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Titre : Documents littéraires. Etudes et portraits (Nouv. éd.) / Emile Zola
Auteur : Zola, Émile (1840-1902). Auteur du texte
Éditeur : E. Fasquelle (Paris)
Date d'édition : 1926
Sujet : Littérature française -- 19e siècle
Sujet : Écrivains français -- 19e siècle
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb388818390
Type : monographie imprimée
Langue : français
Format : 419 p. ; in-8
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Description : Collection : Bibliothèque Charpentier
Description : Biographie
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k202863m
Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
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BOCUMENTS
LITTERAIRES
EUGÈNE FaSOUELLE, ÉDITEUR, li, ROE DE Gx~ELM. PARIS OUVRAGES D'ËMtLE ZOLA
DANSLA BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
LES ROUGON-MACQUART
BtSTOIRE NATURELLB BT SOCIALE D'UNR FAMILLE SOUS LE SECOND BMPtRB La Fortune des Ronron 61' mille. 1 vol. La Curée. 78' mille. 1 vol. Le Ventre de Paris. '75° mille. 1 vol. La Conquête de Plassans 50' mille. 1 vol. La Faute de l'abbé Mouret. 103' mille. 1 vol. Son Excellence Eugène Rougon. 50° mille. 2 vol. L'Assommoir. 2)9' mille. 2 vol. Une Page d'amour. t5t' mille. 1 vol. Nana. 26T mille. 2 vol. Pot-Bonille [20' mille. 2 vol. An Bonheur des Dames. t08' mille. 2 vol. La Joie de vivre. 80' mille. 2 vol. Germinal. )?' mille. 2 vol. L'Œnvre. 83' mille. 2 vol. La Terre 246' mille. 2 vol. Le Rôvo HS' mille. 1 vol. La Bête humaine. t39' mille. 1 vol. L'Argent. 113' mille. 2 vol. La Debaole 265' mille. 2 vol. Le Docteur Pascal. 121' mille. t vol. Les Personnages des Rougon-Macquart 8' mille. 1 vol. LES TROIS VILLES
Lourdes M2* mille. 2'vol. Rome. 143' mille. 2 vol. Paria t30' mille. 2 vol. LES QUATRE ÈVANGtLES
Fécondité. 136' mille. 2 vol. Travail. 105' mille. 2 vol. Vérité. 73' mille. 2 vol. ROMANS ET NOUVELLES
Contes à Ninon. Nouvelle édition. 1 vol. Nouveaux Contes à Ninon. Nouvelle édition. 1 vol. La Confession de Claude. Nouvelle édition vo). Thérèse Raquin. Nouvelle édition. vol. Madeleine Férat. Nouvelle édition. vol. Le Vœu d'une morte. Nouvelle édition 1 vol. Les Mystères de Marseille. Nouvelle édition. 2 vol. Le Capitaine Burlo. 17' mille. voi. Naïa Micoulin. Nouvelle ëdjtion 21' mille. 1 vol. Les Soirées de Médan (en co)):Lboration). M' mille. 1 vol. THÉÂTRE
Thérèse Raquin. Les Héritiers Rabourdin. Le Bouton de Rosé 10' mille. 1 vol. Poèmes lyriques 6' mille. 1 vol. ŒUVRES CRITIQUES
Mes Haines. Nouvelle édition 1 vol. Le Roman expérimental 8* miite. ) 1 vol. Le Naturalisme an théâtre. 1 vol. Nos Auteurs dramatiques. 1 vol. Les Romanciers naturalistes. 1 vol. Documents littéraires. 1 vol. Une Campagne (1880-1881) 5' mi))e. 1 vêt. Nouvelle Campagne (1898) 9' mille. 1 vol. La Vérité en marche. 14' mille. 1 vol. CORRESPONDANCE
Lettres de jeunesse 7* mille. 1 vol. Les Lettres et les Arts 5* mille. 1 vol. 29056. L. MARETHKOx, imprimeur, 1, rue Cassette. Paris. 1996.
ÉM )LE ZOLA
DOCUMENTS
LITTÉRAIRES ÉTUDES ET PORTRAITS
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CHATEAUBtUAND–VICTOKBCOO
A. DI M~SET TH. GACTIM LES POÈTES CONTEMPOXAINS tECK*t SANt) DUMAS FILS SAINTE-BEOVE
LA CRITIQUE COKTEMPORAMB
BN LA MORALITt DANB LA HTT<RAtCM
NOBVELLE ËDtTIOK
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER tUGÈXE FASQUELLE, ÉDITEUR
H, RUE DE GRZNELLt, H
t926
Teutdroit.<r~69rvët.
Les études que je réunis aujourd'hui ont toutes paru dans le Messager <~e /M?'ope, une revue de Saint-Pétersbourg, à laquelle j'envoyais une correspondance mensuelle.
Plusieurs sont insuffisantes, entre autres l'étude sur Musset. Si je les publie en volume, c'est uniquement pour ne rien supprimer de la campagne littéraire que j'ai faite en Russie. D'ailleurs elles se tiennent, et même dans les plus lâchées au point de vue des documents et du style, j'ai trouvé, en les relisant, des pages dont je désire affirmer les idées.
É. Z.
DOCUMENTS LITTÉRAIRES
CHATEAUBRIAND
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c
Dans le court répit que lui laisse le' demi-sommeil des passions politiques, une fête littéraire vient, pendant quelques jours, d'occuper toute la France. SainL-Malo, la ville natale de Chateaubriand, a érigé une statue à son glorieux enfant, sur une petite place, en face même de la maison où l'écrivain est né, le 4 septembre 4768. Et cette cérémonie a remis debout dans les mémoires la haute figure de l'auteur du Génie du Christianisme, une figure déjà pâlissante, après vingt-sept ans à peine de postérité. Il a fa)iu \1 les vacances de t'Assemblée, le silence de la tribune, l'armistice des partis, pour que les fêtes de Saint-Malo eussent ainsi un écho aux quatre coins du pays.
Cette ville a attendu vingt-sept ans pour payer sa dette. Il faut dire que Chateaubriand, à son lit de
mort, n'avait demandé à ses compatriotes qu'un tombeau, le tombeau rêvé par son orgueil, une pierre et une croix de granit, au sommet de l'écueil du Grand-Bé, en face de l'Océan. Il dort là, dans cet ennui solitaire qu'il a traîné toute sa vie, comme une draperie faite à sa taille. Il a poussé la vanité jusqu'à défendre qu'on gravât un nom sur la pierre. Il est l'écueil lui-même, le colossal rocher qui dé8e les tempêtes, qui reste éternellement noir et vain-' queur dans les orages. Cela est d'un effet superbe, calculé par un esprit qui avait le sens du grand; c'est pourquoi j'imagine que Chateaubriand aurait refusé la statue, s'il avait pu être consulté. Certes, Saint-Malo a été conduit par un sentiment pieux et touchant. Mais comme son pauvre petit bronze est écrasé par la masse énorme du Grand Bé, et que l'invention de cette statue est mesquine, à côté de cette attitude héroïque du mort qui a rêvé l'immortalité face à face avec l'infini Chateaubriand a été un metteur en scène merveilleux. Peut-être auraiton dû ne pas toucher à l'apothéose qu'il avait réglée tui-même, avant de mourir.
Le pis est que Saint-Malo n'avait pas de place pour une telle statue. Il faut connaître cette ville rude, qui semble taillée dans le roc, entre deux falaises. Elle est logée là, comme au fond d'une crevasse, très à l'étroit, accrochée au-dessus de l'Océan, qui la bat de son flux éternel, sans l'entamer. Toute petite, serrée au milieu de ses fortes murailles, percée de ruelles qui viennent se heurter à l'enceinte, elle a une triple ceinture de rochers, sans un bout de promenade, sans un champ voisin, grise et fermée, ainsi qu'une citad e lle. C' est une cité de courage et de guerre,
qui, en fait de/bronze, n'a de place que poor des canons. Aussi Saint-Malo s'est-il trouvé très embarrassé, lorsqu'il s'est agi de choisir un emplacement pour la statue de Chateaubriand. On a dû la mettre au milieu du seul carrefour de !à ville; et ce qui a achevé de déterminer la municipalité, c'est que la maison où est né l'écrivain, aùjourd'hui transformée en hôtel, s'y trouve située. Sept platanes maigres y étouffent la statue les maisons voisines l'écrasent, à ce point qu'elle parait être au fond d'un puits. En outre, on a eu la fâcheuse idée de la flanquer, à gauche et à droite de deux bassins, de ces bassins ridicules que les petits boutiquiers retirés font creuser dans leurs villas de Vincennes ou d'Asnières. Ainsi accompagné, Chateaubriand a l'air d'un sujet de pendule, entre.deux flambeaux de verre nié. Et quel pauvre Chateaubriand 1 M. Aimé Millet, l'auteur du bronze, a dû naturellement se conformer aux proportions du cadre. Il a donc exécuté un Chateaubriand tout petit, une très médiocre figure qui prête à sourire. L'écrivain est assis sur un quartier de roche; d'un coude, il s'appuie sur un exemplaire du Génie du Christianisme, le front dane la main; tandis que l'autre main tient un burin, comme prête à écrire. La face se tourne légèrement vers le ciel. C'est Chateaubriand rêvant et attendant l'inspiration. J'avoue que, pour ma part, je trouve cette composition tout à fait fâcheuse. Je ne puis m'imaguner ChateauMtand autrement que debout il devait écrire debout, ce noble artisan du stylée dont les phrases s'envolaient avec un bruit d'ai)esj si large. Puis, quelle invention bourgeoise, quelle pose truabadour, cet écrivain sur son rocher, la
plume aux doigts et les yeux sur les nuages! Cela fait bien dans les romances; mais, dans la réalité on s'installe d'une autre façon pour écrire. J'ai parlé de sujet de pendule; je crois, en effet, que des réductions du bronze de M. Millet auraient un vit succès, sur les cheminées de certaines vieilles dames sensibles. Ah! que le grand prosateur est autrement superbe, à la pointe du Grand-Bé, dans l'air libre, dominant l'horizon, gardant les lignes rigides de l'or* gueil et de la mort 1
Les honneurs officiels sont fatalement d'une pompe mesquine, surtout lorsqu'il s'agit de rendre hommage à un prince des lettres. La ville de Saint-Malo a certainement dépensé beaucoup d'argent et s'est donné un mal infini, pour aboutir à imaginer des fêtes qui n'ont différé que par le cadre de nos fêtes de banlieue. Il aurait fallu tout au moins, au pied de la statue de Chateaubriand, une de nos gloires, un pair de l'écrivain, qui le saluât au nom des lettres françaises. Et Victor Hugo seul, à mon sens, avait aujourd'hui la hauteur nécessaire pour lui parler face à face. Mais la municipalité de Saint-Malo n'a pas songé un instant à inviter l'illustre poète, qui a le tort d'être républicain, et qui aurait pu prononcer des paroles dangereuses. Elle s'est bornée à lancer des invitations que j'appellerai officielles; et c'est ainsi que trois académiciens, MM. Camilë Doucet, Caro et de Noailles,' et qu'un romancier, M. Paul Féval, se sont trouvés chargés de représenter la littérature française à Saint-illalo. MM. Camille Doucet et Caro font partie actuellement du bureau de l'Académie; M. de Noailles est l'académicien qui a hérité du fauteuil de Chateaubriand quant à M. Paul Féval,
il est Breton comme l'auteur de René, et il préside en ce moment la Société des gens de lettres tels sont les seuls titres qui ont fait choisir ces mes- sieurs plutôt que d'autres. On ne les a pas choisis, d'ailleurs, on les a subis; ce qu'il faut dire, c'est que la littérature n'est pour rien dans l'affaire. M; Camille Doucet possède la réputation d'un très aimable homme, et il a pour tout bagage des comédies de poète amateur, qui ont eu des succès d'estime. M. Caro est un philosophe bien pensant et de bonne compagnie, la petite monnaie de Cousin, un écrivain fade et sucré, dont la tenue correcte a fait le triomphe. M. de Noailles est un duc, et rien de plus. Enfin, M. Pau) Féval, le seut véritable littérateur des quatre, a écrit pendant trente ans des romans-feuilletons au jour le jour, sans aucune qualité de style sérieuse. Je serais désespéré qu'on pût croire à l'étranger que ces messieurs sont le bataillon sacré de nos gloires contemporaines. Nous avons, je l'affirme, des géants à côté de ces nains. Il faut savoir qu'en France les grands hommes restent suspects. Jamais, pour une solennité publique, à laquelle les autorités doivent assister en uniforme, on ne donnera la parole à quelque grand talent qui illustre le pays. Les mannequins officiels suffisent, et ils font naturellement partie des accessoires de la fête, avec leurs titres et leurs costumes.
Les fêtes de Saint-Malo ont donc présenté un caractère de pauvreté dont la grande ombre de Chateaubriand a dû souffrir. Le programme cependant était fort compliqué. A midi, tous les invités, en tenue officielle ou en habit noir, sont partis en cortège de
t'hôtel de ville, pour se rendre à la cathédrale, où une messe commémorative a été célébrée. De là, le cortège s'est dirigé vers la place Chateaubriand, qu'une foule compacte emplissait. Les tambours battaient aux champs, les canons du port tonnaient et, brusquement, le voile qui cachait la statue est tombé, aux applaudissements du public. C'est l'éternel cérémonial de ces sortes de solennités. Puis, les discours se sont succédé. Toutes sortes d'orateurs ont parlé: des fonctionnaires, des délégués, de simples invités, sans'oublier les trois académiciens et le président de la Société des gens de lettres. Pauvres discours, phrases toutes faites, une pluie de mots qui s'assourdissait dans le clair soleil, avec un bruit monotone. Rien n'est à relever. On a répété sur Chateaubriand, en mauvais style, les banalités qui courent les rues, sans ajouter un aperçu nouveau,Sans trouver un cri véritablement ému. Les discours, comme les orateurs, sont restés of&ciels: je ne sais pas de critique plus cruelle à en faire. M. Paul Féval seul s'est appliqué; il a lu un morceau très travaillé, qui ressemblait au début d'un roman à sensation. Et ce n'était point fini, la statue a encore eu à subir la déclamation d'une ode couronnée, à la suite d'un. concours que la ville de Saint-Malo avait ouvert le printemps dernier. Enfin, la foule s'est écoulée, pendant que les invités regagnaient l'hôtel de ville, où un banquet était servi. Là, les discours ont recommencé, au dessert. Le grand succès a été pour des ',pièce< montées, des gâteaux et des sucreries qui or;'naient la table; l'une représentait le château de Combourg, où Chateaubriand a passé son enfance l'autre, plus étonnante encore, était la reproduction
exacte de l'ilôt du Grand-Ré, au sommet duquel se trouve le tombeau de l'écrivain. Quelle triomphante imagination le Grand-Bé en nougat et le tombeau de Chateaubriand en sucre 1 Cela est le comble de la douceur et de la flatterie. Mais quelle chute 1 le sauvage et mélancolique René tombé aux mains de confiseurs enthousiastes 1
On avait, en outre, pour le plaisir du peuple, organisé une fête foraine. Plus de vingt mille curieux étaient accourus des cinq départements de la Bretagne, et beaucoup d'entre eux, paysans et ouvriers, portaient te costume national, ce qui bariolait la foule d'une façon fort pittoresque. Tout es monde a passé l'après-midi à voir gonfler deux ballons qui se sont enlevés vers te soir. H y avait aussi des mats de cocagne et des jeux de toutes sortes, qui ont eu un grand succès. N'importe, Chateaubriand, je le jurerais, ne s'est jamais douté qu'il serait fêté un jour avec des ballons, des mâts de cocagne et des billards en plein vent. Enfin, le soir, on a tiré le feu d'artifice traditionnel. Ici, j'avoue que le spectacle a été superbe. Un aviso de l'État, le Faon, était illuminé et faisait feu sans relâche de tous ses canons tandis qu'une vingtaine de grandes barques de pêche, toutes allumées de lanternes vénitiennes, éclairaient le port de !eurs flammes dansantes. Sur les hauteurs, aux environs de la ville, des lumières électriques blanchissaient l'horizon. La nuit était d'une pureté et d'une douceur admirables, ta mer montait lentement, avec ces nonchalances qu'elle montre pendant les soirées tièdes. Et, durant trois heures, au milieu de ce décor splendide, les7arti ficiers,établis au bout de la jetée, n'ont cessé de lancer
des fusées, des panaches d'étoiles qui semblaient se détachet de la voûte bleue et tomber dans l'Océan, pareils à des poignées d'astres. A minuit seulement, le bouquet a été tiré, un bouquet monstre, une éruption formidable, dont les mille lances de feu, jaillissant tout d'un coup du milieu des vagues, ont épanoui leur éventail embrasé dans la rondeur immense de l'horizon. Le Grand-Bé, noir au fond de cet incendie, est apparu, comme sous une lumière intense d'apothéose. A trois reprises, de nouvelles nappes de fusées, d'un vol plus puissant, ont grandi les unes derrière les autres, ainsi que des murs de flammes qui montaient toujours, se haussant, s'étalant, image de l'orgueil du poète, dont l'effort a empli un instant tout le ciel, pour s'éteindre presque aussitôt dans la nuit. Puis, la journée a été terminée par une retraite aux flambeaux. Autour des remparts de granit illuminés, des lueurs rouges de torche ont passé, pendant que les tambours battaient, accompagnés des dernières clameurs de la foule.
J'imagine que, vers deux heures du matin, lorsque le dernier lampion a été éteint par la brise de mer, le Grand-Bé s'est trouvé heureux de la nuit noire qui retombait sur lui. Il allait donc pouvoir reprendre son éternel recueillement, sa tranquiHité farouche que les oiseaux du large bercent seuls de leurs cris rudes. Plus de discours officiels, plus de petits hommes s'embarrassant dans de grandes phrases, plus de mâts de cocagne surtout, et même plus de fusées se grandissant jusqu'aux étoiles. Rien que l'ombre au loin, trouée par les feux solitaires des phares rien que la paix de toutes les nuits, le
même rêve qui se prolongera dans les siècles. Oui, cela a dû être bon pour l'écueil et pour le grand mort, qui, dédaigneux de l'hommage des hommes, n'a voulu que l'éternelle acclamation de l'Océan à ses piedt.
n
Chateaubriand a vécu une des vies les plus remplies de ce siècle. Il faut, peur le bien juger, résumer rapidement les épisodes multiples de son existence. A le voir agir, on pénètre mieux les ressorts de sa volonté et de son intelligence.
11 fut le dernier né de dix enfants. Son père avait épousé, en 1753, une demoiselle de Bedée, avec laquelle il était venu s'établir à Saint-Malo. Il semble que la fortune du ménage devait être médiocre. Chateaubriand fut élevé jusque l'âge de trois ans au villagede Plancoel. Quand il revint à Saint Malo, on. t'abandonna à peu près à lui-même, et il poussa naturellement sur la plage, entre le château et le Fort-Royal, le long de cette bande de sable où tous les enfants de la ville usent leurs culottes. Son sort était fixé, son père le destinait à la marine royale. Comme it le dit lui-même dans les Mémoires d'outretombe, auxquels j'emprunte ces détails, quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes pour un garçonnet destiné d'avance à la rude vie de marin. Il passa donc son enfance à SaintMartin et au château de Combourg, où it se prit d'un( grande tendresse pour sa soeur Lucile; ses
meilleurs souvenirs dataient de ce domaine noir et triste, que les touristes vont encore visiter aujourd'hui. Plus tard, on le mit au collège de Dol. Très indolent, jugé d'intelligence médiocre par sa famille, il sentit là s'éveiller en lui une grande aptitude au travail et une mémoire extraordinaire. Son génie passionné, son amour de la beauté et son sentiment catholique du devoir, lui furent brusquement révélés par la lecture d'un Horace non châtié et d'un exemplaire de I'.N~<we des con fessions mal faites, qui étaient tombés entre ses mains. Mais il ne commença à écrire que plus tard, après avoir passé deux années au collège de Rennes et être allé vainement à Brest attendre son brevet d'aspirant. Revenu à Combourg par un coup de tête, il reprit sa vie de rêveries et de promenades, son précoce ennui, ce qu'il appelle lui-même ses désespoirs inexplicables'). Il avait retrouvé sa sœur Luette, fantasque et rêveuse comme lui; ils s'adoraient tous les deux, s'en allaient en pleine nature; et ce fut dans une de ces courses que la jeune fille, l'entendant parler avec ravissement des charmes de la solitude, lui dit « Tu devrais peindre cela. n Je cite ici Chateaubriand luimême « Ce mot me révéla la Muse; un sonfue divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c'eût été ma langue maternelle. J'ai écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose M. de Fon-,tanes.prétendait que j'avais reçu les deux instruments. »
Cependant, Chateaubriand avait Oiéclaré que sa volonté était d'embrasser l'état ecclésiastique. Il dut renoncer à ce projet, en découvrant en lui un besoin passionné de la femme, une chair ardente, un
cœur qui se donnait" à toutes les maîtresses qu'il rencontrait. On le voit alors se jeter dans les imaginations les plus étranges. Il veut un jour s'en aller au Canada pour défricher des terres un autre jour, il parle de passer aux Indes, afin de prendre du service dans les armées des princes de, ce pays. On l'envoya même à Saint-Malo, où l'on préparait un armement pour Pondichéry. Mais son père lui ayant obtenu un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre, il partit enfin pour Paris. Dès lors, commença son existence militante. Il fut présenté au roi, monta dans les carrosses de la cour, connut chez une de ses sœurs les beaux esprits du temps, Parny, Ginguené, Lebrun, La Harpe. Puis, après avoir assisté à la prise de la Bastille, mordu de nouveau par cette humeur aventureuse qui lui avait déjà fait rêver de lointains voyages, il partit pour l'Amérique, tout plein de l'ambition de trouver le fameux passage du nord-ouest, tant cherché par les navigateurs de l'époque. Il ne trouva pas ce passage, mais il emporta de la nature vierge une émotion ~profonde de peintre, un sentiment des horizons larges. La nouvelle de l'arrestation de Louis XVI, qu'il apprit dans un journal anglais, traînant sur la table d'une ferme, le 8t brusquement revenir en France, d'où il émigra presque aussitôt, pour rejoindre à Coblentz l'armée des princes. Cependant, il jugeait que « rémigration était une sottise et une folie »,; il était déjà le légitimiste libéral, dont plus tard on jugea l'attitude si sévèrement. Il n'en fut pas moins blessé, et très grièvement, à la dernière affaire qui eut lieu devant Thionville; un éclat d'obus lui avait labouré la cuisse droite. Alors com-
mence pour lui une période de misère, et de misère effroyable. Il gagne Bruxelles, miné par la fièvre, traînant sa jambe, agonisant dans les fossés; de ta, il se rend à Ostende, où il manque mourir enfin, il réussit à se faire débarquer à Jersey, dans un tel état de santé, qu'il y resta quatre mois sur un lit, sans pouvoir bouger. Lorsqu'il fut guéri, i} passa en Angleterre, où il écrivit son premier livre, l'Essai historique ~Mr ~M Révolutions, dans lequel il afficha des doctrines d'un libéralisme très avancé pour l'époque. On peut arrêter !à la période aventureuse de la vie de Chateaubriand. Il allait entrer dans la vie publique par la grande porte du succès, et prendre une attitude hautaine de catholique et de royaliste qu'il ne devait plus quitter.
J'ai omis de dire qu'il s'était marié à son ré~uren France, en pleine émotion révolutionnaire, dans les derniers jours de mars 1792. J'ai passé également sous silence toutes sortes d'aventures amoureuses. Les femmes. devaient tenir dans sa vie une place considérable. Il fut médiocrement fidèle à la sienne, qui ne s'en plaignit jamais, et dont l'influence demeura toujours nulle sur lui. Sa mère, au contraire, exerça de son lit de mort une action toute-puissante, qui le ramena au royalisme et au catholicisme, dont il s'éloignait. Il connut les vœux qu'elle avait faits en mourant, il voulut lui obéir. Voici ce qu'il écrit luimême « Ma conviction est sortie de mon cœur; j'ai pleuré et j'ai cru. n De là est né le CenM du Christianisme, ce poème des pompes et des douceurs de la religion chrétienne, cet appel à la foi par la poésie. Le succès fut immense. Le livre arrivait à son heure, comme une réaction fatale, qui répondait à un be-t
soin public. Chateaubriand put rentrer en France, où Bonaparte, alors premier consu!, le reçut fort bien et l'envoya bientôt à Rome comme premier secrétaire d'ambassade. Mais sa carrière diplomatique ne fut pas de longue durée. H allait partir pour le-Valais, en qualité de ministre, lorsque la nouvelle de l'exécution du duc d'Enghien lui fit envoyer sa démission. Cet acte de dignité et de fidélité à ses rois tégttimes produistt un scandale énorme. Dès lors, il eut, en face de Napoléon triomphant, une attitude de protestation superbe; il fut la plus haute des têtes qui osèrent rester levées devant le conquérant. Pendant toute la durée dé l'Empire; il demeura à l'écart, travaillant, publiant coup sur coup les livres qui ont fait sa gloire. II venait de détacher du G<~Me</MC7M~MKMmc l'épisode d'Atala, que le public avait accueilli avec enthousiasme. Déjà il méditait tes /Ma~yrs, et ce fut pour prendre des notes sur les lieux mêmes, qu'il accomplit alors le pèlerinage de Jérusalem, ce voyage d'artiste plus encore que de dévot, dont il a fait un récit si coloré dans son /<<nM'NM~. A son retour en France, il alla se retirer dans la Vallée aux Loups, près d'Aulnay. Il habitait la une petite maison de campagne, un ermitage heureux, où il acheva les Martyrs et commença les Mémoires <foM~'<-<om~e. Sa lutte continuait avec Naooléon. Un de ses articles amena la suppression du Mercure, qu'il avait acheté. D'autre part, à l'Academie, où il venait d'obtenir le fauteuil de MarieJoseph CIténier, il se permit, dans son discours de réception, des allusions si claires contre le tyran, qu'il fut appelé au cabinet du préfet de police et forcé de a'exiler à Dieppe. H faut avouer pourtant
que tes persécutions qu'il eut à endurer, ne présenterent rien de trop cruel. Elles lui rendirent le service de le désigner pour le grand rôle qu'il escéra un moment jouer sous la Restauration.
Nous touchons ici à la période la plus caractéristique de la vie de Chateaubriand. Quand les Bourbons revinrent, il put croire qu'il allait être l'homme indispensable. Sa fortune politique semblait assurée, une fortune politique préparée de longue main, et sans précédent. Son début eut un retentissement immense. Il lança son fameux pamphlet: /)e Buonaparte et des Bourbons, pour triompher de l'hésitation des rois alliés. Louis XVIII déclara à l'auteur que sa brochure lui valait mieux qu'une armée de cent mille hommes. Mais sa faveur dura peu, il ne tarda pas à devenir suspect. Sa seconde brochure T~M~ont politiques, divulga ses doctrines constitutionneltes, cet amour de la liberté qu'il avait puisé en Amérique et en Angleterre. Dès lors, on le subit, jusqu'au jour où l'on put se débarrasser de lui, avec une brutalité révoltante. La seconde Restauration le nomma pair de France mais elle St saisir par la police son ouvrage De la monarchie selon la Charte, et une ordonnance du roi le raya du nombre des ministre* d'État. Lui, le héros chrétien et royaliste, il dut vendre ses livres et sa propriété de la VaMée-aux-Loupt. Plus tard, à la chute du ministère Decazes, il rentra au pouvoir, fut d'abord ambassadeur à Berlin, puis à Londres, assista au congrès de Vérone, et revint enfin à Paris comme ministre des affaires étrangères. Là, une nouvelle disgrâce l'attendait. Il arrivait un jour aux Tuileries, lorsqu'on lui remit un billet de M. de Villèle,.président du conseil, son ad-
versaire acharné, dans lequel sa démtssïon lui était signiSée presque grossièrement, au nom du roi. Pour la seconde fois, Chateaubriand passa à l'opposition libérale. Il continua,dans le Journal des Débats, sa campagne en faveur de la liberté, même après l'avènement de Charles X, jusqu'au jour où M. de Villèle tomba pour céder la place à M. de Martignac. On le retrouve alors ambassadeur à Rome. Mais 1830 approchait, sa carrière politique était finie. Elle avait été comme barrée par des obstacles imprévus. Aucun grand acte ne la signale; à distance, elle apparaît mesquine et étroite, indigne de lui. Je tâcherai d'expliquer les causes de ce grand avortement.
Après 1830, Chateaubriand rentra dans la vie privée. La fatalité de sa situation le condamnait à ne pas servir le gouvernement auquel il avait travaillé. Il alla en Suisse, revint à Paris, fut inquiété un instant, iors du soulèvement de la Vendée. 11 garda une fidélité inébranlable à la royauté déchue. Jamais il ne parut plus noble. A plusieurs reprises, il se rendit en pèlerinage auprès du comte de Chambord. Il vieillissait dans l'amitié tendre de madame Récamier. Enfin, la mort le frappa, en pleine tourmenté révolutionnaire, le 4 juillet 1848, à l'âge de quatre-vingts ans. La publication des Mémoires d'outre-tombe avait été comme un coup de foudre. Sur le tombeau de ce croyant, se dressa une figure de sceptique désenchanté. Le défenseur héroïque de la royauté légitime ne fut plus qu'un paladin chevaleresque; qui se battait pour tenir la foi jurée, sans parvenir à se persuader que la cause soutenue par lui était la meilleure <ttts causes.
Telle est, brièvement, et pour les besoins de mon étude, la biographie de Chateaubriand. Comme je l'ai dit, aucune vie n'a été plus remplie. H à été un roi littéraire et il s'est trouvé mêlé aux affaires de son pays pendant un demi-siècle. Comment donc se fait-il que cette haute figure nous apparaisse aujourd'hui rapetissée et effacée? Il n'est pas un ànc6 tre dont le nom sonne encore aussi largement et dont là nouvelle génération se préoccupe aussi peu On le nomme. parfois, mais on ne le lit plus. Ses œuvres, magnifiquement reliées, ne servent guère qu'à l'ornement des bibliothèques. La poussière s'amasse sur ses actes et sur ses paroles. Les lettrés seul: les gens du métier, ont encore la curiosité da chercher dans ses meilleures pages les sources de la littérature contemporaine quant à la foule des lecteurs, il y a longtemps qu'elle est ailleurs. Tout ce que les hommes de trente ans' ont lu de Chateaubriand, ils l'ont lu au collège. les jours de pluie, lorsqu'on ne pouvait aller en promenade, et qu'on per. mettait aux élèves la lecture de quelques bons livres, empruntés à la bibliothèque du proviseur. D'où vient, je le demande, tant d'indifférence après tant d'enthousiasme ? C'est ce'que vais essayer de dire. Il y a là une page intéressante de notre politique et de notre littérature. Le passé explique le présent.
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On me dit que les fêtes de Saint-Malo ont été organisées par les royalistes, qui ont rêvé d'en faire
une manifestation politique et religieuse. Ils auraient simplement pris Chateaubriand comme un argument vainqueur contre la République et la libre-pensée. L'argument peut être bon pour la foule; mais il semblera médiocre à tous ceux qui connaissent l'illustre écrivain. Et les royalistes ont senti tellement le côté faible de leur manifestation, qu'ils ont passé sous silence les Mémoires d.'outre-tombe on chercherait en vain le titre de cet ouvrage, dans les discours officiels et sur le socle de la,statue. La vérité est que Chateaubriand a été le fossoyeur de la royauté et le dernier troubadour du catholicisme. Selon moi, et malgré la clameur que cette opinion peut soulever, la vie de cet homme a été une vie manquée. Il est né trop tôt ou trop tard. II est venu quand une société s'écroulait et quand la société future s'ébauchait à peine. Encore eût-il pu développer ses rares qualités, s'il avait grandi parmi les rudes lutteurs qui travaillaient à l'avenir. Mais la fatalité de sa naissance le plaçait dans le camp du passé, le clouait à une fidélité glorieuse et stérile. Et le pis est que l'esprit du siècle l'avait touché, qu'il ouvrait les yeux malgré lui, que son intelligence ne pouvait se refuser à la grande lueur montant de l'horizon. De là, les tiraillements et les inconséquences de sa vie;, il semble que ses ailes sont coupées, qu'il lui soit défendu de voler à la lumière. La liberté l'attirait, mais il était rivé à son post? défenseur du pouvoir absolu. Si on l'envisage au point de vue ae la dualité qui était en lui, on voit un aveu dans chacun de ses actes. Il débute, dans l'Essai sur les &<<~<M~, par on cri de liberté, et il termine par ces Mémoires d'outre-tombe, qui sont un testament de
doute universel tout ce qu'il a publié entre ce< deux ouvrages, le Génie du CA~'s<MMMme. /Miera!re, ~~a~yrt, se trouve ébranlé, démenti, supprimé. Dans sa carrière d'homme politique, c'est pis encore ce légitimiste est le plus ardent des libéraux, et ce libéral doit refuser la liberté, dès qu'il l'a conquise. Frappé trois fois pour les Bourbons, ayant souffert pour eux les persécutions et l'exil, il ne peut les servir quelques mois sans leur devenir suspect, et il est traité par eux plus cruellement que par Bonaparte~ Ce n'est que plus tard, lorsqu'il est rentré dans la vie privée, qu'il lui est permis de s'immobiliser et de prendre cette raideur chevaleresque, cette hauteur de dévouement qu'il garda jusqu'à ta mort, sans cesser de porter sa blessure au flanc. On comprend dès lors combien son libre esprit resta garrotté par les chaînes qu'il traînait avec orgueil. II s'agita misérablement dans l'étroite prison où il s'était enfermé lui-même. L'avortement fut compter irrémédiaUe. Sans foi dans l'avenir, rejeté continuellement de ses instincts libéraux à son rôle de sujet fidèle, il ne put enfanter que de petits faits, il se noya au fond des tracasseries et des querelles au jour le jour. Il se montra, pour tout dire, homme politique médiocre.
Et que les royalistes d'aujourd'hui n'essayent pas de faire mentir l'histoire. Chateaubriand ne leur appartient pas tout entier. L'homme qui a écrit les lignes qu'on va lire, pouvait combattre encore pour 'a royauté, mais ne croyait plus à sa victoire. « L'Europe court à la démocratie. La France estelle autre chote qu'une République entravée d'un roi? Les peuples grandis sont hors de page; les
princes en ont eu la garde-noble; aujourd'hui les nations arrivées à leur majorité prétendent n'avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu'à notre temps, les rois ont été appelés; les nations semblent l'être à leur tour.
«Les symptômes de la transformation sociale abondent. En vain on s'efforce de reconstituer un parti pour le gouvernement absolu d'un seul les principes élémentaires de ce gouvernement ne se retrouvent point. Les hommes sont aussi changés que les principes.
a Mais, après tout, it faudra s'en aller. Qu'est-ce que trois, quatre, vingt années dans la vie d'un peuple? L'ancienne société périt avec la politique dont elleest sortie. A Rome, le règne de l'homme fut substitué à celui de la loi par César. On passa de la république à l'empire. La révolution se résume aujourd'hui en sens contraire la loi détrône l'homme; on passe de la royauté à la république. L'ère des peuples est venue. »
Ces citations, tirées des ~MOtrM d'outre-tombe, sont formelles. D'ailleurs, lorsque ces ~KOM'M parurent, il y eut un long cri de colère. Tout le parti royaliste cria à la trahison. Je lis ce jugement sévère dans un article de M. de Broglie « C'est Chateaubriand lui-même qui a trouvé bon de nous faire connaître quels orages de vanité mesquine avaient troublé, dans ses profondeurs, l'âme mélancolique de René; c'est lui qui s'est chargé de proclamer qu'il avait été émigré sans conviction, c'est-à-dire qu'il avait porté les armes contre son pays sans avoir l'excuse d'une foi chevaleresque dans la royauté." Et M. de Broglie y mettait encore quelque
ménagement; d'autres se montrèrent tout à fait cruels. Dès lors, la mémoire de Chateaubriand fut t reniée par tous les partis. Les républicains ne pouvaient le compter pour un des leurs les royalistes avaient rompu bruyamment avec lui, et il fallait notre époque troublée pour qu'ils songeassent'& le réclamer et à )e prendre en guise de drapeau. Il resta seul. dans la franchise de son scepticisme, inutile A tou'), abandonné comme une figure complexe et dangereuse, dont un parti n'avait rien de bon à tirer. Il y a déjà là une première explication du silence qui s'est fait brusquement autour de lui. On l'a relégué au grenier ainsi qu'une arme à double tran chant, dont personne n'osait se servir, dans la grande bataille contemporaine.
Mais, en dehors de cette cause d'oubli toute pratique, il en existe une plus profonde, due à la personnalité même de Chateaubriand, telle que j'ai tâché de la peindre avec exactitude. Les hommes de transition sont fatalement frappés d'avortement: s'ils réussissent à emplir de bruit leur époque, ils se trouvent emportés tout entiers avec leur généra tion, et rien ne reste du vain piétinement de leur vie. Chateaubriand ne démolissant rien, ne bâtissant rien, se résignant à un rôle de borne, peut nous sembler d'une belle attitude, au seuil de ce siècle mais il ne dit absolument rien à nos esprits, ennévrés par la bataille politique qui se livre en France, depuis plus de quatre-vingts ans. Pour qu'un homme politique vive dans les mémoires, il faut que ses actes aient répondu à la passion d'un siècle. Lut, nous apparait trop loin derious il nous reste étranger, U n'a rien laissé qui nous le fasse sentir toujou~t
ardent et vivant à nos côtés. En un mot, il n'avait pas l'âme moderne. Comme je l'ai dit, il s'est. trompé d'époque, le jour de sa naissance. Dans l'écroulement de l'ancienne société, il demeure la ruine la plus glorieuse, une de ces ruines toutes jeunes qui sont lamentables. Encore eût-il été grand, s'il se fat montré le soldat du passé, sans compromis d'aucune sorte, tenant tête au monde nouveau, le niant, ayant la passion de sa foi; mais les fatalités de sa obture le jetaient à cet équilibre, à ce juste-milieu du doute, où les natures les mieux douées se rapetissent. Il s'est agité inutilement et il s'est évanoui, rien de plus. Aujourd'hui, ses actes, ses écrits, sont froids comme des cadavres.
Il est bon d'ajouter que Chateaubriand n'avait pas le tempérament politique. En France, l'opinion commune est qu'un pjète, un écrivain d'imagination et de style, ne peut gouverner sagement' son pays et, jusqu'à ce jour, les écrivains qui sont montés au pouvoir, si j'en excepte M. Thiers, semblent avoir pris à tâche de justifier cette opinion. Cela tient sans doute au génie français. On reprochait surtout à Chateaubriand sa sauvagerie hautaine ~t dédaigneuse, la morgue avec laquelle il accueillait les personnes qui l'approchaient. Il était le plus couvent d'une vanité blessante. Cela n'eût rien été encore, s'il n'avait manqué complètement de la grande force des hommes d'État, la patience, la continuité des vues, l'effort toujours dirigé vers le même but. H se passionnait d'abord, rêvait de faire grand mais, au premier obstacle, i) se décourageait, entrait 'dans des colères d'enfant, finissait par se réfugier au fond d'une sorte de mélancolie égoïste, dégoûté
des hommes, prophétisant les cataclysmes les plus efRoyabIes. René perçait quand même, avec sa désespérance, sous la gravité du diplomate et du ministre. Il traitait une au'aire comme H écrivait un livre, soignant la forme, ne songeant pour le reste qu'à se mettre en avant. Aussi ses fautes furent-elles innombrables. Après avoir montré les inconséquences de lavie politique de Chateaubriand, SainteBeuve ajoute avec raison « Il y a trois grands faits qui demeurent la plus mauvaise Chambre de la Restauration, la Chambre frénétique de 1815, il a tout fait pour la maintenir. Le meilleur ministère, le plus sincèrement libéral de la Restauration, le ministère Dessoles, il a tout fait pour le renverser. Le ministère Villèle enfin, le plus détestable de tous, et le plus funeste, il a attendu pour le trouver tel, qu'il en fût sorti. M. de Chateaubriand n'a commencé à désespérer de la Restauration que quand il a vu qu'il n'en serait pas le premier ministre. » Un pareil jugement, d'une justesse'absolue, achève le portrait de l'homme politique, dans Chateaubriand. En résumé, il n'a rendu que de mauvais services à la royauté, et la royauté n'a rien fait pour sa gloire. Les royalistes mentent à l'histoire, quand ils l'acclament.
De même, j'estime qu'on fait preuve de peu de critique et de beaucoup de complaisance, lorsqu'on parle des prétendus services que Chateaubriand a rendus à la religion. Personnellement, il n'avait pas l'esprit religieux il avait plutôt ce que je nommerai l'esprit poétique. C'est ici que je dois dire un mot de la désespérance de René,' de cette mélancolie rêveuse et de cet ennui incurable qu'il a traîuéb par-
tout, comme la plaie vive d'un mal inconnu. Sans doute il faut faire la part de la pose, de la draperie qu'il lui a plu de se mettre aux épaules. Mais cette désespérance a eu son heure de réalité. Elle a soufflé un moment sur tous tes sommets de l'esprit. Byron en a été secoué jusqu'aux os. Gœtbe, plus solide sur ses membres puissants, a écrit Werther, pour en avoir été effleuré. En France, Musset s'est dit blasé et yidé, vieilli avant t'&ge par ce vent du siècle. Et il répétait seulement le grand cri de tristesse que Chateaubriand avait jeté quelques années plus tôt. Ce'ne sont, plus tes tristesses de Rousseau, tempérées de philosophie, l'humeur noire d'un moraliste chagrin. Rousseau a le premier pleuré devant la nature mais il raisonnait encore, tandis que ses fils n'ont plus trouvé que des larmes. Il semble que la fraternité qui s'élargit jusqu'aux arbres et aux brins d'herbe, que la contemplation nouvelle des horizons, cet amour attendri de la nature, troublent l'homme dans son cœur, font monter à ses yeux toutes les douleurs vagues de son être. Chateaubriand a réalisé chez nous ce type tourmenté du poète assis sur un rocher, versant devant un beau soir des pleurs qu'il ne sent pas couler. En face des bois, des montagnes, des eaux, auxquels it s'intéresse pour la première fois, il se trouve pris d'un accablement immense, très doux pourtant, d'un besoin de sommeil, au fond duquel it voudrait s'anéantir. Il n'a rien pour souffrir, et il souffre de tout. Il traîne des aspirations sans but, des dégoûts sans cause, une fatigue abominable de l'existence. Quel nom donner à cet étrange état, à cette maladie noire qui, à la même heure, a fait des victimes dan~
toutes les nations? Si j'analyse cette désespérance, je dirai qu'elle est une nouvelle forme du doute. Chateaubriand subissait, même à son insu, ta poussée révolutionnaire du siècle. I! était pris entre les croyances chancelantes d'une société qui s'effondrait, et les leçons neuves d'analyse exacte que lui donnait la nature. De ces arbres, de ces vallées, de ces mers, dans )e spectacle desquels il s'abîmait. montaient des voix troublantes, les voix de l'avenir qu'il ne pouvait encore entendre et qui le laissaient éperdu. Sa vie contemplative, ses regards ouverts sur le monde nouvellement révélé, le jetaient à un énervement extraordinaire, à un grand chagrin inconscient, fait du regret des jcars passés et de la méfiance du lendemain. L'âme était comme sortie de la paix où elle avait dormi pendant des siècles. Si René sanglotait sur son rocher, c'était en somme que Réné ne croyait plus et qu'il faisait d'inutiles efforts pour croire.
Je ne veux pas fouiller trop avant dans la vie de Chateaubriand. Il n'était pas d'esprit religieux, je le répète- Il céda à toutes les passions, ne sut jamais tuer sa chair. Ses aveux sufnsent pour le montrer passionné, toujours en quête de quelque grand amour. Lorsqu'il partit en pèlerinage pour Jérusalem, il confesse n'avoir pas eu un but pieux il allait à la passion, à la beauté, à la gloire. Ceci est caractéristique. « Allais-je, dit-il dans ses Mémoires, au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir? « Une seule pensée m'absorbait, je comptais avec « impatience les moments; du bord de mon navire, « les regards attachés sur Vénus, l'étoile du soir, je «lui demandais des vents pour cingler plus vite, de
la gloire pour me faire aimer. J'espérais en trou« ver à Sparte, à Sion; à Memphis, à Carthage, et « l'apporter à l'Alhambra. Comme le cœur me bat« tait en abordant les côtes de l'Espagne 1 Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j'avais traversé mes *< épreuves ? Tout ceci veut dire qu'une maitresse t'attendait en Espagne, et qu'il avait constamment brute du désir de cette femme, dans son long voyage. Ce chrétien qui emmène son amour, qui le promène dans les lieux saints, est certainement un poète mais je soutiens qu'il n'est pas un croyant.
Peu importeraient, d'ailleurs, les sentiments personnels de Chateaubriand, si son œuvre restait haute, ferme et debout, comme une tour, une citadelle armée détendant la religion. Mais le Génie du Christianisme, pour ne parler que de cet ouvrage, est loin d'être bâti avec cette soudité inexpugnable. On se souvient que ~'auteur, brusquement ramené aux souvenirs de son enfance pieuse par la mort de sa mère, et voulant obéir aux derniers voeux de celleci, renonça à ses égarements de libre penseur et se mit à écrire le Génie du Christianisme.' C'est ce qu'il raconte. Je veux croire que l'ouvrage aurait été écrit quand même. Il y a là une légende. Chateaubriand a cédé plus encore an besoin de réaction qui était dans l'air. Après la grande tempête de la révolution, après la destruction des églises, la proscription des prêtres, l'invention ridicule d'une religion nouvelle, il était fatal qu'une voix s'élevât pour célébrer l'excellence du catholicisme. Cette loi des réactions est constante dans Fhistoire. Cela est si vrai, le besoin de protester contre les spectacles d'horreur auxquels on venait d'assister, est si bien la seule rai-
son d'être du livre, que Chateaubriand ne songe même pas un instant à discuter le dogme, à réfuter les attaques des philosophes du dix-huitième siècle, à faire une œuvre de critique et de combat. Il se contente de peindre, il oppose aux spectacles sanglants des spectacles de ravissement. et de lumière. Dans le christianisme, il ne voit que la matière d'un poème, une suite d'épisodes touchants ou superbes. Ce qui l'émeut et le fait fondre en larmes, c'est la pompe de la religion, ce sont les cathédrales mettant la croix de leurs flèches sur le ciel bleu, emplissant leurs voûtes des parfums de l'encens et du resplendissement des cierges, toutes' bourdonnantes de foules agenouillées sous la bénédiction des prélats, vêtus de pourpre et d'or. Ou bien, comme dans A/a/a. il mêle une tendresse humaine à la religion; dont il fait la consolation des amants malheureux, au milieu de la virginité des forêts. Ou encore il tire du drame de la Passion tout l'attendrissement ttagique qu'il contient, il y intéresse les âmes sensibles, ainsi qu'à une histoire douloureuse dont il poétise les côtés trop cruels. Et l'oeuvre entière reste ainsi l'effusion d'une âme émue, la paraphrase rythmée des beautés du culte, une sorte de cantique d'amour. La religion est belle, j'entends belle plastiquement et moralement, et c'est tout. Le poète est toujours là avec sa lyre; le penseur, le lutteur ne se montre pas une fois. Une œuvre telle que le Génie du C~'M~MMMme devrait être en vers. Sans doute, le succès fut grand, à l'époque de la publication, car le livre répondait à un besoin, satisfaisait le désir qu'on avait d'échapper aux réalités poignantes et de s'endormir dans le bercement d'une poésie pieuse. Après tant
de sang, un <!ot de lait paraissait d'une douceur incomparable. L'oeuvre arrivait à son heure, de là son retentissement. Mais, l'heure passée, elle était condamnée à l'oubli. Elle n'avait en elle aucune des vigueurs nécessaires pour servir la religion, au delà du charme immédiat qu'elle apportait. Si elle a pu consoler une génération, être un instant une musique sacrée, agréable aux oreilles toutes pleines encore des féroces refrains des sans-culottes, elle reste inutile aujourd'hui, sans force contre les attaques delà libre pensée, abandonnant la religion aux terribles enquêtes de la critique moderne. Elle ne défend pas plus le christianisme que les chants des jeunes filles, le dimanche, à l'église. Au contraire, elle l'affadit, l'affuble d'une rhétorique dont il est permis de sourire. Comparez le Génie du Christianisme aux travaux d'exégëse religieuse de ces dernières années, à la Vie de Jésus, de Strauss, pour ne citer que cet ouvrage, et vous sentirez quel pauvre champion la religion a dans la première de ces œuvres. Chateaubriand, à mon sens, a donc été tout aussi mauvais catholique que mauvais politique, et il n'a, en réalité, pas plus fait pour le christianisme que pour la royauté. Si notre temps le dédaigne et l'oublie, c'est qu'il n'est resté en toutes choses qu'un simple faiseur de phrases, sans rien semer pour l'avenir.
Où donc est sa grandeur, grandeur très réelle qui impose encore? Elle est tout entière dans, le chevaleresque dévouement où il a su s'immobiliser. Les, ,vingt dernières années de son existence, qu'il a passées à l'écart, solitaire et debout, ont plus fait pour sa gloire que le succès de ses livres et les
tapages de sa carrière politique. Il demeurera dàM l'histoire avec cette attitude dernière. sacrifiant tout à l'unité de sa vie, refusant d'abandonner son roi, bien qu'il désespérât de la royauté. Il n'avait reçu d'elle que des blessures; il la voyait moribonde, et il s'entêtait sans espoir à être son chevalier Ëdële, à faire jusqu'au bout cette veillée de mort. Ce qui le grandit, c'est que, les yeux ouverts à l'avenir, il se savait les deux pieds sur une tombe. Après s'être battu pour la liberté, il niait la liberté, puisqu'il ne pouvait l'obtenir avec le prince auquel il avait donné sa foi. Il y a là un suicide dont bien peu d'hommes d'État ont été capables. Ajoùtons que Chateaubriand mit une simplicité superbe dans son sacrifice il avait trop le sens du beau, pour ne pas opérer une belle sortie. Le 7 août, après les journées de Juillet, il tint à la Chambre des pairs le plus noble langage. 11 se dépouitta ensuite des titres, des honneurs et des pensions qu'il ne voûlait devoir qu'à la monarchie )égitime. Et; dès lors, dégagé de ses fautes, supérieur à ses ouvrages, il domina son époque.
IV
Il me reste à étudier l'écrivain. Chateaubriand, d'ailleurs, se tient tout d'une pièce. Les causes qui ont mis l'homme politique au premier rang, pour le jeter ensuite à un rapide oubli, expliquent de même le succès retentissant de ses ouvrages et l'inditférence où elles sont tombées à cette heure. Il y a ainsi, chez toute personnalité, un ressort dominant qui
mène la machine' entière. H suffit de chercher et de dégager ce ressort, si l'on veut connaître le mécanisme complet des actes et des écrits. J'ai dit que Chateaubriand, homme d'État, était un homme de transition, et que l'avortement de sa fortune venait de son équilibre entre deux siècles et deux sociétés, un pied dans le passé, l'autra dans l'avenir. Comme écrivain, il s'est également trouvé à cheval sur deux époques et sur deux' écoles littéraires c'est ce qui empêche ses œuvres do vivre.
Souvent on a répété que l'auteur du Génie du Christianisme était le premier romantique. Il est tout aussi juste de dire qu'il a été le dernier des classiques, tant l'agonie des belles périodes et des périphrases nobles se mêle chez lui aux balbutiements des audaces de la couleur et du mouvement passionné de la phrase. Son style est un étrange composé de toute la friperie classique, drapée, pailletée à la nouvelle mode romantique. Il finit le genre descriptif de Delille, pour commencer le genre superbe et rayonnant de Lamartine et de Victor H'jgo. D'ailleurs, on a tort de croire qu'il y a, en littérature, des révélateurs apportant tout d'un coup dans leur écritoire une nouvelle école. Les transformations d'une littérature marchent au contraire avec une lenteur sage; la chaîne est longue et ininterrompue; il y a toujours une foule d'écrivains transitoires, et si plus tard des lacunes existent, si certains auteurs apparaissent comme des créateurs indépendants, c'est que leurs âmes sont tombés dans l'oubli ou qu'on ne songe pas à rétablif tous les fils oui conduisent fatalement de l'ancienne
production' à la production nouvelle. Il est certain, par exemple, que Chateaubriand est le continuateur de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Il est le pont jeté entre ceux-ci et les écrivains révolutionnaires de 1830, servant à son insu un mouvement contre lequel il a protesté plus tard. C'est la loi fatale. Et le pis, je le répète, est qu'il est venu à cette heure indécise, à cette aube d'une langue jeune, où les lettres gardent toutes les entraves dont elles cherchent à se débarrasser, sans bénéncier du premier effort qu'elles tentent. Qu'on prenne une des plus belles pages de Chateaubriand, elle nous semble aujourd'hui fausse, enflée d'une musique ennuyeuse; les audaces qui terrifiaient et enthousiasmaient les contemporains, nous échappent absolument, parce qu'elles ont été dépassées par des audaces autrement bruyantes. Il faut, pour retrouver le novateur, reconstruire l'époque où il s'est produit, surtout le comparer à ses contemporains; et encore, si l'on arrive à comprendre l'enthousiasme des lecteurs d'autrefois, est-il impossible de le partager. Ce style n'est désormais qu'une date dans notre histoire littéraire. Ce n'est plus l'épuisement de langue où en était venue l'école de Voltaire; mais ce n'est pas encore la renaissance belatante et bizarre, le souffle vivant qui allait bouleverser notre littérature comme pour la-fertiliser et la mener à la vérité. Chateaubriand occupe chez nous cette singulière place, de ne pouvoir être classé ni dans le dix-huitième siècle ni dans le dix-neuvième il reste dans le trou d'ombre qui aépare tes deux époques. Aucun génie, H bien doué fût-il, n'aurait résisté à cette
dualité du passé et de l'avenir, se combattant et s'étouffant.
On entend, dans ses phrases. la longue haleine d un ouvrier puissant. II y a !à le ronflement de l'écrivain de race. Mais le tout est composé et peint comme un tableau de Lebrun, d'un pinceau magistral et. imposant, qui oublie de mettre des corps vivants sous les draperies magnifiques. On est en plein dans te style noble, avec l'horreur du mot propre, la phrase travaillée et arrondie, la monotonie du balancement des périodes, l'ennui écrasant de la beauté continue et voulue. A chaque page. on trouve la même langue sonore et creuse, résonnant sous les doigts habiles de l'écrivain comme ces gongs chinois, qui doivent leurs vibrations à la façon dont ils sont forgés. Tout, chez Chateaubriand, sent le vacarme solennisé.
Et voici pourquoi cet artiste savant, ce puissant arrangeur de mots nous touche si peu aujourd'hui c'est que, moins encore que l'homme politique, il n'a la passion du siècte, je veux dire la passion du réel et de l'analyse exacte. La crise romantique qu'il a annoncée, est, dans notre littérature, comme une insurrection fatale, venue à son heure pour brisér le joug classique et donner toute liberté aux personnalités originales. La langue s'épuisait, tes écrivains rapetissés s'attardaient dans un balbutiement sénile, toutes sortes de conventions et de préjugés avaient besoin d'être secoués violemment. Les romantiques de 1830 vinrent, qui firent table rase des prétendues règles, de la tradition vieillie. Ce fut, dans les lettres, à moins d'un demi-siècle de distance, une révolution correspondant à celle
qui avait renouvelé la société, au milieu d'une effroyable tempête. Mais les révolutions ne font que semer l'avenir une période révolutionnaire, avec ses excès forcés, ses erreurs nombreuses, ne saurait durer. Par exemple, les romantiques de 1830, pour balayer l'antique rhétorique, en apportaient une autre, tout aussi ridicule; ils ne faisaient que remplacer l'imitation entêtée de l'antiquité par une tendresse excessive pour le moyen-âge, les vieilles cathédrales, les armures, toute la ferraille et les guenilles des siècles passés. C'étaient les mêmes mensonges dans d'autres décors. Aussi le romantisme devait-il vieillir rapidement, après s'être incarné dans le plus magnifique poète lyrique que compte notre littérature. Aujourd'hui, il fait sourire; ses chevaliers sont plus démodés que les Grecs et les Romains de l'école classique. Mais le branle était donné, le triomphe de la révolution littéraire avait ouvert toutes les voies, les écrivains naturalistes pouvaient se mouvoir librement et oser enfin peindre les hommes et les horizons dans leur vérité. Tel est l'éternel honneur du mouvement romantique en France il a hâté la venue de l'école réaliste et lui a facilité la besogne, en lui livrant le champ déblayé, bon à bâtir. Je ne cite ici aucun nom, j'envisage seulement l'évolution des lettres françaises, pendant ces derniers cinquante ans. Mon seul but est de montrer combien, à cette heure, Chateaubriand est loin de nous, en deç~ de la révolution qui s'est accomplie, de l'autre côté du romantisme, dont il balbutiait à peine les audaces.
Depuis Balzac et les romanciers qui lui ont suc-
cédé, tout est consommé, l'outil du siècle .est le scalpel de l'anatomiste. Notre ULtérature est une lit- térature d'observation et d'expérimentation. Nous sommes comme ces chimistes qui, comprenant que ia science est encore dans l'enfance, se gardent bien de se risquer à la moindre synthèse et se contentent d'analyser les corps. Nos romans ne veulent rien devoir à l'imagination, au grandissement mensonger des personnages, à l'arrangement habile de ta fable. Ils peignent la vie telle qu'elle est, se préoccupent d'amasser le plus de documents humains possible, sont les vastes magasins où s'accumulent les faits sociaux et ils ne concluent pas, par peur de se tromper, laissant aux siècles prochains le soin de formuler des idées générales, lorsque l'amas des documents sera décisif et permettra de se prononcer sur l'homme. On comprend dès lors de quelle indifférence nous sommes pris pour Chateaubriand, au milieu de nctre enquête universelle. H n'a pas eu notre passion, son outil n'a pas été le nôtre, ses ouvrages sont vides de tout ce que nous cherchons. On louait la couleur de son style, les images éclatantes qu'il introduisait dans ta langue mais, à nos yeux, le plus souvent, ces images sont fausses, plaquées sur les objets comme des coloriages de pure convention. Nous comptons, parmi nos contemporains, jusqu'à cinq ou six écrivains qui ont donné aux images un éclat incomparable, tout en restant dans la stricte vérité des couleurs. Devant les merveilleuses pages que je pourrais citer, les pages les plus éclatantes de Chateaubriand paraîtraient des enluminures sotenneUes. De même pour les personnages ceux
qu'il a mis en œuvre sont des ombres, des créations poétiques qui ont le tort de parler en prose. Atala seule a surnagé, et grâce encore au tableau de Girodet. René lui-même est une énigme que les commentateurs cherchent à déchiO'rer dans ce corps pâle et fantasque, le sang ne bat pas; il a beau aimer, il reste flottant ainsi qu'une fumée dans un rayon de lune: Comment s'intéresser à ces poupées rêveuses, à ces mannequins prétentieux, lorsque notre monde de création littéraire s'est peuplé d'une foule de personnages en chair et en os, db bout, vivants, qu'on croirait avoir rencontrés au coin d'une rue, tellement ils sont présents à toutes les mémoires? Nous nous agitons désormais dans un milieu réel, qui nous rend dédaigneux des milieux factices, où se mouvaient les écrivains des écoles passées. Et notre dédain des œuvres de Chateaubriand est inconscient; tous les lecteurs l'éprouvent, même ceux qui nient encore le mouvement réaUste. ils vivent de l'air ambiant, ils sont pris quand oi~mo par le besoin universel de vérité. C'est ainsi que Chateaubriand s'efface rapidement et semble beaucoup plus loin de nous qu'il ne l'est en réalité, parce que toute une évolution considérable le sépare de l'époque présente et qu'il n'a rien en lui de ce qui nous passionne aujourd'hui.
Je dois, pour qu'on ne se méprenne pas, ajouter :que, si les œuvres de Chateaubriand meurent, c'est qu'elles portent la mort en elles. S'il avait eu le don de la vie, il vivrait, et éternellement, malgré sa .rhétorique démodée, malgré l'heure de transition on il a vécu, malgré tout. Le don de la vie, pour Fécrivain, c'est l'immortalité des œuvres, dans quet-
ques conditions qu'elles se soient produites. Et le don de la vie n'est autre que le don de la vérité. Quand un personnage est vrai, .il est éternel; il a beau être mal drapé, avoir des lignes défectueuses il suffit que, par les trous de la draperie, on aperçoive la chair nue et vivante. Le voilà debout, pour des siècles. Ici, la question du tempérament de l'écrivain intervient, décide de la vitalité des créations littéraires. Il y a, chez les artistes, dès mains créatrices, comme il y a des mains qui ne peuvent animer la matière qu'elles touchent, si précieuse, que soit cette matière. C'est une question de souffle, le quelque chose d'innomé qu'on apporte avec soi. Et cela à ce point, que le tempérament, la passion de certains esprits puissants ont assez d'intensité pour donner la vie à des mensonges, pour éterniser les plus libres fantaisies de leurs caprices. Chateaubriand n'a pas su faire vrai et n'a pas pu faire vivant. Son époque n'était pas à la recherche de l'exactitude du détail, et son tempérament, son génie, si l'on veut, n'avait pas cette flamme qui souffle une âme aux pierres des chemins. Il manque à la fois de la vérité commune et de cette puissance, grâce à laquelle les créateurs changent en vérité tout ce qu'ils enfantent. Je conclurai encore ici, comme j'ai conclu, lorsque j'ai étudié dans Chateaubriand t'homme politique. Matgré le vide de certaines de ses œuvres, ma)gré l'oubli qui lui monte aux épaules, Chateaubriand reste quand même une haute Ngure C'est que, si le royaliste et le catholique, en lui, ont su se redresser dans une noble attitude et mourir debout, l'écrivain a gardé jusqu'à la dernière ligne
un style d'une largeur et d'une science incomparables. Je ne parle plus des matières employées, mais simplement de la facture. Chateaubriand était doué admirablement; il apportait un instrument merveilleux. Ses phrases coulaient avec une abondance, une facilité, une noblesse superbes. S'il n'y avait dessous que du vide, la draperie était magnifique, très apprêtée sans doute, mais d'un effet très grand. Il faut être homme du métier, s'être battu avec les mots, pour s'émerveiller en face de ce colossal ouvrier qui maniait si aisément la langue. George Sand a écrit ces ligues, à la fin d'un jugement très sévère surles~e~o:7'M<.<'OM<re-<0!H&e.'« « Et pourtant, malgré l'affectation générale du style qui répond à celle du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré Fabus du néologisme, malgré tout ce qui me déplatt dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle, et qu'aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions jamais écrire en faisant de notre mieux. » Je ne vais pas si loin que George Sand, je connais des pages qui sont aussi belles que les plus belles de Chateaubriand; mais il est certain que Chateaubriand ne vit plus que par sa langue. La forme, l'attitude a été chez lui l'homme entier.
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Voici à peine quinze jours que le ,dernier pétard des fêtes de Saint-Malo a été tiré en l'honneur dé Chateaubriand, et, déjà le tapage qui s'est fait autour
de la statue de l'écrivain, les coups d'encensoir des discours officiels, les applaudissements enthousiastes de la foule, les salves d'artillerie, les crépitements du feu d'artifice, se sont évanouis dans le grand murmure monotone de l'Océan. Il semble que le silence de l'oubli soit retombé plus épais sur la mémoire de celui qu'on exaltait si bruyamment. Le côté fâcheux de ces cérémonies est de ne réveiller que pour un jour la passion des vivants autour d'un mort, et de faire mieux sentir le lendemain de quel sommeil invincible ce mort est cloué dans sa bière. Aujourd'hui, on passe indifférent au pied de la statue toute neuve, on ne ramasse même plus sur la grève les baguettes des fusées, on a oublié jusqu'au menu du banquet et jusqu'aux airs de quadrille du bal. H n'y a toujours, au sommet du Grand-Bé, que la tombe solitaire de Chateaubriand.
Mon grand désir est, avant tout, d'être juste. Je ne voudrais pas, poussé par mes sympathies littéraires qui sont toutes pour l'école moderne d'analyse exacte, me montrer partial à l'égard d'un écrivain dont le rôle en somme reste colossal. Je n'ai soif que de vérité, et la critique est simplement à mes yeux une sorte de roman historique,. l'anatomie d'un personnage qui a existé et qui a laissé des documents, pour que nous puissions l'étudier à l'aise. C'est par là uniquemént que la critique m'intéresse. Il y a un fait indéniable, Chateaubriand a vieilli très vite, notre génération ne le lit plus. Mais nous ne sommes pas encore pour lui la postérité; il peut appeler de notre jugement; il trouvera peut-être plus tard des juges dégagés
des passions du siècle, et qui sauront le mettre à sa véritable place. M. de Loménie a écrit les lignes suivantes, qui doivent donner à rénécbir. « Il est s arrivé à Chateaubriand ce qui arrive presque à f tous les hommes qui ont imposé longtemps l'ad« miration à leur siècle l'époque qui suit leur o mort est celle où ils sont jugés le plus sévère« ment on dirait que nous éprouvons le besoin a de nous dédommager d'une longue adulation par une rigueur excessive. C'est ainsi qu'on a vu « des écrivains qui avaient épuisé pour Chateau< briand vivant toutes les formes de l'enthousiasme '< et du respect, changer brusquement d'attitude, et, « sans s'inquiéter du contraste, toiser Chateaubriand a mort avec une familiarité aussi rude qu'inat« tendue. » Il y a là un sentiment bas, auquel je serais désolé de céder. Bien que nous ne soyons plus tout à fait au lendemain de la mort de l'écrivain et que vingt-sept ans de recul donnent au jugement public un certain poids, il se peut, en effet, que nous nous trouvions encore trop près de Chateaubriand pour le mesurer à sa juste hauteur. Je vou-~ drais donc, par uu effort de l'esprit, me reculer davantage, tâcher de prévoir quel sera l'arrêt dé8nitif que portera sur lui le vingtième siècle. Voici mon jugement dégagé de toute passion. Le Ce~i !'e <~M Christianisme, /<<nM'«t?'c, /M ~ar~y~ s u rto u t, toutes les œuvres poétiques ne peuvent que vieillir. On touche du doigt, dans les Jfar~s, dont le vide pompeux fut senti dès l'apparition, le vice de cette littérature d'une magnificence creuse, que la poussière du temps fane rapidement. Au contraire, je croil que les Mémoires d'outre-tombe, accueillis
par une tempête de protestations, ne peuvent que gagner à être lus. Si je ne me trompe, Chate.mbriand vivra par celui de ses ouvrages qui n'a pas eu de succès. C'est qu'il y a un homme, dans les ~em~res d'outre-tombe, un homme vivant et agissant, intéressant quand même, si peu sympathique qu'il soit. L'écrivain a eu beau y confesser. son égoïsme, sa vanité, son insouciance de tout ce qui n'est pas s? gloire, il n'en a pas moins mis là le meilleur de luimême, le sang qui manque à ses autres œuvres. Ce livre se dégage parfois de l'éternel pose prise par l'auteur, et-alors on a un livre qui s'échauffe entre les mains, qui a une vie propre. Je ne parle point des morceaux de style parfaits ils abondent dans toutes les œuvres de l'écrivain, ils sont surtout nombreux dans les ~femo!rM. Et il n'est pas jusqu'aux différents tons des dix volumes, écrits à des intervalles éloignés et sous des influences diverses, qui ne me paraissent un accident heureux, rompant la monotonie habituelle à l'auteur, le montrant enfin simple mor*tel, capable de pécher contre la belle composition d'un sujet. Tout le premier volume est particulièrement remarquable; l'enfance s'y déroule au milieu de paysages merveilleux; la vie au château de Combourg est un épisode admirable de couleur et de vérité. Je le répète, on remettra les ~moM M à leur place. L'arrêt définitif du vingtième siècle sera sans doute que Chateaubriand a fait éternel, le jour où, regardant enfin en lui-même, il a dû forcément faire vrai.
Mais quel exemple, au seuil de ce siècle! Je n'M parlé de lui que pour montrer l'inanité du mensonge en littérature, si magnifiquement drapé qu'il soit.
Aucun homme n'a rêvé la royauté littéraire autant que celui-là il s'est mis lui-même le manteau aux épaules, il a passé des années à se ciseler un sceptre et une couronne puis, il a marché dans l'éclat qu'il croyait jeter, à pas nobles et lents, calculant chacun de ses gestes, apprêtant jusque la façon magistrale dont il se coucherait dans le tombeau. Et sa royauté n'a été qu'un déguisement dont on sourit la défroque dont il s'était chargé, l'a accablé et rapetissé. A côté de lui, un écrivain qui aurait laissé dix pages vivantes et vraies grandirait d'année en année, serait à cette heure un géant qui l'écraserait. C'est là notre leçon, à nous tous qui avons l'outil moderne, l'analyse exacte, pour fouiller le réel. L'immortalité est aux créateurs d'hommes, à ceux dont les mains puisent dans la vie, enfantent la vie.
Dans l'histoire de notre littérature, Voltaire seul peut être comparé à Victor Hugo, pour la place énorme qu'il a tenue dans un siècle et pour l'influence souveraine qu'il a exercée sur sa génération. Je ne parle point ici du mérite littéraire absolu, mais de la royauté indiscutée, commençant à la jeunesse et s'imposant jusqu'à l'âge le plus avancé. Tous les deux ont tenu une société sous leurs sceptres, tous les deux ont pu croire qu'ils avaient immobilisé en eux les forces intellectuelles de la race. Je ne poursuis pas la comparaison, car, à côté d'une vie de gloire semblable, il y a de profondes dissemblances de tempéraments. Il me suffit de constater que le fait auquel nous assistons, la royauté littéraire s'incarnant dans un homme, a déjà eu un précédent dans notre histoire.
VICTOR HUGO
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Quelle admirable vie, cette vie de Victor Hugo' J'imagine un jeune homme à sa table de travail, un poète qui a laissé tomber sa plume et qui rêve de gloire. Ah! quel découragement et quelle envie pas- j. sionnée de grandir, lorsqu'il dresse devant lui ce~ géant dont les pieds posent au seuil du siècle et dont.
la tête, toujours droite, semble vouloir s'enfoncer' dans le siècle futur! Avoir jamais sa taille, c'est un rêve fou; à peine pourrait-on monter à sa ceinture ou à ses épaules. On mourra peut-être jeune. Il serait beau déjà d'avoir les muscles assez forts pour remuer quelques strophes, tandis que lui a bâti des tours cyclopéennes, avec les matériaux inépuisables de ses vers. Il est le maître, il a pris toutes les idées et toutes les formes, il bouche actuellement l'avenir i et, pour renouveler la formule poétique, il faudra attendre que ses chefs-d'œuvre aient vieilli dans les mémoires. Alors, il ne reste plus au jeune poète qu'à se courber et à se dire un simple disciple. La vie royale de Victor Hugo l'écrase.
A dix ans, en Espagne, où il était âne rejoindre son père, Victor Hugo commence à balbutier des rimes. A quatorze ans, il écrit en pension une tragédie Irtamène, qui n'est certes pas plus mauvaise que les tragédies du temps. A quinze ans, il concourt pour le prix de poésie à l'Académie, sur ce sujet les Avantages de /W<M< et, s'il n'est pas couronné,~ c'est que la grave compagnie'croit que le jeune poète s'es moqué d'elle en indiquant son âge. Les années suivantes, d'ailleurs, il se couvre de lauriers, à Paris et à Toulouse, dans les concours académiques. Selon :e mot de Chateaubriand, il était dès lors « un enfant &u&'Hne ». Plus tard, si une légende se forme, on dira
que des voix et des lyres ont chanté dans l'air, au moment de sa naissance.
Ce n'était encore qu'un enfant prodige, mais le jeune ,homme grandit toujours. Il a vingt-deux ans, lorsqu'il publie ses deux premiers romans ~OH d'/s/oH~ etFM~ar~o/;mêmeje crois que ce dernier avait été écrit à seize ans. Puis, paraissent les Odes et Ballades, et un grand poète est véritablement né. Jusque-là, lejeune homme marchait au milieu des ovations les plus flatteuses, les vieillards et les dames l'approuvaient doucement de la tête. Un autre se serait noyé dans ce miel. Lui, apportait une force il se dégagea de ses succès de salon, en se révélant brusquement comme un novateur. Il avait alors vingt-cinq ans. C'est à cet &go que sa fortune littéraire s'est réellement décidée.
Je n'écris pas ici une biographie, je tàche simplement d'indiquer, en quelques traits, l'existence extraordinaire de cet homme. A vingt-cinq ans, il devient donc chef d'école. Des jeunes gens s'étaient réunis autour de lui; une doctrine littéraire s'ébaucha au courant de'leurs conversations, doctrine dont les principes furent exposés dans un petit journal la Muse française.' Enfin, le maître lui-même parla, lança son manifeste, la fameuse préface de Cromwell, et l'école romantique fut fondée. Certes, tout n'y était pas neuf, la nouvelle formule précisait simplement des idées lentement apportées par des devanciers. Mais/il suffisait qu'un homme fût né pour donner un éclat incomparable à cette formule. Victor Hugo incarna tout le mouvement de la première moitié du siècle. De poète discrètement applaudi, il s'éleva au rang de poète discuté. Il devint
un homme de bataille et de triomphe. A !'&ge de vingt-sept ans, en 1830, il régnait déjà. Et c'est alors que s'étend cette période admirable de sa vie, de <830 à 1848, son règne sur les lettres françaises, sa toute-puissance sur la génération qui naissait, c< servage des esprits qu'il étendait autour de lui, et dont l'étrange puissance a duré jusqu'à nos jours. Place Royale surtout, il trônait au milieu d'une cour enthousiaste et respectueuse les jeunes poètes, débarqués de la veille à Paris, lui étaient présentés comme des vassaux qui lui devaient hommage et les pauvres enfants s'évanouissaient presque dans l'escalier, tant leurs cœurs battaient fort. Des écrivains de grand talent venaient eux aussi s'incliner. Louis XIV n'a certainement pas eu des courtisans plus fidèles ni plus hucables. On officiait devant ce roi littéraire ceux mêmes qui essayaient de plaisanter derrière son dos, pâlissaient et se courbaient en sa présence. Tels sont les faits. Le roi, pendant ce temps, produisait ses chefs-d'œuvre. On pouvait craindre qu'après dix-huit années de royauté, le respect ne diminuât, surtout de la part de la jeune génération qui grandissait. Mais Victor Hugo devait avoir toutes les chances. La fortune acheva de le combler en le frappant. Au moment où sa puissance allait peut-être faiNlir, à force de bonheur, la fortune fit de lui un proscrit, et, du coup, de roi il passa dieu. Je ne soutiens pas ici un paradoxe. Est-ce que l'exil n'a pas grandi Victor Hugo ? P est-ce que l'Empire, en le chassant-de France, ne l'a tpas mis sur son rocher de.Guernesey comme sur un f piédestal indestructible? Il faut se reporter à ces années del'Empire~ tour comprendre quelle hauteur
poète prenait au loin. A nous tous, jeunes gens de vingt ans, il apparaissait comme un colosse enchaîné, chantant encore au milieu des tempêtes; il était Prométhée, il était surhumain, il dominait la France, qu'il couvait de loin de son regard d'aigle. Parfois, le vent semblait nous apporter quelques pages de lui, et nous les dévorions, et nous pensions, en les lisant, aider à quelque victoire sourde contre la tyrannie. Ce poète, quiinsultait si violemment l'Empire, avait Bni par se faire respecter de l'Empire lui~aëme. Lorsque la Ze~e~a'e des Siècles et les ~M~'ables parurent, ce fut un long cri d'admiration, et l'on pUt lire des. éloges de ces œuvres jusque dans les journaux les plus dévoués à la dynastie. On allait en pèlerinage à Guernesey. L'absence achevait de mettre Victor Hugo dans les nuées.
Ce n'est rien encore. Devant l'Europe attentive, devant les peuples qui se passionnaient et les monarques qui tremblaient, ce simple poète avait engagé un duel avec un empereur. Chassé par Napoléon 111, ayant jeté à la face de ce souverain toute la boue ramassée dans les chemins de l'exil, Victor Hugo, tranquille et fort, attendait que son ennemi croulât; et la sérénité de son attente, la certitude où il semblait être de vaincre, étaient déjà comme un ébranlement donné au trône. Souvent l'empereur a dû songer à cet homme, posé sur son rocher, épiant it faux pas qui devait l'étendre dans la poussière. Qui des deux l'emporterait, qui des deux mourrait sur la terre étrangère? Et voilà qu'un jour le poète a vaincu. L'empereur a été chassé à son tour et est allé agoniser en Angleterre, tandis que le poète rentrait en France, aux acclamations de la foule. Dans
ce duel formidable, le poète seul aujourd'hui reste debout.
N'est-ce pas merveilleux, et quelque maître de cérémonie supérieur ne semble-t-il pas avoir réglé avec amour les phases diverses de cette existence? Quand l'admiration publique semble devoir se lasser du spectacle de ce poète, un coup de baguette amène une transformation, et une nouvelle période de gloire se déroule. Plus tard, si certaines œuvres de Victor Hugo disparaissent, sa vie restera certainement comme une des plus belles qu'un homme ait vécue. Aucun conquérant, aucun maître absolu n'a dû goûter des jouissances de pouvoir aussi fortes. Cependant, je dois le dire, depuis que Victor Hugo est revenu à Paris, il n'a plus grandi, et cela était fatal. Il était trop haut sur son rocher pour se hausser encore. C'est presque une déchéance pour loi que de se retrouver parmi nous, sur nos trottoirs boueux, dans nos appartements mesquins, lui qui dominait la mer et que nous nous représentions pareil à Isaie, prophétisant au milieu des orages. Puis, Victor Hugo est fatalement rentré dans les lutte* quotidiennes de la politique, et la politique rapetisse les poètes elle les traîne dans les réalités humaines, ils veulent l'élargir de toute la largeur de leurs beaux sentiments, et n'arrivent qu'à faire sourire. Je n'entends pas étudier ici l'homme politique, chez Victor Hugo; cela-me jetterait hors de mon sujet. Cet homme politique n'a jamais été pris au sérieux. Je ne juge pas, je constate, rien de plus. Victor Hugo, royaliste en i820, libéral et constitutionnel en 1830, républicain modéré en 1848, républicain ultra en 4850, a suivi la marche qu'il devait suivre et
se trouve être, depuis 1871, un apôtre biblique de la démocratie. Il s'est placé en dehors des doctrines et des faits. Il réclame le bonheur du genre humain, sans tenir compte des hommes. Il décrète la République universelle, comme si les éléments allaient lui obéir et constituer une nouvelle terre et un nouveau peuple. Esthétiquement, rien de plus large; c'est un rêve magniûque. Mais, pratiquement, cela est un peu puéril. Les républicains eux-mêmes, et je parle des plus convaincus, des plus actifs, sont bien souvent gênés par lui. Ils préféreraient qu'il se tînt tranquille et se contentât d'être un homme de génie. En somme, dans le parti, le grand poète est regardé comme un homme politique honoraire. On le laisse se mettre en avant, pour le décor, pour la pompe de son nom. Son rôle se borne an rMe de ces rois qui apparaissent parfois dans ies opéras, couronnés, traînant des manteaux de pourpre, et qui traversentsimplement le théâtre.
Au demeurant, des quatre périodes de sa vie, sa jeunesse si précoce et si fêtée, sa royauté littéraire en plein Paris, son exil éclairé d'une splendeur d'apothéose, sa vieillesse triomphant au milieu de nous, la période la plus étonnante a été certainement celle de l'exil. C'est son existence admirable qui a fait de Victor Hugo cette figure colossale qui. paraît être, aux yeux de la foule, la plus grande du' siècle. Comme d'autres, il a apporté le génie; mais les faits se sont chargés du cadre, le cadre le plus prodigieux que l'orgueil humain ait jamais rêvé.
J'ai dit que Victor Hugo a formulé ~e romantisme. Il est rare, sinon impossible, qu'un homme invente un mouvement littéraire. Un mouvement s'élabore longtemps, prend des racines peu à peu, fait toute une évolution souterraine avant de se produire au grand jour. Entre une école qui meurt et une école qui naît, il n'y a jamais une rupture brusque, mais au contraire des transitions, des nuances d'une dén*catesse infinie; ce qui sera demain est contenu en germe dans ce qui est aujourd'hui, et l'avenir ne Mirait rompre entièrement avec le passé. Les périodes diverses d'une littérature se tiennent ainsi les unes dans les autres, comme les anneaux serrés d'une chaîne. Seulement, quand une forme nouvelle doit s'affirmer, il se produit un homme à la main puissante, qui met en lois les tâtonnements de ses devanciers, qui ramasse et marque à son empreinte toutes les idées flottantes de son époque. C'est ce rôle-là que Victor Hugo a joué. Il a afCrmé bruyamment ce qu'une ou deux générations avant lui avaient entrevu et risqué timidement. Le vieil édince classique croulait de lui-même depuis des années, et il a été le démolisseur de la dernière heure, celui qui arrive quand il n'y a plus qu'une poussée à donner. Son génie le destinait à cette besogne. Aussi ses devanciers et ses contemporains ont.ils souffert de son voisinage de conquérant; car il n'était pas seul, mais lui seul devait attacher à son nom l'honneur de la victoire, comme ces grands
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capitaine, dont la mémoire survit, lorsque leurs soldats sont morts et à jamais oubliés.
Il n'y a pas de progrès dans une littérature, il n'y a que des évolutions. Une formule littéraire peut être un progrès sur une autre formule; mais les œuvres ne progressent pas forcément. Cela vient du rôle toutpuissant de l'élément humain dans l'art. Certes, si la vérité seule comptait dans une œuvre, l'art progresserait avec les sciences, les œuvres deviendraient d'autant plus grandes qu'elles seraient plus vraies. Seulement, il faut introduire la personnalité de l'artiste, et aussitôt la vérité n'estplusqu'un des deux membres de la formule. Les littératures apparaissent alors comme de longues frises qui se déroulent, comme des défilés de grands hommes, apportant chacun une parole tantôt l'esprit s'exalte, l'imagination règne tantôt la logique s'éveille, l'étude patiente des choses et des êtres l'emporte. Il faut ajouter que ces évolutions dépendent des sociétés; les littératures suivent l'histoire des peuples. Je me place donc à ce point de vue toute formule en elle même est bonne ei légitime, il suffit qu'un homme de génie la fasse sienna; autrement dit, une formule n'est qu'un instrument donné par le milieu, historique et social, et qui tire surtout sa beauté de la façon plus ou moins supérieure dont l'homme prédestiné sait en obtenir une musique. La formule s'impose, voilà ce qu'il faut comprendre. Corneille n'a pas choisi la tragédie, il l'a trouvée et l'a élargie. Victor Hugo n'a pas inventé le drame romantique, il en a simplement fait sa chose propre. Les cadres peuvent être plus ou moins commodes a remplir, le géme arrive toujours à y mettre une somme égale de
beaute. Seuls les aspects changent; au fond, le labeur humain est le même. De cette façon, on accepte toutes les grandes œuvres, les antiques et les modernes, les étrangères et les nationales, en les replaçant dans leurs milieux et en les regardant chacune comme la manifestation la plus haute d'un artiste à une époque donnée.
Seulement, il faut nettement établir que la loi d'évolution est constante. Une époque ne fixe pas une littérature, elle n'en est jamais qu'une face. Parfois, une forme littéraire peut régner sur plusieurs siècles d'autres fois, une forme ne s'imposera pas plus d'un demi-siècle; mais toutes se modifieront quand même par cette loi fatale qui pousse l'humanité à une continuelle marche, comme langue, comme mœurs, comme idées. La critique, jusqu'ici, l'a pas admis une marche en ligne droite. Elle prend des exemples, et elle démontre que, dans toute littérature, il y a d'abord un progrès constant, jusqu'à un épanouissement de la langue et à.un heureux équilibre de l'intelligence; puis, une pente se creuse, les œuvres roulent dans une décadence plus ou moins longue. Une littérature serait ainsi une montagne, deux versants et un sommet. Je dois confesser que l'histoire justifie presque toujours cette comparaison. Cependant, il faudrait s'entendre sur ce qu'on nomme les époques de décadence. La critique qui met au premier rang la question du langage, a raison de dire qu'il y a pour chaque langue un âge mûr, où cette langue prend une virilité et une simplicité superbes; mais la critique qui, sous la forme, cherche l'élément humain, le document curieux et vivant, s'accommode très bien des époques de décadence. D'ailleurs,
on ne peut jamais appeler soi-même son siècle un siècle de décadence, car naturellement on ignore l'avenir, on ne sait pas réellement si l'on monte ou si l'on descend; c'est la postérité, avec son recul, qui seule est en mesure de se prononcer. Ceci, à la vérité, est en dehors de mon sujet, et je voulais simptement établir que les littératures marchent du même pas que l'humanité, sans jamais rester stationnaires une seconde.
