez, tâtez, mesurez, pesez, nombrez, assemblez, séparez, et soyez sur que vous ne ferez jamais rien de plus. » 2. Traité de Métaphysique, XXXVII, 309, 310.

3. Diet. ~/t:< Xénophanes, XXXII, 493. Cf. Le 7'/ti/<MO~)Ae Certains métaphysiciens disent Évitez les impressions des sens. Nos philosophes au contraire sont persuadés que toutes nos connaissances nous viennent des sens. que nous sommes au bout.de nos lumières quand nos sens ne sont ni assez déliés ni assez forts pour nous en fournir. De là, la certitude et les bornes des connaissances humaines etc. (XLVII, 232).

VOLTAIRE PHILOSOPHE.


de tableaux de laine et de soie. ou bien celui qui met dans ma poche la mesure du temps a (Z):c~i!7., l' Xénophanes, XXXII, 493). En tout cas, son sage est « l'investigateur de l'histoire naturelle » (Ibid., id.). Les seules expériences de l'abbé Nollet, remarquet-il, nous en apprennent plus que tous les livres des anciens. « Savoir s'arrêter où il faut et ne jamais marcher qu'avec un guide sûr a (TVa!e de Métaph., XXXVII, 303), telle est la règle de la véritable philosophie. Arrêtons-nous donc aussitôt que « le flambeau de la physique nous manque » (Dict. phil., Ame, XXVI, 234). Les inventeurs de systèmes ne sont pas des philosophes; on n'est pas un philosophe quand on substitue ses visions à la réalité.

Si, très défiante et très circonspecte, la philosophie de Voltaire repose sur le bon sens, avouons qu'un bon sens trop timide l'a prévenu contre certaines hypothèses qui devaient renouveler la science. Des savants du xvin" siècle, Maillet notamment et Buffon, soutenaient que les espèces évoluent il tourna leur théorie en ridicule. Et sans doute il eut tort. Mais remarquons avant-tout que Maillet la compromettait par un grand nombre d'affirmations téméraires, voire saugrenues, et que, pour corroborer ces affirmations, il alléguait les récits fabuleux des aventuriers les moins dignes de foi, ou même invoquait les sirènes et les tritons de la mythologie grecque. Comment prendre au sérieux de pareilles extravagances'? 1. « [Maillet] n'ose pas dire qu'il a vu des hommes marins, mais il a parlé à des gens qui en ont vu; il juge que ces hommes marins, dont plusieurs voyageurs nous ont donné la description, sont devenus à la tin des hommes terrestres. H croit de même ou il veut faire croire que nos lions, nos ours, nos loups, nos


L'hypothèse de Maillet se rattachait à tout un système sur les révolutions de la terre, que les eaux, disait-il en substance, ont jadis recouverte, et dans laquelle, baissant peu à peu depuis cette lointaine époque, nos mers finiront par s'absorber. Après lui, reprenant ce système non sans y introduire des modifications importantes, Buffon l'autorisa de son,nom. Cependant, par plus que Maillet, il ne convainquit Voltaire.

On peut dire tout d'abord, pour expliquer les préventions de Voltaire contre leur théorie, qu'elle semblait confirmer la légende du déluge Mais il y opposa des arguments très spécieux, et il contesta les faits sur lesquels on l'appuyait.

D'une part il juge insoutenable queda mer ait pu recouvrir le continent tout entier jusque dans ses parties les plus hautes. Quarante océans tels que le nôtre, dit-il, y suffiraient tout juste; et comment se serait donc évanouie une masse d'eau égale à trenteneuf océans~? D'autre part il ne veut pas admettre chiens, sont venus des chiens, des loups, des ours, des lions marins, et que toutes nos basses-cours ne sont peuplées que de poissons volants qui à ta longue sont devenus canards et poules. Et surquoia-t-il fondé ces extravagances? Sur Homère, qui a parlé des tritons et des sirènes. (D:a<. d'JE~Af'met'e, L, 229.)

1. A vrai dire, le long séjour de la mer sur nos continents n'a rien de commun avec le déluge biblique, et Voltaire ne l'ignorait pas. Mais les devanciers de Maillet et de Buffon, notamment Burnet,Whiston, Wordword, s'étaient préoccupés de conformer leurs vues aux récits de la Genèse.

2. Cf. la D!sse)-<a(:o?: sur les Changements arrivés dans ?:oh'e Globe, XXXVIII, 565 sqq., la Défense df'moN Oncle, XLIII, 360 sqq., Des SiK~a~M.! de la Nature, XLIV, 246 sqq. Voltaire prétend aussi que la théorie neptunienne contredit les lois de la gravitation.


l'existence des fossiles marins. Il refuse d'en voir aucune trace dans le falun de Touraine. Et, comme il est forcé pourtant de reconnaître qu'on trouve des coquilles et des poissons pétrifies en certains endroits éloignés de la mer, il cherche une explication plus simple, plus « naturelle » et moins « systématique H qu'e celle de Maillet. Les poissons ont été apportés par des voyageurs 1. Quant aux coquilles, elles proviennent de quelque lac; sinon, « est-ce une idée tout à fait romanesque de faire réflexion sur la foule innombrable de pèlerins qui en avaient leur bonnet garni ~?

Dans une autre question, celle de la génération spontanée, il combattit encore certains savants de son époque. A la suite d'expériences mal faites, un prêtre anglais, Needham, avait prétendu, vers le milieu du xvm° siècle, que les animaux inférieurs naissent sans germe, et Buffon appuyait cette assertion par la théorie des molécules organiques. Aussi peu favorable à de pareilles hypothèses qu'à celles du neptu1.. On a trouvé dans les montagnes de la Hesse une pierre qui paraissait porter l'empreinte d'un turbot, et, sur les Alpes, un brochet pétrifié on en conclut que la mer et les rivières · ont coulé tour à tour sur les montagnes. H était plus naturel de soupçonner que ces poissons, apportés par un voyageur, s'étant gâtés, furent jetés et se pétrifièrent dans la suite des temps (t)Msef<a<:on ~Kf les changements, etc., XXXVIII, 566). 2. « Un seul physicien m'a écrit qu'il a trouvé une écaille d'huitre pétrifiée vers le Mont-Cenis. Je dois le croire, et je suis très étonné qu'on n'y en ait pas vu des centaines. Les lacs voisins nourrissent de grosses moules dont l'écaille ressemble parfaitement aux huîtres. Est-ce d'ailleurs une idée tout à fait romanesque de faire réflexion sur la foule innombrable de pèlerins qui partaient à pied de Saint-Jacques en Galicie et de toutes les provinces pour aller à Rome par le Mont-Cenis, chargés de coquilles à leurs bonnets? (StK~u~ar. de la Nature, XLIV, 247, 248).


nisme et du transformisme, Voltaire se réclama, pour les réfuter, soit du « sens commun », soit des travaux de Spallanzani 1. Il défia Buffon de lui montrer ses molécules, il s'égaya de Needham et de sa merveilleuse farine 2. Sur les générations spontanées, la science paraît jusqu'ici lui donner raison; mais la théorie des molécules organiques a, telle que Buu'on l'expliquait; beaucoup d'analogie avec la théorie cellulaire des physiologistes modernes.

Ainsi Voltaire ne devina pas ce que renfermaient de vrai certaines conceptions, encore bien rudimentaires, des physiciens ou des géologues contemporains. On peut le regretter; on peut aussi, et l'on ne s'en est pas fait faute, railler la manière dont il expliqua les faits allégués par eux; voyageurs déposant chacun son turbot'sur les montagnes, pèlerins y laissant tomber-les coquilles de leur bonnet, voilà sans doute une excellente matière à persifler ce persifleur. Pourtant, si les progrès de la science devaient confirmer telte ou telle des hypothèses qu'il rejeta, sa circonspection n'en fut pas moins celle d'un esprit scientifique.

Il commence de la façon suivante le traité sur les Singularités de la ~Va/u/'e « On se propose ici d'examiner plusieurs objets de notre curiosité avec la défiance qu'on doit avoir de tout système jusqu'à ce qu'il soit démontré aux yeux ou à la raison a (XL1V, 1. Cf. Lettre au marquis Atbergati Capacelli, 10 janv. H66, édition Moiand, XHV, 115.

2. Cf. D!C<. p/ti7., 0!e;<, XXVIII, 38t sqq.; )'on:Hte ftM <?;«!mn/e ectt~, XXXIV, 47; t'/h~oM'e de ./ett?t!, t< 3C3; la Dd/'e/~e. de ntott Oncle, XLIII, 3'!4 etc.


216)'. Rien de mieux; c'est, la méthode du véritable savant. En physique comme en métaphysique, Voltaire refuse de croire sans preuves. Beaucoup de ses contemporains étaient convaincus « qu'unesole engendre une grenouille » ne pouvait-il témoigner quelque méfiance? Une femme pauvre et hardie avait persuadé à des chirurgiens de Londres qu'elle accouchait tous les huit jours d'un lapereau 2: le désapprouverons-nous de se montrer moins crédule que ces chirurgiens? Si l'histoire des lapereaux avait été reconnu dûment authentique, il lui aurait bien fallu l'admettre. Mais blâmera-t-on ceux qui ne se rendent que sur des preuves? Voltaire en demande avant de croire aux angûilles de Needham et aux lapereaux.

Allons plus loin des assertions manifestement fausses ne méritent même pas l'examen. Suffira-t-il de hasarder quelque hypothèse absurde pour que les savants perdent leur temps à en montrer l'absurdité? Une sole ne saurait engendrer une grenouille. Cependant Voltaire examina, avant d'y refuser sa créance, les hypothèses des Maillet et des Needham. Il commence toujours par discuter les raisons qu'on allègue, par vérifier les observations ou les expériences sur lesquelles on s'appuie~; il est trop scep-

1. Cf. Lettre à de la SttMua~ere, 25 oct. 1776, édition Mo)and,L,112.

2. Stn~?~a<<es de la A'a<M!'e, XHV, 272 sqq.

3. Le physicien André Leduc, voulant prouver à Voltaire que Moïse avait dit la vérité sur les grandes questions géologiques, offrit de lui apprendre la géotogie. Il déclina l'offre en alléguant sa santé et son âge; de quoi s'autorise Leduc, dans ses ~e<h'M SM)' !'HM<o!)'e physique- de la Terre, pour déclarer que .Voltaire n'avait point l'esprit philosophique. En admettant l'authenticité de cette anecdote, il faudrait seulement se


tique pour déclarer impossible ce qui, à première vue, lui a paru faux.

Dans la question du neptunisme par exemple, ses arguments de bon sens ne~l'empêchent pas de procéder lui-même à une enquête. « On regarde, dit-il, la falun de Touraine comme le monument le plus incontestable de ce séjour de l'Océan sur notre continent. et la raison, c'est qu'on prétend que cette mine est composée de coquilles pulvérisées. Ces 'prétendus bancs de coquilles à trente, à quarante lieues de la mer, méritent le plus sérieux examen », (S~u/a~. de la Na/ure, XLIV, 2S5, 2S7). Il y a là sans doute une pointe d'ironie. Pourtant Voltaire fait venir quelques échantillons de falun et les examine avec soin. Mais si, après cela, il se croit en mesure de nier que cette marne soit un assemblage d'animaux marins, c'est une erreur qui ne nous permet pas d'incriminer sa méthode.

De même sur une autre question, celle des polypes, que certains savants avaient reconnus comme appartenant au règne animal. « Pour croire fermement, dit-il, je veux voir par mes yeux, toucher par mes mains et à plusieurs reprises. Ces herbes légères qu'on appelle polypes d'eau douce. ne furent que des plantes jusqu'au commencement du siècle où nous sommes. Leuwenhoek s'avisa de'les faire monter au rang d'animaux. En vain nous avons opposé à nos yeux tous les raisonnements que nous avions'lus autrefois le témoignage de nos yeux l'a emporté H (Dict. phil., Polypes, XXXI, 462 sqq.). Voltaire est demander si tous les géologues croyaient aux théories de Moïse. Comme beaucoup d'entre eux n'y croyaient point, BufTon tout le premier, l'assertion de Leduc n'a plus aucun sens.


prêt à admettre les théories nouvelles dès qu'elles s'appuient sur des faits bien constatés; que peut-on lui demander de plus? Quand il se trompe, ce sont ses yeux qui l'induisent en erreur. « Jl est bon, déclare-t-il, de douter encore, jusqu'à ce qu'un nombre suffisant d'expériences réitérées nous aient convaincus que ces plantes aquatiques sont des êtres doués de sentiment, de perception et des organes qui constituent l'animal réel. La vérité ne peut que gagner à attendre » (Singular. de la Nature, XLIV, 224). Si la prudence de Voltaire l'empêche parfois d'admettre des vues justes et profondes, qui n'étaient alors qu'hypothétiques, elle lui épargne aussi maintes erreurs. Dans tous les domaines de la pensée, sa critique devait le préserver des chimères et des utopies'. 1.

On voit assez quelle méthode prétend appliquer Voltaire, soit en physique, soit en métaphysique. Quand la métaphysique ne se fonde pas sur l'observation des phénomènes, elle, n'est, selon lui, qu'un baladinage. Pendant son exil en Angleterre, il reçut du philosophe Clarke quelques instruçtions touchant « la partie de la philosophie qui veut s'élever au-dessus du calcul et des sens. » Un jour, « plein de ces grandes recherches », il disait à « un membre très éclairé de la société a « M. Clarke est un bien plus grand métaphysicien que M. Newton»; et celui-ci de répondre froidement « C'est comme si vous disiez 1. Ajoutons que Voltaire ne resta pas toujours fidèle à la méthode scientifique si bien esquissée par lui-même. Ce n'est point sa circonspection qu'il faudrait Marner; c'est plutôt, en certains cas, une impatience qui lui fait devancer l'étude assidue et dUigente des phénomènes.


que l'un joue mieux au ballon que l'autre' En ce temps-là, Voltaire se laissait encore séduire par les spéculations des métaphysiciens; Clarke sautant dans l'abîme, il osait l'y suivre. Mais, de plus en plus, il reconnut l'inanité de ces spéculations, si brillantes fussent-elles; et, sur les problèmes qui dépassent l'intelligence humaine, il se résigna sagement à douter. Tout ce que Voltaire affirme en métaphysique, c'est l'existence de Dieu. Encore ne la donne-t-il pas toujours comme certaine. Par exemple, dans le Traité cle Métaphysique, écrit en 1734, il conclut ainsi le chapitre S'<7 a un D/eu « Cette proposition Il y a un Dieu [est] la chose la plus vraisemblable que les hommes puissent penser » (XXXVII, 298); et, dans une lettre à Frédéric datée de 1737 « Quelle sera, dit-il, l'opinion que j'embrasserai? Celle où j'aurai, de compte fait, moins d'absurdités à dévorer. Or je trouve beaucoup plus de .contradictions, de difficultés, d'embarras, dans le système de l'existence nécessaire de la matière. Je me range donc à l'opinion de l'existence de l'Etre suprême comme la plus vraisemblable et la plus probable H (17 avril). Ainsi Voltaire, à cette époque, ne fait encore qu'alléguer des probabilités et des vraisemblances.

Dans la suite, il devint plus catégorique. Préoccupé toujours davantage des questions morales ou sociales, et jugeant que la croyance en Dieu est utile aux mœurs, nécessaire à la société humaine, il considéra comme un devoir de l'affirmer contre les athées 2. Parmi les preuves en usage, deux surtout lui paraissent convaincantes.

1. CoMr~e réponse aux longs DMCOMt's, etc., XXXV!H, S2C, 527. 2. Cf. p. 168 sqq.


Voici la première, telle qu'il l'expose dans son Traité de Me7ap/s;~ue « J'existe, donc quelque. chose existe. Si quelque chose existe, quelque chose a donc existé de toute éternité, car ce qui est, ou est par lui-même ou a reçu son être d'un autre. S'il est par lui-même, il est nécessairement, il a toujours été nécessairement, et c'est Dieu; s'il a reçu son être d'un autre, et ce second d'un troisième, celui dont ce dernier a reçu son être doit nécessairement être Dieu (XXXVII, 288). Cette preuve, répétée dans le Dtc/t'onnaz'e philosophique à l'article Dieu' et à l'article Ignorance Voltaire l'appelle, .dans l'Homélie sur l'Athéisme, un élancement divin de la raison; et, déclarant que « rien n'est plus grand », que « rien n'est plus simple », il l'égale aux théorèmes de l'arithmétique ou de la géométrie

Cependant, quelque forte que lui semble la preuve métaphysique, il,y préfère encore la preuve physique. Certains philosophes la méprisent. Mais pourquoi? parce qu'elle est trop sensible « Rien, dit-il dans le Philosophe ignorant, n'ébranle en moi cet axiome Tout ouvrage démontre un ouvrier (XLI1, SS4)'. Quand il n'allègue pas des considérations sociales, c'est toujours la preuve physique dont il se sert contre les athées. Mais à Pascal lui-même, qui l'infirme, il rappelle le texte de l'Écriture Caeli eMa/a/ ~/o/'<aM l. XXVIII, 359.

2.XXX, 311.

3. XLIII, 229. ·

4. Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 13.

5. Cf. les Cabales

L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer

Quo cette horloge existe et n'ait pas d'horloger.

(XIV, 261.)


De! et ce texte, il en fait plus d'une fois d'éloquents commentaires 2.,

L'argument « est vieux, et n'en-est pas plus mauvais (Diet. phil., Athéisme, XXVII, 171). Aussi bien, Voltaire le renouvelle.

D'abord, en tirant profit des progrès de la science. Car <' depuis qu'on entrevoit la nature, que les anciens ne voyaient point du tout, depuis qu'on s'est aperçu que tout est organisé, que tout a son germe, depuis qu'on a bien su qu'un champignon est l'ouvrage d'une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes, alors ceux qui pensent ont adoré là où leurs devanciers avaient blasphémé. Les physiciens sont devenus les hérauts de la Providence un catéchiste annonce Dieu à des enfants et un Newton le démontre aux sages a (Z);c~.pA/ Théisme, XXXII, 349). Il renouvelle ensuite ce vieil argument parla façon dont il le présente. Citerai-je, entre autres exemples, le dialogue de Platon avec le jeune Madétés, qui ne veut pas admettre l'existence de Dieu? « Si vous avez quelque désir de vous éclairer, dit Platon à Madétës, je suis magicien et je vous ferai voir des choses fort extraordinaires. ». Et, lui montrant un squelette « Considérez bien cette forme hideuse qui semble être le rebut de la nature; et jugez de mon art par tout ce que je vais opérer avec cet assemblage informe qui vous a paru si abominable. Premièrement, vous voyez cette espèce de boule qui semble couronner tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par la parole dans le creux de cette boule une substance moelleuse et douce, partagée en mille petites ramifii. Dern. ~eMar~MM sur les Pensées de Pascal, L, 317. 2. Cf. notamment, llist. </e ./eKH:, XXXIV, 409 sqq.


cations, que je ferai descendre imperceptiblement par cette espèce de long bâton à plusieurs nœuds que vous voyez attaché à cette boule et qui se termine en pointe dans un creux. J'adapterai au haut de ce bâton un tuyau par lequel je ferai entrer l'air au moyen d'une soupape qui pourra jouer sans cesse; et bientôt vous verrez cette fabrique se remuer d'ellemême. A l'égard de tous ces autres morceaux informes qui vous paraissent comme des restes d'un bois pourri et qui semblent être sans utilité comme sans force et sans grâce, je n'aurai qu'à parler, et ils seront mis en mouvement par des espèces de cordes d'une structure inconcevable. Je placerai au milieu de ces cordes une infinité de canaux remplis d'une liqueur qui, en passant par des tamis, se changera en plusieurs liqueurs différentes et coulera dans toute la machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert d'une étoffe blanche, moelleuse et fine. Cette machine sera un si étonnant laboratoire de chimie, un si profond ouvrage de mécanique et d'hydraulique, que ceux qui l'auront étudié ne pourront jamais ~le comprendre. Mais ce qui vous surprendra davantage, c'est que, cet automate s'étant approché d'une figure à peu près semblable, il s'en formera une troisième figure. Ces machines auront des idées, elles raisonneront, elles parleront comme vous, elles pourront mesurer..le ciel et la terre », etc. « Si la chose est ainsi, répond Madétès, j'avouerai que vous en savez plus qu'Ëpicure et que tous les philosophes de la Grèce. Hé bien, tout ce que je vous ai promis est fait. Vous êtes cette machine. Jugez après cela si un être intelligent n'a pas formé le monde » (La Défense de mon Oncle, XLIII, 383).


L'objection des athées à la preuve physique de Dieu, c'est que le hasard a des combinaisons infinies dans l'infini du temps. Si l'on jette mille dés pendant l'éternité, ces dés ne peuvent manquer, une fois ou l'autre, de présenter tous le même point, mille six par exemple ou mille as. Voltaire en convient. Mais il n'y a là que jeu fortuit, que « chance o un tel « coup a ne dénote aucun dessein. Telles ne sont point les « combinaisons H qu'allègue le déiste. Sans parler de l'univers en son ensemble, considérons seulement un organisme doué de vie, qui sent et qui pense-: peuton croire que le mouvement de la matière l'ait produit par hasard? Dans la façon dont cet organisme est construit il faut reconnaître la sagesse d'un être supérieur'.

A ceux qui disent que rien n'existe et ne peut exister hors de la nature, que la nature fait tout, que la nature est tout, Voltaire répond qu'il n'y point de nature, et que, soit en nous, soit autour de nous et à cent mille millions de lieues, tout est art sans aucune exception. Cette idée, il l'a souvent exprimée en combattant l'athéisme, notamment dans l'article Nature du Dictionnaire philosophique2; et, l'un des principaux athées contemporains, le baron d'Holbach, ayant intitulé Système de la Nature l'ouvrage dans lequel il prétendait réfuter l'existence de Dieu, Voltaire lui représente que le seul mot de système marque une intelligence divine, organisatrice de l'univers. 1. 77ome'He sur /</te'Mme, XLIII, 230.

2. Mon pauvre enfant, remontre la Nature à un,philosophe, veux-tu que je te dise la vérité? c'est qu'on m'a donné un nom qui ne me convient pas; on m'appelle Nature et je suis tout Art (XXXI,,268). Cf. ttM<. de Jenni, XXXIV, 388.


Les athées se moquaient des déistes en les appelant cause-/ma/e/'s. « Si une horloge n'est pas faite pour montrer l'heure, j'avouerai alors, leur répond-il, que les causes finales sont des chimères, et je trouverai fort bien qu'on m'appelle ccttfse'/tna/t'er, c'està-dire un imbécile o (Dt'c~. p/u7., Causes finales, XXVII, 527). En attendant, il invoque Newton, qui n'était point un imbécile, et qui considérait pourtant la preuve physique comme irréfragable. Est-ce à dire que les cause-finaliers aient toujours raison? A la théorie finaliste, compromise par beaucoup de ceux qui la professent, il fait des restrictions nécessaires. Tel philosophe prétendait que l'herbe est verte afin de réjouir nos yeux; tel autre, que la mer a un flux et un reflux afin de faciliter l'arrivée et le départ des vaisseaux. Se moquant de pareilles sottises, il indique dans quels cas on peut affirmer une finalité. Par exemple, dire que les nez ont été faits pour porter des besicles, c'est absurde; mais comment nier qu'ils aient été faits pour sentir? Et, d'une façon générale, « quand on voit une chose qui a toujours le même effet, qui n'a uniquement que cet effet, qui est composée d'une infinité d'organes dans lesquels il y a une infinité de mouvements qui tous concourent à la même production. on ne peut sans une secrète répugnance nier une cause finale o (Tra~ee~e Afe~a~A., XXXVII, 295)'. Ceux qui nient que les nez soient faits pour sentir, c'est comme s'ils niaient que les lampes soient faites pour éclairer ou les horloges pour montrer l'heure.

1. Cf. D!c<jo/t! Causes finales, XXVII, S28; S:M~a?-. de la Na/Mt-e, XLIV, 236 sqq.


La question de la Providence se rattache à celle du finalisme, et Voltaire la traite de la même façon. Il y a une Providence aussi bien qu'il y a des causes finales. « Nous ne regardons point ce dogme. comme un système M c'est « une chose démon trée à tous les esprits raisonnables M (Di'c~. phil., préf. de 1765, XXVI, 2). Mais, s'il y a une Providence, ce n'est pas une Providence particulière. L'Etre suprême gouverne le monde par. des lois générales et n'en trouble pas l'ordre par des caprices.

SœurFessue se féliciteque Dieu la protège. Son moineau allait mourir, déclare-t-elle à un philosophe; elle a débité neuf Ave, le voilà guéri. Ma chère sœur, lui dit ce philosophe, « je crois la Providence générale. ;je ne crois point qu'une Providence particulière change l'économie du monde en faveur de votre moineau ou de votre chat » (Dict. phil., Providence, XXXII, 23). Et. il lui remontre que l'Être suprême a d'autres .affaires, mais surtout que les lois par lesquelles il règle la nature sont nécessairement immuables. D'après l'historien Mézeray, Dieu fit mourir le roi d'Angleterre Henri V d'une fistule à l'anus pour le punir de s'être assis sur le trône du roi très chrétien. Non, Henri V mourut « parce que les lois générales émanées de la toute-puissance avaient tellement arrangé la matière, que la fistule à l'anus devait terminer la vie de ce héros a ( 7~s<. de Jenni, XXXIV, 407) 1. Le soleil luit sur les méchants comme sur les bons, et jamais on ne voit un criminel châtié soudain par je ne sais quelle éclatante incartade de la justice divine.

1. Cf. Remarques de /'EMa: sur les A~œMt's, XLI, i46, 141.


Loin que Dieu envisage particulièrement tel ou tel homme, l'humanité entière compte à ses yeux pour bien peu de chose; car elle est moindre qu'une petite fourmilière en comparaison de tout ce qui peuple l'infini. Du reste chaque intervention particulière de la Providence constituerait un miracle. Or les miracles sont impossibles; ils le sont à Dieu luimême, ils le sont à Dieu surtout. A Dieu lui-même, malgré son pouvoir; à Dieu surtout, parce que l'Être infiniment sage ne fait pas ses lois pour les violer'. S'il y a une Providence, comment peut-il y -avoir du mal? Voltaire ne nie point la difficulté de ce problème. C'est là, dit-il, « un abîme dont personne n'a pu voir le'fond K (Diel. phil., Bien, XXVII, 3o5); et lui-même qualifie de fatale, de terrible, l'objection que le mal fournit aux athées~. a

On peut sans doute prétendre que tout est bien. Voltaire en a eu parfois quelque velléité. Il montre alors, comme les optimistes, que ce qui paraît mal, vu à part, peut être bien dans l'arrangement général des choses 3. En tout cas le bien, remarque-t-il, l'emporte sur le mal. Et comment y contredire? Ne voit-on pas que les vols et les assassinats sont rares, que les pestes et les cataclysmes sont exceptionnels, que les guerres, sur cent millions d'Européens, en font périr chaque siècle quelques milliers à peine? Ce qui nous trompe, c'est d'abord l'histoire, parce qu'elle est remplie de calamités, parce que, se bornant à retracer les crimes ou les infortunes des individus et des peuples, elle passe sous silence leur état ordi1. Cf. Dict. phil., M:)'ac~<M, XXXI, 206.

2. Ibid., DM: XXVIII, 385.

3. Cf. par exemple Ë/ëm. de la Philos. de Newton, XXXVIII, n.


naire 1. Puis, les maux nous s'ont plus sensibles que les biens et nous en gardons plus longuement la mémoire. Enfin l'homme, partout et toujours, a pris plaisir à se plaindre. Voilà pour quelles raisons tant de gens déclarent la vie mauvaise. Mais,, si bien peu cependant souhaitent de mourir, on doit en conclure que la somme des biens excède celle des maux~. C'est surtout pendant la première moitié de sa carrière que Voltaire inclina vers l'optimisme. Il n'en a pas moins, durant la seconde et jusqu'en ses dernières années, célébré plus d'une fois le bonheur de vivre. Voici, par exemple, un passage des Dernières Remarques sur les Pensées de Pascal « J'arrive de ma province à Paris; on m'introduit dans une très belle salle où douze cents personnes écoutent une musique délicieuse; après quoi toute cette assemblée se divise en petites sociétés qui vont faire un très bon souper, et après ce souper elles ne sont pas absolument mécontentes de la nuit. Je vois tous les beaux arts en honneur dans cette ville, et les métiers les plus abjects bien récompensés, les infirmités très soulagées, les accidents prévenus tout le monde y jouit, ou espère jouir, ou travaille pour jouir un jour, et ce dernier partage n'est pas le plus mauvais. Je dis alors à Pascal Mon grand homme, êtesvous fou? » (L, 375). Nous reconnaissons dans ces lignes l'auteur du Mondain; il y répète en prose les aimables couplets d'autrefois en raillant comme par le passé ceux que leur austérité fanatique oblige de calomnier l'existence humaine.

1. Ex<rat< de la Biblioth. raisonnée, XXX]X. 440.

2. Cf. B~em. de la Philos. de Newton, XXXVIII, n.

3. Écrites en m7.

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 4


On peut dire néanmoins que, plutôt disposé, dans la première moitié de sa vie, à montrer le bien, Voltaire, dans la seconde, montre de préférence le mal. Aussi trouvons-nous chez lui sur ce point maintes contradictions. Mais il ne fut jamais ni vraiment optimiste dans l'une, ni, dans l'autre, vraiment pessimiste.

Devons-nous croire que Voltaire, comme on le prétend, ait été converti au pessimisme par le tremblement de terre de Lisbonne? Ne le jugeons pas si peu philosophe. Sans doute ce fut là un affreux désastre. Mais ignorait-il tant d'autres néaux non moins affreux qui avaient désolé le monde? Pourtant cette catastrophe produisit sur lui une très forte impression, et il en prit souvent texte, comme d'un fait tout récent, pour combattre les théories des optimistes. Le 28 novembre 1755', il écrit à M. Bertrand « Voilà la triste confirmation du désastre. Si Pope avait été à Lisbonne, aurait-il osé dire Tout est bien? » Deux jours après, au même « Voilà un terrible argument contre /'0/j/tmisme. » Le 1" décembre, à d'Argental « Le Tout est bien. est un peu dérangé. » Le 2, à M. Dupont « Le Tout est bien et l'Optimisme en ont dans l'aile. » Et, non content de faire son poème sur le D~sas~e de Lisbonne, il le complète par une préface où les assertions de Leibniz sont éloquemment réfutées. « Si jamais, y dit-il, la question du mal physique a mérité l'attention de tous les hommes, c'est dans les événements funestes qui nous rappellent à la con1. Le tremblement de terre de Lisbonne avait eu lieu le 1" novembre.


temp)ation de notre faible nature. L'axiome l'out esl bien paraît, un peu étrange à ceux qui sont les témoins de 'ces désastres. L'auteur du poème, pénétré des malheurs des hommes, s'élève contre les abus qu'on peut faire de cet ancien axiome. Il adopte cette triste et plus ancienne vérité, reconnue de tous les hommes, qu'il y a du mal sur la lerre. Si, lorsque Lisbonne, Mequinex, Tétouan et tant d'autres viltes furent englouties avec un si grand nombre de leurs habitants, des philosophes avaient crié aux malheureux qui échappaient à peine des ruines Tout est bien; les héritiers augmenteront leurs fortunes, les maçons gagneront de l'argent à rebâtir des maisons, les bêtes se nourriront des cadavres enterrés dans les débris; c'est l'effet nécessaire des causes nécessaires; votre mal particulier n'est rien, vous contribuez au bien général, un tel discours certainement eût été aussi cruel que le tremblement de terre a été funeste o (XII, 185 sqq.).

Voltaire avait jusqu'alors soutenu que la somme des biens dépasse celle des maux; il va maintenant soutenir tout le contraire. « Des deux tonneaux de Jupiter, le plus gros est celui du mal écrit-il à M"" du Defl'and (5 mai 1786)'. Il fait son roman de CaneMe sous l'impression du désastre de Lisbonne; et maintes fois, dans ses ouvrages ultérieurs, il i. Cf, la satire des S~<eMe~, où Dieu dit aux philosophes assemb)és par son ordre

Ça, mes amis, devinez mon secret,

Dites-moi qui je suis et comment je suis fait,

Et pourquoi dans ce globo un destin trop fatal,

Pour une once 'de bien, mit cent quintaux do mal.

(XIV, 243.)


retrace éloquemment les misères du genre humain. Nier le mal peut convenir à un Lucullus bien portant, qui soupe avec ses amis et sa maitresse; mais que ce Lucullus « mette la tête à la fenêtre, il verra des malheureux; qu'il ait la fièvre, il le sera a (Zhc~. phil., Bien, Tou~ est bien, XXVII, 354). Si, même alors, Voltaire atténue en certains cas le mal et exagère le bien, c'est que, combattant les athées, il veut affaiblir un de leurs principaux arguments contre l'existence de Dieu'.

Quand il réfutait l'optimisme de Leibniz, quand il faisait CanoMe, il n'avait point, pour son compte, à se plaindre de la vie. En le remerciant de lui avoir envoyé son poème sur le-De'sas~e de Lisbonne, Rousseau lui reprocha de prendre plaisir à désespérer les hommes. Plus tard, dans ses Con/essi'ons, il rappelle cette lettre non sans le traiter de déclamateur, et il se compare à lui pour en tirer avantage d'une part, un misérable qui trouve que tout est bien; de l'autre, un homme « accablé de prospérités et de gloire » qui dénonce amèrement les maux de l'existence humaine'. Étrange accusation! Voltaire y avait répondu par avance en écrivant à d'Argental, le 1 er décembre 1'755 « Il n'est pas permis à un particulier de songer à soi dans une désolation si générale », et à Thiériot, le 27 mai de l'année suivante « Quand j'ai parlé en vers des malheurs des humains mes confrères, c'est par pure générosité,, car. je suis si heureux que j'en ai honte 3. » A l'égard de Can1. Cf. par exemple l'Histoil'e de Jenni, XXXIV, 306 sqq. 2. Partie Il, livre IX.'

3. Cf. Lettre à Mm. du Deffand, 5 mai n56 « Pourquoi Jupiter a-t-il fait ce tonneau [le tonneau du mal] aussi énorme que


dide, certains ont voulu y voir une œuvre diabolique de mépris et de dérision. Mais ceux qui insultent aux misères terrestres, ce sont les philosophes assez impudents pour prétendre que tout est bien 1. Du reste, n'en croyons pas sur Candide les ennemis de Voltaire; « manuel d'indulgence et de pitié, bible de bienveillance une humanité passionnée et douloureuse y vibre dans l'ironie elle-même. Quoi qu'il en soit, Voltaire, durant la seconde moitié de sa vie, s'est très souvent complu à décrire les misères de notre existence en protestant qu'il ne faut pas y ajouter encore la fureur absurde de les nier. L'optimisme prétend faire, avec tous les maux particuliers, je ne sais quel bien générât n'est-ce pas vraiment se moquer? « Voilà un singulier bien général, composé de la pierre, de la goutte, de tous les crimes, de toutes les souffrances, de la mort, et de la damnation! » (Dict. phil., Bien, Tout est bien, XXVII, 359). En réalité la théorie du Tou/ est bien est, chez quelques-uns, le paradoxe de beaux esprits, chez les autres un fanatisme haïssable' Et certes le mal provient de là constitution même du monde. Tout est bien signiue-t-il que tout arrive selon les lois physiques? Rien de plus vrai. Mais disons alors que tout est nécessaire. Tout n'est pas bien pour tant d'êtres qui souffrent.

celui de Citeaux? Ou comment ce tonneau s'est-il fait tout seul? Cela vaut la peine d'être examiné. J'ai eu cette charité pour le genre humain; car pour moi, si j'osais, je serais assez content de mon partage. »

1. Préface du poème sur le DeM~t'e de Lisbonne, XU, 180. 2. Anatole France, Ja)'dtn d'ËptC!e, p. 40.

3. ~re à de /.M<:?~oMt- août n59.


Il y a du mal comment peut-on concilier ce mal avecl'existencedeDieu?

Les manichéens résolvent le problème en admettant un mauvais Génie qui partage le pouvoir suprême avec un Génie bienfaisant. Mais pourquoi ce mauvais Génie n'attaquerait-il pas son adversaire dans tous les mondes dont est rempli l'espace et s'ingénicrait-il à tourmenter quelques faibles animaux sur notre chétive planète Les deux principes de Zoroastre et de Manès ressemblent aux deux médecins de Molière qui se disent l'un à l'autre « Passez-moi l'émétiquc et je vous passerai la saignée '.H »

Ce qui peut expliquer le mal, c'est que la toutepuissance elle-même a des bornes. Dieu ne saurait par exemple faire que les vents, indispensables pour balayer fa terre et pourempêcherles eaux de croupir, ne produisissent pas des tempêtes et des orages. Nous mourons ? il lui était impossible de créer des animaux qui vécussent toujours. Nous avons des passions d'ou naissent les querelles, les fraudes, les meurtres? il lui était impossible de créer des animaux qui pussent rechercher leur bien sans le désirer. Dieu ne pouvait sans doute former l'univers'que dans les conditions suivant lesquelles il le formai Ce que peut faire un être tout-puissant, il le fit. Sa toute-puissance ellemême avait pour borne la raison, qui, comme la toute-puissance, est un attribut nécessaire de l'Être suprême.

Voltaire a souvent combattu soit l'optimisme, soit le pessimisme. Le pessimisme détruit en nous toute t. Cf. Home/te sur ~~e'Mme, XL])), 234; ~c<. phil., Dieu,

:\1VI11, 3G0, l'uissance, allll, ~7 sqy.

XXVHi, 360, PK~Mce, XXXU, 2~ sqq.

2.0ta~.d'Ec/t<!M!<'t-e;L,'tCO.


vertu d'action; l'optimisme est « une fatalité désespérante » (77o/ne7. sur /s/?!e, XLIII, Mo). Il y a du mal et il y a du bien. Mais, quand même le mal l'emporterait sur le bien, ce qui empêche Voltaire d'être pessimiste, c'est sa croyance que la condition humaine s'améliorera. Ni pessimiste, ni optimiste, il est, si l'on peut dire, mélioriste.

Il l'est d'abord en espérant une vie future. Le Désaslre de Lisbonne se termine sur cet espoir; y contestant que tout soit bien aujourd'hui, il nous invite à croire que tout, un jour, sera bien. Même conclusion dans les ~Idora~u/'s « Mon cher frère, je ne vous ai point nié qu'il n'y eût de grands maux sur notre globe. Mais, encore une fois, espérons de beaux jours. Où et quand? je n'en sais rien; mais, si tout est nécessaire, il l'est que le grand Etre ait de la bonté » (XLVI, 403). Et enfin, dans l'T~o/n~e sur l'Alhéisme « Quel parti'nous reste-t-il donc à prendre ?. Celui de croire que Dieu nous fera passer de cette malheureuse vie à une meilleure (XLÏII, 236). Cette croyance suffit pour consoler nos misères d'un jour.

N'espérons pas seulement une vie future; améliorons notre vie présente. L'optimisme et le pessimisme sont aussi décourageants l'un que l'autre. Or nous devons avoir du courage, nous devons-agir, travailler. Qu'on se rappelle les dernières lignes de Candide. « Il faut cultiver notre jardin », dit l'élève de Pangloss..A quoi Pangloss répond « Vous avez raison; car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Eden, il y fut mis pour qu'il le travaillât » (XXXIII, 343). Mais, si l'auteur de Candide, comme certains l'expliquent, nous conseillait par là d'imiter le vieillard à l'exemple duquel


son héros veut travailler la terre, un bon vieillard insoucieux des affaires publiques et de tout ce qui peut bien se passer à Constantinople, alors nous opposerions à cette maxime la vie de Voltaire, sa vie de travail et de lutte pour le progrès humain. Quelle qu'en soit la force, les arguments des pessimistes ne sauraient valoir contre la croyance à l'Être suprême. Dieu existe, c'est un dogme que démontrent des preuves invincibles attachons-nousy fermement. « Tout le monde dit Comment, sous un Dieu bon, y a-t-il tant de souffrances? Et làdessus chacun bâtit un roman métaphysique. Mais aucun de. ces romans ne peut. ébranler cette grande vérité, que tout émane d'un principe unique )) (Tout en Dieu, XLVI, 52). « La terre est couverte de crimes comme elle l'est d'aconit, de ciguë, d'arsenic; cela empêche-t-il qu'il y ait une cause universelle (/&<d., /d.) Si notre raison concilie difficilement le mal avec l'existence de Dieu, cette raison même nous contraint de croire à un Être suprême s.

Sur l'âme, Voltaire a émis tour à tour des opinions contradictoires. Tantôt il en reconnaît l'immortalité, soit, comme nous l'avons vu, pour combattre le pessimisme, soit, comme nous le verrons, pour donner une sanction à la morale; tantôt il admet qu'elle périt avec le corps.

1. De même, Épître à l'auteur du livre des Trois imposteurs De lézards et de rats mon logis est rempli,

Mais l'architecte existe.

(XIII, M5.)

2. Je conviens avec douleur qu'il y a beaucoup de mal moral et de mal physique; mais, puisque l'existence de Dieu est certaine, il est aussi très certain que tous ces maux ne peuventempêcherqueDieu existe" (Ilist. </e./eK?tt,XXXIV,403).


La question est de celles qui dépassent notre intelligence'. « Quand nous voulons connaître grossièrement un morceau de métal, nous le mettons au feu d'un creuset. Mais avons-nous un creuset pour y mettre l'âme? Elle est esprit, dit l'un. Mais qu'est-ce qu'esprit? Personne assurément n'en sait rien; c'est un mot si vide de sens qu'on est obligé de dire ce que l'esprit n'est pas, ne pouvant dire ce qu'il est. L'âme est matière, dit l'autre. Mais qu'est-ce que matière? Nous n'en connaissons que quelques apparences et quelques propriétés, et nulle de ces propriétés, nulle de ces apparences, ne parait avoir le moindre rapport avee la pensée » (Dict. phil., ~4/ne, XXVI, 201). La physique ne nous apprend pas en quoi consistent le son, la lumière, l'espace, le corps, le temps comment aurions-nous plus de notions sur le pouvoir de comprendre et de sentir? Les philosophes qui prétendent en avoir sont des aveugles pleins de témérité et de babil °. Voltaire, pour son compte, se contente de réfuter ce qui, dans leurs théories, lui semble inacceptable à la raison; D'abord, l'âme peut être matérielle. Il ne faut jamais attribuer à une cause inconnue ce qui s'explique aussi bien par une cause connue. Pourquoi n'attribuerions-nous pas à la matière la faculté de sentir et la faculté de penser? Nous serons traités d'impies! Qu'importe? Les véritables impies sont plutôt ceux qui veulent borner arbitrairement la puissance divine en prétendant que, si l'Etre suprême a donné aux corps la gravitation par exemple ou la i. Cf. p. 7 et 8.

2. Dict. phil., Ame, XXVI, 22S.


végétation, il lui était impossible de leur donner Insensibilité et l'intelligence'.

Non seulement l'âme peut être matérielle, mais nous avons toute raison de penser qu'elle l'est. Pendant des siècles, on a transformé les mots en êtres réels. La scolastique voyait partout entités, quiddités, eccéités. Nos ancêtres, dont elle avait façonné l'esprit, croyaient que l'odeur et la couleur partent des objets, et leur prêtaient une véritable existence. Ce ne sont que des mots inventés pour soulager l'entendement. Il n'existe pas non plus d'êtres réels correspondant aux mots de volonté, de! désir, d'imagination. H n'en existe pas davantage qui correspondent au mot d'âme. Cette âme, qu'on nous donne pour une substance, est une faculté, une propriété de nos organes 2.

Les escargots ont, comme les hommes, des goûts, des sensations, des souvenirs; et cependant personne ne voudrait sans doute prétendre qu'ils ont une âme spirituelle'.

Si notre corps renfermait je ne sais quel petit dieu nommé âme, ce petit dieu devrait ou bien exister de tout temps, ou bien se former soit dans le moment de la conception, soit entre la conception et la naissance, soit quand nous venons à naître. Toutes ces hypothèses sont également ridicules~.

D'un autre côté, si ce qu'on appelle âme était un 1. Dict. phil., Ame, XXVI, 202, 234, 239, 251 et passim; T~ de A/e/op/tt/~Me, XXXVII, 3)3 sqq.

2. A, B, C, XLV, 27; faut p)'M<~e un parti, XLVII, 87 sqq.; tWa~e, XLVM), 77 sqq.; ~e«re ft d'Argental, 20 avr. 1769, édition Moland, L, 4S4.

3. Il /(t;~ jt))'e7K<)'e ttm paW!, XLVH, 87.

4. Ibicl., XLVIf, S9.


être à part, son essence consisterait dans la pensée. Et voilà pourquoi les spiritualistcs doivent soutenir que l'âme pense toujours. Mais pense-t-on lorsqu'on est évanoui ou lorsqu'on dort d'un profond sommcit' ? Enfin ce qui montre que l'âme ne se distingue pas du corps, c'est qu'elle en suit les dispositions. Voici, par exemple, un fou. Dirons-nous que son âme est malade? Non, nous ne dirons pas une telle absurdité. Reste donc que son corps le soit. Un goutteux souffre aux pieds et aux mains or, on peut avoir la goutte au.cerveau comme aux mains et aux pieds. Le fou est un malade dont le cerveau pâtit. Et comment croirions-nous l'âme faite d'une autre essence que le corps, si les maladies du corps la rendent elle-même malade2?

Nier la spiritualité de l'âme, ce n'est point, au surplus, nier son immortalité, car l'immortalité peut « être attachée tout aussi bien à la matière, que nous ne connaissons pas, qu'à l'esprit, que nous connaissons encore moins (Leltre a Foy/?!0n/, avr. 1733 LI, 370) Mais pourtant notre raison ne saurait affirmer que l'âme soit immortelle. Au point de vue purement spéculatif et en dehors de toute considération morale 1. 7').<!t<e de .Uë~j/t~~KC, XXXVH, 3)4.

2. Dict. p/tt~ Folie, XXIX, 441 sqq. Cf. ~e/e <t Cfdeut~e, 10 mai 1764 ° Je suis d'une faiblesse extrême. et. mon âme, que j'appelle Lisette, est très mal à son aise dans son corps cacochyme. Je dis quelquefois à Lisette Allons donc, soyez donc gaie comme la Lisette de mon ami. Elle répond qu'elle n'en peut rien faire, et qu'il faut que le corps soit à son aise pour qu'elle y soit aussi. Fi donc! Lisette, lui dis-je; si vous .me tenez de ces discours-ta, on vous croira matérielle. Ce n'est pas ma faute, a répondu Lisette; j'avoue ma misère, et je ne me vante point d'être ce que je ne suis pas.

3. Cf. Dtc<. ?)/< Locke, XXXI, 48.


ou sociale, Voltaire né l'affirme jamais. Si, dans maints passages de son œuvre, il soutient l'immortalité de l'âme, c'est en vue des sanctions ultérieures qu'il croit utile de persuader au genre humain. Et du reste il se contente le plus souvent de dire que ces sanctions sont possibles

La question du libre arbitre se lie à celle des peines et des récompenses futures; car ces récompenses et ces peines supposent que l'homme jouit au moins d'une certaine liberté °.

Aucune matière n'est plus difficile. John Locke, le seul philosophe qui en traite sensément, avoue luimême « qu'il était là comme le diable de Milton pataugeant dans le chaos (Lettre à Helvétius, 11 sept. 1738). Tous les autres l'embrouillent à l'envi; et, quant aux théologiens, ils la rendent inintelligible « par leurs absurdes subtilités sur la grâce » (Diel. phil., f/'<Mc a/*&e, XXIX, a03).

Voltaire a varié à l'égard du libre arbitre comme à l'égard du mal. On peut dire d'une façon générale qu'il l'admet dans la première moitié de son existence, et qu'il le rejette dans la seconde.

1. Dieu m'a donné assez de raison pour me convaincre qu'il existe; mais il ne m'a pas donné une vue assez perçante pour voir ce qui se passe sur les bords du Phlégéton et dans l'Empyrée. Je me tiens dans un respectueux silence sur les chàtiments dont il punit les criminels et sur les recompenses des justes (D:'a<. d'Bu/tewet'e, L, n3). « La philosophie, selon vous, ne fournit aucune preuve d'un bonheur à venir. Non, mais vous n'avez aucune démonstration du contraire. La raison ne s'oppose point absolument à cette idée, quoique la raison seule ne la prouve pas (Dt'c<. phîl., Dieu, XXVIII, 38'?). Cf. encore Ibid., Cn<ec/tMme chinois, XXVII, 469, Fraude, XXIX, 523. 2. Ah! sans la liberté, que seraient donc nos âmes?. H [Dieu) n'a rien à punir, rien à récompenser.

(Seconf! Discours sur f~omme, XII, 57, 5S.)


C'est dans la seconde pourtant qu'il se met surtout au point de vue moral et social. Or nier le libre arbitre, n'est-ce pas nier aussi les sanctions futures dont il allègue si souvent l'utilité pour les mœurs privées et pour les mœurs publiques?

Lui-même fait plus d'une fois valoir cet argument contre les fatalistes. Mais quand il nie le libre arbitre, il n'en veut pas moins justifier tant bien que mal, soit en cette vie, soit en l'autre, les peines et les récompenses. « A-t-on raison de dire que, dans le système de cette fatalité universelle, les peines et les récompenses seraient inutiles et absurdes? N'est-ce pas plutôt évidemment dans le système de la liberté?. En effet, si un voleur de grand chemin possède une volonté libre, se déterminant uniquement par ellemême, la crainte du supplice peut fort bien ne le pas déterminer à renoncer au brigandage; mais si les causes physiques agissent uniquement, si l'aspect de la potence et de la roue fait une impression nécessaire et violente, elle corrige nécessairement le scélérat témoin du supplice d'un autre scélérat H (jË/e'm. de la Philos. de A~eM~on, XXXVIH, 35). Dans ce passage, il s'agit surtout de la vie présente; dans le suivant, il peut tout aussi bien s'agir de la vie future « La crainte d'ôter à l'homme je ne sais quelle fausse liberté, de dépouiller la vertu de son mérite et le crime de son horreur, a quelquefois effrayé des âmes tendres; mais, dès qu'elles ont, été éclairées, elles sont bientôt revenues à cette grande vérité, que tout est enchamé et que tout est nécessaire. Le vice est toujours vice comme la maladie est toujours maladie. Il faudra toujours réprimer les méchants; car, s'ils sont déterminés au mal, on leur répondra


qu'ils sont prédestinés au châtiment » (// faut prendre un parti, XLVII, 94).

Quand Voltaire soutient la liberté, comment la soutient-il? Selon lui, remarquons-le tout d'abord, l'homme n'est ni entièrement ni constamment libre; la liberté consiste dans la puissance faible, limitée et passagère de s'appliquer à quelques pensées et d'opérer certains mouvements. Mais en reconnaître les bornes, ce n'est point la nier. On allègue nos passions, qui nous entraînent parfois malgré nous que ne dit-on de même « Les hommes sont parfois malades, donc ils n'ont point la santé »? Si nous ne sommes pas complètement libres, nous le sommes plus ou moins, comme nous sommes plus ou moins sains, plus ou moins robustes. Voilà ce que dit Voltaire lorsqu'il traite pour la première fois la question du libre arbitre dans son Traité de Métaphysique et dans un de ses Discours sur /'Fo/M/He'. Trois ans après, il exprime les mêmes idées dans les Éléments de la Philosophie de ~Ve~/on, et s'attache à montrer que, plus notre raison'domine sur nos passions, plus nous sommes libres. En 1737. et 1738, il défend sa thèse dans quelques lettres à Frédéric soit par des arguments analogues; soit en s'appuyant sur le sens intime; dans une lettre à Helvétius, du 11 septembre 1738, il invoque des raisons d'ordre moral. Pourtant il ne dissimule pas, même alors, les objections des fatalistes; et il avoue, que ces objections « effraient o (E/e'M. de la Philos. de TVen~o~, XXXVIII, j. Le second, écrit en n34 comme le Tra'<e de Métaphysique. Citons-en tout au moins ce vers bien connu

La liberté dans l'homme est la santé de ï'âme.

(XII, 60.)


31), qu' « on ne peut guère y répondre que par une éloquence vague H (/&/< 34). Vingt ans plus tard, dans le Philosophe z'~Ho/'a~, paru en 1766, il se déclarait converti au fatalisme et en prenait catégoriquement la défense. « L'ignorant qui pense ainsi n'a pas toujours, disait-il, pensé de même; mais enfin il est forcé de se rendre ') (XLII, 551).

Lorsque Voltaire publia le Philosophe !t07'at! il s'était depuis longtemps rendu. Le 26 janvier 1749, il écrit à Frédéric « J'ai relu ici ce petit morceau très philosophique '~il fait trembler. Plus j'y pense, plus je reviens à l'avis de Votre Majesté. J'avais grande envie que nous fussions libres, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour le croire. L'expérience et la raison me convainquent que nous sommes des machines faites pour aller un certain temps et comme il plaît à Dieu. » Dès lors Voltaire combat la liberté. Il la combat dans le Dictionnaire philosophique. en reproduisant à peu près l'argumentation de Locke et en y ajoutant de nouveaux exemples, sinon de nouvelles preuves'; il la combat encore dans le Philosophe ;~no/'a/:<, où il réfute ses arguments de jadis et allègue les lois physiques, auxquelles les hommes sont soumis comme les bêtes La liberté consiste-t-elle dans le pouvoir 1. Les lettres de Frédéric lui-même contre le libre arbitre. 2. Franc arbitre, XXIX, 504 sqq., t.!&er~, XXXI, 13 sqq. Cf. encore Il faut prendre un parti, XLVI), 93 sqq. 3. n'y a rien sans cause. Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu'en vertu de mon jugement lion ou mauvais; ce jugement est'nécessaire, donc ma volonté l'est aussi. En effet, il serait bien singutier que toute la nature, tous les astres obéissen.t à des lois éternelles, et qu'il y eût un petit animal haut de cinq pieds qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait au seul gré de son caprice. Mes idées entrent nécessairement dans mon cerveau; comment ma volonté, qui


de faire ce qu'on veut? Alors, il apparaît suffisamment que nous ne sommes pas libres. Mais, définie à la façon des scolastiques,' qui veulent soustraire l'homme aux lois de la nature, elle est « une chimère absurde « (Le/e à M. 1776; LXX, 108). On peut relever maintes inconséquences dans la métaphysique de Voltaire; sur le problème du mal, sur l'âme, sur le libre arbitre, il a successivement émis des opinions difTérentes ou même contradictoires. En réalité, la seule chose qu'il affirme à toutes les époques de sa vie, c'est notre ignorance. « Nous ne raisonnons guère, en métaphysique, que sur des probabilités; nous nageons tous dans une mer dont nous n'avons jamais vu le rivage » (Dict. phil., Dieu, XXVIII, 388). Il reconnaît du reste ses propres'variations. « Je ne suis sûr de rien, dit-il dans l'A, B, C, sous le nom d'A; je crois qu'il y a un être intelligent, une puissance formatrice, un Dieu. Je tâtonne dans l'obscurité sur tout le reste. J'affirme une idée aujourd'hui, j'en doute demain; après-demain, je la nie, et je puis me tromper tous les' jours » (XLV, en dépend, serait-elle à la fois nécessitée et absolument libre? Je sens en mille occasions que cette volonté ne peut rien; ainsi, quand la maladie m'accable, quand la passion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu'on me présente, etc.; je dois donc penser que, les lois de la nature étant toujours les mêmes, ma volonté n'est pas plus libre dans les choses qui me paraissent les plus indifférentes que dans celles où je me sens soumis à une force invincible. Nous pouvons réprimer nos passions. mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu'en nous laissant entrainer à nos penchants, car, dans l'un et l'autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire (XUI, 548).


132) Ne lui reprochons pas ces contradictions en pareille matière. Elles montrent qu'il ne cessa jamais de méditer les problèmes de la métaphysique et qu'il n'avait pas de parti pris.

i. AiUeurs il rappeiïe, en )e prenant à son compte, ce mot de l'abbé de Saint-Pierre « Je suis de cette opinion quant à présent. (0)'c<. phil., ~Mencf, XXX, 313).

VOLTAIRE PHILOSOPHE.



CHAPITRE II

RELIGION

Voltaire, nous l'avons dit, reconnut toujours l'existence de Dieu soit comme certaine, soit au moins comme probable. Pourtant, sans parler de ceux qui le taxent d'athéisme', on s'accorde généralement à le taxer d'irréligion. C'est un point que nous devons tout d'abord examiner.

« Le choix d'une religion, déclare Voltaire dans la préface d'un de ses principaux ouvrages métaphysiques~, est mon plus grand intérêt (XLIH, 43); et voilà qui ne dénote pas sans doute un esprit irréligieux. Mais ce mot lui-même suffirait à montrer qu'il refuse d'accepter une religion toute faite, qu'il prétend se faire sa religion. « A qui soumettrai-je mon âme? demande-t-il dans le même passage. Serai-je chrétien parce que je serai de Londres ou de Madrid? 1. « Croiriez-vous qu'il y a eu des gens qui m'ont appelé athée? C'est appeler Quesnel moliniste (Lettre M M. Cbn<aM< d'0;'u!'Me, 11 févr. n66).

2. L'Examen Mnpo)';an< de milord Bolingbroke.


Serai-je musulman parce que je serai né en Turquie? Je ne dois penser que par moi-même et pour moimême. Tu adores un Dieu par Mahomet; et toi, par le grand Lama; et toi, par le pape. Eh! malheureux, adore un Dieu par ta propre raison » Dire que Voltaire est irréligieux, c'est confondre la religion avec la superstition. Lui-même s'attache souvent à en faire la différence

Je distinguai toujours de la religion

Les malheurs qu'apporta la superstition.

-(~pMre à rau~CM)' du livre des Trois :mpo~<e'< X!H, 266.) H les distingue en combattant le catholicisme « La superstition est à la religion ce que l'astrologie est à l'astronomie, la fille très folle d'une mère très sage » (Traité de la Tolérance, XLI, 357); « celle-là est l'objet de la sottise et de l'orgueil, celle-ci est dictée par la sagesse et par la raison e (Lettre à .M. Bertrand, 8 janv. 1764) 2. Il les distingue 1. Dans les notes que Voltaire écrivit sur son exemplaire du Vicaire savoyard, on trouve notamment les deux suivantes Texte du Vicaire savoyard Que faire au ~H'HeM de toutes ces contradictions?. Respecter en silence ce qu'on ne saurait ni rejeter ni compreMdt'e. Note de Voltaire Si tu ne comprends, rejette. o

Texte du Vicaire savoyard: Dans l'incertitude oie nous sommes, c'est une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle oit l'on est né. Note de Vo)taire Pourquoi professer des sottises? Il n'y a qu'à se taire et à ne rien professer. » (Notes inédites de Voltaire sur la Profession de foi du Vicaire savoyard, publiées par B. Bouvier, Genève, 1906).

2.. H y a partout de ces esprits également absurdes et méchants qui croient ou qui font semblant de croire qu'on n'a point de religion quand on n'est pas de leur secte. J'ai dit quelque part que La Mothe-le-Vayer, précepteur du frère de Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles Mon ami, j'ai tant de religion que je ne suis pas de ta religion. Ils ignorent,


encore, dans les derniers temps de sa vie, lorsqu'il combat l'athéisme. « La religion, dites-vous, a produit des milliasses de forfaits. Dites la superstition, qui règne sur notre triste globe elle est la plus cruelle ennemie de l'adoration pure qu'on doit à l'Etre suprême )) (Di'c<. phil., Dieu, XXVIII, 389) 1. Les catholiques confondaient la superstition et la religion pour défendre l'une aussi bien que l'autre; les athées. pour attaquer l'une et l'autre également. Voltaire les distingue pour attaquer la première et défendre la seconde.

Certes, il n'y a en lui rien d'un mystique. Pourtant sa religion ne procède pas de l'intelligence seule; elle est bien une religion, et non pas une philosophie purement rationnelle.

Ne reconnaître qu'un Dieu créateur, ne considérer Dieu que comme un être infiniment puissant, et ne voir dans ses créatures que d'admirables machines, ce n'est pas, il le déclare lui-même, être vraiment religieux. Mais, continue-t-il, « celui qui pense que Dieu a daigné mettre un rapport entre lui et les hommes, qu'il les a faits libres, capables du bien et du ces pauvres gens, que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou des piétistes, ni dans l'impanation et l'invination, ni dans un pèlerinage à Notre-Damc-de-Lorette, à Notre-Dame-des-Neiges ou à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, mais dans la connaissance de l'Être suprême qui remplit toute la nature et dans la vertu (Le<h-e à Frédéric, nov. 1769; LXVI, 75). Cf. encore, ~enr/ac/c, chant iv, le portrait de la Religion, X, 145.

1. Détestons, ajoute-t-il, ce monstre qui a toujours déchire le sein de sa mère; ceux qui le combattent sont les bienfaiteurs du genre humain; c'est un serpent qui entoure la religion de ses replis. tt faut lui écraser la tête sans blesser celle qu'il infecte et qu'il dévore.


mal, et qu'il leur a donné à tous ce bon sens qui est l'instinct de l'homme et sur lequel est fondée la loi naturelle, celui-là sans doute a une religion » (Dict. phil., rAe~s/He, XXXII, 349). A M. Contant d'Orville, qui lui avait envoyé le premier volume d'un recueil intitulé Pensées de Vo//a;e, il répond « Je me suis retrouvé d'abord dans tout ce que j'ai dit de Dieu. Ces idées étaient parties de mon cœur si naturellement, que j'étais bien loin de soupçonner d'y avoir aucun mérite a (11 févr. n66).

