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Titre : La Faustin / Edmond de Goncourt

Auteur : Goncourt, Edmond de (1822-1896). Auteur du texte

Éditeur : G. Charpentier (Paris)

Date d'édition : 1882

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb16637304j

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30521306s

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (IV-343 p.) ; in-18

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Description : [La Faustin (français)]

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k2009298

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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LA FAUSTIN.


tO'L. ,yp. ET


EDMOND DE CONCOURT

LA FAUSTIN

G. CHARPENTIER, ÉDITEUR )3; ROE DE CRSSEU.E-SAINT-GERMttK, '3

QUATORZIÈME MILLE

PARIS

1882

Touadroitsr~aer's.. s.


A'.

J. DE. NITTIS


Aujourd'hui, lorsqu'un historien se prépare à écrire un livre sur une femme du passé, il fait appel à tous les détenteurs ,de l'intime de la vie'de cette femme, à tous les possesseurs de petits morceaux de papier, où se trouve raconté un peu dé l'histoire de l'âme de la morte.

Pourquoi, à l'heure actuelle, un romancier (qui n'est au fond qu'un historien des gens~ qui n'ont pas d'histoire), pourquoi ne se ser-

'vh'ait-H pas de cette méthode, en ne recourant plus à d'incomplets fragments de lettres

PRÉFACE


et de journaux, .mais en s'adressant à des souvenirs vivants, peut-être tout prêts avenir à lui? Je m'explique je veux faire un roman · quisera simplement une étude psychologique et physiologique de jeune fille, grandie et élevée dans la serre chaude d'une capitale, un roman bâti sur des ~ocM~p/t~ ~MMM!'?M(i). Eh bien, au moment de me mettre à ce travail, je

-<

trouve que les livres écrits sur les femmes par les hommes, manquent, manquent. de la collaboration féminine, et je serais désireux de l'avoir cette collaboration, et non pas d'une seule femme, mais d'un très grand nombre. Oui, j'aurais l'ambition de composer mon roman avec un rien de l'aide et de la confiance des femmes, qui me font l'honneur(1) Cette expression très blaguée dans le moment, j'en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode e nouveau de travail de l'école qui a succédé au romantisme tëcole du ctoc!<)?!en< AMn:0!n.


de me lire. D'aventures, il est bien entendu que je n'en ai nul besoin; mais les impressions de .petite fille et de toute petite fille, mais

des détails'sur l'éveil simultané de .l'intelligence et de la coquetterie, mais des confidences sur l'être nouveau créé chez l'adolescente par la première communion, mais des aveux sur les perversions de la musique, mais des épanchements sur les sensations d'une jeune fille, les premières qu'elle. va dans le monde, mais des analyses d'un sentiment dans de l'amour qui s'ignore, mais le dévoilement d'émotions délicates et .de pudeurs raffinées, enfin, toute l'inconnue /i~M~~ du trëfond de la femme, que les maris et même les amants passent leur vie à ignorer. voilà ce que jé demande. Et je m'adresse à mes lectrices de tous les pays, réclamant d'elles, en ces heures

vides de désœuvrement, où le passé remonte


en elles,' dans de la tristesse ou du bonheur, de mettre sur du papier un peu de leur pensée en train de'se ressouvenir, et cela fait, de le jeter anonymement à l'adresse de mon éditeur.

EDMOND DE CONCOURT.

Auteuil, 15 octobre tSSt.


LA F AU S TIN

Il faisait nuit sous un ciel étoile, au-dessus d'une mer phosphorescente..

Dans le creux d'une falaise, battue par la molle lamentation de l'Océan, gisaient, étendues à terre, des silhouettes d'êtres, aux corps sans formes, aux visages sans traits.

On percevait vaguement deux femmes l'une couchée tout de son long sur lé dos, les bras repliés en couronne au-dessus de la tête,- et tes yeux aux étoiles; l'autre tendrement .ramassée et pelotonnée aux pieds dé la première, .qu'elle tenait appuyés contre la chaleur de son corps.

<

1


A quelques pas' des deux femmes, étaient assis sur le sol, et le dos accoté l'un à l'autre, trois hommes obscurs,.dont les figures, une seconde, s'entrevoyaient dans l'éclair d'un cigare. De temps en temps, la brise de la mer, soulevant les flasques vêtements des femmes imm'obiles et comme endormies, faisait courir sur le modelage des deux corps, un moment dessiné ,par le puissant souffle, de petites vaguettes d'étoffés. Et dans le grand spectacle noir du ciel et de la mer, et dans le rythme de la vague paresseuse, et dans la tiédeur de l'heure, et dans la langueur des âmes, la conversation entre ces hommes et ces femmes était morte.

Soudainement s'éleva parmi le silence et l'ombre, à propos d'un nom d'homme prononcé, il y avait plus d'un quart d'heure, la. voix de la femme couchée tout de son long, une voix qui était comme un ressouvenir passionné qui parlerait tout haut dans un rêve.

–Non. entre nous, il n'y avait eu encore qu'un baiser. un baiser, je me le rappelle, donné dans ma loge, sur la pointe du~piéd, pardessus le paravent derrière lequel je m'habilais. Il partait dans la soirée pour sa légation.


Ces Anglais, quand ils sont mal, ils le sont.tout' fait. mais lorsqu'ils sont bien. puis il avait de sa mère, qui était Française. Ce n'est quetrois mois après que j'allais à Bruxelles, dans une tournée théâtrale. Il m'avait fait retenir une chambre dans un hôtel, l'hôtel de Flandres.Oui, c'est bien celui-là. Cette nuit, ah cette nuit est inoubliable. L'amour, bien sûr, n'est pas fait de l'amoureux tout seul. N'aimonsnous pas quelquefois un homme pour les circonstances dans lesquelles nous l'avons aimé?. Allez,-c'était bien étrange, cet hôtel. il sortait des murs une musique d'un doux, d'un doux ineffable. et ses baisers me couraient sur la peau avec des ondes-sonores m'y faisant presque des chatouillements. des ondes sonores-qui sortaient de dessous l'oreiller. et il y avait des 's ouragans lointains d'harmonie qui semblaient m'emporter dans ses bras au ciel. et je sentais je ne sais quoi de divin, mêlé à ses caresses. J'ai toujours gardé de cette première nuit, c'est bête, ce quêtais dire, le souvenir d'amours comme on se figure que peuvent être les amours des anges. Oui, cet hôtel de Flandres est con- tigu à l'église Saint-Jacques, et l'orgue, je l'ai su le lendemain, est encastré dans le mur contre


lequel était notre lit. Enfin je ne sais pas comment cela s'est fait, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est le seul homme que j'aie aimé d'amour. lui »

« Ma Faustin adorée, si vous ménagiez un peu' la jalousie du patron? » dit une voix d'homme dans laquelle, sous l'intonation blagueuse, om sentait un cœur blessé.

« Mon.ami, répondit la femme, ~sereinement ironique, l'air de la mer vous fait perdre le; sens des choses et des positions. Vous, un boursier si p?'a~Me. Restez donc l'homme de 'Paris.que vous êtes, et avec tantd'intelligénce. Nous sommes un ménage, n'est-ce pas; nous ne sommes pas des amants, nous )) »

EMa Faustin, détournant un peu la tête, jeta u~ regard à' l'horizon, où la déchiqueture de petits nuages: ténébreux semblait plaquer dans la bas du. ciel, au-dessus de la ligne paiement lumineuse' de l'Océan, une interminable frise de'Chimères~découpées dans de l'ébëne puis elle reprit ses confidences, sollicitée par la belle nimiit amoureuse.

–«:Ily a une suite à cet épisode. William mi'emmenait, a quelque temps de là, dans un château en. Écosse. Je ne sais plus dans quel


comté, et-je n'ai jamais voulu le ressavoir. Ce souvenir, je l'aime dans le vague, l'effacement, l'espèce de somnambulisme où j'ai vécu ce temps. Un château à l'état de ruine, au milieu d'un parc qui s'était rapproché d'année en année. et qui faisait une habitation dans une forêt. et des verdures, des verdures pâles, comme il doit y en avoir dans, les Limbes, secouées par de grands vents mélancoliques d'automne. Oh mais, il y avait une chose tout à fait charmante en ce château. une troupe de paons blancs; qui venaient, avec le crépuscule, se percher sur les escaliers, les perrons, les fenêtres. Non, vous ne pouvez avoir une idée de l'effet dans la nuit tombante, et dans la vieille pierre, -et dans la mousse des murs, de ces grands et immobiles oiseaux tout blancs. Et à l'heure la lune se levait, on,aurait dit, dans toutes les embrasures des fenêtres, de blanches âmes de trépassées, habillées du satin d'une robe de mariée. C'est singulier, dans les féeries je n'ai jamais vu un décor pareil à celui-là Elle était bizarre tout de même cette existence. Par moments, il me semblait n'être pas parfaitement assurée que j'étais bien vivante. Ça ne fait rien, c'est le meilleur mois de ma vie. Du


temps sans durée, des journées où il n'y avait pas d'heures.)) »

« Ëtdes nuits e~oMeMc, ))–lança la femme étalée aux pieds de la Faustin.

Un petit coup de talon de bottine fut la réponse de la Faustin, sur la cheville de laquelle aussitôt la femme mit un baiser en riant, et,en disant: « Allons, petite sœur, laisse-nous un brin folichonner. »

« C'est vrai, voila assez longtemps, ma bonne Juliette, que tu nous vends ton piano, ce soir, M jeta une jeune et gaie voix d'homme. « Aussi est-ce fini, mon cher fit la Faustin en se levant de terre par un ressaut nerveux du corps –et je crois le moment venu d'aller prendre son thé. »

« Chère madame, dit l'homme qui était resté silencieux jusque-là, à quand décidément, au Théâtre-Français, vôtre début dans Phèdre ?. Le journal tient aj'annon'cer dès maintenant. ))

–« Dans deux mois, je crois, dix semaines au plus. ))

« Mesdames, fit l'homme en s'inclinant, et pas de commissions pour Carsonac ? H

« Merci, aucune, répondit la sœur de L.


Faustin, mon homme chéri me possédera aprèsdemain.)) »

« Adieu, Blancheron,,adieu,'mon petit Luzy. Oui, je retourne de ce pas au Havre, pour le train de nuit. H

La Faustin avait pris le bras de sa sœur, et, saivie des deux amis, elle gravissait dans SainteAdresse une petite ruelle montueuse, la rue de Bellevue, se dirigeant vers un chalet en pierre. à la construction toute neuve.

Sur un guéridon, entre deux sacs de bonbons, l'un portant l'étiquette de Boissier, l'autre l'étiquette de Siraudin, étaient posés un plat de perdrix aux choux et une salade sentant le vinaigre. Dans le boudoir, où l'on déjeunait, des morceaux d'habillements de femmes traînaient sur le divan, qui faisait le tour de la pièce, et dans des coins, des vitrines de Boule modernes laissaient apercevoir un fouillis de porcelaines et de choses d'un grand prix, mêlées des ob-

II


jets de deux sous, semblables à celui-ci un bocal dans lequel un Deburau en verre filé, représenté le serre-tête noir aux tempes, perdait à tout moment' l'équilibre, sous le coup de queue indolent d'un gros poisson rouge, éternellement tournoyant.

Derrière la pendule, une petite merveille du siècle dernier, figurant la statuette qu'anime l'adoration amoureuse d'un Pygmalion, agenouillé à ses pieds sur le marbre blanc, se voyait, nchée dans la glace, la carte d'un acteur du Palais-Royal un décrassoir en ivoire, les dents cassées du peigne, les lentes de la tête, les poux écrasés, étaient un chef-d'œuvre de laborieuse imitation sur le lisse carton..

Une porte entre-bâillée donnait à deviner, dans de l'ombre suspecte, un cabinet de toilette qui' n'était pas encore fait, des serviettes frippées, de vieilles moitiés de citrons desséchées et de ce cabinet, les parfums, à base de musc, faisaient irruption dans l'odeur de choux et de bouts de; cigarettes éteintes de la salle à manger, t Trois femmes assises, l'une sur une chaise, l'autre sur un pouf, la dernière sur un escabeau,


tassées et serrées aux côtés de la sœur de la Faustin, mangeaient de la perdrix, tout en cueillant, du bout des doigts, une feuille de barbe de capucin dans le saladier, ou un bonbon aufond d'un des deux sacs. Et la tétonnière de la troupe, débraillée dans sa robe mal ragrafée, pour se gaver plus à l'aise, avait ôté son corset, posé sur l'angle d'un meuble-

Cette femme était la grosse Moumoute, une ancienne lorette à aspirations bourgeoises, et qui avait fini par épouser un chef d'orchestre du boulevard du Crime, une femme de quarante ans, ayant conservé, dans la pléthore de la graisse, de doux yeux d'enfant.

La plus jeune, une fillette de dix-sept à dixhuit ans, avait le nez friand, du vice et de l'intelligence de Paris sur un minois futé, des bottin'es qui M~/?a<~ l'eau, une tenue de petite rbuleuse du quartier latin, une voix éraillée, une conversation agrémentée de termes médicaux. Elle vivait encore, pour le moment, en traduisant du Darwin à l'usage des revues et des journaux, et répondait au nom enfantin de Lillette. La troisième, une femme de vingt-six ans, une femme silencieuse, aux impatiences frémissantes du corps, à la tiède pâleur que rosaient


à tout moment des animations passagères du sang, au bleu foncé de la prunelle se repandant dans le blanc de l'œil comme du crépuscule, à la coiffure bouffante montrant de délicats modelages des tempes, et des oreilles ciselées en des contours transparents. Elle était vêtue de la toilette qu'elle portait toute la journée chez elle et chez les autres, une robe de chambre dépiqué blanc, où les épaules étaient enveloppées d'un petit châle de crépon de Chine sang de bœuf, noué par derrière à l'enfant toilette où rayonnait sa pâle et vivace beauté, et sur laquelle, le matin; dans sa voiture découverte, elle avait jeté une fourure. Après avoir fait du o~M~e pendant quelques années pour les femmes de la société, Joséphine se trouvait aujourd'hui entretenue par un grand marchand de chevaux des ChampsElysées. Et autour du guéridon allait et venait, se reposant d'un genou familier sur le rebord du pouf, une petite bonne enceinte, au visage minable d'une figure du moyen âge, après les grandes famines. Elle avait aux pommettes du rouge volé à sa maîtresse, et une égratignure lui balafrait en travers la physionomie. Coiffée d'un zest de bonnet envolé en haut de la tête, et


traînant ses pas las dans des babouches algériennes, elle jurait et faisait claquer la porte, à l'ordre ou au coup de sonnette, qui la poussaient à chaque instant dans l'antichàmbre.

« Cà se soutient, la pièce ? hasarda la grosse mangeuse, entre deux bouchées.

« Oui, oui, )' répondit la maîtresse de là maison.

« Nous sommes toujours dans les cinq .mille. il m'a dit ça. hier. lenouveaurégis-~ 'seur.. j'avais couru après lui dans les coulisses, H -chanta la voix ûûtée d'un petit garçon de sept ans, à moitié caché par un mantelet de dentelles de Chantilly.

Couché sur un coin du divan, la tête en bas. les jambes croisées en l'air, il se faisaitles ongles avec une lime minuscule. Le col droit, un mouchoir passé entre sa chemise et son gilet, tout chez le bambin, depuis la semelle immaculée de ses bottines jusqu'à la raie correcte du milieu de sa tête, sentait le rassis d'un vieux gandin, d'un vieux gommeux. Petit bonhomme déjà entré dans la vie de ce monde, prenant part à ses conversations, écoutant ses confessions, et ~émoin de ses débats d'affaires et de toutes sortes. Misérable enfant, amené comme un joli petit animal


dans les soupers de cabinet, et qu'on; oubliait, et qu'a moitié réveille, un garcon de café ramenait, au petit jour, à sa mère. ·

« Vois-tu, .Mb:<?MOM~ », reprit la mère, « avec l'effet de lumière électrique sur l'empoisonnée au quatrième acte, les cent, représentations, c'est comme si nous les tenions. » « Et la reprise de l'autre, quand passet-elle au Châtelet ? » « Lasemaine prochaine. et voilà 700 fr. qu'il va me devoir. oui, il me donne gentiment 500 fr. pour les premières, et 200 fr. pour les reprises. Ça ne fait rien, cette existence avec ce Machabée, ce n'est pas drôle. Au fond, mes bichettes, j'étais née pour épouser un Laruette, et tenir en province une table d'hôte de cabots. Tiens, j'ai envie de partir pour Turin, dit-elle, en se lançant tout à coup à travers le boudoir, puis, au milieu de son bondissement, se retournant soudainement par une brusque vire-volte vers ses amies, elle ajouta en brandissant sa fourchette au bout de laquelle il y avait une bouchée de perdrix « Je ferais peut-être le Roi o Et aussitôt « Lillette, rougis ou fiche ton camp »


–«J'aime'mieux rougir, » dit Lillette avec :une candeur d'effronterie vraiment prometteuse.

La sœur dé la Faustin vint se rasseoir à sa place, oùmélancoliquement elle se passa, quatre ou cinq fois, par derrière.la main sur le cou « Hein,: r cette vilaine chose lugubre, qu'a ~OMMOM~e, là où j'ai la main. oui la bosse de quarante ans dîme semble, certains jours, que ça me pousse dix ans avant l'âge. Mais; la Mal-Fichue, on sonne »

–.«.Madame. le médecin des eaux de Hom- bourg H, fit la bonne entre-bâillantia porte du ` boudoir.

« Dis-lui: « Oùste pour-l'Allemagne )) lança la maîtresse de maison, en tapant du dos d'une de ses mains dans le creux de l'autre. )) « Tiens, voilà Ragache, » dit la sœur de la 'Faustin à un monsieur apparaissant derrière la bonne, et marchant les jambes pliées, avec des gestes implorant le silence, des quatre points .cardinaux.

–« Ragache, Ragache, Ragache, » ce fut .comme un écho surtrois.modulations diSérentes, dans la bouche des trois. femmes. Ragache était un quadragénaire gastralgique, 2


qui disait des drôleries avec des traits convulsés, et s'extrayait péniblement et douloureusement, du talon de ses bottes, des paradoxes, des calembours, des mots sans queue ni tête, des imitations d'acteurs, de l'esprit au forceps. Ragache avait été baptisé dans la maison la y<M<n'<e de .Co~ee~e.

« Chut. chut. chût. faisait Ragache en s'avançant dans le boudoir comme sur une scène de théâtre. -Il s'est répandu dans la ca- pitale. que le nommé Ponsard est pour le moment en train de lutiner Titania. Qué chef-d'œuvre, mes enfants, va naître de cette /?<!?'~<'OM. Fàvorisons le mystère. et parlons piano, /M'<M:.M!0. Chut. chut. »

Puis subitement les sourcils de Ragache devinrent circonflexes, sa bouche se dessina en un 0 immense, sur lequel se colla gourmandement un doigt de pitre, et se contournant dans une pose d'adoration devant la grosse femme dont la. gorge prenait l'air « Oh les petites ~A~M, les petites jo/~MM, et voire même les grosses. MoM?MOM<e,~foMMOM<e. un feuilleton de deux cent cinquante lignes. pas une de plus. et un seul. l'écrire sur ton blanc pupitre qui palpite. Parle,.ordonne. pour cela que te faut-


LA FAUSTIN.

il ?. veux-tu que je foule aux pieds les.principés de. 89. devant toi. dis. Madame, ça me paraît cependant assez ~p~MC. Non, tu ne veux pas, ~foM'MOM~e, tu refuses ma namme. Eh bien flùte, » –et il fit signe, comme on se mouche, d'arroserle parquet de ses larmes.–«On eut, on a la chair faible, mais on est en même temps pourri d'aspirations vertueuses. L'abbé Poiloup fut mon maître. et je ne te l'ënvoie,pas dire: Catholicisme et Markowski, c'est ma devise )), jeta Ragache dans une intonation à'ia Grassot. « Eh, l'ahuri de Vichy laisse-nous donc un peu en repos, tu nous courbatures l'entendement As-tu bientôt fini tes épates pourles bourgeois de province ? » lui cria 'Lillette qui avait une antipathie pour l'homme.

« Tais-toi, tais-toi, petite élëve.du pensionnat de /«; Génération spontanée. »

–« Madame. Madame. l'expéditeur des asperges d'Aranjuez à la Halle'de Paris. « Où diable ai-je pu connaître ce particulier, » murmura, en fouillant dans le lointain de ses souvenirs voyageurs, la sœur de la ,Faustin. «Eh bien, cette fois, o~e pour l'Espagne. H –« Oh l'Espagne, –nt Ragache en levant en l'air les yeuxblancs d'un hypnotique,–pays


de soleil, de'pôésie, du Cid, et d'amoureuses,qui rotent 1 »

Carsonac, le maître du logis, le populaire auteur du C?'!Me t~e PM~arxeM~, occupé à boutonner son paletot sur un habit noir, fit son entrée, venant de l'intérieur de-l'appartement. Un gros homme ventru, aux cheveux gris coupés en brosse,aux moustaches teintes et hérissées aux deux coins de la bouche, à l'ceil dormant, voilé d'une paupière plissée, d'où jaillissaient, quand il disait'une méchanceté,, des Muettes d'acier, c'était Carsonac, le type de l'homme gras à la graisse méchante.

–« Tiens'vous déjeunez ici, pourquoi pasdans la salle à manger, dis donc, Bonne-Ame ? –« C'est plus.intime, nous sommes bien mieux à nous, n'est-ce pas, les bichettes?)) répondit la maîtresse de Carsonac.

–« Parfaitement, jecqmprends.etpuisvous avez sous là main le cabinet de toilette pour les indigestions et les attaques de nerfs. à la suite d'explications amicales. Oh ma fille, caches-tu caches-tu, » grimaça Carsonac en s'adressant à la mangeuse sans corset, « comme tu jouerais d'une manière nature les Gargamelle au théâtre. M


Et passant à une autre amie de sa maîtresse « Espèce de Sarah l'indolente, tu sais que l'homme qui t'aime dans les gros. prix, est surle point de se laisser pincer par la ~o~cHca/e, je suis heureux de t'en donner la première nouvelle. » Joséphine, dont ils'était approché, sansluirépondre, avança la tête avec de lentes et sinueuses inflexions du cou, et quand elle fut à la hauteur du gras de son bras, elle le mordit, par-dessus son paletot, de ses dents blanches.

:–« Ça fait mal ça, c'est idiot »

La femme sourit légèrement de ses yeux profonds, et allumant un gros cigare, et se laissant glisser de sa chaise à terre, son peignoir blanc et son châle rouge répandus autour d'elle, elle entra en une immobilité dans laquelle tressaillaient des lascivités de panthère repue. Au fait, ma bonne-Ame, ça ne va pas du tout, à ce,qu'il paraît, au Théâtre-Français, on assure qu'il s'y apprête le plus joli des

/OM~ )'

–<( Tu m'embêtes. tu sais, ma sœur, je n'aime pas que tu y touches, » fit Bonne-Ame, en appuyant sur les mots.

–«-Et tu viens, toi ? » dit Carsonac, en se


tournant vers Ragache, qu'il n'avait pas fait semblant d'apercevoir jusque-là.

« Pourune baignoire à ta reprise ? » « Un strapontin dans un courant d'air, c'est tout ce que j'ai à t'offrir! H

Ragache, impassible,, alla parler dans le dos de Bonne-Ame, que ses amies entendirent lui dire « Ne fais pas attention ce matin, il est grincheux, mais si tu.es gentil, tout fait gentil, pour la pièce, je t'en ferai faire une avec lui, et tu sais, mon petit, f~uand il a commencé à faire quelque chose avec quelqu'un, il ne veut plus travailler qu'avec cel'u-là.Voudrais-tu un petit verre de n'importe quoi?)) »

Ragache piqua avec un tire-bouchon un abricot à l'eau-de-vie dans un bocal, et mangeant à même le fruit jaune, il s'écria: «~M~M~M/ ainsi que s'exprime l'antiquité je me fais l'effet de mordre dans la tunique de M"° Duchesnois. » « Comprends pas! » lança durement Carsonac.

Ragache, toujours impassible et sérieux comme tm âne qui boit dans un seau; se retira le dos tourné à la porte, tout en faisant l'imitation d'un Chinois qui joue du triangle, et en adressant ces paroles à Carsonac comme adieu


« Très illustre c~'cfM~ey, as-tu réfléchi à ce que doit être le remords d'un crime chez un cbnc'erge. Songes-tupourune de tes.pièces, que la nuit, chaque coup de cordon doit réveiller sa conscience )) -Ragache,fut aussitôt remplacé par un long garçon blondasse et larveux, au crâne en pain de sucre d'un mystique, et tenant contre sa poitrine un chapeau gras, et tendant aux gens une main de somnambule, avec quelque chose dans toute sa personne de la silhouette obséquieuse du fils de Diafoirus.

Carsonac,rejetanL d'un coup sec les doigts inertes qu'il avait pris, lui dit brutalement « Vrai, Planchemol, tu devrais te faire drainer les mains. tu as là dedans une humidité dont tu gratifies les autres ))'

Planchemol s'éloigna de Carsonac, avec les pas de l'effarement, et, cherchant un refuge auprès des femmes, il s'assit près de Bonne-Anie que ses amies entendirent aussitôt lui dire: « 'C'est ton~ami intime maintenant, n'est-.cepas?', Eh bien, si tu obtiens de lui un feuilleton comme nous.le désirons, jete ferai faire avec lui une pièce, et tu sais, mon petit, quand une fois. » « Monsieur, le petit jeune homme qui est


déjà venu trois fois pour parler à monsieur! )' « Faites-le entrer. »

«.Monsieur Gregelu )), annonça la bonne. Un débutant myope, doué de la double timidité des myopes et des débutants, pénétra dans la pièce, tout troublé par la vue du grand homme, et par le spectacle vague des attitudes abandonnées des quatre femmes.

« Ecoutez, jeune homme, lui dit Carso,nac sans lui offrir un siège, toutes les idées de pièces qu'on me présente, je les trouve d'abord détestables. Trois mois, quatre mois se passent; l'idée qu'on m'a proposée me revient, et, particularité bizarre, je la trouve alors excellente. Mais j'ai complètement oublié l'individu qui me l'a apportée, et la chose me paraît absolument de moi. Je vous préviens. H Le petit jeune homme atterré se mit à chercher la porte.

« Par ici, par ici, jeune homme; par là, vous allez dans le cabinet de toilette de ces dames. »

« Dis donc, Lillette, nt au bout de quelques instants Carsonac, « quand je te fais l'honneur de te confier des sexagénaires sérieux pour te reconduire chez ton papa, je te


serais bien reconnaissant de t'asseoir plutôt sur la banquette du fiacre que sur les genoux de ces vieillards!)).'

« Oh! là là, soyez tranquille, quand je m'assoirai sur les genoux de messieurs, ce ne sera pas sur les genoux d'un souscripteur au Manuel des hommes affaiblis', comme vous. Pas trop mal, petite, laissa .échapper Carsonac, presque égayé pàr le ferraillement d'une méchanceté à l'image de la sienne. » ` Puis, interrompant le dialogue à voix basse de Planchemol avec sa. maîtresse « «, Eh! Planchemol, as-tu fait de nouveau parler, dans une table de nuit, l'ombre de Mürger, t'a-t-il confié ses dernière', cascades d'outre-tombe? » « Oui, oui, en voilà une,, mais je ne peux pas la dire devant ces dames. M

Merci, ils vont bien dans l'autre, monde, si les dames qui sont là ne peuvent pas entendre ton mot! M

Planchemol s'était approché tout près de Carsonac,, et lui bava deux ou trois paroles dans l'oreille..

–«Jobard. c'est moi qui suis le père de cette ordure » < « L'ancien, domestique de monsieur fait


demander le certificat que monsieur lui a promis, » dit la bonne.

« Prends-le sur la cheminée et donnele-lui. »

« Tiens, vous l'avez renvoyé, pourquoi? ». dit bêtement Planchemol, cherchant à reprendre contenance en mettant un mot dans la conversation.

« Un domestique excellent, fit Carsonac, avec sa voix mauvaise. mais il sortait de. chez M. Ricord. et, en ouvrant, ne s'avisait-il pas de dire bonjour aux amies de BonneAme! »

Du glauque'passa dans l'azur de la prunelle de Bonne-Ame, dont les lèvres remuèrent sans rien dire, et qui, machinalement, renversant deux ou trois gouttes qui se trouvaient dans le:, fond de son verre, se mit à les étendre sur la toile cirée, avec un doigt où brillait, une bague antique représentant une priapée.

L'évocateur de l'ombre de Murger était sorti, et Carsonac, devant la cheminée, s'entortillait le cou d'un foulard blanc.

« Tu as quelque chose, Bonne-Ame? M ne put s'empêcher de remarquer tout haut Carsonac, devant la concentration de sa maîtresse.


« Rien. oh! rien. seulement, c'est curieux. Il vient de me revenir, à l'instant une bêtise. je n'y pensais plus du tout. Enfin, tu veux le savoir, ami? M

Et.la maîtresse de Carsonac, avec.une voix pénétrée et qui semblait lui sortir des entrailles, modula, comme une musique, ces paroles « J'ai fait cette nuit un songe étrange. J'étais dans, un jardin. un jardin,comme il y en a dans les rêves. J'ai vu s'approcher de moi une ombre blanche, que j'ai parfaitement reconnue pour être celle, de Rose Chéri. En un instant elle était tout près de moi et m'a dit Nous avons été amies sur la terre, pourquoi me fuis-tu? On est très heureux ici, et bientôt, bientôt'tu y viendras. Derrière elle'j'ai vu deux ou. trois ombres chères, de personnes mortes ou qui vont mourir, et qui m'ont aussi parlé. Là-dessus, je me suis réveillée plutôt souriante qu'attristée. J'ai pensé, tant ce songe avait de réalité, que le bon Dieu avait permis à Rosé Chéri de me pour que j'aie-le temps de me préparer.Mais enveloppe-toi bien aujourd'hui, c'est le vent du,nord-est. et avec fluxion de poitrine que tu as eue, il y adeux ans. »


Carsonac devint sérieux, mit indénniment t ses gants, les ôta, les remit dans sa .poche, fit le mouvement de s'en aller, revint à la cheminée, enfin se décida à aller à la porte, l'ouvrit, la referma, la rouvrit, et, passant à demi la tête, penché sur un pied, jeta à sa maîtresse « Tu ne m'as pas vu dans le jardin, derrière Rose Chéri, hein? o La femme, sans se retourner, fit de la nuque un MOH pas bien afnrmatif, èt, aussitôt qu'elle entendit les pas de son amant s'éloigner, elle partit d'un long éclat de rire strident, entrecoupé.de phrases hachées

« Mes bichettes, riez donc avec moi. le voilà avec le /yac pour huit bons jours. la sale-vermine. avec cela qu'il a'une venette de la mort. Ah.! cet homme. jamais on ne saura quelle dégoûtante cuisine il me contraint à faire de- mon corps pour la réussite, de ses machines. Elle est bonne. Ils disent, ces messieurs, qu'ils nous donnent dé l'argent. Allez, cet argent est bien à nous; la traite des blanches, ils la font tous les jours avec notre jeunésse, notre beauté. S'agit-il d'une subvention, d'une levée d'interdit de la censure, d'une faveur, d'une décoration, de n'importe quoi?


Ils nous lancent aux culottes dès puissances, des ministres, des secrétaires, des valets. Sans /;7<t?wMe-<f'MMc~, croyez-vous que, Machin aurait eu, le renouvellement de son privilège pendant dix ans, et croyez-vous que sans le Cac~a~ Chose aurait eu la collaboration d'une Excellence. Ah! les vieux gâteux du ministère d'Etat, les jeunes scrofuleux du bureau de la Presse, les bons hommes embêtants du feuilleton dramatique, ce qu'il m'a été commandé d'en subir. Ne s'est-il pas mis dans-la tête d'être officier de la Légion d'honneur? ,va-t-il falloir coucher pour ça! »

Et se levant et allant d'un bout à l'autre du petit salon/sur son parcours -violent, il s'échappait de la maîtresse les con'ndences d'une de ces épouvantables haines; qui existent souventdans ces couples mariés par des infamies, par cela, que la langue du peuple appelle la connaissance à deux d'un cadavre ménages qui semblent être le côte côte, rivé à un même boulet, de deux forçats, prêts à s'entredévorer. Peu à,peu la tourmente coléreuse du" visage de la maîtresse de Carsonac se rasséréna. A ses traits monta une douceur. canaille. Et la


femme, se laissant tomber sur le divan, mollement étalée sur le dos, et la-tête enfoncée dans les coussins, se mit à dire avec un petit tournoiement de l'œil, qui le faisait délicieusement trouble

« Mais, mes bichettes, chaque fois qu'il m'impose un amant pour son entreprise commerciale. voici ma vengeance. j'en prends un pour mon compte. un de mon goût, tout à fait de mon goût. »

«Dh oui, un petit officier, -soupira dans un hoquet, la grosse ./tfo!~oM<e, oublieuse dans ce moment de son mari et de son mariage, ces hommes-là sont charmants. on trouve toujours chez eux des biscuits, du chocolat, des pantoufles en tapisseries, et une robe de chambre avec des pattes dans le dos. »

« Qui parle ici d'officiers, reprit, avec un mépris sifflant, la sœur de la Faustin, c'est bon du temps où l'on fait des sinets.à ses livres avec des feuilles cueillies dans les vallées alpestres. Non, les officiers, c'est des ingénus. çà manque de vice »

Et le terrible professeur de scepticisme, la femme encore jeune, aux yeux bleus, aux cheveux blonds comme les blés, entra dans des dé-


veloppements cyniques, féroces, abominables. crachant complaisamment, de sa bouche rosé, des crapauds, sur tout ce que les amoureux ne voient pas dans l'amour, Ibrsquils aiment vraiment. « Madame, un monsieur avec un nom polonais. qui est croupier des jeux de Monaco! )),

« Eh. bien, cette dernière fois, « OM~e » pour l'Italie et la Pologne'M

« Et puis. le copiste des prières de madame vient de me remettre pour elle ce petit paquet. »

« Oui, ce sont des prières auxquelles je tiens. les prières de mes gros livres, et que je peux comme cela emporter aux'eaux, » laissa échapper avec un certain embarras la maîtresse de Carsonac, en faisant disparaître le paquet.

« Tiens H, dit Lillette, de son filet de voix gouailleuse,' en montrant le plafond avec un geste de gamin « tu crois encore au vieux de L'i-haut, toi?

« Petite charogne! » s'écria Bonne-Ame, en s'élançant sur elle comme- pour la battre

,« je puis être tout ce que je suis. mais ces bla-


gués-là, je te les défends ici, enfant de malheur Tu n'auras pas ma vieille robe de ve'lours que je t'avais promise »

Un coup à casser la sonnette retentit dans l'antichambre.

« Bon Dieu de' bois, Vierge de pierre ça ne finira, donc pas, les visites aujourd'hui! » » mra la Mal-Fichue exaspérée, qui se décida enfin aller ouvrir.

« Ça, je le connais, c'est le coup de sonnette de ma sœur, quand elle est dans ses grands ~'<! la la moraux, )) murmura Bonne-Ame, sur .un ton, où. il y avait comme un rien d'appréhension.

Presque aussitôt la Fàustin apparut dans une -toilette noire de la plus grande distinction. Elle -regarda les trois femmes, qu'elle' salua, pour ainsi dire, des paupières, et dit simplement à sa 'sœur « Je viens te chercher. ))

L'entrée de la Faustin avait amené un grand silence gêné dans la compagnie, et la peu timide Bonne-Ame, comme ~domptée: par la brièveté -impérative de sa parole, décrochait son chapeau avec des gestes éperdus de pantomime. La Faustin s'était accoudée d'un coude à la cheminée, distraitement, elle tendait, par


derrière, la semelle d'une bottine à un foyer sans feu.

« Àh, c'est ton coj-sage de M' Grodesse,madame ma tante, fit le gamin qui venait de se réveiller, dis-moi, tata, dis-moi que c'est pour moi que tu l'as mis. ton gilet de jais; ))–et il laissa pendre au bas du divan sa petite tête; aux yeux enamourés de chic, dans le moment tout brillants.

.La tante ne répondit pas au neveu.

« Mais j'ai soif, » dit tout à coup la Faustin, –« Veux-tu du champagne ? » lui cria du cabinet de toilette, sa sœur.

« Non. »

–« Qu'est-ce que tu veux boire ? »

Le regard de la Faustin alla aux bouteilles débouchées, de là inconsciemment à la fenêtre donnant sur le quai de la 'Mégisserie, s'arrêta soudain à quelque chose à la cantonade. Puis on la vit marcher à la'table, prendre, dans le bric-à-brac des verres de toutes les époques, un gobelet de .Venise aux spirales laiteuses, et elle dit à la -bonne « Tu vois l'homme là-bas, va me chercher un verre de coco, tu me l'apporteras en bas. dans ma voiture. « Me voilà; je suis ~'aMa</Më, » s'écria la 3~


sœur de la Faustin, se servant de l'expression avec laquelle une femme dit au théâtre « Je suisprëte.H Et la Faustin sortit avec sa sœur.

« Demain tu montes avec moi ? H fit Joséphine, en retenant par la manche Bonne-Ame, au moment où elle passait devant elle. « Demain, pas possible, ma chère, on enterre le vieux régisseur. Il est convenable que j'aie l'air d'aller prier pour cette vieille rosse t H

Dans l'escalier/qui se trouvait être l'escalier du théâtre, lés deux femmes furent obligées de se ranger contre le mur, devant une dégringolade, une avalanche de ngurants, aux souliers. ferrés, sortant d'une répétition, et qui sautaient les marches, quatre par quatre, en rajustant leurs bourgerons.