Chez nous, la formule classique a longtemps régné. Elle était toute-puissante, elle tenait du dogme. Personne ne songeait à s'en affranchir, car désobéir aux règles aurait semblé désobéir au roi et à Dieu. Jamais un despotisme plus jaloux n'a pesé sur un peuple d'écrivains. Pour expliquer ce long règne et cette toute-puissance, il faudrait pénétrer. dans la société du temps, montrer le* ressorts qui ont plié les esprits les plus libres à une discipline aussi sévère. Et pourtant cette machine si bien réglée s'est détraquée un jour. Elle était usée, elle ne marchait plus. L'heure est venue où les romantiques ont donné dans cette patraque le coup de pied de grâce, qui en a fait voler les dernières pièces rouillées aux quatre points de l'horizon. Les chefs-d'œuvre du dixseptième siècle n'en restaient pas moins debout, dans leur gloire immortelle, comme des manifestations du génie humain, qui 's'étaient produites à leurs heures. Ce qui était mort, c'était le procédé d'une époque, le métier et le cadre.
Et il a fallu entendre alors les cris de désespoir des classiques. Le même fait se produit à l'agonie de chaque école, les fidèles lèvent les bras au ciel et te lamentent, en déelat'tmt que la nn du monde ap-
proche. Règle générale, une école a la prétention d'avoir à jamais Bxé la littérature de la nation; tout ce qui est. venu avant elle ne vaut pas grand'chose, et tout ce qui viendra après elle doit lui ressembler, sous peine de n'être pa& elle tolère le passé, mais elle nie l'avenu. Les tempssont arrêtés, le soleilne marche plus, l'intelligence humaine est épuisée, les siècles se trouvent réduits à copier éternellement les derniers chefs-d'œuvre. Ce qu'il y a de plaisant, je le répète, c'est que toutes les écoles ont cette belle intolérance. Il faut se rappeler les batailles de i830. Les romantiques, qui étaient jeunes alors et qui avaient à conquérir leur place au soleil, ne se ménageaient guère. Ils manquaient surtout de respect, j'insiste sur ce point. Ils montaient à l'assaut du vieux rempart académique, hurlant, les poings fermés, tapant sur les crânes vénérables des classiques. Dans la petite bande de ces aventuriers de la couleur et de la passion, on traitait Racine de polisson, on faisait des gorges chaudes sur tout le grand siècle, sans épargner les contemporains qui se flattaient d'avoir du bon sens, et qui, pour ce fait, étaient regardés comme des pleutres. Le mouvement avait ses gamins et ses fantoches, et prenait des allures tapageuses d'insurrection; on cassait les vitres, on lançait des boules de neige contre l'Institut, on mettait des cordes en travers des trottoirs pour faire tomber les bourgeois. Le manque de respect, la démolition bruyante des anciens dieux, voilà, je le dls encore, ce qui a caractérisé l'évolution de 1830. Aujourd'hui, peut-on voir une comédie plus drôle que l'attitude effarouchée des romantiques, lorsque la nouvelle génération littéraire porte à son tour la
main sur leurs dieux! C'est qu'ils ont vieilli, c'est. qu'ils ont fatalement pris la place des classiques. lis sont devenus les consèrvateurs, les dogmatiques, les vénérables. Ils ont leur religion à défendre. Ce qui rend l'aventure très comique, c'est que le mouvement romantique n'a pas duré plus d'un demi-siècle, et que les hommes qui prêchent en ce moment le respect des vieux, sont justement ceux-là qui ont tapé sur les vieux avec le plus d'entrain. Ils reçoivent les coups qu'ils ont donnés, et ils se fâchent: cela prouve une fois de plus combien l'homme manque de logique. Vous imaginez-vous les romantiques en barbes blanches demandant du respect, érigeant le romantisme en un dogme d'éternelle vérité, se posant comme la dernière incarnation de la littérature française? On ne peut s'empêcher de sourire. Pendant que Victor Hugo triomphait, dans la splendeur de son apothéose, le génie français, en continuel enfantement, ne s'arrêtait pas pour cela. Balzac devenait colossal lui aussi, dans l'ombre où les circonstances l'avaient mis. La descendance de Victor Hugo- avortait, la descendance de Balzac s'élargissait et prenait toute la place au soleil. C'est ainsi que le mouvement naturaliste est né, ce mouvement naturaliste qui aujourd'hui enterre le romantisme. L'évolution était fatale, tout devait converger à cette protestation contre la fantaisie échevelée, à cette réaction du vrai contre le faux. Le siècle entier aboutissait forcément à une littérature d'analyse, d'enquête, de documents humains. D'ailleurs, je comprends que les romantiques se fâchent; ils n'ent pas assez vécu, ils sentent leur misère et leur stérilité. Le romantisme, dans notre
histoire, n'aura été en somme qu'un cri d'affranchissement il a fait table rase de tous les obstacles classiques, il a été l'orgie de )a victoire, en attendant le calme des esprits et l'emploi logique de la liberté conquise. Seulement, si le romantisme est triste de voir son règne si court, il montre bien peu de mémoire en criant à la profanation. Les naturalistes le poussent hors de chez lui, comme lui-même a poussé les classiques. C'est la loi. Les vieux font place aux jeunes.
Certes, le nouveau mouvement n'a pas grandi en une nuit comme un champignon. Il n'est qu'un anneau de la chaîne. Aussi, les romantiques sontils mal venus de dire aux naturalistes « Vous êtes nos enfants, vous tenez l'existence de nous, et c'est une mauvaise action que de frapper ses grands-parents. Sans doute, nous sommes les fils des romantiques. Mais est-ce qu'ils n'étaient pas eux-mêmes les fils des classiques? Où commence, en littérature, la chaîne des aïeux? Le respect figerait les lettres dans une immobilité hiératique, s'il fallait adopter quand même l'air de figure des grands-parents. Les naturalistes, qui se dégagent à peine du mouvement romantique, gardent malgré eux quelque chose aux épaules des draperies de 1830. Seulement, la questien n'est pas là. Elle est dans la dissemblance profonde des deux formules, l'une qui est idéaliste, l'autre qui est positiviste. Deux mondes sont en présence. Il faut que l'un tue l'autre. Je veux être logique, je confesse parfaitement que le naturalisme aurait tort, s'il déclarait qu'il est la forme définitive et complète de la littérature française, celle qui a lentement mûri à travers les âges.
En déclarant cela, il tomberait dans la même drôlerie que le romantisme. Que deviendra l'évolution naturaliste? Je l'ignore. L'imagination prendra-telle sa revanche contre l'analyse exacte? Peut-être bien. Et, d'autre part, le naturalisme aura-t-il un :ong règne? Je le crois, mais je n'en sais rien. Ce qui importe, c'est que dans cinquante ans, si le mouvement a avorté, il ne se trouve pas de naturalistes assez sots pour dire comme les vieux romantiques « Nous refusons de vider la place, parce que no'js sommes la littérature parfaite. Il Quand l'humanité marche, il est bien inutile de se coucher sur la route pour lui barrer le chemin.
Maintenant, j'ajoute que, dans le cas où le naturalisme ne serait pas une formule définitive, il est au moins une formule de vérité. C'est pour"quoi j'estime qu'il régnera longtemps. H vient de loin, il a grandi comme toutes les choses puissantes et durables. )1 s'appuie sur le mouvement intellectuel et social. EnHn, comme il a marché parallèlement aux sciences, comme il a gagné peu à peu toutes les formes de la pensée écrite, la philosophie, l'histoire, la critique, le roman, le théâtre, jusqu'à la musique, on peut prévoir qu'il est le début d'une immense évolution qui, pendant des siècles, .s'accomplira et ~'étendra. Remarquez d'ailleurs que 'la formule classique et la formule romantique sont identiques, sauf lè décor; elles reposent toutes les deux sur la conception idéaliste et régtementée de l'art. La formule naturaliste est l'autre face de la question; elle base une œuvre sur la nature, et explique les déviations du vrai par le tempérament de l'artiste
m
Aujourd'hui, la question est donc nettement posés entre les naturalistes et les romantiques, comme elle l'était en 1830 entre les romantiques et les classiques. Et je dois ajouter que les classiques agonisants étaient encore plus fortement retranchés, dans leur vieux palais tragique"que les'romantiques moribonds ne le sont à cette heure, au milieu des décombres de leur tour gothique. Jamais une école littéraire ne s'est épuisée si vite. Mais cette école produit toujours une illusion de vie et de grandeur, parce qu'elle conserve à sa tête un homme de génie, d'une taille colossale. Tout a croulé autour de Victor Hugo, le bric-à-brac du romantisme est en poudre à ses pieds, la préface de Cromwell elle-même fait sourire; mais il suffit qu'il reste debout, pour soutenir sur ses larges épaules le décor pompeux de l'école morte. Il est à lui seul tout le romantisme. Quand il mourra, il y aura un suprême craquement, et dans les débris épars nul n'osera seulement ramasser des matériaux pour se bâtir une niche. Lui, entrera dans l'histoire, prendra sa place à côté des grands hommes qui ont résumé ,nos époques littéraires tandis que ses derniers j disciples, privés de son appui, disparaîtront, noyés emportés par le courant nouveau.
Pour comprendre où nous en sommes, il faut avoir une idée nette de la situation que Victor Hugo occupe au milieu de nous. Dès aujourd'uui, il est un ancêtre. Son apothéose définitive est faite de
plusieurs éléments. Les lettrés sont pleins de respect pour sa longue vie de travail et pour les chefsd'œuvre qu'il a produits; les simples'bourgeois ont les oreilles emplies de son nom depuis cinquante ans et lui témoignent la dévotion de l'habitude; le peuple lui-même, sans compréndre, achète les éditions populaires de ses livres, à plus de cent mille exemplaires, parce qu'il regarde le poète comme un homme politique dont il attend vaguement un âge d'or. Je connais des ouvriers qui se privent de leur tabac pour acheter les œuvres de Victor Hugo, lorsqu'elles paraissent en livraisons à dix centimes; ils ne les lisent pas, mais ils les font relier et les gardent chez eux, comme des meubles de luxe dont ils sont très fiers. Ainsi donc, dans l'admiration religieuse qui entoure aujourd'hui le poète, il y a de tout, de la tendresse littéraire, du respect pour le travailleur et pour le vieillard, de la gratitude nationale pour le grand homme, surtout de la sympathie politique. Victor Hugo n'est pas resté, comme Alfred de Musset, un simple poète de génie; il a élargi sa sphère d'action sur le public en se mêlant aux querelles sociales, en doublant les succès de l'écrivain par le tapage de l'orateur.
Certes, il faut s'incliner. Une telle gloire est légitime. Quand un homme est monté si haut, par un labeur continu, il est difficile de le faire descendre de son piédestal et de le traiter d'homme à homme. Cependant, il arrive que la vérité souffre de ce trop grand respect. Ce ne serait encore rien, si l'on mettait te dieu en dehors de nos luttes hu. maines on pourrait faire ce que font les incrédules dans les églises, plier le genou pour ne scand~-
liser personne, et passer outre. Mais tes gens qui vivent du dieu, les bedeaux et les sacristains, n'entendent pas les choses ainsi; il se servent de leur idole pour assassinerles passants. Ah! vous ne pensez pas comme nous, ah 1 vous vous permettez de bâtir en face une autre église eh bien nous allons vous assommer. Et ils poussent le dieu, ils t&chent de vous écraser sous son poids, en se cachant prudemment derrière lui. Alors, fatalement.' on perd un jour tout respect, on dit d'une façon très nette ce qu'on a sur le cœur. Et la chose est excusable, car on est dans le cas de légitime défense.
Ce qui m'a surtout stupéné, ces jours derniers, lorsque la Z~pn~e des siècles a paru, c'est l'attitude de la critique. Jamais je n'ai vu un aplatissement pareil. Certes, je n'ignore pas comment la plupart des articles sont faits. Le rédacteur se met sur un coin de table et écrit à'la queue des phrases qu'il a lues ailleurs ou qu'il a entendues. Les amis de Victor Hugo savent mervei))eusement lancer un livre ils ont fait des prodiges en ce genre, surtout lorsque le poète était à Guernesey. Ils donnent le mouvement, toute la critique suit. Mais, vraiment, cette fois l'aplatissement passe les bornes. Je veux citer des exemples.
Lisez ceci « Quand une oeuvre comme lu. Z~e"~ des siècles fait son explosion dans le monde, cela surprend et déconcerte. Un éblouissement se fait dans les esprits. Ce livre à son aurore étant éclatant comme un soleil à son midi, on n'apprécie pas, on subit. n Mais il y a eu plus fort. Je coupe ce passage dans un autre journal Il faudrait créer une langue spéciale pour exprimer exactement les sen-
timents qu'engendrent des œuvres pareilles. Je sens, en effet, en leur présence, l'inanité des formules ordinaires de l'admiration, et j'estime que les critiques littéraires, sans en excepter les plus accrédités, feront chose ridicule et vaine quand ils entreprendront l'analyse de la ZeypH</e des siècles. On titia Z.f~eM~e~MM°c/M,'on ne t'analyse pas, on ne la critique pas. Je me garderai donc de rechercher si cette œuvre nouvelle du poète est égale ou supérieure aux précédentes. Je viens de la parcourir, et j'en suis ébloui. »
Remarquez que je pourrais multiplier mes citations. Je donne là le ton général, la façon dont tous les journaux, sans exception, ont accueilli rœuvrenouveiïe de Victor Hugo. Les passions politiques elles-mêmes se sont effacées, les feuilles bonapartistes et royalistes ont brute !e même encens que les feuilles républicaines. Et le pis est qu'il ne faut pas voir là l'explosion d'une admiration vraie. On sent parfaitement que ce lyrisme est fait à froid. Quand les journalistes parlent de Victor Hugo, ils emploient naturellement l'hyperbole, ils croient devoir pasticher le maitre en entassant des montagnes d'éloges. Tout cela est mensonger, voilà ce qui exaspère les esprits nets et logiques. M n'est pas vrai que la Légende des siècles ait fait une explosion, petite ou grande, dans notre littérature il n'est pas. vrai que les critiques aient été éblouis; il n'est pas vrai que l'oeuvre doive être mise au-dessus de l'examen des lecteurs, comme un dogme. Je veux bien admirer, et je suis même d'avis que l'admiration est une des rares bonnes choses de l'existence. Mais jamais je ne consentirai à admirer, si l'on m'enlève
mon libre jugement. Quelle est donc cette étrange prétention ? Victor Hugo, tout homme de génie qu'il est, m'appartient. I! nous arrive, dans notre siècle, de discuter Dieu nous pouvons bien discuter Victor Hugo.
Il n'y a là. je le sais, qu'un langage courant, employé pour être agréable au maître. Si l'on interrogeait les fldèles, dans les coins, ils avoueraient naïvement qu'ils se sont servis des phrases d'usage. Il faut connaître la petite cour dans laquelle vit à cette heure Victor Hugo. La plus respectueuse des critiques n'y est pas tolérée. Quand le maître a lâché un mot, le mot est réputé chef-d'œuvre. On reste à l'état aigu d'admiration extatique. Les adjectifs manquent, car on a fini par rendre banals les nx.~s d'éloge les plus énergiques. On est gris, lorsqu'on emploie extraordinaire, colossal, surhumain, titanique, stupéfiant, écrasant. Les fidèles n'ont plus de mots, et ils en sont à inventer des phrases entières. Ils luttent à qui trouvera l'expression dévote la moins attendue. Cela est triste. On a toujours nourri Victor Hugo de l'encens le plus grossier; mais jamais, je crois, les encensoirs n'ont été balancés dans des mains plus indignes. Souvent je me suis demandé quelles cristallisations d'orgueil avaient dû se former peu à peu dans le crâne du poète. Songez que cette idolâtrie pour son talent et sa personne l'a pris tout enfant et n'a fait qu'augmenter, à mesure qu'il a grandi. On lui a répété sur tous les tons qu'il était )e sommet du siècle, l'intelligence de l'époque ellemême, le roi, le dieu. Il rêverait d'être notre maître à tous, de devenir l'empereur du monde, que cela n'aurait en soi rien d'étonnant. L'admiration, $~
une pareille dose, devient malsaine. La meilleure preuve qu'il a la cervelle réellement puissante, c'est qu'il n'est pas encore devenu complètement fou, à s'entendre dire, depuis soixante ans, toutes les fois que l'heure sonne « Vous êtes beau, vous êtes grand, vous êtes sublime. H ne marche plus sur terre, l'adoration de sa cour le soulève. H y a, à sa porte, des courtisans, comme à la porte des rois, qui empêchent les vérités d'entrer.
Je veux être respectueux, tout en disant quelquesunes de ces vérités. On ne s'imagine point quelle est aujourd'hui la cour de Victor Hugo, dans le petit appartement qu'il occupe rue de Clichy. Je ne parle pas des hommes politiques qui lui rendent visite, ni des quelques écrivains de grand mérite, nés au lendemain de i830 et restés sous le charme puissant du mouvement de cette époque; ceux-là ont une religion qu'ils ont raison de conserver. Je parle de la génération nouvelle, des jeunes hommes âgés de trente à trente-cinq ans, des écrivains poussés pendant ces dernières années. Eh bien, Victor Hugo n'a pu réunir autour de lui, depuis son retour de l'exil, que des écrivains sans avenir, des débutants tombés dans le journalisme, des romanciers médiocres, des poètes déjà las d'avoir pastiché leurs devanciers. Voilà ce qu'il faut dire. Demain n'est point représenté là par un seul homme de talent, de tempérament et d'énergie. Rien que des fruits secs, rien que d'illustres inconnus. Et cela est fatal. Comment veut-on qu'un garçon d'un talent libre et puissant aille dans cette galère, où il faut dépouiller sa personnalité pour s'agenouiller devant le maître? Certes, les nouveaux venus tiendraient à honneur de
saluer VictorHugo; seulement, ils en sontempêchM, ils craignent l'entourage, ils sentent qu'ils devront rester bouche cousue dans un coin, et la fausseté de la position les retient. Au contraire, les esprits souples qui battent le pavé de Paris, ceux qui ont la platitude facile et que ne gêne pas un tempérament, se précipitent rue de Clichy, pour emprunter au rayonmement du maître un peu de lumière. De là, chez Victor Hugo, ce pullulement de médiocrités. Et si j'insiste, c'est que la chose est plus grave qu'elle ne le paraît d'abord. L'ambition très légitime du poète a toujours été de grouper la jeunesse autour de lui~ Il sent très bien que la royauté littéraire lui échappera, le jour où tes jeunes gens l'abandonneront. Les metteurs en scène de sa gloire, gens fort habiles, se sont donc sans cesse efforcés de lui recruter une cour. Le malheur est, je le répète, qu'il faut des courtisans humbles et nuls, et qu'aujourd'hui la jeunesse commence à sourire du romantisme. On donc enrégimenté ceux qu'on a pu, une bande dont les soldats ne font pas honneur au maître. N'importe 1 dans les réclames, cette bande s'appelle la jeunesse. Pauvre jeunesse, et dont je demande à voir les œuvres dans dix années d'ici 1 Un des symptômes les plus graves pour la vitalité de l'école romantique, c'est de constater l'absence d'hommes nouveaux autour de Victor Hugo. Il achève sa vie au milieu de la bohème des débutants éternels, tandis que la véritable jeunesse, celle qui grandit et qui va à l'avenir, lui envoie de loin son salut respectueux et triste.
IV
Le respect du génie, selon moi, ne doit pas exclure le respect de la vérité. Certes, je m'inclinerais silencieusement devant Victor Hugo, s'il s'agissait uniquement de reconnaître la place immense qu'il tient dans ce siècle. Mais il y a une question grave en jeu, il y a l'avenir. J'estime qu'un homme, si grand qu'il soit, ne doit pas barrer la route. Du moment où on le jette en travers de notre chemin, nous devons parler. H est temps de faire justice de la queue romantique, du pompeux décor de carton doré qu'on dresse pour cacher les ruines de l'école.
Jui, je parlerai, puisque toute la critique française a' refusé de le faire. Je dirai à voix haute ce que le public entier dit à voix basse et. en faisant cela, je ne croirai pas commettre une mauvaise action, car c'est toujours bien agir que de vouloir la vérité. La vérité, la voici. La deuxième série de la Légende des siècles, malgré ce qu'affirment les réclames, est de beaucoup inférieure à la première série. Les réclames mentent, lorsqu'elles partent du retentissement produit par la publication de l'oeuvre sans doute l'ouvrage a été bien lancé, des extraits et des articles ont paru dans tous les journaux; mais cela était forcé, un livre signé de Victor Hugo ne peutpasser inaperçu, et il doit déterminer quand même un premier tapage. Seulement, ce bruit n'a pas continué aujourd'hui, le silence s'estfait, on n entend pas dans la foule ce brouhaha croissant qui est la marque des grands succès. Les réclames mentent également, lors-
3
qu'elles parlent de la vente énorme de la Z~M~e des siècles. Au contraire, le livre a été peu acheté. A cela, il y a plusieurs causes. D'abord, l'œuvre, endeuxgro? volumes, coûte beaucoup trop cher; les gens riches eux-mêmes réuéchissent avant de mettre quinze francs à un ouvrage. Ensuite. il s'agit d'un recueil de vers, et les vers terrifient. Enfin, il faut bien te dire, la Légende dos s/ec/M est'd'une lecture parfaitement ennuyeuse, j'entends pour )ës lecteurs ordinaires. On admire Victor Hugo, mais on le lit peu en dehors du monde des lettres. Plus il agrandi, et plus il est devenu apocalyptique; aujourd'hui, il est illisible pour les femmes et lès simples bourgeois. Ce qui a nui ahssi à la vente, je crois, ce soht les nombreux extraits publiés par les journaux. On s'est contenté de la lecture de ces extraits, on a pu parler du livre, sahs dépenser quinze francs.
Je n'entrerai pas dans l'analyse d'un tel amas d8 vers. Pourtant; il faut que j'indique la structure générale de l'œuvre, et que je tâche de dire ce qu'elle contient.
Le premier volume débute par une vision. Le poète dit ce qu'il a rêvé Il a vu le mut' des siècles s'étendre devant lui; ce mur s'est crevé, et les générations ont croulé dans t'espace, les unes après les antres. Cette vision est une dès choses superbes de l'ouvrage. L'idée philosophique m'échappe absolument, car Victor Hugo est le philosophe le plus obscur et le plus contradictoire qu'on puisse t-ëhcontrer mais il suffit que son rêve se développe dans l'Étrange et dans l'absurde, avec une belle ampleur. Puis, viennent les luttes des géants contre les dieux. Ensuite, le poètepasse aux rois. Il a divisé ses pièces
tor les rois en deux périodes historiques, la première de Mesa à Attila, la seconde de Ramire à Cosme de Médicis; périodes purement fantaisistes, d'aiiïeurs, et qu'il aurait pu modifier à son gré, car aucune raison logique ne les détermine. Enfin, le volume se termine par des morceaux sur le moyen âge le Cid exilé, We/ C<M~/aM d'Osbor, et p"r une pièce sur les sept merveilles du monde, dans laquelle le poète montre l'orgueil matériel et périssable de l'homme.
Le second volume ouvre par l'épopée du ver de terre. L'idée est que toute la matière peut mourir, et que seule l'âme est immortelle. Seulement~ le poète a développé cette idée avec un luxe incroyable de strophes. Le ver est pour lui l'image du néant, le mangeur de mondes et quand le ver triomphe sur les ruines qu'il fait, l'âme se dresse fièrement et lui dit « Tu ne peux rien contre moi. » Puis, recommencent les histoires de chevaliers, le bric-à-brac moyen âge, pour lequel le poète garde sa tendresse de chef d'école. Cependant, il a dû comprendre que tout cela était bien noir, et il a voulu montrer quelque grâce, en écrivant ce qu'il appelle le groupe des idylles ces idylles consistent en médaillons représentant les poètes qui ont .chanté l'amour on trouve là Catulle, Pétrarque, Ronsard, mais on est un peu surpris d'y trouver Aussi Dante, Voltaire et Beaumarchais, qui certes n'avaient rien d'idyllique. Sur les. vingt-deux pièces, il y en a trois ou quatre qui sonf jolies. Nous arrivons enfin au temps présent, aux pièces qui ont pour cadre le milieu contemporain. Je citerai le CMKc<!c/e a!aM, un récit de bataille, qui est le morceau le plus net et le plus
vivant de toute l'œuvre; la Colère de bronze, une pièce médiocre que le poète autrefois aurait jugée indigne de Bgurer dans les CAd<ttneM<s; et Petit Paul, dont je parlerai longuement tout à l'heure. Le volume finit par uhe apothéose le ciel, l'abîme, l'humanité, Dieu, tout se mêle dans un chaos extraordinaire. Je m'arrête, car je ne me sens pas le cerveau assez solide pour affronter un pareil vertige. Maintenant, comme je l'ai dit, on peut donner à la Légende des siècles le sens qu'on voudra. Cela ressemble à ces livres de prophéties auxquels on fait dire ce qu'on souhaite. Le poète est déiste, voilà la seule chose qu'on puisse affirmer; il croit à Dieu et à l'âme immortelle; seulement, quel est ce Dieu, d'où vient notre âme, où va-t-elle, pourquoi s'estelle incarnée? c'est ce qu'il explique en poète. Il bâtit les dogmes les plus étranges, il se perd dans des interprétations stupéfiantes. En lui, tout reste sentiment;, il fait de la politique de sentiment, de la philosophie de sentiment, de la science de sentiment. Comme disent ses disciples, il tend vers les hauteurs. Rien de plus estimable; mais les nauteurs, c'est bien vague; il serait certainement préférable, à nôtre époque, de tendre vers la vérité. Dénouer toutes les questions par la bonté n'avance malheureusement pas à grand'chose. De même, quand il a foudroyé les prêtres et les rois, en exaltant une fraternité idéale des peuples, cela n'empêchera'pas les peuples de se dévorer dans la suite des siècles. En lui, il n'y a qu'un poète, et un poète lyrique. Le philosophe, l'historien, le critique, font hausser les épaules.
Certes, il suffit largement à sa gloire d'être un
poète lyrique. Les disciples qui veulent taire de lui un homme universel, lui rendent un service détestable. Tous les côtés factices tomberont un jour, et il ne restera debout que le poète, un des remueurs de mots et de rhythmes les plus merveilleux que nous ayons eus. Pour moi, dans une étude sur l'ensembie de ses œuvres, ce qui me passionnerait, ce serait de montrer comment le poète a pu aller des Odes et Ballades à la deuxième série de la Ze~enafc des siècles. Il y a là un développement caractéristique, l'histoire de toute une puissante intelligence; l'épanouissement d'une fleur rare et superbe. D'abord, c'est le bouton, une hésitation de formes enfantines, une pâleur à peine rosée crevant l'enveloppe verte. Ensuite, les formes s'accentuent, les teintes se foncent et prennent de l'éclat. Ensuite, c'est la fleur dans tout son parfum et toute sa richesse. Puis, l'épanouissement continue par une loi fatale, la fleur semble s'élargir et devenir plus grosse, elle augmente en volume, mais les couleurs pâlissent, l'odeur est amère, les pétales se fanent. Eh bien 1 Victor Hugo en est à cette dernière période. Jamais il n'a paru plus large, plus mûr; seulement, il est tellement large, qu'il s'effondre, il est tellement mûr, que ses vers tombent à terre comme les fruits à l'automne.
Je ne parle ici ni de défauts ni de qualités. J'appartiens à un groupe de critiques qui acceptent un écrivain tout entier, sans chercher à trier les mots dans son œuvre. Un écrivain est un tempérament particulier, qui a ses façons d'être, et dont on ne! saurait modifier le moindre élément sans détruire aussitôt tout l'ensemble. Je veux dire qu'il faut
accepter les défauts et les qualités, comme les mêmes pierres d'un édifice; si on retire une seule pierre, l'édifice croule. Puis, le spectacle ne suffit-il point à passionner? Voir un cerveau vivre et se développer, toute la vie de l'art est là. Il serait facile de prouver qu'étant données les premières œuvres de Victor Hugo, il devait fatalement aboutir aux œuvres de sa vieillesse. Je ne dirai pas qu'il a grandi ou qu'il a rapetissé je dirai qu'il a acf'ompti son évolution, d'après certaines lois fatales. Oui, il devait arriver, par la nature de son tempérament, à cette attitude de prophète qu'il a prise il devait être de plus en plus l'esclave de la formule romantique; il devait allonger les chevilles et ajouter trois vers pour le seul plaisir de justifier une rime riche; il devait patauger davantage chaque jour dans le sublime, exagérer son effarement et son vertige de visionnaire; il devait en arriver à tutoyer Dieu, à juger les siècles comme Dieu les juger'ait, en mettant les bons à sa droite et les méchants à sa gauche il devait dompter la langue, au point de la traiter en conquérant, qui n'a plus le respect des phrases et qui les torture à sa fantaisie; il devait enfin croire qu'un mot de lui valait un monde et qu'il lui suffisait de laisser tomber les choses les plus insignifiantes, pour qu'élles prissent aussitôt une importance extrahumaine.
Aujourd'hui, il en est là. H pontifia. Quand il parle d'un petit enfant, il croit que les étoiles écoutent. Et le pis est qu'il est devenu d'autant plus majestueux, que ses vers sont devenus plus vides. Je l'ai appelé un visionnaire. Ce mot le juge. Il a traversé l'époque sans la voir, les yeux fixés sur ses r&ves.
v
Ne pouvant analyser les deux énormes voinmca de la Z/~ëM~e des siècles, je me contenterai de détaj cher deux pièces et de les examiner de prës. En tes commentant vers par vers, je sais que je vais faire une besogne un peu mesquine, et que la critique doit avoir une autre largeur. Mais, après avoir peint à grands traits la haute figure de Victor Hugo, il me faut bien descendre jusqu'à éplucher ses vers, si je veux dire toute ma pensée. !t n'y a jamais eu qu'un rhétoricien au fond de lui. Voyons sa rhétorique.
Je choisis deux pièces que ses admirateurs métlent au premier rang l'Aigle du 6'o~Me et Petit Paul. Je ne voudrais pas qu'on pût croire que je suis allé prendre les morceaux les plus faibles du recueil. L'Aigle du Casque est une légende d'Écosse, que le poète a certainement inventée. Elle se passe dans ce moyen âge ténébreux et farouche qu'il affectionne, parce qu'il peut y placer à l'aise ses visions. Une vieille querelle existe entre Angus et Tiphaine. Et je cite
Le fond, nul ne )é sait. L'obscur passé défend Contre le souvenir des hommes t'origihe
Des rixes de Ninive et des guerres d'Ëgine,
Et montre seulement la mort des combattants.
Après t'echànge amer des rires ihsHUants. Cinq vers, cinq chevilles. Egine arrive là pour
rimer avec origine.. Rien n'est plus lourd ni plus inutile que les deux derniers vers. Les disciples
appellent cela de la largeur; ce n'est que du remplissage.
Le grand-père de Jacques, le roi Angus, l'a pris à son lit de mort et l'a chargé de tuer Tiphaine. Jacques a alors six ans. Il attend dix ans, et, lorsqu'il atteint sa seizième année, il provoque l'ennemi de sa race. Ce point de départ contient tout le procédé romantique, l'antithèse éternelle, le vieillard confiant sa vengeance à l'enfant et, pour que l'effet soit plus stupéfiant encore, le poète prend un bambin qui marche à peine. Voyez-vous ce mioche de six ans qui accepte de tuer plus tard un homme et qui se souvient de sa mission ? Les enfants de ce tempslà valaient les hommes d'aujourd'hui. On entre du coup dans le monde de l'épopée.
Voici maintenant le portrait du farouche Tiphaine: Tiphaineestdanasatour,queprotëgeunfoMé, Debout, les bras croisés, sur la haute muraille, Voilà longtemps qu'il n'a tué quelqu'un, il bAille. Encore une attitude romantique. On sourit à la
pensée de cet homme qui se croise les bras et qui bâille, parce qu'il n'a pas une victime à se mettre sous la dent. C'est l'ogre du Petit Poucet, demandant de la chair fraîche. D'ailleurs, le poète n'a oublié aucun trait pour en faire un fantoche à la mode de 1830.
Il fait peur. Est-iï prince est-il né sous le chaumet On ne sait. Un bandit qui serait un fantôme,
C*est Tiphaine.
Cependant, Jacques le provoque. Jacques a seize ans, et le poète s'écrie
Dit ans, cela suffit pour qu'un enfant grandisse,
En dix ans, certe, Orphée oublierait Eurydice,
Admète son épouse, et Thisbé son amant,
Mais pas un chevalier n'oublierait son serment.
Le premier vers est une naïveté, et les trois autres sont des chevilles. ~M?'yf/!ce arrive là pour rimer richement avec grandisse.
Enfin, le combat va s'engager entre Jacques et Tiphaine, entre i'agneau et le loup. Voici Jacques
Fanfares C'est Angus. Un cheval d'un blanc rose Porte un garçon doré, vermeil, sonnant du cor, Qui semble presque femme et qu'on sent vierge Hncor~. H regarde, il écoute, il rayonne, it ignore,
Et l'on croit voir t'entrée aimable de l'aurore.
Et voici Tiphaine
Tiphaine est seul, aucune escorte, aucune troap~: !) tient sa lance; it a la chemise de fer,
La hache comme Oreste, et, comme Ga!fer,
La poignard.
Oreste et Gaffer viennent encore jouer !à un sin-
gulier rôle. Dès lors, nous entrons dans l'antithèse jusqu'au cou. Jacques attaque Tiphaine, une nUe contre un géant.
Tiphaine s'arrêta, muet, le laissant faire;
Ainsi, prête à crouler, l'avalanche diffère;
Ainsi l'enclume semble insensible au marteas,
!t était là, le poing fermé comme un étao,
Démon par le regard et sphinx par le silence.
Le dernier vers est bien typique et complète d'une
façon presque comique cette figure pensive de Tiphaine, du brigand profond et infernal. Pourtant, il Unit par s'ébranler; il lève sa lancé contre l'enfant.
qui, pris d'une peur soudaine, s'enfuit. Et le reste de la pièce, encore fort longue, est consacré à peindre ce que le poète appelle « l'âpre et sauvage poursuite
En le risquent ainsi, son aleul fuH) sage?
Nu! ne le sait; le sort est de mystères ptamt
MM6 la panique existe, et le triste orphelin
Ne peut plus que s'enfuir devant la destinée.
Un des procédés de Victor Hugo est de faire ainsi la part de l'inconnu. H emploie souvent la tournure nul ne le sait, on l'ignore, c'est le secret de Dieu, etc. Il croit ainsi étargir le sujet. Mais, parfois, le procédé fait sourire, surtout quand la réponse est facile. L'aïeul, dans le cas présent, a été à coup sûr stupide de coftSer sa vengeance à un enfant de seize ans.
Certes, la poursuite à travers les plaines et les forêts est d'un beau jet. Seulement, Victor Hugo l'avait déjà faite plusieurs fois, et beaucoup mieux. Ce qui m'a surtout frappé, c'est le retour des comparaisons, à la mode classique. En vingt vers, j'en compte trois qui commencent par le mot ainsi; e! tes trois comparaisons sont identiques.
Ainsi dans le sommeil notre &me d'effroi pleine Parfois s'évade et sent derrière elle l'haleine
De quelque noir cheval de l'ombre et de la nuit. Ainsi le tourbillon suit la fouille arrachée.
Ainsi courrait avril poursuivi par t'hiver.
N'est-il pas curieux que Victor Hugo, le rhétori-
~en, finisse par les figures de rhétorique que son école a tant plaisantées, dans les poètes classiques? <f'abrëge. Jacques se réfugie chez un ermite mais
Tiphaine fend d'un coup d'épée la roche où l'ermite demeure. Un couvent de nonnes ne l'arrête pas. 11 écarte encore une femme, une mère, qui veut protéger 1 enfant; et il l'égorge dans « un ravin îsconnu ').
A tors t'àig)e d'airain qu'il avait sur son casqaé,
Kt qui, calme, immobile et sombre; l'observait,
Cria: Cieux étoiles, montagnes que revêt
L'innocenté blancheur des neiges vénérables,
0 fleùvès, 6 forets, cèdres, sapins, érabtes,
Je vous prends à témoin que cet homme est méchant. Et cela dit, ainsi qu'un piocheur fouille un champ,
Comme avec sa cognée un patr'' brife un chêne,
!t se mitIT frapper à coups de bec Tiphaine.
Il lui creva tes yeux; it lui broya les dents;
ii lui pétrit te crâne en ses ongles ardents,
Sous l'arme'd'où lé sang sortait comme d'un cribte,
Le jeta mort a terre, ëts'envoia terribte.
Toute la pièce a été écrite pour cet effet final. Cet effet est très grand, on ne saurait le nier. On retrouve là Victor Hugo avec son coup d'aile. Certes, il y a encore bien du remplissage. L'aigle d'airain qui prend la nature à témoin parait un peu raisonneur. D'ailleurs, il n'y a pas à discuter; on est en plein dans le rêve, il faut accepter ou rejeter la fantaisie du poète. Quant à moi, je l'accepte, et je ne me plàihS que de l'abus de la rhétorique, des chevilles qui pullulent, des vers inutiles amenés pour les besoins de la nme riche, de la pompe vide, des procédés connus, des poncifs, de tout ce bric-à-brac romantique qui ne nous apporte rien de nouveau, de toute cette pièce enfin qui répète et qui ne vaut pas les anciennes. Je passe à présent à Petit Paul, un morceau qui z pour cadre le milieu moderne. Il faut voir le poète, quand il cousent & quitter son armure de chevalier
pour endosser la simple redingote d'un bon vieux grand-père! On le sent gêné; son pas lourd ébranle les parquets, même lorsqu'il veut marcher sur la pointe des pieds. Il a des grâces colossales et zézayantes. Ainsi, son histoire de Petit Paul est un drame simple et touchant, l'histoire d'un enfant dont la mère meurt et dont le père se remarie; Paul est recueilli par.son grand-père, qui meurt à son tour, après l'avoir élevé et adoré dans un grand jardin alors, le petit, âgé seulement de trois ans, se trouve tellement malheureux chez sa marâtre, qu'un soir d'hiver il s'échappe et vient expirer de douleur et de froid à la porte du cimetière, où il a vu enterrer l'aïeul. On ne s'imaginerait jamais avec quel luxe de souffles bibliques et avec quelle complication ,de tendresse prétentieuse Victor'Hugo a gâté la simplicité de cette histoire.
Le morceau débute ainsi
Sa mère en le mettant au monde s'en alla.
Sombre distraction du sort. Pourquoi cela?
Pourquoi tuer la mère en laissant l'enfant ~ivre? 1 Pourquoi par la marâtre, 6 deuil 1 la faire suivre? Mon Dieu 1 pourquoi? parce que cela est. Le sort
est toujours distrait. Le drame de la vie n'est qu'une suite d'accidents. Mais le poète ne peut accepter les réalités, et nous le verrons encore mieux tout à ''heure.
Atora un vieux bonhomme accepta ce pauvre eLre. C'était t'atetit. Parfois, ce qui n'est plus défend
Ce qui sera. L'aieut prit dans ses bras l'enfant
Et devint mère. Chote étrange et naturelle.
Nous entrons ici dans le galimatias sentimental.
Quand il parle des enfants, Victor Hugo croit devoir affecter une puérilité qui ne s'accommode guère avec ses procédés habituels. Imaginez un colosse qui risquerait des gentillesses de gamin. Je me suis vainement creusé la tête pour comprendre ce qu'il y avait d'étrange et de naturel à ce qu'un aieul devînt mère. C'est pour moi du radotage quintessencié. Cela continue, d'ailleurs.
!t faut que quelqu'un mène à l'enfant sans nourrice La chèvre aux fauves yeux qui rôde au flanc des monts; H faut quelqu'un de grand qui fasse dire: Aimons 1 Qui couvre de douceur la vie impénétrable,
Qui soit vieux, qui soit jeune, et qui soit vénérable. Je jure que je ne comprends pas ces deux derniers
vers.
C'est pour cela que Dien, ce maître du linceul,
Rempiace quelquefois la mère par l'aïeul,
Et fait. jugeant l'hiver seul capable de flamme,
Dans l'âme du vieillard éctore un cœur de femme.
Est-ce parce qu'on fait du feu l'hiver dans les cheminées que Dieu juge que l'hiver est seul capable de flamme2 Évidemment, c'est la seule raison. A quoi bon tout ce pathos pour expliquer la tendresse des bons vieux grands-pères? Cette tendresse est faite de l'orgueil de leur race, de l'isolement où on les laisse et de la reconnaissance qu'ils ont pour l'amitié des petits, des souvenirs de leur propre jeunesse éveiDés par la vue des têtes blondes. Il n'est pas nécessaire d'aller déranger Homère, Moïse et Virgile pour trancher la question.
Ensuite, nous arrivons au jardin
t<e jtftnd père entportt 1'enfant dana sa <uaia<m~
Aux champs, d'où t'en voyait un si vaste horiton Qu'un petit enfant seul pouvait l'emplir.
Ah 1 l'antithèse l
Un jardin, c'est fort beau, n'est-ce pas? Mettez-y Un marmot; ajoutez un vieillard; c'est ainsi
Que Dieu fait. Combinant ce que le cœur souhaite Avec ce que les yeux désirent, ce poète
Complète, car au fond la nature c'est l'art,
Les roses par l'enfant, t'enfant par le vieillard.
Une fois encore, je ne comprends pas. Ce ma-
drigal à la nature, si alambiqué d'idée et si contourné de forme, me consterne, comme un de ces rébus que l'on trouve à la Rh des journaux illustrés. Comment 1 Dieu met d'habitude un vieillard et un enfant dans un jardin pour compléter Jes rosés? Mais je l'ignorais, mais cette découverte me laisse plein d'émoi 1
Un nouveau-né vermeil, et nu Jusqu'au nombril,
Couché sur l'herbe en fleurs, c'est aimable, 0 Virgilel Hëtas! c'est tellement divin que c'est fragile.
Remarquez que Virgile est de l'aventure parce qu'il rime richement avec /7e.
!t faut allaiter Paul; une chèvre consent.
Paul est frère de lait du chevreau bondissant;
Puisque le chevreau saute, it sied que l'homme marche. Je ne vois pas du tout cette conséquence. Un an, c'est t'agener; crottre, c'est conquérir;
Paul fait son premier pas, il veut en faire d'autres. (Mère, vous le voyez en regardant les v6tres.)
Ce dernier vers est une affreuse cheville, et il est en
outre incorrect, car les tx~res ne se rapportent arien. Oh pa9 plus qu'on ne peut peindre uu as~re, ou décrire La forêt ébtouie au soleil se chauffant,
Nul n'ira jusqu'au fond du rire d'un enfant:
C'est t'amour, l'innocence auguste, épanouie,
C'est la témérité de la gr~ce inoute,
La gloire d'être pur, l'orgueil d'être debout,
La paix, on ne sait quoi d'ignorant qui sait tout.
J'ai cité toute cette tirade pour indiquer une fois
de plus le procédé du poète. Il entasse les mots, il prend un atome et il te gonfle tellement qu'il le fait éclater. Certes, le rire d'un enfant est une chose adorable; mais pourquoi parler d'un astre, d'une forêt se chauffant au soleil, pourquoi vouloir prouver l'existence de Dieu avec !e rire d'up gamin? Tout cela n'est que de la farce grandiose. Le lyrisme écrase là par trop le rée 1.
J'abrège, l'aïeut est mort, et Paul souffre chez sa marâtre. Écoutez le langage de cette femme, parlant & son véritable fils ¡
Ce rire, c'est le ciel pruuvé, c'est Dieu vtsib)e.
J'aivot~iep~usbeaudevosanges.Seignear,
Et j'ai pris un morceau du ciel pour faire un tango. Seigneur, il est l'eufent, njais il est resté l'ange. Je tiens le paradis du bon Dieu dans mes bras.
Quel étrange tangage dans la bouche d'une femme
de nos jours H faut que Victor Hugo n'ait jamais entendu parler une mère ou que la rime ait d'étranges exigences. Z«H~c est une très bonne rime à l'ange, mais jamais une mère ne dit qu'eiïe a pris.un morceau du ciel pour faire un lange. C'est le poète qui parle toujours; il n'entre jamais dans la peau de son personnage. Quand l'action se passe au moyeu
âge, cette substitution est to!érab!e mais qnand il prend un héros contemporain, je suis très choqué pour ma part des monstruosités qu'il lui met dans la bouche.
Ainsi que l'Aigle du casque, Petit Paul se termine par un effet puissant. Victor Hugo est l'homme des opéras à grand spectacle, il finit par des ensembles, par des apothéoses. Paul vient mourir à la porte du cimetière où son grand-père est enterré.
Une de ses deux mains tenait encore la grille;
On voyait qu'il avait essayé de l'ouvrir.
!t sentait quelqu'un pouvant le secourir;
ïi avait appelé dans l'ombre solitaire,
Longtemps; puis, il était tombé mort sur la terre, A quetques pas du vieux grand-père, son ami.
N'ayant pu t'évedier, it s'était endormi.
Le milieu moderne n'est point fait pour ce vision-
naire. Il le peuple trop de ses rêves. 11 est allé où il devait aller: aux fantaisies échevelées de son imagination, à la résurrection fantastique et mensongère des siècles morts. Dès qu'il regarde à terre, il ne sait plus marcher. Un jardinet bourgeois devient un Eden. Un marmot prend l'importance d'un Messie. Les roses sont grosses comme des choux, les cail!oux des sentiers ont l'éclat des diamants. Je dis ce que je vois en lui, et dans tout ce galimatias je reconnais volontiers qu'il y a des vers superbes. Ainsi, tout en l'accusant de manquer de simplicité, je trouve pourtant d'une simplicité poignante le dernier vers:
N'ayant pu t'ëveiUer, it t'était endormi.
C'est que VictjrHugo, pour employer <& langue
imagée, est un véritable fleuve débordé, roulant à la fois des cailloux et de l'or, des eaux boueuses et des eaux claires.
VI
J'ai souvent songé aux deux destinées si différentes de Balzac et de Victor Hugo, et je veux tirer d'un parallèle entreeux toute la conclusion de cetteétude. On sait la longue obscurité de Balzac, ses luttes, sa mort, lorsqu'il arrivait ènfin à la fortune et à la gloire. Celui-là a été jusqu'au bout un lutteur et nn incompris. De son vivant, ses œuvres se vendaient à peine il fallut que l'étranger l'acclamât pour que la France consentit à tourner la tête de son côté. Il n'avait point de cour autour de lui il vivait isolé, traqué par ses créanciers, cachant sa vie avec la pudeur de l'homme pauvre et la défiance de l'hommedinamé.Aucun disciple ne balançait des encensoirs devant sa personne sacrée, aucun joueur de flûte ne précédait ses pas pour faire ranger la foule. Il n'entra ni à l'Académie ni à la Chambre des pairs. Il ne fut ni roi ni dieu, et, quand il mourut, il n'emporta pas la pensée orgueilleuse d'avoir fondé une dynastie et une religion.
Eh bien Balzac expirait, lapidé et cruciSé, comme le messie de la grande école du naturalisme. La parole qu'il avait apportée, qu'on plaisantait et qu'on dédaignait, devait lentement germer sur son sépulcre. Le travail se faisait sous terre. Cet écrivain isolé, sans disciple, sans public enthousiaste, allait con.
quérir toute notre littérature du fond de sa tombe. Son influence s'est élargie, les soldats de son idée sont venus, de plus en plus nombreux, et aujourd'hui ils sont légion. L'homme semblait être resté petit, par l'obscurité relative de sa vie: mais, aujourd'hui, le bronze de sa statue est colossal, il se hausse chaque jour. Nous commençons à comprendre ce que Balzac a apporté, une formule nouvelle qui est la seule et véritable formule du monde nouveau. Et savez-vous pourquoi cette formule s'impose avec une telle puissance? C'est qu'elle est l'instrument attendu, c'est qu'elle va permettre de réaliser l'art de la so. ciété moderne. H n'y a pas là une fantaisie littéraire, et il y a plus que l'originalité d'un homme de génie. A côté de l'écrivain personnel, on trouve dans Balzac un initiateur, un homme de science qui a trac6 le chemin à tout le vingtième siècle.
Quant à Victor Hugo, il a bu tant de gloire pendant sa vie, qu'il pourrait mourir demain oublié, sans avoir à se plaindre. Certes, lui aussi s'est battu pour ses idées. Mais quelles batailles Batteuses et quels triomphes après chaque mêlée Il avait toute une armée pour lui. Quand il allait au combat, un page lui tenait sa cuirasse, un autre son casque, un autre sa lance. Une musique à ses gages jouait des airs de victoire, pendant qu'il se battait. Il à eu tous les honneurs et tous les bonheurs. Il a vieilli, écrasé sous le poids de ses lauriers, se tenant droit quand même, grâce à ses fortes épaules. D'ailleurs, j'ai dit son existence magnifique, telle qu'on en trouve seulement de semblables dans les contes de fée. Aujourd'hui, arrivé & l'âge de soixante-dix-sept ans, il peut croire qu'il tier t le monde dans. sa. main, que les
peuples l'adorent comme le dieu de la poésie, et que, lorsqu'il s'en ira, le soleil pâlira.
Eh bien Victor Hugo, qui a traîné derrière lui des cortèges de fidèles, ne laissera pas un disciple pour reprendre et fonder la religion du maître. Tout ce vaste bruit qui s'est fait autour de l'écrivain vivant, s'éteindra peu à peu autour de l'écrivain mort. La postérité se désintéressera et deviendra sévère. Et savez-vous pourquoi elle sera sévère ? C'est parce que, chez Victor Hugo, l'initiateur s'est trompé et n'a apporté que sa fantaisie personnelle, sans trouver le large courant du siècle, qui va a l'analyse exacte, au naturalisme. On fera bon marché de tout ce bric-à-brac du moyen âge, qui n'a même pas le mérite d'être historique. On s'étonnera que nous ayons laissé passef sans-rire cet amas colossal d'erreurs et de puérilités. On cherchera le philosophe, le critique, l'historien, le romancier, l'auteur dramatique, et, lorsqu'on ne trouvera toujours qu'un poète lyrique, on lui fera sa place, une place très grande; mais, à coup sûr, on ne lui donnera pas le siècle entier, car, au lieu d'emplir le siècle de lumière, il a failli le boucher de la masse épaisse de sa rhétorique. 11 n'est pas allé à la vérité, il n'a pas été l'homme de son temps, quoi qu'on dise; et cela suffit à expliquer pourquoi, dans l'avenir, Balzac grandira, tandis que Victor Hugo perdra de sa hauteur. Sans doute, le génie suffit et la beauté reste éternelle. Aussi n'ai-je en vue en ce moment que les écoles littéraires, les évolutions qui peuvent se produire au siècle prochain. Je ne crois pas à la descendance deVietbrHugo;Hemportera leromantismeavec <ai, comme une guenille de pourpre, dans laquelle
il s'était taillé un manteau royal. Je crois au contraire à la descendance de Balzac, qui a en elle la vie même du siècle. Victor Hugo restera ainsi qu'une originalité puissante, et le meilleur service que des amis pieux pourraient lui rendre après sa mort, ce serait de porter la hache dans son œuvre si considérable, de réunir les cinquante ou soixante chefsd'œuvre qu'il a écrits dans son existence, des pièces de vers d'une absolue beauté. On obtiendrait ainsi un recueil comme il n'en existe dans aucune littérature. Les âges s'inclineraient devant le roi indiscutable des poètes lyriques. Tandis que, si la postérité doit accepter le tas des œuvres complètes, il est à craindre qu'elle ne se rebute devant un si incroyable mélange de l'excellent, du médiocre et du pire; il y a des pièces illisibles, des pièces qui frisent le grotesque. Sans doute, par la force même des choses, dans le cas où personne n'aurait osé faire le recueil que je demande, ce recueil se ferait de lui-même l'or seul surnagerait, parmi toutes les scories. En finissant, je veux toucher un sujet plus délicat encore. La petite cour de Victor Hugo assure que le maître a, dans ses tiroirs, plus de vingt volumes d'œuvres inédites. Il aurait amassé ces œuvres, toujours d'après ce qu'on m'a raconté, pour laisser après lui un nombre considérable d'ouvrages, qui seraient publiés successivement, à des époques que son testament fixerait. Dès lors, on comprend le mécanisme de ces publications posthumes: par exemple, s'il laisse la matière de vingt volumes, et que chaque année un volume paraisse, pendant vingt ans des livres inédits paraîtront, bien qu'il soit couché dans la terre.
Je me plais à voir là l'orgueil d'un dieu qui veut être plus fort que la mort. I! entend vivre parmi ses disciples et ses fidèles, même lorsque soc corps ne sera plus. Il laisse sa parole, il se dressera chaque année dans son cercueil, pour crier « Ecoutez, me voici a Cela est très beau et montre une rare énergie de personnalité. Puis, il doit se mêler de la prévoyance à l'orgueil. Peut-être Victor Hugo sent-il crouler son école. Il n'a sans doute pas grande confiance dans lé talent des disciples qui lui survivront, et il préfère continuer le combat du fond de la tombe. Tant qu'il tiendra l'épée, il croit être sûr de la victoire. Ses œuvres posthumes sont des arguments suprêmes qu'il tient en réserve. Si sa mémoire est attaquée, elles répondront pour lui et confondront les critiques.
Malheureusement, ce èalcul de son orgueil se retournera contre lui. Le temps marche, les évolutions se produisent, les générations nouvelles comprennent de moins en moins le passé. Il est certain que, si la deuxième série de la Légende des siècles n'a pas eu le succès de la première, cela tient à ce qu'elle s'est produite dans une autre époque. L'amour de la modernité, le goût de la vérité et de l'analyse, ont tellement grandi, qu'ils ont porté le dernier coup au romantisme. Habitué peu à peu au vrai, à la peinture des mœurs contemporaines, le public ne mord plus guère aux légendes du moyen âge, aux héros célestes et farouches, à tout ce clinquant de la rhétorique de 1830. De là l'insuccès relatif de la Légende des siècles. Mais le mouvement ne s'arrêtera pas, chaque année l'évolution naturaliste va se précipiter: Alors, vous imaginez-vous, pendant vingt
ans, des volumes de Victor Hugo tombant dans un puMic qui les lira et les comprendra de moins en moins ? Ces œuvres de !a vieillesse du poète seront fatalement inférieures à celles de sa jeunesse et de son âge mûr. S', aujourd'hui qn'il est encore debout, t'mdi[férenc3 commence, que sera-ce, lorsqu'il ne sera plns là?Au cinquième volume, le public demandera grâce, et à chaque volume qui tombera ensuite. la chute sera plus profonde.
ALFRED DE MUSSET
t
Je parlerai d'Afred de Musset. Depuis longtemps, j'ai la grande envie de consacrer une étude à ce bien-atmé poète, qui éveille en moi les plus chers souvenirs de ma jeunesse. Et voici l'occasion toute trouvée M. Paul de Musset, It! frère qui survit, a publié un ouvrage Biographie ~'A~'s~ ~e~tMs~, sa vie et ses oeuvres, dont l'analyse va me permettre enfin de satisfaire mon désir.
Mais, avant d'ouvrir cet ouvrage, je veux ouvrir mon c(Bur. C'était vers 1856, j'avais seize ans et je grandissais dans un coin de'la Provence.. Je précise l'époque, parce qu'elle est celle de toute une passion littéraire parmi la jeunesse. Nous étions trois amis, trois galopins qui usaient encore leurs culottes sur les bancs du collège. Les jours de congé, les
jours que nous pouvions voler à l'étude, nous nous échappions en des courses folles à travers la campagne nous avions un besoin de grand air, de grand soleil, de sentiers perdus au fond des ravins, dont nous prenions possession en conquérants. Oh les interminables promenades sur les collines, ieslongs repos dans les trous verts, près du petit torrent, les retours du soir dans la poussière épaisse des grandes routes, qui craquait sous nos pieds comme de la neige fraîchement tombée! L'hiver, nous adorions le froid, la terre durcie par la gelée qui sonnait gaiement, et nous allions manger des omelettes dans les villages voisins, avec la joie de ce ciel si pur et si vif. L'été, tous nos rendez-vous étaient au bord de la rivière, car nous étions pris alors de la passion de l'eau; et nous restions des après-midi entières à barboter, vivant là, ne sortant que pour nous allonger nus sur le sable, un sable fin, chauffé par le soleil. Puis, à l'automne, notre passion changeait, nous devenions chasseurs; oh! chasseurs bien iuotfensifs, car la chasse n'était pour nous qu'un prétexte à longues flâneries. M faut dire que le pays manque complètement de gibier, ni grosses ni petites bêtes, pas plus de lièvres que de perdrix. Il. y a dix chasseurs pour un lapin. On tue quelques grives et quelques petits oiseaux, des becfigues, des ortolans, des pinsons. Mais que nous importait 1 Si de temps à autre nous tâchions un coup de fusil, c'était pour le plaisir de faire du bruit. La partie de chasse s'achevait toujours à l'ombre d'un arbre, tous trois couchés sur le dos et le nez en l'air, causant librement de nos tendresses.
Et nos tendresses, en ce temps-à, .étaient avant
tout les poètes. Nous ne flânions pas seuls. Nous avions des livres dans nos poches ou dans nos carniers. Pendant une année, Victor Hugo régna sur nous en monarque absolu. H nous avait conquis avec ses fortes allures de géant, il nous ravissait par sa rhétorique puissante. Nous savions de mémoire des pièces entières, et, quand nous rentrions, le soir, au crépuscule, nous réglions notre marche sur la cadence de ses .vers, sonores comme des souffles de trompette. Puis, un matin, un de nous apporta un volume de Musset. Nous étions très ignorants dans ce coin de province, nos professeurs se gardaient de nous parler des poètes contemporains. La lecture de Musset fut pour nous l'éveil de notre propre cœur. Nous restâmes frissonnants. Je ne fais point ici decritique littéraire, je raconte simplement les sensations de trois enfants, lâchés en pleine nature. Notre culte pour Victor Hugo reçut un coup terrible; peu à peu, nous nous sentîmes pris de froideur, ses vers s'envolèrent de nos mémoires, il ne nous arriva plus de trouver un volume des C/ M/ttales ou des Feuilles d'automne, entre nos poudrières et nos boîtes à capsules. Alfred de Musset seul trônait dans nos carniers.
Quels bons souvenirs 1 Je ne puis fermer les yeux, sans revoir les journées de cette heureuse époque. C'était par une belle matinée de septembre, une matinée d'un gris doux, un ciel bleu comme voilé de gaze; et nous déjeunions dans un fossé, avec de grands saules dont les branches fines pleuvaient sur nos têtes. C'était par un jour de pluie; nous étions partis quand même. malgré la menace du ciel; et nous avions dû nous toger dans le creux d'une roche,
pendant que la pluie tombait à torrents. C'était par un jour de vent, un de ces vents terribles qui cassent les arbres et nous étions entrés dans un cabaret de village, nous installant au fond d'une petite salle, nous faisant une joie de passer l'après-midi là. Mais. partout, le grand charme était d'avoir Musset avec nous; dans le fossé, dans le creux de roche, dans la petite salle du cabaret de village, il nous accompagnail et suffisait à notre contentement. H nous consolait de tout, nous tirait de la mauvaise humeur. nous rapprochait davantage à chaque lecture. Parfois, quand un oiseau curieux venait se poser à une bonne distance, nous pensions devoir lui envoyer un coup de fusil; heureusement nous étions des tireurs détestables, et l'oiseau, presque toujours, secouait les plumes et s'échappait. Cela interrompait à peine celui de nous qui relisait tout haut, pour la vingtième fois peut-être, /a ou les Nuits. Je n'ai jamais entendu la chasse d'une autre façon. On ne peut parler chasse devant moi, sans qu'aussitôt je songe à de longues rêveries sous le ciel, à des strophes qui s'envolent avec un large bruit d'ailes. Et je revois des verdures, des plaines ardentes pâmées par la gr..nde chaleur, de vastes horizons qui suffisaient à peine à l'orgueilleuse ambition de nos seize ans.
Aujourd'hui, lorsque je tâche d'analyser mes sensations de cette époque, je crois que Musset nous séduisit d'abord par sa crânerie de gamin de génie. Les Contes d'Italie et <fF~a</Ke nous transportèrent dans un romantisme railleur, qui nous reposa, sans que nous nous en doutions, du romantisme con" vaincu de Victor Hugo. Nous adorions le décor du
moyen âge, les philtres et les coups d'epée, mais nous les adorions surtout dans ce débraillé, avec cette finesse de moquerie, ce scepticisme qui perçait entre les lignes. La ballade à ia lune nous enthousiasmait, parce qu'elle était pour nous le défi qu'un poète de race portait aussi bien aux romantiques qu'aux classiques, le libre éclat de rire d'un esprit indépendant, dans lequel toute notre génération reconnaissait un frère. Puis, lorsque nous fûmes gagnés par les côtés tapageurs de Musset, la profonde humanité qu'il dégage acheva de nous conquérir. Il n'était plus seulement le gamin de génie, notre frère à nous tous qui avions seize ans il nous apparut si profondément humain, que nous entendîmes battre nos coeurs sur la cadence de ses vers. Alors, il devint notre religion. i'ar-dessus ses rires et ses farces d'écolier, ses larmes nous gagnèrent et il ne tut ainsi tout à fait notre poète, que lorsque nous pleurâmes en le lisant.
Pour bien comprendre la royauté de Musset sur la jeunesse de mon temps, il faut connaître cette jeunesse elle même. Nous arrivions au lendemain des grands triomphes du romantisme. Nous étions nés à la vie littéraire, après le coup d'Ëtat de décembre, et nous ne connaissions que par les récits de nos aînés lesbataillesde 1830. Toute cette chaleur romantique s'était déjà bien refroidie. Victor Hugo, en exil, nous apparaissait dans un lointain d'apothéose. Malgré notre dévotion, nous n'étions pas de ses sujets, de ses fidèles, ne l'ayant jamais approché et n'acceptant l'admiration de ses contemporains pour loi qu'à la condition de la contrôler un jour. En nous s'agitait confusément la réaction du lendemain, m
nouveau mouvement littéraire qui devait se proouire infailliblement. Nous nous passionnions peu à peu pour l'analyse exacte. De là, j'en suis certain aujourd'hui, la lente évolution qui nous a détachés presque tous de Victor Hugo. Nous n'aurions su dire poupquoi ses vers ne nous entraient pas aussi profondément dans le cœur que ceux de Musset. Mais nous éprouvions déjà l'impression de plus en plus glaciale de cet amas gigantesque de rhétorique. Et nous avons aimé Musset, parce que le rhétoricien est moins sensible en lui, et qu'il va droit à la sensation. Certes, Victor Hugo demeure l'ouvrier le plus merveilleux de la littérature française. Seulement, Musset gardera à côté de lui l'immortalité de ses sanglots. Je ne distribue pas de place, j'étudie simplement les mouvements d'âmes produits par deux poètes dans ma génération. Nous nous sommes donnés à celui dont les vers mentaient le moins.
L'école littéraire qui met la perfection de la forme avant tout, est, selon moi, dans un chemin bien dangereux. Le raisonnement de ces écrivains impeccables est celui-ci sans la forme, sans la perfection, rien d'éternel les seules œuvres qui durent sont les œuvres parfaites. Et ils citent l'histoire, ils rêvent d'immobiliser leurs ouvrages dans des attitudes de statues grecques, ils veulent par orgueil ne pas laisser d'eux une seule page qui ne soit. de bronze ou de marbre. Certes, parmi nos grands écrivains contemporains, nous en comptons qui ont merveilleusement appliqué ces théories. Mais ce sont. les élèves que je redoute, parce que la perfection entêtée de la forme finit par raidir et sté-
riliser les œuvres. D'ailleurs, il n'est point vrai que la beauté seule soit immortelle, la vie est plus immortelle encore. Une langue disparaît, une esthétique se transforme, un idéal se déplace; tandis que le cri humain, la vérité de la joie ou de la douleur est éternel. Nous ne sentons plus la perfection technique des vers d'Homère et de Virgile; ce qui les fait~vivre dans les âges, c'est le souffle vivant dont ils les ont animés, c'est l'humanité qu'ils ont mise en eux. Avant l'arrangeur de mots, il y a le créateur. Une duperie de leur orgueil conduit seule certains artistes impuissants à croire qu'ils vivront éternellement, s'ils parviennent à disposer dans un ordre harmonique les mots du dictionnaire. Non, ils ne vivront pas, tant qu'ils n'apporteront pas la vie avec eux, un coin de la vérité humaine, une tristesse ou une gaieté qui leur soit personnelle. Voici, par exemple, Alfred de Musset et Victor Hugo. Le premier a librement galopé à travers la grammaire et. la prosodie; le second a été une des plus puissants constructeurs de phrases qu'on puisse rencontrer. Eh bien! soyez certain que la poussière mangera les trois quarts des vers de celui-ci, et que les vers de l'autre resteront presque tous intacts, parce qu'ils ont été plus vécus que rimés. Les échafaudages gigantesques sur lesquels se hissent les rhétoriciens, finissent toujours par tomber en poudre. :>
Sans doute, à seize ans, nous ne faisions pas tant de raisonnements. Nous subissions, sans ladiscuter, la séduction de Musset. Il nous prenait tout entiers. Ses mauvaises rimes, qu'on lui reproche tant, son dédain de la pose poétique, l'horizon tout individuel
dans lequel il s'enferme, ne nous choquaient pas, peut-être même étaient des causes nouvelles à notre tendresse. Il nous parlait des femmes avec une amertume et une passion qui nous enflammaient. Nous sentions bien qu'il les adorait sous son masque de don Juan méprisant et railleur, qu'il les adorait jusqu'à mourir de leur amour. Il était sceptique et ardent comme nous, plein de faiblessé et de fierté, confessant ses,,fautes avec le même élan qu'il avait mis à les commettre. On a dit qu'il résumait le siècle, on a voulu surtout le voir dans Rolla, b~sé à vingt aus, venant se tuer chez une fille, qu'il aime d'amour à son dernier soupir. L'image est belle, elle montre l'éternel amour renaissant de lui-même, elle prouve que les générations qui ont vécu trop vite, ont. tort de désespérer, car la joie d'aimer est immortelle; seulement j'estime que Musset est plus humain encore que contemporain. Rolla, chez )ui, est le poète drapé, la figure arrangée. Fatalement, il était le fils des premiers romantiques, il avait dû rêver de René et de Manfred, à dix-huit ans, en se regardant dans les glaces. De là, l'enfant du siècle que l'on met en avant aujourd'hui-encore, cet en.fant,boudeur, 'ange et démon, brisant le verre dans lequel il a bu, plein d'un doute et d'une passion immenses. Mais, heureusement, il ne s'est pas entêté jusqu'au bout dans ce personnage. Il apportait un génie trop libre, pour ne pas vivre tout haut. Quand il a écrit les Nuits, il avait jeté sa défroque romantique, il n'était plus d'un siècle, il était de tous les temps. Sa voix monte comme le cri de douleur et d'amour de l'humanité elle-même. L~), U est en dehors de la mode, en dehors des écoles
littéraires. Sa plainte sort de tous les cœurs. C'est ainsi que j'explique aujourd'hui l'écho qu'il éveillait en nous. Nous n'étions plus des écoliers ravis de la perfection des phrases; mais des hommes qui brusquement entendaient leur humanité prendre une voix. H vivait tout haut, et nous vivions avec lui.
En ce temps-là, il n'était pas un jeune homme en province, qui n'eût les poésies d'Alfred de Musset dans sa bibliothèque. Aujourd'hui encore, m'assuret-on, tout échappé de collège achète d'abord ces poésies. On lit très peu en province. Dans chaque petite ville, il y a une société de quinze à vingt jeunes gens environ qui s'occupent de littérature. Les livres nouveaux pénètrent rarement dans ces cercles étroits on s'y tient à certaines œuvres consacrées. C'est surtout là que Musset règne en souverain. Ses deux volumes de poésies sont ainsi en librairie d'une vente courante; et~l'éditeur m'assurait dernièrement que, depuis vingt ans, malgré !es diverses éditions publiées, la vente n'avait pas varié. Je cite ce fait pour montrer la persistance du succès. H est vrai que,' parmi les acheteurs de Musset, il faut compterles femmes. En province, les femmes le lisent également beaucoup. Longtemps, elles s'en sont tenues à Lamartine. Puis, Lamartine est devenu le poète des jeunes filles; le seul poète que l'on tolère entre les mains des pensionnaires; et, au lendemain de son mariage, toute jeune dame s'est passionnée pour Musset. Pendant que l'étoile de Lamartine pâtit, celle de Musset garde à l'horizon un éclat fixe. Il est toujours instructif de constater ces courants de la mode, qui déplacent les admira-
tions. Si les poètes du commencement du siècle ne peuvent être encore classés d'une façon déBnitive par la véritable postérité, il est permis dès aujourd'hui de prévoir quel sera ce classement au siècto prochain.
J'avoue, d'ailleurs, que je ne saurais, pour mon compte, parler de Musset avec l'impartialité froide du critique. Je l'ai dit, il a été toute ma jeunesse. Quand je lis une seule de ses strophes, c'est ma jeunesse qui s'éveille et qui parle. Aussi n'est-ce point une étude critique que j'entends faire ici. Je veux simplement causer du poète, à propos de la biographie que son frère vient de publier.
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L'ouvrage de M. Paul de Musset, annoncé depms quelque temps, était attendu avec impatience. On espérait apprendre enfin la vérité sur Musset. Il n'est pas d'écrivains dont la vie ait. donné lieu à plus de légendes. Même de son vivant, les faits les plus contradictoires circulaient sur son compte. De là une curiosité légitime, car si M. Paul de Musset ne disait pas la vérité, personne assurément ne la dirait. n était bien placé pour tout savoir, il accomplissait une tâche que lui seul pouvait remplir.
Eh bien 1 avec un peu de réQexion, je crois qu'on aurait moins compté sur l'étude de M. Paul de Musset. Sans doute, personne mieux que lui n'était à même d'écrire la vie de son frère il avait ses souvenirs, il possédait des documents de toutes sortes.
Seulement,. s'il savait tout, il se trouvait fatalement porté à ne pas tout dire. Son étude devait, aës la première page, tourner au plaidoyer. Il ne raconte pas son frère, il le défend contre les bruits qui ont couru. Il tire complaisamment unvoile sur les côtés fâcheux, et met en avant les beaux côtés. En somme, il n'est pas assez désintéressé, pour que nous puissions le croire sur parole. Et il arrive ainsi que la biographié. d'Alfred de Musset par M. Paul de Musset sera certainement celle qu'on lira désormais en faisant le plus grand nombre de réserves.
Mais elle garde un intérêt très vif, celui des documents. L'étude est pleine de faits nouveaux ce qui m'amène à dire que nous devons la considérer comme une poignée d'excellentes notes, dont un Biographe futur tirera un grand parti. Si elle n'est pas complète, elle servira compléter le dossier du poète. En joignant le plaidoyer à l'accusation, on arrivera peut-être plus tard à obtenir la vérité vraie. Il faudrait consulter les contemporains. de Musset qui existent encore, comparer leurs dépositions avec les témoignages de son frère, se prononcer après une enquête minutieuse. D'ailleurs, ce n'est point ici mon intention. Je vais me contenter, d'examiner les documents fournis par M:Paul de Musset. La jeunesse d'Alfred de Musset paraît avoir été celle d'un enfant turbulent et précoce. H est né à Paris, le H décembre i8<0, rue des Noyers, une des rues tes plus étroites et les plus populeuses du vieux Paris. La maison, qui porte le n* 33, existe encore, bien que tout un côté de la rue ait été emporté par un nouveau boulevard.' Le poète grandit là, au mi4
lieu d'une famille rigide, dans l'ombre de cette ancienne demeure. Jamais milieu n'annonça moins ce génie passionné et libre, ivre de lumière. M. Paul de Musset raconte plusieurs traits assez curieux de sa première enfance. Je citerai celui-ci « Alfred avait trois ans, lorsqu'on lui apporta une paire de petits souliers rouges qui lui parut admirable. On l'habillait, et il avait hâte de sortir avec sa chaussure neuve dont la couteur lui donnait dans l'œil. Tandis que sa mère peignait ses longs cheveux bouclés, il trépignait d'impatience. Enfin, il s'écria d'un ton larmoyant « Dépêchez-vous donc, maman 1 Mes souliers neufs seront vieux 1 Le biographe voit là l'impatience à jouir qui plus tard a caractérisé Alfred de Musset. Voici un autre fait que je trouve plus singulier. Alfred de Musset avait alors neuf ans. « Alfred eut des accès de manie causés par le manque d'air et d'espace, et qui ressemblaient assez à ce qu'on raconte des pâles couleurs des jeunes filles. Dans un seul jour, il brisa une des glaces du salon avec une bille d'ivoire, coupa des rideaux neufs avec. des ciseaux, et colla un large pain à cacheter rouge sur une grande carte d'Europe; au beau milieu de la mer Méditerranée. Ces trois désastres ne lui attirèrent pas la moindre réprimande, parce qu'il s'en montra consterné. »
D'ailleurs; toute l'enfance du futur grand poète se passa ainsi dans les jupes de sa mère. II eut des précepteurs et n'alla au collège que plus tard. Les hivers s'écoulaient dans la vieille maison de la rue des Noyers. L'été, on allait parfois à la campagne, chez des parents ou dans une propriété prêtée par une amie de madame de Musset. L'intelligence de l'e!i-
fant parait s'être éveillée pour la première fois à la lecture des romans de chevâterie. Il avait alors huit ans au plus. <r0nnous donna ta VcrtMa~M! délivrée. Nous n'en ~fîmes qu'une b&ùchee. Il nous fallut le Roland furieux, et puis Amadis, Pierre de Provence, 6'~a~~eA'e~ etc: Nous cherchions les prouesses, tes combats, ies grands .coups dè 'lance et d'épée. Quant aux scènes d'amour, nous n'en faisions point de cas, et nous tournions la page, quand les paladins se mettaient à roucouler. Bientôt nos imaginations se remplirent d'aventures. Avant les romans de chevalerie, 'les Afille et une nuits l'avaient passionne. à ce point .qu'il mettait les contes arabes en action avec son frère. Ils avaient élevé un édifice oriental.au fond d'un jardin, avec un vieux secrétaire, une échelle de tapissier et quelques planches; et cet édiSee était le théâtre de véritables combats. Mus tard, ils fouillèrent la maison pour savoir si ne contenait pas des cachettes, comme les maisons bâties par les conteurs il cherchait les portes secrètes, les escaliers dérobés, les souterrains débouchant dans les ca.ves. Puis, le doute vint avec l'âge, ils acquirent la triste certitude que l'on ne voyageait pas commodément à travers les murs. La lecture de Z)o?: ~MMAo~s les acheva. « Ainsi finit, dans l'enfance d'Alfred de Musset, la période du merveilleux et de l'ifapossib)e, espèce de gourme que son imagination avait besoin de jeter, maladie sans danger pour lui, puisqu'il en sortit à l'âge où pour d'autres elle commence à peine, et dont il ne lui resta qu'un élément poétique et généreux, une certaine inclination a considérer la vie comme un roman, un& suriosité juvénUe et une sorte d'adati-
ration pour l'imprévu, l'enchaînement des choses et les caprices du hasard.
Je le répète, rien de saillant en somme dans l'enfance de Musset. Il semble avoir été un bon élève, un esprit intelligent et studieux. Il eut d'abord un précepteur, puis il alla dans une petite institution où il resta peu de temps; ses condisciples le persécutaient, le battaient jusque dans les bras du domestique qui venait l'attendre à la sortie. Enfin, il entra au collège Henri IV, où il eut pour camarade le duc de Chartres, auquel son père, le futur roi Louis-Philippe, faisait suivre les cours, pour montrer ses sentiments démocratiques. Ce fut alors que Musset passa parfois ses jours de congé au château de Neuilly. « Il plut à toute la famille d'Orléans et particulièrement à la mère des jeunes princes, qui recommandait à son fils de ne pas oublier le petit blondin. La recommandation était inutile de Chartres, comme on l'appelait au collège, avait une préférence marquée pour Alfred. Pendant les classes, il lui écrivit quantité de billets sur des chiffons de papier, » Alfred de Musset obtint le second prix de dissertation latine au concours général des lycées, sur ce sujet /)~ fo~Me~e no. sentiments. Ceci prouve qu'il fit d'excellentes études.
Je ne puis suivre la biographie de Musset pas à pas, et j'aime mieux grouper les faits, de façon à mettre en lumière les diverses faces de l'homme et du poète. C'èst l'homme d'abord qui m'intéresse. Je passerai donc tout de suite de l'enfant au jeune homme, et j'examinerai le côté passionnel chez Musset. Il t beaucoup aimé, son frère laisse entendre
que le nombre de ses bonnes fortunes a été incalculable. Mais sa liaison la plus retentissante, celle qui aurait influé sur toute aa vie, à en croire la 1~ gende, a été, comme on le aait, la liaison avec George Sand. H s'est fait autour de cette tendresse si courte un bruit énorme. Après la mort du poète, des romans ont été échangés comme des coups de massue. entre M. Paul de Musset et George Sand, le premier pour prouver que l'amante avait eu tous les torts, la seconde pour répliquer que l'amant s'était montré insupportable. Aussi, dans la biographie que M. Pan! de Musset vient d'écrire, les curieux ont-ils cherché de nouveaux détails; mais ils n'ont pas été satisfaits, car le biographe se montre d'une grande discrétion, et il n'a ajouté aucun fait important aux faits déjà connus.
On connaît cette histoire en gros. Alfred de Musset et George Sand allèrent faire un voyage ensemble en Italie. A Venise, Musset tomba malade et George Sand le trompa avec un jeune médecin italien qui le soignait. Le poète revint seul en France, très souffrant encore et le cœur déchiré. Cette histoire, sur laquelle il est bien difficile de savoir la vérité, f~t en somme des plus banales. Elle n'a pris une allo~ tragique et profonde que grâce à la haute situstion littéraire des deux amants. On a vu leur génie à travers leur querelle amoureuse, et toute la pub!idté qui se faisait autour d'eux, a fatalement~décup~ l'importance de l'aventure. La trahison de George Sand semble certaine; elle emprunte même une véritable cruauté aux circonstances dans lesquelles elle parait avoir eu lieu. Mais il faut dire que, si jamais deux êtres avaient été faits pour ne pas s'entendre,
ces deux êtres étaient bien Musset et George Sand. Autant ramant se montrait enfant gâté, exigeant et fantasque, réglant tout surson plaisir, prenant lavie à l'aventure, autant -l'amante était une personn.e grave et froide, pleine de méthode, faisant son métier d'écrivain avec une régularité de bonne commerçante. On comprend qu'its se soient aimés, mais on comprend mieux encore qu'ils se soient séparés violemment, après quelques mois de vie commune. Ils devaient être insupportables l'un à l'autre. Je suis certain, d'ailleurs, que Musset a été toute sa vie l'amant le plus intolérable qu'on puisse imaginer Cela explique tout au moins la trahison de George Sand.
Maintenant, jecrois qu'il y a beaucoup de légende dans les souffrances de Musset, après la rupture. Il fut certainement blessé au vif de sa tendresse et de son orgueil. Il revint à Paris dans un état pitoyable. Voici ce que dit son frère: «Le 10 avril, le pauvre enfant prodigue arriva enfin, le visage maigre et les traits altérés. Une fois sous l'aile .maternelte, son rétablissement n'était plus qu'.une question de temps; mais on jugea de la gravité de son mal par les lenteurs de da guérison et par tes phénomènes psychologiques dont elle a été accompagnée. La première fois que mon frère voulut nous raconter sa maladie et les véritables causes de son retour à Paris, je le vis tout à coup changer de visage et tomber en syncope. Il eut une attaque de nerfs effrayante, et it fallut an mois avant qu'il pût revenir sur ce sujet et achever son récit. M Cela prouve surtout la grande sensibilité nerveuse de Musset, seasibilite dont son frère donne
d'autres exemples curieux. Il resta longtemps enfermé, comme cela lui arrivait à chaque rupture amoureuse p')is, il se remit complètement et il eut d'autres amours. Du reste, voici la conclusion de l'aventure. Il me déclara, après avoir écrit la Nuit de mat, que sa blessure était compte temènt fermée. Je lui demandai si cette blessure ne se rouvrirait jamais. « Peut-être, me répondit-i!, mais si' eue s'ouvre encore, ce ne sera jamais qdè poétiquement. » Vingt ans plus tard,- un soir, dans lé salon de notre' mère, la conversation roula sur le divorce. Alfred dit en présence de plusieurs personnes qui ne l'ont point oublié « Les lois sur le mariage ne sont pas si mauvaises. Il y a tel moment de ma jeunesse où j'aurais donné de bon cœur dix ans d'existence pour que le divorce eût étédatM notre Gode; aBn de pouvoir épouser une femme qui était mariée. Si mes vœux eussent été exaucés, je me serais brûlé Iscer~ velle six mois après. »
Il parait donc difficile d'expliquer la; triste fin de Musset, par l'amertume d'nn grand amour trompé. S'il glissa à la paresse et & l'ivrognerie, il ne faut voir là que le~ conséquences d'un certain tempérament. Il était marqué pour cette déchéance. Sa soif de jouissance,' son besoin de vivre vite et de tout mettre dans la sensation immédiate, devait le conduire à ce prompt abandon de lui-même. A dix-huit anc, il se lança résolument dans le plaisir. Comme le dit son frère « Les promenades. & cheval étaient à la mode il loua des chevaux. On jouait gros jeu il joua. On faisait les nuits Manches il veilla. Et toute sa vie fut ainsi dépensée à se sentir exister, à décupler ses sensations. M. Paul de Musset, qui le
d6fend pourtant, donne des détails bien caractéristiques. « Souvent Alfred se plaignait que la vie <*tait longue et que ce diable de temps ne coarchait pas. » St plus loin, après avoir parlé de ses accès brusques de sauvagerie, de ses retraites dans sa chambre Quand il lui prenait envie de se distraire et de i :mpre ses habitudes, il passait d'un extrême à f autre. Il allait dix fois de suite au théâtre Italien, à l'Opéra ou à l'Opéra-Comique et puis, il rentrait un soir rassasié de musique pour longtemps. Quand il s'embarquait dans quelque partie de plaisir, c'était avec le même emportement. Tout cela était excessif et souvent nuisible à sa santé; mais, jusqu'à son dernier jour, il ne voulut jamais s'astreindre ni à un régime modéré ni à une précaution quelconque. Voità qui montre un tempérament sans équilibre, se ruant dans l'existence, se hâtant d'en finir avec les bonnes comme avec les mauvaises choses, ayant de continuels appétits d'enfant et des dégoûts aussi prompts que ses désirs. Après les femmes, le vin devait avoir son tour. Les femmes ~avaient fait pleurer, le vin le consolerait peut-être. Et je me l'imagine alors comme cette haute figure de don Juan qu'il a dressée, las d'avoir cherché beau, et s'étourdissant à la table d'un café, pour ne plus connattre l'ennui de sa raison.