La croyance de Voltaire en Dieu n'est donc pas une simple adhésion de l'entendement; elle part aussi du cœur. Dans l'article du D/c~o~nai're philosophique intitulé ~4/7?oM/' de Dieu, il compare cet amour à celui que nous inspire l'auteur d'un beau poème, d'un chef-d'œuvre de l'art en musique ou en peinture; et il explique par là nos « élans vers l'Etre suprême DansLePou/'e</eCo/~ye,ildit:

Je veux aimer ce Dieu, je cherche en lui mon père; puis/le prenant à témoin

Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux. (XII, 16, 19.)

1. parait clair qu'on peut aimer un objet sans aucun retour sur soi-même, sans aucun mélange d'amour-propre intéressé. Nous ne pouvons comparer les choses divines aux choses terrestres, l'amour de Dieu à un autre amour. It manque précisément un infini d'échetons pour nous élever de nos inclinations humaines à cet amour sublime. Cependant, puisqu'il n'y a pour nous d'autre point d'appui que la terre, tirons nos comparaisons de la terre. Nous voyons un chef-d'œuvre de l'art en peinture, en sculpture, en architecture, en poésie, en éloquence; nous entendons une musique qui enchante nos oreilles et notre âme nous l'admirons, nous l'aimons, sans qu'il nous en revienne le plus léger avantage. C'est un sentiment pur; nous


Ce Dieu, dont le catholicisme fait un « tyran o, il cherche en lui le père de ses créatures, et, s'il n'est pas chrétien, c'est pour l'aimer de ce véritable amour qui se traduit par la pratique de sa loi.

Niant, comme nous l'avons vu, la Providence particulière, il ne saurait donc admettre qu'on prie. Dieu a ses desseins, qui sont éternels. Le prier, c'est lui demander ou quelque chose de conforme à sa volonté immuable ou quelque chose de contraire à cette volonté; dans le premier cas, la prière est inutile; dans le second, elle est absurde, elle est aussi blasphématoire. Mais, d'autre part, Dieu°ne peut agir que justement. On n'a donc pas besoin de lui demander ce qui est juste, car il l'accomplira sans qu'on le lui demande; et, en lui demandant ce qui est injuste, on outrage sa justice'. Prier l'Être suprême, c'est le rabaisser au rang d'un maître déraisonnable etinique. La véritable prière consiste dans la soumission allons même jusqu'à sentir quelquefois de la vénération, de l'amitié pour l'auteur; et, s'il était là, nous l'embrasserions. C'est à peu près la seule manière dont nous puissions expliquer notre profonde admiration et les élans de notre cœur envers t'ëterne) architecte du monde. Nous voyons l'ouvrage avec un étonnement mêl% de respect et d'anéantissement, et notre cœur s'élève autant qu'il peut vers l'ouvrier (XXVI, 211). 1. Dict; phil., Prières, XXXI, SU.

2.Cf.DMt~o'yi<eeK<feMttB;'afAnMnge< !<?!.7e.!Mt<e: 'LEBRAnHMANE. L'ordre établi par une main éternelle et toute-puissante doit subsister a jamais. LE JÉSUITE. A vous entendre, il ne faudrait donc point prier Dieu? LE BRACHMANE. I) faut l'adorer. Mais qu'entendez-vous par le prier? LE JÉsuiTE. Ce que tout le monde entend; qu'il favorise nos désirs, qu'il satisfasse à nos besoins. LE BRACHMANE. Je vous comprends. Vous voulez qu'un jardinier obtienne du soleil à l'heure que Dieu a destinée de toute éternité pour la pluie, et qu'un pilote ait un vent d'Est lorsqu'il faut qu'un vent d'Occident rafraîchisse la terre et les mers. Mon père, prier, c'est se soumettre (XXXIX, 587). Cf.


La soumission pourtant ne suffit pas. Interroge par un théologal sur la manière dont il adore Dieu « Je me garde bien, répond le bon vieillard Dondindac, de lui rien demander a; mais il a dit d'abord « Je le remercie des biens dont je jouis et même des maux dans lesquels il m'éprouve (Diel. phil., Z)/eM, XXVIII, 395). Tel est le culte particulier et intime que nous devons à l'Etre suprême.

Du reste, Voltaire ne répudie point les cérémonies publiques. Seulement, ne pouvons-nous les rendre moins indignes de Dieu? Il voudrait par exemple que, proscrivant du culte chrétien le « barbare galimatias H attribué à David, on louât la puissance et la bonté divine sur le mode d'Orphée, de Pindare, de Pope; qu'on ne prononçât plus de ces sermons ou la métaphysique la moins intelligible alterne avec la satire; et qu'on y substituât des exhortations morales Mais, s'il reproche aux catholiques ce que leurs cérémonies lui paraissent avoir de ridicule, d'absurde ou de malséant, il trouve bon que le peuple s'assemble parfois dans les temples pour remercier Dieu de ses dons, qu'un citoyen, nommé vieillard ou prêtre, y récite de publiques actions de grâces

Pourtant le meilleur culte que nous puissions rendre à l'Être suprême, c'est de pratiquer la vertu. On connaît les vers de Boileau dans sa satire sur l'Amour de Dieu

Qui fait exactement ce que ma loi commande

A pour moi, dit ce Dieu, l'amour que je demande. encore Les Oreilles c<M comte de C/tM<e)'eM, XXXIV, 437, et l'article Dieu du D:c<tOtt!M!t'e philosophique, XXVIII, 395. 1. Dieu et les ~/0))tMM, XLVI, 275 sqq.

2. Dict. phil., Dieu, XXVflI, 390.


Voltaire les a souvent, rappelés, et maintes pages de ses écrits sur la religion en sont une éloquente paraphrase. Le Dieu que lui ont démontre la métaphysique et la physique, il n'y voit pas seulement une vérité abstraite, ou même l'architecte de l'univers, il y voit l'auteur de la loi morale. Or, les philosophes qui pensent que Dieu a créé le monde sans donner une loi morale à l'homme, peuvent bien n'être point religieux mais ceux-là ont vraiment une religion, qui croient que nous tenons do Dieu la conscience du bien et du mal.

Ici, Voltaire a été accusé de se contredire. Il repousse les idées innées comment donc admet-il que nous ayons reçu de Dieu cette conscience 1 ?

Avec Locke en effet, et par les mêmes arguments, Voltaire combat l'innéite. « Locke a démontré, s'il est permis de se servir de ce terme en morale et en métaphysique, que nous n'avons ni idées innées, ni principes innés. nous n'avons point d'autre conscience que celle qui nous est inspirée par le temps, par l'exemple, par notre tempérament, par nos réflexions » (D;c~. phil., Conscience, XXVIII, 169) Mais qu'est-ce que l'idée du bien et du mal, comme l'entend Voltaire? S'il n'y a selon lui aucune connaissance innée, par la 1. Est-il un pur positiviste en morale? H semble que oui, il semble que non. ][ semble que oui il repousse de toutes ses forces les idées innées. Donc, point de loi morale. Si! il y en a une et Voltaire fait une exception en sa faveur.-Pour elle, il supposera une idée innée, une manière de révélation. Dieu a parlé. Jt a donné sa loi Qu'on ne dise point que la conscience est un effet de l'hérédité, de l'éducation, de l'habitude et de l'exempte; elle est bien un ordre de Dieu à notre âme D (Ë. Faguet, /t;t!<t<!eme siècle, p. 210).

2. Cf. ï'?'at<e de ~e/a~~Me, XX.1,VII, 299 sqq.


même raison qu'il n'y a point d'arbres qui portent des feuilles et des fruits en sortant de la terre, Dieu'nous fait naître avec des organes qui, dans le cours de leur croissance, nous fournissent peu à peu toutes les notions nécessaires à la vie humaine. Et Voltaire, qui convient avec Locke qu'aucune idée morale n'est innée dans notre âme, peut sans contradiction soutenir contre Locke que Dieu nous révèle sa loi'. Consistant dans une morale inspirée par l'Être suprême au coeur des hommes, la religion que prêche Voltaire est donc universelle. Les autres religions n'ont chacune qu'un certain nombre d'adeptes, et d'ailleurs elles se divisent, comme le christianisme, en sectes rivales. Or la vérité ne comporte point de sectes. Une secte est toujours « le ralliement du doute » (Dict. phil., Secles, XXXII, 207). Vous faites profession de mahométisme mais d'autres font profession de christianisme, et vous pouvez donc être dans l'erreur. Vous faites profession de christianisme mais d'autres font profession de mahométisme; et qui vous assure qu'ils ne sont pas dans le vrai? La meilleure religion, la seule bonne, c'est celle qui unit tous les esprits; elle a pour dogmes l'adoration de Dieu et le culte de la vertu.

1. Qui nous a donné le sentiment du juste et de l'injuste? Dieu, qui nous a donné un cerveau et un cœur. Mais quand votre raison vous apprend-elle qu'il y a vice et vertu? Quand elle nous apprend que deux et deux font quatre. H n'y a point de connaissance innée, par la raison qu'il n'y a point d'arbre qui porte des feuilles et des fruits en sortant de terre. Rien n'est ce qu'on appelle inné, c'est-à-dire né développé. Mais. Dieu nous fait naitre avec des organes qui, à mesure qu'ils croissent, nous font sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette espèce (0<c<. phil., Juste, XXX, 503). Cf. encore /&M., Conscience, XXVIII, nO;Zot?ta<Mre~,XII, 164.


Hostile à toutes les religions particulières, Voltaire combat principalement la religion dite catholique. Nous verrons plus loin quels griefs spéciaux il avait contre elle. Mais, quand même les superstitions et les abus du catholicisme ne lui eussent pas semblé plus haïssables et plus dangereux que ceux des autres religions, il devait en être touché plus sensiblement comme. les voyant de plus près.

Dès le.début, Voltaire s'y attaqua. Au collège, son professeur d'éloquence, le Père Lejay, lui prédit qu'il serait un jour « l'étendard des déistes On divise sa carrière en deux parties; et, dans la seconde, depuis qu'il s'est établi à Ferney, la lutte contre le catholicisme l'absorbe presque entièrement. Mais, dans la première elle-même, si d'autres objets le divertirent, il ne perdit jamais de vue cet objet essentiel. L'abbé deVoisenon, qui avait lu ses lettres à M"" du Châtelet, dit qu'elles renfermaient « plus d'épigrammes contre la. religion que de madrigaux pour sa maîtresse ». Son .E~/ye à t/A'afï~ commence par les vers suivants

Tu veux donc, belle Uranie,

Qu'érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,

Devant toi, d'une main hardie,

Aux superstitions j'arrache le bandeau,

Que j'expose à tes yeux le dangereux tableau

Des mensonges sacrés dont la terre est remplie.

(XH, 1S.)

Cette épitre « érigeait ), déjà Voltaire en héraut de la propagande anticatholique. Le lieutenant de police 1. Ce n'est là peut-être qu'une iegende postiche.

2. Ou Le foM'.e< /f Co?:h'e. Ecrite sans doute en 1722, imprimée dix ans plus tard.


lui ayant dit un jour « Vous avez beau faire, jeune homme, vous ne détruirez pas le catholicisme », il répondit « C'est ce que nous verrons. »

Sans citer d'autres ouvrages de sa jeunesse, et même des tragédies, dans lesquels se marquent par maints traits le mépris et la haine de la religion catholique, rappelons au moins ses V?ema/ques sur les Pensées de .Pascal. Il y montre que la nature humaine ne présente point les contrariétés sur lesquelles s'appuie ce « misanthrope sublime » pour prouver le christianisme, et que, d'ailleurs, le mythe de Prométhée et de Pandore, la fable des androgynes ou la doctrine de Zoroastre en rendraient tout aussi bien compte. Il accuse Pascal d'exagérer à plaisir notre misère, d'expliquer une prétendue énigme par un mystère plus inconcevable encore et qui dément notre raison. Il proteste contre son étrange assertion, que l'obscurité même des dogmes en démontre la vérité. Il lui reproche enfin son fanatique amour de Dieu, qui l'empêche d'aimer les créatures. Ce' qu'il a voulu combattre en s'attaquant tout d'abord à Pascal, c'est le plus éloquent apologiste de la foi chrétienne.

Luttant contre le catholicisme, Voltaire ne saurait être impartial. On peut notamment l'accuser d'avoir méconnu sur plusieurs points le rôle bienfaisant de l'Église. Par exemple, il n'apprécie pas avec équité les services que, durant les premiers siècles du moyen âge, elle rendit à la civilisation. Si l'Église sauva, de la culture antique, tout ce qui pouvait en être préservé, si elle garantit les institutions sur lesquelles repose l'ordre social, si elle donna l'exemple du travail soit intellectuel, soit même manuel, si elle


fut enfin, pendant quatre ou cinq cents années, la gardienne de l'idéal, Voltaire sans doute ne le dit pas assez. Mais devons-nous, après tant d'autres, l'accuser d'avoir trop assombri le moyen âge par hostilité contre la religion catholique? Le xvne siècle luimême, si catholique de tempérament, n'y voyait qu'une époque de ténèbres et de barbarie.

On fait surtout un crime à Voltaire de vilipender les croisades. Ce furent, selon lui, des « folies guerrières (.Essat'su/esA/eeM/'s, XVI, 149), des « fureurs épidémiques (Pe~es hardiesses de M. Clair, XLVII, 133). Les Européens n'en rapportèrent que la lèpre', et l'unique bien procuré par ces désastreuses expéditions consista dans la liberté de plusieurs communes, qui achetèrent leur charte d'affranchissement aux seigneurs ruinés 2. De telles boutades, il faut l'avouer, sentent le parti pris. Mais lui reprpchera-t-on de dire que, si l'Egypte suivait la religion du Prophète, ce n'était pas un motif suffisant pour la ravager~, ou de faire honte à la cruauté des chrétiens, quand, après avoir pris Jérusalem, ils massacrèrent les infidèles sans distinction d'âge ni de sexe', et quand, devenus maîtres de Constantinople, ils se ruèrent au sac des églises en tuant tout sur leur passage'? Aussi bien, quel est son jugement général sur les croisades? Elles produisirent, déclare-t-il, de grandes et d'infâmes actions, de nouveaux établissements, de nouvelles misères, beaucoup de malheur, peu de gloire 6. Ce 1. Essai sur les M<Bu~, XVI, d35.

2. Ibid., id., 2t2.

3. M: id., 205.

4. <M. id., 168.

5. /M. !W., 190.

6. Ibid., id., 149.


jugement, à vrai dire paraît équitable; et l'abbé Fleury les apprécia beaucoup plus sévèrement. Dans ses ouvrages de polémique, Voltaire peut bien ne nous montrer le catholicisme que par ses mauvais côtés. Mais distinguons l'historien du polémiste.'Historien, il s'efforce d'être juste. Sans citer ce qu'il dit de l'évoque Gozlin, de Léon IV, d'Alexandre 111, ou même d'Alexandre VI, rappelons du moins qu'il -rend un sincère hommage soit à certaines institutions ecclésiastiques, soit au clergé pris dans son ensemble. Et même, son aversion pour les moines ne l'empêche pas de les louer. « Il faut convenir, lisons-nous dans le D~e/Mn/iat/'e philosophique à l'article Biens d'église, qu'il y a eu toujours parmi eux des hommes éminents en science. et en vertu, que, s'ils ont fait de grands maux, ils ont rendu de grands services » (XXVII, 369). Et, dans l'Essai sur /es Mœurs « Trop d'écrivains se sont fait un plaisir de rechercher les désordres et les vices dont furent souillés quelquefois ces asiles de la piété [les monastères] il est certain que la vie séculière a toujours été plus vicieuse » (XVII, 32o)'. Ce 1. Cf. Essai SM' les M<BMfs. On ne pouvait. reprocher à ces bénédictins de violer parleurs richesses leur vœu de pauvreté, car ils ne font point expressément ce vœu. On leur donna même souvent des terres incultes qu'ils défrichèrent de leurs mains. Ils formèrent des bourgades, des petites villes. même autour de leurs monastères. Us étudièrent; ils furent les seuls qui conservèrent les livres en les copiant; et enfin, dans ces temps barbares où les peuples étaient si misérables, c'était une grande consolation de trouver dans les cloîtres une retraite assurée contre la tyrannie (XV, 443). Remarques de l'Essai sur les n!<BM~ On a parlé des moines dans l'T~M! sur les .MœMfs, quoique cette partie du genre humain ait été omise dans toutes les histoires qu'on appelle profanes. L'auteur a


n'est pas là le langage de la polémique, mais celui de l'équité*.

Pour combattre l'Église, Voltaire n'en employa pas moins tous les moyens que la critique pouvait lui fournir.

D'abord aux préjugés religieux qui faisaient de la Palestine le centre même de l'humanité, il oppose tout ce qu'avait découvert la science contemporaine sur les antiques peuples du Haut-Orient. On peut sans doute relever chez lui maintes inexactitudes; 'certaines sont imputables à ses propres préjugés ou à une méthode qui n'est pas toujours assez scrupuleuse la plupart, aux savants et aux voyageurs dans les relations desquels il devait chercher des renseignements. Mais ses nombreuses erreurs ne l'empêchent pas d'avoir, le premier, réformé la fausse con'ception qu'on s'était faite jusque-là de l'histoire universelle. Derrière le petit peuple Juif, qui n'y joua par lui-même qu'un rôle très médiocre, il montre les Chinois, les Hindous, les Persans, un monde bien autrement vaste que celui de la Bible; et, donnant place à ces peuples dans l'histoire, il corrige ainsi été beaucoup plus modéré envers eux que le célèbre éveque du Bellay et que tous les auteurs qui ne sont pas du rite romain (XLI, i56.).

L'équité de Voltaire historien ne saurait pourtant, ajoutons-le, remplacer cette sympathie dont Renan faisait l'âme même de l'histoire. H n'a pas vu et peut-être n'a-t-il pas voulu voir ce que le christianisme pouvait contenir d'approprié aux instincts, aux besoins, aux aspirations intimes de l'âme humaine. Mais doit-on lui demander de la sympathie pour une religion qu'il s'attacha pendant toute sa vie à combattre? C'est comme si l'on en demandait à l'auteur des P)'ou!?tC!'a<M pour le jésuitisme.


le plan conventionnel qui la subordonnait à la théologie catholique*.

Ensuite, Voltaire applique à l'évolution du catholicisme une méthode purement rationnelle. « Nous examinerons cette histoire, déclare-t-il, comme nous ferions celle de Tite-Live ou d'Hérodote (Di'eu el les Hommes, XLVI, 143). Et encore « Il n'y a qu'un fanatique ou qu'un sot fripon qui puisse dire qu'on ne doit jamais examiner l'histoire de Jésus par les lumières de la raison. Avec quoi jugera-t-on d'un livre, quel qu'il soit? Est-ce par la folie? Je me mets ici à la place d'un citoyen de l'ancienne Rome qui lirait les histoires de Jésus pour la première fois a (Ibid., id., 201). Traiter le catholicisme ainsi qu'un phénomène naturel, étudier l'histoire sacrée en y appliquant la même méthode qu'à l'histoire profane, c'était, aux yeux des catholiques, un crime contre la religion. Ne se rappelle-t-on pas comment le premier en date de nos exégètes, Richard Simon, avait été, vers la fin du xvn° siècle, poursuivi par Bossuet, qui l'accusait d'altérer « les sens de Dieu »? Ses livres furent supprimés, et lui-même, réduit finalement au silence, mourut de chagrin. Mais, tandis que Richard Simon, membre de l'Oratoire et croyant, n'avait aucun dessein hostile à l'Église, et même qu'il défendit la divinité des Écritures contre Spinoza; Voltaire se sert de l'exégèse comme d'une arme pour combattre le catholicisme; et ce que sa polémique cherche dans l'histoire, soit dans l'histoire profane soit dans 1. Celui que traça Voltaire a, depuis cent cinquante ans, admis tous les progrès de la science historique, et l'on peut dire que nos historiens du xtx' siècle sont ses disciples et ses continuateurs.


l'histoire sacrée, ce sont les faits dont elle peut tirer des arguments pour la propagande anticatholique. H s'attache par exemple à réhabiliter ceux des empereurs qui, durant les premiers siècles, persécutèrent le christianisme. Deux surtout, Dioclétien et Julien.

Que reprochent donc à Dioclétien les auteurs catholiques? Il était fils d'un paysan? Cette humble origine tourne à sa gloire. Il s'empara du trône par le meurtre? Depuis longtemps, on ne connaissait plus guère d'autre investiture. Il maltraita les chrétiens ? Mais il ne les maltraita que vers la fin de son règne, pour défendre contre leur faction la sûreté de l'État; pendant dix-huit années il les avait laissés libres, et, quelques jours après son avènement, il nommait un d'entre eux chèf d'une compagnie dans la garde prétorienne. Aussi bien ce prétendu monstre restaura la grandeur de l'Empire, ramena les barbares dans l'obéissance, administra sagement, fit des lois équitables et humaines. Agé de soixante ans, il se démit du pouvoir, et trouva plus de plaisir à cultiver son jardin, de Salone qu'il n'en avait trouvé à gouverner le monde. Ce fut un grand empereur, et ce fut aussi un philosophe'.

Si la mémoire de Dioclétien a été abominablement calomniée par les écrivains catholiques, ils se montrèrent plus injurieux encore pour celle de Julien. Grégoire de Nazianze entre autres l'appelle un fou enragé, assure qu'il avait un commerce secret avec les démons, que, toutes les nuits, il immolait aux fausses 1. Dict. phil., Dioclétien, XXVIII, 398 sqq., Martyrs, XXXI, t58 7~M<s:M' les mœurs, XV, 355 sqq.; jE~amen !mpo?'<an<, XUH, 164 sqq.; etc.

VOLTAIRE PHILOSOPHE.


divinités, notamment à la Lune, des jeunes gens et des jeunes filles, que, parmi ses meubles, on découvrit après sa mort un immense coffre rempli de têtes. Or, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique, Julien ne le céda sur aucun point à Marc-AureIe luimême. Il fit observer les lois, rétablit la discipline des mœurs, soulagea ses peuples, favorisa les lettres et les arts, refusa le titre de c/o/K;/iHS, épargna dix soldats chrétiens qui complotaient de l'assassiner, fut le modèle de toutes les vertus, réalisa le type du héros et celui du sage

Voltaire, d'autre part et inversement, prend à tâche de rabaisser les principaux fauteurs du christianisme, ceux que, malgré leurs crimes, l'Église a glorifiés. Deux surtout, Constantin et Théodose.

Les écrivains ecclésiastiques, Eusèbe, Grégoire de Nazianze, Lactance, n'ont pas assez d'éloges pour Constantin. Qu'est-ce que nous en dit l'histoire? Il étouffa sa femme, il fit pendre son beau-père, étrangler son beau-frère, égorger son neveu, décapiter son fils aîné. Il exposa aux bêtes, pour se divertir, les chefs des hordes barbares vaincues par ses généraux; il porta jusque dans ses lois la férocité de son caractère il fut aussi perfide que cruel; il allia la débauche à la scélératesse. Mais, protecteur du christianisme, l'Église lui devait sa canonisation

Théodose ne vaut guère plus. Quand il devint empereur, il extermina les anticonsubstantiels, et 1. Dict. phil., Julien, XXX, 493 sqq. Cf. E~aMem important, XLIII, 179 sqq. Discours de l'Empereur Julien, XLV, 197 sqq. etc. 2. Dict. phil., Constantin, XXVIII, 184 sqq.; Examen important, XLU!, 167 sqq.; Fra~me?!< sur l'Hist. générale, XLVII, 541; ~M<de l'établiss. du c/o'M~MKMMe, L. 483 sqq.; etc.


leurs ennemis célébrèrent à l'envi sa justice et sa clémence. Veut-on savoir comment il les exerça? Les habitants d'Antioche ne pouvant obtenir la diminution d'un très lourd impôt dont il avait frappé leur ville, brisèrent quelques statues, parmi lesquelles une de son père. Peu d'années auparavant, Julien ne s'était vengé des libelles faits contre lui dans cette ville même qu'en écrivant une satire ingénieuse Théodose, lui, se vengea de telle sorte que l'Oronte, durant plusieurs jours, charria des cadavres. A Thessalonique, où le pouvoir impérial avait été méconnu, il fit périr quinze mille hommes. Tel est le nombre indiqué par les écrivains dignes de foi. Ses apologistes en rabattent une moitié, mais lui pardonnent l'autre eu égard à la pénitence qu'il voulut bien subir. Car, admonesté par saint Ambroise, il s'abstint pendant quelque temps d'entrer dans aucune église. C'était marquer sa soumission au pouvoir ecclésiastique, qui sut l'en récompenser'.

Voltaire traite aussi mal les grands héros de la Bible que les empereurs chrétiens. Attaquant dans le judaïsme une sorte de christianisme préalable, il montre la cruauté de la nation juive, sa haine contre les autres peuples, son avarice, ses turpitudes, les superstitions dont elle a rempli le monde. Et, choisissant entre les héros bibliques ceux que l'Eglise honore par-dessus tous, il prend à tâche de dénoncer leurs vices ou leurs crimes.

Le plus illustre est David, dans la lignée duquel naquit Jésus. La Bible en main, Voltaire nous raconte 1. Dict. phil., Théodose, XXXII, 357 sqq.; Examen t?Hpot'/an<, XLIII, i88; Fragment sur MfM<?ene)-a~, XLVII, 541, 542; etc.


son histoire. David ramasse d'abord six cents vagabonds, et, à leur tête. pille ou tue ses compatriotes; il ravit le trône à Isboseth par traîtrise, il dépouille et massacre Méphiboseth, petit-fils de Saul, il livre aux Gabaonites cinq autres petits-enfants et deux enfants du même prince, il assassine Urie pour lui enlever Bethsabée, il fait périr par un supplice horrible les enfants de sa première femme; enfin, « cet homme selon le cœur de Dieu ne prend jamais une ville sans passer au fil de l'épéc tous les habitants'. Tel est l'ancêtre de Jésus-Christ; un monstre de perfidie et de férocité.

Les arguments de ce genre ne touchent pas au christianisme en lui-même. Parmi ceux que Voltaire allègue directement contre la. religion chrétienne, un des principaux consiste à montrer que les autres religions la valent bien, entre autres le polythéisme et l'islamisme.

On taxe les Grecs d'idolâtres mais si la populace, chez eux, adorait les statues, n'en est-il pas de même chez nous? et, quant aux honnêtes gens, ils adoraient la divinité, non l'image~. On allègue leurs trente mille dieux mais ils reconnaissaient un Dieu suprême; et, du reste, les Génies inférieurs qu'ils admettaient au gouvernement du monde ont beaucoup de ressem1. Cf. D<e<. phil., David, XXVIII, 993 sqq., PMcMop/te, XXXI, 397 Rj-aM'')t important, XLIII, 11 sqq.; F)'a~n!. sur <'77M<yet!erc~e, XL VU, 539 sqq.; la Bt~<'M/ expliquée, XLIX, 2'?i sqq.; etc. Cf. encore la pièce intitulée Sa:</ (VII, 3~3 sqq.) dont Voltaire dit à M°" du Deffand Avez-vous jamais lu, madame, la tragédie de Saül et David? On t'a jouée devant un grand roi; on y frémissait et on y pâmait de rire, car tout y est pris mot pour mot de la Sainte Écriture. (Lettre du 7 <M~< ~69.) 2. Dict. phil., Idole, XXX, 279 sqq.


blance avec nos anges'. Leurs fables absurdes, contradictoires, immorales mais distinguons ces fables de leur religion; elles étaient, dans le polythéisme ce que sont dans le christianisme la Z.e'~enc/e</o/'eect)a7~/eu/' des Sainls2. Leurs oracles et leurs prodiges mais oublions-nous donc Notre-Dame de Lorette, SaintAntoine de Padoue, Saint-Jacques de Compostelle"? On leur reproche enfin de n'avoir point de morale; Lebeau, par exemple,. dans sa docte 77/s/o/e ~M Bas-Empire, l'affirme en termes décisifs. Les chrétiens, dit-il, avaient une morale, les païens n'en avaient point. Mais comment peut-on avancer une pareille sottise? et ceux qui l'avancent n'ont-ils donc jamais lu les philosophes grecs'? On veut du moins que certaines vertus soient exclusivement chrétiennes, et surtout l'humilité. Voltaire atteste Platon, il rappelle Ëpictète, qui la prêche en vingt passages, MarcAurèle, qui la pratique sur le trône, qui égale Alexandre à son muletier 5. En réalité le christianisme s'assimila la morale des païens, et les modifications qu'il y introduisit s'expliquent par les circonstances où se trouvait le monde aux premiers siècles do. l'ère chrétienne. Dira-t-on que la philosophie grecque n'est pas une religion? Si elle reconnaît un Dieu, un Dieu maître et père des hommes, on ne peut lui refuser ce nom qu'en le réservant au merveilleux, au surnaturel, à toutes les aberrations qui pervertissent et corrompent le christianisme.

1. Dict. phil., Polythéisme, XXXI, 465 sqq.

2. Ibid., id.

3. Ibid., Idole, XXX, 219 sqq.

4. Dict. phil., ~o~e, XXXI, 26~

5. Mtf/ //i;w!<<e, XXX, 260, 261. Cf. le Dttter du comte de Bo!~CM:M~tC)~, XLU), 567.


Après les païens, voici les islamites. En racontant la prise de Constantinople par les Turcs, Ducas écrit la phrase suivante « Le sultan envoya [à ses soldats] ordre d'allumer partout des feux, ce qui fut fait avec ce cri impie qui est le signe particulier de leur superstition détestable. » Allah, le nom même de Dieu, tel est le cri par lequel Ducas symbolise la « superstition » musulmane. Mais, des Turcs et des chrétiens, lesquels étaient plus superstitieux?"Ceux-ci se réfugièrent en grand nombre dans l'église SainteSophie, sur'la foi d'une prédiction qui les assurait qu'un ange descendrait à leur secours; l'ange ne se montra point, et ils furent tous massacrés ou réduits en esclavage'. Du reste, les écrivains catholiques n'ont pas moins calomnié la morale musulmane que celle des païens. M""= du Châtelet, à ce que Voltaire rapporte, en lut, sur sa recommandation, un précis fort exact, et, surprise de la trouver si austère, s'indigna de la mauvaise foi avec laquelle nos historiens la défiguraient. Le mahométisme, dont ces historiens dénoncent la prétendue sensualité, n'interdit pas seulement le vin et les liqueurs, mais exige les jeûnes les plus rigoureux, et borne à quatre le nombre des femmes, que ne limitait point la loi judaïque~. Faut-il, du moment ou l'on est chrétien, qu'on tâche à discréditer tous les autres cultes par des mensonges? Pour prouver la divinité du christianisme, on atteste la promptitude avec laquelle il se répandit. A vrai dire, aucune religion ne fit, sitôt née, autant de progrès que la musulmane. Et d'ailleurs, cette 1. Essai SMf les ;VœM< XVI, 492.

2. Remarq. de l'Essai Mo' les MtBM'.t, XH, 139.


prompte diffusion de la religion chrétienne s'explique aisément, selon Voltaire, par des causes naturelles: :les vertus de Jésus-Christ, ses souffrances elles-mêmes et sa mort; les aspirations de l'humanité contemporaine vers le merveilleux, si puissant alors sur les âmes, qu'on ne vit jamais tant de thaumaturges enfin l'annonce d'un prochain royaume des cieux pour les déshérités de la terre 1.

Aussi bien la religion chrétienne emprunta ses dogmes et ses rites à la Grèce, à l'Égypte, voire à l'Inde; et ce ne fut pas là une des moindres causes de son succès Toute sa théologie, elle la reçut en réalité des platoniciens. « Le platonisme fut cette force étrangère qui, appliquée à la secte naissante, lui donna de la consistance et de l'activité. C'est dans Alexandrie, devenue le centre des sciences, que les chrétiens devinrent des théologiens raisonneurs; et c'est ce qui releva la bassesse qu'on reprochait à leur origine. C'est là que commence réellementcette religion. C'est là que le Verbe fut connu des chrétiens, c'est là que Jésus fut appelé le Verbe. Toute la vie de Jésus-Christ devint une allégorie », etc. (Dieu el les .Hommes, XLVI, 241, 242, 246 sqq,). Ayant pour mère la religion juive, le christianisme a

Dict. phil., CAt'tsHaKMme, XXVIII, 52 sqq.; Dieu et les ~omntM, XLVI, 235 sqq.; llist. de Mn&HM. dit Christianisme, L,401sqq.;ctc.

2. Voltaire écrivit sa pièce d'0~H!p:e pour montrer la conformité des mystères et des rites païens avec ceux du christianisme. Cf. ~e«t'e Il Damt~tMt~e, 8 mars n62 On a voulu mettre au théâtre la religion des prétendus païens, faire voir dans des notes que notre sainte religion a tout pris de l'ancienne etc. Cf. encore Z.e«t'e à d'/«ett!6p;'<, :'S févr. i'!62, et f.e«)'e à f~t'~<'n<a<, 13 jui)). 1763.


pour père le platonisme Si par là s'explique en grande partie sa rapide propagation, tout ce que lui fournirent les religions et les philosophies antérieures suffirait du reste pour démentir la prétendue divinité de son origine.

Ailleurs, Voltaire s'applique à relever les invraisemblances des saintes Écritures.

Dans l'Ancien Testament, c'est la femme tirée d'une côte de l'homme, le serpent qui parle, l'arbre de la science, l'Océan qui, pendant le déluge, dépasse de quinze coudées le sommet des plus hautes montagnes sans laisser pourtant son lit à sec, l'arche qui contient toutes les bêtes de l'univers avec leur nourriture; c'est la cavalerie envoyée par le pharaon à la poursuite des Hébreux quand la sixième et la septième plaie d'Egypte n'avaient laissé vivant aucun animal, c'est Josué qui arrête le soleil, Jonas qui reste trois jours dans le, ventre d'une baleine, etc. Comment de telles fables trouvent-elles encore créance? Et se peut-il que des hommes sensés admettent l'inspiration divine d'un livre qui semble avoir pris à tâche de défier le sens commun ?

Quant aux Évangiles, Voltaire en fait voir surtout les divergences. Par exemple, Mathieu dit que, le roi Hérode ayant ordonné de massacrer tous les enfants nouvellement nés à Bethléem, Joseph et Marie, avertis par un ange, s'enfuirent en Égypte; Luc ne parle pas de ce massacre, et laisse Joseph et Marie à Bethléem pendant six semaines. Selon Mathieu, Luc et Marc, 1. Dieu et les Hommes, XLVI, 285.

2. Dt'c<. p/t:7., passim; Extrait des Sentiments de J. Atelier, XL, 410; QMM<:ons de Zapata, XLIII, 7 sqq.; Instruction à /'<'é?'e Pediculoso, XLIV, 486 sqq.; etc.


Jésus, après son baptême, fut transporté par l'Esprit dans un désert ou il jeûna quarante jours et quarante nuits; selon Jean, il partit aussitôt pour la Galilée. De même, Mathieu, Luc et Marc disent que les saintes femmes regardèrent de loin le crucifiement; mais Jean rapporte qu'elles étaient debout au pied de la croix. Les évangélistes ne s'accordent ni sur le nombre de fois clu'apparut le Christ ressuscité, ni sur les lieux ou il apparut, ni sur son ascension, ni même sur sa généalogie. Dès les origines, l'histoire du christianisme fut un tissu de contradictions*.

Au surplus Voltaire montre directement l'inauthenticité des Écritures, celle de l'Ancien Testament en expliquant par exemple comme quoi Moïse ne peut avoir écrit le Pentateuque, celle du Nouveau Testament en faisant voir que les quatre Évangiles ont été fabriqués longtemps après Jésus-Christ. Il signale, dans l'un et dan. l'autre, les nombreuses altérations et falsifications qu'ont reconnues d'ailleurs, à commencer par saint Jérôme, beaucoup d'éminents chrétiens. Il rappelle les dissentiments de maintes sectes sur certains livres sacrés les pharisiens rejetaient tous les prophètes et ne recevaient que le Penlaleuque; parmi les chrétiens, Marcion et ses sectateurs rejetaient le Pentaleuque comme les prophètes et introduisaient d'autres livres à leur mode; les allogiens excluaient l'évangile de saint Jean et l'Apocalypse; les ébionites admettaient un seul évangile, celui de Mathieu; enfin les hérétiques modernes 1. Dicl. p/tt7., Ge?:eft<o~e, XXIX, 537 sqq.; Extrait des SentiMeH<~ de J. ~e.f/to', XL, 412 sqq.; yn~h't.e/M?: <t /<'e?'e /'e~!ct;~OM XLIV, 496 sqq.; etc.


répudient plusieurs livres que tient pour authentiques l'Église romaine'.

Mais où sont, en cette matière, les éléments de certitude ? Ceux qui affirment l'authenticité de tels ou tels livres niée par d'autres, comment pourraient-ils l'établir? Les Evangiles apocryphes sont presque les seuls que citent les Pères des deux premiers siècles. Et sait-on pour quels motifs l'Église choisit quatre Évangiles, ni plus ni moins? L'Église fixa le nombre des Évangiles à quatre d'après un rapport de saint Iré'nëe, alléguant les quatre vents cardinaux et les quatre formes des chérubins sur lesquels Dieu est assis. A ces motifs, Théodore d'Antioche, saint Cyprien, saint Jérôme en ajoutent, il est vrai, de non moins bons le premier, c'est que Lazare resta mort pendant quatre jours; le second, c'est qu'il y avait quatre fleuves dans le paradis terrestre; le troisième enfin, c'est qu'on portait l'arche sainte avec des bâtons passant par quatre anneaux. Et voici quelque chose de mieux. Au conci)e de Nicée, les Pères, fort en peine d'opérer le triage, placèrent sans distinction sur l'autel tous les livres contestés, en priant le Seigneur de faire tomber ceux qui n'avaient pas reçu l'inspiration divine et telle est, paraît-il, la grâce que le Seigneur leur accorda

1. Dict. pAi7., ËM!?~ XXIX, 268 sqq., Genèse, XXX, Sa sqq.; Moïse, XXXI, 239 sqq. Extrait des Sentiments de J. Afe~Her, XL, 406 sqq.; etc.

2. Examen important, XLIII, 103 sqq.; Collection d'anciens ~'f<M.'y:s, XLV, 325 sqq.; llist. de Ma~t'M. du Chrislianisme, L, 463 sqq., 4S9; etc.

Si l'exégèse biblique et l'histoire religieuse ne sont pas chez Voltaire originales par le fond même, car il ne fit le plus souvent que répéter à sa façon ce qu'avaient déjà dit Spinoza,


Dénonçant les contradictions et les extravagances dont abonde l'histoire du christianisme « depuis Luc et Mathieu, ou plutôt depuis Moïse » Voltaire écrit à Helvétius « Ce serait une chose bien curieuse que de mettre sous les yeux ce scandale de l'esprit humain. Il n'y a qu'à lire et transcrire, c'est un ouvrage très agréable à faire; on doit rire à chaque ligne » (Lettre du 4 oc/. ~763). L'ouvrage dont parle Voltaire, lui-même le fit en plusieurs volumes et sous des titres divers; et, le faisant, il ne négligea point les occasions de rire.

Le rire, d'abord, est un «. palliatif contre les misères, les sottises atroces dont on est quelquefois environné » (Lettre à M. Ga/a/'d, 2 mars 1769). Ensuite et surtout aucune arme ne vaut celle-là dans un pays tel que la France. « On n'a cause gagnée avec notre nation qu'à l'aide du plaisant et du ridicule H (Z.e/ea 7/e/f~'Ms, 1S sept. 1763). « Nous autres Français, nous sommes gais, les Suisses sont plus graves. Comptez que rien n'est plus efficace pour écraser la superstition que le ridicule dont on la couvre » (Lettre à ~Be/f<6~ pasteur à Berne, 8 janv. 1764)'. Aussi bien, comment prendre au Bayle, Fréret et les philosophes anglais tels que Woolston, Collins,. Toland, Uolingbroke, non seulement ce fut un admirable vulgarisateur, mais surtout il répandit dans le grand public l'esprit de libre examen, opprimé jusqu'alors par une aveugle superstition des textes sacrés; et, d'autre part, si sa polémique ne répond plus en bien des points aux idées de notre époque, si les progrès des sciences historiques, naturelles et morales ont renouvelé les études religieuses, nos exégètes modernes ne le dépassèrent qu'en le continuant. t. Cf. encore LeMt'e à (/)~em~'<, 26 juin <766 Le ridicule vient bout de tout; c'est la plus forte des armes. Lettre à M"' (ht Deffand, 21 nov. nC6 1) faut avouer en général


sérieux les absurdités de l'exégèse et de la théologie catholiques? Quand le fanatisme étale seulement sa sottise, les honnêtes gens peuvent se contenter d'en rire 1.

Cependant, s'il y a temps pour la raillerie, il y a a temps aussi pour la colère et l'indignation. <' Selon que les objets se présentent à moi, dit Voltaire, je suis Héraclite ou Démocrite; tantôt je ris, tantôt les cheveux me dressent à la tête; et cela est très à sa place, car on a affaire tantôt à des tigres, tantôt à des que le ton de la plaisanterie est, de toutes les clefs de la musique française, celle qui se chante le plus aisément. /.e«re à ;U. Gaillard, 2 mars ~69 Vous me parlez de certaine petite folie; il est bon de ne pas être toujours sur le ton sérieux, qui est fort ennuyeux à la longue dans notre chère nation. Il faut des intermèdes. Heureux les philosophes qui peuvent rire et même faire rire! Et, dans une lettre à d'Alembert, du 8 octobre H60, le rondeau qui suit

En riant quelquefois on rase

D'assez près ces extravagants A manteaux noirs, à manteaux blancs Tant les ennemis d'Athanase, Honteux ariens de ce temps,

Que les amis de l'hypostase,

Et ces sots qui prennent pour base Do leurs ennuyeux arguments De Baïus quelque paraphraso. Sur mon bidet, nommé Pégase, J'éclabousse un peu ces pédants; Mais il faut que je les écrase En riant.

l.~e«t-eM<<m&et'<,28nov.~62.– On peut, il est vrai, reprocher à Voltaire bien des pages dans lesquelles sa polémique antireligieuse ne s'interdit pas la bouffonnerie, voire l'obscénité. Mais la même il a son excuse dans la bêtise pieuse avec laquelle des écrivains catholiques, tels par exemple que dom Calmet (0!'t;<. de la Bible, na2; llist. de ~htc. Testament, 1731) commentaient certains passages de la Bible, si peu chastes à vrai dire ou si orduriers, que l'obscénité dont on accuse Voltaire consiste la plupart du temps a les avoir tout simplement traduits.


singes » (Z.c/ à ~= du De~ancf, mars 1769 LXV, 385)'.

En maintes occasions, c'est lui qui reproche à' ses amis de rire, qui leur eh fait honte. D'Alembert par exemple lui avait écrit, après le supplice de L'a Barre, une lettre dont voici la dernière ligne « Pour moi, je rirai comme je fais de tout, et je tâcherai que rien ne trouble mon repos et mon bonheur ». Mais Voltaire répond « Ce n'est plus le temps de plaisanter; les bons mots ne conviennent point aux massacres )' (ISjuiU. 1766); et, quelques jours après « Non, encore une fois, je ne puis souffrir que vous finissiez votre lettre en disant Je rirai. Ah

1. Cf. Leltre a Da":t<6!:)tMe, ~9 juill. i766 Le rôle de Démocrite est fort bon quand il ne s'agit que des folies humaines; mais les barbaries font des Héractites. Je ne crois pas que je puisse rire de longtemps. Le/<t'e à M. Gaillard, 2 mars ~69 Quand les échafauds sont dressés à Toulouse et à Abbeville, je suis Héraclite; quand on se saisit d'Avignon, je suisDémocrite. Cf. encore cette page peu connue des Qt/M<'o?M ~m' les ~o'ac/M Il y a. des choses dont on ne doit que rire; il y en a contre lesquelles il faut s'élever avec force. Moquez-vous tant qu'il vous plaira de saint Justin qui a vu la statue de sel en laquelle la femme de Loth fut changée. Riez des miracles de saint Pacôme, que le diable tentait lorsqu'il allait à la selle, et de ceux de saint Grégoire Thaumaturge qui se changea un jour en arbre. Ne faites nul scrupule, en adorant Dieu et en servant le prochain, de vous moquer des superstitions qui avilissent la nature humaine; riez des sottises; mais éclatez contre la persécution. L'esprit persécuteur est l'ennemi de tous les hommes; il mène droit à l'établissement de l'Inquisition, comme le larcin conduit à être voteur de grand chemin. Un voleur ne vous ôte que votre argent; mais un inquisiteur veut vous ravir jusqu'à vos pensées. Il fouille dans votre âme, il veut y trouver de quoi faire brû)er votre corps. J'ai lu ces jours passés dans un livre nouveau [le Catéchisme de <<o?t?~<e /tOMM)!e] qu'il y a un enfer, qu'il est sur la terre, et que ce sont les persécuteurs théotogaux qui en sont les diabtes (XLU, 259)..


mon cher ami, est-ce là le temps de rire? Riait-on en voyant chauffer le taureau de Phalaris? Je vous embrasse avec rage » (23 juillet).

Les ennemis de Voltaire ont souvent cité le mot suivant d'une de ses lettres « Je suis fâché qu'on ait cuit ce pauvre Napolitain [Vaninij, mais je brûlerais volontiers ses ennuyeux ouvrages » (A l'abbé d'0/zue~, 6 janv. 1736). Que veulent-ils prouver par là? Et prétendraient-ils nous faire accroire, en citant une boutade parmi soixante-dix volumes, que Voltaire ne haïssait pas le fanatisme ou n'en plaignait pas les victimes? « Sirven, Calas, Martin, le chevalier de La Barre, écrit-il, se présentent quelquefois à moi dans mes rêves. J'ai toujours la fièvre le 24 du mois d'auguste, je tombe en défaillance le 14 de mai, où l'esprit de la Ligue catholique. assassina Henri IV par les mains d'un révérend Père feuillant (Lettre à d'Argenlal, 30 août 1769) 1. Si Voltaire ne se fait pas faute de rire toutes les fois qu'il y en a lieu, combien de pages, dans son œuvre, expriment sa pitié ou son indignation Ce n'est pas l'ironie hautaine et contenue de Montesquieu, ce n'est pas non plus l'âpre rhétorique de Jean-Jacques Rousseau c'est une éloquence sans apprêt, qui jaillit spontanément de son cœur 2. i. De même, Lettre à Sc/ton!Aen/, 31 août 1769 Ne soyez point étonné, Monsieur, que j'aie été malade au mois d'auguste. J'ai toujours la fièvre vers le 24 de ce mois, comme vers le 14 de mai Le/e à AI. Marin, 10 sept. n74, édition Moland, XLIX, 79. Sur Voltaire défenseur des victimes du fanatisme, cf. p. 145 sqq.

2. Voici un passage du Dictionnaire philosophique l'indignation succède au rire Peut-on répéter sérieusement que les Romains condamnèrent sept vierges de soixante et dix ans chacune à passer par les mains de tous les jeunes gens de la


II ét-ait, encore Lrès dangereux au xvfii" siècle de combattre le catholicisme. En n57 parut, une déclaration royale contre la licence des écrivains; cette déclaration, enregistrée le 21 avril par la Grand'Chambre, portait que « les personnes convaincues d'avoir composé, l'aiL composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion )) seraient punies de la peine capitale. Et sans doute elle ne fut pas appliquée dans sa rigueur. Mais, durant, tout le x\'ui" siècle, si l'on ne brûla ni ne roua les écrivains villc d'Aneyre?. C'est apparemment pour faire plaisir aux cabarctiers qu'on a imaginé qu'un cabaretier chrétien, nommé Théodote, pria Dieu de faire mourir ces sept vierges plutôt que de les exposer à perdre le plus vieux des pucelages. Dieu exauça le cabaretier pudibond, et.le proconsul fit noyer dans un lac les 'sept demoisettes. Des qu'elles furent, noyées, élles vinrent se plaindre à Théodote du tour qu'il leur avait joué et le supplièrent instamment d'empêcher qu'elles ne fussent mangées des poissons. Théodote prend avec lui trois buveurs de sa taverne, marche au lac avec eux, précédé d'un flambeau céleste et d'un cavalier céteste, repêche les sept vieilles, les enterre et finit par être décapité. On trouve cent contes de cette espèce dans tes martyrologes. On a cru rendre les anciens Romains odieux, et on s'est rendu ridicule. Voulez-vous de bonnes barbaries bien avérées, de bons massacres bien constatés, des ruisseaux de sang qui aient coulé en effet, des pères, des mères, des maris, des enfants à la mamelle réellement égorgés et entassés les uns sur les autres. Monstres persécuteurs, ne cherchez ces vérités que dans vos annales vous les trouverez dans les croisades contre les Albigeois, dans les massacres de Mérindot et de Cabrières, dans l'épouvantable journée de la Saint-Barthétemy, dans les massacres de l'Irlande. tt vous sied bien, barbares que vous êtes, d'imputer au meilleur des empereurs des cruautés extravagantes, vous qui avez inondé l'Europe de sang, et qui l'avez couverte de corps expirants, pour prouver que le même corps peut être en mille endroits à la fois et que le pape peut vendre des indulgences? Cessez de calomnier les romains, vos législateurs, et demandez pardon à Dieu des abominations de vos pères (~ar<t/ XXXI, 1S9).


hostiles à l'Église, on les incarcérait, on les exilait, on interdisait ou supprimait leurs livres.

Faut-il donner, par quelques exemples, une idée de ce qu'était le régime de la presse'? -Bornons-nous i. Boulanger fut persécuté pour des livres d'érudition absolument étrangers aux polémiques contemporaines. En n49, la Sorbonne dénonça te premier votume de l'HM<o:re naturelle de Buffon comme admettant plusieurs créations successives. En n50, a la suite d'un sermon de je ne sais quel Père Aubert, on brûla sur la place publique de Colmar le Dte<!o?:HaM'c de Bayle. Après la publication de l'Émile, Rousseau fut décrété de prise de corps par )e Paiement et dut s'exiler. En 1764, on interdit à Thomas d'imprimer son Éloge de AJcrc-~ure~e, qui avait eu un grand succès, et de le lire à l'Académie. Sept ans après fut renouvelé l'ancien règlement qui ordonnait de ne recevoir au concours académique pour le prix d'éloquence que les discours approuvés par deux docteurs de la Faculté de théologie.

Recueillons ça et là d'autres exemples dans la Correspondance de Voltaire.

Votre héros Fontenelle fut en grand danger pour les Oracles. et, quand il disait que, s'il avait la main pleine de vérités, 1 n'en lâcherait aucune, c'était parce qu'il en avait lâché et qu'on lui avait donné sur les doigts. (~e~t'e à Helvétius, 15 sept. n63.) Cf. Dict. phil., Philosophe, XXXI, 398 On ne sait pas assez que Fontenelle, en ni3, fut sur le point dé perdre ses pensions, sa place et sa liberté, pour avoir rédigé en France, vingt ans auparavant, le 7'at<e des Oracles du savant Van Dale, dont il avait retranché avec précaution tout ce qui pouvait alarmer le fanatisme. –Helvétius lui-même à qui est écrite la lettre citée plus haut, eut son livre de l')t't< condamné par le Parlement. Qui croirait, dit Voltaire à l'article Letlres du Dic<!OK)!Mt'e philosophique (XXXt, 9) que, dans le xvut" siècle, un philosophe ait été trainé devant les tribunaux séculiers et traité d'impie par les tribunaux d'arguments pour avoir dit que les hommes ne pourraient exercer les arts s'ils n'avaient pas de mains?

J'ai vu Fréret, le fils de Crébillon, Diderot, enlevés et mis a la Bastille, presque tous les autres persécutés, l'abbé de Prades traité comme Arius par les Athanasiens, Helvétius opprimé non moins cruellement, Tercier dépouillé de son emploi, Marmontel privé de sa petite fortune, Bref, son approbateur, destitué et réduit à la misère (Lettre à Palissot, 16 mars 116~. « J'ai à vous parler d'une autre nouvelle qui est assez inte-


à rappeler de quelle façon furent traités les ouvrages de Voltaire, non seulement ceux où il attaque te catholicisme, mais ceux-là mêmes où il se borne à exprimer, sans rien d'agressif, ses idées philosophiques.

La Sorbonne dénonça la TTe/i~ae~ et lui en fit refuser le privilège. « J'ai, déclare-t-il, trop recommandé. l'esprit de paix et de tolérance; j'ai trop dit de vérités à la cour de Home, j'ai répandu trop peu de fiel contre les réformés; pour espérer qu'on me permette d'imprimer dans ma patrie ce poème composé à la louange du plus grand roi que ma patrie ait jamais eu (Lellre à jM\Cayn6ta~Me, 1724, édit. Moland, XXXIII, 107). Les Z.e/es ph ilosophiques et la Voix du Sage et du Peuple furent supprimés. De même les deux premiers chapitres du Siècle de Louis X/V. « J'élevais un monument à la gloire de mon pays, ressante selon ma façon de penser; c'est la persécution que l'on suscite à l'abbé Raynal. On dit qu'il a été obHgé de disparaître. Heureusement son livre ne disparaitra jamais. Est-il vrai qu'on en veut à ce livre et à la personne de l'auteur? Les jansénistes et les pharisiens se sont réunis, e< /'Me)'!<n< am/c: ex illa /<o)'a. Il n'y aura donc plus moyen chez les We)ches de penser honnêtement sans être exposé à la fureur des barbares! (~e«; à d'~t'~en<a<, 26 .nov. d'ns). [Le principal ouvrage de l'abbé Raynal, t'M/o~'e p/tt~o~op/t~Me et politique des deux Indes, publiée en n80, fut brûlé par ordre du Parlement, et l'auteur décrété de prise de corps.]

Pourriez-vous me dire si vous avez entendu parler de l'affaire d'un jeune philosophe et par conséquent d'un jeune malheureux, nommé Delisle de Sales, auteur d'un livre intitulé De la Philosophie de la A~a<Mt'e? Il a été violemment persécuté et même décrété de prise de corps (Ée«)'e à ;Ua)'MonM. 8 mars nn). « On me mande qu'ils [messieurs du Ch,lte[et] ont condamné au bannissement perpétue! ce pauvre Delisle de Sales (Lettre au m~me, 8 avr. nT!).

1. Parus à part, en 1739.

VOLTAIRE PHILOSOPHE.


s'écrie Voltaire, et je suis écrasé sous les premières pierres que j'ai posées » (Lettre à d'Argenson, 8 janv. 1740). L'ouvrage ne put paraître qu'à Berlin, comme si, pour raconter l'histoire de France, il fallait être hors de France'. LaZ.o: naturelle, fut condamnée aux flammes par le Parlement Le fWc<s de /'Z?cc/e'S!'as~e et le Cantique des Canliques furent lacérés et brûlés. Un exemplaire du Dictionnaire philosophique fut jeté au feu avec le corps du chevalier de La Barre. En 17.69, l'Histoire du Par/eme~, vendue sous le manteau par des colporteurs, coûtait jusqu'à trois louis. On sait au surplus combien de fo~s Voltaire dut changer de résidence, se cacher, s'enfuir. Même à Ferney, sa sécurité est précaire. Ayant appris qu'on le soupçonnait d'être l'auteur de Sau/, paru comme une traduction de l'anglais, il écrivait à Damilaville, le 21 juillet 1764 « Je me.trouve dans des circonstances épineuses où ces odieuses imputations peuvent me faire un tort irréparable et empoisonner le reste de ma vie. » Le 21 septembre de la même année, il écrit à M" du Deftand « Je serais homme à souhaiter de n'être pas né, si on m'accuse d'avoir fait le Dictionnaire philosophique, car. les hommes sont si sots, si méchants, les dévots sont si fanatiques, que je serais sûrement persécuté. » Deux ans après, l'aiïaire La Barre lui cause de vives inquiétudes dans une séance du Parlement, le conseiller Pasquier a déclaré que les jeunes gens d'Abbeville se sont pervertis en 1. Mh-e à ~°" DettM, 28 oct. ~50.

2. En juillet n8'J, la reine, qui allait faire ses dévotions, aperçut dans une librairie un exemplaire de ce poème; en repassant, elle entra, déchira la brochure et menaça la marchande de faire fermer sa boutique.


lisant ses livres. H craint qu'on ne le poursuive jusqu'au fond de son désert, qu'un décret ne l'oblige de quitter Ferney; et déjà il s'enquiert d'un asile plus sûr au pays de Clëves Le 5 février 1768, lorsque vient de paraître le D?ne/' du comte de ~ou/a/nu/liers, il écrit à M. Saurin « Vous sentez. combien il serait affreux qu'on m'imputât cette brochure. Mon âge, ma santé très dérangée, mes affaires qui le sont aussi, ne me permettent pas de chercher une autre retraite contre la calomnie. Les morts se moquent de la calomnie, mais les vivants peuvent en mourir2. » Quelques mois plus tard, le 13 juillet, il écrit à M"" du Deffand « Les dents et les gritïes de la persécution se sont allongées jusque dans ma retraite; on a voulu empoisonner mes derniers jours. » Dirons-nous que les appréhensions de Voltaire étaient excessives? Certains de ses amis, entre autres d'Alembert. et Diderot, le trouvent trop prompt à s'alarmer. Mais d'Alembert ne lui en recommande pas moins d'être circonspect; et, dans une lettre à M"e Volland, Diderot exprime la crainte que « nosseigneurs a ne laissent jamais le « patriarche » en repos, que, malgré ses protections, malgré ses talents et sa gloire, ils ne « lui jouent quelque mauvais tour ') (Z.e~e du 8 aou< ~76S).

Or Voltaire, qui veut bien être confesseur, ne veut

1. Cf. ~<;«re de Frédéric à Fo~aM-c, juif). i766; LXIII, Zt8. 2.Cf.,mêmejour,a.M*deSaint.-Ju)ien:<Vousmefaites beaucoup d'honneur et un mortel chagrin en m'attribuant l'ouvragc fto Saint-Hyacinthe. Les soupçons, dans une matière aussi grave, seraient capables de me perdre et de'm'arracher au seul asile qui me reste sur la terre dans une vieillesse accablée de maladies.'


pas être martyr'. Aussi prend-il toutes les précautions possibles. « Les philosophes doivent rendre la vérité publique et cacher leur personne » (Lettre à Damilaville, 19 sept. 1764). il regrette qu'Helvétius « ait eu le malheur d'avouer un livre qui l'empêchera d'en faire d'utiles » (Au même, 10 oct. 1762). H écrit à d'Alembert « Frappez et cachez votre main. On vous reconnaîtra, je veux bien croire qu'on en ait l'esprit, qu'on ait le nez assez bon; mais on ne pourra vous convaincre (7 mai 1761). Et encore « On m'a dit que vous travaillez à un grand ouvrage; si vous y mettez votre nom, vous n'oserez pas dire la vérité H (8 mai 1764). Lui-même publie une foule de brochures soit anonymes, soit pseudonymes. Très souvent, il'se plaint que « les frères » le signalent comme l'auteur de tel ou tel écrit où sont attaqués le fanatisme et la superstition. Peu importe « de quelle main la vérité vienne, pourvu qu'elle vienne. C'est lui, dit-on, c'est son style, c'est sa manière; ne le reconnaissez-vous pas? Ah! mes frères, quels discours funestes! Vous devriez au contraire crier dans les carrefours Ce n'est pas lui » (Lettre à d'Alembert, 1er mai 1768)~. On veut faire un crime à Voltaire de .son « anonymat perpétuel » etde son « pseudonymat obstiné H'. Sans doute il se fût montré plus courageux en avouant ses 1. Lettre à Damilaville du 21 juillet n64; Lettre à <f~n?M<a< du i" avril H68; Lettre u d'Alembert du 24 mai n69. 2. De <'Espt'!<.

3. Cf. ~«fe à Helvétius, 27 oct. n66 Qu'importe l'auteur de l'ouvrage? Ne voyez-vous pas que le vain plaisir de deviner devient une accusation formelle dont les scélérats abusent ? Vous exposez l'auteur que vous soupçonnez; vous le livrez < toute la rage des fanatiques; vous perdez celui que vous vou!riez sauver.

4. É. Faguet, Pt.<AMt<t~e siècle, p. <97.


œuvres. Mais on l'aurait réduit au silence, et la vérité ne serait point venue'.

D'autre part, Voltaire conseille à ses amis de mener prudemment la campagne philosophique, de ne pas donner d'armes contre eux. S'il blâme parfois des articles trop timides que Diderot et d'Alembert écrivent eux-mêmes ou admettent dans l'Encyclopédie, il en signale d'autres comme trop audacieux. Pour son compte, il use de ménagements. Il ne dit pas toujours sa véritable pensée; il recourt très souvent à cette ironie qui est, comme l'appelaient les Latins, une dissimulation'; il se déclare meilleur chrétien que ses adversaires 3..