« Un moment, je suis à toi » fit BonneAme, qui entra dans la loge du portier, et eut un colloque avec un groom en train de cirer paresseusement une botte, à côté d'un gros chien,

ni


qui: venait de jouer tout dernièrement un rôle dans une pièce.

« Et où m'emmènes-tu comme cela ? » demanda Bonne-Ame à sa sœur, au moment où celle-ci rendait, son verre à la Mal-Fichue. ° Je, n'en sais rien. dis à Ravaud de gagner le boulevard. H

La voiture se mit à rouler.

<( Et voilà tout ce que tu me payes comme conversation » s'écria, aubout de quelques instants, la maîtresse de Carsonac.

« Comme c'est ennuyeux. tout. "et comme tout. c'est toujours la même rengaine, –soupira la Faustin, en s'étirant nerveusement les bras « ce matin, je me suis levée. voutant faire des choses. pas les choses de tous lés, jours. quoi, le sais-je. aller n'importe où, mais où est ce n'importe où, dis ?. Est-ce que les étalages des magasins de nouveautés. regarde. ça ne te paraît pas aujourd'hui tout gris?.. C'est bête, ces fantaisies de cela; qui n'est pas sur le programme de la journée dans les journaux. Tu n'as donc pas, 'toi, certains jours, ces envies desordonnées, ces fringales de quelque chose d'inattendu, et qu'on ne sait pas, et qu'on voudrait qui arrivât. »


Alors, sé renversant au fond de la voiture, de la bouche de la Faustin s'envolèrent ces rimes d'Alfred deMusset:

Que ne l'étouffais-tu cette flamme brûlante

Que ton sein palpitant ne pouvait contenir.

:o

Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,

Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur

Dè ta joue amaigrie.augmentaient la pâleur.

Et que c'est tenter Dieu. que d'aimer la douleur. · ·

« Mais .au fait, pourquoi la voiture ne marche-t-elle plus ? » dit la Faustin en. se penchant à la portière. Et sa'sœur la vit tout à coup sauter en bas, se glisser, maigre lés cris des cochers, au milieu de l'encombrement de la chaussée, ramasser dans la crotte, à travers les ruades deschevaux,, quelque chose qu'elle rapportait bien,tôt, en l'essuyant avec les dentelles de son mouchoir. « Oui, dit-elle, en reprenant place auprès de sa sœur, c'est un fer à cheval, ça porte bonheur. Voici le troisième »

Puis, la grande ennuyée de tout à l'heure, soudainement, transformée en une femme mettant de l'enlacement à chacun de ses gestes, de


là caresse à chacune de ses paroles, se répandit en effusions câlines, en gaietés attendries. « Voyons, petite Maria~tu ,ne m'en' veux pas de t'avoir enlevée à tes amies. C'est que, moi, j'ai besoin ~e toi. il y a des moments de ma vie. si tu n'étais pas »

« Dis-le tout de suite, je suis ton vice honnête »

« C'est du passé bien vieux. Te rappelles-tu le confiseur A /s6'OM?'ce~Z)o!<ceM~, rue Montesquieu. celui qui avait inventé, dans une pièce Arnal mangeait des fraises à pleines mains, dès-fraises méringuées qui les imitaient si bien. tu étais déjà la plus brave. et c'était 'toi, qui allais chez lui changer les sous, que nous avions gagnés en chantant dans la cour des Fontaines.et quand, à la maison, il faisait faim, c'était tôi qui chantais encore. et nous donnais le courage de chanter, nous aussi! Et notre vie de grandes fillettés orphelines après. du. passé.comme ça, vécu ensemble, petite Maria, ça ne se jette pas au rancard comme une..chemise sale. » « Oui, moi j'étais la brave et la pas commode.. et c'est toi cependant qui m'as toujours menéecommeun pauvre mouton.pourquoi?.


ça tient peut-être à ce-que'tu as du talent, et que je n'en ai pas, moi! Oui, pas de talent, mais de l'esprit de conduite, voilà mon lot! M lança jovialement la sœur de la Faustin, « et de cet esprit j'en ai vraiment montré, hein, quand j'ai renoncé au théâtre, la veille de mon début ? Quel d'archal, bon Dieu, j'aurais fait tandis que j'ai emmanché mon affaire autre,ment. et me voilà, la Providence aidant, avec le rang, dans la société, d'une espèce de bourgeoise corrompue, )) –dit-elle, les mains sur ses cuisses, dans la pose de M'. Bertin, en son portrait d'Ingres.

Le cocher s'était arrêté devant la Madeleine, attendant un.ordre.

–« « Et. tu te souviens encore, petite Maria, que c'était toi, toujours toi, qui trouvais le jeu, le plaisir qui. nous amusait? » reprenait la Faustin.

« C'est que, dans ce~ temps primordiaux, nous étions bien facilement amusables. Depuis. »

Voyons, petite Maria, un peu d'imagination aujourd'hui invente-nous quelque chose à faire.de pas ordinaire. « Les distractions de la journée à Paris,

1


côte innocent, je n'en connais pas d'autres, Juliette, que le tour du Lac, la descend dans la marmite des Invalides, l'ascension de la colonne Vendôme, la visite aux singes du Jardindes Plantes. par exemple, si c'est de l'autre côté, dont tu veux: parle, commande, fais~toi servir. peut-être dans ce genre ta sœur t'offrira de l'extraordinaire »

« Est-ce que tu ne crois pas que, chez les anciens, il y avait plus d'imprévu que cela, dans la vie de tous les jours ? » laissa, échapper la Faustin avec un profond découragement, en un affaissement de corps délicieux.

La sœur de là Faustin eut, dans un œil, une sorte de petite/danse de' Saint-Guy qui témoignait de son « Je m'en fiche pas mal )) pour les aperçus rétrospectifs à la suite de quoi elle jeta brutalement dans la rêverie de la tragédienne: « Dis-donc, Juliette, est-ce que ça ne va,pas au Théâtre-Français?))' 1.,

« Mais non, il n'y,a pas eu de répétition pour ainsi dire on s'est reus: une seule fois chez moi et ç'a été tout, ))– repondait Juliette comme si elle se réveillait; je suis loin, c'est vrai, d'être enpossessiondurôle. surtoutcomme. j'ai l'ambition de le jouer. Oh mais, excellent


parfait, admirable' voilà la fin de notre journée trouvée. Ravaud, Ravaud. Aux Batignolles, rue de Lévis, 37. »

« Aux Batignolles. qui vas-tu voir là ? « Devine M »

« Un tireur de cartes, à un louis le grand jeu ? H « Non. donne ta langue aux chiens. Tu ue trouveras pas. »

Subitement, sur la figure riante de la Faustin, descendit la ténébreuse absorption du travail de la pensée de l'ombre emplit ses yeux demi-fermés; sur son front, semblable au jeune et mol front d'un enfant qui étudie sa leçon, les protubérances au-dessus des sourcils semblèrent se gonfler sous l'effort de l'attention;. le long de ses tempes, de ses joues, il y eut le pâlissement imperceptible que ferait le froid d'un souffle et le dessin de paroles, parlées en dedans, courut mêlé au vague sourire de ses lèvres. entr'ouvertes.

Deux ou trois fois, la Faustin -laissa, sans réponse, les interrogations de sa sœur.

« Eh! 1 Juliette, nous voici devant le 37 H

Les deux femmes descendirent.


« Mon vieux Ravaud, -ça sera peut-être long, dit la Faustin à son cocher. »

« Tiens, pas de pipelet dans les loges de ces contrées'! » fit la sœur.

« Oh on m'a expliqué très bien, où mon homme demeure. M

Les deux femmes commencèrent une ascension, au bout de laquelle elles débouchèrent sur-un grand palier; la Faustin compta les portes de la paroi de gauche, et s'arrêta à la septième.

Elle frappa. Des pas pesants s'approchèrent de la porte, qui s'ouvrit de trois ou quatre centimètres de largeur, et dans l'étroit entre-bâillement, apparut un nez corbin, pareil au dos d'une serpette, surmonté de longs cheveux blancs, sur lesquels était posé un petit.toquet, brodé de paillons dorés.

« Ces dames se trompent sans doute ? » dit le vieillard en retournant peureusement la tête, et en adressant des psit bizarres dans l'intérieur de la chambre

« Non, vous êtes bien M. Athanassiadis, n'est-ce pas.? et voici un mot d'un de nos amis communs qui m'a adressée à vous; ))– et elle lui,-


mit dans la main la carte d'un illustre' académicien.

« Oh alors entrez, mesdames, fit le vieillard, après avoir jeté un regard sur la, carte, mais glissez-vous comme ça. à cause de mes petits amis. H

Les deux femmes pénétrèrent dans une haute chambre, un ancien atelier de pauvre photographe, où il y avait tout un monde volant des plus rares et'des plus charmants oiseaux, en pleine liberté.

« Tiens, ces bestioles. c'est gentil tout plein, s'écria la sœur, » et presque aussitôt, passant une main sur sa robe c'est seulement dommage qu'ils fassent caca sur vous, ces petits malpaopres »

La chambre-atelier, tenue, en dépit des oisillons, avec la propreté d'une chambre de vieille fille, n'avait pour toute décoration que trois.bas-reliefs en plâtre du Parthénon, tenant la place de la glace d'une cheminée, ou s'engageait le tuyau d'un petit poêle jetant une rougeur sur le carreau ciré. Une longue planche, placée à une certaine hauteur, et chargée de livres à reliures italiennes en vélin blanc, courait le long des murs. Dans un coin, un.


placard ëntr'ouvert laissait entrevoir des bocaux, ou nageaient, dans' de l'huile; des conserves de mangeailles, et un saladier débordant d'oeufs. Il n'y uvait qu'un fauteuil de paille dans la pièce, maijS, en un renfoncement jouant l'alcôve, sur une planche posée dessus des tréteaux, était étendu un petit matelas recouvert d'un tapis turc, où, la'nuit, devait dormir le vieillard tout habillé. Et la chambre sentait l'oiseau et

la pastille du sérail.

« Mesdames, qu'est-ce que je puis pour votre service ? » demanda le maître du logis, en faisant asseoir les deux femmes sur son lit. « Voici, monsieur. C'était la Faustin. qui prenait la parole. U existe, m'a dit M. Sainte-Beuve, une autre Phèdre que celle de Racine. et il m'a dit en même temps que ,vous étiez l'homme qui pouviez le mieux m'en donner l'intelligence.vous, un Grec. et qui connaissez si bien la langue de la vieille Grèce. Ce que je veux. je rie le sais vraiment pas trop. Cependant je suis curieuse de vous entendre lire de cette Phèdre dans l'original. Ça éveillera peut-être des iJées chez moi. Voila. Je voudrais revenir de chez vous, comme une Barbare d'autrefois. qui aurait


passé deux heures dans la Grèce ~de Périclès. et avec un peu du bruit de la langue dans mon oreille. »

Le vieillard se mit à traîner derrière lui son fauteuiljusqu'à la planche des livres, rassembla, autour de' sa maigre et longue personne, le licitement d'une robe de chambre en cotonnade, sous laquelle on sentait la superposition de gilets de tricot et de grands bas de laine, monta sur le fauteuil, et désignant le volume du milieu de la rangée, prononça avec le ton de vénération d'un custode de trésor abbatial, vous indiquant sa grande relique « Mesdames, le divin Homère » Puis, prenant à côté un autre volume, il le descendit, en essuya pieusement la poussière, de son coude, et, le posant sur une petite table qu'il attira à lui, il l'ouvrit soigneusement à une page, dont il lissa, un moment, les grandes marges avec la paume de ses deux vieilles mains.

D'énormes bésicles solidement établies sur le coupant de son nez, après s'être penché un moment sur le bouquin, Athanassiadis releva une tête extasiée,et dit, les yeux au plafond « HiPPOLYTE.

« La scène se passe à Trézè~e devant le pa-


lais à l'entrée duquel on voit deux statues, l'une de Diane, l'autre de Vénus. » w

Et, aussitôt, il attaqua les deux premiers vers de la tragédie grecque

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–<( Pardon, monsieur Athanassiadis,–interrompit,la Faustin, si' vous preniez votre livre. j'ai ma voiture en bas. je vous emmènerais. vous dîneriez avec ma sœur et moi.je ferais défendre ma porte. Comme cela nous. aurions toute une bonne soirée à nous. » « Oh madame, répondit le vieillard, si je lé pouvais. sachant vous être agréable, ce serait avec un grand plaisir. Mais, du mois de novembre jusqu'à la fin de mai, je suis prisonnier dans cette chambre. et vous comprenez un peu le plaisir que j'ai à avoir autour de moi ces oiseaux. Tout ce long temps, il m'est abso-

tument interdit de sortir. l'air de votre hiver me tuerait. »

La Faustin remarqua alors qu'il y avait du (t) Je m'appèlle Vénus, )a Déesse au renom répandu parmi: les mortels et dans le ciel.

4.

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papier collé sur.toutes les jointures de la baie vitrée.

Le vieillard se replongea dans la lecture, in-'terrompant, par-ci par-là, le vieux grec du livre par des phrases françaises, comme celles-ci « Votre Racine,, madame, n'a pas tenu compte y de cela. Votre Racine, madame, n'a pas traduit cela. Votre Racine, madame, a mal traduit cela. »

a Tu t'ennuies, petite Maria ? » dit voix basset la Faustin à sa sœur.

« Non, de temps en temps je ne déteste pas les casse-tête chinois.puis je le trouve cocasse, ton Athanassiadis » »

Le jour était tombé. Le vieillard avait allumé une petite lampe, et continuait sa lecture, mais à chaque changement de personnage dans le dialogue, son œil allait à un coucou; placé au-

dessus de la tête des'deux femmes.

« Est-ce que par hasard nous vous gênerions, monsieur Athanassiadis ?" ntia Faustin, après avoir remarqué le manège du bonhomme. « Non, non, mesdames. seulement j'ai des habitudes de mon pays. je dîne plus tôt que le beau monde de Paris.» »


« Ah! c'est l'heure où l'on vous apporte votre dîner. parfaitement, » dit la Faustin avec cette adorable tyrannie. de la femme qui veut satisfaire jusqu'au bout un de ses caprices « monsieur Athanassiadis, il faut dîner. dîner comme si nous n'étions pas là. nous reprendrons après. ))

« C'est. c'est que, mesdames. on ne m'apporte pas mon dîner. je le fais moimême. Oh! la cuisine ici n'est pas bien compliquée. je suis un peu de l'école du Vénitien Cornaro. des œufs, du poisson séché, des olives noires. tenez vous voyez,~ d'où vous'êtes, le garde-manger de mon hivernage. », L'

La Faustin s'était levée; avait été au placard là, avec la curiosité d'une petite fille, elle sortait l'un âpres l'autre chacun des bocaux, les faisait un moment gaminement tournoyer dans la lumière, les refourrait dans l'ombre.

« Oh ces petits poissons, si secs, qu'ils ont l'air d'allumettes.)) »

« Oui, ce sont des ~M'M ça se mange en buvant du ?'a<M. H « Jamais, jamais de viande ?. Monsieur Athanassiadis, c'est particulier, cela: Ah! des anchois.c'est bon à savoir.. Et tous les jours


vous mangez deux œufs sur le plat. ça doit être bien ennuyeux à la longue. »

Tout en parlant, cherchant, regardant, la 'Faustin attachait sa traîne, retroussait avec des épingles sa jupe en « laveuse de vaisselle », et quand cela fut fait, du ton de joyeux commandement d'une femme dans une partie de campagne, elle jeta à la compagnie « Et nous disons qu?aujourd'hui, c'est nous qui allons faire votre cuisine.. Vous ignorez certainement ce que c'est que l'omelette aux anchois. cette omelette pour la confection de laquelle je n'ai pas de rivale. Eh bien, vous allez en goûter une faite par ma blanche main. Eh la petite Maria, passe-moi la poêle que je vois là-bas. et vous, monsieur Athanassiadis, tout de suite ,du charbon là dedans »

–« Oh mesdames, mesdames. vous mecontusionnez » glapissait Athanassiadis abasourdi. «.Laisse-toi donc faire, monvieuxPalicare, ma sœur et moi nous ne sommes pas nées, avec un cuisinier déposé dans notre berceau royal x fit la maîtresse de Carsonac, de sa nature très facilement. familière avec les gens

–« Tant pis, j'en casse trois. des œufs. monsieur Athanassiadis, voyez comme je hache


LA FAUSTIN.

les anchois. ni trop-gros ni trop petits. et mon secret je vous le confie. c'est de les faire'gril-'ler un rien sur le feu. çà du cumin, n'est-ce pas. va pour un soupçon de cumin. » –«.Oh! mesdames, mesdames! » continuait à gémir Athanassiadis.

« Au large, mon vieux Palicare, tu nous gènes dans nos opérations fit la sœur. « Monsieur Athanassiadis.. attention.. vous allez voir comme je la retourne. une, deux, trois.. ça y est et a-t-elle unebelle couleuren dessous, et est-elle moelleuse dessus?.. Maintenant, la petite Maria, mettons le couvert de monsieur. »

Et p àrmi le voletage et le gazouillement des oiseaux, tenus, ce soir-là, en éveil, par le bruit, le mouvement, le « va-et-vient » de la petite fête, tes deux sœurs, avec des gentillesses de soubrettes de théâtre, se mirent à se rvir le vieillard, qui, ne se défendant plus que mollement, s'abandonnait au charme de cette juvénile et caressante gaieté de femmes, faisant, une heure, compagnie à ses vieilles années.

« Eh bien, monsieur Athanassiadis, est-ce réussi ?, êtes-vous content de votre cuisinière? disait la Faustin, les traits animés d'une joie


d'enfant. Et maintenant le second service. les olives. Oh mais elles sont bonnes, celleslà, » fit-elle, pendant qu'elle en croquait deux ou trois: « Goûte-donc, petite Maria. »

–«Merci, je suis.plus carnivore que cela, mot »

« Monsieur a fini. on dessert! » et la Faustin, en une minute, balaya la petite table de tout ce qu'elle portait, avec des grâces tourbillonnantes.

–« Allons, soupira le vieil Athanassiadis, en reprenant son Euripide, dans un de ces affaisse ments souriants, que produit le bonheur chez la vieillesse «Tout ce que je sais de mon vieux grec, je vais tâcher de vous le donner, mesdames » ––« Et ton cocher, Juliette? »

–«Je l'avais parfaitement oublié. Rendsmoi le service de descendre.qu'il aille diner chez le premier marchand de vin, et qu'il revienne. »

Quand la sœur remonta, elle trouva la Faustih, les coudes posés sur ses genoux écartés, sa belle et nerveuse tête de tragédienne, enfoncée entre les deux paumes de ses mains, et buvant, pour ainsi dire, les sonorités qui s'échappaient de la bouche du vieillard grec. Quelquefois se


levant,'tout en faisant signe à Athanassiadis de continuer, elle marchait, elle mimait le vers, qu'un mot de traduction française lui avait fait comprendre, puis venait se 'rasseoir.. Et Athanassiadis, arrivé à l'accusation pps-. thume de Phèdre contre son beau-fils, se met-. tait à expliquer aux deux femmes, avec une intelligence qui surprit la Faustin, cette figure de fatalité bien 'autrement grande, bien autrement humaine, bien au~ement~Mycdans son ressentiment amoureux, que la femme conventionnelle et théâtralement ~y~a~~Mc, peinte par le poète de la cour de Louis XtV et le commentateur donnait à la tragédienne .moderne, la tentation d'accents nouveaux à introduire dans le rôle rajeuni, renouvelé, compris historiquement.

La lecture de la tragédie était terminée. Il était huit heures.

La Faustin se leva, après avoir discrètement roulé plusieurs pièces d'or dans-un morceau de papier, et, de l'air et sur le ton d'une très grande dame, dit « Monsieur le professeur de grec, voilà bien des heures que nous vousavons prises. Je vous ,prie d'accepter cette faible rémunération de votre temps perdu. ))


–«Non, madame )),. répondit le'vieillard, 4( d'abord vous m'avez fait à diner. puis je vous connais. je vous ai vue jouer souvent. l'été. dans les mois où il m'est permis de sortir. et les Grecs, les modernes, comme les anciens, vous doivent une certaine reconnaissance pour prêter votre talent a la résurrection des grandes figures de leur histoire. non, chère madame, »

Et le, vieillard prononça ces paroles, de sa voix chantonnante, ou tremblait un peu d'émotion, et où la substitution du ze au c/~ mettait .comme une douceur enfantine.

–« Eh bien, je suis de votre avis, monsieur Athanassiadis. je trouve que le plaisir de cette soirée ne doit.pas être payé avec de ..l'argent. j'aimerais à me rappeler à vous autrement. je voudrais vous savoir désirer une chose que moi seule pourrais vous donner, x

–«Du moment, madame, que vous voulez être si gracieuse'pour le vieil homme. je vous avouerai qu'il y a ici un produit de mon pays que je ne puis me procurer. et je serais heureux d'y goûter encore une fois avant de mourir. c'est' du miel de l'Hymète. peut-être vous, madame, par les, ambassades. »


« Comment donc, le ministre plénipotentiaire de France en Grèce est de mes amis, il y aura. dans la première~ valise de l'ambassade, une jarre de miel de l'Hymëte. tout ce que les abeilles de votre patrie font de mieux. et encore une fois,monsieurAthanassiadis,adieu et m erci. H

–« « Il est vraiment touchant, le pauvre vieux bonhomme » dit la Faustin en s'asseyant près de sa soeur dans la voiture. Elle reprit « Au fond, une soirée qui ne sera pas perdue. M me semble qu'il y a des voiles qui se déchirent dans la nuit de mon

Au bout de quelques instants, la Faustin, l'expression de sa figure masquée par la nuit, ajouta, laissant tomber ses phrases une à une « Mais ce rôle. ce rôle que les plus grandes .passionnées des temps passés. n'ont abordé qu'avec un tremblement. ce rôle, pour le jouer. il ne faudrait pas être dans l'état de. froideur d'âme où je suis. il serait nécessaire d'aimer follement, frénétiquement. et du cœur, et de la tête, et des sens.

–«Juliette, je t'offre un sujet. eh bien! l oui, un amant, quoi »

s


La Faustin, sans entendre, reprit

–«Comprends-tu? l'avoir quitté, m'aimantcomme il m'aimait. car il m'aimait comme un fou. l'avoir quitté avec la promesse, qu'avant deux mois, il abandonnerait carrière, famille, patrie, pour vivre éternellement à mes côtés. Et rien de rien. aucune nouvelle de lui.depuis le jour où nous nous sommes dit: Au revoir.A toutes mes lettres, depuis des années, pas de réponse. ))

« Tu lui écris donc toujours ? »

–« Oui, oui. les jours où je suis désespérément triste. )'

« Mais, Juliette, bien sûr que le fond est percé de la boîte aux lettres de tes mélancolies )) La Faustin ne répondant plus à sa sœur~ toute enveloppée de silence, était emportée à travers des. rues- obscures, son'visage douloureux, battu de la dentelle noire de son chapeau.

« Tu viens souper avec moi ? dit la maîtresse de Carsonac, au moment où la voiture -s'arrêtait devant sa maison.

–Non..

–« Alors, c'est moi qui vais souper chez toi »


« Non.laisse Juliette, ce soir;ctre seule. toute à elle. »

Créer un rôle, c'est-à-dire donner la vie extérieure de l'âme', donner la yie de la physionomie et des gestes, donner la vie de la voix, à un personnage imprimé, à un cadavre du papier, une rude besogne

C'est d'abord une p~mière sérieuse lecture, lecture qui avait un côté curieux chez la Fanstin l'apparence d'une opération toute mécanique, et dans laquelle, le sens de ce qu'elle. lisait, ne semblait pas arriver à son cerveau. Puis commence- la véritable étude suivie presque aussitôt de découragement, d'un sentiment de défiance commun à tous les grands talents, et qui leur fait se dire « Non jamais, je ne le poùrrai jouer ce rôle, jamais H Ecoutez, sur ce premier moment de défaillance, la confidence faite à un de mes amis par une de nos plus vaillantes actrices:

«Toute création à rendre me semble un

iv


monde à soulever. J'ai des exagérations de sensations d'effroi tellement.importunes, que j'espère et attends, en pareil cas, un tremblement de terre; un cataclysme qui me délivre de mon angoisse. Je maudis l'auteur, moi, la nature entière, et deviens stupide jusqu'au moment précis, où une simple lueur débrouille le chaos. »

Et la Faustin avait encore, contre elle, une mémoire ingrate et rebelle, et même l'inquiétante préoccupation d'en manquer, et le rôle de Phèdre, on le sait, est un rôle de sept cents vers. Malgré tout, le rôle prenait possession d'elle, s'emparait de sa pensée, et presque inconsciemment la tragédienne entrait dans le travail de la composition, travaillant, dans le principe, de préférence au lit, qui lui donnait la concentration de l'attention.

Alors l'opération qui se fait dans une imagition d'écrivain, lentement échauffée ce jaillisseinent du néant d'un embryon de personnage, sa formation successive, son relief final de créature vivante, son existence enfin, l'actrice sentait se faire cette opération mieux que dans son esprit, elle la sentait se. faire dans sa personne, Elle cessait d'être elle, au milieu


de l'intime et secrëte jouissance que l'acteur éprouve à être un autre que lui-même. Une nouvelle femme, créée par le-labeur de son cerveau, entrait dans sa peau, l'en chassait, lui prenait sa vie..

Et, ici, je ne puis résister la tentation de donner, sur cette vie en partie double, un autre morceau de la lettre citée plus haut «. A partir du jour où le rôle m'est confié, nous vivons ensemble. Je pourrais même ajouter qu'il me possède et M'e. Il me prend certainement plus que je ne lui donne. Aussi m'arrive-t-il presque toujours 'de prendre, chez moi comme ailleurs, le ton, la physionomie~ l'allure générale que je veux lui donner, et cela inconsciemment. Impressionnée comme je le suis en pareil- cas, je -ne saurais être d'humeur gaie, étant aux prises avec un moi lamentable ou terrible qui s'impose à mon esprit, pas plus que mes Humeurs noires ne résistent à un autre Mb~ qui raille, rit et éclate à mon oreille. Voilà qui est dit, me suis-je fait comprendre ? En pareil cas, je suis 'deux.. C'est tout le secret de mon travail. Je pense et vis le rôle. Il est uee!< quand je le livre au public. ))

5.


Maintenant, chose curieuse, les tragédiens et les tragédiennes, ainsi que les comédiens et les comédiennes, et encore les acteurs et lesactrices dé drames modernes, n'ont pas le secours '.de modèles contemporains. La colère d'Achille et l'amour de Phèdre ne sont ni une colère ni un amour qu'on coudoie dans nos rues ou dans nos salons. Il faut donc que l'imagination de ces artistes se meuve dans le sublime, qui est au fond du surnaturel, atteigne par une intuition bien. extraordinaire à un au delà des sentiments humains, qu'il leur est commandé 'de rendre réel. Et qui est-ce qui trouve cela? ce sont des femmes sans éducation comme la Faustin, des ignorantes absolues des époques qu'elles représentent, et de l'histoire des héroïnes et des grandes reines qu'elles incarnent des fenimes qui disent à l'amiqui.les fait répéter: « Raconte-moi donc un peu ce que c'était que ce M. Thésée, » et qui ne l'écoutent pas, reprises par l'empoignement de leur rôle. Et'ce sont pourtant ces femmes qui recréent cette humanitë d'une manière si illusionnante, et avec VI des accents, des attitudes, des gestes, tels-que ne pourraient en imaginer les lettrés, les-sculpteurs, les peintres les plus nourris de l'anti-


quité. Interrogez-vous les. gens du métip.r, leur demandez-vous comment un pareil miracle peut se faire? ils vous répondent par ce seul mot « L'instinct, l'instinct! »-et c'est en effet la seule explication de cette faculté de somnambule lucide; de voyante du grand passé. Du corps de la tragédienne, déjà à l'heure actuelle un peu pénétrée de son rôle, et s'essayant à le dire, se levaient spontanément, et d'une façon toute naturelle, de beaux et d'amples gestes, des gestes de statue antique, que pas plus que les mouvements de sa physionomie, 'elle n'étudiait dans une glace, intimement persuadée qu'elle était, que le vrai comédien, sans 'avoir besoin de s'en rendre compte, porte en lui le sentiment de la justesse ,de son jeu.

.La glace, selon l'expression d'une grande artiste retirée du théâtre, est la ressource de ceux et de celles qui pensent bas, des acteurs et des actrices à Scelles, et qui tiennent un registre de tous les procédés artificiels connus à l'effet de produire le sentiment, sans qu'ils y arrivent jamais..

Toutefois, dans la traduction des mouvements de l'âme par la pantomime, trouver et bien


trouver est peu de chose. Là, où le goût et l'art ont se montrer, c'est dans le choix, le resserrement, l'élagage de la gesticulation, qu'il faut tout le temps pacifier, tranquilliser, éteindre, renfermer dans ce tout juste, que les anciens manuels de théâtre prêchent en recommandant de jouer « les mains dans les poches ». La sobriété, voilà le caractère des créations scéniques parfaites, et qui ont pour idéal d'apporter sur les planches une figure dont la vie dramatique, ainsi que dans un tableau de maître, se détache de la demi-teinte et du repos des couleurs, seulement en quelques places 'lumineuses.

Mais, peut-être plus que la mimique, la grande difficulté d'un rôle, c'est l'accord de la voix de l'acteur avec le sentiment exprimé par l'auteur, l'arrivée à la sonorité juste, à la vocalisation exacte de l'intention dramatique. De là, des efforts et des recherches, et des reprises d'un vers, d'un hémistiche que la Faustin faisait sonner de toutes les façons, en élançant le son, le précipitant, le ralentissant, le faisant passer par les infinies modulations d'une voix assouplie et brisée –et cela des centaines de fois. Un jour, dans un après-midi de courses, où,


pour se tenir compagnie, la tragédienne avait emmené dans son coupé le petit Luzy, elle ré~pétait: « Lui, ma joie, mon honneur, ma gloire » une phrase de la Czarine de M. Scribe, qu'elle devait dire dans une matinée du faubourg Saint-Germain, elle repétait cette phrase une heure et demie, enfin jusqu'à l'instant où elle trouvait tout à coup la musique voulue par son oreille.

« Écoute: tous deux, le père et le fils, le fils, un tout jeune homme, devaient aller passer la soirée, ainsi qu'ils le faisaient tous les soirs, chez une vieille amie de la famille. Le fils, un peu enrhumé ce soir-là, se refuse à quitter le coin de son feu. )' Le récit était coupé, à tout moment, par le bruit d'une porte battante qui livrait passage à un commis', disant un mot à l'oreille du narrateur, ou lui présentant une lettre qu'il signait debout sur un coin de la cheminée.

« Je te disais donc que le fils était resté au' · coin de son feu. Dans l'escalier, le père s'aper-


çoit qu'il a oublié son mouchoir.iF remonte, dit à son fils d'aller lui chercher ce mouchoir dans sa chambre. et, assis dans le fauteuil du jeune homme, il se chauffe un moment let pieds à la cheminée. Ses regards, par hasard, et peut-être avec la vague curiosité de l'emploi que son fils pouvait faire de sa soirée solitaire, -se portent sur la petite table où il était en train d'écrire. Il aperçoit un état de frais imprimé' des Pompes funèbres, la compagnie officielle, es un état de frais, avec vignettes sur bois pour chaque 'classe, d'une compagnie rivale, puis, entre les deux brochurettes, la rédaction appliquée d'un convoi de première classe, pris aux deux compagnies, et conciliant, avec une sage économie, le décorum dû à la haute position financière du défunt.Le père n'a aucun doute, c'est de son enterrement qu'il s'agit, et dont son prévoyant fils fait l'occupation de ses malaises. Le fils rentre avec le mouchoir. Ah si c'eut été un père dans la moyenne des pères ordinaires. mais non, ce père-là jie dit rien à sa progéniture. la quitte souriant. s'en va à sa soirée, où il raconte la chose à quelques intimes. et spirituellement, et avec des détails gais. »


–«Fichtre! voilà de l'héroïsme de la vie intime, du vrai et sans pose, et comme les CcMC/oMe~de l'antiquité ne nous en offrent pas beaucoup, H jeta dans une bouffée de.cigare, l'écouteur du récit.

–«Aussi était-ce un véritable homme de Bourse, reprit Blancheron, il avait le scepticisme carré et souriant qui est notre force à

nous. M

Puis, au bout.d'un silence, le boursier ajouta, en prononçant lentement 'ces mots « Et dire qu'un monsieur, si admirablement équilibré, a été tué comme un lapin par un grain de plomb derrière l'oreille, "sur l'annonce du mariage d'une petite fille qu'il entretenait!))

Ces paroles dites, Blancheron tomba dans. une rêverie profonde.

Blancheron, un eoM/MM'e?', et un des plus fiers estomacs de la Bourse, était de ces natures énergiques, -aux traits massifs, au masque opiniâtre, à, la. santé de peuple, portant dans toute sa,pérsonne, ce quelque chose de durement impérieux, qui marque. et signe les conquérants de.l'argent, petits ou grands, et qui ne sont pas de race. juive. Dans son teint,de bilieux-san-, guin, commençait à se glisser une teinte oli-


vàtre, ce reûet métallique de l'or sous la peau, si curieux à observer alors, dans le gaz bleuâtre du soir; sur les ngures des gens de -la petite Bourse du boulevard. Blancheron avait le tempérament ~MM'ey, c'est-à-dire, une confiance insolente dans la providence de la cote, une heureuse prédisposition de la cervelle à croire à l'arrangement et à la réussite des événements, d'ici-bas, et cela en ces années où. tout réussissait à la France.. Habillé des vêtements amples d'un grosfermier anglais, l'homme ue Bourse affichait, pour les choses de l'art et de la littérature, un mépris presque brutal, qu'il étendait aux hommes de ces professions; et dans toute cette existence donnée à l'alea de l'argent; et, sans faste extérieur, il n'avait laissé pénétrer .qu'une distraction, lui dévorant les deux cent mille francs qu'il gagnait la maîtresse.

Le remisier Luzy formait le contraste le plus parfait avec Blancheron. Un joli et élégant petit homme, et coureur de lorettes, et frotté aux peintres et aux hommes de lettres, et dilettante de musique un garçon auquel les affaires venaient comme amenées par le charme qui se dégageait de lui, et possédant, au milieu de tout


cela, un fonds de lazzaronisme, et un yacht sur la Méditerranée, dans lequel il disparaissait de la Bourse pendant trois mois, trois mois où, pat- l~ une chance singulière, deux années, il avait évité les grands sinistres légendaires. Intelligent, habile, nnaud, un des malins CM:ywM de la: coulisse, Luzy n'avait pas le grand flair de Blancheron, et surtout sa puissante imperturbabilité dans les coups de chien de la baisse, se contentant modestement de graviter dans la sphère des opérations de s'en ami.

De sa rêverie qu'il promenait d'un bout à l'autre du cabinet, sa courte pipe d'écume dey mer aux dents, et avec le pas appuyé d'un marin, marchant les jambes écartées sur son tiilac, Blancheron sortit tout coup par ces paroles:

« Eh bien, vrai, nom de Dieu, je me sens 'tout aussi fort que ce vieux bougre de père. et pour les machines de sentimentalité humaine et pour la souffrance physique, et pour les écroulements de liquidation. je suis l'homme qui s'en fout, tu le sais toi. dis-moi alors pourquoi dans cette chair que tu m'as vu, auxjournées de juin, donner à couper et à taillader comme si elle n'était pas à moi. un mot, un


geste; un rien de' cette sacrée femme, m'y fait plus mal que ne m'en a fait le bistouri du chirurgien. Oui, mon cher, cette grosse naturelà, car on ne peut certes pas dire de moi que je suis un nerveux, » cria-t-il dans un éclat de rire hautain «, oui, moi, je souffre de la façon dont Juliette ouvre tout doucement la porte, quand elle rentre. 'Son tour de clef. son pas même que j'entends venir/ce pas qui semble le même aux autres. c'est tout plein pour moi de choses douloureuses. Ah l' cette Phèdre ça a fait re~jusser chez elle un tas de sentiments jeunets, amoureux, poétiques, au milieu desquels mon prosaïque individu. »

Et allant et venant, parmi les.phrases heurtées de sa rude lamentation, Blancheron jetait, par la porte battante, des ordres, pour la bataille de l'argent de la journée.

« Comment est-on?. La prime de deux sous pour demain?. A-t-on les soixante mille pour Templier?. Hein? vous dites qu'on est à 70.75. Ach'etez-moi quatre-vingt-dix mille, et leste!Vous, prenez-moi du dix sous fin prochain, et/vendez moitié dont un. H Et dans son humeur massacrante, crossant à la fin un com-


mis « Et c'te réponse, ce sera-t il pour demain, foutre? » jeta Blancheron. Puis.~revenant à Luzy

–« Non, tu ne peux savoir, mon cher, le ~?M c~cs~MS 6~cMO!M que met un cochon de rôle dans la caboche d'une femelle de théâtre. elle n'a jamais eu un sentiment bien passionné pour moi, c'est entendu. et elle ne se. cachait pas pour me le faire entendre. mais, au fond, elle' m'appartenait, elle était mienne. et cela, par l'habitude, par des années de ménage, par la domination qu'une femme est toujours fière d'exercer sur un homme. et sur un vilain chien de ma nature. Mille .tonnerres! C'est-le diable les femmes chez lesquelles un amour mort se réveille.tous les jours, je la sens se retirer de moi, se reprendre. et comme s'en aller de mes bras. Si c'était plus d'argent qu'elle voulait, on s'arrangerait pour lui en gagner, et on en gagnerait. mais contre ce fantôme tout à coup remonté dans son cœur. contre ce William.Rayne, dont elle n'est pas même certaine de l'existence, que veux-tu qu'on fasse! « Va, mon cher, fit Luzy, c'est l'affaire encore d'un mois, quand P~e~e aura été jouée. la tragédienne rentrera dans son assiette bour-


geoise, et tu retrouveras la Juliette d'autrefois. En,. attendant, elle est toujours ta maîtresse, n'est-ce pas?