Sa paresse s'explique de la même manière. Il avait trop aimé la poésie, elle ne le contentait plus. Son ~.fère répète les paroles suivantes qui sont bien typiques. Musset disait « Suis-je un expéditionnaire nu un commis-voyageur pour qu'on mé chicane sur t emploi de mon temps? J'ai beaucoup écrit; j'ai fait autant de vers que Dante et que le Tasse, Oui,
diantre! s'est jamais avisé de les appeler des p8"caseux ? Lorsqu'il a plu à Gœthe de se croiser les ht a-, qui donc lui a jamais reproché de s'amuser trop longtemps aux bagatelles de la science? Je ferai comme Gœthe jusqu'à ma mort, si cela me convient. Ma Muse est à moi; je montrerai au public qu'été m'obéit, que je suis son maître, et que, pour obtenir d'elle quelque chose, c'est à moi qu'il faut plaire. » Ce n'est là qu'une boutade, et des p)~ spécieuses. En effet, si un écrivain est toujours libre de cesser de produire, il n'en prouve pas moins, e~ ne produisant pas, que le besoin de la production ne le tourmente plus. Or, un écrivain qui n'a plus c~ besoin est un écrivain fini, quels que soient les pré.textes qu'il invente. Ce qu'il faut retenir des paroles de Musset, c'est ce cri que sa Muse est à lui et qu'it entend en disposer comme d'une femme esclave. est là tout entier. 11 a très bien pu être jaloux ~u public, et ne plus écrire, pour ne plus être lu, par une envie de jouir seul. Après s'être confessé tout haut, il serrait les lèvres, envahi de l'amour d~ silence. Ou bien encore, comprenant que son génm vieillissait, et il avait la coquetterie de son étemeite' jeunesse.
D'ailleurs, il suffit de constater les faits. Musset a survécu à son génie et il a glissé dans l'inconduite. Lorsqu'il mourut, le 2 mai 1857, on parla d'une m: ladie de cœur; mais, en réalité, il s'était lentement suicidé par la vie qu'il menait A quoi bon le refendre aujourd'hui ? La postérité n'a pas à lui demander compte de ses vertus bourgeoises. Il ne porte pas au front l'immortel laurier pour s'être couché chaque jour de bonne heure et avoir eu l'estime
da son concierge. Certainement, i! serait moins grand, s'il avait économisé davantage son existence. Ce qui le met ~i haut, ce qui !p rend si cher à tous les cœurs, c'est justement d'avoir vécu à outrance, d'avoir été !a jeunesse et la folie du siècle. A notre époque de cervosisme, il est resté la machine nerveuse la plus tendue et la plus vibrante. Nous nous reconnaissons tous en lui, nous aimons et nous glissons sur les pavés comme lui. Il faut l'accepter avec son génie et avec ses chutes. On le diminue*rait, l'on discutait sa mort.
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J'aborde maintenant l'écrivain, chez Musset. Son frère nous le présente sous un aspect assezinattendu. Il prétend qu'il y avait en lui un grand critique. A l'entendre, Musset commençait par jouir de tout ce qui lui plaisait « 116'échanSait, se livrait sans réserve au plaisir de l'admiration et finissait par examiner et approfondir. Dans ce double exercice de facultés qui semblent s'exclure, l'enthousiasme et la pénétration, il acquit non seulement en littérature, mais dans tous les arts, une solidité de jugement telle que, s'il n'avait pas eu autre chose de mieux à faire, il aurait pu être un des critiques les plus forts de son temps. » Cela me paraît une conséquence discutable, mais il est certain que Musset n'était pas up sectaire en littérature il ne procédait pas à l'aide de principes et de théories, il suivait en somme simplement son goût et M raison. Tout son développement littéraire est là.
Voici les circonstances assez curieuses dans lesquelles s'éveDIa la vocation de Musset. Ses parents, étant allés habiter Auteuil, se lièrent avec la famille d'un vaudevilliste, M. Melesville. On joua la comédie, et, détail piquant, le futur poète des ~VM~s fut alors applaudi par Scribe. Cependant, Musset, qui suivait des cours à Paris, traversait matin et soir le bois de Boulogne. a Le jour où il emporta un volume d'André Chenier, il arriva plus tard qu'à l'ordinaire à la campagne. Sous le charme de cette poésie élégiaque, il avait pris le. chemin le plus long. Du plaisir de relire et de réciter des vers qu'on aime à l'envie d'en' faire, il n'y a qu'un pas. Alfred ne résista pas Ma tentation. Il composa une élégie qu'il n'a point jugée digne d'être conservée. Cette élégie est donc laprMaière pièce de vers que le poète ait écrite. Voici maintenant l'histoire du premier journal où il ait publie des vers. « Un petit* journal du format:le plus exigu paraissait alors à Dijon, trois fois par semaine, sous ce titre /eProM't!c:'a/ Appuyé de la recommandation de Paul Foucher, le jeune poète inconnu envoya une ballade, composée exprès pour le ProM'ncM~. Ce morceau, intitulé un Rêve, parut dans le numéro du dimanche 31 août <828, sans autre signature que les initiales A. D. M. C'était dans'le'bo~d'Auteuil que le jeune blondin avait rôvé ce- badinage. Musset avait alors dix-huit ans. EnSn, quelques mois plus tard, il publia son premier livre. « Alfred s'estima heureux d'avoir à traduire de l'anglais un petit roman pour la librairie de M.'Marne. Il avait adopté ce titre simple le ~fa~Mr <fo~Mw. L'éditeur voulut absolument l'Anglais NMM~eM* d'opium. Ce petit volume, dont on aurait sans doute Men'dela peine à
retrouver un exemplaire aujourd'hui, fut écrit en aa mois. J) Le sens critique que son frère signale chez Musset, joint à l'indépendance de son talent, explique; son attitude dans la pléiade romantique. Dès te début, il fut un des disciples les plus enthousiastes de t Victor Hugo. « Avant même d'avoir achevé ses études, Alfred de Musset avait été introduit par son condisciple et ami Paul Foucher dans la maison de M. Victor 3ugo. H y voyait MM. Alfred de Vigny, ~TosperJMérimée, Sainte-Beuve, Émile et Antony Deschamps, Louis Boulanger, etc. Devenu bientôt un des néophytes de i'égtise nouvelle, il fut admis aux promenades du soir où l'on allait voir le soleil se coucher et regarder le vieux Paris du haut des tours de Notre-Dame. Ce fut à cette époque qu'il écrivit un petit poème, absolument imité de Victor Hugo c'était une scène romantique, qui se passait en Espagne, et que, plus tard, il n'a pas jugée digne de l'impression. Longtemps pourtant il cacha qu'il faisait des vers. Un jour enfin, i) se décida à lire une élégie et quelques ballades. « On applaudit beaucoup l'élégie mais le poème d'Agnès, la pièce imitée de Victor Hugo, excita un véritable enthousiasme. L'énorme différence d'allure et de style qui distinguait c;js deux ouvrages !'um de l'autre, ne pouvait échapper à l'attention d'an auditoire si intelligent. On aurait pu en augurer qu'il lui serait impossible de servir longtemps sous une bannière quelconque et qu'il sortirai bientôt des rangs pour suivre sa fani.tiate mais on n'y songea pas. » Ces premières pièces de veK n'ont jamais paru. Musset, encouragé. en écrivit immédiatement d'autres, pour les lire
;) ses amis et ceUes-)à, on les connaît: ce sont ¡ Lever, /'AH~a/OMM, ~o?:~aM, les ~arrotM~/eM,. ~'o~M. Ballade à la lune. Musset avait alors dix- neuf ans, et il était déjà en pleine possession de lui. t même. Le cénacle applaudissait toujours les pièces de vers de ce blondin, sans paraître soupçonner la révolution littéraire qu'elles apportaient. Il fallut, pour ouvrir les yeux des romantiques, la publication du premier volume du poète, les Contes ~oa~'e. Cette publication est toute une histoire qui appartient désormais à nos annales littéraires. Le père de Musset, inquiet de son avenir, venait de le placer dans les bureaux d'un M. Febvrel, qui avait obtenu l'entreprise du chauffage militaire. Naturellement, le poète agonisait dans cet emploi, et il eut l'idée de tenter la fortune des lettres pour toucher sa famille et obtenir sa liberté. Il porta une copie de ses vers à l'éditeur Urbain Canel, qui accepta la publication, mais qui signifia au débutant qu'il lui fallait cinq cents vers de plus, pour faire un volume présentabte. Voilà Musset pris d'une rage de travail. Il obtint un congé, partit pour le Mans, où demeurait alors un dé ses oncles, et revint trois semaines après avec le poème de .~ar~oeAe. Les compositeurs, paraît-il, ne travaillaient qu'à leurs moments perdus à cette œuvre d'un poète dont personne ne connaissait encore~le nom. Musset fit une lecture de son livre à des amis de sa famille, et le plus grand succès lui fut prédit. En effet, le succès fut énorme. Les Contes tf~payne parurent vers la fin de décembre 18~9. On les avait tirés à cinq cents exemplaires, car en ce temps-là on n'achetait pas les livres en France, on les louait aux cabinets de lecture. Les journaux se 7
fâchèrent, lè peMicse passionna, et le cénacle romantique' s'apeFCuli qu'un grand poète dissident avait gràAdi' dans son sein.
La rupture était prochaine entre Musset et les romantiques. 6es derniers afFectèrent d'accu'eiltir les CoH'~ <f~.</)a~nc comme t'œavre d'un corétigionnaire. Mais les pièces qui suivirent et qui furent pub'tiées daBs~a/~M~~ejPa~M.s FœM, Octave, et surtout les Pensées de ~a~~a<?<, les blessèrent singuMèrement.Je laisse parler le biograph&: a Onisait que ie poète demanda'H pardon à.saia'ague~tnatepnene d6 Fâ~oif Quelquefois offensée. Racine et Shakespeare disait-il, se rencontraient sur sa txMea~ec Boileau qui leur avait pardonné et bien qu~ se vantât dé faire ma.ré&er'sa m'a8e pieds nus, comme ta vérité, tes' classiques auraient pu la croire chaussée de cothurnes d'er. Us auraient pu se réjouir d'une amende bon~raMe exprimée avec tdn6 de .boirnë grâce i)s' né' firent pas semblant de la connaître et retinrent au « point sur un i o de /a! jSa~a~ a ~a ~MKC; comme le marquis de Molière à son refraid de tarte à /dt ereHM. Pendant ce temps-là, Ies' romantiques:. blessés de la profession de foi de Raphaël, se plaignirent de !a désertion et ne manquèrent pas de dirëq~e te poète des Contes ~'F~aync avait faiMi'et ùe tenait point ce que ses débuts avaient promis. AtPred de Musset se trouva' isoté tout. à coupe ayant tous~ les partis à la fois contre lui mais Hâtait j~eune 6~ superb'e. ? Peu à peu, la rupture devint com~piète. Les' roNaaatiques se fâchèrent tout à fait et tpaitèreat Musset en gamin révolté. Ge qu?il y a de Curieux, c'est qu'aujourd'hui! encore, dans rentouMge de Victor Hugo~vieiUi, on parle du p.oète des
Attifa <tvee un dédain stupéfiant. On lui reproche de mal rimer et de ne pas savoir faire les vers. J'ai entendu dire par un romantique impénitent cette parole prodigieuse Musset est un poète amateur. » Jamais les rhétoriciens de i830 no lui ont pardonné d'être un homme avant d'être un écrivain. En outre, on le traite en disciple révolté, on l'accuse d'avoir été d'abord un élève de Victor Hugo, puis de s'être élevé à côté de lui à un rang au moins égal. C'est ta un de ces crimes qu'on ne se passe pas entre poètes.
D'ailleurs, Musset a subi tous les outrages que/la sottise garde aux hommes de génie. Ce qui dut le toucher le plus, ce fut la conspiration du silence que la presse organisa longtemps contre lui. En France, le fait s'est répété pour tous les hommes de grand talent, qui grandissent isolés, sans appartenir à ~ne coterie. Quand un nouveau venu parait gêmnt, on se contente de ne jamais prononcée son nom, quel que soit le chef-d'œuvre qu'il produise. De cette façon, on espère que le public l'ignorera et que, de désespoir, il cessera peut-être de produire. Voici la page très instructive que M. Paul de Musset écrit « II commençait à s'apercevoir qu'au moment de leur apparition ses poésies les plus remarquables semblaient tomber dans le vide. Depuis que son génie avait pris un vol plus élevé, depuis que ses vers étaient à la portée de tout le monde, puisqu'il ne fallait que du cœur pour en sentir lep beautés, la presse feignait de ne pas en avoir connaissance, et, lorsqu'elle prononçait par hasard le nom de l'auteur, c'était pour citer, avec une légèreté blessante, le poète des ContM <f~M~Ma ou de
f~ncMotMe, comme si, depuis 1830, il n'eut pas fait nn pas. n Heureusement, cette conspiration du silence est aussi maladroite que sotte. Il vient une heure où la moindre circonstance délie la langue des adversaires les plus sournois. Le poète que l'on voulait supprimer, apparaît alors plus grand, et c'est comme si une digue crevait, les paroles retenues sortent quand même des bouches et emplissent le monde. Pour Alfred de Musset, ce qui rompit la t conspiration, ce fut le succès à la Comédie-Française du Caprice, dont je m'occuperai tout à l'heure.
J'ai déjà parlé de la paresse de Musset. Il appartenait à une génération d'écrivains qui affectaient le dédain du travail. Les travailleurs puissants, en 1830, se cachaient pour produire; la mode était de laisser croire qu'on ouvrait la fenêtre et que l'ins piration entrait, comme un oiseau divin. Cela nous étonne un peu aujourd'hui, nous autres qui mettons toute notre force dans le travail et qui nous honorons d'avoir du talent à force de patience. Le type le plus parfait du poète de 1830 est le Chatterton. d'Alfred de Vigny, ce jeune sot qui san~otte parce qu'il écrit pour de l'argent et qu'il fait commerce de son génie. Eh bien! Musset avait cette m ~tadie curieuse. Il entendait travailler selon son bon ptaisir, n'avoir rien de commun avec le fabricant qui doit livrer à jour fixe une commande pr's~ée. Son frère nous donne là-dessus des renseignements. Musset a publié dans la Revue des Deux ~on~M presque tout ce qu'il a écrit. Seulement, il a eouvent souffert de ses engagements vis-à-vis de cette Revue. Un jour que le poète, écoutant les
conseils de son frère, s'était décidé & écrire dea nouvelles en prose,. pour faire face à certains embarras d'argent, Félix Bonnaire, qui représentait la Revue, lui rendit justement visite. a H venait à tout hasard demander quelque morceau, vers ou prose, et il s'attendait à la réponse habituelle « Je n'ai rien pondu, ni ne veux « rien pondre, ô Bonnaire! 1 » Ce fut donc une surprise agréaMe pour lui d'apprendre les projets de travail en question. Alfred se croyait si sûr de ses bonnes dispositions, qu'il s'engagea par écrit à livrer trois nouvelles en trois mois. M Mais cet engagement fut le point de départ de tout un drame. Dès le'lendemain, il apostrophait son frère en termes violents .et lui criait e Vous avez fait de moi un manœuvre de la pensée, un serf attaché à la glèbe, un galérien condamné aux travaux forcés. » J'insiste sur cette façon de comprendre le travail, car il y a là la caractéristique de toute une période littéraire. A plusieurs reprises, Musset tenta de se mettre à la besogne, pour satisfaire à son engagement. Il commença une œuvre étrange, qu'il voulait intituler le Poète <M:<, et dans laquelle il disait toutes ses amertumes, ses désillusions poétiques et amoureuses; mais cette œuvre ne fut pas terminée, et il nt promettre à son frère de ne jamais publier ce qu'il en avait écrit. M. Paut de Musset se contente d'en donner,' dans sa Z?!o~'a~A!'e, quelques fragments qui sont très intéressants. Enfin, le poète put se délivrer, à la suite d'un arrangement, de sa promesse envers la Revue, et seulement alors il respira. Tout travail forcé lui était odieux. Certes, nous entendons les choses autrement. car les plus grands écri vains
de notre époque se vantent de travailler dix heures par jour et ne craignent pas de signer à l'avance des traités avec les journaux et les éditeurs.
Alfred de Musset, dans sa haine du travail réglé, avait, parait-il, pressenti le succès formidable du roman-feuilleton. Voici ee que dit son frère « Avec une sagacité dont je m'étonne encore aujourd'hui, il devina trois ans à l'avance que cette littérature nouvelle amènerait bientôt une révolution, et qu'elle corromprait profondément le goût public. » Le roman-feuilleton resta sa bête noire. H l'accusait de détourner les lecteurs des belles œuvres, et quand il se défendait d'être paresseux, il s'écriait « Je serais curieux de savoir si Pétrarque avait incessamment à ses trousses une dizaine de pédagogues ou de sergents de ville, pour le forcer, Fépée sur la gorge, à chanter les yeux bleus de Laure, quand il avait envie de se tenir en repos. Parmi ceux qui m'appellent paresseux, je voudrais savoir combien il y en a qui répètent ce qu'ils ont entendu dire, combien d'autres qui n'ont jamais lu un ver< <~ leur vie et qui seraient bien attrapés si on tes onligeait à lire autre chose que les Mystères <~< Paris. Le roman-feuilleton, voilà la vraie littérature de notre temps. »
Dans cet écrivain si fier, si jaloux de sa liberté, il y eut cependant une heure de faiblesse. Je veux parler de l'heure où il consentit à solliciter tes suffrages de l'Académie et à adorer ce qu~ avait brûlé. Toutes les personnes qui ont assisté à sa réception, disent qu'elles ont eu le cœur serré par son attitude humble, par les excuses qu'il sembla présenter pour se faire pardonner son libre génie.
M. Pâù! dé Musset glisse rapidement sur cet épisode de la vie' d'e' sôù frère. Voici la page' qu'il a écrite. n.ce suj~ et qui contient quelques renseignements curieux « Alfred de Musset se croyait trop peu appréc~ des classiques de l'Académie française pour pouvoir leur demander à faire partie de leur compagnie. Il s'y décida pourtant, encouragé par M. Mérimée. L'auteur des Nuits parut plus sensible que: je' ne l'aurais cru à' cette marque de distinction, qu'il regarda comme une conséc'ration nécessaire de son talent. Le jour qu'il prononça l'éloge de M. Dupaty, dont il occupait le faateui), j'entendis, parmi le public élégant des pë'~s !tM rosës, un murmure de satisfaction et d'étonneïnent causé par l'air dei jeunesse et la chevelure blonde d*u récipiendaire. On lui aurait d~nn'é trente ans. Son élection ne s'était pas faite sans difnoil'té. De fous les graves personnages qui l'entouraient ce' jour-là, une dizaine au plus connaissaient quelques pages de ses poésies. M. de Lamartine lui-même a confessé publiquement qu'il ne les avait pas lues. Diautres- les blâmaient sur parole, sans vouloir les connaître. La veille du scrutin, M. Ancelot, qui aimait particulièrement le candidat, bien résolu, d'ailleurs, à lui donner sa voix, disait dans le jardin du Palais-Royal' à l'éditeur Charpentier « Ce pauvre Alfred, c'est ùù aimable garçott et un homme du monde charmant;' mais, entre nous, il n'a jamais su et ne saura jamais faire an vers. n
On' peut donc conclure de là que Musset fut comm'é académicien à titre d'homme, du monde. L~Acadecaie ignorait seS: oeuvres et ne le choisit qu'à
la suite d'une intrigue de salon. Il appartenait & une bonne famille, cela parut suffisant. Eh bien un hommage décerné dans de telles conditions est indigne d'un écrivain.
IV
Une des parties les plus intéressantes de la Biographie publiée par M. Paul de Musset est celle où il donne l'historique des principales pièces de vers de son frère.
Le poète travaillait à ses heures, et il avait besoin de toute une excitation préparatoire. Il ne se mettait généralement à la besogne que sous le coup d'une forte émotion. Quand il se sentait pris du besoin de produire, il attendait le soir, s'enfermait avec un petit souper dans sa chambre, allumait une douzaine de bougies, puis travaillait ainsi-jusqu'au matin. C'était une fête qu'il se donnait, ou plutôt qu'il donnait à sa Muse, comme on disait en ce tempslà. La Muse se trouvait traitée en véritable maîtresse. Musset lui assignait rendez-vous, préparait sa chambre pour la recevoir et la nuit se passait en tête-à-tête. Charmante illusion pour embellir le dur travail de l'écrivain! Nous retombons là dans la croyance à l'inspiration, sous la forme d'un ange qui attend les heures nocturnes pour entrer à tire-d'ailes par les fenêtres ouvertes des poètes.
Voici, par exemple, l'historique de la Nuit de mai. « Un soir de printemps, en revenant d'une promenade à pied, Alfred me récita les deux premiers couplets du dialogue entre la Muse et le Poète, qu'il
venait de composer sous les marronniers des Tuile.ries.Il travailla sans interruption jusqu'au matin. Lorsqu'il parut à déjeuner, je ne remarquai sur son visage aucun signe de fatigue. La Muse le possédait. Pendant la journée, il mena de front la conversation et le travail. Par moments, il nous quittait pour aller écrire une dizaine de vers et revenait causer encore. Mais, le soir, il retourna au travail comme à un rendez-vous d'amour. I! se fit servir un petit souper dans sa chambre. Volontiers, il aurait demandé deux couverts, afin que la Muse y eut sa place marquée. Tous les flambeaux furent mis à contribution; il alluma douze bougies. Les gens de la maison, voyant cette illumination, durent penser qu'il donnait un bal. Au matin de ce second jour, le morceau étant achevé, la Muse s'envola; mais elle avait été si bien reçue qu'elle promit de revenir. Le poète souffla les bougies, se coucha et dormit jusqu'au soir. A son réveil, il relut la pièce de vers et n'y trouva rien à retoucher. Alors, du monde idéal où il avait vécu pendant deux jours, l'homme retomba brusquement sur la' terre, en soupirant comme si on t'eût tiré violemment d'un rêve déticieux et féerique. » J'ai cité toute cette page, qui indique nettement les procédés de travail d'Alfred de Musset. Il travaillait comme i! vivait, par caprice et dans l'illusion continuelle d'une jouissance, qu'il voulait épuiser d'un coup. Aussi, après cet emportement, était-il pris d'un dégoût profond. On comprend qu'il se soit vite lassé de la poésie, comme il se lassait de l'existence. Quand la vie lui parut vide, il tomba dans l'inconduite; quand le travail lui parut menteur, M tomba dane la paresse.
L'historique de la Nuit de décembre est aussi. ~rt intéressant. On a cru jusqu'ici que les imprécations contre une amante, contenues dans cette pièce, s'adressaient à George Sand. Il n'en est rien, paraîtil. M. Paul de Musset raconte que son frère écrivit ces vers à la suite d'un nouveau désespoir d'amour. «.Un soir, en rentrant vers minuit, par un temps affreux~ j'aperçus dans la chambre de mon frère tant de lumière, que je le crus en nombreuse compagnie. Ilécrivait ta~VM'<<fe~ccm~'p. Je sais que beaucoup de lecteurs ont cru voir, dans la Nuit de décembre, un retour vers les souvenirs d'Italie et une sorte de complément à la Nuit de mai; c'est une erreur qu'il importait de rectifier. Connaissant la vérité, je ne pouvais point permettre de confusion entre deux personnes très différentes. » On voit par là comment les légendes se font. Alfred de Musset s'était parfaitement consolé de l'abandon de George Sand, et lui qui ne pouvait vivre sans aimer, avait pleuré, depuis la rupture, bien d'autres tendresses mortes. Les admirateurs de Musset ne se doutent: guère qu'ils ont failli avoir une « Nuit de plus, la~Vt<:< de juzn. ~Otct l'anecdote, et en outre quatre vers inédits du poète.
« Un jour, je le regardais se promener de lon~ en large, tantôt fredonnant, tantôt murmurant des mots qui se groupaient en hémistiches. Il s'arrêta enfin devant sa table de travail, et prit une grande' feuille de papier sur laquelle il écrivit ce qui §uit
tA NUIT DE JUtN
LBMËTE
Mt!M, qnant te Hé ponSM U faut 6tre joyeax. Regarde ces coteaux et tear b)onde parure. Quette douce ctarté dans Fimmense nature t Tout ce qui vit ce setr doit se sentir heareaï.
Le moment du dîner approchait. Gomme je savais que la Muse aimait à descendre à L'heure du Berger, je ne doutai point qu'au jour du lendemain ta pièce de vers ne fût à moitié faite. Par malheur, Tattet (un ami intime de Musset) entra; il venait chercher Alfred pour l'emmener dîner chez le traiteur. Je le suppliai de ne pas interrompre un travail de cette importance. Tattet me promit qu!on se séparerait de bonne heure. Alfred partit. n Bref, la pièce ne fut jamais faite.
Enfin, pour terminer l'historique des Nuits, il faut parler de la Nuit <f<M!~ et de la Nuit. d'octobre. « I~a nuit d~août fut réellement pour l'auteur une nuit de délices. Il avait orné sa chambre et ouvert les fenêtres. La lumière des bougies se jouait parmi les fleurs qui emplissaient quatre grands vases disposés symétriquement. La Muse arriva comme une jeune mariée. Il n'y avait ni amusement ni fête qui pût soutenir la comparaison avec ces belles heures d'un travail charmant et facile; et comme, cette fois, les pensées du poète étaient sereines, son coeur guéri, son esprit ferme et son imagination pleine de sève, il goûta un bonheur que le vulgaire ne soupçonne pas. » Quant à la ~V«!< /foe<o~'e, elle a été écrite entre deux nouvelles, a Tout ea t'&contant ~ea amourettes
ue Valentin et de madame Delaunay, l'auteur se mit à rêver à d'anciens souvenirs et à des chagrins passés. Ces souvenirs devenant plus vifs, il conçut l'idée d'un supplément et d'une conclusion à la Nuit de mai. Il sentait dans son cœur comme une marée montante. Sa Muse lui frappa tout à coup sur l'épaule. Elle ne voulait pas attendre; il se leva pour la recevoir, et fit bien, car elle lui apportait la Nuit d'octobre, qui est, en effet, la suite nécessaire de la Nuit de mai, le dernier mot d'une grande douleur et la plus légitime comme la plus accablante des vengeances le pardon. »
Je me suis appesanti sur les Nuits, mais il est une autre pièce qui date également, dans l'oeuvre d'Alfred de Musset. Je veux parler de l'Espoir en Dieu, ce cri de foi échappé dans un sanglot des lèvres du plus sceptique des poètes. L'histoire de cette pièce de vers a un dessous, assez singulier. Musset écrivait alors sa nouvelle de 7're~e et Bernerette. Il avait pris le sujet dans ses souvenirs, une courte liaison nouée par lui avec une grisette sa voisine. Seulement, en poète idéaliste, il s'était bien gardé de copier la vérité toute nue. Au lieu de la véritable Bernerette, une jolie fille qui était passée sans grande tristesse à d'autres amours, il avait inventé une Bernerette sympathique et touchante, qui mourait à vingt ans. Or, pendant qu'il arrangeait de la sorte cette aventure, il eut une crise de curiosité philosophique, comme cela lui arrivait parfois; il était tourmenté par le problème de la destinée de l'homme et du but ftna\ de la vie. Son frère dit l'avoir surpris souvent la tête dans les mains, voulant pénétrer le mystère, demandant des preuves. Bavait lutousles philosopher
imaginables, sans parvenir à se contenter. Ici, je laisse la parole à M. Paul de Musset « II fermait le volume et reprenait, où il l'avait laissée, l'histoire de la pauvre Bernerette. Mais'Ie jour même où il coucha son héroïne dans la tombe, comme les larmes lui venaient aux yeux en écrivant la dernière page, sa défaillance avait cessé. Il me dit ce mot que je n'ai jamais oublié « J'ai assez lu, assez cherché, assez regardé. Les larmes et la prière sont d'essence divine, c'est un Dieu qui nous a donné la faculté de pleurer, et puisque les larmes viennent de lui, la prière retourne à lui. o Dès la nuit suivante, il commença l'~E'S/'OtrCH /)MM.
Je raconterai encore, d'après la Biographie, comment le ~/<tM allemand fut composé. Je trouve un charme profond à pénétrer ainsi dans l'intimité du génie et à saisir à leur source ces inspirations qui ont bouleversé tant de cœurs. Ce fut un jour, en déjeunant avec sa mère et son frère, que Musset feuilleta le numéro de la Revue des /)<;M~ Mondes, dans lequel se trouvait la chanson de Becker contre la France et une réponse de Lamartine la Marseillaise de la paix. Aux insultes sanglantes du poète allemand, Lamartine avait répondu par une thèse humanitaire, une pièce sur la fraternité des peuples. C'était une façon trop supérieure et trop désintéressée d'envisager la question. Aussi Musset conçut-il immédiatement le projet de répondre lui aussi à Becker. M s'animait, il criait en donnant des coups de poisg sur la table. Brusquement, il courut s'enfermer dme sa chambre et en ressortit deux heures plus tard avec le T~M allemand. On sait quel retentissement énorme eut cette chanson, si mère et si méprisante dans sa
FamHiariM affectée. Plus de cinquante compositeu) s la mirent eh masiqoe. CM ta chanta dans toutes les casernes. Enfin; détatU curieux, un grand nombif d'ofBcièr~ altemands envoyëreat des cartels à Musset. Le poète disait en riant « Pourquoi Becker ne m'écrit-it pas ? C'est à lui que je donnerais votontiers un' conp d'épée: Quant à mes jeunes Prussiens, qu'ils aillent se battra avec les ofËciera ffancat~ qui ont ~éSé Becker, s'it y en a. b
V
II y <t ufn' attte~r dramà~qne dans Atfrea dé Musset, m'a:tS ràuten'r dramatique le plus original et le phis exquis qu'on puisse voir. Ainsi rien n'ëât carâctêristi'qù'e conïnïé Fhistoire de ses pièces êt de ses rapports avec tes théâtres. Je vais résumer cette histoire.
Tontjëone.i! pensa au théâtre, et plusieurs fois it songea & y chercher des ressourcés. Il avait à peine vingt ans, !ôrsque, pour ta première fois', il vouto~ tenter là fortune des ptaùche's. Justémént, il venait d'obtenir de son përé l'autorisation de quitter son e'mptoi, et il désirait fui prouve!' qu'il saurait bien gagner sa vie. Ce fut afors qu'if éc'rfvit une pièce' en trois tab)eaux, intitulée & ~M~/aMce de M!H~t<; chaque tabléau ne contenait qu'une scène, en vers. L'œùvrè fut! présentée et reçue au théâtre des Nouveautés, qnfprit quelques' années p~a~ tard le nom de théâtre dù~audëvn't'e.Lés répétiCiô'ns durent même commencer, mais là tentative en resta I&, ét M. Paul de' Musset pense qu'e ce fut ta rëvôh~iôn
de juillet qui ein,pêcha la représentation. La pièce, dit-il, est encore dans 'un tiroir. La conclusion de cette acecdote est donc qu'U existe une comédie inédite .d'Alfred de Musset. Naturellement, cette comédie doit être médiocre, et elle ne verra sans -doute jamais le jour.
Mais le théâtre gardait au poète un ennui plus vif. La .même année, vers l'automne, 'le directeur 'de l'OdéôB vint d&mander au poète dés C<MMMd'jË'~agne, alors dans tout son triomphe de débutant audacieux, une pièce neuve et hardie. U voulait un coup d'éctat. Musset lui donna la Nuit MK!<6'H)te, qui fait répétée .vivement et jouée le der décembre 4830. Jamais chute ne fut plus bruyante. Dès la seconde scène, 'les .sifuets coupèt'ent la voix aux acteurs. Des cris s'élevaient, on tapait des pieds, on ricanait aux :meilleurs endroits. L'intention bien arrêtée du public paraissait de ne rien entendre. ,Aujo.urd'hui .encore, on ~'explique difficilement un acharnement pareil. Et ce qu'il y a de surprenant., c'est que le bruit recommença tout aussi violent à la :seconde représentation. Cette seconde représent&tion fut marquée par un de ces petits malbeurs qui .ont au théâtre des conséquences incalculables. L'héroïne devait s'appuyer, à ua moment donné, contre un treillage vert or, ce treillage n'avait pas eu le ttemps de sécher, et lorsque l'actrice, qui portait une robe de satin blanc superbe, se retourna vers le .public, celui-ci put apercevoir les carreaux du treillage marqués en .vert sur le satin. Cet accident acheva le désastre, la salle prise d'un fou rire ne voulut pas en entendre davantage. Alfred de 'Musset dut retirer la pièce
On pense qu'il garda une longue rancune au théâtre. I! venait d'être blessé trop cruellement pour être tenté de recommencer t'expérience. Pendant longtemps, il déclara que le métier d'auteur dramatique était le dernier des métiers. Il avait d'ailleurs juré, s'il écrivait encore une pièce, de récrire selon sa fantaisie, sans se préoccuper le moins du monde de l'optique de la scène. Et il tint parole, quand il écrivit la Coupe et les /cw~. C'était après la mort de son père, il venait de s'apercevoir qu'il n'avait pas de fortune, et il avait même songé à se faire soldat. Pourtant, avant de s'engager, il voulait encore tenter la fortune avec un volume de vers. Après -la Coupe et les ~'res, il écrivit A quoi ~Mn~ les jeûnes filles. L'éditeur Renduel accepta de publier le volume, mais avec assez de mauvaise grâce. Pendant qu'on l'imprimait, il trouva ce volume trop court et exigea une nouvelle piëce. Musset dut écrire Namouna, qui n'était pas dialogué. Cependant, l'ouvrage garda le titre d'M spectacle dans un fauteuil, qui indique la rancune de Musset contre le théâtre et sa ferme résolution de ne plus composer de pièces que pour les publier directement en librairie. Le recueil, d'ailleurs, eut beaucoup moins de retentissement que les Contes <fFapagne et <f/<a~e.
Alfred de Musset avait donc renoncé au théâtre et gardait toujours saignante la blessure faite à son orgueil par la chute brutale de la Nuit vénitienne. De temps à autre, lorsqu'il avait à écrire une nouvelle en prose, au lieu de prendre la forme du récit, il prenait la forme dialoguée, qu'il maniait à ravir. Mais, je le répète, en composant ces adorables petites
pièces, il ne songeait nullement à la scène, à l'adaptation dramatique, et on l'eut beaucoup surpris et même effrayé, si on lui avait dit que ces pièces verraient un soir la lumière de la rampe. Les choses en étaient là, il souffrait déjà et venait de passer quelque .temps aux bains 'de mer du Croisic, lorsque, en revenant à Paris, il apprit une nouvelle <tupé6ante la Comédie Française allait jouer le Caprice. On était alors en i847. Voici l'histoire très étonnantedo cette pièce « Madame Allan-Despréaux, oubliée des Parisiens, jouissait d'une grande faveur à la cour de Russie. Admise dans la plus haute société, elle y avait pris le ton et les manières des femmes du grand monde. Un jour, à Saint-Pétersbourg, on lui conseilla d'aller voir une pièce qui se jouait sur un petit théâtre. Madame Allan-Despréaux en fut si contente, qu'elle en demanda une traduction en français, pour la jouer devant la cour. Or, cette pièce était le Cap~tce, et peu s'en fallut qu'on ne la traduisît dans la langue où elle avait été écrite. L'empereur Nicolas aurait certainement, commandé ce travail, si une personne au courant de la littérature française, comme il s'en trouve beaucoup en Russie, plus même qu'en France, n'eut averti madame Allan que. la pièce russe, dont le mérite l'avait tant frappée, n'était elle-même qu'une traduction. M Quand madame Allan revint on France, elle rapporta avec elle le Caprice. La stupéfaction fut grande à la Comédie Française, lorsqu'elle parla de jouer cette pièce. fout le monde s'attendait à une chute piteuse. Les hommes de théâtre, forts de leur prétendue expérience, déclaraient doctement qu'il n'y avait pas de
pièce dans le Caprice. Aassi Alfred de Musset, tn"quiet, se rappelant les deux moirées de la Nuit p~ttienne, avait-il au fond l'envie d'empêcher la re'présentation. cependant, le Caprice tfut joué le 27 novembre 18~- Et le succès fut .colossal. Mais ce qu'il .y a de prodigieux, .c'est que !e Coince .fit plus de bien à Musset que toutes les œuvres importantes publiées par lui jusque là. M. Paul de Musset dit avec raison '< 'Le succès du Co~'Me a été un événement dramatique, et la vogue extraordinaire de ce petit acte a plus fait .pour la réputation de l'auteur que tous ses autres ouvrages. Eu quelques jours, le nom du poète pénétra dans ces régions moyennes du publie, où la poésie et le§ livres n'arrivent jamais. L'espèce ,d interdit qui pesait sur lui se trouva levé comme par enchantement, et il n'y eut p'ius de jour .où la presse ne citât ses vers. M Oui, la .conspiration du silence dont j'ai parlé, cessa seulement le jour où Musset obtint un succès dramatique. Lui qui avait prcJuit tant de chefs.-d'œuvre, et que la gloire bo':uait, ne devint un grand homme que grâce ~e joli rien du C<'jM:ce. Toute la puissance d'e~p-icsion du théâtre est dans ce fait si caraetériatique.
Ainsi donc voilà un écrivain qui n'entend pas écrire des pièces jouables, qui met même quelque an'cctation à laisser courir librement sa fantaisie dans les nouvelles dialoguées qu'il écrit; et il arrive ce miracle que ces nouvelles dialoguées s.ont merveilleuses à la scène et qu'elles y enterrent gaillardement les comédies et les drames charpentés en vue des planches par des faiseurs. Après cet exem-
pie éclatant, qui oserait encore parler aéneusement de l'optique du théâtre, des nécessités d'un code dramatique ? N'est-il pas évident que tout peut se jouer, pourvu que l'œuvre soit une œuvre de talent? Àprès le succès du Ca~ce, Alfred de Musset écrivit plusieurs pièces, qui furent représentées avec des succès plus ou moins vifs. Mais son continuel rêve fut d'écrire un rôle pour Rachel, alors dans son triomphe. Le malheur fut que le poète et la tragédienne ne s'entendirent jamais ensemble. M. Paul de Musset conte pourtant une bien jolie anecdote. Dans un dîner, donné par Rachel, en 1846, les convives remarquèrent au doigt de leur hôtesse une bague superbe. L'actrice, en voyant leur admiration, s'écria: « Messieurs.puisque cette bague vous plaît, je la mets à l'enchère. Combien m'en donnez-vous? H La bague, en quelques instants, fut poussée jusqu'à trois mille francs. Comme Musset restait silencieux. Rachel se tourna vers lui. « Et vous, mon poète ? Voyons, que me donnez-vous ? Je vous donne mon cœur, répondit Musset. La bague est à vous dit RacheL H Et, avec une impétuosité d'enfant. elle jeta le bijou dans l'assiette du poète. Elle ne voulut jamais le reprendre, malgré les efforts de Musset, et elle consentit seulement à ce marché elle lui donnait la bague en remerciement du rôle qu'il devait écrire pour elle, et lui la gardait comme un gage de sa promesse. Plus tard, lorsque, après plusieurs brouilles, ils rompirent définitivement, Musset renvoya la bague à Rachel qui la reprit, sans qu'il eût besoin d'insister. La vérité était que ces deux natures si libres et si primesr'utières ne pouvaient s'entendre. Après quinze jour* de grande
amitié, ils se blessaient mutuellement pour on mot. Musset n'avait pas le tranquille courage de supporter les caprices d'une comédienne et d'aller quand même son chemin d'auteur dramatique convaincu. Il aurait dû parler en maître, Rachel aurait fini par plier mais il obéissait à ses susceptibilités nerveuses, il rêvait une interprète qui fût en même temps une esclave aimante et soumise.
Le théâtre de Musset est devenu classique aujourd'hui. La plupart de ses pièces sont au répertoire de la Comédie-Française. Rien n'est adorable comme On ne badine pas avec l'amour, le Chandelier, ~e faut ~M?'er de ?'teM. Le malheur est qu'on n'a pas encore osé mettre à la scène la pièce la plus complète et la plus profonde de Musset: Zot'eMsaccM. Il y a là un drame digne de Shakspeare. On a reculé jusqu'ici devant l'audace de certaines situations et devant des difficultés matérielles de mise en scène. Mais il est évident qu'un jour ou l'autre l'aventure sera tentée.
En finissant cette étude biographique sur Musset, je ne puis résister au désir de citer encore une anecdote. Elle sera comme la conclusion de la vie glorieuse du poète. J'ai dit que Musset avait eu pour condisciple au collège le duc d'Orléans, fils du roi Louis-Philippe. Plus tard, les deux jeunes gens se retrouvèrent, et le duc témoigna au poète une durable amitié. Il poussa même les choses jusqu'à vouloir faire admirer au roi Louis-Philippe un sonnet d'Alfred de Musset. Mais le roi, qui n'avait pas le goût littéraire très développé, se montra assez brutal. J'arrive à l'anecdote.
« Une circonstance singulière vint prouver qu'au
moment où le sonnet avait été communiqué au roi, le duc d'Orléans, voyant que l'impression n'avait pas été favorable, avait eu le bon goût de ne pas nommer l'auteur. Le jour qu'il fut présenté, Alfred de Musset, quand on prononça son nom, vit Louis-Philippe s'approcher de lui en souriant: « Ah 1 dit le roi, comme s'il eut été agréablement surpris, vous arrivez de Joinville je suis bien aise de vous voir. Alfred avait trop l'usage du monde pour témoigner le moindre étonnement. Il fit un salut respectueux, et tandis que le roi passait outre pour aborder une autre personne, il chercha dans sa tête ce que pouvaient signifier les paroles qu'il venait d'entendre et le sourire qui les accompagnait. n se souvint alors que nous avions à Joinville un cousin, homme d'un esprit charmant et très cultivé, parfaitement digne de cet accueil bienveillant, et qui était inspecteur des forêts du domaine privé. Le roi avait oublié le temps où it envoyait son fils au collège et les noms des enfants qu'il avait reçus à Neuilly mais il connaissait & fond l'état et le personnel de son domaine. Ce nom de Musset lui représentait un inspecteur, gardien vigilant de ses bois et dont il faisait grand cas, avec raison. Pendant les onze dernières années de son règne, une fois ou deux par hiver, il revit, toujours avec le même plaisir, le visage du prétendu inspecteur de ses forêts il continua de lui accorder des sourires capables de faire. envie à plus d'un courtisan, et qui passèrent peut-être pour des encoura.gements à la poésie et aux belles-lettres mais il est certain que jamais Louis-Philippe n'a su qu'it avait existé sous son règne un grand poète du même nom que son inspecteur des forêts. » 5
H est inutile d'ajouter nn commentaire qui gâterait i'tustoitti. Cela est tout simplement énorme.
VI
Alfred de Musset est le poète aimé dont les fautes elles-mêmes passionnent ceux qui l'admirent. Souvent l'écrivain diminue, lorsqu'on connaît l'homme. Luj, peut impunément laisser dire tout haut quel homme il a été, on ne le comprend que mieux; Les plus grosses accusations ont été portées contre lui; et la foroe de sa séduction est telle, qu'on n'éprouve pas le besoin de voir un avocat prendre sa défense Qu'on nous le laisse avec son coeur et ses faiblesses 1 son génie, si douloureusement trempé de larmes,' suffira toujours à nous le faire absoudre.
C'est pourquoi j'ai envisagé simplement la Rio/yra pAtg, publiée par M. Paul de Musset-, comme un recueil de documents d'un vif intérêt, que les lecteurs de Musset devront consulter avec fruit. Ils y trouveront certains éclaircissements; l'historique des principales pièces de vers, l'explication des allusions qu'elles peuvent contenir, toutes ces indiscrétions si recherchées sur la vie intime des grands écrivains. Quant au plaidoyer que l'ouvrage contient, il était inutile, je le dis une fois encore. Personne aujourd'hui n'attaque plus l'homme dans Musset, parce t'écrivain est entré dans l'immortalité,
Musset a continué la grande ract< des écrivains français. Il est de la haute lignée de Rabelais, de Montaigne et de La Fontaine.S'il semble s'être drapé ses débuts dans les guenilles romantiques, on
croirait aujourd'hui qu'il a pris ce costume de carnaval pour se moquer de la littérature écbeveiée do temps. Le génie français, avec sa pondération, s~ logique, sa netteté si fine et si harmonique, était le fond même de ce poète aux débuts tapageurs. Il a parlé ensuite une langue d'une pureté et d'une douceur incomparables. Il vivra éternellement, par~tqu'il a beaucoup aimé et beaucoup pleuré.
THÉOPHILE GAUTiER
M. Émile Bergerat, qui a épousé la SHo cadette de Théophile Gautier, et qui est resté près du poète, pendant les derniers mois de son existence, a publié un livre, sous-ce titre Théophile Ca~Mr, entretiens, souvenirs et correspondance. Il s'est trouvé merveilleusement placé pour nous parler de l'homme et nous dire quels ont été ses pensées et ses projets suprêmes. Son livre est donc composé de ses souvenirs, ides entretiens qu'il a eus avec le poète agonisant, et des quelques lettres qu'il a pu réunir, en très petit nombre. 11 y a là, en tous cas, des documents fort intéressants.
Je voudrais dire nettement ce que nous pensons de Théophile Gautier. Pour M. Bergerat, non seule-.ment le poète, mais le critique tient une place considérable. M écrit < Un temps viendra où la critique
<<
aura besoin d'une étude complète sur la Vie at l'Œuvre de Théophile Gautier. Cette étude néce&' saire à l'histoire littéraire du dix-neuvième siècle, qui récrira? Quelque Sainte-Beuve de l'avenir. Mais aujourd'hui, ellen'est pas possible, et voici pourquoi. Théophile Gautier n'est pas encore assez mort pour qu'on juge de la grande place qu'il mesurait sur notre ciel littéraire. n Et M. Bergerat continue en expliquant qu'on publie encoreaujourd'hui deslivres, ou plutôt des recueils dans lesquels on classe ces innombrables articles que Théophile Gautier écrivait au jour le jour. Si l'on voulait tout donner, on arriverait, à un chiffre colossal de volumes. D'ailleurs, je cite « Il a été établi un catalogue de l'œuvre complète de Gautier qui fournit à lui seul la matière d'un gros volume. La partie critique de cette œuvre, réunie en livres, dépasserait certainement en nombre la collection des Lundis, de Sainte-Beuve; et je ne parle que de la critique littéraire, dramatique ou bibliographique. Quant à la critique artistique proprement dite, salons, musées, expositions en France et en Europe, j'estime qu'elle irait au double. La somme des romans, poésies, contes, nouvelles, voyages, pièces de théâtre et œuvres d'imagination équivaut àpeut près M'œuvre de Balzac. Si l'on voulait éditer complètement tout Théophile Gautier, on ne s'en tirerait pas à moins de trois cents volumes (il a donné tul-m6me ce chiffre effrayant), mais l'on aurait dressé l'Encyclopédie du dix-neuvième o<M/e. » M Bergerat parle là en disciple religieux. N'esb-ce pas aller un peu loin pourtant que de déclarer ainsi que l'œuvre complète de Théophile Gautier dresserd.. ronçyclopédie du dix -neuvième siècle ? Nous exami-
nerons ce point. Mais, avant tout, je tiens à établir qu'on peut très bien juger le poète, le romancier, le critique, dès aujourd'hui, sans attendre qu'on achevé de réunir ses articles épars. Tous ces articles sont connus, et, il faut bien le dire, quiconque en a lu un, les a tous lus car leur mérite n'est que dans la langue, et non dans la méthode critique ni dans les tugements personnels. Pour me mieux faire entendre, j'indiquerai d'abord à grands traits la personnaité de Théophile Gautter.
On peut le juger d'une phrase, en disant qu'il a été un admirable grammairien et un admirable peintre. Il apportait avec lui, comme un don, son style correct et imagé, Une page parfaite ne lui coûtait aucun effort. D'autres suent sang et eau pour balancer leurs phrases, pour limer leurs mots et arriver à la musique, à la couleur, au mouvement; s lui, laissait courir sa plume, et il n'en tombait que des parles tout enfilées. Des anecdotes singulières courent sur ce don vraiment prodigieux. M. Bergerat raconte comment le Ca~Stne /sc<MM fut écrit, sur un coin de table de la librairie Charpentier. }jes manuscrits de Théophile Gautier ne portent pas une rature. Il pouvait interrompre une phrase et la reprendre plusieurs jours après, sans se relire. EnSn, il disait que quiconque n'avait pas à l'instant même le mot nécessaire pour peindre une idée ou une sensation, n'était pas un écrivain. Notez ce don du style correct et imagé, notez surtout cette façon égoïste de ramener une littérature la pure expression plastique. Théophile Gautier est tout entier là dedans, M. Bergerat nous parle d'une époque où Théophile Gautier exprimait des opinions, et il explique
la longue indifférence qu'il montra ensmte, en disant qu'il était entré malheureusement au Moniteur uniMf~, alors journal officiel, où il n'était pas libre de juger comme ill'entendait. Est-ce bien là la véritable cause? yen doute. Quand il le voulait, il imposait parfaitementsa volonté; ainsi il louangea souvent Victor Hugo, malgré l'empire. Selon moi, la véritable cause de la belle insouciance critique où il avait glissé, c'était qu'au fond la vérité ne le touchait guère. H vivait pour le monde extérieur il décrivait les tableaux dont il avait à parler, au lieu de les juger; il rendait compte d'un drame ou d'une comédie, comme il aurait raconté une course de taureaux ou un feu d'artifice dans un livre enfin, il voyait matière à des digressions poétiques, & des symphonies de phrases. Je veux dire que le mécanisme intérieur du tempérament d'un artiste ou d'un écrivain, que la construction d'une œuvre, que la quantité de mensonge ou de vérité contenue dans un livre ou un tabléau, selon la méthode employée, le laissaient à ,peu près indifférent. Il s'en tenait à la draperie, il la trouvait belle ou laide, et le disait. Ce grammairien, ce rhétoricien, ce peintre n'était fatalement remué que par les questions de ~trammaire, de rhétorique et de peinture.
Certes, je n'entends pas en faire simplement une machine à bonnes phrases, bien que lui-même poussât les choses jusqu'à déclarer qu'en dehors des bonnes phrases il n'y avait pas de salut. Il possédait une intelligence très vive; seulement, la folle du logis l'emportait dans des caprices extraordinaires. Tous ceux qui l'ont entendu causer, disent qu'il était absolument merveilleux. Écoutez M. Edmond de Goncourt,
qui a écrit une préface pour le livre de M. Bergerat a Cette langue originale, ce parler imagé, ce verbe peint donnait à les écouter, quand Gautier était en verve, une jouissance que je n'ai rencontrée dans la conversation d'aucun autre homme. Ce n'était pas c& sourire intérieur que produit l'étincelle d'un joli esprit, c'était un grandissement, une tubréfaction de tout votre être artiste, un plaisir touchant presque aux sens, une joie intellectuelle qui avait-un rien de matériel, quelque chose de comparable au bonheur physique d'une rétine dans !à contemplation du tableau d'un des maîtres de la pâte colorée. n Et M. de Goncourt conclut en disant que le causeur était encore supérieur à l'écrivain. M. Bergerat, de son coté, insiste sur l'universalité de ses connaissances; il revient plusieurs fois sur le côté encyclopédique de son esprit, il déclare qu'aucun sujet ne lui était étranger et qu'un mot, jeté au hasard, suffisait pour le lancer dans des dissertations intarissables. Mais au fond, les preuves sont là indéniables, ce n'était jamais que de brillantes variations. H était un simple virtuose, selon moi il ressemblait à un instrument exquis et bien accordé qui résonnait au moindre contact extérieur. Aujourd'hui, dans ses œuvres, quelles qu'elles soient, critiques, romans, poésies, dans les entretiens que M. Borgerat rapporte avec une minutie religieuse, dans les morceaux les plus étonnants qu'on cite de lui, on reste un peu surpris de trouver uniquement des airs de musique. Aucune idée nouvelle apportée, aucune vérité humaine de quelque profondeur, aucune prescience de l'évolution des siècles; rien que des symphonie* Mécatées sur les lieux communs qui
courent nos.ateliers et nos cabinets d'artistes depuis 1830. Toute l'œuvre écrite ou parlée de ce poète a été une gymnastique étourdissante sur le terrain du paradoxe.
Oui, voilà le grand mot lâché, le paradoxe est l'élément propre dans lequel Théophile Gautier s'épa-' nouissait. Ce n'est pas être un esprit encyclopédique que de tout effleurer en plaisantant, en substituant aux vérités les fantaisies d'une imagination toujours en branle. Il partait bien de tous les sujets, mais non pour les approfondir par l'observation et l'analyse. pour procéder du connu à l'inconnu, en s'appuyant sur une série de faits; il en partait pour lâcher immédiatement la bride à son caprice de poète, pour jugée dans la fantaisie et conclure en voyant, dédaigneux du solide terrain de la science. Il était encyclopédique à la façon des brillants causeurs, qui ne sont jamais & court de phrases, qui parlent aussi bien de tout et sur tout; seulement, la conversation finie, l'air achevé, il ne reste absolument que du vent dans les oreilles des auditeurs. On a été charmé peut-être, mais on n'a pas été instruit. De là, le vide absolu de son œuvre, au point de vue des vérités acquises. On peut lire tout ce qu'il a écrit, les phrases cou.tent et s'épuisent; on emporte la seule impression d'une chanson sonore, entendue sur un grand chemin. Parler sur toutes choses et ne rien laisser de concluant, de définitif, telle a été la besogne la- borieuse de Théophile Gautier.
Bien que je ne puisse me lancer dans les citations, il m'est facile d'appuyer mon jugement sut des exemples. Je les choisirai dans l'œuvre de de Bergeratt J'astime que le livre de M. Bergerat. vif
contre le désir de ce disciple Sdèle tl montre très chèrement le paradoxe triomphant chez Théophile Gautier. Ces fameux entretiens, donnés comme des documents exacts, loin de grandir la figure du poète mourant, sont comme les preuves décisives du caprice de sa méthode, des sauts fantaisistes de son esprit, de sa qualité unique de mélodiste jouant un air romantique, sous la pression de la premièfe question venue,
Voici, par exemple, une de ses idées favorites, celle de créer une école de style, comme il existe des écoles d'orthographe. « Quand Saint-Victor est venu à moi, disait-il, je lui ai donné mes gaufriers. Maintenant, c'est Paul de Saint-Victor. Est-ce que vous croyez qu'il y aurait en France une école de style comparable à celle que je tiendrais ici, chez moi, au milieu de mes Ingres, de mes Delacroix et de mes Rousseau? En un an, j'aurais fait le vide à la Sorbonne, et l'herbe pousserait au Collège de France. Les peintres mettent au bas de leur nom élève de Gérome ou de Cabanel pourquoi lea poètes ne seraient-ils pas, eux aussi, élèves de Victor Hugo ou de Théophile Gautier ? Je ne demande qu'une table et un tapis vert, quelques encriers et des plâtres, pour doter mon pays d'une génération de bons écrivains, romanciers, critiques, dramaturges et polémistes de premier ordre. Cela est bien typique. Si ce rêve avait été réalisable, quelle triste génération auraient faite ces élèves apportant tous le même procédé de style, ayant la religion des mêmes épithètes 1 On voit là l'unique préoccupation de la forme qui hantait Théophile Gautier, en dehors de l'idée. Il était, comme je l'ai dit, un grammairien,
un rhétoricien, et rien autre chose. Son continuel effort a été de réduire la pensée écrite à la mat-érialisation de la forme peinte et c'est ce qui explique son souhait d'une école d'écrivains, comme il a existé des écoles de peintres.
Je prends un autre exemple. Théophile Gautier. veut fixer la langue dans une immobilité hiératique. Plus de mots nouveaux, dit-il, parce qu'il n'y a pas de choses nouvelles. Le voilà parti, écoutez-le. « Archimède avait très certainement trouvé l'application de la vapeur à la locomotion bien avant Fulton et Salomon de Caus. Si les Grecs ont dédaigné de s'en servir, c'est qu'ils avaient leurs raisons pour celà. Ils trouvaient qu'on allait bien assez vite et que l'homme n'avait le temps de rien voir sur ce globe terraqué, ce qui est, hélas l'trop vrai, même en patache. Non, je ne sens pas impérieusement la nécessité de mots nouveaux, dût-on pour cela me traiter de birbe et de ganache. D'ailleurs, ils sont jolis vos néologismes! Des mixtures de grec et d'argot, des infusions d'anglais et de latin 1 Le jargon de Babel Ce sont les herboristes et les apothicaires qui les font, les néologismes M Il On peut sourire en entendant ces choses, et même admirer la verve avec laquelle elles sont dites mais quel jeu enfantin, quel vide sonore, quelle parfaite inutilité 1 Les langues marchent d'un mouvement continu, perdant des mots en chemin, s'enrichissant sans cesse de termes nouveaux et ce n'est pas un paradoxe de plus ou de moins qui arrêtera ce mouvement. Les apothicaires et les herboristes ne sont pas enjeu; le peuple tout entier fait la langue, dont il prend à chaque heure les éléments dans l'usage.
Telle est la vérité bien simple. Vouloir immobiliser une langue, prétendre qu'il suffit de ressusciter de vieux mots, est un caprice de poète. Quant à la diatribe contre les inventions ou plutôt contre le mouvement scientifique du siècle, elle est d'un symptôme plus grave encore. Cela est certainement très drôle d'affirmer que les Grecs auraient pu établir des chemins de fer, mais qu'ils ne l'ont pas voulu. Seulement, il y a derrière cette bonne plaisanterie, une haine très évidente contre les temps modernes. J'ai retrouvé cette haine chez tous les romantiques ils se fâchent par exemple contre les chemins de fer parce qu'ils gâtent le paysage, disentils, et parce que la patache avait plus de fantaisie. Au fond, ils sont contre le siècle, contre le milieu nouveau qui se forme, contre tout ce que la science détermine actuellement dans nos habitudes et dans nos mœurs. Au nom du pittoresque, ils condamnent le nouvel âge qui s'ouvre. Mais aussi comme cet âge se vengera d'eux 1 comme il vieillira vite leurs oeuvres comme il dédaignera leurs imaginations si chétives, à côté du solide et large monument que l'esprit scientifique construit depuis une centaine d'années 1 On -pourrait croire que les quelques lignes que je viens de citer, sont une boutade passagère, dans t'œuvre générale de Théophile Gautier. Point du tout, c'était là son état normal, sa façon générale de penser. Il ne se trouvait jamais si d'aplomb que sur la corde raide ,du paradoxe, et il faisait des eflorts merveilleux pour y marcher comme sur la terre ferme. Il partait d'un goût personnel, d'une croyance à lui, si absurde qu'elle fût, et il dépensait des tré-
sors de tangue pour lui donner une apparence de réalité si bien qu'il finissait par se convaincre lui-même.
Faut-il citer encore, donner sa réponse aux critiques qui lui reprochaient si justement, dans ses livres de voyage, de ne. voir que les arbres et les pierresdes pays qu'il traversait, sans jamais pénétrer jusqu'à l'homme? Voici son singulier raisonnement « Un tigre royal est plus beau qu'un homme mais si de la peau du tigre l'homme se taille un costume magnifique, il devient plus beau que le tigre et je commence à l'admirer. Pe même, une ville ne m'intéresse que par ses monuments pourquoi ? 7 parce qu'ils sont le résultat collectif du génie de sa population. » Toujours les mêmes sauts la confusion la plus complète, des bouts de vérités se terminant par des panaches lyriques. Cela ne peut se discuter. C'est comme son opinion sur notre théâtre. Lisez ces lignes de M. Bergerat « Il n'admettait pas qu'une comédie fût conçue en dehors des préoccupations de costumes et de décors qui lui sont propres. L'intérêt et la particularité d'une œuvre d'imagination lui semblait résider tout d'abord dans la réalisation des milieux, la reconstitution des époques, l'exactitude artistique du langage et dés accoutrements. Quant à la vérité des sentiments mis en jeu, la trouvaille des incidents par lesquels les âmes se heurtent et jettent l'étincelle, et la conclusion même de ces incidents, ce n'était là pour lui qu'un mérite de second plan, un art un peu vulgaire où l'on peut exceller sans sortir de la médiocrité intellectuelle, eq un mot une oeuvre d'artisan plutôt que d'artiste. En somme, « la moindre fable
d'amour entravé lui semblait un prétexte sufHsa)~ à faire un chef-d'œuvre, a Arrêtez-vous et étudie. cela. Est-il au monde rien de plus caractéristique et qui en dise plus long sur Théophile Gautier ? Le voilà encore avec son unique souci du monde tangible toujours peintre, jamais observateur ni analyste. Le plus curieux est qu'il se rencontre ici sur un point avec les écrivains naturalistes, qui ont, eux aussi, le plus grand respect pour les milieux seulement, eux, ne les étudient soigneusement que parce qu'ils complètent et déterminent l'homme, tandis que Théophile Gautier les veut pour euxmêmes, en dehors de l'homme. C'est un retour à la nature morte des didactiques, à l'art pour l'art de Delille. Rien de plus faux comme système au théâtre, qui ne peut vivre que de l'humanité. Aussi le théâtre romantique est-il frappé de mort, après une courte période d'un demi siècte. Mais quelle brusque révélation. Songer que Théophile Gàuthier a jugé notre théâtre moderne au jour le jour pendant de si longues années, avec de pareilles théories 1 Il avait la haine sourde de tout ce 1 qu'on jouait, et s'il ne se battait pas contré le~ naturalisme de plus ~en plus débordant, c'était qu'au fond une immense insouciance lui était venue, cette insouciance des virtuoses qui peuvent bien se griser de leurs paradoxes au dessert, mais qui, ne sentant pas sous eux le solide terrain dé la vérité, s'abandonnent vite et a'ont pas le courage des longs combats.
Eh somme, Théophile Gautier avait l'œil d'un peintre, et telle était sa qualité maîtresse. Toute a~ vie littéraire, toute son œuvre découlait de là. il
écrivait comme on peint, avec le seul souci des lignes et des couleurs; il jugeait un tableau et un drame, d'après la même commune mesure. Ainsi envisagé, en grammairien, en rhétoricien, en peintpo, il est dans notre littérature, non plus, grand Dieu 1 un esprit encyclopédique, mais au contraire un esprit voyant tout sous le même angle p!.)stique, quelque chose, en un mot, comme l'écrivain classique du romantisme.
n
Je me suis engagé dans cette ét,ude un peu au hasard, sans grande méthode. Je cause plus que je ne juge. Il faudrait établir une charpente solide et logique pour faire toucher du doigt la vraie personna)ité de Théophile Gautier et expliquer son rôle dans le mouvement romantique.
N'importe, je continue. Voici encore une note bien curieuse donnée par M. Bergerat «Je lui ai entendu parler à plusieurs reprises, mais assez mystérieusement, d'un recueil de pensées qu'on aurait publié après sa mort. H aurait révélé !à ce qu'il pensait réellement des hommes, des choses, de la vie et du monde. Son grand esprit rêvait de léguer un testament de vérité à l'humanité tout entière. « Ce sera terrible, disait-il, et les cheveux vous dresseront sur -la tête car je dirai ce qui est 1 Quelle idée vous faites-vous de cet homme qui croit tenir la vérité dans sa main et qui ferme le poing pendant quarante ans ? Remarquez qu'il est. encore permis de se taire, lorsqu'on vit à l'écart, Mua instrument de
publicité à sa portée; mais lui était journaliste, embouchait chaque sèmaine la trompette, devait par métier donner hautement son opinion si bien que, dans son désir de dire la vérité après sa mort, il y a un aveu formel d'avoir menti toute sa vie. Et qu'on ne dise pas que Théophile Gautier se taisait parce qu'il écrivait dans un journal officiel, où il n'avait pas la liberté de tout écrire, et où il .devait se mon~ trer très doux, pour que ses jugements ne prissent pas une importance fâcheuse. Ce sont là des raisons *s puériles. Si le besoin de la vérité avait tourmenté le critique, il aurait quitté le Moniteur, en admettant qu'il s'y trouvât enchaîné tous les journaux de Paris'iui étaient ouverts, on se serait disputé sa collaboration. Non, le vrai est que Théophile Gautier vivait très heureux dans le nid tiède qu'il s'était fait au Moniteur. Il sommeillait là d'un sommeil d'artiste, bercé par la musique de ses phrases, ravi de n'avoir pas à se.passionner, plein de dédain pour ce qui n'était pas son rêve. Il souffrait même qu'on corrigeât ses feuilletons une seule fois, il imposa sa volonté, et ce fut en faveur de son maître vénéré, Victor Hugo. Là, on touchait à ses croyances, il parla de donner sa démission. Il aurait donné sa démission vingt fois, si la vérité l'avait tourmenté. Aussi restet-on un peu surpris de ce testament dont parle M. Bergerat, et qui devait faire dresser les cheveux sur la tête. Il est certain que Théophile Gautier avait une longue revanche à prendre il lui aurait fallu faire un terrible effort, s'il avait voulu, en quelques pages de sévérité, effacer ses longues années de dédaigneuse mansuétude. Ce désir de dire enfin ce qu'il pense apparaît comme un remords.
dàns le poëte vieilli. On le voit inquiet dé rénorme tas d'éloges qu'il a distribués iï tout le monde H sent là banalité de cette bienveittunce universelle, et il rêve de ne pas s'en aller, sans avoir prouvé qu'il voyait et qu'il pensait en homme supérieur: Mais il était trop tard, il ne pouvait écrire un pareil testament,, sans qu'on l'accusât d'avoir longtemps menti; et c'était là sa punition. Il a dû rester écrasé sou< cette montagne de feuilletons; qui diront éternellement son mépris de la vérité. A ce propos, je me souviens d'cne anecdote. On raconte que le peintre Flandrin, après de longs silences désespérés devant ses tableaux, levait parfois ses mains tremblantes, en murmurant « Ah si j'osais, si j'osais B Quel superbe cri d'impuissance, quelle cruelle consG~nce d'un artiste J:apab!e de comprendre et incapable'de réatise' t Bb~ien! Théophite Gautier semble, lui aussi, avoir poussa ce cri, le jour où, sentant la misère du faux, il a fai$ le projet impossible de dire ce qui est, Et, d'aiUeurs, que de preuves de timidités littéraires, dant cet écrivain si sûr de son métier, dans ce causeur dont la verve pabetaisienne coulait d'un tel flot, qu'<t.a ne peut reproduire la hardiesse de ses improvisàtKtns! Ainsi, M.Bergeratnous affirme que, s'il n'a pas f&.it des drames et des comédies, c'est uniquement pap peur du public. « L'angoisse de la première représentation est le plus souvent la cause de t'horreurq~etes grands écrivains ressentent pour le théâtre. Tont les froisse dans le jugement de la masse, et aussi bien la spontanéité des app)audissements que~brutatité des sifflets. Théophile Gautier redoutait ea&r6mement ces soirées d'abattoir, et l'on peut attrib)&)r & cette terreur la rareté des <Buvret
théâtrales de cet artiste, doué universellement comme Gœthe, et apte à tout exercice littéraire, quel qu'il fût, ? M. Bergerat ajoute que Théophile Gautier avait eu l'idée d'écrire deux ou trois scènes dans un drame de lui, sans que le secret fût trahi. « De cette façon, le poète s'entendrait juger sans crainte, et, pareil à quelque Haroun-at-RascbDd déguisé, parcourrait ainsi !ë pays de la critique dont il était le prince depuis trente ans. » N'est-ce pas encore là un bien singulier aveu, qui jette sur l'homme une lumière imprévue? Théophile Gautier, auquel toutes les audaces de langue étaient familières, répugnait donc à la lutte littéraire, l'affirmation de ses idées et de sa personnalité. Ce terrible romantique, dont le gilet rouge, à la première représentation d'naM, est resté légendaire, paraissait devenu d'une bien grande prudence. En réalité, il (n'avait gardé que la religion d'Hugo; pour tout le reste, il le sacriSait son plaisir d'artiste, se trouvant libre et trouvant la vérité victorieuse, pourvu qu'il entendît sonner d'accord les grelots de ses phrases.
Mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est, paraît-il, 'qu'il se proclamait infaillible, Cela ne va guère avec son désir de dire enfin la vérité, ce qui impliquait, je le répète, qu'il se considérait comme ne l'ayant pas dite jusque-là. Je ne me charge pas d'expliquer ces contradictions. Je me contente de citer M. Bergerat. a Cette infaillibilité, vraiment extraordinaire, était d'ailleurs sa seule coquetterie, pour ne pas dire sa seule vanité littéraire. M aimait à s'en targuer. Une de ses joies était de nous prouver, texte et pièces en main, qu'aucun des jugements
signés de son nom, en trente ans de critique nniverselle, n'avait encore été cassé par le public connaisseur. » Et M. Bergerat se contente d'ajouter que Théophile Gautier avait acclamé à teut's débuts Eugène Delacroix et M. Gérome. Ces deux preuves sont vraiment insuffisantes. Laissons de côté Eugène Delacroix dont le génie s'affirmait assez puissamment pour que tout homme intelligent, surtout pour que tout écrivain romantique, pût lui prédire un bel avenir. Quant à M. Gérome, il a réussi certainement mais trente ans de recul ne suffisent pas pour le mettre à sa véritable place et je suis certain, personnellement, que les articles enthousiastes de Gautier sur ce peintre, surprendront plus tard. D'ailleurs, la question n'est pas là elle est dans les éloges que-Gautier a distribués d'une main large à tous les artistes médiocres dont il a parlé. Quand on foui!)eses feuilletons, on reste stupéfait de la portion de louanges qu'il sert également à ceux-ci et à ceuxlà, à tous ceux qui veulent bien tendre la main. S'il était infaillible, pourquoi n'employait-il pas son infaillibilité à mettre chacun à sa place, à ne pas prostituer ainsi son admiration, en la partageant entre des peintres sans talent dont la plupart ne sont même plus connus du public? Singulière infaillibilité qui crie « J'ai annoncé Delacroix M; qui ose ajouter: « J'ai mis M. Gérome sur le même rang que lui H; et qui pourrait dire encore «J'ai trouvé du talent à tout le monde, excepté aux réalistes. » Ce qui est plus étonnant, c'est que M. Bergerat parle de l'infaillibilité extraordinaire de Théophile Gautier, à propos de l'enthousiasme qu'il montra pour le peintre Fortuny. Je cite « Le célèbre
tableau de M. Fortuny, exposé en 1870 chez Goupil, sous le titre de Mariaue dans &ï ~e~ de Madrid, est peut-être, de t~fes les œuvres d'art contemporaines, celle <ïji avait frappé le plus vivement Théophile Gautier. Elle datait, selon lui, une évolution équivalente à celle dont Delacroix avait jadis planté l'étendard romantique;, et il nous prédisait que tous les jeunes peintres allaient se jeter à la suite du jeune maître espagnol. » Après cette citation, voilà du coup l'infaillibilité de Théophile Gautier singulièrement compromise. Dix ans n'ont pas encore passé sur l'oeuvre de Fortuny, et il est aisé de juger qu'elle n'aura aucune influence sérieuse sur notre école française. L'engouement, que les articles du critique avaient eux-mêmes déterminé, s'est bien calmé aujourd'hui. L'erreur de Gautier a été ici complète, absolue; car l'école naturaliste est à cette heure en plein triomphe. C'était en vérit,é une stupéfiante fantaisie, d'aller comparer Fortuny à Delacroix, comme influence, une fantaisie de poète qui ne se base pas sur l'observation, qui ne s'arrête pas à la logique des évolutions littéraires et artistiques, qui procède en un mot par prédictions de voyant, Un tel homme ne peut être infaillible, pas plus que Nostradamus, car il n'y a 'd'infaillibles que les savants appuyés sur l'expérience.
J'arrive aux lettres de Théophile Gautier, que M. Bergerat a données à la fin de son volume. Elles sont d'un intérêt bien médiocre. H est vrai qu'elles devaient être plus nombreuses. M. Bergerat explique comment madame Carlotta Grisi, après lui avoir communiqué quarante-six'lettres du poète, s'est ravisée au dernier moment et lui a fait défense de
publier ces lettres. Il paraît qu'elles étaient les plus intéressantes. Le volume n'en contient que trenteneuf et, je le répète, M. Bergerat aurait pu les laisser dans un tiroir, sans nuire à la gloire du poète. J'estime même qu elles montrent un Théophile Gautier inférieur. C'est toujours une grosse épreuve que de mettre, sous les yeux du public la correspondance intime d'un grand écrivain. Presque toujours, l'homme en sort diminué. Il faut être Balzac pour grandir encore, en se montrant dans le souci de la vie et dans l'effort surhumain du travail. Les trenteneuf lettres de Gautier ne contiennent que des boutades à des amis et quelques détails d'intérieur que l'on connaissait déjà: l'homme ne s'y révèle par aucun côté humain et profond, c'est presque toujours l'auteur de la préface de AMemotM~e de Maupin qui tient la plume, avec sa verve d'atelier.
Il écrit par exemple à son ami, M. Louis de Cormenin, ce court billet « Reçois bénignement M. Bourdet, collaborateurà cheval dela Presse etmon ami, qui veut confabuler quelques minutes avec toi. Ecoute-le entre la charcuterie et le cigare. Il écrit encore a M. MaximeDucamp-. Que puis-je vous écrire sinon que je suis bassement jaloux de votre bonheur et que j'envie le sort de votre domestique. Je claque t ennui et je me donne des coups de pied au cul t,ute la journée pour ma lâcheté. Je devrais voler la Mque de. France, assassiner quelque bourgeois, ~uriner un capitaliste et vous aller rejoindre, car on paye si peu les syllabes que ce serait le seul moyen. Louis a l'air de sa propre ombre sur les murs tant il s'embête, et sans les quatre mois d'Italie nous serions crevés comme des chiens. de rage, ou comme des
Anglais, de spleen. On vit ici entre la double vase du ciel et de 1~ terre, aussi crottés l'un que l'autre, avec des bourgeois étroniformes et plus laids encore en dedans qu'en dehors. Il faudra décidément que je me fasse valet de chambre ou courrier d'un nabab ou d'un boyard, car le séjour d'un endroit quelconque m'est impossible et je ne peux plus vivre que sur les grands chemins. Je me sens mourir, d'une nostalgie d'Asie Mineure, et, si je ne faisais quelques vers, je m'abandonnerais aux astieots, quoique je trouve la mort plus hideuse encore que la vie. Quand je songe que nous aurions pu nous trouver à Naples; quelle belle quadrinité oéla aurait faite! Mitte compliments pour Flaubert, » J'ai donné cette lettre en entier parce qu'elle est un échantitton de toutes les lettres que Théophile Gautier adressait à ses amis. Les lettres à ses nttes, Estelle et Judith, moins libres de mots, sont pourtant écrites sur le même ton de plaisanterie deux ou trois s'attendrissent un peu, mais ëltes n'en affectent pas moins la goguenardise d'un esprit qui aimait à jouer avec les mots. Enfin, la rareté des lettres de Théophile Gautier est caractéristique. Si l'on excepte Balzac, qui se plaignait d'âiUeurs amèrement d'avoir à tant écrire, les hotumes qui ont produit un nombre considérable de volumes, n'ont làissé que peu de lettres, de simples billets, très courts. Et ceta s'explique. On prend )'borreur de t'encre, à mettre du noir sur du blanc, sélpn l'expression de Gautier tui-mêmo; Aussi, quand 'd on a fourni à l'imprimerie le nombre de pages voulu, répugne-t-on à reprendre la plume. On écrit lès lettres strictement indispensables.
Maintenant; je puis conclure sur Théophile Gatt-
tier, bien que cette étude ne soit pas aussi complète que je l'aurais voulu. Pour moi, comme je l'ai dit, il a poussé du premier coup le romantisme à la perfection classique, je parle au simple point de vue de la tangue. Cela est capitat. Comparez-le à Victor Hugo, dont t'œuvre, touifue et confuse, a des sauts et des duretés de forme. On pouvait croire que cet outil romantique apporté par le grand poète, ce dictionnaire élargi, ces mots exhumés et ce flot d'adjectifs, allaient demander au moins un siècle pour se polir et se fixer dans des phrases parfaites. Et point du tout, voilà que Théophile Gautier, presque parallèlement à Victor Hugo, se produit et fait tout de suite le travail d'ajustage et de polissage. Le romantisme n'a pas de jeunesse, il devient mûr, il se Bge dans l'art pour l'art, qui est sa forme classique. On ne saurait trop insister là-dessus, car il y a certainement là une cause de la prompte agonie de la formule. Dès qu'une littérature ne vit plus que par les mots, elle meurt. Avec Théophile Gautier, le romantisme, né de la veille, en est à la phrase parfaite, vide et sonore, qui annonce l'écroulement. Il n'y a plus d'idée dessous, plus de base humaine, plus de logique ni de vérité. L'école n'aura bientôt qu'à se faisander avec les Parnassiens et à mourir de sa belle mort. Telle est la caractéristiquede Théophile Gau Lier, dans la littérature du siècle.
Il est bien entendu que Théophile Gautier, poète et prosateur, est un artiste hors ligne. Je tâche simplement ici de déterminer son influence et son rôle. Nous lui avons tous pris plus ou moins de sa rhétorique/qui n'est en somme que la rhétorique de Victor Hugo rafSnee et ciselée. Seulement, s'il a eu
sur notre génération une influence certaine comme styliste, il n'a soufué son esprit à aucun de nous. En dehors des poètes parnassiens, dont quelques-uns sont directement issus de lui, il n'a laissé qu'un seul élève, comme prosateur, M. Paul de Saint-Victor. Cetui-là, à son exemple, est critique dramatique de profession et s'occupe en outre de critique d'art. C'est~ le même style superbe, d'une couleur éclatante, d'un relief d'expression singulier; Gautier se vantait de lui avoir prêté ses « gaufriers M, et l'expression est 'jolie, car c'est en effet un style ganfré, relevé d'or. Mais il est arrivé à M. de Saint-Victor l'aventure la plus cruelle du monde. A la mort de son maître, il espérait prendre sa place dans les tendresses du public et passer à son tour prince de la critique. Et pas du tout, c'est M. Sarcey, un pataud de lettres, un gâcheur de copie disant rondement ce qu'il pense, qui est devenu le prince de la critique. Le public, las de phrases, pris d'un besoin de vérité, a préféré tes jugements du gros bon sens à de beaux airs de musique. Voità où en est l'unique élève de Théophile Gautier. I) continue dans l'isolement ses variations de virtuose. On va peut-être l'embaumer à l'Académie, où son maitre n'est pas entré et cela achèvera d'enterrer l'école, de la raidir dans cette perfection classique du romantisme, plus vide et plus insupportable que la perfection des Campistron et dee Delille.
Qu'on réfléchisse à ces chose*. La lecture du livre de M. Bergerat a été pour moi ce coup de lumière qui éclaire définitivement un sujet. Jamais je n'ai si bien compris cette école mort-née du romantisme, qui a été une émeute de rhéteurs, se battant pour la
forme, sans chercher à asseoir sa conquête surl'évo' lution scientifique du siècle. Les romantiques, cela ressort clairement de l'ouvrage que je viens de lire, haïssaient l'âge actuel, plus que les classiques euxmêmes ne le détestaient. S'ils se produisentcomme une réaction contre l'esprit classique agonisant, ils n'entendent pas triompher pour marcher avec l'époque; ils nient l'époque au contraire; ils veulent rptourner en arrière, au delà du dix-septième siècle, dans le seizième et le quinzième. C'est une victoire à reculons que la leur. Aussi leur verve s'exerce-t-elle contré ce qui les entoure ils refusent le terrain solide de l'observation et de l'analyse, et dès lors ils ne peuvent bâtir que sur le rêve et le paradoxe. Voyez Théophile Gautier, avec sa facilité prodigieuse d'écrivain il passe sa vie à sauter par-dessus l'évidence et la simplicité, pour se perdre dans les plus étranges imaginations. De tout cela, i[ ne doit rester que la carcasse du style le rêve qui est dessous s'en va en fumée, le paradoxe tombe en poussière, il n'y a plus que des mots. Aujourd'hui, le déchet est déjà grand. Quand on lit Gautier, on en est réduit à admirer le g'"uiamairien et le rhétoricien car on trouve chez lui moins d'humanité encore que chez Victor Hugo, ce qui n'est pas peu dire. Je crois que son \Buyre vieillira vite, si l'on admet que les livres vivent uniquement par leur humanité. En tous cas, la postérité garderait au plus quelques pages, des trois cents volumes dont parle M. Bergerat, simplement titre d'échantillon de style. Lorsque la langue seulement est en jeu, une page suffit. Ce sont les idées multiples, l'évolution d'un esprit élargissant ses troutailles à chaque œuvre nouvelle, qui obligent la po~-
térité à tout conserver de lui. Mais, quand on a lu Mademoiselle de MaMjat'N, il est inutile de lire le reste ¡ cette oeuvra la première, est aussi parfaite, aussi définitive une la dernière. Je ne Darle Das du bagage considérable du critique qui, pour moi, n a qu'une valeur médiocre.
Enfin, Théophile Gautier a contre lui sa production hâtive. Il avait beau être outillé d'une façon merveilleuse pour ce labeur quotidien on n'écrit pas impunément dès feuilletons pendant près de quarante ans. Cette besogne courante a dû augmenter encore la faciHté de son style, qui devient parfois comme mécanique. C'est & ce labeur qu'il a fini par tout prendre en mépris. Il se mettait à sa machine et tournait la manivelle. La phrase sortait toujours proprement construite, colorée selon le procédé mais elle sentait la fabrication, on voyait bien que le feuilletonniste débitait ses lignes à la douzaine. Les jours où il était pressé, il ne mettait pas même dessous un caprice ou un paradoxe on trouvait, en le lisant, le vide complet. C'était le romantisme triomphant et acclamé qui s'embourbait de tui-m6mp dans ses pots de couleur étiquetés, pour l'enluminure de chaque genre de phrase.
Mon dernier mot sera celui-ci. Je crois qu'on rend le plus mauvais service à la mémoire de Théophile Gautier, en voulant réunir en volumes la masse énorme de prose qu'il a produite au jour le jour. On noie son talent d'écrivain, on montre le vide absolu du penseur et du critique. Sa famille et ses amis devraient plutôt travailler à une édition définitive de ses œuvres choisies. Us légueraient ainsi à la pos.térité un poète merveilleux qui vient immédiatement
au-dessous d'Hugo, un prosateur admirable de correction et de verve colorée, une virtuose hors ligne qui a tiré de la langue romantique, pour la première moitié du siècle, la plus belle musique qu'on puisse entendre.
ni
Une dernière conclusion. 11 ressort clairement du livre de M. Bergerat que Théophite Gautier n'aimait ni le siècle où il était né, ni le pays où il avait grandi. A chaque ligne, on constate une révolte devant nos temps modernes, notre milieu naturel et notre milieu social, C'est continuellement une protestation contre nos mœurs, nos arts, nos sciences c'est une aspiration vers les siècles morts et les pays lointains. Je pourrais établir ce singulier sentiment sur de nombreuses citations. Je me contenterai de rappeler la lettre dont j'ai tout à l'heure donné un extrait « Que puis-je vous écrire, sinon que je suis bassement jaloux de votre bonheur et que j'envie le sort de votre domestique:» Il faut, bien entendu, dans cette lettre, faire la part de la fantaisie de l'expres.sion. Mais elle exprime un sentiment qui a été celui d'une génération d'écrivains. Et ici je ne m'occupe plus de Théophile Gautier, que j'ai simplement pris comme exemple, je parle de tout le groupe romantique. Les écrivains de 1830 posaient en principe que nous étions laids, que notre temps et notre pays étaient affreux à voir et à analyser. C'était encore le dédain du moderne, si longtemps pratiqué par l'école classique. Seulement, au lieu de nous ra-
mener dans l'antiquité, de nous faire vivre à Athènes ou à Rome, l'école romantique nous promenait en. Orient et nous enfermait dans les villes du moyen âge.
J'insisterai, parce que cela est extrêmement typique et ,explique aujourd'hui bien des choses. Qu'on se reporte aux manifestes littéraires d'il y a cinquante ans. Ce qui domine, c'est la révolte contre l'âge actuel. A-t-on assez crié contre le bourgeois? L'a-t-on assez raillé, assez écrasé ? Il était laid, il était bête, il manquait de lignes et de panache. On l'égorgeait, on le supprimait, sans vouloir même admettre qu'il pouvait être intéressant à étudier et à peindre. C'était pourtant un homme, ce bourgeois et jamais, certes, la bourgeoisie n'a offert une étude plus intéressante que de nos jours. Depuis la Révolution, c'est elle qui est aux affaires et qui mène l'histoire. Le romantisme n'a pas paru s'en douter, il écrasait le bourgeois sous le regret lyrique des anciens âges.