Et même il ne se borne pas à protester verbalement ou par écrit do son orthodoxie catholique, apostolique et romaine. Dans la seconde moitié de sa vie, il croit t. Le public ne s'y trompait pas. A qui Voltaire pensait-il faire accroire que ses pamphlets contre le catholicisme avaient été écrits par des religieux persécutes dans leurs couvents (~.e/<)'e à Damilaville, 8 févr. 1768), ou que le Dictionnaire philosop/t!<yue devait être attribué à un nommé Dubut, petit théologien de HoUande '? (/~«t'e au m~):e, 29 sept. 1764; cf. /.e«;'e d d'/)!e;t<a/, 1°' oct.) Aussi bien le ton même dont il se disculpe et les plaisantes raisons auxquelles il a recours montrent assez que ses désaveux étaient en général de pure forme. 2. Déjà, par exemple, dans t'Avant-propos des Premières Remarques ~f f<;n.i'M.! de ~<Mca~ « On ne peut trop répéter ici combien il serait absurde et cruel de faire une affaire de parti de cet examen des /'e!M('e. Je n'ai de parti que la vérité. Je pense qu'il est très vrai que ce n'est pas à la métaphysique de prouver la religion chrétienne et que la raison est autant audessous de la foi que le fini est au-dessous de l'infini. tt ne s'agit ici que de raison, et c'est si peu de chose chez les hommes que cela ne vaut pas la peine de se fâcher (XXXVIt, 38). 3. H n'y a d'autre parti à prendre que de se déclarer meilleur chrétien que ceux qui nous accusent de n'être pas cttretiens.ctc.(~e«t-edt<i/e~6c)'<,27fevr.n6t).


nécessaire de pratiquer le culte. A Colmar, en avril 1754, comme des espions avaient été apostés pour s'enquérir s'il ferait ses pâques, des amis l'avertirent en le pressant de les faire; et il suivit ce conseil'. Pendant son séjour à Ferney, il accomplit tous les devoirs extérieurs de la religion. « Je vous quitte, écrit-il au marquis Albergati, pour aller à la messe de minuit avec ma famille et la petite-fille du grand Corneille. Je suis fâché d'avoir chez moi quelques Suisses qui n'y vont pas; je travaille à les ramener au giron » (23 déc. 1760). La comtesse d'Argental lui ayant recommandé la prudence « Je vais à là messe de ma paroisse, lui répond-il, j'édifie mon peuple, je bâtis une église, j'y communie et je m'y ferai enterrer, mort-Dieu, malgré les hypocrites. Je crois en JésusChrist consubstantiel à Dieu, en la vierge Marie mère de Dieu. Lâches persécuteurs, qu'avez-vous à me dire? M (14janv. 1761)~. On connaît ses querelles avec Biord, l'évêque d'Annecy; rappelons seulement qu'en 1769, craignant d'être persécuté, il força le curé de Ferney à lui donner la communion.

t. Au moment où il allait être communié, dit Collini, je jetai un coup d'oeil subit sur le maintien de Voltaire. Il présentait sa langue en fixant ses yeux bien ouverts sur la physionomie du prêtre. Je connaissais ce regard-là (Mo?! séjour auprès de Voltaire, Paris, 180' p. t2'?).

2. Cf. Lettre à d'~eM&~)'<, i" juill. n66 Je rends le pain bénit tous les ans avec une magnificence de village que peutêtre le marquis Simon Le Franc n'a pas surpassée. » Letlre d ~4)'~e;!< 4" avr. n68 Vous me demandez pourquoi j'ai chez moi un jésuite; je voudrais en avoir deux, et si on me fâche, je me ferai communier par eux fois par jour. » Lettre au cara!t'yta/ de Der?tM, 9 févr. mo Si vous êtes cardinal, je suis capucin. Le général qui est à Rome m'en a envoyé la patente. Je me fais faire une robe de capucin assez jotie.


Ses amis lui faisaient honte, d'Alembert entre autres et d'Argental. H se défendit de son mieux. Et certes il se défend mal en alléguant qu'on doit hurler avec les loups, que, s'il n'a aucune prétention, il ne saurait donc être taxé d'hypocrite que la meilleure façon de marquer son mépris pour de telles facéties consiste les jouer 2. Citerons-nous l'exemple de Montesquieu et celui de Buffon, qui se conformèrent eux aussi à la religion de leur pays et de leur roi? Ni l'un ni l'autre, tout incroyants qu'ils fussent, n'avaient, comme Voltaire, déclaré la guerre au catholicisme.

Mais ses attaques mêmes contre le catholicisme l'obligeaient de prendre ses précautions. H a comme excuse la crainte des périls qui le menaçaient. Sur son lit de mort, il se confessa, en disant « Je ne veux pas qu'on jette mon corps à la voirie. » Pendant ses démêlés avec l'évêque Biord « Pour n'être point brûlé, je fais, écrivait-il à d'Alembert, provision d'eau bénite o (24 mai 1769). Brûlé? non sans doute. Mais il aurait été réduit, à quitter Ferney;. or, que pouvait-il, sauf le bûcher, craindre de pire3? 1. ~<)'e à d'j4r<yet:<a!, 22 avr. 1768.

2. Id., 8 mai 1169. Dans une lettre à Saint-Lambert du 4 avril n69, après avoir dit J'ai eu douze accès de fièvre; j'ai reçu bravement le viatique en dépit de l'envie. J'ai déclaré expressément que je mourais dans la religion du roi très chrétien et de ta France,~ma patrie il ajoute, comme pour se donner le change à lui-même: Cela est fier et honnête.. 3. Vous ne savez pas avec quelle fureur ia calomnie sacerdotale m'a attaqué. H me fallait un bouclier pour repousser les traits mortels qu'on me lançait. Voulez-vous toujours oublier que je suis dans'un diocèse italien et que j'ai dans mon portefeuille la copie d'un bref de Rezzonico contre moi? Voulez-vous oublier que j'allais être excommunié comme le duc de Parme et vous? Voulez-vous oublier enfin que, lorsqu'on mit un bâillon


Remarquons du reste que èé qu'il achetait ainsi, ce n'était pas une paix égoïste. Rien ne t'empêchait de vivre tranquille en se taisant. D'autres s'étaient tus jadis, à commencer par Descartes et d'Alembert luimême gardait maintenant le silence. Mais il voulait continuer sans relâche la lutte contre le fanatisme. A ceux qui l'accusent de manquer de courage, on pourrait répondre par ce mot d'une de ses lettres « Nous sommes bien heureux, mes anges, d'avoir des philosophes qui n'ont pas la prudente lâcheté de Fontenelle » (~ d'ea/a/, 2~ juin 1766).

Non seulement Voltaire ne se tut pas dans les dernières années de sa vie, mais il fut plus actif que jamais.

Pourquoi ce redoublement de zèle? On prétend que le succès du ~'cai'ë savoyard, publié en 1762, l'avait à Lally et qu'on lui eut coupé la tête pour avoir été malheureux et brutal, le roi demanda s'il s'était confessé? Voulez-vous oublier que mon évêque savoyard, le plus fanatique et le plus fourbe des hommes, écrivit contre moi au roi, il y a un an, les plus absurdes impostures?. Il est très faux que le roi lui ait fait répondre par M. de Saint-Florentin qu'il ne voulait pas lui accorder la grâce qu'il demandait. Cette grâce était de ine chasser du diocèse, de m'arracher aux terres que j'ai défrichées, à l'église que j'ai rebâtie, aux pauvres que je loge et que je nourris. Le roi veut qu'on remplisse ses devoirs de chrétien; non seulement je m'acquitte de mes devoirs, mais j'envoie mes domestiques catholiques régulièrement a l'église et mes domestiques protestants régulièrement au temple; je pensionne un maitre d'école pour enseigner le catéchisme aux enfants. Je me fais lire publiquement l't/M/ott'e de /'B~H~ et les SerMOtt! de Massillon à mes repas. Je mets l'imposteur d'Annecy hors de toute mesure, et je le traduirai hautement au Parlement de Dijon s'il a l'audace de faire un pas contre les lois de l'Etat. Si par malheur j'étais persécuté. plusieurs souverains. m'offrent des asiles. Je n'en sais point de meilleur que ma maison et mon innocence. Mais enfin tout peut arriver (~.e«)'e <i <~rgen<a/, 23 mai n69).


rendu jaloux de Rousseau. Selon Condorcet, le Se/n6/! des C/gMa;e serait le premier ouvrage où Voltaire attaqua de front la religion chrétienne, et il ne t'aurait écrit que pour surpasser Rousseau en hardiesse « comme il le surpassait en génie 1 ». Cette assertion, sur laquelle veulent s'appuyer des critiques modernes2, ne supporte pas l'examen. D'abord, Voltaire avait déjà fait paraître avant 1762 beaucoup d'ouvrages tout aussi hardis que le Sermon des C~~uan/e~; ensuite, le Sermon des C<</uaM/e précéda le ~'cat'e savoyard, et, peut-être, de douze ou quinze ans

Ce qui n'en reste pas moins, c'est que, depuis son établissement à Ferney, il mena la campagne anticatholiquè avec une nouvelle ardeur et y consacra désormais presque tous ses efforts. De plus en plus il-n'écrit que pour agir, et de plus en plus son action est dirigée contre l'Église. Il néglige tout ce qui est purement littéraire; il se refuse jusqu'au plaisir de rimer des badinages. « Ce n'est pas la peine, dit-il; le temps est trop cher~. » Suivant l'expression d'Helvétius, Voltaire a passé le Rubicon, et le voilà devant Rome".

Si l'on veut se faire une idée de la place que tient t. Avertissement du Ser/nott des Cinquante.

2. Entre autres Brunetière. Cf. Éludes critiques, t. 111, p. 272. 3. Par exemple, la Défense de milord Bo/tn~tro/fe, la ~e«r? de Chartes ~OM/K a ses /?'e)'& quant à t'<fa<< des Sentiments de J. JUes/te)', it en envoyait à Damilaville un exemplaire dès le 4 février n62.

4. Cf. Edme Champion, fo«ff!<'e, la Date JM Sermon des Cinquante, p. 168 sqq.

5. Lettre A d'~t/em&ef'< du 8 octobre <60. A propos d'un rondeau que Voltaire ne prend pas le temps d'achever. Cf. note 1 de la p. St.

C. /.e«)'e <i 77e~e<M', 2 janv: n6).


dans son œuvre, à cette époque, la polémique anticléricale, il suffit de lire le D/c~'o~na/ep/7oso/?/n'(jfue. Dans le premier volume par exemple, une vingtaine d'articles sur soixante prennent à partie le catholicisme Abbaye, Abbé, ~&a/iam, Adam, Adorer, ~4~a/ Ame, Amour de Dieu, Ange, ~4n/:a~es, Antitrinitaires, Apocryphes, Apostat, j4/)d/re, Ararat, maints autres encore. Et ce sont presque toujours les plus étendus. Sur Abraham, vingt pages; sur Adam, dix; sur Ame,. vingt; sur- Apocryphes et sur Apôtre, quinze. Aussi bien plusieurs articles, dont le titre n'annonce rien d'anticatholique, se rattachent pourtant, soit en partie, soit tout entiers, à la propagande contre l'Église. Dans Abus, il ne parle que de « l'appel comme d'abus ». Dans Adultère, il plaide en faveur du divorce. Dans Anthropophages, il consacre deux ou trois pages à soutenir que les Hébreux mangeaient de la chair humaine. Dans Arabes, il montre que Job n'était pas Juif et que le L/u/'e de Job est antérieur à tous les livres judaïques. Enfin, voici le commencement de l'article Aranda (comte d') « Quoique les noms propres ne soient pas l'objet de nos questions encyclopédiques, notre société littéraire a cru devoir faire une exception en faveur du comte d'Aranda, qui a commencé à couper les têtes de l'hydre de l'inquisition »

1. Dans le reste du Dictionnaire, sans citer les articles que signale assez leur titre, cf. entre autres Avignon, où Voltaire conteste les droits du pape sur cette ville; Éclipse, où, rappelant la légende d'après laqueUe la terre se serait couverte de ténèbres à la mort de Jésus-Christ, il conclut que les ténèbres de la superstition sont bien plus dangereuses; Economie, où il critique les récits sacrés relatifs à Abraham et à'Isaac; G~ott'e (section U), où il raille la sottise humaine qui se représente


C'est aussi dans les vingt dernières années de sa vie que Voltaire publie le plus grand nombre de ses brochures anticléricales. Les gros livres ne sont pas de saison. Mieux valent des pamphlets, qui se répandent partout, que tout le monde veut lire et peut comprendre. « Il paraît convenable, écrit-il à Helvétius, de n'écrire que des choses simples, courtes, intelligibles aux esprits les plus grossiers. Que le vrai seul et non l'envie de briller caractérise ces ouvrages (2 juill. 1763). Et, dans une autre lettre au même, signée Jean Patourel, ci-devant jésuite, après avoir gémi sur les progrès de l'incrédulité « On oppose, dit-il, au Pédagogue chrétien et au Pensez-y bien, livres qui faisaient autrefois tant de conversions, de petits livres philosophiques qu'on a soin de répandre partout adroitement. Ces petits livres se succèdent rapidement les uns aux autres. On ne les vend point, on les donne à des personnes affidées qui les distribuent à des jeunes gens et à des femmes. Tantôt c'est le Sermon des Cinquante, qu'on attribue au roi de Prusse, tantôt c'est un Extrait du Testament de ce malheureux curé Jean Meslier, tantôt c'est je ne sais quel Catéchisme de /'77onne7e .AomMe H (25 août 1763). Voilà le moyen le plus efficace de combattre l'Église; et Voltaire ne le dénonce sous le nom de Jean Patourel que parce qu'il se félicite d'en user pour son propre compte avec succès. Si beaucoup de ses ouvrages proprement littéraires avaient eu de tout temps un tour philosophique, le l'Être suprême comme un glorieux; llorloge, où il ridiculise le miracle fait en faveur d'Exéchiet sur son horloge miracle par lequel le soleil recula sans souci de déranger le cours de tous les autres astres, etc., etc.


philosophe chez lui prévaut de plus en plus. Voltaire ne conçut jamais l'histoire en pur « littérateur a mais, sans parler de Charlés XII, il y a une grande différence entre l'Essai s! les Mœurs et le Siècle de Louis XIV. Quant à ses pièces de théâtre, presque toutes sont maintenant des œuvres de combat Soc/'a~e, où il représente la magistrature et le sacerdoce alliés contre la philosophie; SaH/, où il s'amuse à bafouer le roi et prophète David; Olympie, où, comme nous l'avons vu', il prétend montrer que la religion chrétienne a tout pris des païens et que le peuple de Dieu fut un peuple abominable2; les G:!ë6/'es, où il dénonce l'ambition des prêtres; les'Lois de Minos, où il flétrit les sacrifices humains, non pas seulement ceux de l'antiquité, mais aussi ceux des temps modernes et de son siècle même; car de quel autre nom appeler les auto-da-fé, la Saint-Barthélemy, le supplice de La Barre?

Sa polémique aussi prend un accent plus vif. C'est à partir de 1760 qu'il adopte pour devise le mot fameux Ecraser l'in fâme 3. 11 écrit, le 11 janvier 1761, à son ami Thiériot. « Je deviens Minos dans ma vieillesse, je punis les méchants x. A Damilaville, le 9 mai 1763 « Plus je vieillis et plus je deviens implacable envers /HMe n, et le 27 février 1765 « Je i. Cf. p. 83, n. 2.

2. Lettre D<:n:t7at)t~e, du S mars n62; Lettre <t d'~t'~eH/a~, du 13 juillet n63.

3. ~«)'e à d'em&er< du 23 juin 1160; ft r/t<eno<, du i8juU)et; à ~f~)?tAM-<, du 20 avri[ n6i; du 25 février et du i2juiHet n62; du 18 janvier n63, etc.

4. Cf, Lettz·e ci la comlesse rl'Az·genlnl, 4~z janv: 976i Vous

4. Cf. ~e~?'e H /<! co))!<eMe ~ett/n~, 14 janv. n6i Vous m'allez dire que je deviens bien hardi et un peu méchant sur mes vieux jours. Méchant? Non, je deviens Minos, je juge les pervers.


deviens bien faible, mais mon zèle devient tous les jours plus fort. A d'Alembert, le 13 novembre 1772 « Je deviens plus insolent à mesure que j'avance en âge. »

Jamais le ton de sa correspondance avec « les frères H ne fut si vif et si passionné. Lettre à Helvétius, du 2 janvier 1761 « Il faut hardiment chasser aux bêtes puantes. » Lettre à d'Argental, du 3 octobre de la même année « Ah barbares, ah! chiens de chrétiens, que je vous déteste! » Lettre à d'Alembert, de février 1762 « Si j'ai lu la belle jurisprudence de l'inquisition'! Eh! oui, mordieu, je l'ai lue, et elle a fait sur moi la même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains. Les hommes ne méritent pas de vivre puisqu'il y a encore du bois et du feu, et qu'on ne s'en sert pas pour brûler ces monstres dans leurs infâmes repaires ') (LX, 174). Lettre à Damilaville, du 15 mars 1768 « M. d'Argental doit recevoir dans quelques jours deux paquets de mort-aux-rats2 qui pourront donner la colique à /'<n/ » ·

En même temps Voltaire encourage ses amis ou les gourmande. Il écrit à d'Alembert, le 12 juillet 1762 « Jean Meslier doit convertir la terre. Pourquoi son évangile' est-il en si peu de mains? Que vous êtes tièdes à Paris Vous laissez la lumière sous le boisseau. » A Damilaville, le 12 octobre 1764 « Chacun de son côte combat le monstre de la superstition fanatique; les uns lui mordent les oreilles, d'autres le ventre, et quelques-uns aboient de loin. Je vous

4. Le Manuel des Inquisiteurs, par l4lorellet.

1. Le Afn~Me~ des /n~MM!<eK~, par MoreUet.

2. U s'agit de brochures anticatho)iques..

3. L'Extrait des SeK<:n?en<~ de Jean Meslier.


invite à la curée »; et le 19 novembre 1765 « Allons, brave Diderot, intrépide d'Alembert, joignez-vous à mon cher Damilaville, courez sus aux fanatiques et aux fripons; détruisez les plates déclamations, les misérables sophismes, les faussetés historiques, les contradictions, les absurdités sans nombre, empêchez que les gens de bon sens ne soient les esclaves de ceux qui n'en ont point; la génération naissante nous devra sa raison et sa liberté. » Encore à Damilaville, le 28 juillet 1766 « Si le Platon moderne' voulait, il jouerait un bien plus- grand rôle que l'ancien Platon. Je suis persuadé encore une fois qu'on pourrait changer la face des choses. » A d'Alembert, le 30 juillet de la même année « Je pleure les gens dont on arrache la langue, tandis que vous vous servez de la vôtre pour dire des choses très agréables et très plaisantes. » A Damilaville enfin, quelques jours après, le 25 août « Tout ce que je puis vous dire aujourd'hui par une voie sûre, c'est que tout est prêt pour l'établissement de la manufacture [une colonie philosophique qui devait s'établir à Clèves]. Des bords du Rhin jusqu ceux de l'Obi, Platon trouverait sûreté, encouragement et honneur. Je ne conçois pas ceux qui veulent ramper sous le fanatisme dans un coin de Paris tandis qu'ils pourraient écraser ce monstre. Quoi! ne pourriez-vous pas me fournir seulement deux disciples zélés' Il n'y aura donc que les énergumènes qui en trouveront! Je ne demanderais que trois ou quatre années de santé et de vie; ma peur est de mourir avant d'avoir rendu

1.Diderot.


service. » Et, à la fin de la lettre, il répète trois fois écrasez/n/

On a déjà vu de quelle façon Voltaire combattait le catholicisme; disons maintenant pourquoi il le combattit.

Il est le premier à dire que les questions métaphysiques dépassent l'intelligence humaine 2; et, quand une de ces questions se pose, il reconnaît humblement sa faiblesse. Mais, si faible que soit notre raison, il ne veut pas du moins y contredire. Or, le catholicisme prétend nous imposer des croyances qui la révoltent. Il appelle le théologien Jacques Vernet « professeur de la science absurde » (Lettre à Diderot, 17S8; LVII, 456). Il écrit au cardinal de Bcrnis « Quoi! sérieusement, vous voulez rendre la théologie raisonnable? Mais il n'y a que le Diable de La Fontaine à qui cet ouvrage convienne » Elle est « un cours de PetitesMaisons ') (28 déc. 1761).

Parmi tant de dogmes absurdes imaginés par les théologiens du catholicisme, n'en retenons que deux, auxquels il revient le plus souvent, celui de la Trinité et celui de la Transsubstantiation.

D'après la religion catholique, il y a un seul Dieu, mais, en même temps, il y a trois personnes divines. La première, nommée le Père, a engendré la seconde, nommée le Fils, et le Père avec le Fils ont engendré la troisième, nommée l'Esprit; cependant l'Esprit, le Fils et le Père sont aussi anciens l'un que l'autre. Ils 1. Cf. encore la lettre à d'Alembert du 26 juin H66, ta lettre à Heh'etius du 21 octobre de la même année, etc.

2. Cf. p. 6 sqq.

S.Auusion à un conte de La Fontaine, intitulé la Chose impossible.


n'ont au surplus ni corps ni figure; et donc la personne du Père et la personne du Fils, purement spirituelles, ont produit la personne de l'Esprit, non moins spirituelle que le Fils et le Père. Voilà dans *s quel abominable galimatias s'embrouille le dogme de la Trinité'. Quant à la Transsubstantiation, c'est le suprême effort de la folie humaine, le dernier terme où pouvaient aboutir l'effronterie des moines et l'imbécillité des laïques. Un pain, changé en chair et en fibres, qui conserve le goût du pain; non seulement un dieu dans un pain, mais un dieu substitué à ce pain; cent mille miettes de pain devenues en un moment autant de dieux, qui ne font d'ailleurs qu'un seul dieu! Comment de pareilles aberrations ne soulèveraient-elles pas le mépris et le dégoût?~ 2

Credo quia a6sH/'dH/n, déclarent les catholiques; et ils n'ont pas d'autre ressource que de nous dire « Fermez pieusement les yeux de la raison et adorez de si hauts mystères, » Mais alors, qu'est-ce qui nous empêchera de croire aux plus ridicules thaumaturgies ? Tous les imposteurs se sont réclamés de Dieu qu'est-ce qui nous sauvera de leurs impostures, si nous commençons par nous aveugler'? Les défenseurs du catholicisme ne s'en tiennent même pas là. Si notre religion, disent-ils, ne venait pas de Dieu, on ne saurait expliquer que tant de peuples aient adopté des dogmes si contraires à la t. E.<a!< des SeH<t)Ke7:<~ de Jean J)7e!Mer, XL, 44S sqq.;D:'c<. phil., 7't-tt!t<e, XXXII, 396 sqq.

2. Dict. phil., ~McAaWsHe, XXIX, 262 sqq., ï')'a?!~Mt~<M<ta<tO?t, XXXII, 395, 396,

3. Ex<t'at< des Sentiments de J. Meslier, XL, 399 sqq., 449, ,etc.


raison'. Cette argumentation est sans doute fort ingénieuse; elle est encore plus impudente. Un homme de bon sens doit rejeter le catholicisme non pas seulement pour l'absurdité de ses dogmes, mais déjà pour leur obscurité. Les théologiens parlent d'un Dieu caché, Deus absconditus. Quelle idée se font-ils donc de l'Être suprême? Non, Dieu ne se cache point; Dieu nous a révélé tout ce qui intéresse notre salut. Prétendre qu'il se cache, c'est lui faire injure. Il serait le plus insensé et le plus cruel des tyrans, s'il nous imposait l'observation de règles qui ne nous fussent pas clairement connues. La religion « doit entrer dans le cœur de tous les hommes comme la lumière dans les yeux, sans effort, sans peine, sans pouvoir laisser le moindre doute sur la clarté de cette lumière (~o/?:e7/e du ~as/eu/' .Bou/ XL1V, 377) Libre aux catholiques de dire Credo ~M/aa&surdum; tout homme raisonnable dira justement non c/'ef/o quia obscurum.

Il y a contre la religion catholique quelque chose 1. Dict. phil., Sec<f, XXXH, 2H.

2. //ûmë~e ~<r Con:ntM7t:o)!, XLV. 30).

3. Cf. la Loi na<;o'eMe

La nature a fourni d'uno main salutaire

Tout ce qui dans la vie à l'homme est nécessaire, Les ressorts de son âme et l'instinct de ses sens. Le ciel & ses besoins soumet les éléments; o Dans les plis du cerveau la mémoire habitante Y peint de la nature une imago vivante.

Chaque objet de ses sens prévient la volonté.

Le son dans son oreille est par l'air apporté;

Sans efforts et sans soins son œil voit la lumière. Sur son Dieu, sur sa fin, sur sa cause premièro, L'homme ost-il sans secours à l'erreur attaché ? Quoi! le monde est visible, et Dieu serait caché? Quoi le plus grand besoin que j'aie en ma misère Est le seul qu'en effet je ne puis satisfaire?

(XU, 158.)

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 8


de plus grave encore que l'extravagance de ses dogmes; elle est foncièrement immorale.

Parcourons d'abord les récits de l'Ancien Testament ce ne sont que fraudes et crimes, commis par ceux-là mêmes qu'il prétend nous proposer en exemples. Voici Jacob, qui force Ësau mourant de faim à lui céder son droit d'aînesse voici Juda, le patriarche, le père de la première tribu, qui couche avec sa belle-fille; voici Salomon, qui fait périr son frère. Un prêtre veut-il prêcher la morale au lieu de dogmes incompréhensibles? il prendra le contre-pied des enseignements donnés par la sainte Écriture. Si Jacob rançonne Ësau, pratiquez la justice envers tous les hommes et particulièrement envers vos proches. Si le patriarche Juda commet un inceste avec. Thamar, « n'en ayez que plus d'aversion pour ces indignités a. Si Salomon assassine son frère et si presque tous les petits rois Juifs sont des meurtriers barbares, « adoucissez vos mœurs en lisant cette suite affreuse de crimes ». Voilà de quelle manière doivent interpréter l'Ancien Testament ceux qui veulent en tirer quelque instruction pour la conduite de la vie'.

Laissons maintenant l'histoire sacrée et ne nous attachons qu'aux dogmes du catholicisme leur obscurité et leur~ absurdité nous déconcertent; comment leur iniquité ne nous indignerait-elle pas? On prétend que la justice divine peut différer de la nôtre. Mais nos lumières viennent-elles d'ailleurs

que de Dieu? Il ne saurait y avoir deux justices, pas l.Se)'mottdMC:m~UfU:<e,XL,60Ssqq.;HoHt<'HeM<)'ftM<e!Jfe. <a<:o?t de ~MCt'en ï'M<aMe?i<, XLIII, 278 sqq.


plus qu'il n'y a deuxgéométrics. S'il y avait, deux justices, l'une pour nous, l'autre pour Dieu, l'Être suprême aurait donc voulu nous induire en erreur; non content de se cacher à ses créatures, il les aveuglerait quel pire outrage peut-on lui faire? Non, ce qui est juste selon nous est juste selon Dieu Or examinons les deux dogmes principaux du catholicisme, ceux sur lesquels il se fonde le Péché originel et la Rédemption.

Le dogme du péché originel est un scandale pour notre conscience. Quoi? Dieu nous imputerait une faute commise par le premier homme voilà des milliers d'années! Dira-t-on que le fils paye .souvent les erreurs et les vices du père? C'est là une loi de la nature, une solidarité de fait qui n'a rien à voir avec la morale. En nous punissant pour le crime d'un autre, Dieu renierait sa propre essence

Quant à la rédemption par Jésus-Christ, elle n'es pas plus équitable que la condamnation en Adam. Chacun a sa responsabilité personnelle. Si nous méritons d'être récompensés ou d'être châtiés, nous le méritons. en raison de notre propre conduite. La justice exige qu'on nous traite sur ce que nous avons fait. Je ne veux être ni châtié pour la faute d'Adam, ni récompensé pour les mérites de Jésus-Christ. 1. Homélie sur l'Athéisme, XLIII, 238, 239; Dict. phil., Impie, XXX, 333.

2. Dict. phil., Péché originel, XXXI, 323 sqq. Cf. Le PoM)' et le Contre

Ayant versé son sang pour expier nos crimes,

Il nous punit de ceux que nous n'avons point faits!

Ce Dieu poursuit encore, aveugle en sa colère,

Sur ses derniers enfants l'erreur d'un premier père.

(XII, 18.)


Aussi bien, pas de salut sans la foi; telle est la pure .doctrine du catholicisme. Les théologiens catholiques appellent péchés splendida peccala, dit saint Augustin les plus beaux traits de la vertu païenne. Et donc les Socrate, les Marc-Aurèle, les Épictète, étaient voués à la damnation éternelle. Mais, pendant qu'ils brûlent dans l'enfer, un. Ravaillac jouit des félicités célestes; car il avait la foi, et « c'est par la foi », comme dit saint Paul, qu'il assassina Henri IV, suspect de préparer la guerre contre le pape, représentant de Dieu sur la terre'. 1. Cf. Dict. p/ Catéchisme chinois, XXVII, 485; Het!?'!a~e, chant vn:

Pourrait-il [Dieu] les juger [les païens], tel qu'un injuste maître, Sur la loi dés chrétiens qu'ils n'avaient pu connaître?

Non, Dieu nous a crées, Dieu veut nous sauver tous.

Et si leur cœur fut juste, ils ont été chrétiens.

(X, 993.)

Loi naturelle

Les vertus des païens étaient, dit-on, des crimes. Rigueur impitoyable, odieuses maximes!

Gazetier clandestin, dont la plate âcreté.

Damne le genre humain de pleine autorité,

Tu vois d'un œil ravi les mortels, tes semblables, Pétris des mains de Dieu pour le plaisir des diables. N'es-tu pas satisfait de condamner au fou

Nos meilleurs citoyens, Montaigne et Montesquieu? Penses-tu que Socrate et le juste Aristide,

Solon, qui fut des Grecs et l'exemple et le guide, Penses-tu que Trajan, Marc-Aurcle, Titus, Noms chéris, noms sacrés, que tu n'as jamais lus, Aux'fureurs des démons soient livrés en partage Par lo Dieu bienfaisant dont ils étaient l'image? (xn, no.)

Et, dans les Trois EmpereM-s en So'&onne (XIV, 225, 226), le morceau qui commence ainsi

Omorts,s'ccrlait-il,vivozda,nslessupplices, ·

Princes, sages héros, exemples des vieux temps.

Voltaire y ajoute en note Le sieur Riballier. venait de faire condamner en Sôrbonne M. Marmontet pour avoir dit que Dieu pourrait bien avoir fait miséricorde à Titus, à Trajan, à MarcAurèle.


Une pareille doctrine renverse toute justice. Les hommes doivent être jugés d'après ce qu'ils font et non d'après ce qu'ils pensent'. « Cent dogmes ne 1. Cf. Diçt. p/t~ Do~me~ « Le t8 février de l'an 1163 de l'ère vulgaire, le soleil entrant dans le signe des poissons, je fus transporté au ciel comme le savent tous mes amis. On croira bien que je fus ébloui; mais ce qu'on ne croira pas, c'est que je vis juger tous les morts. Et qui étaient les juges! C'étaient, ne vous en déptaise, tous ceux qui ont fait du bien aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins, Ëpictete, Charron, de Thou, le chancelier de t'Hospita), tous les grands hommes qui, ayant enseigné et pratiqué les vertus que Dieu exige, semblent seuls être en droit de prononcer ses arrêts.

« Je vis une foule prodigieuse de morts qui disaient J'ai cru, j'ai cru; mais sur leur front il était écrit J'ai fait, et ils étaient condamnés.

« Le jésuite Le Tellier paraissait fièrement, la bulle t/n~ent/Ms à la main. Mais à ses côtés s'éleva tout d'un coup un monceau de deux mille lettres de cachet. Un janséniste y mit le feu Le Tellier fut brûlé jusqu'aux os; et le janséniste, qui n'avait pas moins cabalé que te jésuite, eut sa part de la brùture. « Je voyais arriver à droite et à gauche des troupes de fakirs, de talapoins, de bonzes, de moines blancs, noirs et gris, qui s'étaient tous imaginé que, pour faire leur cour à l'Être suprême, il fallait ou chanter, ou se fouetter, ou marcher tout nus. J'entendis une voix terrible qui leur demanda Quel bien avez-vous fait aux hommes? A cette voix succéda un morne silence; aucun n'osa répondre, et ils furent conduits aux Petites-Maisons de t'tjnivers; c'est un des plus grands bâtiments qu'on puisse imaginer.

« L'un criait C'est aux métamorphoses de Xaca qu'il faut croire; l'autre C'est à celles de Sammonocodom. Bacchus arrêta le soleil et la lune, disait celui-ci. Les dieux ressuscitèrent Pélops, disait celui-là; voici la bulle in Caetift Domini, disait un nouveau venu; et l'huissier des juges criait Aux Petites-Maisons, aux Petites-Maisons!

« Quand tous ces procès furent vidés, j'entendis alors promulguer cet arrêt

DE PAR L'ÉTERNEL, CRÉATEUR, CONSERVATEUR, REMUNERATEUR, VENGEUR, PARDONNEUR, etc., soit notoire à tous les habi'tants des cent mille millions de milliards de mondes qu'il nous a plu de former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habi-


valent pas une bonne action » (Diel. /)/ Philosophe, XXXI, ~10~. « 11 serait ridicule de penser qu'on n'eût pu remplir ses devoirs avant que Mahomet [ou JésusChrist] fût venu au monde M (/&/(/ Nécessaire, XXXI, 272). Les seuls dogmes nécessaires sont ceux que reconnaît l'humanité universelle', ce sont les prescriptions de la loi morale, par laquelle Dieu, notre père commun, s'est révélé à toutes ses créatures raisoiinables 2.

Un autre grief de Voltaire contre la religion catholique, c'est qu'elle professe le mépris de l'homme. Sans doute, elle le relève après l'avoir avili; mais elle ne le relève que par la grâce de Dieu, en vertu d'une théologie à laquelle répugne notre conscience. Or Voltaire, comme les autres philosophes du xviu" siècle, en a une meilleure idée; et, dès ses premiers écrits, il réfute sur ce point les exagérations des moralistes chrétiens. Dans les ~ema/ues sur les Pensées (i728), il reproche surtout à Pascal de montrer l'humanité sous un jour odieux. Et, par là, il n'attaque pas seulement Pascal et le jansénisme, il attaque le catholicisme lui-même, dont l'auteur des Pensées ne faisait qu'exprimer la doctrine3. tants sur leurs idées creuses, mais uniquement sur leurs actions; car telle est notre justice (XXVIII, 440 sqq.). Cf. encore BKh'e<)'e'is c/tt;MM, XLIV, 18.

t. t.e«re à M"" du De//a~, ~2 mars n66; Lettre d Voyer d'Argenson, 6 nov. mo.

2. La morale uniforme eu tout temps, en tout lieu.

A des siècles sans fin parle au nom do ce Dieu.

(Loi ;M<ure!te, Xir, 159.)

3. XXXVH, 37. Cf. Lettre à Cideville, 1" juill. n33 Ce misanthrope chrétien, tout subtime qu'il est, n'est pour moi qu'un homme comme un autre quand il a tort. Ce n'est pas contre l'auteur des Pt-f)[):?tMa<g~ que j'écris, c'est contre l'auleur


Certes on peut trouver dans son œuvre maintes boutades qui, prises à la lettre, le feraient passer, lui aussi, pour misanthrope. Bien des fois, par exemple, il traite l'homme de fou. « Je m'amuse, écrit-il en parlant de son Essai sur les Mosu/'s, à parcourir les Petites-Maisons de l'univers » (Lettre à M. Lévesque de Burigny, 10 mai no7). Et du reste, qui niera que la folie de l'homme ne le rende souvent féroce? « Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est infernale » (Lettre a M. Pt'n/o, 21 juill. 1762). Aussi ne trouve-t-on dans l'histoire guère moins d' « atrocités » que de « sottises (Lettre à M. Du~o~, 10 mars 17o7).

Pourtant Voltaire se garde de calomnier la nature humaine. Il ne pense pas sans doute, avec Jean-Jacques ou Diderot, qu'elle soit foncièrement bonne; mais, composée de bien et de mal, c'est le bien qui en général y domine. Les germes des vices, inhérents à tous les hommes, ne se développent pas chez tous. On ne saurait prétendre que l'homme soit né méchant; il le devient parfois comme il devient malade. D'ordinaire, il est plutôt bon quand on ne l' « effarouche » pas

des Pensées, où il me parait qu'il attaque ('humanité beaucoup plus cruellement qu'il n'a attaqué les jésuites.

.1. Mc<. phil., Charité, XXVIII, 15, ~fée/tant, XXXI, 169 sqq.; Troisième M<t'e;te)t t<e- l'A, B, C, XLV, 32 sqq.; Pensées, Remarques et Observations, L, 534. Voltaire a bien des fois dit son mot sur la question. Mais l'article 77on!))!C du DictionMtt'e pMoMp/H<<e la traite directement et avec suite dans une « section intitulée f/MomMf est-il né mec/t<M<? dont voici les premières lignes Ne parait-il pas démontré que l'homme -n'est point né pervers et enfant du diable? Si telle était sa nature, il commettrait des noirceurs, des barbaries, sitôt qu'i) pourrait marcher, etc. Au contraire, il est par toute la terre du


Mais le catholicisme exagère a plaisir notre méchanceté. Comment nous vendrait-il ses drogues, s'il ne nous avait d'abord persuadés que nous sommes malades'? A vrai dire, rien n'est si faux que les déclamations des prêtres contre la nature humaine. Et 'rien n'est si funeste; car elles découragent l'effort et paralysent l'énergie. Il vaudrait mieux exagérer dans l'autre sens. Montrons du moins à l'homme de quoi il. est capable, pour exalter sa vertu

La religion catholique, avons-nous dit, relève l'homme par la grâce divine; mais combien d'hommes l'obtiennent, cette grâce que nul ne peut mériter? Religion inhumaine, le catholicisme voue aux flammes éternelles presque toutes les créatures de Dieu.

Outre le plus grand nombre des catholiques euxmêmes, car il y a peu d'élus parmi les appelés, elle damne non seulement les infidèles ou les païens mais aussi les hérétiques. « Apprenez votre catéchisme, dit un moine à Marmontel dans !ecû~e naturel des agneaux tant qu'il est enfant. Pourquoi donc et comment devient-il si souvent loup et renard? N'est-ce pas que, n'étant né ni bon ni méchant, l'éducation, l'exemple, le gouvernement dans lequel il se trouve jeté, l'occasion enfin le déterminent a )a vertu ou au crime? (XXX, 245). La terre, ajoute-t-il un peu plus loin, portera toujours des méchants détestables les livres en exagéreront toujours le nombre, qui, bien que trop grand, est moindre qu'on ne le dit. (M., 248.) 1. « C'est une étrange rage que celle de quelques messieurs qui veulent absolument que nous soyons misérables. Je n'aime point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade pour me vendre ses pilules. Garde ta drogue, mon ami, et laissemoi ma santé. (Le/<)'e à S'Gracesfïttde, f'juin n41.) 2. Dict. phil., Méchant, XXXI, 169, no.

3. Cf. p.H2.


sur Bélisaire, sachez que nous damnons tout le monde. c'est là notre plaisir. Nous comptons environ six cents millions d'habitants sur la terre. A trois générations par siècle, cela fait environ deux milliards; et, en ne comptant seulement que depuis quatre mille années, le calcul nous donne quatre-vingts milliards de damnés, sans compter tout ce qui l'a été auparavant et tout ce qui doit l'être après. Il est vrai que, sur ces quatre-vingts milliards, il faut ôter deux ou trois mille élus, qui font le beau petit nombre; mais c'est une bagatelle, et il est bien doux de pouvoir se dire en sortant de table Mes amis, réjouissons-nous, nous avons au moins quatre-vingts milliards de nos frères dont les âmes toutes spirituelles sont pour jamais à la broche en attendant qu'on retrouve leurs corps pour les faire rôtir avec elles a (XLÏI, 626)'. Voilà comment les catholiques se représentent la bonté divine. A les en coire, Dieu nous créa pour nous damner 2..

-Si l'inhumanité de la religion catholique indigne i. Cf. cet autre calcul dans une note de la ~e?M'KK~ On compte plus de neuf cent cinquante millions d'hommes sur la terre; le nombre des catholiques va à cinquante millions; si la vingtième partie est celle des élus, c'est beaucoup; donc il y a actuellement sur la terre neuf cent quarante-sept millions cinq cent mille hommes destinés aux peines éternelles de l'enfer. Et comme le genre humain se repare environ tous les vingt ans, mettez, l'un portant l'autre, les temps les plus peuplés avec les moins peuplés, il se trouve qu'à ne compter que six mille ans depuis la création, il y a déjà trois cents fois neuf cent qua rante-sept millions de damnés. Ce calcul méritait bien les larmes de Henri IV (X, 221).

2. C'est ce que Voltaire fait dire à Arnauld dans les Sdstèmes. De Dieu la bonté souveraine

Exprès pour nous damner forma la race humaine.

(XIV, 250.)


Voltaine, son ascétisme ne pouvait manquer de lui répugner.

Cet ascétisme est incompatible avec le bonheur légitime dû genre humain, et non seulement avec son progrès matériel, mais avec son progrès intellectuel et moral. Il faudrait donc réprouver tout plaisir, passer sa vie dans les mortifications, se rendre insensible à toutes les belles choses, aux arts et à la poésie? C'est une inhumanité d'un autre genre. Que des hommes choisis, comme les anciens brachmanes ou mages, s'exilent du monde pour consacrer leur existence à l'adoration de Dieu et à l'observation des phénomènes célestes, Voltaire ne leur refuse pas ses éloges. Et, louant cette existence des mages ou des brachmanes', il ne la blâmerait point chez les moines, si c'était vraiment la leur. Mais, sans parler ici de ceux qui vivent dans une paresse abjecte ou dans les plus viles débauches, les autres, respectacles par leur sainteté, s'abusent d'une étrange façon sur le culte que Dieu demande à ses créatures. Dieu nous a faits des hommes comment croit-on lui agréer en mutilant son être, en refusant les biens que lui-même a mis à notre disposition, en mortifiant soit sa chair, soit même, si l'on peut dire, son intelligence et sa conscience?

Fondé sur une pareille théologie, le catholicisme ne saurait assurer son règne que par l'asservissement de la raison et de la volonté.

Voltaire nomme les prêtres « des maîtres d'erreurs payés pour abrutir la nature humaine » (D;c~)/7., Franc, etc., XXtX, 487), ou encore « des sorciers 1. Dicl. p/n< /fus<<;<'t<<'s, XXVH, 213.


vêtus de noir qui s'efforcent de changer les hommes en bêtes ') (Le~/re à Marmontel, 28 janv. 1764). Après avoir dit dans l'Essai sur les Mœurs que le concile de Toulouse défendit aux chrétiens laïques de lire les Écritures, il ajoute « On fit brûler les ouvrages d'Aristote. Des conciles suivants ont mis Aristote presque à côté des Pères de l'Église. C'est ainsi que vous verrez. les sentiments des théologiens, les superstitions des peuples, le fanatisme, variés sans cesse, mais toujours constants à plongerla terre dans l'abrutissement x (XVI, 253).

Jeannot veut-il faire son salut? Qu'il se garde avant tout de penser. « Souviens-toi, lui dit le père Nicodème,

Souviens-toi bien que la philosophie

Est un démon d'enfer à qui l'on sacrifie.

Tout chrétien qui raisonne a le cerveau blessé;

Bénissons les mortels qui n'ont jamais pensé. (XIV, 236'.)

Pour faire son salut, Jeannot n'a qu'à s'entretenir pieusement dans l'ignorance et la bêtise.

1. Après avoir raconté l'histoire d'un hibou, qui, porté par un aigle vers le soleil, en perd la vue et devient la pâture des bêtes de proie, )e père Nicodème ajoute

Profite do sa faute, et, tapi dans ton trou,

Fuis le jour à jamais en fidèle hibou.

Et, comme Jeannot manifeste l'envie de raisonner Ah! lui dit-il,

Ah te voilà perdu! Jeannot n'est plus à moi.

Tous les cœurs sont gâtes, l'esprit bannit la foi,

L'esprit s'étend partout. 0 divine bêtise

Versez tous vos pavots, soutenez mon église.

(Le Père A'tcotMme et Jeannot, XIV, 93S, 939.)

Cf. la PMceMe, chant m

Ah qu'aux savants notre France est fatale!

Qu'il y fait bon croire au pape, à l'enfer,

Et se borner à savoir son Pater!

(XI, 58.)

Cf. encore, dans' le pa.mphtet. intitulé De <ton't<'<e Da;t~e<' de la


L'éducation devrait éveiller l'esprit, former le jugement, développer le sens critique; ce que veulent au contraire les ministres du catholicisme, c'est aveugler les hommes et fausser leur entendement. « Un fakir élevé un enfant qui promet beaucoup; il emploie cinq ou six années à lui enfoncer dans la tête que le dieu Fo o apparut aux hommes en éléphant blanc, et il persuade l'enfant qu'il sera fouetté après sa mort pendant cinq cent mille années s'il ne croit pas ces métamorphoses H (Dict. phil., Esprit, XXIX. 242). Voilà comment l'Église a, depuis des siècles, perpétué sa puissance. Il n'est pas de sottise que les prêtres ne prétendent inculquer à un-peuple abruti par leurs soins. Dans les livres de nos christicoles sur les vies des saints, on lit que la chaussette de saint Honoré ressuscita un mort; que saint Gracilien, par le mérite de son oraison, déplaça une montagne; que, saint Pantaléon ayant eu la tète tranchée, du lait jaillit de son col; que, le jour où Rome canonisa saint Antoine de Padoue, toutes les cloches de Lisbonne se mirent d'elles-mêmes à sonner; que saint Paulin fit tomber par terre, en touchant des reliques, un possédé qui se promenait, comme une mouche, à la voûte d'une église; que saint Romain, jusqu'alors bègue, parla, dès qu'on lui eut arraché la langue, avec la plus grande volubilité'. Encore du temps de Voltaire ont lieu parfois des prodiges tout aussi étonnants à /.ec<i<?'e, un anathème lancé par le'muphti du saint Empire ottoman contre l'infernale découverte de l'imprimerie, qui va sans doute dissiper l'ignorance, heureuse sauvegarde des États bien policés (XLH, US sqq.).'

i. E~;h'a:'< des Sentiments de Jean Aleslier, XL, 424 sqq.; l'ragment de MiX~ou'e générale, XLVII, 536 sqq.


Paimpol entre autres, une apparition de Notre-Seigneur Jésus-Christ dûment authentiquée par l'évêque de Tréguier, le lieutenant-général et maintes personnes de distinction 1.

Pendant le xvm" siècle, deux partis, dans l'Église, se disputent l'influence les jésuites et les jansénistes. Désireux d'accroître leur ascendant sur le peuple, ceux-là ont exploité à leur profit les visions d'une pauvre malade, Marie Alacoque 2, et créé une sorte de nouveau culte en matérialisant l'amour du Christ pour les hommes dans l'image de son cœur, qu'ils étalent tout saignant sur leurs bannières. Ceux-ci obtiennent des miracles par l'intercession du diacre Paris devant sa tombe, les convulsionnaires donnent le spectacle de crises hystériques; puis, chassés du 1. En voici ta rotation officielle Le 6 janvier 1TM, jour des Rois, pendant qu'on chantait le salut, on vit des rayons de lumière sortir du Saint-Sacrement, et l'on aperçut à l'instant Nôtre-Seigneur Jésus en figure naturelle. A quatre heures du soir, Jésus ayant disparu de dessus le tabernacle, le curé de ladite paroisse s'approcha de l'autel et y trouva une lettre que Jésus y avait laissée; il voulut la prendre, mais il lui fut impossible de la pouvoir lever. Au bout de la huitaine, Mgr l'évoque y vint en procession, la prit sans difficulté. S'étant ensuite tourné vers le peuple, il en fit la lecture à haute voix, et recommanda à tous ceux qui savaient lire de lire cette lettre tous les premiers vendredis de chaque mois, et à ceux qui ne savaient pas lire, de dire cinq Pa<er et cinq Ave en l'honneur des cinq plaies de Jésus-Christ », etc. (Dict. phil., XXXII, 259.) 2. Cf. le Russe à Paris

Dans le fond de son âme, il se rit des Fantins,

De jt/ftrte Alacoque et do la Fleur des .~fïtn~.

(XIV, 193.)

Sur le premier de ces deux livres, Voltaire fait en note cette remarque Ouvrage impertinent de Languet, éveque de Soissons, dans tequet l'absurdité et t'impieté furent poussés jusqu'à mettre dans la bouche de Jésus-Christ quatre vers pour Marie Alacoque. ·


cimetière Saint-Médard, ils continuent leurs exploits en tenant des assemblées nocturnes où le fanatisme allie l'impudeur à la cruauté'. Telles sont les superstitions dont l'Église nourrit ses fidèles. Si l'on en croit Montesquieu, les Scythes crevaient les yeux à certains esclaves pour les rendre plus dociles. Ainsi fait l'Église catholique, et presque tout le monde est aveugle dans les pays qui subissent son joug. A peine si les Français du xvni~ siècle commencent d'ouvrir un œiP.

Le catholicisme ne se contente pas d'opprimer les intelligences et les consciences, il veut encore dominer sur la société civile.

D'abord, il fait prévaloir en maints points les institutions de l'Église sur celles de l'État par exemple dans les lois qui régissent le mariage, dans le châtiment du sacrilège, dans le chômage des fêtes, dans les jeûnes.

Le mariage, encore à l'époque de Voltaire, n'avait aucune valeur légale sans la consécration ecclésiastique c'était confondre le sacrement, qui octroie des grâces particulières, et le contrat, qui produit tous les effets civils 3. D'autre part, comme l'Église tenait l'union conjugale pour indissoluble, la loi des pays catholiques, subordonnée au droit canon, n'admettait 1. Cf. lettre au marquis ~H)e'a< 23 dec. n60 Vous ignorez peut-être, monsieur, ce que c'est qu'un convutsionnaire c'est un de ces énergumènes de la lie du peuple qui, pour prouver qu'une certaine bulle d'un pape est erronée, vont faire des miracles de grenier en grenier, rôtissant des petites filles sans leur faire de mal, leur donnant des coups de bûche et de fouet pour l'amour de Dieu. Cf. encore, Septième Discours sur ~'Homme, XII, 91 Dict. phil., Convulsions, XXVIII, 222 sqq. 2. Dict. phil., Lettres, XXXI, 8.

3. Dict. p/ Droit canonique, XXVIII, 48~ Mariage, XXXI, <28.


pas le divorce; elle séparait les époux, mais ils ne pouvaient contracter un nouveau mariage. Ainsi l'on était, dit Voltaire, à la fois marié et comme veuf; on se trouvait contraint de chercher dans l'adultère les affections ou les plaisirs que le mariage vous refusait

A l'égard du sacrilège, il rappelle plus d'une fois l'histoire de Claude Guillon pressé par la faim, ce malheureux avait, un jour maigre, mangé d'un cheval qui venait d'être tué dans une prairie voisine; les juges le condamnèrent à mort, et le bourreau lui trancha bel et bien la tête 2. Ce qui indigne surtout Voltaire dans les lois sur le sacrilège, c'est la gravité de la peine; car, chez presque tous les peuples catholiques, le vol d'un ciboire ou d'un calice est puni de mort Pourtant il s'attache à distinguer avec précision la culpabilité civile de la culpabilité religieuse, et il veut que l'une relève des tribunaux humains, mais qu'on s'en remette, pour l'autre, à la justice divine'. 1. Même prédominance de l'Église touchant les fêtes et les jeûnes. Il se plaint, sur le premier point, que tant de jours soient consacrés à la paresse, ou, le plus souvent, à la débauche, que le travail national dépende du sacerdoce, et non de la grande police"; et, sur le second, il plaide la cause du paysan, que la loi civile, mise au service de la loi religieuse, empêche de i. Dict. phil., Adultère, XXVI, 104 sqq.; le Prix de la Justice et de /'7/Mma; L, 301, 302.

2. Cf. par exemple le Co)?:Men<a:t'e des Délits et des Peines, XHI, 448.

3. Le Prix de la ~t~~ce et de l'Humanité, L, 258, 250. 4. CoMMten~at're des Délits et des Peines, XLII, 434. 5. liequéte aux Ma~t~ra~ XLVI, 433.


manger les oeufs pondus par ses poules ou les fromages pétris de ses mains'.

Non seulement la loi religieuse s'assujettit la loi civile, mais on peut dire que l'Église fait un corps dans l'État, un corps privilégié et affranchi du droit commun.

D'abord, elle a sa juridiction. Voltaire rappelle l'époque où les clercs usurpaient dans bien des pays les principales charges de la magistrature. Sans doute ces abus ont pris fin; mais les juridictions ecclésiastiques se sont en partie maintenues L'an 1788, Joseph I" de Portugal ayant demandé au pape « la permission de faire juger par son tribunal royal des moines accusés de parricide e, ne put l'obtenir etn'osa passer outrer Est-ce que les princes continueront longtemps à s'incliner devant les prétentions du clergé? N'auront-ils pas tôt ou tard le courage de revendiquer leurs prérogatives essentielles? Ensuite, l'Église possède ses biens propres; et, « selon les principes du droit vulgairement appelé canonique, qui a cherché à faire un Empire dans l'Empire », les biens de l'Église sont sacrés et intangibles, comme « appartenant à la religion », comme « venant de Dieu, non des hommes a (D!'c/. phil., Droit canonique, XXVIII, 474)..

Bien plus, elle ne paie pas l'impôt. Les rois de France ont souvent prétendu l'y soumettre et n'y ont jamais réussi. Tous les cinq ans, à vrai dire, le clergé Dict. phil., Carême, XXVII, 453.

2. Ibid., Droit canonique, XXVIII, 489.

3. Ibid., f'!<re (saint), XXXI, 426; Siècle de Louis X~, XXI, 372. II s'agissait de quelques jésuites, qui avaient conseillé et autorisé l'assassinat du roi


se taxe lui-même. Mais* c'est là une contribution volontaire, qu'il appelle « don gratuit )) et presque toujours il en achète quelque concession Voltaire prétend que le droit commun soit imposé à l'Église. Pourquoi les clercs, qui ne rendent pas tous de bien grands services, paieraient-ils moins que les laboureurs 2? Le souverain, d'après lui, doit contrôler les revenus ecclésiastiques, suppléer, s'il y a lieu, à l'insuffisance de ces revenus, mais, si les richesses du clergé sont manifestement excessives, disposer du superflu pour le bien commun de la société~. En 1730, l'Église refusa de payer un impôt du vingtième que venait d'établie le contrôleur général Machault « Ne nous mettez pas, lui écrivit le vieil évoque de Marseille, Belzunce, dans l'obligation de désobéir à Dieu ou au roi; vous savez lequel des deux aurait la préférence. » Assez hardi 1. L'assemblée de 1660, pour ne pas remonter plus haut, demande que l'apostasie soit interdite, que les réformés soient exclus des emplois publics, dépossédés de leurs temples, de leurs collèges, de leurs hôpitaux; et le roi lui donne satisfaction sur la plupart de ces points. Celle de 1610, finit par obtenir que les enfants des religionnaires puissent être enlevés à leurs parents des leur septième année. Celle qui suit la révocation de )'Édit de Nantes vote douze millions, somme extraordinaire, qui marque sa reconnaissance. Au xvm° siècle, les rapports de l'État avec l'Église n'ont pas changé. Seulement, il s'agit surtout pour l'Église de réduire les incrédules. Sire, dit en n48, l'archevêque de Tours au nom de l'Assemblée, que désironsnous ? que t'im piété, qui marche la tête levée, soit forcée d'aller, tremblante et confuse, cacher sa honte et sa confusion dans les contrées les plus reculées etc. Dix ans après, un don gratuit de seize millions récompensait Louis XV d'avoir révoqué le privilège de l'Encyclopédie..

2. Dict. phil., /mp<)<, XXX, 340.

3. 7t: Droit eanont~Me, XXVIII, 474.

4. C'est à cette occasion que Voltaire publia la Voix du Sage et du Peuple.

VOLTAIRE PHILOSOPHE.


pour tenter une telle entreprise, Machault ne fut pas assez constant pour la soutenir'.

Du temps de Voltaire, il y a dans l'État deux puissances, la puissance civile et la puissance ecclésiastique et, généralement, celle-ci prévaut sur celle-là. Louis XIV lui-même avait dû s'y soumettre. « Il fut bien plus grand que moi, disait le tsar Pierre I"; mais je l'emporte en un point, c'est que j'ai pu réduire mon clergé, et qu'il a été dominé par le sien. ». Ces seuls mots les deux puissances, sont, aux yeux de Voltaire, « le cri de la rébellion H (Manafe/nen~ du rëue~/tdissime Père en Dieu Alexis, XLII, 135). Est-ce que, pendant les premiers siècles, le christianisme revendiqua jamais aucune part dans la souveraineté politique? « Mon royaume, déclarait Jésus-Christ, n'est pas de ce monde. » En tout et pour tout, l'Église doit subir le contrôle de l'État; on insulte la raison et les lois quand on prononce le nom de gouvernement ecclésiastique 2. Et peut-on même parler de je ne sais quel accord entre le sacerdoce et l'empire? Cet accord, qui suppose la possibilité d'un partage, est par là même « monstrueux 3.

Si Voltaire demande parfois qu'on sépare « toute espèce de religion de toute espèce de gouvernement a (Lettre à M..Be/ancf, 19 mars 1763), ce qu'il veut en réalité, c'est la subordination complète de l'Église. Pour ce qui se rapporte à l'ordre public, nul doute que l'État ne doive la tenir sous sa dépendance. Mais qu'est-ce qui n'y a pas rapport? Selon Voltaire, les fonctions des ministres, leurs personnes, leurs biens, i. Siècle de Louis XT, XXI, 342.

2. Idées républicaines, XL, 5~.

3. Dict. phil., P~r~, XXXI, 513.


la manière d'enseigner la morale, de célébrer les cérémonies, dépendent de l'autorité du prince et relèvent de l'inspection des magistrats*. La puissance civile exerce son droit souverain sur les assemblées, les prières et les chants, sur l'instruction publique, sur l'administration des sacrements, qu'aucun pasteur ne peut refuser de son autorité privée, sur les sépultures, sur le régime monastique, etc. Il rappelle souvent et propose comme exemple ce.qui se passait alors en Russie l'évoque de'Rostov ayant protesté contre un décret sur la gestion des biens ecclésiastiques, Catherine le fit livrer au bras séculier; et pareillement, des capucins de Moscou ne voulant pas enterrer un Français mort sans avoir reçu les derniers sacrements, elle les chassa et mit à leur place des augustins, qui prirent le parti de se soumettre~. Plusieurs fois Voltaire compare le prêtre avec le précepteur auquel un père de famille prescrit les heures de travail, le programme et la matière des études~. En toute chose, l'Église doit obéissance à l'État; les dogmes eux-mêmes intéressent plus ou moins directement l'ordre social, et l'État, par suite, peut les fixer et les régler comme il le juge utile", « Une bonne religion honnête, mort de ma vie! dit A dans l'A, B, C, une religion bien établie par acte du parlement, bien dépendante du souverain, voilà ce qu'il nous faut! » (XLV, 82).

1. Dict. phil., Droit canomf~e, XXVIII, 467.

2. Ibict., t~ 466 sqq.; Voix du Sage et du 7'eKp~e, XXXIX, 344 sqq.

3. D:c<. phil., Puissance, XXXII, 34, 35.

4. Cf. par exemple Ibid., f~re~ XXXI, 512; ~o~ du Sage, etc., XXXIX, 345.

S. Zhc<. p/it~ Droit canonique, XXVIII, 485.


Peut-être l'Église avait quelques titres à faire valoir durant les âges barbares où elle représentait la civilisation. Mais que représente-t-elle aujourd'hui? Son seul rôle est de consacrer les abus et les injustices. Hostile à tout progrès, à toute réforme, elle combat tout ce que tente la philosophie pour rendre l'humanité meilleure et plus heureuse.

Tandis que.les philosophes contemporains détestent la guerre et ses maux', les prêtres célèbrent à l'envi ce qu'elle a de plus affreux. Ces harangueurs à gages enseignent des mystères incompréhensibles, prouvent en trois points que Polyeucte et Athalie sont œuvres du démon, qu'une dame coupable d'appliquer un peu de carmin sur sa joue s'attire l'éternelle vengeance de l'Ètre suprême pourquoi leurs déclamations épargnent-elles « le fléau et le crime qui contient tous les fléaux et tous les crimes H ? « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l'impureté, ô Bourdaloue mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle M (D~M., Guerre, XXX, 152; cf. A, B, C, XLV, 95). Après chaque massacre, nos prêtres, loin de fulminer leurs anathèmes, chantent un Te Deum Si l'Église glorifie la guerre, elle justifie l'esclavage. Voltaire remarque d'abord que les Évangiles ne mettent pas dans la bouche de Jésus-Christ un seul mot contre « cet état d'opprobre et de peine auquel la moitié du genre humain était condamnée », que ni les apôtres ni les Pères n'ont jamais flétri une iniquité si monstrueuse; et il rappelle avec Linguet, l'auteur de 1. Cf. p. 215 sqq. °

2. Dict. phil., Guerre, XXX, 151 sqq.; A, B, C, XLV, 9S sqq.


la Théorie des Lois civiles, que le christianisme, au lieu de briser les chaînes de la servitude, les a resserrées pendant douze siècles'.

Encore de son temps, les moines possèdent des esclaves sous le nom de mortaillables, de mainmortables ou de serfs de la glèbe; au mont Jura par exemple et dans quelques autres contrées de la France. Au mont Jura, il y a trois régimes d'esclavage. Sous le premier, le serf ne peut disposer de son avoir en faveur de ses enfants que s'ils ont toujours vécu avec lui; sinon, tout appartient aux moines, et l'on a vu plus d'une fois un fils demander l'aumône devant la maison bâtie par son père. Sous le second, quiconque habite un an et un jour dans le domaine mainmortable devient pour jamais esclave. Sous le troisième régime enfin, c'est l'esclavage à la fois réel et personnel, « ce que la rapacité a jamais inventé de plus exécrable, et ce que n'oseraient pas même imaginer les brigands » (Dict. phil., Biens d'église, XXVII, 3~2)'. Les moines assurent que leur prérogative est de droit divin; en tout cas, elle répugne à l'humanité". Un an après la mort de Voltaire, parut un édit qui abolissait la mainmorte dans le domaine royal. Le préambule de cet édit engageait tous les possesseurs de mainmortables à imiter l'exemple du roi. Or le clergé, sauf de rares exceptions, n'en fit rien; et le chapitre de Saint-Claude, que Voltaire avait directement pris à partie, refusa d'affranchir les serfs de ses domaines sans indemnité préalable.

1. Dict. p/t: Esclaves, XXIX, 199.

2. Outre l'article Biens d'Église, XXVH, 371 sqq., cf. Dict. phil., Esclaves, XXIX, 205 sqq.; Nouvelle 7!e~u~e au /fot, XLVI, 464; Coutumes f/e Frattc/ie-Com<e, ibid., 470 sqq.; etc.