–« En effet, elle est ma maîtresse, dit Blancheron sérieux, mais son amour pour moi, vois-tu, c'est celui d'une femme honnête qui n'aime pas son mari, et, c'est stupide, ça ne me suffit plus H

V!

Dans la salle emballée sous, d'immenses bandes de toile ccrue la pleine nuit une nuit dans laquelle il n'y a de lumineux que les petits carrés,de feu, produits par la lumière du jour, passant à travers les rideaux rouges de la vitre des troisièmes loges, et le scintillement de saphir du lustre, pareil à un faisceau de staiactites, pendant dans les froides ténèbres, à la voûte d'un glacier.

Ça, et encore un peu de pâleur blême sur les cariatides des avànt-scènes, sur les mythologies effacées du plafond, et sur le manche d'une contre-basse, émergeant au-dessus de la rampe, du noir profond de l'orchestre, yailà tout ce


qu'on voit dans la salle vide, où, sur le rebord du balcon de la première galerie, se promène solitairement un chat blanc.

Sur la scène éclairée par deux quinquets à réflecteur placés dans les coulisses, il fait presque le sombre de la salle, avec dans les frises et les trouées des échafaudages, des lueurs bleuissantes, comme il s'en trouve dans la charpente d'un clocher d'église en construction, sous un clair de lune.

Là dedans des hommes en paletot et en chapeau rond, aux apparences de plumitifs besogneux, et des femmes en tenue de « brûleuse de maison », les mains enfoncées dans de vieux manchons: des espèces de larves bourgeoises se mouvant dans une sorte d'obscurité fantastique. Et de temps en temps, dans le vide et la mort de la grande salle, frappée d'un vivant soleil sur son .toit, vibre le roulement sourd de voitures, dont la sonorité tressautante a l'air de passer et peser dessus, ainsi que le feraient des charretées de moellons sur des catacombes.

Le Théâtre-Français, –'privilège qu'obtiennent seules pour les pièces de l'ancien répertoire les célébrités dramatiques le ThéâtreFrançais avait accordé à la grande tragédienne


de l'Odéon, sa salle ~ponr une douzaine de répétitions, avant celle de la pièce à l'étude, et c'était ce jour-là, la première répétition de Phèdre'. Les chaufferettes traditionnelles et monumentales de la maison de Molière ont été chargées et apportées sous les pieds des actrices, assises dans les bergères Louis XV du décor de la pièce qu!on doit jouer le soir.

Le souffleur a pris place à gauche du théâtre, à une petite table, sur laquelle on a apporté une lampe; le vieux régisseur Davesne est à côté de lui, tournant le dos à un grand bâton au manche de velours rouge, accroché à un clou entre deux portants de coulisse.

Le directeur est installé a droite sur. un canapé.'

Dans le fond de la scène est suspendue; amoitié remontée, une immense cheminée en bois sculpté d'un drame du moyen âge et l'Hippolyte de Racine, très enrhumé et emmitouflé dans un cache-nez jusqu'au bout du nez,. parcourt les planches, en battant la semelle. «Nous-commençons, hein ?. Sommesnous complets ? H dit la voix du directeur. En ce moment Théramcnc, mis en retard par


un rhumatisme, et appuyé sur une caune, arrive eu clopinant, et en commentant tout haut une ordonnance de médecin, qu'il tient ouverte a la main. `

–« Voyons, décidément; y sommes-nous?') reprend le directeur.

_«Non, fait quelqu'un, il, manque encore OEnone." » « C'est vraiment insupportable. On veut avoir des répétitions coMXM~ et c'est toujours comme cela. Commençons tout de même, ça la fera peut-être venir, d'autant. plus qu'elle est en retard d'une bonne demi-heure. ))'. r Et l'on commence dans l'éclairage gris de la scène, emplie comme d'un brouillard matutineux, et où l'on ne voit:de blanc que le faux col des acteurs, et où les actrices jouent avec des visages d'ombre et des mains de lumière. Arrive la scène 11°..

« Monsieur Davesne ? » lance la voix du directeur.-

Et pendant que le souffleur prononce tout

haut

'< Hélas! Seigneur, quel trouble an mien peut Être égal? Lareinetouchepresque~sontermefatat.

,En vain à l'observer jour et nuit je m'attache;


Le vieux Davesne, avec sa barbe blanche, son veston vert, son pantalon jaune, ses chaussons de lisière par-dessus ses souliers, mime pudibondement, en des gestes resserrés et frileux qui se grncieusent, le récit de la confidente à Hippolyte.

« La voilà la voil/i » crie-t-on de la coulisse.

« Quel saligot de nacre Ah-! mes enfants, ne prenez jamais un vieux cocher!)) fait OEnone, un type de la menteuse au théâtre, tout en défaisant les brides de son chapeau et aussitôt elle donne.àla Faustin les répliques de la scène I1L C'est curieux, bien curieux, et chez les artistes les mieux doués, et chez les acteurs les plus illustres, la naissance d'unrôle. Il faut voir la manière inintelligente; enfantine, avec laquelle ils commencent à le dire, ce rôle eti'ânonnement et la recherche niaise de l'intonation et du geste, et comme ce n'est que par une infiltration, lente, lente, lente, que la création del'auteurles pénètre, les emplit, et déborde enfin de leurs êtres enfiévrés, mais seulement tout à la fin, dans un jaillissement de génie. Mlle Mars

disait « Ce rôle, je ne l'ai point encore assez vomi » C'était avouer tout ce qu'il fallait à la.


consciencieuse artiste de temps, de travail, de tâtonnements pour arrivera la perfection, à l'idéal d'un rôle. Et cette poursuite du mieux, cette perpétuelle contention de la cervelle, cette inquiétude morale jusqu'au jour de la première représentation, donnent aux femmes une nervosité non encore décrite, une nervosité dont la peur se traduit chez elles, dans leurs rapports avec les gens de théâtre, par l'affectation d'une humilité excessive, qu'on sent toute prête à se rebeller dans un mouvement d'orgueilleuse colëre. C'est ainsi que la Faustin, à une observation du directeur, lui disait avec une condes-cendance qui étonnait <~ Oh si c'est votre sentiment, assurément je me trompe » Mais la phrase obséquieuse était dite de la voix la plus rêche, et comme par une femme qui va égratigner. Il y a encore une particularité à noter chez les actrices, dans cette période de l'incubation d'un rôle, et surtout dans le labeur agaçant et contrariant des répétitions, elles sont comme enveloppées d'austérité, de froideur, d'/?M~Ma/ Elles semblent avoir déposé les grâces aimables de leur nature qu'elles apportent'à toutes les choses de la.vie elles n'oùt positivement plus le sourire, et elles se mon-


trent' avec le sérieux d'hommes traitant une affaire.

«Ça ne va pas, mais ça ne va pas du tout, aujourd'hui, dit le directeur, en se frictionnant t vivement les cuisses de ses deux mains; « pour l'amour de Dieu, mesdames et messieurs, un peu de M'yoM~e donc »

Il faisait un de ces jours, comme il en fait dans le climat Paris, un de ces jours où, sans qu'on sache poùrquoi, l'activité et le ressort du Pari-,sien sont comme endormis, un de ces jours uc!<les, dans lesquels tout ce qui travaille de l'intelligence est sans entrain, et où l'air excitant, capiteux, endiablé delà capitale, semble lourdement rouler des Douffées de paresse. Et la répétition ne marchait pas, et la Faustin, à tout moment, au milieu de ce qu'elle répétait, avait des petits clappements de lèvres stridents, et Hippolyte se plaignait d'avoir mal à la voix ') et annonçait qu'il ne pourrait pas jouer le soir, et Théramëne scandait ses hémistiéhes par des gémissements douloureux, et le souffléur somnolait etdans les interruptions du texte de Racine, on entendait, unlong temps, le souffle, du lampiste dans les verres du lustre descendu, et qu'il nettoyait, et dont le tournoie-


ment,; entre ses mains, faisait le joli petit cliquetis d'un collier de pierreries au cou d'une valseuse.-

Le chat blanc lui-même, fatigué de sa promenade sur le rebord du balcon, était allé se glisser dans l'entre-bâillement de la veste d'un machiniste, endormi plié en deux sur un X en bois, le menton dans la poitrine.

« Tout cela, voyez-vous,' fit le directeur en se.levant impatienté, c'est de la mauvaise, mauvaise besogne. non, il n'y a'pas à creM~c?' au' jourd'hui. Tout le monde est à la mollesse. ce qu'il y a à faire, c'est de remettre à un autre jour. Et la répétition était abandonnée au milieu du bruit de pas sonores, et la Faustin, ayant encore dans les yeux de la lumière des quinquets, tombait place du Palais-Royal, prise un moment de cette hésitation, qui vous fait demander, en sortant de ces endroits de nuit, si vous êtes dans du vrai jour ou dans du jour de

rêve.


vu

« Ma sœur est levée ? H– jetait un matin la maîtresse deCàrsonacalafemeUe– factotum de sa sœur.

« Non, pas encore. madame. est en train de lire ses journaux. Madame, à ce qu'il paraît, n'a jamais eu une si belle presse. C'est à propos du bënénce d'hier, vous savez ? » –« Ah! 'ma brave Guénegaud, ma sœur est heureuse d'avoir à son service une femme comme vous. la mienne, n'ai-je pas été obligée de la ficher à la porte Mademoiselle, qui va.être mère, recevait dix francs des fournisseurs, pour les avertir toutes les fois qu'il entrait de l'argent à la maison. et la petite poison; vous ne savez pas ce qu'elle m'a dit, après que je lui ai donné ses huit jours « Au revoir, madame, au coin de «la borne, où on vous crachera dans la main !» Et vos douleurs, vous n'en souffrez plus, ma bonne Guénegaud ?"

–« La santé va très bien » fit Guénegaud


d'un ton froid, et comme en gardé contre les amabilités de la sœur de sa maîtresse. Guénegaud,une femme de cinquante ans,à. la carrure hommasse, et qui, sous un pince-nez toujours à,cheval sur son nez, étalait les traits d'un robuste avoué de campagne en bonnet de linge, Guénegaud, en dépit de sa torve physionomie d'un homme de loi, crayonné par Daumier, était attachée aux intérêts dé sa maîtresse par une -de ces espèces de religion, que certaines natures rustaudes du peuple éprouvent pour des maîtres vivant dans une gloire de demidieux.. « Alors on peut entrer, n'est-ce'pas? » Cuénegaud s'inclina et ouvrit la porte. La Faustin~était dans son lit, tout recouvert de journaux de théâtre dépliés, sentant encore' > l'encre d'imprimerie, amoncelés ici par place, dévalant là, le long de la fine toile de Hollande, et, au bout de deux ou trois temps d'arrêt d'une seconde, chutant l'un après l'autre sur le tapis, avec lé bruit de feuilles sèches. La tragédienne, la tête. soulevée sur deux oreillers, ses bruns cheveux denoués:etépandus autour desonvi-

sage, reposé, souriant, animé d'unbonheur rose, avait les~'genoux relevés en façon de pupitre

7


pour sa lecture et dans l'eff 'rt qu'elle venait de faire, en coupant du dos d'une main impatiente un journal louangeur, la patte d'une des épaulettes de sa chemise s'était cassée, et laissait voir nus, une épaule et un bout de sein.

« Toi, d'aussi bonne heure. Qu'est-ce qui t'amené ? )'

« Je vais te dire ça. et tu es contente ,de tes journalistes ? »

« Tous plus caressants l'un que l'autre. et c'est une attente de mon début dans Phèdre, à~ me rendre fière. mais raconte-moi ta machinette. »

–«Nous donnons après-demain un grand dîner. un dîner d'affaires, tu as compris. il y a d'abord en jeu une adaptation de la dernière pièce de Carsonac pour Vienne. Oh! tu sais, sa pièce c'est jeune et ça a du cœur. Nous aurons un succès là-bas. Puis pas mal de politesses diplomatiques. et encore un tas d'engrenages de machines. Toi, il a quelque chose à te demander, je ne sais quel petit service de

recommandation. tu n'ignores pas du reste l'importance qu'il attache à t'avoir. pardié, il ne t'aime pas! mais qu'est-ce qu'il aime. crois-tu que c'est moi. Oh oh! yoila du nou-


veau, merci. j'espère que la province se conduit d'une manière distinguée à ton égards) » Et la sœur examinait, posé sur un petit bonheur du jour, un rameau d'or, un rameau de laurier, portant sur chacune de ses feuilles le nom d'un rôle, avec cette inscription

THÉÂTRE-FRANÇAIS DE ROUEN

A JULIETTE FAUSTIN

SES ADMIRATEURS

–"Oui, ça vient d'arriver ces jours-ci.une ~surprise. pour cette série de représentations que j'ai données, cet été, pendant mon congé, mais vraiment, ma petite Maria, tu tiens beaucoup à ce que j'aille à ce dîner?. c'est que ton monde.vois-tu. il me dégoûte un peu. » « Moi aussi après, nous t'inviterons qui tu voudras. Je n'ai pas besoin de te dire que l'invitation est également pour Blancheron. x « Oh il ne viendra pas. lui il prétend que vous êtes la maison de Paris, d'où l'on sort toujours avec:mal à l'estomac après dîner. » « Voyons, est-ce si mauvais que cela, Ju-

tie),te?H »

« Tu sais, il est l'homme qui a ses idées


sur la nourriture. tu nel'enfcraspasrevenir. Mais je n'y pensais.plus, je me su~ engagée à donner à dîner justement, ce jour-la, à un de ses amis. tu le connais, tu t'es trouvée à SainteAdresse avec lui, c'est le petit Luzy. une par- tie de spectacle arrangée. Bah je les laisserai aller tout seuls. et j'irai te retrouver aussitôt qu'ils seront partis. Et est-il toujours aussi foncièrement méchant, ton Carsonac? » Que veux-tu ?. cethomme avec son com. mencement d'affection nerveuse, et le bifteck saignant qu'il a toujours dans le dos. oui,, un traitement russe. puis pas une minute de sommeil. le pauvre chéri passe toute sa nuit à se 'promener dans sa chambre, comme un vrai chat-tigre. en fumant des cigares eten buvant .des petits verres. ça ne prédispose pas, cela, à .la charité chrétienne. Après tout, on s'y fait très bien, je te le promets, à la vie d'~ïcAe~e~ et ça me manquerait peut-être, si tout à coup il allait devenir un imbécile bonasse. et, sais-tu, il est menacé que. ça lui arrive 'C'est promis, n'est-ce pas, pour la soirée, je compte.sur toi. Mais tu es gentille comme tout ce matin )) Eten jouant et en batifolant, les lèvres de Maria, dans' un murmure qui disait «Ta peau,


une peau douce comme la rampe d'un escalier de Mont de Pieté M coururent sur l'épaule de la .Faustin,qui coupa brusquement tes tendresses de sa sœur par ces mots :.« Finis, tu sais que je n'aime pas ces jeux-là. M vni

J

A dix heures, lorsque la Faustin arriva chez Carspnac; le dînern'étaitpoint encore fini. Pendant que, dans l'antichambre, elle ôtait sa sortie de bal, elle entendit un bruit de voix, et quand elle entra dansla salle à manger, sa sœur, la figure allumée de. colère et de chambertin, et levée tout debout, les mains appuyées sur.la table, lançait à son amant, au travers des vingt-cinq~ convives: « Vieux cocu!)' Puis la femme battit l'air. de ses bras, et des crispations nerveuses coururent ondulantes le long de tous ses membres. t. Le bataillon des amies, ~MMOM~en tête, pre~ nant la femme sous les aisselles, l'entraîna dans 'le cabinet de toilette, où, pendantquelque temps, l'injure « cochon » alterna avec de petits cris


étouffés, auxquels succédèrent des larmes, un déluge de larmes.

« Lillette, qu'est-ce qu'il y a,donc? » dit la Faustin, au moment où la jeune fille passait devant elle pour rejoindre ses amies. –«Il y a. ce qu'il y a toujours. Au pre-'mier service, Bonne-Ame a été d'une gaieté de, tous'les diables. au second, elle a fait de l'œil hystérique à tous les hommes. à l'entremets, elle s'est disputée avec Carsonac. et au dessert les pleurs et les sanglots. c'est la marche » Garsonac, lui, silencieux, froid, la graisse blême, mangeait sa honte et sa rage, le nez dans 1s son assiette, puis se levait, et passait dans son cabinet de travail, suivi de ses familiers intimes, de l'élite de la société masculine de l'endroit. Dansle grandsalon complètement vioe etéclairé à o!O~MO,~seule, se voyait une femme entourée de deux fillettes, presque des enfants, amenées là ,par là bizarrerie des relations de Paris, et que la femme avait enlevées de la salle à manger, pour les sauver des gros mots. Cette femme/une toquée, mais une femme parfaitement honnête,' montée debout sur le grand divan circulaire du milieu, amusait ses petites camarades, en se laissant tomber raide à plat, tout de son


haut, avec,un en d'agonie de cinquième acte. Quelques hommes, les comparses du diner, étaient restéstranquillementà table, et causaient en arrosant la conversation d'alcool.

Le croupier des jeux de Monaco s'entretenait avec le chef d'orchestre, le mari de J~OMMOM~, de la difficulté de l'élevage des sansonnets. Le médecin des eaux de Hombourg, muet comme un diplomate, se versait, toutes les dix minutes, un petit verre, et, parla même'occasion, un autre petit verre à son voisin, un acteur, un maniaque de parfums, qui le buvait, le nez dans son collet d'habit, où il avait fait coudre des gousses de vanille. Un grand garçon fade, dont la position dans le monde consistait à avoir de bonnes .collaborations; ënumérait les vertus domestiques des épouses de ses collaborateurs.àun compositeur musical jouant l'air fou, sous un toupet en escalade. L'adaptateur viennois disait des drôleries au Timbre proportionnel, une femme égarée au milieu des hommes, une mère de danseuse, ainsi surnommée, à cause de la'phrase qu'elle avait à là bouche, lorsque quelque abonné de l'Opéra poussait de trop près sanlle, au foyer de la danse « Allons, monsieur le marquis, voulezvous en nnir! j'ai justement sur moi un tim-


lire proportionnel! » Un Scandinave, qui.croynit avoir écrit une pièce en français,-et chez lequel tout se démontait la canne, la lorgnette de spectacle, le porte-cigare, était en train de montrer, dans ledpublefondde samontre, des miniatures polissonnes à. un directeur de théâtre, mal en point dans. le moment, et, cherchant à connaître le prix juste dont l'auteur injouable voulait payer sa gloire. Et', de l'autre côté de l'étranger, surveillant la conversation, était le /MHM'?!<M'M~ du théâtre, le principal créancier du directeur, et qui faisait saisir par un huissier la recette de tous les soirs, et ne laissait au pauvre diable la faculté de voir ses auteurs que le dimanche. Enfin, l'expéditeur des asperges d'Aranjuez, avec la verve etI~MMï~des coureurs d'univers, racontait à la tablée cette histoire de sa nouvelle patrie d'adoption.

« Un matin; à Tolède, j'étais allé porter mes douze piastres, le petit loyer que'je payais chaque mois. Ma propriétaire, il faut vous dire, se trouvait être une vieille grandesse d'Espagne. Maison tombée. Elle avait deux filles, une fille aînée aux sourcils noirs comme du charbon. une commanderesse de Saint-Jacques. un ordre cloître, supprimé par la'révolu-


tion espagnole, mais dont elle continuait à porter le costume. Vous la voyez d'ici avec son capuchon, sa longue robe blanche et la grande croix rouge, haute comme elle. L'autre fille,, plus jeune et mariée, était la mère d'un petit garçon de cinq à six ans. l'héritier du nom. le dernier marquis de la.famille. l'enfant le plus gâté de la création, et à l'envi par les .trois 'femmes. Et c'étaient, chez ce petit bonhomme, des caprices, des exigences d'une tyrannie. Il n'y a,pas de jeunesses ici, n'est-ce~pas ?,– nt le narrateur, en parcourant des yeux la salle à manger. –Ce jour-là, ne s'était-il pas mis en. tête de voir. ce qu'aucune femme ne montre, et, moins que toute autre femme, une religieuse La mère, dans tous ses états, le menace de le fouetter. Là-dessus mon gamin pris de rage, etsecouéd'untremblementnerveux.se met à crier, comme si on l'écorchait «. ~!<<??'o, « ûM<e?'o ver e/ CM~o <~e?M! !» et cela revenant au milieu de pleurs colères, dans un essoufflement anhélant. La mère lui met la main sur la bouche. le crapaud la mord. et le voilà, tout à coup, se roulant à terre, dans des convulsions, avec toujours sa sacrée phrase entre ses dents serrées. Une. porte s'ouvre,' et l'aïeule, à la


figure austère, apparaît. elle regarde un moment l'enfant crachant de l'écume, dit « Le dernier marquis de la famille se meurt, le laisserez-vous mourir, manlle (l)?x La commanderesse de Saint-Jacques était en train de lire un livre de prières, en des lignes de statue, et comme si ce que criait l'enfant n'arrivait pas à ses oreilles. Ah le regard de la commanderesse à cette interpellation de la mère, ce qu'il y avait dedans, qui pourra le dire, messieurs! La çommanderesse a pris l'enfant par la main, et est sortie avec lui. Une seconde après, le dernier marquis, passant tout effaré entre nos jambes, s'enfuyait dans.l'escalier, comme s'il avait 'entrevu le diable. »

Dans le cabinet de Carsonac, les hommes r sérieux, les auteurs dramatiques, fumaient recroquevillés et pelotonnés sur eux-mêmes, et taciturnes, ainsi que des gens entourés de voleurs d'idées. Seulement, de temps en temps, le plus gai de la bande se' levait, allait tour à tour à chacun d'eux, lui frottait un moment la têteà l'instar d'un vieux polichinelle, puis, bien content, venait se rasseoir à sa place, Au fond, (t) a E) ùttimo marques de )a familia muere. Le dcjarii V MOrir, hija mia? B


tout au fond de la pièce obscurée, deux hommes cependant causaient à voix basse, deux hommes 'dont l'un complètement perdu dans la fumée de son cigare et qui semblait une voix n'appartenant plus à un corps, répétait à l'autre avec une conviction morne « C'est pas mal, mais y faudrait des coupures." »,

Au moment, où Carsonac, prenant discrètement son chapeau, s'apprêtait à sortir, il était rejoint entre deux portières par le directeur de y théâtre.

« Rien à faire avec le Scandinave, il ne veut lâcher que 20,000 francs »

–:« Imbécile! prends son manuscrit et ses 20,000 francs. ce sont les costumes et les décors. Je vais te faire une pièce sur le'même temps. et aussitôt après son /o~, tu me joueras. »

'Et Carsonac avait la main sur le bouton de la porte de l'antichambre, quand il se sentit arrêté par l'expéditeur des asperges d'Aranjuez. « Carsonac, j'ai un intérêt dans un éléphant débarqué à Carthagène. »

« Eh bien, qu'est-ce que ça me fait ?.»

« Peut-être pourrais-tu l'utiliser dans ta prochaine pièce. mon proboscidien? »


Je n'en sais rien, mais rien du tout, répondit Carsonac, dont l'œil eut uheûammechf qui s'éteignit aussitôt. H

« Fais pas le malin. tu en grilles de mon éléphant. mais tu sais qu'on ne me refait pa~ moi. et tu ne l'auras, que si je 'suis de la pièce. M

« Eh bien, eh bien, c'est fait. et expédie nous-le, grande vitesse. » ,1

La Faustin, après être restée quelques instants avec sa sœur dans le cabinet de toilette, était revenue dans le grand salon, près de la femme saltimbanque et des deux jeunes'filles. L'une au regard velouté sous de lourdes paupières turques, et dans une robe blanche sur laquelle se détachait le rouge d'un collier de corail, avait cette candeur, cette ingénuité, cette expansion aimante à l'égard de tous et. de toutes, des -fillettes très renfermées, allant une fois par hasard dans le monde. Et elle contait ,sa première passion de couvent,ses amours avec un lézard. Il avait l'œil doux et ami de l'homme. Il était toujours dans elle, et, quand elle jouait du piano, il passait- la tête par l'ouverture de son corsage pour être tout près de la musique. Une camarade jalouse l'avait écrasé, et, ses


petits boyaux derrière lui, il s était traîné ai ses pieds pour mourir sur son amie. Elle lui avait .creuse une petite tombe sur laquelle elle avait mis une petite croix; Elle ne voulait plus aller à la messe. Elle n'avait plus plaisir à prier. Sa religion, c'était fini. Le bon Dieu était par trop injuste.

Bonne-Ame,' remise de sa crise de nerfs, avait aventuré, par la porte entre-bàillée du cabinet de toilette, un visage~ tout blanc de poudre de riz, se livrant à une reconnaissance des personnages qui étaient encore là. Puis elle s'était risquée dehors, et vaguait par les pièces de l'appartement, avec des yeux'étranges et qui semblaient rire, et une bouche qui demeurait sérieuse. Elle allait. mettant sous le nez des hommes son délicat profil, son petit nez pur, sa bouche si joliment découpée, et les frisons coquins de son front qui donnaient une grâce mutine et affolée'à sa pâle physionomie.. Créature de caprice chez laquelle semblait battre le pouls de la folie, nature mouvante, détraquée, indevinable, et arrivée à cette heure maladive et délirante de la vie des femmes d~amour, qui ont.fait le matin la découverte de

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leurnremiëre ride, Bonne-Ame, parmi le vague de ce restant d'ivresse, voulue, cherchée, pour noyer la pensée entêtée, continuait à promener de l'un à l'autre son masque d'enchantement et son sourire plein d'une obscure nuit: Et dans l'ironie qu'elle jetait à celui-ci, ily avait comme l'intonation mouillée d'une larme, et dans la tendresse qu'elle laissait tomber sur celui-là, le strident brrr qui venait à sa suite, faisait de cette tendresse une blague, et encore le mot cynique qu'elle décochait à ce dernier, était parfois dit avec le brisement nerveux' d'une voix de petite fille fouettée. Et ondulante et serpentante et attouchante, la, folle, en. son travail d'allumeuse d'hommes, dans .un enlacement souple, aussitôt délié, faisait compter les battements de son cœur, un moment écrasé, sur la poitrine d'un invité qu'elle frôlait ou bien, renversée et perdue dans l'ombre d'un grand fau,teuil, livrait aux baisers le rose de son pied, traversant les jours de soie blanche de son bas. Tout à coup, au milieu du cercle d'adoration jui s'était formé autour d'elle, Bonne-Ame partit d'un éclat de rire tout spécial, et par lequel s'annonçait l'exécution à grand orchestre d'un


amant, exécution à laquelle elle aimait à assoa cierlepublic.

« Au fait, savez-vous comment je l'appelle maintenant Gargouillard ?"

Gargouillard, déjà ainsi baptisé par son amante, était le tout dernier tenant officiel de Bonne-Ame,un amant de cœur de trois semaines. « Je l'appelle le CoM!?MaM~!<?' des Croyants. Ce surnom, n'est-ce pas, va bien a son innocence cornichonne ? »

\Et elle se renversa dans une hilarité qui lui .secoua tout le corps'et reprit aussitôt « Mais quelqu'un l'a-t-il vu depuis qu'il.s'est cassé une dent de devant. Ce n'est plus une bouché, on dirait une chatière. » y Et de rire de plus belle.. « II écrit très bien/mon amant. C'est un styliste » » Bonne-Ame sortit de sa poche deux ou trois lettres de Gargouillard, qu'elle baisa l'une:aprës l'autre, au milieu de singeries tout à fait amu- santes. ·

« Tant pis, je vais vous livrer ses ëxpan-

sions intimes. Vous savez, GargouHlard est un 1 homme ponctuel. Il vous écrit « H faut que « vous m'apparteniez à sept heures trois


«quarts.)' non/décidément ses lettres sont bêtes.ondiraitqu'ilécritdunez.)) »

Et Bonne-Ame se mit à terminer chacune de ses phrases par un gnia ûMM! enfantin, « Mon Dieu, a-t-il l'air-assez bête quand il me contemple amoureusement, gnia ~M'a. mais avec tout cela, il ne me procure aucune émotion, gnia gnia. c'est dommage que nous ne soyons pas en été pour le rendre ridicule, je .lui ferais porter des hannetons dans. une boîte, yMM! ~MM. Décidément je n'ai pas de goût pour les hommes e.rp! Et pas moyen de le mettre à la porte. Ne lui ai-je pas dit que Carsonac était jaloux. )) Et Bonne-Ame de rire, de rire, de rire. « Ça a raté. J'avais oublié, de prévenir Carsonac, et il l'a invité à dîner. Que voulez-vous. il aura son mois comme un domestique, gnia gnia gnia. »

Dans le cabinet du maître de la maison, les auteurs dramatiques continuaient à fumer dans le silence des Orientaux.

« Mais au fait, qu'est devenu Carsonac? » hasarda cependant l'un d'eux.

« Carsonac Il est allé prendre connaissance de la recette de ce soir. S'il ne faisait pas cette petite promenade de digestion. M « Eh


bien, 4,SOO? )) jeta le parleur à Carsonac .qui rentrait .dans le même instant.-

-–« Aujourd'hui c'est la veille du terme,-la recette baisse toujours ce jour-là, » répondit Carsonac soucieux Mais ma belle-sœur n'est pasavecvous?.0ùdiableest-elle?)) » « Elle est dans le grand salon. elle a passé toute la soirée avec les gammes. M

Carsonac alla à la Faustin, et, la ramenant dans le cabinet, lui dit dans letrajet:«BonneAme ne t'a pas présenté le petit de Blainville ce soir la faignante. elle ne travaille donc plus pour la maison. En deux mots voici la chose. nous ne voulons pas de la Maréscot. elle n'a pas d'action sur le public. mais elle est soutenue par Marville et les autres, enfin partout le ministère d'Ëtât qu'elle a incendié. et qui veut nous forcer à retirer le rôle à Blanche Tonnerieux. Plus souvent! que je leur ai dit. Mais tu comprends la kyrielle d'embêtements qui va nous tomber sur les reins. J'ai donc invité le petit de Blainville. un de tes amoureux. J'aurais bien lâché sur lui Bonne-Ame, mais il ne'peut pas même la voir en peinture. le petit a l'oreille de l'Excéllencè. on dit même, cela.entre nous, que c'est un de ses bâtards. 8.


rends-moi le service de te monter. Il faut qu'il soit là bas notre contre-mine. mets-y de la chaleur, nein ?. et ne crains pas d'enflammer un peu l'enfant. ça ne te coûte rien, ça lui fera plaisir et ça nous servira. M

Et, présentant le jeune homme à la Faustin, il leur fit faire place sur un bout du divan de son cabinet, écoutant leur entretien sans avoir l'air d'y prêter l'oreille. Quelques instants après, dans le cabinet de Carsonac, le dernier cigare mourait aux lèvres du dernier fumeur. Alors les hommes de là-dedans donnèrent quelques signes de vie, remuèrent un rien, et de vagues monosyllabes s'échappèrent de leurs bouches. L'un d'eux même se leva, et, pour se dégourdir les jambes, fit, en chantonnant, le tour de la pièce.

–«Maistu ste ppes, ma vieille. parfaite-. ment.tu steppes, » dit l'un des auteurs dramatiques.'

PREMtERAUTEUR DRAMATIQUE.– « Qu'est-ce que c'est que ça ?" »,

DEUXIÈME AUTEDR.DRAMATIQUE.– « Ça, C'CStIa marche des gens qui commencent à être attaqués de la moelle épinière. Oh tu n'en es encore qu'à la seconde période, à r~a~e /ocOM!0<f:ce,


fw manque de coordination de la force muscu-

laire.)) »

TpoisiÈME AUTEUR DRA]\fA~iQUE. « Tiens, tiens, mon bottier. qui par parenthèse l'air d'un croque-mort. la dernière fois que je lui ai payé sa facture, m'a fait remarquer. et cela avec un sourire narquois. que j'usais maintenant mes bottines complètement au bout du pied. Diable, serait-ce un symptôme ? » .QUATRIÈME AUTEUR DRAMATIQUE. « Faudra que j'étudie les miennes. de chaussures. » CINQUIEME AUTEUR DRAMATIQUE. « Est-ce que, vous autres, vous éprouvez quelquefois ce sentiment-là.c'est quand vous marchez sur du pavé, pardieu. de croire marcher sur un tapis mou, mou mou ? )'

SixiÈME AUTEUR DRAMATIQUE.« Pas moi. mais ilyades'jours, c'estdrôle. drôle pas tànt'que ça. où les nerfs qui vous font~er~~M/e~ ça me paraît comme des ficelles, de marionnettes qui seraient détendues par l'humidité. et cela avec quelque chose se passant derrière la nuque que'je ne puis définir. puis dans monlit, je n,'ai 'pas toujours la conscience de la place sont mes jambes. Oh, oh si c'était le commencement de la fin, hein, Carsonac


« Toi e~M'c/!o?M!e?' être à moi parfaitement indifférent. c'est, moi mourir qui fe'rait de la peine à moi, répondit avec ,sa méchanceté de Jocrisse.nègre, Carsonac, en train depuis le commencement de la. conversation, de se passer les mains sur/les jambes, et semblant y* ressentir tous les phénomènes décrits par ses amis. Et chacun s'interrogeant, se tâtant, s'auscultant, racontait aux autres, avec des forfanteries sous lesquelles on sentait la peur, et comme un homme qui chante la nuit pour .étourdir ses craintes, racontait les symptômes, observés sur lui, de cette maladie qui est la terreur, .la pensée fixe, la conversation d'après dîner de ce monde à -l'existence nerveuse et assaillie de tentations'sensuelles. Et peu à peu le dire, sortant de la phraséologie vague, arrivait aux 6!?'~o~a~MS, à'la sclérose systématique des cordons postérieurs de la moelle, au ramollissement rouge, aux attaques. <!po~/<'c<b~M, à la trémulation épileptoïde des muscles de la face, qui servent à la parole. aux mots épouvantants, aux termes qui sonnent dans l'oreille comme un glas de mort, et qui donnaient à la petite fête, la joyeuseté d'une conférence de


clinique, au-dessus d'un' sujet étalé sur une dalle.

« Merci, je m'en vais, dit la Faustin, qui venait d'accomplir du. reste assez froidement sa mission, vous êtes vraiment par trop lugubres pour moi, messieurs )) Dans la salle à manger, la Faustin trouva sa sœur occupée à arranger coquettement sur sa tête une résille espagnole, et qui lui dit': <cRosaline veut absolument te voir. elle a besoin de te consulter pour un changement à son entrée du cinquième acte. Tune voudrais pas lui refuser cela. Tiens, prends cette capeline..))

Et les deux femmes sortirent ensemble.

''X.~

t

En cette maison, machinée comme l'hôtel à

la loge n° 23, du conte d'HôS'mann, les deux femmes descendirent un étage, et uri tour de clef donne par Bonne-Ame les introduisit dans un corridor intérieur de théâtre, où des messieurs disaient des douceurs à des têtes de


femmes enveloppées jusqu'au cou des rideaux de leurs loges, et sortant des portes avec de faux airs de la « Frileuse M d'Houdon et ce,. pendant qu'on les habillait par derrière. Rosaline était encore en scène. Dans la loge vide, il n'y avait que le petit garçon de la maîtresse de Carsonac.

Profitant de l'absence de l'actrice et de l'habilleuse, le gamin assis à la table-toilette, et entouré de l'éponge à blanc, et de la patte de lièvre, et du pot de rouge, et du crayon a sourcils, était consciencieusement en train de se « faire une tête « de vieux )), tout en .buvant, entre chaque /!OK de son maquillage, une gorgée dans un verre, où il avait versé la moitié d'un rouleau de sirop de groseille, posé en travers de l'ouverture du pot à l'eau. « Comment ici, et à cette heure, c'est encore toi, canaille d'enfant! » dit la mère, en le jetant à bas de sa chaise, et lui débarbouillant rudement la figure avec son mouchoir. « Victorin, cria-t-elle à un homme de service ~ui passait. prends-moi ce moutard et remets-le à Zélie, avec l'ordre de le flanquer sous la toile sans barguigner. Tiens, ajouta Bonne-Ame, en regardant à sa montre–le


tableau dure plus longtemps qu'à l'ordinaire. Au fait, j'ai deux ou trois mots à dire.je té laisse. un moment, et je te ramène Rosaline. La Faustin, un peu malingre ce jour-là, s'é tait laissée tomber sur le pauvre canapé au bois de noyer, et parmi la chaleur torride, l'atmosphère stupénante de bain maure de la petite -pièce, et dans le congestionnement somnolent, que. produisent ces recoins sans air et tout en-' nammés de gaz des fonds de théâtre, elle entendait; ainsi que des paroles dites très loin d'elle, les bribes d'une conversation tenue par une longue créature efflanquée, à la porte de la loge. « Oui, disait lacréature, oui de huit heures à cinq heures, travailler à l'atelier des costumes, etencoredesixheuresà une heure dumatin, faire ,mon métier d'habilleuse. et pour tout cela, quarante francs par mois. et voilà trois mois que le directeur ne m'a payée. et je n'ai aujourd'hui que mon café au lait dans le 'ventre. Et l'on veut que j'aie du cœur à mettre ces MMpeusés 'aux ~'M~ex dans du velours et de la dentelle. »

En même temps que les oreilles de la Faustitf percevaient vaguement les propos de l'habilleuse, ses yeux ensommeillés voyaient s'en-


foncer, dans des contours et des couleurs de rêve, le mobilier brouillé de'la loge le petit poêle de faïence blanche dont le tuyau allait se perdre dans un jour de souffrance, la table de toilette en bois'blanc 'peinte en noir, une vraie table à écriture de clerc d'huissier, la grande glace nanquée de deux becs de gaz aveuglants, et où se détachait, sur un immense carton, le nom du tireur de cartes CLAtJDius, au milieu de quatre têtes d'amours jo'ufûus, dont les souffles gravés à l'image des vents cardinaux des anciennes cartes, portaient Bonheur, Santé, Succès, Fortune. Et; par la porte entre-bâillée, les allants et les venants du corridor, marchant sur des appels invisibles, à quelque chose de'lointain', d'où s'échappait un grand murmure, pareil à une clameur d'horizon, ne semblaient plus à la femme qu'une agitation automatique, que le remuement d'une maison de fous, où se faisaient, d'un air raisonnable, des choses incompréhensibles. La Faustin se décida à secouer. l'envahissement de cette léthargie~ avec le cauchemar de paroles et de visions qui s'y mêlait, la femme fit'un effort, et, sortant douloureusement de sa paresse physique, elle balaya de la main le canapé, amena à elle un morceau de papier.


imprimé, un fragment de journal qu'elle se mit. à lire.'