D'ailleurs, il faut remarquer que la haine de la société contemporaine, si marquée dans le mouvement romantique, s'adressait surtout à l'homme extérieur, au bourgeois vêtu d'une redingote et portant un chapeau de soie. Dès que le bourgeois était mis aux modes de Louis XIII, il n'était plus un bourgeois, il devenait un personnage très présentable, qu'un artiste pouvait faire profession d'aimer, sans déchoir. La redingote, l'habit noir, la calotte de velours, le manque de plumes et de galons, voilà ce qui condamnait irrémissiblement notre société aux yeux des romantiques. Il y avait bien aussi le train-train ordinaire de la vie qui les horripilait. Les âuaires d'argent, le
négoce, le pot au feu, toute la petite vie courante et journalière, était pour eux le comble de l'ennui et ils semblaient croire; que les siècles morts n'avaient pas connu ces petitesses. En un mot, il leur faHait des âges dépouillés des réalités de l'existence; des âges assez morts pour qu'on pût les ressusciter dan? un carnaval de mœurs, de langue et de costume. Comme tout se tient, il en était de même pour les milieux. Si le public qui se presse sur nos trottoirs dégoûtait les romantiques, nos rues, nos villes ellesmêmes; les fâchaient peut-être davantage. Les constructions modernes leur paraissaient le comble de la laideur et de l'absurde. Ils ont épuisé tous les mots du mépris contre l'alignement correct des grandes voies. Lorsqu'on a mis la pioche dans le vieux Paris, qui empoisonnait et qui tombait en pourriture, ils ont poussé des cris de désespoir c'était une abomination, une profanation et ils criaient d'autant plus fort que, vaguement, ils avaient conscience que chaque coup de pioche emportait un pan de leur littérature. La France comptait à peine, elle manquait de couleur locale. II y avait une poussée extraordinaire vers les contrées lointaines, l'Afrique, l'Asie, !a Rusaie. Il a fallu le siège, avec son pittoresque terrible, pour que Théophile Gautier daignât parler de Paris, lui qui avait consacré des ouvrages entiers à la Russie, à la Turquie et & l'Espagne. Plus les contrées étaient lointaines, et plus elles devenaient dignes d'être peintes. Quant à nos horizons, on y crevait d'ennui. C'était l'opinion courante~
Mais cela ne s'arrêtait pas aux personnages et aux décors. Les romantiques abominaient jusqu'à l'esprit du siècle. Le large mouvement scientifique et indus-
triel était tf.ur Bête noire. Pour eux, un chemin de fer, un télégraphe étectrique, gâtaient le plus beau paysage. Ils n'avaient pas assez de moqueries contré lès découvertes modernes. regrettant la patache comme plus aventureuse, déclarant que les machines Mitaient rendre t'hommè moins intéressant. Même c'était là le point grave de là querelle. Les romantiques sentaient que l'esprit scientifique refoulait un peu chaque jour l'esprit idéaliste. Leur formule lyrique se trouvait compromise. Aussi, plus ou moins ouvertement, se fâchaient-ils des progrès croissants de ta science. Selon eux, la poésie était menacée, la poésie allait mourir. Au lieu de marcher avec le sièèle, de chercher l'expression littéraire du siècle, ils'se i'aidissaient, regrettaient le passé, niaient, t'avenir, se lamentaient d'être emportés, en prophétisant lès temps les plus sombres.
Telles sont les raisons pour lesquelles j'ai souvent dit que te romantisme était un arrêt, ou même uti recul, dans là marche fatale de notre littérature. Tous tes écrivains de l'école sont caractérisés pat* cette haine dë l'âge actuel tous protestent et, ne pouvant rien changer aux choses, s'échappent dans l'histoire des siècles morts ou dans des voyages aux pays étrangers. H leur faut lé tralalà dé la tégenoc, les pétards de la couleur locàle, t'Oriënt immobile dans sà ciasse, qu'ils opposent, avec des àdmirations d'enfant pour l'enluminure, aux efforts si grands, aux conquêtes prodigieuses de notre siècle de science. Et veut-on savoir le sentiment continu qui s'exhale de la protestation des romantiques ? l'ennui. Oui, ils ne comprenaient pas et ils s'ennuyaient. Voyez Gautier. Le gigantesque Paris t'écœure, parce qu'il
y pleut. Je claque d'ennui, écrit-il j'ai one nostalgie d'Asie Mineure. » Et le pis était qu'il s'ennuyait réellement. Il ne voyait pas le spectacle énorme de Paris il avait besoin d'un chameau et de quatre Bédouins sales pour se chatouiller la cervelle. Quant à nos machines, à notre labeur immense, à l'évolution actuelle de l'humanité, telle qu'aucun siècle n'en aura vu de pareille, ces choses ne le touchaient pas. Il les plaisantait légèrement, il tes criblait de paradoxes.
Eh bien 1 je le dis, les romantiques ont peu vécu et disparaîtront vite, parce qu'ils n'ont pas compris et qu'ils n'ont pas aimé leur temps. Là est leur faiblesse irrémédiable. Il ne faut pas chercher d'autres raisons à la vie courte de cette école, qui a compté de si puissants rhétoriciens, des hommes si admirablement doués sous le rapport de la forme. Aujourd'hui, on est tout surpris de les trouvervides. Brusquement, ils nous deviennent étrangers, nous ne les sentons pas nos frères, nous nous étonnons que ces maîtres, qui ont apporté l'émancipation littéraire, ne soient au fond que des virtuoses dont le premier besoin a été de s'isoler de l'époque a8n de jouer des airs de Nûte. C'est là, pour nous, les nouveaux venus, une véritable tristesse, d'avoir rêvé tout l'agrandissement du monde moderne en lisant certains de nos aînés, et de ne plus trouver, dans la fréquentation de leur mémoire, que des adversaires de notre âge, que des instrumentistes de première force, qui n'ont absolument rien déchiSré sur le livre du siècle ouvert devant eux.
Le cas est grave. Étudiez de près ce cas de pluneurs de nos écrivains. On éprouve un malaise à les
lire on sent comme un néant sous la riche étoffe de leur style. Ils ne touchent bientôt plus; leurs belles pages sont toujours des bijoux qu'on admire; mais on reste froid, aucune chaleur ne monte de l'œuvre et ne vous prend aux entrailles. C'est que, tout bonnement, ils n'ont pas ai'oé leur temps. Ils ne nous passionnent plus parce qu'ils n'ont pas en. eux les passions qui nous animent. La grande force du génie est d'être à la tête de son siècle, d'aHer dans le même sens que lui, de le devancer même. Par exemple, aujourd'hui, quiconque n'est point avec la science, paralyse ses forces. On ne se doute pas de la puissance invincible que donne à un homme l'outil de l'époque, lorsqu'il le tient en main et qu'il aide à l'évolution naturelle des faits. Alors il est porté. S'il va si vite et si loin, c'est qu'il a les passions de son temps, c'est que sa besogne est multipliée par le travail de l'humanité en enfantement.
Oui, pour être vraiment fort, à cette heure, il faut ne plus plaisanter les bourgeois, qui sont des sujets d'étude profondément intéressants; il faut connaître la France, avant d'aller fumer de l'opium en Chine il faut aimer le nouveau Paris, une ville superbe, où les imbéciles seuls peuvent s'ennuyer, et dont ia transformation a amené, en moins d'un demi-siècle, des changements considérables dans les mœurs il faut enfin ne plus combattre la science, au nom de je ne sais quelle fantaisie étroite, de quel besoin d'oripeaux et de peinturlurages. Quiconque ira contre la science sera brisé. Nos fils verront cela. C'est dans la science, ou plutôt c'est dans l'esprit scientifique du siècle, que se trouve la matière géniale, dont les créateurs de demain tireront leurs chefs-d'œuvre.
Nous devons accepter l'arch~ecture de nos Halles et. de nos Palais d'exposition, }es bou!evards corrects e). etairs de nos viUes, }a pu}ssance géante de nps machines, de nps télégraphes et. de nos locomotives. Te) es: le cadre ptt l'hqmme moderne fonctionne, et H ne saurait y ayoir une lit~ératupe, une e~pressio~ ~poa}€, ep dehors de !a sopiété dqnt, on {'<nt. pi~ }.!? dt) tni~en 0~ i'~n s'agno.
LES POETES CONTEMPORAINS
1
Les romanciers tiennent S Cette heure !e haut du pàvé Hti.érairê. Mais iés poêles, pour mener moins de bruit et avoir une ptàce ptus restreinte dans la faveur publique, ont ceci d'intéressant qu'Hs occupent presque tous des situations nettes, et qu'ils sont facHe~ & classer; En lës étudiant, oh étudie le mouvërhënt dé ia poésie française depuis lë coinméricement dij sièctë.
Le caractère généra! aës poëte~ actuels, j~parte des poëtes qui ont-entre trente et quarante ans, est ëhi ë~ét dé manquer d'0'rigin~tité. todâ sont des rëuëts de ieurs a!nés c'est & peine si quelques-uns oiit apporté une note qui leur appartienne. Le romantisme se prolonge démesurément ëh' eut ils en restent là queue attardée; On sait quelle évoiutioh s'est prb'duite dans lé roman. A )& suite dé ba}!'ac,
les jeunes romanciers se sont tancés dans l'enquête universelle, et chacun d'eux a fait des découvertes pour son compte, en se servant du même outil, l'analyse exacte. Aussi sommes-nous singulièrement loin de ~Vo~re-2)ame de Paris et des autres romans de la période romantique. Pour des causes qu'il est aisé de dire, la poésie au contraire est restée stationnaire nous en .restons toujours au lendemain des Feuilles d'automne et des Or!e'~a/M.
Qu'on songe un instant au merveilleux éclat que jetèrent à leur apparition les vers de Victor Hugo. C'était comme un épanouissement nouveau dans notre littérature nationale. Le lyrisme. nous était nconnu, nous n'avions que les chœurs de Racine et les<odes de Jean-Baptiste Rousseau, qui aujourd'hui nous semblent si froids et si guindés. Aussi la secousse reçue parla jeunesse lettrée fut-elle immense, et cette secousse persiste-t-elle encore. 11 semble impossible que d'ici à longtemps aucune plante-nouvelle pousse dans notre sol littéraire, à l'ombre du chêne immense que Victor Hugo a planté. Ce chêne du lyrisme'romantique étend ses branches à l'infini, mange toute la terre, emplit le ciel, et il n'est pas un poète qui, en venant rêver sous lui, n'ait emporté dans l'oreille la musique de ses oiseaux. Fatalement, toutes les voix répètent cette musique. Il ne paraît plus y avoir de-place pour d'autres chants dans l'air. On croirait, depuis quarante ans, que la seule langue poétique est la langue des lyriques. de 1830. Lorsqu'une époque a reçu une empreinte si .profonde, les générations qui suivent en souffrent, font de longs efforts avant de pouvoir se dégager et retrouver le libre usage de leurs facultés créatrices.
C'est uniquement dans la poésie, je le répète, que Victor Hugo règne ainsi en maître souverain. H est lui-même exclusivement un poète lyrique; son génie, son titre d'éternelle gloire est là. D'ailleurs, si la prose a une souplesse qui lui permet de devenir l'outil par excellence'de nos civilisations modernes, la poésie est d'essence stationnaire. En dehors des deux formules connues, la formule classique et la formule romantique, on ignore encore ce qu'elle pourrait être. Quelles sont les causes du long règne de Victor Hugo? On. ne peut guère revenir aux vers pompeux et froids de la tragédie, on préfère res- < ter dans' la fantaisie superbe de l'ode. Et c'est à
peine si quelques dissidents cherchent des sentiers, pour s'échapper du cortège qui suit docilement Fauteur de la Légende des Mec/M.
Cependant, il serait faux de croire que l'influence de Victor Hugo agit ~eule et avec une autorité incontestée. Alfred de Musset, lui aussi, a des fervents. Je ne parle pas des lecteurs, mais des disciples. On sait quel succès obtinrent les poésies d'Alfred de Musset, il y a une vingtaine d'années, après la mort du poète. De son vivant, il était surtout connu des délicats. Plus tard, ce fut parmi les femmes et les jeunes gens comme une révélation. La vente des ~emt~res po~ sies et des Poésies nouvelles fut énorme. En province surtout, dans les plus petites villes, il n'y eut pas une jeune femme ni un échappé de collège qui ne possédât ces deux volumes. On explique aisément cette popularité du poète il répondait à un état d'esprit général, à un besoin de vivre et d'aimer. Les personnes qu'inquiétaient les solennités et les perpétuels grossissements de Victor Hugo, trouvaient dans
Alfred de ~usset~un écho charmant et profond de! drames de leur coeur; et jé né parlé point ici r!u u génie si nnement français du poëte, dé son bons sens attendri, ni de ses sanglots si vrais et si simplet Cependant, les disciples furent rares d'abord. Victor 6ugo, alors en exil, sur le piédestal gigantesque de son rocherde Guernesey, remportait. On lisait beaucoup Musset, on l'imitait peu. Ce fut seutemënt plus tard que des disciples de Musset plantèrent leur drapeau, en face de t'étèndard des disciples d'Hugo. Aujourd'hui, le champ clos est ouvert
Un de mes étonnements est l'oubli ou, peu à peu, Lamartine semble tomber tout entier. Lui, était venu le premier. Lorsque tes ~c~a~ons parurent, il sembla qu'une voix descendait du ciel. Véritablement, la poésie romantique date dé ce jour. !t était le précurseur, te viai générateur. Et quel enthousiasme 1 je n'ai qu'à évoquer mes souvenirs de jeunesse pdur retrouver la place que Lamartine occupait dans )ës cœurs. Ït y était le b!en-à!tne, celüi avec lëqtiel on rêvait. On admirait Hugo, mais on aimait Lamartine. Il avait pour lui toutes les femmes on )ë làissait même entrer dans les pensionnats et dans teë maisons religieuses. î) couchait sotis i'orëi)!er, ouvrait aux âmes les plus honnêtes te ciel des amours idéales. Soh nom même, si doux aux ievres, paraissait être une caresse. On peut dire qu'il a ëtê de moitié dans tous les amours de son temps, car il avait crëé une façon de rêver et d'aimer, et les amants de t époque se servaient de ses vers comme d'interprètes. Eh bien c'est cet homme qu on ne lit presque fius Lui qui semblait si profondément entré danb tt: coeur de la nation, il en e;,t. sorti eh ttioihs de trente ans, un
peu chaque jour, si tosensibiement, qu'on éprouve une véritable supprtae const.ater-le fait. J'ignore 6'it a conserva la tendresse des toutes jeunes filles, dans le~ pensions et les fanfiilles il n'y a pas dtx ans, son nom s'était réfug'é }à, il avait enpore des autels daps des cpins d'innocence mais je soupçonne qtl'apjourd'huj il a n)Ème perdu ces asHes, Il n'est p)u~ dans les cpnyersatipcs Itttératres, je ne lis pas une fois en un t~qts son npn~ dans les journaux, ses Hyres en8n se yf~qdent très mal, Je ne fais que constater, je ne! juge pas cet~e ingratitude du public. D'ailleurs, cet oubli s'explique, La poésie de Lafnar~ne était sirn.~en)ent une musique, une phrase mélodique qui cputatt de source. Cela berçait et charmatt: ~u fond, tl p'apportait qu'une plaipte, une désespérance résignée, au lendema;n du grand bouleversement de la Résolution et de§ guerres du prem)er empire, On sent combien cette tpusique dut toucher les contemporains. Seu)erpen~ les temps paj. changé, on est entré dans une époque d'action aussi n'est-il pas étonnant qu'on ne go~te plus aujourd'hui ta rêyerie uot)ante de ses vers. Il est trop loin de npus~ trop perdu dans son nuage} en un mot, )1 ne correspond plus à notre ~tat d'esprit, pe ta le sUence qui se fait sur son nom ~t sur ses œuvres. Je ne lui connais pas de dis* ptples. Ï
Vpnà donc {es trois grands générateurs. (!epen. dant~ avan~ de cpnclure, je yeux dire un .mot des autres poètes qui ont jeté un éctat dans la prennere mpttié du s~cle. ~Ifred de Vigny est pour sûr qubhé autant que Lamartine: Ses vers, si travaillés et si purs, jae) .se l}sent plus que très peu, Oa a repris
dernièrement à la Comédie-Française son drame de Chatterton, et cette reprise a été accueillie d'une façon glaciale le drame est en prose, il est vrai, mais je cite le fait comme un simple indice. Nous comprenons difficilement, à cette heure, cette production de 1830, dont les amertumes byroniennes, les mélancolies romantiques, les élans vers un idéal qui n'est plus le nôtre, nous déroutent et nous blessent. J'ajouterai que, d'ailleurs, Alfred de Vigny n'est jamais allé à la foule. On sait que son rêve était de s'enfermer dans une tour d'ivoire; il s'y est enfermé véritablement, et il y restera.
Je nommerai seulement Auguste Barbier, l'auteur des Vam~M, qui vit encore, dans un fauteuil de l'Académie. Ce poète, qui eut un éclair de génie dans son existence et qui tomba ensuite à une production médiocre, est un des cas caractéristiques de notre littérature. Beaucoup de personnes s'imaginent que l'auteur de la Curée et de l'idole est mort depuis longtemps; et il est mort, en effet, bien qu'Auguste Barbier vive toujours.
Mais un cas plus caractéristique encore est le silence qui s'est fait autour du nom de Béranger. S'il fut un poète populaire, c'est bien celui-là. Dans ma jeunesse, pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe, je me rappelle qu'on chantait ses chansons partout. Sous le second empire, cette mode vieillit, et aujourd'hui elle est complètement passée. Sans doute, cela devait arriver, car les chansons de Béranger, presque toutes rimées sur des actualités, devaient fataiement disparaître avec l'époque qui les avait fait naître. Mais ce qui est plus étonnant, c'est que Béranger n'ait pas laissé d'élèves. Après lui,
nous avons eu Pierre Dupont, qui n'a pas duré. Puis, la lignée des chansonniers s'est brusquement interrompue. De nos jours, la chanson est aux mains de vaudevillistes, ,de faiseurs, qui ne savent, même pas l'orthographe. Cela explique la qualité de nos refrains populaires. Toute la bêtise de Paris s'y étale.
Ainsi donc, il n'y a que trois générateurs Lama'tine, Victor Hugo et Musset. Ce sont les trois astres de notre ciel poétique, toute lumière leur est fatalement empruntée, .ais il faut distinguer. Lamartine n'exerce plus aucune influence appréciable, tandis que Victor Hugo continue à être le souverain maître de la jeune génération. La royauté ne lui est dispu-' tée que par Musset, qui compte quelques disciples fervents. C'est justement les petits-fils de ces poètes que je veux étudier, ce qui me permettra d'indiquer nettement le mouvement de la poésie en France, pendant ces vingt dernières années.
On remarquera que le romantisme, même avec les disciples de Musset, règne dans l'école. Sans doute, Musset a plaisanté les romantiques, et son scepticisme plein de bon sens le sauvait des ridicules de 1830. Mais il n'en a pas moins respiré les souffles lyriques de cette époque, et aujourd'hui encore les poètes qui procèdent de lui, tiennent quand même et malgré eux à la queue romantique. Peut-on espérer que bientôt une nouvelle formule poétique se développera ? C'est ce que j'examinerai dans la conclusion de cette étude, après avoir constaté les diverses tentatives de poésie moderne que l'on a faites derniërement.
II
Mais avant d'arriver aux poètes dé la gehëratiot! actueMe~ i! me reste à examiner quelques Sgurës intermédiaires, les enfants directs des chefs de 1830, dont nos poètes d'aujourd'hui ne sont en réalité que les petits-fils, tl faut connaître cesngures, si l'oh veut comprendre le mouvement dans son ënsëmËte. Je citerai deux poètes morts, Théophile Gautier et Charles Baudelaire, et deux poètes vivants, M. Théodore de Banville et M. Leconte de Lisle.
J'ai dit qu'il faut voir surtout en eux des intermédiaires, entre les poètes illustres du commencement du siècle et nos poètes contemporains. Cela est d'une justesse absolue. Ils ont eu sur ceux-ci une influence décisive. Nos poètes, en effet, ne procèdent pas directement de la pléiade romantique ils ne voient Hugo et Musset qu'à travers Baudelaire et M. Leconte de Lisle. Nous en sommes à là troisième période dû romantisme.
Théophile Gautier commença le premier à ngër la forme dans un travail d'orfèvrerie. On cbnnâÏt ses~'maMa; et Contées, une suite de courtes pièces, taillées comme des pierres précieuses, ~ànt l'éclat et la transparence cristalline des agates et des améthystes. Là pensée n'importait plus, lés OH~Mt'e!
étaient dépassées par l'insouciance du fond et le mépris du sens commun. H s'agissait simplement d'obtenir des bijoux de tangue et de rbythmë. L'école romantique devait en venir là, à la musique pure, sans paroles. Je dois ajouter pourtant que Théophile
Gautier, peintre merveilleux, mais homme d'équi libre en somme, et n'ayant aucune note extrême, n'a jamais exercé une ihSuence spuveraine. Le poète dont l'influence a été considérable, c'est M. Leconte de Lisle. Je parlerai tout à l'heure d'un groupe de jeunes poètes qui, sans oser le déclarer tout haut, le mettent bien au-dessus de Victor Hugo, pour la beauté et la correction de )a forme. M. Leconte de Lisle, quia aujourd'hui cinquante-huit ans, est né à l'île Bourbon. il a débuté tard, après trente ans. Mais, dès ses premiers recueils, les ~o~es NH<MM et les /'ocMes ~ar~rM, il spuleya une grande admiration dans ~a jeunesse lettrée. Sa force venait de ce qu'il avait trouvé une attitude; Apr~s tes échevelements du romantisme, la frénésie du lyrisme à outrance, il arrivait en proctamant !a beauté supérieure de l'immobilité. Être impassible, ne pa~ se bisser entamer par la passion, rester à Fêtât correct et pur d'un marbre cteyint.d après lui le suprême idéa). Il professa qu'une expression queIconq)De du visage, joie ou douceur, en déforme les lignes d'une façon hideuse. Dès tors, i) rompit avec le moyen âge, il se réfugia surtout en Grèce et dans l'Inde. Ce fut une haine encore plus grande du monde moderne. Victor Hugo souvent daigne rester p~rmi nous, prendre sur ses genoux des petits enfants, décrire un coin de Paris. M. Leconte de Lisle se croirait déshonoré, s'il s'intéressait à de pareilles actualités. Il vit avec Homère, qu'il a traduit en rétablissant les noms grecs dans leur orthographe; il est biblique, il connaît à fond les dieux indiens, H se complaît dans les coins les plus obscurs et les plus solennels da l'histoire du monde. Et, comme il est merveilleuse-
ment doué du côté de la forme, il a écrit des vers qui ont vraiment une superbe allure. Nous n'avons pas, dans notre langue, des morceaux plus irréprochables ni plus sonores. Quelques pièces, entre autres celle intitulée Midi, sont admirables de netteté et de largeur. Seulement, M. Leconte de Lisle est souvent illisible, et je dirai tout à l'heure le mal qu'il a fait à notre poésie. Ce n'est pas, il est vrai, le romantisme fulgurant et emporté de Victor Hugo c'est un romantisme plus dangereux encore, tournant à la perfection classique, devenant dogmatique, se glaçant pour imposer une formule de beauté parfaite et éternelle.
Baudelaire est, lui aussi, un maître très dangereux. Il a, aujourd'hui encore, une foule d'imitateurs. Sa grande force a été qu'il apportait également une attitude personnelle très accentuée. Il faut voir en lui le romantisme diabolique. M. Leconte de Lisle s'était raidi dans une pose hiératique, il restait à Baudelaire le rote d'un démoniaque et il a cherché le beau dans le mal, il a, selon une expression de Victor Hxgo, u créé un frisson nouveau '). C'était, au fond, un esprit classique, de travail très laborieux, ravagé par une monomanie de purisme. Aussi n'a-t-il laissé qu'un recueil de poésies les .F/eMrs du wa~. Je ne parlerai pas des étrangetés voulues de sa vie il avait nni par être la propre victime de ses allures infernales il est mort jeune, d'une maladie nerveuse qui lui avait enlevé la mémoire des mots. Au demeurant, it s'est fait dans notre littérature une t~Iace originale qu'il gardera. Certaines de ses pièces sont absolument superbes de forme, et j'en connais peu qui soient d'une imagination plus sombre et
plus saisissante. On comprend quelle admiration il souleva parmi les jeunes gens, qui aiment les audatces. Après lui, tout un groupe a raffiné sur l'horreur. C'est toujours du romantisme, mais du romantisme aiguisé d'une pointe satanique.
A coté de Baudelaire, je mettrais M. Théodore de Banville, qui est resté un romantique pur. Celui-là est le barde par excellence il chante pour le plaisir de chanter. On se le représente avec une lyre comme Apollon, couronné d'étoiles, jetant autour de lui une lueur d'astre. Il prend toutes choses en poète, avec un dédain suprême du réel. ne croyant qu'à la réalité de l'impossible, vivant dans l'azur, se nourrissant de paradoxes et de rimes. Chez lui, l'imitation de Victor Hugo est immédiate. De travail aisé, il a beaucoup produit. Je citerai les CorM~M, les Stalactites, tes Occidentales, surtout les Odes Funambulesques, un recueil qui a plus fait à lui seul pour sa réputation que tous les autres réunis. Il s'y est livré à une fantaisie de rhythmes très curieuse, il y a parodié en poète exquis les plus célèbres pièces de Victor Hugo. Ce livre seul suffirait à caractériser son talent, qui est surtout fait de souplesse et d'abondance. On sent chez lui l'amour des vers pour leur musique et leur éclat. Ses rimes sont toujours d'une richesse superbe. La versification ainsi entendue devient un art délicat. très compliqué et très charmant, qui se suffit à luimême en dehors de l'idée. J'insiste, parce que tou< à l'heure, nous allons voir la grande majorité des poètes contemporains entendre la poésie à la façon de M. de Banville, comme un arrangement savant de syllabes chantant des airs sur des motifs donnés. Maintenant, j'arrive à la génération actuelle. Noua
pouvons .constater où le romantisme de Yfct.or Hugo, de Musset et de Lamardne, en .est arrivé aujpurd'hu!, après avoir passé par Théophile Gautier et Ba.udplaire, par MM. Leconte d~ Lisle et Théodore de pantiue.
n!
Vers iMO, sous le second Empare, ta ppésie n'hait pas en grand honneur. La vogue des journaux informations, le succès de la iittéraf.ure po.uranj.e et facile, semblaient avoir d.et'j&né !es yers pour jpngtemps. Seule, la /ue ~M/)~y ~s .osa~t pubtie~ de loin en loin un court poème, jet encore chpisissaitelle le poème le plus incolore et te p!us mé.dio.cre 'possibie. En un mot, le mouvement poétique, 4pr.ës l'éclat superbe de i.83.0, paraissait arrêté.
Ce fut alors qu'un groupe do jeunes poètes 'ncpnnus commenta à se réuni;' chez M. ravier de Ricard } lui-même écrivait et songeait à fonder un.e Reyue. Mais le groupe ne tarda pas à pren.dre pour )ieu d~ réunion le salon d'un autre p.o.ote, i~. Catu~e Mendès, qui plus tard .épousa ~a ~}e a~né.e de Théopht~e Gautier. M. Mondes arrivait de Bordeaux avec une activité toute méridionale, nn besoin de se produire et de produire tes autres, Il ne ~arda pas à être en quelque sorte 'a chef 4e tous tes rimeurs jd~ Paris. On se voyait chez lui prcpa~ cnaqn.e ~ir, son sa<on était un refuge ? y a ~certainement reçu, pendant dix années, ~us les poëtes qui on~t d.éb.arqué de la provincb. b aiUeurs, ce rûte s'expliquait, M. Mendèf ne s'en tenait pas aux théories, U fpndait ~M
Revues pour publier les vers du groupe Mns doute ces Revues ne vivaient pas, oh était bien content quand elles duri'ient six mois; ma.is, comme elles se succédaient) la petite armée qui marchait derrière M. Mendès, né perdait point courage et emboîtait lé pas avec conviction; Ajoutez que M. Mondes était un agréable compagnon, très sympathique et très iettré, faisant les vers avec une habileté prodigieuse, et vous vous expliquerez la réelle influence qu'il a exercée sur le mouvement poétique contemporain. Cependant~ ce groupe de poètes avait besoin d'une étiquette. On les baptisa d'abord les Impassibles, faisant allusion à là rigidité marmoréenne dé là beauté plastique qu'ils poursuivaient: Màis ce mot ne tirit pas, et bientôt ils furent connus sous le nom de Parnassiens. II faut dire qu'un éditeur~ M. Âiphonse Lëmerre, qui débutait alors; voulut bien pub)ier un recueil de vers intitutÉ lefafMaMe eHMjtëmporattt, et dans tëquët chaque poète du groupe donna une pièce; Ce fut ainsi que l'appéliatiod se trouva consacrée:
Naturellement, ces jeunes poètes faisaient bande à part: Se sentant entoures d'indifférence et dé railleries, ils devaient se cloîtrer dans le coin Où ils se réunissaient; fermer tes portes et tes fenêtres; faire de la poésie une véritable religion. Les pratiques idolâtres, les entêtements de sectaires, lès exagérations de fanatiques, all&ieni trouver là un excellent terrain. Toujours la persécution appelle la dévotion outrée. Aussi le mouvement poétique qui s6 déclara, eut-il tous les cOtés étroits d'une chapelle fermée. (le n'était plus la belle évolution de i83U s'aoremplissant au grand soleil, au milieu d'une époque
folle de poésie c'était une conspiration d'illuminés, se reconnaissant à des gestes franc-maçonniques, à des formules bizarres. Comme les fakirs de l'Inde qui s'absorbent dans la contemplation de leur nombril, les Parnassiens passaient des soirées à s'admirer les uns les autres, en se bouchant les yeux et les oreilles, pour ne pas être troublés par le milieu vivant qui les entourait.
Alors, un nouveau romantisme fut créé, ou plutôt la queue romantique s'allongea d'un nouvel anneau. Victor Hugo, pour le grand public, restait bien toujours le chef indiscuté. Mais, pour les initiés, il n'était vraiment que le chef honoraire. Les Parnassienb avaient adopté le rite plus pompeux et plus correct de M. Leconte de Lisle. Quelques-uns faisaient leurs dévotions à Baudelaire. Tous reconnaissaient la souveraineté de la forme, tous juraient de bannir les émotions humaines de leurs œuvres, comme atten- tatoires à la majesté des vers. H fallait être sculptural, sidéral, se placer en dehors des temps et de l'histoire, mettre son génie à trouver des rimes riches et & aligner des hémistiches aussi durs et aussi éclatants que le diamant. Aussi les Parnassiens allèrent-ils choisir leurs sujets dans les époques mythologiques, dans les pays les plus lointains et les moins connus. Chacun d'eux prit une spécialité. Il ,y en eut qui habitèrent les contrées du Nord, d'autres, l'Orient, quelques-uns, la Grèce; enfin, d'autres campèrent parmi les étoiles. Pas un, au commencement, ne parut s'apercevoir que Paris existait, qu'il y avait des fiacres et des omnibus dans les rues, que le monde moderne, si puissant et si large, les coudoyait sur les trottoirs.
Avec des théories si étranges, le mouvement que les Parnassiens voulaient déterminer, était à l'avance frappé de mort. Ce ne pouvait être là qu'une fleur artificielle qui se fanerait vite, parce qu'elle ne poussait pas dans le terrain de l'époque. Il faudrait avoir assisté aux réunions des Parnassiens pour se douter des ambitions folles et puériles qui les gonflaient. Ils croyaient fermement qu'ils allaient révolutionner les lettres. La vérité est qu'ils n'ont pas tardé à se débander, et qu'aujourd'hui' leur groupe n'est plus qu'un souvenir.
Je leur rends justice, d'ailleurs. Ils aimaient la poésie avec une passion très noble, et c'était déjà une chose fort recommandable que de ne pas céder aux succès faciles du journalisme et de s'enfermer pour faire leurs dévotions aux Muses. Leurs pratiques étaient enfantines, dangereuses même; ils n'en conservaient pas moins le culte de la littérature, au milieu d'un âge qui se précipitait à toutes les jouissances immédiates. D'autre part, on ne saurait leur refuser un don merveilleux, celui de la forme. Ils ont poussé la science des vers à une perfection incroyable. Jamais, à aucune époque, on n'a rimé avec une largeur plus grande. La langue française, sous leurs doigts, a été travaillée comme une matière précieuse. Les plus médiocres sont parvenus à laisser des pièces d'une facture irréprochable. Je ne puis tous les nommer, mais j'indiquerai les orincipaux d'entre eux. D'abord, je parlerai de al. Mendès; qui a apporté le talent d'assimilation le plus extraordinaire que je connaisse. Il a fait successivement du Victor Hugo et du Leconte de Lisle,
d'une beauté magistrale; les deux maîtres auraient pu reconnaître et signer ses vers. Malheureusement, l'originalité lui à toujours manqué. II semble trop 'nteDigent et trop souple. II n'a pas su trouver une note personnelle, peut-être à cause de son talent de versificateur: Lorsqu'on possède la forme à ce point, lorsqu'on a un si merveilleux doigté du clavier poétique; il arrive qu'on est condamné à d'éternelles variations sur des airs connus.
Je nommerai ensuite Mo Dierx, qui a été, jusque dans ces derniers temps, un des fidèles compagnons de M. Mondes. Son bagage de poète est assez considérable. Il plane toujours; et sur des sommets inconnus des hommes: Les moindres idées avec lui, les plus vulgaires et les plus accessibles, s'habillent d'expressions bibliques, s'expriment par des images solennelles et interminables.
M. Anatole France s'est réfugié en Grèce. Le recueil qu'il a publié s'appelle les Noces corinthiennes. C'est un Chéniert moins la grâce. Il croit nous rendre l'antiquité. Je le nomme, parce qu'il représente toute une espèce, celle des romantiques qui ont rompu avec le moyen âge pour inventer une poésie néo-classique, d'une vérité aussi discutable; (i'ai)leurs; que la poésie classique du dix-septième siècle.
M. Verlaine; aujourd'hui disparu; avait débuté avec éclat par les Poèmes saturniens. Celui-là a été une victime de Baudelaire, et l'on dit même qu'il a poussé l'imitation pratique du maître jusqu'à gâter sa vie. Un moment pourtant, il s'est posé en rival heureux de M. Coppée, auquel je consacrerai tout à ''hbure une étude spéciale. On les suivait l'un et
l'autre, on se demandait lequel des deux emporterait la palme.
M. Mallarmé a été et est resté le poète le plus typique du groupe. C'est chez lui que toute la folie de la forme a éclaté. Poursuivi d'une préoccupation constante dans le rhythme et l'arrangement des mots, il a fini par perdre la conscience de la langue écrite. Ses pièces de vers ne cpntiennent que des mots mis côte à cote, non pourla clarté de la phrase, mais pour l'harmonie du morceau. L'csthéLique de M. Mallarmé est de donner la sensation des idées avec des sons et des images. Ge n'est là, en somme quela théorie des Parnassiens, mais poussée jusqu'it ce point où une cervelle sei~te.
M. Jose Maria de Heredia a écrit, des sonnets d'une beauté de forme incomparable. Les Parnassiens le reconnaissent volontiers comme celui qui a poussé la facture le plus loin. Son vers est retentissant, tes'syllabes rendent une sonorité de bronze. On ne saurait tirer d'une langue une musique plus triomphante. Cependant, le poète est peu connu du public, qui demande à la poésie autre chose qu'un bruit de cymbales.
Un autre poète de grand talent, M. Armand Silyestre, se ratt.tche aussi au groupe parnassien. H a écrit un recueil, la C/o~e du souvenir, où il y a de beaux morceaux, dans une forme irréprochable. Je le goûterais davantage, s'il consentait à être plus humain. Mais je constate qu'il a su se dégager de l'école et se faire une place à part.
Je citerai encore M. Mérat, dont les C/ttmcre~ ont eu du succès M. Valade, qui a écrit un volume en collaboration avec M. Mérat M. d'Hervilly, un es-
prit parisien, qui a refusé de s'enfermer tout entier dans la formule parnassienne; M. Antony Valabrègue, un Provençal qui a publié quelques jolies pièce:! très travaillées M. Bergerat, le second gendre de Théophile Gautier, dont les Poèmes de la ~Me~ e ont ,fait quelque bruit. J'en oublie certainement, car il faut compter chez nous les jeunes poètes par douzaines. Mais, en somme, j'ai suffisamment indiqué quel a été, jusqu'à ces dernières années, le groupe parnassien. On l'a beaucoup plaisanté. Il n'en a pas moins joué un rôle dans notre littérature. Pendant toute une période malheureuse, il a tenu en garde le dépôt sacré de la poéde.
IV
Cependant, dans le groupe des Parnassiens, grandissait un jeune poète, M François Coppée, qui devait un jour combattre victorieusement par ses œuvres la doctrine de l'impassibilité. C'est ainsi que chaque évolution littéraire porte sa réaction en elle. On aurait singulièrement scandalisé M. Mendès et ses amis, si on leur eût dit alors qu'Us réchauffaient un naturaliste dans leur sein. C'était pourtant la stricte vérité, le romantisme allait être trahi, et par un de ses disciples les plus fervents. M. François Coppée ignorait lui-même encore le rôle prépondérant qu'il était appelé à jouer.
D'aiHeurs, il ne faudrait pas croire que les Parnas?)en= s'entendissent absolument ensemble. Ils se serrafem les uns près des autres pour lutter contre l'indifférence publique mais, entre eux, ils se dé-
chiraient parfois. Leur théorie esthétique n'était qu'un drapeau qu'ils arboraient pour être vus. Lorsqu'on commença à les plaisanter, tous se défendirent d'être Parnassiens et ils revendiquèrent avec assez de raison leurs personnalités, qu'on voulait noyer dans l'ensemble du groupe.
M. François Coppée. qui était né à Paris, en 1842, d'une famille d'origine flamande, fit donc, vers i864, la connaissance de M. Catulle Mendès. Il entra immédiatement dans le cénacle et ne jura pendant longtemps que par Victor Hugo et M. Leconte de Lisle. Lui aussi se flattait d'être un impassible. Il avait accepté l'uniforme de l'école, dont la devise avait été écrite par M. Catulle Mondes dans Pitilomela,
La grande Muse porte un peplum bien sculpté
Et le trouble est banni des âmes qu'elle hante.
Pas de sangtots humains dans le chant des poètes. Le poète alors avait une figure très fine et ,très intéressante. Il reproduisait d'une façon frappante le profil de Bonaparte jeune. Son père était mort, il vivait avec sa mère et deux sœurs dans une grande gêne. On donnait les détails les plus touchants sur sa vie. Presque au sortir du collège, il avait obtenu un emploi au ministère de la guerre, où il resta plus de dix ans. Maladif, d'une pâleur de cire, il paraissait d'un naturel triste, malgré de brusquet gaietés nerveuses qui lui échappaient par moments. On ne sentait pas en lui une grande volonté, et il était facile de prévoir, des lors, qu'il s'abandonnerait à son génie, qu'il suivrait sa pente sans chercher & M corriger en rien.
Pans }~ groupe parnassien, on lui accordait une fap))}té remarquab(e. M. Catulle Mendès l'avait catéchisé, et du premier coup le jeune poète s'était ntoptré un impassible hors ligne. Je pourrais citer de lui dessppnets d'une forme absolument correcte, que M. Leconte de Lisle ne désavouerait pas. D'autre part, H ayait déjà une facture d'une aisance extraordinaire. Lorsqu'on possède ainsi un métier parfait, il est toujours à craindre qu'on ne s'y attarde et qu'on ne s'y noie. Heureusement, M..Coppéo portait en lui un besoin de passipn et de larmes auquel il était incapable de résister.
Cependant, en 1867, il avait alors vingt-cinq ans, M. Coppée publia son premier recueil de vers, le ~e/~M<!M e. Ce recueil portait cette dédicace: « A mon cher maître Leconte de Lisle, je dédie mes premiers vers. o De ptus, dans la première pièce intitulée Prologue, ite noete disait dédaigner « la douleur vulgaire qui pousse des cris superflus '<. C'était là t'étiquette que lui imposaient ses amitiés littéraires. Mais, pour un critique sagace, il était déjà facile de deviner, en lisant )e livre, que le poète n'aurait jamais un cœur d'impassible. Des larmes, des plaintes, toute une souffrance humaine imprégnait les moindres pièces d'un frisson amoureux On y sentait une âme catholique, élevée dans une famille qui pratiquait, mais une âme troublée aussi par l'àdoration de la femme, une adoration sensuelle et maladive, qui préparait au poètp de grandes joies, de grandes mélancolies.
Une année plus tard, M. Coppée s'afnrnie tout à fait dans un nouveau recueil les ./H<MK!< Dès lors, le Parnassien a presque complètement dis-
LES.POÈTES CONTEMPO~AtNS.
paru, l'amant seul dërheuré, un amant qüe la volupté nrise et qui aime avec tous les raffinements des tendresses modernes. C'est là qu'il se compare à un page de douze ans, assis sur un coussin, aux pieds d'une princesse souffrante. Oh setit par moments que ce sont ses propres amours qu'il nous raconte. il se plaint, à chaque vers, d'avoir été pris trop jeune pat la passion, de mourir d'amour; dé goûter à aimer une mort exquise et lente Rien ne saurait être p~us maladif ni plus charmant. Tout l'amour efféminé et passif de l'époque se trouve rêeumé dans ces vers.
Mais ce ne fut vraiment qu'âpres le grand succès du Passant, à l'Odéon, que M. Coppéë rôMpit avec lés Parnassiens. Sur ià demandé dë là tragédienne Agar, il avait écrit un petit acte qu'elle devait jouer une seule fois, à un bénéncë. Or, ce petit acte assura là fortuhe du poète. Acciathé le premier soir, il est resté comme un bijou littéraire. C'est une simple scène à deux personnages; une conversation d'amour entre là courtisane Sylvia, qui rêve sur le perron dé son ëhâteau, et le chanteur Zanetto, qui passé par hasard dans lé parc. On était alors en ~869. à ia veille dë l'écroulement dé l'èm;pire. Toute cette société française, qui avait nàfbué la poésie, fut ravie et se grisa, en écoutant ces quelques vers. Du coup, M. Coppéë fut connu.'Ses premiers recueils, restés chez lé libraire, se vendirent. On le reçut à la cour, l'empereur daigna causer cinq minutes avec lui. Jamais un succës ne fut si prompt.
Nàturenément, les 'Parnassiens voyaient 8'un œU inquiet ce compagnon séduire ainsi le public. Je he
les accuse point de jalousie, certes. Je veux dire seulement qu'ils flairaient uu faux frère, dans cet amoureux dont la chair frémissait avec de pareils cris de tendresse. Sylvia et Zanetto leur semblaient beaucoup trop humains. D'ailleurs, l'abîme devait se creuser de plus ep plus. M. Coppée, jetant tous les voiles, en était arrivé à s'intéresser à la vie moderne, aux humbles personnages qu'il coudoyait tous les jours. La scission était complète, le groupe de M. Catulle Mendès n'avait plus qu'à pleurer cette trahison. Ils s'en vengèrent en traitant M. Coppée de bourgeois. Je rappellerai ici la pièce de vers qui ameuta les Parnassiens et même une partie du public. Cette pièce, qui se trouve dans le recueil des Humbles, est intitulée le Petit Fp~ Elle est restée, jusqu'à ce jour, le drapeau du naturalisme en poésie; en la lisant, on est loin de la CAa~Mp, de Baudelaire, et des vers bibliques de M. Leconte de Lisle. C'est là une note nouvelle, an écho du roman contemporain. Et l'on aurait tort de croire que la tentative était facile à faire. On ne saurait s'imaginer quelle somme de difficultés vaincues il y a dans cette pièce. 11 fallait l'outil si souple et si simple de M. Coppée pour réussir. Rien n'est plus. malaisé que d'employer, dans nos vers français, les mots d'un usage courant la pompe classique et le lyrisme romantique*nous ont habitués à une langue poétique particulière, dont les poètes ne peuvent guère sortir, sans risquer le ridicule.
Selon moi, ce qui distingue M. Coppée, c'est justement le merveilleux outil qu'il emploie. On dirait qu'il n'a passé par le groupe parnassien que pour exercer sa forme et la rompre à toutes les difncut
tés. Il est le seul qu'aucun mot n'embarrasse il fait tout entrer dans son vers. a des trouvailles de simplicité adorables, il descend sans platitude aux détails réputés jusqu'ici les moins poétiques. Sans doute, je voudrais lui voir un peu plus d'énergie et de virilité. Ce qui lui manque, c'est la force. Il s'est trop longtemps oublié dans.les plaintes amoureuses, dans des tendresses souffrantes, dont il parait être sorti épuisé. Les poètes, je le sais, aiment à laisser croire que les femmes ont bu leur vie. Aussi ne veux-je pas conclure. M. Coppée travaille avec facilité, et je crois savoir qu'il rêve un grand poème moderne, où il tâcherait de faire tenir, toute la vie actuelle. Lui seul, en ce moment, peut conduire une pareille entreprise à bonne fin. Il est maitre de son métier, il n'a qu'à vouloir.
Je n'ai pas cité toutes les œuvres de M. Coppée. Il n'a guère que trente-six ans et il a publié plus de dix mille vers. Aux recueils que j'ai déjà nommés, il faut joindre les Poèmes modernes, le Cahier ro«ye, Olivier, poème, et des pièces détachées la Grève des forgerons, Plus de MM~, etc. Au théâtre, le PaMan~ a été son seul grand succès. D'autres pièces, les /)cM~ Douleurs, l'Abandonnée, le Rendez-vous, n'ont pas
réussi. Pourtant, l'année dernière, au Théâtre-Français, on a vivement applaudi un acte le Luthier de Cn'MMnt.
T
La dissidence de M. Coppée ne suffisait. pas. R'au'tres poètes allaient affirmer la passiop et la vie; des poètes grandis en dehors du groupe parpassien, inconnus hier et déjà célèbres aujourd'hui, Je nom merai surtout M. Maurice Bouchpr et M; Jean Ri chepin.
C'est en 1874 qu'a paru le premier recueil do ver!' de M. Maurice Boucher. Un, artiste de )a ComédieFrançaise récita à l'éditeur Georges Charpentier quelques pièces d'une facture charmante et tacite, qui frappèrent beaucoup celui-ci. L'arttste apporta d'autres pièces, 6n.t par fournir ta macère d'qr volume, et nomma l'auteur, un tout jeune homma qui n'avait pas vingt ans. personne ne connaissait encore M. Bopchor; je crois même qu')l n'avait pas donné un seul vers aux journaux; en tout cas, il était profondément ignoré. Le volume fut mis en vente, et, du jour au lendemain M. Boucher était connu.
Ce prompt succès est aisé expliquer: Le pouveau poète, au milieu des imitateurs de M. Lecqnte de Lisle, parmi ces rimeurs glacés qui ~e faisaient honneur de ne pas rire et de ne pas pleurer, apportait son cœur grand ouvert, riait et pleurai), en montrant ses passions saignantes. On entendait enBn un homme, on sentait un frère, on échappait à l'ennui solennel de ces ciseleurs de pierres précieuses. M. Bouchor tenait surtout de Musset. En face de l'école triomphante de Victor Hugo, il con-
tinuait la tradition française, Régnier; Là Fontaine Musset. Et il avait te charmant dëbràitté dd poète des Nuits, it rimait au petit bonheur, il buvait êt mêlait dès !armë~ d'amour à son vin. Lë titre même dé son prefûi~r recu~it futuuëtrou<'ai!)ë. J'ai dit que M. Boucher n'avait pas vingt ans. Il en a du plus vingt-trois aujourd'hui. C'est un grand gârçb'h. d'aHure anglaise, qui appartient à dnë riche fâmiitë. Il vagabonde, presque toujours en voyage. Il affëclè des vices qu'il n'a pas; mais c'est là une forfanterie ne jeunesse qui passerâ avec t'âge. Sa grande passion est Shakspëarë. Au fdlid jë !ui soupçonne une médiocre tendresse pdur le monde moderne Il ne faut voir, jë crois, daus ses vers librës que là réaction d'un fantaisiste, amoureux avant tout de )à vie. L'inquiétant; c'est qu'i! à une grande facilité. Il fait, dit-on, ses vers un peu partout, excepté dan§ un cabinet de travail. L'abondance est à craindre à sofi âge. Son second volume les A«°Mt<M de /'a~< ë~ ~e M~ à été mdins bien accueilli.
Puis récemment encore, t'année dernière, un rëcuëii de vers fit aussi tin grand bruit. On connaissait déjS i'âutettr, M..tëan Richepih, comme journaiisté et comme prosateur. Mais on ne s'attendait pas à là verdeur dé sa muse, et !ë scandale fut tel, que lé parquet s'émut et saisit son Hvre. 1) y eut jugement, quelques piëcës durent disparaître; seulement, ta vente dit livre doubla. Cë livre, ià CA<~M~ des ~Mëf/a', ë3t, en somme, très rëmarquabte. Le poète s'y affirme comme tin réaliste audacieux, qui ne mâche pa~ ~ës mots crus, et qüi appëUë les choses iaides pjtr leurs hoins. Certains morceaux
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,ont même entièrement écrits en argot. Je dois dire <fue ce sont ceux qui 'me plaisent le moins. H me semble que M. Richepin fait un effort trop visible pour s'encanailler. Quand on peint te peuple, il faut surtout de la bonhomie. Rien n'est criard comme une note tapageuse, placée dans un tableau dont toutes les parties ne sont pas équilibrées. On sent que les détails canailles, chez M. Richepin, ne sont pas vécus, qu'il les a plaqués là pour faire de l'effet. Les peintres ont une expression qui exprime nettement la chose c'est fait de chic, c'est une fantaisie qui joue la nature, mais qui n'a pas été copiée sur elle.
Le grand danger est là. Dans le mouvement naturaliste qui s'opère, on prend' trop souvent l'audace pour là vérité. Une note crue n'est pas quand même une note vraie. Il faut au contraire un grand talent pour garder de la mesure et de l'harmonie, lorsqu'on descend à la peinture des classes d'en bas. Ainsi, M. Richepin, qui se pose en réaliste, me paraît être romantique plus encore. Ses gueux sont des gueux de Callot, et non des gueux contemporains, tels qu'on en rencontre dans les coins noirs de Paris. Cela vient de ce qu'il a forcé les ombres et les lumières de ses figures, de ce qu'il ne s'est pas asservi à une analyse patiente de ses modèles. Au fond, chez M. Richepin, l'imitation de Baudelaire est très visible. Il diffère de Baudelaire en ce qu'il est moins puriste et qu'il risque tout. D'autre part, il est plus bruyant, d'une ivresse bavarde et gasconne. J'aimerais mieux, je le répète, un souci de la note juste. On s'en tire toujours, lorsqu'au bout d'une strophe on plante le plumet du lyrisme.
Certes, je n'en reconnais pas moins le grand talent de M. Richepin. Son recueil est très curieux et Tendra le service d'habituer le public aux audaces. Jusqu'à ce jour, on n'a point fait de tentative plus risquée. Le poète est très jeune, et il a tout le temps de comprendre que, lorsqu'on est pris de tendresse pour le monde moderne, il faut avoir la patience de l'étudier avant de le peindre. En tout cas, nous voilà bien loin des Parnassiens. C'est évidemment une nouvelle évolution poétique qui commence. D'ailleurs, certains symptômes ne sauraient mentir. M. Maurice Bouchor et M. Jean Richepin se connaissent et font bande à part je pourrais encore nommer M. Paul Bourget, un de leurs compagnons, qui vient de terminer un poème moderne. Il y a donc là un groupe en formation. Mais ce n'est point tout. D'autres poètes poussent L isolément. En parcourant tes rares journaux littéraires qui publient aes vers, je lis parfois des pièces très caractéristiques, annonçant une tendance naturaliste chez beaucoup de débutants. C'est ainsi que je parlerai du poème d'un jeune homme, M. Guy de Maupassant. Ce poème, intitulé Au <wd de fcaM, est simplement l'histoire des amours d'une blanchisseuse, rencontrée un soir par un jeune homme, et qui épuise son amant sous ses baisers. La donnée est un peu risquée, mais j'ai rarement vu un tableau plus magistrat et d'une vér'té plus vraie.
Qui ne comprend que la réalité apporte au poètes une poésie nouvelle ? Un poète nattra qui dégagera du milieu contemporain une formule poétique d'une très grande largeur. Une blanchisserie sa
rendant au lavoir, un jardin pdMië ëmpti dé promeneurs, une forge retentissant du bruit des marteaux, un départ en chemin de fer, un marcné même avec !â vie grouillante des vendeuses, tout ce qui vit, tbùt ce qui nous entoure, peut être porté dans les vers et y prendre un charme très grand. Pour accomplir cette évolution; il suffit qd'utt poète de génie ihventë !a hduveHe langue poétique. L'obsLacIë est là forme S trouver: AujoUrd'Hui; oh n'ose pas.encore risquer certains sujets. M. Cdppéë reste tihiidë, et M. Richëpih est trop hardi. C'est unè harmonie à reg)er
VI
On peut prévoir déjà quëHë sera ma conclusion. Mais, avant de la donner, il mé resté à padër de deux poètes qu'il ne m'a pas été permis de faire entrer dans ma classification. Il s'agit dé M. Alphonse Daudet et d6 M. Suny-Prudhomme. Tous deux ont grandi à part; on ne saurait !ëS rattacher à aucun groupe. Je dois ajouter, pou! M. Daudet, qu'il ne fait plus dé vers depuis longtemps. Il rimait, et d'Unë fa~on fort aimàMe. lorsqu'il courait encore iabohëthe, Sans te printemps de son âge. On sait quëttë place il à su se faire depuis cette époque, déjà lointaine. Il a commence par des contes délicieux il a continué par des romans, dans lesquels il à de plus en plus étargi son cadre en6n, il en est arrivé à son dërHier volume, te ~Va&a&, Fteuvre la ptus foi'të qui soit sortie dé sa plume, et qui est une étude parisienne d'une grande
targeur.Aujourd'hu;, le romancier écrase le ppète. Mais M. Raudet., je le sais, aime à se rappetec }p poète qu'il a été. Sans doute, sa p)ace dans !a poésie contemporaine est modeste, et ce n'est, pas moi qui me plaindrai de )e voir s'enfermer dans ta prose; Mais il n'en a pas moins été un poète très 6n, très délicat, et il mérite, en somme, qu'on ne 'oublie pas;
Ace~te époque, il marchait en pleine fantaisie, L'amour du paris mpderne, des tableaux de la vie contemporaine, ne }'~y4't P~s encore pris tout entier. H rôvatt aux étoites, buvait de ta rosée, se montrait rendre pour tes Senrs et tes papillons. Tout frais débarqué de ta Provence, avec un rayon de soleil dans tes yeux, n'avait certes pas deux idées esthétiques dans )a tête; La note attendrie surtout. }ut ptaisatt. }1 aimait les vers trempés d'une larme et d'un sourdre. Qn n'aurait pas trouvé en )u; une seu)e des poses p)ytnpiennes des Parnassiens, pas plus qu'il ne se serait !aissé aller aux crudités et aux joyeuses soûleries d~ J~ÎM. Rtchepip e}. ~puchor. Il jouait d'une; (K~e au~ sons purs et un peu grê}es, qui lui appartenait bien en propre.
D'auteurs, u n'a pas écrit plus d'un mitHer de yers. 1~ tes a tpus réums spus )e titre générât les ~OM~M~; M~me, ppur cpmp~ter te volume, on a d~ ajouter quelques contes et) prose. Les titres des pièces diront suffisamment te caractère tout fantaisisj.e de ce recueil ~a fte~e ti <a prpcAe, )es nM, C~atre~e, le ~M~e-<So~e, les. ~e?~e.< ~'MH ~a. pt~ot: et <<'M?}e Acte à &OM 2)t'eM. i~ais il y a surtou}. une pièce qut est célèbre. Je yeux parler des ~eSj uc'e sutte de triolets que des comédiens ont dits
certainement dans tous les salons de Paris. Cette pièce est charmante, et pour connaître M. Daudet poète, il sufnt de la lire.
M. Sully-Prudhomme est d'un tempérament tout opposé. On fait an grand cas de lui, il est regardé comme le poète le plus remarquable que nous ayons eu depuis Baudelaire et M. Leconte de Lisle. Seulement, comme il n'appartient à aucune chapelle littéraire, il n'a point la célébrité qu'il mérite. Ce qui le caractérise surtout, c'est une préoccupation des grands problèmes philosophiques. Plus il va, et plus il avance dans l'abstraction, plus il entre dans les formules métaphysiques. De la poésie il tend à la philosophie.
Certes, c'est là une marche pénileuse. On sait combien la philosophie s'accommode mal des images, ou plutôt combien elle prête peu aux images. Aussi les vers de M. Sully-Prudhomme, si solides et si forts, deviennent-ils plus nus et de couleur plus sévère, à mesure que la tension de son esprit est plus grande. On lui reproche donc de nuire au magnifique poète qu'il y a en lui. Mais si, en effet, ses derniers vers sentent l'effort, pour arriver à exprimer des idées qui sont à peu près intraduisibles en poésie, il faut ajouter qu'il y a eu un moment d'une maturité splendide dans son talent. Son besoin de précision, son esprit tourné vers les études graves, ont donné à quelques-unes de ses pièces une solidité incomparable, une correction inconnue depuis notre période classique. Personne mieux que lui n'a enfermé une pensée simple et saisissante dans la forme difficile et compliquée d'un sonnet. H ne cherche pas l'éclat. le lyrisme,
l'imprévu des couleurs étranges et des rimes riches; il lui suffit de mettre son idée dans une lumière éclatante, si bien qu'on ne saurait plus l'oublier. Dans ce genre, son chef-d'œuvre est la pièce intitulée le Vase brisé. Ce sont des strophes célèbres entre toutes, que chacun sait par cœur, et qui donnent une idée exacte de la manière de M. SullyPrudhomme.
I! est fâcheux, sans doute, que M. Sully-Prudhomme se perde dans des recherches, dans des efforts où il compromet son don de poète. Mais je suis très frappé de l'obsession que produisent en lui les idées philosophiques, et je vois là le travail sourd de l'esprit moderne. Il ne faut point s'y tromper, la poésie aura un jour à compter avec la science j'osérai même dire que la grande poésie de ce'siècte, c'est la science, avec son épanouissement merveiDeux de découvertes, sa conquête de la matière, Jes ailes qu'elle donne à l'homme pour décupler son activité. M. Sully-Prudhomme est donc pour moi le poète touché par la science, et qui en meurt. Il s'agite en pleine évolution naturaliste.
Ai-je besoin de conclure, maintenant ? J'ai montré le romantisme triomphant. Nous en avons en.core pour cent ans, avant de nous débarrasser complètement de cette lèpre, qui s'est attachée à notre littérature et qui a dévoyé notre génie national. Jusqu'à ce jour, ce sont les disciples de Victor Hugo qui tiennent le haut du pavé, les disciples immédiats, tels que Gautier et Baudelaire, MM. de Banville et Leconte de Li-'Ie, et les disciples de deuxième main, tels que M. Catulle Mendès et tous 7
les jeunes poëtes qui se sont groupés autour de lui. A la vérité, t'inuuence d.e Musset semble vouloir s'étendre aujourd'hui. I! y a là une réaction fatale des poètes passionnistes contre les poètes impassibles. Mais, comme je l'ai dit, ce ne sera qu'une autre forme de la queue romantique. Notre époque continuera à copier 1830. M. Coppée reste malheureusement trop à l'écart, du mouvement naturaliste; son outil poétique parait trop délicat pour la grosse et lourde besogne qu'il y aurait à faire. D'un autre côté, M. Richepin n'est guère bon qu'à effrayer les bourgeois, avec ses crudités inutiles et ses poèmes modernes violemment éclairés à la Rembrandt. L'homme attendu ne semble pas né.
En p.oésie, aucun yéritabte créateur ne s'est produit depuis Lamartine. Hugo et Musset. Tous nos poètes, sans exception, yivent sur ces trois ancêtres. On n'a rien inventé en deu.ors d'eux. H y a la un fait qu'il faut constater. C'est pourquoi j'imagine que le grand poète de d.emaip devra commencer "r par faire table rase de toutes les esthétiques qui courent les rues à cette heure. Je crois qu'il sera profondément moderne, qu'il apportera la note naturaliste dans toute son intensité. U .exprimera notre monde, grâce à une tanqu.e no~vett~ qu'il cféef~,
GEORGE SAND
Lo roman moderne français a fait une grande perte. George Sand est morte à son château de Nohant, le jeudi 8 juin <876, à dix heures et demie du matin.
Pour mettre debout cette haute figure littéraire, il faut avant tout préciser l'heure où eue se produisit. Son premier roman Indiana, est de 1832. Presque au même moment, Balzac publiait ~M:f Grandet; il avait donné le premier ouvrage signé de son nom les Chouans, en 1827. Enfin, Victor Hugo, dont le premier roman Han ~'Ts/a~, est de ~824, écrivait ~Vp<ye-/)ame de Paris; en i83i. On le voit, George Sand était parmi les ouvriers du commencement dé ce siècle elle marchait de front avec tes inventeurs du roman moderne, elle apportait au même titre qu'eux son originalité à ce large mou-
vement de <830, d'où est sortie toute notre littérature actuelle. Pour nous, elle est un ancêtre/et un ancêtre qui ne doit rien aux individualités puissante* parmi lesquelles elle a grandi.
Il faut se souvenir également de ce qu'était le roman, à cette époque de i830. Le dix-huitième siècle n'avait laissé que ManoH Z.escaM< et /?<a-. La Nouvelle //<oMp n'était guère qu'un poème de passion, et T~Me restait une lamentation poétique, un cantique en prose. Aucun écrivain n'avait encore abordé franchement la vie moderne, la vie que l'on coudoyait dans les rues et dans les salons. Le drame bourgeois semblait bas et vulgaire. On ne s'était pas soucié de peindre les querelles des ménages, les amours des personnages en redingote, les catastrophes banales, mariage ou maladie mortelle. qui terminent d'ordinaire les histoires de ce monde. S.ms doute, la nouvelle formule du roman était dans l'air, et elle se trouvait préparée par une transformation lente, depuis les contes épiques de Mlle de Scudéri jusqu'aux premières oeuvres non signées de Balzac. Mais, cette formule, il s'agissait de la dégager nettement et de l'appliquer dans des œuvres fortes. En un mot, le roman tel que nous le connaissons, avec son cadre souple, son étude du milieu, ses personnages vivants, était entièrement à créer.
J'ai nommé Victor Hugo, et je veux l'écarter tout de suite, car je ne vois pas en lui un romancier. Il a mis dans le roman ses procédés de poète, la création énorme de son tempérament lyrique. Il demanderait une étude à part. Selon moi, les deux seules figures qui se détachent vigoureusement; au seuil
du siècle, à droite et à gauche de cette grande route du roman qu'une foule si considérable d'écrivains a suivie,, depuis bientôt cinquante années, sont les figures de Brtzac et de George Sand. Ils m'apparaissent comme les deux types distincts qui ont engendré tous les romanciers d'aujourd'hui. De leurs poitrines ouvertes coulent deux neuves. )e fleuve du vrai, le fleuve du rêve. Je ne parle pas d'Alexandre Dumas, qui, lui aussi, a été le père de tout un peuple de conteurs, mais dont la descendance a avili l'héritage, au point d'en faire la monnaie courante de la sottise.
George Sand est donc le rêve, une peinture de la vie humaine, non pas telle que l'auteur l'a observée, mais telle qu'il voudrait avoir la puissance de la créer. Nous restons là dans l'idéalisme de Rousseau et de Chateaubriand. George Sand continue la Nouvelle Héloïse et achève /~c. Elle précise simplement la formule du roman que lui transmet le dix-huitième siècle, l'élargit et lui conquiert un monde. Mais c'est tout, elle n'a rien de révolutionnaire, littérairement parlant. Sa méthode, sa phrase sont absolument dans la tradition la chaîne ne se rompt pas en passant par ses œuvres. Elle est, en un mot, le développement naturel de ses devanciers. Il faut surtout insister sur sa façon de comprendre le roman et d'en user, car là est la marque caractéristique de son individualité. Certes, il y a un peintre admirable en elle, un observateur très 6h par moments, un esprit très délié à saisir le travail sourd et le heurt violent des passions seulement, elle) n'emploie pas ses facultés sans leur tenir la brid&, sans exercer une police sévère. Ainsi, elle ne peint
pas tout indifféremment, elle observe plutôt pour guérir que pour constater, elle modère ou précipite les passions selon ses besoins d'écrivain, sans toujours -t-especter le jeu de la machine humaine. La meilleure comparaison; si l'on veut avoir une idée nette de son tempérament d'écrivain, est encore celle d'un médecin qui, après avoir ausculté son malade évite de s'étendre sur la maladie, parle uniquement du remède et décrit ensuite avec complaisance la santé heureuse qu'il va rendre à ce corps moribond. George Sand, toute sa vie, a souhaité d'être un guérisseur, un ouvrier du progrès, l'apôtre d'une existence de béatitude. Elle était de nature poétique, ne pouvait marcner longtemps à terre, s'envolait au moindre souffle de l'inspiration. De là, l'étrange humanité qu'elle a rêvée. Elle déformait toutes les réalités qu'elle touchait. Elle a créé un monde imaginaire, meilleur que le nôtre au point de vue de la justice absolue, un monde qu'on doit parcourir les yeux fermés, et qui prend alors le charme et la sympathie attendrie d'une vision évoquée par une bonne âme.
Balzac est le vrai, au contraire. Le médecin n'est plus un guérisseur c'est un anatomiste et un philosophe, qui écoute la vie pour en compter avec exactitude les battements. Il travaille sur le corps humain, sans pitié pour ces chairs pantelantes, ces secousses nerveuses des muscles, ce.craquement de toute la machine. Il constate et il expose, pareil à un professeur de clinique qui décrit une maladio rare. Plus tard peut-être, grâce à ses observations précises, trouvera-t-on la guérison mais lui reste dans l'analyse pure. On comprend dès lors que cet
observateur puissant dit tout ce qu'il a vu et dane quelles conditions il l'a vu avec lui, aucune réserve, aucun voile, l'humanité apparaît toute nue, telle qu'elle est avec lui, la bête est libre, il ne gêne pas ses mouvements, il ne cherche pas à corriger ses allures, ne lui fait pas subir une éducation avant de nous la présenter. Il marche à terre, il se hausse seulement sur ses gros membres pour embrasser un plus large horizon. En un mot, c'est un scalpel de praticien qu'il a dans la main, ,et non un .ébauchoif d'artiste idéaliste. De là, son monde si.réel qu'on se rappelle l'avoir coudoyé sur les trottoirs, cette création vivante, faite de notre chair et de nos os, qui est à coup sûr le prodige intellectuel le plus extraordinaire du siècle.
Balzac et George Sand, voilà les deux faces du problème, les deux éléments qui se disputent l'intelligence de tous nos jeunes écrivains, la voie du naturalisfne exact dans ses analyses et ses peinturés, la voie de l'idéalisme prêchant et consolant les lecteurs par les mensonges de l'imagination. Il y a près de cinquante ans que l'antagonisme a été posé et que l'expérience dure depuis bientôt un demisiècle, le réel et le rêve se battent, partagent le public en deux camps, sont représentés par deux formidables champions qui ont tâché de s'écraser réciproquement, sous une fécondité formidable. Je dirai en terminant où en est, selon moi, la question, et lequel des deux est en train de vaincre, de Balzac qui est mort en 4832, ou de George Sand qui vient de s'éteindre en 1876.
Mais, avant d'aller plus loin. je veux saluer cette glorieuse époque de 1830, qui a vu chez nous un
large épanouissement littéraire. En i857, Théophile Gautier écrivait déjà «Vingt-sept ans nous séparent de 1830, et l'impression d'enchantement subsiste toujours. De la terre d'exil où l'on poursuit le voyage, gagnant la gloire à la sueur de son front, à travers les ronces, les pierres et les chemins hérissés de chausse-trappes, on retourne, avec un long respect, des yeux mélancoliques vers le paradis perdu. » Notre génération, je parle des hommes qui ont aujourd'hui trente-cinq ans, ne peut voir les années mortes qu'en imagination, lorsqu'on lui raconte ces temps d'enthousiasme et de foi, où l'air grisait. Il nous en arrive un bruit de bataille, des ve~s et des panaches jetés à tous les vents, des folies de héros qui ne savaient comment dépenser le tropplein de leur vie. Nous entendons le vacarme épique d'une grande forge, le soufilet, rugissant sur. la, flamme, les marteaux tombant en cadence, les géants de l'époque forgeant; au milieu d'un roulement de tonnerre, les œuvres de feu et de fer qu'ils nous ont laissées. Sans doute, aujourd'hui que nous sommes sceptiques, il faut faire la part de la mode, du carnaval de ces jours de jeunesse et de gaieté. Des vieillards que j'ai interrogés, ont souri, en me disant pour combien la légende entrait dans la levée glorieuse de 1830. Mais ce qu'on ne peut nier, ce sont les oeuvres de Balzac, de George Sand, de Victor Hugo, d'Alfred de Musset, de Michelet, de Théophile Gautier, de Lamartine, de Stendhal, pour ne citer que ceux-là. Une époque qui a produit de tels hommes, doit rester dans l'histoire comme féconde et puissante entre toutes.
J'ai souvent rêvé, en lisant te& biographies de ces
écrivains. Pour comprendre ma tristesse, il faut connaître notre époque actuelle et ta comparer aux~années mortes. Les écrivams du commencement du siècle nous apparaissent dans une sorte de camaraderie héroïque, serrés les uns contre les autres, partant en guerre pour la conquête des libertés littéraires. Ils ont des sabres, ils deviennent les rois du pavé de Paris, ils vont jouer de leurs guitares à Naples ou à Venise. Et nous, à cette heure, nous' vivons en loups, chacun dans son coin, nous guettant d'un œil louche les rues appartiennent aux charlatans les guitares sont brisées, et nous ne connaissons guère que'les grandes eaux de Versailles. Je sais bien que mes regrets ~pour toutes ces bamboches du carnaval romantique, ne sont pas d'un homme fort. En somme, l'Italie ne me tient guère au cœur, car je préfère mon grand Paris moderne aux antiquailles des contrées étrangères. Les écrivains sont devenus des bourgeois, ce qui n'est point un mal et ce qui leur permet d'étudier le vrai, avec une passion plus sage et plus constante. Il faut être dans la vie de tout le monde, pour aimer et peindre la vie de .tout le monde. C'est notre art nouveau, notre amour du réel, l'horreur de la pose et les nécessités de l'observation continue, qui nous ont embourgeoisés et enfermés dans nos cabinets de travail, comme des hommes de science. Mais ce qu'on peut regretter, ce sont les grandes amitiés, la fraternité des esprits. Nous nous isotons, et nous portons lourdement le poids de notre solitude.
Oui, notre- œuvre littéraire manque 'aujourd'hui de cet. éclat dejeunesse qui a laissé un rayonnement
aux premières années de la monarchie de Juillet. Certes, je crois que nous continuons dignement la besogne mais nous en sommes au moment ingrat de l'âge mur, lorsqu'il ne suffit plus de chanter et qu'il faut professer le vrai. Voilà pourquoi notre époque paraît triste. Nous marchons'au milieu des ruines de la cathédrale romantique. A chacun des maîtres de 1830 qui meurt, c'est comme un nouveau pilier qui s'effondre. Lamartine, Théophile Gautier, Michelet, Edgar Quinet s'en sont allés. Voici George Sand qui vient de partir. I) ne reste plus debout que Victor Hugo, le.chef, le géant, dont les fortes épaules suffisent encore à porter tout l'édifice branlant. Mais. après lui, la charrue pourra passer dans le champ désert.
II
George Sand est née à. Paris, en 1804. Elle descend par son père de Maurice de Saxe, fils naturel d'Auguste 11, roi de Pologne. En 1808, son père meurt, et elle est élevée au château de Nohant, près de la Châtre, dans le Berri, entre sa mère et sa grand'mëre, qui se disputent son affection. Elle reste là jusqu'en 1817, c'est-à-dire jusqu'à treize ans. Cette première enfance est caractéristique. Elle vit libre, tâchée en pleine nature, courant les bois avec les petits paysans, prenant des allures garçonnières,' se passionnant pour les eaux claires et les grands arbres. Sa bonhomie, sa simplicité, son. amour de l'égalité, furent pris par elle à cette.source, dans cette belle existence de fille du grand air. Plus
tard, quand elle parla de la campagne avec un sentiment si large, c'était qu'elle se souvenait. Même, dès l'enfance, son génie semble se trahir eUe invente aux veillées des histoires interminables elle rêve un héros, qu'elle appelle Corambé et auquel elle dresse un autel de' pierres et de mousse, dans un coin du jardin pendant des années, elle porte Corambé dans son cœur, mûrissant le projet d'écrire un roman, une sorte de poème dans lequel elle contera les aventures extraordinaires de cet illustre personnage de son imagination. Les facultés maîtresses, l'invention et l'idéalisation, se trahissaient déjà.
Mais, à treize ans, un gros malheur la frappa. Sa mère et sa grand'mère ne peuvent décidément s'entendre au sujet de son éducation, et il est résolu qu'elle sera mise au couvent, à Paris. Pensez quelle dut être la tristesse de cet oiseau libre, enfermé dans la cage noire des Augustines anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor 1 Elle pleure en songeant à sa chère nature, aux bois profonds, aux matinées si limpides de soleil, aux soirées d'un crépuscule si tendre. Cependant, le couvent a un vaste jardin elle se console et finit par reprendre sa liberté d'allures. D'abord, elle se montre indisciplinée, elle menace de révolutionner la maison. Puis, brusquement, agenouillée un matin dans la chapelle, elle se croil touchée par la grâce, elle éprouve une telle crise de dévotion, qu'elle parle de se faire religieuse. C'est le roman de cette époque de sa vie Corambé était oublié, Jésus le remplaçait. Mais la crise ne fut pas de longue durée. Un vieux confesseur, un jésuite, la tira de la terrible maladie des scrupules, où tom-
bont toutes les jeunes dévotes trop ardentes. Elle paraît avoir dès lors été très tiède, la religion ne l'ayant pas contentée. Mais il lui fallait une occupation, une passion, et elle imagine de monter un théâtre et de -divertir la communauté; c'est elle qui arrange les pièces, à l'aide des souvenirs qu'une ancienne lecture de Molière lui a laissés. A toutes les époques de sa vie, on retrouve ainsi une flamme intérieure, un besoin de se dépenser par le travail ou par la rêverie.
En 1820, à seize ans, elle revient à Nohant, et perd sa grand'mère l'année suivante. Sa mère restait seule pour veiller sur elle mais c'était'un caractère triste et irritable, dont elle semble avoir eu beaucoup à souffrir. Elle jouit d'ailleurs d'une liberté complète, reprend ses jeux et ses longues courses. Elle monte à cheval, bat- les chemins, suivie seulement d'un petit paysan. Ce sont alors ses lectures qui ont sur elle une influence décisive. Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main. Les ouvrages d'histoire et de philosophie ne lui font pas peur au contraire, elle les recherche. Au couvent, la Bible et l'Imitation la passionnaient. A Nohant, elle est d'abord enthousiasmée par le Génie du christianisme. Puis, Jean-Jacques Rousseau la frappe d'un coup de foudre elle a trouvé la révélation cherchée jusque-là, elle se donne tout entière à son maître. Naturellement, sa religion était fortétoanlée elle avait lu Mably, Leibnitz, et s'habituait au libre examen. Elle pratiquait pourtant encore, lorsqu'une querelle avec son confesseur la sépara complètement de l'Église. Dès lors, elle est déiste, ce qu'elle restera toute sa vie elle a la religion
des poètes. qui adorent Dieu en dehors des cultes existants. Il faut dire qu'à cette époque la poésie la conquiert, Byron et Shakspeare l'enlèvent dans un élan d'admiration. E)le~est8xée, l'art devient sa vraie croyance. Tout cela ne va pas, d'ailleurs, ~ans une certaine contagion. Elle glisse à la désespérance des grandes âmes du siècle elle subit la mode et pleure les larmes de René. Si les poètes lui soufflent la mélancolie, Rousseau lui apprend la révolte. Elle traite la société de marâtre et songe peut-être déjà à la combattre. Même elle pousse le dégoût de la vie si loin, qu'un jour elle rêve le suicide, en lançant son cheval dans un fossé tre." profond.
Certes, une pareille nature, forte, libre, émancipée de pensée et d'action, semblait peu faite pour te mariage. Quand on déteste les hommes, il est rare qu'on s'entende avec un mari. Cependant, pour échapper aux mauvaises humeurs de sa mère, elle consent, en, )8M, à épouser M. Dudevant, fils d'un baron de l'empire. Le ménage va neuf ans, au milieu de querelles croissantes. Enfin, en i83i, un arrangement intervient, une séparation a lieu. Elle avait eu deux enfants elle part pour Paris avec sa fille, en laissant son fils à son mari. Elle est alors âgée de vingt-sept ans, et l'heure de sa gloire est arrivée. A Paris, ses commencements sont fort modestes. Elle gagne quelque argent à peindre de petites compositions sur des étuis à cigares et sur des tabatières en bois de Spa. Mais son intention est surtout d'écrire elle cherche d'abord des traductions, puis s'enhardit, va demander conseil à Balzac, qui ne la devine pas et cherche à la décourager. Delatouche.
directeur du ~ar.<?, finit par lui ouvrir spn jpurnal, où ses débuts furent très peu brillants. Enfin, elle publie, en coHabnra~ion avec M. Ju)es Sandeau, son premier roman, /~e Blanche, et donne, quelques mois plus tard, /H</Mna, signé de ce non) de George Sand, qu'elle devait illustrer. Tout le monde sait comment ce nom fut compose: pe}âtouche, quand il inséra Rose et Blanche, coupa d'abord le nom de M. Jules Sandeau en deux, et le livre. fut signé Jules Sand; puis, pour garder cette signature, lorsque parut Indiana, il conseilla à celle qui n'était alors que madame Dudevant, de changer simplement le prénom de Jules en celui de George,
George Sand vient au monde. Ici se place la période aventureuse de sa vie, les excentricités qui ameutèrent longtemps contre elle les bourgeois pudibonds. Elle adopte le vêtement d'homme, qu'elle avait d'ailleurs porté à Nohant pour ses longues excursions. Elle a une redingote-guérite en gros drap gris, et une cravate de laine. Elle ressemble à un étudiant de première année. Ses bottes surtout la ravissent. Elle en a parlé eIIe-m6nM f J'aurais volontiers dormi avec. Avec ces petits talons ferrés, j'étais solide sur le trottoir; je voltigeais d'un bout de Paris ~l'autre.;) Ajoutez qu'elle fumait, des cigarettes et même des cigares. Le scandale fut au comble. Ses premiers romans, dans lesquels elle s'attaque si âprement au mariage, font d'elle, aux yeux du gros public, un monstre, un révolutionnaire qm vit dans la débauche et qui rêve de démolir la société tout entiëre. Aujourd'hui, je crois qu'il est inutile de la défendre. On était en plein dans le carnaval romantique elle portait des
culottes comme on porte une cocarde, par amour pour Byron. Les audaces de l'esprit n'allaient pas sans les audaces du costume. Elle voulait être un homme.
Ators, commence sa longue production de quarante années, cette'intarissable source d'oeuvres qui ne s'est pas ralentie une heure. Elle reste femme fatalement, et femme émancipée, croyant à l'amour libre, à la sainteté de la passion. Je ne veux pas descendre dans les détails d'alcôve et répéter les légendes qui ont couru parmi les bourgeois épouvantés. Mais certaines de ses liaisons appartiennent à l'histoire littéraire, par l'influence qu'elles eurent sur son talent. Il. faut absolument rappeler son voyage en Italie avec Alfred de Musset, cet amour sous le ciel bleu de Venise, dont elle a raconté ellemême le tragique dénouement dans Elle et lui. Il faut la montrer avec Miche) (de Bourges), avec Pierre Leroux, avec Frédéric Chopin, qui façonnèrent tour .à tour son âme. Bien d'autres vinrent, que je n'ose nommer, parce que des certitudes seraient nécessaires. Elle semble rester haute et nère, au milieu de toutes ses passions, plus curieuse de l'esprit que de la chair, cherchant peut-être un maître qu'elle ne trouva pas, comme don Juan, passionné de beauté, cherchait inutilement son idéale maîtresse. Elle n'a eu des désirs que devant le talent, et nous verrons tout à l'heure, en étudiant ses œuvres, que le tribun Miche) (de Bourges), te' philosophe humanitaire Pierre Leroux, le grand c' mpositeur Frédéric Chopin, la possédèrent surtout dans sou esprit.
Forcément, elle est républicaine; elle salue la
République de 48 en ,style lyrique. Mais, dès les journées de Juin, elle reste toute troublée par les massacres sa bonté se révolte, elle ne comprend plus la nécessité de la lutte. Une fois encore, elle est là tout entière, avec ses élans de foi et ses indolences naturelles Elle se retire à Nohant, où elle écrit ses romans champêtres, comme pour se reposer de sa campagne révotutionnaire; elle avait collaboré à la Co'"mMHe~e P~'M. avec Barbes et Sobrier elle avait même fondé un journal la Cause du PeM/</e. Et ses romans champêtres resteront ses chefs-d'œuvre, car elle y a mis *s le meilleur d'elle-même, dans ce besoin de calme et de bonté dont elle fut prise après la lutte, quand le tocsin dés journées de Juin sonnait encore à ses oreilles. Alors, son cœur paraît s'apaiser, sa vie s'élargit et prend l'aspect d'une nappe dormante, dont l'eau de cristal reflète le ciel. L'automne pour elle commence de bonne heure et a une douceur, une n):)))uHé superbes. Elle devient la châtelaine de r~h.mL que notre génération a connue, elle appartient toute à ses petites-filles et au travail. Un traité qui la liait à la /~ut<e des Deux Mondes, l'a forcée à tenir la plume jusqu'à sa dernière heure. Pendant le second empire, elle produit sans relâche, elle retourne à l'art pur, dégagée des influences philosophiques et humanitaires. C'est comme une seconde jeunesse, plus calme et plus limpide. Il y a deux mois à peine, elle publiait encore un roman, son dernier. Rien de plus digne que cette haute figure de matrone. Sa vieillesse a inspiré le respect à tous. Les injures avaient cessé autour d'elle. On ne songeait plus aux excentricités ni aux révoltes d'autrefois, on ne voyait que son grand talent, s& virilité
dans la production. Elle avait une simplicité de mère de famille, tricotait, soignait ses poules, veillait à l'hospitalité large qui était ta vieille règle de'la maison. Elle gardait ses nuits pour le travail. Elle devenait de plus en plus silencieuse et grave, parlant peu, répondant par des sourires. Et elle est morte en grande âme simple, elle a voulu être enterrée sans éclat, dans le cimetière de son village, sous cette terre foulée autrefois par ses petits pieds d'enfant.
Il existe des portraits très caractéristiques de George Sand. Le plus ancien est une gravure d~ Calamatta, d'après le tableau d'Ary ScheSer. George Sand avait alors trente-six ans. Elle était d'épaules puissantes. La tête, un peu forte et allongée, avait une largeur de traits et des yeux magnifiques qui lu; i donnaient un caractère de beauté énergique et tranquille. Les cheveux, collés aux tempes en épais bandeaux, augmentaient encore cette expression de souveraine paix,dans les audaces de la pensée. Plus tard, Couture fit, d'après elle, un fusain qui la représente épaissie déjà, mais ayant gagné en bonté ce qu'elle avaitperdu en beauté romantique. Enfin, tout le monde connaît les dernières photographies qui la montrent simplement vêtue de laine, ayant renoncé à toute coquetterie, ne gardant plus sur son visage de matrone que la bonhomie de son cœur. La face est grosse, les yeux restent beaux, les lèvres se sont avancées dans une moue de tendresse et de douce philosophie. Il semble que l'amour de la nature a fini par donner à ce masque l'expression de gravité attendrie des vieilles paysannes, qui ont vécu continuellement en plein air. Elle avait la vieillesse se
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reine des arbres, le front haut, la peau bâtée, avec des bouffées de jeunesse miraculeuse, pareiDesà ce's rejets de verdure, qu'on voit pousser brusquement Au printemps, sur les troncs à demi morts.