3. Lettre à M. Pe~et, 28 dëc. iT7i.


On voudrait que les ecclésiastiques fussent plus détachés des biens de la terre. Sans doute, il y en a beaucoup de pauvres qui ne se laissent pas tenter par la richesse; Voltaire loue souvent les curés de campagne, les curés à portion congrue, et demande qu'on augmente leurs ressources pour leur assurer une existence honorable. Mais les prélats et tous les dignitaires, mais l'immense majorité des religieux? Ceux-là vivent dans l'opulence et dans le luxe.

Dès le 111" siècle, si nous en croyons saint Cyprien, maints évêques, négligeant leurs devoirs sacerdotaux, « se chargeaient d'affaires temporelles, quittaient leur chaire, abandonnaient leur peuple et se promenaient dans d'autres provinces pour fréquenter les foires et s'enrichir par le trafic. Ils ne secouraient point les frères qui mouraient de faim; ils voulaient avoir de l'argent en abondance, usurper des terres par de mauvais artifices, tirer de grands profits par des usures (D<c~. joM., Abbaye, XXVI, 33). Au ixe siècle, un écrit que Charlemagne rédigea pour le « parlement de 811 nous donne quelques indications sur l'avarice des ecclésiastiques. « Nous voulons connaître leurs devoirs afin de ne leur demander que ce qui leur est permis, et qu'ils ne nous demandent que ce que nous devons accorder. Nous les prions de nous expliquer nettement ce qu'ils appellent quitter le monde et en quoi l'on peut distinguer ceux qui le quittent de ceux qui y démeurent, si c'est seulement en ce qu'ils ne portent point les armes et ne sont pas mariés publiquement; si celuilà a quitté le monde, qui ne cesse tous les jours d'augmenter ses biens par toutes sortes de moyens en promettant le paradis et en menaçant de l'enfer,


et employant le nom de Dieu ou de quelque saint pour persuader aux simples de se dépouiller de leurs biens, et en priver leurs héritiers légitimes. si c'est avoir quitté le monde, que de suivre la passion d'acquérir jusqu'à corrompre par argent de faux témoins pour avoir le bien d'autrui, et de chercher des avoués et des prévots cruels, intéressés et sans crainte de Dieu » (Ibid., id., 33).

Quelques années après que saint François d'Assise eut fondé les premiers ordres mendiants, saint Bonaventure s'élevait contre le faste de ces religieux, qui, faisant vœu de rien posséder, étaient plus riches que les monarques eux-mêmes. D'après l'évoque de Belley, Camus, un seul des ordres mendiants coûtait par an trente millions d'or pour le vêtement et la nourriture de ses moines. Leur avidité recourt à n'importe quels moyens. Ils font du commerce, ils brassent toutes sortes d'affaires privées ou publiques, ils courent après les héritages et captent les testaments. Ils exploitent la naïveté populaire, et nulle charlatanerie ne leur répugne pour attirer dans leurs mains l'argent des pauvres comme celui des riches. Suivant un témoin oculaire, Hondorff, lorsque les réformés eurent chassé les moines d'un couvent d'Eisenach, ils trouvèrent dans ce couvent une statue de la vierge Marie et de l'enfant Jésus disposée de telle façon que la mère et le fils tournaient le dos à ceux qui ne donnaient rien et remerciaient d'un signe de tête ceux qui déposaient une offrande sur l'autel'.

1. Cf. Dict. phil., ~(tf/e, XXVI, 32 sqq., Bulle, XXVI!, 441 sqq., Évêque, XXIX, 2'M, 212, Ot'ac~, XXXI, 300 sqq., Quêtes, XXXn, 54 sqq.; Un Philosophe et un Conh'd~eM' j~e't'a~, XXXIX, 396; Canonisation de saint CMCM/t~t, XLV, 115.


Au xvin" siècle, le clergé possédait « un dinquième des biens du royaume 1 ». Voici quelques chiffres. Les estimations faites par les moines eux-mêmes se montent à plus d'un million de livres pour les 399 Prémontrés, à près de deux millions pour les 299 Bénédictins de Cluny, à huit pour les 1672 Bénédictins de SaintMaur; et l'on sait que ces estimations, beaucoup trop modestes, doivent être triplées pour la plupart ou même quadruplées. Quant aux prélats, ils ont, outre leurs revenus épiscopaux, ceux de leurs abbayes 30 000 livres à Séez, 36-000 à Sisteron, 40 000 à Rennes, 50 000 à Autun, 60 000 à Strasbourg, 82 000 à Sens, 106000 à Toulouse, 130000 à Rouen. Et quel emploi font-ils de tout cet argent? Le soulagement des pauvres est le moindre de leurs soucis. Ils bâtissent, ils chassent, ils tiennent table ouverte; ils ont leur batterie de cuisine en argent massif et tendent leurs confessionnaux de satin.

On peut se figurer par là même quelles sont les mœurs du haut clergé. Dom Collignon, représentant de l'abbaye de Metlach, seigneur et curé de Valmunster, évite du moins le scandale, et ne dîne avec ses deux maîtresses qu'en petit comité. Mais l'évêque du Mans, Grimaldi, fait de sa maison de campagne « un rendez-vous de jolies dames », et l'avocat Barbier nous dit que La Fare, évêque de Laon, eût été un mauvais sujet parmi les mousquetaires. Faut-il en nommer d'autres plus connus? Lavergne de Tressan, habituel compagnon des roués, qui occupa le siège archiépiscopal de Rouen; Tencin, archevêque d'Em1. Avertissement des éditeurs de Kehl à la Voix du Sage et du Peuple, XXXIX, 340.


brun, « le fléau des honnêtes gens, simoniaqùe, incestueux, déshonoré et honni partout » (d'Argenson). Si les évoques de France en 1733 nommèrent le cardinal Dubois président de leur assemblée générale, rien là d'étonnant; beaucoup d'entre eux ne valaient pas davantage.

On s'indigne que Voltaire taxe les prêtres de charlatans. Mais le clergé du xvni" siècle était en grande partie incrédule. « Je ne pense pas, écrit la Palatine en 1722, qu'il y ait à Paris, tant parmiles ecclésiastiques que parmi les gens du monde, cent personnes qui aient la véritable foi, et même qui croient en Notre Seigneur. » « Un simple prêtre, un curé, remarque plus tard Chamfort, doit croire un peu; sinon, on le trouverait hypocrite. II ne doit pas non plus être sûr de son fait; sinon, on le trouverait intolérant. Au contraire le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion; l'évêque en rira tout à fait, le cardinal y joindra son mot*, » Rivarol, de son côté, déclare que « les lumières du clergé égalent. celles des philosophes ». Qu'est-ce à dire, sinon que le clergé est incrédule? Sa résistance en 1.791, au moins celle des prélats, s'explique par le point d'honneur. « Nous nous sommes conduits alors, déclarait l'archevêque de Narbonne, en vrais gentilshommes; car de la plupart d'entre nous on ne peut pas dire que ce fût par religion. Les ecclésiastiques qui ont quelque culture n'ont plus aucune croyance.

1. L'abbé Bassinet, grand vicaire de Cahors, avait, quant à lui, la franchise de son incrédulité; prononçant dans la chapelle du Louvre le panégyrique de saint Louis, il supprima le signe de la croix, le texte, les citations de i'Evangi)e, et ne loua ce mode)e des princes chrétiens que pour ses vertus humaines.


Cette incréduhté du clergé ne le rend pas moins fanatique. Et certes la foi des anciens temps ne justifiait point le fanatisme; mais i'incrédulité présente le rend plus criminel encore et plus odieux. Selon Vottaire, l'intolérance est propre à la religion chrétienne; seule entre toutes les religions, elle a opprimé la conscience et persécuté ceux qui n'admettaient pas ses dogmes.

Quand les mahométans conquirent l'Espagne, ils n'obligèrent personne à embrasser l'islamisme. Après la prise de Constantinople, leurs sultans conservèrent plusieurs prébendes au clergé grec; aujourd'hui encore ils font des chanoines et des évêques sans que le pape fasse jamais un iman ou un mollah Même tolérance chez les Juifs. Il y avait parmi eux bien des sectes les saducéens par exemple, qui, se fondant sur la loi de Moïse, niaient Fimmortauté de l'âme; les pharisiens, qui croyaient à la métempsycose ;,les esséniens, qui étaient fatalistes, qui, d'ailleurs, ne sacrifiaient pas dans le temple et avaient leurs synagogues particulières. Ces sectes différaient beaucoup plus entre elles que les protestants ne diffèrent des catholiques. Pourtant aucune ne prétendit exterminer les autres, et, si superstitieux que fût le peuple Juif, il accordait a toutes une égale liberté 2.

Chez les Romains, ni Lucrèce ne fut inquiété pour avoir mis en vers le système d'Épicure, ni Cicéron pour avoir écrit qu'on ne ressent après la 1. Sermon du rabbin Akkib, XL, 374; D:'c<. phil., 7'oMt'aMee, XXXII, 379, 380.

2. Diel. phil., Ame, XXVI, 2.4S; r'w~'MH' la Tolérance, XLI, 314 sqq.


mort aucune douleur, ni Ptinc pour avoir commencé son Histoire f!a/{<e//e par une profession d'athéisme. Il appartient aux dieux, pensait le sénat, de venger leurs offenses. Quant aux différentes religions, Rome ne les tolérait pas seulement, mais encore les reconnaissait. Pendant longtemps lés chrétiens furent aussi libres que les païens; ils avaient des églises très riches, tenaient des conciles, exerçaient des charges publiques. Dioclétien lui-même les protégea d'abord et en accueillit plusieurs à la cour. S'ils furent.persécutés dans la suite, c'est parce qu'ils attaquaient le culte national et les institutions de l'Empire. Rome ne persécuta pas, dans le christianisme, une secte religieuse, mais une faction politique qui mettait l'État en danger'.

A l'égard des Grecs, quand Voltaire ne les compare pas avec les chrétiens, il reconnaît que, chez eux, les philosophes hétérodoxes n'étaient pas tolérés; il cite Anaxagore, contraint de s'exiler pour avoir osé dire qu'Apollon ne conduisait point le char du soleil, Aristote, accusé d'athéisme par les prêtres; il flétrit la condamnation de Socrate 2. Mais lorsqu'il oppose les Grecs aux chrétiens,'il ne parle plus d'Aristote et d'Anaxagore, il atteste que les épicuriens pouvaient sans aucun péril nier .la Providence et l'immatérialité de l'âme, que les diverses sectes philosophiques avaient pleine licence de professer leurs doctrines. Quant à Socrate, c'est, dit-il, le « seul philosophe que les Grecs aient fait mourir pour ses opinions ». Aussi 1: Dict. phil., 7'o~~nce, XXXII, 36S, Conslanlin, XXVU), 187, 188, Dioclétien, id., 403, 404, 7~/<!M. XX)X, 24; 7rat<e Mtt- la 7'o/era?tce, XL), 26t sqq.; Lettre a //MMM/ 2G févr. 1768. 2. 0:c<. phil., Athéisme, XXVH, n8.


bien il prend soin de marquer toutes les circonstances atténuantes. Cette mort fut l'ouvrage d'une cabale. Puis les Athéniens s'en repentirent aussitôt après, et, non contents de châtier Mélitus, ils consacrèrent un temple à sa victime, de telle façon que la mort du philosophe eut pour effet une apothéose de la philosophie. Enfin, quelle différence entre cette mort et le supplice de tant d'hérétiques ou d'infidèles que l'Église a fait périr! Point de question ordinaire ou extraordinaire ni bûcher, ni roue. Chargé de jours, Socrate expira doucement au milieu de ses amis en louant Dieu et en prouvant l'immortalité de l'âme'. Tandis que toutes les autres religions furent tolérantes, la religion catholique manifesta dès le début par d'abominables cruautés l'intolérance qui lui est propre. « Je suis persuadé, écrit Voltaire à Catherine, que, depuis la mort du fils de la sainte Vierge, il n'y a presque point eu de jour où quelqu'un n'ait été assassiné à son occasion; mais, à l'égard des assassinats en front de bandière dont le fils et la mère ont été le prétexte, ils sont en grand nombre et trop connus H (18 nov. 1771). Et, dans son traité de Dieu e< les hommes « Qui que tu sois,°dit-il, en s'adressant au lecteur, si tu conserves les archives de ta famille, consulte-les et tu verras que tu as eu plus d'un ancêtre immolé au prétexte de la religion ou du moins cruellement persécuté, ou persécuteur, ce qui est encore plus funeste » (XL VI, 268).

Après avoir loué une douzaine de « pages sublimes o écrites par Jean-Jacques Rousseau contre les cruautés 1. 7'<'at<f! sur la Tolérance, XU, 259 sqq.; Prix de la Juslice, etc., L, 29); Essai sur les ~œt; XV!. 340; Dieu e< les ~OMm<M, XLVI, 131; Lettre à Mf-MM«, 26 fevr. 1768.


de la religion catholique, il l'accuse plaisamment d'exagérer, et remarque que le christianisme, depuis quinze siècles, a seulement fait périr cinquante millions de personnes de- tout âge et de tout sexe pour des querelles théologiques Lui-même, ici, paraît suspect d'exagération. Ailleurs, il en rabat les deux tiers. « La religion chrétienne, déclare-t-il dans l'article Alhée du Dictionnaire philosophique, a coûté à l'humanité plus de dix-sept millions d'hommes, à ne compter qu'un million d'hommes par siècle, tant ceux qui ont péri par les mains des bourreaux de la justice que ceux qui sont morts par la main des autres bourreaux soudoyés et rangés en bataille » (XX VU, 164). Dans le chapitre de Dieu el les ~To/n/nes intitulé Jésus et les Barbaries chrétiennes, il fait en détail son compte. Et ce n'est plus cinquante millions, ni même dix-sept. Mais, en y mettant la plus grande modération, c'est neuf millions quatre cent soixante-huit mille huit cents victimes. Voltaire trouve le compte « effrayant ». Ceux-là seuls n'en sont pas effrayés, qui voient dans ces massacres un hommage rendu à leur Dieu. Peut-on dire qu'il faut accuser de ces massacres la méchanceté naturelle des hommes et non la religion catholique? Les hommes ne sont pas si méchants. Il y en a beaucoup, en tout cas, qui sont naturellement bons, et dont la religion fait des monstres. Tel,. dans Mahomet, « le malheureux Séide, qui croit servir Dieu en égorgeant son père » (Lettre à Frédéric, sept. 1739; LUI, 662); tel Damions, qui déclara devant le Parlement qu'il avait commis son parricide « par principe de religion », qui soutint dans les tortures 1. Lettre <! d'eM<a<, 25 avr. n63.


que l'assassinat du roi était une œuvre méritoire et que tous les prêtres en jugeaient ainsi. De même, Jacques Clément et Balthazar Gérard se préparèrent par la confession et la communion à tuer, celui-là Henri III, celui-ci le prince d'Orange. Et combien d'autres, prêtres. ou laïques, ont versé le sang en sacrifiant leur humanité naturelle à ce qu'ils croyaient être leur devoir envers la Divinité'

Beaucoup de croyants réprouvent ces crimes et prétendent que le catholicisme est un bon arbre qui a produit de mauvais fruits. Non pas; si les fruits sont mauvais, l'arbre ne saurait être bon. C'est le catholicisme qui rend l'homme cruel. Un catholique croit posséder la vérité; il s'imagine que cette vérité brille seulement pour lui, que tout le reste des hommes doit rôtir éternellement dans l'enfer: par quelle inconséquence n'aurait-il pas en horreur ceux qui sont en horreur à son Dieu? On voit pourtant des catholiques pitoyables; chez eux, la nature l'emporte sur la religion. Mais eux-mêmes, le plus souvent, se reprochent leur pitié comme une faiblesse 2.

Un contemporain d'Henri IV ou de 'Louis XIII pouvait encore expliquer les guerres de la Réforme par la politique, par des intérêts tout matériels, qui se dissimulaient sous la religion. Mais depuis longtemps, à l'époque de Voltaire, les querelles religieuses persistaient quand la politique n'y avait aucune place. Et, si ce n'étaient pas, comme autrefois, les massacres de la guerre civile ou les assassinats en masse, ces 1. Avis au public sur les Parricides, etc., XUI, 396; ~emarçMM de l'Essai sur les .McBMM, XLI, 169; Dict. phil., Anecdotes, XXVI, 310.

2. Homélie sur la Communion, XLV, 303.


querelles n'en dénotaient pas moins un fanatisme tout aussi exécrable. On les voyait du reste se multiplier le catholicisme et le protestantisme avaient chacun produit des sectes acharnées l'une contre l'autre, qui témoignaient de leur foi par des persécutions mutuelles. Comment nier que la religion ne fût elle-même une source de conflits et de violences '? ?

Callicrate ayant demandé à Évhémère quel est le plus méchant des peuples, celui-ci répond « Le plus superstitieux o (Dt'a/o~ues d\E'u/:e'/He/'e, L; 150). Un superstitieux en effet est méchant par devoir aussi n'écoute-t-i) pas la voix de la nature; il vole, il incendie, il massacre en croyant bien faire, et l'humanité n'a sur son cœur aucune prise. Mais comment cette humanité ne serait-elle pas innée à l'homme? Si l'homme a pourtant de mauvais instincts, c'est le fanatisme qui les provoque et les irrite.

On allègue que le fanatisme, au xvm° siècle, n'était plus redoutable. Voltaire lui-même, durant la première partie de sa carrière, on exprime souvent l'espoir. La philosophie a-t-elle donc fait tant de progrès? Il reconnaît bientôt son illusion, et se rend compte que l'esprit du catholicisme ne change point. Après l'attentat de Damions, il écrit à d'Argental « Comment me justifierai-je d'avoir tant assuré que ces horreurs n'arriveraient plus, que la raison et la douceur des mœurs régnaient en France? » (20 janv. n57). Et déjà, en 1740, adressant à Frédéric une copie de son Mahomet, il s'élève contre « ceux qui disent. que les flammes des guerres de religion sont éteintes ». 1. Cf. É. Faguet, t'~M~c~tca~Mme, p. 85 sqq.


« Le poison subsiste encore, quoique moins développé. Cette peste, qui semble étouffée, reproduit de temps eu temps des germes capables d'infecter la terre H (déc. 1740; LIV, 237). De même, à la fin du Philosophe ignorant « Je vois qu'aujourd'hui, dans ce siècle qui est l'aurore de la raison, quelques têtes de cette hydre du fanatisme renaissent encore. Il paraît que leur poison est moins mortel et leurs gueules moins dévorantes. Le sang n'a pas coulé pour la grâce versatile, comme il coula si longtemps pour les indulgences plénières qu'on vendait au marché. Mais le monstre subsiste encore; quiconque recherchera la vérité risquera d'être persécuté M (XLII, 609). Et enfin dans l'Avis au public sur les Calas et les Sirven « Un prêtre irlandais a écrit depuis peu. que nous venons cent ans trop tard pour élever nos voix contre l'intolérance, que la barbarie a fait place à la douceur, qu'il n'est plus temps de se plaindre; Je répondrai à ceux qui parlent ainsi Voyez ce qui se passe sous vos yeux (XLII, 395)'. 1.

Voyez, dit Voltaire, ce qui se passe sous vos yeux. Et que se passait-il donc?

En 1722, l'abbé Houtteville, dans la préface d'un livre intitulé la Vérité de la Religion chrétienne prouvée par les faits, appelle la tolérance un système monstrueux En 1749, l'abbé de la Ménardaye, dans son I. Cf. encore Remarques de l'Essai sur les .M<BM)'~ « Quoi! vous dites que les temps du jacobin Jacques Clément ne reparaîtront plus? Je l'avais cru comme vous: mais nous avons vu depuis les Malagrida et les Damiens (XLI, i68). Lettre à Con'fo)-ce<, 26 févr. me, édition Moland, XLIX, S33 Nous sommes prêts de revenir au temps des Guincestre, des Aubry, des Clément, des Châtel et des Ravaillac.

2. Lettre à Damilaville, 28 nov. U62.


Examen e~ Discussion des Diables de Loudun, légitime le meurtre d'Urbain Grandier'. En 1758, l'abbé de Caveyrac, dans l'Apologie de Louis XIV et de son Conseil, justifie la révocation de l'édit de Nantes, la Saint-Barthélemy, les cruautés exercées contre les Albigeois, le supplice de Jean Huss, celui de Jérôme de Prague. En 1762, l'abbé de Malvaut fait paraître l'accord de la Religion e< de /'7yH/7:an</e (c'est une faute de l'imprimeur, dit Voltaire; lisez de l'inhumanité), où, protestant qu'on ne doit pas sacrifier une nation tout entière à quelques hérétiques, il cpnseille, soit de les pendre, soit de les envoyer sur lés galères du roi; selon lui, la révocation de l'édit de Nantes n'a pas eu pour la France autant d'inconvénients que certains le prétendent, et l'extermination des religionnaires n'affaiblirait pas plus le royaume qu'une saignée n'affaiblit un malade bien constitué 3. En même temps, l'intolérance fait toujours de nouvelles victimes. Parlerons-nous de Calas, de Sirven, de La,Barre? Beaucoup d'autres exemples contemporains, s'ils sont moins notoires, ne sont pas moins odieux.

En 1730, la moitié du parlement de Provence condamna au feu le jésuite Girard pour avoir insufflé dans la bouche d'une fille, nommée la Cadière, un démon d'impureté~. En'1750, la justice sacerdotale' de l'évêque de Wurtzbourg prononça la même peine econtre une religieuse accusée de sorcellerie Diderot 1. Avis ~M)' les Calas et les Sirven, XLII, 396.

2. Conclusion et Examen du Tableau. historique, XLI, 28. 3. 7rat<e sur la Tolérance, XLI, 369 sqq.

4. Dict. phil., Contradiction, XXVIII, 197; Prix de la ./M~<tce, etc., L, 278.

5. Diel. phil., ~t- notables, XXVH, 58, Bekker, id., 322. VOLTAIRE PHILOSOPHE..


raconte qu'un Espagnol, don Pablo d'Olivarès, coupable de posséder dans sa bibliothèque les œuvres des philosophes français, fut, malgré ses vertus et ses services, condamné au gibet, puis, par commutation, aux verges publiques et à la prison perpétuelle. « J'ai vu encore en Écosse, dit Voltaire', des restes de l'ancien fanatisme qui avait changé si longtemps les hommes en bêtes carnassières. Un des principaux citoyens d'Inverness, presbytérien rigide. ayant envoyé son fils unique faire ses études à Oxford, affligé de le voir à son retour dans les principes de l'Église anglicane, et sachant qu'il avait signé les trente-neuf articles, s'emporta contre lui avec tant de violence qu'à la fin de la querelle il lui donna un coup de couteau dont l'enfant mourut en peu de minutes entre les bras de sa mère » (L, 508). Et voici maintenant une autre histoire qui se passa non loin de Ferney, à Saint-Claude « Il y a quelques années que deux jeunes gens furent accusés d'être sorciers. Ils furent absous je ne sais comment par le juge. Leur père, qui était dévot et que son confesseur avait persuadé du prétendu crime de ses enfants, mit le feu dans la grange auprès de laquelle ils couchaient, et les brûla tous deux pour réparer auprès de Dieu l'injustice du juge qui les avait absous H (Lettre à Damilaville, 7 nov. 1764).

Mais tenons-nous-en aux persécutions contre les protestants de France. Quand le duc d'Orléans devint~ Régent, ils se crurent permis de tenir leurs assemblées religieuses en prévenant les magistrats. Ce prince, 1. Dans son Histoire de l'établissement du Christianisme, attribuée à un auteur anglais.


qui n'osait braver l'intolérance du clergé, chargea les gouverneurs de leur faire entendre qu'on les ménagerait s'ils se conduisaient avec sagesse, mais de leur signifier aussi que les édits subsistaient. Chaque gouverneur agit à sa guise presque tous suivirent les traditions du règne précédent. Dans la la Guienne, Berwick proposa de massacrer ceux des religionnaires qui célébraient publiquement leur culte, et le Régent, s'il réprima ce zèle excessif, n'en fit pas moins traduire les délinquants devant le parlement de Bordeaux'. Quelques-uns de ses conseillers l'engagèrent à laisser s'établir dans telle ou telle province les protestants expatriés il en fut empêché, une première fois (1717), par les jansénistes et les gallicans, puis; une seconde (1722), par les jésuites. La déclaration de 1724, qu'avait inspirée Lavergne de Tressan; renouvela toutes les rigueurs du temps de Louis XIV et y en ajouta d'autres~. On interdisait l'exercice du culte même dans les familles. On punissait les fidèles, hommes ou femmes,, qui n'auraient pas dénoncé les prédicants, celles-ci de la détention perpétuelle, ceux-là des galères. On enjoignait aux ecclésiastiques d'aller voir les malades suspects et de les exhorter sans témoins. On confirmait la peine des galères à vie et de la confiscation contre tout protestant qui guérissait après avoir refusé les sacrements mais il fallait autrefois que ce refus eût été constaté par un magistrat, et maintenant le témoi1. Ils furent condamnés aux galères; le Régent gracia les simples fidèles, mais non pas les pasteurs.

2. Ayant vu Dubois obtenir le chapeau pour prix de ses violences contre le jansénisme, Lavergne de Tressan voulait se pousser tui-mëme au détriment des religionnaires.


gnage d'un curé suffisait. On donnait ordre aux religionnaires d'observer dans le mariage les formules prescrites par les saints canons et par les ordonnances, de sorte que tout état civil leur était dénié. Cet édit fut exécuté à la lettre. L'application ne s'en relâcha que sous le cardinal Fleury. Peu après, à la suite du synode tenu secrètement, en 1744, dans le Bas-Languedoc, la persécution recommença. Deux ordonnances du mois de février 1745 prescrivirent la peine des galères sans forme de procès contre ceux qui auraient pris part à un culte public, et des amendes arbitraires contre tous les protestants de la région qui ne les auraient pas dénoncés. Citons maintenant quelques exemples.

En 1717, une assemblée de soixante-quatorze personnes ayant été surprise à Anduze, on envoie tous les hommes aux galères. En 1745 et 1746, deux cent soixante-dix-sept hommes, dans la seule province du Dauphiné, subissent le même sort; quant aux femmes, elles sont fouettées et emprisonnées. En 1746, le présidial d'Auch prononce la sentence capitale contre quarante gentilshommes coupables d'avoir entendu un prêche. En 1754, un autre tribunal condamne à mort le pasteur Lafaye, et le fait exécuter aussitôt. En 1762, le pasteur Rochette est pendu. Quand on vient l'arrêter, le tocsin sonne, et toute la population catholique s'ameute; trois jeunes gentilshommes, les frères Grenier, prennent les armes de crainte qu'on ne leur fasse un mauvais parti le même tribunal qui avait jugé Rochette les livre au bourreau; ils ne sont pas pendus, mais décapités. Nous trouvons la plupart de ces faits mentionnés par Voltaire. « On a fait pendre etrouer des ministres


ou prédicants qui tenaient des assemblées malgré les lois; et, depuis 17~5, il y en a eu six de pendus H (D~. phil., Église, XXIX, 27). « Nous envoyons encore quelquefois a la potence de pauvres gens du Poitou, du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons pendu depuis 1745 huit personnes de ceux qu'on appelle prédicants ou ministres de l'Évangile, qui n'avaient d'autre crime que d'avoir prié Dieu pour le roi en patois et d'avoir donné une goutte de vin et un morceau de pain levé à quelques paysans imbéciles » (T~-ai/e sur la Tolérance, XLI, 286). « On vient de condamner à être pendu un pauvre diable de Gascon qui avait prêché la parole de Dieu dans une grange, auprès de Bordeaux. Le Gascon maître de la grange est condamné aux galères, et la plupart des auditeurs Gascons sont bannis du pays » (Le~/re à Da/n<7a~7/< 30 oct. 1767).

Voltaire ne se lassa jamais de flétrir ces crimes de l'intolérance. Et, chaque fois qu'il en eut l'occasion, il intervint pour les persécutés. Sans parler, ici non plus, des Calas et des Sirven, combien d'autres malheureux n'a-t-il pas défendus contre le fanatisme? Ce furent, par exemple, les Espinas, qu'il finit par sauver'? C'était, quelques années avant,.le pasteur 1. Je pris la liberté de vous remettre, écrivait-il à M** de Saint-Julien, une petite requête pour M. de Saint-Florentin [ministre d'Etat] en faveur d'une malheureuse famille huguenote. Le père a été vingt-trois ans aux galères pour avoir donné à souper et à coucher à un prédicant la mère a été enfermée, les enfants réduits à mendier leur pain ()4 sept. nC6). J'abuse, ëcrivait-ii à Richelieu, de votre générosité. Daignerez-vous l'employer pour une famille entière du pays que vous avez gouverné? J'ai déjà pris la liberté d'implorer vos bontés pour les d'Espinas. réduits à l'état le plus cruel après vingt-trois ans de galères pour avoir donné à souper à un prédicant. Si on ne


Rochette, pour lequel il s'employa de son mieux. « On dit, écrivait-il à Richelieu le 25 octobre 1761, qu'il ne faut pas pendre le prédicant de Caussade, parce que c'en serait trop de griller des jésuites à Lisbonne et de pendre des pasteurs évangéliques en France. Je m'en remets sur cela à votre conscience. .n Et, comme s'il se souciait peu de cette affaire « Rosalie', ajoute-t-il, m'intéresse davantage », etc. Puis, le 27 novembre, revenant à la charge « Qu'on pende le prédicant Pochette ou qu'on lui donne une abbaye, cela est fort indifférent pour la prospérité du royaume des Francs; mais j'estime qu'il faut que le parlement le condamne à être pendu et que le roi lui fasse grâce. Si c'est vous, monseigneur, qui obtenez cette grâce du roi, vous serez l'idole de ces faquins de huguenots. Il est toujours bon d'avoir pour soi tout un parti, o On a souvent allégué ces deux lettres pour montrer que le défenseur des Calas et des Sirven abandonnait à leur sort les protestants persécutés s'ils ne lui donnaient pas l'occasion de jouer un grand rôle. Mais on se garde bien de les citer tout entières, et l'on en dénature le sens. Voltaire n'ignorait pas que les jugés appliqueraient la loi; s'il affecte de ne prendre aucun intérêt au pasteur Pochette, c'est pour plaider sa .cause avec plus d'adresse.

La tolérance ayant fait de grands progrès dans la seconde moitié du xvhjc siècle, Voltaire put se rendre témoignage que son action n'avait pas été inutile. Cependant, en 1775, au sacre de Louis XVI, Loméleur rend pas leur bien,. il vaudrait mieux les remettre aux gateres (S oct. n66).

i. Une actrice du temps.


nie de Brienne, prélat incrédule comme tant d'autres, pressa le nouveau roi de porter le dernier coup aux protestants. Devenu plus tard ministre, l'opinion publique l'obligea de leur restituer l'état civil. Mais cette mesure lui aliéna la plupart des gens d'Église. Quinze ans après, en 1789, le clergé proteste dans ses cahiers contre tout ce qui s'est fait récemment pour améliorer le sort des religionnaires; et, prévoyant de nouvelles « concessions », il demande qu'on les tienne exclus des charges de judicature, qu'on ne lève ni l'interdiction de leur culte en public, ni celle des mariages mixtes.

Ce n'est pas proprement au christianisme que Voltaire attribue l'intolérance et la persécution, ce n'est pas du moins au christianisme de Jésus, c'est à celui de l'Église. Et, bien souvent, les comparant entre eux, il montre que la religion catholique contredit en tout le christianisme primitif.

Elle le contredit sur la question même de la tolérance. Voltaire se plaît à rappeler maintes paraboles des Évangiles où Jésus prêche la douceur et le pardon voici le père de famille tuant un veau gras en l'honneur du fils prodigue, voici le Samaritain charitable, voici l'ouvrier qui, venant travailler à la dernière heure, est payé comme les autres. Mais JésusChrist prêche aussi d'exemple il protège la femme adultère; il réprime les fils de Zébédée appelant le feu du ciel sur une ville qui les a mal accueillis; il oblige Pierre de rengainer son épée. « Si vous voulez ressembler à Jésus-Christ, conclut Voltaire, soyez martyrs et non pas bourreaux (Traité sur la Tolérance, XLI, 331).

Quant aux pratiques, il n'y a aucun rapport entre


celles du christianisme et celles du catholicisme. La synaxe des premiers chrétiens n'était point une messe privée; les images furent interdites pendant plus de deux cents ans, la confession auriculaire ne s'établit qu'au vie siècle, et, jusque vers le vir, les petits enfants reçurent l'eucharistie

De même pour les dogmes. L'invocation publique des saints? Il n'y en a pas trace avant l'an 375. La procession du Saint-Esprit? Elle date du temps de Charlemagne. L'Immaculée conception? Elle remonte au xu~ siècle. Bien plus, les deux natures du Christ ne furent pleinement reconnues qu'en Aoi et ses deux volontés qu'en 680 3. C'est le premier concile de Nicée qui adopta la consubstantialité de Dieu et de son fils. Jusqu'à saint Augustin et saint Jérôme, aucun Père de l'Église n'avait enseigné le péché originel

Né sous la loi mosaïque, Jésus-Christ fut circoncis selon cette loi, il en pratiqua les observances, en suivit les prescriptions, ne mangea ni la chair du porc, qui est un animal immonde, ni celle du lapin, qui rumine et n'a pas le pied fendu A proprement 1. Lettre de Charles Gouju SM frères, XL, 343.

2. Au concile de Chalcédoine.

3. Dans un concile tenu à Constantinople.

4. Lettre de Charles Gouju à ses frères, XL, 343 sqq. Éclaircissement historique, XL), 59; Dict. phil.; Péché ot't~ne~ XXXI, 325 sqq.; le Pyt~/tonMMe de l'Histoire, XLIV, 385, 386. 5. Jugez, dit Jésus-Christ dans l'article ~eh~tott du Mc<<0t:naire philosophique, si je leur apportais [aux Juifs] un culte nouveau. Je ne cessais de leur dire que j'étais venu non pour abolir la loi, mais pour l'accomplir; j'avais observé tous leurs rites; circoncis comme ils l'étaient tous, baptisé comme l'étaient les plus zélés d'entre eux, je payais comme eux le coi'ban, je faisais comme eux la Pâque en mangeant debout un agneau cuit dans


parler, sa religion est le judaïsme; et, quant à la théologie catholique, aucun docteur ne serait assez habile pour la lui faire seulement comprendre. Jésus ne révéla point le mystère de son incarnation et ne prétendit point être le fils d'une vierge; il laissa aux cordeliers et aux jacobins le soin de décider si sa mère elle-même avait été conçue sans péché; il ne déclara point que le mariage est le signe visible d'une chose invisible; il ne parla point des sept sacrements, des sept vertus, des sept péchés capitaux, des sept douleurs, des sept béatitudes, des sept sortes de grâces qui répondent aux sept branches du chandelier. Il n'institua point la hiérarchie ecclésiastique. Il cacha à ses contemporains qu'il était le fils de Dieu éternellement engendré, consubstantiel à Dieu, et que le Saint-Esprit procède 'du Père et du Fils. Il ne dit point que, la première femme ayant été persuadée par un serpent de manger une pomme, toute la postérité de cette femme devait naître coupable des plus horribles crimes et vouée aux flammes éternelles. Il ne dit point qu'il était venu racheter les hommes et que cependant il rachèterait ceux-là seuls auxquels il aurait donné une grâce efficace, laquelle peut n'avoir aucune efficacité. M n'ordonna point à ses disciples de mettre par des paroles son corps tout entier dans un petit morceau de pain, et son sang, à part, dans un gobelet de vin. Si Jésus avait voulu fonder une nouvelle religion, n'en aurait-il pas établi les lois, fixé les rites, organisé la hiérarchie? Mais des laitues. Moi et mes amis, nous allions prier dans le temple; mes amis même fréquentèrent ce temple après ma mort; en un mot, j'accomplis toutes leurs lois sans en excepter une » (XXXII, 103).


il ne professait aucun dogme, pas plus,que les Juifs, et il se contenta de prêcher la morale. Tous les dogmes ont été inventés après lui. Dans son enseignement ne paraît nulle trace de ce que nous appelons le christianisme; et la première condition pour être chrétien dans le vrai sens du mot, c'est de ne pas être catholique'.

Faut-il, d'autre part, examiner comment les ministres de Jésus imitent sa vie et ses mœurs? Jésus a été pauvre, a fui les honneurs, a chéri l'abaissement, les souffrances. Comparons-lui les évêques et le pape. En tout pays, les évêques usurpent sur l'autorité séculière; ils sont riches; ils vivent dans la mollesse~. Quant au pape, il habite un palais magnifique et possède d'immenses revenus. Lui qui devrait être le serviteur des serviteurs de Dieu, il prétend dominer par-dessus les rois, leur donner et leur enlever la couronne selon son bon plaisir. Un fakir des Indes ressemble beaucoup plus à Jésus que le pape. Disons mieux si le pape fait tout le contraire de ce que fit et commanda le Christ, il est proprement un antéchrist 3.

Voltaire, à vrai dire, a souvent mal parlé de Jésus. Il en parle mal toutes les fois qu'il considère, non pas Jésus lui-même, mais le faux christianisme des catholiques.

1. Dict. phil., Christianisme, XXVIII, 67, Juste, XXX, 505, Tolérance, XXXII, 377; Catéchisme de ~otm~e homme, XLI, ill; Questions sur les Mt~ac/e~, XLII, n9; Ho~ë~'e du pasteur BoMrn, XLIV, 313; ~:eM e< les Hommes, XLVI, 249 sqq.

2. Cf. p. i32.

3. Dict. phil., Raison, XXXII, 85; ~oMe/e sur l'interprétation du Nouveau Testament, XLIII, 281; fra~Me~ des instructions pour le Prince ?'oya< de /&:d., 422, 423; Dieu et les Hommes, XLVI, 257.


Dans l'article'1I1essie du Dictionnaire philosophique et dans l'Examen i'm~o/an~, il suit le Sepher Toldos Jesc/!U< Qu'est-ce donc que ce prétendu fils de Dieu? Une nommée Mirja, épouse d'un certain Jocanam, se laissa séduire par un soldat du voisinage qui la rendit mère. Confus et désespéré, Jocanam quitta le pays pour ne plus y revenir. Le fils de Mirja, Jésu ou Jeschut, fut déclaré bâtard par le jugé. Arrivé à l'âge de suivre l'école publique, il s'y plaça parmi les enfants légitimes et en fut exclu: de là son animosité contre les prêtres, qu'il ne cessa d'injurier et de calomnier. Un jour, il se prit de querelle avec un autre Juif, appelé Judas, sur quelque affaire d'intérêt matériel ou sur certains points de doctrine religieuse. Judas le dénonça au sanhédrin. Arrêté, il demanda pardon et pleura. Mais le tribunal ne l'en condamna pas moins; il fut fouetté, puis lapidé, enfin pendu. Voilà l'histoire authentique de Jésus-Christ. Cette histoire, à laquelle s'ajoutèrent par la suite des fables insipides et grotesques, est du reste très conforme à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux 2.

Quant à ses miracles, ils suffiraient pour le couvrir de ridicule. Envoyer des diables dans les corps de deux mille cochons, dire la bonne aventure à une Samaritaine, guérir un muet en lui palpant la langue, sécher un figuier qui ne porte pas de fruits avant la saison, quoi de plus impertinent ou de plus absurde 3? t. Lorsque, dans cet article Messie, il taxe, le Sep/ter 7'oMo~ JMc/iM< de livre extravagant et odieux, ce n'est là qu'une précau.tion; et il ne la prend même plus dans l'E'a:an:ett important,. où il répète à peu près le même récit.

2. Examen important, XLIII, 84, 85.

3. Dict. phil., Miracle, XXXI, 220 sqq.; Extrait des Senti-


Personnellement, Jésus était un homme de rien, vil et méprisable, dénué de talent, de science, d'adresse, qui, ayant voulu faire parler de lui, passa pour un extravagant et un imposteur aux yeux de ses contemporains. S'il fut moqué, fouetté, persécuté et finalement mis en croix, tel est le sort de tous ceux qui ont prétendu jouer le même rôle sans avoir plus d'habileté'.

Au reste, ses paroles ne valaient pas mieux que ses actes. Il compare'le royaume des cieux à un grain de moutarde, à un morceau de levain mêlé dans trois mesures de farine, à un filet avec lequel on pêche du bon et du mauvais poisson. Quelle grossièreté et quelle bassesse! Parfois ses propos sont odieux il se vante d'être venu apporter le glaive et non la paix, s'emer le désordre entre le fils et le père, entre la fille et la mère; il recommande à notre imitation le maître qui jette en prison des serviteurs coupables de ne pas avoir fait valoir son argent à usure. Est-ce donc ainsi que parle un sage ou même un homme raisonnable 2?

Mais, si Voltaire dénigre souvent et vilipende Jésus-Christ, considéré comme responsable des crimes commis en son nom, il le loue au contraire quand il veut montrer que le catholicisme est une perversion du christianisme. Et ne nous étonnons pas s'il se contredit alors sur la plupart des points. « L'histoire véritable de Jésus, écrit-il dans Le ments de .1. Meslier, XL, 456; Catéchisme de Mon~e/e homme, XLI, 108 sqq.

1. JT.E<)'a:< des Se;t<H):e):~ de .Ho-, XL, 454. Cf. encore le /)/7!er dx comte de BoM~!KM7<t'e)'.s, XLIII, 587.

2. Catéchisme de l'/lonnête homme, XLI, 109; E.t'amen !)K/)0)'tanf, XLIII, 88.


Douteur et l'Adorateur, n'était probablement que celle d'un homme juste qui avait repris les vices des pharisiens et que les pharisiens firent mourir H PŒI, 404). Et, dans L'Homélie sur l'interprétation du Nouveau Te~a/ney~ « Jésus était un homme de bien qui. parlait aux .pauvres contre la superstition des riches pharisiens et des prêtres insolents ') (XLIII, 290). Il lui reconnaît le don de s'attacher des disciples; il vante ses bonnes mœurs, son courage, sa charité. Dans un passage de Dieu et les TToM/nes, il semble le mettre au-dessous de Socrate, comme ayant eu peur de la mort. Mais, dans le Traité sur la Tolérance, il le lui préfère, comme ayant prévu et voulu son supplice si d'ailleurs Jésus, au moment de mourir, sua une sueur de sang, son âme, dit-il, resta inébranlable; et la plus grande preuve de constance, n'est-ce pas de braver la mort en la redoutant'? Enfin, dans la Profession de foi des Théistes, il l'appelle « un homme distingué entre les hommes par son zèle, par sa vertu, par son amour de l'égalité fraternelle ». Il plaint « ce réformateur peut être un peu inconsidéré, qui fut la victime des fanatiques persécuteurs »; et, oubliant de quelle façon lui-même le traita, il se défend d'en avoir jamais parlé avec mépris ou dérision~. Tout à l'heure il reprochait à Jésus quelques-unes de ses maximes et de ses paraboles. Il soutient maintenant qu'elles lui ont été faussement attribuées; et, si elles sont authentiques, il proteste contre le sens qu'y donnent les sectaires. Ceux-ci en prennent texte pour justifier leur fanatisme. Mais ni la parabole l. XLI, 328.

2. XLIV, 134.


du figuier stérile ne nous autorise à maltraiter nos frères, ni le Compelle intrare à employer la force quand la douceur ne nous a pas réussi. Toute la conduite de Jésus dément cette interprétation*. D'une part Voltaire, mettant le christianisme évangélique en contraste avec celui des théologiens et des inquisiteurs, déctareexpressément quele Christn'était pas chrétien 2; d'autre part, réservant le nom de chrétien à ceux qui professent et pratiquent le christianisme de Jésus, il revendique ce nom pour lui-même. « Je suis chrétien, fait-il dire à son Adorateur, je suis chrétien comme l'était Jésus, dont on a changé la doctrine céleste en doctrine infernale » (LeDoutéur et l'Adorateur, XLI, 405).

Qu'est-ce, en somme, que le Christ? Un serviteur de Dieu qui a prêché la vertu, autant dire un théiste~. Son christianisme, si tôt perverti par la superstition et l'intolérance, Voltaire l'a toujours préconisé. C'est ce christianisme qu'il glorifie par exemple dans Alzire Et, plus tard, prenant à partie un pamphlétaire qui représentait la morale du Christ comme oppressive et corruptrice, il lui reproche 1. Dieu et les Hommes, XLVI, 211 sqq.; Traité sur la Tolérance, XLI, 323 sqq.

2. Dieu et les Hommes, XLVI, 215.

3. Profession de foi des Théistes, XLIV, 134; Hist. de Jenni, XXXIV, 3o3.

4. « On a tâché dans cette tragédie. de faire voir combien le véritable esprit de religion l'emporte sur les.vertus de la nature. La religion d'un barbare consiste à offrir à ses' dieux le sang de ses ennemis. Un chrétien mal instruit n'est souvent guère plus juste. Etre fidèle à quelques pratiques inutiles et infidèle aux vrais devoirs de l'homme, faire certaines prières et garder ses vices, jeûner mais haïr, cabaler, persécuter, voilà sa religion. Celle du chrétien véritable est de regarder tous les hommes comme ses frères, de leur faire du bien et de leur par-


de la confondre avec celle des faux chrétiens'. La religion protestante se rapproche plus que la catholique du véritable christianisme. Aussi lui marque-t-il souvent quelque préférence. L'auteur d'une dissertation critique sur la /]fën/a<~e 2 avait écrit ces lignes « Un vieillard catholique qui prédit deux choses l'une, que notre religion sera bientôt détruite; l'autre, que Henri IV se fera papiste dans l'occasion. De ces deux prédictions, la première me semble difficile à accomplir; au contraire, il y a plus d'apparence que le papisme sera à sa fin plus tôt que le protestantisme. Voltaire met en marge de son exemplaire « Je le souhaite de tout mon cœur, et ni moi ni mon ouvrage ne s'y opposent a (TMponse a la c/<~ue de la Henriade, X, 496). Il fait dire à milord Cornsbury « Notre Église anglicane est, moins absurde que la romaine; j'entends que nos charlatans ne nous empoisonnent qu'avec cinq ou six drogues, au lieu que les mon~an/fs~ papistes donner le mal (D:'se. préliminaire s:<)'t?'e, IV, 155), A la fin de la pièce, Gusman dit à Zamore

Des dieux que nous servons connais la différence

Los tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance,

Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,

M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

Et Zamore ne se convertit'pas, car, dit Voltaire dans une note, une conversion subite serait ridicule en de telles circonstances », mais il répond à Gusman

Ah! la loi qui t'oblige à cet effort suprême,

Je commence à le croire, est la loi d'un Dieu même.

(IV, N6.)

i. Remarques sur le Christianisme dévoilé, L, 536 sqq. 2. Cette dissertation se trouve à la suite du poème dans l'édition de 1'72S, La Haye.

3. C'est un anglican qui parle.

4. Saltimbanques.


empoisonnent avec une vingtaine (Le/e de milord Cornsbury à milord Bolingbroke, XLIII, 213). Enfin, dans le Catéchisme de l'Honnête homme, voici comment cet honnête homme parle du protestantisme « C'est peut-être celle de toutes [les religions] que j'adopterais le plus volontiers, si j'étais réduit au malheur d'entrer dans un parti o (XLI, 122). Est-il vrai que Voltaire, ne comprenne pas l'importance historique de la Réforme? Ses détracteurs l'ont prétendu. Et il peut dire en effet qu'un « petit intérêt de moines dans un coin de la Saxe produisit plus de cent ans de discordes, de fureurs et d'infortunes chez trente nations ». On reconnaît là sa tendance à expliquer les grands faits par des causes infimes. Mais ceux qui prennent texte de cette phrase n'ont sans doute pas lu les lignes suivantes, où il qualifie la Réforme de « grande révolution dans l'esprit humain et dans le système politique de l'Europe 1 ».

La principale supériorité du protestantisme sur le catholicisme est, d'après Voltaire, qu'il aboutit nécessairement à la libre pensée; tout protestant est pape. Aussi le protestantisme persécuteur lui semble se mettre en contradiction avec ses propres maximes, et, pour ainsi dire, se renier. « Lorsque nous vous persécutons, nous papistes, écrit-il à M. Bertrand, nous sommes conséquents à nos principes, parce que vous devez vous soumettre aux décisions de notre mère, sainte Église. Hors de l'Église, point de salut. Vous êtes donc des rebelles audacieux. Lorsque vous persécutez, vous êtes inconséquents, puisque vous 1. Essai sur les A/CBMf~, XVII, 242.


accordez à chaque charbonnier le droit d'examen v (26 d6c. 1763). C'est du protestantisme que date l'affranchissement des esprits et des consciences Voltaire, qui ne l'ignore pas, considère les réformateurs comme les lointains devanciers de la « philosophie ». Pourtant le protestantisme, quels que soient ses principes, a opprimé et persécuté les autres religions partout où il dominait. Dans les pays qui l'adoptèrent, il no renversa l'autorité de l'Église catholique que pour la remplacer par celle d'une autre Église. Aux décisions des conciles il substitua les décisions des synodes or, le synode de Dordrecht vaut-il beaucoup mieux que le concile de Trente'? Tous les réformateurs, depuis Wiclef jusqu'à Luther, furent intolérants. Quant au bourreau de Servet, Voltaire flétrit en maints endroits son fanatisme et son despotisme. Dans l'article Dogmes du -D/c//o/!nc~ejo/i<7osophique 2, Calvin, devant les juges des morts, se vante d'avoir renversé l'idole papale, d'avoir écrit contre la sculpture, montré que les bonnes œuvres ne servent à rien, interdit la danse comme diabolique. « PIacexmoi, conclut-il, à côté de saint Paul. » Mais, « comme il parlait, on vit auprès de lui un bûcher ennammé; un spectre épouvantable, portant au cou une fraise espagnole à moitié brûlée, sortait du milieu des flammes avec des cris affreux. Monstre, s'écriait-il, monstre exécrable, tremble! Reconnais ce Servet que tu as fait périr par le plus cruel des supplices H (XXVIII, 441). Alors, tous les juges ordonnent que Calvin soit précipité dans la géhenne.

Après tout l'intolérance protestante égala l'intolé1. Ze</r<; « M. Ber<)'an(/, 26 dëc. 1763.

2. Cf. p. 113, n.1.

VOLTAIRE PHILOSOPHE. il


rance catholique. Les meurtriers de Servet et de Barneveldt ne peuvent rien reprocher à ceux du conseiller Dubourg, et la Saint-Barthélemy n'est pas plus détestable que les sombres fureurs du presbytérianisme anglais ou la rage des camisards cévenols Écrivant à un religionnaire de Hollande, Voltaire lui représente que les huguenots ne sauraient incriminer dans autrui un fanatisme dont eux-mêmes sont infectés. « Il n'est pas moins nécessaire. de prêcher la tolérance chez vous que parmi nous. Si un des vôtres croit devoir préférer pour le salut de son âme la messe au prêche, il cesse aussitôt d'être citoyen, il perd tout, jusqu'à sa patrie. Vous ne souffririez pas qu'aucun prêtre dit sa messe à voix basse, dans une chambre close, dans aucune de vos villes. N'avezvous pas chassé des ministres qui ne croyaient pas pouvoir signer je ne sais quel formulaire de doctrine ?. N'a-t-on pas déposé un pasteur parce qu'il ne voulait pas que ses ouailles fussent damnées éternellement ? Vous n'êtes pas plus sages que nous M (Lettre à M. janv. 1759). Dans le second des Dialogues chrétiens, un ministre protestant s'unit à un prêtre catholique pour persécuter les philosophes la seule différence entre eux est que le ministre veut s'y prendre, avec une douceur perfide Et rappelons enfin les vers bien connus de la .HenyMûfe Je ne décide point entre Genève et Rome.

De quelque nom divin que leur parti les nomme,

J'ai vu des deux côtes la fourbe et la fureur.

L'un et l'autre parti, cruel également,

Ainsi que dans le crime est dans l'aveuglement

(X, t5.)

i. Avis au public sur les Calas et les Sn'fe?!, XLII, 410i 2. XL, i6i sqq.


Ces vers, que le poète fait prononcer à Henri IV, expriment en réalité sa propre pensée. Il' semble quelquefois proférer la religion protestante à la catholique. Mais, si elle est moins absurde et moins superstitieuse, peu importe, après to.ut, le nombre des drogues avec lesquelles une religion nous empoisonne. C'est un lieu commun de dire-que Voltaire fut « le génie de la destruction ». On reproche au xvur siècle en général d'avoir tout ruiné sans rien rebâtir. N'estce donc pas sur les principes des philosophes que se constitua la société moderne? Et quand même leur œuvre, à la considérer en soi, eût été purement destructive, ruiner les erreurs, les préjugés, les abus, n'est-ce.pas édifier la vérité et lajustice? Pareillement on accuse Voltaire de jeter à bas le catholicisme sans y rien substituer. On l'en accusait déjà de son temps. Et il s'écrie « Quoi! un animal féroce a sucé le sang de mes.,proches, je vous dis de vous défaire de cette bête, et vous me demandez ce qu'on mettra à sa place! » (Exam. !?:/)o~ay!<, XLIII, 204). Après avoir tué le lion de Némée ou l'hydre de Lerne, Hercule devait-il donc mettre à leur place de nouveaux monstres?

Au reste, Voltaire ne prétend pas ruiner du jour au lendemain la religion catholique. Il est encore trop tôt; attendons que le peuple puisse s'en passer. Jusque-là, bornons-nous à surveiller et à contenir l'Église, à rabaisser son orgueil, à réprimer surtout son fanatisme. Certes la philosophie commence de répandre la lumière parmi les nations, et non seulement dans les classes cultivées, mais jusque dans la foule. Pourtant ce n'est encore que l'aube des temps nouveaux. Sans cesser d'être actifs, soyons patients.


Traitons le catholicisme comme le médecin traite une maladie chronique; ne comptons pas l'extirper d'un coup, attaquons-le par degré'. La religion catholique « est. un arbre qui, de l'aveu de toute la terre, n'a porté jusqu'ici que des fruits de mort; cependant nous ne voulons pas qu'on le coupe, mais qu'on le greffe » (Dieu et les hommes, XLVI, 270) 2. « Dieu, la vérité, la vertu voilà ce qui remplacera le catholicisme". Croire en Dieu, être juste et bienfaisant, que faut-il davantage? Nous n'avons nul besoin d'une théologie.

Disons mieux la théologie enfante l'athéisme et l'immoralité. Lathéologie enfante l'athéisme: car, incapables de s'élever par eux-mêmes aux pures croyances, mais ayant assez d'esprit pour juger absurde la religion des théologiens, beaucoup d'hommes concluent qu'il n'y. a pas de Dieu 4. Et la'i'théologie enfante l'immoralité car ces hommes, n'étant plus dès lors réprimés par aucun frein, cèdent à leurs mauvaises passions et se jettent dans tous les vices Au catholicisme il faut substituer la religion naturelle, qui bannit toute révélation, tout merveilleux, tout dogme inintelligible. Mais qu'est-ce que cette religion? C'est, tout simplement, la morale. 1. Idées de La Mothe-le-Vayer, XXXIX, 316; Dieu et les Hommes, XL VI, 213.

2. Cf. ~.e«t'e à Vernes, 2 janv. n63; Lettre à M. AfoM~ox, oct. 1166, édition Moland, XHV, 460.

3. Examen important, XLIII, 204.

4. Cf. ce que dit Socrate à ses juges « Quand vous proposez des choses ridicules à croire, trop de gens alors se déterminent à ne rien croire du tout (Socrate, VI, 524). Cf. encore Dict. phil., Athéisme, XXVll, 190, SamMOHococtoH:, XXXII, n4; Lettre à M. de Villevicille, 26 août n68.

5. Dict. phil., Fraude, XXIX, 520.


Après avoir démontre l'existence d'un Être suprême dans' le second chapitre de son T/'at/e de Afe/a/?At/sique, Voltaire déclare qu' « il semble naturel de rechercher ensuite quelle relation il y a entre Dieu et nous, de voir si Dieu a établi des lois pour les êtres pensants. d'examiner s'il y a une morale et ce qu'elle peut être, s'il y a une religion instituée par Dieu même ». Pourtant, ces questions « d'une importance à qui tout cède M, il en diffère l'étude; elles seront mieux à leur place, dit-il, « quand nous considérerons l'homme comme un animal sociable (XXXVII, 298). Ailleurs, résumant d'un mot toute sa querelle avec les athées, il en indique expressément le point capital. « De quoi s'agit-il?. de consoler notre malheureuse existence. Qui la console? vous ou moi »? (Dict. phil., Di'eu, XXVIII, 388). -Ce qui le préoccupe surtout dans la solution des problèmes métaphysiques, c'est l'intérêt social. Le moraliste chez lui se subordonne le métaphysicien. Dès 1737, il écrit en propres

CHAPITRE III

MORALE


termes « Je ramène toujours autant que je peux ma métaphysique à la morale H (/Le//re à Frédéric, oct.l737;LILS21).

Dans le Catéchisme chinois, le prince Kou veut persuader à Cu-Su disciple de Confucius, que ce qu'on appelle âme péritavec le corps. Mais Cu-Su, après avoir écouté son argumentation, lui fait remarquer qu'elle ne prouve rien, qu'elle propose seulement.des doutes faits pour attrister notre vie. Admettons plutôt les vraisemblances qui nous réconfortent. «Ilestdurd'ôtre anéanti; espérez de vivre. Oseriez-vous dire qu'il est impossible que vous ayez une âme? Non sans doute; et si cela est possible, n'est-il pas très vraisemblable que vous en avez une? Pourriez-vous rejeter un système si beau et si nécessaire au genre humain? e (Dict. phil., XXVII, 473). Pareillement, dans une lettre au marquis d'Argence, Voltaire défend l'immortalité de l'âme comme « le plus sage, le plus consolant et le plus politique des dogmes (l~oct. 1759). Ainsi, il pose la question de manière que les matérialistes soient mis en demeure de prouver que l'âme est mortelle, et lui-même montre surtout quels avantages l'immortalité de l'âme,peut avoir au point de vue moral et « politique ».

C'est en partant du même principe qu'il admet les peines et les récompenses de la viefuture; et d'ailleurs, si l'on n'admettait pas ces récompenses et ces peines, à quoi servirait de croire l'âme immortelle? Nous avons besoin de consolation, nous avons besoin d'espérance. Les matérialistes niant l'immortalité sans preuves et les spiritualistes ne pouvant de leur côté prouver que l'âme survit au corps, aucun des deux partis n'a donc avantage sur l'autre. Mais voici pour-


tant une grande différence la négation des matérialistes est funeste au genre humain et l'affirmation des spiritualistes lui est utile'.

On le voit, le Dieu que Voltaire adore, auquel il élève un temple Dec erexit Vo/~a;7'e, c'est surtout Dieu rémunérateur des bons et vengeur des méchants. « L'objet intéressant pour l'univers entier est de savoir s'il ne vaut pas mieux, pour le bien de tous les hommes admettre un Dieu. qui récompense les bonnes actions cachées et qui punit les crimes secrets » (Zhc~. phil., Athéisme, XXVII, 168) Il y a dans la métaphysique bien des questions indifférentes, les questions qui ne concernent pas la morale. Par exemple, que Dieu ait créé le monde de rien ou qu'il l'ait seulement ordonné, cela n'a aucune influence sur la condition de la vie, et nous ne nous en conduisons ni mieux ni plus mal3. Mais que Dieu soit ou ne soit pas un Dieu rémunérateur et vengeur, rien ne nous importe davantage.

Pour quelles raisons?

D'abord, les honnêtes gens « ont affaire à force fripons, qui ont peu réfléchi a (/d., .En/er, XXIX, 119). Si ces fripons ne craignent pas la justice divine, rien ne les arrêtera quand ils se croiront assez habiles pour tromper la justice humaine. Crions-leur dans les oreilles que leur âme est immortelle et que Dieu les fera comparaître devant son tribunal n'est-ce pas le seul moyen de les retenir? « Je veux, dit A de l'A, B, C, que mon procureur, mon tailleur, ma

<. Dict. phil., Dieu, XXVIII, 387. 2.Cf.~td.,t(/386.

3. Cf. Id., Macère, XXXI, 169.


femme même croient en Dieu, et je m'imagine que j'en serai moins volé et moins cocu (XLV, 134)'. Quand Voltaire soutient l'immortalité de l'âme et les sanctions ultérieures, veut-il uniquement se protéger lui-même contre le vol ou la trahison? Ses adversaires l'ont dit. A les en croire, Voltaire ne voit dans le dogme de Dieu rémunérateur et vengeur qu'une sorte de garantie pour les heureux du monde, un moyen de conservation sociale à leur profit. Répondons que, dans sa pensée, la crainte des peines futures ne doit pas seulement réprimer les petits; elle doit aussi les défendre contre l'injustice des grands.

Si Voltaire trouve dangereux les procureurs athées, les princes athées lui paraissent bien plus dangereux encore. « Je ne voudrais pas, déclare-t-il, avoir affaire à un prince athée qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier; je suis bien sûr que je serais pité (Dict. phil., ~e'sme, XXVII, 188). Dans l'jPjo~e des Trois imposteurs, le juste sans défense que menacent les rois appelle sur eux la vengeance céleste

Ilois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs dédaignent Les pleurs de l'innocent que vous faites couler,

Mon vengeur est au ciel: apprenez à trembler.

(Xlii, 265 ~.)

i. On se rappelle cette anecdote, que conte Mallet du Pan Je l'ai vu un soir, à souper, donner une énergique leçon à d'Alembert et à Condorcet en renvoyant tous ses domestiques et en disant ensuite aux deux académiciens Maintenant, messieurs, continuez vos propos contre Dieu; mais, comme je ne veux pas être égorgé et volé cette nuit par mes domestiques, il est bon qu'ils ne vous écoutent pas. » (Mémoires.)