Ce journal était écrit dans la langue qu'elle avait apprise en Ecosse, au milieu de baisers lui fermant la bouche, quand elle prononçait mal.

Tout à .coup la :Faustin se leva, comme soudairiemént réveillée, fit des yeux une inspection rapide de la loge, qu'elle fouilla dans tous les recoins, puis avec une force nerveuse qu'on n'aurait jamais attendue de son être.délicat, se mit à bousculer et à déplacer tous les meubles. Le canapé était scellé au-mur. Aussitôt elle prit des aMumettes, et,couchée tout de son long sur le plancher, à là lueur de la Sammëche enfoncée dessous.d'une main, elle remuait les saletés et les toiles d'araignée de l'autre.

« Es-tu folle ? Qu'est-ce que tu fais là ? » dit sa sœur, la surprenant quand elle rentra suivie de Rosaline et de l'habilleuse.

La Faustin se releva d'un bond, et jeta à Rosaline

« D'où vient ce papier? M « Ce papier; je ne sais pas, moi, Ah si, si maintenant. c'est un journal anglais qui enveloppait un petit gilet de tricot de soie.

0


ces gilets comme une toile d'araignée. et qu'on m'a envoyé de Londres, ces jours-ci. « Mais le nom du journal. ce nom, ditesle-moi. la date au moins, si on pouvait la connaître. est-ce d'hier, est-ce d'il y a des années. Ah ces choses qu'on apprend, sans savoir quand elles se sont passées. et ce morceau qui manque en'bas. là, tenez, là. » Et, s'adressant à l'habilleuse « Deux louis pour vous, si vous me trouvez ce morceau. vous voyez bien ? » « Mon Dieu, deux louis dit la femme ef- flanquée, dans un effondrement de toute sa pèrsonne « Dire que'j'ai allumé le poêle avec » » –'« Mais qu'est-ce qu'il y a donc dans ce journal? » fit la sœur de la Faustin. « Rien. non rien. une autre fois je serai toute à vous. vous me donnez ce morceau de papier, Rosaline. n'est-ce pas? »

Et sans entendre et sans répondre, la Faustin sortit du théâtre, se lança dans l'escalier. Là, se sentant seule, sous le quinquet du premier étage, au risque de tomber, et penchée de tout le corps sur la rampe, elle étudiait. ~a déchirure d'en bas, qui, après le nom de William, coupait la troisième lettre d'un nom de


famine, ressemblant à celui de son ancien amant.

Arrivée en bas, la Faustin fit signe à son cocher de la suivre, et elle se mit à marcher sur le quai noir, avec cette marche hagarde et suspendue d'une femme qui,.dans la nuit, va se jeter à la Seine, faisant retourner les rares passants qui la suivaient un instant de l'œil. Et sous chaque bec de gaz, elle tendait à la lumière vacillante son morceau de papier énigmatique, croyant chaque fois lui arracher son secret. « Mais je suis vraiment folle, ce soir. C'est si simple de savoir ce que je veux, » s'écria-t-elle, un moment tout haut; et elle remonta dans sa voiture, qui l'emporta au grand trot. Aussitôt rentrée, la Faustin s'assit à son'petit secrétaire, écrivit une lettre, se déshabilla toute seule, et; déshabillée, au lieu d'entrer dans son lit, se mit à marcher dans sa chambre un temps, un long temps, dont elle n'eut pas consscience.

La nuit, la Faustin rêva l'article qu'elle avait lu une chasse au tigre donnée par le vice-roi

des Indes/une chasse dans laquelle il y avait un blessé qu'elle voyait tantôt avec la figure de


William Rayne, tantôt avec la figure d'un homme inconnu.

Le lendemain, le feu dé sa maîtresse allumé, Guénegaud penchée sur la cheminée et épelant entre ses dents: « Monsieur, monsieur. le premier secrétaire de l'ambassade. anglaise,.)) et ajoutant tout haut « Ah! c'est une lettre qu'il faut faire porter, madame? H La Fàustin se dressa sur son séant, et tenant un moment ses coudes nus dans ses mains, resta sans répondre, puis. dit à Guénegaud

« Jette au feu la lettre et le morceau de journal qui est à côté d'elle. »

Et, retombant sur l'oreiller, .et, comme parlant au mur: « Non, une certitude quelconque. je n'en veux pas. j'en ai peur. j'aime mieux continuer à vivre dans l'ignorance. à toujours pouvoir espérer. »

Mais, depuis ce jour, tout en ne voûtant pas savoir, l'imagination de la Faustin n6 revit plus William qu'entouré du romanesque d'un héros de Méry, et sa blanche chair d'Anglais déchirée par l'étreinte du féroce.


x

<' Nous reprenons la grande scène d'amour du second acte, )). disait le directeur à la fin de la troisième répétition.

L'ACTRICE.

Le voici.

LE METTEUR EN sctNE. «C'est bien, oui, très bien: si vous vouliez cependant -que nous .recommencions. vous savez. il y a chez vous une appréhension de la vue d'Hippolyte. et'en même temps vous êtes attirée vers lui par une force supérieure. La scène demande, je crois, à être attaquée plus profondément, x

L'ACTRICE.

Le voici vers mon cœur tout mon sang se retire.

J'oublie, en le voyant; ce que je viens lui dire.

On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous Seigneur. A vos douleurs je viens joindré mes larmes

Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes. LE METTEUR EN SCÈNE. « Ça y est. la petite note d'hypocrisie féminine de ces vers. M

.9'


L'AcTtUCE.

Monntsn'ap~usdepëre. LE. METTEUR EN SCÈNE. « Ires important « mon fils n'a plus de père. » et demandant a être dit dans' un sentiment, pour ainsi dire, sous-entendu. »

L'ACTRICE.

et le jour n'est pas loin Qui de ma mort eucor doit le rendre témoin.

Dej~ mille nnemis attaquent son enfance

Vous seul 'ouvez contre eux embrasser sa défense.' Mais. LE METTES EN SCÈNE (qui avait l'habitude de .parler pour lui-même, et que la Faustin, la plupart du temps, ne/semblait pas entendre). « Ici la contre-partie de la scène et abaisse-

ment de la voix-au mais. x

L'ACTRICÉ: Mais un secret remords agite mes esprits

Je crains d'avoir formé votre oreille à ses cris. Je tremblé que sur lui votre juste colère' Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

LE METTEUR EN SCÈNE. « A toi, Hippolyte,

LouisXIV." »


LE DIRECTEUR (accoudé debout sur la rampe du petit escalier de bois blanc, jeté pendant les .répétitions, de la salle à la scène, et qui frappe de sa canne sur-'les marches, quand la tirade languit).– « Pardon, vous connaissez l'effet introduit par M"° Clairon, le léger frémissement de tout son corps, au moment où le son de la voix d'Hippolyte frappe son oreille ') L'ACTRICE.

Quaudvousme haïriez.

:( Non, ce n'est pas cela, ce n'est pas cela.

attendez. je le tiens. non, et, après avoir violemment et.coléreusement tiré de ses deux mains la pointe de son corsage, la Faustin ~adressant au metteur en scène « Comment le liriez-vous, vous? M LE METTEUR EN SCÈNE. « Je désire ne pas le dire. je voudrais que ce fût vous. et dans t'intonation que je sens. Tenez, dites-nbus-le, ians le sans-gêne de votre prose de tous les ~ours. maintenant remettez l'inflexion dans le tioMe. mais c'est parfait! H LE DmECTEUR. « Oh! avec vous. il n'y a qu'à vous indiquer une chose, pour que vous dépassiez de beaucoup ce qu'on vous'demande. »


L'AcTtUCE.

Quand vous me ha!riez, je ne m'en peindrais pas, Seigneur vous m'avez vue attachée à vous nuire Dans le fond de mon cceur. us nuire;

LE METTEUR EN scÈNE. « Donnez à « dans "te

fond de mon cœur x un peu'plus de valeur. et maintenant jusqu'à la fin du couplet enflons le rythme. »

L'ACTRICE.

Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire. A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir

Aux bords que j'habitais je n'ai,pu vous souffrir; En public, en secret, contre vous déclarée,

J'ai voulu par des mers en être séparée;

J'ai même défendu par une expresse loi,

Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.

Si.

LE METTEUR EN SCÈNE. « Un rien d'abaissement dans'le ton. )'

L'ACTRICE.

Si pourtant àl'offense on mesure la peine,

Si la haine peut seule attirer votre'haine,

Jamais femme.

LE METTEUR EN SCÈNE. « Une, deux. et faites sonner le derniers vers. »

L'ACTRICE.

ne fut plus digne de pitié,


Et moins digne/seigneur, de votre inimitié. Àh! seigneur! qùeteciet. < <' ·

Ls METTEUR EN scÈNE, « Détachez, détachez le

i .1~ Il,

mot ciel qui a une signification ici. et pu]S nous entrons dans la note de l'attendrissement.

L'ÀCTRfCE. Ah! Seigneur! que le ciel, j'ose ici l'attester, De cette loi commune a voulu m'excepter

Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore t « Me dévore, me, dévore, me dévore, recom-

mença la Faustin; qui, à la troisième fois, s'écria « Ah le voilà, je l'ai attrapé, je crois, avec l'appuiement demandé à la dernière répétition. » · On ne voit pas deux fois le rivage des morts, ·

Seigneur puisque Thésée a vu, les sombres bords, En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie; Et t'avare Achéron ne lâche pas sa proie.

Que dis-je 1 il n'est point mort, puisqu'il respire en vous. Toujours devant mes yeux je, crois voir mon époux Je le vois, je lui parle.

LE DIRECTEUR. « Oh très bien, très bien. c'est cherché dans un semblant d'hallucination. L'ACTRICE

.et mon cœur. je m'égare,

Seigneur; ma folle ardeur malgré'moi se déclare.


LE METTEUR EN SCÈNE. « Un peu plus de relief à «malgré moi ». Malgré moi, c'est Vénus à la cantonade, la redoutée et la redoutable Vénus/et, dans un entrain de gaieté, le metteur en scène ajouta

Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu

A faire ainsi cascader. cascader la vertu?

L'ACTRICE.

Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée Je l'airne, non point tel que l'ont vu les enfers, Volage adorateur de mille objets divers, Qui va du dieu des morts déshonorer )a couche Mais ndeie, mais fier, et mémo un peu farouche, Charmant.

LE METTEUR EN SCÈNE. « Fidèle, parfaitement

souligné. puis la chose est enlevée avec la modulation de la femme emballée. »

LE DIRECTEUR. «C'est aussi bien que le disait et elle le disait bien. et même peutêtre le « un peu farouche )) a, dans votre bouche, un contournement de grâce encore plus adorable. »

L'ACTRICE.

Charmant, jeune, tralnant tous les cceurs après soi, Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous Yoi. LE METTEUR,EN scÈNE. « Un peu plus (l'exal-


tation dans l'accent amoureux. et mei:tez-vu~ encore plus en communication avec l'homme aimé, s'il est possible. »

L'ACTRICE.

Il avait votre port, vos yeux, votre tangage;

Cette noble pudeur colorait son visage,

Lorsque de notre Crète il traversa les flots,

Digne sujet des vœux des filles de Minos.

Que faisiez-vous alors? Pourquoi, ~sans Hippolyte, Des héros de la Grèce assembla-t-it petite?

LE DIRECTEUR. « Voulez-vous me permettre

une petite observation. Qu'on perçoive toujours à travers votre diction, la structure de nos grands vers symétriques, balancés sur deux rimes jumelles et deux hémistiches égaux. ? »

L'ACTRICE.

Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords? Par vous aurait peri'ie monstre de la Crète,

Malgré tous les détours de sa vaste retraite

«Après )) jetait au soufûeur la Faustin,

manquant de mémoire, et taquinée par quelque chose dans le récit, qu'elle, n'avouait pas. Elle reprenait: ·

Pour en développer t'embarras incertain,

Ma sceur du fil fatal eût armé votre main.

Mais non dans ce dessein, je l'aurais devancée;

L'amourm'eneùtd'abordinspiretaponsoe:


C'est moi, prince; c'est moi dont l'utile secours · Vous eût du labyrinthe enseigné les détours. Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante Un fil n'eût point assez rassuré votre amante Compagne du péril qu'il vous fallait chercher, Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher; Et Phèdre, au labyrinthe avec vous descendue, Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

LE DIRECTEUR. « Tout à fait merveilleux. et ce

dernier vers a. l'air de sortir de l'autre amoureux de Didon. »

..<

L'ACTRICE.

Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire ? 7 LE METTEUR EN scÊNË. « Est-ce que ça ne ferait pas bien là, un petit mouvement de recul de toute votre personne? >.

L'ACTRICE.

Prince, aurais-je perdu tout le soin de ma gtoir

:>

.Ah cruel-tu m'as trop entendue l'

Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.

Hé. bien connais donc Phèdre et toute sa fureur J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime, Innocente à mes yeux, je.m'approuve moi-même. LE DIRECTEUR. Ici une indication plus accentuée de la souffrance morale. »


L'ACTRICE.

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison

'Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m'abhorre encore plus que tu ne me détestes. Les dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon <!a~.

LE METTEUR EN scÈNE.'«Donner plus de re-

lief au mot Dieux, ce mot qui revient deux, fois avec intention dans le même vers. M

LE DIRECTEUR. « Oui, oui, faites sonner le mot Dieux. qu'on ne sente pas dans cette ~cèhé la folie physique. point d'hystérie. ne. soyons pas l'actrice trop dirigée par le public. vous avez un talent au-dessus -de cela. jouons .en victime de la fatalité, en femme succombant sous. la vengeance des Dieux. C'est la. tradition, la grande tradition .du ThéâtreFrançais..

L'ACTRICE.

t

Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieuxqui dans mon Cane Ontalluméiefeufatatàtoutmonsang;

Ces Dieux qui se sont fait une gloirecrueUe De séduire le cœur d'une faible morteUé..

Toi-memeentonespritrappeHeIepassé:

C'est peu de t'avoir fui, crue), je t'ai chassé.. Ici, la Faustin coupait sa tirade'par des

phrases adressées à Hippolyte, dans l'ihtona< '.<


tion du mouvement dramatique « Ne me re'gardez donc pas ainsi. ayez l'air d'un homme · embête.de mon amour et qui détourne la tête. sans cela, je n'aurai aucune raison de vous dire tout à l'heure « Si tes yeux un moment -pouvaient me regarder.)) »

J'ai voulu te paraltre odieuse, inhumaine

Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.

Ue quoi m'ont profité mes inutiles'soins?

Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.

LE METTEUR EN SCÈNE. « Le <' je ne t'aimaispas moins )), d'une voix plus mouillée, hein ? ?~

L'ACTRICE.

Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes, J'ai langui, j'ai séché dans tes feux. dans les larmes Il suffit de tes yeux pour t'en persuader, Si tes yeux un moment pouvaient,me regarder.

.Quedis-jo'cetaveuquejeteviensdefaire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire?

Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,

Je te.venais prier.

· LE DIRECTEUR. « Disjoignez donc, ma chère,. le « je te » comme lé « que je te veux faire )) d&.tout à l'heure. la réunion mangée de ces deux, de ces trois monosyllabes, cane fait pas bien. .ça a quelque chose de populacier. ))

.Je te venois prier de ne le point hair

Faibles projets d'un coeur trop plein de ce qu'il aime t

r


'Hélas! je ne t'ai pu parler que de toi-même!

Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour

bighentsd'unhërosquit'addrmelejour,

Délivre runiversd'unmonstrequi t'irrite.

La veuve de Thésée ose aimer Hyppolyte

LE DiRECTEUR.« Oui, là, il faut absolument

un peu de Pasiphae. »

L'ACTRICE.

Voilà mon cœur: c'est à que ta main doit frapper, Impa.tientdéja.d'expierson offense;

Au-devantdetonbrasjelesensqui s'avance. Frappe.

LE METTEUR EN scÈNE. « Premier dénoù-

ment. et d'ici jusqu'à la fin du couplet en n'H/0~<!H<~O.H »

L'ACTRICE.

Frappe ou si. tu le crois indigne de tes coups, Si ta haine m'envie un suppHce si doux,

Ou si d'un sang trop vil, ta main serait trempée. Au défaut de ton bras prête-moi ton epée; y

Donne.

Et la Faustin, apostrophant Hippolyte, lui

disait sur un ton agressif «'Mais je ne peux pas cependant aller chercher votre épée sous votre tunique. le geste est pour moi horriblement difficile. il faut que par votre positiori. vous me fournissiez un mouvement qui ne.soit


ni un mouvement commun ni un mouvement canaille. »

XI

Dans l'étude de ce rôle de Phèdre, dans la possession de son cerveau par la tragédie, dans l'effort de son intelligence à faire jaillir, de ses entrailles la passion de la grande hystérique légendaire, la flamme brûlant la femme de Thésée phénomène plus commun qu'on ne le croit au théâtre s'était allumée dans lè corps de la, Faustin.

A l'heure présente, elle s'étonnait des pleines sensations que lui apportaient les choses chatouillant les sens, du plaisir pénétrant que lui donnait l'odeur d'une fleur respirée à pleines narines dans le creux de sa main, et les yeux à demi fermés, les cils battant, avec dans l'oreille quelque chose du bruissement que gardent au fond d'eux les coquillages de la mer, la Faustin demeurait des temps infinis, toute enfoncée en des rêvasseries ardentes, des bouillonnements de cervelle qui ne sont pas de la pensée/tandis que son corps abandonné et sa chair


amoureuse étaient secoués par de petits tressa u- tements sensuels. Un furieux besoin d'aimer, qui s'était d'abord retourné, vers le souvenir de William Rayne, demeurait en elle, décha!né, et sans objet, et prêt à tomber sur n'importe qui, Au milieu du calme et de l'habitude bourgeoise de sa liaison avec Blancheron, à l'image de certaines femmes mariées restées longtemps sages, la tragédienne se sentait mordue de la soudaine et irrésistible envie de l'adultère avec un inconnu fourni par l'Occasion.

Au moment de jouer,'la Faustin se trouvait enfin dans l'état d'une femme qui, après une lecture voluptueuse, couchée sur, un banc de parc, le long d'une grande route,' parmi les chaudes haleines d'un vent d'orage, et au milieu de pigeons roucoulants et de plantés pâmées, appelle; tout bas de ses vœux un pas- sant téméraire.

XII I Cette espèce d'enQammement physique-était en quelque sorte encouragé par la complaisance


de sa rêverie, le revenez-y de sa réflexion, ta complicité de son cerveau. L'idée habitait l'artiste, que s'il ne, lui était pas accordé par le hasard d'avoir son être remué par une passion, un caprice fougueux, une passade tempétueuse, par une brusque révolution dans le train train de son existence amoureuse, elle ne trouverait pas la tendresse, l'ardeur, la flamme, enfin les moyens dramatiques qu'exigeait le rôle de feu de Racine. Même, elle en était arrivée à se demander si sa vie calme, tranquille, apaisée, sa vie pour ainsi dire de femme mariée, n'avait pas apporté un assoupissement à ses facultés, une détente nerveuse à son }ëu, un tempérament à la hardiesse de ses tentatives, et si, dans ses dernières créations, elle avait montré et la puissance, et les qualités maîtresses, et l'originalité qu'on était en droit d'attendre d'elle. Elle se reportait aux années de ses débuts, aux années de misère, d'amours changeantes,'d'une vie fouettée, surmenée, traversée de drames de cœur, et toujours dans l'émotion aiguë de la passion et elle retrouvait, en ces années misérablés et fiévreuses, ses plus éclatants succès, ses triomphes les plus incontestés, les créations dont elle se souvenait.avec le plus d'orgueil. En


même temps qu'elle était sollicitée par ces pensées, sans qu'elle le voulût, revenaient-à son esprit toutes sortes. de théories cyniques exposées pai sa sœur sur l'hygiène de la femme à talents, et sur l'espèce de masculinité deTartiste– femelle du chant et de la déclamation,-de l'artiste aux développements des organes vocaux, et sur le côté « mauvais sujet M de l'autre sexe, donné par la nature à cette femme, et sur un besoin de libertinage faisant en quelque sorte partie de son génie.

C'étaient par moments, sans motif ni raison, des envies soudaines, folles, romanesques, d'abandonner cette existence doucement coulante, de rompre brusquement avec Blanchéron, de ,:vendre son hôtel, d'envoyer à tous les diables samaison et toutes ces attaches bourgeoises brisées d'un seul coup, et tout ce bonheur comme il faut vau l'eau, en un quartier perdu, dans un petit appartement de sa. jeunesse, qu'elle -avait vu, ces jours passés, avec un écriteausur la porte, elle se voyait là, recommencer ses jeunes et libres et fantasques amours d'autrefois, et rapporter au théâtre le contre-coup des joies et'des douleurs de cette vie renfiévrée.


xin w

D&ns la lumière crépusculaire de la scène,

apparaissait, tout aù fond du théâtre, un palais de Trézëne, d'une architecture dorique de décorateur de théâtre des coùlisses, sortaient des femmes et des, hommes, vêtus de tuniques, de chlamydes, de jo<ïMMï aux amples plis, aux grandes tombées d'étoffe, et dont la mélopée chantait au milieu de gestes héroïques des générations mortes. On aurait dit une Grèce fantomatiquè prenant possession des planches dans une pénombre de jour, et qui se racontait avec des sonorités d'un langage lyrique, étonnant un peu des oreilles du xix" siècle. Et c'était Phèdre~ la femme de Thésée, la nlle~de.MInos et de Pasiphaé, en sa tunique étoilée, avec son bandeau d'or au front, et c'était Thésé.e, et c'était Hippolyte, fils de. Thésée et d'Antiope, reine des Amazones, vêtu de sa peau de bête, et tel qu'il figure dans ~e tableau de Guérin, et c'était Aricie, princesse royale du, sang d'Athènes, et c'était le vieux Théramène, gouverneur. d'Hippo-


l,

lyte sous son manteau sombre, et c'était OEnone,. nourrice et confidente de Phèdre, et c'étaient encore Ismëne et Panope.

Et parmi l'économie de l'éclairage, et la triste

vacuité de la salle, où dans les ténèbres il n'y avait guère plus d'une trentaine de personnes, les alexandrins se succédaient, au milieu d'unepantomime pathétique, et dans l'ondoiement des robes flottantes, et à travers la marche noble dela catastrophe tout cela ressemblant beaucoup à de l'antiquité ressuscitant dans le tableau d'un Prix de Rome, vu dans une cave ébranlée par le roulement des fiacres.

Et ceci, la petite affiche du corridor du foyer des acteurs le nommait: la répétition en costumes, la dernière répétition de Phèdre. Le cinquième acte entièrement répété, les hommes et les femmes de la tragédie s'éparpillaient par tout le théâtre, dans une marche sautillante, une fébrilité heureuse, une joie bavarde, avec un rien de gesticulation dramatique restée aux mains.

La Faustin était passée dans le foyer des acteurs, et là, dans la pleine lumière du jour, la reine grecque était en train de faire une scène, moitié rieuse, moitié fâchée, à un vieux peintre


de grand talent, et de ses amis, qui avait eu la ,gentillesse de .lui dire, lorsqu'elle avait commencé à étudier le rôle de Phèdre: « Votre costume, c'est moi qui vous le dessinerai, qui vous le couperai, qui vous le ferai! » Et après de longues séances à deux au cabinet des Estampes, et après un choix fait dans trois dessins qu'avait lavés à l'aquarelle son, ami, et après l'inspection en commun de la confection du costume chez le costumier: ce costume plusieurs fois essayé, repris et retouché, et que la tragédienne avait trouvé charmant, aujourd'hui elle se plaignait qu'il lui allait horriblement mal.

« Tiens, regarde, ma vieille bête, ca ne va pas du tout, mais du tout là. et tu trouves ça joli, cette grande plaque toute plate. et qui fronce. »

« Mais, ma chère enfant, c'est une tunique que vous portez, n'est-ce pas. et vous devez vous le rappeler, je n'ai fait que reproduire le bas-relief gravé de la villa Borghèse, que nous avons vu ensemble. »

Villa Borghèse, villa Borghèse. est-ce qu'il y avait dès jupons dans ce temps-là. et voilà le ~'e, c'est que .nous en portons mainte-,


nant. Je ne puis pas cependant, pour te faire plaisir, ma vieille bête, jouer cM-~eaM, là-dessous!

Qu'est-ce que vous m'avez demandé,. hein?. un,costume qui eût du style, un caractère antique. » w

« Caractère antique. oui, mais avec des jupons.puis les couleurs de ces machines-là, tu les aimes ces couleurs-là, toi ? disait-elle,. en actrice toujours préoccupée de l'habillement des autres femmes qui, jouent avec elle. Moi j'aime mieux les nuances des choses que porte Aricie.tes couleurs à ioi, vois-tu, c'e~ des couleurs de peintre. des couleurs pour tableaux. » 1

Un peu impatienté, et avec du mépris amical dans le sourire des yeux, le vieux peintre lui, parlant de la vérité historique, la Faustin, toute. grande' artiste qu'elle était, lui dit en vraie femme:

« Vois-tu, ma vieille bête, je m'en fiche. pas mal d'être bien\.historiquement. il s'agit avant tout d'être jolie. voilà. Et comme la premiPT'e n'est que pour après-demain, il faut. que -tu t'entendes avec le costumier pour'me

le changer un peu, beaucoup, mon costume.

I.


et que ça fasse. ça ici. et que ça tombe mieux là. et puis tu m'egayeras les couleurs ? Et de ses deux mains retroussant et l'amenant contre elle sa tunique, à l'effet de faire ,envoler la mauvaise humeur du front de sa vieille bête, la Faustin esquissa avec les torsions de reins d'une danseuse espagnole, un pas drôlatique de cachucha, dans les pans sëvëres de son vêtement antique.

XIV

Un .de ces sommeils, à tout moment interrompus par de brusques réveils, où la dormeusese trouve debout. sur son séant, la bouche encore sonore d'une tirade dite dans son somnambulisme fiévreux c'est le sommeil des actrices avant les premières représentations ce fut le sommeil de la Faustin dans la nuit qui suivit la répétition générale, et pendant les longues heures de laquelle, la tragédienne endormie était la femme amoureuse de la tragédie de Racine. De' bonne heure, de très bonne heure, elle


se jetait hors de son lit, ne pouvant triompher d'une insomnie inquiète, et comme lui brûlant la peau, et qui lui faisait c'hercher, en des places où son corps n'avait pas reposé, la frigidité des draps. ` Elle passait un peignoir, ouvrait la fenêtre, et s'accoudait à l'appui.

Dehors, c'était la neige avec un temps comme une journée de printemps, et cette neige, sous le souffle du vent du Midi, n'avait rien de l'hiver, mais était la tiède blancheur amiteuse des pâles fleurs,'et dans laquelle s'entr'ouvrent les roses le Noël. Puis cette neige s'éclairait d'un rayonnement laiteux, semblable à la lumière d'une veilleuse d'albâtre, et ce doux jour blanc était plein de quelque chose d'amollissant et de presque voluptueux.

La Faustin fut soudainement tentée de marcher dans'cette chose blanche, de sentir sur sa ngure le ventilëment rafraîchissant de la brise neigeuse. La veille, justement, sa sœur l'avait. priée de charger Blancheron d'une petite opération débourse, et, par un hasard singulier, elle n'avait pas vu de la journée Blancheron. C'était décidé, elle allait elle-même remplir la commis-

sion et' faire une visite matinale à son amant.


Et déjà la Faustin est à pied dans la rue, et croise des allants'et venants, sans la hâte, le resserrement frileux, la mauvaise humeur du froid, mais des gens allègres, épanouis, qui marchent en musant, mais de jeunes hommes fredonnant des paroles amoureuses, mais de jeunes femmes, un corset dans unjournal, trot"tinant souriantes, sans voir devant elles. Arrivée en haut de la rue d'Amsterdam, à la

maison où Blancheron avait un pied-à-terre au rez-de-chaussée, la concierge dit à la visiteuse, au moment où elle s'apprêtait à sonner: «Monsieur, n'est pas à l'appartement, Madame le trouvera à sa salle d'armes. ))

La Faustin passa sous la, voûte, traversa un jardinet, au fond duquel Blancheron avait élève un élégant baraquement, où il faisait tous les jours une heure d'armes avec un prévôt de'régiment.

Dans la salle d'armes, la Faustin ne trouva: que le maître d'armes, en train de relever des fleurets et des effets jetés sur le plancher. <( Comment, il n'y a personne ? H nt la Faustin, fatiguée par la montée de la rue, et qui se laissait tomber sur un bout dé banquette.


«Non, » répondit le maître d'armes, en se relevant de. terre, et montrant alors un pantalon de coutil, aux plaques mouillées, et une jeune figure encore tout animée de là lutte. « Non, monsieur Blancheron vient de sortir avec un de ses amis qui doit se battre. et qui €st venu un moment se refaire la main.Pas commode, ce monsieur. un diable de jeu.il m'a donné un mal, lé particulier' »

« Tiens, c'est nouveau cela s'exclama la Faustin, en désignant d'une main à moitié. dégantée, une: panoplie d'épées de combat anciennes et modernes, et elle se mit à les exa- l' miner, avec un peu de la lassitude d'une femme, ayant peine à se lever d'un siège, où elle se trouve bien assise.

–«Alors vous dites qu'il est sorti ? » reprit elle au bout de quelques instants, d'une voix molle, pendant que ses narines avaient de petits frémissements imperceptibles.

Dans cette salle, où venait d'avoir lieu une série d'assauts, où des activités musculaires s'étaient dépensées en une sorte de furie, où une transpiration guerrière avait arrosé de ses gouttelettes le plancher dans cette salle toute imprégnée des sécrétions de la Force, il sortait


encore fumante, des plastrons, des sandales, de toute cette peau trempée de sueur, une fauve et excitante odeur d'homme, titillant les sens féminins, aux heures troubles et lubrinées. La Faustin se leva, alla à la porte, puis, au moment de sortir, fit incertaine deux ou trois tours dans la pièce, et finit par venir se rasseoir à la place qu'elle avait quittée.

Le maître d'armes continuait à trier les effets de chacun, et à les porter dans un cabinet noir au fond de.la pièce.

Ce maître d'armes était un roux, aux courts cheveux frisottés, à la petite moustache rêche, aux traits intrépides d'un joli spadassin de la cour des Valois, avec un cou de jeune taureau, très blanc, et des souplesses, et des élasticités félines dans des. mouvements vifs, répandant autour de lui les senteurs d'une âcre jeunesse. La Faustin le regardait et, pendant qu'elle le regardait, de petites chaleurs .lui montaient aux yeux, et elle avait le sentiment du battement des artères de ses tempes.

« Il ne vous a pas dit qu'il reviendrait, M. Blancheron? » jeta dans le silence, au bout d'un long temps, la Faustin pour parler.


« Non, » fit le jeune homme toujours occupé de sa besogne, et ne s'apercevant pas de l'attention de la femme.

La Faustin continuait à demeurer clouée sur la banquette par une puissance magnétique. Et les choses autour d'elle, peu à peu la femme les voyait dans la vague trémulation d'un éblouissement, et des images obtuses lui traversaient le vide de la. cervelle parmi des bouffées de calorique, et une circulation de temps d'orage charriait dans ses veines des globules pesants, et tout l'échauffement intellectuel de son rôle, elle le sentait descendu dans les parties amoureuses de son corps, et elle ne pouvait plus vouloir, et il n'y avait plus, dans .son être ardent et moite, que le désir sensuel, l'appétit déréglé d'une jeune bête en folie, et cela dans un emportement sourd, une contraction -torpide, une immobilité ramassée, 'un croisement nerveux des jambes qui ressemblait à une défense contre elle-même.

Alors le regard des femmes arrivées à ce moment, ce regard comme chargé de sommeil et. de vin, ce regard ivre sous les paupières lôurdes, se fixa obstinément sur le jeuno maître d'armes.

it.


–<(Vous.))commença-t-elle, en une phrase tout à coup interrompue. y

« Hein, madame? »

–« Rien ') fit-elle sauvagement.

Leurs yeux cependant se rencontrèrent. se parlèrent dans un éclair. et l'homme indiqua d'un regardle cabinet noir, et la femme se souleva de sa banquette, et avec le mouvement d'épaules résigné d'une créature vaincue, rejoignit l'homme.

Mais aussitôt, la porte était violemment rouverte, et la Faustin poursuivie et rattrapée dans la grande pièce par l'homme aux yeux allumés, et-qui cherchait à la faire rentrer de force dans la nuit du cabinet, luttait corps à corps avec l'énergie furieuse et les coups .en pleine figure, par lesquels une femme se défend d'un viol contre un individu qui lui fait horreur. Enfin par un.dernier. et suprême effort, elle s'arrachait de ses bras, sa robe en lambeaux, disparaissait dans le jardinet, entendant du dehors le jeune prévôt s'écrier sur le seuil delà salle d'armes, dans un étonnement colère « En voila une singulière paroissienne Madame'veut de l'homme, et puis Madame n'en veut plus H


XV

–« J'ai reçu ton petit mot et me voici! disait le lendemain de la scène de la salle d'armes,_Bonne-Ame entrant chez la Faustin,. et Bonne-Ame ajoutait, en s'avançant vers elle avec les yeux interrogateurs d'un juge d'instruction « Ma pudique soeur aurait donc commis quelque énormité?))

Parmi l'obscurité d'un petit salon aux volets restés fermés, la tragédienne était couchée par terre sur le tapis, en une pose de désolation et d'anéantissement, le' chignon dénoué,.les pieds, nus dans des pantoufles sans quartiers, et le corps comme brisé et privé de ressort, sous une robe de chambre aux plis affaissés, et qui avaient'I'air de pleurer sur elle.

A la'vue de sa sœur, la Faustin enfonça son visage dans. un coussin, et s'écria, la voix cou- v péepar des sanglots-nerveux, et la ngure cachée entre les rudes broderies

Je me fais honte. j'ai horreur'de moi. Non, jamais je n'oserailedireh) »


–«Bon, fiE sa soeur, je vois' ce que c'est. une complaisance irraisonnée pour un va-nupieds quelconque. et c'est cette-minutie qui fait de toi une Madeleine repentie de ce numéro' ? »

« Non, je n'en ai pas eu, non, je te dis que non » répéta la Faustin, sur un ton de révolte..

–«Eh bien, alors. si tu t'es ~M~ea toi-même. ça ne valait pas la peine de me déranger, et je m'en vais. »

« Reste. je ne veux pas que tu t'en ailles: il me faut te dire cela. J'ai besoin'de te confier ces choses,. et elle prononça sur un ton indéfinissable:–Tu es l'égout de mon cosur,toi!)) »

La Faustin se mettait à raconter la scène de la veille.

S'a sœur F écoutait ainsi qu'une chatte lappant du lait, tout éjouie de l'aventure, et pêne- trée, au fond de~n être, de l'intime et profonde jouissance, qu'une nature vicieuse de femme éprouve de ~avilissement d'une amie forçant sesrespects. Ah vilaine chienne. ca te met en joie cette histoire. tu ris » lança à Bônne--


Ame la Fàustin, tout.à coup dressée debout. « Le malheur d'être née ta sœur. d'avoir de ce sang que tu as dans les veines. et maudit soit le berceau, où l'on nous a couchées ensemble. Sans toi, j'aurais été, l'entends-tu, tout à fait une honnête femme. Ah ce qu'il y avait déjà chez toi, quand tu étais une toute petite fille. C'est toi qui m'as poussée, m'as entraînée, car ça t'amuse, et tu trouves ça drôle, le mal,

toi! M

Bonne-Ame, qui dans le cours de la vie de la tragédienne, avait déjà essuyé deux ou trois scènes pareilles, et qui savait qu'en ces occasions, sa sœur éprouvait le besoin de rejeter sur elle; les défaillances de sa chair, attendait tranquillement la fin detaccës, répétant entre ses dents.: « Abîme, abîme tes parents, puisque ça te soulage, ma fille » Exaspérée par cette tranquillité ironique, la Faustin approchant son visage tout contre le visage:de sa sœur, lui dit dans la figure « Toi seule m'as donné les instincts bas, les goûts crapuleux, l'amour des voyous, et c'est toi, toujours toi, qui par moments me rend canaille, et telle que je te connais des pieds aux cheveux. Oh la boue, la boue. dont tu. es tout


entière faite. et dont j'ai un peu » et les mains et les ongles de la Faustin, sans cependant toucher sa sœur, griffaient le vide autour de sa tête.