III
Dans cette longue existence si bien remplie, j'ai indiqué les grands faits, les phases générales. Maint~nMtt, je puis avec plus de facilité dégager l'être même et le tempérament littéraire de George Sand.. On la jugeait bien mal, lorsqu'on voyait en elle un réformateur, un révolutionnaire entêté dans sa haine contre la société. Pour moi, elle est simplement restée femme, en tout et toujours. C'est ce qui a fait ses faiblesses et son génie. Elle était femme supérieure, femme au cceur de flamme, mai& femme attachée fatalement à son sexe, le subissant et découlant de lui. Sous sa redingote d'étudiant, dans ses passions les plus fortes, pendant sa campagne républicaine et socialiste de 1848, elle gardait ses longs cheveux, sa poitrine qu'une émotion agitait, son cœm' de mère et d'épouse qui obéissait impérieusement aux lois naturelles. On a trop voulu voir en elle un homme, on a trop parlé des virilités de sa nature, et l'on est arrivé à se tromper, à créer une légende, au travers de laquelle le critique, pour la juger nettement, est obligé de faire un certain effort. A mon avis, peu de femmes, au contraire, ont eu le sens féminin plus développé. Jamais elle n'a toléré devant elle les conversations risquées. Elle riait comme une pensionnaire de certaines plaisanteries
gauloises qui font le régal des couvents; mais les obscénités la révoltaient, les moindres .attusic'M scabreuses la rendaient grave et fâchée, Dans sa vieillesse, elle avait contracté mitte petite~ manies pudiques elle rangeait son linge eUe-même, elle s'enfermait à double tour chez elle pour les moindres soins de toilette; sa chambre était, devenue ainsi un sanctuaire où personne n'entrait. Pendant la maladie d'entrailles qui l'a emportée, les médecins snt eu la plus grande peine à la décider aux auscultations nécessaires, et ils devaient employer toutes sortes de périphrases pour l'interroger sans la blesser. Nous sommes loin de l'amazone de la légende, dénouant sa ceinture au moindre caprice. Et il y a ici deux traits caractéristiques qu'il faut noter: le sentiment de pudeur de la femme et la répugnance du poète pour les saletés de la nature humaine, (~ette répugnance, au fond, devait être aussi forte, plus forte même que la pudeur, carel}e avait le besoin de tout idéaliser, elle n'a jamais conçu les fautes de ses héroïnes, sans les embellir d'un charme poétique, an voilant les innrmités de la chair.
Avec George Sand femme, tout s'explique aisément. Son éducation libre, sa vie en pleine campagne, la disposaient à une grande franchise d'al}ures, au singulier besoin de rêverie et d'action qui semble avoir caractérisé son tempérament. Il faut surtout songer à l'émancipation précoce de son esprit par la lecture des philosophes etdes poètes, qui, dans la spiïtude de Nohant. étaient devenus ses seuls amis. On ta voit ainsi grandir en indépendance et en libre examen, sans autre règle que sa raison et son cpaur, Ette fait an mariage malheureux, et dès lors ta r~vot~ ee4
tatale. Rousseau, Chateaubriand, Byron, ont fermenté dans cette nature jeune et puissante. Dès qu'elle prend une plume, les premières pages qu'elle écrit sont une protestation contre la loi sociale qui dispose des individus, àl'encontre deslois naturelles. Entendez qu'elle écrit un plaidoyer pour sa propre cause; elle se venge de ses neuf années d'union mal assortie elle se met tout entière dans son œuvre, avec ses larmes et ses joies. Certes, je ne veux pas rabaisser son bel emportement, en le regardant comme, un simple dépit de femme. Mais il est certain que, à chaque page de ses premiers romans, toute la femme vibre en elle, avec la rancune du mariage dans lequel on l'a enfermée. Je ne parle pas des contradictions, des incertitudes dont ses livres sont pleins; elle suit la pente de son rêve et va souvent où elle ne croit pas aller. C'est un être aux sensations vives, qui obéit à sa passion du moment. Elle s'y donne sans se ménager, elle en fait son credo, son acte de foi et d'espérance, jusqu'à ce qu'une autre passion la saisisse et la convertisse à une autre religion. Et rien n'est plus typique que ces engouements, rien n'est plus femme, je le dis encore. Imaginez une âme noble, éprise du beau, toute frémissante aux grandes idées d'humanité, de progrès et de liberté donnez à cette âme une chaleur d'enthousiasme, une foi de disciple qui se rebute bientôt et qui change de dévotion, à mesure qu'elle rencontre la réalité noire triste au fond de ses amours les plus idéanses mettez-la dans une époque ae floraison littéraire, de lutte intellectuelle, et vous aurez George Sand avec ses élans et ses retraites, ses campagnes de réformateur
forcément stériles, son définitif triomphe de grand écrivain.
Oui, elle-même se trompait, quand elle a pu rêver un instant le rôle de moraliste révolutionnaire. Il lui manquait simplement d'être un homme, pour avoir cette volonté entêtée des sectaires, qui seule met toute une vie au service d'une idée fixe. Si, par exempte, dans les préfaces des premières éditions d'lndiana, elle a exposé ses théories sociales, elle a écrit les lignes suivantes, 'en tête de l'édition de. 1852 « On voulut voir dans ce livre un plaidoyer bien prémédité contre le mariage. Je n'en cherchais pas si long, et je fus étonnée au dernier point de toutes les belles choses que la critique trouva à dire sur mes intentions subversives. La critique a beaucoup trop d'esprit, c'est ce qui la fera mourir. Elle ne juge jamais naïvement ce qui a été fait naïvement. » Et ta ..est la vérité évidente. Plus .tard, George Sand, dans d'autres romans, célébra la sainteté, le parfait bonheur du mariage. En dehors de sa fidélité aux beaux et aux grands sentiments généraux, il n'est pas de thèse qu'elle n'ait soutenue, puis combattue. Elle marchait véritablement les yeux fermés au milieu de ses rêves, et rien n'était même plus doux pour elle, que de se confier' à un guide en qui elle avait foi. Cela explique son rôle de disciple, auprès de tant d'hommes plus ou moins -illustres, que j'ai déjà nommés. La femme, en elle, malgré l'originalité de son talent, avait besoin d'un soutien. Elle s'était émancipée, mais elle restait pareille au fond à la plus faible de ses compagnes, elle aimait à poser la tête sur une forte épaule. Un critique a dit: « Elle n'est uu'un écho qui embellit
les voix. H Un autre, plus méchant, a ajouté, parodiant le mot de B~ffon « Chez madame George Sand, le style, c'est l'homme. » Il y a du vrai, dans ces jugements trop sévères. Quand on l'étudie de près, on constate à chaque instant la marque irrémédiable du sexe.
Aussi combien elle est tendre pour ses héroïnes! La femme, dans ses livres, est presque toujours exaltée, tandis que l'homme d'ordinaire joue le vilain rôle. Elle a un idéal de femme raisonnable et pasSionnée, chevaleresque et prudente, qui est des plus typiques. Evidemment, elle a rêvé la régéné ration de la société par la femme, d'une manière purement instinctive; et c'est pourquoi elle a fait défiler ces guerrières si courageuses, si rusées parfois, si belles toujours. Elles sont tout un bat~nton d'amazones, et je me lasserai à les dénombrer. L'Edmée.de~aM/M'a~, dont je parlerai tout à j'heure, est à la tête de cette phalange les autres Suivent la petite Fadette, qui accomplit le miracle de devenir joliepour vaincre; la Caroline, du ~M-~t<M <~ Villemer, que son amour discret et héroïque hausse de sa situation de demoiselle de compagnie à celte de marquise. Je borne là mes exemples. Et c'est ici, je crois, le lieu de montrer l'inanité de cette longue campagne. George Sand n'a point réussi à. faire faire un pas à l'émancipation des femmes. t/œuvre du poète seule reste, parce que seul le poète avait la loi. Le moraliste avait trop de bon sens et trop de doute pour s'entêter. On ne regarde plus je long cprtëge d'héroïnes que comme des créationa topchantes et fières, des filles de la poésie, d'une humantté si raffinée et si peu vivante de la vie réelle,
qu'elles ne pouvaient apporter le moindre argument solide à une thèse.
Voici quelques lignes dans lesquelles George Sand 6'est jugée elle-même, avec une grande pénétration « Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m'employer à tout, en me persuadant d'abord, en' me commandant ensuite mais je ne suis propre à rien découvrir. à rien décider. J'accepterai tout ce qui sera bien. Qu'on me demande mes biens et ma vie, mais qu'on laisse mou pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. » Et maintenant, si l'on rapproche de ces aveux les quelques lignes suivantes, qui contiennent sa profession de foi religieuse, on l'aura tout entière « Ma religion n'a jamais varié, quant au fond, les formes du passé se sont évanouies, pour moi comme pour mon siècle, à la lumière de ta réttexion mais là doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l'âme immortelle et les espérances de l'autre vie, voilà ce qui a résisté a tout examen, à toute discussion et même à des intervalles de douK désespéré. » Elle était contemplative et déiste, on ne saurait la déunir plus brièvement.
D'ailleurs, son attitude ordinaire révélait sa vraie nature. Elle manquait d'esprit, au sens léger et briliant du mot. Dans la conversation, elle se montrait pale, lente, embarrassée. Sa face un peu forte, avec ses grands yeux, gardait une indolence muette, c< i airréuéchi et profond des bêtes qui songent. Elle fumait continuellement des cigarettes, soufNant la fumée et s'absorbant à la regarder monter. On ne pouvait lui faire de plus grand plaisir'que de l'oublier dans sou salon, d'agir comme si elle n'était pas
là. Elle écoutait, elle s'endormait bientôt dans un rêve, les yeux ouverts. La vue, chez elle, était intérieure. Elle ressemblait à ces' oiseaux de mer qui marchent si difficilement sur le sable, quand ils abordent, et qui retrouvent leur allure puissante et rapide, dès qu'ils battent les eaux immenses de leurs pattes et de leurs ailes. Si elle se traînait lourdement dans le terre à terre de la vie, elle prenait son essor, la plume à la main. La phrase, qui s'embroui)-~ lait sur ses lèvres, coulait alors avec une largeur sans pareille. Toute son indolence aboutissait à un travail prodigieux. Elle n'était que poète et ne savait qu'écrire.
Sa façon de travailler achève de tajaire connaître. Elle travaillait la nuit, pour être plus tranquille elle pouvait cependant travailler très bien au milieu du bruit, sans être incommodée, tant elle avait la puissance de s'absorber et d'oublier le monde existant. A Nohant, elle écrivait surun petitguéridon du salon, restant ta jusqu'à quatre et cinq heures du matin, après que ses hôtes étaient montés se coucher. Elle avait une plume, un encrier, un cahier de papier à lettre solidement cousu, et rien autre, ni plan, ni .notes, ni livres, ni documents d'aucune sorte. Quand elle commençait un roman, elle partait d'une idée générale assez obscure, confiante en son imagination. Les personnages se créaient* sous sa plume, les événements se déroutaient elle allait ainsi tranquillement jusqu'au bout de sa pensée. It n'y a peutêtre pas en littérature un second exemple d'un travail aussi sain, aussi exempt de fièvre. On aurait dit une source d'eau qui coulait toujours, avec un égat murmure. La main gardait un mouvement rhythmé,
récriture était grosse, calme, d'une réglante parfaite, le manuscrit souvent ne portait pas la trace de la moindre rature. I) semblait que quelqu'un dictait et que George Sand écrivait.
De là, son style. Il est personnel surtout par son manque de personnalité. La phrase est unie, large, d'une correction continue; elle berce le lecteur avec le bruit,profond et puissant d'un fleuve aux eaux claires. Rien n'accroche l'attention, ni un adjectif pittoresque, ni une tournure neuve, niun rapprochement de mots singuliers. L'écrivain emploie encore la période balancée du dix-huitième siècle, et ne la coupe que rarement par le style haché des romanciers contemporains. C'est un tableau qui se déroule, au dessin propre, à la couleur solide. Il y a des intelligences qui naissent avec le don de la grammaire. Je suis certain qu'elle n'a jamais fait un effort pour bien écrire elle écrivait bien naturellement, elle apportait ce purisme de la forme.'Quant au coloriste, en elle, il restait relativement sage, par tempérament, parce qu'elle répugnait à tous les excès. Elle a pu écrire des ouvrages emphatiques et décla-.matoires comme Lélia, mais son ton est habituellement sobre et un peu nu. Cela est à noter, au milieu du flamboiement romantique, à l'heure où chaque écrivain chargeait ses idées d'ornements éclatants et bizarres. L'âme romantique animait ses créations, mais le style restait classique. Et il était le produit presque inconscient de cette nature, le talent même du romancier, le don qui le fera vivre malgré les dé faillances de ses conceptions.
On raconte que George Sand, quelque temps avant de mourir, aurait laissé échapper cette parole sur
elle « J'ai trop bu la vie. o J'ai étudié cette parole et je n'ai pas compris. GeorgeSand, selon moi, a toujours passé à côté de la vie elle s'est usée dans son imagination, elle a trouvé dans son imagination ses joies et ses chagrins. Son existence a été une course l'idéal si elle s'est élevée très haut et si elle est souvent retombée, c'est que l'idéal la soutenait et c'est aussi qu'elle s'est heurtée à l'idéal. Je me l'imagine plutôt, à la dernière heure, ouvrant les yeux tur )a réalité des choses de ce fronde, et s écriant dans cette découverte de la vérité « J'ai trop bu le rêve. n IV
La fécondité de Ge~rge Sand a été inépuisable. Pendant les quarante-quatre années qu'elle a produit, on peut compter, sans exagérer, qu'elle a é rit en moyenne deux romans par an, ce qui fait envit0n quatre-vingt-dix ouvrages et je mets A part les pièces de théâtre, comédies ou drames, dont le recueil forme quatre volumes. Je ne puis entrer dans l'analyse d'un nombre d'oeuvres si considérable mais je désire tout au moins en indiquer les divers groupes et m'arrêter sur quatre ou cinq, qui suffisent pour donner une idée nette des manières diUërentes de l'écrivain.
Les premiers romans sont certainement ceux qui. ont fait le plus de tapage. On a imprimé sur eux bien des sottises. Je viens d'en relire plusieurs, et je suis resté stupéfait, en songeant que des œuvres si peu réelles, si maladroites et si pauvres en arguments sérieux, aient pu un instant paraitre des plaidoyers
redoutables contre le mariage. Certes, ce sont auj ourd'hui les moins bons de l'auteur.
7~M!"a ouvre la série. Il s'agit d'une femme malheureuse et incomprise, mariée à un homme brutal,' le capitaine Delmare elle aime un jeune homme égoïste, Raymoh deRamicre, qui la comprend encore moins que son mari; et finalement elle vitau désert, dansl'enchahtement. dé la vie libre, avec un cousin, sir Ralph Brown, dont elle a découvert l'amour au moment o~ ils allaient se suicider ensemble. Quel idéa) stupénant! H faut aujourd'hui faire un effort et se reporter aux étranges imaginations de 1830, pour comprendre un tel déhôûment. L'auteur écarte d'abord le mari, comme un m~tre sans cœur et sans intelligence. Ensuite, il écarte l'amant comme un simple papillon, un insecte joli et de nulle importance, qui cherche uniquement à voler le plaisir. Le mari et l'amant mis à la porte, que reste-t-il ? Il reste sir Ralph, un rêve, une fantaisie sérieuse et puérile, l'homme fort que les petites filles souhaitent toutes au couvent. Imaginezun grand jeune homme, au cœur de flamme, à là chair dé glace, toujours maître de lui, impassible, protégeant la femme qu'il aime jusqu'à sur ses rendez-vous avec un autre, ne se déclarant jamais et finissant par régter un suicide en commun, lorsqu'une passion maudite a brisé celle qu'il adore il est vrai que le suicide aboutit à une retraite dans un lieu sauvage, au bonheur loin des hommes. Et quel étonnant suicide, prémédité, caressé, cherché à des centaines de Ireues, au milieu de là nature vierge Sir Ratph .eh dfbat longuement les conditions. « Retournons donc au désert, àfin de poùvoif prier. Ici, à Paris, dans
cette contrée pullulante d'hommes et de vices, au sein de cette civilisation qui renie Dieu ou le mutile, Je sens que je serais g&né, distrait et attristé. Je voudrais mourir joyeux, le front serein, les yeux levés au ciel. Mais où le trouver ici? Je vais donc vous dire où le suicide m'est apparu sous son aspect le plus noble et le plus solennel. C'est au bord d'un précipice, à l'île Bourbon c'est au haut de cette cascade qui s'élance diaphane et surmontée d'un prisme éclatant dans le ravin solitaire de Bernica. » On entend dans ces lignes un écho de Byron, on se souvient que George Sand, grisée de poésie mélancolique, a voulu mourir un jour, en poussant son cheval dans un fossé. Mais on ne peut s'empêcher de sourire, tant cette aventure semble à cette heure théâtrale et fausse. Les belles morts sont les morts simples. Les seules bonnes pages du livre, restent les pages de passion.
Dans Valentine, qui suivit, George Sand serra de plus près la réalité. Déjà le plaidoyer contre le mariage était moins net, la fatalité intervenait au dénoûment pour empêcher la femme adultère de goûter enfin la tranquillité de son amour, après la mort du mari. Puis, Lélia paraît. Ici, je ferai un aveu. Je n'ai jamais pu lire /.e//<t jusqu'au bout. Je ne connais pas de livre plus déclamatoire ni plus ennuyeux. On y patauge en plein romantisme, dans une enfilade de phrases sonores, dont je suis toujours sorti les oreilles bourdonnantes et la tête vide. Lélia, c'est un Hené en jupon, c'est la mélancolie, le doute et la révolte à l'état d'idée fixe. Cela se passe dans le pays des âmes sans doute, car sur cette terre Létia serait d'une société exaspérante, une vraie folle à enfer-
mer dans un cabanon de Bicêtre. Quand le roman dédaigne les réalités humaines à ce point, j'avoue ne plus comprendre. On dit que George Sand composa cette œuvre pendant le choléra de 1833, et on explique ainsi les teintes sombres et apocalyptiques du livre. Si le fait est vrai, il est curieux de constater comment les vérités brutales de la mort peuvent tourner dans une cervelle de poète en des rêveries si tranquillement mensongères.
George Sand, au retour de son voyage en Italie avec Musset, publia les Lettres <~MM voyageur, et donna enfin Jacques, le plus typique des romans de sa jeunesse. On sait quelle singulière invention elle trouva comme argument contre le mariage ayant mis en présence l'éternel trio,le mari, la femme et l'amant, elle dénoua là difficulté de la situation, en montrant J le mari se supprimant de son plein gré; il gêne. il le comprend, il se tue pour laisser la femme et l'amant jouir en paix de leur amour. Entendez que. si les liens du mariage n'étaient pas éternels, Jacques ne se tuerait pas et se contenterait d'abandonner la place à l'homme qui a su se faire aimer. Je ne venx pas discuter la thèse, je ne crois pas, d'ailleurs, que les romans soient faits pour soutenir des thèses. Mais quels personnages extraordinaires George Sand a créés là Les plus raisonnables sont encore la femme et l'amant, Fernande et Octave ceux-là ont quelque chose de notre pauvre humanité dans la poitrine ils marchent sur la terre, ils aiment comme on aime, ils gardent les faiblesses et le langage d'à peu près tout le monde. Avec Jacques, nous remontons en plein rêve. Jacques est une nouvelle incarnation de l'homme fort, il ressuscite sir
RaIpbBrown. Il est grand, silencieux, digne, plein de mépris pour la société, ayant le seul respect des lois naturelles, il fume à la vérité, mais avec une gravité déjeune dieu indien. Acec cela, supérieur, aimant sa femme d'un amour plein de condescendance, se fâchant de ne pas trouver en elle une Junon ou une Minerve. Ah comme je comprends que sa femme le trompe! Comme il est insupportable, ce monsieur monté sur les échasses de sa raison, régentant l'amour de l'air Même d'un pion qui exige le silence de ses éteves ) 1 Si un tel homme existe, il doit faire le malheur de sa famille. Le rire est si bon, là tolérance si douce 1 La prose, dans la vie du ménage, a un tel charme Et ce n'est pas tout, George Sand a voulu la paire dans son roman, elle a créé la femelle de ce mâle, une Lélia en raccourci: la belle et hautaine Sylvia. qui donne la réplique à Jacques. Celle-là aussi lance l'anathème contre la société et semble croire que la terre est trop petite, qu'elle n'y trouvera jamais un coin pour être heureuse. Je ne sau-. rais'exprimerl'eu'etque me produisent de pareilles figures elles me déconcertent, elles me surprennent, comme si elles avaient fait la gageure de marcher la tête en bas et les pieds en l'air. Je n'entends rien à leurs lamentations, à leurs éternelles amertumes. De quoi se plaignent-elles, que veulent-eDes ? 1 Eiles prennent la vie à l'envers. il est tout nature) qu'elles ne soient pas heureuses. La vie, par honheur\ est meilleure fille. On s'accommode toujours avec elle, quand on a assez de bonhomie pour en supporter les heures fâcheuses. Tout cela est faux, maladif, malsain, grotesque le mot est tâché, et je le maintiens. Ce continuel besoin d'idéalisme, cet
envo.lement perpétuel vers les libertés du cœur et de l'esprit, ce.tt.e façon de rêver une vie plus large, plus poétique, plus éth ée, abo.utit .en somme à une débauche d'imagination enfantine, à la .création d'un monde où l'on périrait d'ennui et d'orgueil. Combien les réalités, même grossières, sont p. us saines 1 Les romans continuent à tomber dru comme grêle. ~4H</rc est une simple histoire d'amour qui ne conclut ni contre ni pour le mariage là, le héros a la faih)ese d'une femme, car George Sand n'a longtemps compris .que deux sortes d'hommes, ceux qui ont la force des J~ons et ceux qui ont la grâce des gazelles. Zc.oKe Z~OH!' est un pendant à Manon /.Mr CSM<. ~:mon se termine par un mariage, comme le premier roman bourgeois venu. Puis, nous entrons dans la série interminable des romans à titre italien Z<«;tMta, ~7c<a, Mattea, la Z)e?'H!6're ~/<tt!, et plus tard encore /.s:~ret, 7eMe?'~o, /.M<'?'MM ~/0)'M/ /cc/MMo. Le romancier inaugure là une deuxième mani'ère; il ne plaido plus, il }ui suffit de conter, parfois avec un charme p.én.étrant.
C'est surtout à cette époque de sa yie que George Sand subit l'influence des hommes pour lesquels elle se passionne. Elle écrit t</MK, les ~~< Cor~M de la /~7'e, C'o//y/.)a~?!OK </M 7bf.<r de F, ance, le .HM?' ~'4" pendant sa liaison avec Pierre Leroux. Les /.e<e~~d Marcie ont presque été écrites sous~a dictée de Lamennais. Dans~H.<Me/« etdaxa la Cow~se de /</o/s<~<<, on retrouve les conversations sur la musique qu'elle dut avoir avee Frédéric Chopin, pendant les années qu'ils passèrent ensemble. On pourrait, indiquer encore d'autres influences,~ moins nettes, mais qui la montrent comme un ins.
trument d'une sensibilité exquise, vibrant au moindre souffle. Ce qui m'a toujours beaucoup surpris, c'est que Musset ait passé en elle, sans laisser aucune trace profonde. Le seul homme de génie qui l'ait aimée, n'a pas été compris d'elle, et elle s'est abandonnée comme une cire moiïe, entre des mains relativement plus grossières. Musset n'était pas assez grave pour elle, pas assez apôtre. Il chantait seulement, et cela lie sul'fisait pas; s'il avait prêché, il l'aurait domptée. J'insiste, parce que tout le tempérament de George Sand est là. Quand elle peignait Jacques, elle se peignait un peu elle-même, avec sa gravité, son besoin de corriger et de voir l'humanité en beau. Elle semble avoir mis longtemps à comprendre qu'une chose est belle par sa beauté et non par son utilité morale. Il lui fallait des chrétiens retournés à la foi simple et exaitée des martyrs, des philosophes humanitaires jouant des rôles de prophètes, des musiciens dans les cheveux desquels souMait le vent de l'inspiration. Quant aux simples poètes de génie, mettant leur cœur à nu et pleurant des larmes vraies, ils n'étaient pas son affaire. Elle les traitait en enfants.
Je saute forcément beaucoup d'ouvrages &~ecretaire Mt«Me, la Marquise, les Maîtres mosaistes, f~/scoque, Pauline, Fouace, Jeanne, le /'ccAe</etMonstpM' Antoine, etc. J'ai gardé .t/«M~ra<, pour indiquer les traits caractéristiques de la seconde manière. Ce 'roman eut un succès énorme, et il est resté un des plus populaires. Aujourd'hui encore, on l'indique aux personnes qui veulent se faire une idée nette du talent de l'auteur. Le héros du livre, Bernard de Mauprat, fait le récit d« 'a vie à ~eux ieunes sens.
qui sont ses hôtes. Et, à ce propos, je ferai remarquer avec quel soin le romancier tâche de varier son cadre: tantôt, comme dans Jacques, il prend la forme épis o'aire, ~e livre n'est qu'une suite de lettres échange e& entre, tes personnages tantôt, il adopte le réci. sutobiographique, ou encore la supercb&rie litténdte de mémoires retrouvés. On sent que le roman n'est pas pour lui le procès-verbal impersonnel d'un événement quelconque, et qu'il Lâche de lui ajouter du charme par un artifice de mise en scène.
Avec Mauprat, nous quittons le grand procès du mariage, nous entrons t'ans l'imagination pure. Cela, cependant, n'est pas très exact, car le sujet du roman pourrait se résuma ainsi étant donné un jeune homme dépravé, brutal, grandi en dehors de toute civilisation, le faire dompter par une jeune fille, qui le transformera à la longue en un mari instruit, doux et bon. On voit tout de suite percer la thèse, on devine l'intention plus ou moins cons-ciente de poser la supériorité morale de la femme. D'autre part, on entend, au fond du roman, gronder la Révolution on assiste à la dsrniÈre lutte de la féodalité contre l'esprit moderne, et certains personnages sont même chargés de représenter les hommes des champs, intelligents et bons, supérieurs en un mot, comme Rousseau les entendait. Mais ce sont là des détails de second plan, l'oeuvre reste tout entière dans les amours de Bernard et d'Edmée, des amours traversées par les drames de la passion. C'est pourquoi l'on peut dire que l'imagination règne là en maîtresse.
On connaît cette histoire Bernard, de Mauprat, 8
élevé par ses oncles, dans un petit manoir solitaire et farouche; unrepfdre de brigands; sa cousine Edmée, amenée par trahison, livrée à Bernard qui veut la violer et qui finit par la sauver, pendant que la maréchaussée s'empare du château et tue ses oncles les premières violences de Bernard recueilli chez son oncle, le père d'Edmée la lente éducation de ce sauvage, les efforts d'Edmée pour le vraincre et le réduire à un amour tendre et respectueux; la campagne de Bernard en Amérique, à la suite de Lat'ayette, et au retour le drame, le coup de feu tiré sur Edmée par un Mauprat qui a survécu au massacre du château, l'accusation portée contre Bernard; que l'on condamme à mort et dont l'innocence est seulement proclamée, lors de Ja révision du procès; enfin, le mariage et la vie heureuse de ces deux amants qui se sont mérités l'un l'autre, par leurs tendresses et par les victoires remportées sur leurs natures.
La création d'Edmée est une des plus Hères et des plus touchantes de Ceorge Sand. Edmée est supérieure par son courage, sa dignité, sa volonté; mais elle reste femme, elle aime, elle a ses heures de frisson et de puérilité; ce n'est plus une Lélia qui déclame et qui pose pour la mélancolie des grandes âmes incomprises. La scène où elle se trouve pour la première fois enfermée avec Ber-.nard, ivre et fou de désir, reste aujourd'hui encore une excellente page; d'une audace souple et très étudiée toute la femme s'est éveillée en elle, le danger qu'elle court, sans faire plier sa fierté, lui donne la force de jouer un rôle elle va jusqu'à embrasser Bernard; bu lui jurant de n'être jamais
un autre homme. Et, plus tard, l'amour dé cette jeune fille pour ee garçon si mal élevé, est raconté avec une adresse extrême, peu à peu, de façon à laisser le lecteur en suspens jusqu'à la dernière page, sans qu'il sache au juste à quoi s'en tenir, tout en devinant que le noble cœur de Bernard, enfoui sous une rude enveloppe, a touché Edmée. Ajoutez que l'amant est ici enveloppé d'une poésie sombre qui le fait préférer aux jeunes gens mieux peignés et parfaitement civilisés. Avec George Sand, on est toujours certain que l'homme de la nature l'emportera sur les hommes de la civilisation. Edmée est donc la femme énergique et romanesque qui adqre les bêtes féroces et qui les épouse, après les avoir domptées.
Je dois aussi signaler, dans Mauprat, une création dont le romancier a tait ensuite souvent usage. Je veux parlée du bonhomme Patience, une sorte de paysan du Danube, qui vit en solitaire dans une ruine, la tour Gazeau. Il sait à peine lire, mais il n'en a pas moins l'intelligence et la sagesse d'un philosophe. JI représente, j'imagina, la nature, la santé des campagnes, l'homme nnuveau poussant aux champs comme un chêne vigoureux. Avec un peu de culture,. Patience deviendrait un grand homme. L'auteur s'est surtout appliqué à en tirer un effet pittoresque. Au dénouement, quand Bernard est accusé de tentative de meurtre sur la personne d'Edmée, c'est Patience qui apparaît devant le tribunal, vêtu de haillons, la barbe inculte, la peau brûlée par le soleil, et qui gourmande les juges avec une rudesse d'homme libre. Puis, il apporte les preuves qui font acquitter Bernard.
Certes, aucun tribunal ne tolérerait le langage de Patience. On appellerait immédiatement deux gen. darmes pour s'emparer de l'insolent. Mais l'effet pittoresque est obtenu, et c'est en somme ce que le romancier a souhaité. Je dois confesser pourtant que j'ai souri, en lisant les cinquante dernières pages de Mauprat. Cela est trop loin de nous, dans les décors de carton, au milieu des poupées idéales du roman d'autrefois.
D'ailleurs, comme on comprend aisément le succès d'une pareille ouvre 1 Quel mélange heureux de terreur et de douceur 1 Tout y est le manoir sinistre où des revenants se promènent la nuit, la tour en ruine habitée par un philosophe rustique. la scène de débauche que termine la victoire de l'innocence sur le vice, l'héroïne superbe et ten dre, le héros violent et noble. On sent passer dans la forêt le souffle romanesque de Walter Scott. Des clairs de lune blanchissent le perron du château. Un rossignol chante, pendant les longues conversations des amants. Le lecteur entre dans le monde charmant du rêve, des aventures impossibles, des désirs vagues qui tourmentent les cœurs et la mode romantique aidait encore à enflammer le public, en face de ce carnaval adorable de la belle nature et des beaux sentiments. Certes, aujourd'hui, nos romans n'ont plus le charme de Ce?ta'/on et de Barbe-Bleue. Nous dressons simplement des procès verbaux, et je comprends que les vieillards regrettent les contes dont on a bercé leur enfance. Il devait être si doux de s'endormir, loin des réalités répugnantes de ce monde, en écoutant des histoires de bonnes femmes, pleines de bri.
gands très noirs et d'amoureux tout blancs ae tu.miere! 1
V
George Sand, retirée à Nobant après !es mass?. <res de 1848, se reposa dans l'églogue. Elle écrivit tes romans champêtres, la Petite Fadette, /T«npù~ le Champi et la Mare au Diable, qui resteront ses œuvres les plus pures et les plus originales. Elle vivait en plein Berri, au milieu des paysans toute jeune, elle avait entendu leur langue et étudié leurs mœurs; le jour devait fatalement venir où elle serait poussée, à les chanter. J'emploie à dessein cette expression, car elle n'a pas raconté les payans berrichons, elle les a bien réellement chantés, comme les poètes chantent leurs héros. On a parlé de Virgile, à propos de ces romans champêtres, et l'on a eu raison il s'agit ici, non d'une peinture exacte, mais d'une oergerie poétique, dont le seul tort est de manquer de rimes. Les paysans de George Sand sont bons, honnêtes, sages, prévoyants, nobles; en un mot, ils sont parfàits. Peutêtre le Berri a-t-il le privilège de cette race de paysans supérieurs mais j'en doute, car je connais les paysans du midi et du nord de la France, et j'avoue qu'ils manquent à peu près complètement de toutes ces belles qualités. Chez nous, rien n'est plus simple ni plus compliqué à la fois qu'un paysan. Il faut vivre longtemps avec lui pour le voir dans sa ressemblance et Je peindre. Balzac a essayé et n'a réusN qu'en partie. Aucun de nos
romanciers, jusqu'à présent, ne s'est hasardé à écrire les vrais drames du village, parce que nul d'entre eux ne s'est senti en possession de toute la vérité
Ce qu'il y a de particulier encore, dans les églogues de George Sand, c'est le langage. Elle a senti la nécessité d'abandonner le styte emphatique de Lélia, elle a adopté un style simple, correct, d'une naïveté cherchée. Riende ptus agréable en somme, mais rien de plus faux. On sent l'auteur à toutes les lignes, la langue est celle des contes d'enfants, cette langue d'une puérilité affectée que les mères croient devoir zézayer. Aucune énergie, aucune tournure vraiment forte, aucune expression qui soit vécue. C'est une large coulée de style, limpide, fort belle en elle-même, dont le seul défaut est de ne pas traduire la vie des campagnes. Et le pis est que George Sand fait parler ses paysans pendant des pages entières; les conversations abondent, sont interminables, montrent les interlocuteurs comme des maîtres de beau langage qui luttent de phrases bien faites. Je le répète, je ne connais pas les paysans du Berri, j'ignore s'ils sont bavards à ce point; mais à coup sûr, dans les autres contrées où j'ai vécu, 'le paysan est généralement muet, très prudent et très réuéchi le travail de la terre t'a rapproché de la bête, qui est maladroite de sa langue et qui n'aime pas à s'en servir.
Maintenant, quand il est bien convenu que George Sand se moque complètement de la vérité de ses peintures, qu'elle idéalise jusqu'aux chiens et aux ânes, qu'elle fait un choix dans la nature et qu'elle a la seule ambition de nous toucher et de
nous instruire eh nous montrant l'homme sous les beaux côtés, rien ne devient d'une lecture plus aimable ni plus émue que ses romans champêtres. Elle a trouvé là une troisième manière d'un charme infini, où toute velléité de thèse a disparu. Nousn'avons plus en face de nous que l'artiste, un cœur très bon, un espi'it très sain, dégagé des fumées philosophiques, ne prêchant plus; ne jouant plus la désespérance, se contentant de faire rire et de faire pleurer.
Je rappellerai seulement l'églogue adorable de la A/e hM Z)M~e: Le laboureur Germain, un veuf de vingt-huit ans, qui à déjà trois enfants, va dans un village voisin demander une seconde femme. Il emmène la petite Marie en croupe, une fille de seize ans, qui s'est louée comme gardeusë de moutons, pour venir en aide à sa mère. Pierre; l'aîné de Germain, Un bambin de quatre ans; les attend dans un fossé et veut aussi être du voyage. La nuit tombe; ils se perdent dans les bois, ils rôdènt pendant des heures autour de la Mare au Diable; sans pouvoir sortir des buissons. Alors, ils campent là, et la petite Marie se montre si avisée, si savante à coucher Pierre dans le bât de la jument, à allumer du feu et à inventer un repas; que Germain peu à peu s'aperçoit de son charme et finit par lui proposer de l'épouser. Mais elle croit qu'il veut rire, puis elle refuse, en le trouvant trop vieux. Rien n'est charmant comme cette longuè causerie dans la nuit fraîche; sous les grands arbres, en face du feu qui flambé. L'amour pousse comme Une fleur de là forêt, au milieu de cet entretien si sage et si fraternel. Il y a là une grande paix, u!t6 largeur
de nature superbe. Naturellement, Germain refuse la femme qu'on lui destinait, Marie ne reste pas chez son maître, qui l'avait louée pour en faire sa maîtresse; et, au dénouement, la petite Marie ne trouve plus Germain trop vieux, elle l'aime et elle l'épouse.
Si l'art est tout entier dan:, l'imagination, si le talent du romancier est de créer un beau mensonge, s'il s'agit avant tout d'accommoder la réalité pour le plaisir de l'esprit et du cœur, la Mare au Diable est certainement un chef-d'œuvre, car ce court récit a une grandeur de poème, et une émotion profonde y donne un frisson à chaque page. On y sent l'âme même de George Sand, son tempérament prudent et sage, sa nature raisonneuse, habile aux développements des moindres sentiments. Lorsqu'on a oublié que ce laboureur et cette gardeuse de moutons parlent trop correctement, qu'ils déduisent de longs discours avec une habileté d'avocat, on se laisse aller au charme tout-puissant du souffle d'honnêteté, de raison et de plein ciel qui souffle dans ce récit.
George Sand a eu une quatrième manière, plus humaine. Après avoir publié ses mémoires, //ts<otre de ma vie, dans lesquels on chercha inutilement des révélations d'alcôve, et où l'on ne trouva que quelques détails biographiques et beaucoup de psychologie, elle produisit toute une nouvelle série de romans, exempts des plaidoyers sociaux et des discussions philosophiques de sa jeunesse. Pendant 'ces vingt années de production, elle n'écrivit guère que deux œuvres regrettables, Elle et lui, dans laquelle elle raconta ses amours et sa rupture
avec Musset, et Afa~mo~eMe de /a pMtn<!M:'e, où elle soutint une polémique religieuse qui glace tout le roman. Je ne puis dénombrer cette longue suite d'ouvrages parus dans !a Revue des Deux ~o~f/M, qui s'était attaché'George Sand par un traité. Je citera les principales le Château des Désertes, la /)aN:p</a, les Béaux messieurs de Bois-Doré, les Dames Vertes, f~oMMe de neige, Jean de la'Roche, Co'is~Hce Verdier, la Famille de Grrmandre, Valvèdre, T'a~~arM, la Ville-Noire,. Z.aMra, ~<Hon, Malgré tout,, etc. Enfin, cet hiver, a paru encore un volume d'elle Flama)'aHae; et l'on dit que la mort !'a surprise, au moment où elle terminait un dernier manuscrit. Dans les romans de son splendide automne, George Sand a certainement subi l'influence du naturalisme moderne, de l'esprit réaliste qui grandissait autour d'elle. Certes, elle reste le romancier idéaliste qu'on connaît, elle persiste à écouter son imagination et à embellir le vrai seulement, ses compositions se dégagent le plus souvent des allures romantiques, restent plus à terre, usent moins du pittoresque facile obtenu avec des tours ruinées, des souterrains, des bois hantés par les revenants et les fées. Par exemple, on y chercherait vainement !e suicide extraordinaire d'lndiana, le décor fantastique de Mauprat, toutes ces imaginations compliquées et emphatiques, si &Ia mode vers 1830. Malgré elle, George Sand a dû se soumettre à plus de vraisemblance et à une étude plus serrée de la vie. Les œuvres qu'elle lisait, l'air d'analyse exacte dans lequel elle vieillissait, modifiaient ainsi à son insu son tempérament de poète. J'insiste sur ce fait, qui est très important, parce qu'il démontre la
force des nouvelles formules, qui s'imposent même aux écrivains du passé.
Parmi les romans de cette quatrième manière, un surtout a eu le plus grand succès. Je veux parler du Marquis de Villemer, qui résume adm}rablement les qualités offertes par les dernières œuvres du romancier. C'est la simple histoire d'une jeune fille pauvre et de petite noblesse, mademotselle Caroline de Saint-Geneix;. qui entre comme jemoiselle de compagnie chez la marquise de Villemer, où elle se trouve entre leii deux fils de cette dame, le duc d'Aléria, un bon want qui a mangé sa fortune, et le marquis de Villemer, un être nerveux et soutirant, studieux et taciturne, qu'elle flnit par aimer et épouser, après des obstacles et tout un drame. Le grand intérêt naît de l'opposttion des caractères des deux frères et des péripéties qu'éprouvent les amours de Caroline et dq marquis, avant qu'ils tombent aux bras l'un de l'autre. George Sand a toujours excellé dans la peinture de ces passions, d'abord naissantes et comme !nconscientes, ensuite traversées de mille diMcultés, de malentendus et de raccommodements, enfin triomphantes, aboutissant au bonheur, malgré les réjugés et les conventions. Cela lui sert merveileusement pour mettre en actions ses trois ou quare héros et héroïnes de prédilection, des amants t des amantes d'une nervosité de malade ou d'un emp~rament tendrement raisonnable, presque naternel, Quand son héros est une femme, elle ait un homme de son héroïne. C'est le cas de Caroline et du marquis de Vitiemer. Cette Caroline est la jeu~" fille parfaite, si souvent rêvée par Fau-
teur une demoiselle bien élevée, pure, d'une raison droite, spirituelle, affectueuse, un peu raisonneuse. ()uant au marquis, il a une maladie d cœur, je crois mais son cas est surtout d'être timide, gauche, sensitif et passionné comme une vierge qui sort du couvent. Aussi, au dénouement, est-ce Caroline qui le sauve de la mort, en le cherchant au milieu des neiges et en le ramenant sur une charrette chargée de paille. Le roman est un des plus touchants et des plus honnêtes qu'on puisse lire. Et surtout ii à un air vécu, ce qui est rare dans les œuvres de George Sand. Comme je l'ai dit, le romanesque y est discret, l'action marché sans inventions extraordinaires, sans~décor de mélodrame. On est bien loin des imprécations byroniennes de Lélia et des clairs de lune poétiques, qui éclairent les amours de Mauprat et d'Edméë.
Pour être complet, je dois dire ici un mot du théâtre de George Sand. Longtemps on lui a refusé tout talent dramatique, comme on en refuse d'ordinaire chez nous aux romanciers pour la critique, quiconque écrit un livre ne peut écrire un drame. Seulement, après de grands succès, George Sand dut être reconnue pour un dramaturge, sinon très habile, du moins très large de facture et d'une émotion profonde. Elle triompha au théâtre par son honnêteté, le sentiment calme et tendre qu'elle avait dés passions. CosMHs, le Roi s~M: le Drac, les Beaux messiêûrs de FoM-Po~ ne réussirent pas. Mais ses autres œuvres eurent un grand nombre de représen' tatiôns, entre autres ~raKpoM le Char,-pi, Claudie, lé ~H'M~e de ~tc~orMe, te Pressoir, NaM/~a<, ~ra!!°
~M< etc. A l'Odéon, le Marquis de Villemer, le plus grand triomphe dramatique de George Sand, tint l'affiche pendant tout un hiver. Paris entier aiïavoir la pièce, qui reproduisait le roman fidèlement, avec sa sérénité de tendresse, son analyse tranquille et épurée. Depuis ce succès, George Sand parla souvent de revenir au théâtre, sans paraître pouvoir s'y décider. A la vérité, elle se sentait beaucoup plus à l'aise dans le roman; sa nature rêveuse, la pente contemplative de son esprit, la disposait peu au travail raccourci et heurté de la scène.
VI
Il me faut conclure et dire lequel reste aujourd'hui le plus grand et le plus influent, des deux maîtres romanciers du commencement du siècle, de George Sand ou de Balzac.
Mais; auparavant, je tiens à laver le roman naturaliste moderne du reproche d'immoralité qu'on lui fait et je trouve, pour ce plaidoyer, des arguments dans l'œuvre de George Sand. Certes, je ne dirai pbint que cette oeuvre est immorale, car j'estime qu'en littérature il n'existe que deux sortes d'ouvrages, ceux qui montrent du talent et ceux qui n'en montrent pas. Seulement, il y a des lectures plus ou moins troublantes, et les livres romanesques me semblent particulièrement faits pour pervertir les intelligences. Mettez les romans de George Sand dans les mains d'un jeune homme ou d'une femme ceux-ci en sortiront frissonnants, en garderont tout Seules le souvenir d'un rêve charmant.. Dès lors, il
est à craindre que la vie ne les blesse, qu'ils ne s'y montrent découragés, dépaysés, prêts à tontes les 'naïvetés et à toutes les folies. Ces livres ouvrent le pays des chimères, au bout duquel il y a une culbute fatale dans la réalité. Les femmes, après une J pareiiïe lecture, se déclareront incomprises comme les héroïnes; les hommes chercheront des aventures, mettront en pratique la thèse de la sainteté des passions. Combien est plus saine la réalité, la rudesse des peintures vraies, l'analyse des plaies humaines 1 Ici, point de perversion possible. Faites lire les procèsverbaux d'un romancier naturaliste si vous épouvantez les lecteurs, vous ne troublerez ni leur cœur ni leur cerveau.,Ces livres ne laissent pas de place à la rêverie, cette mère de toutes les fautes. Les scènes les plus audacieuses, la peinture des nudités, le cadavre humain disséqué et expliqué, ont une morale unique et superbe, la vérité. Voilà pourquoi, à mon sens, si l'immoralité pouvait exister dans les œuvres d'art, j'appellerais immorales les histoires inventées pour troubler les cœurs, et j'appellerais morales les anatomies pratiquées sur l'humanité, dans un but de science et de haute leçon. D'ailleurs, qu'on ne s'y trompe pas, il y a beaucoup d'hypocrisie dans le fait des critiques qui regrettent le temps où les romanciers mentaient. Elles ne chatouillent plus, les terribles œuvres qui ont la loyauté de parler franc; elles dégoûtent et épouvantent, elles ne permettent pas la débauche solitaire de la rêverie, le plaisir sensuel qu'on prenait à se donner des amours idéales. Combien de femmes ont trompé leur mari avec le héros du dernier roman qu'elles avaient lu Les romans alors étaient des
rendez-vous d'amour, où l'On avait raison de ne paa laisser aller les âmes faibles. On comprend que les esprits habitués à ces écoles buissonnières du sentiment, soient très chagrins de ne plus trouver de Hvres pourécbap'për au ménage et se perdre dans t'iHusion d'un adu)tèrë imaginaire. Mais, au moins; faudrait-il quelque franchise. Au lieu de reprocher aux romanciers naturalistes d'être immoraux, on devrait leur dire « De grâce, ne soyez pas si rudes ni si vrais vous nous glacez; vous nous empêchez de coürir le guilledou des amou"s idéales; quand on vous a tus, on est tout froid, On ne songe plus à baiser ses rêves. Par pitié! rendez-nous t'immo'raHté Dermise de nos débauches romanesques. »
Je crois que les cceurs sensibles peuvent faire leur deuil, le roman de fiction pure se meurt. Et ici j'arrive à ma conclusion. A cette heure, dans la lutte du vrai 6t du rêve, c'est le vrai qui l'emporte, après quarante ans de production littéraire. Chaque jour; Balzac a grandi davantage. Discuté et nié par ses contemporains. il est resté debout après sa mort, et il apparaît aujourd'hui comme le maître incontesté de la presque totalité des romanciers contemporains. Sa méthode a prévalu, des tempéraments nouveaux ont pu se produire et apporter des nn'cs originales; ils n'en sont pas moins des rameaux de ce tronc puissant. Je me.lasserais 'à nommei les disciples dé Batzac~ ses œuvres disparaîtraient, bon nom s'effacerait, que son inQuencë continuerait à régir les lettres françaises, parce qu'il a été l'homme de !a science moderne, parce qu'il s'est rencontré avec le mouvement même du siècle: Il allait en avant, quand Gëofg6 Sahd restait stationnaire.. De là sa victoire.
Certes, George Sand est aujourd'hui bien grande encore. Mais on ne doit que la vérité à cette illustre morte. Dans }es dernières années de sa vie, elle avait déjà perdu beaucoup de sa popularité. E!)e ~existait plus pour la génération nouvelle, qui la lisait peu et ne la comprenait pas. Ses romans, qui paraissaient dans la /~Me des Deux Mondes, allaient pn public spécial, de plus en plus restreint, et ne soulevaient aucune émotion. C'est à peine si la eritique s'en occupait. Elle était d'un autre âge, elle se pouvait véritablement dépaysée au milieu du nôtre. Mais un symptôme plus décisif encore est la dispersion et la disparition de son école. Elle a pu avoir des disciples, elle n'en compte plus que deux ou trois. H faut nommer M. Octave Feuillet. qui reste le soutien le plus ferme du romanesque. Ensuite vient M. Victor Cherbuliez, auquel George Sand a légué sa fameuse'tour, la tour ruinée et couverte de lierre, où les amants bien nés se rencontrent à minuit. Enfin, on peut nommer encore M. André Theuriet, un esprit très fin et très tendre, qui invente des histoires charmantes. Ces romanciers sont les fournisseurs habituels de la Revue des Deux Mondes, qui n'a plus qu'eux, et qui ne sait où trouver des conteurs de la même école, pour continuer les traditions de la maison, Et c'est là toute la descendance de George Sand; elle ne peut opposer à l'armée des disciples de Balzac que ces trois écrivains.
Telle est la vraie situation. Le. roman naturaliste a vaincu, il y a là un fait évident qui ne peut être nié par personne. George Sand représente une formule morte, voilà tout. C'est la science, c'est l'esprit moderne qu'elle a contre elle et qui, peu à peu,
t.
font pâtir ses œuvres. Il faut attendre vingt ans pour la souméttre à l'épreuve que Balzac subit victorieusement aujourd'hui, à cette terrible épreuve de la postérité. La passion vivante seule rend les œuvres éternelles, l'humanité retient uniquement les ouvrages au fond desquels elle se retrouve avec ses joies et ses douleurs. D'ailleurs, George Sand a une place marquée dans notre littérature:; on pourra ne plus lire ses livres, que son nom restera le représentant d'une forme littéraire, dans la première moitié <f~ dix-neuvième siècle. Il est des écrivains, comme Chateaubriand, par exemple, qu'on ne lit ptus et qui demeurent de hautes et de belles figures. Ils ont marqué en leur temps, ils ont creusé un profond sillon dont la trace reste ineS'acable dans le champ d'une nation. Plus tard, comme ils n'ont pas travaillé pour la vie, la vie le.<~ dédaigno.
RÉCEPTION DE M. DUMAS FILS A L'ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Dumas occupe dans notre littérature une large
place, dont les circonstances ont encore exagéré l'importance. A l'étranger surtout, il est regardé comme l'expression du génie français moderne, dans ce que ce génie a de hardi et de distingue. Il y a là une erreur très explicable. M. Dumas n'est point un artiste, je veux dire qu'il n'a pas le souci des curiosités du style; d'autre part, il est de talent bourgeois, il reste de plain-pied avec la foule des lecteurs et des spectateurs; enfin, et c'est là surtout ce qui explique ses succès extraordinaires, il a tout juste assez d'audace pour paraitre en avoir beaucoup, sans pourtant en avoir au point de scandaliser son public. Il est moyen en toutes choses, même lorsqu'il semble crever d'originalité, voilà son grand secret. Paraître original et ne i'être pas, c'est le triomphe.
Ceci demande sans doute à être développé. J'ai dit que M. Dumas n'était pas artiste. Il n'a pas, en effet, l'heureux choix du mot, la trouvaille de l'adjectif pittoresque, l'image viv~ qui évoque un personnage ou un paysage, brusquement. Il écrit d'une plume lourde, qui s'embarrasse dans les tournures les plus fâcheuses de la langue. Ses phrases sont longues, filandreuses, toutes hénssées de qui et de que, toutes noyées d'incidentes inutiles. Rien n'est plus exaspérant que de l'entendre traiter de grand écrivain. C'est au contraire l'écrivain qui pèche en lui. II a donné le change aux critiques de nos petits journaux par le ton cassant et, doctoral de tout ce qu'il. écrit; il a lancé des « mots », des phrases paradoxa)es: sur le tour desquelles on s'est extasié. Cela a suffi, personne ne s'est encore avisé de prendre une page de lui et de répudier, au point de vue delà simple facture du style.
J'ai ajouté qu'il était de talent bqurgeq;s, et que ses prétendues audaces allaient tout juste assez loin pour attrouper la foule, sans nécessiter l'interyentton des sergents de ville. En France, il suffit d'an
noncer quelque chose d'extraordinaire )es gens
nonçer <{J.1~I(U~ cJ10sa d'egtraordinaire lgs gens
s'imaginent avoir vu ce qu'on leur a promis, et H& se retirent enchantés. Je connais up rpmancier qui aUèc~e les acheteurs, en faisant courir le bruit quespn derniervolume contientdes tableaux très risqués les tableaux en question soqt parfaitement absents mais le yotume ne s'en enlève pas moins à vingt éditions. Certes, M. Dumas, ne se livre pas à ce trafic. Seulement, il s'est fait sur son compte une. légende d'audace qui le donne comme un aute fouillant sans peur le cadavre humain, jusqu'aux ei- .7
trailles. Naturellement~ cela tente les curieux; et les curieux sont d'autant plus ravis que, s'i)s lisent un'de ses ouvrages, ils y trouvent uniquement des thèses très morales. Toute l'audace consiste dans certaines expressions un peu crues, qui détôn-' nent au milieu de la lourdeur des phrases. Ajoutez à cela une fa~on de résoudre les problèmes sociaux par des mots à effet et des expédients d'auteur dramatique. M. Dumas ne se doute guère que la véritable hardiesse; en littérature, est d'aborder la nature humaine telle qu'elle est, de l'étudier patiemment, de ne pas vouloir la faire entrer dans le moul&. étroit d'une utopie. Lui; en pontife, commente la Bible, parle de la femme comme il parlerait d'une machine dont on change à volonté les rouages; et il tranche, il prophétise, il accommode la nature à la plus étrange sauce philosophique qu'on puisse goûter. Son « Tué-la est fameux: Après avoir écrit trente pages apocalyptiques sur la femme adultère, il crie au mari trompé « Tue-la II est tout entier dans cé cri si longtemps préparé, si faux; si injuste, si peu digne d'un véritable docteur es sciences sociales, comme aurait dit Balzac. On ne tue pas les femmes, même les plus coupables, quand on est romancier et dramaturge on les étudie.
Le grand mal, en ce moment, chez nous, c'est que !cnjs n'avons pas de critique. Sainte-Beuve a été le dernier juge autorisé qui faisait et défaisait les réputations. Beaucoup de gens se metënt de parler littérature il faut bien emplir les.journaux. Mais les articles qui paraissent ne sont guère que des annonces délayées. Cela explique les dimensions énormes que U personnalité de M. Dumas a pu prendre; On
commence, il est vrai, à sourire, derrière lui, '~) haussant les épaules. Je sais des salons où il <st traité fort cavalièrement. Il n'en jouit pas moins d'une telle célébrité, que ses confrères ne se hasardent plus à l'attaquer, de peur d'être taxés de jalousie. Les choses en sont venues à ce point un éditeur ayant à lancer une nouvelle édition de MatMKZMcaM~, â demandé une préface à M. Dumas, et s'est avisé de mettre son portrait en tête df l'oeuvre de l'abbé Prévost. Maintenant, on parl< d'une préface de lui, pour l'/Hit<attOH de .M<-C'A~<. Mettra-t-on aussi le portrait ?
Certes, je ferais ici une besogne peu patriotique, si je ne réclamais pas de l'étranger une admiration plus juste pour tout un groupe d'écrivains, qui sont beaucoup moins bruyants que M. Dumas. Je veux parler de l'école naturaliste qui procède de Balzac, et dont font partie M. Flaubert, et MM. de Goncourt. C'est dans les ouvrages de ces romanciers qu'il faut aller chercher le génie français moderne, avec sa passion de l'analyse, son souci de la vérité, son amour du style. On me dit qu'en Russie M. Dumas est acclamé, et que c'est à peine si l'on y connaît la ~a~anM Z~oMM'y, de M. Flaubert, et la Ce?'MM:!e Zocerteux, de MM. de Goncourt. Eh bien cela est vraiment humiliant pour un Français. On ne goûte, en ce cas, notre littérature contemporaine que dans ses côtés médiocres. Nous avons des tempéraments originaux, d'une réelle hardiesse, qui méritent tous les éloges accordés si libéralement à M. Dumas. La vérité est que l'engouement du public ne va pas à eux. Ils sont trop âpres, trop vraiment terribles dans la façon magistrale dont ils dissèquent le cadavre
humain. Et je comprends que l'étranger les ignore, car il doit trouver rarement leurs noms dans les journaux de nos boulevards, si dévots aux modes du jour.
Toutefois, l'entrée de M. Dumas à l'Académie a été une chose heureuse. Quel que soit le rang qu'il doive occuper dans notre littérature, il n'en est. pas moins un talent moderne, un oseur, pour le plus grand nombre. C'était donc le naturalisme, l'école nouvelle venue après le romantisme, qui pénétrait dans le temple de la tradition. A ce point de vue, la solennité publique de la réception offrait un vif intérêt.
Plusieurs circonstances doublaient encore cet intérêt. Le père de M. Dumas, le grand Dumas, n'a pas fait partie de l'Académie, où il a été cependant tenté de frapper plusieurs fois; il se savait éconduit à l'avance, les membres de la grave compagnie trouvant qu'il menait une existence par trop débraillée. Il était, en effet, un grand coureur d'aventures, vivant dans des dettes énormes, dépensant à des entreprises extraordinaires les millions qu'il gagnait, travaillant et jouissant avec un rire large de géant satisfait. Celui-là avait un génie débordant, une puissance d'imagination comme aucun écrivain dans aucune littérature n'en a jamais montré. Il reste un colosse d'or et d'airain, aux pieds d'argile. On comprend que son allure de taureau échappé ait terrifié les tranquilles vieillards endormis dans leurs fauteuils d'immortels. M. Dumas Bis, au contraire, devait leur plaire. Il est aussi froid et aussi calculateur que son père était ardent et prodigue; il a mis son talent sous clef, dans un coffre-fort, et, tous les
decx ou trois ans au plus, il en tire quelques pages. D'autre part, il n'a pas jeté le meilleur de sa vie aux quatre coins du ciel il s'est marie, a fait fortune; se couche régulièrement chaque soir à dix heures, collectionne des objets d'art et des tableaux. Aussi n'a-t-il eu qu'à se présenter, pour qu'on l'accueillît à'bras ouverts. L'Académie a peut-être voulu profiter de l'occasion pour honorer indirectement le grand Dumas. En recevant le fils, elle laissait entrer le nom du père. Quoi qu'il en soit; la curiosité était grande, car on s'attendait à entendre M. Dumas réclamer bien haut une part de son fauteuil pour l'illustre mort.
Il faut dire, puisque je parle do la singularité des choix de l'Académie, qu'elle se trouve souvent dans le plus grand embarras. Cette compagnie où sont réunis des hommes du monde, des prélats, des professeurs, des orateurs; et même quelques écrivains, vit de traditions. Elle ne saurait, sans se suicider, ouvrir impunément la porte à tous les hommes de génie. C'est ce qui explique qu'elle ait laissé dehors Molière, Balzac, Michelet; c'est ce qui explique encore que, tout en étant académicien, Victor Hugo n'a plus mis les pieds à l'Institut, depuis vingt-cinq ~ns. L'élément purement littéraire n'y est toléré que dans des proportions fort minces; de façon à ne pouvoir jamais prédominer et avoir la majorité. Les élections y sont souvent politiques. Dernièrement, c'était M. Guizot qui y faisait la loi; il s'y consolait de la perte du pouvoir; il pouvait croire qu il gouvernait encore tout un monde. Pourtant, de loin en loin, il faut bien laisser entrer un écrivain. Le théâtre, le roman, la poésie, doivent être représen-
tés. C'est lorsque un des rares fauteuils réserves aux lettres devient libre, que les embarras de l'Académie commencent. Où aller chercher un littérateur qui ait assez de talent pour justifier l'honneur qu'on lui fait, et qui pourtant ne soulève pas trop de tapage, au point d'être désagréable à ses collègues? Beaucoup d honnêteté, un peu de médiocrité, c'est l'idéal. Certains noms cependant s'imposent parfois. Tel est le cas de M. Dumas. Ayant un auteur dramatiqne à choisir, on ne pouvait pas ne point aller à lui. D'autant plus que, je le répète, il est beaucoup moins effrayant qu'il ne le paraît. Il s'est jeté dans le mysticisme depuis quelque temps. Il a fait des actes de foi de bon chrétien. L'Académie a donc pu, dans cette éirconstance, contenter le public et paraître faire un acte de courage, tout en sachant bien qu'elle n'introduisait pas un loup dans la bergerie.
C'est au théâtre que M. Dumas est-un maître. Je n'aime pas sa langue, son naturel factice, ses tirades à effet qui montrent continuellement l'esprit de l'auteur sous le rôle du personnage. Mais il n'en reste pas moins' un de nos rares auteurs dramati.ques d'un mérite réel. Ses débuts promettaient même mieux qu'il n'a tenu. Dans ses premières pièces, il n'était pas encore le terrible prédicateur de ses derniers drames. C'est dans le~m~OHO'e que sa rage d'améliorer la race humaine s'est déclarée. Depuis cette comédie, le mal a grandi, la croyance qu'il avait une mission à remplir a tour.né chez lui à l'idée axe. On le désobligerait certainement beaucoup en lui disant que les femmes de ce siècle ne lui doivent pas un peu de leur vertu. L'au-
teur dramatique se perd dans l'illuminé. Souvent, j'ai regretté cette tendance fâcheuse,'chez un esprit si pratique; car, je le répète, il a une vériia. ble puissance et une grande habileté, il possède le sens très développé du théâtre; certaines de ses pièces sont des merveilles de précision. Il en calcule les moindres effets, non pas à la manière étroite de Scribe, mais avec une simplicité et une largeur de moyens très remarquables. J'ai vu ses adversaires eux-mêmes sortir enthousiasmés de ses premières représentations; la réflexion ne venait que plus tard, le premier sentiment était unf réelle admiration pour cet homme doué qui im pose, grâce à l'optique de la scène, les situations et les personnages les moins vrais, en faisant crier 'toute une salle à la vérité. Ce prodige s'est passé, par exemple, le soir où l'on a joué Monsieur Alp/<oKse, la pièce est allée aux nues on s'embrassait d'émotion dans les couloirs. Les jours suivants, les objections s'élevaient de toutes parts, pas un des personnages ne semblait réel, l'oeuvre tombait en miettes.
C'est donc l'auteur dramatique que l'Académie a reçu, et en toute justice. L'événement, comme j'ai essayé de l'expliquer, avait soulevé une grande curi&sité dans le public lettré. Aussi, le jeudi', 11 février, les queues se formaient-elles devant l'Institut, dès onze heures du matin. D'ordinaire, les réceptions se passent en famille, au milieu d'un public particulier composé de vieux messieurs et de vieilles dames,' touchant au monde académique par des liens de parenté plus ou moins éteignes. Cette fois, te beau monde <Stait. 1~, la princesse Mathilde, les
princes d'Orléans, des généraux, des ministres. Mademoiselle Croizette. de la Comédie-Française, a causé une émotion extraordinaire, en entrant avec un délicieux chapeau b)anc; car les voûtes graves du palais Mazarin n'ont pas la joie de voir souvent d'aussi jolies personnes. Le public, entré à midi, a dû attendre jusqu'à une heure. Dans les tribunes, on était tellement serré, qu'une dame s'est trouvée mal. Rien n'est curieux comme cette salle étroite, dans laquelle les huissiers trouvent moyen de placer deuK fois plus de monde qu'elle n'en peut. contenir; ils apportent des chaises, des tabourets, des pliants; ils font asseoir des femmes partout, entre les bancs, le long des passages, au pied même du bureau. Bientôt, il n'y a plus un coin libre; c'est une masse de têtes compacte; on ne peut risquer un geste, prendre son mouchoir dans sa poche, et si l'on s'ennuie, on n'a qu'à dormir, on est sûr de ne pas tomber.
EnSn. à une heure précise, l'Académie fait son entrée. D'abord, c'est le bureau, MM. d'Haussonville, Patin et Rousset; puis le récipiendaire, M. Dumas, entre, suivi de ses deux parrains, MM. Camille Doucet et Legouvé. Ces six personnages portent l'uniforme académique, l'habit de drap vert sombre, brodé d'un large feuillage de chêne en soie -vert clair. Le costume est triste; le moindre de nos sous-préfets est plus triomphant, dans son uni-'forme galonné d'argent. Ensuite, derrière ces messieurs, arrive le flot des académiciens, en redingote, en paletot, les uns avec des foulards roulés autour du cou. d'autres perdus dans d'immenses cachenez. Et nulle toilette, le sans-façon le plus incroya-
ble~ l'abandon de savants qui dédaignent les vains soucis de là coquetterie; Ajoutez que ces messieurs n'ont rien de majestueux il y en a de gras, de maigres; des visages parcheminés, dés faces rondes comme des outres, tous chauves; sauf quelques-uns qui étalent de longs cheveux de poètes rêveurs. Aussi est-ce, dans la salle; un chuchotement da stupeur, quand on les voit se précipiter par un& seule porte; pareils à un troupeau de moutons, se. poussant, gagnant leurs places au milieu d'une dé-, bandade inexprimable. Gertaines physionomies originales, un petit vieux tout cassé qùi a une tigurë noire de bonhomme en pain d'épicesj un grand vieillard dont les mémbres semblent taillés à coups de hache, font sourire discrètement les dames; Cependant ces messieurs se sont assis; les plus frileux tirent de leur poche un bonnet de soie dont ils couvrent leur crâne'nu les braves sé contentent de relever le collet de leur paletot, car la salle est fraîche, malgré l'entassement de la foule. Et la séance peut commencer.
M. Dumas est debout; à droite du bureau, entre ses deux parraics: Les feuillets de son discours sont placés devant -ti, sur le pupitre traditionnel. Il est très pâle. Riec n'est plus poignant que cet instant solennel, lorsqu'on n'a pas l'habitude de parler en oublie~ Pourtant, il se décide, et il commence d'une ?oix un peu sourde, les yeux obstinément Sxés sur le papier. Il lit sans tin geste, sans un arrêt, avec un balancement continu des épaules. Peu à peu, sa voix s'affermit mais l'attitude de toute sa personne reste lourde et embarrassée. Il est vrai que les dames le mangeaient ues yeux; de toutes jeunes filles
tenaient des jumelles braquées sur lui. Je jurerais qu'il aurait donné beaucoup pour faire lire son discours par mademoiselle Croizette, qui souriait tendrement en le regardant.
L'analyse complète du discours de M. Dumas m'entraînerait trop loin. Songez que ces sortes de harangues durent à la lecture une heure un quart. Je le résumerai donc le plus brièvement possible. D'abord, on a été très surpris de voir que M. Dumas consacrait seulement à la mémoire de son père les premières lignes de son discours on s'attendait à une étude développée, et c'était même là un régal que les curieux se promettaient. Ensuite, on s'est beaucoup étonné de ce que le nouvel académicien se soit décidé à parler la. langue académique, sans se permettre un seul de ces axiomes de haut goût qui l'ont rendu célèbre. H a fait très sagement l'étnge de M. Lebrun, l'immortel mort, bé)as à jamais. auquel il succède aujourd'hui. La vérité était que le panégyrique de ce poète oublié de son vivant, offrait une matière singulièrement ingrate; M. Lebrun, Fauteur d'une ~<M'M~<<M?'<, qu'il a empruntée à Schiller, était coup sûr le plus honnête homme du monde; mais les lettres n'ont pas fait en lui une perte tellement irréparable, qu'il soit nécessaire de le pleurer longtemps. D'ailleurs, le public se moquait bien de M. Lebrun Il n'était pas venu )A pour entendre parler d'un poète dont les quatre cinquièmes des assistants ne connaissaient certainement pas un vers. Aussi, tant qu'il était question du mort, on dodelinait de la tête, on so IDmeillait à demi. C'était le vivant 'qu'on guettait, c'était surtout les digressions du discours qu'o'!
accueillait par des rires et par des applaudissements. Je signalerai deux de ces digressions. M. Dumas, par une transition légèrement forcée, est venu à parler du Cid et de la querelle de Corneille et de Richelieu. L'histoire raconte que le grand ministre était un très méchant poète, et que le succès éclatant du Cid souleva en lui une terribie jalousie, à ce point qu'il chargea l'Académie de prouver au public la sottise de ses applaudissements. C'est là un de ces coins de vilenie laissés par la nature dans les âmes les plus hautes. Mais M. Dumas change tout cela, avec ce, besoin de falsifier l'humanité qui le tourmente continuellement les hommes ne lui semblent pas bien comme ils sont, il entend les raccommoder, les arranger à son caprice. Selon lui, Richelieu n'a pu céder à une basse jalousie s'il a traqué la tragédie de Corneille, c'était par patriotisme; il ne voulait pas que le poète exaltât sur la scène un héros espagnol, au moment même où la France était en. guerre, avec l'Espagne il redoutait en outre que les déclamations chevaleresques de Rodrigue aux pieds de Chimène ne fussent d'un mauvais exemple pour la noblesse française. Et il part de là pour échafauder toute une thèse, il ne paraît content que lorsqu'il a prêté à Richelieu ses propres pensées et son propre langage. On peut suivre ici ses procédés habituels quand il tient un personnage, il commence par lui enlever tout ce qu'il a d'humain, les prétendues petitesses qui sont l'ombre forcée des hautes qualités; puis, dès qu'il a obtenu le mannequin qu'il désire, il lui fait endosser les rêves utopiques de son imagination.
L'autre digression est plus intéressante. On savait à l'avance que M. Dumas parlerait du théâtre con temporain, et on l'attendait sur ce terrain, qui est comme son domaine. Il n'avait point caché à ses amis qu'il comptait profiter de l'occasion pour se défendre du reproche d'immoralité dont on a longtemps poursuivi ses pièces. Tout son plaidoyer s'est borné à réclamer pour l'auteur dramatique une liberté entière; les sociétés se renouvelant sans cesse, le champ d'observation du dramaturge est infini; à chaque heure, des personnages nouveaux doivent être mis à la scène. Et, a-t-il ajouté avec raison, le public est autrement sévère que les critiques les plus sévères; jamais le public ne tolérera une inconvenance. Il y a là une censure continuelle, sous laquelle les plus grands écrivains doivent plier les épaules. Puis, répondant à cette accusation qu'on ne peut mener les jeunes filles voir certaines pièces modernes, il a dit en excellents termes « Je respecte trop les jeunes filles pour les convier à tout ce que j'ai à dire, et je respecte trop mon art pour le réduire à ce qu'elles peuvent entendre.
Toute cette partie du discours de M. Dumas est certainement la meilleure. On sent qu'il est chez lui. Il s'y trouve bien un écho des préfaces célèbres, dont il a accompagné ses pièces. La préoccupation de la femme y est constante. La femme est à la fois reine et esclave, nécessaire et inutile, dangereuse et efficace; il la tue à coups ~)e talons, il lamet dans un paradis de béatitude. Nous avons eu un autre exemple, en France, de cette possession d'un écrivain par l'éternel féminin; je veux parler de Michelet, qui avait fini par faire de la femme le pivot sen-
sue) sur lequel tournait le monde. Le cas de M. Dumat est moins tendre; Michelet s'agenouillait avec des sanglots lui, se pose en testateur, en confesseur, en redresseur d'âmes. On raconte que, chaque jour des femmes vont secrètement le trouver daps son cabinet de travail, pour lui ouvrir leur cœur, avouer leurs fautes, demander des consolations et des conseils. Dans un salon, on le voit souvent allongé sur un fauteuil, entouré d'un triple rang d'adorables pénitentes, qui tiennent en sa compagnie des assises d'amour. Comment faut-il aimer? de quelle façon met-on à la porte un amant devenu gênant? quel est le plus sûr moyen de ramener un mari infidèle? D'ailleurs, tout cela est en l'honneur de la plus stricte moralité. C'est un pontife qui soigne les coeurs malades. M. Dumas occupe ainsi une place énorme dans notre époque il est le SaintVincent de Paul des épouses et des amantes malheureuses.
En somme, son discours a été convenablement applaudi. La vérité était qu~on attendait mieux. J'ai entendu deux dames qui déclaraient certains passages mal écrits; ce jugement m'a fort étonné. On espérait je ne sais quellehaute fantaisie, un morceau brillant qui ferait époque dans les fastes de l'Académie. Quand M. Dumas s'est assis, très content de s'être débarrassé de la corvée, il m'a semblé que les petites mains gantées de mademoiselle Croizette tentaient vainement de soulever une deuxième salve d'applaudissements, qui n'a pu aboutir.
Pendant cinq minuter un grand brouhaha a empli la salle. Puis, au bureau, M. d'Haussonville s'est mis à lire, à son tour. C'était laréponseau récipiendaire.
M. d'Haus~onviDe est un ancien diplomate; que l'Académie a accueilli à titre d'historien il a; en effet, écrit plusieurs ouvrages, dont les deux principaux sont I'M<0!rë f/c la politique c.ï'<et<?'e du ydtw'frMement /~aHfats, de i830 d 1848, ët t'~MM~e~ë la ~'eMtMOH 6~ la Zdt'rat~e a /~wice: Très grand;, trèe robuste, portant en àthlèté ses soixante-six ans; il est Ut) de ces gentilshommes HbéraUx qui donnent adjourd'hui, dans le domaine de là politique et des tettres, les grands coups d'épée qu'ils distribuaient autrefois sur les champs de bataille. C'est, un h~mme du monde fort distingué, ayant conservé là tradition du beau larigagë et des formules po)ies de nos pères. Aussi le contraste avec M: Dumas était-il frappant. 'Deux mondes se trouvaient en présence l'aricie nne France; avec sa finesse ironique; sa diction élégante et pleine de Honhomië, sa familiarité hautaine; et ia France âctuëUe; avec sa brutaiité d'action, son i)ébit Hévreux, son enquête qui ne respecte rien. ~tës les premiers mots de M. dHaussonviI)e,oha a senti l'abîme qui le séparait, de M. Dumas. 11 était tranquillement assis au bureau, discourant comme dans son salon; prenant sur le papier des phrases qu'it jetait au public, d'un petit geste aimable de la main. II souriait, se renversait, causait. Quand i avait une méchanceté & lancer, on la devinait à )'ex pression subitement maligne de sa physionomie. Jamais orateur n'a été plus à son aisé. Ajoutez à cela queM:.d'HaussonviHe est affligé d'une grande surdité tnàis il n'y paraissait guère, car il semblait s'écouter parler, et il s'arrêtait parfaitement, quand on app)audissait.
G'est aiors que lé spectacle est devenu singuliere-
ment curieux. Les académiciens qui avaient écouté M. Dumas d'un air boudeur, comme s'ils se fussent menés de ce nouveau collègue, ont fait mine tout d'un coup de s'amuser prodigieusement. C'était vraiment un des leurs qui parlait; ils le reconnais'saient à sa voix fluette, ils goûtaient ses moindres mots, en gens délicats qui se retrouvaient en famille. !Le public lui-même, charmé du ton aimable de M. d'Haussonville, l'écoutait en souriant à demi. Et l'orateur, en vérité, était fort amusant. Sa réponse à M. Dumas, mesurée dans la forme, contenait -les critiques les plus vives. N'est-ce point une plaisante aventure? M. Dumas.est comblé de gloire; M. Dumas ne peut lâcher un mot, sans que toute une légion d'admirateurs se pâment'; M. Dumas ambitionne l'Académie qui l'accueille à bras ouverts et voilà que, le jour solennel de sa réception, lorsque le Paris intelligent est là pour le voir couronner d'immortalité, il reçoit en pleine figure les railleries les plus aiguës qu'on ait osé risquer sur son talent. Oui, M. d'Haussonville a eu ce courage; il a dit des vérités qui auraient fait tomber la plume des mains de tous nos journalistes.. Cette Académie, si décriée, si dédaignée, cette compagnie d'invalides sur laquelle s'exerce la verve des débutants, a eu une heure de hardiesse tout à fait méritoire. Certes, je n'ai point pour elle une grande tendresse elle est caduque, elle sert médiocrement les lettres mais je dois avouer que j'ai goûté une heure de joie, à la trouver .plus véritablement jeune que nous tous.
Connaissez-vous quelque chose de plus fin que l'ironie de M. d'Haussonville traitant, après M. Du-
mas la question de l'immoralité dans les lettres? M. Dumas s'était défendu complaisamment Q être un auteur immoral .ilaavait même insisté, comme pour laisser entendre que son génie seul était responsable des hardiesses qui effarouchaient le vulgaire. A la vérité, il ne lui déplaisait pas de garder au front un peu de ta splendeur de l'enfer. Et c'est alors que M. d'Haussonntle lui a dit, de sa voix gracieuse « Vous immoral Allons donc 1 Vous avez bien raison de vous défendre, monsieur. Je vous trouve très moral, trop moral. M. Dumas trop moral pour l'Académie, n'est-ce pas une perle? Mais il faut citer les paroles mêmes de M. d'Haussonville. « Vos procédés sont tellement habiles, que vous réussissez à accommoder merveilleusement toutes choses. Ce que vous écrivez sera toujours 'jn régal pour les esprits délicats; seulement, viennent les imitateurs, et je craindrais de les entendre me dire comme dans la satire de Boileau .4:M-M)tM la mo?a/<; ? oH'en a m~/M)' Je ne déteste pas )a morale, je consens même à la prendre à fortes doses, mais j'entends qu'on me la serve en son lieu et place, et je compte sur vous, monsieur, pour vous retourner au besoin avec moi contre les maladroits qui, sous prétexte d'innovation, s'aviseraient de transporter le sermon au théâtre. » On ne dit pas plus joliment son fait à un homme. Tous les mots portent. Entendez que l'innovateur maladroit qui transporte le sermon au théâtre, n'estautre que M. Dumas. Ses dernières pièces, la Femme de Claude surtout, sont clairement désignées. Le voilà désormais jugé le terrible auteur dramatique dont les audaces donnent de petits frissons à la bourgeoisie, déborde de mora u
lité. Et rien n'est plus vrai, rien ne précise davantage le talent, de l'écrivain c'est un faiseur de sermons, un prétendu observateur qui noie les quelques vérit.fs qu'i) trouve, dans un gâchis stupéfiant de divagat,i"ns philosophiques.
H y a deux sortes d'observateurs, ceux qui observent en savants, et ceux qui observent en médecins. Les premiers ont l'amour de la vérité ils étudient l'homme jusque dans ses plaies, parce qu'ils trouvent la carcasse humaine prodigieusement intéressante; l'expérience seule les tente, l'analyse est leur grande joie. Les seconds, au contraire, ont la passion de guérir s'ils s'arrêtent à une belle maladie morale, c'est pour inventer' immédiatement un remède dans leur hâte, ils acceptent le premier diagnostic venu, et les voilà qui s'égarent en the-es de toutes sortes, prodiguant les ordonnances, ouhtiaut le sujet par tendresse pour la médecine. Batzan était parmi les premiers, M. Dumas fait partie des seconds.
Sans doute, M. d'Haussonville n'est pas allé jusqu'à reprocher à M. Dumas de chercher à moraliser les masses au théâtre. Il a toutefois tracé très nettement le rôle de l'auteur dramatique, au point de vue de spn influence sur les mœurs. « Je ne crois pas, at-il dit, que la scène soit une école d'enseignement pubUc, ni le lieu le mieux choisi pour développer certaines thèses, si exemplaires quetles puissent être, ni pour provoquer certaines réformes, si grande que soit leur utilité. Au risque de vous paraître facile à contenter, je me borne, en lui laissant d'ailleurs toute liberté d'allures, à demander à l'auteur d'une oeuvre dramatique, de laisser }a sortie i~u théâtre
!es spectateurs et les, spectatrices dans une situation d'âme itiéilléure qu'à leur entrée. Voilà toute la morale que je lui impose. » Certes, cela est fort large, et l'on nes'attèndaitguère àtâhtdeiibérausme littéraire de ta part d'un académicien.
Je citerai encore la réponse à la phrase de M. Du.mas sur lesjeunes filles; auxquiélles il interdit feutrée du théâtre, pour pouvoir y traiter librement tous les sujets. M. d'Haussonviue n'est point si prudent. « Pour mon compte, je ne déconsei)!erais pas aux pères dé famille de mener leurs ii!!es aux pièces de Molière, quoiqu'elles soient exposées à y. entendre des mots un peu crus, aujourd'hui rejetés parla pruderie de notre langue moderne. J'ai connu, par contre, des mères qui volontiers auraient parfois fait sortir leurs filles de l'église, afin de les dérober à d'autres leçons tombées du haut de )a chaire. Toutes saintes et sacrées qu'elles soient, les chères créatures qui font làjoie etl'honneur de nos foyers,n'ont pas besoin d'être élevées dans une atmosphère factice. » C'est complet. Voilà l'Académie, maintenant, qui envoie les jeunes filles au théâtre, lorsque M. Dumas Jui-meme, le terrible M. Dumas, ne veut pas qu'on les laisse passer au contrôle.
Le discours de M. d'Haussonvi)e continue ainsi, spirituel, moqueur, relevant une à une les opinions de M. Dumas. C'est une critique impitoyable que rien rie désarme. il faut entendre comment le grave historien, l'ancien diplomate de Louis-Philippe, plaisante l'auteur de !a ~amc aux camélias sur sa tendresse pour les femmes. Après avoir rappelé ses premières pièces, dans lesquelles les femmes sont ramenées au bien par des sentiers de fleurs, il ajoute
« Il semble, d'ailleurs, que vous n'avez pas eu longtemps confiance dans l'indulgencé comme moyen de mener à bonne fin la croisade que vous avez entreprise contre les atteintes portées à la foi conj ugate On dirait l'indignation d'un législateur ulcéré de ce que l'on n'a pas observé ses préceptes et qui prend la résolution de les appuyer, puisqu'il te faut, par les châtiments les plus sévères. Tous les'moyens vous sont, bons pour punir les épouses infidèles. Qu'elles se méfient désormais de ces jolis couteaux à manche de jade qui traînent sur tes tables, des pistolets que leurs maris prennent la fâcheuse habitude de porter dans leur poche etde ces fusils de nouvelle invention oubliés dans les coins; qu'elles tremblent à la pensée de cette réserve de canons perfectionnés que vous te u'faites apercevoir dans le lointain, et qui pourront servir un jour aux exécutions générales. Certes, et)es auront le cceur bien hardi, celles qui ne reculeront pas devant ce formidable appareil de moralisation 1 » La salle entière accueillait chacune de ces phrasespardes éclats de rire; les attusionsaux dénouements de t're C/eMettceaM et de la femme de Claude, saisies par tout le monde, égayaient jusqu'aux académiciens eux-mêmes.
M. d'Haussonville n'a pas manqué de dire son avis sùrta singulière tégendequeM Dumas avaitracontée, au sujètdu Cid. Les étranges scrupules de Richelieu qui condamne Rodrigue parce qu'il est Espagnol, l'ont fait sourire, comme des inventions peu heureuses d'auteur dramatique. L'histoire ne confirme aucunement cette version nouvelle d'une querelle restée fameuse. Et il a eu cette plaisante exclamation: « Que vous a donc fait la Cbimène de Corneille? à
Dix lignes plus haut, il accusait M. Dumas de ne pouvoir garder son sang-froid avec les femmes. Il semble vouloir, à demi-mots, lui laisser entendre ici qu'il connaît son rôle de consolateur des dames. il insinue qu'il s'occupe trop d'elles, qu'eHes lui tournent la tête, qu'elles le mettent dans un état cont.inuel de fièvre de tendresseou de colère, qui )ui enlève la perception nette des choses. C'est fort juste, et dit avec un tel tact, qu'on ne peut se fâcher. H termine par ces paroles « Ce sont les nobles amours qui font les nobles actions. C'est pourquoi ne soyez pas trop sévère aux Chimène, si vous en rencontrez, par hasard. Vous ne nous causeriez pas seulement un grand plaisir, vous nous rendriez un bon service, si vous nous faisiez applaudir sur la scène quelques figures qui s'en rapprocheraient un peu. Cet effort serait digne de votre talent. » C'est ainsi que la leçon de patriotisme donnée par M. Dumas à Corneille, s'est retournée contre lui en une leçon toute littéraire.
Le succès de M. d'HaussonviIle a été complet. Ses collègues de l'Académie ne laissaient pas passer un trait sans le souligner. Je suivais, sur les visages souriants de ces immortels, si cassés par l'Age, tout le plaisir qu'ils prenaient à cette fine causerie. Certains ouvraient des bouches sans dents, qui avaient un rire de charnières rouiltées d'autres, sous d'épais sourcils, laissaient percer de petits yeux, tout attisés de malice. Le public applaudissait M. d'Haussonville, comme il avait applaudi M. Dumas, mais plus fort. Et, par moments, tous les regards se tour-' naient vers celui-ci, pour voir la contenance qu'il avait. Il sentait ces yeux curieux qui épiaient les moin-
dres plis de son visage, il supportait courageusement les épigrammes acérées dont la pluie ne cessait pas. Même, il parvenait à sourire, quand la salle entière riait. En eomme, il s'est montré brave. Je crois cependant qu'il a dû éprouver un soulagement énorme, lorsque M. d'Haussonville a posé sur le bureau le dernier feuillet de son discours.