2. Cf. Dtc~. phil., Eucharistie, XXIX, 266; ~M<. de Jenni, XXXIV, 419; etc.


Et lisons la Dissertation sur la r/'a~ee~t'e en tête de Sémiramis l'idée morale dont Voltaire se fait l'interprète dans cette pièce, c'est que la Divinité châtie la scélératesse des puissants'. Otez-leur la croyance en un Dieu vengeur des crimes « Sylla et Marius se baignent alors avec délices dans le sang de leurs concitoyens; Auguste, Antoine et Lépide surpassent les fureurs de Sylla; Néron ordonne de sang-froid le meurtre de sa mère a (~ome'/M sur /4/e'<SMe, XLIII, 240). On a dit souvent que Voltaire a voulu « une religion pour le peuple ». Cette religion, qui est le théisme, il ne la veut pas moins, dans 1. Les hommes, qui ont tous un fonds de justice dans le cœur, souhaitent naturellement, que le ciel s'intéresse à venger l'innocence on verra avec plaisir en tout temps et en tout pays qu'un Être suprême s'occupe à punir les crimes de ceux que les hommes ne peuvent appeler en jugement. Je suppose que l'auteur d'une tragédie se fût proposé pour but d'avertir les hommes que Dieu punit quelquefois de grands crimes par des voies extraordinaires; je suppose que sa pièce fût conduite avec un tel art que le spectateur attendit à tout moment l'ombre d'un prince assassiné qui demande vengeance, sans que cette apparition fût une ressource absolument nécessaire à une intrigue embarrassée; je dis qu'alors ce prodige, bien ménagé, ferait un très grand effet. Tel est à peu près l'artifice de la tragédie de Sémiramis (aux beautés près, dont je n'ai pu l'orner). Toute la morale de la pièce est renfermée dans ces vers I[ est donc dos forfaits

Que le courroux des dieux ne pardonne jamais.

J'avoue que la catastrophe de .SeMM'amM n'arrivera pas souvent mais ce qui arrive tous les jours se trouve dans les derniers vers de la pièce

Apprenez tous du moins

Que les crimes secrets ont les dieux pour témoins.

(V, 489, 490.)

Cf. Hist. de Jenni, XXXIV, 418; ~ome/if sur /</te;SMe, XLHI, 240 sqq.; Z.e~'e de Villevieille, 26 août H6S.


l'intérêt du peuple, pour les princes et pour les grands'. 1.

Ainsi la croyance en Dieu, selon Voltaire, est utile au genre humain, et nul honnête homme ne doit Fébranler. Voilà, quand il combat l'athéisme, son principal argument; il fait surtout valoir des considérations relatives au bien de la société, il invoque l'Être suprême non plus comme organisateur de l'univers, mais comme sanction de la morale. Si la crainte du Dieu vengeur est un frein capable d'empêcher bien des crimes, ce n'est pas à dire sans doute que les athées soient toujours méchants. « L'instinct de la vertu, qui consiste dans un tempérament doux et éloigné de toute violence, peut très bien subsister, déclare-t-il, avec une philosophie erronée H telle que l'athéisme; et lui-même cite tout le premier des athées vertueux2. La plupart de ceux qui ne croient pas en Dieu sont tentés de s'abandonner à leurs passions; mais les hommes d'élite peuvent faire le. bien par amour du bien sans espérer aucune récompense.

D'autre part, ce n'est pas tout de croire à un Dieu à quel Dieu croyons-nous? Mieux vaut être athée que d'adorer une Divinité barbare et de lui sacrifier des victimes humaines; athée, Moïse n'eût pas fait égorger vingt-trois mille Juifs qui s'étaient fabriqué un veau d'or, vingt-quatre mille qui avaient eu commerce avec les filles des idolâtres, douze mille 1. Robespierre a dit en ce sens L'athéisme est aristocratique. L'idée d'un grand istre qui veille sur l'innocence opprimée et qui punit le crime triomphant est toute populaire. » 2. Honzélie sur l'Alhéisme, XLIII, 248 sqq. Cf. encore l'Odé sur le Fanatisme, XII, 423.


qui avaient voulu soutenir l'arche prête à tomber'. Et puis, il y a bien des façons de croire en Dieu. Si nous comparons le fanatisme et l'athéisme, « le fanatisme est certainement mille fois plus funeste M (Dict. phil., j4/s/7!e, XXVII, 187); si nous comparons le fanatique et l'athée, « le fanatique est un monstre mille fois plus dangereux » (/&(/ Dieu, XXVIII, 392). Hobbes mena une vie tranquille et innocente tandis que les sectaires Anglais de son temps ensanglantaient leur pays; et Spinoza, maître d'athéisme, ne se mêla point à ceux de ses compatriotes qui servaient Dieu en massacrant les frères de Witf. Si l'athée est capable de violer Iphigénie, le fanatique l'égorgera pieusement sur l'autel et croira' que Jupiter lui en a beaucoup d'obligation; si l'athée est capable de dérober un vase d'or dans une église pour entretenir des filles de joie, le fanatique célébrera dans cette église un àuto-da-fé et chantera un cantique juif à plein gosier devant un bûcher de Juifs".

Et quel est le véritable impie? Dirons-nous que c'est le pauvre homme dont l'ignorance s'imagine l'lare des êtres avec une longue barbe blanche, avec des pieds et des mains? Nous pardonnons du moins à sa simplicité d'esprit; il mérite, la pitié, non la colère. Mais celui qui adore un Dieu jaloux, orgueilleux, vindicatif, qui s'autorise de ce Dieu pour justifier sa propre arrogance, pour glorifier ses fureurs, voilà le véritable impie. L'impie, c'est celui qui vient nous dire « Ne vois que par mes yeux, ne pense l.D!C<M.</tef',XXVI!,la8.

2. 7~ id., 181.

3. llist. de JenMt, XXXIV, 419.


point. Je t'annonce un Dieu tyran qui m'a fait pour être ton tyran; je suis son bien-aimé; il tourmentera pendant toute l'éternité des millions de ses créatures qu'il déteste, pour me réjouir; je serai ton maître dans ce monde, et je rirai de tes supplices dans l'autre M (D;c<t' 7/?!~t'e, XXX, 333). Cet impie-là ne mérite ni pitié, ni pardon. Et comment ne pas lui préférer un athée? L'athée manque de sagesse; le fanatique est une bête féroce

Cependant l'athéisme peut faire beaucoup de mal. Mieux vaut encore être asservi à des superstitions grossières, si elles ne nous rendent pas inhumains, que de vivre sans croyance religieuse2. D'ailleurs, « un athée qui serait raisonneur, violent et puissant, serait un fléau aussi funeste qu'un superstitieux sanguinaire M(7'ra~esu/' la TWe'raHce, XLI, 352)~. 1. Cf. Ode sur le Fanalisme

2. Troilé sur la Tolérance, XL!, 349.

3. Cf. Homélie sur ~</te!sme L'athéisme peut causer quel-

Je sentirais quelque indulgence

Pour un aveugle audacieux

Qui nierait l'utile existence

De l'astre qui brille à mes yeux.

Ignorer ton être suprême,

Grand Dieu, c'est un moindre blasphème

Et moins digne de ton courroux

Qup de te croire impitoyable,

Do nos malheurs insatiable,

Jaloux, injuste comme nous.

Lorsqu'un dévot atrabilaire,

Nourri de superstition,

A, par cette affreuse chimère,

Corrompu sa religion,

Le voilà stupide et farouche

Le fiol découle do sa bouche,

Lo Fanatisme arme son bras;

Et, dans sa pieté profonde,

Sa rage immolerait le monde

A son Dieu, qu'il ne connaît pas.

(XII, 424.)


Mais il ne s'agit que de comparer en général l'athée et le théiste. L'athée, disait tout à l'heure Voltaire, dévore pour apaiser sa faim, et le fanatique croit faire son devoir en tuant; le théiste, dit-il maintenant, déteste un crime commis dans l'emportement de la passion, et l'athée s'endurcit de plus en plus. Quand Voltaire déclare l'athée moins dangereux que le fanatique, il parle'de l'athée philosophe. Or, il y a deux catégories d'athées; il n'y a pas seulement les athées philosophes ou athées de cabinet, il y a aussi les athées de cour. Cette distinction est nécessaire pour examiner la question posée par Bayle « Si une société d'athées peut subsister. »

Oui. répond Voltaire, dans le cas où ces athées sont des philosophes. Les athées philosophes mèneront .une vie très tranquille et très sage. Tandis qu'une cité de jansénistes et de molinistes sera troublée par des querelles souvent sanglantes, une cité de Simonides, de Protagoras, de Spinozas, restera toujours calme et sage'. Seulement, ne confondons pas les athées de cour avec les athées de cabinet. L'athéisme, qui « pe.ut tout au plus laisser subsister les vertus sociales dans la tranquille apathie de la vie privée », « doit porter à tous les crimes dans les orages de la vie publique » (Homélie sur l'Athéisme, XLIII, 250). Quand on n'a aucune crainte, on n'a souvent aucun scrupule. Et du reste, si l'athéisme n'est pas dangereux chez les athées de cabinet, nous n'en devons pas moins le combattre même chez eux, parce que, de leur cabinet, il se répand parmi les princes et les quefois autant de mal que les superstitions les plus barbares · (XLlll, 240).

1. Dict. phil., A'théisme, XXVII, 159.


grands. « Le malheur des athées de cabinet est de faire des athées de cour » (D/c/. phil., Dieu, XXVIII, 392). On s'explique par là pourquoi Voltaire combat les philosophes qui, de son temps, professaient et enseignaient l'athéisme. C'est avec Helvétius et surtout avec d'Holbach qu'il eut afïaire. Et, contre le Dieu des prêtres, il leur donne raison aussi bien l'un et l'autre ne font sur ce point que répéter ce que luimême avait déjà dit. Mais on peut avoir raison contre le Dieu des prêtres sans avoir raison contre celui des théistes. « Parce qu'on a chassé les Jésuites, faut-il chasser Dieu? Au contraire, il faut l'en aimer davantage » (Dict. phil., Dieu, XXVIII, 394). Réfutant Helvétius et d'Holbach, Voltaire reste d'accord avec lui-même. Il distingue toujours la superstition de la religion; et c'est tantôt pour attaquer la superstition sans que la religion puisse en souffrir, tantôt pour défendre la religion sans que la superstition puisse en profiter.

Comme Voltaire fait prévaloir la morale sur la métaphysique, nous devons penser que, se déterminant par des motifs tirés de l'intérêt social, il n'exprime pas toujours en métaphysique sa véritable opinion, je. veux dire, si l'on peut ainsi parler, son opinion proprement intellectuelle.

Nous avons vu plus haut comme quoi il hésite et se contredit sur la question de Dieu, non pas sur l'Etre nécessaire, mais sur le Dieu qui punit les méchants et récompense les bons. Lorsqu'il rejette les peines et les récompenses futures, par exemple dans son Traité de Me7ap/!ys~ue, qui ne fut pas écrit pour l'impression, alors il prétend qu'on n'a pas besoin d'y croire pour se bien conduire. Ainsi, dans le sixième


chapitre, après avoir montré comment toutes les vraisemblances sont contre l'immortalité de l'âme, il s'attache à « prévenir l'esprit de ceux qui croiraient la mortalité de l'âme contraire au bien de la société o et rappelle, sans compter les anciens Juifs, tant de grandes sectes philosophiques qui ont été matérialistes'. Dira-t-on, comme lui-même le disait tout à l'heure, que les mauvaises passions de l'homme, si elles ne sont pas réprimées par la croyance à une autre vie, se donneront libre carrière? Mais il y a d'autres freins. Le prince qui veut tout se permettre doit réunir, avant de déclarer la guerre au genre humain, une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service; et peut-il s'assurer que cette armée lui suffise? Quant au simple particulier, il craindra d'être puni soit par les châtiments qu'ont inventés les hommes, soit par la menace de ces châtiments, laquelle est déjà un assez cruel supplice. Et d'ailleurs nous avons en nous un instinct social, que l'éducation développe. Ceux qui ne pourraient être honnêtes sans le secours de la religion seraient des monstres 2. Si tantôt il affirme et tantôt nie le Dieu rémunérateur et vengeur, Voltaire ne perd jamais de vue l'intérêt social; et, montrant dans le premier cas que la société a besoin de ce dogme, il montre dans le second qu'elle peut s'en passer.

Croit-il vraiment à Dieu? Au Dieu qui a fait le monde, c'est hors de doute Mais croit-il au Dieu qui t. xxxvn,.320.

2. Traité de Me~p/t., XXXVII, 341 sqq. Cf. Essai sur les Mo-M- XV, 90; Dict. phil., Enfer, XXIX, i20, Locke, XXXI, 48. 3. Cf. ~e«)'e à d'Argental, 4 août m5 L'auteur de Jenni ne peut pas être soupçonné de penser comme Épicure. Spinoza lui-


récompense et châtie? Dans l'Épître sur le livre des Trois imposteurs, sans déclarer formellement que ce Dieu est une invention des hommes, il donnerait presque à l'entendre

Consulte Zoroastre et Minos et Solon

Et le martyr Socrate et le grand Cicéron;

Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père. Ce système sublime à l'homme est nécessaire;

C'est le sacré lien de la société,

Le premier fondement de la sainte équité,

Le frein du scélérat, l'espérance du juste.

Si les cieux, dépouiHés de son empreinte auguste, Pouvaient cesser jamais de le manifester,

Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.

Que le sage l'annonce et que les rois le craignent. Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs dédaignent Les pleurs de l'innocent que vous faites couler, Ma vengeance est au ciel apprenez à trembler. Tel est au moins le fruit d'une honnête croyance. (XIII, 265.)

En disant que, si Dieu n'existait pas, le Dieu

rémunérateur et vengeur; il faudrait l'inventer, Voltaire pourtant semble dire ici même que ce Dieu existe. D'autres passages laissent mieux voir ce qui est peut-être sa pensée intime. Par exemple, le second chapitre de Dieu el les .Hommes commence par quelques lignes bien significatives « Les nations qu'on nomme civilisées parce qu'elles furent méchantes et malheureuses dans des villes au lieu de l'être en plein air ou dans des cavernes, ne trouvèrent point de plus puissant antidote contre les poisons dont les cœurs étaient pour la plupart dévorés que le même admet dans la nature une intelligence suprême. Cette intelligence m'a toujours paru démontrée. Les athées qui veulent me mettre de leur parti me semblent aussi ridicules que ceux qui ont voulu faire passer saint Augustin pour un moliniste..


recours à un Dieu rémunérateur et vengeur. Les magistrats d'une ville avaient beau faire des lois contre le vol. on les volait eux-mêmes dans leur logis. Quel autre frein pouvait-on mettre à la cupidité, aux transgressions secrètes et impunies, que l'idée d'un maître éternel qui nous voit et qui jugerà jusqu'à nos plus secrètes pensées? » (XLVI, 102)'. Dans l'article Enfer du Dictionnaire philosophique, après avoir raconté comment un théologien calviniste, pasteur à Neuchâtel, dut abandonner ses fonctions pour avoir nié l'éternité des peines, il ajoute qu'un des ministres qui l'y contraignaient lui dit « Mon ami, je ne crois pas plus à l'enfer éternel que vous; mais sachez qu'il est bon que votre servante, que votre tailleur et surtout votre procureur y croient » (XXIX, 117, 118). Nous l'avons entendu déclarer pour son propre compte que le dogme d'un Dieu vengeur était une utile protection contre les méchants. Lui non plus, il ne croyait point aux peines éternelles. Mais croyait-il à des peines temporaires? C'est fort douteux* Si Voltaire soutient d'ordinaire l'immortalité de l'âme, il ne la soutient qu'en vue des sanctions futures; aussi n'a-t-i) aucun motif, quand il nie ces sanctions, de prétendre que l'âme soit immortelle. Dans le Traité de Me'/ap/iys~ue par exemple, il la fait périr 1. De même, dans l'Homélie sur /</te:ïH!e « On sait assez que la terre est couverte de scélérats heureux et d'innocents opprimés. H f.iiïut donc nécessairement recourir à la théologie des nations plus nombreuses et plus policées, qui longtemps auparavant avaient posé pour fondement de leur religion des peines et des récompenses (XLIH, 240).

2. Il dit même en maints passages que le mal n'existe pas par rapport à l'Être suprême. Cf. p. 18~ n. 1.

VOLTAIRB PHILOSOPHE.


avec le corps. Et, dans le dialogue entre Adélos et Sophronime, il dit par la bouche d'Adélos « J'ai craint longtemps. ces conséquences dangereuses [les conséquences du matérialisme]; c'est ce qui m'a empêché d'enseigner mes principes ouvertement H (XLII, 309). On peut donc penser qu'il ne croit point à l'immortalité de l'âme, et qu'il ne l'a sou tenue qu'en vertu de considérations sociales.

De même quant au libre arbitre. Voltaire l'admet pour justifier les peines et les récompenses: au fond, il n'y croit pas. En octobre 1737, il envoie à Frédéric une sorte de dissertation' où il veut prouver que l'homme est libre. Mais, dans la lettre qui accompagne cette dissertation, il fait un aveu à retenir « Peutêtre l'humanité, qui est le principe de toutes mes pensées, m'a séduit. peut-être l'idée où je suis qu'il n'y aurait ni vice ni vertu, qu'il ne faudrait ni peine ni récompense. si.-l'homme n'avait pas une liberté pleine et absolue, peut-être dis-je, cette opinion m'a entraîné trop loin. Mais, si vous trouvez des erreurs dans mes pensées, pardonnez-les au principe qui les a produites~. » Un an plus tard, il écrit à Helvétius sur la même question « Je vous avouerai. qu'après avoir erré bien longtemps dans ce labyrinthe, après avoir cassé mille fois mon fil, j'en suis revenu à dire que le bien de la société exige que l'homme se croie libre », et il fait valoir en faveur de la liberté ce que lui-même appelle « des arguments de bonne femme » (11 sept. 1738). Dans la suite, nous l'avons vu, il la 1. Elle a beaucoup de rapport avec le chapitre vu du Traité de Afe'<a:p/H/M}Me, et en contient même de nombreux extraits; mais elle est plus étendue.

2. LU, 520.


niera. Mais, quand il la soutient, c'est uniquement parce qu'il la juge utile.

Ainsi la seule croyance de Voltaire au point de vue métaphysique est sa croyance en un Dieu organisateur du monde. Frédéric ayant critiqué les idées de la Religion na/u/'e//e, il lui répondit « Vos réflexions valent bien mieux que mon ouvrage. Vous m'épouvantez; j'ai bien peur pour le genre humain et pour moi que vous n'ayez tristement raison H (1752 LVI, 157). Dans la même lettre, il reconnaît tout le premier la faiblesse de ses arguments. Mais, dit-il, son poème a pour véritable objet la tolérance. Quant à la religion naturelle, elle en est seulement le prétexte; et, ne la défendant plus que par des considérations sociales, il supplie Frédéric de l'aider à se tromper. Ainsi cette religion, qu'il recommande au point de vue du bien public, luimême, pour son compte, n'y croit pas; il n'en retient du moins que la croyance en une Cause suprême, en un Démiurge sans lequel ne saurait s'expliquer le monde. Dans la lettre à Helvétius précédemment citée, Voltaire dit, après avoir exposé ses raisons en faveur du libre arbitre « Je commence, mon cher ami, à faire plus de cas du bonheur de la vie que d'une vérité, et si malheureusement le fatalisme était vrai, je ne voudrais pas d'une vérité si cruelle (11 sept. 1738). Qu'il s'agisse du libre arbitre, de l'âme, ou de Dieu rémunérateur et vengeur, Voltaire se préoccupe beaucoup moins de ce qui est vrai que de ce qui est socialement utile; il met l'utilité au-dessus de la vérité. C'est là sans doute une théorie condamnable. Juger telle ou telle doctrine spéculative par ses résultats dans le domaine des mœurs~ la répudier sous prétexte qu'elle porte atteinte aux principes sociaux, rien de


plus dangereux pour la liberté de l'esprit humain. Et, d'ailleurs, sait-on si la doctrine qui semble maintenant devoir être funeste en ses premiers effets ne sera pas plus tard bienfaisante? Sait-on si, contraire à notre morale d'aujourd'hui, elle ne s'accordera pas demain avec une morale supérieure? La morale ne doit point juger la science. Quand la science contredit la morale, la morale de notre temps, ceux qui l'accusent d'immoralité oublient que les idées sur lesquelles repose la civilisation contemporaine ont été pour la plupart révolutionnaires avant de devenir conservatrices. Pourtant ne blâmons pas trop Voltaire. Car, lorsqu'il allègue ainsi l'intérêt du genre humain, ce n'est pas à propos de vérités scientifiques; c'est à propos de problèmes qu'aucun philosophe n'a résolus et que luimême tient pour insolubles'. « J'ai examiné sincèrement et avec toute l'attention dont je suis capable, dit-il dans sa lettre à Frédéric d'octobre 1737, si je peux avoir quelque notion de l'âme humaine, et j'ai vu que le fruit de toutes mes recherches est l'ignorance. Mon principal but, après avoir tâtonné autour de cette âme pour deviner son espèce, est de tâcher au moins de la régler. C'est le ressort de notre horloge. Toutes les belles idées de Descartès sur l'éiasti- cité ne m'apprennent point la nature de ce ressort. J'ignore la cause de l'élasticité; cependant je monte ma pendule, et elle va tant bien que mal. » En des matières livrées à l'incertitude, rien d'étonnant que le zèle de Voltaire pour l'institution sociale ait déterminé son acquiescement aux croyances qu'elle lui paraissait exiger.

1. Cf. p. 6 sqq.


Si Voltaire ramène la métaphysique à la morale, c'est à la morale qu'il réduit sa religion. Elle ne consiste en somme que dans le culte de Dieu par la pratique des vertus humaines.

La religion naturelle, écrit-il, ce sont « les principes de morale communs au genre humain a (~ de la .PA<7os.~eA'eu~OM,XXXVHI, 38). Il dit de même par la bouche de Socrate «Gardez-vous de tourner jamais la religion en métaphysique la morale est son essence » (Socrate, VI, 523). Et pourquoi ne pas rappeler qu'il composa deux Homélies en vue d'expliquer comme des symboles moraux soit les légendes bibliques, soit les sacrements'? ?

La désunion et les querelles, voilà ce que produit de tout temps la théologie; elle divise les hommes en sectes qui s'anathématisent ou s'égorgent. II en fut ainsi dès l'origine d~ christianisme; et, aujourd'hui encore, ne voit-on pas les jansénistes et les jésuites rivaliser les uns contre les autres dé violences ou de perfidies? Voltaire compare ces sectes hostiles de la chrétienté avec une famille dont les membres, ne s'accordant pas sur la façon de saluer leur père commun, seraient toujours près d'en venir aux mains. d. Par exemple, dans )'/Tomc~'e !!<)' l'inlerpnétation f/e l'Ancien 7'i!<(M:e; la femme formée de la côte (le ('homme figure l'union conjugue, io serpent qui séduisit Eve représente nos désirs pervers, t'arbre de la science nous montre combien dangereux est tout faux savoir. Que d'autres recherchent avec dom Calmet la place du paradis terrest're; un modeste prêtre se contentera d'engager ceux qui l'écoutent à mériter le paradis céleste par leurs vertus (XLut,26Ssqq.).De même, Voltaire dit dans t'MoMe/te ~M)' <a Communion, que la communion véritable, dont le sacrement catholique est t'embieme, consiste à aimer ses frères; et il supplie les auditeurs de se rappeler cette cérémonie pour ne pas souffrir que la retigion, mal interprétée, leur inspire des sentiments de haine (XLV, 298 sqq.).


« Eh mes enfants, il s'agit de l'aimer vous le saluerez comme vous pourrez. N'êtes-vous frères que pour être divisés? H Tyome'/ie sur la Superstition, XLIII, 262). Nous devons retrancher de la religion tout ce qui met la. discorde entre les hommes; mais, par là même, nous substituerons la morale à la théologie. Dans sa Pro fession de /b/ du Vicaire savoyard, Jean-Jacques Rousseau s'inspirait des mêmes idées; et Voltaire, quoique ayant déjà bien des griefs contre lui, n'en témoigna pas moins de son admiration pour cette partie de l'?!:7e~. Or, comment Rousseau devint-il théiste? « Je suis né protestant, lui fait dire Voltaire; j'ai retranché tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine; ensuite j'ai retranché tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme; il ne m'est resté que Dieu, je l'ai adoré ') (.Po~ou/v~ XLII, 11). Imitons l'exemple de Rousseau; réduisons la religion aux croyances qui sont celles de tous les hommes, et bannissons-en la théologie, source éternelle de disputes et de crimes. Aussi bien la théologie ne nous importe pas plus que les systèmes de métaphysique. Après avoir cité le mot du poète latin Perse

.WM!'m:t7)! esl <j~od ~c:)'e Mo)'o

De ~OM g!<M sentis?

(Il s'agit d'une bagatelle que pensez-vous de 'Jupiter?)–, Voltaire est le premier à déclarer que nulle question ne mérite plus notre étude. Mais, incapable de résoudre cette question, il se console en remarquant que, si nous ignorons la nature de Dieu, 1. II y a cinquante pages que je veux faire relier en maroquin (Le«)'e à d'~emtp)'<, 15 sept. n62).


nous pouvons nous passer de la connaître. Ce qui n'est pas d'une nécessité absolue pour tous tes hommes en tout temps et en tout lieu n'est nécessaire à aucun homme. Les problèmes sur lesquels nous nous divisons peuvent avoir plus ou moins d'intérêt dans l'ordre spéculatif ils n'ont pas d'utilité pratique, pas de rapport avec la conduite de la vie

Le théologal Logomacos, s'adressant au bon vieillard Dondindac, lui pose quelques questions sur les mystères de la dogmatique. Et Dondindac répond J'ignore ce que vous me demandez et je ne songe guère à m'en enquérir. Il me suffit de reconnaître Dieu pour mon souverain, pour mon juge et pour mon père °.

Que nous importe si Dieu est infini secundum quid ou selon l'essence, s'il est en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu, s'il peut faire que ce qui a été n'ait point été, s'il voitle futur comme futur ou.comme présent, de quelle façon il tire l'être du néant et anéantit l'être? Nous ne le saurons jamais, et aucun théologal ne peut nous l'apprendre. Aucun théologal ne nous apprendra non plus si le Verbe engendré est consubstantiel avec son générateur, s'il descendit aux enfers per e/yëc~u/n et aux limbes per essentiam, si l'on mange son corps avec les accidents seuls du pain ou avec la substance du pain. Mais, quand un ange envoyé des cieuxnous expliquerait tousces problèmes, en serions-nous beaucoup plus avancés? Aimer l'Être suprême comme un père et nos semblables comme des frères, tel est le devoir de tous les hommes; et la théologie, dont nous n'avons pas besoin pour le con1. Lettre Voyer d'Argenson, 6 nov. JT!0.

2. Dict. phil., Dieu, XXVIII, 395 sqq..


naître, ne nous sert point à l'accomplir. Tandis que les théologiens se querellent sur la nature de Dieu, servons Dieu, quelle que soit sa nature, en cultivant là vertu, en étant justes et bienfaisants. La théologie ne produit que des sectaires; accordons-nous dans la morale. Aux « théologiens particuliers », opposons « le théologien universel M (Z)/c<. phil., Grâce, XXX, 122), le véritable philosophe, qui se contente d'adorer Dieu et de bien agir

Autant les dogmes sont obscurs, autant est claire la morale. Ici, pas de difficultés. Pas de querelles non plus. Si la dogmatique divise les hommes, la morale les unit, à quelque race qu'ils appartiennent, et fait de l'humanité tout entière une seule et même famille. « II n'y a pas deux morales » (Dict. /?/!t7., ~4~'sfo~e, XXVII, 32), c'est un point sur lequel Voltaire a souvent insisté, un de ceux qui lui tiennent le plus au cœur. Le Beau ayant écrit dans son Histoire du Bas-Empire que les païens ne concevaient aucune idée de la morale chrétienne « Ah monsieur Le Beau, proteste Voltaire, où avez-vous pris cette sottise?. Il n'y a qu'une morale, monsieur Le Beau, comme il n'y a qu'une géométrie H (D<c/)/ Morale, XXXI, 261). Sans doute, la géométrie est ignorée de beaucoup d'hommes; mais tous, dès qu'ils s'y appliquent, en reconnaissent la vérité. De même, la plupart des hommes n'ont lu ni le De finibus ni l'A~ue; mais les plus belles maximes de Cicéron et d'Aristote sont pourtant imprimées dans leur conscience. A vrai dire, les rites et les pratiques de la morale 1. Dict. phil., t'~Mcah'o?:, XXIX, 4 sqq., Théologie, XXXII, 362 sqq.; ~0)):6/f ~Mr la Comn:i«t:0! XLV, 306 sqq.; //M/. de Jenni, XXXIV, 350 sqq.


varient- de peuple à peuple, de siècle en siècle. Voltaire lui-même le fait souvent remarquer. Ce qui est crime en Europe, écrit-il à Frédéric, sera vertu en Asie, « de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France H (oct. 1737 LU, 522). Pareillement, dans le poème de la Loi naturelle

Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,

C~uvrages d'un moment, sont partout différentes.

Jacob chez les Hébreux put épouser deux sœurs

David, sans ofTenscr la décence et tes .mœurs,

Flatta de cent beautés la tendresse importune;

Le pape au Vatican n'en peut posséder une.

Usages, intérêts, culte, lois, tout diffère

(XH, i6t.)

Bien plus, le vol, le meurtre, et jusqu'au parricide, sont, dans certains pays, regardés comme légitimes. A Lacédémone, on félicitait les voleurs adroits. Il y a en Afrique certaines peuplades chez lesquelles, d'après les récits des voyageurs, le fils mange son père; et beaucoup de tribus sauvages tuent leurs prisonniers de guerre pour s'en nourrir.

Cependant la morale, au fond, ne varie point. Que l'on pût chez les anciens juifs, que l'on puisse encore chez telle et telle nation épouser dçux sœurs ou avoir dix, vingt femmes, ce sont là des conventions, des coutumes arbitraires qui n'ont pas de rapport avec l'essence même de la morale. Et pourquoi Lacédémone honorait-elle le vol? Il faut se rappeler que les biens y étaient communs; par suite, quand des avares réservaient à leur usage ce que la loi distribuait entre tous, on servait le public en les dérobant. j. Cf. Dict. phil., Loi Ka<Mre/ XXXI, 52.


Quant aux cannibales qui tuent et mangent leurs parents, le fait est bien douteux; à le supposer vrai, ils ne les tuent, allègue Voltaire, que « pour les délivrer des incommodités de la vieillesse ou des fureurs de l'ennemi », et, s'ils leur donnent un tombeau dans le sein filial au lieu de les laisser manger par autrui, « cette coutume, tout effroyable qu'elle est à l'imagination, vient pourtant de la bonté du cœur » (Éléments de la. Philosophie de A~eM~on, XXXVII 1,40)'.

Ce qui est sûr, c'est qu'il y a des peuples anthropophages. Mais que veut-on en inférer? Comme nous ils font la guerre, et ils tuent leurs ennemis comme nous; le mal consiste à les tuer, non à les manger; les manger, ce*h'est qu' « une cérémonie de plus o. Et depuis combien de temps nous-mêmes, peuples civilisés, épargnons-nous nos prisonniers de guerre? Au reste, ces anthropophages n'en ont pas moins, dans leurs rapports entre membres de la même tribu, une morale qui ne diffère pas essentiellement de la nôtre. « J'ai vu, dit Voltaire, quatre sauvages de la Louisiane qu'on amena en France en 1723. Il y avait parmi eux une femme d'une humeur fort douce. Je lui demandai par interprète si elle avait mangé quelquefois de la chair de ses ennemis et si elle y avait pris goût elle me répondit que oui; je lui demandai si elle aurait volontiers tué ou fait tuer un de ses compatriotes pour le manger; elle me répondit en frémissant et avec une horreur visible pour ce crime (Lettre à Frédéric, oct. 1737; LU, 523). Il peut bien exister des peuples anthropophages; il n'en existe pas 1. Cf. Dict. phil., Athée, XXVII, 165.


chez lesquels on croie juste d'égorger un ami. Quoique les règles du bien et du mal varient, en maints usages, d'un pays à l'autre, le principe essentiel d'où procède la morale reste toujours et partout le même malgré la diversité des races ou des états de civilisation, tous les les hommes considèrent comme bonnes les choses utiles à la société, comme mauvaises celles qui lui sont nuisibles.

Locke, niant les idées innées, prétendait que les différents peuples se font différentes idées de la justice. Cette assertion, Voltaire l'a souvent combattue. Du moins, il atteste que certains sentiments d'où procède l'institution sociale, comme par exemple la bienveillance envers ceux de notre espèce, sont inhérents à tous les êtres humains. Ainsi un homme se sent toujours en disposition de secourir un autre homme, pourvu que son intérêt n'en souffre pas; le plus féroce des sauvages, encore dégouttant du sang d'un ennemi qu'il va manger, s'attendrit devant les souffrances d'un de ses compagnons et fait son possible pour les adoucir. D'autre part et surtout, le bien de la société détermine chez n'importe quel peuple la règle du juste et de l'injuste. L'adultère peut être autorisé dans tel pays; dans aucun l'on n'estime l'homme qui trahit sa parole ou qui est ingrat envers son bienfaiteur. Et, s'il faut sans doute faire la part des différences relatives à la race, au climat, au degré de culture, ces différences n'empêchent pas que le fond même de la morale, que l'idée du juste et de l'injuste ne soit partout identique'.

1. Loi ?M!<M)-eM< XII, 160; Dict. p/tt/ /t</tee, XXVII, 165, NécesM:tv, XXXI, 271; Traité de A/e~p/t., XXXVII, 336 sqq.; Élém. de


Aussi bien passons en revue les législateurs des divers peuples depuis l'antiquité la plus reculée. Zaleucus, qui fut le premier magistrat des Locriens, vivait avant Pythagore. Voici l'exorde de ses lois. « On doib maîtriser son âme, la purifier, en écarter tout mal, persuadé que Dieu ne peut être bien servi par les pervers et qu'il ne ressemble point aux misérables mortels qui se laissent toucher par de somptueuses offrandes. La vertu seule et la disposition constante à faire le bien peuvent lui plaire. Qu'on cherche donc à être juste dans ses principes et dans la pratique. Chacun doit craindre ce qui mène à l'ignominie plus que ce qui conduit à la pauvreté. Il faut regarder comme le meilleur citoyen celui qui abandonne la fortune pour la justice », etc.' N'est-ce pas là, « le précis de toute morale et de toute religion? » (Le Philosophe ~no/'an~, XLII, 600)'. Quant à Confucius, sa doctrine se résume dans la règle suivante « Vis comme en mourant tu voudrais avoir vécu; traite ton prochain comme tu veux qu'il te traite. » H recommande le souvenir des bienfaits, le pardon des injures; il enseigne la tolérance, l'humilité, le renoncement. « J'ai lu ses livres avec attention, déclare Voltaire je n'y ai trouvé que la morale la plus pure » (Dict. phil., Chine, XXVIIL.40) 2. Et Zoroastre? Contrairement à Confucius, il établit un culte ridicule mais sa morale vaut celle du philosophe chinois. Citerons-nous une de ses maximes? « Quand vous êtes incertain, dit-il, si une action la Philos. de Newton, XXXVIU, 40 sqq.; le Philosophe t<y?t<M'<:):<, XLII, 583, S94; Le«<-f à Ft-ede'ri'c, oet. 1737; LU, 52t, 522. 1. Cf. Essai ~M?' les AffB!;)- XV, <2) sqq.

2. Cf. Dict. phil,, Catéchisme chinois, XXVII, 468.


qu'on vous propose est juste ou injuste, abstenezvous. » Ce seul principe résume toutes les lois et peut y suppléer. Plus Zoroastre établit de superstitions bizarres en fait de culte, plus la pureté de ses préceptes montre que la notion du bien et du mal demeure incorruptible'.

Au xvui° siècle, les Japonais étaient considérés comme « nos antipodes en morale ». Mais, dit Voltaire, « il n'y a point de pareils antipodes parmi les peuples qui cultivent leur raison ». La seule différence entre la morale des Japonais et celle des Européens, c'est qu'ils défendent de tuer jusqu'aux animaux. Leurs principales règles, qu'ils appellent divines, défendent le mensonge, l'incontinence, le' larcin, le meurtre. S'ils ont leurs fables, les nôtres valent-elles mieux? En tout cas leur morale n'est autre chose que « la loi naturelle réduite en préceptes positifs » (Essai SHy les Afceu/'s, XVII, 366). Veut-on s'enquérir des peuples les plus superstitieux qu'ait connus l'antiquité? Les habitants de la Mésopotamie se vantaient d'avoir eu pour législateur la poisson Oannès, brochet de trois pieds de long, à la queue dorée, qui, deux fois par jour, sortait de l'Eùphrate pour leur adresser des exhortations. Or les enseignements d'Oannès ne diffèrent en rien de ceux que nous donnent aujourd'hui les plus sévères moralistes

Ainsi la notion de la justice, gravée au cœur de tous les hommes, les unit tous, quelque, diversité qu'il y ait entre leurs mœurs et leurs usages respec1. Dict. phil., jMs<e, XXX, 506; le Mi~Mop/te ignorant, XLII, 597. Cf. les GMetrM, IX, 41.

2 Cf., Zadig, XXXIII, 98 sqq.


tifs, dans une morale universelle dont les principes ne varient point. Certes il est souvent malaisé de reconnaître le juste de l'injuste, comme de distinguer le vrai du faux, la santé de la maladie. En toute chose, les nuances se mêlent et se confondent. Mais, en toute chose aussi, les couleurs tranchantes frappent l'oeil Qui doute qu'un bienfait ne soit louable et un outrage répréhensible? Qui voudrait préférer la violence à la douceur, l'hypocrisie à la franchise 2? Nous ne savons pas ce qui se passe dans Sirius ou dans la voie lactée. Pourtant si, dans Sirius, « un animal sentant et pensant est né d'un père et d'une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur », il leur doit, nous pouvons l'affirmer, «autant d'amour et de soin que nous en devons à nos parents )) et si, dans la voie lactée, quelqu'un rebute les pauvres, calomnie le prochain, manque à sa parole, nous sommes bien sûrs qu'il agit mal et que ses congénères en jugent comme nous 3.

Même ici, Voltaire se garde de toute métaphysique. Ne lui attribuons pas je ne sais quel idéalisme transcendantal. L'absolu dont il fait profession ne se rapporte qu'à la race humaine ou à telle autre race analogue. Plus d'une fois il a catégoriquement nié l'existence du bien et du mal par rapport à Dieu et leur existence virtuelle. Les crimes, dit-il, intéres1. Le Philosophe !?:0)'<M<, XLII, 581.

2. Jaunes habitants de la Sonde, noirs Africains, imberbes Canadiens, et vous, Platon, Cicéron, Épictète, vous sentez tous également qu'il est mieux de donner le superflu de votre pain, de votre riz ou de votre manioc au pauvre qui vous )e demande humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux (D!'c<. phil., Juste, XXX, 504).

3. Dict. p/t: Religion, XXXII, 96.


sent le genre humain sans intéresser en rien la Divinité. « Si un mouton allait dire à un loup Tu manques au bien moral, et Dieu te punira, le loup lui répondrait Je fais mon bien physique, et il y a apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te mange ou non H (Traité de Me7c~ XXXVII, 341) Une pareille assertion ne dément pas seulement le dogme des peines et des récompenses futures, auquel nous avons vu que Voltaire sans doute ne croyait pas; elle semble démentir aussi que Dieu soit l'auteur de la loi morale. Mais, à vrai dire, Voltaire n'admet point une loi tombée du ciel. Dieu s'est abstenu de nous révéler directement sa volonté. Tous les présents qu'il nous a faits sont l'amour-propre, les besoins, les passions, la bienveillance pour notre espèce, et, par-dessus tout, la raison, d'où nous vient la connaissance du bien et du mal. Il ne nous a pas dit Ceci est mal, ceci est bien. Il nous a seulement donné les instincts sociaux. Et, vivant en société, nous établissons par là même certaines règles morales. Ces règles n'ont qu'une valeur relative; ce que nous Cf. Dict. phil., Bien et ~a~ « Point de bien ni de mal pour Dieu ni en physique ni en morale (XXVII, 348). De l'Ame Néron assassine son précepteur et sa mère; un autre assassine ses parents et ses voisins; un grand-prêtre empoisonne, étrangle, égorge vingt seigneurs romains en sortant du lit de sa propre fille. Cela n'est pas plus important pour t'Être universel, âme du monde, que des moutons mangés par des loups et des mouches dévorées par des araignées. I) n'y a point de mal pour le grand Être, il n'y a pour lui que le jeu de la grande machine qui se meut sans cesse par des lois éternettes · (XLVIII, 80). T<-at/e de Métaphysique: Nous n'avons d'autres idées de la justice que celles que nous nous sommes formées de toute action utile à la société; or, cette idée n'étant qu'une idée de relation d'homme à homme, elle ne peut avoir aucune analogie avec Dieu etc. (XXXVII, 295).


appelons le bien et le mal n'existe point en dehors de nous. Y a-t-il en dehors de nous quelque chose qui soit le chaud et le froid, le doux ou l'amer, la bonne ou la mauvaise odeur? On,se ferait moquer si l'on prétendait que la chaleur existe par elle-même; n'estil pas aussi ridicule de prétendre que le bien moral existe en soi'?

Tous les philosophes du xviir siècle, sauf JeanJacques Rousseau, dérivent la morale de la société. Dans son Espril des Lois, Montesquieu, après une courte introduction métaphysique, prend pied aussitôt sur la réalité contingente, d'où il ne s'écartera plus. Il ne recherche pas je ne sais quel gouvernement idéal; il déclare que, dans chaque peuple, le meilleur gouvernement est celui dont la disposition particulière se rapporte le mieux au tempérament de ce peuple, à son état physique, intellectuel et moral. Vauvenargues lui-même, le solitaire et contemplatif Vauvenargues, ne fait pas exception selon lui, la différence essentielle du bien et du mal, c'est que l'un tend à l'avantage de la société, et l'autre à son détriment~.

Voltaire s'accorde sur ce point avec Vauvenargues et Montesquieu. Le bien et le mal moral, dit-il, « est en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société; dans tous les lieux et dans tous les temps, celui qui sacrifie le plus au public est celui qu'on appellera le plus vertueux. II paraît donc que les bonnes actions ne sont autre chose que les actions dont nous retirons de l'avantage, et les crimes, les actions qui nous sont 1. Traité de M~ap/t., XXXVII, 338 sqq.

2. Introd. à la connaiss. de ~'E~pnt humain, III, xuu.


contraires » (Traité de M~a~ XXXVII, 336). Et, un peu plus loin': « Nous avons de l'horreur pour un père qui couche avec sa fille, et nous flétrissons aussi du nom d'incestueux le frère qui abuse de sa sœur. Mais, dans une colonie naissante, où il ne restera qu'un père avec un fils et deux filles, nous regarderons comme une très bonne action le soin que prendra cette famille de ne pas laisser périr l'espèce. Nous aimons tous la vérité, et nous en faisons une vertu parce qu'il est de notre intérêt de ne pas être trompés. Mais dans combien d'occasions le mensonge ne devient-il pas une vertu héroïque! La mémoire de M. de Thou, qui eut le cou coupé pour n'avoir pas révélé la conspiration de Cinq-Mars, est en bénédiction chez les Français s'il n'avait point menti, elle aurait été en horreur H (/&/e! id., 338). Ainsi nous voilà forcés de changer selon l'intérêt social la vertu en vice et le vice en vertu peut-il y avoir une meilleure preuve que cet intérêt seul les a déterminés ?

La théorie par laquelle le bien et le mal sont des phénomènes purement sociaux; prête, en dehors de toute métaphysique, à certaines objections. « Ce qui nous fait plaisir sans faire tort à personne, dit Voltaire, est très bon et très juste » (.E'etiens d'u/! Sauvage e~ d'un Bachelier, XL, 3o6). Dès lors, il n'existerait plus ni bien ni mal pour celui qui vivrait sans rapport avec ses semblables, qui habiterait par exemple une île déserte. Voltaire ne craint pas de l'affirmer. Gourmand, ivrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même, le solitaire en question serait sans doute un très vilain homme d'après la morale dérivée de l'institution civile. Mais ses

VOLTAIRE PHILOSOPHE.


vices, dont lui seul souffre, n'ont, tant qu'il vit sans rapport avec d'autres hommes, aucun caractère d'immoralité, et c'est par un préjugé d'ailleurs très difficile à vaincre que nous lui appliquons les notions morales issues de la vie en commun*. Aussi bien le cas de ce solitaire est tout exceptionnel. Et si, d'une façon générale, Voltaire soutient que le vice et la vertu n'ont pas d'existence en dehors de la société, ne l'accusons pas de nier par là les devoirs de la morale individuelle pour les hommes qui vivent avec leurs semblables. Car la morale individuelle est, pour eux, impliquée et contenue dans la morale sociale en nous faisant tort à nous-mêmes, en diminuant notre valeur propre, nous nous rendons moins capables de servir la société.

Restent deux autres objections.

On ne saurait admettre, premièrement, que les vices, dès l'instant où ils concourraient, soit à la prospérité commune, soit au bien de tel groupe ou de tel individu, prissent le nom de vertus. Le mensonge par exemple est quelquefois louable, et Voltaire a bien raison de le dire. Mais nous n'en devons pas moins affirmer cette règle générale qu'il ne faut pas mentir, sauf à reconnaître en temps et lieu les exceptions nécessaires".

1. Dict. phil., t~r<M, XXXII, 452.

2.. Le mensonge, écrit Voltaire à Thiériot, n'est un vice que quand il fait du mal; c'est une très grande vertu quand il fait du bien. Soyez plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. Mentez, mes amis, mentez (21 oct. n36). On a plus d'une fois cité cé passage en l'isolant, comme si Voltaire y faisait l'apologie générale du mensonge. Mais ce n'était )à'qu'une badinerie inon'ensir~e, le ton même en témoigne. Et d'ailleurs quel mensonge recommande-t-il à ses


Secondement, et dans un autre ordre d'idées, faire de l'utilité commune la seule mesure du bien et du mal, c'est justifier, en politique, un régime oppressif qui donnerait à l'Etat toute licence contre les individus. Mais ce reproche, il faut bien le dire, s'adresserait à Jean-Jacques plutôt qu'à Voltaire. Foncièrement individualiste, l'auteur du Con/a< social pose cependant en principe l'aliénation complète du citoyen à la communauté; et, malgré les réserves qu'il multiplie par la suite, on trouve dans son livré certaines propositions d'ou réussirait un socialisme tyrannique. Quant à Voltaire, son culte pour l'institution civile ne l'empêche pas de maintenir contre la société les droits inviolables de chaque citoyen. Il n'a garde de transporter dans la politique une maxime qui, même dans la morale, peut être mal interprétée.

Quoi qu'il en soit, l'idée à laquelle se ramène l'œuvre de Voltaire philosophe et moraliste, c'est que l'homme est un être éminemment sociable. Des rhéteurs sans vergogne peuvent bien abuser de leur esprit en préconisant pour l'homme la vie solitaire du loup cervier selon Voltaire, la sociabilité est un instinct essentiel de l'espèce humaine, comme elle l'est aussi de quelques autres espèces animales, mais avec cette différence que là raison chez nous le fortifie. Les harengs nagent par bandes, et personne n'oserait dire qu'ils soient faits pour nager chacun à part. Ne disons pas non plus que les hommes soient faits pour rester isolés les uns des autres. Leur instinct amis? La comédie de r.E<<M< pt'o~Me avait été récemment jouée sans que l'auteur se déclarât; il leur recommande de né pas le trahir et de détourner les soupçons.


les porte à s'unir comme il les porte à manger et à boire'.

Et qui peut après cela mettre en doute que la société humaine ne date des premiers temps? Elle est « aussi ancienne que le monde » (Dicl. phil., XXXI, 457).

Jean-Jacques Rousseau parle de je ne sais quel état de nature absurde chimère, qu'imagine ce misanthrope pour les besoins de sa thèse. « Parmi tant de nations si diiTérentes de nous et si différentes entre elles, on n'a jamais trouvé d'hommes isolés, solitaires, errants à l'aventure à la manière des animaux, s'accouplant comme eux au hasard et quittant leurs femelles pour chercher seuls leur pâture » (Essai sur les Mceu~s, XVII, 403). Un bachelier ayant demandé à un sauvage si beaucoup de ses congénères ne passaient pas leur vie dans la solitude, celui-ci répondit qu'il n'en avait jamais vu de tels, que les 1. Dict. phil., ~on:nte, XXX, 24). Cf. Traité de Métaphysique: Tout animal est toujours entraîné par un instinct invincible à tout ce qui peut tendre à sa conservation. Les animaux les plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanières quand l'amour les appelle et se sentent liés pour quelques mois par des chaines invisibles à des femelles et à des petits. D'autres espèces sont formées par la nature pour vivre toujours ensemble, les unes dans une société réellement policée, comme les abeilles, les fourmis, les castors et quelques espèces d'oiseaux; les autres sont seulement rassemblées par un instinct plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer. L'homme n'est pas certainement poussé par son instinct à former une société policée telle que les fourmis et les abeilles. Mais, à considérer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien qu'il n'a pas dû rester longtemps dans un état entièrement sauvage. It suffit, pour que l'univers soit ce qu'il est aujourd'hui, qu'un homme ait été amoureux d'une femme etc. (XXXVII, 329).


gens de son pays vivaient en société. « Comment, en société! Vous avez donc de belles villes murées, des rois qui tiennent une cour, des spectacles, des couvents, des universités, des bibliothèques et des cabarets? Non; est-ce que je n'ai pas ouï dire que, dans votre continent, vous avez des Arabes, des Scythes,-qui n'ont jamais rien eu de tout cela et qui forment cependant des nations considérables? Nous vivons comme ces gens-là. Mais, monsieur, vous n'êtes donc pas sauvage? Je ne sais ce que vous entendez par ce mot. En vérité, ni moi non plus. Il faut que j'y rêve. )) (Entretiens d'un Sauvage et d'un Bachelier, XL, 352)'.

Si le genre de vie que certains nous vantent sous le nom d'état sauvage était véritablement naturel à l'homme, l'état de société serait donc une sorte de déchéance. Et en effet Jean-Jacques soutenait que l'état social pervertit l'homme et le dégrade. C'est un des points sur lesquels Voltaire l'a pris à partie avec le plus dé vivacité.

1. Cf. Essai sur les Af<BM! Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs familles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l'intempérie des saisons, ne connaissant que la terre qui les nourrit et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers?. Il y a de ces sauvages-là dans toute l'Europe. Il faut convenir surtout que les peuples du Canada et les Cafres, qu'il nous a plu d'appeler sauvages, sont infiniment supérieurs aux nôtres. Entendez-vous par sauvages des animaux à deux pieds, marchant sur les mains dans le besoin, isolés, errant dans les forêts, vivant en brutes sans avoir ni l'instinct ni les ressources des brutes? On a écrit que cet état est le véritable état de l'homme, et que nous n'avons fait que dégénérer misérablement depuis que nous l'avons quitté. Je ne crois pas que cette vie solitaire attribuée à nos pères soit dans la nature humaine (XV, 28, 29).


Malgré son culte pour ta civilisation, Voltaire ne conteste pourtant pas qu'elle ne favorise le développement de certains vices. Il fait à Jean-Jacques toutes les concessions raisonnables en montrant ce que la nature a de fort et de bon comme ce qu'elle a de grossier, de fruste, de brutal, et ce que la civilisation, avec tous les bienfaits dont nous lui sommes redevables, a de factice ou même de corrupteur. Tel est le sujet de l'Ingénu. Quand le jeune Huron, ayant obtenu la main de la belle Sâint-Yves, entre dans la chambre de sa fiancée et veut l'épouser sur-le-champ, on arrive facilement à lui faire comprendre que, s'il allègue le privilège de la loi naturelle, cette loi, sans les conventions faites entre les hommes, serait la plupart du temps un brigandage. Mais, d'un autre côté, soit en matière de religion, soit en matière de morale ou même d'art, son bon sens et son bon goût innés le défendent contre les préjugés, les raffinements et les vices de la civilisation.

Devons-nous penser que Voltaire ait subi, en écrivant ce roman, l'influence de Rousseau ? Avant de lire Rousseau comme après, il croyait que la nature de l'homme est plutôt bonne, même si nous avons de mauvais instincts, et que l'état social donne lieu à ces mauvais instincts de se produire et de s'exercer. Mais, après avoir lu Rousseau comme avant, il resta l'apologiste de l'institution civile, et, sans en méconnaître les inconvénients, s'attacha de préférence à en montrer les avantages.

Ce fut toujours un lieu commun, chez les peuples très civilisés, de vanter les vertus des peuples primitifs. Voltaire lui-même, une fois au moins, n'y a


pas manqué. Il écrit à Damilaville que sa tragédie des Scythes est « une opposition continuelle x entre les mœurs d'un peuple libre et les mœurs des courtisans (17 déc. 1766); et, dans la préface de cette pièce, il déclare avoir voulu mettre « l'état de nature en contraste avec « l'état de l'homme artificiel ') (VHI, 189). Voici comment le Scythe Indatire parle au prince d'Ecbatane, Athamare:

Que l'homme soit esclave aux champs de la Médie, Qu'il rampe, j'y consens; il est libre en Scythie. Au moment qu'Obéide honora de ses pas Le tranquille horizon qui borde nos États, La liberté, la paix, qui sont notre apanage, L'heureuse égalité, les biens du premier âge, Ces biens que des Persans aux mortels ont ravis, Ces biens, perdus ailleurs et par nous recueillis, De la belle Obéide ont été le partage.

(VIII, 246.)

Mais, même dans les Scythes, Voltaire n'adopte pourtant pas la théorie de Rousseau. Et ces Scythes que glorifie Indatire, Obéide nous les peint comme des brutes et des monstres'.

<. Cf. Essai sur les ~o?Mrs Pourquoi Quinte-Curce, en parlant des Scythes, met-il une harangue philosophique dans la bouche de ces barbares? Pourquoi suppose-t-il qu'ils reprochent à Alexandre sa soif de conquérir? Pourquoi leur fait-il dire qu'Alexandre est le plus fameux'voteur de la terre, eux qui avaient exercé le brigandage dans toute l'Asie si longtemps avant lui?. H parle du prétendu désintéressement des Scythes en déclamateur.

« Si Horace, en opposant les mœurs des Scythes à celles des Romains: fait en vers harmonieux le panégyrique de ces barbares, c'est qu'Horace parle en poète un peu satirique, qui est bien aise d'élever des étrangers aux dépens de son pays. C'est par la même raison que Tacite s'épuise à louer les barbares Germains. Les Scythes sont les mêmes barbares que nous


Moi, eomptaire' à ce peuple, aux monstres de Scythie! A ces brutes humains pétris de barbarie,

A ces âmes de fer, et dont la dureté

Passa longtemps chez nous pour noble fermeté, Dont on chérit de loin l'égalité paisible

Et chez qui je ne vois qu'un orgueil inflexible, Une atrocité morne! J'ai fui pour ces ingrats la cour la plus auguste, Un peuple, doux, poli, quelquefois trop injuste, Mais généreux, sensible, etc.

Et un peu plus loin

Telles sont leurs âmes inhumaines;

Tel est l'homme sauvage à lui-même laissé, etc. (VIII, 264, 266.)

Quelques vices que produise la civilisation, les

hommes n'ont point perverti l'ordre de la nature en formant des sociétés pour soutenir un tel paradoxe, il faut être atteint de folie. C'est le soi-disant état de nature qui avilirait et dégraderait le genre humain. Jean-Jacques et les déclamateurs à sa suite peuvent s'en aller chez les, sauvages ils seront bientôt comme eux, ils perdront tout ce qui fait la supériorité de l'homme sur la brute, ils ne penseront plus et c'est à peine s'ils conserveront l'usage de la parole*. avons depuis appelés Tartares; ce sont ceux-là mêmes qui, longtemps avant Alexandre, avaient ravagé plusieurs fois l'Asie. Voilà ces hommes désintéressés et justes etc. (XV, 64 sqq.). i. Dict. p/t! ~oMme, XXX, â4). Cf. ibid., 248 Que serait l'homme dans l'état qu'on nomme de pure nature? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouve dans le Nord de l'Amérique. Il serait très inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savent attumer du feu et se faire des Oéches. L'homme abandonné à la pure nature n'aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés. L'espèce serait réduite à un très petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. L'espèce


En 1750 avait paru le Discours de Rousseau contre les lettres et les arts. L'année suivante, Voltaire publie le petit dialogue intitulé Timon. Timon déteste les écrivains comme des corrupteurs; il maudit la civilisation, il abomine la science; il se dispose à partir pour le pays des Iroquois. Cependant, quelques jours avant son départ, il rencontre un de ses amis avec lequel il va dîner dans un château voisin. Près d'un bois, tous deux sont dépouillés par des voleurs, qui sans doute n'avaient suivi les cours d'aucune université. Puis, ils arrivent presque nus chez leur hôte, un très savant homme on les y habille, on leur prête de l'argent, on leur fait bonne chère, on ne les égorge pas le moins du monde. Mais, au sortir du repas, Timon prend tout de même sa plume pour-écrire un .virulent libelle contre les philosophes et les gens de lettres

Quatre ans après son premier Discours, Rousseau en publie un second, encore plus agressif. Voltaire, auquel il l'adresse, lui répond plaisamment qu' « on n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes s (Le~re a Rousseau, 30 août 175S). Sous une forme ironique, sa lettre fait entendre des vérités qui lui sont chères, et qu'il a exprimées autre part avec une chaleureuse éloquence. Elle dénonce le sophisme sur lequel le rhéteur génevois fondait sa thèse en opposant l'une à l'autre la nature et la civilisation.

Contre Rousseau et ses disciples, Voltaire soutient que la civilisation est naturelle. Ceux qui ne suivent des castors serait très préférable Cf. encore Siècle de Louis XV, XXI, 431.

1. XXXIX, 36S sqq.


pas la natur& ou qui la suivent mal, ce sont les sauvages. Issue de la société, pour laquelle Dieu nous a fait naître, la civilisation développe les hommes selon leurs instincts. N'opposons pas plus la société des hommes à leur nature que nous n'opposons la société des abeilles à la nature des abeilles. Ceux qui suivent là loi naturelle, ce sont ceux qui civilisent le genre humain, qui inventent ou perfectionnent les arts, qui proposent de bonnes lois, qui rendent la vie en commun plus sage ou plus facile'.

Si l'homme est véritablement homme en tant qu'animal sociable, nous ne considérerons comme véritablement humaines ni les vertus que prêche le catholicisme, ni même la plupart de celles qu'enseigna la philosophie antique. Une vertu inutile à la société ne mérite pas ce nom.

Les catholiques distinguent trois vertus, dites théologales l'espérance, la foi-et la charité.

Certes l'espérance est pour l'homme d'un prix inestimable. Elle nous fait jouir de ce que nous n'avons pas encore, de ce que, peut-être, nous n'aurons jamais; et, fût-ce en nous trompant, elle nous donne des plaisirs qui ne sont point illusoires. Mais devonsnous la qualifier pour cela de vertu ? A vrai dire, elle ne l'est pas plus que la crainte; car « on craint ou on espère selon qu'on nous promet ou qu'on nous menace M (D;c~.p/!t7., Ve/~H, XXXII, 430). D'une part, espérer ce qui n'arrivera pas, c'est une duperie; et, quoique cette duperie allège et console notre existence, nous ne pouvons cependant y rien voir de vertueux. Mais d'autre part, quand on sait qu'une I. A, B, C, XLV, 64 sqq.


chose arrivera, comment serait-ce vertu que de l'espérer?

La foi ne passe chez les chrétiens pour une vertu parce qu'ils entendent ce mot dans un sens tout particulier. Dans quel sens? La foi chrétienne ne consiste pas à croire une vérité reconnue par la raison; ainsi, croire que deux et deux font quatre, ou qu'il existe un Etre suprême, on n'y a aucun mérite et ce n'est pas là de la foi. Elle consiste à tenir pour vraie une chose que notre raison rejette. Or, si nous n'avons aucun mérite de croire la chose qui nous paraît vraie, en avons-nous de croire celle qui nous paraît fausse? Il semble, au contraire, que nous ne devions rien admettre sans l'avoir examiné. « Un homme qui reçoit sa religion sans examen ne diffère pas d'un boeuf qu'on attelle » (Examen important, XLIII, 45). Nous tenons de Dieu la raison; c'est une offense à Dieu que de ne pas nous en servir. Aussi bien ceux qui disent avoir la foi, sont en réalité des menteurs, ou, du moins, ils se font illusion à eux-mêmes. Voici par exemple le Turc Mustapha. Il prétend croire que l'ange Gabriel descendit de l'Empyrée pour apporter à Mahomet des feuillets du Coran écrits en lettres' d'or. Et, quand on lui demande ses raisons de le croire, il allègue pour preuves que les préceptes et les dogmes de la religion musulmane sont la perfection même de la sagesse, que cette religion a été d'ailleurs confirmée par des miracles, et enfin qu'elle a converti la moitié de la terre. Fort bien. Cependant, si vous lui faites quelque difficulté sur les visites de l'ange Gabriel chez le Prophète, voilà Mustapha qui commence à bégayer, et ses bégaiements trahissent un doute. Y croyez-


vous, lui demande-t-on, comme vous croyez que la ville de Stamboul existe? Il se trouble. Le fond de ses discours est qu'il croit sans croire. Il se dit « C'est impossible et pourtant c'est vrai; je crois ce que je ne crois pas ». Accoutumé à prononcer, avec son mollah, certaines paroles dont le sens lui échappe, il s'aperçoit, en y réfléchissant qu'il n'a jamais cru'. On ne peut croire que d'instinct, ou bien après un raisonnement, ou bien eh vertu de probabilités qui équivalent à la certitude. Mais la foi n'est rien de tout cela. Donc elle ne saurait être une croyance. Et qui croit par exemple que trois personnes en fassent une seule? Celui qui prétend croire à la Trinité se ment à soi-même. Quand il dit « Je crois », cela signifie qu'il respecte les mystères, qu'il se dessaisit de sa raison. A proprement parler, il ne croit point. Une incrédulité soumise, voilà sa foi~.