La sœur abaissa doucement les pauvres mains nerveuses de l'actrice, et lui dit « Vraiment, c'est tout à fait déraisonnable de te mettre dans l'état tu es, un jour de première ') « J'ai envoyé dire que je ne jouerais pas. que j'étais malade. le médecin du théâtre doit revenir. mais ça m'est égal. arrivera cequivoud''a.jenejoueraipas!M n Et la Faustin se laissa tomber sur un coin de canapé, la tête entre ses deux mains, qui s'écartèrent au bout de quelque temps, et laissèrent voir un instant, un visage éclairé de bonheur, où il n'y avait plus rien du ressentiment'de tout à l'heure:

«,Petite sœur, je suis bien heureuse tout de. même. oui; bien heureuse. car si cela était arrivé. je n'aurais jamais osé me redonner à l'autre. à celui que tu sais. et hier c'est sa pensée, sa pensée seule qui m'a sauvée au dernier moment. »

Puis un nuage gris repassa sur ses traits, et, la présence de sa sœur complètement oubliée,


elle.se mit à monologuer, en marchant d'un bout à l'autre du petit salon dans une sorte d'excitation cérébrale. « Et cependant je suis faité.pour aimer avec ce qu'il y a de noble chez la femme. c'est la distinction ou l'intelligence d'un homme qui me plart. et mon amour, il me semble'que c'est de l'amour comme il y en a un peu dans les livres. Alors pourquoi ces entraînements, pourquoi ces instants fous, ou je ne me .sens plus qu'une femelle. Bien sûr, il y a sur. moi une. fatalité, la fatalité qu'il y avait sur cette femme dont je joue le rôle. Oh, cette Vénus des anciennes tragédies! x.Et dans la tragédienne ramenée à son rôle, soudainement, et presque d'une manière visible, descendit une terreur superstitieuse- de la déesse, dont jus~ qu'à ce jour le nom vide et mort avait .seulement traversé sa bouche; et qui tout à coup ressuscitait en la foi de son esprit,' dans toute l'antique malfaisance de son pouvoir mystérieux et troublant des sens de là créature humaine. Là, changeant subitement de ton: « Bon, moi qui m'étais dit d'avance Tu tueras ta journée à quelque chose qui n'use pas. en voilà des machines qùi usent ))


« Eh Juliette ? )) fit Bonne-Ame qui avait entr'ouvert un petite Racine de GrimpereIIe, flânant sur un coin de table où elle pianotait, et qui se mit à lire

Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cach~ C'est Vénus tout entière à sa proie attachée

« Comment dis-tu ces deux vers-là )) « Mais je les dis ainsi, » répondit la Faustin, en les répétant ingénument, »

« Oui. oui, c'est bien comme cela que tu les as dits à la répétition générale ))', fit BonneAme sans admiration.

«Voyons, parlez-moi franchement, ça ne te satisfait pas? » « Si. peut-être. après détachés comme tela, ces vers. il faudrait juger l'ensemble. » La Faustiri, spontanément, sans que sa sœur insistât plus, récita toute la tirade.

–.«C'est bien. bien. mais tu crois, que c'est absolument tout ce que tu peux donner? » –« Je reprends la tirade, vers par vers, M reprit la tragédienne avec un haut de corps impatienté..

Et la Faustin se mettait jouer ainsi qu'au théâtre, en scandant, chaque hémistiche par


cette phrase « Ça te va-t-il, ça, e~dn ? Et t BonM-Ame avec des hochements de tête/des avancés de lèvres boudeuses, des monosyllabès de doute,' des interjections de glace, des joe:<A bonnassement désespérants, jetait sa sœur dans un travail irrité, un effort grincheux, une recherche, rageuse et ne se montrant jamais complètement contente de l'intonation nouvelle, du geste refait, de l'intention dernière, au bout d'une heure de cette contradiction, de ce harcèlement, de cette dissimulée et entêtée contestation du talent de sa sœur, elle arrivait à faire rentrer la tragédienne dans la femme~ Et la voix vibrante, et le geste passionné, la Faustin était en train de donner tous ses effets devant Bonne-Ame.

A ce moment, le médecin du théâtre entr'ou- r vrant la porte du petit salon, lançait à l'actrice du dehors

« Qu'est-ce que je vous disais ce matin, que vous n'aviez rien. que vous joueriez ce soir. je me sauve porter la bonne .nouvelle au théâtre. M

Au médecin, succédait-le vieux peintre, le're~Mc~cM?' des costumes de la tragédienne, qui s'était engagé à venir, en ,personne;, donner 'i2"


l'œil aux corrections apportées a l'habillement de Phèdre.

Et pendant que la Faustin aux mains de son peintre et du costumier, essayait dans le petit salon; dont on avait rouvert les .fenêtres au soleil, le costume amendé et corrigé, sa sœur s'esquivait, jetant à. Guénegaud qu'elle rencontrait, trôlant boulevérsée sur les. escaliers « Elle jouera! ))

Puis, c'étaient le dentiste pour éclairer l'émail des dents, la manicure pour raviver la nacre des ongles, etc., etc. toute la série des pratiques minutieuses et secrètes, avec lesquelles, pour une première, se fabriquent le rajeunissement, le refaçonnement d'un visage et d'un corps, que l'aétrice et l'acteur veulent, pour

ainsi dire, tout neufs ce jour-là.

Dans la hâte fébrile de ces mille occupations, de tous ces petits soins sérieux, peu à peu s'était dissipée la pensée fixe du_matin, et il n'y avait plus chez laFaustin qu'une actrice toute à la réprésentation du soir, et si détachée de l'événement de la veille, que pendant le~quart d'heure qui lui.restait avant son dîner, on l'aurait surprise faisant une partie de bézigue avec le petit Luzy,-dans ce même salon, qui l'avait


vue mourante de honte et de chagrin, le même

Jour.

Au milieu de la partie, qu'elle jouait encore avec une raie de côté, faite dans ses cheveux pour les ménager, on annonçait la vieille duchesse de Taillebourg, une dés fanatiques de la Faustin, qui, pour lui porter bonheur à sa représentation du soir, lui apportait un petit morceau d'une vieille relique de famille, en même temps qu'un pot de rouge à 96 livres, de la veuve Martin, retrouvé dans une armoire .qui n'avait pas été ouverte depuis la première révolution. L'actrice, alors en proie à une sorte de gaieté clownesque et hennissante, s'élançant de la table du jeu, sauta avec, un houp à la Auriol, presque par-dessus son partner, puis, arrivée à la porte du grand salon, avant de l'ouvrir, la diverse et changeante femme se retourna, d'un bel air digne, en disant « Maintenant au tour de la princesse )) »

A quatre heures la: Faustin dînait, mangeait ce léger repas qu'elle avait l'habitude de faire les jours où elle jouait un œuf dans uncon' sommé; cne douzaine d'huîtres d'Ostende, un fruit.

« Oh c'est bien inutile, » se disait-elle,


son dîner fini, après s'être chauffé au feu de ta cheminée, un moment, les mains,ses mains qui étaient de "glace depuis trois ou quatre jours, « j'en ai comme ça jusqu'à ce que le premier acte soit joué. alors j'y aurai trop chaud. »

A cinq heures, elle montait en voiture, pour sa promenade d'une heure dans les ChampsElysées, cette promenade tête-à-tête avec ellemême par le crépuscule, et dans laquelle elle avait trouvé quelques-uns, de ses plus heureux effets de scène.

A six heures, elle entrait au Théâtre-Français, ainsi qu'elle le faisait à l'Odéon, pour avoir devant elle deux heures à répéter dans sa loge avec le souffleur.

Mais au bout d'une heure de travail, elle se jetait sur son canapé, cherchant dans une immobilité aux yeux fermés, presque effrayante. un repos de l'être, qui lui permît déjouer tout à l'heure avec tous ses moyens dramatiques.


XVI.. « Place, place.laissez-moi passer; mes enfants » C'était la Faustin, qui, toute trépi- dante dans la coulisse, balbutiait plusieurs fois cette phrase, en écartant-'de ses mains tendues le vide devant elle, et bien avant qu'OEnone n'eût terminé la tirade qu'elle adresse à Hippotyte..

Mais la voilà en scène, sous ces voiles pesants, sous ces voiles trop lourds pour sa faiblesse. Elle se laisse tomber de côté sur le siège antique, et adresse ses adieux de mourante au Soleil, une main soulevée avec effort audessus de ses yeux, comme pour les défendre de son éclat aveuglant, un bras retombé à côté d'elle, profilée dans les belles lignes d'un accablement auguste.. Des applaudissements éclatent.

Alors la reine amoureuse, de cette voix attaquant la fibre, et que le siècle passé baptisait de voix M~e~MM~ commence le récit de sa~ flamme secrète pour. le fils de Thésée, et a

` .<2.


chaque vers qu elle dit, elle sent, peu peu, se dissiper cette atmosphère dè séparation, qui, dans les premières, au lever du rideau, existe entre le public et l'acteur, ce manque de contact presque intraduisible, et comparable à la superposition de gazes transparentes, jetées entre eux, et que la réussite dissipe, balaye une à une, à mesure que la pièce-marche.

Et l'affaissement de la mledelachair,courbéé -sous la colère de Vénus, et le désordre fou, et le trouble inquiet, et l'emportement furieux, et le retour attendri de son aveu amoureux tous ces mouvements 'et ces péripéties de l'âme d'e Phèdre, la Faustin les traduit et en donne l'émo- tion au public, par les modulations les plus touchantes, par les transitions les plus légères, par les nuances les plus savantes, par toutes les ressources et les finesses de l'art dramatique, :€tj_par l'emploi merveilleux du médium, du plein de sa voix sur, une note basse, et par conduite, à travers une succession de tons gradués et touchants, de tirades qu'elle achève et v .détache avec un trait de force. Joignez à cet art de la diction, des gestes moelleux ou fiers, un ` jeu muet parlant mieux que' des paroles; des

'l'


suspensions inattendues~une physionomie concentrée/douloureuse, prenant par moments un aspect léthargique.

Et lorsque la Faustin.est à la fin du couplet « Mon mal vient de plus loin. » ce sont plus que des bravos, c'est le susurrement approbateur d'une salle gagnée, conquise.

L'acte fini, la Faustin tombait pâmée dans le fauteuil qu'elle avait l'habitude de faire descendre dans la coulisse, pour y reprendre haleinè un,moment; et l'on pouvait voir sur son cou, sur son dos, sui ses épaules,. un travail remuant des nerfs, semblable a celui qui leur vient après un violent exercice physique. Au bout de quelques minutes, la tragédienne remontait dans sa loge, appuyée sur Guéne.gaud.

Guénegaud était le chien et l'ombre de la Faustin au théâtre. A toutes.les représentations, toujours présente, et tout le temps, elle ne p'erdait pas de vue sa maîtresse une minute, la couvant des yeux, jouissant, contre un portant de coulisse-, de l'admiration de machinistes enthousiastes qu'elle avait envie d'embrasser, et éternellement à ses .côtés, et prête à lui ,passer .un flacon de sels, à lui jeter une écharpe sur les


épaules, à lui entourer les pieds d'une fourrure. Arrivée dans la loge de l'actrice, Guénëgaud tirait de sa poche une ancienne bouteille à sirop de FIon, remplie de bouillon froid, lui en faisait boire à même une gorgée, et aussitôt la bouteille rentrait..dans sa poche. Car jamais cette bouteille ne quittait sa personne. La femme du peuple avait la notion vague, qu'une tragédienne du temps jadis; appelée la Lecouvreur, avait été empoisonnée, et son imagination ayant longtemps'travaillé sur-cette histoire connue d'elle très imparfaitement, avait mis dans sa cervelle bornée et fanatisée, l'idée fixe, que des rivales, jalouses du talent de. sa maîtresse, voulaient se débarrasser d'elle par le poison. 1

Peu de visites entre le premier et le second acte, et des visites qui ne donnaient pas à la Faustin la note'juste de son succès, ne la sortaient pas de la perplexité de l'actrice pendant l'entr'acte, et qui, au milieu de l'action de son jeu, n'a perçu que très vaguement ce qui se passe dans la salle. Et elle interrogeait anxieusement les ?'<Me~, les complimenteurs banaux, les gens aimables et vides, tout-en mordillant de côté un peu sa langue, à l'effet


de faire revenir la salive dans sa'bouche sèche. Elle jouait le second acte, l'acte décisif pour la consécration de son talent, et cette fois, à peine éta'<-elle remontée dans sa loge, que la porte s'ouvrait, et que, présenté'par le y'e~MMr Luzy, un petit homme, aux traits tourmentés, aux yeux de flamme, au paletot-sac, entrait comme un fou. C'était le grand sculpteur moderne, celui qui, le premier, a fait rendre à la pierre, au marbre, au bronze, la vie nerveuse de la chair. 'Il venait dans un enthousiasme fiévreux, et tout débordant d'une admiration qui s'exprimait en phrases presque brutales, il venait demander à l'actrice de faire d'après elle une statue de la Tragédie; Et, sans s'inquiéter des autres qui étaient là, il la forçait à retrouver une pose qu'elle avait eue un moment, la soulevant.familièrement de son fauteuil, arrangeant presque de force, sur elle, sa tunique. Et il répétait en se reculant de. quelques pas, et en écrasant des pieds derrière lui « « Superbe. ce sera superbe M Le sculpteur était suivi de noms illustres, de célébrités en tous genres, de vieux habitués du théâtre, de e~a~e dramatiques, d'appréciateurs et de juges délicats, venant


confirmer l'actrice dans la certitude de son. triomphe.

Et un moment, les mallettes de bonbons apportées par les admirateurs de la tragédienne, étaient en si grand nombre, qu'elles servaient de. petits bancs, aux femmes qui avaient pu s'asseoir dans sa loge.

Au troisième acte, commençaient à descendre sur la femme de Thésée, une grandiose tristesse, un sombre et amoureux appétit de, la mort; ses mains sur elle, dans des gestes presque plus vivants, donnaient à ses voiles les plis d'un linceul; et la tragédienne apparaissait la salle frissonnante et remuée dans ses entrailles, belle de la beauté funèbre d'une Vénus tumutaire.

.A sa sortie de scène, la Faustin se cognait contre Ragache, qui lui apportait le' compte rendu des coiridors, les dispositions secrètes de la presse à son égard, les conversations des iournalistes surprises à la porte des loges. « Théo, lui, il ne trouvait aucun talent à Racine mais il lui trouvait du galbe, à elle. et était décidé dans son feuilleton, en dépit du classicisme

infect de son ministre, à ne pas parler du tout du poète Z.OMM ~Ma<o~e?:, et à parler tout le


temps d'elle. Saint-Victor, elle avait l'entrevoir. il n'avait pas sa tête des mauvaises premières. c'était un bon présage. du reste, il l'avait toujours bien traitée. Quant au'critique. Chose, il portait par hasard un gilet blanc propre. et lui, Ragache, avait fait la 'remarque que la propreté le disposait à la bouté.Quant au critique Machin. il était en train de crier son enthousiasme dans le petit 6oM!'6o!<s de ,la rue Montpensier, où l'on prend, il ne savait plus. quoi de chaud, qui. sent l'huile de lampe. Le critique au monocle n'y était pas. mais il avait .envoyé sa maîtr.esse pour lui raconter la représentation. et Georgine lui avait donné sa parole qu'elle serait favorable à l'actrice. Pour le critique de la ~Mce libérale, lui! il se. rendait parfaitement compte .qu'il s'était produit un léger ramollissement dans ses alinéas. et qu'on ne le lisait plus. il en était à l'heure où l'on a besoin d'inventer quelqu'un. et c'était-elle qui allait être inventée par lui. Villemessant avait dit que dans cette chose embêtante qu'on appelle une tragédie, elle lui avait fait l'effet d'être moins embêtante que les autres tragédiennes. Elle-aurait tous le~ petits journaux. là, sûr. Il n'y, avait que cè


vieux Janin, possesseur d'une fière goutte, et qu'il avait trouvé échoué sur 'une banquette, en chaussons de lisière, -et en manchettes de' tricot rouge. et qui souffrait le diable. et qui s~était plaint, au milieu de aye, aye. qu'elle avait manqué de tendresse amoureuse au second il ferait des réserves, lui! mais, au fond, elle était assurée d'une presse excellente ))

La tragédienne était applaudie à tout rompre au quatrième acte; et quand la toile tombait sur le cinquième, dans une chaleureuse accla- mation, toute la salle redemandait la Faustin. -Apres le rappel, s'accrochant au bras de Guénegaud, que la main de la tragédienne meurtrissait de façon à la faire crier, parvenue dans le cabinet de toilette de sa loge, la Faustin tombait sur son petit fauteuil à maquillage, les jambes allongées -et raidies devant elle, dans une espèce d'état cataleptique. Complètement muette,'elle ne 'répondait à l'effroi et aux paroles'de la vieille femme qui voulait al- ter chercher le médecin-du théâtre, que psr des remuements négatifs 'de la tête, et par l'approche d'une main touchant sa bouche, touchant son cou, .avec un .geste indiquant que


les nerfs qui servent -à l'émission de la voix, étaient tellement contractés chez elle dans le moment, qu'il-lui était impossible de parler. Elle restait ainsi près de trois quarts d'heure, au bout desquels, après un long soupir, dans lequel semblait se détendre et se dénouer son être, elle pouvait prononcer quelques mots. Elle passait alors dans le petit salon de sa loge, tout bondé de monde, et d'où, par la porte ouverte, on voyait s'allonger dans le corridor, une queue comme il y en a au seuil d'une sacristie, après un grand mariage. Et aussitôt, des avalanches de femmes affolées écrasant les hommes sur -leur passage, se ruaient dans les bras de la Faustin, prises de l'effusion nerveuse que mettent chez tous et toutes, les batailles du théâtre. Etc'étaient des caresses émotionnées, des étreintes qui n'en finissaient. pas, des lichades, un délire de tendresse, où, bientôt, lés hommes comme les femmes, sans distinction de sexe, embrassaient la Phèdre, au fard mal essuyé, et dont le corps de maigre séraphin, perdu dans les plis d'un manteau brun, jeté su plus vite sur elle, allait à droite, à gauche, parmi les bras qui la pressaient, ainsi qu'un corps sans

os, et qui avait l'ondulation flottante d'une ~3


.loque secouée par le vent, et cela pendant que l'actrice répétait, sur un ton d'attendrissement hébété, et avec un visage montrant à la fois du bonheur et de l'égarement: « Ah! mes enfants, ah! mes enfants')) Puis le peuple des/e/!C:<eM~ peu à peu s'écoulait, et il ne restait plus dans les salons de sa' loge, que les hommes priés par l'actrice pour

souper..

La Faustin se sentait le besoin de marcher, de « respirer la rue )), ainsi qu'elle disait. Et l'on partait à pied, en bande, et l'on traversait la rue Saint-Honoré, dérangeant les petits groupes causant encore à la porte des cafés qu'on fermait, de.la représentation du soir, et d'où sortait, par-ci par-la: (c Tiens, la Faustin! et l'on marchait en gai bataillon dans la nuit, avec la gaieté bruyante de gens qui se préparent à la fêter jusqu'au jour, et les plus jeunes de la troupe entamaient des dialogues spirituels avec les cochers dé coupé de passage, et qui conti nuaient à la cantonade jusqu'au tournant des rues.


XVII

Les invités de la Faustin étaient réunis 'dans le grand salon du petit hôtel de la rue Godot de Mauroi, attendant la tragédienne qui changeait de toilette.

Là, se voyait le monde divers et mêlé des soupers des grandes premières représentations, où se coudoient des littérateurs, des peintres, des savants, des hommes politiques, des généraux, des médecins, des illustrations, de toutes sortes, parmi lesquelles se trouvent' toujours, faufilés, on ne sait comment, et sur l'invitation de je ne sais qui, des inconnus, des anonymes, des gens porteurs de barbes, ou d'épingles de cravates, ou de pantalons à la cosaque, ou de décorations étrangères intriguant la curiosité, et dont la table se demande inutilement, à l'o. reille, le nom tonte la nuit. Des groupes causaient de sujets vagues, sans animation, et avec des phrases coupées par des temps très longs; des isolés allaient dans des coins, regarder interminablement des bibelots, en des contempla-


tions ennuyées et renversé dans un crapaud, à la lueur d'une lampe placée derrière lui, un ~M-écrivait, au crayon, une de la soirée sur les feuilles d'un cahier de papier à cigarette. La Faustin fit son entrée dans sa toilette de souper. Elle avait sur elle une espèce de robepeignoir en satin crème, dont les parements et les revers étaient en velours du même ton, et garnis de vieil argentan, et sur lesquels étaient ~rodées des tubéreuses formées de perles, decouleur. Dans ses cheveux courait un feuillage au vert métallique, au vert des ailes d'une cantharide. Et dans cette robe à la chaude clarté, et au milieu du scintillement et de la richesse de ces fleurs de pierrerie baroques, ce qui apparaissait de la poitrine de la femme dans l'étroit carré de son décolletage, avait la blancheur du blanc, fleurissant da~is l'ombre d'une cave, et les reflets remuants de verte lumière électrique que projetait le feuillage dé sa chevelure, à chaque mouvement de sa tête, mettaient sur le haut de sa figure, de l'étrange, du joli fantastique, donnaient à son regard cerné et souriant, un rien du regard d'un démon angélique. Ce fut un mouvement d'admiration amou-


reuse dans tout. le salon, et la Faustin eccorc enfiévrée de la représentation, au milieu du cercle qui s'était formé autour d'elle, tout en donnant de petits coups de pied furibonds dans sa traîne, se mit à parler avec une nervosité singulière.de tous les incidents de là soirée, de l'effet que lui avait fait manquer une réplique trop tôt donnée, de, l'inintelligence du chef de claque, de ses ~OMMCM~ de l'Odéon qui l'avaient suivie à la Comédie-Française récriminations dans lesquelles sa voix brisée retrouvait des accents, des éclats, de petits cris stridents. Puis sur la phrase du maître d'hôtel « Madame est servie M–elle prenait brusquement le bras d'un jeune inconnu, dont elle écoutait les paroles, depuis quelques instants, avec une attention tout a fait singulière, et ouvrant la marche, elle jetait de sa tête retournée derrière elle « Messieurs, ici pas de cérémonie, on se place comme on veut. comme: on peut. )) La Faustin s'asseyait au milieu de la table, sa sœur en face d'elle.

Il y eut d'abord ce recueillement de soupeurs qui ont faim, dans une salle à manger, odorante du fumet de l'écrevisse et de la truSe, devant une table au linge damassé, à la massive

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argenterie,, aux cristaux taillés, aux corbeilles de fleurs. exotiques, éclairée de. la lumière des soupers d'autrefois, de la blanche illumination des bougies dans des candélabres, en haut d'un lustre aux larmes scintillantes, et sous un plafond et entre des murs recouverts de claires tapisseries, montrant comme volantes dans un brouillard d'aurore, des nudités rosés de déesses d'Olympe.. Au silence succéda le brouhaha, la confusion des premières paroles, de paroles dégelant à une bouchée 'de nourriture, et que domina cette phrase

« Un souper aux bougies, bravo Si les femmes savaient ce que les bougies font jolie leur peau, demain il n'y aurait plus un appareil de gaz, plus une lampe dans une salle à manger de Paris. » La Faustin disait au jeune homme qu'elle avait fait asseoir à sa droite

« Oh, la voix joliment vibrante que vous avez, monsieur Non, vous ne pouvez vous faire une idée de la séduction de la voix sur ma personne. çà va vraiment plus loin que mon oreille. Mais parlez,.parlez donc un peu que je vous entende. Oui, il y a quelque chose chez vous


de la vo!x de Delàunay avec un, rien de plus prenant sur les nerfs. Ah certains jours, je suis bien sùre que vous me feriez tout de suite monter les larmes aux veux )) r

Et l'artiste, penchée vers lui, l'écoutait de tout près, ainsi que l'on se rapproche d'un.instrument qui vous remue l'âme.

« C'est bien charmant, tout à' fait charmant, o–- répétait la Faustin dans une extase souriante, et la tête penchée de côté, et regardant pour ainsi dire les paroles sortir de sa bouche « Vraiment, monsieur, vous devriez venir tous les jours passer quelques heures avec moi. Vous entendre causer. vous entendre lire. ce serait une vraie fête. Il y a des notes dans votre voix. c'est particulier. des notes ou il y a à la fois du sanglot et du rire. Ah mais, une déclaration de vous, monsieur, ça doit être très dangereux. )) Et la femme se mit à rire coquettement.

La, coupant son rire, la Faustin jeta à la table –« Messieurs, je vous recommande ce poisson. c'est un sterlet du-Volga. Un cadeau d'un ami de là-bas, et'qu'il m'a envoyé éthérisé, oui, éthcrisé. A ce qu'iiparaît, ainsi insensibilisé, il


ne meurt pas tout à fait, et c'est le moyen de le faire parvenirà peu près frais auboutdu monde. x Puis la Faustin revenait à son voisin elle y revenait avec ces,tendresses d'un côté du corps, avec la courbe de ses lignes 'aimantes que vous s avez pu observer tous lés jours, en un dîner ou un souper, chez une femme placée près d'un homme qui lui plaît. Dans ce corps, dont un côté -le côté placé près du voisin indifférent–-apparaît maussade, inerte, et comme ~ankylosé, c'est, de l'autre côté, une trépidation de grâces, un va-et-vient d'agaceries et de caresses de muscles à distance, un dégagement, d'atomes crochus galants tout à fait amusant.. La femme n'est, pour ainsi dire, animée d'une vie vivante que de ce côté, et il n'y à de frissonnement que dans l'épaule qui touche à ce voisin, de palpitation que dans le sein qu'il a sous les yeux, d'ondulation serpentine que dans le membre et la chair en contact avec les effluves de l'être plaisant. Bonne-Ame, elle,. dans ce milieu d'un niveau supérieur à ses relations, affectait de la tenue, du co??!?MC!7/a! Elle parlait longuement des tapisseries qu'elle .faisait pour l'églisb du village, où Carsonac avait une maison de campagne. Carsonac, lui aussi, mal à l'aise, et très effacé é


dans ce souper, et qui se trouvait à côte d'un mystificateur à froid, l'entretenait sérieusement. de l'ennui que lui donnait Balzac, de l'horizon borné -dans lequel il l'enfermait, des entraves qu'il apportait au développemëntde son théâtre, desperpétuelles rencontres qui, 'à tout moment, lui 'faisaient rejeter des scènes mieux construites que chez le romancier. A quoi l'autre répondait par un « Je te crois » qui faisait demander à l'auteur du boulevard, sans pouvoir s'en rendre compte, si c'était de la familiarité un peu vineuse ou de l'ironié.

–'« Bon, dites-le tout de suite une âme et des cheveux, mais c'est bien démodé aujourd'hui, c'est le type de la femme du monde de 1830, les femmes du monde du jour d'aujour-

d'hui. H

« Les femmes du monde, les femmes du monde d'à présent, s'écria, en'interrompant le premier interlocuteur, un, illustre écrivain. des femmes maigres, décharnées, plates, osseuses, avec si peu de corps, une si petite place sur- elles pour les exercices de l'amour, des femmes au ,teint de chlorose et de vilaine maladie, et aux lèvres et aux yeux mal peints, des


êtres à l'apparence fantomatique et malsaine, auxquels 'on ne demande que de l'esprit sur la figure, du mordant, du .c~~M. Certes ce n'est pas la beauté des coM?'& de <M!'M pour les écoles primaires, mais il faut le dire, dans l'état de /aMaK~aye passionnel, où l'homme du dix-neuvième'siècle est arrivé, c'est diablement excitant ce type.

À la porte le grand mal élevé! » jeta la Faustin sur une intonation pleine de caresse. « Aurais-je proféré quelque chose qui ne fut pas de la dernière convenance ? » dit avec uue.ingénjuitp parfaite, l'éloquent.rabelaisien.. La conversation était reprise par un homme d'État; qu'on sentait un homme à femmes, un homme porteur d'une figure toute jeune, sous des cheveux blancs

« Oui, messieurs, vous pouvez vous indigner à votre aise, et vous payer, près des masses, tous les articles possibles sur la moralité. Un peu de libertinage est nécessaire dans un État, il adoucit les mteurs, il fait humaine la société, il affine et parachève les hommes. Tous les très grands hommes de tous les temps ont été des libertins. »

« Oh! oh! » »


« Tu sais, murmura à l'oreille de son voi.sin un convive à 6gure poupine d'unrose sale, et qui semblait une tête d'apôtre, sculptée ,dans un radis ûetri « Tu sais ce gouvernement, ce sont les Invalides de tous les la Palfërine! )) Et la nn de la tirade de l'homme d'État sombrait .dans une fusillade de courtes ripostes, partant à droite, à gauche, comme des coups de pistolet.

« Intelligent, ce feuilletonniste dramaque.ila l'esthétique d'uri lampiste de théâtre »

« Distinguée, cette actrice. on dirait la vivandière d'une troupe de faunes! » « Cette fille, il ne l'aime pas. merci il lui adonné dernièrement 10,000. francs pour la décider à se purger. et vous n'appelez pas ça de l'amour et du plus cher! –-(( Qu'on ne me parle pas de lui, c'est l'imbécile à idées supérieures, à visées transcendentales! H

Paris est ainsi fait; la.lorette dont le prix est de vingt-cinq louis, coûte un napoléon à un membre du Jockey, et le domestique de 1,200 francs, M. de la Rochefoucauld l'a, s'il le veut, pour 300..


«Ça vous étonné, cette protection énorme de la musique par l'État, c'est bien simple: tous les banquiers juifs sont mélomanes! )' « Un homme à idées libérales, et qui porte des vêtements de coupe ecclésiastique, règle générale toujours s'en déner! ))

–« Oh! la parleuse insupportable! ennn c'est une femme qui dit ne comprendre que les Ëginëtes, et qui déclare que la Suède lui est sympathique, parcé que c'est un pays !'M?MceM~/H < <' Je te le dis, une pièce de cent sous.sur un faux col, .c~est ce nuancier. M

« Pardon, c'était Blancheron qui prenait la parole. –.Vous parlez d'un homme très fort. Je ne passe pas, n'est-ce pas, pour une bête en affaires de Bourse. Et voici ce qui m'est arrivé à moi. Un jour, sortant de-chez moi, il a laissé tomber de'sa poche, bien certainement avec intention, un ordre d'achat très important. Eh bien, messieurs, vous m'entendez, moi qui vous parle, je n'ai pas même osé jouer contre! » » A ce moment, la Faustin s'aperçut que son voisin de droite déposait avec le plus grand soin les arêtes de son poisson,.sur la nappe, à côté de son assiette.


Cette remarque lui mit.sur le visage, la bouderie enfantine d'une petite fille, qu'on a attrapée 'avec une boîte de 'bonbons vide. Elle ne repondit plus guère que par des monosyllabes,'et le liant et l'amabilité des lignes de son corps, se retirèrent peu à peu du côté du jeune homme aux. arêtes, et par de petites voltes, d'insensibles rapprochements, un demi changement de front habilement exécuté, passërent du côté de son voisin de gauche. Celui-ci était un philosophe, homme du monde, professant le beau, le bon, l'honnête,' l'usage des grandes dames de la société, une sorte de directeur laïque du dix-neuvième siècle, fournissant à ses clientes du Platon à la place de l'Evangile, choisissant leurs laines pour tapisseries, leur envoyant les cancans de Paris,' quand elles étaient l'été à la campagne, ou l'hiver à Nice, elles gardant même au besoin en couches, en leur faisant la lecture de /<x Cz~e de Dieu de saint Augustin..

Beau à la façon d'un beau substitut, et doué de grâces un peu professorales, il était la coqueluche des femmes, toutes prêtes à se disputer les gilets de flanelle, trempés de l'éloquence de ses conférences.


Et voilà. le philosophe, aussitôt qu'il sentit la mattressb de maison se rapprocher de sa personne, à lui faire la cour, avec des yeux ardents qui fouillaient son décolletage, des compliments melliflus, et ces grosses admirations, avec lesquelles les universitaires galantins assassinent de leur amour, les femmes.

« Mais vous ne mangez rien, absolument rien ? H

Oh! les jours de première, je 'n'ai que soif. puis les grosses choses qui demandent une vilaine mastication.je ne trouve pas ça joli pour une femme, l'opération de manger de la viande.

« Vous auriez peut-être l'ambition de vous nourrir de sublimés deviande. mais tenez, vous avez justement là, à votre table, une espèce de bon dieu en chambre, un décompositeur de corps simples. demandez-lui la recette. »

« C'est curieux, reprit.le chimiste qui avait entendu un bout du dialogue, ce n'est pas une femme qui a eu la première idée de cette élégance, c'est un homme, un savant, un chanoine de Notre-Dame. Le bonhomme, en'nuyé du temps qu'il fallait donner au manger,


l'

en même temps qu'un peu dégoûté de la matérialité de la chose, s'était fait faire des sublimés de viande, avec lesquels -il se nourris-sait, sous une forme immatériellé, de quelques gouttes contenues dans un petit flacon à odeur. Mais, à la suite de deux ou trois ans de ce régime, notre chanoine eu un rétrécissement de l'estomac dont il a failli mourir. C'est bien grossier, mais pour nous autres simples mortels t hommes oufemmes, il faut l'avouer, l'ambroisie ne vaut rien, et le meilleur sublimé de viande est encore cette dinde aux truffes. »

< A propos de dinde aux truffes, lança un convive, savez-vous lès trois seules fois, pendant toute sa vie, où Rôssini ait pleuré? C'est authentique, je l'ai lu dans une lettre du ?Ka<~o à Cherubini le jour son opéra de début fut sifflé; le jour où il entendit pour la première fois Paganini jouer du violon etle jour où, dans une pro-,menade sur le lac de Guarde, il laissa tomber à l'eau une dinde truffée qu~il tenait entre ses bras. M. « Elle est jolie l'histoire, mais puisque la conversation est sur la nourriture, voulez-vous que je vousenraconteune,–par àpeu près, sur la nourriture céleste du comte dé. Marcéllus. Le grand seigneur catholique ne'


communiait à son château qu'avec des hosties timbrées à ses armes. 'Un jour, le desservant ~'aperçoit avec terreur que la provision des hosties armoriées est épuisée; il se risque cependant à tendre une hostie plébéienne à la noble bouche dévote, en s'excusant par cette .phrase « A la fortune du pot, monsieur le comte »

Le philosophe continuait à déployer ses séductions de professeur et à développer sa rhé- t torique amoureuse auprès de la Faustin, qui, en veine de coquetterie à outrance, le laissait aller, l'encourageait presque. En cette première victoire il eut l'idée d'assurer son triomphe, en usant près de la tragédienne d'une /?ce//e de son répertoire, qu'il avait Inventée pour le gouvernement eti'assujettissementde la femme, ficélle très ingénieuse, mais qu'il employait d'une manière trop générale, et sans une connaissance assez approfondie .des êtres féminins; auxquels il s'adressait. Il regarda un moment sa voisine avec des yeux profonds, et lui dit:

« Dans votre beauté, il y a un caractère d'intelligence très particulier. Oh! je suis bon juge en ces matières. un caractère qui dénote


des aptitudes littéraires. le talent'de la tragédienne est à part, et nous n'en parlons pas. mais il existe; à l'état latent, un autre talent chez vous. Vous devriez écrire, écrire ce qui se passe sous vos yeux. essayez. je vous conseillerai. je .vous guiderai. Si vous saviez les choses charmantes que font, grâce, à ma direction amicale, quelques 'femmes .de là so'ciété. )) .La Faustin eut un sourire. Elle connaissait malheureusement le truc qui lui avait été confié-par une jeune femme, à laquelle le philosophe s'était offert, il n'y avait pas quinze jours,pour eo?Me!7/eMy de sa prose, et la tragédienne se trouva horriblement: blessée d'être traitée comme là première, innocente, la première grue du monde venue. w

« Merci pour moi, cher monsieur. Et vous n'avez pas pris de brevet d'invention pour cette trouvaille. mais c'est de là cap talion de génie a l'endroit de la femme. promettre comme celà à de jeunes bourgeoises, et tout de suite, la plume de.madame Sand. elles abandonnent, n'est-ce pas, aussitôt leur pot-au-feu, leur mari, leurs enfants. Et à combien monte votre classe? )) Et pendant quelque temps, sans


relâche et sans pitié, la Faustin tourmenta le philosophe de son ironie méchante, presque féroce. Le voisin de droite de la Faustin avait gaillardement pris son parti de la désertion des >s. bonnes grâces galantes de la maîtresse de la maison. Il avait beaucoup mangé et bu encore plus, et il apparaissait dans un état d'ivresse souriante, le menton dans son gilet, une mèche de .sa chevelure défrisée sur le front, et avec le passage à toute minute dans sa barbe noire'de sa main blanche,pendantqu'au fond de sa gorge bruissait le chantonnement d'une e~zoHe~e de sa province natale.

Un moment, en se dandinant, il se rapprocha de la Faustin et modula

« Chère madame, au commencement du souper, vous avez parlé du plaisir que vous auriez à m'entendre causer, à m'entendre lire. une parenthèse. je me trouve avoir un père, horriblement intermittent comme caissier dans le moment. eh bien, si vous vouliez vous offrir ce plaisir, tous les jours, pendant quelques heures à raison de'cinq cents francs par mois? » « Nous reparlerons de votre proposition, une autre fois, monsieur. ))

Et le jeune homme se remit imperturbable-


ment à caresser sa barbe, et à chantonner sa canzonette. Alors la Faustin commença à s'éventer la poitrine de la dentelle de son corsage, qu'elle se mit à agiter des deux mains. Et retirée en. arrière, et retraitée au fond de sa chaise; il lui vint sur la figure. une consternation presque risible, une consternation mélangée de dédain, de dégoûta presque de haine pour les personnes et les paroles de ses deux voisins. Et son regard faisait le tour de la table, allant d'un visage à l'autre, avec une imploration qui disait naïvement « Est-ce que quelqu'un n'aura pas pitié de moi, ne me délivrera pas de mes ennuyeux? H Puis, tout à coup, entrée en une parfaite immobilité, pendant que ses ongles agatisés se pro-,menaient sur le blanc de sa gorge, les révoltes de son ennui se traduisaient, physiquement,.par d'involontaires petits tressaillements de sa chair.