Puis, la sortie s'est opérée, au milieu d'un tohubohu effrayant. Les académiciens sont partis comme ils étaient venu<, par une porte du fond, pareils à un troupeau qui se culbute à l'entrée d'une étable. L'Olympe de l'Institut n'a décidément rien d'imposant. Quant à la foule, elle a mis un grand quart d'heure a s'écouler. Sur le quai, en face du pont des Arts, dès groupes de curieux se sont formés, attendant la sortie des personnages considérables. On a saiué le duc d'Aumale. Des académiciens s'en allaient deuxpar deux, comme de bons bourgeois enchantés de rentrer au logis. M.Dumas a passé dans une voiture, avec ses deux parrains, MM. Legouvé et Camille Doucet, tous trois fort gênés dans leurs habits verts. Une heure après, des badauds étaient encore là, attendant toujours, bien que les portes dé l'Institut se fussent refermées depuis longtemps. Moi, là tête toute bourdonnante des trois heures de discours que je venais d'endurer, les reins brisés par le voisinage d'une grosse dame qui s'était tout le temps à demi couchée sur moi, je'me suis mis à marcher doucement le long des quais. Je ne connais pas de promenade plus délicieuse. Les quais sont larges, pleins d'air, avec de grands trottoirs vides; sur lesquels on est certain; dans la semaine, de n'être pas coudoyé. En haut, on a du ciel, d'un bout
à l'autre de l'horizon. En bas, la Seine coule, toute verte et elle est vivante de la vie des rivières, avec ses bateaux de blanchisseuses amarrés à la berge, ses péniches qui remontent te courant traînées par les remorqueurs, ses trains de bois flottants qui descendent au fil de l'eau, tandis que des hommes debout, à l'aide de longues perches, les dirigent. C'est le quartier de Paris le plus solitaire et le plus vivant. le plus vaste et le plus intime. Je sais des poètes qui ont composé là, sur ces larges trottoirs, des poèmes de trois mille vers.
Je songeais à tout ce que je venais d'entendre. C'est une terrible chose que la vérité, en littérature. Les écrivains n'ont pas les certitudes des mathématiciens. Quand on a dit « Deux et deux font quatre », on est convaincu de ce qu'on avance, et l'on peut dormir tranquille. Mais, dans les lettres, le doute reste éternel. Les écoles se dressent en face les unes des autres, en se jetant leurs systèmes au visage. Les classiques, les romantiques, les réalistes, crient ensemble que le talent, la vérité, le style, sont de leur côté et tl y a des heures où l'on ne sait plus qui a raison. En somme, la seule base possible est encore la nature on peut, sans crainte de se tromper, )a prendre pour commune mesure. Comparer une oeuvre à ce. qui est, se demander si elle est fidèle, si elle reproduit sans mensonge la réalité, c'est une première opération facile, qui établit un point de départ, le même pour toutes les œuvres. Mais cela ne suffit évidemment pas on serait conduit à exiger des photographies~-et le plus bel ouvrage serait l'ouvrage le plus exact, conclusion fausse souvent. Il faut donc introduire l'élément humain, qui élargit.
tout d'un coup le problème et en rend les solutions aussi variées, aussi multiples, qu'il y a de crânes différents dans l'humanité. J'ai défini autrefois une œuvre littéraire, en disant « Une œuvré est un coin de la nature vu à travers un tempérament. Certes, on est toujours loin de la certitude mathématique; mais on a dès lors un instrument de critique qui peut rendre de grands services; en empêchant de s'égarer dans les fantaisies du parti-pris.
J'ai souvent essayé cet instrument. L'emploi en est aisé. Quand on a une œuvre en face de soi, il suffit d'abord de chercher quelle somme de réalité elle contient; puis, sans la juger encore, on passe à l'étude du tempérament qui a pu amener dans l'œuvre les déviations du vrai qu'on y constate. Peu importe alors le plus ou le moins d'exactitude. Il faut simplement que le spectacle de l'écrivain aux prises avec la nature reste grand l'intensité avec laquelle il la voit, la façon puissante dont il la déforme pour la faire entrer dans son moule, l'empreinte enfin qu'il laisse sur tout ce qu'il touche, telle est la véritable création humàine, la véritable signature du génie. En France, nous avons un grand poète, Victor Hugo; qui est bien l'esprit le plus faux et le plus large qui existe. Il donne de tels coups de poing à la nature, qu'elle sort de ses mains colossale et bossue, avec une fièvre de vie miraculeuse. Notre illustre peintre Delacroix voyait également la nature sous trois couleurs dominantes, le rouge, le vert et le jaune, qui faisaient flamber dans ses tableaux une splendeur menteuse et extraordinaire. Je veux indiquer par ces exemples que la réalité seule ne me séduit pas, que je tiens compte de l'effort, huma~
de ce que l'homme ajoute à la nature, pour la créer à nouveau, d'après des lois d'optique personnelles. Et c'est même cette continuelle variété dans l'interprétation de la vie, qui fait la séduction éternelle des œuvres de l'imagination. Les créations littéraires se déroulent de siècle en siècle, toujours nouvelles, avec des floraisons d'autant plus originales, que les sociétés se transforment plus profondément.
~Si l'on applique aux œuvres de M. Dumas cette formule « Une œuvre est un coin de la nature vu à travers un tempérament'), le point que l'on constate d'abord, est celui-ci la réalité n'y tient pas ta grande place qu'on pourrait croire au premier examen. Certes, les sujets sont modernes, les personnages appartiennent tous au milieu contemporain. Mais ils s'agitent dans un cadre singulièrement restreint, l'auteur ne sort pas d'un certain monde ni de certains types c'est une continuelle reproduction des mêmes tableaux. On chercherait en vain. dans ses comédies, des types vivants, originaux, pittoresques; le seul personnage de ce genre qu'il ait tenté, est la madame Guichard, de Monsieur Alphonse,,qui obtint un si vif succès de.rire, le jour de la première représentation, )t ne fait pas, en un mot, des excursions de curieux dans la nature humaine, aujourd'hui chez une comtesse, demain chez un artisan, un autre jour au fond de quelque quartier suspect, chez les filles ou chez les voleurs. Tout ce qu'il a écrit peut se passer dans le même salon, avec les mêmes fautéuils le long des murs, et la même pendule sur la cheminée. Je ne lui reproche pas d'ailleurs cette simplicité, cette unité de cadre; de plus grands que
lui ont fait tenir des chefs-d'œuvre dans des espaces tout aussi étroits. Il suffirait qu'il évoquât son petit peuple avec une vive intensité de forme et de coutéur.. Mais c'est ici qu'on touche du doigt son impuissance .à être réel. Non seulement son domaine est. restreint, vague, innomé, situé sur la frontière de tous les mondes, mais encore les créatures qu'il met à la scène ont presque toutes des existences purement factices. Il n'y a rien d'humain dans ces poitrines. Ses femmes sont toutes bonnes ou toutes mauvaises, avec des raideurs de syllogismes; ses maris poussent l'abnégation jusqu'à la bêtise et la vengeance jusqu'à la folie; ses enfants parlent la langue des grandes personnes; ses rôles secondaires se promènent dans l'action comme de simples rouages nécessaires. Jamais une souplesse, jamais un abandon. On est jusqu'au cou dans un raisonnement. Tous ces gens restent de purs arguments qui doivent concourir à un plaidoyer généra), et t q'u ne s'écartent à aucun prix de la ligne droite qu'ils suivent. Derrière eux, on le sent toujours là; il est attentif, tenant ses personnages aux reins comme des mariormettes; il fait mouvoir leurs bras, leurs jambes, leur tête.; il s'identifie tellement avec eux, que tous parlent sa langue, ont le son de sa voix, .reproduisent sans cesse les tournures de son esprit. Ce n'est pas un coin de la vie ordinaire que M. Dumas nous représente; c'est un carnaval,philosophique dans lequel on voit sauter vingt, trente, cinquante petits Dumas, déguisés en hommes, en femmes, en enfants, avec des perruques selon les âges et selon les conditions,
Je passe à la seconde opération critique. Peu
m'importe que l'écrivain déforme la réalité, }a marque de son empreinte, s'il doit nous la rendre curieusement travaillée et toute chaude de sa personnalité. Ici, nouveau mécompte. On dit en parlant des personnages de Molière: Tartufe, Alceste, Agnès; on dit en parlant des héros de Balzac Hulot, Grandet, le père Goriot, madame Marneffe; Beaumarchais a laissé Figaro, et l'abbé Prévost, Manon. Tous ces écrivains ont créé des hommes, des êtres qui ont une vie propre, dont l'existence n'est mise en doute par personne. Ils ont ramassé la boue des chemins, ils ont fait des créatures à leur image, sur lesquelles ils ont soufflé; cela a sufH pour animer la matière. C'est la cette empreinte du génie dont je parle, cet élément humain qno les écrivains puissants mettent dans leurs œuvres, ce coup de pouce qui transforme le réel et le fait brusquement vivre d'une vie personnelle. Or, je dé8e qu'en nommant les personnages de M. Dumas, on évoque devant les yeux une créature vivante. Les noms de ces personnages ne viennent p~smeme à la mémoire. La Dame aux camélias seule a demeuré; et encore faut-il un travail pour se souvenir qu'elle se nomme Marguerite Gautier. Toute l'œuvre de l'auteur dramatique est ainsi une fresque grise, aux figures effacées; pas une tête plus puissante ne se détache avec quelaua relief au .nilieu des autres on dirait une procession d'êtres mort-né~ d'umures a peine indiquées sous ~es plis droits de leurs vêtements uniformes. Quand on parle du Z~mt-~Mt~e, le chef-d'œuvre de M. Dumas, on cite encore la baronne d'Ange, non qu'elle soit d'un dessin bien accentué, mais parce qu'elle a été personnifiée par dos actrices dont chacun revoit le jeu
et on ne cite pas un autre personnage, les hommes surtout disparaissent dans une sorte de brouillard, les syllabes de leurs nomssont comme molles et fugitives. Il en est ainsi pour toutes les autres comédies, elles n'ont pas laissé un type puissant, un nom vivant qui soit un être. Cela est significatif et prouve d'une façon irréfutable que M. Dumas n'est pas un créateur, mais un raisonneur. Son père, le grand Dumas, bien qu'on le juge aujourd'hui inférieur par le style et la conception littéraire, avait au contraire des mains créatrices d'où sont tombés les d'Artagnan, les Buridan, les Monte-Christo, ces colosses de l'imagination. Lui, le fils, n'est qu'un cerveau tout obstrué de fumées philosophiques. Il n'imprime pas sur les membres de ses statues la marque indestructible de ses doigts. Dans le très petit, coin du réel où il se meut, il n'anime ni ne grandit ce qu'il il touche.
J'ai peur d'être bien sévère, lorsque je tâche d'être strictement juste. Ce que je reproche en somme à M. Dumas, c'est de s'être enfermé dans la solution de certains problèmes sociaux, l'adultère examiné dans tous ses cas. Il a déserté le grand drame humain, il n'a vu que la querelle sexuelle de l'homme et de la femme; et cela ne serait rien encore, s'il l'avait vue purement en analyste; mais il y a apporté des préoccupations continuelles de moraliste, qui ont le plus souvent faussé ses observations. II ne procède pas de Molière qui peignait l'humanité dans ses vices et dans ses ridicules, sans se soucier de la leçon, ayant le seul désir de faire ressemblant lui, se moque de la ressemblance, ou du moins ne nous'~montre un vice ou un ridicule dans
les premiers actes, que pour les catéchiser ensuite et les convertir au dénouement. Le danger est grand pour notre théâtre. M. Dumas y est tout-puissant, à cette heure, et les imitateurs viendront, comme l'a dit M. d'Haussonville. Alors, nous aurions une littérature dramatique aussi parfaitement ennuyeuse que pleine d'intentions excellentes. L'outil moderne, l'analyse, tournerait au goupillon. On remplacerait le mariage obligatoire du dernier acte par un tableau de sainteté, Dieu faisant asseoir à sa droite les personnages vertueux de la comédie, et précipitant les pervèrs dans les chaudières infernales. Pour éviter ce genre abominable, il faut à tout prix en revenir aux sources classiques, à l'étude de la nature telle qu'elle est, au drame humain, à la peinture originale du vaste monde. Molière est le grand ancêtre qui doit nous sauver du catéchisme de M. Dumas.
Et; à petits pas, tout en roulant ces idées, j'étais allé jusqu'au pont des Invalides. Non, je ne me sentais pas trop sévère. Le doute qui s'était gtisse un instant dans mon esprit, ce doute littéraire dont le sourd travail, à certàines heures, vous brouille la cervelle au point de vous ôter tout jugement, se dissipait peu. à peu, faisait place à une grande lucidité. Je voyais M. Dumas en dehors de toute pompe académique, sans habit vert, sans immortalité: il ne lisait plus un discours au milieu d'une foute souriante, il n'avait plus la tête pâle d'un triomphat.p.ur que Fémotion étrangle. Et il était bien tel que je 'avais jugé, d'un grand talent sans doute, mais tout ballonné d'une importance exagérée, tenant .roia fois plus de place qu'il n'en devrait tenir. J'avais
fait une œuvre de justice. Je suis revenu par les quais, l'esprit paisible. Le temps était doux; le crépuscule tombait dans le ciel clair; en bas, au milieu de la Seine, un grand bateau de charbon trop chargé, dormait lourdement sur l'eau noire.
SAÏNTE-BEUVE
tine Bgure littéraire me tourmente depuis quelque temps, celle de Sainte-Beuve. Voici dix ans que l'éminent critique est mort, et le temps me paraît venu dédire sur lui celque 'pense ma génération. C'est moins Sainte-Beuve qui m'intéresse, à ta vérité, que !e rôle très important joué par lui dans notre littérature décès cinquante dernières années. Il a été une étape, et des plus intéressantes, des plus décisives.
Là critique de ce critique est devenue nécessaire aujourd'hui, pour bien marquer où il en était, il y a vingt ans, et où nous en sommes nous-mêmes à cette heure. Depuis le commencement du siècle, les périodes littéraires se précipitent avec une fièvre croissante. tous les vingt ans, le terrain social et tes œuvres qui y poussent se modifient à un tel point, qü'il est utile de faire le bilan de la période écoutée.
afin de bien déterminer la période qui s'ouvre. Et c'est pourquoi je m'adresse à Sainte-Beuve, parce qu'il a résumé merveilleusement son époque !ittéraire, avec une souplesse d'intelligence et un effort de sincérité sans pareils. Avec lui, nous aurons le mouvement complet des esprits depuis 1825 jusqu'à 1870 t) sufSra donc d'instruire à nouveau quelquesuns des procès littéraires dans lesquels il a cru dire le dernier mot, et de voir s'il n'y a pas lieu de casser ses jugements. Nons appuierons ainsi, sur des do' cuments certains, nos façons de penser actuelles. Ce sera le passé commenté et jugé par le présent.
Naturellement, je ne m'occuperai que de SainteBeuve critique, laissant de côté le poète, le romancier et l'historien. Même, dans la quantité énorme de ses articles écrits au jour le jour, je choisirai particulièrement ceux qu'il a publiés sur des contemporains, afin de me mieux faire entendre, en traitant d'une matière connue de tous. Ce qui m'intéresse surtout, c'est la critique moderne en face de la production moderne, c'est Sainte-Beuve jugeant les plus illustres de ses contemporains. Si j'examine cértai.' nes de ses études sur les œuvres des siècles passés, ce ne sera que pour chercher l'origine' de ses opinions et mieux expliquer son attitude parmi le groupe littéraire où il a grandi. En un mot, je veux le prendre à cette minute si instructive de la critique française, lorsque cette critique, se dégageant avec lui de la métaphysique et de la rhétorique, commençait à accepter les œuvres des temps nouveaux, tout en faisant des retours pleins de regret vers le passé. Rien ne saurait marquer davantage l'élargissement
de la voie naturaliste où notre siècle marche à grands pas.
Sainte-Beuve a écrit ceci « On ne sauraits'y prend-re de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c'est-à-dire autre chose qu'un pur esprit. Tant qu'on ne s'est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, on n'est pas sûr de le tenir tout entier. Que pensait-il en religion ? Comment étaitil affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur le chapitre des femmes ? sur l'article d'argent ? Etait-il riche, était-il pauvre ? Quel était son régime, quelle était sa manière journalière de vivre ? etc. Aucune des réponses à ces questions n'est indifférente pour juger l'auteur d'un livre et le livre lui même. »
Donc, en appliquant à Sainte-Beuve la méthode de Sainte-Beuve, cette méthode qui a fondé la critique scienti&que, il faut débuterpardes considérations biographiques. On a déjà beaucoup écrit sur SainteBeuve. Mais aucun des livres publiés n'a causé une émotion pareille à celle que vient de produire un volume de M. A.-J. Pons Sainte-Beuve et ses inconnues. M. Pons a été un des nombreux secrétaires de Sainte-Beuve, ce qui donne une certaine autorité à .ses renseignements. Ce qu'il s'est appliqué surtout à dégager, c'est le te'npéiament amoureux du critique, c'est le rôle tout-puissant joué 'par la femme dans sa vie. n semble avoir voulu répondre sur le cas de
Sainte-Beuve à cette question que celui-ci posait, en parlant de l'auteur soumis à son analyse « Comment se comportait-il sur le chapitre des femmes ? » Et M. Pons a fait la réponse avec un tel luxe de détails, avec une telle abondance de documents, que beaucoup de monde a été scandalisé, criant qu'on profanait la mémoire d'un mort illustre. Je n'ai pas à entrer dans la querelle, dont te côté sentimental me laisse froid. Là seule chose à examiner, c'est de savoir si les documents apportés par M. Pons sont dignes de créance. Certains ont une authenticité àbsolue, puisque, lé ptus souvent, M. Pons s'est contenté de laisser parler Sainte-Beuve tui-meme, en lui empruntant des citations; c'est Sainte-Beuve qui nous donne son autobiographie, par fragments, aux heures les plus détiëates de sa vie, car il avait le besoin dés confidences il s'est confessé, à vingt endroits dé ses o'tivrës, sous les voiles les plus transparents. Le tràvail de pure compilation que M. Pons à fait, pouvait donc être fait par tout le monde et ce travail oure dès certitudes presque absolues. Pour le reste, il est croyable que le biographe s'en est rapporté aux faits dont il à eu connaissance, en vivant dans l'intimité du grand critique. Cependant, certains détails sont contestés par d'autres secrétaires, qui accusent M. Pons d'avoir enSé les choses. La matière est délicate. Plus tard, sans doute, les faits strictement vrais se dégageront, à la suite de polémiques qüi ne peuvent inanquer de s'engager.
D'ailleurs, mon intention n'est pas d'utiliser dans cette étude les détails purement épisodiques. Je me contenterai des grandes lignes. It y a là un terrain tout à fait soude. Ce que personnb né songé à nier,
c'est le rôle souvent décisif que la femme a joué dans la vie de Sainte-Beuve. Il était de complexion galante, dans tous les sens du mot. Et l'on ne comprend bien son tempérament littéraire qu'en reconstituant son tempérament amoureux: Il a été un féminin, telle me paraît être en lui ta caractéristiaue de l'écrivain et de l'homme.
M. Pons nous conte la longue suite de ses amours une première tendresse d'enfant, puis les débordements du jeune homme, lâché dans le vice des'trottoirs de Paris, puis un coup de passion qui eut un moment la plus grande influence sur ses croyances~ littéraires et religieuses ensuite, il se fait un nid tiède dans des ménages à trois, et il noue une liaison mondaine, âpres une tentative de mariage qui échoue enfin, lorsque l'âge est venu, c'est une succession de maîtresses, de petites filles qu'il cloître, sans préjudice des rencontres de la rue. Le cas physiologique est complet, et il se présente comme le plus beau que je connaisse. Il rappelle beaucoup celui du baron Hulot, dans Balzac; bien entendu, je parle du développement de la passion; et non du drame. Si je m'arrête sur cette matière délicate, ce n'est pas comme critique, c'est comme romancier. Que de documents précieux dans le livre de M. Pons 1 ~ous n'inventons pas des choses d'un tel accent, il faut avoir pris la nature sur le vif pour mettre un pareil drame humain sous les faits les plus simples. Oui, voilà un romun que je voudrais écrire, une simple biographie, l'analyse d'un homme. Ceci est un hors-d'œuvre, mais je me permettrai quelques citations, tellement les notes vraies me passionnent. Rien de plus curieux, par exemple, que les relations
de Sainte-Beuve et de George Sand. Il aimait ailleurs, et il ne fut jamais que l'ami complaisant de l'auteur de Mauprat. '« Puisque Sainte-Beuve se rayait luimême de la liste, dit M. Pons, on lui réserva le rôle de conndent. de conseiller, de confesseur; je n'ose dire un autre mot, bien qu'il soit difficile de ne pas sourire à lui voir rendre de si galants services. S'il n'avait pris soin de publier, peu de temps avant sa mort, sans doute avec l'assentiment de madame Sand,leslettres qu'il lui écrivit, nous n'aurions jamais deviné à quel point ils avaient poussé, l'un la complaisance et l'autre la franchise. » Dans les extraits de lettre qui suivent, on voit George Sand demandant à Sainte-Beuve de lui amener ses amis, discutant si elle prendra Alexandre Dumas ou Alfred de Musset, paraissant se décider un moment pour Jouffroy, le philosophe, tombant enfin sur Alfred de Musset. Quant à Sainte-Beuve, il est heureux de procurer l'amant, du moment où il ne peut être l'amant luimême. C'est encore un plaisir que connaissent bien les féminins, ceux qui vivent dans les jupes des femmes s'occuper du bonheur des autres, se fourrer au milieu des histoires d'amour pour en emporter l'agréable frisson, faire des ménages qu'ôn va, voir et qu'on trouve alanguis, pleins de gratitude, avec des yeux encore humides de passion. Cela est une note de bonhomie voluptueuse, et qui marque un tempérament.
M. Pons. d'ailleurs, cite ces lignes de Sainte Beuve: « Je me fais quelquefois un rêve d'Elysée chacun de nous va rejoindre son groupe chéri, auquel il se rattache, et retrouver ceux à qui il ressemble mon groupe à moi, je l'ai dit ailleurs, mon groupe secret
est celui des adultères (Ma?c/~), de ceux qui sont tristes comme Abbadona, mystérieux et rêveurs jusqu'au sein du plaisir et pâtes à jamais sous une volupté attendrie. ') C'est'un aveu, cela, mais un aveu tout enguirlandé de poésie. Sainte-Beuve s'est installé dans des ménages seulement, il paraît s'y être conduit en homme qui tient à son bien être, beaucoup plus qu'en poète fatal, posant pour la mélancolie. M. Pons le peint ainsi « Obtenant peu, demandant moins encore, et pourtant satisfait, tel il se montre à nous dans ces mystères de l'alcôve où il nous introduit. Je ne vois pas qu'il ait jamais été sérieusement mordu au cœur de la jalouse rage que Feydeau a si pompeusement décrite dans /~MMy: Tout au contraire, l'époux, dans sa majesté, ne lui inspirait que déférence et respect. Avec quel art il s'insinuait dans sa confiance de quel miel savoureux il lui adoucissait la coupe amère Ceux-là seuls qui l'ont vu à l'œuvre pourraient le dire. Le foyer où se réchauffaient ses sens et sa tendresse lui devenait sacré. Il s'inclinait humblement sous la supériorité du mari, embouchait la trompette en son honneur et redisait son nom aux échos d'alentour. » Quel adorable portrait d'amant let-tré. refusant les violences de la passion, contraires à sa nature d'équilibre, vou)ant faire servir avant tout ses liaisons les plus cou-~ pables au charme de sa vie 1
Mais c'est surtout vers la nn, lorsque Sainte-Beuve vieillit, queles documents deviennent précieux. Voici un fait, par exemple. Sainte Beuve avait instaiïé chez loi une grande belle tille, qui, au bout de quelque temps, y meurt de la poitrine. Aussitôt, le père, un puysitn, se présente. Je laisse parler M. Pons « Sitôt
que sa fille eut fermé les yeux, il accourut, réclamant sa part de succession, les tapis, les meubles, que sais-je ? sous prétexte qu'elle avait mis en commun sa fortune avec celle de son amant il menaça celui-ci d'un procès, et, profitant de son inexpérience en affaires, parvint à lui extorquer douze mille francs. » Ceci est du Balzac, et encore Balzac n'est pas aiïé si loin, dans la cupidité d'un père et le trouble d'un amant, qui paie pour étouffer un scandale. Tout mon tempérament de romancier s'échauffe devant des aocuments pareils voilà la vérité sur i'homme, voilà le détraquement qui se produit dans le mécanisme social, sous le coup d'une passion. Nous n'avons qu'à constater. Chez tout homme, le fait aurait la valeur d'un document exact chez Sainte-Beuve, ce document prend une signification plus intéressante, parce qu'il est un élément d'analyse ouvrant un jour sur le cas d'un lettré, dont nous étudions l'intelligence.
J'emprunterai encore à M. Pons une anecdote. Un soir, il était au Théâtre-Français avec Sainte-Beuve et une jeune femme, maîtresse de ce dernier. M. Edouard Thierry, a)ors directeur du Théâtre-Français, aperçut l'illustre critique placé dans une mauvaise toge, et vint lui en offrir une meilleure. Je cite « On se teva pour descendre le galant directeur offrit le bras à Jenny; Sainte-Beuve les suivait, portant avec précaution le mantelet et le chapeau de son amie. Je fermais la marche, ne portant rien, comme le troisième page de Malbrough, mais songeant à part moi quels heureux privilèges confèrent à Paris lajeunesse et la beauté. Car cette grande fille, à qui ces deux hommes distingués prodiguaient les égards et les
hommages, et qui se pavanait par tes côr.idors avec des airs de duchesse, était la même que j'avais vue ta veille au bal Constant,–et Dieu sait ce qu'était ce bal, polkei' avec rage, amoureusement enlacée au Cane d'un Alphonse de barrière. Il
Quelle belle étude humaine, quel beau cas à disséquer! Les faits sonnent trop la vérité pour ne pas être exacts. J'ai choisi les citations de façon à né blesser personne, car il y a, dans le livre de M. Pons, d'àutres drames dont tous les personnages Ue sont pas morts. Maintenant, je reviens aux grandes lignes de Sainte-Beuve, les seules qui me soient nécessaires.
Ce qui est très net chez lui, c'est le besoin de la femme, et moins un besoin physique peut-être qu'un besoin de conversation et de compagnie. Il lui fallait une femme dans l'air qu'il respirait, il vivait béatement au milieu des jupes, se contentant le plus souvent de voir un joti visage, de flairer au passage une odeur, ou simplement encore d'entendre une voix jeune. H à réellement vécu dans là société des femmes; ses rapports dé pure amitié complaisante avec George Sàhd sont typiques. Sur le tard, i) avait, pour lés petites filles qu'il cloîtrait, dès tendresses dè père. Oh le retrouve avec cette adoration sensuelle et passive dans les ménages où il fait son nid, dans les liaisons mondaines qu'il noue. La brutalité de la passion ne paraît que lorsqu'un aiguillon plus vif le jette sur le trottoir parisien, en quête du vice. Une princesse disait de lui « Oh! 1 Sainte-Beuve est un homme à femmes. M Et la définition .était excellente, car il.les aimait toutes, il aurait vécu de leur haleine, il se faisait leur dô-
mestique, quand il ne pouvait être leur amant. Je reste ici un anatomiste. Sainte-Beuve, garçon et libre, vivait à sa guise, avec une honorabilité parfaite sa mémoire garde une haute dignité, par le talent et le travail. Seulement, je crois qu'il faut "hercher dans son tempérament amoureux le trait caractéristique de, son talent d'écrivain. Je l'ai nommé un féminin sa souplesse de critique, son horreur des extrêmes, son goût des nuances, ses raffinements d'analyse et de style compliqué vont découler de là. Ajoutez le tourment de la vérité, \dans cette nature de chatte câline, égratignant et ronronnant, et vous aurez le cas de SainteBeuve. Il demeurait une intelligence, même au plus fort de ses désirs; jamais une.aventure ne lui a fait perdre une heure de travail; ce qui prouve l'égoïsme de sa passion. L'amant, qui était sans jalousie contre le mari, ne se laissait pas entamer par les catastrophes fatales de ses liaisons; il en sortait saignant peut-être, mais presque aussitôt calmé dans son cher cabinet d'étude. Voilà donc Sainte-Beuve tout entier, casanier, vivant avec ses livres, adorant le monde pourtant, surtout les salons où il rencontrait des femmes, mettant toujours des femmes autour de lui comme un autre mettrait des fleurs dans un vase, sur sa table de travail, et reprenant tranquillement la page commencée, soit qu'il rentrât de la liaison mondaine ou du vice de la rue, soit qu'il revînt de la chambre voisine, où il parquait un petit sérail à son usage. Le besoin de comprendre et d'exprimer ce qu'il croyait la vérité, restait en dénnitive le maître, après la crise des sens apaisés. Il ne gardait qu'un attendrissement de phrase, qu'une
analyse un peu amollie et fuyante, qu'une empreinte très visible de la femme, prise dans un continue! contact, avec ses,caresses, ses perfidies, ses sous-entendus, ses colères nerveuses. On retrouve ,la femme dans cet amour de la grâce qu'il a confessé partout, comme si la femme sans rien lui 6ter de sa compréhension, en élargissant même le domaine des sensations délicates, n'avait absolument tué qu'une chose en lui, le sentiment et l'admiration de la force. C'est ce que nous verrons tout à l'heure.
Maintenant, je n'ai plus qu'à indiquer brièvement les grandes phases de la vie de Sainte-Beuve, qui ont eu une influence sur son talent de critique. Après avoir fait de fortes études, il étudia un instant la médecine; l'analyste, l'anatomiste est parti de là. D'autre part, il se passionna pour le grec, tâcha de pénétrer l'antiquité dans sa réalité vivante. On peut dire que. dès lors, il allait rester en équilibre, entre cette littérature classique à laquelle la tradition et ses études l'attachaient, et la littérature moderne .que sa pointe dans les sciences lui laissait entrevoir comme prochainement triomphante. Ses articles .nous le montreront bien souvent hésitant, se sauvant à force de compréhension, acclamant les œuvres contemporaines, tout en restant effrayé, puis faisant des retours avec délices dans les oeuvres du passé, où il se reposait. Son coup de folie romantique n'a été qu'un coup de passion, dont il s'est guéri assez vite. Le poète a été tué par le critique, par le lettré curieux que brûlait le feu de tout comprendre et de tout expliquer. De là ses quarante années de feuilletoniste, jugeant les publications
ouvelles au jour le jour. Aujourd'hui, c'est la mémoire du critique qui reste debout. On ne lit ~uère .e poète et le romancier, on ,ne se souvient plus du professeur, on oublie même l'historien de PortRoyal, pour s'intéresser uniquement au critique, qui a laissé des jugements sur l'ensemble à peu p ès complet de notre littérature. 11 est inutile de préciser davantage la vie de Sainte-Beuve, son passage à la Bibliothèque Mazarine, ses leçons à Genève et à Bruxelles, son cours du Collège de France interrompu par une petite émeute, son entrée à l'Académie où il fut longtemps très assidu, son entrée au Sénat où sa défense de M. Renan souleva un si beau scandale, son convoi de libre penseur suivi par la jeunesse de toutes nos Éco)es. C'est là l'existence d'un lettré, qui flottait de la dictature à la libre pensée, faisant d'ailleurs passer les lettres avant tout, grand par cet amour de sa vie entière. Il était homme de salon et de bibliothèque, un pied dans 'ancien régime et un pied dans le nouveau, très nonoré d'être reçu dans certaines maisons'aristocratiques, dédaigneux pourtant de ce que l'intelligence ne grandissait pas. Il y avait en lui, je le répète, un étrange assemblage d'avenir et de passé, Pour le déBnir d'un mot, il a marqué dans la critique française une période de transition. C'est* ce que je vais tâcher de démontrer, en m'appuyanf sur les documents.
Et, d'abord, il faut se demander quelle idée SainteBeuve se faisait de son rôle de Crit,ique. Je trouve à ce sujet de bien précieux renseignements, dans un article qu'il a publié sur Bôileaù. « S'il m'est permis de parler pour moi-même, dit-il, Boileau est un des hommes qui m'ont le plus occupé depuis que je fais de là critique, et avec qui j'ai le plus vécu en idée. J'ai souvent pensé à ce qu'il était, en me reportant à ce qui nous avait manqué à l'heure propice. M Donc son regret, très nettement exprimé, a été de n'avoir pas joué, pendant ta période romantique, le rôle que Bôileaù, selon lui, à joué pendant la période classique du siècle de Louis XIV. Sa théorie est que Boi)ëau a mené tout ce siècle. « Les plus grands talents eux-mêmes, dit-il, auraient-ils rendu également tout ce qui forme désormais leur plus solide héritage dé gloire? Racine, je le crains, aurait fait plus souvent des FereKtce; La Fontaine moins de Fables et plus de Contés Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins, et n'aurait peut être pas atteint aux hauteurs du jMtMn(/t?'o/)e. En vérité, ce sont là dès hypothèses qui peuvent séduire, mais il n'en est pas moins bien singulier de prétendre que, sans Bôileaù, le génie de Molière, de La Fontaine et de Racine ne se serait pas épanoui. Attribuer à la critique, même à la critique la plus ~uste, une pareille influence me paraît tout à fait exagérée; surtout lorsque le critique, comme Boi*!eau, est simplement un rhétoricien. Sainte-Beuve,
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qui a l'horreur des hypothèses, en a risqué là une de belle taille.
Mais l'intérêt est dans les lignes qui suivent Savez-vous ce qui, de nos jours, a manqué à nos poètes, si pleins à leur début de facultés naturel~s, de promesses et d'inspirations heureuses? Il a manqué un Boileau et un monarque éclairé, l'un des deux appuyant et corisacrant l'autre. Aussi ces hommes de talent, se sentant dans un siècle d'anarchie et d'indiscipline, se sont vite conduits à l'avenant ils se sont conduits, au pied de la lettre, non comme de nobles génies, ni comme des hommes, mais comme des écoliers en vacances. Nous 'avons vu le résultat. » Cela me parait radicalement faux. Je laisse le monarque éclairé de côté: mais imaginer un Boileau venant faire la loi en 1830, est une idée indigne d'un critique qui connaît l'histoire et qui se rend compte des grands mouvements littéraires. Les Boileau n'apparaissent qu'après les insurrections, lorsque le terrain est conquis et que le besoin se fait sentir d'établir une police. En 1830, un Boileau aurait été emporté comme une paille, en admettant qu'il eût pu se produire, car justement l'émeute avait lieu pour briser les formules des Boileau passés et présents. Ainsi donc, il n'aurait rien régenté du tout, il se serait fait bafouer, il aurait dû laisser passer le torrent, et peut-être se seraitil abandonné lui-même au torrent, comme il est arrivé à Sainte-Beuve. Voilà la vérité des faits. D'ailleurs, de ces hypothèses étonnantes, je ne veux retenir que ceci c'est que Sainte-Beuve a rêvé d'être le régent de notre littérature. La critique était donc pour lui une arme qui corrige, une férule
dontil fautdonner sur les doigts aux contemporains, pour les forcer à s'amender. H parlait au nom du goût et dictait des arrêts. C'est encore la conception de La Harpe. Nous verrons tout à l'heure la conception de M. Taine. Dès maintenant, je puis dire que Sainte-Beuve se trouve entre les deux. Il est la transition de la critique pédagogique à la critique scientifique.
Reprenons cette idée de la critique qui corrige. Certes, oui, elle corrige; mais il faut s'entendre. Fontes les fois qu'on fait la vérité sur un sujet, cette vérité prend une utilité pratique. Ainsi, voilà SainteBeuve, qui n'a pas ménagé les romantiques. Toutes ~es vérités qu'il leur a dites, germent aujourd'hui, détournent la génération nouvelle du coup de lyrisme de 1830. Mais jamais ces vérités n'ont été et n'ont pu être profitables aux romantiques eux-mêmes. On ne corrige pas un écrivain de génie on ne corrige même pas un écrivain de grand talent, parce que la personnalité est là qui impose les défauts comme les qualités. Ceux qu'on pourrait corriger à la rigueur, ce sont les médiocres, ceux dont le tempérament est de cire et peu importe si les médiocres sont plus ou moins médiocrement parfaits. J'en veux venir à ceci c'est prendre la critique par le petit côté et tirer d'elle un profit bien problématique, que de se faire le magister des contemporains. Le grand rôle, le beau rôle,' est d'embrasser toute son époque, de voir d'où elle vient et de déduire où elle va, de dire nettement ce qu'elle est, non pas pour la changer, grand Dieu car ce serait là une besogne impossible, mais pour faire que la génération de demain profite du spectacle
vrai de la génération d'aujourd'hui. Montrez le gouffre du romantisme vous n'empêcherez pas un seul romantique d'y faire la culbute finale, mais vous arrêterez sans doute sur les bords la jeunesse qui pousse derrière vous.
II faut remarquer que l'article sur Boiteau date de t852. Il n'est point des débuts du critique. SainteBeuve, en avançant en âge, s'élargissait en souplesse et en compréhension; mais il n'avançait pas dans le sens moderne, il se rejetait au contraire avec plus de vivacité dans le passé, comme effrayé des temps nouveaux et protestant contre un esprit littéraire qu'il avait vu naître, dont il avait brute tui-même et qui t'inquiétait sur le tard. Lui, qui se piquait d'être une intelligence ouverte aux choses les plus contraires, d'avoir des yeux tout autour de la tête, il s'affolait et ne comprenait plus. J'aurai à revenir sur ce singulier cas, qui est au fond le sujet de cette ét.ude.
Naturellement, l'ambition d'être le régent des lettres modernes n'allait pas dans Sainte-Beuve sans toutes les grâces du métier. Avec son tempérament tendre, il n'avait rien du lettré rogue, pédantesque, professant la littérature d'un visage chagrin. Sa critique s'adressait surtout à certains salons littéraires elle en avait ta jolie médisance, la politesse parfaite, toute pleine de sous-entendus méchants, le continuel sourire déguisant la sévérité des jugements. H est revenu vingt fois, dans ses articles, sur la question du goût, du tact, de la mesure, n'arrivant pas comprendre, malgré un sincère effort, les dons contraires, la puissance, la netteté sciehtinque, la passion sévère de la vérité poussée jusque
tout dire. Il consentait bien à laisser tout entrevoir, mais il voulait des ombres, il cachait les jugements trop rudes entre les lignes, où H fallait les deviner; aussi, pour bien saisir certains articles de SainteBeuve, doit-on souvent connaître autant que lui. le sujet dont il traite. C'est encore là le ton des salons; si l'on n'est pas d'un salon, il est impossible d'y comprendre ce qu'on y dit, à cause des réticences, des airs de tête qui suffisent aux initiés. Fréquentant le monde lettré, hôte assidu de certaines maisons, passant de ses livres à la conversation des femmes, sans vivre de la vie multiple du grand Paris, sans étudier l'homme chez les hommes, Sainte-Beuve causait plus encore qu'il ne jugeait. Toute rigueur positiviste !e blessait, parce qu'elle introduisait des éléments fixes dans les plaisirs flottants de son esprit. Je pourrais ici multiplier les citations, mais je me contenterai de ces quelques lignes, où il définit très bien 1 esprit littéraire, celui dont il est animé. '< L'esprit littéraire, dif-il, dans sa vivacité et sa grâce, consiste à savoir s'intéresser à ce qui plaît dans une délicate lecture, à ce qui est d'ailleurs inutile en soi et qui ne sert à rien dans le sens vulgaire, à ce qui ne passionne pas pour un but prochain et positif, à ce qui n'est que l'ornement, la fleur, la '"jperûuité immorteUe et légère de la société et de la vie. ~j'amour des lettres, aux âges de belle culture, suppose loisir,' curiosité et désintéressement; il suppose aussi une latitude de goût et même de caprice, une liberté d'aller en tous sens. SainteBeuve est là au complet: il comprendra tout le monde, et il ne comprendra pas Balzac.
Voi!~ pourtant t'homme qui, dans t'effort de s)
curiosité universelle, a fondé la critique scientifique. 11 s'est dégagé de la grammaire et de la rhétorique, il a comprisqu'il fallait avant tout conna!t,re l'homme, si l'on voulait ensuite pénétrer l'écrivain. Les principes~ie cette critique scientifique, que M. Taine devait venir réduire en formules, se trouvent chez SainteBeuve, épars dans un grand nombre d'articles. Je me contenterai de prendre çà et là des passages. « Il est très utile d'abord, dit-il quelque part, de commencer par le commencement, et, quand on en a le moyen, de prendre l'écrivain supérieur ou distingué, dans son pays natal, dans sa race. » Ailleurs, il a écrit « Ce n'est pas moi qui blâmerai un critique de nous indiquer, même avec détail, la physiologie de son auteur et son degré de bonne ou de mauvaise santé, influant certainement sur son moral et son talent. » Ailleurs encore, et cette citation est bien curieuse: « La plupart des hommes n'aiment pas la vérité, c'est à-dire cet ensemble non arrangé de qualités et de défauts, de vertus et de vices qui constituent la personne humaine. Ils veulent leur homme, leur héros, tout d'une pièce, tout nu, ange ou démon 1 C'est leur gâter leur idée, que de venir leur montrer dans un miroir fidèle le visage d'un mort, avec son front, son teint et ses verrues. Pourquoi donc reculer devant l'expression entière dé la nature humaine dans sa vérité ? Pourquoi l'affaiblir à dessein et presque en rougir? Auronsnous toujours l'idole et jamais l'homme? » Dès lors, je le répète, la critique scientifique était fondée. Une oeuvre n'était plus un morceau de style, sur lequel se battaient les grammairiens et les rhétoriciens une œuvre devenait le produit d'un homme, d'un
tempérament, qu~ fallait analyser, si l'on voulait re't'onter du producteur à ce produit. De là, la façon de procéder de Sainte-Beuve tout homme de cabinet qu'il tut, il ne se contentait pas de lire les œuvres,' H reconstituait les époques, faisait causer les survivants.\ les témoins, épuisait les documents de toutes sortes, et ne hasardait son jugement que lorsqu'il connaissait le tempérament et les habitudes de son auteur, le temps et la société où it avait vécu. Seulement, quand le critique avait réuni tous les renseignements désirables, quand il tenait son auteur nu devant lui, le féminin apparaissait avec son besoin de grâce et de mesure, et il mettait des feuilles de vigne, et il se perdàit dans les complications de finesse les plus étonnantes, pour arriver à tout dire sans avoir l'air de le dire. C'était l'outil de notre analyse moderne, dans des mains de velours, armées de jolies grifïes tranchantes. I) restait le lettré, par-dessus l'anatomiste.
Aussi quel contraste et quel heurt caractéristique, lorsque, vers la fin de sa carrière, il se rencontra avec M. Taine. Celui-ci arrivait avec un tempérament tout opposé. Très lettré également, ayant la sensation vive et nerveuse de l'artiste, il affectait le dédain de ses dons littéraires, iFs'enfermait dans des raideurs sévères de géomètre et de mécanicien. Au fond pourtant, il continuait Sainte-Beuve, il ne faisait que formuler strictement la méthode employée parcelui-ci. On connaît ses formules, soumettant les oeuvres aux questions de race, de milieu t de circonstances historiques, rapportant tout à la faculté maîtresse de chaque écrivain. Sainte-Beuve, lui aussi, interrogeait la race, le milieu, les circonsie
tances; mais il n'érigeait pas ces influences en lois fixes, il répugnait à l'esprit de synthèse scientifique, comme je l'ai fait voir. En un mot, il voulait garder le vague, l'indéterminé aimable du domaine ~<.t~raire, et l'idée qu'on se servirait un jour de ses propres travaux pour introduire, dans la critiqne des œuvres de l'esprit, les formules rigides de la science. le consternait et le faisait se rejeter violent en arrière, jusqu'à Boileau, par-dessus la tête de La Harpe. Ce qu'il défendait avec désespoir, contre ses* études elles-mêmes, c'était, je le répète, ce monde poli. ces salons où il causait, ce vieil esprit littéraire des siècles derniers qu'il sentait menacé par la nouyel)e littérature, toute basée sur le document exact et sur les sciences naturelles et expérimentales. Le choc fut donc inévitable entre Sainte-Beuve et M. Taine, Le premier, d'ailleurs, garda.sa souplesse, son art d'étrangler les,gens dans une embrassade. Il s'attaque immédiatement au point faible du système. La race, le milieu, ce.sont là des influences certaines; seulement, comme il existe évidemment d'autres influences, on ne saurait conclure avec ces deux-là. Je cite « Ce qu'il faut répondre à M. Taine, quand il s'exprime avec une affirmation si absolue, ç'est que, entre un fait si général et si commun à tous que le sol et le climat, et un résultat aussi compliqué et aussi divers que la variété des espèces et des individus qui y vivent, il y a place pour quantité de causes et de forces plus particulières, plus immédiates, et, tant qu'on ne les a pas saisies, on n'a rien expliqué. H Sainte-Beuve aurait tout à fait raison de rejeter les formu!es, s'il le faisait par tendresse stricte pour la vérité. Mais je crois que ce
n'est pas là son cas. H plaide pour le caprice, pour ce,qu'il regarde comme l'agrément des lettres Au fond de la querelle, il y a deux opinions philosophiques en présence. Sans remonter jusque-là, on peut dire aujourd'hui que l'outil, dégrossi par M. Taine, reste le meilleur outil de critique que nous ayons, malgré les formules incomplètes, malgré certaines raideurs inévitables dans une méthode née d'hier. Et où je suis de l'avis de Sainte-Beuve, c'est lorsqu'il ajoute: « Si l'on peut espérer d'en venir un jour à classer les talents par familles et sous de certains noms génériques qui répondent & des qualités principales, combien, pour cela, ne faut-i1 pas auparavant en observer avec patience et sans esprit de système, en reconnaître au complet, un à un, exemplaire par exemplaire.. en recueillir d'analogues et en décrire. » Sans doute, il nous faut des documents; mais pour être abondante, la chasse aux documents exige déjà une méthode. On n'a progressé dans les sciences que lorsqu'on s'est appuyé sur quelques vérités premières. Si l'on veut élargir les formules de M. Taine, il faut employer ces formules, qui résument d'ailleurs le résultat des expériences critiques faites par Sainte-Beuve. La critique scientifique a déjà deux périodes: elle balbutie chez Sainte-Beuve, elle y est d'instinct; puis elle s'affirme en se raidissant chez M. Taine, comme il arrive toujours dans la première poussée systématique des novateurs. C'est nous maintenant qui devons reprendre l'outil, l'améliorer, le compléter, l'u-
parle de la faculté maîtresse. « Efforçons-nous de deviner ce mot intérieur de chacun, et qu'il porte gravé au dedans du cœur. Mais avant de l'articuler, que de précautions que de scrupules 1 Pour moi, ce dernier mot d'un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques de race et de famille, d'éducation et de développement, à saisir l'individu dans ses moments décisifs et ses crises de formations intellectuelles, à le suivre dans toutes ses variations jusqu'au bout de sa carrière, à posséder et à lire tous ses ouvrages, ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais à deviner plutôt que de me~ décider à l'écrire je ne le risquerais qu'à la dernière extrémité. Et c'est vrai. il ne l'a jamais risqué. C'est tout au plus s'il le laisse parfois deviner. De là le vague, le flottant de ses jugements. Souvent même, on ne sait s'il aime ou s'il déteste ce dont il parle. Sainte-Beuve, soit par excès de prudence devant la vérité, soit par goût pour le vague de l'homme, qu'il professait, .est toujours resté en deçà de la netteté et de la puissance. Je connais de lui peu de jugements qui soient déunitits. qui s'imposent par ~a simplicité du point de vue et la solidité de l'afHr{hation.
Voici comment il termine ce premier article sur M. Taine. « Que le savant, chez lui, ne domine pas trop le littérateur c'est là le seul conseil général qu'on doive lui donner. Il est d'une nation où, tôt on tard, les gens de talent, s'ils veulent produire tout leur effet et toute leur action utile, doivent se rescudre à plaire. » Et toujours cette nécessité de la grâce reviendra sous la plume de Sainte-Beuve. C'est son
ere~o. c'est le cri du féminin dont la vie a été consumée par le besoin de plaire. Il.aura beau remuer la vilenie humaine, y insister même, être méchant et pervers, il voudra l'être en femme qui montre ses dents blanches dans ses morsures. Chez M. Taine, ce qui le séduit, c'est avant tout le lettré il se défend contre l'analyste puissant, contre l'homme de volonté et de vigueur; et. au bout de son étude, pour tout compliment, pour toute admiration, il ne trouve que ce mot « Soyez aimable. »
Voilà donc nettement posées les deux figures de la critique moderne. M. Tairie continue et systématise Sainte-Beuve. C'est un pas nouveau dans la critique scientifique. Aujourd'hui, il n'y a plus qu'à marcher dans cette voie, en amassant les documents et en perfectionnant la méthode.
in
Mais voyons Sainte-Beuve à t'œuvre, Je viens de relire un grand nombre de ses articles, et ce qui m'a frappé, c'est l'effort très évident qu'il apporte dans la recherche de la vérité. On ne peut lui nier ce désir ardent d'être juste, d'épuiser les documents et de rester dans l'expression exacte de ce qu'il croit savoir, f~'est même là,comme je l'ai déjà dit, ce qui te caractérise comprendre et pénétrer tous les sujets par la souplesse de son intelligence, puis nous en donner l'idée la. plus vraie possible, une idée moyenne, mesurée, à égale distance des extrêmes. Il jouait ainsi très finement de son goût pour l'agréable, pour la raison aiguisée par la grâce. Toutes les
fois qu'il a'est attaqué à un tempérament puissant, H à cru pouvoir le condamner au nom de la vérité. Pour lui, là vérité est, avec raison d'ailleurs, dans les nuances il juge la vie complexe, ondoyante,, un peu plate dans son train moyen, et dès lors il a beau jeu pour écraser ceux qui n'ont pas sa nature souple et galante, car il lui est facile, au premier saut un peu violent, de les accuser d'exagération. Voità comment son effort de justice, sa souplesse d'intelligence, son amour du vrai pondéré, lui a fait nier les hommes les plus grands de son siècle. Ici, j'éprouve un scru; ute, et je veux déclarer que je n'ai jamais vu Sainte-Beuve. Il m'a simplement écrit en 1868 une lettre qui a paru dans sa correspondance. Je lui avais envoyé un de mes premiers romans, Thérèse Raquin, et il me répondait par une critique où je trouve précisément ce besoin de vérité moyenne dont je viens de parler. Rien de plus juste que cette critique. Par exemple, il dit de ma description du passage du Pont-Neuf: « Ce n'est pas vrai, c'est fantastique de description c'est comme la rue Soli, de Balzac. Le passage est plat, banal, laid, surtout étroit, mais il n'a pas toute cette noirceur profonde et ces teintes à la Rembrandt que vous lui prêtez. C'est là une manière aussi d'être infidèle. n Il a raison; seulement, il faut admettre que les lieux ont simplement la tristesse ou la gaieté que nous y mettons on passe en frissonnant devant la maison où vient de se commettre un assassinat, et qui la veille semblait banale. Sa critique n'en subsiste pas moins. Il est certain que, dans Thérèse At~M/M, les choses sont poussées au cauchemar, et que la vérité stricte est en deçà de tant d'horreurs. En fai-
sant cette déclaration, j'entends montrer que je comprends parfaitement et que j'accepte' même le point de vue de la vérité moyenne où se place SainteBeuve. Il a également 'raison quand il s'étonne plus loin de ce que Thérèse et Laurent ne contentent pas immédiatement leur passion, après le meurtre de Camille; on pourrait plaider le cas, mais la marche ordinaire des choses voudrait qu'ils vécussent aux bras l'un de l'autre, avant l'aublement du remords On voit donc que j'entre, malgré mes propres livres, dans ce respect de la logique et de la vérité, et que je ne cherche pas à me défendre personnellement contre des critiques qui me paraissent fort justes. Oui, certes, il est mauvais d'abandonner le terrain solide du réel pour se lancer dans les exagérations de dessin et de couleur. Mais, en critique, il y a un écueit plus grand encore, c'est de ne pas faire la balance des qualités et des défauts, c'est de ne pas saisir, au delà des erreurs de tempérament, au delà des partis pris d'école, la véritable puissance des écrivains qui doivent un jour déterminer une évolution dans la littérature nationale.
Telle a été la faute irréparabte de Sainte-Beuve, devant la haute figure de Balzac. Il a eu beau être une des intelligences les plus vives de l'époque, faire la lumière sur une foule de points, aimer par nature la vérité et la justice, son injustice et son aveuglement à l'égard de Balzac font douter de ses qualités les meilleures. Que dire, en effet, d'un homme qui s'est appliqué à faire valoir les écrits les plus ordinaires, qui a montré une tendresse pleine d'habileté pour les esprits les plus inférieurs, et qui a méconnu à ce point l'homme dont l'impulsion devait être déci-
sive dans le roman? Je sais bien qu'il y avait, au fond de cette hostilité, une guerre d'homme àhomme; mais, chez Sainte-Beuve, il y avait surtout une question de tempérament, car nous le verrons également se cabrer devant les continuateurs de Balzac. Un sens lui manquait, cela est certain malgré sa volonté d'accepter le courant scientifique dans les lettres, il ne pouvait que faire sur la matière des déclarations platoniques; dès qu'il arrivait à un exemple, dès qu'il avait à juger un des novateurs, il se rebutait tout de-suite devant des exagérations fatales, il réclamait avec détresse un peu de grâ~'c. Certes, nous savons aussi bien que lui ce qu'il pouvait reprocher à Balzac. Il le trouvait de mauvais goût, emphatique, obscur, exagéré surtout. Il l'accusait de ne rien dire simplement et agréablement, de sortir à tous coups de la note moyenne. En un mot, Balzac le gênait par ses allures de conquérant, qui n'étaient pas celles d'un homme bien élevé, par son rire énorme, .par sa personne peut-être plus encore que par ses œuvres. L'antipathie devait être complète entre ces deux hommes, dont l'un était un féminin pelotant son monde avec des pattes de chatt.e, et dont l'autre était un mâle ouvrant sa route à coups de cognée. On n'en reste pas moins surpris de l'entêtement de Sainte-Beuve. Non seulement il n'a pas deviné Balzac à ses premiers chefs-d'œuvre, mais jusqu'à la 'fin de sa vie il a refusé de reconnaître l'influence triomphante du romancier sur toute son époque. En admettant qu'il n'acceptât pas les défauts comme étant l'envers fatal des qualités, il avait l'esprit assez large pour passer sur les défauts et reconnaître dans Balzac le créateur d'un monde,
le novateur qui allait lancer tout le siècle dans nno nouvelle évolution littéraire, en appliquant au roman la méthode scientifique. Condamner Balzac, au nom du goût, nous transporte tout net aux époques de La Harpe et de Boileau. Si la fréquentation du passé, si la tendresse d'un lettré pour les deux derniers siècles et pour leurs littératures doivent aboutir à la condamnation de notre esprit contemporain et de nos grands hommes, même chez une intelligence aussi ouverte que Sainte-Beuve, je serai tenté de souhaiter à nos critiques futurs une érudition moins large, afin de leur éviter des regrets inutiles et des jugements d'autant plus injustes, qu'ils sont rendus dans un esprit qui n'est plus le nôtre.
Je pourrais multiplier les preuves, citer les pages où Sainte-Beuve a jugé Balzac avec plus d'étroitesse encore que d'injustice. Mais je me bornerai à deux exemples. Je prends l'un dans un article écrit en 1838. On y titdes choses dans ce genre « Nous ne parlerons pas de la ~aMOM TVMCtH~cM, à laquelle, sans'doute à cause d'un certain argot dont asent les personnages, il nous a été impossible de rien saisir..Les acteurs, qui reviennent dans ces nouvelles, ont déjà figuré, et trop d'une fois pour la plupart, dans les romans de M. de Balzac. Et encore « La série des T~M~M de M<pMr!! de M. de Batz')c finit par ressembler à l'inextricable lacis des corridors dans certaines mines ou catacombes. On s'y perd et l'on n'en revient plus, ou, si l'on en revient, on n'en rapporte rien de distinct Hien de distinct dans les œuvres de Balzac Cela va avec ses personnages qui ont déj~ trop servi d'une fois. Mais l'article date de loin, et on pourrait croire qu'après ies derniers
chefs-d'œuvre du romancier, Sainte-Beuve a fini par ouvrir les yeux. Il n'en est rien. Voici la page étonnante qu'il écrivait en 1863, dans un article sur Gavarni, douze ans après la mort de Balzac. Je donne cette page en entier, parce qu'on y prend sur le fait l'injustice absolue de Sainte-Beuve, consciente ou inconsciente. On a très justement remarqué, ditil, que, dans cette comparaison inévitable entre Balzac et Gavarni, celui-ci a un rôle plus net, plus sûr, plus incontestable. Balzac, que je ne prétends nullement diminuer sur ce terrain des mœurs du jour, et de certaines mœurs en particulier, où il est expert et passé maître, Balzac pourtant s'emporte et manque de goût à tout moment; il s'enivre du vin qu'il verse et il ne se possède, plus; la fumée lui monte à la tête son cerveau se prend et il est tout à fait complice et compère dans ce qu'il nous offre et dans ce qu'il nous peint. C'est une grande avance, je le sais, à qui veut passer pour un homme de génie auprès du vulgaire que de manquer absolument de bon sens dans la pratique de la vie ou dans la conduite du talent. Balzac avait cet avantage, Gavarni se possède toujours. Il a dans son crayon de cette aisance et de cette grâce dégagée qu'avaitcepremierélèvedeBalzac, qui eût pu être supérieur au maître si un disciple l'était jamais, et si enfin il eût vécu; je veux parler de Charles deBernard. Gavarni a de cette élégance dans le crayon, avec la verve en sus et l'inépuisable facilité. » Mais, grand Dieu c'est justement parce que Gavarni avait cette élégance et cette inépuisable facilité, qu'il nous apparaît aujourd'hui comme un petit garçon à côté de Balzac 1 Le parallèle ne peut se supporter un moment..Balzac avait la puissance, la puissance, enten-
dez-voue cette force créatrice sans laquelle il n'y a pas de génie. Je laisse de côté les perfidies du passage, mais je le demande en toute bonne foi, vouloir mettre Gavarni au-dessus de Balzac, n'est-ce pas avouer qu'on n'entend rien absolument à notre littérature moderne et qu'on ferait mieux alors de s'enfermer dans sa bibliothèque pour'vivre avec les siècles morts?
J'insisterai aussi sur cette triomphante idée que Charles de Bernard aurait pu être supérieur à son maître. Du vivant de Balzac et de Charles de Bernard, je trouve déjà ces lignes dans un article daté du i5 octobre 1838 M. de Bernard pourra bien être, s'il le veut, l'Améric Vespuce de cette terre, dont M. de Balzac est le Christophe Colomb. » Et le critique part de là pour lui trouver toutes sortes de belles qualités, qu'il refuse à Balzac. Eh bien c'est là un symptôme que j'ai déjà constaté chez tous les critiques d'esprit étroit le besoin de mettre l'élève au-dessus du maître, parce que l'élève est généralement affaibli, plus souple, plus abordable. SainteBeuve tombe ici dans l'amour du médiocre, qui est la caractéristique de notre critique courante, celle qui bâcle les feuilletons. J'ai déjà répété plusieurs fois qu'il a été une des intelligences les plus ouvertes du siècle mais venir, en 1863, reprendre cette figure de Charles de Bernard, parfaitement oubliée, et avec tant de raison, venir la reprendre pour l'opposer à celle de Balzac, même avec toutes sortes de restrictions embarrassées, cela prouve que, dans cette intelligence si vaste de Sainte-Beuve, il y avait une lacune, un trou énorme, juste à l'endroit où il lui aurait fallu .des facultés de compréhension trë*
nettes, très énergiques, pour pénétrer le nouveau siècle littéraire qui commençait et auquel une bonne moitié de lui-même appartenait.
Je passe à Stendhal. En '854, après la mort de Stendhal, lorsque ses œuvres complètes parurent, Sainte-Beuve lui consacra deux articles. Il le traite d'écrivain distingué ». Mais il ajoute <~ Voilà toute une génération nouvelle qui se met à s'éprendre de ses œuvres, à le rechercher, à l'étudier en tous sens presque comme un ancien, presque comme ua classique c'est autour de lui et de son nom comme une Renaissance. Il en eût été fort étonné. ') Cette dernière phrase est bien drôle; croyez que SainteBeuve est plus étonné encore. Et quel bijou, ce cri « presque comme un ancien », dans lequel on sent le critique stupéfait et scandalisé. Plus loin, il traite Stendhal de « hussard romantique » j'avoue que je ne comprends pas du tout, tellement notre idée sur Stendhal est autre. Je ne puis entrer dans t'analyse qu'il fait du talent de Stendhal, uniquement pour prouver que celui-ci avait meilleur cœur et aimait plus la grâce qu'on ne croyait. J'ai hâte d'arriver à cette citation « Romancier, Beyle a eu un certain succès a et à ce jugement sur le Rouge et le /VoM' et sur la C~or~'cMM de Parme « Quand on a lu cela, on revient tout naturellement, ce me semble, en fait de compositions romanesques, au genre français ou du moins à un genre qui soit large et plein dans sa veine; on demande une part de raison, d'émotion saine et une simplicité véritable telle que l'ourc l'histoire des /~aH<'M de Manzoni, tout bon roman de WatterScott, ou une adorable et vraiment simptenouveHe de Xavier de Maistre. » Et voilà Xavier de Maistre
supérieur à Stendhal On n'avoue pas avec une meilleure grâce qu'on refuse au roman l'étude de jl'homme, dans sa rigueur scientifique. Sainte-Beuve ~demande qu'on lui chante ~MC&tu'~e la lune. Mon Dieu c'est un goût, mais ce n'est plus de la criuque.
¡ Remarquez que cet article sur Stendhal, malgré ses sévérités, est plutôt amical. Sainte-Beuve n'apporte pas ici la rancune noire qu'il montre partout à l'égard de Balzac. D'ailleurs, c'est autre part qu'il faut chercher son dernier mot sur Stendhal c'est dans un article consacré à M. Taine. On sait que M. Taine a été un des ouvriers tes plus actifs de cette renaissance qui s'est faite autour des œuvres de Stendhal, et dont parle Sainte-Beuve. Aussi ce dernier n'a-t-il pu se tenir. « Unefois. dit-il, àpropos de Tite-Live, M. Taine nomme Stendhal il le citera surtout dans son livre des /<o.')O~Aes, et le qualifiera dans les termes du plus magniSque'é)oge(~andromaKCie?', /e/)/'<s~'aMd p~cA«/o~Me<<M siècle). Dussé-je perdre moi-même à invoquer de la part de M. Taiue plus de sévérité dans les jugements contemporains, je dirai qu'ayant connu Stendhal, 'l'ayant goûté, ayant relu encore assez récemment ou essayé de relire ses romans tant préconisés (romans toujours manqués, malgré de jolies parties, et, somme toute, détestables), il m'est -impossible d'en passer par l'admiration qu'on professe aujourd'hui pour cet homme d'esprit, sagace, fin, perçant et excitant, mais décousu, mais affecté, mais dénué d'invention. )) Enfin, voilà donc le mot les romans de Stendhal sont détestables. Et quelle attitude amusante, lorsque Sainte-Beuve dit « Je l'ai connu, je l'ai goûté, et vous m'étonnez en le
traitant de grand homme ». Cela rappelle ce mot d'une fruitière, qui avait vu jouer Hoche dans sa boutique « Un générât, pas possible, il était tout petit, et je lui donnais des pommes H La querelle est toujours la même. Sainte-Beuve se fait du roman l'idée qu'on s'en faisait au siècle dernier, et il n'entend rien à la formule que Balzac et Stendhal nous en ont laissée. Il demande du goût et de l'invention où ils ont mis de l'analyse et de la physiologie; c'est toute une autre époque jugeant la nôtre, avec la colère des. aînés refusant aux cadets le droit de percer de nouvelles routes. Il y a là une obstination absolue, et qui reste logique avec elle-même, toutes les fois qu'un romancier de la nouvelle famille tombe sous la plume de Sainte-Beuve. C'est ainsi que nous allons le trouver hostile pour M. Gustave Flaubert et pour MM. de Goncourt. Et ici il faut remarquer qu'il vivait dans l'intimité de ces écrivains, et que par conséquent il a.été obligé de mettre une sourdine à son réquisitoire. C'est presque aimable, mais au fond c'est plein de frayeur et de blàme. En étudiant ~«</aMe Bovary, il reproche à M. Gustave Flaubert ses amants « sans délicatesse H, il lui dit tout nettement que Bernardin de Saint-Pierre et madame Sand ont embelli la nature où ils ont vécu, tandis que lui décrit sa Normandie telle qu'elle est. Plus loin, il se lamente de ne pas trouver un héros dans le roman, « celui que l'acte)))' voudrait être ». Il l'accuse de n'avoir pas donné un coup de pouce à Bovary pour faire « d'une tête vuigaire une noble et attendrissante figure H Enfin, il a ce cri, à la fin de l'article « Fils et frère de médecins distingués, M. Gustave Flaubert tient la
plume comme d'autres le scalpel. Anàtomistes et physiologistes, je vous retrouve partout 1 » Éh bien 1 si vous les retrouvez partout, comprenez alors. Vous avez le nez sur là piste allez, marchez, expliqueznous où va le siècle, ah lieu d'avoir l'air de ne pas voi~ nettement le mouvement et de vouloir même {'enrayer. Le pis est que Sainte-Beuve a commencé par étudier la médecine et qu'il devrait avoir été touché par là science. Son désir d'« une noble et attendrissante figure », dans le cas de Bovary, me paraît quelque chose d'énorme, car je ne connais rien de, plus poignant, de plus profondément humain que la dernière page dé Jt/a~ame Z~ot'a~y. L'homme qui a eu tn instant là pensée de changer cette page, si intelligent qu'il ait pu être, n'a jamais eu l'intelligence de nos œuvres modernes. On s'explique dès lors qu'il se soit étonné de l'influence toute-puissante de Batzac, qu'il compare naïvement à Eugène Sue et & Frédéric Soulié, en préférant ceux-ci.
Quant à MM. de Concourt, ils ont été mieux traités par lui. Cela tient certainement à ce qu'il n'étudie pas Un de leurs romans, mais leur livre intitulé: 7~M ë~ .S'MM/MtM, où il trouve moins à mordre. L'article est très bien fait; c'est un des bons parmi ceux que je viens de relire. Pourtant, il s'y montre d une sévérité sournoise. Ainsi, il parie de « l'irrévérence de jugement qui tient au manque de religion première Il fait une grosse querelle -toujours la même parce que MM. de Goncourt, seion lui, recherchent là crudité. « Pourquoi, dit-il, se retrancher, s'interdire à soi et aux autres, quand il y a lieu, l'agrément, l'émotion bienfaisante et salutaire. Remarquez que les romanciers naturalistes
ne se retranchent rien du tout s'ils versent parfois dans le noir, c'est que leurs modèles les y poussent mais tel est le mot d'ordre des gens de goût effarés. Et c'est là, dans une note mise après coup au bas de la page, que Sainte-Beuve se sent pris d'un brusque besoin de franchise. Il écrit: « Et puisque j'ai commencé de me découvrir, je ne m'arrêterai pas en si beau chemin et j'achèverai, s'il le faut, de me perdre dans l'esprit de beaucoup de mes contemporains et des plus chers: oui, en matière de goût, j'ai, je l'avoue, un grand faible, j'aime ce qui est agréable. a On le voit bien. Voilà Balzac, Stendhal, M. Gustave Flaubert, MM. de Goncourt, toute cette filiation des grands romanciers modernes, jetés du coup dans le même panier. Us ne sont pas agréables, et il les condamne.
J'essaye de dégager nettement par quelles causes Sainte-Beuve en est venu à méconnaître les écrivains nouveaux. Évidemment, il tenait pour les anciens, en féminin que le vacarme de notre siècle effrayait et en homme de bibliothèque qui adorait travailler sur des morts, toujours plus commodes. A chaqueinstant, on trouve chez lui des cris dans ce genre « Oh 1 qu'il est bon de relire quelquefois les anciens dans leurs grandes sources 1 » Certes, l'érudition est exceltente en littérature. mais j'ai toujours estimé que la lecture des anciens devait être une pure gymnasti-. que intellectuelle et une façon de jalonner l'époque contemporaine, en étudiant d'où l'on vient, en constatant où l'on est, et en prévoyant où l'on va. Il n'y a rien de tel chez Sainte-Beuve du moins cela se marque si peu, qu'on ne saurait en parler. A ses yeux, Fétude littéraire reste une récréation de t'esmit
il ne s'est point passionné, comme M. Taine, pour les évolutions qui se déclarent de siècle en siècle, qui partent du début d'une littérature et vont à l'avenir. Le tas énorme de ses articles, le nombre considérable de volumes qu'il laisse, ne contient à ce sujet aucune indication, aucun effort d'indication même. H étudie séparément chaque écrivain c'est à peine s'il remonte au groupe; ainsi, lui-qui aurait pu nous donner une histoire du romantisme si intéressante, a écrit uniquement des lamheaux très incomplets qu'il est impossible de coudre les uns aux autres. Toujours une tégere frayeur des temps présents le faisait se replonger dans l'antiquité et perdre le fil. On voit pourtant que, dans sa jeunesse, il a compté sur le romantisme; puis, lorsque te romantisme s'est mis à craquer de toutes parts, cet effondrement lui a paru une catastrophe dernière, il n'a plus rien vu devant lui, il a semé ses articles de demi-confidences sur ses espoirs trompés; et c'est alors que, dans le désastre, il s'est raccroché aux anciens, se contentant de suivre la bataille moderne, en sceptique qui désespère désormais d'une victoire possible, qui ne comprend pas même pourquoi on se bat, mais qui, en dilettante de l'intelligence, se pique de tout saisir ou plutôt de tout tolérer. Jamais il ne s'est douté que le mouvement du siècle littéraire allait finir par s'incarner dans ces romanciers qu'il ne trouvait pas agréables, Balzac"Stendhal, M. Gustave. Flaubert, MM. d9 Goncourt, et les derniers venus. Voilà où est le trou, voilà ce qui le diminue, ce qui l'empêchera de passer à la postérité comme un critique supérieur.
Imaginez un instant une histoire de la littérature française écrite parM.Tàine. Cette histoire marquera surtout la grande charpente de notre littérature, telle que chaque siècle t'a dressée. Ce sera un édifice comptet avec ses fondations, ses premières assises, ses étages successifs et le tout sera déduit logiquement, démonté et remonté d'après certaines lois. On pourra en suivre l'architecture, on verra avec netteté les styles diu'érents de chaque époque, on constatera par quelles transitions lentes on a passé de tel style à tel autre. En un mot, l'oeuvre sera l'histoire de l'évolution même de l'esprit français à travers lés âges. Sans douté, avec M.~Taine, tout cela sera poussé au système, raidi dans une formule mécanique, mais le plan et la méthode n'en auront pas moins une vigueur et une clarté merveilleuses. Maintenant, examinez le long labeur de Sainte-Beuve, les volumes nombreux dans lesquels il a réuni des centaines d'articles, Il y a là, à peu près, toute la matière d'une histoire de notre littérature, càr il n'est pas d'époques et pas d'écrivains qu'il n'ait étudiés. Eh bien 1 ces articles, ces études en tous sens sont comme des documents dispersés ils n'ont aucun lien entre eux, ils apportent simplement des notes intéressantes sur tous les sujets. Je sais parfaitement qu'il faut faire la part des conditions ou ils ont été écrits, au jour le. jour et pour les besoins d'un journal, sans aucun plan arrêté d'avance. Mais ils n'offrent même pas entre eux la pensée
IV
d'une idée générale, d'une philosophie quelconque, d'un but large et constant. On y trouve la seule. curiosité d'un lettré, cette curiosité que j'ai déjà définie, se lançant à droite et à gauche pour le plai.sir intellectuel de comprendre, pour l'agrément de se sentir intelligent et de montrer son intelligence en petit comité, dans un salon où les dames vous écoutent. C'était la théorie de Sainte-Beuve: rester dans l'analyse, ne jamais conclure, fuir la synthèse comme une cause certaine d'erreurs, ne laisser derrière soi qu'un amas de documents. De là, à la place de l'Histoire de la littérature française que nous attendons encore, et que M. Taine aurait pu écrire, ce tas considérable de notes jetées pêle-mêle par Sainte-Beuve, sans ordre aucun, et qui en somme ne sont que des matériaux dont un esprit supérieur pourra un jour tirer un ensemble, en les classant, après les avoir soigneusement revus et contrôlés. Justement, je songe à une phrase de Claude Bernard, disant avec raison qu'on pourrait entasser les documents pendant des siècles, sans faire avancer la science d'un pas, si l'on ne tirait pas des documents les lois des, phénomènes. Etudier le passé par fragments pour le connaître, analyser les écrivains les uns après les autres, tête par tête, cela est une besogne excellente, et c'est par là qu'on doit commencer. Mais continuer éternellement cette besogne, ne pas, à un moment donné, lorsqu'on connaît par exemple tous les écrivains d'une époque, chercher le lien qui les unit, leur ascendance et leur descendance, en un mot ne pas tâcher de trouver la loi qui régit l'évolution littéraire des sociétés, c'est perdre le bénéfice de ses premières études, c'est
rétrécir volontairement, son horizon, c'est apporter des pierres pour un édifice qu'un autre construira. Tel a été strictement le rôle de Sainte-Beuve. Cela répondait à un état d'esprit. H n'a pas voulu admettre qu'il y a une science critique comme il y a une science chimique ou du moins, pour sa part, il a refusé de s'engager à fond dans cette voie scientifique, par des répugnances de )ettré.
Mon opinion est que la critique des journaux, telle qu'elle est pratiquée par beauco-up d'imbéciles et par quelques hommes malins, est une des choses les plus inutiles et les plus sottes qui se puissentvoir. Uefa u <t pas même le mérite d'apporter des documents. car rien n'est moins exact, moins sérieusement étudié que ces articles écrits sous t'influence du moment, avec les préjugés et tes courants d'esprit de la foule. H ne restera pas une opinion de ceux qui ont à cette heure le pJus d'autorité, parce que, selon moi, ils s'enfoncent trop dans les jugement absolus, dans l'examen séparé d'un écrivain, sans remonter à son origine et à la part qu'il prend au mouvement de l'époque. Ce qui devrait les passioriner, ce n'est pas cette cuisine au jour le jour, ces coups de férule distribués aux faibles et aux forts, selon qu'ils leur semblent plus ou moins sages ce sont tes grandes lignes littéraires d'un siècle, le groupement des tempéraments, la lutte des écoles, la marche continue des esprits vers l'avenir. Voilà ta haute critique, cette critique scientifique qui s'affirme et grandit. Pour moi, un écrivain n'est jamais qu'une phrase isolée dans une page humaine et sociale. Si je m'intéresse à un artiste qui «'est confessé tout haut, si je me penche curieu-
sèment sur son œuvre, c'est que dans cette œuvre il y a uu homme, et que derrière cet homme il y a une société. Je ne suis plus uniquement un lettré goûtant les qualités de l'intelligence et la caresse des mots, jouissant d'une page en grammairien -;t en rhétoricien je suis surtout un savant, qui tressaille, lorsque l'oeuvre écrite l'aide à démonter le mécanisme physiologique et psychologique d'un homme, et à se rendre par là-même compte des rouages d'une civilisation. Les écrivains d'une littérature deviennent ainsi des documents qui permettent de suivre révolution des esprits à travers les siècles, de chercher les lois qui régissent ces évolutions, de prévoir enfin où tend notre époque actuelle, où est la vérité parmi les disputes des écoles. Je reviens à Sainte-Beuve. Ses articles, les plus nombreux, sur les écrivains des siècles passés, sont certainement les meilleurs. tt y a là une pénétration souvent remarquable. Mais, je le répète, les vues d'ensemble manquent. Je ne veux pas entrer dans l'examen d'un tel bagage, je m'arrêterai pourtant à un article sur madame Dacier, qui me parait apporter une preuve à ce que j'ai dit plus haut. SainteBeuve constate bien que la querelle des anciens et des modernes, qui a révolutionné la fin du dix-septième siècle et le commencement du dix-huitième, recommence toujours, qu'il n'y a même* qu'elle au fond de toutes nos disputes littéraires mais il n'est pas tenté d'étudier ce mouvement pour en tirer une conclusion nette. Je ne puis faire ici l'historique de cette querelle, que le romantisme a soulevée de nouveau en < 830, et que nous soulevons, nous aussi, avec le naturalisme. Les positions des combattants
ont pu changer, les questions ont pu se poser difîéremment., mais au fond c'est toujours l'esprit scientifique moderne qui est aux prises avec l'absolu païen ou catholique. Je me contenterai de rappeler que, du temps de madame Dacier, la bataille st livrait sur Homère, dont elle venait de donner une traduction, et que La Motte prétendait grandir, en l'arrangeant à la française. Sans doute, l'7/Mi~e francisée de ce dernier était un détestable terrain de combat. Sainte-Beuve peut se montrer sévère mais, tomme il le reconnaît lui même, sur ce terrain, si mauvais qu'il fût, les partisans des modernes dirent d'excellentes choses; et, en somme, la victoire leur resta. C'était, à mon sens, le réveil du génie national, après les triomphes absorbants des littératures anciennes, lors delà Renaissance, c'était, chez nous, le premier bégayement de l'esprit scientiËfjue secouant la tyrannie classique pour retourner directement à l'étude de la nature, sans passer par les livres. Sainte-Beuve, bien qu'il tâche de se tenir en équilibre, pour faire montre de son intelligence, penche plutôt vers madame Dacier. Il a beau être de notre dix neuvième siècle, il garde des tendresses pour les anciens, il cite par exemple l'abbé Terrasson, sans se récrier d'admiration pour les vues générales de ce géomètre, qui a devancée notre siècle de cent cinquante ans.
Lisez ceci « C'est Terrasson, dit Sainte-Beuve, qui fit le mieux voir qu'on ne devait envisager cette jueretleque comme un cas particulier et une application de plus de la révolution opérée par Descartes hns l'ordre intellectuel. Selon lui, Descartes a renouvelé pour ainsi dire l'esprit humain, en substi-
tuant la raison à la prévention. Cette prévention, déjà vaincue en physique et dans les matières de science, subsiste encore en littérature Homère et Aristote sont les deux grands noms, les deux idoles encore debout sur le seuil de la rhétorique et de la poétique; il s'agit de déloger l'autorité de ces dernières portes « L'examen dans les ouvrages de belles-lettres, nous dit Terra'sson, doit donc tenir lieu de l'expérience dans les sujets de physique et le même bon esprit, qui fait employer l'expérience dans l'un, fera toujours employer l'examen dans l'autre. » En vérité, voilà qui est contemporain de Claude Bernard. II continue a Les sciences naturelles ont prêté leur justesse aux belles-lettres et les belles-lettres ont prêté leur élégance aux sciences naturelles mais pour étendre et fortifier cette union heureuse qui peut seule porter la littérature à sa dernière perfection, il faut nécessairement rappeler les unes et les autres à un principe commun, et ce principe n'est autre que l'esprit de philosophie, a Nous ne saurions mieux dire aujourd'hui. L'abbé Terrasson est un ancêtre que je salue respectueusement. Sainte-Beuve, d'ailleurs, se pique de lui rendre justice tout en restant froid: « Jamais, dit-il, on n'a exprimé la confiance moderne marchant droit devant elle en toute matière, avec plus de résolution et plus d'intrépidité que l'abbé Terrasson. Dans cetle question d'Homère, il trouvait le moyen de se montrer un disciple de Descartes, un précurseur de Turgot, de Condorcet, d'Auguste Comte et d'Émerson. C'était dépasser de beaucoup les norizons de madame Dacier. o Que reproche donc Sainte-Beuve l'abbé Terrasson? il lui reproche de manquer du
intiment du beau, et céla suffit pour le récuser en matière littéraire. Il y aurait trop à dire. Ce sentiment du beau qui arrive là, est justement le point philosophique de la querelle. Si je nie l'absolu du beau, je cesse de m'entendre avec Sainte-Beuve. Nous parlons deux langues. Les anciens restent pour moi des faits historiques, des manifestations intellectuelles dans des conditions données, qui n'ont pas plus d'intérêt à mes yeux que les manifestations intellectuelles. de mon temps. Pour Sainte-Beuve, les anciens restent des dogmes auxquels il faut croire. De là un abîme.
La conclusion de tout ceci est que Sainte-Beuve porte comme conséquence un jugement qui me paraît absolument faux. Il constate la victoire des modernes, la défaite d'Homère imposé comme éternel modèle, et il ajoute: « Le dix-huitième siècle fut puni de cette partialité; en perdant tout sentiment homérique, il perdit aussi celui de la grande et généreuse poésie il crut en fait de vers posséder deux chefs-d'œuvre, la Henriade et la Pucelle; il faudra désormais attendre jusqu'à Bernardin de SaintPierre, André Chénier et Chateaubriand pour retrouver quelque chose de cette religion antique que madame Dacier avait défendue jusqu'à t'extrémité, st la dernière du siècle de Racine, de Bossuet et de Féne)on. Dans ce jugement, tout reste superficiel, à mons sens. ï) est énorme de regretter la besogne du dix-huitième siècle, sous le prétexte que le dixhuitième siècle n'a pu aboutir à un poème épique, pas plus que les siècles d'auparavant, d'ailleurs. Mais il y a plus, ce sentiment homérique que Sainte" Beuve accorde si largement à madame Dacier. a
justement grandi suivant moi, à ,Ia suite des travaux philosophiques et scientifiques du dix-huitième siècle. Parlez, par exemple, à M. Leconte de Lisle, le dernier traducteur d'Homère, du sentiment homérique de madame Dacier, et certainement il sourira. Si l'on commence à connaître aujourd'hui Homère et l'antiquité, c'est grâce à la libre enquête de notre âge, à notre critique scientifique de sorte qu'on peut prouver que nous entendons aujourd'hui ta véritable antiquité d'une façon bien autrement certaine qu'à la fin du dix-septième siècle. Bernar din de Saint-Pierre, André Chénier, Chateaubriand sont les fils directs de ce dix-huitième siècle, à tel point qu'ils paraissent radicalement impossibles avant le vaste mouvement qui les a produits. Ains~ donc, le triomphe des modernes, à l'époque de madame Dacier, loin d'obscurcirjes hautes figures des anciens, a assuré l'évolution qui devait apporter une méthode pour les mettre en leur place. II est vrai qu'on a cessé de les regarder comme des modèles nécessaires; mais, même à ce point de vue, comparez le sentiment homérique de madame Dacier et le sentiment homérique d'André Chénier, et constate, la différence entre l'esprit de foi bornée qui imite et l'esprit d'enquête qui s'inspire. Entre les deux le grand fleuve fécond du dix-huitième siècle a coûté.
J'insiste, parce que je vois là, très nettement établie, la répugnance de Sainte-Beuve à tirer des conséquences du mouvement des esprits. Grâce à sa vaste érudition, il avait entre les mains tous les matériaux nécessaires pour rattacher les grandes phases de notre histoire littéraire. Ainsi, quoi de plus
intéressant que ce rôle du dix-huitième siècle, se produisant sur les ruines classiques du dix-septième, et aboutissant à notre siècle de science, avec le coup de trompette romantique du début et la voie désormais déblayée du naturalisme. Sainte-Beuve n'a pas voulu voir cela. Il a préféré regretter l'absence d'un poème épique, rêve chimérique ne pouvant se réaliser dans notre sol social; il a mieux aimé avancer cet étrange jugement, que le dix-huitième siècle était puni dans sa poésie du crime de n'avoir pas suivi madame Dacier, lorsque justement cette poésie se débat dans les dernières imitations des classiques, pour arriver au cri de délivrance du romantisme. En tous cas, chaque siècle fait sa besogne, et celle du dix-huitième a été assez belle, assez large, dans notre histoire, pour que nous, ses fils reconnaissants, nous n'y rêvions aucun changement. A mon avis, rien n'est plus étroit ni plus inutile que le point de vue de Sainte-Beuve, qui a dédaigné là des matériaux excellents pour expliquer les origines de notre littérature moderne.