Quant à la charité, elle est sans doute, lorsqu'on l'entend bien, la plus belle de toutes les vertus. Mais comment l'entend-on? D'abord, nous avons avili ce mot divin en faisant decarilas, originairement a/?;oH/ « le terme infâme. qui signifie l'aumône M (Z-e~re à M"" du Deffand, 20 janv. 1769). Puis, si la charité, comme nous l'apprennent les théologiens, consiste à aimer les hommes par rapport à Dieu, l'on peut craindre qu'elle ne cesse d'être une vertu humaine. Pourquoi donc ne pas aimer les hommes en tant qu'hommes, Dieu en tant que Dieu? Ensuite elle semble, ainsi comprise, impliquer l'idée d'une récom1. Dict. p/ CnMt-e, XXVIII, 258 sqq., Sens commun, XXXII, 214, 215.

2. Ibid., Foi, XXXIX, 443; De)'tt!e;'es ~emaf~Mes sur les Pensées de Pascal, L, 373.


pense en vue de laquelle on la pratique dans le dialogue entre l'Excrément de théologie et l'Honnête homme, quand celui-ci a dit que la bienfaisance est la seule vraie vertu « Quelque sot! répond. l'autre. Vraiment oui, j'irai me donner bien du tourment pour servir les hommes, et il ne m'en reviendrait rien! Chaque peine mérite salaire. Je ne prétends pas faire la moindre action honnête, à moins que je ne sois sûr du paradis » (D~. phil., Vertu, XXXII, 4SI). La charité, d'ailleurs, peut rester inactive, et dès lors que vaut-elle? Mais quand elle agit, ceux qui en sont l'objet trouvent parfois que ses pratiques manquent d'aménité.

Un doux inquisiteur, un cruèifix en main,

Au feu par charité fait jeter son prochain.

(Loi naturelle, XII, 168.)

Il y eut en Danemark une secte parmi laquelle cette vertu chrétienne était en singulier honneur. Comme les enfants qui meurent tout de suite après le baptême doivent jouir de la félicité et de la gloire éternelles, son zèle charitable ne trouvait rien de mieux que d'égorger le plus possible d'enfants nouvellement baptisés afin de leur procurer le paradis

La foi, l'espérance et la charité peuvent bien faire des saints. Mais Voltaire, pour son compte, n'apprécie les saints que s'ils se rendent utiles. « Mon saint à moi, dit-il, c'est Vincent de Paule, c'est le patron des fondateurs. Il a laissé plus de monuments utiles que son souverain Louis XIII. Au milieu des guerres de la Fronde, il fut également respecté des deux partis. Lui 1. Traité Mf Tolérance, XU, 344.


seul eût été capable d'empêcher la Saint-Barthélémy. Il voulait que l'on cassât la cloche infernale de SaintGermain l'Auxerrois qui a sonné le tocsin du massacre » (Lettre à M. de F<7/e~e, 4 janv. 1766). Quant aux anachorètes et aux cénobites, ceux-là, ne faisant de bien à personne, ne sont point vertueux. De saint Cucufin et du roi Henri IV, lequel a pratiqué ce qui s'appelle vertu? Le 12 'octobre 1766, Clément XIII canonisa frère Cucufin d'Ascoli. A en croire le procèsverbal de la Congrégation des rites, frère Cucufin, dînant chez un cardinal, avait poussé l'humilité jusqu'à prendre de la bouillie avec sa fourchette et à renverser un œuf frais sur sa barbe. Certes Henri IV fut moins humble, et ses mœurs, il faut l'avouer, n'eurent rien d'édifiant. Mais, réduit à conquérir son royaume par les armes, ce prince miséricordieux, un jour de bataille, s'écria de rang en rang « Épargnez le sang français a; et, monté sur le trône, ce prince bienfaisant ramena chez ses peuples la paix civile et leur enseigna la tolérance. Aussi Voltaire ne craint-il pas de lui donner l'avantage sur frère Cucufin. Il n'y a de véritables vertus que les vertus utiles'.

Utiles à nos semblables, cela s'entend, non à nousmêmes. Et c'est pourquoi l'on ne doit pas plus qualifier de ce nom les quatre vertus cardinales que les trois vertus théologales. De ces quatre vertus, la 1. Canonisation de saint Cueufin, XLV, 174 sqq. Cf. Diel. p/t:7., ~e?'<M Un solitaire sera sobre, pieux, il sera revêtu d'un cilice; eh bien, il sera saint, mais je ne l'appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. Si saint Bruno a mis la paix dans les familles, s'il a secouru l'indigence, il a été vertueux; s'il.a jeûné, prié dans la solitude, il a été un saint. La vertu entre les hommes est un commerce de bienfaits; celui qui n'a


justice est la seule qui le mérite. Utiles à celui qui les possède, les autres, force, prudence, tempérance, ne sauraient s'appeler vertus que s'il en fait profiter son prochain; ou plutôt elles sont, même alors, des qualités mises au service d'une vertu qui ne se confond point avec elles. Mais un scélérat, après tout, peut être fort, prudent, tempérant. Sa force s'applique au. mal, sa prudence est de la politique, et sa tempérance de l'hygiène 1.

Ne regardant la tempérance que comme « bonne pour gouverner notre corps », Voltaire la concilie avec l'usage du plaisir. On peut, sur ce point, trouver sa morale trop accommodante. Un de ses griefs contre 'la religion catholique, c'est, nous l'avons vu, qu'elle condamne les jouissances corporelles. Mais, non content de répudier l'ascétisme, il semble parfois recommander une' existence oisive et molle.

Déjà vieux, il écrit à M°"= du Deffand « La mort n'est rien du tout, l'idée seule en est triste. N'y songeons donc jamais et vivons au jour la journée. Levons-nous en disant Que ferai-je aujourd'hui pour me procurer de la santé et de l'amusement ? C'est à nulle part à ce commerce ne doit point être compté (XXXH, 453). Cf. encore septième D~coM! SM)' ~'NoMWte

Les reins ceints d'un cordon, l'œil armé d'impudence, Un ermite à sandale, engraissé d'ignorance,

Parlant du nez à Dieu chante au dos d'un lutrin Cent cantiques hébreux mis en mauvais latin. Le ciel puisse bénir sa piété profondo

Mais quel en est le fruit? quel bien fait-il au monde? Malgré ià sainteté de son auguste emploi,

C'est n'être bon à rien de n'être bon qu'à soi.

(lII, 9G.)

1. Cf. Dict. phil., Catéchisme chinois, XXVH, 486, Fe;-<M, XXXII, 450.


'quoi tout se réduit à l'âge où nous sommes » (18 nov. n61). Vingt-cinq ans plus tôt, quelle vie célébrait-il dans le Mondain? Ce mondain s'entoure, chez lui, de tous les plaisirs que peut procurer le luxe. Sort-il? un char commode et magnifique le porte au rendez-vous chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie, qui le comblent de leurs faveurs. Le soir, il va à l'Opéra; puis, de retour dans son hôtel, il y trouve un souper délicieux, préparé par le mortel divin qui gouverne sa cuisine. Voilà une de ses journées; et, le lendemain, il recommence la fête en la variant de son mieux

Le lendemain donne d'autres désirs,

D'autres soupers.et de nouveaux plaisirs.

(XIV, 130.)

.Rien d'étonnant si les éditeurs de Kehl disent que c'est là la vie d'un « sybarite », d'un « homme méprisable )) (XtV, 125). Dans un siècle qui ne se piquait point d'austérité, ce poème fit scandale.

Mais, comme l'ajoutent les mêmes éditeurs, leMondain est, à vrai dire, « une pure plaisanterie ». C'est aussi ce qu'allègue Voltaire, soit dans sa Défense publique, soit dans ses lettres. « Il faut avoir, écrit-il par exemple à Thiériot, l'absurdité et la sottise de l'âge d'or pour trouver cela dangereux, et la cruauté du siècle de fer pour persécuter l'auteur d'un badinage si innocent » (27 nov. 1736). Et de même il se plaint à M. de Tressan qu'on lui reproche « quelque chose d'aussi simple, un badinage plein de naïveté et d'innocence x (9 déc. 1736).

Quand Voltaire parle sérieusement, ce n'est certes pas lui qui glorifierait une molle paresse. Combien de


fois n'a-t-il pas fait au contraire l'éloge de l'action et du travail'' Mais comparons seulement son existence avec celle de son mondain. « Un homme qui, pendant soixante et dix ans, n'a point peut-être passé un seul jour sans écrire ou sans agir en faveur de l'humanité, aurait-il approuvé une vie consumée dans de vains plaisirs? » (XIV, 125). Ainsi plaident sa cause les éditeurs de Kehl. Et Voltaire, de son côté, écrit à Frédéric « C'est par pure humanité que je conseille les plaisirs; le mien n'est guère que l'étude et la solitude » (janv. 1737; LII, 385). Au surplus, le ton même de la pièce en indique assez le caractère plaisant; et, quand il s'écriait

Un cuisinier est un mortel divin!

il ne pensait pas sans doute qu'on pût le prendre au mot.

Son innocent badinage avait cependant une signification. Il reprit le sujet duMo/?da;'y! sous une forme sérieuse dans le cinquième Discours su/bm/ne, qui, comme le Mondain, procède de son aversion pour l'ascétisme catholique. Et là encore cette aversion l'entraîne quelquefois trop loin il déclare que la nature nous révèle Dieu par les plaisirs; puis, en nous recommandant là-dessus d'être hommes avant d'être chrétiens, il semble admettre que l'essence de l'humanité 1. Cf. par exemple Epitre au ?'o: de Prusse

Travailler est le lot et l'honneur d'un mortel;

(XI!I, 907.)

Lettre à l'abbé d'OHM< <' Je m'aperçois tous les jours, mon cher maître, que le travail est la vie de l'homme. Moi qui suis jeune et qui n'ai que soixante-huit ans, je dois travai))er pour mériter un jour de me reposer (4 nov. n62).

VOLTAIRE PHILOSOPHE.


consiste dans les appétits sensuels. Mais ne lui tenons pas rigueur de quelques boutades; il ne veut, à vrai dire, que protester contre des mortifications absurdes et honnir ceux auxquels leur orgueil et leur inhumanité font anathématiser toutes les jouissances d'autrui.

J'admire et ne plains point un cœur maitre de soi Qui, tenant ses désirs enchainés sous sa loi,

S'arrache au genre humain pour qui Dieu nous fit naitre. Mais que, fier de ses croix, vain de ses abstinences, Et surtout en secret lassé de ses sounrances,

il condamne dans nous tout ce qu'il a quitté,

L'hymen, le nom de père et la société

On voit de cet orgueil la vanité profonde;

C'est moins l'ami de Dieu que l'ennemi.,du monde.

(XII, 83.)

Au reste, il recommande partout et toujours la modération. Et, dans ce même Discours, après avoir défendu contre les ascètes l'usage des plaisirs L'usage en est heureux, si l'abus est funeste,

il dit aux intempérants

Usez, n'abusez pas, le sage ainsi l'ordonne 1.

(XII, 83, 84.)

i. Cf. le quatrième Discours sur l'Homme, intitulé la Modéra<!0?:

0 vous qui ramenez dans les murs de Paris

Tous les excès honteux des mœurs de Sybaris, Qui, plongés dans le luxe, énervés de mollesse, Nourrissez dans votre âme une éternelle ivresse, Apprenez, insensés, qui cherchez le plaisir,

Et l'art de le connaître et celui de jouir.

Les plaisirs sont des fleurs que notre divin maître Dans les ronces du monde autour de nous fait naître; Chacune a sa saison, et, par des soins prudents, On peut en conserver pour l'hiver de nos ans. Mais, s'il faut les cueillir, c'est d'une main légère. Quittons les voluptés pour savoir les reprendre. (XII, 74.)


Voltaire combat non seulement l'ascétisme catholique, mais aussi le rigorisme de certains philosophes. Montesquieu lui-même ne se bornait pas à louer l'austérité des mœurs antiqués; considérant la vertu comme le principe des démocraties, il voulait que l'amour de la frugalité rentrât dans cette vertu républicaine. Et, quant à Jean-Jacques, on l'avait vu, dès son premier Discours, mettre en œuvre toutes les ressources de la rhétorique pour déclamer contre la richesse, contre les aises et l'élégance de la vie, contre la « splendeur funeste » des arts.

Il était bon de réfuter ces éloquents sophismes. C'est ce que fit Voltaire avec son bon sens accoutumé. Qu'appelle-t-on le luxe? Au temps où nos pères ne connaissaient pas encore, l'usage de la chemise, celui qui en porta une le premier fut sans doute accusé par les Jean-Jacques contemporains de corrompre les mœurs. Si l'on appelle luxe la dépense que fait un homme riche, pourquoi blâmer cet homme de proportionner sa dépense à sa fortune? La Bruyère vante nos ancêtres d'avoir gardé leur argent dans leur coffres. Faut-il donc proscrire l'industrie, les arts, le goût, et même la propreté'?

Et le poème sur l'Usage de la Vie

Je ne veux que vous apprendre

L'art peu connu d'être heureux.

Cet art qui doit tout comprendre,

Est de modérer ses vœux.

(XIV, 141.)

1. Dans un pays où tout le monde allait pieds nus, le premier qui se fit faire une paire de souliers avait-il du luxe? N'était-ce pas un homme très sensé et très industrieux? N'en est-il pas de même de celui qui eut la première chemise? Pour celui qui la fit blanchir et repasser, je le crois un génie plein de ressources et capable de gouverner un État. Cependant ceux


A vrai.dire, La Bruyère ne condamne que ceux qui préfèrent le faste aux choses utiles, qui « se chauffent à un petit feu » et « s'éclairent avec des bougies », qui dépensent au delà de leurs moyens pour faire figure. Cette vanité, Voltaire, lui aussi, la blâme et la raille. Un laboureur se ferait moquer, s'il mettait, pour conduire la charrue, de beaux habits et de fines chaussures. Mais ne peut-il mettre de bonnes chaussures et des habits commodes? Et, .d'autre part, un riche bourgeois devrait-il paraître au spectacle vêtu comme un paysan? Qu'on ne vienne pas nous vanter qui n'étaient pas accoutumés à porter des chemises blanches le prirent pour un riche efféminé qui corrompait la nature. Gardezvous du luxe, disait Caton aux Romains. Vous avez subjugué la province du Phase, mais ne mangez jamais de faisans. Vous avez conquis le pays où croit le coton, couchez sur la dure. Manquez de tout après avoir tout pris. Il n'y a pas longtemps qu'un homme de Norvège reprochait le luxe à un Hollandais. Qu'est devenu, disait-il, cet heureux temps où un négociant, partant d'Amsterdam pour les grandes Indes, laissait un quartier de bœuf fumé dans sa cuisine et le retrouvait à son retour? Où sont vos cuillers de bois et vos fourchettes de fer? N'est-il pas honteux pour un sage Hollandais de coucher dans un lit de damas?- Va-t'en à Batavia, lui répondit l'homme d'Amsterdam, gagne comme moi dix tonnes d'or, et vois si l'envie ne te prendra pas d'être bien nourri et bien logé (Dict. phil., ~.t/xe. XXXI, 109). La Flamma se plaint au xiv" siècle. que la frugale simplicité a fait place au luxe; il regrette le temps de Frédéric Barberousse et de Frédéric II, lorsque dans Milan, capitale de la Lombardie, on ne mangeait de la viande que trois fois par semaine. Le vin était rare, la bougie était inconnue et la chandelle un luxe. Les chemises étaient de' serge et non de linge; la dot des bourgeoises les plus considérables était de cent livres tout au plus. Les choses ont bien changé, ajoute-t-il; on porte à présent du linge; les femmes se couvrent d'étoffés de soie, elles ont jusqu'à 2000 livres de dot et ornent même leurs oreilles de- pendants d'or. Cependant ce luxe dont il se plaint était encore loin à quelques égards de ce qui est aujourd'hui le nécessaire des peuples riches et industrieux (E~a: sur les AfœMM,XVI,4i8)..


les anciens Romains. S'ils vécurent sans luxe, c'est quand ils étaient encore pauvres. Du reste ces Romains dont nos moralistes célèbrent la vertu, n'en saccageaient pas moins les villages des Volsques ou des Samnites. Plus tard, ils conquirent le monde. Leur en voudra-t-on d'avoir mis à profit leurs rapines? Ce sont ces rapines qu'on doit leur reprocher. Tant qu'ils furent pauvres, ils se passèrent de luxe rien là de vertueux; lorsqu'ils devinrent opulents, ils jouirent de leurs richesses rien là de criminel. Le luxe, par lequel se développent tous les arts, ne mérite la censure des moralistes que s'il est excessif en comparaison de nos ressources ou du milieu dans lequel nous vivons.

Sur sept vertus théologales ou cardinales, six, comme dit Voltaire, restent dans l'école. Trois, la force, la tempérance, la prudence, sont des qualités qui ne méritent pas d'être appelées vertus; deux, l'espérance et la foi, n'ont aucun rapport avec la morale; une, la charité, peut causer les plus grands maux. La seule des sept que Voltaire reconnaisse pour vertu, c'est la justice.

L'accuserons-nous, avec un critique contemporain, de réduire la loi morale à la pratique de cette seule vertu'? S'il répudie la charité, et nous avons dit pourquoi, il y substitue la bienfaisance.

i. La loi morale, pour lui, c'est de ne pas commettre l'injustice. Or définir la loi morale ainsi, c'est la restreindre; et la restreindre ainsi, voilà que c'est encore la nier. Ce n'est pas quand elle dit Ne tue point! qu'elle est une morale. c'est quand elle dit Donne, dévoue-toi, sacrifie-toi. Alors, seulement alors, elle est autre chose qu'un instinct. La morale commence à la charité. Or c'est où elle commence que Voltaire n'atteint pas (E. Faguet, Dt.E-/t!/t<!eme siècle, p. 2U).


Quelques passages de son œuvre, isolés et mal interprétés, pourraient cependant faire croire qu'il s'en tient à la justice. D'abord, ce vers de la Loi naturelle

Qu'on soit juste, il suffit; le reste est arbitraire.

(XII, 161.).

Puis, un mot du dialogue entre l'Excrément et l'Honnête homme :.« Si tu es juste, tu as tout dit (Dict. phil., Vertu, XXXII, 450). Et enfin, après avoir vanté, dans le Philosophe ignorant, la religion chinoise, il la résume ainsi « Adorez le ciel et soyez justes M (XLII, 599). Ses ennemis ne pouvaient manquer d'alléguer ces divers passages pour soutenir que Voltaire méconnaît les devoirs où la justice ne nous oblige pas.

Mais supprimera-t-on tous ceux dans lesquels il célèbre la bienfaisance? Le suivant, par exemple, du septième Discours sur l'Homme

Certain législateur, dont la plume féconde Fit tant de vains projets pour le bien de ce monde, Et qui, depuis trente ans, écrit pour des ingrats, Vient de créer un mot qui manque à Vaugelas. Ce mot est bienfaisance. Il me plait; il rassemble, Si le cœur en est cru, bien des vertus ensemble. Petits grammairiens, grands précepteurs des sots, Qui pesez la parole et mesurez les mots,

Pareille expression vous semble hasardée Mais l'univers entier doit en chérir l'idée. (X1[,10Û.)

Et cet autre encore, des -Remar~Hes de l'Essai sur les Afosurs « Il n'y a point en rigueur de loi positive, fondamentale. Les hommes ne peuvent faire que des lois de convention. Il n'y a que l'auteur de la nature qui ait pu faire les lois éternelles de la nature. La


seule loi fondamentale et immuable- qui soit chez les hommes est celle-ci Traite les autres comme tu voudrais être traité. C'est que cette loi est de la nature même; elle ne peut être arrachée du cœur humain; c'est, de toutes les lois, la plus mal exécutée, mais elle s'élève toujours contre celui qui la transgresse » (XLI, 176). On multiplierait aisément les citations analogues'. Ceux qui accusent Voltaire de réduire la morale à la justice ne l'ont manifestement pas lu. Et reprenons maintenant les passages mêmes sur lesquels ils s'appuient. Si Voltaire préconise la morale chinoise, résumée par cette maxime « Soyez justes il loue aussitôt après Confucius de prêcher la bienfaisance. Confucius « ne dit point qu'il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu'on nous fasse à nous-mêmes; ce n'est que .défendre le mal. Il fait plus, il recommande le bien Traite autrui comme tu veux qu'on te traite » (Le Phil. <~f!0/'a'n/ XL1I, 599). Dans le Dialogue entre l'Excrément et l'Honnête homme, à la formule « Si tu es juste, tu as tout dit », l'Honnête homme ajoute « Ce n'est pas encore assez d'être juste, il faut être bienfaisant. Voilà ce qui est véritablement cardinal » (Dict. phil., Vertu, XXXII, 450). Et, quant au vers de la Loi /!afuy'e//e, le terme arbitraire, comme en fait foi le vers précédent, y désigne les usages, les intérêts, les cultes, les lois, qui varient d'un pays à l'autre. Mais du reste, en disant « Qu'on soit juste, il suffit », Voltaire, loin d'exclure la bienfaisance, entend plutôt la faire rentrer dans la justice. Rappelons seulement un mot bien 1. Cf. par exemple l'Homélie sur la Communion, XLV, 298 sqq.


caractéristique du septième Discours sur /om/He Le juste est bienfaisant.

(XH.9S.)

Au point de vue de ce qu'on appelle aujourd'hui la solidarité humaine, les devoirs de la justice comprennent ceux de la bienfaisance, et telle est sans doute la signification de ce mot.

Les véritables vertus étant les vertus utiles, les véritables grands hommes sont, d'après Voltaire, ceux qui ont bien mérité de leurs semblables, « qui ont rendu de grands services au genre humain (Lettre à Damilaville, 7 mai 1762) Pendant son exil en Angleterre, une discussion s'éleva, lui présent, entre des personnes célèbres sur « cette question usée et frivole quel était le plus grand homme de César, d'Alexandre, de Tamerlan ou de Cromwell ». Une d'entre elles, raconte-t-il, soutint que c'était sans conteste Isaac Newton. Et il ajoute « « Cet homme avait raison; car. ces politiques et ces conquérants dont aucun siècle n'a manqué ne sont d'ordinaire que d'illustres méchants H. et « la vraie grandeur consiste à avoir reçu du ciel un puissant génie et à s'en être servi pour s'éclairer soi-même et les autres (Z.e/s philos., XXXVII, 169). En priant Thiériot de lui fournir des « anecdotes sur les grands hommes du précédent siècle « J'appelle grands hommes, lui dit-il, tous ceux qui ont excellé dans l'utile ou dans l'agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que héros H (1S juill. 1735) 2. Et plus tard, occupé 1. Vottaire fit imprimer cette lettre dans l'article Ana des puM<Mns sur l'Encyclopédie. Cf. XXVI, 328.

2. Quand je vous ai demandé des anecdotes sur le siècle de


de « son czar Pierre », il écrit au même Thiériot 1 « Je suis bien aise de faire voir que les héros n'ont pas la première place dans ce monde. Un législateur est à mon sens bien au-dessus d'un grenadier, et celui qui a formé un grand empire vaut bien mieux que celui qui a ruiné son royaume » (18 juin n59). Historien, Voltaire ne sépare pas l'histoire de la « philosophie ». Selon lui, les philosophes seuls y sont propres'. Il se moque de Daniel, qui croyait écrire une œuvre historique en transcrivant « des dates et des récits de bataille » (Dict. phil., 77/s~o~e, XXX, 221). Si l'on veut, déclare-t-il, raconter le règne d'Alexandre, qu'on représente ce prince « donnant des lois au milieu de la guerre, formant des colonies, établissant le commerce » (Conseils à un Journaliste, XXXVII, 363). Lui-même, l'histoire qu'il fait, c'est, à vrai dire, celle de la civilisation. Sa principale œuvre d'historien porte un titre assez significatif. Et quelles en sont les premières lignes? « Vous voudriez~, Louis XIV, écrit-il encore dans la même lettre, c'est moins sur sa personne que sur les arts qui ont fleuri de son temps. J'aimerais mieux des détails sur Racine et Despréaux, sur Quinault, Lulli, Molière, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc., que sur la bataille de Dunkerque. t) ne reste plus rien que le nom de ceux qui ont conduit des bataillons et des escadrons; il ne revient rien au genre humain de cent batailles données; mais les grands hommes dont je vous parle ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nés. Une écluse du canal qui joint les deux mers, un tableau du Poussin, une belle tragédie, une vérité découverte, sont des choses mille fois plus précieuses que toutes les annales de cour, que toutes les relations de campagne. Vous savez que chez moi les grands hommes vont les premiers, et les héros les derniers. · i. U n'appartient qu'aux philosophes d'écrire l'histoire · (~r<tc<M c~<fa; de <<z Gaze~e <t«~aH'e, XLI, 451). 2. On sait que Voltaire fit t'ËMat ~r <es ~<BM)'.s pour M°" du

2. On sait que Voltaire fit l'Essai sur les Alceurs pour 111m° du

Châtelet.


dit-il, que des philosophes eussent écrit l'histoire. ancienne, parce que vous voulez la lire en philosophe » (XV, 3). Au lieu de raconter une fois de plus les pillages et les massacres dont les historiens remplissaient jusqu'alors leurs livres, il a pour objet principal les arts, l'industrie, le commerce, la vie matérielle, intellectuelle et morale des nations. Dans le Siècle de Louis XIV tel qu'il l'avait d'abord conçu, il devait s'attacher, non pas à la guerre et à la politique, par lesquelles « ce siècle n'a aucun avantage », mais aux progrès de l'esprit (Lettre à d'Olivet, 24 août 1735). « Ce n'est point simplement la vie de ce prince que j'écris, dit-il, ce ne sontpointles annales de son règne, c'est plutôt l'histoire de l'esprit humain puisée dans le siècle le plus glorieux à l'esprit humain » (Lettre à l'abbé Du6os, 30 oct. 1738). « On n'a fait que l'histoire des rois, mais on n'a point fait celle de la nation. Il semble que, pendant quatorze cents ans, il n'y ait eu dans les Gaules que des rois, des ministres et des généraux. Mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, .notre esprit, ne sont-ils donc rien? » (Lettre à d'Argenson, 26 janv. 1740) Pour

1. Cf. lettre à M. de Burigny, 29 oct. n38 H y a quelques années, Monsieur, que j'ai commencé une espèce d'histoire philosophique du siècle de Louis XIV. Les progrès des arts et de l'esprit humain tiendront dans cet ouvrage la place la plus honorable. Tout ce qui regarde la religion y sera traité sans controverse, et ce que le droit public a de plus intéressant pour la société s'y trouvera. Une loi utile y sera préférée à des villes prises et rendues, à des batailles qui n'ont décidé de rien. On verra dans tout l'ouvrage le caractère d'un homme qui fait plus de cas d'un ministre qui fait croître deux épis de blé là où la terre n'en portait qu'un, que d'un roi qui achète ou saccage une province. Cf. encore la lettre à milord Hervey, avr. 1740; LIV, 65.


Voltaire, là est justement l'essentiel, là est la matière même de l'histoire.

On peut s'étonner qu'il ait raconté le règne d'un Charles XII. Lui-même s'en explique dans un Discours préliminaire qui précède la première édition. L'Histoire de Charles XII, y déclare-t-il, guérira peut-être quelques princes de la folie des conquêtes Mais il exprime cependant plus d'une fois le regret d'avoir pris pour héros un roi si batailleur, d'avoir, comme il dit, « barbouillé deux tomes » à parler de tant de combats, de tant de maux faits au genre humain (Lettre à ~e'de'C, mai 1737; LII, 478);

Plus tard, il ne raconte l'histoire de Pierre le Grand qu'afin de montrer en lui le réformateur et le législateur. Écrivant au comte Schouvalof, il se plaint de ne rien trouver dans les livres sur les manufactures, les routes, les canaux, sur les lois et les institutions2. Ce que son ouvrage veut mettre en lumière, c'est le développement si rapide de la civilisation russe. Et, quand il l'envoie à d'Argental « Si vous avez trouvé, dit-il, quelque petite odeur de philosophie morale. dans l'Histoire de Pierre le Grand, je me tiens très récompensé de mon travail » (25 avr. 1763) 3.

En somme l'histoire estpour lui le tableau de l'esprit humain, et non le récit de guerres qui, le plus souvent, n'ont produit que du mal.

Il n'y a pas à ses yeux de plus grand fléau que la guerre. Ceux qui en font l'apologie allèguent que i. XXIV, <5.

2. Cf. entre autres la lettre du II août n51.

3. Cf. Pre/ace historique, XXV, 1),)2.

4. Cf. de quelle manière il la personnifie dans la Pucelle, Xl, 293. Dans les Dernières Remarques sur les Pensées de Pascal,


tous les animaux se livrent les uns aux autres de perpétuels combats. Veut-on confondre l'homme avec la brute? Et quel avantage tirerions-nous de la raison, si nos pires actes pouvaient se justifier par l'exemple des animaux auxquels Dieu l'a refusée? Reconnaissons cependant que la guerre règne et régna toujours chez presque toutes les nations. Devonsnous donc y voir, comme on le dit, une loi de la nature? Mais il n'est aucun progrès moral qui ne provienne d'une victoire de l'homme sur ses mauvais instincts naturels. Dans les temps primitifs, la guerre se faisait d'individus à individus; ensuite elle se fit entre les tribus diverses d'un peuple. Le régime de la justice ayant, de siècle en siècle, gagné sur celui de la violence, elle a fini par ne se faire qu'entre nations. Pourquoi le jour ne viendrait-il pas pour les nations elles-mêmes de régler leurs conflits sans effusion de sang? Que les philosophes hâtent ce jour plus ou moins lointain

Selon Montesquieu, le droit de légitime défense peut, en certains cas, autoriser une agression; tel peuple, dit-il, si une paix trop longue doit mettre son voisin à même de le subjuguer, n'a, pour se prémunir, d'autre moyen que de lui déclarer la guerre. Dans le D~c~'onnat/'e p/uYoso~A~Hg, Voltaire proteste qu'une telle guerre n'est ni honnête ni utile 2, et, dans après avoir cité la phrase Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait le droit de me tuer parce qu'il demeure au delà de l'eau? Plaisant, écrit-il, n'est pas le mot propre; il fallait décence exécrable (L, 3'!8). Cf. encore l'Ode sur la guerre des Russes contre les Turcs, XII, 492.

1. Dict. p/H/ GMe~e, XXX, 141 sqq.

2. Comment l'attaque en pleine paix peut-elle être le seul moyen d'empêcher cette destruction? Il faut donc que vous


le Commentaire sur l'esprit des Lois, que c'est là, « l'esprit des lois de Cartouche etdeDcsrues)'(L, 62)'. Au surplus, Montesquieu se corrige lui-même. On ne doit égorger son voisin, ajoute-t-il, que si ce voisin vous ëgorge. Rien de mieux. Mais il s'agit alors de résister à des brigands qui menacent votre vie; il s'agit d'une guerre défensive, et ce qu'on appelle ainsi ne mérite pas en réalité le nom de guerre. Quoique Voltaire ait célébré, à l'occasion, des victoires françaises il ne cessa de préconiser la paix. Rappelons, par exemple, deux de ses odes, la neusoyez sûr que ce voisin vous détruira s'il devient puissant. Pour en être sûr, il faut qu'il ait fait déjà les préparatifs de votre perte. En ce cas, c'est lui qui commence la guerre, ce n'est pas vous; votre supposition est fausse et contradictoire. S'il y eut jamais une guerre évidemment injuste, c'est celle que vous proposez, c'est d'aller tuer votre prochain, de peur que votre prochain (qui ne vous attaque pas) ne soit en état de vous attaquer, c'est-à-dire qu'il faut que vous hasardiez de ruiner votre pays dans l'espérance de ruiner sans raison celui d'un autre; cela n'est assurément ni honnête ni utile, car on n'est jamais sûr du succès, vous le savez bien. Si votre voisin devient trop puissant pendant la paix, qui vous empêche de vous rendre puissant comme lui? S'il a fait des alliances, faites-en de votre côté etc. (Dict. phil., Guerre, XXX, 154).

1. Cf. Mft/oy. de l'A, B, C C. Quoi? vous n'admettez point de guerre juste? A., Je n'en ai jamais connu de cette espèce; cela me parait contradictoire et impossible. B. Quoi! lorsque le pape Alexandre VI et son infâme fils Borgia pillaient la Romagne, égorgaient, empoisonnaient tous les seigneurs de ce pays en leur accordant des indulgences, il n'était pas permis de s'armer contre ces monstres? A. Ne voyez-vous pas que c'étaient ces monstres qui faisaient la guerre? Ceux qui se défendaient la soutenaient. tl n'y a certainement dans ce monde que des guerres offensives; )a défensive n'est autre chose que la résistance à des brigands armés. (XLV, 92.)

2. 11 Ht notamment un poème sur celle de Fontenoy. Mais ce poème, d'ailleurs, ne glorifie point la guerre; ii respire l'humanité il inspire des sentiments de bienfaisance ». (Discours préliminaire, XII, 418.)


vième et la treizième l'une se termine par un éloge de Louis XIV, non point « conquérant », mais « sage'); l'autre félicite Louis XV de tenir encore l'olive dans ses mains sous les lauriers dont le couronne Fontenoy. A Frédéric lui-même Voltaire a toujours conseillé une politique pacificatrice. Lisons sa correspondance avec ce prince, en pleine guerre, pendant l'année 1747. Il lui écrit au mois d'avril « Ne cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette terre, que vous avez, dites-vous, tant d'envie de rendre heureuse? » (LIV, 430). Puis, le 15 mai « Je conçois quelque espérance que Votre Majesté raffermira l'Europe comme elle l'a ébranlée et que mes confrères les humains vous béniront après vous avoir admiré. » Le 26 « Vous voilà le héros de l'Allemagne et l'arbitre de l'Europe; vous en serez le pacificateur. » En juillet Votre Majesté a glissé dans sa lettre l'agréable mot de paix, ce mot, qui est si harmonieux à mon oreille. Je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix, et que le héros du siècle sera le pacificateur de l'Allemagne et de l'Europe M (LIV, 449). Et peu après, le même mois

Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre, Rassurez-la par vos bienfaits,

Et faites retentir les accents de la paix

Après les éclats du tonnerre

(LIV, 452.)

Il y aurait eu quelque naïveté à croire que le roi de Prusse mit bas les armes avant d'avoir réalisé ses 1. Pendant l'année n60, il plaide la même cause au risque d'importuner Frédéric, qui laisse voir en effet quelque impatience. Cf. Lettre de Frédéric à Voltaire, 3 avr. n60 Vous en revenez encore à la paix etc.


desseins. Voltaire le croit-il? Non sans oute; mais, sans s'exagérer l'influence que ses conseils peuvent exercer sur Frédéric, il remplit son devoir de philosophe.

Ce qui est sûr, c'est qu'il ne partage pas les illusions de l'abbé de Saint-Pierre. Si lui-même a écrit un opuscule intitulé De la Paix perpétuelle, il y traite en réalité de la tolérance « la seule paix perpétuelle qui puisse être établie chez les hommes. »; quant à cette. paix « imaginée par un Français nommé l'abbé de Saint-Pierre », elle ne saurait pas plus subsister entre les princes « qu'entre les éléphants et les rhinocéros » (XLVI, 57). Dans l'article Guerre du Dictionnaire philosophique, il appelle la guerre « un. fléau inévitable » (XXX, 133)'. Dans une noteauPoe/He de la Tactique, il remarque tout d'abord que plus les nations se sont policées, plus elles en ont adouci les horreurs. Mais il qualifie pourtant de rêve le généreux projet de l'abolir, et il déclare que, ne pouvant empêcher les loups de manger les moutons, nous ne pouvons davantage empêcher les hommes de s'entr'égorger 2.

Quelle que soit la sagesse nation, elle a toujours à craindre les nations voisines. Après avoir développé dans la Tactique tous les lieux communs en usage contre le métier militaire, les armées, les prétendus héros, Voltaire se rend bientôt aux raisons de son interlocuteur quand on la fait pour garder i. Cf. Lettre à la duchesse dc Saxe-Gotha, janv. 1762, édition Moland.

2. XIV, 276. En combattant la guerre et ceux qui en font l'apologie, Voltaire protestait que l'homme n'est point un loup. Mais il y a pourtant du loup dans l'homme, et'c'est ce que luimême remontre aux pacifistes de son temps.


son bien, non pour voler le bien d'autrui, la guerre est le premier des arts. Et sans doute il n'en souhaite pas moins que

L'impraticable paix de l'abbé de Saint-Pierre

règne un jour parmi les hommes. Seulement, dès lors qu'elle est encore impraticable, nous devons, tout en nous abstenant d'attaquer les autres peuples, nous tenir prêts à repousser leurs attaques'. On a représenté Voltaire comme dénué de tout patriotisme, ou même comme antipatriote En réalité, il fut aussi patriote qu'on pouvait l'être au XVIIIe siècle, en un temps où se prépare la rupture entre l'ancienne France, déjà caduque, et la France nouvelle, qui commence de s'ébaucher.

Son patriotisme ne l'empêcha pas sans doute d'analyser l'idée de patrie. Mais veut-on soustraire aucune idée à la critique ?

Premièrement, c'est, dit-il, « une maxime adoptée par tous les publicistes, que tout homme est libre de se choisir une patrie ))(D<c~)/:<7.,P/!<7osop/!e, XXXI, 406). Il écrit à Maupertuis, appelé en Prusse par Frédéric « Si vous aviez à vous plaindre de votre patrie, vous feriez très bien d'en accepter une autre') (21 juiH.1'740). Lui-même, après l'affaire La Barre, parle de s'établir dans le pays de Clèves avec quelques philosophes~. 1. XIV, 269 sqq.

2. Brunetière entre autres et M. E. Faguet. Cf. E, Faguet, la Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 6 < Voltaire n'a aucun patriotisme et n'a aucunement l'idée de patrie. P. i2 Voltaire [est] en général hostile au sentiment patriotique, e

3. Cf. p. 95 et n. J.


« Vous voulez prendre le parti de rire, écrit-il à d'Alembert; il faudrait prendre celui de se venger, ou, du moins, quitter un pays où se commettent tous les jours tant d'horreurs. N'auriez-vous pas déjà lu la Relation enjointe'? Je vous prie de l'envoyer à frère Frédéric afin qu'il accorde une protection plus marquée et plus durable à cinq ou six hommes de mérite qui veulent se retirer dans une province méridionale de ses États et y cultiver en paix la raison loin du plus absurde fanatisme qui ait avili le genre humain » (23 juill. 1766). Non seulement Voltaire trouve légitime qu'on change en certains cas de patrie, mais il fait valoir les circonstances atténuantes en faveur du banni qui porte les armes contre ses anciens compatriotes. « On a vu les Suisses au service de la Hollande tirer sur les Suisses au service de la France. C'est encore pis que de se battre contre ceux qui nous ont banni; car, après tout, il semble moins malhonnête de tirer l'épée pour se venger que de la tirer pour de l'argent H (Dt'c~. phil., Bannissement, XXVII, 279).

En second lieu, une foule de gens n'ont pas de patrie. N'ont de patrie ni le Juif de Coïmbre surveillé par des inquisiteurs prêts à le faire brûler s'il ne mange pas de lard, ni le Guèbre esclave des Turcs et des Persans. Celui-là seul en a une, qui peut dire « Je possède une maison et un champ lorsque les citoyens possesseurs de champs et de maisons s'assemblent pour leurs intérêts communs, j'en délibère avec eux; je détiens une part de la souveraineté. » Voilà la patrie. « On a une patrie sous un bon roi.; on n'en 1. La Relation du procès La Barre.

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 15


à point sous un méchant », on n'en a pas quand on n'a ni biens ni. droits (Dict. phil., Patrie, XXXL -37isqq.)'.

Troisièmement, parmi ceux qui se targuent de patriotisme, combien sont de vrais patriotes? Un riche Parisien aime sa maison luxueuse, sa loge à l'Opéra, les filles qu'il entretient, le vin de Champagne que Reims lui envoie, les rentes que lui paie l'Hôtel de Ville aime-t-il sa patrie? Un. financier l'aime-t-il? Le capitaine et le soldat ont-ils une affection bien tendre pour les paysans qu'ils ruinent Autre chose est d'aimer la patrie, autre chose d'aimer les biens qu'elle procure.

Enfin le patriotisme, chez beaucoup, consiste essentiellement dans la haine. Haïr tous les pays,, sauf le sien, voilà pour eux ce qui caractérise un patriote. Veut-on que sa patrie ne devienne ni plus grande ni plus riche au détriment des peuples voisins? Alors on est un citoyen de l'univers. Mais le nom de patriote s'applique à ceux qui n'aiment leur nation qu'en détestant toutes les nations étrangères~. Lorsqu'il critique l'idée de patrie, Voltaire fait son métier de philosophe. Aussi l'attaque-t-on plutôt sur d'autres points.

Quelques-uns de ses contemporains se plaignent qu'il répande chez nous la philosophie anglaise, comme si l'on était mauvais Français pour préférer Newton à Descartes Devons-nous le défendre contre 1. C'est le mot de Saint-Just.: « Un peuple qui n'est pas heureux n'a pas de patrie. ·

2. Dic<. phil., Pah'M, XXXI, 374.

3..Mtd., id., 377, 378.

4. Défense du JVeu)<on<an~mf, XXXVIII, 366.


une telle accusation? H répondait que la philosophie n'est ni française, ni anglaise, mais humaine et il a mérité la reconnaissance de toutes les nations en contribuant plus qu'aucun philosophe à former dans le monde « une république immense d'esprits cultivés « (~e~eau~ce Ga/z<n. 14 août 1767)', On allègue aussi le mal qu'il se plaît à dire des «~Welches H. Mais ce grief en vérité n'est guère plus sérieux que le précédent. Damilaville l'ayant repris là-dessus « Je me souviens, lui écrit-il, que Catherine Vadé pensait comme vous et disait à Antoine Vadé. Mon cousin, pourquoi faites-vous tant de reproches à ces pauvres Welches? Eh ne voyezvous pas, ma cousine, répondit-il, que ces reproches 1. Cf. Dict. phil., .Cat'Mi'MMMme L'ignorance préconise encore quelquefois Descartes, et même cette espèce d'amourpropre qu'on appelle national s'est efforcé de soutenir sa philosophie. Des gens qui n'avaient jamais lu ni Descartes ni Newton ont prétendu que Newton lui avait l'obligation de toutes ses découvertes. Il faut être vrai, il faut être juste; le philosophe n'est ni Francais,°ni Anglais, ni Florentin, il est de tout pays.. · (XXVII, 462.) B~e'm. de /a Philosophie de Net~oH Est-ce parce qu'on est né en France qu'on rougit de recevoir la vérité des mair.s d'un Anglais? Ce sentiment serait bien indigne d'un philosophe. U n'y a, pour quiconque pense, ni Français ni Anglais; celui qui nous instruit est notre compatriote. *(XXXV!H, 147.) Cf. encore Le~-e.A Tro~c/H'n, 18 avr. 1756

Comment recevoir,disait-on,.

Des vérités do l'Angleterre!

Pout-ilsetrouverriendebon

Chez des gens qui nous font la guerre?. Également à;tous les yeux

Le dieu du jour doit sa carrière La vérité doit sa lumière

AJ.ous les tcmps~à tous les lieux. Recovons'sa clarté chérie,

Et, sans songer quelle est la main -Qui la présente au genre humain, e ttsapatrie.


ne s'adressent qu'aux pédants qui ont voulu mettre sur la tête des Welches un joug ridicule? Les uns ont envoyé l'argent des Welches à Rome; les autres ont donné des arrêts contre l'émétique et le quinquina d'autres ont fait brûler des sorciers; d'autres ont fait brûler des hérétiques et quelquefois des philosophes. J'aime fort les Welches, ma cousine; mais vous savez que quelquefois ils ont été assez mal conduits. J'aime à les piquer d'honneur et à gronder ma maîtresse » (19 mai 1764)'. Du reste, si Voltaire s'égayait souvent aux dépens des Welches, cela le fâchait que d'autres, les étrangers surtout, se permissent de les dénigrer. « Il me vient quelquefois, écrit-il à M"" du Deffand, des Anglais, des Russes. Vous ne savez pas, Madame, ce que c'est que d'être Français en pays étranger. On ressemble à celui qui voulait bien dire à sa femme qu'elle était une catin, mais qui ne voulait pas l'entendre dire » (25 avr. 1760).

Voici deux griefs plus sérieux.

D'abord, la façon dont il a traité Jeanne d'Arc. Mais notre culte récent pour Jeanne, dans laquelle nous symbolisons la patrie même, ne doit pas nous rendre injustes envers lui. La Pucelle fut, avant de paraître, le régal des princes et des grands, qui en sollicitaient des copies. Lorsqu'elle eut paru, tous les honnêtes gens la lurent avec délices; aucun d'eux ne s'avisa d'incriminer Voltaire. S'il tarda longtemps à 1. Cf. Lettre au même DaM!/at):7!e, 23 mai 1764 Les véritables Welches, mon cher frère, sont les Omer, les Chaumeix, les Fréron, les persécuteurs et les calomniateurs; les philosophes, la bonne compagnie, les artistes, les gens aimables sont les Français; et c'est à eux à se moquer des Welches. ·


la publier, si même il la publia malgré lui, c'est uniquement par crainte que les dévots ne l'accusassent d'impiété. Ce poème était un badinage, et que nous ne devons pas apprécier selon les idées de notre temps. Dans plusieurs autres écrits, Voltaire a parlé sérieusement de Jeanne d'Arc. Il voulait débarrasser son histoire du merveilleux qui en faisait une légende. Et il. ne suivit la chronique de Monstrelet que comme la seule ou le merveilleux ne Unt aucune place. Selon Voltaire, celui qui se dit inspiré ne peut être qu'un « idiot » à moins d'être un charlatan. Jeanne d'Arc lui paraît sincère aussi la traite-t-il d'idiote' (innocente). Mais cela ne l'empêche pas de célébrer sa vertu et sa vaillance. Dans la Henriade, en nous la montrant aux enfers parmi les héros, il l'appelle

Brave amazone,

La honte des Anglais et le soutien du trône.

(X, .230.)

Dans les Éclaircissements historiques, il la vante d'avoir eu « assez de courage pour rendre de très grands services au roi et à la patrie H (XV7//° Sollise de N0~0~ XLÏ,67)~. Dans les Honnêtelés littéraires, <. Une malheureuse idiote (Éclairciss, historiques, XLI, 61). Apprends, Nonotte, comme il faut étudier l'histoire quand on ose en parler. Ne fais pas de Jeanne d'Arc une inspirée, mais une idiote hardie qui se croyait inspirée (f/onne7e<M litté?'<K)'M, XLH, 682). Pourtant, dans l'Essai sur les MccM~, il admet chez elle une part de supercherie, en la' déclarant au sur plus digne du miracle qu'eUe avait feint (XV!, 409). 2. Cet article figura pour la grande partie dans le Dtc<!OKHaM'e philosophique. Il renferme en trois pages, dit M. Anatole France, plus de vérités solides et de pensées généreuses que certains gros ouvrages modernes où Voltaire est insulté en jargon de sacristie (Vie de Jeanne d'Arc, t. I, p. LXII).


il la traite de « brave fille que des inquisiteurs et des docteurs firent brûler avec la plus lâche cruauté » (XLII, 683). Dans l'Essai SH/' les Mceurs, citant une de ses réponses aux juges, il dit que cette réponse est digne d'une mémoire éternelle, et que, chez les anciens, Jeanne se serait vu décerner des autels'. Second grief les relations de Voltaire avec Frédéric. Ce qu'on lui reproche surtout à cet égard, ce sont deux de ses lettres l'une, de juillet 1742, loue le roi d'avoir conclu avec Marie-Thérèse un traité en vertu duquel il abandonnait la France~; l'autre, écrite après Rosbach, le félicite de la victoire qu'il avait remportée sur nous.

La première de ces deux lettres fut blâmée par les contemporains eux-mêmes. Mais, comme le fait observer un critique de notre temps, Ferdinand Brunetière, il n'y avait là « qu'une question de forme », et « l'opinion publique, à cette date, était complice de l'admiration, de l'enthousiasme de Voltaire pour le roi de Prusse" H. Le même critique 1. XVI, 410.

2. Le traité de Breslau.

3. Au reste, si Voltaire a félicité Frédéric, c'est dans l'espérance qu'il allait rétablir la paix. Voici les passages essentiels de cette lettre < J'ai appris que Votre Majesté avait fait un très bon traité, très bon pour vous sans doute. Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c'est ce dont l'on doute à Paris; la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du dieu des armes; l'autre moitié crie aussi, et ne sait ce dont il s'agit; quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix. Vous n'êtes donc plus notre allié, Sire? Mais vous serez celui du genre humain. Vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage, et qu'il n'y ait point de trouble. Dites je veux qu'on soit heureux, et on le sera · (LIV, 449, 450).


reconnaît plus loin que, vers le milieu du xvm" siècle, « les défaites de la royauté de Versailles allaient bientôt cesser d'être celles' de la patrie ». Bientôt, ajoute-t-il, « la guerre de Sept ans nous donnera le spectacle peut-être unique dans l'histoire d'un peuple. faisant en quelque manière cause commune avec les ennemis de sa puissance'et de sa gloire' ». Voilà ce que dit Brunetière; et son témoignage a d'autant plus de valeur, qu'on ne reprochera certes pas quelque complaisance pour Voltaire à cet ennemi des « philosophes H et du xvm" siècle. Les raisons qui excusent la première lettre doivent tout aussi bien excuser la seconde2. S'il faut encore citer les critiques les moins prévenus en faveur de Voltaire, M. Faguet, d'une part, fait valoir cette circonstance atténuante, qu'elle est de deux ans postérieure à la bataille; aussi bien il n'y voit qu'une plaisanterie sans conséquence, « qui n'a absolument rien de criminel, ni même d'odieux~ ». Et Brunetière 1. Études en<t~ue.s, t, 2n, 218.

2. Un officier de l'armée française qui venait d'être blessé, raconte Frédéric dans sa lettre à Voltaire du 28 avril nS9, demandait un lavement à cor et à cri sur le champ de bataille. C'est à cette anecdote que Voltaire fait allusion par tes vers mis en cause

Héros du Nord, je savais bien Que vous avez vu les derrières Des guerriers du roi très chrétien A qui vous taillez des croupières. Mais que vos rimes familières Immortalisent les beaux. De ceux que vous avez vaincus, Ce sont des faveurs singulières.

(3main59.)

3. La Politique comparée de Mo!:<e~</M!eM, Rousseau et Voltaire, p. 6, 7. M. Faguet incrimine une autre lettre de Voltaire, une lettre adressée à Catherine, dans laquelle, après avoir célébré ses succès contre les Turcs, il ajoute « Je veux aussi/Madame,


rappelle d'autre part que Paris tout entier applaudit à la défaite de Rosbach comme à un triomphe de l'esprit nouveau sur les traditions surannées du gouvernement de Louis XVI.

On peut relever encore les nombreux passages de sa correspondance où Voltaire exprime le souhait que le jeune d'Etallonde de Morival, compromis dans l'auaire La Barre, et devenu officier de Frédéric, envahisse la France avec les troupes de ce prince. « Je voudrais, lui écrit-il, que vous commandassiez un jour ses armées et que vous vinssiez assiéger Abbeville » (26 mai 1767). Et il écrit à Frédéric « J'ose dire. que je crois Morival digne d'être employé dans vos armées. Je voudrais le voir à la tête d'une compagnie de grenadiers dans les rues d'Abbeville, faisant trembler ses juges et leur pardonnant » (8 déc. 1772)~. Certes, nous ne justifierons pas Voltaire de ces boutades; mais nous les excuserons du moins par l'indignation et l'horreur que lui avait causées le supplice de La Barre. « J'ai toujours, dit-il dans la même lettre, cette abomination sur le cœur. »

En réalité Voltaire consacra toute sa vie à la gloire de la France. Un des principaux motifs qui l'engavous vanter les exploits de ma patrie. Nous avons depuis quelque temps une danseuse excellente à t'Opéra de Paris. On dit qu'elle a de très beaux bras. Notre flotte se prépare à voguer de Paris à Saint-Cloud. On prétend qu'on a vu un détachement de'jésuites vers Avignon, mais qu'il a été dissipé par un corps de jansénistes qui était fort supérieur etc. (7 août -1771). Si la lettre de Rosbach trouve grâce devant 111. Faguet à titre de badinage, il y a vraiment lieu de s'étonner qu'il prenne celle-ci au sérieux. 1. Études critiques, I, 217.

2. Cf. encore Lettres à Frédéric du 22 avril et du 4 septembre 1773.


gèrent dans la cause de Calas, c'est qu'il voûtait réhabiliter sa patrie devant les autres nations. « Vous me demanderez peut-être, écrit-il à d'Argental, pourquoi je m'intéresse si fort à ce Calas qu'on a roué c'est que. 'je vois tous les étrangers indignés (27 mars 1762). « Je vois des étrangers, des gens de tous les pays,- et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent » (4 avr. 1762). De même dans l'au'aire Sirven « Ce jugement, écrit-il à l'abbé Àudra, est horrible et déshonore la France parmi les étrangers. Vous travaillez, monsieur, non seulement pour secourir l'innocence opprimée, mais pour rétablir l'honneur de la patrie a (4 sept. 1769). Et encore dans l'afTàire La Barre « Depuis Archangel, Jassy, Belgrade et Rome, on nous reproche La Barre comme Rosbach. il est triste pour nos jolis Français de n'être plus regardés dans toute l'Europe que comme des assassins poltrons » (Lettre à Condorcet, 23 nov. 1774; édition Moland, XLIX, 131). Faut-il rappeler d'autre part le patriotisme dont s'inspirent les ouvrages historiques de Voltaire? Ce patriotisme a souvent prévalu, dans le Siècle de Louis XIV par exemple, sur son impartialité d'historien. « Je crois écrit-il, à M. Berger, que vous verrez dans l'Essai sur le Siècle de Louis XIV un bon citoyen. L'objet que je me propose a, me semble, un grand avantage; c'est qu'il ne fournit que des vérités honorables à la nation » (1739; LIII, 580). Les vérités qui pourraient n'être pas honorables, il les cache'. « J'ose croire, écrit-il à M'"° Denis, que ceux 1. Cf. par exemple M<e ati maréchal de Noailles, 28 juiU. 1782 J'ai vu des dépêches de M. de Chamillart qui, en vérité, étaient le comble du ridicule' et qui seraient capables de déshonorer


qui liront l'histoire de Louis XIV verront bien'que je suis Français (24 déc. 1751). Son livre est « l'éloge de la patrie (Lettre à Hénault, 28 janv. 17S2)'. Et ainsi ce qu'on devrait reprocher à Voltaire historien, c'est, non de ne pas être patriote, mais d'avoir plus d'une fois dissimulé ce qui lui semblait préjudiciable à la France.

Dans toutes ses oeuvres abondent les passages il célèbre le patriotisme, où il en fait profession. Dans la Loi nc~H/'e//e

Cette loi souveraine, à la Chine,' au Japon,

Inspira Zoroastre, illumina Solon.

D'un bout du monde à l'autre, elle parle, elle crie Adore un Dieu, sois juste et chéris ta patrie.

(XII, 159.)

Dans la tragédie de Vanc/'éde

A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère! (VII, 1M.)

Dans les Scythes

On souffre en sa patrie, elle peut nous déplaire;

Mais quand on l'a perdue, alors elle est bien chère. (VIII, 215.)

Reprochant à Pascal d'avoir dit qu'on ne doit pas aimer les créatures, mais Dieu seul « « Il faut, déclare-t-il, absolument le ministère depuis HO! jusqu'à 1709. J'ai eu.la discrétion de n'en faire aucun usage, plus occupé de ce qui peut être glorieux et utile à ma nation que de dire des vérités désagréables. Cieéron a beau enseigner qu'un historien doit dire tout ce qui est vrai, je ne pense point ainsi. Tout ce qu'on rapporte doit être vrai sans doute; mais je crois qu'on doit supprimer beaucoup de détails inutiles et odieux. ·

1. Cf. Lettre A La Condamine, 3 avril ns2 C'est un petit monument que je tâche d'élever à la gloire de ma patrie. ·


aimer. les créatures; il faut aimer sa patrie, sa femme, son père, ses enfants; il faut si bien les aimer, que Dieu nous les fait aimer malgré nous » (Remarques sur les Pensées de Pascal, XXXVII, 50). A M. du Deffand, il écrit « On aime toujours sa patrie, malgré qu'on en ait; on parle toujours de l'infidèle avec plaisir a (23 sept. 1752); et à JeanJacques « II faut aimer sa patrie, quelques injustices qu'on y essuie H (30 août 1755).

Nous l'avons vu plus haut souhaiter, dans une lettre à Frédéric, que d'Etallonde envahit Abbeville. Mais, la même année, il écrit au même Frédéric « Je voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux associés. Cela ne serait peut-être pas si difficile, et il serait assez beau de terminer là votre brillante carrière car, tout Suisse que je suis, je ne désire pas que vous preniez la France x (18 nov. 1772). Et si, dans cette lettre, il se dit Suisse par plaisanterie, il n'en restait pas moins bien Français de cœur. Ni à Berlin, ni à Ferney, il n'a garde d'oublier sa patrie. Il écrit de Berlin à d'Argental, avant sa brouille avec Frédéric « Si j'étais bon Français à Paris, à plus forte raison le suis-je dans les pays étrangers H (23 sept. 1750). A M"" Denis « Je ne suis point naturalisé Vandale » (24 déc. 1751); et, dans une autre lettre «.On prétend toujours que j'ai été Prussien. Si on entend par là que j'ai répondu par de l'attachement et de l'enthousiasme aux avances singulières que le roi de Prusse m'a faites pendant quinze années de suite, on a grande raison; mais si on entend que j'ai été son sujet et que j'ai cessé un moment d'être Français, on setrompe H (9 juill. 1753). Puis, devenu habitant de la Suisse, il écrit à


M. Pilavoine, qui l'avait qualifié de Genevois « Tout amoureux que je suis de ma liberté, cette maîtresse ne m'a pas assez tourné la tête pour me faire renoncer à ma patrie » (23 sept. 1758J. On a lu précédemment sa lettre d'après Rosbach. Mais, sitôt que lui vint la nouvelle de la défaite, il chargea son banquier berlinois de mettre de l'argent à la disposition des officiers Français prisonniers. Quelques jours plus tard, il écrit à d'Argental, le 2 décembre 1757 « Je ne m'intéresse dans aucun événement que comme Français. Je n'ai d'autre intérêt et d'autre sentiment que ceux que la France m'inspire; j'ai en France mon bien et mon cœur. » Et à Thiériot, le 7 décembre « Vous avez su, mon ancien ami, comment les Français ont été vengés par les Autrichiens. Il faut espérer que M. le duc de Richelieu réparera de son côté le malheur de M. de Soubise. Le roi de Prusse m'écrit toujours des vers en donnant des batailles; mais soyez sûr que j'aime encore mieux ma patrie que ses vers, et que j'ai tous les sentiments que je dois avoir. »

En 1761 dans une lettre du 31 janvier au même Thiériot, après être convenu du désordre des finances, il proteste cependant que tous les Français qui ne combattent pas doivent « s'épuiser » pour subvenir aux frais de la guerre. « J'ai, ajoute-t-il, une pension de roi; je rougirais de la recevoir tant qu'il y aura des officiers qui souffriront. o Le 2 août de la même année, après la défaite de Kirch-Dinker et la perte de Pondichéry, il écrit à d'ArgentaI « J'ai le cœur navré. Nous ne pouvons avoir de ressource que dans la paix la plus honteuse et la plus prompte. »


Et, le 4 avril de l'année suivante, quand on craint que les Anglais, déjà vainqueurs, ne détruisent notre flotte « Rit-on encore à Paris?. Pour moi, je pleure »; puis le 15 mai « Vous ne voyez point les choses à Paris et à Versailles comme on les voit au milieu des étrangers. Je suis dans le point de perspective, je vois les choses comme elles sont, et c'est avec la plus grande douleur. »

Si, comme philosophe, Voltaire se permet d'analyser l'idée de patrie, il n'en loue pas moins le sentiment patriotique, il célèbre les vertus que ce sentiment inspire. Bien peu de temps avant sa mort, il écrivait à Delisie de Sales « Du pain dans sa patrie vaut encore mieux que des biscuits en pays étrangers M (lOjanv. 1778).



CHAPITRE IV

POLITIQUE

La politique, quelque intérêt qu'elle pût avoir pour Voltaire, ne fut jamais son objet propre. Dans une lettre à Frédéric, il exprime le souhait que « les barbares Turcs » soient, pour le bien de la civilisation, « chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de Sophocle, d'Euripide ». Mais' il ajoute aussitôt « Je n'entre point dans la politique. La politique n'est pas mon affaire, je me suis toujours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins sots et plus honnêtes (nov. 1769; LXVI, 76). Rendre les hommes moins sots et plus honnêtes, c'était combattre la superstition, le fanatisme, l'intolérance. Quant aux réformes souhaitables dans le domaine de la politique proprement dite, elles devaient s'opérer d'elles-mêmes lorsqu'il y aurait chez les peuples moins de vices et plus de lumières.

Bien des fois Voltaire a raillé les écrivains de son


temps qui s'évertuaient à refaire le monde. Je laisse, dit-il dans la satire des Cabales,

Je laisse au roi, mon maître, en pauvre citoyen,

Le soin de son royaume, où je ne prétends rien.

Assez de grands esprits, dans leur troisième étage, N'ayant pu gouverner leur femme et leur ménage,

Se sont mis par plaisir à régir l'univers'.

(XIV, 2S8.)