C'était fini de l'esprit, des mots/du ferraillement de la parole, de la polissonnerie des idées et dans les voix baissées, et dans l'ascension des esprits, peu à peu la conversation générale se mourait, dégénérait en a parte, où chacun,


revenant à ses occupations, à ses travaux, à ses pensées, en gratinait son coin de table avec là charmante expansion et là haute griserie de grandes cervelles, à la fin d'un repas arrosé de bon vin.

« On devrait apprendre à chacun les qualités merveilleuses de la matière portée au .S!W!M!M?M de. son ùH)IsatIon,)) disait'un convive penché sur son voisin, en faisant tourner entre ;ses doigts un bouchon. de carafe.

« Oui, la glorification de la matière, voilà un beau livre que vous devriez faire, x « Je le voudrais bien, mais je ne peux pas. je n'ai.pas la combinaison écrite.Dans la conversation, il m'arrive quelquefois d'en donner la notion mais, le lendemain, à froid, la plume à la main, ce n'est plus cela. » « La langue française, disait un écrivain étranger, un géant à la douce figure, la langue française me fait l'effet d'une espèce' d'Instrument, dans lequel les inventeurs auraient bonnassément cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, èt il se trouve que cet instrument esta.Theure actuelle, manié par les gens les plus nerveux, les plus


scnsitifs, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs bien portants devanciers.

« Du sang, maintenant c'est une rareté, on n'en trouve point. M C'était un physiologiste, à la belle tête pensive et un peu spectrale, qui parlait. « On ne saigne plus du. tout. De mon temps il y. avait du sang par baquets dans les hôpitaux..J'en ai eu besoin dernièrement pour mon cours, je n'ai. pu m'en procurer. Et sans ce vieux médecin, vous savez, celui qui suit mes leçons, je n'en aurais pas eu. Lui! 1 c'est un ancien élève de Broussais, il continue. la tradition, et se piqùe.la veine à tout bout de champ. Ne me disait-il pas « Moi, je me sai« gne tous les jours et j'en arrose mes fleurs. )). C'est positif, la méthode pour guérir ou tuer les gens. change du tout au tout, tous les yingt. ans.

ZD

Un journaliste, à la face jordanesque dans une chair, épaisse et verruqueuse, à la parole d'Alsacien rétive et bredouillante, et qui sortait comme par des éructations, disait « La Saint-


Barthélémy a tué la France; si la France était devenue protestante, c'eût été à tout jamais la grande natibn-de l'Europe. Voyez-vous, dans les pays protestants, il existe une gradation d'échelons entre la philosophie des classes supérieures et le libre examen des classes inférieures;en France, entre le scepticisme d'en haut et l'idôlatrie d'en bas, il y a un abîme, un

trou. Et avant peu vous verrez ce que ce trou amènera! »

« L'Egypte, l'Égypte, répétait à l'oreille de. son voisin, un artiste en peinture et en style, pour le moment absent du souper, l'Egypte, je suis persécuté par l'idée fixe de jeter quelques pages sur ce pays.une terre tourbeuse, un sol comme le: caoutchouc, où les pas ne s'entendent pas. Vous ne connaissez, que l'Orient èlair et découpé. Là, c'est à tous les plans,-des voiles d'imperceptibles vapeurs, se faisant plus intenses à mesure, que les plans deviennent plus lointains: et dans la grise vaporisation, des bonshommes noirs ou bleus. il est très rare de rencontrer une note rouge. Ah! le joli ton que fait dans cette lumière la cotonnade bleue. Je les vois tous


ces bonshommes avec une lumière au tront et à la clavicule.~ Et il fit le geste de poser, dans le vide, sur une toile, deux petites touches.

« Oui, il faut une fière puissance de luminosité pour faire coloré dans ces milieux de terrains et de ciels neutres. et encore une végétation jaillissante d'un limon bitumeux, qui a dés verdeurs comme'nulle.part. Non, je n'ai pas trouvé en peinture le mode pour rendre cela. x Et pendant qu'il parlait de l'humide pays lointain, le blanc de ses yeux fiévreux s'agrandissait d'une manière étrange. Il continuait «Et la nuit, là-bas cé que c'est! Eh Georges? jeta-t-il à un convive du bout de la table, qui ne l'entendit pas te rappelles-tu les heures que nous avons passées près d'un pylône, dans cette enceinte occupée par un cordier? Ah' ces heures,, je, veux. écrire quelque chose pour m'en redonner la 'sensation H

Et le peintre-écrivain retombait danjs une absorption, où n'arrivait plus à son oreille le bruit de la table.

La science pure, la science bellement abstraite, la science contemptrice de l'indus-


trialisme, -.jetait le chimiste, voyez-vous~ c'est le fait des sociétés aristocratiques. Les Etats-Unis ne s'occupent et ne s'emparent de nos découvertes, que relativement. à l'application il en e~t de même en Italie, où les sa-' vants désintéressés appartiennent à là vieillé génération des savants. En ce siècle de l'argent, il n'y a plus, messieurs, de recrutement pour les carrières de gloire. Dans ces pays, qu'est-ce qu'il arrive, quand les instincts d'un jeune homme sont par trop scientifiques, il se met dans une carrière satisfaisant à moitié ses goûts' et à moitié son désir d'enrichissement. Il devient ingénieur de chemins de fer, directeur d'une usine, directeur d'une fabrique de produits chimiques. Et déjà cela ~commence à arriver en France, où l'École polytechnique ne fait plus de savants »

Ce. bruit, ce bruit mou, ah! je ne sais comment vous en donner l'idée, disait un jeune général et cependant il me revient, ce bruit, quelquefois à l'oreille. Nous étions si pressés, si serrés, si les uns dans les autres,.en montant a l'assaut de Malakoff. eh bien, tenez. j'entendais les balles entrer dans le corp&


de ceux qui étaient a côté de mot,~ avec le /om'< de pierres lancées dans de la glaise, et quand les balles rencontraient un os, ça faisait l'éclat d'un arbre qui se fend par la gelée. Ah! c'est un vilain-bruit! ))

« Oh, mon Dieu, oui laissait tomber par petites phrases et comme dans une rêverie, l'homme d'imagination de la science, encore une dizaine de millions d'années, tout au plus, avec du combustible et une température possi- blé sur la surface de la terre. Puis au bout de cela, plus de bois', plus de charbon de terre, et une période glaciale. Alors, le restant de l'humanité, qui n'aura pas été déjà gelé, sera obligé de rentrer sous 'terre, de s'installer dans les galeries des mines. On se nourrira de blanc de champignon. et comme il faut toujours à l'adoration de l'homme, un dieu de lumière, l'homme sous terre adorera le gaz des marais, autrement dit le feu grisou. M

–«Mais, dites donc, ça développera peutêtre une terrible puissance métaphysique, cette ` vie sur soi-même et sans la distraction du soleil? n dit très sérieusement le voisin du savant, qui avait ses grasses mains, ecclésiastiquement


'croisées sur sa serviette, remontée contre son estomac.

J « Messieurs, fit tout à coup la Faustin, il y a là un certain vin, un, vin du Cap, embarqué sur un vaisseau hollandais qui a fait naufrage sur la plage de Schewningue. voilà plus de cent ans. et qu'on vient de retrouver dans ses barriques encroûtées de coquillages, en retirant la cargaison du fond de la mer. un vin qui coûte 200 fr. la bouteille. vous reconnaissez là une galanterie dé M. Btancheron. c'est peut-être le moment de le boire?

« Et de le boire à la santé de Phèdre » s'écria la table d'une seule voix.

Le vin versé, tous les convives se levèrent, et parmi le choc des verres, la tragédienne fut acclamée aux cris de « Vive Phèdre Vive la Faustin

Dans le désordre de ce toast porté debout, pendant que le jeune, homme, à la voix musi:ùb, disait tout haut « Tiens, c'est drôle, à force 'avoir cherché de l'aplomb, j'ai perdu l'équilire )) les deux sœurs s'étaient rapprochées, et Bonne-Ame jetait dans l'oreille de sa soeur


« Un moment/j'aurais parié cinq louis sur la tête du petit voisin. » « Ah une bien jolie musique, si on pouvait en ôter le monsieur. C'est toi qui l'as amené? » « Non. et l'autre? ))

« L'autre. un vrai pot de miel. de miel rancë.))' »~

–'< Et. maintenant, s'exclama la Faustin en passant toute seule dans le salon, maintenant une orgie de Beethoven. Qu'on en joue, qu'on en chante,, qu'on en danse. Je veux du Beethoven jusqu'au jour. Mes nerfs de ce soir ont besoin de cela!

XVIII

Le lendemain de la première de Phèdre, et de ce souper qui avait presque duré jusqu'au jour, la Faustin se leva en proie à une de ces -tristesses noires, à un de ces navrements sans cause et sans raison, qui suivent les grandes dépenses de nuide nerveux dans de l'émotion, dé la joie, du plaisir fiévreux.

Elle déjeunait sans ouvrir les journaux de théâtre parus le matin, et rendant compte de la représentation de la veille.


Elle avait le dégoût de son chez soi et le dé;goût de la sortie au dehors, et l'appréhbnsion de la visite de ceux qu'elle aimait le mieux.~ A son réveil, elle s'était tout à coup découvert une espèce de désintéressement affadi et écœuré de tout ce qui l'intéressait le plus, les autres jours. Et ce nonchalant renoncement de son être à une volonté, à un désir, à. un caprice, et ce manque d'appétence pour quoi que ce soit au monde, se traduisaient par. une sensation particulière, propre à l'ennui noir, intense, splénétique elle voyait gris, elle voyait le ciel, son appartement, Guénegaud elle-même, dans un semblant de décoloration des couleurs de la vie, et avec quelque chose dans la vision de pareil à ce qui se passe dans les yeux d'une femme, tombant d'une salle de bal brillamment éclairée, en une antichambre aux quinquets baissés. Et la morne désolation de ce lendemain, n'était pas le nuage que met au front de la femme une contrariété de la vie, et qui se ~dissipe dans un peu de nervosité 'batailleuse, mais était un sombre -et momentané desen-chantement de l'existence, le repliement lassé d'une créature sur elle-même, avec ce temps d'arrêt du travail squrieur de la cervelle et de


l'enfantement continu des projets et des châteaux eh Espagne, qui ne. cesse que dans cette sorte d'ennui et dans le sentiment de la mort. 'La Faustm était remontée dans'sa chambre, s'était assise au coin de la cheminée, du vide dans son regard incertain et ne fixant' rien. Elle jeta, deux ou trois fois autour d'elle, de ces coups d'œil qui vont de droite à gauche sur ,un'tapis, comme appelés par une apparence de chose qui n'existe pas, se leva, alla à son lit, et, avec des gestes lents, presque inconscients, se mit à défaire la couverture, et commença à se déshabiller.

Au milieu de son déshabillement, elle sonna Guénegaud, lui dit « Fe,rme les volets, apporte-moi une lampe .allumée.et que la porte soit défendue pour tout le monde.

« Madame serait-elle malade ? ))

« Non, mais je trouve aujourd'hui ennuyéux )) Presque déshabillée, elle entrait dans un des, cabinets de 'l'alcôve, au milieu de ses chemises de nuit choisissait un petit volume parmi sept ou huit qui se trouvaient mêlés au linge et à des sachets d'iris, et mettait le petit volume sous soo. oreiller.


Puis aussitôt, fourrée 'frileusement sous les couvertures, dans le 'bien-être de la chaleur commençante, au milieu de cette nuit factice, éclairée par une lampe à abat-jour, le visage de la Faustin se détacha avec une toute petite touche carrée de vive lumière sur le front, avec une petite ligne de lumière humide au bord de la paupière inférieure et mettant un éclair mouillé dans le bas de la prunelle, avec une cédille de lumière au coin de la bouche, dans la fossette du sourire, et tout le reste de la figure en une pénombre caressée, sur les délicates rondeurs, par des renets er-

rants.

Dans les vilains, temps de votre vie, pour échapper aux heures ~ennemies d'une journée, n'avez-vous jamais songé à vous éloigner, à vous absenter de l'existence, pendant ces heures, par la lecture d'un ouvrage d'une imagination déréglée, folle, insensée, et cela dans le milieu un peu hallucinatoire du lit et de l'obscurité?–Eh bien, c'était l'expédient trouvé par la Faustin

Elle se retourna du côté du mur, tournant à la lampe la' sinueuse ligne ondulante de ses épaules drapées; et la couette de cheveux fol-


letsdésanuque, frisant derrière elle sur le drap, elle se mit à lire dans. le petit livre, tenu d'une main sous son nez, les pages frappées de lumière. w

Les pages du petit livre transportaient l'esprit de la femme dans un, monde étrange, un monde aux paysages d'une grandeur terri!.fiante, aux profondeurs d'espaces incommensurables, aux étendues infinies d'eaux fuyantes,' aux clartés de planètes incendiées, aux architectures de rêve d'un Piranèse, au dénié incessant de myriades d'humains éternellement processiônnant, aux perspectives interminables _de femmes dans des robes d'Orient, assises sur des divans d'azur. '< Et dans ce recueillement de la chambre close et faite nocturne, et dans le tiède engourdissement de la inoiteur, et parmi la vague vie du lit, la Faustin avait, pour ainsi dire, l'approche des choses lues, ainsi qu'en une vision. Et dans ces paysages surnaturels, tout le .passé revenant sans ordre et au hasard, toute .l'histoire de l'humanité bouleversée et comme secouée dans un kaléidoscope, tombait autour d'elle en brusques et magiques tableaux, à tout

moment bouleverses par des changements et

1


des interversions de décors et de temps. Elle se trouvait au milieu de la cour de Charles I", et soudainement le bal, la musique/les dames parées s'évanouissaient, après un claquement dans deux mains, deux mains qui n'appartenaient à personne, devant l'entrée du consul Paul-Emile, entouré d'une cohorte de centurions romains portant la tunique ~écarlate au bout d'une, lance, -et acclamé dans le lointain du hourra des légions romaines. Elle vaguait dans la panique d'une déroute d'armée moderne, entourée du piétinement de milliers de fùyards invisibles, et elle voyait des silhouettes de longues femmes tràgiques, qui se disaient, en se pressant les mains « Adieu pour jamais x et disparaissaient avec un soupir sanglotant, au mot La Mort, tombé des lèvres d'une pâle Proserpine, trônant dans une apothéose livide. Et l'écho répétait longtemps « Adieu pour jamais,, adieu pour jamais. » Dans ce que la femme couchée lisait, il y avait beaucoup de choses qui lui échappaient, beaucoup de choses, dont son manque complet d'instruction ne lui donnait pas la clef, mais au fond ce livre était pour sa grande personne, ce qu'est un conte de fée pour un. enfant, dont la


petite intelligence ne perçoit que ie~ merveilleux de l'imprimé.

Et à mesure que la Faustin lisait le ~aMyeMy e~'o~M?M les ivresses d'imagination de Quincey la gagnaient, l'enlevaient, par une suite d'intenses sensations cérébrales, à la réalité de la vie, à l'ennui du jour, à la détente maladive de ses'nerfs.

XIX

Un curieux et intime musée que le foyer des, acteurs de la Comédie-Française, où toutes les vieilles gloires dramatiques, (peintes ou sculptées, sont vivantes aux murailles, et semblent se pencher, dans un sourire, sur le repos d'un comédien ou d'une comédienne d'aujourd'hui, pendant un entr'acte.

A ce mur est accrochée la Duclos, apparaissant en la peinture d'apothéose de Largillière' dans la majesté, la pompe, le grandiose des reines de théâtre d'autrefois, avec l'ample étal dé sa, poitrine nue, parmi les lambrequins de son costume d'Ariane, et sous la couronne d'é~e- toiles que tient suspendue au-dessus de sa tète,


un.robuste amour. Et la Duclos est entre Baron et Lekain, et on voit. sous elle, la belle et douce tête méditative de Molière, peinte par Mignard. Contre cet autre mur, sont exposés les deux foyers peints par Geoffroy, et qui font revivre M"" Mars entourée des acteurs et des actricesdés premières années du siècle et au-dessus d'un de ces foyers, se montre la tête de Talma. Là, sur cet autre mur, entre les deux fenêtres, le vieil et monumental régulateur qui a marqué tant d'heures douloureuses ou triomphales, et qui s'élève entre deux colonnes supportant les bustes en marbre blanc de Clairon et de la Dangeville, avec au 'bas deux X, sur l'un desquels 'se tenait toujours Rachel. A ce mur, au milieu duquel la cheminée porte pour pendule, un bloc de marbre blanc surmonté d'un buste en bronze de Préville, c'est d'un côté la toile d'Ingres/représentant Louis XIV, recevant a. sa table Molière c'est de l'autre le tableau archaïque donnant une image exacte de notre vieux théâtre, et de son éclairage aux chandelles, et où se voient figurés, dans un de leurs rôles, tous les histrions et les farceurs du passé, avec, dans un coin, Molière et ses yeux qui ne sont d'ensemble sur aucun de ses portraits un ta-


Meau donné par l'évéqùe de Nancy à la Comédie-Française.

Et dans le petit musée, pour s'asseoir sous les morts, les vivants ont de larges fauteuils, d'amples canapés, aux belles formes contournées ils ont un meuble du dix-huitièmè siècle, qu'un jour le roi Louis-Philippe échangea contre un lustre, qu'il se rappelait avoir .vu dans son enfance, chez son père, et dont Beauvallet, en ses noires humeurs, cassait une larme de cristal, avec sa canne, toutes les fois qu'il entrait au foyer. Les soirs d'hiver, sous ces portraits, sur ces sièges, de paresse, au. milieu du vert assoupi des tentures, dans cette bonne lumière d'antiques lampes, reflétée par des glaces, en le flambement gai de ces gigantesques bûches, comme il' s'en brûle seulement. là, et dans la cheminée de la chambre des jurés de la cour d'assises, parmi les pauses d'un moment de comédiennes habillées des vêtements des royaumes de la Fable et de la Fantaisie, les soirs~ d'hiver, ce lieu est tiède, doucement lumineux, et à la fois aimablement vieillot et un peu féerique. La Faustin, arpèssa journée enterrée-dans


son lit, s'était tout à coup décidée à sortir, et était venue,. ce soir-là,. passer une heure ou deux au foyer des acteurs de la Comédie-

Française.

Elle était assise, en sa toilette de ville, les brides de son, chapeau dénouées, .sur la chaise à l'angle de la cheminée, tournant le dos au vieux tableau qui montre Molière et GautierGarguille. pantalonnant, et le coude appuyé sur le petit-clavecin, aux formes raides, qui figurait aux représentations du dix-huitième siècle, dans le ~ar~- Séville, sur le petit meuble-relique de la comédie de Beaumarchais.

Ne voulant pas sortir, la tragédienne avait été jetée hors deviez elle, par ce besoin impérieux qui pousse, lé lendemain d'une création, l'inquiet créateur à aller, malgré lui, aux endroits où il espère entendre parler de sa chose, se voir adresser des mots qui lui disent qu'il occupe l'attention, récolter de la louange, toucher de la bouche des gens qu'il connaît, l'admiration publique.

On jouait ce soir-la une grande pièce moderne d'un académicien qui ne faisait pas d'argent, précédée d'un proverbe de Musset, représenté déjà une centaine de fois. Il-y avait peu de


monde au théâtre, et le foyer des acteurs était ` presque désert.

Trois personnes seules s'y trouvaient un ma-.gistrat qui avait .un attachement dans la place, qu'il dissimulait sous une cour générale faite à toutes les actrices de l'endroit; un vieux lettré, familier de la maison qui, après s'être chauffé toute la journée dans les bibliothèques, venait se chauffer le soir au théâtre; un savant prus-~ sien mis à la mode par l'engouèment de notre monde Scientifique pour la science germanique,et en train de se produire dans le monde, orné d'une .cravate à pois.rosés. « C'est pourtant vrai, disait-il au lettréfrançais, je .croyais que le travail dans un

coin, ça menait a quelque chose. et je jouais, comme un Allemand que je suis, en ce tempslà, du piano le soir dans ma mansarde. mais le vieux Hase m'a dit qu'on n'arrivait ici que par les femmes. Voyez Champvallier. s'il

n'allait pas dans les salons: alors je me suis fait habiller, comme tout le monde. )) Ici il jeta un réjouissant coup d'oeil de satisfaction orgueilleuse sur sa personne, puis il reprit sur 'un. ton pénétré de.tristesse « Seulement voilà le maiheur. je sens que je ne pourrai.

..16'


jamais arrivera dire aux femmes de petites cô- chbnneries, comme vous savez les dire, vous autres Français. J'essaye bien. mais c'est trop gros-puis ça-devienttrop''salàud.tje reste en plan au' milieu de ma phrase, sans pouvoir la terminer. ')) = De'temps en temps, un acteur jetant du vestibule un' regard de reconnaissance dans 'le .foyer, marchait à là'tragédienne, lui Nommait les'journaux de théâtre qui.l'avaient bien traitée -le matin; mais sans y ajouter rien de son propre fonds.

Seul Brossant, dans son voltigeant costume de' Fantasio; vénait-s'asseoir de l'autre côté-de

la'cbeminée t~ l'entretenait fout hautravéc une .chaude sympathie dé camarade, des grandes qualités dramatiques .qu'elle avait déployées la veiUe. 'Puis le foyer se nt.-complëtemehtvide. Enfin entra un monsieur connu de la .tragédienne, un petit monsieur sec, à ta calvihe soignéertravaiUée, au'crâne rendu, par des. recettes particulières, semblable à une lisse boute d'ivoire,.le type insupportable' de l'homme -du monde ~Ve~n~, un''amateur-brocanteur, un carotteur délivres a succès'; un cornac des étran-


-gers 'de'distinction,le 'parfait ?'<MCM?', en~un mot; dont le compliment, sans qu'il le voulut, était toujours blessant' mais toléré,mais.par'donne .presque, par cette lâcheté .du. Parisien vis-à-vis d'un personnage, dont le nom es~ cité par les journaux, dans tous les enterrements célèbres et dans toutes les'premieres. Du fond du. foyer; .s'avançant ;yers la tragédienne, en un~-profondrisalut, il .lui dit, la tête penchéeide.côté, Ies:deuxbFas.tpmbéslè'longde -son corps,'et de sayoixla<plus;caressante j; h: -«iSavez-yous que ça été .tout a. fait inat-

tendu pour moi, votre succès d'hier. vrai; je ne vousfCrQyais:aucun des moyens que. com- porte le.'role.mais ~ennn~.ce succès,, il; faut' bien s'y:rendrë,.puisque.tout le monde le consacre.ce-que c'est cependant, je .n'avais au- cune connance. je dois vous .l'avouer, je vivais dans un- monde niant d'urre manière si radicale.votrë talent~quej'ai éprouvé un véritable' étonnement, un; étpnnement. Men .cbarmant,=croyez-Ie. mais permettez moi de. vous présenter uj~ étranger, qui a une furieuse.envie de faire connaissance ~vec-notre grande tragé-

dienne.))' r.<

Il dis paraissait bout- de~ quelques ,in-


stants, présentait à là Faustin un amiral hollandais;*parlant si peu et si mal notre langue, qu'il était bien improbable qu'il pût comprendre autre chose en français qu'une pantomime de Deburau.

'L'homme du monde dilettante et l'amiral, hollandais étaient remplacés auprès de la tragédienne, par deux jeunes attachés d'ambassade, vernissés et lustrés, et se dandinant au bras l'un de l'autre, et faisant dans la glace de la cheminée des effets de gilet à cœur, et répétant tour à tour sur un ton expirant « Divine, divine;divine! ))

Un enthousiasme, sincère ce dernier C'était un chirurgien célèbre, connu parsa passion pour le théâtre, et qui, traversant le foyer comme un boulet de canon, jetait d'une voix essoufflée, ces phrases à la Faustin:

« Pour vous, j'ai manqué une opération à Bordeaux. Oui! j'ai télégraphié à mon malade «Impossible demain, la Faustin joue. » Vous avez été admirable, admirable tout le temps. » La Faustin eut un de ses jolis sourires, au délicat retroussis d'un coin de lèvre, et dit –« Non, non, très cher monsieur. Voyezvous, j'ai une chose qui. ne me trompe pas.


Quand mon talent donne bien, donne tout à fait, je m'écoute. j'ai du plaisir à m'entendre. je jouis de moi-même. je suis en même temps et l'actrice et un peu mon public. Eh bien! hier, oui, j'ai éprouvé cela quelquefois. mais pas toujours.que non, pas toujours.))

« « Admirable tout le temps, tout le temps )) cria en s'enfuyant le chirurgien, à l'appel, d'une voix disant « On commence, Messieurs. )) Puis,, sur le bruit, répandu dans la salle, de, la présence de la Faustin au théâtre, des amis, des connaissances vinrent la voir, et la louèrent, mais sans qu'ils trouvassent en leurs touanges la.phrase qui y~oM<7/<' une vanité. Et d'autres vinrent 'encore, et ce furent de nouvelles visites et de nouvelles protestations. Ennn, jusqu'à ce que la Faustin quittât le foyer, se succédèrent des complimenteurs à v l'admiration expansive, bruyante, grandiloque. XX `.

Les comédiens et les comédiennes de talent, ne se laissent au fond ni toucher ni prendre par

16.


l'éloge bête, le compliment courant, les/grosses .félicitations de'leurs nombreux amis et'de leurs immensesrelations. Pour que leur vanité soit vraiment chatouillée,- il: faut qu'ils rencontrent -dans l'admiration qu'on leur~témoigne, une appréciation'originale, formulée dans une p'hrasç -.juste,: et il-est besoin: qu'on leur dise ce-qu'ils senten't.avoir bien joué, et- qu'on'mette aussi,)e doigt sur ce qu'ils, trouvent n'avoir pas.rendu d'une 'manière satisfaisante pour eux-mêmes. .Decé~mépris.-intérieur.'chez-lës acteurs-ét les actrices pour la banalité .aimable de .tous-, naît ,une confiance, une:foi'endeux.ou'trois intimes, .'deux .pu trois gens: debout, d'ordinaire désagréables et-bougons,-et parfois' péchés dansfies milteux les plus excentriques, mais'dont le.jugement a uniquement.pour~eux une importance, une .action, une .pesée sur leur jeu, et c[ui. seuls .leur donnent le:plaisir de la louange.. Et.le.lendemainde la soirée, du foyer, âpres son déjeuner, la Faustin se rendait chez un de ces intimes, qu'elle s'était étonnée de ne pas voir après la représentation.

Elle arrivait, rue Sainte-Appoliné, devant un petit hôtel bâti dansia seconde moitié du dixhuitiëme.siëcle à la ~proximité dû Rempart, de


!a"prpmenade 'de~ses'carrosses,;et- qui.etait. daps retarde délabrement d? une maison .abandonnée

et, sans locataires; depuis des années. < .~& L'hôtel, aux ouvertures: du rez-de-chaussée murées; n''avait point de portier; _et,~ au bout de dix minutes qu'elle sonnait, un: antique domestique à la tournures-niaise: d'un laquais dé comédie de l'ancien répertoire, après une reconnaissance; de la visiteuse par lui 'où-vrait une petite baie pratiquée dansun montant de l~:grande:,porte-cochère. < Elle traversait d'immenses pièces démeubléës, -décorées~de; boiseriesrcharmantes,' de boiseries -blanches, mais doutés': noires d'une poussière vieille d'un demi-siècle, .et "où parto.ut~se 'voyaient sculptées des'colombescau milieuTj.de rosés -une: gracieuse signature, ..laissée aux lambris par 'Mlle Colombe, déjà: Coméd~eïtalienne, pour laquelle avait'été bâti. cet hôtel. -La Eaustin:était: introduite dans.la chambre' 'du vieux :marquis de~Eontebise, qui, quoiqu~iI fut. une .heure: de~Papr.ès-midi,_ était-encore~u

~it\ 'n'J

Près de sa perruque;~ son'râtelier trempant "<iahs'un-bol; sur sa table de-nuit/.le vieux marquis était'couché, le corps~enveJoppe dansc-une


peau de mouton, un bonnet de fourrure à oreillettes sur la tête, et ayant devant lui, attachée assez haut, avec des épingles, aux rideaux du pied de son lit, une serviette.

<f Et comment ne vous a-t-on pas vu, monsieur le marquis ? H

–« Petite, je t'ai trouvée incomplète, dit-il durement, incomplète, oui, incomplète, entends-tù ? répétait le marquis tout en graillonnant, et en envoyant, entre chaque mot, un épais crachat sur la serviette, fixée au pied du lit.

Le marquis de Fontebise était un vieux gentilhomme, ruiné par les femmes de théâtre, et auquel il ne. restait que le petit hôtel acheté, avec une intention galante, dans les dernières années de sa splendeur, et une rente si mince, qu'elle le condamnait à manger à la gargote, et le réduisait au service d'un Caleb, voulant bien se contenter des gages d'une 'bonne. Il passait pour le dernier survivant de ce foyer de la 'Comédie-Française, qui avait pour présidente l'inimitable Contât, et autour de laquelle se groupaient Collin d'HarIeville; le marquis de Ximenès, Andrieux, Picard, Vigée, Alexandre

Duval,. Ducis, Legouvé. Tous les soirs, où le


Théâtre-Français ou.l'Odéon représentaient une tragédie ou une.comédie de l'ancien répertoire,~on était sûr de le, rencontrer là, ou se donnait la comédie ou la tragédie. Doué de la mémoire des vieilles gens du siècle dernier/de cette mémotre'qui retenait tout le nobiliaire de d'Hozier, il connaissait ses classiques par~coeur, soufflant malgré lui,'au théâtre, quand le. souffleur était en rétard, et il vous initiait' à toutes les métamorphoses connues et inconnues d'un rôle, et il vous racontait, comment tel geste, qui s'était produit par hasard, avait amenéteiregard, tel jeu de scène n'existant pas avant, et il était capable de vous donner l'intonation particulière, avec laquelle tous les hémistiches célèbres avaient été dits par les comédiens et les comédiennes illustres, qui s'étaient succédé depuis soixante ans. ` ) De sa propre autorité, il s'était fait, en quelque sorte, le conservateur honoraire des tradi.tions, qu'il défendait avec une passion colère, et des tapements verticaux de sa canne à béquille sur les planches~ tout à fait amusants par leur enragement débile. Les acteurs le consultaient, les débutants demandaient à se faire entendre chez, lui, où il les recevait dans son


Ht, au fond duquel il passait toute.la journée, ne se levant que pour dîner et se rendre-au théâtre. De ramour des comédiennes, le marquis ;,de Fontebise, depuis nombre d'années, était passé à l'amour pur et désintéressé de l'art drama~tique. Le premier, quand la Faustin avait débuté sur un misérable théâtre; il,.Favait découverte, prônée, menée chez les; journalistes, ,poussée; à rOdéon, enfin avait misau'serv.ice.dela.jcune ulle un zèle, une activité, une persistance, un 'entêtement de'professeur .et de progémteur. Cette. protection .du marquis, il est .vrai, loin d'être' toute gracieuse, était bien au contraire prodigué de duretés, de gronderies, de.mauyais compliments, ;où revenait, à.tout. moment,.son -injure favorite.: « .tête de bois »; et quelquefois même, quand le travail de l'actrice n'allait.pas à 'son gré, pris 'soudainement :d'accës d'irascibilité séhile; il lui 'arrivait- de jeter à la tête-.de son élevé, tout ce qui' se.trouvait à la portée de

':samain."

Lé marquis était étendu sur le dos, les. deux coins dë l'oreiller-rabattus autour de la tête et de son enfouissement dans les draps sales,, sorraient des sourcils blancs en broussailles., ;un


despotique nez aquilin, et des yeux jaunes, regardant la tragédienne d';un- -air 'mécontent, fâché.. La Faustin essayait-de se' défendre sur un ton desfamiliarité humble: « Monsieur le marquis, vraiment le

rôle.H'

« Qu'est-ce que tu vas te.permettrë de dire du rôle. ne disais-tu pas déjà' de Bàjazet que ça'entrait trop tôut-de suite dans la passion, et. qùeça te gênait?)'

~«Eh bien je le dis encore. quant au rô)e de Phèdre. convenez-en. il est vraiment tropmultiplet; il n'y a jamais eu d'actrice au momie, faite- de façon à .satisfaire complètement dans cétte''créàtion. ce n'est pas ma fàute, c'est la faute à Racine. Le poëte,~ j'ai lieu d'avoir. con-: fiance 'en' lui, de m'abandonner à son' .inspiration. eh bien, tout~le temps, il me trompe. il iTt'ë met- dedans. Il .y -a~ positivement deux' femmes qui ne se tiennent pas dans ce rôle. )) « Ta, ta,ta,tu~,yas.;mej,rëpéter, .n'est-ce

pas, le mot du grand Roi, qu'il fallait faire jouer le"Yole~ à la ~fois par ~la--Ghampmeslé et par-la D'Enncbaùt. M II-reprit après avoir craché: «'Vois-tu, petite, ~6n, -«C'est tor-qui ~l'as nom-,


me c'est d'un sec. il est clair que c'est plus -difficile à dire que dans Euripide. il n'y a pas à se rattraper'sur le « et non pas moi » mais .c'est d'un sec, ah, c'est d'un sec

« C'est vrai, nt-elle, l'intonation juste, vraie, sentie, je l'ai rencontrée un jour, en m'essayant dans un salon. mais depuis, je ne l'ai jamais retrouvée, jamais, jamais, malgré tout ce que j'ai pu faire », et elle ajouta sur .une note mélancolique –« M y a des choses comme cela chez nous, que nous ne disons bien qu'une seule fois, dans de certaines dispositions 'de F&me. ))

« Tu ne l'as pas voulu. les péronnelles .de notre temps ne savent plus travailler: Songes-tu aux études préparatoires d'un Lekain dans un rôle, quand il mettait près de six minutes pour dire quatre vers. et est-ce assez pauvre de moyens, la manière dont tu as dit <tans la déclaration à Hippolyte les deux vers Pour en développer l'embarras incertain,

Ma sœur, du fil fatal, eût armé votre main.

« Pourquoi sont-ils de trop ces deux vers 1 pourquoi faut-il, mal à propos, redoubler le geste'! –s'écria la tragédienne, en se levant, et.


se promenant par la chambre avec une certaine animation. Pourquoi n'a-t-il pas. nui après Par vous aurait péri le monstre de ta.Crète,

Malgré tous les détours de sa vaste retraite:

Pourquoi, après l'harmonieux final de ces deux rimes féminines, ces deux rimes masculines d',un bref, qui ne se prête pas à la diction. Pourquoi a-t-il oublié, en cet endroit, que le style théâtral doit être absolument fabriqué pour la.pantomime. C'est une faute que Racine .a faite là. la seule que je connaisse. mais enfin ces deux vers, vous direz. tout ce que vous voudrez, monsieur le marquis, ces deux vers ne ~o!<M~pas le geste! »

« Tais-toi, ou je.te flanque ma perruque à la. tête, » hurla le marquis, qui se livrait à des mouvements désordonnés sous sa peau de mouton. –« Juger les.maîtres, toi. mais tu n'es qu'une bête, entends-tu, parfois une bête de génie sans lé .vouloir, mais enfin une bête, « une <e<e.c~ ~OM tout le reste du temps. « Allons, monsieur le marquis, vous êtes aujourd'hui dans votre humeur massacrante, bonsoir, je m'en vais. À un autre jour. )' «.Ecoute, petite, reprit le vieillard en 17


retournant'vers elle des-yeux adoucis'et' pater- nels; le .marquis-n'est pas' content,, pas content. Tout le temps, vois-tu, ça manque chez toi de la flamme epique.des grandes, passions. après tout, c'estpeut-être mortcette flamme-là. Tout est si bourgeois maintenant; ~Et vous autres, ne' vous mettez-Vous pas avec un monsieur, ët~ rie vivez-vous pas, de là façon plus conjugale, en compagnie du quidam. Ah! les comédiennesmon temps. c'était plus accidenté la vie de leur cœur. Enfin, ce qu'il.y a'de certain, c'est qu'on ne sent pas un seul moment chez toi/le feu aux poudres: ët'Phedre jouée comme ça~, ce n'est pas~câ,-ce''n'est pas ça, ce n'est pas ça.)' » Ici,.lé'vieillard'fit une pause,- les yeux à' demi fermés et commé sommeillants, pause peu-' dàht laquelle la Faustin, croyant qu'ir s'endor- w mait,'se leva; pour sortir. –K"En! petitë/veux~tu~un- conseil? dit le" marquisy-âpres àv.oir'crachë-'sur sa serviette, et au moment o{rl~ tragédienne'allait rëfermet' la~porte~de sa chambre– trouve vite un~ mëcréant d'amant qui te batte. et que tu aimes. z catedonnera'pëut-étrelë~durôte!)) ); 'Ët'~Ia''Faustin retravërsa les gtandës pièces


vides, suivie du: valet décrépit,: montrant' une figure de'petiteinlle'grondée,!où. la: singulière recommandation;' dû-vieil amoureux de'.l'art !.dramati<jiue,;mettait!une ébauche, de rire.