Il est .peu nécessaire, je crois, de multiplier davantage les exemples. Je signalerai pourtant encore l'acide que Sainte-Beuve a consacré à M. Renan. Il "encontre en lui un esprit de sa trempe, un esprit énjit et agréable, sacrifiant au goût aussi louet-il sans restriction. heureux de cette FM<fe~MMt qui combat les dogmes, tout en laissant une échappée vers l'idéal. Voilà sa philosophie et son art, une négation n'osant conclure. 11 y aurait aussi d'excellentes observations à faire, dans son étude sur Tnéophite Gautier, trois énormes articles, qui restent vagues, et où je n'ai pu trouver une opinion dé-
cistve. Le passage le plus saillant est celui où il compare Théophile Gautier à Musset, en s'étonnant que le premier n'ait jamais eu la popularité du second. C'est là un étonnement qui me surprend de la part d'un critique sagace. L'auteur d'Emaux et Camées n'est pas populaire, par la simple raison qu'il est resté un pur artiste, et qu'il faut être un' homme pour toucher tes cœurs. Tout le monde aurait dit cela, c'est d'une vérité aveuglante; man Sainte-Beuve a préféré compliquer les choses, et H a insinué que, si Musset seul était entré dans le grand publie, c'est que le grand publie admet sans doute un seul poète la fois. Voilà une triomphante raison et remarquez qu'elle ne s'appuie pas sur les faits, car nous avons eu presque en même temps Lamartine, Hugo et Musset. En somme, un des meilleurs portraits que je viens de relire, est celui d'Alfred de Vigny; il est fort méchant, mais il restera, car il est complet et juste dans les grandes lignes. Je dirai encore un mot, à propos de l'étude sur M. Paul de Saint-Victor. Sainte-Beuve, qui dans l'étude sur Théophile Gautier a défendu ce' que je nommerai l'entortillement critique, l'opinion cachée sous les guirlandes de la phrase, émet ici une autre théorie selon ~lui, le critique, en jugeant un écrivain, doit prendre le ton de son modèle. Pour moi, cela enlève toute hauteur au jugement rendu. Si l'on parle d'un voluptueux, il faudra prendre le ton voluptueux; si l'on a affaire à un poète, on de.viendra poète, et ainsi de suite. Quel étrange agrément J'entends bien qu'on doit entrer dans la peau du, bonhomme, comme on dit. Mais, une fois qu'on te possède, il'est bon de lui rester supérieur, si l'on
veut I<~ dominer, au point d'exprimer sur son compte un jugement définitif. C'était, chez SainteBeuve, un abus de souplesse, un régal de compréhension, poussé jusqu'au pastiche. J'aime mieux la sévérité du vrai. Me voilà donc au bout des quelques exemples que je désirais donner. Maintenant, je vais conclure.
v
Cependant, avant de conclure, je veux encore, par un scrupule, montrer combien Sainte-Beuve avait l'intuition du monde moderne. A cet égard, son étude sur M. Victor de Laprade est très curieuse à lire. 11 s'y est montré terrible, tout en rendant jus.tice au poète. « M. de Laprade, dit-il, comme la plupart de ceux qui se piquent de métaphysique, se paie de mots, raisonne sur des termes spécieux, vides ou vagues. H met le monde des idées pures d'une part et celui des formes sensibles de l'autre.; il condescend à ce dernier avec peine. )1 admet des idées en l'air, sans forme comprenne qui pourra Partout, chez lui, domine la préoccupation d'une fausse noblesse de l'homme, qui le stérilise, le mutile, le met à la diète, au sein de l'immensité des choses, et l'empêche de se servir de toutes les forces généreuses qu'il possède véritablement. Mai< c'est qu'il est pour l'idéal, M. de Laprade et vous, on vous le dit depuis longtemps déjà, vous êtes un. quoi donc?. vous êtes un réaliste. » Sainte-Beuve un réaliste, c'est, aller un peu loin mais il marque
parfaitement ici le grand rôle qu'il accorde à la physiologie, dans l'étude analytique de l'homme. Ce n'est plus la conception abstraite de la littérature classique, c'est l'être humain pris (tans le cadre de la nature, c'est l'enquête scientifique sur le monde. Lui, qui s'est fâché en homme de goût révolté, contre les grossièretés de Balzac, il raille M. de Laprade de son idéal immatériel. « Fi donc dit-il, vous allez parler d'organes à M. de Laprade. Est-ce que les organes pour lui existent? Il s'en passe. » Plus loin, lui. le lettré raffiné, l'amant de l'antiquité, il s'emporte jusqu'à défendre les sciences. « Ainsi, écrit-il, avocat outré des lettres, et adversaire inexpérimenté des sciences, M. de Laprade dira « L'ère des véritables savants semble terminée; on w ne fait, depuis longtemps, qu'appliquer à l'industrie a les grandes découvertes du passé. » Pourquoi l'ère des savants serait-elle terminée ? où a-t-il pris cela? qu'il regarde seulement autour de lui. » EnSn. tout à fait lancé, il va jusqu'à prédire la poésie de demain, en ces termes: « Quant à la poésie véritable, qui ne consiste pas uniquement dans la description des formes. elle saura nattre des merveilles de ce monde moderne, elle saura s'en accommoder ou même s'en inspirer, si, d'aventure, elle rencontre une âme et un talent faits à sa mesure et d'un tour nouveau c'est le secret de l'originalité. JI n'appartient à la critique ni de la deviner ni de l'interdire. » Voilà donc Sainte-Beuve avec nous, et complètement. Si nous en revenons à la critique, nous le trouvons également résolu à dire toute la vérité, à juger les écrivains avec. une rigueur scientifique. Je trouve dans une de ses lettres, écrite à M. Bersot, une page
bien typique. « Je n'ai aucune animosité au cœur, dit-il, et j'apprécie ceux qui ont été, à quelque degré, mes maîtres; mais voità trente-cinq ans et plus que je vis devant Viltemain, si grand talent, si bel esprit, d déployé et pavoisé en sentiments généreux, libéraux, philanthropiques, chrétiens, civilisateurs, etc., et l'âme la plus sordide, le plus méchant singe qui existe 1 Que faut-il faire, en définitive ? comment conclure à son égard? Faut-il louer à perpétuité ses sentiments nobles, élevés, comme on le fait invariablement autour de'lui, et, comme c'est le rebours du vrai ? faut-il être dupe et duper les autres? 9 Les gens de lettres, les historiens et prêcheunr moralistes ne sont-ils donc que des comédiens qu'on n'a pas le droit de prendre en dehors du rôle qu'ils se sont arrangé et défini? faut-il ne les voir que sur ta scène et tant qu'ils y sont? ou bien est-il permis, le sujet étant connu, de venir hardiment, bien que discrètement, glisser le scalpel et indiquer le défaut de la cuirasse ? de montrer le point de suture entre e talent et l'âme? de louer l'un, mais de marquer le défaut de l'autre, qui se ressent jusque dans le talent même et dans l'effet qu'il produit à la longue ? La littérature y perdra-t-elle ? c'est possible la science morale y gagnera. Nous allons là fatalement. Dès qu'on pénètre un peu sous le voile de la société, comme dans la nature, ce ne sont que guerres, luttes, destructions et recompositions. Cette vue lucrécienne de la critique n'est pas gaie mais, une fois qu'on y atteint, elle semble préférable, même avec sa haute tristesse, au culte des idoles. » Cette derniers phrase est profonde et superbe. Elle contient toute la philosophie de )a critique scientiQ-
que. Et quelle netteté, bien rare chez Sainte-Beuve, dans ce cri « Nous allons là fatalement. M Le jour où il a écrit cette page, Sainte-Beuve était digne de comprendre Balzac.
Maintenant, je puis conclure, car je crois lui avoir rendu justice. Ma conclusion, d'ailleurs, ne sera qu'un résumé. Voilà donc Sainte-Beuve, nourri de fortes études classiques, ayant touché à ta médecine, à cheval sur la science modem et sur la littérature classique. Sa première fougue déjeune homme, un besoin très ardent de la femme, le jette dans le mouvement romantique il est poète, et un des poètes les plus entortiités, les plus pervertis qu'on puisse voir. Une liaison amoureuse le retient un instant dans le camp du romantisme et le convertit presque au catholicisme, lui éclectique et sceptique, doutant de son doute. ayant des curiosités pour toutes les croyances. Mais il se dégage vite, il n'a pas le coup de génie nécessaire pour s'entêter dans la déraison lyrique. Dès qu'il n'est plus amoureux, il voit parfaitement le vide sonore et les exagérations folles des poètes de son âge. Aussi, poussé par le sens critique qui flambe chez lui, se tourne-t-il bientôt "entre ses crémières admirations. On le traite de renegat, et ce n'est point juste, car il n'est pas né romantique, il a simplement cédé à la fièvre du temps la crise de puberté passée, il revient à son véritable tempérament, à cette curiosité, à cet amour du vrai, à cet équilibre aimable entre les extrêmes qui le caractérisait. Pourtant, son passage dans le romantisme a une conséquence décisive; il avait mis là tous ses espoirs de jeune homme, et, après avoir brisé ses idoles, il perd confiance en l'avenir, il se
rejette dans les âges classiques, avec une sourde peut, une répugnance évidente pour les nouveautés qui vont se produire. Cette peur, cette répugnance., ne seront combattues que par sa grande intelligence; si bien que, vers la fin de sa vie, il en arrivera à accepter le nouvel esprit littéraire, malgré son tempérament, qui le condamnera à ne pouvoir applaudir franchement aux productions de cet esprit. Dès lors, tout Sainte-Beuve va être là. 11 ira très loin dans ses lettres il posera des principes excellents, lorsqu'il attaquera des poètes sans passions, comme M. de Laprade il pénétrera le monde moderne, dans des coups d'œit jetés au hasard de ses études, dans de courts passages sur des questions générales. Seulement, il se révoltera, dès que la méthode moderne sera appliquée par des esprits puissants, avec la violence fatale de toute réaction. Le féminin, qui sommeille en lui, se réveitle à la moindre brutalité, à un excès de puissance, à une crudité qui le blesse. Et il ne peut pardonner ces emportements des mâles. Son intelligence si souple se raidit, ses yeux si ouverts se bouchent, il rabâche aussitôt sur la nécessité de la grâce, il veut qu'on plaise, parce que le besoin de plaire a été le tourment de sa vie. dans les dédains amoureux dont on raconte qu'il a souffert. Sa longue rancune contre Balzac n'a pas d'autre cause, et aussi son refus d'admiration pour Stendhal, et encore ses restrictions sur les oeuvres de M. Gustave Flaubert et de MM. de Goncourt. Ce voluptueux, qui assassine à coups d'épingle, ne peut admettre ces chastes, qui s'imposent à coups de poing. Ils ne sont pas de sa famille, jamais il ne les comprendra. Voilà le point faible, la puui-
tion de cet esprit si large et si alerte. Lui qui se piquait de tout goûter et de tout pénétrer, il n'a justement ni goûté les grands romanciers modernes, ni pénétré l'influence décisive qu'ils aHaient avoir sur le siècle. En lisant'l'ensemble de ses articles, on reste surpris des éloges qu'il donne à des écrivains médiocres, à des romanciers de troisième ordre, lorsqu'il se débat 'furieusement sous la puissance de Balzac et la supériorité de Stendhal. Son étrange destinée aura été d'être juste pour les hommes de second ordre, d'assigner à chacun sa place, sans pouvoir se décider à mettre au-dessus des autres ceux qui méritaient le premier rang. Aussi sa critique est elle décapitée elle n'a pas de flamme au sommet et n'éctair~pas l'avenir; elle n'a pas précisé le gran~ courant du siècle, elle ne fait nulle part la voie large à nos génies modernes. C'est une causerie à hât"ns rompus sur la littérature, des notes pleines d'intérêt, des documents que nous devons tons consulter, mais où il y a peu de jugements définitifs, et où bien des passages sont écrits sous l'empire des préventions, sous la dictée d'un tempérament personne!, malgré un continuel et très sincère effort d'impartialité. On peut dire que Sainte-Beuve a remis en question tous les problèmes de la critique, mais qu'il n'a pas résolu les plus grands, par un défaut de nature, par sa peur de ta puissance et par une conception classique du goût. Sa compréhension du génie moderne s'est arrêtée et brisée là. En unissant, je répète que je n'ai pas voulu faire sur Sainte-Beuve une étude complète, mais étudier seulement son rôle dans la critique contemporaine. H faudrait maintenant analyser Volupté, ce roman if
si compliqué de sentiments, si quintessence, que je n'ai jamais pu ouvrir sans songer.') l'étrange feproche que Sainte-Beuve adressait, à Ba)xar., eu le trouvaut obscur et difficiïe à lire. Il y aurait, aussi le poète .et l'historien de Port-Royal, qu'il fau()rait conua!tre, pour avoir la figure dans sa hauteur. Je n'ai pas même indiqué les différentes manières du critique, car Sainte-Beuve a e'i au moins deux manières, ou plutôt sa touche s'est élargie et a pénétré de plus en plus dans l'analyse humaine. Mais, en somme, j'ai dit, ce que je voulais; le reste me touche moins. Pourtant je regrette de ne pas avoir parlé de Sainte-Beuve politique. H se défendait fort de s'occuper de politique, il se posait en pur écrivain. On pourrait cependant t'étudier vis-à-vis des gouvernements qui se sont succédé, et cela aurait quelque intérêt. Il bouda toujours la monarchie de JuiXet, deux fois il refusa de se laisser décorer par LouisPhilippe j'avoue que j'ignore les causes de cette répugnance, qui ne percent dans aucun de ses écrits. La révolution de 1848 l'exaspéra, on se souvient de cette histoire d'une-somme de cent francs qu'on avait trouvée à son nom, sur une liste de fonds secrets l'accusation était inepte, il se défendit violemment, donna sa démission de bibliothécaire et alla vivre en Bcigique. Enfin, il parut avoir trouvé dans l'empire le gouvernement de son choix c'est lui qui déclare, à plusieurs reprises, qu'il regardait l'Empire comme n' cessaire et utile. En 1S52, le ~3 août, au lendemain ,du coup d'Etat, il publia un article intitulé Z.e'- /~e<e/s. dont le bruit fut énorme, l! y plaisantait les li- <* béraux de 1830, qui, après avoir été au pouvoir sous Louis-Philippe, grâce à une révolution, n'admettaient
pas que d'autres nommes pussent les imiter sous l'Empire naissant. Il y a là une page fort belle sur l'ambition du pouvoir et sur ce qu'il appelle « la maladie du pouvoir perdu ». H n'y montre, d'ailleurs, qu'un dédain parfait pour la République, qu'il nomme un « intervalle anarchique Cet esprit, s' nourri de l'antiquité grecque, ne goûtait guère !& République, même athénienne. Sans doute, il avait pour la forme monarchique un goût de tettrf, une tendresse d'homme de cabinet qui a horreur du tapage de la rue. Le flot montant de la démocratie était certainement une des causes qui le tenaient inquiet devant les temps modernes. Il appartenait au siècle du grand roi, il a rêvé d'être Boileau, pensionné par là cour, régentant les Lettres, régnant avec Louis XIV. On peut même dire que le fauteuil au Sénat. dnnt Napoléon III lui fit cadeau sur le tard, fut une véritabte pension de trente mille francs qu'i) rt'çnt. Et il était temps, paraît-H, car M. Pous écrit ceci «D ne pouvait plus suture, maigre !es vingt ou viugtcinq mille francs qu'il gagnait avec sa plume, aux dépenses toujours croissantes que lui imposaient le luxe d'alentour et des relations de jour en jour plus onéreuses. » Sans doute ce fauteuil se fit beaucoup attendre, et Sainte-Beuve était, vers la fin. très amer pour cet empire qu'il avait salué au début, et qui s'était montré si borné et si odieux en matière littéraire. Quand il écrivit cette phrase, dans son article des Regrets; « Je sais gré à tout gouvernement qu' me procure l'ordre et les garanties de la civilisation le libre développement de mes facultés parle travail: je le remercie et suis prêt, pour mon humble part, t'appuyer. '), les orléanistes avaient beau jeu de lui
répondre qu'il était dans son rûte, en saluant un nouveau régime dontil pouvait tout attendre; tandis que, s'ils se lamentaient, eux, c'était précisément qu'ils n'en attendaient rien, au moins de longtemps. Et voyez la continuelle bataille, chez Sainte-Beuve: il est pour le pouvoir absolu, acclame la force, puis le jour où il entre au Sénat, c'est pour y soulever une tempête, en y défendant la liberté de pensée. Nous le retrouvons tout entier: homme du passé dans ses goûts de lettré, aimant la paix et la belle ordonnance mais homme du présent, dès qu'on froisse sa raison et son intelligence, se fâchant alors, réclamant toutes les conquêtes de l'esprit philosophi que et littéraire. Il eut, en politique, le même rôle qu'en critique, il rêva la dictature des esprits, au nom du bon ordre, et dès que les esprits lui semblèrent menacés dans leurs libres manifestations, il voulut les affranchir, au nom des libertés modernes. Je m'arrête. Mon intention n'a été que démarquer sa physionomie d'un trait plus net. A la vérité, il n'a joué aucun rôle politique. Il était dépaysé dans ce second empire qui ne le comprenait pas. Quand il mourut, ce furent les républicains qui lui firent des funérailles dignes d'un prince des lettres. VI* t
Jeviens delirela ~VbMM/~Con'e.~o~cmM, de SainteD~'ve. Ce volume n'est pas d'un intérêt bien vif, si l'on en excepte certains détails intimes, surtout dans 1. CetMticM &ét& terit Mfè< l'étude ~énërate qu'on vient de lire.
les premières années, et la longue lettre du prince Napoléon, donnée en appendice, d'une importance toute politique, d'ailleurs. Au point de vue de la critique littéraire, les lettres de Sainte-Beuve n'apportent rien car ce sont toujours de simples billets de remerciement, poussés à l'éloge, avec quelques réserves pour le piquant. Le critique n'écrivait que lorsqu'il ne voulait pas faire d'article.
Toutefois, je suis heureux de la publication de la Nouvelle Correspondance, car elle va me permettre de revenir sur l'étude que j'ai consacrée à SainteBeuve. A propos de cette étude, j'ai reçu plusieurs lettres, et j'ai été frappé d'une objection. On me faisait remarquer que j'avais été injuste en ne reconnaissant pas à Sainte-Beuve une attitude très hardie dans la critique de son temps. J'ai réfléchi, je crois en effet qu'il it a beaucoup osé, relativement, et qu'il faut lui en tenir compte.
Le difficile, quand on étudie un écrivatn, est de se mettre à sa place, dans son milieu, sous les circonstances et les influences qu'il a dû subir. On est toujours porté, et moi surtout, je le confesse, à substituer sa personnalité à celle du sujet dont on fait l'anatomie, à le juger absolument au point de vue du temps actuel. C'est ainsi que j'ai pu m'étonner des précautions, des entortitlages dont Sainte-Beuve accommodait la vérité. Certes, je maintiens qu'il y avait là de son tempérament, et beaucoup mais il faut ajouter que l'heure où il écrivai!, les gens pour lesquels il écrivait, le poussaient singulièrement à ces tours d'escamotage. Au fond, soyez certain qu'il) s'estimait très audacieux, le critique le plus audacieux de l'époque.
Et il l'était réellement. Ce qui le prouve, c'est que tons ses contemporains le jugeaient ainsi; car il les effarait souvent par des appréciations que ne se serait pas permises un Nisard ou un Villemain. Il y a de cela une preuve bien curieuse. J'ai parlé, dans mon étude, de l'article qu'il a consacré à ~a</amc ~oM~y. Pour moi, cet article est sévère, injuste, j'oserai presque dire aveugle et inintelligent. La portée considérable du roman n'y e~t pas même comprime et indiquée. Rien de plus étroit ni de plus inquiet. Eh bien il paraît que cet article, lorsqu'il parut le 4 mai 1857, fut jugé des plus incendiaires. L'histoire est tout à fait drôle et mérite d'être rappelée.
Le 10 mai, M. Paulin Limayrac prenait la peine de répondre ~Sainte-Beuve, dans le Constitutionnel. 11 poussait des cris de désespoir, l'empire était perdu. Sainte-Beuve, qui n'était pas très endurant, écrivit à ce sujet une note, où il paraît très vexé et où.il fait remarquer qu'il a été un des ralliés du 2 décembre. « S'il a rendu, dit-il en parlant de lui, dans son ordre de travaux, autant de services qu'il a pu, qu'estce que cette manière de le remercier, en le faisant critiquer publiquement par un des écrivains qui s'inspirent au, ministère de l'intérieur et dans celui de l'instruction publique? C'est un mauvais procédé, et un procédé maladroit. A-t-on trop d'amis parmi les académiciens et dans la presse? » Vous voyez que la question devenait grosse.
Mais ce que je retiens surtout, c'est le passage suivant où, malgré sa révolte, Sainte-Beuve semble ~'excuser d'avoir loué ~<!</am<' Bovary. « M. Sainte.Beuve a commis le grand crime d émettre un avis littéraire favorable, à quelques égards, sur uu livre
dans leq~a! it a désapprouvé, d'ailleurs, la dureté des tons et la crudité sans mélange. Le « à quelques égards, Il et « la dureté des tons et la crudité sans me.lange o ne me paraissent guère tendres. N'emporte, il est,.clair.que Sainte-Beuve était quand même très audacieux, puisque le Con.s~M~otMe~ se fâchait et que le monde où vivait le critique se récriait sur sonsattitude scandaleuse. Nous sommes donc aujourd'hui assez mal venus de lui reprocher sa timidité, une timidité qu'on était près de regarder comme de l'impudence. Si l'on était allé dire à Sainte-Beuve qu'il manquait de carrure, il serait resté stupéfait et aurait répondu a Mais, cher monsieur, ma carrure me fâche avec tous mes amis et me fait traiter en suspect par le gouvernement. Vous voulez donc qu'on me guillotine 1 »
Je trouve justement, sur les embarras de la critique, une très intéressante confession de SainteBeuve, dans une lettre qu'il écrivait à Jules Vallès. « Le propre de tout vrai critique est de ne pouvoir garder longtemps le mot qu'il a sur le bout des lèvres, cela le démange. Trè~ jeune, dans un journal, le G/o&e, dès l'année 1826-27, j'étais comme cela, et parlant plus franc et plus raide que je n'ai fait depuis. Plus tard, ma liaison et ma complicité avec les poètes romantiques ne m'ont longtemps permis que d'être leur champion et leur avocat, non leur critique. Peu à peu, pourtant, avec bien des précautions et moyennant des mitaines, j'ai reconquis ma liberté mais pas tout entière d'abord de là l'accusation qui- a si longtemps pesé sur moi de sous-entendre les choses plutôt que de les dire et de les cracher nettement. Je souffrais de cette difficulté,
qui tenait à la situation même, à des engagements d'amitié, et à des antécédents avec lesquels on ne pouvait pas rompre tout d'un coup. Je suis redevenu moi-même avec les années, et je tâche de ne pas me laisser trop neutraliser de nouveau par ces diables d'engagements et de convenances qui recommencent sans cesse et qui, quand on s'en est débarrassé d'un côté, vous enlacent de l'autre. n
Le morceau est long, mais je l'ai cité tout entier, parce qu'en somme il me donne raison sur l'attitude ondoyante et vague que Sainte-Beuve a gardée si souvent. Ces quelques lignes devraient servir de préface à toute son œuvre elles en expliqueraient bien des jugements et elles marqueraient les diverses évolutions du critique. La vérité a été pour lui une maîtresse qu'il n'a pas souvent affichée, par convenance. Il l'allait voir à la dérobée, quand il pouvait. Toujours le monde était la, ses connaissances, ses amis, et le respect humain l'empêchait de confesser son amour. Il l'avoue lui-même, le courage lui manquait, il louvoyait il a mis sa vie entière à se dégager des mensonges imposés, et'même après sa victoire, il n'était pas sûr de rester libre. Rien de plus triste. C'est qu'il faut un véritable courage pour dire la vérité en tout et partout. On est sûr d'abord d'être accusé de brutalité, d envie et d'orgueil. Mais le pis est qu'on doit renoncer à toute camaraderie, a toute liaison mondaine. Dès lors, on est un ours, on se met en dehors des récompenses et des situations officielles. On traverse l'existence au milieu d'ennemis et de combats, sans autre satisfaction que celle d'être fort. et de dire la vérité. Cela est dur vraiment, quand on aime monde, qu'un a des anitcs de )e)tr6 M
d'érudit, qu'on ambitionne les succès des académies et des salons. C'est un casse-cou, c'est un métier de sauvage qui ne peut guère convenir qu'à un amant de la solitude, misanthrope et travailleur, ayant mis ses jouissances dans la seule production littéraire. Sainte-Beuve se confesse encore dans une lettre qu'il m'écrivit, à la suite d'un portrait que avais fait de lui, dans le A~m'o. Le passage me paraît compléter l'autre, et je donne
<t J'ai connu Hugo avant les Orientales. J'étais ""emb)ée entré critique au Globe, sous M. Dubois, dès 1826 et 1827. J'y fus chargé de rendre compte des Odes et 2?a//<fOM, sans connaître l'auteur que de nom. Je fis deux articles. Victor Hugo vint à cette occasion pour me remercier nous étions voisins, rue de Vaugirard, à deux portes près, sans le savoir (lui au n° 90, moi au n° 94). Je trouvai son nom, n'étant pas chez moi. Le lendemain, j'allai lui rendre sa visite, et de là unè prompte intimité. Je lui confiai des vers que j'avais gardés jusque-là /n petto, sentant que le milieu du Globe était plutôt critique que poétique. On était très raide dans ce coin-là; je l'étais aussi alors. Je ne me serais pas fait présenter pour tout l'or du monde à un poète dont j'avais à juger les œuvres. C'est pour vous dire que j'avais dès ce moment le signe et la marque du critique. Il,y eut quelques anuées d'oubli et de suspension de cette faculté. Quant à ce qui m'arrivà, après juillet 1830, de croisements en tous sens et de conflits intérieurs (saint-simonisme, Lamennais, National.), je dé6e personne, excepté moi, de s'en tirer et d'avoir la clef encore se pourrait-il bien que, si je voulais tout repasser, nuance par nuance, j'en donnasse ma langue aux chiens. »
On voit que ce n'était pas là un cerveau simple, apportant une conviction qui devait le guider toute ?a vie. Comme je l'ai dit, il a mis sa joie à pousser des pointes dans tous les sens, à se donner le régal d'être une inte))igpnco souple et de comprendre. Mais ce que 'je regrette surtout, c'est qu'il n'ait pahis~é'une Histoire du romantisme, ou tout au moins des mémoires sur sa vie littéraire, de 1827 à ~40. Lui seul pouvait nous dire la vérité vraie sur cette époque qui est à l'état de tégende, J'ai causé parfois avec des survivants et je les ai vus sourire, lorsque je leur parlais des batailles romantiques de 1830. Nous ignorerons toujours les coulisses littéraires de ce temps-tà, et c'est fort regrettable.
Par exemple, voici une note bien précieuse. Elle est dans une lettre que Sainte-Beuve écrivait à M, Louis Noêl, ancien disciple de Victor Hugo, « Vous vous êtes fait, je crois, un peu d'illusiou dans le temps sur Hugo. et vous vous en faites dans un son? contraire aujourd'hui. U n'était pas tel autrefois que Famitié !e rêvait; il n'est pas tel aujourd'hui que certaine rumeur injuste le ferait être. Peu de personnes savent exactement ces choses intime:- et vraies des hommes célèbres. Après avoir été plus que personne sous le premier charme, j'en suis venu à savoir bien le vrai sur ce caractère; je me trouve aussi être du ~'M petit nombre qui sait au juste ce qui en est de sa vie et des causes qui l'ont mené là. Je dois vous dire que c'est ce que tant de gens b)&ment si haut en lui que je trouve te moins blâmable. Son plus grand tort est dans l'orgueil immense et t'égoïsmp infini d'une existence qui ne connaît ~u'eUe tout le mal vient de 1~. Quant aux autres
faiblesses, elles appellent l'indulgence tant qu'elles ne sont que des faiblesses. »
La lettre est du <8 décembre 1835. Certaines phrases en sont assez obscures. Mais comme on sent que Sainte-Beuve sait tout! et, je le répète, quelle Histoire du romantisme il aurait pu nous laisser 1
LA CRITIQUE CONTEMPORAINE
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En ce moment, nous n'avons pas de critique en France. Tel est le mot que j'entends répéter .intour de moi, depuis la mort de Sainte-Beuve. tt est strictement exact.
Le rôle de la critique, dans une littérature, a pourtant une importance capitale. Certes, je ne crois pas à son inuuence plus ou moins directe sur le niveau littéraire. Nous ne sommes plus au temps où la critique rappelait les écrivains au respect des genres et. des règles, où elle distribuait des coups de férule, pareille à un magister de village. Elle ne se donne u)"s la mission pédagogique de corriger, de sipnatur des fautes comme dans un devoir d'élève, de sa!ir les chefs-d œuvre d'annotations de grammairien et de rhétoricien. La critique s'est élargie, est devenue une étude anatomique des écrivains et de leurs
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œuvres. Elle prend un homme, elle prend un livre, les dissèque, s'efforce de montrer par quel jeu de rouages cet homme a produit ce livre, se contente d'expliquer et de dresser un procès-verbal. Le tempérament de l'auteur est fouillé, les circonstances e( le milieu dans lesquels il a travaillé sont établis, l'œuvre apparaît comme un produit inévitable, bon ou mauvais, dont il s'agit uniquement de démontrer la raison d'être. Toute l'opération critique se borne ainsi à constater un fait, depuis la cause qui l'a pro duit jusqu'aux conséquences qu'il produira. Sans doute, un pareil travail contient une leçon, et à se voir dans un miroir aussi fidèle, un écrivain peut réfléchir, connaître ses infirmités, tâcher de les masquer le plus possible. Seulement, la leçon vient de haut, sort de la vérité même du portrait et n'est plus l'enseignement gourmé d'un professeur. La critique expose, elle n'enseigne pas. Elle a compris elle-même que son influence sur le niveau littéraire était à peu près nulle; car les tempéraments restent indociles et elle a préféré jouer le beau rôle d'écrire l'histoire littéraire contemporaine, expliquée et commentée.
Son importance actuelle .est donc de marquer les mouvements d'école qui se produisent. Elle doit être toujours là, comme un greffier, enregistrant les faits nouveaux, constatant dans quel sens marche chaque génération d'écrivains. Le public, que l'originalité effare; a besoin d'être rassuré et guidé. Un critique, qui possède de l'autorité sur ses lecteurs, peut rendre les plus grands services. On accepte tout de lui, on attend qu'il parle pour le croire. Dès lors, s'il est d'esprit large, s'il accueille lea tempéra-
ments originaux, lui seul a le pouvoir de les imposer à la foule qui hésite. Il étudiera ces tempéraments, montrera les qualités rares qu'ils apportent, fera ainsi l'éducation du public, qui finira par s'apprivoiser. Il n'y a pas de rôle plus noble à jouer, accoutumer la grande masse aux splendeurs inquiétantes du génie.
J'irai plus loin, je dirai que chaque génération, chaque groupe d'écrivains a besoin d'avoir son critique, qui le comprenne et qui le vulgarise. Le même fait se passe au théâtre. Il naît pour chaque forme dramatique une couche de comédiens capables d'interpréter cette forme. La tragédie a amené ses interprètes, qui &ont morts avec elle. Le drame romantique s'est également incarné dans quelques grands acteurs, disparus plus tard en même temps que ce drame. De même les écoles littéraires demandent des combattants d'avant-garde, des trompettes qui les annoncent et qui fassent ranger la foule, pour leur ouvrir un large passage. On comprend que le critique, ainsi déSni. doit naître avec la génération d'écrivains qu'il vient révéler et imposer il lui faut les goûts de cette génération, les mêmes amours et les mêmes haines venu plus tôt ou venu plus tard, il ne la comprendrait pas et la combattrait. Il. est, en un mot, un des soldats du groupe qui a dans le cerveau plus de compréhension que d'invention, et qui se résigne au rôle de porter le drapeau, pendant que tes autres se battent.
Quand une génération ne trouve pas son critique, c'est un grand malheur pour elle. La lutte est beaucoup plus longue, et la victoire manque d'éclat. Le public s'entête à ne pas comprendre. Personne n'est
ià pour lui expliquer le combat, pour lui prouver que ce combat est nécessaire et glorieux. Il n'a pas de ~uide. il ne peut se raccrocher à une opinion supérieure, en laquelle il a mis sa foi. Remarquez quf le public veut être gouverné; il faut qu'on lui )nac))e des convictions afin qu'il les digèt~. Tant que le critiqtte autorisé n'a point parlé, n~uf persfH~)Rs sur dix attendeut pour se prononcer, et, dès qu'il a ouverl la bouche, son jugement devient celui du plus grand nombre. On s'explique donc le r6)e décisit qu'un critique joue entre l'écrivain et les lecteurs il est l'intermédiaire, l'ami commun chez lequel on se rencontre, pour se connaître et lier amitié,. Si le critique vient à manquer, l'auteur et le public restent chacun chez soi et professent, pendant des années une méfiance mutue)!e.
Eh bien 1 la génération actuelle des écrivains naturalistes a le malheur de ne pas avoir encore trouvé son critique. Aussi la bataille continue-t-elle sans victoire décisive. Les écrivains ne~se tassent pas, produisent œuvre sur œuvre mais, le plus souvent, ils n'arrivent qu'à indigner et à exaspérer le public, qui voit seulement le c6Lé brutal et tapageur de la campagne. Il serait temps qu'un critique gagnât de l'inthteuce, pour expliquer le mouvement qui s'opère artuellement dans notre littérature. Les lecteurs, rassurés, comprendraient enlin. Ils verraient de quel côtf est le talent, la vie, t'avenir. Ils accepteraient te.~ écrivains naturalistes, comme il leur a fallu accepter les écrivain!- romantiques, après la tutte. homérique de 1830.
J'ai dit que Sainte-Beuve a été, chez nous, le dernier critique. Je borne ici le sens du mot critique
au sens de critique littéraire, jugeant les œuvres nouvelles, au fur et à mesure .qu'elles sont publiées. Sainte-Beuve, d'instinct classique, a grandi en plein mouvement romantique. De là son entêtement à ne pas comprendre Stendhal ni Balzac. Stendhal surtout lui était complètement fermé. Quant à Balzac, il ét:dt une du ses bêtes noires. v
Mais ce qui fait de Sainte-Beuve une des personnalités les Dlus hautes de ce temps, ce sont ses admirables facultés de compréhension et d'analyse. Il était fait pour tout comprendre. Aussi est-ce lui qui a créé la critique, telle que je la définissais tout à l'heure il s'est dégagé de l'école de La Harpe, étudiant l'homme avant d'étudier l'œuvre, se préoc- cupant du milieu~, des circonstances, du tempérament. Et, ce qu'il faut surtout noter, c'est qu'il n'a jamais eu de corps de doctrine, qu'il ne s'est point enfermé dans une méthode ni dans une formule. La nature seule de son talent lui avait fait découvrir l'instrument dont il s'est servi. Personne n'a encore déployé une telle souplesse. Il y avait de là femme en lui, une façon câline et insinuante de procéder, des mouvements fins et jolis, qui se terminaient le plus souvent par de douloureuses égratignures. Même ses défauts venaient de cette souplessé et de cette marche oblique il se perdait dans l'incompréhensible pour être trop souple; il finissait par i-'empet-rer dans des phrases trop chargées d'in-. cidentes, ~lorsqu'il voulait ne laisser passer qu'un bout de sa véritable pensée. D'autres ont eu son érudition, sa connaissance étendue de notre littérature, ¡' d'autres ont pu pénétrer plus avant dans les livres, mais personne assurément n'a pénétré aussi profon-
dément dans le cœur et dans l'âme de certains écrivains.
Certes, je ne crois pas que Sainte-Beuve, s'il avait vécu, aurait consenti à patronner le mouvement naturaliste; car il avait horreur de la réalité crue. Il se montra toujours très inquiet en face des ouvrages de M. Gustave Flaubert et de MM. Edmond et Jules de Goucourt. Il ne serait certainement pastdié plus loin. La descendance de Balzac et de Stendhal t'épouvantait.
Les jeunes romanciers avaient mis leur espoir en M. Taine. Il leur apparaissait comme l'écrivain qui allait prendre la parole, au nom de la vérité et de la liberté dans les lettres. En ce temps-tà, M. Taine semblait devoir bouleverser la philosophie. Il apportait une méthode, il condensait en quelques formules tontes les trouvailles faites dans la critique par Sainte-Beuve. Sa sécheresse, son analyse réduite à une sorte d'opération mécanique, séduisaient lés esprits jeunes, en étendant aux choses de l'esprit les procédés employés jusque-là dans les sciences naturelles. C'était une critique naturaliste qui mar-' chait de pair avec le roman naturaliste. On pouvait croire que le porte drapeau de la nouvelle génération littéraire était né, d'autant plus que M. Taine avait fait une étude superbe sur Balzac, qu'il égalait à Shakespeare.
Aujourd'hui, les jeunes romanciers doivent reconnaître qu'ils se sont trompés. Jamais M. Taine ne sera le juge qu'ils attendent. Il y a des raisons multiples, dont je vais indiquer les deux principales. M. Taine est avant tout un lettré. L'oeil chez lui se ferme, l'intelligence seule fonctionne Son véritabit!
milieu est une bibliothèque. Il y fait merveille, fouillant des montagnes de livres, prenant une quan-tité effroyable de notes, tirant toutes ses œuvres des œuvres d'autrui. C'est un compilateur qui a le génie de la cla~sincation. Mais, dans la rue, je ne sais trop s'il voit les fiacres la vie lui échappe, la réalité ne le tourbe point. De là, inconsciemment peut-être, un dédain de ce qui est vivant. Il s'est retiré de la bagarre contemporaine, pour se cloîtrer dans des études considérables d'historien et de philosophe. Il remue avec amour la poussière des vieux documents. Pour voir à cette heure un écrivain, qui vit et qui produit à ses côtés, il lui faudrait faire un effort considérable. J'ai lu de lui quelques lignes sur des romancier.} de nos jours, où il a montré, selon moi, la plus grande ignorance du mouvement qui s'accomplit. En un mot, il ne respire plus le même air que nous. Mais il est une autre raison tout aussi grave. Même si M. Taine vivait de notre vie, je crois qu'il n'accepterait jamais le rôle compromettant d<) tenir un drapeau. Il n'est point dans son tempérament de se compromettre, il refusera toujours de se prononcer nettement,en faveur de quelque chose ou de quelqu'un. Lui qui partait en révolutionnaire, se trouve être l'esprit le mieux équilibré qui existe. Le professeur repousse.
L'école naturaliste ne compte donc plus sur M~Taine et, M. Taine mis à l'écart, il n'existe pas un seul critique de valeur. Je répéterai la phrase par laquelle j'ai débuté: nous n'avons pas de critique en France, à cette heure. C'est justement cette disette que je veux étudier.
II
Dans ces vingt dernières annees, pas un critique ne s'est donc révélé. Il y a là, à coup sûr, une pauvreté d'hommes. Mais il faut ajouter que jamais les circonstances n'ont été plus défavorables. Je signalerai surtout les transformations qui se sont opérées dans la presse, comme une des principales causes de la déchéance de la critique. Le journal, il y a vingt ans, était un organe grave, donnant à la politique et à la littérature toute la place. Les faits-divers se trouvaient relégués à la quatrième page. On s'abonnait par sympathie pour telle ou telle rédaction; on attendait les articles de tel journalisté, et on les lisait religieusement. eussent-ils cinq colonnes. La critique, à cette heureuse époque, s'étalait à l'aise. Elle ne se pressait pas, attendait deux mois pour parler du dernier livre paru, rendait des arrêts longuement motivés. Les lecteurs eux-mêmes n'éprouvaient aucune impatience. Ils demandaient avant tout de la conscience, du talent et de la justice.
Nous avons changé tout cela. Le journal nouveau tend à mettre à la porte la littérature. Les faits-divers, sous plusieurs appellations diS'érentes, ont envahi les quatre pages. La presse à informations est née. Il ne s'agit plus d'analyser un livre. Les lecteurs se soucient bien de cela II faut leur dire ce qui s'est passé la veille dans le salon de Madame et dans les coulisses des Variétés il faut leur raconter le crime de la nuit en trois cents lignes, avec le portrait de t'M-
sassih, ce qu'il mangeait, ce qu'il buvait; il faut tout réduire en petits faits précis, brutaux, sans ornements aucuns. Si le mouvement continue, les journaux, avant cinquante ans, seront transformés en simples feuilles d'annonces.
On comprend le coup terrible que la presse à' informations est venue porter à la critique. Les longues études, sagement préparées; honnêtement écrites, n'ont plus été de mode. Elles tenaient beaucoup trop de place. L'axiome de tous les directeurs a été qu'on ne lisait pas les longs -articles. Et l'on en est arrivé aux plaisanteries, on a traité de ganaches les écrivains qui s'entêtaient dans. les vieux usages, on a prétendu que leurs articles' servaient à essayer les ponts. Le premier mot d'un rédacteur en chef est devenu « Traitez-moi ça en cinquante lignes, pas davantage. o D'ailleurs, il n'a plus été question de conscience ni de justice. A quoi bon? Les le'teurs n'ont que faire de cela. Mais on a exigé que l'article fait sur un livre fût publié le lendemain de l'apparition de ce livre, ou mieux encore la veille. Aucune étude n'est nécessaire. On ne lit pas même. Le critique coupe les pages, en attrapant un mot par ci par là et, lorsque le livre est coupé, il en sait assez long, il se met sur-le-champ à rédiger les cinquante lignes demandées. Souvent il ne parle pas du livre, il parle de n'importe quoi, à propos du livre. Il suffi que le turc jt le nom de l'auteur soient cités. L'important, en eJet, est la nouvelle de la mise en ventet qu'il s'agit de donner avant les autres journaux; quant au reste, nu mérite réel de l'ouvrage, à son originalité, à son influence future, peu importe. Dans ces conditions, les critiques improvisés de-
vraient se contenter d'annoncer l'apparition du vo. lume en deux lignes. Le malheur est qu'on n'en est pas encore à cette sécheresse. Les critiques ajoutent au hasard des réflexions. Ils louent ou ils blâment pour des raisons particulières. Pas un n'a une méthode. Ils entassent les énormités, les erreurs et les mensonges. Rien de plus lamentable que ce spectacle, dans la presse, lorsque paraît un ouvrage. H n'est pas de sottises qui ne soient. dites, et si l'on veut avoir une preuve de l'abaissement de !a critique en France, il suffit alors de faire une collection des articles publiés, de les lire et de voir s'étaler partout la sottise et la mauvaise foi.
La peur d'ennuyer, je le répète, a tué les études consciencieuses. On a habitué le public à lire un journal en courant. JI avale les petits faits, mais les études de trois colonnes ne passent plus. Où veut-on qu'un homme vivant notre vie auolée trouve un quart d'heure pour lire un article grave? Puis, il lui faudrait réfléchir, faire un effort d'intelligence, ce qui serait'désastreux. Aussi ne lui sert-on que les lieux communs, les idées toutes faites qui se casent aisément dans la cervelle. L'enthousiasme, la foi littéraire, tout ce qui émeut, dérange la digestion. Le plus commode est d'aller à l'aventure, disant noir la veille et blanc le lendemain, flattant la foule en répétant ce qu'elle dit De là l'effroyable vacarme. Je, déue, an lendemain d'une première représentation par exemple, qu'on lise cinq ou six comptes-rendus sur la pièce nouvelle, sans que le dégoût vous monte à la gorge.
Parlez de. cet état de choses à un directeur, de journal. Il vous répondra qu'i) lui faut contenter sor.
pubhc. U n'a pas charge d'âmes, il veille avant tout. à la prospérité d'une an'aire commerciale. Le public veut des informations, on le bourre d'informations. Sans doute la Uttérature en souOre. mais qu'y taire? D'après le système nouveau, un journal doit être fabriqué en quelques heures, au fur et a mesure que les nouvelles arrivent. Ainsi, beaucoup de journaux, qui se tirent à minuit, donnent l'analyse des pièces Eouvettes, le lendemain même de la première représentation, de facon que le rédacteur chargé des théâtres est obligé de quitter la salle avant le dernier acte, et d~ ~enir bâcler son bout d'article, tandis que les machines attendent. Je vous demande quel jugement il peut porter,, même si son article a été écrit en partie la veille, au sortir de la représentation générale? Toute justice est impossible dans ces conditions. La critique est ravalée au rôle d'un simple prospectus, rédigé souvent en mauvais français.
Les seuls articles longs que tolèrent les journaux à informations sont ceux qui sont fabriqués avec des extraits des ouvrages nouveaux. Certains.rédacteurs se procurent les livres, avant la mise en vente, et y coupent les passages intéressants. Ils ajoutent quelques lignes pour les relier, ils affrian dent le public en se flattant d'être les premiers à 'lui servir ces primeurs. C'est de la rédaction à bon marché. En outre, elle rentre dans le système de l'indiscré. tion, qui esttrès en faveur. Le roi public est enchanté. On ne lui impose aucune opinion, on lui évite mêmele travail de lire tout un livre; car lorsqu'il aura lu les extraits, il connaîtra assez l'ouvrage pour en parler, sans se donner une peine plus grande. Le
journalisme contemporain est basé sur la paresse et la vanité de la foule.
Et cet état de choses est si bien établi, que les auteurs habiles ne demandent jamais une étude, dans les journaux amis. Ils préfèrent de beaucoup qu'un chroniqueur parle de leurs ouvrages, entre une nonvelle sur la petite Z* des Bouffes, et un scanda)e financier ou un procès célèbre. Là, au moins, ils sont certains que tout Paris lira la réclame; car on a beau raccourcir les études critiques, le lecteur les saute, en étouffant un bâiHement. Les chroniqueurs sont devenus ainsi les critiques les plus influents; eux seuls arrivent faire vendre quelques centaines d'exemplaires. Ils ont une influence supérieure à celle de M. Taine lui-même. Quand ils risquent une plaisanterie sur un ouvrage, l'édition s'enlève et. cela est profondément triste. Le talent n'est plus en cause. Le scandale trône comme un monarque absolu.
Et qu'on ne m'accuse pas de voir les choses trop en noir. Les journaux à informations sont des agents de perversion littéraire. Le.mal est tel, qu'il a fini par gagner tes journaux graves. Pas une feuille n'échappe à la contagion. Sans doute, dans la presse française, on compte encore plusieurs organes qui gardent leur ancienne dignité. Mais étudiez mem ceux-là de près, et vous verrez que l'ennemi est dan ta place. Les journaux les plus vénérab es ont voul u se rajeunir; ils ont allongé les faits-divers, ils ont créé une chronique. Puis, ils risquent de moins en moins souvent des études de longue baleine: la littérature semble devenir chez eux, comme partout ailleurs, un embarras, qu'ils conservent uniquement
pour ne pas rompre d'une façon brusque avec leurs traditions.
Telle est doné la situation. La littérature est conspuée. Le livre surtout est un épouvantail. Dans les feuilles du boulevard, par exemple, vous trouverez rarement une étude critique; à peine, de loin en loin, uneré')ameseg)isse-t-eHe dans une chronique ot: dans les Échos de Paris. Si je prends un journal dit sérieux, le 7emjM, l'indifférence pour les lettres y est au fond la même. Des quinze et vingt jours se passent, sans qu'un article littéraire y soit publie. La politique envahit tout, et non seulement la politique, mais la Bourse, les tribunaux, les bulletin 's météorologiques, etc. Seul, le livre est dédaigné. Les théâtres sont beaucoup mieux partagés, un vaudeville occupe plus la presse* qu'un roman. Cela tient à ce que le théâtre a des côtés qui ne sont pas littéraires. Les chroniqueurs dramatiques ont, pour égayer leurs articles, les aventures des comédiennes, les indiscrétions des coulisses, tout le brouhaha de ce petit monde de la scène qui fait tant de bruit. Jamais on ne lasse le public à lui parler du théâtre, et là est le grand point. Si le livre est condamné, si on le traite en intrus, c'est qu'il a le malheur de n'être pas toujours drôle et de manquer de femmes comme on dit.
Je me résume et j'accuse la presse à informations d'être la grande coupable, dans l'abaissement de la critique, Il est impossible, au milieu de cette bous culade des journaux, de trouver le temps décrire et de lire une étude sérieuse. Le pis est que les lecteurs s'habituent à ce régime, savent lire de moins en moins. Cependant, si le journalisme actuel exptique
l'étrange cacophonie des jugements littéraires, je n'entends pas pousser les choses jusqu'à dire qu'il empêche )a venue d'un critique véritable. Je crois que l'homme manque. Si l'homme naissait, il se ferait vite écouter, malgré les circonstances défavorables, au milieu des bégaiements de tous ces report.ers qui se mêlent de juger les écrivains et les œuvres.
in
Certes, ce n'est pas que les journalistes s occupant de critique fassent défaut. Au contraire, il n'est point de jeune homme arrivant de sa province qui ne rêve de distribuer des coups de férute. Et, comme les directeurs ont un beau dédain pour la bibliographie, ils la confient presque toujours aux nouveaux venus, aux appreutis. à ceux qui veulent se faire la main. La bibliographie est reléguée à la dernière page, .dans un coin. On justifie avec elle, je veux dire qu'on l'allonge ou qu'on la raccourcit selon les besoins du numéro. Elle est moins importante que les accidents e' les crimes, qui sont soignés avec un amour particulier. Un livre a paru, la grande nouvelle personne ne s'y intéresse. C'est ainsi que les gâte-sauce du journalisme débutent dans la critique; on leur donné les livres à massacrer, comme dans les cuisines on donne aux marmitons les légumes à éplucher. Vous pensez la belle besogne! Ces pauvres jeunes gens n'ont souvent pas deux idée~ nettes dan~ la tête, L'expérience leur manque 'ts tapent en aveug'et. Dt.tn tes jugements extra-Drdinaires qui ~nf ressembler notre critique actuelle à une vén-
table Babel, où l'on parlerait toutes les langues, sauf la langue de vérité et de justice qu'il faudrait y parler. Je ne nommerai personne parmi ces jeunes gens. Le vent qui les apporte, les emporte. Le personnel de cette bibliographie courante change tous les trois mois. Un auteur qui fait paraître un volume chaque année n'est plus du tout au courant et se trouve forcé de se renseigner, s'il veut adresser son livre aux journalistes chargés d'en parler. C'est un va et vient continu, des apprentis succédant à des apprentis. Quand on ne sait que faire d'un collaborateur embarrassant, on lui donne les comptes rendus bibliographiques. Cela ne tire pas à conséquence. Mais certains critiques s'entêtent. Ils n'ont aucune influence, leurs articles ne font pas acheter dix exemp)aires d'un ouvrage. Ils n'en vivent pas moins du métier de critique. La critique est leur spécialité. On leur ménage une place dans les journaux qui se piquent encore de littérature. Je vais prendre les plus typiques, et tâcher d'esquisser en quelques lignes leurs physionomies.
Il y a d'abord le critique professeur, M. Aubé ou un autre. M. Aube. qui enseigne le latin dans des maisons ecclésiastiques, je crois, a longtemps écrit au /t'<M~;s. Aujourd'hui, il écrit au VoM~a~o/~c~; seulement, il ne signe pas, parce que sa personualité est peu agréable~ la majorité répubticaine de notre Assemblée nationale. Je ne fais pas de potitique ici, je ae discuterai en aucune façon les idées politiques et religieuses de M. Aubé. Cependant, ces idées ont certainement une influence considérable sur sa manière de voir st de juger la littérature con-
temporaine. Elles l'empêchent d'accepter le mouvement positiviste, qui transforme en ce moment chez nous les lettres, après avoir transformé les sciences. Il juge en professeur et en catholique. Volontiers, il relèvera les fautes de grammaire, voudra enfermer le roman dans le cadre étroit des fictions sentimentales il condamnera une œuvre dont la morale ne sera pas orthodoxe et qui ébranlera les dogmes. Nulle largeur de compréhension, aucune souplesse d'analyse. C'est un pédagogue, sans autorité heureusement, qui corrige les œuvres nouvelles, comme il corrige les devoirs de ses élèves. Je vous demande quelle peut être l'utilité de son rote, dans ce sièc)~ ~'activité colossale, qui a toutes 'ss audaces et <~< risque toutes les expériences Il nous voit sous le plus étrange des profils. Nous l'épouvantons. Le jour où il a besoin de louer qneiqu'un, il prend le plus faibteet le plus'joli d'entre nous, effaré encore par certaines rudesses. En un mot, il ne compte pas, il n'est personne, il est trop en dehors du présent pour avoir sur le présent la moindre influence. Le cas de M. de Pontmartin, le critique de la Gazette de France, est plus intéressant. 11 défend, lui aussi, le trône et l'autel mais il les défend avec le désespoir d'un homme qui se sait vaincu à l'avance. H a écrit des romans, il a réuni en volumes ses études critiques. D'ailleurs. il ne manque point de talent. Mais ses quelques qualités semblent s'être noyées dans le dépit de sa vie manquée. Longtemps, il s'est posé en rival de Sainte-Beuve; celui-ci avait ses lundis, lui a voulu avoir ses samedis; et cette rivatité était entretenue par le parti catholique qui l'exaltait et le mettait au-dessus de l'illustre critique. Quand
Sainte-Beuve mourut, M. de Pontmartin s'imagina qu'il allait recuéillir son héritage. Il n'en fut rien, il arriva même que, la rivalité cessant, il parut être mort lui-même. Depuis cette époque, il s'est aigri davantage. l! a publié des feuilletons étranges, où son rire tourne au ricanement, où son persiflage de gentilhomme tombe dans le catéchisme poissard. Le grand malheur, l'irrémédiable malheur de M. de Pontmartin est qu'il est resté provincial, malgré ses efforts pour se déniaiser à Paris. Né près d'Avignon, possédant là bas un château où il passe une partie de t'année, il a gardé les étroitesses de la province, certaine tournure épaisse qui l'a certainement empêché de faire son chemin. I) mourra un jour du chagrin de ne pas entrer à l'Académie. Ce doit être là le mal secret qui le ronge. Tous ses amis y ont un fauteuil pour dormir. Lui seul continue à errer dans une époque qu'il ne peut comprendre et dont les œuvres 'exaspèrent.
M. Paul Perret, qui a donné des études au Montteur, est )e romancier mécontent, le critique de hasard, saignant de ses insuccès. L'espèce est très commune. 11 y a même, au fond de la grande majo-,rité des critiques, un producteur manqué, qui se résigne à parler des œuvres d'autrui, quand il voit que personne ne parle des siennes. M. Paul Perret a publié plusieurs romans dans la Revue des '~M? mondes. Ces romans, d'une grande médiocrité, dorment dans les caves des éditeurs. Je ne connais rien de plus gris, de plus insignifiant. Imaginez les romans de George Sand détrempés à grande eau. Mais plus un romancier a une note douce et pâle, et plus ce romancier devient féroce, quand il juge ses
confrères. M. Paul Perret s'est donc livré à une campagne furibonde contre l'école naturaliste, qui tient en ce moment le haut du pavé littéraire. La vérité est qu'il est trop intéressé dans la querelle pour juger avec justice. Cela n'est plus de la critique, c'est delà polémique, et qui manque d'autorité.
Je passe au type du critique consciencieux. M. Jules l.evallois a longtemps publié dans l'Opinion tia<MW<c de longs articles, pourlesqnels il se donnait un mal infini. misait jusqu'à trois fois les livres dont il avait à parler. Il prenait une quantité de notes, réfléchissait, comparait, consultait ses amis. Et, en fin décompte, il accouchait d'une étude parfaitement honnête, mais parfaitement médiocre. Je n'ai jamais lu d'articles plus lourds, plus indigestes. Ajoutez qu'ils étaient vides. Impossible d'en tirer une idée neuve. Cela se développait gravement; on aurait dit M. Prudhomme tirant de sa poche un mouchoir immense et finissant par se moucher dans un coin, avec majesté. M. Jutes Levàllois, un excellent homme au fond, combattait par tempérament toutes les tentatives originales. Il représentait ta bourgeoisie dans la critique. Et le plus étonnant est que le même homme était un chansonnier fort gai, dont je connais des chansons charmantes.
Citerai-je encore un type amusant, le critique qui a une réputation énorme dans les coutisses tittéraires, et qui ne laisse tomber que trois ou quatre pages chaque année, commet) laisserait tomber des perles. M. Babou est te représentant de cette espèce aimable. Il touche à)a cinquantaine, je crois il hat le pavé depuis un quart de siècle, et tout soa bagage
se réduit. a quelques étudesécourtées, qu'ila a réunies dans des éditions de luxe. t e puhhc rignore absolument. Cela n'empêche pas qu'il soit une illustration. Il faut entendre dire dans les brasseries « Bahuu va éreinter un ~e!, Babou a eu hier un mot sanglant. H On croirait ~u'il y a eu mort d'homme. L'auteur tué par M. Babou ne s'en porte pas plus mal souvent, il neconnaît pas,il ne connaîtra jamais le mot sanglant. M. Babou appartient à ce monde de paresseux qui font, chaque soir, une grande œuvre, en buvant une chope; seulement, le lendemain, ils ont sommeil et ne trouvent pas le temps d'écrire la grande œuvre. La vie se passe, l'âge arrive, ils restent desdébutants. Ce qui ajoute du piquant au cas de M. Babou. c'est qu'i) s'imagine représenter l'esprit français. Il s'efforce d'être énormément fin et spirituel. Quand" il daigne écrire quelque chose, il est plein de sousentendus, de petits sourires, de tournures alambiquées. On ci'oit toujours qu'il vous conduit à des choses extraordinairement délicates et drôles. Et. pas du tout, il s'arrête, tourne court. Cinq ou six pages ont épuisé son effort. Alors, on se questionne, et l'on s'aperçoit avec ennui que M. Babou n'a rien dit qui, valût la peine d'être écouté. Inutile d'ajouté) que M. Babou n'a pas la moindre influence sur le publie.
J'anrais voulu encore vous parler du critique chroiti.jueur, de M. Jules Claretie par exemple, qui a du talent, celui-là, 'et qui produit comme jamais homme n'a produit. Il écrit dans cinq ou six journaux à la fois; il est très lettré, il sait des anecdotes sur tou~ les sujets. Je me permettrai simplement de dire qu'il est plus intéressant que puissant. On lit ses
articles avec plaisir, mais on y chercherait en vain une analyse sérieuse et une méthode d'enquête. J'aurais également voulu dire un mot du critique poète, de M. Anatole France, dont quelques études ont paru dans le Temps. Ce journal, qui a une situation littéraire à garder, fait tout juste le nécessaire pour ne pas la perdre. Il a accueilli M. France, connu jusqne-)à comme p~ète, et je dois ajouter commepoete parnassien, plongé dans le pastiche néoclassique. Les amis de M. France m'ont assuré que son ignorance de notre littérature contemporaine était telle, qu'ils devaient lui fournir des notes pour chacun de ses articles. Au demeurant, it écrit proprement, et il vient même de faire sur le grand romancier russe, Ivan Tourguéneff, une étude très sympathique, dont il faut lui tenir compte. Mais je préfère terminer ici cette série de petits portraits Je craindrais de me répéter. H suffit que j'aie indiqué commt'ut t il peut arriver que nous manquions d'un critique, to.sque tan t de gens, des professeurs, desromaucieft, des poètes, s improvisentcritiques.
IV
Je m'ar~ êterai plus longuement à une physionomie qui me tente par sa sin~utarit.é. Les journatistes dont je \ien<s de parier sont de dignes bourgeoises et rentrent plus ou moins dans l'effacement commun. Je veux dire qu'aucun ne se distingue par quelque panache, tapageusement planté. M. Barbey d'Aure*villy, certes, ne juge pas plus sainement que les autres au contraire, il a des fantaisies d'appréciation
incroyables; mais il a au moins adopté une manière de taper les talons, qui force les passants a se retourner quand passe. ·
Toutes les fois que je lis M. Barbey d'Aurevilly, je ne sais si je dois rire ou pleurer. Voici. son cas, un des plus curieux de notre littérature contemporaine. Il est né, j.e crois, en i8<t, dans un petit viHage de la Manche. H a donc grandi pendant la période romantique. Ce fait doit être noté, car il est resté romantique de style et d'allure, à la note aiguë.. Il torture la phrase, la brise et la fouette, ajoute des paillons à chaque incidente, met des intentions cavalières dans les points et les virgules. Et le style flamboyant ne lui suffit pas, il adore les imaginations sataniques, les complications prodigieuses, les héros immenses, les héroïnes fatales et pâles comme les lis. Les quelques romans qu'il a écrits sont des monstruosités d'invention maladive. D'ailleurs, je ne lui réfuse pas du talent. Malgré l'effort continu dont il martèle son style, on sent là un puissant ouvrier littéraire.
Mais, bon Dieu! quelle continuelle pose et quelle originalité factice! Il ne s'est point contenté d'être un mousquetaire dans son style, il a voulu en être un sur le pavé. Avingtans,ilaété la proie du dandisme, il s'est agenouillé devant Brummel. Cruelle aventure, car aujourd'hui il porte encore le pantalon collant, la redingote à plis, les grandes manchettes et le grand col de sa jeunesse. Les dames le suivent d'un œil stupéfait. Lui. jouissant de l'effarement des trottoirs, s'en va triomphant, croyant qu'il dompte ainsi et tient sous sa semelle ton), te dix-neuvième siècle. Innocente manie, dira-t-on.
Sans doute. Seulement, il faut chercher l'écrivain et le critique dans l'homme.
M. Barbey d'Aurevilly habite un petit logement, dans un quartier perdu de Paris. Les meubles sont bourgeois, un Ut, une armoire à glace, une table. Mais, dans son bèsoin'de mener une existence supérieure, il en est arrivé à se persuader certainement que son lit est tendu de brocart, que son armoire à glace, un meuble du faubourg Saint-Antoine, vien~ de quelque garde-meuble royal. Un jour, il aurait dit à un visiteur, en lui montrant la glace: « Cette glace me semble un grand lac. » Il est tout entier dans cette phrase. Je suis persuadé qu'il agrandissait sa modeste chambre de bonne foi, en trouant ainsi le mur de toute la profondeur d'un vaste paysage. Peu & peu. on arrive ainsi à se tromper soi-même. Il vient une heure où l'on ne sait plus nettement où la réalité unit et où le rêve commence. Tel est depuis longtemps l'état de M. Barbey d'Aurevilly. Ce qui le complète, c'est qu'il a adopté le rôle d'un gentilhomme écrivain, défendant, à grands coups de plume la noblesse et la religion. Il a pris une attitude de chevalier dévot, servant l'église, pourfendant la démocratie. Et c'est ici que la triste et charmante comédie commence. Ce mousquetaire a mené l'existence la plus bourgeoise du monde. Il vit très solitaire. comme un bon petit rentier qui chauffe le soir ses rhumatismes. Au fond, il n'y a pas d'homme meilleur. Tout ce tapage de ferraille, ces fanfaronnades, "es poings sur la hanche, ne sont que des façons d'être littéraires.
Est-il quelque chose au monde de plus gai et de plus touchant à la fois? M. Barbey d'Aurevilly
est de deux ou trois siècles en retard. Il fait des orgies d'imagination. C'est un acteur qui garde à la ville sa voix et son geste de théâtre. C'est un martyr de la médiocrité contemporaine, qui s'est crevé volontairement les yeux, pour rêver à son aise toutes les splendeurs absentes. Quand il a bu un verre d'eau, il est ivre, et se dit plein de vin d Espagne. Quand il heurte une fille en jupon s:)Ied:)us une rue, il arrondit le bras et salue en murmurant H Mille excuses, marquise! » Quand il grimpe son escalier étroit, il se fâche contre ses gens, en criant: « El) bien! marauds, allumez donc les torchères! M Mais le côté le plus stupéfiant, chez M. Barbey d'Aurevilly, est le côté catholique. S'il croit Dieu, ce n'est guère que pour avoir le droit de croire au diable. Le diable l'attire, parce que le diable est excentrique. Pour sûr, le diable sacrifie au dandisme et cache son pied fourchu dans une bottine de chevreau. On chagrinerait beaucoup M. Barbey d'Aurevilly, si l'on paraissait croire qu'il ira droit en paradis. Il tient certainement à faire quelques années de purgatoire, et je n'affirmerais même pas que l'enfer ne le lasse point rêver. Quand il écrase un écrivain démocratique, quelque suppôt de Satan, on sent une sourde envie dans sa colère. En voilà donc un qui sera foudroyé! Etre foudroyé, quel rêve! Tomber comme l'archange rebelle, pâle encore de la splendeur divine, gardant dans la défaite un front d'une fierté insoumise 1 Voilàqui serait agréable! M. Barbey d'Aurevilly ambitionne certainement cela, par amour de la plastique. Il se voit dégringolant du ciel, étalé sur le dus, mais dans une pose sculpturale, et regardant encore Dieu en face. Cela poserait un homme tout de suite.
Hélas 1 ce n'est là qu'une ambition irréalisable t M. Barbey d'Aurevilly n'a rien d'un lutteur. Dernièrement, il venait de publier un recueil de nouvelles, les Diaboliques, où son singulier catholicisme s'était frotté d'un peu près aux ordures de l'enfer. Il y avait, là dedans, des femmes comme il les entend, des femmes hantées par le démon et qui s'agitaient d'une étrange manière. Le parquet s'effaroucha, le livre fut sa.isi et M. Barbey d'Aurevilly dut se rendre auprès d'un juge d'instruction. Un tel homme, parlant haut, allait, n'est-ce pas? dire son fait à la justice. tl résisteraitaunomde la liberté des lettres. Eh bien 1 nullement. M. Barbey d'Aurevilly a plié les épaules sous les remontrances, et a consenti à un marché, en laissant supprimer son livre dans l'ombre, à la condition que le parquet abandonnerait les poursuites. Cela est regrettable, je le dis hautement. M. Barbey d'Aurevilly, en tolérant cet étouffement muet de son oeuvre, a reconnu par là même que son œuvre était dangereuse. Lorsqu'on a l'honneur de tenir une plume, on se consulte avant d'écrire, et quand on a écrit une page, on l'affirme, on la défend. Un bourgeois, un de ces bourgeois que M. Barbey d'Aurevilly plaisante du bout de sa badine aristocratique, aurait eu l'orgueil de son œuvre.
D'ailleurs, je serai tout aussi sévère pour l'attitude que M. Barbey d'Aurevilly a prise dans la critique. Romantique de tempérament, styliste très travaillé, il attaque d'une façon furibonde les romantiques et les stylistes, enjeur refusant jusqu'à du talent. On reste stupéfait, on ne s'explique pas quelle rage le pousse & brûler ce qu'il doit forcément adorer. Toutes les fois qu'il rencontre sur son chemin ou Victor
Hugo, ou Gustave Flaubert, ou les Goncourt, il les dévore. Pourquoi cela ? H procède d'eux, il est de la même famille littéraire, il devrait avoir les mêmes goûts. Ses amis m'affirment que la mécanique qui lui tient lieu de cervelle est très compliquée, et qu'i) se passe là-dedans un travail extraordinaire. D'abard, Victor Hugo, Gustave Flaubert, les Goncourt sont des incrédules, qu'il veut écraser. J'admets cela, mais après avoir terrassé l'impie en eux, il me semblerait strictement juste de saluer l'homme de talent. Seulement, ce mot de juste fait beaucoup rire les amis de M. Barbey d'Aurevilly. Être juste, pourquoi cela ? à quoi cela sert-i! ? Rien. n'est bourgeois comme d'être juste~ Un homme juste n'a pas de ligne plastique, il ne se campe pas d'une façon assez crâne, il manque de dandisme. Battre la campagne, faire claquer des mots sonores et les jeter à la figure du monde, prendre des poses de capitan pour stupéSef la galerie, parlez-moi de ça, c'est le seul genre de critique que puisse exploiter un gentilhomme 1 Le paradoxe est un plumet qui fait merveille sur un chapeau gulonné. Et c'est ainsi que M. Barbey d'Aurevilly a inventé la critique qui ne juge pas, mais qui assomme.
Rien n'est plus simple à pratiquer. tl prend un écrivain quelconque et il exécute sur son dos des fantaisies de tambour-major, jouant avec sa canne de commandement. L'écrivain et son œuvre sont condamnés à l'avance, qu'ils aient ou non raison. Seulement, le critique tient à être beau devant les lecteurs. C'est le juge qui est en scène, et non le prévenu. Le juge salue, grossit la voix, fait tout pour étonner l'assistance, emploie des mots rares, com-
bine des phrases imprévues, va jusque danser !e cancan, s'il croit que le cancan fera de l'effet. Remarquez que M. Barbey d'Aurevilly ne réussit jamais un éloge. Il n'est véritablement beau que dans l'éreintement. Il ne donne pas de raisons, cela est inutile il se fend dans le vide, il sue, il trépigne, il tue des fantômes. Et l'exercice terminé, il rentre dans la coulisse, persuadé que la France a frémi de cet effroyable combat. Une telle façon d'entendre la critique est puérile. Depuis quelques trente ans que M. Barbey d'Aurevilly se livre à ces assauts enfantins, il devrait pourtant voir que les gens tués par lui se portent le mieux du monde, et que le public le laisse s'escrimer seul, sans lui faire l'honneur de ratifier un seul de ses arrêts. 11 est peut-être une curiosité, mais à coup sûr il n'est pas et ne sera jamais une autorité. On le surprendrait beaucoup sans doute, si on lui disait que la meilleure façon d'attrouper le monde et de produire de l'effet, est encore d'être juste, de chercher la vérité et de la dire. Mon seul étonnement, en lui voyant brandir sa plume comme une flamberge, au cinquième acte d'un mélodrame, est qu'il ne se soit pas encore embroché lui-même, pour tomber avec grâce devant les dames.
Un dernier mot. M. Barbey d'Aurevilly a récemment consacré une longue étude à Diderot, uniquement pour arriver à l'écraser sous la grosse injure de bourgeois. Oui, si l'on veut, Diderot était un bourgeois seulement, il a fait une besogne de géant. M. Barbey d'AurevHIy, qui fait une besogne d'enfant, a en outre le ridicule d'être un bourgeois dévoyé et enragé. J'insiste, un bourgeois,rien qu'un bou rgeois,
Car il n'a encore assassiné personne, et il n'a pas même violé une marquise.
v
J'aime les contrastes, et le plus violent que je puisse établir est de parler de M. Francisque Sarcey, après m'être occupé de M. Barbey d'Aurevilly. Ils sont placés, par leurs tempéraments et par les rôles qu'ils jouent, aux deux bouts de la critique. D'ailleurs, dans cette étude, M. Sarcey représentera la critique dramatique. J'ai déjà expliqué pour quelles raisons là place faite à un drame ou à une comédie, dans la curiosité publique, est beaucoup plus grande que la place faite à un roman. Les critiques dramatiques forment une sorte de corporation à part, qui tient, sinon le haut du pavé, du moins toute la largeur du trottoir littéraire des journaux. Or, parmi ces critiques, M. Sarcey est certainement le plus lu et le plus écouté.
Je citerai quelques faits qni prouvent quelle situation importante il occupe. On m'a afnrmé que la vente du journal le Temps montait de plusieurs centaines d'exemplaires, chaque dimanche soir, jour où paraît son feuilleton hebdomadaire. Si le fait est vrai, il est bien rare en France. Nous aimons si peu les études sérieuses, nous lisons avec tant de répugnance tout ce qui sort du roman d'aventures et des faitsdivers, qu'il est réellement beau de voir plusieurs centaines de personnes dépenser trois sous, pour connaître l'opinion d'un critique sur les pièce: nouvelles de la semaine. Mais ce n'est pas tout.
M. Sarcey trône aux premières représentations, H fait l'admiration de la salle. Dès qu'il entre, un murmure court de loge en loge. On se penche pour l'apercevoir, des maris le montrent à leurs femmes, des jeunes filles le contemplent. Je connais des gens de province qui sont venus exprès à Paris pour avoir le bonheur de connaître son visage. Les chuchotements sont longs à s'apaiser: « Sarcey 1 Sarcey! Où donc?. Tenez, ce gros là-bas, qui manque d'écraser une dame. C'est lui, vous êtes sûr?. Oui, oui. Regardez Sarcey, regardez Sarcey. » Et le peuple est heureux. C'est une véritable popularité. La puissance de M. Sarcey est d'ailleurs eSective. Il a forcé parfois la main à des directeurs pour leur faire accepter des pièces, il a travaillé au succès de certains artistes qui lui doivent aujourd'hui leur sit,uation. Les comédiens, les auteurs, les directeurs, jusqu'aux lampistes et aux ouvreuses de loge, le redoutent et s'inclinent devant lui. Dès qu'on joue une œuvre nouvelle, la première question dans les coulisses est celle-ci: « Sarcey a-t-il ri? Sarcey a-t-il pleuré? » S'il applaudit, la fortune de l'œuvre est faite; s'il bâille, tout est perdu. Le dimanche, on se précipite sur son feuilleton, on le dévore, et les arrêts qu'il rend bouleversent le monde des théâtres.
Pour 'bien comprendre, il faut remonter à la royauté de Jules Janin, que l'on avait sacré prince de la critique. Celui-là régnait par les grâces de son esprit. On le lisait pour son charme, pour les jolies choses qu'il savait broder sur le canevas banal des vaudevilles et des mélodrames nouveaux. Théophile Gautier également a régné en écrivain hors ligne,
qui écrivait des pages merveilleuses, à propos de quelque bouSonnerie inepte. Quand Théophile Gautier est mort, M. Paul de Saint-Victor, un autre mélodiste très adroit, qui joue du style comme on joue de la flûte, a cru qu'il allait hériter de sa haute situation. H se voyait déjà prince, avec un peuple de lecteurs à &c-s pieds. Mais point du tout. Les lecteurs l'ont laissé tirer tout seul les feux d'artifice prodigieux de ses phrases, et lui ont préféré M. Sarcey. C'est celui-ci qui est devenu' roi.
Remarquez que M. Sarcey n'a pas la moindre grâce. La patte chez lui est singulièrement lourde. Il écrase, lorsqu'il veut caresser. D'encolure épaisse, riant d'un rire énorme qui inquiète ses voisins, ressemble à un bon gros homme, qui viendrait se distraire le soir au théâtre, après avoir consciencieusement vendu de quelque chose, dans la journée. Il écrit ses feuilletons à la diable, comme un prêtre dépêche sa messe, disant ce qu'il veut dire, et pas davantage. Depuis une quinzaine d'années qu'il fait ce métier de critique dramatique, il a ses feuilletons dans son porte-plume, il lui suffit de les laisser couler. Pas la moindre recherche de style, pas une fleur. Parfois, certains articles sont même fort négligés, avec des phrases mal d'aplomb et à peine correctes. On dirait une causerie bon enfant, d'un esprit très gros, visant avant tout au solide. Un poète qui tombe sur un de ces feuilletons-là a forcement une crise de nerfs.
Eh bien 1 la grande puissance de M. Sarcey est parfaitement explicable. Il doit sa situation~ deux choses: il dit toujours ce qu'il pense, et il représente dans une salle de spectacle la movenne d'intelligence du public.
Dire toujours ce qu'on pense est une qualité très rare. Je pourrais citer plusieurs critiques d'une mauvaise foi parfaite ce sont d'honnêtes gens sans doute, seulement la vérité dévie en passant dans leur crâne, ils voient les œuvres à travers mille préoccu,pations étrangères. M. Sarcey a pour lui la franchise de son impression. Il dit ce qu'il sc~t. Souvent ce qu'il sent est singulier. Mais son compte rendu n'en prend pas moins un ton de franchise auquel personne ne peut se tromper. On pense « Voilà un homme convaincu. o Et cela lui donne une force immense, car peu à peu les lecteurs, en le voyant si consciencieux, ont mis leur confiance en lui;'ils savent qu'il ne mentira pas, ils finissent par l'accepter comme un guide sûr. Je ne suis presque jamais de son avis, seulement je reconnais qu'il se donne tout entier.
Être franc, cela ne suffirait pas, à la vérité. La grande chance de M. Sarcey est de venir au théâtre comme un bourgeois qui entend s'y récréer. U ne s'embarrasse d'aucun système, il n'arrive pas avec des théories littéraires, il n'a même pas des aspirations vers le sublime qui le gênent. Tout ce qu'il parait demander au théâtre, c'est l'emploi d'une bonne soirée. Il part de cette idée pratique que le théâtre est fait pour le public, et que, logiquement, les auteurs doivent donner au public ce que celui-ci désire. Tout son critérium est là. 11 est l'apôtre du succès. Réussissez, et il applaudira. Lui-même se fait public, veut sentir comme le public. Dès lors, on comprend le grand succès de ses feuilletons. U commet'çant, un marchand de drap par exemple, est allé voir jouer une pièce nouvelle. 11 a reçu une vi~'e
impression seulement, comme il n'a pas l'habitude d'anatyser ses impressions, il expliquerait difficilement ce qu'il a ressenti. Le dimanche soir, il achète Je Temps, il lit l'article de M. Sarcey, et, en le lisant, il éprouve une satisfaction sans bornes. M. Sarcey a eu les mêmes impressions que lui, M. Sarcey lui explique ces impressions, non pas en termes difnciles à comprendre, mais en termes dont le marchand de drap lui-même aurait pu se 'servir. La communion entre le critique et son public est ainsi entière. Il devient le grand homme de la bourgeoisie. Elle ne peut lui reprocher de mal écrire, car elle n'a pas conscience d'un style plus élégant, pas plus qu'elle n'a conscience de vues plus hautes. Elle lui est simplement reconnaissante de la parité de goût qu'il a avec elle, de la bonhomie et de la conscience dont il fait preuve.
Enfin, il existe encore une raison pour que M. Sarcey soit l'idole de la foule. Il a été un des bons élèves de l'Ecole Normale, et, pendant quelque temps, il a enseigné le latin à des gamins, dans un lycée de province. L'enseignement, avec ses taquineries, n'était point son fait; mais il a eu beau jeter la robe aux orties, il est resté quand même professeur. L'air qu'on respire à l'Ecole Normale met dans le sang le besoin de professer partout et toujours. Il professe donc,,il fait la leçon aux petites actrices, il distribue des coups de férule aux auteurs, il a l'air de donner des bons points, lorsqu'il donne des éloges, Ses feuilletons gardent ainsi cette odeur de vieux papier, d'encre et de poussière, qui règne dans les classes. Et le public adore cela, un critique qui fait la leçon à tout le monde, qui parle avec des façons doctes et
tranchantes de magister, qui enseigne à faire une bonne pièce, comme un maître d'écriture enseigne à avoir une belle main. H semble pour M. Sarcey que la question de talent ne soit qu'une question d'application.
Certes, je me garde de discuter ici ses idées, car la besogne serait trop longue. Je tâche simplement de donner de lui un pront qui soit ressemblant. Parmi ses opinions les plus entêtées, je citerai les suivantes. t) fait du théâtre un domaine à part, où les hommes doués d'une façon providentielle peuvent seuls se hasarder. Tout le monde est capable d'écrire un romab, mais tout le monde n'est pas capable d'écrire un drame. Le théâtre est un sanctuaire où l'on pénètre avec des mots de passe. Il dit carrément « Ceci est du théâtre, cela n'est pas du théâtre et il ne reste plus qu'à s'incliner. Peu importe le mérite littéraire de l'œuvre; un vaudeville idiot peut être du théâtre, tandis qu'un drame superbe peut n'être pas du théâtre. Tout se résume à une machine particulière, fonctionnant d'une certaine façon, une machine-type, de la fabrication de laquelle it ne faut pas s'écarter, sous peine de n'obtenir qu'une patraque. Même il pose sa machine comme la machine par excellence, qui contient l'unique vérité, l'absolu, dans les temps et dans l'espace. Il n'y a pas pour lui des théâtres, il y a le théâtre. Cela coupe court aux fantaisies des poètes et aux écarts du génie. Au fond, cela est plein de bon sens, je le confesse volontiers. M. Sarcey ne s'occupe pas du génie. Il est jusqu'au cou dans la cuisine dramatique contemporaine, it parle pour le plus grand nombre. Pris le ptM souvent entre une opérette et un gros mé!o-
drame, il hn faut bien rester à terre et conseiller la médiocrité. J'accepte pour la médiocrité le code dramatiquequ'il enseigne, mais je regrette qu'il n'ajoute pas de temps à autre « Ceci regarde les écrivains ~'qui n'ont pas d'ailes; quant aux écrivains qui ont des ailes, ils peuvent tout se permettre, il n'y a pas de patrons pour eux. » La critique, telle qu'il l'entend, est-une simple vulgarisation du théâtre, excellente pour le commun des hommes, mais insuffisante dès qu'elle s'occupe d'un homme supérieur. Cela est très sensible, lorsqu'il veut aborder une question de théorie générale; tant qu'il se borne à juger les faits, les pièces qu'il a vu jouer, il donne très exactement l'impression de la salle; mais, dès qu'il s'égare dan? les principes, dès qu'il veut bâtir un système, il patauge de la plus étrange des façons. Parfois il arrive qu'une semaine est vide, alors/il se risque à étudie! le rire au théâtre, ou le réalisme de la mise en scène, ou tout autre point. Rien n'est plus révélateur que ces feuilletons il s'y débat dans le vide, il cite des exemples qu'il serait ai'6 de réfuter aussitôt par d'autres exemples. En vérité, il'n'est pas fait pour le haut vol des théories. Il n'est excellent que dans la pratique terre à terre, dans l'étude du métier et du résultat tmmédiatobtenu sur le public. Qu'on ne lui demande pas d'élargir l'horizon, de s'exalter avec les audaces du génie, de prévoir un mouvement littéraire et d'annoncer l'avenir. Attaché au présent, il ne voit pas plus loin que les dix ou les cent représentations d'une pièce, il est par tempérament le public qui veut être amusé et qui désire savoir pourquoi il s'amuse ou pourquoi il ne s'amuse pas.
Je n'ai pas les yeux de M. Sarcey, et je serais dé-
sespéré de jouer son rote. Mais je déclare que ce rôle, tout modeste qu'il est, me parait encore fort beau. Je vois en outre, dans le succès de M. Sarcey, un excellent indice, un retour de tendresse vers la vérité. J'ai nommé M. Paul de Saint-Victor. Certes, celui la est un artiste de talent, il cisèle ses phrases comme des bijoux. Seulement, lorsqu'il parle d'une pièce, il oublie de la juger, ou s'il la juge, c'est avec des fantaisies de critique singulières. Je comprends parfaitement que le public se soit lassé de toute cette splendeur de style. Quand on lit un feuilleton dramatique, c'est dans l'espoir que le feuilletonniste vous parlera théâtre et, s'il a les mains pleines de joyaux, il a tort de les ouvrir, de ne pas garder de pareilles merveilles pour des œuvres personnelles, où les lecteurs seraient ravis de les trouver. Oui, le public se lasse de ce luxe romantique, de ces phrai-~ drapées de soie et de velours, sous lesquelles on ne sent pas la chaleur et la vie d'un corps. On est affamé de réalité. Et voilà pourquoi on a sacré M. Sarcey roi de la critique, au milieu des mélodistes et des bâcleurs de copie qui l'entourent. Sans doute il écrit mal, sans doute il est de talent épais. Mais il voit ce qui est, et il dit ce qu'il voit. Cela suffit.
VI
Comme j'écrivais cette étude sur la critique confemporaire, une physionomie très curieuse et très accentuée a disparu. Je veux parler de M. François Buloz, le fondateur de la Revue des Deux ~OK</M. Je ne puis résister au désir de terminer par quelque*
notes sur M. Buloz et sur le recueil célèbre qu'il dirigeait. D'ailleurs, je ne sors pas de mon sujet, et je reviendrai, dans ma conclusion, à mon point de départ.