Dans l'article Économie du Dictionnaire philosophique, il se défend de déclamer à la façon de « ces politiques qui gouvernent un État du fond de leur cabinet par des brochures » (XXVIII, 504). Dans l'article États, Gouvernements « Je n'ai connu jusqu'à présent personne, déclare-t-il, qui n'ait gouverné quelque État. Je ne parle pas de MM. les ministres, qui gouvernent, en effet, les uns deux ou trois ans, les autres six semaines; je parle de tous les autres hommes, qui, à souper ou dans leur cabinet, étalent leur système de gouvernement » (XXIX, 252)~. Contre le plus illustre de ces « législateurs », Jean-Jacques, les allusions ne lui suffisent pas dans un article intitulé Pierre le Grand et Jean-Jacques Rousseau, il attaque directement l'auteur du Contrat socta/ 1. Voltaire ajoute en note L'Europe est pleine de gens qui, ayant perdu leur fortune, veulent faire celle de leur patrie ou de quelque État voisin. Ils présentent aux ministres des mémoires qui rétabliront les affaires publiques en peu de temps; et, en attendant, ils demandent une aumône, qu'on leur refuse etc.

2. Cf. Lettre à Chauvelin, 18 sept. H63 « Avez-vous entendu parler d'un sénéchal de Forcalquier qui en mourant a fait un legs au roi de l'Art de gouverne1' en trois volumes in-4"? C'est bien le plus ennuyeux sénéchal que vous ayez jamais vu. Je suis las de tous ces gens qui gouvernent les États du fond de leur grenier.

3. « Je voudrais en général que, lorsqu'on juge les nations


Montesquieu lui-même n'est pas à l'abri de ses boutades. « Vous citez l'Esprit des Lois, écrit-il à M. Perret. Hélas! il n'a remédié et ne remédiera jamais à rien. H n'y a qu'un roi qui puisse faire un bon livre sur les lois, en les changeant toutes » (28 déc. 1771). Quant à Voltaire, Dieu le préserve « d'enseigner les rois et messieurs leurs ministres, et messieurs leurs valets de chambre et messieurs leurs confesseurs et messieurs leurs fermiers-généraux! » « Je n'y entends rien, dit-il, je les révère tous s (Dict. phil., Gouvernement, XXX, 94).

Mais le ton même dont il fait cette déclaration suffirait pour nous avertir qu'elle ne doit pas être prise à la lettre. Si son objet principal a été de combattre le fanatisme et la superstition, il ne se désintéresse pourtant ni des réformes pratiques à opérer dans le régime contemporain, ni même des théories abstraites sur les diverses formes de gouvernements. Commençons par exposer ses idées en matière de politique générale,' et nous montrerons ensuite l'effet de son action au point de vue économique, administratif et judiciaire.

Quoiqu e Voltaire soit monarchiste, comme tous les du haut de son grenier, on fût plus honnête et plus circonspect. Tout pauvre diable peut dire ce qu'il lui plaît des Athéniens, des Romains et des anciens Perses. Il peut se tromper impunément sur les tribunats, sur les comices, sur la dictature. Il peut gouverner en idée deux ou trois mille lieues de pays, tandis qu'il est incapable de gouverner sa servante. Ne peut-on pas dire de ces législateurs qui gouvernent l'univers à deux sous la feuille et qui, de leurs galetas, donnent des ordres à tous les rois, ce qu'Homère dit de Calchas? Il connaît le passé, le présent, l'avenir (Dict. phil., XXXI, 431). -'Cf. Préface historique et critique de Pierre le Grand, XXV, 2.

VOLTAIRE PHILOSOPHE. *6


Français de son siècle, ne le croyons pourtant pas hostile à l'état républicain.

Contre cette forme de gouvernement, il fait valoir trois raisons principales. D'abord, la république admet presque toujours des factions, qui, même quand leur antagonisme ne dégénère pas en guerres civiles, compromettent l'unité nationale. Puis elle ne convient qu'à un pays de peu d'étendue, pauvre et protégé par sa situation'. Enfin, « les hommes sont très rarement dignes de se gouverner eux-mêmes M (Essai sur les ~œu/'s, XVI, 296); l'état républicain, qui fut originairement celui des nations les plus diverses, a dû céder la place, dans presque toutes, à l'état monarchique 2.

t. Dict. phil., Démocratie, XXVIII, 321. Cf. Ibid., PoHh~Ke, XXXI, 460; Essai ~M)' les McBu?- XVII, 67.

2.. I) est impossible qu'il y ait sur la terre un État qui ne se soit gouverne d'abord en république; c'est la marche naturelle de la nature humaine. Quelques familles s'assemblent d'abord contre les ours et contre les loups; celle qui a des grains en fournit en échange à celle qui n'a que du bois. Quand nous avons découvert l'Amérique, nous avons trouvé toutes les peuplades divisées en républiques; il n'y avait que deux royaumes dans toute cette partie du monde. H en était ainsi de l'ancien monde; tout était république en Europe avant les roitelets d'Étrurie et de Rome. On voit encore aujourd'hui des républiques en Afrique; Tripoli, Tunis, Alger, vers notre septentrion, sont des républiques de brigands. Les Hottentots, vers le Midi, vivent encore comme on dit qu'on vivait dans les premiers âges du monde, libres, égaux entre eux, sans maitres, sans sujets, sans argent et presque sans besoins. Or maintenant lequel vaut mieux, que votre patrie soit un État monarchique ou un État républicain? Il y a quatre mille ans qu'on agite cette question. Demandez la solution aux riches; ils aiment tous mieux l'aristocratie. Interrogez le peuple; il veut la démocratie. H n'y a que les rois qui préfèrent la royauté. Comment donc est-il possible que presque toute la terre soit gouvernée par des monarques? Demandez-le aux rats qui proposèrent de pendre une sonnette au cou du chat. Mais en vérité la véritable raison


De ces trois raisons, la première semble avoir eu' pour Voltaire le plus de valeur Il réfute la seconde dans ses Idées républicaines en alléguant contre Rousseau, qui l'avait prise à son compte 2, des Républiques telles que Venise, Athènes, et surtout Rome depuis les Scipions jusqu'à César. Quant à la troisième raison, elle implique en tout cas un éloge des démocraties qui durent; mais d'ailleurs, se contredisant lui-même, Voltaire allègue une fable indienne pour montrer que la forme monarchique a précédé la forme démocratique et que celle-ci marque un progrès sur celle-là. Adimo, père de tous les Indiens, eut deux fils et deux filles. Le fils aîné était un géant, le cadet était un bossu. Dès que le géant sentit sa force, il violenta ses deux sœurs et se fit'servir par son frère. « Le bossu devint soumis et le meilleur sujet du monde. Le géant, satisfait de le voir remplir ses devoirs de sujet, lui permit de coucher avec une de ses soeurs, dont il était dégoûté. Les enfants qui vinrent de ce mariage ne furent pas tout à fait bossus, mais ils eurent la taille assez contrefaite. Ils furent élevés dans la crainte de Dieu et du géant. Ils reçuest, comme on l'a dit, que les hommes sont très rarement dignes de se gouverner eux-mêmes. (Dict. phil., Patrie, XXXI, 315 sqq.)

1. Cf. pourtant cette lettre au marquis d'Argenson, écrite de La Haye « J'aime encore mieux l'abus qu'on fait ici de la liberté d'imprimer ses pensées que cet esclavage dans lequel on veut chez nous mettre l'esprit humain. La Haye est un séjour délicieux l'été, et la liberté y rend les hivers moins rudes. J'aime à voir les maîtres de l'Etat simples citoyens. I) y a des partis, et il faut,bien qu'il y en ait dans une république. Mais l'esprit de parti n'ôte rien à l'amour de la patrie. Ce gouvernement-ci vous plairait infiniment, même avec les défauts, qui en sont inséparables (8 août n43).

2. Dans le Contrat social.


rent une excellente éducation; on leur apprit que leur grand-oncle était géant de droit divin, qu'il pouvait faire de toute sa famille ce qui lui plaisait; que, s'il avait quelque jolie nièce ou arrière-nièce, c'était pour lui seul sans difficulté, et que personne ne pouvait coucher avec elle que quand il n'en voudrait plus. Le géant étant mort, son fils, qui n'était pas à beaucoup près si fort ni si grand que lui, crut cependant être géant, comme son père, de droit divin. Il prétendit faire travailler pour lui tous les hommes et coucher avec toutes les filles. La famille se ligua contre lui, il fut assomme, et on se mit en république » (Dïct. phil., Ma~-e, XXXI, 121). Voltaire ajoute, il est vrai, que, selon les Siamois, la famille avait commencé par être républicaine et que le géant parut « après un grand nombre d'années et de dissensions ». Mais sa conclusion n'en est pas moins formelle « la violence et l'habileté, dit-il, ont fait les premiers maîtres, les lois ont fait les derniers ». Bayle avait peint la démocratie, surtout celle d'Athènes, comme un régime oppressif et-cruel. Prenant contre Bayle la défense du gouvernement démocratique, Voltaire lui remontre d'abord que la monarchie de Macédoine fut beaucoup plus cruelle et beaucoup plus oppressive; puis il va jusqu'à dire, avec Rousseau, qu'on ne peut faire de comparaison entre les crimes d'un prince et ceux d'un peuple, car le prince a pour unique objet de satisfaire son ambition ou son avarice, et le peuple « ne veut jamais et ne peut vouloir que la liberté et l'égalité » (Dict. phil., Démocratie, XXVIII, 319).

En tout cas le gouvernement démocratique est, selon Voltaire, « naturel et sage (Dict. phil., Poli-


tique, XXXI, 460). « Tout père de famille, déclaret-il, doit être le maître dans sa maison. Une société étant composée de plusieurs maisons et de plusieurs terrains qui leur sont attachés, il est contradictoire qu'un seul homme soit le maître de ces maisons et de ces terrains; et il est dans la nature que chaque maître ait sa voix pour le bien de la société « (Idées ye/.)M&ca/nes, XL, 584). On peut sans doute trouver beaucoup trop étroite cette conception de la démocratie qui ne donne une voix qu'aux possesseurs des maisons et du sol. Mais Voltaire n'en déclare pas moins le régime républicain préférable à tout autre, et, s'il le préfère à la monarchie, c'est comme rapprochant le plus les hommes de « l'égalité naturelle » (Ibid., id.). « Un citoyen d'Amsterdam, dit-il, est un homme; un citoyen à quelques degrés de longitude par delà est un animal de service )) (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 427). « La volonté de tous exécutée par un seul ou par plusieurs en vertu des lois que tous ont portées » (Idées républicaines, XL, 571), telle est, selon lui, la définition du gouverne-ment civil.

Dispensons-nous, après cela, d'alléguer les maximes républicaines que Voltaire a souvent prêtées aux héros de ses tragédies. Si même, dans la scène finale d'Agathocle, on voit Argire, dès qu'il reçoit la couronne, affranchir les Syracusains nous ne prétendrons pas que le poète ait par là voulu persuader Louis XVI de se démettre. Tenons-nous-en soit aux Idées /'epu6//ca!nes et aux Pensées sur le GoM~e/'ne1. Peuples, j'use un moment de mon autorité;

Je re~ne. Votre roi vous rend la liberté.

(JX, 588.)


ment, soit aux nombreux articles du D/c~onna/e philosophique qui traitent des divers « états H Voltaire s'y montre tellement éloigné de toute prévention contre la démocratie, qu'il la considère comme le plus équitable des régimes.

Cependant ses préférences de philosophe pour le gouvernement républicain ne l'empêchent pas d'être monarchiste. Qui soupçonnait alors que la république pût, chez les Français, succéder si prochainement à la monarchie?

Zaïre, musulmane en Turquie, disait qu'elle aurait été chrétienne en France et païenne sur les bords du Gange: semblablement, Voltaire, malgré son admiration pour la démocratie hollandaise, déclare à M. Van Haren que, né Français, il reste un fidèle sujet de son roi.

Notre esprit est conforme aux lieux qui l'ont vu naitre. A Rome, on est esclave, à Londres, citoyen;

La grandeur d'un Batave est de vivre sans maître, Et mon premier devoir est de servir le mien.

(XH, 520.)

Aussi bien, distinguons la religion de la politique. Si chaque homme, selon Voltaire, doit se faire sa religion à soi-même, il semble, en matière politique, vouloir qu'on accepte le régime traditionnel de son pays; Français, Voltaire accepta celui de la France, quitte à en combattre les abus et les vices. D'abord, la religion ne concerne que l'individu, et c'est affaire entre sa conscience et lui. Ensuite il peut y avoir dans un État plusieurs religions qui, également respectueuses des lois communes, ne fassent aucun tort à l'unité de cet État; mais, quand divers partis sont en


désaccord sur la~forme du gouvernement, leurs divisions empêchent toute politique suivie et ferme. Voltaire du reste admet fort bien le principe d'hérédité monarchique, si vivement combattu par maints philosophes de son siècle. Il trouve « tout naturel H d' « aimer une maison qui règne depuis près de huit cents années » (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 429). Il repousse même la théorie de la souveraineté populaire, et, répondant à certains publicistes qui déclaraient les rois mandataires du peuple', il' proteste que le roi de France « tient sa couronne de soixante-cinq rois ses ancêtres (Lettre à l'abbé de Voisenon, 20 août IT~).

Voltaire n'est pas républicain, il est monarchiste, aucun doute là-dessus. Est-il partisan de la monarchie despotique?

On l'a souvent prétendu. Un critique contemporain écrit que « le monarchisme absolu, c'est le fond même de Voltaire » à l'en croire, Voltaire « n'établit aucune différence entre la monarchie et le despotisme », il préconise une monarchie « ennemie de toute liberté, concentrant tous les pouvoirs. persécutrice, défiante, tracassière et tyrannique~ H. Recherchons d'abord comment il se fait qu'on puisse lui prêter de telles opinions et nous montrerons ensuite qu'on les lui prête à tort.

« Il faut, dit Voltaire, pour qu'un État soit puissant, ou que le peuple ait une liberté fondée sur les lois ou 1. A Condorcet en particulier, auteur de la ~.e«''e d':M théolo.?:e/! il t'abbé Sa~te: Cf. par exemple ~.e«'-e il Condorcet, 20 août ~4, édition Moland, XUX, 67.

2. Ë. Faguet, dans la Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 15, 76, 297.


que l'autorité soit affermie sans contradiction » (Siècle de Louis XIV, X[X, 241). Dans une monarchie qui, comme celle de la France, n'est pas constitutionnelle, l'intérêt de l'État répugne à l'existence de toute faction et de tout corps avec lesquels le pouvoir royal pourrait être en conflit. Telle est l'idée de Voltaire, lorsque, dans les Pensées sur le Gouvernement, il compare Louis X[V avec Louis XI 1, et lorsque, dans la Voix du Sage e~ du Peuple, il rappelle que « les années heureuses de la monarchie ont été les dernières de Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV quand ces rois ont gouverné par eux-mêmes (XXXIX, 342). Ennemi de tout corps, politique ou religieux, capable de diviser l'État, de faire échec au pouvoir royal, il admire comment, sous Louis XIV, « l'esprit de faction, de fureur et de rébellion qui possédait les citoyens depuis le temps de François II devint une émulation de servir le prince », et comment la force et la prospérité du royaume s'accrurent dès lors que l'État fut « un tout régulier dont chaque ligne aboutit au centre (Siècle de Louis XIV, XX, 266). Nous verrons plus loin de quelle manière il concilie le pouvoir monarchique avec l'autorité des lois et la liberté des citoyens. Mais, s'il déclare vouloir dans l'État une seule puissance, tout entière aux mains du prince, ne nous étonnons pas pour le moment que cette déclaration maintes fois répétée ait pu le rendre suspect d'ériger en système l'absolutisme et le despotisme. 1. Louis XI, pendant son règne, fit passer par. la main du bourreau environ 4 OOU citoyens; c'est qu'il n'était pas absolu et qu'il voulait l'être. Louis XIV, depuis l'aventure du duc de Lauzun, n'exerça aucune rigueur contre personne de sa cour; c'est qu'il était absolu (XXXIX, 430).


On lui reproche surtout son hostilité contre les Parlements, soit au temps de la Fronde, soit à son époque.

Pendant la minorité de Louis XIV, sous le plus doux des régimes et la plus indulgente des reines, le Parlement engagea contre son souverain une guerre civile en usurpant un rôle auquel ne ledestinaitpoint l'achat d'offices purement judiciaires. Voilà ce dont Voltaire le blâme Mais d'ailleurs lui-même convient que, si les magistrats s'étaient bornés « à faire sentir au souverain en connaissance de cause les malheurs et les besoins du peuple, les dangers des impôts, les périls encore plus grands de la vente de ces impôts à des traitants qui trompaient le roi et opprimaient le peuple, cet usage des remontrances aurait été une ressource sacrée de l'État » (Siècle de Louis XIV,. XX, 275).

Quant aux Parlements contemporains, Voltaire ne pouvait voir en eux que les défenseurs des abus et des privilèges, les ennemis des réformes demandées par les philosophes soit dans la législation, soit, généralement, dans l'économie sociale.

Mais surtout, jansénistes en grande partie, ils mettaient le pouvoir judiciaire au service de leurs passions religieuses 2. Dès 1724, sous le ministère du duc i. Cf. notamment Siècle de Louis XIV, XIX, 288.

2. Cf. Lettre à d'Alembert, 15 mars n69 « Il semble qu'il y ait des corps faits pour être les dépositaires de la barbarie et pour combattre le sens commun. Le Parlement commença son son cercle d'imbécillité en confisquant, sous Louis X), les premiers livres imprimés qu'on apporta d'Allemagne, en prenant les imprimeurs pour des sorciers; il a gravement condamné )'E?:e!/e~ope'e et l'inoculation. Un jeune homme, qui serait devenu un excellent officier, a été martyrisé pour n'avoir pas


de Bourbon, le.Parlement de Paris enregistrait un édiL contre les protestants plus rigoureux encore que celui de 1685; et, pendant tout le xvm° siècle, les assemblées parlementaires furent pour fa plupart des foyers d'intolérance. Après l'expulsion des jésuites, elles redoublèrent de zèle contre les hérétiques et les philosophes, ne fût-ce que pour la justifier. C'est ce que Voltaire avait bien prévu. « Nous sommes défaits des renards, écrivait-il en 1763, et nous tomberons dans les mains des loups M (Le~e au marquis d'Argence, 2 mars) Comment donc s'étonner qu'il ait approuvé le coup d'État par lequel Maupeou substituait aux Parlements de nouveaux conseils 2? Pour lui, les parlementaires sont des tyrans et des persécuteurs. Et, quand on s'apprête à les rétablir sur leurs anciens sièges, il proteste contre le retour de ceux qui ont assassiné avec le poignard de la justice le brave et malheureux comte de Lally, qui ont souillé leurs mains du sang de La Barre, qui ont roué Calas ôté son chapeau, en temps de pluie, devant une procession de capucins. Comment les hommes se laissent-ils gouverner par de tels monstres? «

1. Cf. L<'«)'ea;.DanM/a!~e, 19juin n63

Les renards et les loups furent longtemps en guerre

Les moutons respiraient; des bergers diligents

Ont chassé par arrêt les renards de nos champs

Les loups vont désoler la terre.

Nos bergers semblent, entre nous,

Un peu d'accord avec les loups.

2. Mon ami, quand des juges n'ont que l'ambition et l'orgueil dans la tête, ils n'ont jamais l'équité et l'humanité dans le cœur. II y a eu dans l'ancien Parlement de Paris de belles âmes. mais il y a eu des bourreaux insolents. Je persiste a croire que l'établissement des six conseils souverains est le salut de la France. (~e«;'e à Élie de Baumont, 7 juin mi). 3. Je mourrai aussi fidèle à la foi que je vous ai jurée qu'à


Mais, dit-on, le Parlement de Paris était le seul corps qui fit contrepoids au despotisme monarchique. On représente même tous les Parlements de France comme formant je ne sais quelles diverses classes d'une assemblée unique qui aurait pu obtenir de la monarchie les libertés modernes; et l'on va jusqu'à prétendre que la Révolution de 1789 a ses origines, non dans les revendications de la philosophie, mais dans les luttes politiques entre la royauté et les parlementaires. Ce qui est vrai, c'est que, si les parle-,mentaires combattirent parfois le despotisme, ils ne se préoccupaient que de leurs propres avantages; ils y sacrifièrent le plus souvent ceux de la nation, et toujours ils les y subordonnèrent.

On le vit dès le début du XVIIIe siècle lorsque le Parlement de Paris empêcha le Régent de convoquer ma juste haine contre des hommes qui m'ont persécute tant qu'ils ont pu et qui me persécuteraient encore s'ils étaient les maitres. Je ne dois pas assurément aimer ceux qui. versaient le sang de l'innocence, ceux qui portaient la barbarie dans le centre de la politesse, ceux qui, uniquement occupés de leur sotte vanité, laissaient agir leur cruauté sans scrupule, tantôt en immolant Calas sur la roue, tantôt en faisant expirer dans les supplices, après la torture, un jeune gentilhomme qui méritait six mois de Saint-Lazare, et qui aurait mieux valu qu'eux tous. Ils ont trainê.dans un tombereau, avec un bâillon dans la bouche, un tieutenant-généra) justement haï, à la vérité, mais dont l'innocence m'est démontrée par les pièces mêmes du procès. Je pourrais produire vingt barbaries pareilles et les rendre exécrables à la postérité. J'aurais mieux aimé mourir dans le canton de Zug ou chez les Samoïèdés que de dépendre de tels compatriotes (~e~)'e & ~°" de C/MMe~, 13 mai mi). Cf. Lettre il ~°" du De~<:Kt/, 7 sept. m4 Peut-être beaucoup d'honnêtes gens seraient-ils fâchés de revoir en place ceux qui ont assassiné », etc.; et encore Lettres au c/tCM~e)- de Lisle, f et iO juillet de la même année, Lettre « Condorcel, 18 juillet, etc.


les États-Généraux. On le vit mieux encore, peu avant 89, lorsque Turgot devint ministre il fut alors le centre de la réaction. Jadis il avait protesté contre le despotisme royal dans l'intérêt de ses privilèges; maintenant il faisait cause commune avec les pires ennemis des libertés publiques.

En 1776, il condamne au feu une brochure de Boncerf, premier commis des finances, sur les Inconvénients des Droits féodaux « comme injurieuse aux lois et coutumes de France, comme tendant à ébranler toute la constitution de la monarchie~ ». En même temps, quarante-deux conseillers sont députés auprès du roi pour le supplier de retirer les édits qui supprimaient les corvées et les jurandes; et c'est à cette occasion que Louis XVI dit le mot bien connu « Je vois qu'il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple~. » Un peu plus tard, en 1779, l'édit qui abolissait dans les domaines royaux les droits de servitude et de mainmorte fut enregistré sans trop de résistance. Mais le Parlement ne souscrivit point au vœu exprimé dans le préambule, que les bienfaits s'en répandissent dans tout le royaume; il réserva par une clause expresse le droit des seigneurs, et fit ainsi t. La cour de Parlement. vient de faire brûler par son bourreau, au pied de son grand escalier, cet excellent ouvrage. Je suis pétrifié d'étonnement et de douleur (Lettre M. Christin, 5 mars m6).

2. Cf. Lettre à M. de ~ai'ne~, t" mars 1716 Le principal objet de M. Turgot. est le soulagement du peuple. Il est bien clair que toutes ces maîtrises et toutes ces jurandes n'ont été inventées que pour tirer l'argent des pauvres ouvriers, pour enrichir des traitants et pour écraser la nation. Lettre A La ~o'pe, 1" mars m6 « Vous vivez dans un singulier temps. La raison d'un côté, le fanatisme absurde de l'autre. un contrôleur général qui a pitié du peuple, et un Parlement qui veut l'écraser.


passer leur avantage, le sien, car un grand nombre de ses membres étaient propriétaires de fiefs, avant le bien du peuple. Enfin, les États-Généraux une fois convoqués, il demanda qu'on les réunît suivant les formes aristocratiques de 1614, et soutint de toutes ses forces les intérêts des classes privilégiées jusqu'au moment où, sentant son impuissance, il essaya de se racheter par le vote d'une déclaration (5 déc. 1788) auquel ne prit part, du reste, que la minorité de l'assemblée.

Sans même alléguer le fanatisme des Parlements et les vexations qu'ils firent subir aux philosophes, on s'explique assez l'hostilité de Voltaire contre .eux par leur rôle proprement politique durant le xvm° siècle. Il écrit à d'ArgentaI, le 19 avril 1776 « Tout ce que vous dites des pères de la patrie est bien pensé, bien juste, bien vrai. Vous avez grande raison d'être de l'avis du Pont-Neuf, qui dit dans la chanson 0 les fichus pères,

Oh! gai!

0 les fichus pères!

« Tout fichus pères qu'ils sont, se sont-ils moins déclarés contre le bien que fait le roi? ont-ils moins essayé de troubler le ministère? » Voltaire hait en eux non seulement une assemblée d'inquisiteurs et de bourreaux, mais encore une oligarchie de « tyrans bourgeois » (Lettre aM'"°duDe~and, 5 mai 1771). Et, même quand il écrit « J'aime mieux obéir à un beau lion, qui est né beaucoup plus fort que moi, qu'à deux cents rats de mon espèce » (Lettre à Sa:'n~-Z.a/?!6e/ 7 avr. 1771), devons-nous pour cela le qualifier de « despotiste »? On n'est point despotiste parce qu'on


préfère le pouvoir d'un seul à la tyrannie de quelquesuns.

Voltaire en mérite si peu le nom, qu'il met sur le même rang le despotisme et l'anarchisme, définissant celui-ci comme « l'abus de la république », mais celui-là comme « l'abus de la royauté ». Et il ajoute « Un prince qui, sans forme de justice et sans justice, emprisonne ou fait périr des citoyens, est un voleur de grand chemin qu'on appelle Votre Majesté H (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 432).

Montesquieu avait rangé l'état despotique parmi les états réguliers. C'était une sorte de « légitimation x et Voltaire la trouva intolérable. On se contentait jusqu'ici, dit-il, « de reconnaître deux espèces de gouvernements; on est parvenu à imaginer une troisième forme d'administration naturelle. dans laquelle il n'y a d'autre loi, d'autre justice, que le caprice d'un seul homme H (Su~/e/ne~ au Siècle de Louis XIV, XX, 518). Cette troisième forme d'administration, Voltaire la répudia toujours; et, quand il loue le despotisme de Louis XIV, il entend par là, comme lui-même a soin de le remarquer, « l'usage ferme que fit ce prince « de son pouvoir légitime H (Ibid., 520). Quant à ses actes d'arbitraire, il les blâme tout le premier. Si parfois Louis XIV « a fait plier. les lois de l'État, la postérité, dit-il, le condamnera en ce point » (Ibid., id.). Dans les Lois de Minos, où Teucer établit fortement sa domination en réprimant les grands et les prêtres, ces vers de la dernière scène Le peuple.

Abandonne à son prince un suprême pouvoir,

sont commentés par la note suivante « On n'entend


pas ici par suprême pouvoir cette autorité arbitraire, cette tyrannie que le jeune Gustave troisième. vient d'abjurer. On entend. cette autorité raisonnable, fondée sur les lois mêmes et tempérée par elles, cette autorité juste et modérée qui ne peut sacrifier la liberté et la vie d'un citoyen à la méchanceté d'un flatteur, qui se soumet elle-même à la justice, qui lie inséparablement l'intérêt de l'État à celui du trône. Celui qui donnerait une autre idée de la monarchie serait coupable envers le genre humain » (IX, 360). Ainsi, Voltaire est tellement loin de confondre comme on l'en accuse, la monarchie avec le despotisme, qu'il ne veut pas admettre le despotisme parmi les formes naturelles de gouvernement et qu'il en traite les apologistes comme ennemis de l'humanité. Mais le « suprême pouvoir suppose un bon prince, et les bons princes sont rares. « Vous prouvez très bien, écrit Voltaire à un de ses correspondants, que le gouvernement monarchique est le meilleur de tous »; toutefois, « c'est pourvu que Marc-Aurèle soit le monarque; car, d'ailleurs, qu'importe à un pauvre homme d'être dévoré par un lion ou par cent rats? M (Le~y'e à M. G:M, 20 juin 177'L) Aussi ce' prétendu despotiste reconnaît-il, quoi qu'on en dise, l'utilité des corps intermédiaires pour tempérer le pouvoir royal en assurant l'observation des lois. Favorable aux États-Généraux, il regrette seulement que leurs assemblées n'aient pas fait davantage pour la suppression des abus. Mais a-t-il voulu, comme on l'affirme une magistrature asservie? En combattant la théorie de Rousseau selon laquelle le peuple, dans une démo1. E. Faguet, Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 127.


cratie, révoque les magistrats selon son bon plaisir', il soutient que le roi de France lui-même doit préalablement « leur faire leur procès », et refuse au souverain « le droit de casser un magistrat par caprice » aussi bien que celui d'« emprisonner un citoyen par fantaisie » (Idées républicaines, XL, 578, 579).

Si Voltaire, sous ces réserves, est partisan de la monarchie absolue en France, il admire pourtant la monarchie constitutionnelle et représentative des Anglais. Bien avant Montesquieu, il en expliqua le mécanisme et la proposa comme un modèle de gouvernement. Dans La Henriade tout d'abord

Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble Les députés du peuple, et les grands, et le roi, Divisés d'intérêts, réunis par la loi. ·

Heureux lorsque le peuple, instruit dans son devoir,' Respecte autant qu'il doit le souverain pouvoir! Plus heureux lorsqu'un roi doux, juste et politique Respecte autant qu'il doit la. liberté publique. (X, 59, 60.)

Puis, dans la huitième des Lettres philosophiques; intitulée Sur le Parlement « La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui, d'efforts en efforts, ait enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire du mal, où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux, et où le peuple partage le gouvernement. La chambre des pairs et celle des communes sont les arbitres de la 1. Contrat social, III, XVIII.


nation; le roi est le surarbitre » (XXXVM, 148). Dans l'article Gouue/'ne/?:ëf!/ du D/c/<o/a;ey.)/~7oso/)A«/ue, il montre de quelle façon le gouvernement anglais s'est peu à peu établi; et, après en avoir loué la sagesse « J'ose dire, conclut-il, que, si on assemblait le genre humain pour faire des lois, c'est ainsi qu'on les ferait H (XXX, 114)'. Grâce à leur constitution, les Anglais, « royalistes républicains » (Siècle de Louis XIV, XIX, 461) ont en même temps tous les avantages de la royauté et tous ceux de la république sans en connaître les inconvénients.

Mais ce gouvernement peut-il s'établir chez nous? Voltaire allègue la différence des conditions. D'abord, les Anglais habitent une île; aussi leur roi ne doit-il pas entretenir une armée de terre, qui lui servirait à l'occasion contre ses sujets. Puis, ils ont plus de sérieux que nous dans l'esprit et plus de fermeté dans le caractère. Enfin, et par là même, ils se sont libérés du joug do Rome, que notre peuple continue toujours à porter « en affectant d'en rire et en dansant avec ses chaînes » (Dicl. /)/ Gou~e/eMe/ XXX, 111); nous ne pourrons, nous autres Français, établir une bonne constitution qu'après avoir secoué ce joug. Dans la guerre d'affranchissement contre le catholicisme, Voltaire ne désespérait pas d'obtenir.l'appui de la royauté; et voilà pourquoi, s'il en dénonce les abus, il se fait cependant un devoirde la défendre. Entre 1. Cf. Lettres ~/t!7<MOjo/tt~MM ]t en a coûte sans doute pour établir la liberté en Angleterre; c'est dans des mers de sang qu'on a noyé l'idole du pouvoir despotique; mais les Anglais ne croient point avoir acheté trop cher leurs lois etc. (XXXVI), i49). Cf. encore D;c<. ~/t)< CoMM'rMme~, XXX, H2 sqq.; Princesse ~e Babylone, XXXIV, i6t; /.e«)'e <tM Ma''yf/M d'/i~e)MO):, 8 mai 1739; etc.

VOLT~IRËPHtLOSOPHE.


les prêtres et les rois, il y a eu jadis une alliance dont les uns et les autres tiraient bénéfice. « Prends les dîmes et laisse-moi le reste, disait le roi au prêtre » (Le~e à .F/cfe/c, 27 juill. 1770). Mais nous ne sommes plus dans le siècle deThéodoricou de Clovis. Les philosophes, dont l'influence grandit de jour en jour, doivent montrer à la royauté que son intérêt est de combattre les prêtres/que « les prêtres ont toujours été les ennemis des rois (Le/e à Damilaville, 30 janv. 1762). Il ne s'agit pas d'affaiblir le pouvoir monarchique, comme y tâchent certains publicistes peu avisés; il s'agit de le fortifier contre l'Eglise Et, pour réduire l'Église, Voltaire fait cause commune non seulement avec la monarchie, mais avec les Parlements eux-mêmes dans les rares occasions où ceux-ci résistent au clergé °. Tel est, selon lui, le seul moyen de préparer un gouvernement libéral. On le représente comme un adversaire de la liberté; on lui reproche « de ne s'être même pas posé la question des droits de l'homme ». Citons d'abord 1. Cf. Lettre à d'~em~lg sept. n62 S'il [Frédéric] était capable. de mettre à écraser <n/ la centième partie de ce qu'il lui en a coûté pour faire égorger du monde, je sens que je pourrais lui pardonner.

2. « Je crains que l'archevêque de Novogorod (cf. le ~<Mdente?:< publié par Voltaire sous ce nom, XLII, 127) ne puisse les soutenir [il s'agit des Parlements] dans la seule chose où ils paraissent avoir raison, et qu'après avoir combattu mal a propos l'autorité royale sur des affaires de finance et de forme, ils ne finissent par succomber quand ils soutiennent cette même autorité contre quelques entreprises du clergé (Lc«)'e (t Damilaville, 25 nov. n65). Je souhaite passionnément' que les Parlements puissent avoir le crédit de soutenir dans te moment-ci les lois, la nation et Ja vérité contre les prêtres (Le«?'e A d'~r~en<a~ 14 déc. 1765). Il s'agit d'un arrêt du parlement qui avait supprimé les Actes du clergé. Cf. XLII, 128. 3. E. Faguet, Politique com~M'M de Montesquieu, etc., p. 22.


quelques lignes dans lesquelles il affirme et. revendique ces droits. « Plus mes compatriotes, déclare-t-il, chercheront la vérité, plus ils aimeront leur liberté. La même force d'esprit qui nous conduit au vrai nous rend bons citoyens. Qu'est-ce en effet que d'être libres? c'est raisonner juste, c'est connaître les droits de l'homme; et, quand-on les connaît bien, on les défend de même » (Questions SH/' ~es Miracles, XLII, 232). Les principaux droits de l'homme sont la liberté de la personne, la liberté de penser et d'imprimer, la liberté de conscience, l'égalité devant la loi voyons maintenant ce que Voltaire en dit.

Rien, chez les Anglais, ne lui paraît plus louable que les lois par lesquelles la personne de tout citoyen, fût-ce le dernier des manœuvres, est protégée contre l'arbitraire. Aussi flétrit-il l'usage, si fréquent en France, des lettres de cachet. Dans l'article .~y'e/s notables du D;c/<o/a;e philosophique, il demande t qu'on poste un crieur public devant les ministères pour dire à tous ceux qui sollicitent une arrestation « Messieurs, craignez de séduire le ministre par de faux exposés et d'abuser du nom du roi. » Puis, célébrant les deux avocats Élie de Beaumont et Target, grâce auxquels le persécuteur de la comtesse de Lancize, incarcérée sans forme de procès, avait été sévèrement puni « Quand les tribunaux, dit-il, rendent de tels arrêts, on entend des battements de mains du fond de la grand'chambre aux portes de Paris (XXVII, 89,61). Mais Voltaire ne secontente pas 1. En racontant l'histoire d'un certain Castille, emprisonné comme « déserteur à la requête du révérend père procureur de Clairvaux, sous prétexte que, trente années auparavant, il avait fait son noviciat dans l'abbaye d'Orval.


de protester contre l'arrestation de citoyens innocents il condamne tout arbitraire, même à l'égard de ceux qui peuvent être coupables. « Un Anglais, dit-il dans le même article, a demandé Qu'est-ce qu'une lettre de cachet? On n'a jamais pu le lui faire comprendre » (Ibid., 62). Faut-il rappeler son mot au lieutenant de police? Un homme venait d'être arrête sur une lettre de cachet fausse. Voltaire demanda à ce magistrat quel châtiment devait subir le faussaire; et, ayant appris Qu'on le pendrait « C'est toujours bien fait, repartit-il, *en attendant de traiter de même ceux qui signent des lettres de cachet véritables. » Si la loi par laquelle on pourrait emprisonner un citoyen sans enquête et sans formalité « serait tolérable dans un temps de trouble et de guerre )~ il n'hésite pas à dire qu'elle devient « tortionnaire et tyrannique en temps de paix (Idées républicaines, XL, 573).

La liberté de penser ne mérite pas moins de respect que la liberté individuelle, dont elle est, du reste, un complément nécessaire; il l'appelle « la mère de nos connaissances », le « premier ressort de l'entendement humain » (Dict. phil., Ame, XXVI, 216). Et « comment un peuple peut-il se dire libre quand il ne lui est pas permis de penser par écrit? » (Lettre à Damilaville, 16 oct. 1765). Voltaire tient pour inoffensifs les livres qui se bornent à exposer ou à discuter des idées Aussi bien, même si l'on tenait un de ces livres pour dangereux, on n'aurait pourtant pas le droit de le supprimer ni de l'interdire. 1. Cf. notamment Dict. phil., Liberté d'imprimer, XXXI, 24 sqq-, et Ëp:e au roi C/))'M<tam de DaKCMat'A ~r la liberté de la' pt-MM, XIII, 290 sqq.


Sera-t-il donc permis d'imprimer n'importe quoi? Non sans doute. Chacun se sert « de sa plume, comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune (Dict. phil., L!'6e/e d'imprimer, XXXI, 24). Il n'y a pas de délit d'opinion; mais autre chose est d'exprimer des opinions religieuses, morales, philosophiques, autre chose d'injurier les personnes ou d'exciter une sédition dans l'État. Les pays les plus libres ont des lois. contre les écrits séditieux ou injurieux. Aussi Voltaire pouvait-il sans contradiction demander qu'on le protégeât contre les Fréron et les La Beaumelle. Et nous n'avons pas à rechercher ici, en exposant ses idées philosophiques, s'il y conforma toujours sa conduite propre. Du moins nous remarquerons qu'il a défendu la liberté de la presse en faveur de JeanJacques lui-même et à propos du Con~a/ social, qui lui paraissait un livre détestable*.

Pour ce qui est de la liberté de conscience, ou, plus 1. « On a brûlé ce livre chez nous [en Suisse]. L'opération de le brûler a été aussi odieuse peut-être que celte de le composer. Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c'est dire que nous n'avons pas assez d'esprit pour lui repondre. Ce sont les livres d'injures qu'il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs parce qu'une injure est un délit. Un mauvais raisonnement n'est un délit que quand il est évidemment séditieux (Idées républicaines, XL, 583).

U faut citer ici, sur cette question de la liberté d'imprimer, deux passages essentiels, l'un, de l'Bp~re au roi C/:rM<:<M:, et l'autre, de l'A, B, C.

Voici le premier

Tu ne veux pas, grand roi, dans ta juste indulgence,

Que cette liberté dégénère en licence;

Et c'est aussi le vœu do tous les gens sensés.

On punit quelquefois et la plume et la langue,

D'un ligueur turbulent la dévote harangue,

D'un Guignard, d'un Bourgoin, les horribles sermons.


exactement, de la liberté religieuse, Voltaire en est à juste titre considéré comme le principal défenseur parmi les philosophes du xvm' siècle.

Cependant il ne l'admet pas sans bien des restrictions. Non plus que Montesquieu, qui reconnaît à l'Etat Je droit d'interdire une religion nouvelle, il n'est complètement affranchi des préjugés contemporains. Et sans doute il a raison de distinguer entre la faction et l'hérésie, de dire que, si l'hérésie doit être libre, l'État ne peut tolérer une secte qui se met en révolte contre En note < C'étaient des écrivains, des prédicateurs de la Ligue. Ils mettaient le couteau dans les mains des parricides. Mais quoi? si quelque main dans le sang s'est trempée,

Vous est-il défendu de porter une épéo?.

Qu'on punisse l'abus, mais l'usage est permis.

(XIII, 293.)

Et voici le second passage B. L'esclavage de l'esprit, comment le trouvez-vous? A. Qu'appelez-vous esclavage de l'esprit ? B. J'entends cet usage où l'on est de plier l'esprit de nos enfants. d'instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d'écrire, de parler et même de penser. A. S'il y avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle conspiration pour les abolir, ou je fuirais pour jamais de mon ile, après y avoir mis le feu. C. Cependant il est bon que tout le monde ne dise pas ce qu'il pense. On ne doit insulter ni par écrit ni dans ses discours les puissances et les lois à l'abri desquelles on jouit de sa fortune, de sa liberté et de toutes les douceurs de la vie. A. Non sans doute, et il faut punir le séditieux téméraire. Mais parce que les hommes peuvent abuser de l'écriture, faut-il en interdire l'usage? J'aimerais autant qu'on vous réndit muet pour vous empêcher de faire de mauvais arguments. On vole dans les rues; faut-il pour cela défendre d'y marcher? On dit des sottises et des injures; faut-il défendre de parler? Chacun peut écrire chez nous ce qu'il pense à ses risques et périls; c'est la seule manière de parler à sa nation. Si elle trouve que vous avez parlé ridiculement, elle vous siffle; si séditieusement, elle vous punit; si sagement et noblement, elle vous aime et vous récompense. Point de liberté chez les hommes, sans celle d'expliquer sa pensée (A, B, C, XLV, 73).


les lois Mais il ne se fait pas une idée assez large de la- tolérance. Il trouve bon qu'on ait fermé les temples des protestants et qu'on leur interdise de « s'attrouper » dans les campagnes~. Il approuve que « ceux de la religion du roi aient seuls accès aux dignités publiques 3. Enfin, après avoir qualifié certaines erreurs de criminelles et par conséquent de punissables, il signale notamment celles qui inspirent le fanatisme, et déclare que les intolérants ne méritent pas d'être tolérés

Voltaire n'en fut pas moins, ces réserves une fois faites, « l'apôtre de la tolérance a; C'est surtout aux protestants que, dans notre pays, elle devait profiter; et les droits qu'il demande pour eux sont les mêmes dont les catholiques jouissaient en Angleterre. A vrai dire, ils nous paraissent aujourd'hui bien insuffisants mais ils étaient, dans la France du xvm~ siècle, très difficiles à obtenir. L'édit en vertu duquel les protestants reçurent un état civil' fut repoussé non seulement par la plupart des « cahiers du clergé, mais aussi par maints cahiers du Tiers,-État; et, si le Tiers l'admit, ce fut sous la réserve que le catholicisme, religion nationale, eût seul un culte public. Peut-être les restrictions que fait Voltaire lui-même à la liberté religieuse doivent-elles s'expliquer par le 1. Commentaire sur le Livre des Délits, etc., XLII, 4'25 sqq. 2. Pot pourri, XLII, 1, 8.

3. Dict. p/n7., Catéchisme dit Japonais, XXVIT, 500. 4. Traité sur la Tolérance, chapitre intitulé Seuls cas OM l'in<o/e<'aMce est de droit humain, XLI, 343. Dans le Se)'n?om de Josias Rossette, tout en célébrant l'établissement de la liberté religieuse en Russie et en Pologne, il se félicite que les jésuite:; aient été chassés de ces deux pays et regrette que les dominicains et les franciscains y soient tolérés. (XHV,i6, il). 5. En n89.


souci de ménager l'opinion. Ajoutons en tout cas qu'il préconise dans plusieurs de ses écrits le même traitement pour les divers cultes. Par exemple, dans la P/'o/fssi'oy! de foi des 7V!e7s~es, il propose comme modèle « cette admirable loi H de Guillaume Penn, qui, dès la fin du XVIIe siècle, instituait en Pensylvanie la liberté de conscience pleine et entière'. Partisan de la liberté, Voltaire l'est aussi de l'égalité en ce qui concerne les droits naturels. « Les droits naturels, dit-il, appartiennent également au sultan et au bostangi; l'un et l'autre doivent disposer avec le même pouvoir de leurs personnes, de leurs familles, de leurs biens. Les hommes sont donc égaux dansl'essentiel ') (fense'es su/' /e GoM~e/ie/Hen~, XXXIX, 427). Et encore « Ceux qui disent que tous les hommes sont égaux disent la plus grande vérité s'ils entendent que tous les hommes ont un droit égal à la liberté, à la propriété de leurs biens, à la protection des lois » (Essai sur les AfosM~, XVII, 7). Mais ces dernières lignes font déjà pressentir une distinction capitale. « L'égalité est à la fois la chose la plus naturelle et en même temps la plus chimérique » (Dicl. phil., Égalilé, XXIX, 10). Naturelle quant aux « droits de l'homme », elle est chimérique lorsqu'il s'agit des biens ou de la condition sociale. L'égalité des biens, quoi qu'on fasse, demeurera toujours une chimère. Si quelqu'un, les lots une fois répartis, demande sa part de cinquante arpents sur les cinquante mille millions à distribuer'éntre un milliard d'hommes, on lui répondra que, chez nous, 4. A condition toutefois qu'on fit profession « de croire un Dieu éternel, tout-puissant, formateur et conservateur de l'univers


les parts sont déjà faites, et qu'il peut aller se faire la sienne chez les Hottentots ou les Samoïèdes. Mais, chez ces peuplades elles-mêmes, il y a ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Un Bachelier demandant à un Sauvage « Qui a fait les lois dans votre pays? )' le Sauvage répond « L'intérêt public. J'entends que ceux qui avaient des cocotiers et du maïs ont défendu aux autres d'y toucher, et que ceux qui n'en avaient point ont été obligés de travailler pour avoir te droit d'en manger une partie. Tout ce que j'ai vu dans notre pays et dans le vôtre m'apprend qu'il n'y a pas d'autre esprit des /o;'s.)) (Un Sauvage et Bachelier, XL, 360).

Au surplus, l'égalité des biens ne peut s'accorder avec l'institution sociale. « Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l'une, de riches. l'autre, de pauvres H (D/c~At/ Égalité, XXIX, 8). Comment le genre humain subsisterait-il sans cette multitude d'hommes utiles qui n'ont que leurs bras? Mettez-les à leur aise aucun ne voudra labourer les terres d'un autre ou lui faire des souliers

Mais l'égalité des biens n'est pas seulement impossible. En voulant l'établir, on spolierait ceux qui possèdent, on leur ferait injustice. Pascal avait dit « Sans douteque l'égalité des biens est juste H Voltaire répond « L'égalité des biens n'est pas juste; il n'est i. Dict. phil., JÉ~aH/ë.XXIX, 8. Voltaire ne craint même pas de dire que, plus il y a d'hommes sans autre capital que leurs bras, mieux les terres seront cultivées (Dict. phil., Fertilisation, XXIX, 370). Du reste les grandes fortunes lui paraissent nécessaires dans l'intérêt des pauvres eux-mêmes.


pas juste que, les parts étant faites, des étrangers mercenaires qui viennent m'aider à faire mes moissons en recueillent autant que moi ') (Dern. Remarques sur les Pensées de Pascal, L, 379). Et de même, après avoir cité un mot fameux de Jean-Jacques sur le premier qui, ayant enclos un terrain, voulut en faire sa propriété, il défend contre « ce beau philosophe o l'appropriation de la terre, à quelques inégalités qu'elle puisse donner lieu, comme le fruit et la récompense légitime du travail'.

Impraticable pour des biens, l'égalité ne paraît pas moins chimérique pour les conditions. Si, comme on l'entend dire, les conditions sont égales en Suisse, ce n'est point là « cette égalité absurde et impossible par laquelle le serviteur et le maître, le manœuvre et le magistrat, le plaideur et le juge seraient confondus ensemble » (Essai sur les Moeu/'s, XVI, 296). L'égalité dont la Suissejouitne consiste que dans la soumission de tous les citoyens aux lois, qui protègent le faible contre les entreprises du fort. « Ceux qui disent que les hommes sont égaux. se tromperaient beaucoup s'il croyaient que les hommes doivent être égaux par les emplois, puisqu'ils ne le sont point par leurs i. Cf. A, B, C « B. Voici ce que j'ai lu dans une déelamation qui a été connue en son temps; j'ai transcrit ce morceau, qui me parait singulier Lë~ premier qui, ayant enclos un terrain etc. C. H faut que ce soit quelque voleur de grand chemin bel esprit qui ait écrit cette impertinence. A. Je soupçonne seulement que c'est un gueux fort paresseux; car, au lieu d'aller gâter le terrain d~un voisin sage et industrieux, il n'avait qu'a l'imiter; et, chaque père de famille ayant suivi cet exempte, voilà bientôt un très joli village de formé. L'auteur de ce passage me parait un animal bien insociable (XLV, 44). Cf. encore .D;c<. phil., Homme, XXX, 243 sqq., Loi naturel, XXXI, 52 sqq.


talents » (Ibid., XVII, 7). L'égalité bien entendue comporte la subordination. « Nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société H (.Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 427). Prétendre, comme Jean-Jacques, qu'un souverain doit donner pour femme à son fils la fille du bourreau, quand les caractères se conviennent, c'est parler en « charlatan sauvage » (Siècle de Louis ~F, XXI, 431). Quoique tout homme, dans le fond de. son cœur, ait le droit de se croire l'égal des autres hommes, le cuisinier d'un cardinal ne saurait cependant exiger que son maître lui fasse la cuisine'.

Cette inégalité des fortunes et des conditions peut bien être considérée comme une iniquité les deux mots ont d'ailleurs un sens analogue par ceux-là mêmes qui, l'estimant nécessaire, la justifient au point de vue social. Mais songeons que le bonheur, après tout, ne déppnd ni de la richesse ni du rang un berger vit, bien souvent, plus heureux qu'un roi Et, 1. Le cuisinier peut dire Je suis homme comme mon maitre,' je suis né comme lui en pleurant, il mourra comme moi dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous les deux les mêmes fonctions animales. Si les Turcs s'emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai a mon service.. Toutce discours est raisonnable et juste. Mais, en attendant que le Grand Turc s'empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie (Dict. p/H< Égalité, XXIX, 11). 2. Cf. Premier Dt~coM)' .!«)' ~7omme

.Nos cinq sons imparfaits donnés par la nature Do nos biens, do nos maux, sont la seule mesure. Lcsroisonont-iissix?.

On dit qu'avant la botte apportée à Pandore, Nous étions tous égaux; nous le sommes encore. Avoir les mêmes droits à la félicité,

C'est pour nous la parfaite et seule égalité. Vois-tu dans ces vallons ces esclaves champêtres?.


d'autre part, s'il est impossible d'établir l'égalité, nous avons les moyens de faire en sorte que l'inégalité devienne moins grande.

Celle des biens doit être diminuée Voltaire demande qu'on mette le pauvre qui travaille en état de s'enrichir'. Quant à celle du rang social et de la condition, la manière dont il l'a parfois soutenue dénote l'influence des préjugés ambiants. Il s'élève, dans la Remontrance à Rustan, contre les philosophes qui ne veulent connaître d'autres nobles que les hommes de bien, et traite une pareille maxime de séditieuse~; dans l'article Propriété du D/c~tOft~at'e ~7oso~)/i<~Me, il prétend dénier aux vilains enrichis par le travail le C'est Pierrot, c'est Colin, dont )e bras vigoureux, etc.

Je les vois, haletants et couverts de poussière,

Braver dans ces travaux chaque jour répétés

Et le froid des hivers et le feu des êtes.

Ils chantent cependant.

La paix, le doux sommeil, la force. la santé.

Sont le fruit de leur peine et de leur pauvreté.

(XI!, 45 sqq.)

1. Cf. Défense du Mondain

Le travail, gagé par la mollesse

S'ouvre à pas lents la route à la richesse.

(XIV, 137.)

Idées républicaines « L'indigence doit travailler pour l'opulence afin de s'égaler un jour à elle (XL, 574).

2. Nous ne sommes pas étonnés que vous vous déchaîniez contre la noblesse. Vous dites qu'il est permis aux sots d'en faire le bouclier de leur sottise et que les gens sensés ne connaissent de noble que l'homme de bien. C'est un scandalum magnatum, c'est le discours d'un vil séditieux et non pas d'un ministre de l'Évangile. Tout juré vidangeur, tout gadouard, tout savetier, tout geôlier, tout bourreau même, peut sans doute être homme de bien; mais il n'est pas noble pour cela. Cessez d'outrer la malheureuse manie de votre ami Jean-Jacques Rousseau, qui crie que tous les hommes sont égaux. Ces maximes sont le fruit d'un orgueil ridicule qui détruirait toute société (XLIV,

192).


droit d'achéter les terres de leurs anciens seigneurs appauvris par le luxe 1. Cependant lui-même dénonce bien souvent la vanité des titres nobiliaires. I) fait dire à Aicméon dans jF/'<p/:f//e

Les mortels sont égaux. Ce n'est pas la naissance, C'est la seule vertu qui fait leur difTérence;

C'est elle qui met l'homme au rang des demi-dieux, Et qui sert son pays n'a pas besoin d'aïeux.

(III, 20.)

La comédie de Nanine a pour sujet le mariage d'un comte avec une paysanne~. Dans l'Essai sur les i. « est arrivé dans plus d'un royaume que le serf afTranchi, étant devenu riche par son industrie, s'est mis à la place de ses anciens maitres appauvris par leur luxe. H a acheté leurs terres, il a pris leurs noms. L'ancienne noblesse a été avilie, et la nouve))e n'a été qu'enviée et méprisée. Tout a été confondu. H est si aisé d'opposer le frein des lois à la cupidité et a l'orgueil des nouveaux parvenus, de fixer l'étendue des terrains roturiers qu'ils peuvent acheter, de leur interdire l'acquisition des grandes terres seigneuriales, que jamais un gouvernement ferme et sage ne pourra se repentir d'avoir afTranchi la servitude et d'avoir enrichi l'indigence (XXXtI, 22).

2. LA BARONNE.

Vous oseriez trahir impudemment

De votre rang toute la bienséance,

Humilier ainsi votre naissance

Et, dans la honte où vos sens sont plongés,

Braver l'honneur!

LE COMTE.

Dites les préjugés.

L'homme do bien, modeste avec courage,

Et la beauté spirituelle et sage,

Sans bien, sans nom, sans tous ces titres vains,

Sont à mes yeux les premiers des humains.

(VI, 16.)

Cf. au surplus les derniers vers de la pièce, dits par la marquise, mère du comte

Que ce jour

Soit des vertus la digne récompense

Mais sans tirer jamais à conséquence.

(VI, 84.)


Afœuys, après avoir montré comment les nobles se sont multipliés en France, il blâme « la distinction avilissante entre l'anobli inutile qui ne paie rien à l'État et le roturier utile qui paie la taille H (XVII, 17). Il nous donne en exemple beaucoup de pays libres où « les droits du sang M ne confèrent aucun avantage, où l'on ne connaît que ceux de citoyen. Et si pourtant il loue « une vraie noblesse » comme celle d'Angleterre, une noblesse à laquelle sont attachées des fonctions, il n'en combat pas moins ceux qui prétendent, avec Boulainvilliers, que « les seigneurs des châteaux soient investis du pouvoir; car, dit-il, les Francs ou les Wisigoths, ancêtres de ces seigneurs, n'avaient aucun droit sur es biens dont ils s'emparèrent'.

On veut que Voltaire soit un « aristocrate ». Et rien de plus vrai sans doute, si l'on entend par là qu'il a des goûts aristocratiques ou qu'il mène la vie de grand seigneur. Mais ce qu'on entend, c'est qu'il « méprise le peuple », et surtout qu'il croit impossible ou dangereux de faire son éducation 2.

i. Outre la page de l'Essai sur les AffBM~ où se trouvent les citations précédentes, cf., dans le même ouvrage, XVI, 534. 2. Quant aux airs de grand seigneur qu'on lui reproche d'affecter, cf. la Lettre M. ~a?')?:, 26 déc. m5, édition Moland, XLIX, 464 nites-tui bien, je vous prie [à Linguet], que je pense comme lui sur mon marquisat. Le marquis Crébillon, le marquis Marmontel, le marquis Voltaire ne seraient bons qu'à être montrés à la foire avec les singes de Nicolet. C'est apparemment un ridicule que MM. les Parisiens ont voulu me donner, et que je ne reçois pas etc.

On lui reproche d'avoir signé parfois des lettres Voltaire, comte de T'oMt'nay. Collini, dans ses Mémoires, dit à ce propos Ses ennemis ne virent pas que c'était une plaisanterie, et accusèrent ce grand homme d'une, vanité ridicule. H avait pris ce titre de comte [après l'acquisition de la terre de Tournayj J


Nous trouvons en effet dans l'oeuvre de Voltaire maints passages où il exprime son dédain et son aversion pour la canaille. Par exemple, il écrit à d'Argental « C'est à mon gré le plus grand service qu'on puisse rendre au genre humain, de séparer le sot peuple des honnêtes gens. On ne saurait souffrir l'absurde insolence de ceux qui disent Je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse » (27 avr. 1765). Mais ce que Voltaire méprise à vrai dire, ce n'est -pas le peuple, c'est le fanatisme et la superstition populaires. Après avoir, dans l'Essai sur les ~ceu/'s, raconté la fin misérable de l'empereur Henri V « Arrêtez-vous un moment, dit-il, près du cadavre exhumé. Cherchez d'où viennent tant d'humiliations et d'infortunes d'un côté, tant d'audace de l'autre. vous en verrez l'unique.origine dans la populace; c'est elle qui donne le mouvement à la superstition. C'est pour les forgerons et les bûcherons de l'Allemagne que l'Empereur avait paru pieds nus devant l'évêque de Rome; c'est le commun peuple, esclave de la superstition, qui veut que ses maîtres en soient les esclaves H (XVI, 91). Au xvm° siècle même, on sait quel rôle joua la populace dans l'affaire Calas, dans l'affaire La Barre, dans l'affaire Montbailli'. L'aversion de Voltaire n'est pas comme il prit ensuite celui de t~o~Qo'e, M;):<ct/! t/tt~ne, lorsque les capucins du pays de Gex l'eurent nommé leur père tempore).

i. Pour l'affaire Calas et l'affaire La Barre, cf. p. 292, n. i. Pour l'affaire Montbailli, cf. la Mépris d'~t'MM Cependant quelques personnes du. peuple, qui n'avaient rien vu de tout ce qu'on vient de raconter, commencent à former des soupçons. On imagina que Montbailli et sa femme avaient pu assassiner leur mère. Cette supposition, tout improbable qu'elle était, trouva


celle d'un aristocrate pour les misérables, elle est celle d'un « honnête homme pour des ignorants fanatisés.

Ces ignorants, il faudrait les instruire. Mais quelquefois, dans un accès d'humeur, Voltaire les déclare indignes et incapables d'être instruits. Si la raison, écrit-il à d'Alembert, doit triompher chez les honnêtes gens, « la canaille n'est pas faite pour elle a (4 févr. 1757). Et à Frédéric « Votre Majesté rendra un service éternel au genre humain en détruisant cette infâme superstition, je ne dis pas chez la canaille, qui n'est pas digne d'être éclairée, je dis chez les honnêtes gens, chez les hommes qui pensent, chez ceux qui veulent penser » (3 janv. 176'!) D'autre part, sous l'influence d'idées généralement répandues, Voltaire, au point de vue économique et social, pouvait considérer l'instruction populaire comme nuisible. C'est dans ce sens qu'il félicite La des partisans, et peut-être parce qu'elle était improbable. La rumeur de la populace augmenta de moment en moment selon l'ordinaire; le cri devint si violent, que le magistrat fut obligé d'agir (XLVI, 548).

Cf. encore l'A, B, C « II n'y a qu'à voir la populace imbécile d'une ville de province dans laquelle il y a deux couvents de moines, quelques magistrats ëc)airés et un commandant qui a du bon sens. Le peuple est toujours prêta s'attrouper autour des cordeliers et des capucins. Le commandant veut les contenir. Le magistrat, fâché contre le commandant, rend un arrêt qui ménage un peu l'insolence des moines et la crédulité du peuple » (XLV, 55).

i. Cf. Lettre à Damilaville, {9 mars n66 II est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu'il soit instruit. Il n'est pas digne de l'être.. Lettre a d'Alembert, 4 juin n67 A l'égard de la canaille, je ne m'en mêle pas; elle restera toujours canaille. Dic~pM., B<e Distingue toujours les honnêtes gens qui pensent de la populace qui n'est pas faite pour penser (XXVII, 391).


Chalotais de « proscrire l'étude chez les laboureurs ». « Moi qui cultive la terre, ajoute-t-il, je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés ') (Le<e à La Chalotais, 28 févr. 1763)'. Au surplus, après s'être si souvent plaint de la superstition qui abrutit le peuple, qui le rend féroce, il déclare parfois qu'on perdrait sa peine à l'instruire. « On n'a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes, écrit-il à d'Alembert; c'est le partage des apôtres x (2 sept. 1768). Et à Helvétius « Qu'importe. que notre tailleur et notre sellier soient gouvernés par frère Kroust ou par frère Berthier? » (15 sept. 1763). Enfin ceux qui le taxent d'aristocrate allèguent encore ces mots d'une lettre à Damilaville (1" avr: 1766) « Quand'la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. »

Mais quelques-unes des citations précédentes ne paraissent pas aussi catégoriques lorsqu'on les a remises à leur place, ou même elles changent de sens. Par exemple, Voltaire peut bien, dans sa lettre à d'Alembert du 4 février 1757, nier que la canaille soit faite pour là raison dans la mente lettre il 'regrette que le progrès toujours plus sensible du théisme « ne s'étende pas encore chez le peuple ». Pas encore, dit-il; c'est dire que le peuple lui-même, avec le temps, finira par ouvrir les yeux. Et, quand il écrit à Damilaville que tout est perdu si la populace se met à raisonner, ce trait, dont ses adver1. Cf. Lettre à Damilaville, i" avr. n66 H me parait essentiel qu'il y.ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis.