.I~ !1 était trois'.heures. La "Faustinj qui-devait

<H .était trois',heures,. La:FaustiLl).qui'"de:vait

~ouer,- le .soir, ;pour la seconde fois; Rhedre-ve'nait'd'.entrer'dans'sonibain'.t: t""r. )r..r' ;r'La saMe.de'bam de 'l~actrice, /a;e~oM?~p t,orc.e~!Me,~ainsI:quel!appelaitGuenégaud;'était t :'4a seHle:piece qu!elle n'ayait poiht"abaBdbnnëe au tapissier de Blancheroh, et qu'elle 's'était .amus.ée..à!arraQger avec'spn goût'persoQnel, et une prodigalité d'argent, dont: elle, n'aYait.point f.eu l'idée!:pp.ur le;:r.este':du .petit hôtel.– Elle disait, la,femme qui passait tousilesjours.'une *:heur.e .dans l'eau, qu'en le' désœuvrement .inerte d'un bain,-les yeux avaient besoin .d'être ~.distraits par :du~joli au mur: Et elle-'avait fait ;.exécuterpar Bracquemond/1'ingénieux ornema'niste; Tingt-qùatre~grandes! plaques de-faïence qui recouvraient entièrement les'murailles. de j lambris de porcelaine:


Le céramiste avait jeté sur'les lisses panneaux, les oiseaux élancés des fleuves, des rivières, des lacs au milieu du feuillage lancéolé des rives mouillées, et les vols éclatants de ces oiseaux aux couleurs vitrifiées, traversaient comme des éclairs, une verdure d'un clair émail, se détachant sur le fond gaiement blanc et glaceux. Le pavé de la chambre, une imagination charmante de l'artiste! il avait cherché à simuler dessus, la riante jonchée cachant la terre sous les arbres à fleurs, après un grand vent; et les petits carreaux du pavage paraissaient semés à profusion de pétales blancs de cerisiers, de pétales rouges de cognassiers du Japon.

Pour sièges, il y avait des escabeaux de porcelaine de la Chine.

Le plafond était très original au centre; une rosace de glace, dont l'assemblage se dissimulait sous des bois sculptés, jouait le toit à jour d'un Mosque,et sur la glace étamee couleur de ciel, un essai tout nouveau se voyaient peintes des fleurs comme les aimaient les sàlons italiens du dix-septième siècle. Ces peintures avaient' été arrachées à un décorateur de ce temps, tout à fait unique, mais tombé dans l'absinthe la


Faustin n'avait pu les-obtenir, qu'en tenant l'homme, tout un mois, prisonnier chez elle. Et la rosace du plafond avait pour entour, un large cadre carrée à angles profonds, formé de stratifications coulées en cristal de Baccarat, dont les reliefs accidentes et les facettes, multiples avaient les lueurs sautillantes'd'un miroir à alouettes.

Au milieu de la pièce s'élevait un immense brasero en cuivre, brillant comme l'or, et dans .lequel était planté un lilas blanc, un véritablepetit arbre, que la Faustin faisait, renouveler tout l'hiver et tout le printemps, aussitôt que les fleurs se fanaient. F

Mais la pièce'digne de l'envie d'une femme élégante, c'était une baignoire de faïence blanche tout unie, décorée seulement sur son 'rebord d'un serpentementde feuilles de myrthe une des deux baignoires, que seules avait pu réussir à la cuisson, un faïencier ruiné par la construction d'un four pour ces pièces d'une grandeur exceptionnelle, la seconde est au musée de Sèvres. Au-dessus de la baignoire les. robinets d'eau chaude et d'eau froide, deux cols de cygne exécutés émargent brun., avaient été fondus sur des cires laissées par Possot, ce 17.


sculpteur-bijoutier de génie; mort tout jeune Entête de la baignoire, sur une chaise longue, "à la natte une comme un' porte-cigarre de Ma-

nille un peignoir de vieille guipure doublé:nanëlle blanche,'recouvrait à demi,' d'un" pli tombé à tërr'e,de petites pantouues en plumes de colibri. La Faustin était dans l'eau depuis trois quarts d'heure,~rêvassant,' songeant avec la pensée diffuse et comme'liqu'éfiée, qu'amené un'long ~bain'â sa visite du'matin che.z'le marqui~'de Fontebise:. Les: applaudissements, lesTappëls, l'ovation de la nn, elle avait tout eu, dans'la représentation de l'avant-veiUe; et-cependant elle 'se sentait' à demi contente, d'elle, il lui semblait qu'elle n'avait pas donné tout ce qu'elle .s~tait~promise de'donner'en abordant le rôle. -Oui elle avait joué avec toutes les ressources de son talent; mais tout le talent possible, étaitce vraiment assez pour ce rôle. et sans qu'elle sût pourquoi,, il-lut 'revenait, en ce; moment, dans l'oreille; d'-une: manière'presque taquinante un'cri,,un cri poussé dans une mauvaise pièce .de' poitrinaire, du. boulevard, par: :une assez médiocre actrice. mais qui était uit peu poitrinaire.


Au-milieu de; la rêvasserie de'la tragédienne, r Guénégaud entra,Temit à sa'maîtresse une carte, :en disant; que' la personne porteur de Ja-carte, -était en bas, et demandait le jour.et rheure,où ~.eiie'luirferait;rhonne.ur de;le'recevoi;r, 'j~La Faustin lut la carte qui portait r LÔRbANNANDALE

«~ Lord'Annandale, fit-elle, je. ne/'connais -.pas.mais pas du.tput. ))- « Madame ne connaît pas le monsieurjqui m'a; remis.cette.. carte, mais c-'est monsieur

.W.iIliam,Rayne! 'H. -.).

William. Rayne!tu'; dis, ~William Rayne.maintenant.'j e me rappelle .v. Annàndale était-Ienom de son père- eh;;bien,~faisrle entrer,tout. de suite )' j (.. '<r.«, Madame oubliejSans-doute,.où elle-est? )) ,«Jeté. dis,de l'amener~ H. D'une main tpemblotante d'émotion, la-Faustin atteignit sur une~tablette,un uacon, le. versa tout entier dans lé bain, et quand. lord. Annan.;dale,entra, le corps ;de la femme-~nue-n'était plus qu'une apparence~rqse, presqae invisible, danssune blancheur laiteuse, opaline, qmyoilait.ét habillait sa.nudité, d'un~nuage.


Le jeune lord en grand deuil, s'avança respectueusement vers la baigneuse, et arrivé & la baignoire mit un genou en terre, pour baiser la main mouillée, que la Faustin tendait, ainsi que devant une apparition, presque peureusement.

« Oui, c'est moi, moi! oh bien des choses se sont passées dans ma vie. je vous les dirai un jour. mais j'ai lu toutes vos lettres, et je sais, que vous m'aimez toujours, Juliette! »

« Vous, William, est-ce possible? et la Faustin suspendant sa phrase, tombait tout entière à le regarder et pour ainsi dire, à s'assurer de son existence, de sa présence réelle, dans une joie du visage presque folle. Et quand il voulait parler, lui mettant, avec des gestes vagues, la main sur la bouche « Non, non, murmura-telle, ne me parlez pas, ce que vous me dites ça m'occupe, et le son de votre voix ça me distrait. et je veux vous voir. encore vous voir »

Guénégaud rentra Mon Dieu, madame, c'est M. Blancherôn qui a besoin de vous parler.il insiste pour monter. »

Sur les traits de la jeune femme passa comme


la 'mauvaise humeur d'un réveil, au bout d& quoi elle laissa tomber de ses lèvres « Dis à Blancheron que.je ne puis le recevoir. que je suis couchée avec Monsieur! xEt sur une hésitation de Guénégaud à faire là commission, la Faustin ajouta d'une voix impérieuse « Dis-lui cela, je te l'ordonne. » Guénégaud sortie, la baigneuse fit signe des yeux à William, dé venir s'asseoir sur un escabeau de porcelaine, tout à côté de la baignoire. Et les bras pudiquement croisés sur sa poitrine, et sa chevelure brune seulement appuyée de côté contre les cheveux blonds de William, dans~ un dodelinement caressant de la tête, des mots troubles et attendris, coupés par des silences, disaient tout le bonheur ému de l'amoureuse, qui se tut soudainement, en détournant tout à fait son visage d'e l'homme aimé. William se penchant sur la figure retournée de Juliette, y vit des larmes coulant silencieusement le long de ses joues, des larmes heureuses, que buvaient les coins retroussés de ses lèvres souriantes. « Oh mais, voilà du bonheur bien singulier.on dirait que je pleure, dit la Fâustin en se passant le dos de la main sur les yeux. Quatre heures déjà. William, il faut nous


quitter. Venez me chercher ce soir au théâtre. Guenegaud'va vous'donner le coupon-de la petite loge gri!lëe;Vite'allez-Yous~-en. H ) >. Et comme William allait'passer la porte;la tragédienne,.les.bras et la)gorge:sortis de l'eau, lui jeta dans l'envoi d'umËaiser: ). « Mon lord; ce soir la Faustin jouera pour vous," pour vous tout seul, entendez-vous!: M

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"J. Il 1, T'. 4.

Quand:, la ;Faustint.ari'iyait au théâtre, elle trouvait'dejà formée: une queue !mterminaMc, qui,ondoyant-Ieion'g'deta façade de la rue de Richelieu, contournait l'angte des arcades; et .s'enfonçait dans la petite rue de Montpensier une queue houleuse ;e.t .gesticulante,, au-dessus de laquelle montait .le grondement'de iparoles .passionnées. Pans s'était:pris:d'une ardente curiosité'pour cette seconde ~représentation; à la suite des-discussions lors d&Ia sortie de la première les uns ..mettant, la .nouvelle tragédienne, au-.dessus-de Rachel, jfes autres ne reconnaissant chez elle


qu'une médiocre intelligence, servie par des organes très distingués,~un. merveilleux instrument dont jouait'le' vieux marquis..dejFonte-_ bise~ennn une actrice d'art, mais nullement une~-actricé de sentimën~ C'était, depuis ,deux joui's~ le:'sujet de conversation et la discussion des cafés, des salons, des cercles. Puis, à propos de cé'début, avait commencé à s'engager dans les journaux, une bataille sur la .question de. savoir; s'il'était orthodoxe de; galvaniser la tra-. gédie morte, au moyen d'effets de.drame mo-~ dcrhe; de la façon, avec laquelle la transfuge de l'Odéôn avait l'int.elligencejde la:jouer.. Et! le ?'OM<a?'M s'était donné :rendez-v.ous~ce soir, au Théâtre-Français, pour juger en dernier res-

sort-l'artiste: .i'

La.Faustin montait dans sa loge, et se mettait à répéter son rôle, avec une impatience, la' por.tant a regarder, à toùfinom~ent' la' montre posée

0.)., .f;i[r. :r'ot.i.)) .<):,

sur sa toilette, et l'oreille au murmure lointain dé là salle, s'emplissant et..arriyant à elle, .ainsi quelle bruissement! liquide des :flots_ montants d~uhë inondation. j.; ~Gontrairementà'ses habitudes, latragédienne, à'vànt lés trois'coups frappés, était _sur.la, scène–et-l'oeil au trou. de;la-toile.'Et: son! regard\indiG'e-


rent à la salle bondée de monde illustre, aux sévérités des vieux visages de l'orchestre, a ce public tumultuant et par avance enfiévré d'elle, dans toute cette salle, ne cherchait obstinément de sa pupille aiguë, qu'une silhouette dans. l'ombre, et derrière le treillis d'une loge gril-

lée.

Les dernières minutes précédant la représentation pendant qu'elle fixait longuement le carré noir, dans lequel elle était sûre qu'il y avait maintenant quelqu'un, une espèce de tendre faiblesse physique, un doux commencement d'évanouissement, la faisait, prête à tomber, se retenir, un instant, du petit doigt au trou de la toile.

Et quand, entrant en scène, l'actrice avait à dire

N'allons point plus avant; Demeurons, chëre'OEnone. Je ne me soutiens plus; ma force m'abandonne.

La Faustin murmurait ces vers avec l'abandonnement d'un corps, s'en allant dans une défaillance d'amour, et avec, dans la voix, ces notes mouillées, qui, dans une salle de'spectaéle, font que les gens qui s'y aiment, se cherchent des yeux. Et les paroles de Racine ne racontaient


plus au public l'amour de, la femme de Thésée, mais racontaient à William l'amour de Juliette, et, avec l'ombre des forêts de la Grèce,, elle lui parlait de l'ombre des bois de l'Ecosse; et ce qu'elle disait amoureusement, était si clairement dit à la petite loge obscure, qu'à tout instant, des têtes se retournaient de l'orchestre, des têtes se penchaient sur le balcon, fouillant jalousement ce coin d'ombre, où se tenait un homme inconnu, dont on ne pouvait bien voir la figure.

William était allé complimenter l'actrice dans sa loge, après le premier acte elle le renvoya, lui disant « Ne revenez pas, je ne veux pas de vous au milieu de ce peuple d'indifférents. Vous m'attendrez dans ma voiture après la représentation. »

Au second acte,, dans la déclaration amoureuse, un instant, en l'émotion de sa passion à 'elle, la voix manquait à la Faustin mais le

;public ne perçut dans le mourant des accents de l'actrice, que le spasme, d'une âme épuisée de sentiment, et jamais peut-être la fameuse tirade. ne produisit sur les spectateurs'une si puissante impression.

Durant cet acte et durant les autres, c'était


encore et toujours à William que continuait' à v s'adresser le rôle/ainsi que la modulation d'une éternelle declaration:sur tous: les-tons de la.passion ~c'était à William qu'allaient les amollissements, les transports, les violences de cœur, et les satisfactions~ de l'artiste dans la réussite d'un coï~, jaillissant de l'énamourement~de tout son'êtrë.' Les'bravos, les applaudissements,, le. délire d'une saUe remuée dans:sa nbre par le jeusin-

<ccrc d'une vraie passion, la tragédienne n'en. entendait neni-n'en voyait rien, n'en .percevait t i-jch.,Toutë a; un seul,! il n'y avait pour.-la.Eaustih, ni'orchëstre,-ni premières loges, ni .galerie, ni amphithéâtre, ni -parterre il n'existait que deux mains gantées de blanc- sur' un grillage à demi baissé. "Ainsi qu'elle l'avait promis à lord Annandale, là Faùstin jouait pour lui, pour lui seul,-accordant son: amant 4a pins grande .satisfaction d'ôrguëil'"que-puisse donner à -un'hommeJ'amour d'une~comédienhe: l'oG'rande amoureuse d'é-soh talent;'en-la:'présence; et dans lë.dédain~és'2,000'pérsonnés pour lesquelles'elle -joue, et qu; sont comme si. elles n'étaient'pas.. La 'représentation continuait dans l'admira-


tion grandissante de tous,'et .'en méme:temps dans la surprime ëU'étonnemenf de ceux~qui avaient assistera la"première~ 'Ce n'était plus'ia Phèdre, un peu" sauvagement, sensuelle de d'avant-veIHe~, la Phèdre d'Euripide, c'était la Phèdre de Racine, la Phèdre langoureuse, et au roucoulement -de colombe blessée' de la cour spolie des vieilles civilisations.

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« Ravaud; à la maison, -lentement, » avait dit la Faustin à son cocher.: t't.: 'J La Faustin s'était assisei.à'côté de'.William, avec le: froufrou.que'fait la'soie la'robe d'une femme heureuse ;-ët tous deux, .pleins de'leur bonheur,restaiént silencieux: Us savouraient:la "volupté paresseuse, qui' la nuit, envahit un couple d'amants dans un coupé étroit,.l'émotion tendre et insinuante allant de l'un à l'autre, l'espèce de moelleuse pénétration magnétique de leurs deux corps, de leurs deux esprits, et cela dans un recueillement alangui, et au milieu de ce tiède contact, qui met de la robe et de la


chaleur de la femme dans les jambes de l'homme. C'est comme une intimité physique et spirituelle, dans une sorte de demi-teinte, où les lueurs fugitives des réverbères, passant par les portières, jouent dans l'ombre avec la femme, disputent à une obscurité délicieuse et. irritante, sa joue, son front, une fanfiôle de sa toilette, et vous montrent, un instant, son visage de ténèbres aux yeux emplis d'une douce couleur de violette. Puis encore le bercement de la voiture, qui balance les êtres et les pensées, et jette, à un cahot,. une tête qui s'abandonne contre une épaule qui s'offre. Et sans un seul mot d'amour, les deux amoureux se laissaient aller au petit trot de la voiture, William tenant entre ses mains la main de Juliette, dont il tâtait, machinalement, les doigts menus et enlaceurs, la peau fine, lisse, chaudement moite, et cette paume douillette d'où il lui semblait qu'un peu de la vie de la femme aimée se transfusait en lui.


XXIV

Arrivés au premier étage de l'hôtel de la rue Godotde Mauroi, comme William s'arrêtait, la tragédienne lui' dit: Plus haut, ami; nous souperons aujourd'hui dans la cabine.

« Et les gens que .Madame a Invités pour ce soir? H cria Guénégaud d'une voix désespérée; par la porte entr'ouverte de la salle à manger:

« Eh bien, qu'ils soupent sans moi lu leur diras que je suis partie pourleHavre~ que j'ai voulu voir la tempête annoncée pour cette nuit. » Précédant son amant, la Faustin le fit monter au dernier étage, et l'introduisit dans une J, chambre, au parquet, aux lambris, au plafond 'en bois de sapin vernis, et où se trouvait un lit de jeune fille aux rideaux de mousselines blanche.

--« C'est là mon petit coin, où on me laissa tranquille pour répéter, pour chercher mes ruies. et ce lit, c'est le lit dans lequel couché'


une. amie de province qui vient me voir quelquefois.

Devant la cheminée, où flambait un clair feu de bois, il y avait sur~une petite table des crevettes, un perdreau froid, une corbeille de raisin de'Fontainebleau en'tre deux grenade une bouteille de Champagne un souper~d'étudiant .etjiegrise.tte.; « Dans .tout cela, .s'écria William, je-.ne e vous:, ai point:, encore dit, qu'aujpurd'huL-.vous aviez .été la: plus grande actrice de la terre !~) «~Aujourd'hui, ne parlons que de-nôtre

amour, » fit la Faustin, « mais attendez un moment,.))~ et elle:disparut dans un cabinet. William s'asseyait au coin de la cheminée,

regardant la çhambrette où, dans, la chaleur commençante se dégageait une saine odeur.de résine ;:et_deya,nt le lit aux rideaux, blancs, ce lit pur, il éprouvait un sentiment, d'aise: et~.de .Soulagement de.. ne.pas se trouver dans la .chambre.des amours de la-Faustin et de son_en__treteneur. La Faustin reparaissait au bout de, quelques

.~instants: habillée de la rpbe_de chambre .et de ~~la fanchpn;de,dentélle, que lord Annandale re.connaissait pour .celles que portait. Juliette.;en


nu-its~, où. :to,u -deux. assis sur. le

-.Ecosse., en'.cas nuits, ou tous;,deux,;assls sur le

perron~du château, ~'oubliaient a regarder les

paons Diancs dans le clair,.de lune. :< Qh-! je les .avais ,gardees! )) 'dit la Faustin se, dégageant.des bras de William,: ten;,duspqur;l'enlacer. :.J

Elle.ajoutait.: .«.Plus tard.soyez, raisonna-

Elle _~a.. tard. raisonna-

_.b!e.jeyous,sers,,monJqrd.M, Lesd&ux amants,,autour~de la toute,petite ..table, et sans le service de, domestiq.ues,. çom;_m,ençaient:ce, souper, gué le .frôlement des mains s'offrant des choses, que les bêtises'de sentiment en toute,liberté, à prp.pos de. tout et ;de.jien, que .les .gaietés; des repas, improvises, que~.la fraîche ~émotion, de e tête,a,tete'passionné-dans cette espèce, de mansarde, faisaient ressembler à un souper, des premières amours ,de la. jeunesse. Tous deux mangeaient.en se .regardant et,en .se-sounant. De temps en temps, en ce. repas amoureux,

la. Faustin laissait retomber la. fourchette portée à sa bouche, et, après une minute de contemplation qui ressemblait à. du ravissement.. feli- gieux, comme on en ;voit..dans,Ies tableaux, murmurait avec quelque chose de l'admiration


d'un homme pour une femme, et parmi le souffle profond d'une respiration soupirante « Vous ête& bien beau, mon beau lord » Et il était vraiment beau, ainsi que le disait la Faustin, le jeune lord Annandale, beau de la douceur mélancoliquement tendre de ses yeux bleus, beau de la frisure soyeuse de ses cheveux et de sa barbe, beau de la clarté pho- togénique qu'a seule la peau anglaise, beau de la sveltesse élancée d'une taille à la fois frêle et nerveuse, beau de l'aristocratie des belles races blondes.

Et c'était curieux et charmant le spectacle de la gêne, de l'embarras, de la confusion heureuse de l'homme devant la cour que lui faisait la femme, cette femme applaudie par tout Paris, il y avait une heure.

Et muet, l'amoureux étranger ne trouvait pas de phrase, pas de mot pour répondre aux gentillesses, aux grâces enguirlandant le sérieux de ,ce joli amour français.

Le souper était uni, et comme William avait peine à allumer une cigarette, Juliette la lui prit des mains, l'alluma, en tira une bouffée, et lui mit dans la bouche. y

((Maintenant, mon beau lord,-vos aventu-


rës, toutes vos avéntures, depuis que nous nous sommes quittés. »'.

William lui racontait alors que son père prenant peur de son amour pour elle, lui avait fait donner sa démission à la légation de Belgique, lui avait obtenu la place de premier secrétaire particulier du vice-roi des Jndes, et cela en l'espace de quelques semaines, et avec l'autorité qu'en Angleterre, dans les familles aristocratiques, le père a conservée sur le fils. Il avait écrit à sa Juliette, mais un domestique qui étaità la dévotion de son père avait intercepté sa lettre. Alors il était parti désespéré, et. passait là bas des années, dont la longueur lui avait paru éternelle.

–«Et le tigre noir? »

« Mais comment savez-vous. » Oh ce n'a été qu'une blessure insignifiante, une très grosse égratignure. exagérée par les journaux. « La place, que je la voie. montrez-la moi » –~et les doigts de la Faustin se mirent

machinalement à remonter sous la chemise, le longd'undesesbras..

–«Etes-vous enfant!)) »

Lord Annandale reprenait « Enfin, an bout de trois ans, une dépêche m'apprenait la mort


..de. mon pere. Je. revenais en Angleterre.jc trouvais toutes vos lettres réunies, en un paquet -.cacheté pour m'être remis. c'était le moment .où les. journaux étaient pleins de l'annonce; da .votre début a la. Comédie-Française. Mais.les affaires de Ja succession me retenaient en Angleterre.et je ne-pouvais.etre à Paris que :le lendemain de votre première. Alors la femme;se~aissant tomber sur le tapis à.sns pieds, et accroupie de côté, et.ses bras. Gi-oisés reposant sur ses cuisses, elle lui dit, les .veux ..dans les yeux:, ;–« Mais des femmes de la-bas, je'veux (fue .yousm'en.parliez!)). «~Les bayadères fit lord Annandale sur un ton d'admiration ironique, oh.! de "très. gentils petits êtres .a\ec leur,physionomie :.de .petites. nUes:.rusees, le piétinement de leurs pieds nus, la gaze de couleur qui les habilla de ..transparence, leurs, pantalons de soie collants, ..leurs mains cbargées~d'anneaux et ,de miroirs, leur. front doré, leur. nez cliquetant-de bijouterie. H .= « Oui, oui, malgré, ces nez-là,.je'suis.sùre,' mon beau lord, que: vous avez beaucoup .aimé ':dans.:ce~pays.~ ?


«-Aimer là,.non Juliette, dit l'Anglais. simplement; -c'ëtait. votre .portrait: que j'ai- mais: tout.;oublié;queje! me croyais par .VOUS')' J =.' Juliette se sôulëYa:d'un.:coup de;, reins du;ta- pis, et se renversant sur les genoux de.William, v~ de.ses_bras.retournés:derriërè elle,-ramena à sa bouche les lèvres.de son amant, et lui dit.dans. un brusque,baiser « Viens. )). :Et .déshabillée en:une; seconde, .ses vêtements semés dans la chambre, elle. était; dejà~ au. lit,dans la jolie pose- d~.une-femme, qui, la tête~ap-; puyée; sur un-coude, sourit d'avance~ au plaisir- de la~nuit,'la bouche un peu: ëntr'ouverte~et semblable à une fleur rosé, au fond de laquelle il.yadel'ombre.humidë. = :'J

'.ï,: 1.

.Toute la nuit, entre-les deux amants, ce furent des ardeurs et des langueurs, des étreintes' ? et-des déliements de chairs~ frémissantes, des souffles qui' haletaient dans des baisers, des sou- ) v pirs qui avaient l'air de .'sortir d'un évanpuisse-'nent de.l'éretbisme et :de l'anéantissement y

bienheureux. ;1


La passion se dégageait du corps tordu de la femme, comme une électricité/un foudroiement de plaisir allant jusqu'aux extrémités de l'organisme de l'homme serré dans ses bras. Et parmi les emportements sensuels de son amour, il y avait tout à la fois des tendresses ingénues déjeune fille et du libertinage de courtisane, et des retenues et des impudeurs.

Parfois en le bégayement jouisseur d'un spasme, son enfance' remontait en elle, et lui mettait entre ses dents qui s'entrechoquaient, le mot « Maman », ce nom qui revient aussi dans la bouche des femmes qu'on assassine..

De temps en temps, devant la peur de quelque chose qu'elle tenait renfermé au fond de sa psnsé.e, elle enveloppait William convulsivement d'elle-même, comme d'une protection affolée et délirante. Et toujours des baisers, des baisers, et encore des baisers.

Jusqu'au jour, durait la mêlée de ces deux~ corps fondus dans une longue caresse la pente mort de la volupté apportant au visage de Juliette une transfiguration extatique, et dans


sa bouche de Qamme, faisant le bout de sa langue amoureuse, froid comme un glaçon. Et les érotiques'heures de cette nuit, à, ta pendule de la chambrette, sur laquelle la Faustin avait jeté sa fanchon, sonnaient voilées de dentelle.

XXV

Les deux amants étaient en train de déjeuner, assis a la petite table du souper de la veille, quand Guénegaud entrait, mettait devant la Faustin, une lettre portant un timbre de la banlieue de Paris. La Faustin ouvrait la lettre., la .lisait, les yeux. un moment agrandis, s'écriait « Ah je suis enfin tranquille et passait,. dans -un geste grave,la lettre à William. Voici la lettre Le soir. Station de ViroHay.

« Juliette,

« Tuer lord Annandale, ce n'était pas le moyen de vous ravoir, n'est-ce pas? eh bien, puisqu'il n'y a plus de Juliette pour moi, c'est


moi qui me tue Mais je ne veux pas que l'odieux de ma mort puisse retomber sur vous, et quand vous recevrez cette lettre, j'aurai été coupé en deux, dans une chute de wagon, entre deux trains se croisant/Soyez tranquille, j'ai étudié sur place la question, et vous me savez un homme pratique. Ce sera donc une mort naturelle très bien faite, et qui ne vous regarde pas. Oh! des reproches de moi, Juliette, n'en ayez pas peur J'ai eu une enfance de pauvre, une jeunesse d'homme laid, d'homme commun, et, dans l'enfer des affaires, mes seules bonnes années et qui me rendent impossible la vie des autres privées de vous, je vous les dois et je vous en remercie. Je, n'ai aimé dans toute mon existence que vous, vous seule, et un pauvre chien qui vous faisait fête, et que vous preniez plaisir à caresser. Vous êtes trop nere pour accepter de ma succession quoi que ce soit, mais vous ne refuserez pas. le legs de Dick, et tout à l'heure, en mourant, ce me sera doux de penser, quand je n'y serai plus, que la bête aimée par nous deux, sera quelquefois <;ur vos genoux.

« Adieu.

¡ « BLANCHERON. ? >:


Le regard de William alla de la lettre du suicidé au visage delà Faustin, et il eut une espèce d'effroi du peu de racine que laisse dans le cœur, nouvellement amoureux d'une femme, un vieil amour.

« Cet homme vous aimait vraiment bien, madame –dit avec une note attendrie dans la voix, lord Annandale, il faut envoyer chercher son chien. »

<

XXV!

<*

A quelques jours de là, 'précédés du concierge, lord Annandale et la Faustin, visitaient un des grands hôtels de la rue du FaubourgSaint-Honoré, qui se trouvait à vendre.

A travers l'enniade des.appartements de réception, le jeune lord marchait en avant, regardant à .peine, dans une espèce d'enfoncement en soi-même tout britannique, et qui ne prête aux choses extérieures qu'une attention distraite, ennuyée. Et les commentaires du concierge sur'la hauteur des plafonds, la qualité des peintures, le fini des lambris sculptés,


n'obtenaient du visiteur qu'un petit soulèvement de côté de sa paupière.

On passa à.la visite-du premier. Les volets étaient fermés. En poussant l'un d'eux, de la branche d'un grand arbre tout rapproché de la fenêtre, le concierge fit envoler un gazouillement effrayé.

« ~M'~ » (1) fit lord Annandale, un doigt en l'air, avec un visage à la fois surpris et charmé, et soudainement éclairé par un rayonnement. Puis l'Anglais reprit sa flegmatique indifférence, et la visite continua dans le découragement du concierge.

En redescendant, le pauvre homme se ha-sarda cependant à dire « Pardon, j'avais oublié de montrer à Monsieur et à Madame cette pièce », et il les fit pénétrer dans une petite salle, où se trouvait une grande cuve en marbre, .mais'd'un marbre très ordinaire.

« Bath' » (2) fit lord Annandale, comme .doucement étonné par, la rencontre fortunée d'un objet inattendu, et qui resta quelques ins-

(t)OtSOM. (!)Bain.


tants, les mains nouées devant lui, à contempler en souriant la baignoire.

Quand il. releva les yeux; il vit la Faustin déjà enfoncée dans'le corridor, et. marchant, comme si elle se sauvait, le dos remué par de pefîtes secousses bizarres.

Il la rejoignit, presque inquiet

« Qu'est-ce que vous avez donc, Juliette? La Faustin,,soh mouchoir sur la bouche comprimant une'envie de rire folle, lui jeta, en se livrant à, un gigotement terrible d'un de ses coudes Mais ne me dites donc rien. plus tard: M Il restait à voir les écuries. Le concierge, induit a parler par la bonne impression qu'avait produite la baignoire sur son visiteur, ouvrait la bouche pour. détailler le nombre des boxes, etc., etc., mais la voix lui manqua devant le mépris monté tout à coup surla figure du lord anglais. Le regard qu'attrait pu jeter sur une écurie de bourgeois de'son temps, le Condé qui a fait construire les écuries de ChantiHy, lord Annandale l'eut' pour l'écurie de l'hôtel, qu'il se contenta d'entrevoir delà porte, en jetant un coup d'œil à droite et à gauche du bâtiment, et déjà disparu, il laissait, sa cas-


quette à la main, le concierge abasourdi de l'originalité de son personnage. « Oh, mon cher, laissez-moi rire », disait.la Faustin dans la voiture, en se rangeant un peu, pour faire place a son amant, c'est plus fort que moi, j'en serai malade. bird, et elle imitait le geste que lord Annandale avait fait devant l'envolée de l'oiseau. bath, et elle singeait sa contemplation en face la baignoire. car ce sont les deux seuls mots que vous aviez prononcés pendant toute la visite. Ah! vraiment, vous avez été trop drôle. Dire que dans ce que vous avez vu là, vous n'avez fait attention qu'à ces deux choses. et c'est pour l'oiseau et la baignoire que vous allez acheter l'hôtel, n'est-ce pas?)' »

Et perdant le sérieux qu'elle avait presque retrouvé, et se renversant au fond de la voiture, toute la figure de l'actrice n'était qu'un rire,. un rire pouffant d'écolière, qu'encadrait un adorable petit chapeau rond, une espèce d'arcen-ciel en plumage, façonné dans la queue d'un paon.

L'amant, d'abord un peu déconcerté, se mit, au bout de quelques instants, à rire comme sa maîtresse, et finit par dire de fort bonne grâce


« Oui, c'est vrai, ma chère, l'Anglais a un peu repercé chez moi, ~là-bas. Que voulezvous Et puis vous ne savez pas que nous, dans l'achat d'une habitation, même dans une ville, nous ne le comprenons pas sans des arbres, de la verdure, et cet oiseau me disait tout à coup qu'il y avait cela, où j'étais. Quant à la baignoire, ça parlait à la manie de lavage de notre nation. seulement j'ai peut-être un peu trop paru étonné de trouver de quoi se baigner dans une maison française. Mais maintenant il ne s'agit pas de la baignoire et de l'oiseau. et vous avez fini de rire. cette maison vous plairait-elle à habiter?

« Comment. je serais diantrement dif- ,Scile. c'est un des plus beaux hôtels de ) Paris. »

« Moi, je la trouve. très convenable, également. mais moi. ce qui me la fera surtout acheter, c'est qu'il y a du terrain et qu'on pourra doubler les écuries. et puis une chose me plaît encore. je veux avoir mon portier intérieur comme à Londres. Eh bien .le perron est très vaste. on peut l'enfermer dans une véranda qui fera sa loge. Alors l'hôtel vous plaît, et vous êtes prête à y entrer demain.


« Demain. Vous savez qu'en France il y a des formalités pour la vente des maisons qui prennent un certain temps. »

« L'hôtel est à louer ou à vendre, n'est-ce pas?.. je le loue et l'acheté. mon homme d'affaire arrangera cela. »

xxvn

Un mois n'était pas passé, que déjà le couple amoureux se, trouvait installé, et comme depuis de longues années,.dans l'hôtel restauré, remanié, refaçonné pour les habitudes d'une vie londonnienne, et peuplé de la nombreuse domesticité constituant une maison montée à l'anglaise.

II avait dans la véranda, nouvellement élevée sur le perron de l'hôtel, le portier intérieur, dont le service unique consiste à toucher les boutons de timbre, communiquant avec les communs, les cuisines, le vestibule. Il y .avait dans l'antichambre, devant une petite.table, sur laquelle, étaient posés l'écritoire et le plateau d'argent qui sert à porter


les lettres, le /oo~aM, le valet de pied, avec ses cheveux non poudrés comme les cochers, mais passés au blanc d'Espagne, et assis dans un de ces grands fauteuils, à immenses oreilles, et dont l'origine vient de l'habitude qu'il a d'attendre son maître revenant des séances de nuit de la Chambre des Lords. Et sur une console, l'on voyait, toujours le chapeau du maître, montrant sa-~ coiffé blanche, et pose. au milieu de brosses luisantes, et à côté du jonc et de la: paire de gants pour sortir, tendus et tirés, et ressemblant au'moule des deux mains d'un mort.

11 y avait, à côté de l'antichambre,- le ~ar7oM~ le parloir, un salon sérieux; sans rien aux murs, pour recevoir lés gens non considérés comme les égaux du maître, lesmarchands, les hommes de lois, les médecins, les vétérinaires.

Il y avait pour le. service, de table tout un régiment de domestiques aux. attributions spéciales, et sous le commandement du 6M</ey (sommelier), une espèce de maître d'hôtel, détenteur des clefs de la cave, ne faisant que donner des ordres, et qui ne porte pas de livrée.


Il y avait l'intendant chargé de toutes les affaires d'argent avec les. domestiques, une sorte de secrétaire subalterne;

11 y avait le valet de chambre privé, le serviteur de fondation dans la maison, et qu'on ne change qu'à la suite de graves révolutions intérieures, le domestique parlant deux ou trois langues, et toujours l'italien et l'allemand, et rarement le français, l'homme de toutes les missions-dé confiance, et faisant le service de courrier dans les voyages, et chargé de s'assurer s'il y'a des <M~ dans les hôtels où l'on descendra..

Il y avait le boy, un garçonnet de seize ans, remplissant l'office d'une espèce de page près de la Faustin, et à qui l'on donnait à remplir les commissions élégantes.

Il -y avait tout un monde.féminin sous la direction de. la /!OM~e-Ae<?~er, la matrone en noir, et une lingère; et une seconde femme de chambre doublant la Guénégaud, et un essaim de c~a~er maids, au petit bonnet-papillon, chargées du service des chambres; et dans la cuisine grouillaient encore une demi-douzaine de robustes créatures aux beaux bras blancs. Enfin c'était l'écurie, établie dans des com-


muns absolument séparés, l'écurie avec son chef d'écurie, un puissant personnage, chargé de l'achat des chevaux et de la discipline ih<ërieure, ayant une voiture et un cheval pour son service, puis le cocher de Monsieur, vivant ~cn dehors de la maison avec sa famille, et ne conduisant que Monsieur, et revenant les volets relevés, dès que Monsieur était descendu; puis le cocher de Madame, ne menant que Madame et au-dessous de ces .trois dignitaires, toute une populace de gens d'écurie, à la toque écossaise, aux gilets à'manches de lustrine, et sifnant toujours, et invisibles pour tout le personnel de l'hôtel depuis Mylord jusqu'au dernier des serviteurs.

Le portier avait été choisi parmi les hdmmes de la plus grande taille.

Le /bo~aH de l'antichambre avait été choisi parmi les garçons de la plus jolie figure. Le chef d'écurie'avait été choisi parmi tes bipèdes, doués des jambes les plus torses. Toute une domesticité dont chaque individu cloître dans une spécialité, comme l'est, dans l'Inde, un bourreur de pipe, et avec en soi quelque chose d'un desservant automatique et rigide d'un culte plein de rites, et où le chan-


sèment des verres et des assiettes à table ressemble à la célébration d'un mystère; toute. une domesticité mettant dans son service'le silence, la gravité compassée, la froide solennité d'étiquette, qui eritourait au coucher de Louis XIV, la cérémonie de la présentation de la chemise royale.