M. Buloz était né à Valbens, près de Genève. L& mort l'a frappé à l'âge de soixante-quatorze ans. Sa vie tout entière tient dans quelques grandes phases. ïl n'était point complètement illettré, comme le rapportait la légende qui circulait sur son compte il avait au contraire fait d'assez bonnes études. Sans fortune aucune, venu à Paris pour battre monnaie, il débuta par être prote dans une imprimerie. Puis, il traduisit pour vivre des ouvrages anglais. Mais son idée constante était déjà de fonder une publication périodique, d'exploiter ce commerce des lettres où il flairait les bénéfices considérables qu'il y a réalisés plus tard. Enfin, en i83t, il racheta la Revue des Deux Mondes, qui était alors un simple recueil de récits de voyages, et qui périclitait. On sait quelle importance énorme prit ce recueil sous l'impulsion énergique qu'il lui imprima. Pour compléter son histoire, il faut ajouter qu'il fut pendant dix ans directeur de la Comédie-Française. Ses amis étaient arrivés au pouvoir, ils lui donnèrent pour sa part cette direction de notre première scène. U succéda au baron Taylor et gouverna, de i838 à 848, avec la rudesse qui le caractérisait. La révolution de février seule put le renverser. Rue de Richelieu, à la Comédie-Française, comme rue Saint-Benoît, dan' les bureaux de sa Revue, il trôna en homme heureux. Il semblait avoir fait un pacte avec la fortune. Tout ce qu'il tentait réussissait. Il faut dire qu'il avait une poigne solide et qu'il violentait le sort,
de même qu'il violentait les hommes. Il vécut avec l'empire sur le pied d'une paix armée. L'empire tolérait M. Buloz, et M. Buloz tolérait i'empire. Au fond, il est resté parlementaire et ctassique jusqu'à sa mort, tout en sacrifiant aux idées républicaines et aux idées romantiques, quand les besoins de la Revue l'exigeaient. La mort l'a pris en plein combat, malgré son âge avancé, et il a eu l'amertume profonde de sevoirmourir peu à peu. Il souffrait depuistongtemps d'une affection diabétique. En septembre, il fut a frappé d'une attaque de paralysie. Un jour vint où la vue lui manqua pour relire les épreuves. Alors, il se survécut à lui-même, accablé d'une mélancolie immense.
M: Buloz était grand et fort, carré des épaules, taillé à coups de hache dans le granit de ses montagnes. Des cheveux roux lui descendaient bas sur la nuque. H tenait de l'ours et du dogue, avec ses mâchoires solides, ses cils blanchâtres, sa face borgne, où l'œn qui lui restait avait une profondeur extraordinaire. Chaussé de gros souliers lacés, portant du linge jaune et des vêtements fripés, il avait une terrible allure de combattant, que les soucis de ce mot de n'embarrassaient guère. Il faut voir surtout en lui le triomphe d'une volonté. Il a voulu et il est arrivé. La Revue des Deux Mondes été faite de son sang et de sa chair. Il lui donnait toute son existence. Pendant plus de quarante années, il l'a soignée Mmme tineS!]ecbéne. II passait des nuits, travaillait dix-huit heures de suite, veitiait sur les plus minces détails. Toutes les épreuves lui passaient sous les yeux, pas une ligne ne paraissait sans qu'il t'eût approuvée. On comprend quel résultat il devait obte-
nir avec cette méthode. D'ailleurs, tl aurait réas dans n'importe quelle entreprise. Il était avant toc. un dominateur, un conquérant. S'il avait dirigé uc<} e usine, il aurait fait des soldats de ses ouvriers. Aussi ne faut-il pas voir en lui une force littéraire, car il n'était qu'une force commerciale. Dans l'épicerie comme dans les lettres, il se serait affirmé avec une égale puissance. Le hasard seul qui l'avait créé directeur de la Revue des Deux Mondes, en a fait la persotinalité en vue dont le rôle a été si étonnant, dans la première moitié de ce siècle.
L'heureuse chance de M. Buloz fut de grouper autour de lui les grands écrivains de l'époque. De 4830 à 1860, pendant trente ans, il sut attirer et garder toutes les célébrités qui portaient un nom dans les lettres et dans les sciences. Et. certes, il n'agissait pas par la séduction. Il procédait violemment, avec une âpreté et un emportement qui auraient dû écarter les moins fiers. Aujourd'hui, on se demande commentdes poètes délicats, des hommes du génie le plus haut, ont pu supporter les violences de cet homme, son avarice, ses taquineries, la vie d'enfer qu'il leur faisait mener à tous. Et je n'exagère pas, les échos de la rue Saint-Benoit ont gardé le bruit des querelles les plus bruyantes. M. Buloz et Gustave Planche se prenaient à la gorge et se secouaient. Dans l'escalier, il y avait souvent des dégringolade~ des calottes échangées pour un oui ou pour un nou; on s'y cassait des parapluies sur l'échine, on s'y injuriait le moins académiquement du monde. Je ne parle pas des procès, qui tombaient dru conuro grêle. Il n'est pas un écrivain de talent qui ne se soit plaint de M. Buloz aux tribunaux. Eh bien! ces rap-
ports si difficiles n'empêchaient pas M. Buloz de continuer son rôle de dictateur. Il régnait quand même, se raccommodait avec l'un, lorsqu'il se fâchait avec l'autre, restait le dompteur et le cornac incontesté de tous les talents de l'époque.
Et il n'était pas plus tendre, sur la question d'argent. Il avait trouvé cette idée triomphante de ne pas payer le premier article qu'on apportait à la Revue, estimant que l'honneur d'entrer dans la Revue suffisait. Ensuite, il payait le moins possible les articles suivants. Autrefois, ses prix étaient encore raisonnables. Mais, plus tard, lorsque les prix montèrent dans la presse, il refusa toujours avec entêtement d'augmenter les siens. Je ne veux pas insister sur cette question, car il en est une autre beaucoup plus grave. La prétention la plus intolérable de M. Buloz était de retoucher les manuscrits. Il avait la rage des corrections, des atténuations et des suppressions. Dès qu'il recevait un manuscrit, il le sabrait à coups de crayon, it changeait les épithètesquine lui paraissaient pas convenables, enlevait des morceaux, ajoutait même de sa prose. Et les plus illustres passaient ainsi sous sa férule. It y a là une obéissance de la part des écrivons, qui m'a toujours stupéfié. Que lesgrands écrivains consentissent à ne pas être payés, cela fait honneur à leur désintéressement. Que les grands écrivains voulussent bien faire de temps à autre le coup de poing avec M. Buloz, je l'admets encore, car l'aventure pouvait séduire par son originalité. Mais que les grands écrivains acceptassent ses corrections, c'est làque je cesse de comprendre. On dit, je te sais, que M. Buloz était un critique très fin et très pratique. Très oratique au point de
vue de l'intérêt de son recueil, je le crois sans peine. Mais sa littérature se bornait au souci de contenter ses abonnés, et cela n'était pas suffisant pour faire de lui un bon juge du talent libre et personnel. Ses corrections, en somme, se bornaient à châtrer tout ce qu'on lui apportait. Il rêvait pour sa Revue un uniforme, cet uniforme gris de nos prisons et de nos couvents. Les premières années, il n'osa pas agir; mais, à'mesure qu'il sentit grandir sa puissance, il devint le rédacteur unique, il fit endosser sa livrée à chacun de ses collaborateurs. La /~et)ue des Deux ~"M</M prit la teinte neutre, froide et grave, qu'elle a gardée depuis. Chaque livraison exhale l'odeur de M Buloz. Ses besoins de domination s'étaient élargis, il pliait à son image tous ceux qui l'approchaient. Et quelles lamentables histoires, si je racontais les aventures des jeunes gens dont il a fait des machines passives, et qui sont morts chez lui, d'épuisement et de désespoir t Les romanciers, les poètes célèbre: ne laissaient entre ses mains que quelques plumes de leurs ailes. Mais les inconnus, ceux qui jouaient les seconds rôles, devenaient ses esclaves, ses bêtes domestiques. Ceux-là, il les pétrissait, il commençait par leur vider la cervelle de toute la flamme de jeunesse qu'ils apportaient; puis, il coulait du plomb à la place, il changeait en critiques froids et gourmés les fantaisistes rieurs, qui étaient venus se brûler à la clarté de sa lampe de travail. S'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait supprimé la littérature française tout entière pour lui substituer l'unique ~eoue des Deux ~onaff:. Lui seul, c'était assez.
Heureusement qu'un homme, si despote qu'il soit, n'arrive jamais à arrêter le mouvement d'un peuple.
M Buloz a pu sentir avant sa mort craquer sa puissance de toutes parts. Il a été en réalité le maltre du haut pavé des lettres, pendant plusieurs années. La FU!vue réunissait tous les grands noms. Elle était alors une consécration presque nécessaire du talent, die conduisait aux honneurs, à un ministère aussi bien qu'à un fauteuil de l'Académie. Seulement, la faute de M. Buloz a été de ne pas comprendre que !.as. temps changeaient, à mesure qu'il vieillissait. Après 1860, il a voulu garder les allures qu'il avait ?.près 1830. Et cela a tout gâté. La lâcheté des écri ains avait seule fait la puissance de M. Buloz. S'il réussissait, c'était qu'ils se laissaient dominer. Quand une nouvelle génération d'écrivains s'est produite, il e~t arrivé que cette génération a eu moins de patience et qu'elle atrès carrément envoyé promenerM. Buloz. Depuis quelques années, Hisolement se faisait autour de lui.
La situation de la Revue des /)eM.c Mondes est celle".i. Voici dix ans que la Revue est complètement en dehors du mouvement littéraire contemporain. Elle a vécu grâce aux dernières œuvres de George Sand et de M. Octave Feuillet. Maintenant que George Sand est morte, et que M. Octave Feuillet. produit moins, elle manque de romanciers, <j)le s'appuie sur MM. Cherbuliez et Theuriet, deux palet copies de l'auteur de ~foM/a<. dont les œuvres passent sans bruit. Jamais les romanciers naturalistes, BJt M. Gustave Flaubert, ni MM. de Goncourt, ni M. Alphonse Daudet, n'ont consenti à y publier un de leurs ouvrages. Elle en est restée aux modes litté. ,raires d'il y a trente ans, tout le travail colossal du roman actuel s'est fait sans elle et contre elle.
On me dit que l'influence de la Revue des Deux Mondes est énorme à l'étranger. Celà est très fâcheux. Si l'étranger s'en tient aujourd'hui ace recueil pour connaître notre littérature, il arrive simplement que l'étranger ne connaît pas notre littérature. Le recueil, je le répète, a cessé depuis longtemps d'être l'expression exacte de notre vie littéraire. M. Buloz a tout fait pour écraser la génération nouvelle d'écrivains, qui jette aujourd'hui un si vif éclat. C'est lui qui fatalement devait être vaincu dans cette lutte, et il est aisé de calculer le peu d'influence de la Revue chez nous. Elle a toujours beaucoup d'abonnés, elle reste un recueil dont il est de bon ton d'avoir les livraisons sur une table. Mais elle a perdu sa puissance effective. Être exécuté par elle est une véritable recommandation. On sait que, par principe, elle trouve détestable tout ce qu'elle n'a pas publié. La meilleure partie de sa rédaction demeure la partie historique et scientifique, les relations de voyages, les études sur des points spéciaux. Littérairement, je le dis encore, elle n'existe plus. Elle a gardé une étroite influence de coterie, elle peut encore faire arriver un homme médiocre à l'Académie. Quant à la direction des esprits, elle lui 2, échappé.
Que va devenir la Revue <~M Deux Mondes, aujourd'hui que M. Buloz est mort? Là est la question intéressante à se poser. Il est aisé de prédire que la Revue périra un peu chaque jour, si elle n'accepte pas le temps actuel et si elle ne rend pas aux écrivains une liberté entière. Le meilleur souhait qu'on puisse lui faire, c'est de trouver un directeur intelligent qui comprenne notre époque, comme M. Buioz avait compris la sienne.
Et, pour en revenir à mon point de départ, je si gnalerai justement un article de critique que j'ai lu dans un des derniers numéros de la Revue des Deux Mondes. M. Émile Montégut y étudiait les nouveaux romanciers, en homme ahuri, effaré, qu'un coup de soleil a rendu aveugle. Certes, M. Émile Montégut n'est point le critique que j'attends. Il ne paraît pas se douter le moins du monde du mouvement naturaliste, auquel nous'devons les seules grandes œuvres de ces vingt dernières années. Que penser alors d'une publication comme la Revue, qui a la prétention d'être chez nous l'expression la plus haute de la littérature, et qui nie avec cette naïveté tout le grand travail littéraire du moment? Le critique attendu se produira, il faut l'espérer, et il fera la lumière sur notre situation, il mettra chaque chose à sa place, reculera le passé dans l'ombre et posera debout le présent, dans une grande lueur de vérité et de justice.
DE LA
MORAMTÉ DANS LA LITTÉRATURE
<
Un nouveau journal s.'est fondé, le Gil Blas, qui, après avoir assezpénibtement 'herché sa voie, a tout d'un coup obtenu un grand succès, en se faisant une spécialité d'histoires grivoises. Son cas est des plus simples il a d'abord tâté le public un peu sur tous les tons et dans tous les sens.; puis, ayant risqué quelques-unes de ces polissonneries qui ont fait autrefois le succès de la Vie ~arMiCMne, et voyant que te public mordait à ces articles, il lui en a donné autant qu'il en a voulu, sans aucun scrupule sur la quantité ni sur la qualité. Naturellement, en dehors de touteindignation réelle, les autres journnuxn'ont pas vu ce succès d'un bon œil. La plupart, particulièrement ceux qui se fondent en ce moment avec beaucoup de peine, et ceux qui, vivant de la curiosité
pudique, sentent le besoin de retenir sans cesse leurs lecteurs par de nouveaux piments, ont affiché un dégoût superbe quelques-uns, plus adroits, se sont ingénié, tout en criant, à imiter le Gil ~/at. On a donc vu pulluler un instant les histoires grasses, les dessins polissons, au milieu d'une colère aussi bruyante que peu convaincue. Paris entier a paru pris d'un accès de vertu extraordinaire.
Je dirai d'abord que cela ne fait ni l'éloge de la presse ni l.'étoge du public. Il est certain que le 6</ Blas ne s'est pas fondé avec le parti pris formel de travailler dans l'ordure. Inquiet de son premier insuccès, il est allé ensuite où le succès lui a paru être Pour moi, ce sont ses lecteurs qui l'ont voulu tel qu'il est. Quant aux autres journaux, ils auraient un terrible examen de conscience à faire, avant de tomber si rudement sur le nouveau venu et de le déno&cer à la justice comme un pelé, un galeux, d'où vient tout le mal. Cela remet en question la façon d'être de la presse contemporaine. J'aime la presse, je la crois un outil puissant des temps modernes mais il faut bien convenir qu'à côté de son excellente besogne d'enquête quotidienne, elle est terriblemeut lâche devant les abonnés. Dans toute évolution, il y a ainsi une part de désastre. Où est le journal qui refuse de suivre la foule dans'ses appétits ? On peut même dire qu'un journal n'existe que par les passions de son public spécial. Les feuilles à un sou vivent de la bêtise des classes illettrées qui les dévorent; il faut avoir assisté à la confection d'une de ces feuilles, fabriquées souvent par des hommes fort intelligents, qui mettent leur adresse à être bêtes, ayant. t le Oair, écartant la nourriture trop délicate ou trop
substantielle, collectionnant seulement les faits divers, les vaudevilles et les mélodrames. C'est-une spéculation franche sur la sensiblerie des portières et sur la bonne foi des ignorants qui croient s'instruire Ensuite, voyez les feuilles mondaines, ces feuilles du boulevard qui se sont fondées sur les curiosités malsaines de l'époque, sur ce besoin d'information immédiate que nous éprouvons même, je devrais dire surtout, dans les choses qui ne nous regardent pas. Il est inutile d'insister, ces feuilles ont été une véritable école de désorganisation publique. Et si je passais au côté financier Personne n'ignore que les journaux qui se posent en défenseurs sévères de la morale, sont pour-la plupart vendus à des compagnies financières, embusquées à la troisième ou à la quatrième page, détroussant les lecteurs naïfs qui se hasardent Ce sont des coupe-gorge plus ou moins discrets, le vol organisé, des tripotages sans nom, des mensonges imprimés en grosses lettres et en gros numéros, raccrochant publiquement le monde. Que d'affaires véreuses lancées, que de familles ruinées, pour avoir cru-au bulletin financier d'un journal, dont la première page défend la propriété et tes bons principes en belles phrases! Songez enfin à la partie politique un journal n'est diusque l'arme dangereuse de l'ambition d'un homme ou qu'un trafic éhonté sur les passions d'un parti on y met en;coupe réglée le public que l'on flatte et que l'on gorge de ce qu'on sait devoir lui plaire. Il y là une exploitation sans merci et qui pousse aux catastrophes, dans le but parfaitement égoïste de faire fortune ou de monter au pouvoir. Aplatissement Dartout et en tout devant l'abonné, voilà en
somme l'attitude universelle de la presse. On parle de la vérité, et il y a certainement des journalistes convaincus; mais la boutique l'emporte quand même, au milieu du tohu-bohu des opinions contraires.
Encore un coup, j'aime la presse, je n'entends pas lui faire son procès. Elle peut gâcher souvent sa besogne, elle n'en fait pas moins une besogne nécessaire et utile. Je veux simplement en arriver à ceci vivant sur les passions du public, battant monnaie avec la bêtise l'amour du jeu et de l'argent, les volsdesunset l'ambition des autres, elle estassez mal venue de s'indigner et de prêcher, quand un confrère s'avise de se tailler un petit coin de succès en chatouillant la polissonnerie du public. Mon Dieu 1 c'est une spécialité comme une autre, et jela trouve bien moins dangereuse que la spécialité financière qui dépouille les gens et que la spécialité politique qui escamote les provinces. Remarquez qu'un journal comme le Gil FFas ne trompe absolument personne on le connaît, ceux qui l'achètent savent ce qu'ils y trouveront; tandis qu'il y aune duperie continuelle dans les casse-cou de la finance et de la politique, où les lecteurs de bonne foi s'engagent toujours à l'aveuglette. Et puis, franchement, la société va-t-elle crouler, parce qu'un journal reprend les j contes de Boccace et de Brantôme ? Cela n'est qu'aimable, lorsque le conte est bien écrit; et, s'il reste grossier, un peu de silence suffit pour en faire justice. Eu vérité, nos pères avaient plus de largeur et de tolérance. N'est-ce pas stupéEant, cette croisade brusque de la presse contre ce qu'elle nomme à pleine bouche l'obscénité? Elle a découvert cela,
c'est Fobscénité qui est aujourd'hui le péril, la société est perdue si l'on ne fait pas une guerre à mort à ta littérature obscène. Mais où diable ta voyez-vous donc, cette obscénité ? Nous mourons au contraire de fausse vertu et de fausse pudeur. A cette heure du siècle, au point où nous en sommes de l'évolution scientifique, lorsque de si puissants agents travaillent les peuples et les transforment, s'en prendre à un pauvre petit journal et déclarer que ses contes grivois nous mettent en danger, cela me semble tout aussi ridicule et imbécile que si un mécanicien, sur cne locomotive lancée à toute vapeur, s'affolait et croyait le train brisé, en voyant tout d'un coup une puce gaillarde gambader dans sa machine. Oui, certes, nous mourons de tartuferie. Une nation est comme une femme qui passe par l'impudeur naïve de l'enfance, par la réserve de la jeunesse, et qui arrive enfin à la rigidité hypocrite de l'âge mûr. Lisez notre histoire, vous trouverez nettement ces trois âges dans nos mœurs et dans notre littérature. Je n'insisterai pas sur les mœurs le fonds vicieux est toujours là, c'est la nature humaine elle-même; mais, selon les époques, il y a plus ou moins de franchise dans la satisfaction des besoins. naturels. Nos pères vivaient davantage au grand jour. C'était une grossièreté bon enfant et souriante ou du moins leurs façons d'être nous paraissent telles, aujourd'hui qu'une longue éducation de pudeur nous a affinés. D'ailleurs, je veux m'arrêter particulièrement sur la littérature, l'expression écrite des mœurs. Voyez tout le quinzième siècle et tout le seizième les sujets sont libres, l'écrivain ne recule jamais devant le mot. On trouve là une langue abon-
dante, ne cachant rien de l'homme, nommant les choses par leur nom, et cela au point qu'il serait impossible de citer certaines pages des auteurs les plus lus de l'époque. Mais c'est dans les œuvres dramatiques qu'on rencontre les exemples les plus caractéristiques de cette liberté; on sait aujourd'hui avec quel soin on évite au théâtre le moindre mot équivoque, par crainte des sifflets il y a trois siècles, la comédie prenait toutes les licences, poussait jusqu'au bout les rencontres amoureuses, sans ménager ni les actes ni les termes. C'était, pour revenir à ma comparaison, l'impudeur naïve de l'enfance, dans notre société qui naissait. Puis, est venue la réserve de la jeunesse, avec le siècle de Louis XIV. Molière est encore parfois d'une franchise et d'u/~ netteté de langage qui nous choquent aujourd'hui mais les choses ne vont plus au delà du mot, et encore le mot est-il rare et simplement toléré dans le genre comique. Arrive ensuite le dixhuitième siècle, d'un vice si raffiné, si entortillé dans l'élégance et la grâce de la phrase, et dont la rhétorique découvre si joliment les nudités; l'hypocrisie de l'âge mûr commence, la science de tout se permettre en style étudié 'et expurgé. Et nous arrivons ainsi à notre époque de protestantisme, à ta pudeur exagérée des vieilles filles qui cachent leurs cheveux. Les mots nous effarouchent plus encore que les choses. Nous sommes comme ces personnes, lasses de vivre, pourries de débauche, voyant une allusion et une attaque personnelle dans toute parole franche et énergique. Les ivrognes ne parlent jamais du vin et ne veulent pas qu'on en parle devant eux.
Une réflexion qui m'a beaucoup frappé, c'est que le romantisme, dans ses audaces de langue, a pourtant toujours reculé devant le mot propre. Puisqu' avait !a prétention de renouer avec le xvie siècle par-dessus la longue période classique, de remonter au génie national, de reprendre à sa source ~f verdeur et la richesse du vieux langage, pourquoi s'est-il contenté du panache, de la phrase lyrique et éclatante, de ce flot d'images qui déborde chez les poètes, sans jamais s'attaquer au met propre, à la franchise et à la simplicité forte de l'expression? C'est tout simplement que le romantisme, malgré ses allures de mousquetaire, son horreur affichée du bourgeois, n'est au fond qu'un fils de notre âge pudibond et peureux. II a vu <e xvt" siècle en pleine légende de mélodrame, il nous l'a rendu dans un cortège de mardi-gras, n'allant pas au delà de l'audace du costume, ne se souciar.t pas de pénétrer sous la chair et de nous donner cette belle enfance si libre et si mâle de notre société. Selon moi, le romantisme a expurgé le xvf sièc!e à l'usage des lectrices et des spectatrices de 1830. Il était trop en pleine fantaisie pour s'attaquer aux vérités et aux énergies de la langue. Théophile Gautier n'a fait que protester contre l'hypocrisie littéraire, dans la fameuse préface de Mademoiselle de ~NMp!H; personnellement, il a raffiné encore sur la métaphore et la périphrase, sans se risquer à reprendre les mots de nos vieux auteurs. Pour que cette tentative fût faite, pour qu'un romancier osât tâcher de rendre un peu de sa carrure virile à notre langue si travaillée et si émasculée aujourd'hui, il fallait attendre que le mouvement naturaliste se produise
et qu'il donnât aux écrivains la vérité pour base et la méthode pour outil.
Ce serait une étude bien intéressante que cette longue éducation de la pudeur. Nous en sommes ,arrivés à placer toute la pudeur en un point; et quand ce point est caché, ou simplement passé sous silence, tout va bien, la morale est sauvé. Cela rappelle la naïveté de l'autruche qui se croit invisible, lorsqu'elle a mis la tête derrière un caillou. Nous autres, nous cachons le sexe; une feuille de vigne suffit, parfois même un pain à cacheter dès lors, dès que nous avons supprimé le sexe, nous pouvons tout montrer, les infirmités des membres, les plaies de la poitrine, les boutons de la face. On ment, on vole, on tue à visage découvert; mais, si l'on aimait en plein soleil, on serait hué et lapidé. Comment l'honneur a-t-il fini par se réfugier là? Comment un romancier, qui peut raconter un meurtre dans ses circonstances les plus horribles, ne pourra-t-il peindre l'accouplement de deux époux, sans être livré au dégoût des honnêtes gens et à la sévérité de la justice? Le meurtre est donc plus propre et moins honteux que l'acte de la génération? il est donc plus convenable de tuer un être que d'en faire un? Absolument, je ne comprends pas. Remarquez que l'antiquité, les peuples enfants, grandis au soleil, promenaient des phallus et les baisaient avec dévotion. Il a fallu l'idée chrétienne de l'indignité du corps pour rendre le sexe honteux et mettre la perfection morale dans la chasteté. L'homme n'a plus été fait pour se reproduire, mais pour mourir On a prêché la mort de tout, on a mis le bonheur et la puissance hors du monde. De là nos génération~
qui grelottent, qui se cachent, qui consentent encore à manger en public, mais qui ne s'y reproduisent pas, qui ont fait en un mot des organes perpétuant la race une honte dont on ne peut parler, bien qu'on en abuse jusqu'à la ruine et à la mort. Je n'ai pas envie de philosopher, de chercher si la pudeur est un sentiment naturel ou un sentiment d'éducation. Je m'étonne et je déplore simplement en écrivain que l'étude du sexe, j'entends dans ses vérités physiologiques, nous soit interdite comme une ordure presque infamante.
Un autre fait qui me frappe souvent, c'est l'inIluence de plus en plus grande du protestantisme sur nos mœurs, en politique et en littérature. Les doctrinaires, les dogmatiques, les pudibonds, ne sont que, des protestants plus ou moins avoués; et nous avons là un exemple bien caractéristique d'une secte qui, à sa naissance, nous a fait avancer d'un pas vers la liberté et la vérité, mais qui, depuis cette époque, est devenue un terrible obstacle à notre marche, en barrant la route et en s'entêtant dans une immobilité complète. Aujourd'hui, les protestants, ces révolutionnaires, ces libéraux d'autrefois, sont les pires réactionnaires que je connaisse, enfoncés dans le dogme comme des bornes, se disant les seuls détenteurs du bien et du vrai, se bouchant les yeux et les oreilles devant les nouvelles solutions de? sciences. D'ailleurs, c'est là le sort de toutes les religions elles commencent par un cri de liberté et se ,raidissent fatalement ensuite dans la négation de ce qui peut les ébranler. Il n'y a que la science qui marche du connu à l'inconnu, qui soit assez large pour corriger sans cesse ses erreurs et s'ac-
croître de toutes les vérités nouvelles. De nos jours, le protestantisme est donc devenu, en morale et en littérature, un épouvantail bien autrement gênant que le catholicisme; nous nous entendrons encore Hvec un catholique, tandis que je défie un artiste de jamais faire bon ménage avec un protestant. Il y a là une antipathie de cerveaux. Nous autres romanciers naturalistes, observateurs et expérimentateurs, analystes et anatomistes, nous sommes surtout en guerre ouverte avec le protestantisme, par notre enquête continuelle qui dérange les dogmes et les principes, qui passe outre aux axiomes de mora'e. Notre ennemi est là. Je le sens depuis longtemps.
En résumé, à cette heure, telle est donc la situation. Notre siècle a une longue éducation de pudeur, qui ie rend d'autant plus hypocrite que ses vices se sont civilisés davantage. On fait la chose, mais on n'en rit plus on en rougit et on se cache. La morale ayant "te mise à dissimuler le sexe, on. a déclaré le sexe infâme. Il s'est ainsi formé une bonne tenue publique, des convenances, toute une police sociale qui s'est substituée à l'idée de vertu. Cette évolution a procédé par le silence: il est des choses dont it est devenu peu à peu inconvenant de parler, voilà tout; de telle sorte que l'homme distingué, l'honnête homme est c~lui qui fait ces choses sans en parler, tandis que celui qui en parle sans les faire, comme certains romanciers de ma connaissance, sont traités de gens c.rduriers et traînés journellement dans le ruisseau. On tolère encore les vérités aux savants, attendu que 'Mrsonne ne s'occupe des savants mais si un écrivain prend les vérités nouvelles de la science et se
QE LA MORALITÉ DANS LA HTTËRATURE.
risque à les utiliser dans l'analyse et la peinture de ses personnages, il rompt le contrat de silence passé entre les membres de notre société, il dérange l'idée convenue de la vertu et passe dès lors à l'état d'ennemi public contre lequel tout est permis. Eh bien 1 cette situation qu'on nous fait, me paraît intolé) ab!e. 11 me semble qu'il est grand temps de discuter' et de résoudre la question de l'obscénité dans la )ittérature. Qu'est-ce donc que l'obscénité et où est-elle ? Le moment est bon pour le dire, car l'aventure du Gil Blas est venue poser la question, en ameutant les hypocrites qui se sont empressés de tout brouiller et d'apporter les jugements les plus étranges.
Il
Voyons d'abord le cas du Gil Blas. J'ai expliqué comme quoi ce journal, en quête du succès à tout prix, ce qui est la caractéristique de notre âge, avait senti le public mordre à ses essais timides d'abord d'histoires grivoises, et s'était bientôt résolu à ne plus lui servir que cette gourmandise, ouvertement, sans le moindre scrupule. J'ai dit égalemen' que le Gil Blas n'avait pas même le mérite d'avoir inventé cette spéculation sur les instincts polissons des lecteurs, car ta.~eParMteMMe a publié bien avant lui une série de contes fort libres. De tout temps, cette littérature gaillarde a été très goûtée en France. Elle va de nos vieux conteurs, de Rabelais et de Brantôme. aux nouvellistes du dix-huitième siècle, CrphiHon et les autres, en passant par notre La Fontaine. Ht. dét lors, elle est classique dans le bon sens, elle fait par. 13
tie de notre génie national, on ne peut la renier, sans nous amputer. Reste la seule question du latent à examiner.
Pour moi, la question du talent tranche tout, en Httérature. Je ne sais pas ce qu'on entend par un écnvain moral et un écrivain immoral mais je sais très bien ce que c'est qu~un auteur qui a du talent et qu'un auteur qui n'en a pas. Et, dès qu'un auteur a du talent, j'estime que tout lui est permis. L'histoire est là Nous avons tout permis à Rabelais en France, comme on atout permis à Shakspeare en Angleterre. Une page bien écrite a sa moralité propre, qui est dans sa beauté, dans l'intensité de sa vie et de son accent. C'est imbécile de vouloir la plier à des convenances mondaines, à une vertu d'éducation et de mode. Pour moi, il n'y a d'œuvres obscènes que les œuvres mal pensées et mal exécutées.
Ainsi, voilà le Gil /M<M. Je l'ai lu pendant quelques mois avec attention des histoires grivoises m'y ont fait grand plaisir, le plaisir tout littéraire qu'on éprouve à lire un conte de La Fontaine tandis que j'ai été absolument révolté par d'autres histoires, dont les sujets pourtant étaient semblables. Et rien n'est plus simple à expliquer: les premières avaient pour auteur des écrivains de talent, tandis que les secondes étaient bâclées par des journalistes bons àtdut faire, qui travaillent dans le vice ou dans la vertu sur commande. Le plus grand tort du Gil ~as est donc de démarquer Boccace, Brantôme et La Fontaine, sans génie; il fui faudrait Boccace, Brantôme et La Fontaine eux-mêmes pour rédacteurs/et les journaux vertueux seraient alors assez malvenusdele.dénoncer à la justice, car ce serait tout un coin de notre iitt~-
rature qu'ils enverraient en police correctionnelle Cette question de la forme est si bien lagrosse affaire, qu'on n'a jamais injurié la Vie parisienne avec cette passion, parce que, justement, les contes grivois de ce journal étaient écrits avec plus de finesse et de charme. De la polissonnerie mal faite, sans gaieté ou sans grâce, ce n'est plus que de l'ordure odieuse et inacceptable.
Reste à juger la spéculation en elle-même. J'ai pu m'étonner que certains journaux, qui battent monnaie eux-mêmes avec les appétits les moins nobles et les plus dangereux du public, s'indignassent si violemment contre un confrère, qui fait fortune en flattant la gaillardise de la foule. Mais je n'entends nullement défendre ce journal, je trouve même que son commerce est assez malpropre, d'autant plus, je le répète, que pour un conte agréable, on y' en trouve vingt de parfaitement ignobles. Il faut seulement établir, comme j'ai tâché de le faire, que le Gil Z?/as, avec ses polissonneries, ne cause pas plus de mal à notre société, que certains journaux politiques et certains journaux financiers avec les catastrophes de sang et d'argent qu'ils nous préparent. J'insiste, parce que la vérité absolue est là. On crie que le conte grivois doit se cacher dans le livre et ne pas se répandre par feuilles volantes dans le puMic. D'abord, le livre reste, tandis que la feuille volante disparaît. Ensuite, il y a bien des choses qui feraient mieux de rester dans les livres, les déclamations de parti qui pourrissent la nation, tout ce flot de bêtises et de ~redinehes qui déshonorent !a presse, dont le, g~ and rôle est d'être l'instrument te plus puissant de notre enquête universelle. Sa vén
table besogne n'est pas ailleurs, et ceux qui l'aiment, qui l'acceptent comme l'outil de l'époque, s'attristent d'avoir à faire une si large part à ses tâtonnements et à ses erreurs. Que de force perdue 1 Vous chassez la littérature de la presse, vous assommez le public de politique depuis dix ans: il est bien naturel qu'it s'amuse et fasse un succès aux gaudrioles du Gil Blas. La vogue des contes grivois, que vous attribuez au naturalisme, ce que nous examinerons tout à l'heure, vient au contraire, selon moi, de la fatigue profonde ,des lecteurs à toujours tourner dans le cercle étroit de la polémique des partis, et du besoin irrésistible qu'ils éprouvent enfin de rire, d'être gais, beaux, jeunes, amoureux. Pour peu que vous imposiez encore à la France vos querelles, vos ambitions, votre phraséologie parlementaire, vos articles lourds et mal écrits, cette indigestion de politique dont le public crève, nous verrons certainement un beau soir les hommes et les femmes se prendre par les mains et danser dans les rues, fous d'ennui, résolus à prendre une récréation n'importe où et n'importe comment.
Étudions maintenant l'obscénité dans la littérature. C'est une expression très vague, qu'on applique au hasard, et qu'il ~autdénnir. Rien de plus différent comme esprit et comme but que les œuvres traitées d'obscènes, en tas, sans distinction aucune. C'est ainsi que des critiques, doués d'une singulière clairvoyance, viennent de m'accuser d'être I<: père véritable du Gil Blm, qui serait né des crudités de l'A<sommoM' et de Nana. Voilà un exemple stupéfiant de la confusion où nous en sommes, en matière littéraire. On supprime Boccace, on supprime Bran-
tome, on supprime Piron, et l'on ne parait pas se douter un instant que mes œuvres, si nues qu'elles peuvent être, viennent de l'amphithéâtre et non des alcôves galantes. Il faut donc remonter aux sources et tâcher de faire le plu de lumière possible. Analysons les œuvres, tâchons de les classer logiquement.
Chez nous, comme je l'ai dit, le conte grivois est un fruit du sol. Il y poussé avant que l'Italie raffinât le genre. On le trouve aux balbutiements de notre littérature, et son caractère est alors une grossièreté d'une bonhomie joyeuse. Les mots sont crus, la plaisanterie est énorme, on y sent passer le large rire d'un public sans gêne, facile à amuser. Les dames de l'époque riaient très bien de certaines histoires toutes crues que nous n'oserions pas aujourd'hui raconter entre hommes. Puis, après les anecdotes de Brantôme, d'une si belle tranquillité naïve dans leur nudité, La Fontaine reprend les contes grivois, en les habillant de sa grâce et de sa malice dès ce moment, les crudités disparaissent, la polissonnerie s'aiguise par le sous-entendu, le siècle de Louis XIV jette un bout de sa pourpre à la ceinture du vieux Priape. Au fond de tout mouvement littéraire, il y a simplement une évolution sociale. On le voit encore, lorsque, au dix-huitième siècle, la littérature grivoise se transforme de nouveau et tient une place si large, si décisive. Je ne puis écrire une histoire complète de cette littérature, histoire d'une grande utilité pourtant, et qu'un critique jeune' et hardi devrait bien nous donner, car il y ferait jus-) tice des accusations d'immoralité dont on poursuit le naturalisme, en montrant l'ablme qu'il y a entre
les conteurs grivois, qui procèdent de la fantaisie, et nous, qui procédons de la science.
Ainsi donc, voilà un filon de notre littérature, exploité à toutes les époques, avec les seules différences apportées par le milieu social. Très libre au quinzième siècle et au seizième, expurgé et d'un charme exquis au dix-septième, débordant et finissant dans la férocité au dix-huitième siècle, le conte ou le roman, que la critique qualifie d'obscène, a donné quelques chefs-d'œuvre à notre langue, au milieu d'un tas de médiocrités et d'ordures tombées dans l'oubli. Ce sont simplement d'abord des anecdotes sur des maris trompés, sur des femmes trop ardentes l'imagination des conteurs n'est pas fertile, les mêmes bons tours reviennent sans cesse. Plus tard, le genre a beau s'affiner, il ne s'élargit guère. L'observation y est nulle, toujours reparaissent les mêmes anecdotes d'almanach il faut arriver au dix-huitième siècle pour y trouver des peintures de mœurs développées. J'insiste, parce qu'il y a là un genre, parfai. tement distinct, qui sa place très nette dans notre histoire littéraire, et qu'il ne faut confondre avec aucun autre, sous peine de tout brouiller et de ne plus être juste. Ce genre présente les caractères du conte il n'a l'ambition ni d'observer, ni de peindre, ni de faire la vérité sur un fait ou sur un être; il veut amuser, rien de plus, il reste un passe-temps, une récréation dont la pointe de fruit défendu augmente le ragoût. Quand il est traité avec talent, il devient un mets très fin, qu'on peut défendre aux demoiselles, mais qui est un régal pour les esprits lettrés. S'il est conté sans talent, sans naïveté ou sans malice, sans le charme d'un style personnel, il n'est qu'une or-
dure dont te mépris des lecteurs fait justice. Tel est te cas du Gil Blas, je le dis encore: agréaNe, quand il publie la polissonnerie aimable d'un journaliste d'esprit; parfaitement ignoble, quand l'article est d'un bâcteur de prose, qui livre sur commande quelque démarquage mal fait de Brantôme ou de Boccace.
D'ailleurs, cette spéculation a existé, sinon de tout temps, du moins à partir du dix-huitième siècle. Personne, je suppose, n'accuse Brantôme d'avoir spéculé sur la polissonnerie de son époque. n semble avoir écrit fort naïvement sur des faits dont tout le monde s'entretenait sans rougir; et on ne le voit pas se faisant imprimer en Belgique, répandant ses livres sous le manteau. De même pour La Fontaine il y avait chez lui un goût littéraire, il rimait ses contes pour le plaisir, sans l'idée de chatouiller ses contemporains ni de battre monnaie avec le vice. Nous pouvons même pousser jusqu'à Piron, dont la bêtise de la critique brouillonne et cancanière a fait le type de l'auteur obscène Piron avait simplement dans les veines beaucoup du sang gaulois,de nos vieux conteurs; il riait gras, en Bourguignon qui ne boude pas devant le vin et les belles, mais c'était un tempérament, ce n'était pas un fabricant à froid d'ordures clandestines. Seulement, il est très vrai qu'à côté des écrivains de talent obéissant à leur nature, des spéculateurs finirent par se produire, surtout lorsque l'hypocrisie se déclara dans notre société de plus en plus civilisée. C'est l'histoire éternelle: du moment que les gaillardises trop salées firent rougir, on les cacha et on trafiqua sur elles même elles prirent un accent d'autant plus vif et plus troublante
qu'on les lut à l'écart, avec la jouissance du péché. Dès lors, on retourna à la grossièreté du quinzième siècle on la dépassa, on entassa les mots crus, les. mots que Rabelais seul s'était permis. Puisqu'on se cachait, puisque le volume n'était plus destiné à la libre circulation, toute réserve devenait inutile, et les auteurs se conduisirent dans un livre comme on se conduit dans une alcôve, les rideaux fermés. C'est de cette époque que la Belgique fut inondée et qu'un très vaste commerce de volumes orduriers s'établit chez nous et chez nos voisins. Voilà t'intec tion, la véritable et seule littérature obscène qu'il faut traquer et condamner. Elle est plus'bête encore qu'elle n'est dangereuse, car elle n'a jamais pjrverti personne; elle donne la nausée à tout lecteur en bonne santé, elle ne flatte que la perversion maladive des vicieux. Dans une société comme la nôtre, très raffinée, d'une hypocrisie savante et gouvernée par des convenances, elle me parait être malheureusement une plaie inciirable, comme la prostitution elle-même.
Et il n'y a pas que le livre infâme, que l'auteur ne peut mettre dans le commerce ouvertement, et qui se vend en cachette. Il y a le livre plus discret, fabriqué avec prudence pour l'étalage des librairies. Le mot crû y est évité, le vice y garde une gaze sous laquelle il apparaît plus séduisant. C'est une excitation à tous les rêves voluptueux, des demi-indiscrétions qui donnent le besoin immédiat de connaître le reste, des mensonges sur l'amour troublant les cœurs et les têtes. Ces livres-là, ceux qu'on peut voir partout, sont à mes yeux beaucoup plus dangereux que les volumes carrément orduriers, qui coûtent
fort cher et qu'on ne peut se procurer aisément.: ils séduisent, tandis que les autres dégoûtent Nous en sommes envahis: biographies de femmes galantes, histoires d'amour à couvertures roses et à photographies décolletées, mémoires scandaleux de Site' sortant du lit d'un prince, romans à la poudre de rtz où les femmes du monde se conduisent comme des catins, idéalisations continuelles de la débauche qui la montrent provoquante, toute-puissante dans une apothéose de jouissance et de luxe. Encore un coup, voilà les seuls spéculateurs de l'obscénité moderne. Ils vivent du vice enguirlandé, ils battent monnaie avec l'hypocrisie de notre âge. Qu'ils soient en bas, qu'ils soient en haut, qu'ils aient écrit. les aventures de Rigolboche ou les amours d'une grande dame, il suffit qu'ils aient menti, qu'ils aient voilé l'alcôve d'un rideau rose, qu'ils aient chanté le vice en idéalistes au lieu de le marquer d'un fer rouge en naturalistes, pour que leur besogne soit empoisonnée et tombe auand même à une immoralité fin ale.
Au dix-huitième siècle, le conte grivois étend son cadre et emplit des volumes entiers. En même temps. fait une part à l'observation et à l'analyse, il tourne au roman de mœurs, de mauvaises moeurs, si l'on veut. Je ne puis étudier cette évolution, qui correspond comme toujours au mouvement social, et je me contente de la constater. H faudrait s'arrêter à Crébillon fils, à Laclos, à Louvet, à d'autres encore et l'on verrait que la littérature galante, obscène comme on dit brutalement aujourd'hui, a sa racine dans la société de l'époque, qu'elle en procède et qu'elle' la conduit à la fois. MM. de Goncourt,
à un point de vue différent, ont indiqué cette étude, dans leur ouvrage si original et si intéressant l'Amour au <Mt<teMe siècle. Ils y montrent la vie du temps, les modifications lentes dans les idées et dans les faits, toute cette matière sociale qui détermine une littérature. Voici une page que je demande à citer en entier, car elle est caractéristique, et elle me permettra defaire tatumière sur ce terrible marquis d'e Sade, dont on abuse dans notre critique contemporaine.
« A quoi cependant, écrivent MM. de Goncourt, devait aboutir cette méchanceté dans l'amour, dont nous avons essayé de suivre dans )e' siècle l'effronterie, la profondeur, les appétits croissants et insatia bles? Devait-elle s'arrêter avant d'avoir donné comme une mesure épouvantable de ses excès et de son extrémité ? Il est une logique inexorable qui commande aux mauvaises passions de l'humanité d'aller au bout d'elles-mêmes, et d'éclater dans une horreur finale et absolue. Cette logique avait assigné à la méchanceté voluptueuse du xviu° siècle son couronnement monstrueux. Il y avait eudans les esprits
une trop grande habitude de la cruauté morale, pour que cette cruauté demeurât dans la tête et ne descendît pas jusqu'aux sens. On avait trop joué avec la souffrance du cœur de la femme pour n'être pas tenté delà faire souffrir plus sûrement et plus visiblement. Pourquoi, après avoir épuisé les tortures sur son âme, ne pas les essayer sur son corps ? Pourquoi ne pas chercher tout crûment dans son sang les jouissances que donnaient ses larmes C'est une doctrine qui naît, qui se formule, doctrine vers laquelle tout le siècle est allé sans le savoir, et qm
n'est au fond que la matérialisation de ses appétits; et h'était-it pas fatal que ce dernier mot fût dit, que l'éréthisme de la férocité s'affirmât comme un principe, comme une révélation, et qu'au bout de cette décadence rafSnée et galante, après tous ces acheminements au supplice de la femme, un de Sade vint pour mettre, avec le sang des guillotines, la Terreur dans l'Amour? »
Voilà une explication historique du rôle du marquis de Sade. Il apparaît comme une conséquence fatale, amenée par une longue évolution. Mais cela ne suffit pas il faut, pour le comprendre, établir nettement qu'il était un catholique retourné, un fils de l'Église exaspéré contre sa mère. Dans ses orgies, il insulte Dieu avec un débordement d'ordures, et il l'insulte en homme dont l'athéisme n'est guère solide je veux dire qu'il n'a pas l'indifférence scientifique, qu'il entasse rageusement des infamies pour étouffer en lui cette idée de Dieu qui ne veut pas mourir. D'ailleurs, il croit au diable, il en a sûrement une peur affreuse. Un cerveau pa'reit a dû être hanté continuellement de l'image 4e l'enfer. C'est l'enfer, et l'enfer catholique, qu'il peignait dans ses amours monstrueuses, dans les abominables supplices dont il aiguisait la votf~té. B y a là uné imagination démoniaque, satanique, une jouissance dans la douleur, une révolte au milieu des cnmes, qui caractérise très nettement la sombre folie d'en a pu sortir ce peintre de la bête humaine lâchée en plein rut de la chair. Pour moi, il sort logiquement du catholicisme, il arrive à l'agonie du dix-huitième siècle, après les négations, des phitosophea, et il joue le rote de
Satan triomphant, le vieux Satan du moyen âge, monstrueux et lubrique, éventrant les femmes à coups de fourche, broyant les petits enfants d'une caresse, prêchant l'inceste et le meurtre, rêvant la désorganisation et l'écroulement final. La débauche j d'un règne a préparé sa venue, à cette heure obscure où, sur les décombres d'une royauté et d'une religion, les sciences nouvelles n'avaient encore rien reconstruit. De là cette fin de tout, cette orgie meurtrière qui détruisait le monde, dans la victoire décisive de Satan sur Dieu. C'est, je le répète, le catholicisme retourné, Satan à la place de Dieu, l'enfer à la place du ciel, les chaudières, la flamme, les crocs, les tortures, les plaies, le sang, à la place de la musique des séraphins et de l'éternité sereine des bienheureux. Un croyant seul a pu imaginer de telles horreurs. On trouve là le cauchemar d'un détraqué de'la foi, qui se met à sacrifier au diable, avec ta fureur sombre et épouvantée d'un fanatique changeant d'autel, par haine plus encore que par négation de son Dieu.
Tel est donc le véritable esprit du marquis de Sade. La démence religieuse a passé en-lui, et il en est de même chaque fois que le sang coule dans l'amour. Ouvrez l'histoire du monde vous trouverez, dans les religions, dans les centaines de sectes qui se son disputé les hommes, toutes les aberrations et toutes les cruautés imaginables. Quand une croyance ne divinise pas la chair, elle la torture, et tes monstruosités arrivent aussitôt, sous t'aiguitton du sexe. Nous avons, do nos jours, un écrivain, dont l'exemple m'apporte une dernière preuve. Je veux {~t'ter de M. Barbey d'Aurevilly. Certes, je ne l'ac-
cuse point de continuer le marquis de Sade; ce n'est ici qu'une comparaison faite avec toutes sortes de réserves. Mais enfin il est le seul qui puisse être comparé au marquis, logiquement. U obéit au même esprit. C'est un croyant que l'idée du diable tourmente et qui cède parfois à la rébellion de l'enfer. Le mal, pour lui, est inné dès lors, il fouaille ta chair, il est bien près de goûter les délices de la douleur. Ajoutez l'allure satanique, des étrangetés d'ange que la malédiction attire. On trouve ces caractères dans toutes les œuvres ultra-romantiques de M. Barbey d'Aurevilly. Maisje signale surtout son recueil de nouvelles les. Z)M&o~MM, que le parquet le pria de retirer de la circulation. On y sent l'influence immédiate du marquis de Sade, à ce point que certains passages lui paraissent directement empruntés par exemple, la femme qu'un mari trompé scelle avec le pommeau de son poignard, d'un sceau de cire brûlante. Je pourrais multiplier les rapprochements, et il y a tout au moins là une rencontre singulière. Cela vient, je le répète, de ce que la philosophie est la même. Avec M. Barbey d'Aurevilly, nous avons encore affaire à un catholique exaspéré, qui ne semble accepter Dieu que pour avoir la jouissance de croire à Satan. Son titre le dit les Diaboliques, c'est-à-dire des créatures fatalement mauvaises, maudites, nées pour l'ordure et le crime, possédées et tombant à la monstruosité. Elles aiment dans le sang, elles raffinent leurs joies par la cruauté, elles désorganisent et triomphent sur l'écroulement de tout. Or, telles sont aussi les créatures du marquis de Sade, des diaboliques qui apportent la révélation du mal et qui se satisfont en crachant sur
les lois divines et humaines. Le marquis de bade est allé jusqu'au bout de sa foi détraquée, risquant toute l'ordure, toute la démence des appétits, dans une langue d'une crudité ignoble. M. Barbey d'Aurevilly ne démuselé te monstre qu'à demi, en catholique qui a seulement des caprices permis pour le diable, et en artiste que le souci d'une forme originale absorbe; Voilà l'unique différence entre eux. Si nous résumons ce court exposé de la littérature grivoise, nous la voyons donc naître chez nous avec les bons contes de nos pères, s'affiner au dix-septième siècle, s'élargir au dix-huitième et devenir l'expression profonde et vivante de la société, enfin tomber dans les saletés de la spéculation et aboutir à la boue sanglante du marquis de Sade. L'évolu-, tion devait nécessairement avoir cette conséquence finale, car l'histoire de notre société a marché parallèlement.
Voyons maintenant si, comme on le déclare chaque matin dans la presse, nos œuvres naturalistes de l'heure présente se rattachent à cette littérature de la polissonnerie et de l'ordure. Ce sera juger de leur moralité.
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D'abord, nous ne sommes pas grivois, dans le sens aimable et léger du mot. On nous accuse avec raieon de manquer de gaieté et d'esprit, car nos études restent noires, austères, trop approfondies, pour gard~ ~ette fleur de surface qui est le grand charme t<u conte, tel que l'entendaient nos pères. Eux, s'ar-
relaient, dans un adultère, à la ruse de la femme, à la grimace comique du mari; et si le drame intervenait, chose rare, il était expéditif, un simple fait qui dénouait. Nous, dans le même adultère, nous poussons tout de suite au tragique, en prenant l'aventure, non par le côté plaisant, mais par le côté humain. Puis, nous ne nous en tenons pas au geste, au rire, à l'épidémie nous fouillons les personnages, nous arrivons tout de suite aux misères de l'homme et de la femme. Dès lors, l'esprit' n'est plus qu'un grelot qui sonnerait une gaieté fausse et misérable; le sujet devient grave, le vaudeville tourne au drame, nous sommes des anatomistes qui ne pensons guère à l'a gaudriole. Eh un mot, notre roman naturaliste, quelles que soient ses audaces, ne saurait être polisson il est cru et terrible, si l'on veut, mais il n'a ni le rire ni la fantaisie galante de la grivoiserie, qui n'est jamais qu'un jeu d'esprit plus ou moins gai et délicat sur un sujet scabreux.
Il faut donc écarter Bbccace, Brantôme, La Fontaine et les autres. Nous ne procédons pas d'eux. C'est toute une autre formule littéraire, qui n'a aucune ressemblance avec la nôtre. Et, à ce propos, j'insiste sur le peu de plaisir que nos livres apportent aux débaucnés. On lit Brantôme avec un sourire. Cette suite d'anecdotes, où sans. cesse la joie du sexe revient, sans une souffrance, est faite pour fa consolation du vice. L'amour y est facile et puissant, on n'y cueille que les fleurs de la jouissance, c'est comme un paradis où les amants sont dépouillés de leur humanité inûrme et sale. Prenez, au contraire, un roman naturaliste. Madame Bovary, ou Ce~M~
~acpr<e;<;r, mettez-le dans tes mains des débauchés: 1 les dégoûtera profondément, les effrayera, car ils s'y retrouveront laids et bêtes, avec la misère gref~ante de leur bonheur. Même il arrivera peut'h'e qu'ils crieront au mensonge, révoltés, ne vouijnt pas se reconnattre, trop habitués dans leur galanterie à s'en tenir à l'épiderme, pour accepter le sang et la boue qui sont au fond. Nous ne chatouillons pas, nous terrifions, et une partie de notre moralité est là.
Je me permettrai de citer un exemple qui m'est personnel. Lorsque je publiais Nana dans un journal, tout le Paris boulevardier et demi-mondain protestait. J'avais pu me tromper sur certains détails techniques, dans une étude si complexe et si encombrée de faits mais les protestations por taient plus encore sur l'esprit même du livre, sur les mœurs et les caractères, particulièrement sur la peinture de cette débauche parisienne qui bat nos trottoirs. Ce n'était pas ça du tout, criait-on cette débauche était plus gaie, plus spirituelle, moins enfoncée dans le drame de la chair. Des chroniqueurs, des auteurs dramatiques de talent, vivant dans le monde des actrices et des nttes, juraient en souriant que ma Nana n'existait point; et ils regrettaient évidemment que je n'eusse pas crayonné d'un trait léger un de ces fins profils de nrévin, une de èes fleurs charmantes du vice convenu, ayant simplement la pointe d'élégance canaille à la mode. Eh bien, il y a eu là un phénomène dont l'explication est facile. Voilà des hommes ~'spr~t qui prfnnent du vice ce qu'il a de plaisant; tis jutiis~ettt de la belle humeur, du luxe et du par-
fum des filles; ils soupent avec elles, s'oublient avec elles, mais en acceptant seulement le côté agréable, dans une rencontre ou dans une liaison. Ce sont des fleurs qu'ils mettent dans leur vie. Même lorsqu'une femme les éclabousse de son ordure, lorsqu'ils tombent une belle nuit dans un égout par bêtise ou par folie personnelle, ils gardent le silence, ayant par tempérament l'horreur de ce qui n'est pas gai et aimable, préférant tout voir en rose, sous un nuage de poudre de riz. Dès lors, on comprend le malaise de ces témoins, de ces acteurs du vice parisien, dès qu'on les met en présence, comme dans Nana, d'un drame sans voile et qui descend jusqu'à l'infamie des personnages. Si vous ne vous en tenez pas à la surface charmante, si vous allez au delà de la robe pour entrer dans la peau, au delà du boudoir pour ouvrir publiquement l'alcôve, vous les bousculez terriblement, vous leur gâtez leur jouissance. Ils se fâcheront, en vous voyant avec les filles graves, sérieux, un scalpel à la main, fouillant le ventre de ces jolies personnes, dont ils ne tiennent à connaître que le satin. Et ils auront raison de se fâcher, et s'ils crient au mensonge, ils seront de bonne foi car, personnellement, ils ont toujours refusé de voir la bête dans la créature. Vous avez voulu trop de vérité, c'est pour cela qu'ils ne comprennent plus et qu'ils déclarent votre peinture fausse. La chose dépend du point de vue si vous êtes parisien, j'entends au petit sens du mot, vous effleurerez les sujets, vous les traiterez en homme gai, sceptique, paradoxal, vous aurez une observation de surface, aiguisée de mots, fleurie par la mode, vous vous en tiendrez à la petite
cemédie qui, se joue devant le public,, avec toute sortes de réserves et de, conventions.; au contraire r- si vous êtes! humain, vous épuiserez. les. sujets, vous les traiterez en savant qui veut tout voir et tout dire, vous mettrez à nu vos personnages et vous les poursuivrez jusque dans les misères et les hontes qu'ils se cachent a eux-mêmes. Voilà pourquoi Nana a été déclarée fausse par les débauches parisiens, désireux d'en rester aux crayonnages menteurs et provocants de la. Vie- pa1lisienne.
Depuis longtemps; je sais bien que notre grand crime est là, aux yeux des idéalistes. Nous n'embellissons pas, nous ne. permettons plus les rêveries sur les sujets malpropres. Qu'on nous reproche de désoler la pauvre humanité, qui a besoin d'aveuglement, je le comprends sans peine. Seulement, il ne faudrait~pas,. d'un autre côté, nous accuser de flatter la, débauche, de provoquer la polissonnerie par nos tableaux, ce qui n'est plus logique du tout. Rien ne pousse moins à la gaudriole que nos livres, le fait me parait indiscutable.
Et, dès lors, c'est dire que nous ne sommes pas plus les fils du roman licencieux du dix-huitième siècle que du conte grivois des siècles précédents. Nous retrouvons, dans ce roman, la peinture caBessée et idéalisée du vice il y a encore là une traduction deda débauche, faite pour l'agrément des lecteurs.. Le but scientiûque, la leçon du vrai n'apparaît jamais; quand il y a un dënoûment moral, ce qui arrive souvent,, ce dénoûment a été plaqué après coup il ne découle pas des faits, il n'a pas l'utHité d'une expérience essayée sur des éléments humains.
Notre roman est donc absolument original et ne tient en rien au roman du passé; ou, du moins, depuis le commencement de ce siècle, l'ancienne formule a été tellement modifiée par l'emploi des méthodes scientifiques, qu'il en est résulté une formule toute nouvelle, apportant avec elle un art et une morale. Cette morale, je l'ai définie dans mon étude sur le roman expérimental, et je ne puis que répéter cette conclusion « Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons tb déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande œuvre, qui est la conquête de la matière, la puissance de l'homme décuplée, »
Mais un exemple fera mieux saisir notre rôle. Je reviens au marquis de Sade. Dès que nous publions un roman, on nous jette le marquis de Sade à la tête. C'est la « tarte à la crème a de la critique. L'injure suffit, elle s'applique à n'importe quelle .oeuvre, sans qu'on en ait étudié l'esprit M le but. 'Je ne sais rien de plus inepte ni de plus injuste. En effet, le marquis de Sade est un romantique exaspéré, il n'a absolument rien d'un naturaliste, ~d'un romancier expérimental. Je l'ai étudié à jtarges traits tout à l'heure, et il doit être évident pour les esprits logiques que ce démoniaque, ce catholique retourné, est juste notre contraire, à nous positivistes, analystes du vrai. Il part du fait extraordinaire, presque surhumain nous partons du train ordinaire des choses. Il a derrière lui l'enfer, le diable mis & ta place df) Dieu nous avons
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derrière nous la science. Et c'est ici que la séparation est décisive. Les deux philosophies se combattent et s'excluent. Chez lui, il n'y a qu'un triomphe de l'ordure humaine il est dans la monstruosité pour la monstruosité ;'il a cru à Dieu, il croit maintenant à Satan, ce qui est la même chose, et toute son œuvre reste le chancre affreux d'une foi détraquée. Nous autres, quand~nous touchons à l'ordure, c'est uniquement pour la constater et la déunir nous soumettons les monstruosités à l'expérience, atin de nous en rendre tes maitres; nous ne sommes pas les ouvriers de la foi, mais.les ouvriers de ta méthode, je veux dire que nous nous en tenons aux faits prouvés, sans nous embarrasser des dogmes d'une religion sur le bien et le mal. Toute notre besogne est d'aller du connu à l'inconnu, et nous avons la certitude d'être d'autant plus utile, que nous faisons davantage de vérité. Enfin, si le spectacle de la débauche pour la débauche est une chose abominable, l'étude exacte d'une passion, cette étude fût-elle poussée jusqu'au sang, prend une haute moralité, lorsqu'elle offre les certitudes d'une expérience, et qu'elle devient un document, dont les criminalistes et les législateurs devront tenir compte.
Je ne parle pas de la langue infâme du marquis de Sade, qui a prodigué les quelques termes honteux du dictionnaire, sans autre intention que d'ajouter à la lubricité des faits l'excitation sensuelle du mot lui-même. Ce n'est ni l'érudition d'un linguiste, ni la fantaisie d'un artiste c'est le rut d'un homme qui s'excite avec des paroles immondes. Tout cela est morbide et relève de la pathologie. Le cas de cet
homme rappelle celui des possédés, de ces convulsionnaires, qui, dans l'affolement de leurs croyances, se donnaient au diable et allaient au sabbat, souillant les églises d'orgies furieuses, se mettant à quatre pattes devant les autels, beuglant et s'accouplant comme des bêtes. La nymphomanie est au fond de l'antique superstition un vent de terreur emporte les croyants, et les fait tomber de la foi dans la magie. Au bout, il y a le miracle, j'entends le monstrueux, le surhumain, l'infernal. Qu'on lise la Sorcière, de Michelet, ce terrible tableau du détraquement religieux du moyen âge, et l'on y retrouvera tout le marquis de Sade le viol, l'inceste, les amours bestiales et hors nature, une rage de fornication et de meurtre qui s'assouvit à chaque heure dans la boue et dans le sang. C'est la même démence, le môme éréthisme de la chair, sous l'ébranlement des dogmes catholiques. Dans notre littérature, le marquis de Sade est l'expression directe du sabbat, de l'enfer tel qu'il sortait des églises, hurlant, gambadant, salissant et cassant tout, à certains jours de licence populaire..
Et c'est ici que je retrouve M. Barbey d'Aurevilly. n a la même conception du mal que le marquis de Sade. Chez lui, les personnages mauvais sont des possédés que le diable pousse à des actes monstrueux et surhumains. II ne va pas si loin que le marquis dans le délire sexuel, mais il en dit assez pour qu'on devine le reste. Lui aussi est hanté par le sabbat et ses abominations charnelles. Il s'y plaît, avec le frisson, la jouissance aiguë d'un catholique qui risque la damnation. Au fond, il éprouve des tendresses pour tes sorcières, il a le dandysme de sentir le roussi.
Sa fatuité est de laisser croire qu'il passe les nuits avec ses diaboliques, quitte le lendemain à s'en confesser. Or, où est la morale, dans tout ceci ? M. Barbey d'Aurevilly la met sans doute dans la peur de Dieu. Il ne conclut pas et ne saurait conclure. Comme il n'est pas un esprit banal, il ne veut pas dénouer ses histoires, ainsi que les romanciers inférieurs, en faisant intervenir la Providence pour,punir le crime; ou du moins, quand il fait intervenir la Providence, comme par exemple dans le Prêtre marié, c'est d'une façon si extraordinaire, si miraculeuse, que la leçon paraît être tirée d'un conte de fée. On n'a donc jamais avec lui qu'une échappée sur l'enfer, une peinture du mal caressée avec un amour romantique, poussée à l'aigu et à l'extraordinaire en un mot, du marquis de Sade possible en société. Et cette peinture est faite pour le plaisir de la peinture elle-même, sans aucun souci du vrai, avec le dédain même du vrai et l'intention bien arrêtée de l'exagération dans le sens du surnaturel.
Prenons un exemple. M. Barbey d'Aurevilly peint une fille publique. Cela lui est arrivé; it en a mis particulièrement une dans les Diaboliques; cette fille, il est vrai, est une grande dame espagnole qui s'est jetée dans la prostitution pour se venger de son mari: une jolie histoire, comme vous voyez, et bien simple, et bien nature. N'importe, voilà une fille. L'auteur, non content de lui avoir donné une telle origine, par haine du commun, se comp!a!t ensuite dans un cadre extravagant. Il la loge au fond d'un bouge, qu'il meuble d'une façon somptueuse; il lui prête des discours stupéBants. il l'enlève en un mot
de la réalité pour la mettre dans un cauchemar charnel et sanglant. Voilàdu de Sade très caractérisé. C'est un conte abominable inventé par un écrivain d'une originalité tourmentée et bizarre.. Et ce conte, à coup sûr, n'apporte ni document vrai, ni leçon morale, du moment, où il est bâti en l'air et où il veut être l'expression satanique du mal. Cela nous, rejette en pleine métaphysique. J'y vois, quoique Fauteur puisse dire, une préoccupation maladive de l'ordure pour l'ordure.
Maintenant, voici un. romancier naturaliste qui veut étudier une fille publique. H prendra la fille dans sa généralité, dans sa vulgarité. II la. montrera déterminée par l'hérédité et par le milieu si elle glisse à la débauche, c'est qu'elle y a été poussée par l'ivrognerie des parents et. par les promiscuités des faubourgs. Puis, l'auteur, en la suivant pas à pas, en l'analysant dans ses vêtements, dans sa demeare, dana les hommes qui l'approchent, montrera son rôtesocia), établira nettement, de; quelle façon.elle désorganise et détruit.. Dès. lors, on voit quelle haut& morale pratique découle. de l'œuvre.. 6e n'est plus le cauchemar d'un catholique détraqué par la préoccupation du. diable; c'est un. savant, un. observateur et un expérimentateur qui; fournit et classe des documents humains. Voilà une vraie Elle, vfnlà.cojnment elle pousse et comment elle fonctionne ensuite, voilà des faits établis par l'observation-et l'expérience désormais, puisque l'expérience nous. rend mattres des faits, c'est à nous. de les empêcher de se produire assainissons les faubourgs, supprimons scientifiquement les filles. Et quand même l'œuvre n'apr porterait pas cette conclusion pratique, elle aurait.
toujours l'utilité d'une enquête exacte, d'une vérité humaine mise debout, indestructible.
Cette fois. ai-je réussi à me faire comprendre? Est-il clair pour tout le monde que, lorsque la critique, avec sa belle inintelligence, nous jette le marquis de Sade à la tête, elle ne sait absolument pas ce qu eiie dit? Notre conception scientifique de la nature est diamétralement opposée à sa conception catholique. Le marquis de Sade est un idéalistêt un idéaliste terrible, qui triomphe dans le surnaturel et dans l'irrationnel. De sorte que ses fils directs, aujourd'hui, sont précisément nos adversaires, ceux qui nous accusent de travailler dans l'ordure, parce que nous travaillons dans la vérité. Ils déclarent la venté sale et banale, lorsque toute la morale est en elle, en elle seule. Ils croientétre d'autant plus nobles, qu'ils se perdent davantage dans les mensonges de l'imagination et ils vont jusqu la culbute finale, ils sautent en pleine démence, ils tombent en plein marquis de Sade, dans ce dernier effondrement de la raison, où la bête humaine se vautre sous l'étreinte épouvantée et voluptueuse du diable.
Qu'on nous appelle positivistes, matérialistes, athées, c'est une querelle de philosophie, et nous l'acceptons. Les catholiques et même les simple* déistes, qu'ils soient romantiques ou doctrinaires, ont la prétention d'être les seuls grands, les seuls vertueux, tes seuls charitables, parce qu'ils laissent l'inconnu à l'homme. Nous croyons, nous autres, que tous nos maux viennent de l'inconnu, et que l'unique besogne honorable est de diminuer cet inconnu, chacun dans la mesure de sa force. Je ne puis ici
traiter ces hautes questions tout mensonge apporte le mal avec lui, ce mensonge eût-il une apparente grandeur. Mais où les arguments de nos adversaires deviennent odieux, c'est quand ils no~s accusent d'obscénité et de spéculation honteuse. J'ai établi que nous ne procédions ni du conte grivois, ni du roman licencieux; j'ai montré que les fils directs du marquis de Sade, loin de se trouver parmi nous, étaient au contraire au milieu des romantiques impénitents et exaspérés. La littérature obscène, j'entends la littérature d'imagination libertine, qu. invente des ordures pour le plaisir, et sans aucun but d'enquête exacte, ne peut pousser que dans la tête d'un romancier spiritualiste. Nos analyses ne sauraient être obscènes, du moment où elles sont scientifiques et où elles apportent un document. Voilà ce qu'il faut répéter à toute heure, prouver sans relâche, .pour que chacun,. dans nos lettres modernes, prenne enfin sa vraie place au soleil.
IV
On accuse tes romanciers naturalistes de spéculer sur le vice. Ils auraient beau jeu, <~t ce serait une campagne amusante, s'ils accusaient leurs adversaires de spéculer sur la vertu. Tartufe a toute une.descend dance qui emplit les journaux, les livres, les théâtres.
Ce qu'il.faut établir d'abord, c'est qu'en somme la spéculation sur le vice ne mène pas loin et je pa rie ici de la spéculation réelle, de celle qui se réfugie
enBeIgiqueetqui a eu lieu sous lemanteau. Les malheureux réduits à chercher leur pain dansée honteux trafic sont tous de pauvres hères on n'en citerait pas ~a qui ait réalisé une fortune même médiocre. D'autre part si l'on veut équivoquer et salir les vrais artistes, en insinuant qu'ils étudient l'homme jusque dans ses hontes, pour exciter le lecteur et pousser à la vente, on appuie uniquement cette calomnie sur certains succès rares et exceptionnels, dus à des causes diverses, sans tenir compte de l'insuccès presque général des oeuvres de vérité et d'audace. On citera bien la vente énorme de J~ï6f<Mne Bovary, et l'on dira que cette vente a été simplement déterminée par l'épisode du fiacre. Mais on passera sous silence les longues hésitations, je dirai presque les répul-ions du public pour les romans de Stendhal et de Balzac; ces écrivains n'ont certes rien gagné, durant leur vie, à être des analystes hardis de la réalité. Et MM. de Goncourt, dont la CerMMMC Lacerteux ne s'est pas vendue d'abord à deux éditions en dix ans? Dira-t-on que ceux-là avaient voulu battre monnaie, en contant les amours vraies d'une servante? En tous cas, ils au"nipnt fait un bien mauvais calcul; car, pendant que leurs livres âpres et-forts restaient en magasin, les histoires menteuses de M. Octave Feuillet, ces histoires trempées dans les vertus de convenance et à la mode, s'enlevaient couramment à trente mille exemplaires, au milieu d'un prurit sentimental et hypocritement sensuel.
J'en veux. arriver à ceci c'est que la spéculation sur la vertu est beaucoup plus productive que ta spéculation sur le vice. Comme je l'ai dit, nos œuvres sont trop noires, trop cruelles surtout pour chatouiller
le public au bon endroit et lui faire plaisir. Elles révoltent, elles ne séduisent pas. Si quelques-unea arrivent à une large vente, le plus grand nombre laisse la foule des acheteurs inquiète etindignée. Aussi les débutants qui, par calcul, se lanceraient dans la peinture de l'infamie humaine, éprouveraient-ils bientôt de terribles mécomptes. D'abord, ils comprendraient que la sincérité y est nécessaire; il faut rimer la vérité et avoir beaucoup de talent, pour oser la peindre toute nue, sans tomber dans l'ignoble et l'odieux. Ensuite, ils s'apercevraient qu'une hypocrisie réelle mène plus directement à la fortune qu'une brutalité affectée. L'hypocrisie est choyée, payée grassement tandis que la brutalité a contre elle la masse énorme des gens que gêne la franchise. Si cette brutalité, si cette audace de tout dire n'est pas dans le tempérament même de l'écrivain, cela paraît bien vite, la spéculation devient évidente et l'écrivain spéculateur tombe presque immédiatement dans un juste mépris. Je veux dire, en somme, que la spéculation du mensonge ne présente pas de danger, la foule étant toujours là pour approuver et s'attendrir lorsque la spéculation du vrai, au contraire, est un casse-cou dans lequel un auteur vénal finit toujours par se rompre les os. Voilà comme quoi, si aucun tempérament ne les pousse, les habiles ont raison de travailler dans la /vertu plutôt que dans le vice.
Je veux insister sur cette nécessité absolue du talent, quand on s'attaque aux terribles réalités humaines. Cela est d'autant plus évident que, seuls, les esprits solides osent envisager ces réalités en face, et ont assez de puissance pour les analyser et les mettre
debout. Le don de-la vie renverse toutes les barrières des conventions et des convenances, de sorte que plus un écrivain sera créateur, plus il nous donnera l'humanité telle qu'elle est, sans mensonge. On me~ sure le génie aux vérités qu'il apporte sur l'homme et la nature. De là, je le répète, le péril qu'il y à à vouloir jouer, dans un simple but de trafic, le rôle d'analyste, tourmenté par le besoin du vrai; car une conviction sincère et une grande intensité d'art peuvent seules sauver du dégoût public les peintures de nos infirmités et de nos bassesses, en leur soufflant la vie.
Au contraire, tout est douceur et profit, dans le métier d'écrivain hypocrite. Un grand talent y est inutile; il gênerait. On y réussit beaucoup avec un talent moyen, souple, coulant sans effort. Mais on y a encore de très jolis succès avec pas de talent du tout. Songez que la foule ne demande qu'à être trompée elle ne résiste jamais à un auteur qui lui ment, elle l'accepte du coup, heureuse de ses consolations et de ses flatteries. Il peut mentir pendant cinquante ans, elle ne s'en fâchera pas et trouvera le breuvage de plus en plus délicieux. Dans cette foule, une bonne moitié sait que l'auteur ment; n'importe, elle sourit d'un air d'intelligence; à quoi bon soulever cette question-là, tout n'est-il pas pour le mieux et va-t-on se plaindre que la mariée soit trop belle? Nous ne sommes plus dans le cas précédent, lorsque le public se trouve devant un écrivain de vérité et qu'il regimbe contre des documents désagréables. Ici, les auteurs sont de miel, et les lecteurs ne peuvent que les avaler, en fermant béatement les yeux. On leur dit que les femmes sont belles, que
tes hommes sont bons, que la terre est un lieu d'aventures extraordinairement amusantes et d'amours éternellement heureuses. C'est charmant, tout le monde se pâme. Donc, pas de lutte, les auteurs qui travaillent dans cette vertu idéale, sont certains de ne rencontrer aucune opposition. On ne les fouille pas, ils peuvent faire entrer en contrebande les choses les plus suspectes. Dès lors, le talent est parfaitement inutile, puisque tout passe, puisque tes lecteurs sont acquis à l'avance. Les dames sourient, un murmure flatteur monte sur le passage du romancier vertueux. Acclamé par les salons, son début, quel qu'il soit, le classe au rang des écrivains « sympathiques ». On le couronne à l'Académie, en attendant qu'on lui en ouvre les portes toutes grandes. Il est récompensé, décoré, embaumé. C'est le triomphe du médiocre, dans l'apothéose de la bêtise universelle.
Réfléchissez donc, jeunes gens, et si vous vous sentez médiocres, n'écoutez pas la presse qui prétend qu'on fait fortune rapidement dans le naturalisme ce qui, pour la presse, veut dire dans l'ordure. Jeunes gens, on vous trompe. Écoutez-moi: si vous n'avez aucun talent, ne venez pas à nous, pour l'amour de Dieu Allez aux vertueux, à ces gaillards de l'idéal qni ont mis en coupe réglée l'hypocrisie humaine. Là tout est facilité et plaisir. En quinze leçons, quelque maître du genre vous enseignera l'art du personnage sympathique; et vous gagnerez-gros, et vous serez honoréSt et vous pourrez vous payer le régal de nous jeter da la boue, lorsque nous passerons. Quant à ceux d'entre vous qui auraient du talent, ils n'ont pas besoin de mes conseils. Je me contente de les plaindre, car ils seront diuamés<et égorgés
Voyons maintenant de plus près cette spéculation sur la vertu, donton abuse dans notre littérature. Elle est basée sur le personnage sympathique. On vous dira qu'il n'y a pas de livre, surtout pas de pièce possible sans personnages sympathiques. Le personnage sympathique représente l'idée que l'hypocrisie d'un public, plus ou moins consciente, se fait de la créature humaine. Ainsi une jeune fille sympathique est une essence de pudeur et de beauté. Voyez les héroïnes de nos drames et de nos romans il n'en est pas une de vivante parmi elles, j'entends qui se conduise raisonnablement, en bonne et simple créature. Ce ne sont qu'abnégations sublimes, qu'ignorances ridicules, que bêtises emphatiques et volontaires. Notre jeune fille française, dont l'instruction et l'éducation sont déplorables, et qui flotte de l'ange à la bête, est un produit direct de cette littérature imbécile, où une jeune vierge est d'autant plus noble qu'elle se rapproche davantage d'une poupée mécanique bien montée. Eh instruisez nos filles, faites-les pour nous et pour la vie qu'elles doivent mener, mettez-les le plus tôt possible dans les réalités de l'existence ce sera faire de l'excellente besogne. Or. il en est de même pour tous tes personnages sympathiques toujours ils mentent. Le fils aura de l'honneur pour le père, si celui-ci s'est permis quelques peccadilles, non pas un honneur sensé et logique, mais un de ces honneurs de théâtre qui raffine devant la galerie. Le père sera noble et superbe, une abstraction de toutes les vertus. L'amante apportera la pureté la plus impeccable, jointe à la passion la plus tendre; tandis que l'amant, dégagé des bas soucis de ce monde, crachera sur l'argent, luttera de beaux sentiments, vivra dans
cet héroïsme romantique qui est la négation de la vie. Voilà donc tes poupées fabriquées pour 1 amusement des âmes sensibles, et &?ec lesquelles il est facile au premier venu d'obtenir un succès.
Que de spéculations, si nous passions en revue ~es œuvres bâclées avec ces personnages sympathiques Voici le tas énorme des romans prétendus honnêtes tirades sentimentales, plaidoyers sociaux, peintures du beau monde, quintescence de la mode et du bon ton, raffinement sur la religion aimable, mceurs étrangères où passent des Italiennes couleur clair de lune et des Russes blanches comme neige, toutes les niaiseries des têtes vides, tous les mensonges dont se bercent les cerveaux oisifs et détraques, toutes les débauches tolérées de l'imagination 1 Mais où la spéculation devient brutale et irritante, selon moi, c'est au théâtre. On trauque là sur les bons sentiments du public avec un aplomb impudent. Un drame est médiocre, les spectateurs bâitlen't, et la pièce va tomber. Seulement, l'auteur, qui est un malin, a semé habilement son œuvre de tirades vertueuses à toutes les scènes, reviennent des déclamations sur l'honneur, sur la vertu, et chaque déclamation est forcément accueillie par des tonnerres de bravos. L'enthousiasme ne connaît plus de borne, lorsque la tirade est patriotique alors la salle trépigne, l'auteur est déclaré non seulement un grand homme, mais encore un honnête nomme. Depuis nos désastres de 1870, que nous en avons vu, de ces drames sans talent, obtenir un semblant de succès, en spéculant sur le chauvinisme des foules. C'est une honte littéraire c'est manouer de la simple
probité, que de duper ainsi le monde, en plantant au bout de chaque hémistiche des drapeaux tricolores. Les auteurs~de ces œuvres bâtardes hurlent: Vive in France 1 aux oreilles des spectateurs, et profitent de la secousse nerveuse pour leur voler des applaudissements, comme un voleur bouscule un passant sur un trottoir, afin de lui enlever sa montre. Examinons à présent la. morale de ces mensonges. On dira « Oui, il existe une spéculation sur.la vertu, comme H y en a une sur le vice. Seulement, )es gens qui battent monnaie publiquement avec le bien, font en somme une besogne louable, puisqu'ils ne donnent que de bonnes leçons. » C'est ce que je nie absolument. Je ne puis ici traiter la question à fond et répéter ce que j'ai dit souvent dans mes autres études..Mais je dirai une fois de plus que le. mensonge, si noble qu'il soit, a toujours des conséquences désastreuses. Si l'on pouvait ouvrir le crâne d'un homme nourri de ces romans et de ces-drames menteurs, où ne retentissent que des mots sonores, et qui sont le contraire de notre existence quotidienne, on en constaterait !e vide, le vague et l'obscur. De pareilles lectures et de pareils spectacles encouragent les débauches solitaires, les réserves jésuitiques, les compromis et les détours du cœur. Walter Scott a fait plus de filles coupables et de femmes adultères que Balzac. George Sand a créé toute une génération de rêveuses et de raisonneuses insupportables. Chez une .femme qui prend un amant, il y a toujours au fond la lecture d'un roman idéaliste, que ce soit Indiana ou le Roman d'un jeune homme pauvre. Rien ne trouble comme ces pages, qui emportent le lecteur dans le
rêve des grandes passions, et où, quel que soit le dénoûment,. la faute devient le seul bonheur désirable sur terre, grâce au tableau mensonger et séduisant que l'auteur fait de l'amour. Ce ne sont que tourelles éclairées par la lune, que promenades sous les allées au chant du rossignol, que longs serments et que baisers assurant une éternité de jouissance. Les personnages ne mangent pas, ne vieillissent pas, n'ont aucune des infirmités de la nature ce qui change ces livres, avec leur morale relâchée, leurs tolérances poétiques, en une terre supérieure qui dégoûte de la nôtre et fait prendre en mépris nos réalités, le ménage, le train-train quotidien, les nécessités du corps, tout ce qui nous attache au sol. Le détraquement cérébral et la perversion sensuelle sont au bout. Prenez, au contraire, un roman naturaliste,, et vous en tirerez continuellement les leçons du réel. Les rêveries dangereuses ne sont plus permises voilà le mal dans son horreur; voilà la faute dans les saletés et les tourments de ses conséquences voilà comment on aime, et toujours sort cette conclusion que la vertu et le bonheur sont dans la logique, dans l'acceptation du vrai, dans le juste équilibre de l'homme avec la nature qui l'entoure. De même pour le patriotisme, dont je parlais tout à l'heure: le vrai patriotisme n'est pas dans cette folie héroïque qui donne sa vie, sous l'ébranlement nerveux d'une grande'excitation cérébrale; il est dans la raison et dans la connaissance exacte des besoins de la patrie, dans l'étude et dans l'application des sciences qui la sauveraient. A cette heure surtout, je me méfie de ces drames à tirades qui chatouillent notre orgueil pendant une soirée, puis qu'on <4
oublie en rendant chez soi et je proférerais de beaucoup de~ ëcates où l'on nous enseignerait à vaincre, par )es moyens nouveaux que les récentes découverteg peuvent offrir. En toutes choses, t'obser* yatton et l'expérimentation doivent remplacer l'etupinsme, la démence lyrique, le saut dans l'inconnu. Aucune morale pratique ne saurait être basée ?ur des <~uyres d'imagination, tandis que les œuvres de vérité apportent forcément avec elles une leçon certaine et proStaMe.
Il me faut conclure. Ce sera une conclusion toute littéraire. Au-dessus des spéculateurs dq vice et des spécutatours de la vertu, il y a les vrais écrivains, ceux qui obéissent à un tempérament et qui ne se préoccupent même pas d être vicieux ou d'être vertueux, t!s étudient l'homme et !a nature, en toute hberté. Un seul tourment les occupe vivre dans les siècles; et c'est pourquoi ils sont insoucieux de la mode. pleins de mépris devant les convenances et les conventions sociales. Aussi est-il imbécUe de voir, dans leurs hardiesses de langue et d'analyse, une exploitation ré~échie des curiosités ordunère:' de. la foule. Que la foule essaye de contenter son ordure dans leurs oeuvres, c'est là un passe-temps ignoble qui ne salit que la foule il y a bien des gens qui feuillettent uniquement Rabelais pour y chercher les mots sales. Un véntabie écrivain, un grand romancier comme Balzac, bâtit son œuvre à l'image de l'humanité, aussi haute et aussi vraie qu'elle doit être, même dans l'atroce. La leçon est dans t'exactitude des documents. Dès lors, les impuis.sants et les hypocrites peuvent injurier l'œuvre et Fauteur, les couvrir de boue. les nier, Le monument
ne s'en élève pas moins pierre à pierre, et il vient un jour où, devant cette masse superbe, la postérité qui en comprend enfin la grandeur logique, s'incita" d'admiration.
TABLE DES MATIÈRES
I.HATEAUS)11AND. e H
CBATEAMXTANn. S
VtMo&Huao. 43
AH'MDDEMOSSET. f~ THt;OPBtM:GAnT!ER. t3:i LES POÈTES CONTEHPOnAtKS. 161 GEOMESAND. 191 DcMAtMM. 241 SAtNrE-BEOVB. 2'![ l LACMT)OU)!CONTEMPOBAtNB. 333. DB LA MOBAUTÉ CAN9 LA HTTÉtATM* <~