VOLTAIRE PHILOSOPHE. ~8 8


saires abusent, n'a rapport en réalité qu'aux querelles théologiques'.

Aussi bien, d'autres passages beaucoup plus nombreux démentent ceux qui précèdent et sont en accord avec le sens de toute son œuvre. Dans un dialogue entre le fakir Bambalef et Ouang, disciple de Confucius, celui-ci montre qu'il faut mettre le peuple à même de pratiquer la justice en lui enseignant une religion vraiment philosophique~. L'opuscule ironiquement intitulé Jusqu'à quel point on doit tromper le peuple commence de la façon suivante.: « C'est une très grande question, mais peu agitée, de savoir jusqu'à quel degré le peuple, c'est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. La partie trompante n'a jamais bien examiné ce problème délicat, et, de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de visions qu'elle a pu dans les têtes de la partie trompée. Oserai-je. demander quel mal il arriverait au genre humain si 4. Voici le texte complet Confucius a dit qu'il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple. Mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d'Eusëbe ou d'Athanase, de Jansénius ou de Molina, de Zwingleou d'OEcolampade. Et p)ûtàDieu qu'il n'yeût jamaiseu de bon bourgeois infatué de ces disputes! Nous n'aurions jamais eu de guerres de religion, nous n'aurions jamais eu de Saint-Barthélemy. Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs et qui étaient à leur aise. Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. Je suis de t'avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs des enfants trouvés au lieu d'en faire des théologiens. · 2. Dict. p/t~ Fraude, XXIX, sn sqq. Cf. &er?nOM des Cinquante, XL, G26 On nous dit qu'il faut des mystères au peuple, qu'il faut le tromper. Eh! mes frères, peut-on faire cet outrage, au genre humain? etc. Cf. encore Ep!/?'e aux Frères, XLIV, 9.


quelque puissant astrologue apprenait aux paysans et aux bons bourgeois des petites villes qu'on peut, sans rien risquer, se couper les ongles quand on veut, pourvu que ce soit dans une bonne intention? » (XXXIX, 609).

Reste à savoir si le peuple est capable de s'instruire. Mais pourquoi pas? Dans sa lettre à Damilaville du 13 avril 1766; Voltaire explique' qu'on doit commencer par faire l'éducation des principaux citoyens. La lumière, dit-il, descendra peu à peu. Et, s'il ajoute que celle du bas peuple sera toujours fort confuse, sachons d'abord ce qu'il appelle le bas peuple. Voici par exemple une lettre à Linguet du 15 mars 1767 où il distingue les artisans plus relevés des simples manœuvres. Tandis que les uns vont de la grand'messe au cabaret, les autres sont désireux de s'instruire. Ne les voit-il pas, en Suisse, consacrer à la lecture le temps qui leur reste après le travail? Et il conclut que « tout est perdu », non pas, comme certains le disaient, comme on le lui a fait dire à luimême, quand on éclaire le peuple, mais quand on le laisse dans l'ignorance2.

Souvent même, Voltaire dit en termes exprès qu'on doit répandre la raison jusque dans les classes les plus pauvres et les plus grossières. Il recommande aux philosophes d'écrire des brochures simples, courtes, facilement intelligibles, pour éclairer le cordonnier aussi bien que le chancelier'. Dans l'ar1. En revenant sur celle du 1" avril, précédemment citée. 2. Non, monsieur, tout n'est point perdu quand on met le peuple en état de s'apercevoir qu'il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux; car, tôt ou tard, ils vous frappent de leurs cornes. · 3. /.f</re à //e/ue~, 2 juill. 1763.


ticle Fraude du Dictionnaire philosophique, il proteste que les laboureurs et les lettrés proviennent de la même pâte dans l'e aux Frères, que, si tous, bachas et charbonniers, sultans et fendeurs de bois, sont également des hommes, rien n'empêche « le plus bas peuple H de « connaître la vérité H (XLIV, 9). Enfin, dans les Réflexions pour les Sols « Si le plus grand nombre gouverné, déclare-t-il, était composé de bœufs et le petit nombre gouvernant de bouviers, le petit nombre ferait très bien de tenir le grand nombre dans l'ignorance. Mais il n'en est pas ainsi. Plusieurs nations, .qui longtemps n'ont eu que des cornes et qui ont ruminé, commencent à penser. Quand une fois ce temps de penser est venu, il est impossible d'ôter aux esprits la force qu'ils ont acquise. Il faut traiter en êtres pensants ceux qui pensent comme on traite les brutes en brutes H (XL, 145). Ne soyons pas surpris si Voltaire exprime parfois la crainte que la populace ou la canaille ne puisse jamais s'éclairer c'est sans doute par impatience ou par colère, en voyant à quelles absurdités, à quelles horreurs la portent encore l'ignorance et la superstition. Mais il fait tous ses efforts pour l'instruire. Et il ne désespère pas de la rendre plus sage, plus raisonnable; et même, ses lettres des dernières années signalent bien souvent l'heureuse révolution qui déjà s'opère dans les esprits, soit parmi les classes moyennes, soit jusque chez le bas peuple.

Une des idées essentielles par où s'explique la philosophie de Voltaire, c'est l'idée du progrès, d'un t. XXIX, S2i.


progrès non seulement intellectuel, mais moral et social, en vertu duquel la race humaine, malgré ses arrêts et ses écarts, avance .peu à peu dans les voies de la vérité, de la justice, du bonheur.

Voltaire, d'abord, possède au plus haut degré le sens du relatif, de l'évolution continue qui se poursuit à travers les âges. Tandis que le xvn° siècle considérait de préférence ce que le monde ou l'homme ont de fixe et de constant, ce qu'en voit surtout Voltaire ce sont les changements perpétuels. Historien dans la véritable acception du mot car le sens du relatif n'est autre chose que le sens historique l'histoire, pour lui, consiste à montrer de quelle manière se modifient d'âge en âge l'esprit, les mœurs, les lois des peuples'. Ces modifications l'ont tout particulièrement frappé chez nous 2. Mais il les

1. Il n'est pas moins sensible, d'ailleurs, aux diversités entre les peuples dans le même temps. C'est un point sur lequel il il insiste très souvent dans ses ouvrages historiques et philosophiques. Cf. par exempte « Le bourgeois de Paris ou de Rome ne doit pas croire que le reste de la terre soit tenu de vivre et de penser en tout comme lui. Passez seulement de Gibraltar à Méquinez, les bienséances ne sont plus les mêmes; on ne trouve plus les mêmes idées deux lieues de mer ont tout changé (Dict. phil., Emblème, XXIX, S3, 92). « Un des plus grands avantages de la géographie est à mon gré celui-ci Votre sotte voisine et votre voisin encore plus sot vous reprochent sans cesse de ne pas penser comme on pense dans la rue Saint-Jacques. Prenez alors une mappemonde. Vous opposerez l'univers à la rue Saint-Jacques. Peut-être alorsauront-ils quelque honte d'avoir cru que les orgues de la paroisse Saint-Séverin donnaient le ton au reste du monde (D:c<. phil., G~o~-(:/)/tM', XXX, 52).

2. Tout change chez les Français beaucoup plus que chez les autres peuples (Es~a! sur les Ma;Mrs, XVI, 4S3).. La variation des usages et des lois fut toujours ce qui caractérisa la France (Ibid., XVII, 43).


marque aussi dans l'étude des peuples moins prompts à se transformer.- « Les Espagnols d'aujourd'hui, dit-il par exemple, ne sont plus les Espagnols de Charles-Quint. les Anglais ne ressemblent pas plus aux fanatiques de Cromwell que les moines et les monsignori dont Rome est peuplée ne ressemblent aux Scipions » (Dise. sur /'N/s~. de C/ia/Ves .XY/, XXIV, 17). Et citons surtout l'Avant-propos de l'His/o~e du Parlement; il y développe cette idée capitale qu'aucun corps ne reste immuable, que tout change d'un bout à l'autre de la terre, que la science historique est celle des changements'.

Or l'évolution du genre humain, selon Voltaire, a le progrès pour loi. Comparons les temps et plaignons-nous, si nous l'osons, c'est « une réflexion qu'on doit faire presque à chaque page », écrit-il dans l'Essat sur les Mcu/'s (XVI, 411); et il l'y fait très souvent 2. Sans doute les lettres et les arts peuvent i. XXtI, 1 sqq. Cf. encore l'E~e Raison, XXXIV, 323 sqq. Augustin Thierry, dans ses Lettres ~M;' <s<OM'e de France, signale chez les historiens précédents un goût de l'uniformité qui fausse tout en effaçant les différences caractéristiques des races et des siècles. « Le grand précepte qu'il faut donner, dit-il, c'est de distinguer au lieu de confondre. Et ce précepte est sans doute excellent. Mais Voltaire ne mérite point le reproche que Thierry adresse justement à tant d'autres historiens. Le sens historique, chez lui, se marque jusque dans son théâtre; car, si nous ne pouvons prendre au grand sérieux le casque doré d'Aménaïde ou certain bonnet de Zulime, plus ou moins moresque, la grande nouveauté, la nouveauté vraiment significative du théâtre de Voltaire consiste pourtant à y avoir introduit ce qui s'appela par la suite la couleur locale. Cf. Dicl. phil., Gouvernement « Un provincial de ce pays. se plaignait amèrement de toutes les vexations qu'il éprouvait. Il savait assez bien l'histoire; on lui demanda s'il se serait cru plus heureux il y a cent ans, lorsque, dans son pays alors barbare, on condamnait un citoyen à être pendu pour avoir mangé


ne 'pas être toujours en progrès; bien des fois il déclare lui-même que le xvm" siècle artistique et littéraire no vaut pas le xvn". Le progrès auquel il a cru, c'est celui de la philosophie; et il explique comme quoi le x\'m° siècle, intérieur au xvn° par sa littérature, lui est supérieur par ses lumières Ce progrès, l'.E'ssa/sM/' les Mœurs en retrace le tableau dans le passé. Mais il se continuera dans les âges futurs; l'humanité, siècle après siècle, doit devenir meilleure et plus heureuse, à mesure que la raison l'affranchira, que là science multipliera et amplifiera ses moyens d'action~.

gras en carême. U secoua la .tête. Aimeriez-vous lc temps des guerres civiles qui commencèrent à la mort de François U, ou ceux des défaites de Sàint-Quentin et de Pavie, ou lcs longs désastres des guerres contre les Anglais, ou l'anarchie féodale et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la première ? A chaque question, il était saisi d'en'roi. Il f;onc)ut enfin ma)gré lui que )ë temps il vivait était, à tout prendre, le moins odieux (XXX, 103).

1. Cf. notamment ces lignes d'une lettre au.comte de la Touraille, 12 mai 1766 [La raison] fut agréable et frivole dans )c beau siècle de Louis XIV, elle commence à être solide dans le .nôtre. C'est peut-être aux dépens des talents; mais, à tout prendre, je crois que nous avons.gagné.beaucoup. Nous n'avons aujourd'hui ni des Racine, ni des Molière, ni des La Fontaine, ni des lioileau, et je crois même que nous n'en aurons jamais; mais j'aime mieux un siècle ectairé qu'un siècle ignorant qui a produit sept ou huit hommes de génie. Et remarquez que ces écrivains, qui étaient si grands dans leur genre, étaient des hommes très petits en fait 'de philosophie. Hacine et Boileau étaient des jansénistes ridicules, Pascal est mort fou, et La Fontaine est mort comme un sot. Il y a bien loin du grand ta)ent'au bon esprit.

2. Cf. le vers des Lois de ~tno~, souvent cité par Voltaire luimême

Le monde avec lenteur marche vers la sagesse

'()X,336.)

Cf. encore CoKc~to?: e< étante;: du Tableau /tM/o)'«/M, XLI; 2' 1.


Cette foi de Voltaire dans le progrès devait en faire un novateur. II n'est pas révolutionnaire comme Jean-Jacques; il est beaucoup plus réformiste que Montesquieu.

Rousseau procède géométriquement; il reconstruit la société sans tenir compte de l'histoire et de la tradition. Après avoir reconnu que « différents gouvernements peuvent être bons à divers peuples et au même peuple en différents temps », il établit les principes qui, par delà ces différences, expriment la raison universelle et abstraite, Voltaire, lui, s'est toujours défendu de prescrire une formule idéale appliquant à la politique sa méthode positive, il ne veut qu'amender le régime contemporain. Aucun régime, il le sait, n'est parfaitement bon'. Et puisque, de tout temps, « les abus gouvernent les États (Dict. phil., ~4&tf~. XXVI, 69), il se borne à poursuivre la réformation des abus les plus intolérables, de ceux qui peuvent être supprimés sans trop de secousses. Dans l'Éloge hislorique de la Raison, il nous montre cette déesse parcourant, avec la Vérité, sa fille, les divers pays de France. La Vérité, comme elle entend partout les Français applaudir à l'avènement de Louis XVI et se promettre une multitude de réformes, manifeste hautement sa joie. Mais la Raison lui dit « Ma fille, vous sentez bien que je désire à peu près les mêmes choses et bien d'autres. Tout cela demande du temps et de la réflexion. J'ai toujours été très contente quand, dans mes chagrins, j'ai obtenu une partie des soulagements que je voulais » (XXXIV, 335). Cette Raison, que Voltaire fait parler ainsi, n'est point la 1. Cf. Dict. phil., Gouvernement, XXX, 96.


raison abstraite de Rousseau; c'est la raison d'un philosophe pratique et modéré, qui reste dans le domaine du possible, qui compte avec les intérêts et les passions des hommes, qui sait combien la réalité diffère de l'idéal.

Mais si Voltaire ne fait pas, comme Rousseau, table rase, il n'est pas non plus un conservateur à la façon de Montesquieu*. Montesquieu, bien que demandant lui aussi maintes réformes, surtout dans la législation, a le tempérament d'un traditionaliste. Son œuvre s'inspire du respect des choses établies. « II est quelquefois nécessaire, dit-il, de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante; on doit y observer tant de solennités et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de formalités pour les abroger H. Sans légitimer théoriquement « ce qui est », Montesquieu le montre comme résultant de certaines influences contre lesquelles on ne réagit qu'à la longue, et nous engage à nous~y résigner. Voltaire, beaucoup plus actif, est aussi beaucoup plus hardi. Au lieu que Montesquieu recommande l'esprit de conservation, il préconise l'esprit d'innovation. « Peut-être, écrit-il, ce goût universel pour la nouveauté est un bienfait de la nature. On nous crie Contentez-vous de ce que vous avez, ne désirez rien au delà de votre état. Ce sont de très bonnes maximes. Mais, si nous les avions toujours suivies, nous mangerions encore du gland » i. Rien de plus faux que la formule si souvent répétée Voltaire est un conservateur en tout sauf en religion..


(Dicl. phil., A~OHueaH, XXXI, 289). 11 blâmé la timidité excessive qui nous empêche trop souvent de faire les réformes les plus nécessaires, ou la patience avec laquelle nous supportons les plus criants abus. Lorsque la vénalité des charges judiciaires vient d'être abolie « Non seulement, déclare-t-i), cet abus paraissait à tout le monde irréformable, mais utile; on était si accoutumé à cet opprobre, qu'on ne le sentait pas; il semblait éternel. Un seul homme, en peu de mois, l'a su anéantir (Dict. phil., Ve/:a/ XXXII, 420). Quelquefois même, Voltaire parle en « radical Lorsqu'il dit, dans l'article Lois du Dictionnaire philosophique. « Voulez-vous avoir de bonnes lois? brûlez les vôtres et faites-en de nouvelles » (XXXI, 67)', ce n'est là sans doute qu'une boutade. Maisc'estune boutade que nous ne trouverions certes pas dans Montesquieu.

Peu révolutionnaire par sa forme d'esprit et son tempérament, Voltaire n'en augure pas moins la révolution prochaine, et, d'avance, il y applaudit. « Tout ce que je vois, écrit-il au marquis de Chauvelin, jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir 1. Cf. ta Le/<e f: Pgtt'e~ citée plus haut, p. 237. Cf. encore ~.e«i'e a; M. Dt<pa< du ~7 mars n69 Ptût à Dieu que la France manquât absolument de lois! on en ferait de bonnes. Lorsqu'on bâtit une ville nouvelle, les rues sont au cordeau tout ce qu'on peut faire dans les villes anciennes, c'est d'aligner petit à petit. Lettre à Ft'ed~nc du 31 août ms Nos lois sont un mélange de l'ancienne barbarie mal corrigée par de nouveaux règlements. Notre gouvernement a toujours été jusqu'à présent ce qu'est la ville de Paris, un assemblage'de palais et de masures, de magnificence et de misères, de beautés admirables et de défauts dégoûtants. Il n'y a qu'une ville nouvelle qui puisse être régutiere.


d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux; ils verront de belles choses x (2 avr. 1764). Peut-être Voltaire, si belles que ces choses lui semblent à distance, ne les aurait pas vues sans épouvante. En tout cas il aurait approuvé la plupart des réformes que firent les hommes de 89; et lui-même n'en fut-il pas au surplus le premier initiateur ?

Son action réformatrice s'étendit à presque tous les domaines de la vie civile indiquons-en, avec autant de précision que possible, les divers objets. Pour ce qui est de l'éducation, s'il n'a tracé nulle part un plan suivi, deux ou trois de ses opuscules s'y rapportent et plusieurs de ses lettres.

A un négociant d'Abbeville qui lui demande conseil sur la manière d'élever ses enfants, il ne répond que quelques lignes en s'accusant d'incompétence, mais non sans critiquer la méthode des collèges, ou les mêmes matières sont enseignées aux esprits les plus différents Ailleurs, il se plaint que les jeunes gens apprennent des choses inutiles, que, s'adressant à leur mémoire, on néglige leur intelligence balbutier du latin pendant sept ans et ne pas savoir seulement que François I" a été fait prisonnier à Pavie, étudier une physique fondée sur des systèmes que démentent l'expérience et les mathématiques, se mettre dans la tête une philosophie consistant en ridicules sophismes et en formules vides, c'est à quoi Je collège borne d. Le~t-e à M. Collenot, 2t janv. n65.


leur instruction. Et,'dans les Universités, la méthode est la même. Par exemple, on tient les étudiants en droit appliqués trois années de suite à'ta législation de la Rome ancienne, comme s'ils devaient vivre du temps de Scipion l'Africain ou des Gracques. Faut-il donc se donner tant de peine pour apprendre ce qu'on oublie aussitôt et ce qui ne sert à rien' 2

Sur l'éducation des filles, Voltaire entre dans plus de détails.

Il déclare la femme inférieure à l'homme soit pour la vigueur du corps, soit pour certaines facultés intellectuelles, notamment pour la force d'invention. Il reconnaît d'ailleurs que beaucoup de femmes ont été très instruites, que d'autres ont su gouverner; et même, reprenant Mézeray, d'après lequel la loi salique aurait exclu le sexe féminin comme incapable, il allègue le droit de régence si bien exercé par Blanche de Castille ou par Anne de Beaujeu 2.

On doit instruire les femmes, fût-ce uniquement pour le commerce du monde. Dans l'Ejo~e a M" du Châtelet qui précède ~/zt're, Voltaire dit qu'elles s'ennoblissent en cultivant leur raison, que l'esprit leur donne de nouvelles grâces; et, s'il loue Molière d'avoir raillé l'affectation et le pédantisme des Cathos ou des Philamintes, il regrette que Boileau n'ait pas appris l'astronomie au lieu de railler celles qui l'apprenaient. Selon lui, les femmes peuvent être « philosophes » sans « abandonner les devoirs de leur état M (IV, 149 sqq.). Ailleurs, il taxe de « ridicule H l'éducation donnée par les couvents il se plaint qu'on y 1. Lettre à M. Robert, 23 fevr. 1764 (cette lettre a été écrite en réalité a Guyton de Morveau; cf. édition Moland, XLIII, 138). 2. D:c<. phil., FeMmes, XXIX, 354, 355.


favorise chez les filles un désir immodéré de plaire, quitte à les punir si elles mettent en pratique le seul art dont elles aient reçu des leçons'.

Dans le dialogue entre Mélinde et Sophronie, il nous expose avec quelque suite ses vues sur la manière de les élever. Sophronie n'a pas été envoyée au couvent, car ce n'est pas au couvent qu'elle devait passer son existence. On lui a fait connaître le monde et les spectacles, on lui a appris à penser par elle-même, on l'a traitée comme un être intelligent dont il faut cultiver l'âme, et non comme une poupée qu'on attife. Ainsi préparée à la vie, cette jeune fille, qu'on laisse libre de se marier suivant ses inclinations, refuse Éraste, malgré son goût pour lui, dans la crainte « d'être tyrannisée H; Sophronie épousera Ariste, qu'elle estime, qu'elle espère aimer, et qui ne la tyrannisera pas Le mariage se rend sacré par l'union des époux plutôt que par l'assujettissement de la femme 3.

Voltaire préconise le mariage au point de vue moral et social d'ordinaire, les hommes mariés ont une meilleure conduite, et les vols ou les meurtres sont, parmi eux, beaucoup plus rares. « Voyez, ditil, les registres affreux de vos greffes criminels; vous y trouverez cent garçons de pendus ou de roués contre un père de famille (Dicl. phil., ~a/a~e, XXXI, 1~7). H loue les Juifs d'avoir le célibat en i. Dict. p/tt~ Adultère, XXVI, H2.

:i. ~Ë~ea~on des filles, XL, 3S1 sqq.

3. Dans un opuscule intitulé fe~ntM, soyez soumises à vos maris, Voltaire met en scène la maréchale de Grancey protestant contre ce mot de saint Paul. Si la nature a fait les femmes différentes des hommes, elle ne les a pas destinées à être leurs esclaves (XLIII, 612 sqq.).


horreur, il voudrait qu'on permît aux soldats de prendre femme, il demande qu'on exempte d'impôt les jeunes ménages en répartissant leurs taxes sur les célibataires

Autant le mariage est utile à la société, autant l'adultère lui est nuisible. Il faut le flétrir chez l'homme tout aussi bien que chez la femme. Dans un mémoire à la junte de Portugal, « une comtesse d'Arcira », trompée vingt fois par son mari avec la connivence des lois, trouve fort mauvais que, l'ayant une seule fois imité, on veuille la dépouiller de tous ses biens et la jeter dans un cachot. « En fait de justice, lui fait dire Voltaire, les choses doivent être égales a (D/c~7., Adultère, XXVI, i08, sqq.). Et non seulement l'adultère de l'homme n'a rien à craindre des tribunaux, mais il trouve grâce aux yeux du monde. Le monde chasse ignominieusement un tricheur, ne serait-ce que pour deux pistoles, et il excuse, il protège ceux qui commettent le plus impardonnable de tous les crimes, le plus funeste au genre humain 2, ceux qui ruinent le fondement même de la société.

Quelque respect que mérite le mariage, Voltaire n'en fait point, comme les théologiens, « le signe visible d'une chose invisible » institution sociale et non sacrement, le mariage doit être révocable. Dans l'article Adultère du Dictionnaire philosophique, un magistrat, dont la femme a été débauchée par un prêtre, et qui a dû la chasser de sa maison, représente aux autorités ecclésiastiques comme quoi l'Église, t. Dict. pAi/ Mariage, XXX, 1~, 128.

2. Prix dé la Justice et de l'Humanité, L, 266.


en l'empêchant de se remarier, le réduit à un commerce qu'elle réprouve. Tous les peuples, hormis les catholiques romains, considérent le divorce comme de droit naturel. Jusqu'à quand la loi civile sera-t-elle, chez nous, assujettie à la loi ecclésiastique' ?

La plupart des réformes que Voltaire proposa concernent soit l'économie sociale, soit les institutions et les procédures judiciaires.

Nous avons vu qu'il se moque souvent de ceux qui prétendent gouverner l'univers du fond de leur cabinet. Mais il ri'en trouve pas moins excellent qu'un simple particulier signale des réformes praticlues. « Sans les avertissements de l'abbé de Saint-Pierre, dit-il, les barbaries de la taille arbitraire ne seraient peutêtre jamais abolies en France. Sans les avis de Locke, le désordre public dans les monnaies n'eût point été réparé à Londres. Il y a souvent des hommes qui, sans avoir acheté le droit de juger leurs semblables, aiment le bien public autant qu'il est négligé quelquefois par ceux qui acquièrent comme une métairie le pouvoir de faire du bien et du mal )) (Ce qu'on ne fail pas, XXXVIII, 517). Les philosophes doivent exprimer leur opinion sur toute chose, dès que cette opinion peut être utile. Il ne s'agit pas de construire un monde nouveau, mais de montrer avec précision par quelles réformes on peut diminuer les misères et les injustices du monde où nous vivons.

En matière d'économie sociale, les améliorations dont Voltaire fut le promoteur ont pour objet l'hygiène, l'assistance publique, le bien-être des i. XXVI, ~4 sqq. Cf. p.~2t et ~2~, n. 1.


classes pauvres et surtout des paysans, le régime de l'impôt. Nous examinerons successivement ces divers points.

Quant à l'hygiène, rappelons d'abord les campagnes de Voltaire en faveur de l'inoculation; il la recommanda chez nous le premier, et nul autre ne combattit avec autant de zèle et de persévérance les préjugés dont elle ne triompha que tardivement

Tout est encore à faire, de son temps, pour l'assainissement des villes. Les inconvénients des hôpitaux en surpassent les avantages. On y voit-entassés sur le même lit quatre ou cinq misérables qui se communiquent leurs maladies l'un à l'autre;-et l'atmosphère imprégnée de miasmes n'empoisonne pas seulement les malades, mais répand la mort dans toutes les rues avoisinantes. Il faut construire des hôpitaux où l'on puisse guérir; il faut, à, Paris, remplacer l'Hôtel-Dieu par plusieurs bâtiments, situés en des quartiers divers, où nos malades trouveront assez d'espace et respireront un air salubre

Mais que dire des inhumations? « Vous entrez dans la gothique cathédrale de Paris; vous y marchez sur de vilaines pierres mal jointes, qui ne sont point au niveau; on les a levées mille fois pour jeter sous elles des caisses de cadavres. Passez par le charnier qu'on appelle Saint-Innocent; c'est un vaste enclos consacré à la peste les pauvres, qui meurent souvent de maladies contagieuses, y sont enterrés pêle-mêle les chiens y viennent quelquefois ronger les ossements une vapeur épaisse, cadavéreuse, infectée, s'en t. Lettres philosophiques, XXXVI!, i62 sqq. Onte;' tff Fleury, etc., XLI, i6 sqq.; Lettre à Tt'OMcAMt, 18 avr. n?6, etc. 2. Dict. phil., Charité, XXVIII, 13 sqq.


exhale x (D/c/M., ~eme~XXIX, 125). Transférons les cimetières dans la campagne. Si l'on débarrasse nos villes des immondices en les portant à une lieue, comment souH're-t-on que les morts y tuent les .vivants'?

Les maisons de Paris manquent d'eau. Nous n'avons presque pas de fontaines publiques; nous avons des carrefours au lieu de places, des marchés incommodes et malpropres, des théâtres mal aménagés où l'on entre avec peine, d'où l'on sort avec plus de peine encore. C'est une honte, et c'est aussi une cause permanente de maladies ou d'accidents. Ne trouvera-t-on pas d'argent pour assainir Paris, pour le rendre plus propre et plus beau? On en trouve toujours quand il s'agit de lever des armées ou de faire des dépenses inutiles. Le corps de ville devrait, pour ces réformes indispensables, obtenir de mettre une taxe modérée et proportionnelle sur les habitants, sur les maisons, ou sur les denrées 2. Voltaire ne se préoccupe pas moins de l'assistance publique que de l'hygiène. D'abord, il demande qu'on interdise la mendicité; trop de gens vivent de leur paresse et de leur gueuserie. Cet abus n'existe pas en Hollande, en Suède, en Danemark, pas même en Pologne. Il faut, en France aussi, punir sans pitié les mendiants de profession qui se font craindre et donner aux autres du travail. Nous avons sans doute quelques instituts fondés par les ordres religieux 1. D:c<. p/t!< Chemins. XXVIII. 31, 32, Enterrement, XXIX, 123; Pre/'ace de Catherine Vadé, XIV, 24, 25; Lettre à P<!M~<, 22 a.vr. 1768, etc.

2. Lettre <t Deparcieux, 17 juil. 1767; Ce qu'on ne fait pas, XXXVIII, 518,519; Des Embellissements de Paris, XXXIX, 99 sqq.; Des Embellissements de Cachemire, id., 350 sqq.

VOLTAIRE PHILOSOPHE. ~9 9


.afin de soulager les pauvres; mais ces établissements ne sont ni assez nombreux, ni, pour la plupart, assez bien administrés. L'État doit se substituer aux moines, s'il veut abolir la mendicité et tous les désordres qui en procèdent'.

L'immense majorité des Français, et notamment les paysans, gagnent tout juste leur vie. S'ils n'ont pas besoin d'assistance, cessons au moins de les opprimer et de les spolier.

Quelle est, en France, la condition des paysans? Voltaire les montre « vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l'intempérie des saisons, soumis, sans qu'ils sachent pourquoi, à un homme de plume auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu'ils ont gagné à la sueur de leur front, quittant quelquefois leur chaumière lorsqu'on bat le tambour et s'engageant à s'aller faire tuer dans une terre étrangère et à tuer leurs semblables pour le quart de ce qu'ils peuvent gagner chez eux en travaillant x (/rod'. à l'Essai sur les Moeurs, XV, 28). Et citons encore ces lignes, comparables au fameux passage de La Bruyère « Je vis dans le lointain quelques spectres à demi nus, qui écorchaient avec des bœufs aussi décharnés qu'eux un sol encore plus amaigri » (Z);'c~. phil., Fertilisation, XXIX, 378).

En Angleterre, les paysans mangent du pain blanc, ils ont de nombreux bestiaux bien nourris, et, souvent, un revenu de cinq ou six cents livres sterling. Ne sauraient-ils, chez nous, jouir au moins t. Instruction pour ~e prince royal de XLIII, 433. Cf. Dict. phil., Fertilisation, XXIX, 31a Lettre à l'abbé Rotf&OMd, i" juill. 4169, édition Moland; XLVI; 369.


de quelque aisance? On devrait leur rendre accessible la propriété du sol, et cela dans l'intérêt, public aussi bien que dans le leur, parce que l'agriculture rendrait bien davantage. Certes tous les paysans ne peuvent être riches; et d'ailleurs l'État a besoin d'un grand nombre d'hommes qui ne possèdent que leurs bras et leur bonne volonté. Mais est-il impossible d'associer ces hommes eux-mêmes au bonheur des autres? Libres de vendre leur travail et soutenus par l'espérance d'un juste salaire, ils élèveraient gaîment leurs familles dans leur métier laborieux ét utile'. 1. Aujourd'hui, tandis qu'on estime l'homme oisif qui vit de leur travail, qui est riche de leur misère, on les abandonne à l'avilissement et à l'indigence~. Pourtant « ils exercent la première des professions » (Lettres philos., XXXVII, 154), ils sont, « la portion la plus utile du genre humain H (TPe~u~e à tous les Ma~<s/a/s, XLVI, 425). Comment ne se préoccuperait-on pas d'augmenter leur bien-être, de relever et de rehausser leur état?

Nous avons déjà dit ce que fitVoltaire pour les serfs de la glèbe disons ce qu'il fit contre les droits féodaux. 1. Dict. p/M/ Propriété, XXXII, 2t.

2. Id., les 7'oM-~uo:, XXXI, 498.

3. Cf. p. 129. Faut-il le défendre d'avoir soutenu l'esclavage? On s'appuie, pour l'en accuser, sur un entretien de l'A, C. Dans cet entretien, A prétend que, si nous n'avons pas le droit naturel d'aXer garrotter un citoyen d'Angola pour le mener travailler dans nos sucreries à coups de nerfs de bœuf, nous avons du moins un droit de convention lorsque le nègre veut se vendre. « Je l'ai acheté, il m'appartient; quel tort lui fais-je?. Traitonsnous mieux nos soldats? A suppose encore, que, dans une bataille, un soldat près d'être tué dit à son adversaire Ne me tue pas; je te servirai. Son adversaire accepte, lui fait ce plaisir. « Quel mal y a-t-il à ceta? (XLV, 67 sqq.). Remar-


Lorsque le Parlement de Paris, sur le rapport de Séguier, eut condamné la brochure Boncerf 1 montrait les « inconvénients ') de ces droits, Voltaire lui adressa des félicitations ironiques. Insensés ceux qui pensent rendre les paysans plus heureux en les abandonnant à eux-mêmes Du reste, qu'on prenne garde de ne pas « renverser les principes fondamentaux » sur lesquels repose la monarchie. « C'est ici la cause de l'Église, de la noblesse et de la robe. Ces trois ordres, trop souvent opposés l'un à l'autre, doivent se réunir contre l'ennemi commun. L'Église excommuniera les auteurs qui prendront la défense du peuple; le Parlement, père du peuple, fera brûler et auteurs et écrits; et, par ce moyen, ces écrits seront victorieusement réfutés H Le~re du Révérend Pe/'e Polycarpe (XLVIII, 289, 290).

Voltaire avait depuis longtemps réclamé la suppression des droits féodaux, et, tout particulièrement, des corvées~. En 1775, la corvée royale fut abolie, et il quons que, dans l'Entretien suivant, A revient sur ce point pour atténuer ses déclarations. Je n'admets point l'esclavage du corps parmi les principes de la société. Je dis seulement qu'il vaut mieux pour un vaincu être esclave que d'être tué en cas qu'il aime plus la vie que la liberté. Je dis que le nègre qui se vend est un fou, et que le père nègre qui vend son négrillon est un barbare, mais que je suis un homme fort sensé d'acheter ce nègre et de le faire travailler à ma sucrerie (Ibid., 12). D'ailleurs Voltaire, comme ie remarquent les éditeurs de Keh), a voulu sans doute peindre dans A un Anglais de caractère quelque peu dur, qui ne fait pas grand cas des hommes assez lâches et faibles pour accepter et subir la servitude. Cf. l'article Esclaves du 7)tc<t0tt~a!<'e philosophique, XXIX, 197, et le Commentaire de ~E~H't< des Lois, dans lequel Voltaire loue Montesquieu d'avoir opposé la raison et l'humanité a toutes les sortes d'esclavages (L, 114).

i. Cf. p. 248.

2. Cf. Requéte à tous les magistrats du royaume Si nous


écrivit à cette occasion sa pièce du Temps présent, où il montre les villageois acclamant Louis XVI et Turgot*. 1.

C'est aussi en leur faveur qu'il demande l'abolition de la dîme et la réduction des jours de fête. Si Abraham a donné la dîme à Melchissédec, prêtre de Salem, et le peuple Juif à ses lévites, en concluronsnous que nos paysans doivent nourrir leurs curés? Ils ne gagnent pas toujours, courbés du matin au soir sur leurs sillons, de quoi se nourrir eux-mêmes. Et à qui profite la dîme? Aux moines et non pas aux curés. Lorsque le roi de Naples, en 1772, eut décidé que, dans une de ses provinces, le clergé serait payé sur le trésor public, il fut également béni par les curés et par les villageois2. Sans doute nos prêtres doivent recevoir un salaire convenable. Mais il faut prélever leur salaire sur les revenus de l'État. Quant aux jours de fête, il y en a beaucoup trop. Les paysans, ces jours-là, peuvent boire dans les cabarets; on ne leur permet pas d'exercer une profession que Dieu même a prescrite. Et comment, avec cent jours de chômage par année, ne vivraientils pas dans la misère~? Mais comptons ce que l'État avons un moment de retâche, on nous trafne aux corvées, à deux ou trois lieues de nos habitations, nous, nos femmes, nos enfants, nos bêtes de labourage également épuisées et quelquefois mourant pêle-mêle de lassitude sur la route. Encore, si on ne nous forçait a cette dure surcharge que dans les temps de désœuvrement? Mais c'est souvent dans le moment où la culture de la terre nous appelle (XL VI, 425).

1. XIV, 297 sqq.

2. Dict. phil., Curé de campagne, XXVIII, 275 sqq.mp< XXX, 341, 342.

3. Cf. dans l'article Fêtes du Dictionnaire philosophique, la Lettre d'un ouvrier de Lyon à A~e~e:~neM?-s de la Commission


lui-même y perd; chaque jour férié lui coùte plusieurs millions. Pourquoi donc tous les curés ne suivraient-ils pas l'exemple de Téotime? Desservant de campagne, Téotime permet à ses ouailles de cultiver leur champ les jours de fête après le service divin vaut-il donc mieux s'enivrer? Cette permission, Voltaire la demanda, en 1761, à son évêque, Biord, pour les malheureux habitants du pays de Gex. Biord,

pour la ~/t)n)M<tOt! des Or~re.t religieux. Cet ouvrier gagne 35 sous par jour, sa femme, 10. En déduisant de l'année 82 jours de dimanches ou de fètes, on a 284 jours profitables, qui font 639 livres. Voilà son revenu. Ses charges une fois défalquées, reste 436 livres, c'est-à-dire 25 sous 3 deniers par jour, avec lesquels il doit se nourrir, se vètir, se chauffer, lui, sa femme et leurs six enfants. Je suis à la troisième fête de Koël, écrit-il, j'ai engagé le peu de meubles que j'avais, je me suis fait avancer une semaine par mon bourgeois, je manque de pain; comment passer la quatrième fête? Ce n'est pas tout; j'en entrevois encore quatre autres dans la semaine prochaine. Grand Dieu, huit fêtes dans quinzejours! Est-ce vous qui t'ordonnez?" (XXfX, 3St sqq.). Cf. encore Ibid., 3~S. Un pauvre gentilhomme du pays de Ilaguenau'cultivait sa petite terre située dans une paroisse qui avait sainte Ragonde pour patronne. Le jour de la fête de sainte Ragonde, il fallut donner une façon à un champ, sans quoi tout était perdu. Le curé se fâcha; le gentilhomme eut beau répondre qu'il avait une famille à nourrir on le mit à l'amende, on le ruina; il quitta le pays, passa chez l'étranger~ se fit luthérien, et sa terre resta inculte plusieurs années. On conta cette aventure à un magistrat de bon sens et de beaucoup de piété. Voici les réflexions qu'il fit à propos de sainte Hagonde. Ce sont, disait-il, les cabaretiers sans doute qui ont inventé ce prodigieux nombre de fêtes la religion des paysans et des artisans consiste à s'enivrer le jour d'un saint qu'ils ne connaissent que par ce culte; c'est dans ces jours d'oisiveté et de débauche que se commettent tous les crimes; ce sont les fêtes qui remplissent les prisons et qui font vivre les archers, les greffiers, les lieutenants criminels et les bourreaux; voilà, parmi nous, la seule excuse des fêtes. Les champs catholiques restent à peine cultivés tandis que les campagnes hérétiques, labourées tous les jours, produisent de riches moissons.


comme de juste, la lui refusa; il eût frappé Téotime d'interdit'.

On devrait encore soulager les paysans, et, d'une façon générale, tous les citoyens pauvres, en réformant le système des impôts. Voltaire trouve bon que les taxes soient votées par la nation, et, d'autre part, il voudrait qu'on substituât la régie à la fermer Mais, ferme ou régie, le principe essentiel en cette matière, c'est que chacun soit imposé suivant ses ressources. Et même, ne pourrait-on pas dispenser les pauvres de tout impôt? Laissons au manoeuvre le produit intégral de son travail, et faisons-lui espérer d'être un jour assez heureux pour payer lui aussi sa taxe".

C'est principalement dans l'ordre judiciaire que Voltaire préconisa des réformes. Les plus notables portent soit sur le corps des magistrats., soit sur les lois elles-mêmes, sur la procédure criminelle, sur la confiscation et la peine de mort, la torture, l'appropriation des châtiments aux crimes.

En premier lieu, Voltaire propose qu'on crée des juges de paix, il demande l'établissement du jury, il proteste contre la vénalité des charges. Voici le passage relatif aux juges de paix. « La meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile t. 7!~u~e aux magistrals, XLVI, 432, 433; Dict. phil., Ca<ecA. dMCMre,XXVn,494,Fe~,XXIX.378sqq.;Po~OM)-)-t,XLH,20sqq. 2. Lui-même fit mettre en régie le district de Gex par le paiement d'une indemnité aux traitants.

3. <n~rMc<.pOMr le Prince Royal de XLIH, 430; Dict. phil., fMpd<, XXX, 334 sqq.; Un philosophe et Mn contrôleur ~):e<'< XXXIX, 397; L'homme aux <j~nr<M<e ec!M, XXXIV, 1 sqq. Nous n'examinons pas en détail les idées de Voltaire sur l'impôt; ce serait sortir de notre sujet, qui n'est pas Voltaire financier, mais Voltaire philosophe.


que j'aie jamais vu, c'est en Hollande. Quand deux hommes veulent plaider l'un contre l'autre, ils sont obligés d'aller d'abord au tribunal des conciliateurs appelés faiseurs de paix. Si les parties arrivent avec un avocat et un procureur, on fait d'abord retirer ces derniers, comme on ôte le bois d'un feu qu'on veut éteindre. Les faiseurs de paix disent aux parties Vous êtes de grands fous de vouloir manger votre argent à vous rendre mutuellement malheureux nous allons vous accommoder sans qu'il vous en coûte rien. Si la rage de la chicane est trop forte dans ces plaideurs, on les remet à un autre jour afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une seconde, une troisième fois. Si leur folie est incurable, on leur permet de plaider comme on abandonne au fer du chirurgien des membres gangrenés; alors la justice fait sa main n (Fragment sur un usage très utile établi en Hollande, XXXVIII, 445). Dans l'article Gouvernement du Dielioiinaire philosophique, Voltaire cite l'institution du jury parmi celles qui, dans la monarchie anglaise, ont rendu à chaque homme « tous les droits de la nature ». Ces droits, dit-il, « sont la liberté entière de sa personne, de ses biens; de parler à la nation par l'organe de sa plume; de ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un~H/'t; formé d'hommes indépendants '), etc. (XXX, 113). Dans une lettre à Elie de Beaumont, il marque sa prédilection pour « l'ancienne méthode des jurés qui s'est conservée en Angleterre x et déclare qu'un jury n'aurait condamné ni Calas, ni La Barre et d'Etallonde (7 juin 1771)'.

1. On accuse Voltaire de se rontrediré, en rappelant que, selon


Quant à la vénalité des charges judiciaires, c'est un des points qui lui tiennent le plus au cœur, et il y revient sans cesse. Dans Le Monde comme <7ua,Babouc voit un magistrat de vingt-cinq ans charger un vieil avocat, fameux par sa science, de faire pour lui l'extrait d'un procès qu'il doit juger le lendemain. Comment n'est-ce pas le vieil avocat qui rend la justice au lieu du jeune satrape? Babouc en marque sa surprise; et, quand on lui explique que ce dernier a acheté sa charge « 0 mœurs, s'écrie-t-il, ô malheureuse ville, voilà le comble du désordre! » (XXXIII, 11). Dirat-on que l'avocat examinerait les affaires en praticien formaliste et que le satrape se décidera d'après les lumières du bon sens'? Celui qui achète un office judiciaire peut avoir aussi peu de bon sens que de pratique. Et sans doute la vénalité des charges est préférable celle des juges. Mais n'existe-t-il pas quelque autre moyen d'assurer une justice intègre? Montesquieu avait approuvé cette institution, qui, disait-il, fait faire comme un métier de famille ce qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu. Voilà bien, remarque Voltaire, les préjugés d'un président à mortier; et il flétrit des « lignes honteuses » qui « déshonorent H r.Ë~ des Lois. Les juges lui, c'étaient les habitants de Toulouse et ceux d'Abbeville qui; dans ces deux anail'es, avaient imposé aux juges leur sentence (E. Faguet, Politique comparée, etc., p. iS5,156). Mais il ne demandait pas qu'on fît juré le premier venu or, c'est à la « populace de ces deux villes qu'il attribue la pression opérée sur les juges. Cf. par exemple 7'ra:<e sur la Tolérance, XLI, 235 Les juges de Toulouse, entrainés par le fanatisme de la populace, ont fait rouer etc. Relation de la mort de La Barre, XLII, 366 « Vous connaissez, Monsieur, à quel excès la populace porte la crédulité et le fanatisme

1. Cf. la suite du Monde comme il va, p. 21.


décident de notre fortune et de notre vie; mettre en vente une fonction qui donne ce droit est le plus scandaleux des marchés. H conseille aux rois de vendre, si la nécessité les presse, leurs biens, leur vaisselle plate, leurs diamants, plutôt que les offices de judicacure 1.

On sait que la vénalité fut supprimée en i77i par Maupeou. Voltaire en témoigna maintes fois sa satisfaction par exemple dans la dernière page de l'His~o/e du Pa/e/Hen/, il félicite Louis XV d'avoir « lavé l'opprobre qui, depuis François I" et Duprat, « souillait la France ').

Ce n'est pas seulement le corps des magistrats qu'on doit réformer, ce sont encore les lois ellesmêmes.

Et d'abord, il faut en établir l'unité. Que peut être la justice dans un pays où la législation varie d'une ville à l'autre? Celui qui court la poste, dit Voltaire, change de lois aussi souvent que de chevaux. Bien plus, deux chambres d'un même Parlement se règlent selon des maximes différentes. Rien qu'à Paris, i. Instruction au prince royal de XLHI, 428. Cf. Di'c<. p/t~ Esprit des Lois, XXXI, 89; A, B, C, XLV, 23; C<M!)H<'t!<<Hre de <'Es/)rt< des Lois, L, 82; Siècle de Louis XV, XXI, 423. 2. XXII, 366. La vénalité fut rétablie quatre ans après. Voltaire commence ainsi la section H! de l'article Gouvernement du Dictionnaire p/t~oMp/t~Me Un voyageur racontait ce qui suit en n69 J'ai vu. un pays. dans lequel toutes les places s'achètent. On y met a l'encan le droit de juger souverainement de l'honneur, de la fortune et de la vie des citoyens, comme on vend quelques arpents de terre. Dans l'édition de 1774, Voltaire met en note Si ce voyageur avait passé dans ce pays même deux ans après, il aurait vu cette infâme coutume abolie, et quatre ans encore après, it l'aurait trouvée rétablie (XXX, 100).


il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume locale, et, s'il y avait vingt-cinq chambres, il y aurait autant de jurisprudences. C'est peut-être une bonne affaire pour les avocats; mais la justice ne sera bien rendue que le jour où tous les juges la rendront suivant les mêmes lois.

« La seule loi qui soit uniforme dans tout le royaume », c'est « l'ordonnance criminelle ». Or elle semble, à vrai dire, avoir uniquement en vue « la perte des accusés (Commentaire sur le Livre des délils, etc., XLII, 469). Qu'appelle-t-on un grand criminaliste ? « Dans les antres de la chicane, on appelle grand criminaliste un barbare en robe qui sait faire tomber les accusés dans le piège, qui ment impudemment pour découvrir la vérité, qui intimide des témoins, et qui les force, sans qu'ils s'en aperçoivent, à déposer contre le prévenu; s'il y a une loi antique et oubliée, il la fait revivre. Il écarte, il affaiblit tout ce qui peut servir à justifier un malheureux; il amplifie, il aggrave tout ce qui peut servir à le condamner. Son rapport n'est pas d'un juge, mais d'un ennemi. Il mérite d'être pendu à la place du citoyen qu'il fait pendre )) (D<c~. phil., Criminaliste, XXVIII, 237). 1

Voltaire, nous l'avons déjà vu, réclame des garanties pour la liberté de la personne. Mais, quand un citoyen a été emprisonné, très souvent sans information préalable et sans formalités juridiques, quelle procédure suit-on? D'abord, on ne permet au prévenu aucune communication avec personne, fût-ce avec un avocat, on le laisse tout seul, en proie à la terreur; puis on l'interroge secrètement, on abuse contre lui du désordre de son esprit et du trouble de sa mémoire.


N'est-ce pas un véritable guet-apens'? Les témoins eux-mêmes sont interrogés en secret; un seul juge avec son greffier les entend l'un après l'autre, et, comme la plupart sont de pauvres gens, les fait parler à son gré. Leur premier interrogatoire est suivi du récolement. Si, après le récolement, ils se rétractent ou'modifient leurs dépositions, on les condamne pour faux témoignage. De la sorte, « lorsqu'un homme d'un esprit simple et ne sachant pas s'exprimer, mais ayant le cœur droit et se souvenant qu'il en a dit trop ou trop peu, qu'il a mal entendu le juge ou que le juge l'a mal entendu, révoque par esprit de justice ce qu'il a dit par imprudence, il est puni comme un scélérat; ainsi il est forcé souvent de soutenir un faux témoignage par la seule crainte d'être traité en faux témoin H (Dict. phil., Criminel, XXVIII, 242). A cette procédure, Voltaire oppose celle de l'ancienne Rome, celle de l'Angleterre. Ce qu'il veut, c'est que le procès ait pour objet, non la condamnation d'un prévenu, qui peut être innocent, mais la manifestation de la vérité Il s'élève aussi contre l'usage de condamner sur des probabilités plus ou moins nombreuses. Les tribunaux, de son temps, admettaient des quarts et des huitièmes de preuve, si bien que huit rumeurs suspectes, en les additionnant l'une avec l'autre, comptaient pour une preuve entière; c'est d'après ce principe que le Parlement de Toulouse condamna Calas. Par quels arguments a-t-on pu légitimer une si odieuse pratique? Les juges, déclare Voltaire, sont j. Commentaire sur le Livre des délits, XLII, 473 sqq.; Prix de la Justice el de l'llumanité, L. 326.

2. Dict. phil., Criminel, XXVIII, 238, sqq.; Prix de la Justiceet de l'Humanité, L, 326; etc.


tenus d'acquitter, si le crime n'est pas aussi certain que doit l'être le supplice. Des probabilités suffisent quand il s'agit d'expliquer un testament, un contrat de mariage; car le tribunal ne peut laisser les litiges en suspens. Mais ce qui est bon dans les procès civils est abominable dans les procès criminels. Dans les procès criminels, une seule probabilité favorable à l'accusé, contre cent mille défavorables, doit lui valoir son absolution

De crainte qu'on ne le punisse, même s'il est innocent, l'accusé s'évade et s'enfuit toutes les fois qu'il en trouve le moyen. Mais sa fuite l'expose à une condamnation par contumace, même si l'on n'a pas prouvé sa culpabilité. D'après beaucoup de jurisconsultes, celui qui refuse de comparaître se reconnaît dès lors coupable, et, en tout cas, le mépris qu'il fait de la loi justifie son châtiment. Une ordonnance de procédure civile défend de condamner par défaut sans preuves; aucune ordonnance de procédure criminelle ne dit que, faute de preuves, le contumace sera absous. Peut-on voir rien de plus étrange? Et la loi doit-elle donc faire cas de l'argent plus que de la vie 2?

Parmi les peines, il y en a qu'on devrait soit abolir, soit réserver pour certains crimes extraordinaires. Dans quelques pays de France, une loi fondée sur le droit canon attribue au Trésor public l'avoir du suicidé; dans quelques autres, la confiscation s'appli1. Dict. phil., C)-t'MM, XXVIII, 234 sqq., Vérité, XXXII, 433, 434; B~a! sur les pro&aMt~, XLVII, 37 sqq.; Commentaire sur le Livre ~M~e/< XLII, 472 sqq.

2. Dict. phil., Criminel, XXVIII, 242; Commentaire sur le Livre des délits, XLII, 474.


que d'après la maxime qui confisque le corps, confisque les biens. Dira-t-on que cette loi nous vient de Rome? Elle y fut inconnue jusqu'à Sylla. C'est ce que remontre Voltaire; et, protestant qu' une rapine inventée par Sylla n'était point à suivre », que ni César, ni Trajan, ni les Antonins ne la suivirent, il s'élève contre la coutume barbare en vertu de laquelle on punit une famille entière pour la faute d'un seul homme'.

Il ne demande pas que la peine de mort soit supprimée mais on ne doit l'infliger, selon lui, qu'aux pires criminels, incendiaires par exemple ou parricides et lorsqu'on n'a pas un autre moyen de préserver la vie du plus grand nombre'. Deux sortes de raisons s'opposent à l'application de cette peine. Premièrement, des raisons d'humanité. Quand la loi condamne à mort, il y a bien des cas ou l'humanité nous oblige d'en adoucir la rigueur. « L'épée de la justice est entre nos mains; mais nous devons plus souvent l'émousser que la rendre plus tranchante. On la porte dans son fourreau devant les rois; c'est pour nous avertir de la tirer rarement H (Co~ynen~. sur le Livre des délits, XLII, 444). En second lieu, des raisons d'utilité. Un homme pendu ne rend plus aucun service. Mais, si nous condamnons le criminel aux travaux publics~, ou si, comme les Anglais, nous l'envoyons dans les colonies, ce criminel, « dévoué 1. Dicl. phil., Confiscation, XXVIII. 165 sqq.; Commentaire le Liure des délits, XLII, 464; Instruction pour le prince royal de XLIII, 428.

2. Lettre à Af. Philippon, 28 dec. mo.

3. Prix de la Justice et de l'Humanité, L, 264. Cf. Hist. de Jenni, XXXIV, 34~

4. Dict. phil., Lois civiles et ecclésiastiques, XXXt, 85, 86.


pour tous les jours de sa vie à préserver une contrée d'inondation par des digues, ou à creuser des canaux qui facilitent le commerce, ou à dessécher des marais empestés, rend plus de services à l'État qu'un squelette branlant à un poteau par une chaîne de fer ou plié en morceaux sur une roue de charrette » (Prix de la Justice et de l'Humanité, L, 265) C'est surtout au point de vue de l'intérêt social que se met ici Voltaire. Et il voit bien l'objection qui peut lui être faite, au point de vue de l'humanité même, si maints coupables trouvent une longue et ignominieuse peine plus cruelle que la mort. Mais « le grand objet », selon lui, consiste à « servir le public »; il s'agit de discuter quelle est la punition la plus utile et non quelle est la plus douce2.

Quant à la torture, Voltaire la tient légitime « pour des scélérats avérés qui auront assassiné un père de famille ou le père de la patrie » (Co/Hme/ sur le L/M'e des délits, XLII, 447). Dans tout autre cas, il veut qu'on l'abolisse. Quoi de plus odieux que de torturer un homme sans savoir s'il est coupable et <. Une infinité de scé)crats pourraient faire autant de bien à leur pays qu'ils leur auraient fait de mal. Un homme qui aurait brûlé la grange de son voisin ne serait'point brûlé en cérémonie. mais, après avoir aidé à rebâtir la grange, il veillerait toute sa vie, chargé de chaines et de coups de fouet, à la 'sûreté de toutes les granges du voisinage. Mandrin, le plus magnanime de tous les contrebandiers, aurait été envoyé au fond du Canada se battre contre les sauvages, lorsque sa patrie possédait encore le Canada. Un faux monnayeur est un excellent artiste. On pourrait l'employer dans une prison perpétuelle à travailler de son métier à la vraie monnaie de t'Ëtat. Un faussaire, enchainé toute sa vie, pourrait transcrire de bons ouvrages ou les registres de ses juges (Prix de la Justice et de l'Humanité, L, 271).

2. Prix de la Justice et de ~Mman~e, L, 265.


sous prétexte de s'en assurer? Au reste, la torture sauve le criminel robuste et fait dire tout ce qu'on veut à l'innocent qui a des muscles délicats.~L'Angleterre et beaucoup d'autres pays l'ont supprimée, et les crimes n'y sont pas plus fréquents. Pourquoi donc la conservons-nous? Un peuple qui se pique d'être poli ne se pique-t-il pas d'être humain'? Enfin Voltaire demande que les peines soient mieux appropriées aux délits. Dans son fameux ouvrage, paru en 1764, Beccaria déclarait qu' il devait tout aux livres français », que ces livres « avaient développé en lui des sentiments d'humanité étouffés par huit années d'une éducation fanatique ». Quatre ans après, Voltaire publia son Commentaire sur cet ouvrage. « J'étais plein de la lecture du petit livre des D~/s et des Peines, dit-il tout au début, lorsqu'on m'apprit qu'on venait de pendre dans une province une fille de dix-huit ans, belle et bien faite, qui avait des talents utiles et qui était d'une très honnête famille. Elle était coupable de s'être laissé faire un enfant, elle l'était encore davantage d'avoir abandonné son fruit. Mais, parce qu'un enfant est mort, faut-il 1. Dict. phil., Question, XXXII, 52 sqq., yoWi;?'e, id., 39d sqq.;

Co'?!n:e;:<. ~M)' le Z!'t)?-e ~M f<e<:< XLIJ, 446 sqq., S<ec<e de

7.0MM .ï~, XXt, 410; Prix de /a Justice et ~'HM~ta/it/e, L, Louis XV, XXI, 410; Prix de la Justice et de I'flu?nanilé, L, 32'! sqq.; etc. Cf. encore Ode à la ~et-<<e

Arrête, âme atroce, âme dure, Qui veux, dans tes graves fureurs, Qu'on arrache par la torture. La vérité du fond des cœurs. Torture! usage abominable,

Qui sauve un robuste coupable Et qui perd le faible innocent; Du faite éternel de son temple, La Vérité qui vous contemple Détourne l'œil en gémissant.

(XII.48'7.)


absolument faire mourir la mère? » (XLI1, 419). A cet exemple de peine exorbitante, Voltaire en joint plusieurs autres celui du chevalier La Barre, traité comme la Brinvilliers; celui des ministres calvinistes, pendus pour un prêche; celui d'un négociant condamné aux galères perpétuelles parce qu'il avait fait venir des lingots d'Amérique et les avait secrètement convertis en monnaie; celui des domestiques infidèles, qui, n'eussent-ils dérobé que de menus objets, sont punis de mort'; celui des voleurs de grande route, auxquels on inflige le même châtiment qu'aux assassins. Une pareille disproportion entre le délit et la peine révolte l'humanité. Aussi bien elle est nuisible à l'état social. Par exemple, dans le cas d'un vol domestique, beaucoup de maîtres ne réclament pas l'application de lois trop rigoureuses ils se contentent de chasser le coupable, et celui-ci va dérober ailleurs. Mais, d'autre part, en châtiant la rapine de la même peine que l'assassinat, on invite les brigands à se faire assassins pour exterminer les témoins de leur crime

Telles sont les principales réformes que Voltaire demanda dans l'ordre politique, social, administratif, judiciaire. La plupart ont été faites, et certaines, vu le progrès du temps, nous semblent aujourd'hui bien insuffisantes. Ce n'est pas une raison pour en rabaisser la valeur elles auraient pu, sans révolution, renou1. Une jeune servante fut pendue à Lyon, en m2; pour avoir volé douze serviettes à sa maitresse (~)'!a; de la Justice e< de l'Humanité, L, 25'?; Dict. p/ti~ Supplices, XXXII, 283). 2. Commentaire sur le Lt~'e des délils, XLU, 431, 46i, etc.; Prix de la Justice et de <'7/Mm<M?~ L, 2!H, 260, etc.

VOf/t'AH~H PHILOSOPHE.


veler « l'ancien régime ». Et du reste, par delà les reformes dont Voltaire poursuivit la réalisation avec un zèle opiniâtre, sa « philosophie », nous l'avons vu, en concevait beaucoup d'autres, que celles-là devaient faciliter.

D'un tempérament peu révolutionnaire comme d'un tour d'esprit peu systématique, il n'en admettait pas moins, il augurait et déjà préparait pour l'avenir tout ce qui pouvait introduire plus de justice dans les rapports des hommes entre eux. Et, s'il se défiait des utopies, ne l'accusons pas d'être trop circonspect, mais rendons hommage à sa nette intelligence des choses possibles.


CONCLUSION

Par la pensée et par l'action, qu'il ne sépara jamais, Voltaire résume en soi la philosophie de son temps. Si nous mettons à part Jean-Jacques Rousseau, les autres philosophes, tous ensemble, firent beaucoup moins que lui; et, sans lui, le xvm° siècle n'eût pas rempli sa tâche.

Buffon était trop olympien pour descendre dans la mêlée, d'Alembert trop prudent pour -se compromettre. Diderot, tumultueux et effervescent, manquait de mesure, de suite, de conduite. Montesquieu restait, comme Buffon, à l'écart, sinon par indifférence ou par timidité, du moins par hauteur; il avait peu d'élan, peu d'initiative; ses préjugés de caste ne laissèrent pas toujours assez de liberté à sa philosophie enfin il s'accommodait aisément des abus, des superstitions, des iniquités sociales, ou même il s'y accommodait.

Quant à Jean-Jacques, son action ne fut pas moindre que celle de Voltaire en maints points capitaux et surtout quand il le combattit par ce qu'elle avait de véhément, d'âpre, voire de cynique.


Mais il fit trop souvent prévaloir sur le clair et libre esprit du xvm° siècle ses aberrations de misanthrope, ses rêveries de mystique, son fanatisme de doctrinaire. Affranchir la raison humaine, voilà l'oeuvre essentielle que Voltaire accomplit.

Onze ans après sa mort éclata une révolution dont sortit la France nouvelle; il l'avait prédite, et nul autre n'y contribua autant que lui. Mais, quelle que soit l'importance d'un tel événement, la grande révolution du xvm" siècle, et 89 lui-même en procède, c'est celle qui, s'opérant dans l'ordre moral, libéra l'intelligence et la conscience de l'homme. Cette révolution, le nom de Voltaire la symbolise. Là-dessus, ses ennemis et ses partisans furent toujours d'accord; et les uns pour l'en maudire, mais les autres pour l'en glorifier.

Son influence comme philosophe peut se résumer d'un mot il a refait l'éducation de l'esprit humain en opposant le relatif à l'absolu, en substituant, dans tous les domaines de la philosophie, le point de vue critique au point de vue dogmatique.


TABLE DES MATIÈRES

MÉTAPHYSIQUE ET PHYSIQUE t RELIGION 63 MORALE. 16< POLITIQUE. 235

209-08. Coulommiers. tmp. PAUL BRODARD. 4-08.