Le passage de sa vie bourgeoise en ce milieu de fastueuse existence aristocratique, n'apporta à la Faustin ni éblouissement, ni transport de vanité au cerveau, ni même une très grande jouissance. Il existait chez la tragédienne l'habitude des palais de théâtre, en même temps qu'elle était un peu de la race du gamin\dc Paris, plutôt disposé à se moquer des faveurs de la grande fortune qu'à étonner. La, femme se divertit de cela comme d'un changement de décor prodigieux, d'une nouveauté réjouissante, d'une révolution farce. Il lui semblait, selon son expression, vivre dans une chi-

MOMCfM tcès amusante.


xxym

Alors les deux amants affichèrent leurs amours au Bois, aux courses, 'en des équipages cités; les étalèrent aux premières dans les avant-scènes de tous les théâtres; les promenèrent, 'en leur bonheur indiscret, dans les bals et les fètes'de bienfaisance;.en firent la montre' un peu ostentatoire dans tous les' lieux du. Plaisir cher, au milieu du bruissement de curiosité jalouse; qui se fait dans les multitudes autour des amours heureuses, apparaissant parmi les splendeurs de la richesse.

Mais cette publicité de leur amour était tout extérieure, leur vie redevenait un tête à tête, une fois rentrés à l'hôtel. A Londres, un homme qui a une liaison iUlcite, n'accueille personne chez sa maîtresse,'ne se montre jamais en public avec elle. Cet homme habitant la France, devenu un continental, s'enhardit à sortir avec la femme aimée, mais'garde, des habitudes d~ sa patrie, une certaine résistance 20


à introduire ses amis, ses .relations, dans un intérieur qui n'est pas l'intérieur conjugal. Lord Annaudale ne recevait donc pas, et toute la nombreuse domesticité de l'hôtel, tournoyait dans lé vide de l'immense salle à manger, autour de la femme et de l'homme, seuls assis à table. Et,la porte de l'hôtel ne s'entrebâillait guère qu'après déjeuner, à cette heure, dans laquelle le maître de la maison en Angleterre, fait à ses visiteurs, les honneurs ~de ses écuries, et où l'amant de la Faustin ne pouvait résister au désir de montrer ses chevaux anglais à ses compatriotes, et au plaisir de dire un peu de mal des chevaux français « ces chevaux toujours eh l'air ».

XX!X

C'était donc, entre l'homme et la femme, un (ete-à-tête du matin au soir,, et qui se continuait au milieu delà foule de leurs sorties, tant ils étaient l'un à l'autre, un tête-à-tête dans lequel la femme qui. aimait, ne trouvait pas un mo,ment d'ennui, et où l'homme de race étrangère


était, tout le temps, comme énivré par le montant du corps et de l'esprit de la grande:courtisane de Paris: la donneuse du plaisir amoureux le plus parfait qui existe sur la terre.

XXX

La Faustin était détaille moyenne, et plutôt petite que grande, et toute élégante, en sa mignonne personne, des minceurs et des sveltesses longuettes d'une apparente maigreur. C'était une de ces fausses maigres, à la gorge pouvant remplir, ainsi que-disait le dix-huitième siècle, les deux mains d'un honnête homme, aux hanches d'une femme grasse, et dont tout le reste du corps avait conservé le délicat et juvénile modelage d'un corps de fillette. Elle possédait, une charmante distinction physique en train de disparaître, des épaules abattues et joliment tombantes, et quand elle était.décolletée, on voyait dans la courbe-suave de son dos, près de l'attache des bras, deux petites fossettes qui riaient. Et sa peau d'une pâleur animée, et presque imperceptiblement rosée au visage, devenait


sur son torse/sur ses membres,. la blancheur matedes brunes quand eiïes sont Manches, la chaude blancheur exsangue peinte par le Titien sur la poitrine de sa maîtresse. Et encore des cheveux châtain-foncés ondulant sur des tempes ramifiées- de veinules bleues, et un front lumineux, bossué de protubérances intelligentes,' et un petit nez spirituel qui n'avait rien de tragique, et une bouche aux coins moqueurs, une bouche douce et ironique, restant-parfois entr'ouverte.dansnn sourire ngé de statue un ensemble de traits peu réguliers, tout modernes, tout parisiens, mais dont le dessin disparaissait dans des jeux de physionomie, dans l'enchante.ment fascinant des. yeux de la femme. La Faustin, avait des yeux gris, ou plutôt d'une nuance indéfinissable, des yeux de la couleur d'une vague; avec dedans, la nuit ou la transparence que. met le passage d'un nuage ou d'un coup de lumière en de l'eau de mer: dès.yeux à la fois obscurs et clairs, des yeux que la mauvaise humeur faisait noiro. et presque méchants;'des yeux que la joie, la sympathie, l'amour, faisaient-bleus, et tout doux.

Elle avait ce regard, la Faustin et une taille, ou, au milieu de la tenue la plus distinguée et


de l'harmonie de gestes sculpturaux, frémissait toujours un rien de la vie remuante, que conservent, même au repos, les reins des danseuses de corde.

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Mais ce qui faisait .surtout le, charme de la femme, c'était l'originalité de sa nature. Elle plaisait, elle ravissait par l'imprévu de sa féminilité. Elle recevait du contact des choses et des humains. des impressions particulières, dont l'expression se traduisait d'une façon inattendue, insolite, différente .des autres femmes. Elle voyait, elle sentait, elle aimait d'une manière toute personnelle., Parmi les 'femmes de. naissance et d'éducation bourgeoises, l'être, féminin, du grand au petit, et de haut en bas, est toujours, pour ainsi dire, le même être, et la sensitivité des unes et des autres semble fabriquée sur un patron identique.. Sous l'action des choses extérieures, la femme bien élevée ou à peu près bien élevée, a des répulsions, des tendresses des commisérations, voire, même des attaques de nerfs qui paraissent avoir été prévues et

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décrites dans un programme dressé pour la classe entière et cela dans une mesure, une pondération, un convenu qui ne sont jamais dépasses. Chez toutes, les premiers mouvements de l'âme sont des seconds mouvements, des mouvements corrigés, amendés et rendus bienséants, et chez toutes, sauf de petites nuances apportées par un tempérament, par une nervosité exceptionnelle, tout se passe de même sous le despotisme d'un certain comme il faut, atténuant et effaçant la personnalité. Ces femmes, mêthe les plus intelligentes, ont également des idées faites davance sur toutes choses au monde, d'après des clichés reçus, un formulaire courant de la distinction, un catéchisme de la pensée des gens bien. Elles n'osent rien montrer au dehors de ce qui se rébelllonne, s'insurge, fait le diable dans-leur cervelle, de ce qui pourrait paraître singulier, anormal, excentrique, enfin dissemblable de ce que leurs semblables pensent. Ainsi refaçonnées par l'éducation, ainsi matées dans la production de premier coup de leurs sensations et de leurs pensées, ces femmes sont d'une uniformité désespérante, et n'apportent aux riches ennuyés des vieilles civilisations, à leurs maris, à leurs amants, rien qui révolutionne


leur apathie, la secoue, l'amuse, la distraie violemment. Et 'vous avez là, l'explication de bien des liaisons d'hommes de la couche d'en haut avec des femmes de la couche d'en bas. Chez la Faustin, au contraire, il y avait la saveur âpre, et generis qui se 'dégage d'une créature du peuple, dont elle était restée, et dont elle aimait la nourriture de crudités et de charcuterie, et au milieu duquel elle se plaisait à se retrouver parmi les feux d'artifice, lès fêtes populaires, les foires des environs de Paris. Et de cette origine, elle avait gardé des mouvements de l'âme moins disciplinés, des impressions plus rapprochées.de la nature, des sensations plus extérieures, et un entrain, et un montant, et une gaieté de pauvre diable, conservée dans l'existence heureuse, et une vie au pouls précipité, une vie agissante, remuante, tourbillonnante, qui n'était pas-le fouettement maladif des femmes du monde, mais bien un peu la bruyancc et le tapage d'un sang, ou serait restée de l'enfance une vie si vivante, que sa fréquentation avait je ne sais quoi de capiteux pour les autres, et les faisait parlants, causants, spirituels. Et si, comme toutes les femmes, elle avait de certains jours ses nerfs,'et plus violemment que


d'autres, c'étaient de courts accès dont elle sortait bien vite par une folichonnerie.

Mais pour être une créature du peuple et être demeurée peuple par certains cotés, la Faustin était en même temps la créature d'élection douée aristocratiquement, et se témoignant soudainement en ces élégances supérieures de l'âme et du corps non apprises, et trouvées on ne sait comment, et par quelle intuition, et que ne rencontrentpas toujours les gens nés dans les milieux de ces élégances. D'une gaminerie elle passait à un rire mouillé, d'une grosse fâcherie à une caresse d'une gentillesse de son invention, d'une vivacité risquée au suprême bon ton, corrigeant un, mot ou un, goût canaille, par une grâce, une recherche, une exquisité à elle, et s'il lui prenait envie, comme chez sa sœur, de boire' un verre de coco, elle le buvait dans un verre de Venise, montrant enfin, à toutes les heures du jour et de là nuit, un être divers et multiple, dans lequel, tour à tour, la duchesse alternait avec la grisette. y

Et c'étaient des transformations, des métamorphoses, de subites transfigurations, la femme, se renouvelant, pour ainsi dire, se-faisait aimer toujours et toujours sous une forme


nouvelle. Et encore des folies, et des drôleries et de la sensibilité là où on ne l'attendait pas, et de l'ironie se moquant spirituellement de sa propre personne, et des trouvailles dans les ingéniosités de la délicatesse aimante, et des pensées pas éduquées, et des mo~ tout neufs, et une succession-extraordinaire de rapides et de fugaces sensations, exprimées à la bonne franquette, et telles qu'elles traversaient la femme. Toute cela mêlé d'une ignorance de petite fille, d'une ignorance qu'elle avouait avec une ingénuité si charmante, qu'elle donnait envie de l'embrasser:

-C'est ainsi qu'un jour, la Faustin écrivant une lettre à son directeur, sous les yeux deWilliam, et celui-ci la lisant par dessus, son épaule, et lui ayant fait remarquer deux ou trois fautes d'orthographe, et la priant de la rècommencer, la tragédienne disait, sur un petit ton adorablement mutin « Non, je vais l'envoyer comme cela, c'est plus nature! M

Et la femme qui écrivait si mal, qui écrivait comme une femme du siècle'.passé, s'exprimait divinement, et personne au monde n'avait dans. l'accueil un charme pareil au sien, et ne s'emparait des gens, .et les faisait siens,


par un plus joli et plus impérieux commandement, se dégageant des grâces de son corps.

xxxn I

La Faustin avait en outre, près des hommes qui vivaient dans sa société intime, une séduction particulière elle possédait un tact de femme artiste qui lui faisait découvrir chez ces hommes, un mérite, un charme, une distinction, que très souvent eux-mêmes, ils, ignoraient, et dont ils lui restaient reconnaissants de la découverte, comme s'ils avaient été réellement dotés par elle, de ce mérite, de ce charme, de cette distinction. Elle était en effet douée d'une délicate perception qui allait tout de suite à la qualité cachée, à la particularité rare, au beau non en vue, que recèle tout individu, à ces riens captateurs, qui sont bien souvent les secrets atomes crochus de l'amour. C'était une vibration de la voix, un esprit du sourire, une beauté de la main, un façonnement de je-ne sais,quelle partie de l'être, que l'amie' ou l'amante mettait tout à coup en relief. Et sur sa découverte d'un gentil détail physique ou psy-


'chique chez ceux qu'elle aimait, la Faustin s'animait, s'échauffait, s'enthousiasmait, comme on s'anime, on s'échauffe, on s'enthousiasme à propos d'un tableau ou d'une statue, et cette admiration devenait dans sa bouche, un thème à petites phrases chatouilleuses, et avec toutes les choses entrantes et pénétrantes, que les caresses d'une voix de femme un' peu grisée, et qui ne dit rien de bête, déposent au fond de la vanité d'un. homme. Et son ?MOH~c de tête pour les élégances, dans les plus petites choses, allait quelquefois si loin, qu'elle aurait été capable, en un jour d'entraînement, de persuader à quelqu'un accommodant d'une manière superlative à sa table une salade de truffes, qu'il était un monsieur exceptionnellement doué. Cet empire de la Faustin sur les hommes, par ces aimables flatteries, elle le devait à la sincérité, à la franchise de son admiration, où l'on ne sentait .ni une préméditation, ni une rouerie, ni un calcul, mais, qui était l'expansion spontanée et toute naturelle d'une sorte d'amour d'amateur pour le charmant, le distingué, le réussi dans l'espèce humaine, et qui se formulait chez la femme dans une exaltation et une .parole enthousiastes.


xxxm

Dans le' siècle' passe, il existe un amour d'Anglais pour une courtisane française, amour dont la tendresse passionnée, une douce nuit d'été, trouva cette jolie phraseaimante « Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne puis pas vous la donner! » C'était une étoile que regardait sa maîtresse.

On aurait dit qu'il y avait dans l'amour de lord Annandale, un peu de la passion de cet autre temps, et, qu'en cet attachement' de nos jours, revivait quelque chose de la chère union des deux amants du dix-huitième siècle, et'du tendre ensorcellement de lord Albermale par Lolôtte.

En la paix du grand hôtel, au milieu de. la mort odorante de Qeurs.dont la chute molle des feuilles sur le marbre des consoles, scandait l'insensible écoulement du temps, tandis que tous deux étaient accotés l'un a l'autre, la chair de leurs mains fondue ensemble, .des heures remplies des bienheureux, riens de l'adoration,


passaient dans un. far MMMj;e de félicite, où parler leursemblaitun effort.

Et c'étaient de douces pressions, des échanges de sourires paresseux, une volupté de coeur toute tranquille, un muet bonheur, d'où au bout d'un long temps, la reconnaissance de l'homme ne sachant comment se témoigner, montait à ses lèvres dans cette interrogation,, faite avec la voix solliciteuse du souhait.

« Vous ne désirez rien, Juliette? )) « Non. »

Et le silence revenait dats l'odeur des fleurs plus odorantes, dans la caresse plus rapprochée des corps, dans l'expression.plus languide des sourires et des regards silence coupé, au bout d'un. autre long temps, par une nouvelle interrogation, qui sous des paroles différentes était toujours la même. « Vous n'avez envie de rien, Juliette? M –« Non. M

Et ces deuxdemandes de l'homme et ces deux/?oM de la femme, étaient tout le dialogue de leurs amours.-


L'amour anglais est peu bavard, peu loquace, peu éloquent; il ne se témoigne point par des mots, ne se répand ni en propos charmeurs, ni en phrases gazouilleuses, ni en petits noms de caresse. Le puritanisme a chassé de la langue, les jolis couplets de Roméo et de Juliette, la, phraséologie galamment tendre des siècles catholiques et l'Anglo-Saxon protestant; n'à. ,« pour exprimer sa Gamme ') que le langage qu'il parle aux prostituées du Strand, et dont ,.les vocables dépassent en salauderie les expressions sales de tous les peuples de l'univers, ou bien le langage à la Tennyson, ce langage moitié mystique, moitié pot-au-feu, réservé pour l'austère amour du ménage britannique. L'Anglais n'a pas le vocabulaire d'amour. Et quand il le rencontre chez un Français, sa sévère éducation, et l'habitude de son mâle verbe, lui en font trouver les termes, les mots, les grâces, quelque chose d'émasculé, d'enfantin, de ~ûM~~OM?' en même temps, que l'iro-. nie à la Swift, qui est toujours cachée au fond de

XXXtV


l'Anglais, le pousse à se moquer intérieu"ement « de cette bigoterie du parler » et le porte même au mépris pour la race qui l'emploie, 11 y a encore chez l'Anglais le dédain de la parole inutile, et comme une pudeur, très distinguée d'ailleurs, à ne pas souligner les marques de son amour avec du verbiage. Dans; ses rapports avec la courtisane française, il est aussi plus fermé que le Français, se livrant moins à sa maîtresse, ne lui communiquant, pour ainsi dire, rien de ses pensées, de ses émotions, de son dedans intime, enfermé dans un téte-a-tête avec soi-même d'observateur à froid.

Mais l'Anglais rachète ce manque de conversation, ce défaut d'expansion, par un aspect de déférence, par une admiration touchante en sa naïveté, par de la soumission d'adolescent près de sa première "conquête, par un ton de la grande.politesse des seigneurs d'autrefois avec les impures ennn, par des riens qui chatouillent la femme tombée, dans ses vanités les plus secrètes, en la replaçant sur le pied des autres. Ainsi la Faustin avait voué à lord Annandale une reconnaissance sans égale de cela, tout bonnement de cela c'est qu'il ne la tutoyait


jamais en public, ainsi que cela se passe, ea~

mari et femme dans un ménage supérieur, regardant' le tutoiement comme le langage de la chambre coucher.

Maintenant chez l'Anglais, qui, même au milieu d'un très vif attachement, a toujours pour la créature qui n'est pas une épouse légitime, un tantinet de mépris, et qu'il n'a presque jamais le pouvoir de dissimuler, il se passe un fait particulier et'tout personnel à la nation anglaise, à l'égard-des femmes dans la position de la Faustin. Les grandes danseuses, les grandes chanteuses, les grandes comédiennes, les grandes tragédiennes, sont considérées par la noblesse de la Grande-Bretagne, comme une espèce d'humanité d'un ordre supérieur, un monde féminin au delà et comme-ressorti du monde de l'amour vénal et elles sont acceptées par la société comme des ~es, et elles sont reçues dans les châteaux avec la.pompe. et tout le fla /?a des grandes livrées, et de la façon dont on recevrait un duc d'York. Il arrive alors que la passion pour ces femmes prend chez les hommes de là-bas un caractère spécial. C'est de la galanterie presque divinisée, une liaison sensuelle dans le bleu, de l'amour physique en de


l'idéalité, et qui se passe au milieu d'un baisemain' perpétuel et de pantomimes amoureuses tenantdu menuet,

Seulement l'Anglais, sous son masque de froideur et de spiritualité, étant de sa nature très libertin, il arrive assez souvent que .dans ces liaisons érotico-sentimentales, et sans que cela entame le moins du monde la passion de pâmant pour la femme conjugalement adorée, quand il lui passe par la cervelle quelque fantaisie lubrique, l'homme va voir les nlles;– et lord Annandale, en cela, imitait ses compatriotes.

XXXV

Un jour de représentation de la Faustin, dans l'intervalle assez long qui s'écoule avant l'entrée en scène de Phèdre, au cinquième acte, après le récit de Théramène, la tragédienne se trouvait'danssaloge.

En ces années, les loges du Théâtre-Français étaient d'une grande simplicité..Uu'divan pour étendre et coucher la fatigue d'un rôle tuant, trois ou quatre mauvais fauteuils, quelques pho-

.?<.


tographies de costumes de l'actrice dans des .pièces succès, accrochées sur du papier à dix-huit sous le rouleau, parfois un buste de plâtre, ceint d'une couronne fanée de fleurs artificielles, remportée de quelque triomphante tournée provinciale voilà tout le mobilier et l'ornementation dé la grise et pauvre petite pièce.. Le temps n'était pas encore venu de la loge tournant au boudoir, au cabinet de curiosités, a l'atelier, comme la loge de Mlle Croizette avec le haut. goût de ses somptueuses tentures, comme la loge de,Mlle Llôyd avec la riante. 'exposition aux 'murs de ses assiettes de Chme, comme la loge de Mlle Samary avec son original plafond fabriqué d'éventails japonais, comme la loge de Mlle une telle et une telle, et leur rococo, et leurs terres cuites, et leurs esquisses de peintres impressionnistes, et leurs croquades de Forain.

La Faustin commençait cette révolution in'térieure des loges du Théâtre-Français, aidée de l'amicale collaboration du petit Luzy, grand acheteur et fureteur d'antiquaires, et qui lui avait donné une partie des objets d'art garnissant le petit salon, et .fait acquérir l'autre par-


tie à de merveilleuses conditions. Pour le plafond, il lui avait découvert dans une course en Italie, un petit Tiepolo, la maquette d'une de ces grandes et lumineuses apothéoses de Venise d'un palais de là-bas, dans les jolies proportions de ciel de lit du plafond de Versailles; peint par Lemoine, que l'on voit dans,l'embrasure d'une fenêtre au musée du Louvre. Quant à la tenture, il avait fait la trouvaille, rue de Lappe, d'une ancienne toile de Joùy, aux dessins découpés et réappliqués autrefois, dans l'encadrement d'un point ~'e/M'Me une tenture sortant de tout ce qu'on voit, et la chose la plus rare du monde. On aurait dit l'enveloppement des murs par une étoffe inconnue, oùl'azurement d'un léger bleu d'empois sè répandait dans une teinte café au lait, une étoffe brillantée du plus joli et du plus harmonieux éclairage aux lampes, et cela dans le détachement, le relief du point brodé, et qui était d'un effet tout particulier. Puis rien ne peut donner une idée de l'aimable gaieté des peintures représentant des escaliers monumentaux de jardins. des terrasses à balustres, des colonnades perdues dans la floraison blanche, r6se,rouge-ponceau, jaune de soufre, des roses trémières.


Enfin le petit Luzy avait déterminé la Faustin à acheter chez Vidalenc un. grand meuble, remplissant tout le fond du petit salon de 'sa loge, un aux trois panneaux de glace, dont les compartiments .de côté se rabattaient ainsi que les panneaux d'un triptyque, et permettaient à la femme de, se voir, sous toutes ses faces; et comme dans un cabinet de glace, un véritable morceau d'ébénisterie d'art, en racine d'acajou plaqué de bronze doré, et fabriqué par Jacob pour l'Impératrice Joséphine. Ce soir-là, le petit salon était plein et lord Annandale, qui, les jours où jouait la Faustin, passait toute la soirée dans 'la salle ou dans saloge, se voyait assis au coin de la cheminée sa tè~e'appuyée à un bras posé sur le marbre, la main pendante.. 1

Les amis se -pressaient si .nombreux, qu'à l'entrée d'un nouvel arrivant, un visiteur était obligé~ de sortir de la loge, et que sur le petit tabouret tout proche du fauteuil de la Faustin, sur le siège des favorisés, c'était une succession d6 gens q~i ne pouvaient y rester assis que quelques minutes. Le conférencier des dames, rentré en grâce près de la tragédienne, s'y trouvait dans le moment, à l'effet


d'obtenir qu'elle assistât sa prochaine conférence «.Vous savez, chapeau simple et manteau de loutre réglementaire, c'est la toilette! » » disait-il à l'actrice en. se levant, et faisant place à un directeur de grand journal, en train .d'organiser une fête'de bienfaisance, et qui venait solliciter d'elle, qu'elle voulût bien tenir une boutique dans la vente de charité.. Et sur le tabouret, le directeur de journal était aussitôt remplacé par le petit Luzy, que lord Annandale détestait absolument comme s'il avait étél'amant de la Faustin.

Dans cette loge, la femme n'était plus la femme du faubourg Saint-Honoré et de partout ailleurs,'la femme dont le regard, le sourire, l'expression amoureuse du visage, appartenaient à son amant seul. Là, dans ce tiède recoin, dans ces entrailles, pour ainsi dire, du théâtre, il revenait en elle un peu de l'ancienne Faustin, et de cette coquetterie générale que l'actrice a pour tout le monde. Ses yeux s'armaient involontairement de provocation, son sourire prenait un rien de prometteur, ses gestes d'amitié s'enveloppaient dé, caresse tendre. H se glissait en sa'personne tout ce avec quoi, une femme galante de haut parage, parle dis-


crëtement et d'une manière voilée, au désir de l'homme, et se livre à son métier de faiseuse d'amoureux. Là, dans cette loge, tout à coup la Faustin sortait de. l'apaisement de sa tenue, du calme de son maintien, de son sérieux actuel, pour entrer en de l'amabilité fébrile, en un travail de grâce excitante et d'esprit d'attaque. Enfin, c'était en quelque sorte chez la femme, une sorte de transfiguration courtisanesqzie, qui, sans qu'il en dît un mot, mettait au supplice son amant.

C'est alors qu'un gros homme suant et souf- fiant, fit irruption dans la loge. Il avait des gants jaunes que' faisaient éclater ses grasses mains, la chaîne de sa montre passée dans la boutonnière de son habit, une cravate longue de couleur, dont,les deux pointes retombaient'sur un gilet blanc à la Robespierre, et sa proémihente'tripaille tendait entre ses jambes un pantalon noir, où se voyait le métal d'un bouton prêt à sauter. L'infect cabot bousculant tout le monde et le faisant fuir, allait à la Faustin, en lui jetant de sa voix de basse, dans l'expansion et le rire épais d'un bonheur de peuple « Tu vas bien, me reconnais-tu? »

Et l'ancien compagnon des petits théâtres de


la banlieue commençait avec la tragédienne une conversation intime, au milieu d'énormes familiarités, revenait à chaque phrase le <M. A un de ces i'M, lord Annandale, qui était en train de tourner entre ses doigts nerveux une petite tasse au clissage en fil de bambou, au revêtement intérieur en porcelaine coquille. d'œuf, la brisa tout à coup.

1 Oh le maladroit il m'a cassé ma jolie tasse. une tasse qui venait de la vente de Mlle Clairon. J'y tenais tant » dit la Faustin, venant à la cheminée, et qui regardait les débris avec la désolation muette d'un enfant contemplant un joujou cassé.

« Je vous en donnerai une autre, ma chère. une plus belle! » fit lord Annandale.

–«Ah! voilà bien les gens riches. ils croient que tout se remplace avec de l'argent. Vous m'en-donneriez une en or »

Et là tragédienne se mit à ramasser précieusement les fragments dans un pan de la tunique de Phèdre, où sa main passée dessous faisait le \creux. · « Oh, je vous en. veux, tout de même. et je vous défends maintemant de toucher à ce


qui est à moi, » jeta la femme sur un ton moitié pleurard, moitié fâché.

Le cabotin s'obstinait à rester là, pendant l'explication, il se permettait même d'indiquer un raccommodeur de faïence, quand lord Annandale lui jeta un regard froid qui, du bout .de ses bottes, remonta jusqu'à son-visage, un regard tel que le gros homme, soudainement déconcerté, après avoir promené sur lui sa vue de haut en bas, avec le trouble d'un mortel surpris déboutonné dans un salon, prit silencieusement son chapeau tromblon, et disparut sans prendre congé de la Faustin « Oui, mon beau seigneur, vous êtes bien maladroit, et avec cela peu aimable aujourd<hui H –.reprit, au bout d'un instant, la Faustin, mise un ,peu mal à l'aise par la visite de son ancien camarade de planches, et cherchant une diversion dans une de ces scènes, mêlées de tendresses, que les femmes savent si bien taire en pareille occasion. w

« Juliette. je ne sais pas. mais ici, votre visage, votre voix pour les autres. « Eh bien, qu'ont donc mon visage. ma voix. » « Puis, quand j'entends un homme vous


dire tu. c'est plus fort que moi. il me prend envie de le tuer';)) continua lord Annandale, sans répondre à sa maîtresse.

C'était dit d'une voix très douce, mais avec un visage sur lequel, tout coup, était montée l'aiguë cruauté des blonds.

« Alors, mon ami, ça été vraiment une malheureuse idée chez vous, d'aimer une femme de théâtre » A ce moment, la tête de pitre de Ragache passa par la porte, entre-bâillée de la loge, bredouillant cette phrase, dans une intonation de M. Prudhomme « Belle dame, on peut pénétrer chez vous ? H

Lord Annandale se leva, repoussa la porte é brutalement en disant: « Pardon, je cause affaires avec madame. »

Cela fait, dans un mouvement d'irritation dont il n'avait pas été le maître, le lord an-~ 1 glais, l'homme bien élevé, laissa échapper deux ou trois: Oh! oh comme il l'aurait fait devant l'inconvenance d'un autre, et se tournant vers sa maîtresse « Madame, faut-il le rappeler.Désu-ez-vous que je lui fasse des excuses ? ))

`. L'actrice éut un mouvement d'épaules, indi-


quant sa parfaite indifférence à l'endroit de l'individu, revint à son amant, lui prit les poignets, un lui disant, penchée sur lui

« Mais, mon ami, vous devenez fou ? r « Je suis simplement jaloux. M y

« Jaloux de qui ? »

–«De tout le monde!)' »

« Du public même, peut-être ? »

« Du public! » laissa tomber sérieusement de sa bouche, l'amant de la Faustin. « Alors, demandez-moi tout de suite de quitter le théâtre M

« Juliette je ne vous demande rien. si je .souffre, ça me regarde, moi tout seul. » La sonnette d'avertissement-coupa la réponse de la Faustin.

XXXVI

La Faustin est couchée sur une chaise longue, sans être habillée, dans le négligé, l'abandon d'une femme mal en train, souffrant des .nerfs. Soucieuse, préoccupée,, elle ne répond pas aux demandes affectueuses de lord Annaodale, qui, à la fin, déploie un de ces grands


journaux anglais, où il y a de la lecture pour une semaine.

<' Mais vous ne savez donc pas.? dit inopinément la tragédienne, en donnant un coup du dos de sa main dans le journal qui tombe à terre, vous ne savez donc pas que le e théâtre est tout pour moi. c'est-à-dire que je ne comprends pas comment je'pourrais vivre dans la journée, si quelque chose neme disait que je joue le soir. Chez vous autres, on ne se doute pas de ce que c'est, que la passion d'un artiste pour son métier. et vous trouveriez. tout simple que j'abandonne ma carrière, de la façon'dont on quitte un bureau de tabac ? )) –«Moi, je ne vous ai jamais fait cette demande, Juliette ? o

II ne manquerait que cela que vous me l'ayez demandé en termes formels. Ah mon cher, malgré tout l'amour que j'ai pour vous, j'aurais été obligée de vous dire Non, mille fois non Une grande actrice comme moi, ça ne démissionne pas comme ça! En effet, vous ne me l'avez pas demandé positivement mais. » « Je vous l'ai si peu demandé. et je comprends si bien que mon amour ne .peut combler le vide, que ferait dans votre existence, votre


sortie du théâtre.que, si vous aviez envie de le quitter, je ferais tout pour vous y retenir. » « Oui, c'est très bien, vous feriez tout pour m'y retenir. les hommes sont vraiment étonnants.mais si,,chaque fois que je joue, je vous trouve une figure d'enterrement » « Bon, c'est encore l'histoire de l'autre

jour. ))

jour. ». Si parce que j& suis un peu aimable avec quelqu'un, je vous vois, ainsi que ça se dit dans les tragédies, agité par les tourments, de la jalousie! »

–« Voyons, ma chère.H

Si, quand on me tutoie, vous me' cassez mes a'S'aires »

« Ma petite Juliette. »

«.Si, lorsqu'enfin le public m'applaudit. car vous m'avez dit que vous souS'riez de tout cela. l'avez-vous dit ou ne l'avex-vous pas

dit?" »

«'J'ai eu tort. mais je vous promets que vous ne m'y reprendrez plus. »

« Et vous croyez que c'est amusant devoir dans sa vie,.à côté de soi, un monsieur qui souffre. et dont la souffrance est comme un reproche perpétuel. et qui, tout le temps, a l'air de


vous dire que votre amour n'est pas capable d'un sacrifice. 'et là, en deux mots, qu'on est une ~-cœM~ c'est 'tout à fait désagréable mon cher !'H » Et, avec la mauvaise foi, qu'ont les femmes quand elles ont leurs nerfs, la Faustin, en torturant les réponses de son amant, trouvait le moyen de leur faire.dire tout le contraire de ce qu'elles exprimaient; puis elle nt le procès aux mouvements de sa physionomie, aux gestes de' son corps, et, prolongeant la discussion à l'aide de choses à côté, et d'admirables petites chicanes, elle tracassa longtemps le silence de 1 homme par le ferraillëment de son humeur agressive etbataill.euse.

xxxvii

« Etqui .ça? .jeta ja Faustin à un .compatriote de Jord.Annandale, en train de laisser retomber le pied d'.un cheval, qu'il examinait avec la plus grande attention, tout en causant avec le propriétaire de l'hôtel.

C'était l'heure de la visite des écuries, dont


la toilette venait d'être faite avec le luxe de soins, qui caractérise le coquet appropriement d'une écurie anglaise. Trois nattes superposées de nuances différentes. la prèmière de paille tressée en son ton naturel, la seconde teintée du vert rappelant la livrée de la maison, la troisième galonnée de rouge, débordant de dessous la litière, s'étageaientet se dégradaient dans une gaie et claire harmonie. Et toute l'écurie recouverte de sable à poudrer, était encadrée dans une frise de sable de couleur, et montrait au milieu du sol, également dessinées en sable coloré, les armoiries de l'antique famille, ou plutôt le c~<, des armoiries plus modestes et d'intérieur, et dépouiUées de leurs lambrequins, de leurs manteaux de pair, de leurs supports héraldiques, et réduites a l'écusson et à la devise. « Qui ça vous. demandez ? » fit l'Anglais en se retournant vers la Faustin, et il lui nomma l'actrice qui passe pour la plus spirituelle de Paris. Il ajouta « Oui, comme je le disais à mon ami. devenir son amant était certainement une chose désirable pour moi. et pourtant ce n'était qu'un détail. èe que je voulais c'était avoir un enfant avec elle.un produit participant de tout l'esprit de petit diable


français qu'il y a dans la. cervelle de la charmante femme, et de_ma « pondération M à moi, homme de la Grande-Bretagne. Vous concevez, 'ça devait donner un produit très particulier. très curieux. très extraordinaire. L'idée, vous la trouvez peut-être bien anglaise. n'est-ce pas ?. La difficulté, c'est, qu'elle voulait bien que je fusse son amant. mais qu'elle ne se souciait pas du tout que je fusse père. »

–« Eh bien, vous n'êtes pas parvenu à la, persuader?')) Si à la fin. avec beaucoup de peine', de diplomatie et d'argent. mais il n'est pas venu d'enfant. Je regrette, oh! très fort, très fort. que l'expérience n'ait pas réussi. » .<. La Faustin laissa les deux amis avec les chevaux, alla dans le ~a~e-yar~, enfermant une collection de chiens de toutes'les espèces, où elle prit dans ses bras Dick~le petit -chien de Blancheron, que tout joyeux et tout jappant, elle, emporta dans ses bras au salon, communiquant maintenant par-une galerie vitrée avec les écuries. v

Et là, tout en caressant le, chien, d'une main distraite, elle ouvrait de l'autre, la tragédie


'd'~n~o~n~Me, dans laquelle elle devait reprendre prochainement le rôle d'Hermione. Lord Annandale rentrait dans le salon; la tragédienne continua.it à lire.

« Il vous a paru pas mal original, mon ~? » laissait échapper l'amant de la Faus-

lin.

La Faustin ne répondait pas d'abord, enfin au bout de quelques moments, elle fermait sonlivre, et comme si elle n'avait pas entendu l'interrogation, 'elle disait

Vos compatriotes n'aiment donc que dés femmes de théâtre?)'

« En effet, c'est assez général chez nous. » « Et vous croyez qu'ils aiment la femme? M –'« Comment cela ? »

« Qu'ils aiment la femme pour ellemême? ))

–«Mais. pour mon compte.? »

« Non, je vous le dis, s'écria tout à coup la, maîtresse de lord Annandale, en s'animant et jetant le chien à terre, et se mettant à marcher avec violence dans le salon; –je vous le dis,. ce n'est pas la femme qu'ils aiment, c'est son ta.lent. ah oM/cAe, son talent! –et la Faustin eut un haussement d'épaules superbe, ce'qu'ils


aiment dans leur maîtresse. ce sont les applaudissements de là foule, les réclames des journaux, les louanges des salons. le bruit qu'elle fait. mais la femme?)) »

« Moi, je crois aimer la femme, » fit lord Annandale.

« En êtes-vous bien sur? » s'écria la tragédienne en allant à lui, et le regardant presque durement dans les yeux.

Puis là-dessus, après un silence, elle laissa tomber d'une voix lente

« Vous comme les autres. si je quittais le théâtre, au bout de six mois vous ne m'aimeriez plus! »

« Mais le théâtre, encore une fois, vous ne .le quittez pas, Juliette. et alors pourquoi. » « C'est vrai. vous avez raison, fit-elle en .se calmant soudainement, mais toujours avec le nuage d'unepenséë fixe sur le front. –Au fait sortons. faisons quelque chose.vous savez que je suis libre. menez-moi dîner au cabaret. voire grand hôtel m'ennuie aujourd'hui. j'ai besoin de sortir des MOM~ dorés, comme disait cet autre dans la /<7/e!Me. puis nous irons ce soir à un petit théâtre. pas des boulevards. un théâtre de-la banlieue.tiens il me


prend une envie d'aller à celui de Grenelle. c'est si drôle comme on joue là »

xxxvin

Pendant une quinzaine de jours, ce fut chez la Faustin une contradiction du matin au soir, & propos de tout, au sujet du temps qu'il faisait, de l'équipage dans lequel on sortait, de la nourriture du déjeuner ou du dîner, de toute chose quelconque dite par, lord Annandale.

Cela commençait ainsi d'abord l'allée et la venue d'une bottine colère, remuée dans le vide; puis deux ou trois mouvements de resserrement t des coudes contre le corps, et du gris montant sous le rosé déjà peau du visage, et le tortillage nerveux d'une bouche qui se ferme pour s'empêcher de parler, et malgré ce cadenassement de tout son être, au bout de quelques secondes, de la femme jaillissait pour son amant une parole aigre, méprisante,, empoisonnée, dite avec l'ironie sifflante d'une imprécation à -la Camille, parole sur laquelle ses lèvres se refermaient, et sa bottine se. mettait à rebattre le vide,.


La tragédienne attendait une réponse. La réponse ne venait pas.

Alors, pour, faire sortir son amant de son calme, pour le mener à l'emportement, pour se faire donner la réplique dans la .scène dont son irritation intérieure avait besoin, c'étaient des taquineries, des piqûres, des harcèlements à lasser la patience humaine on eût dit qu'elle avait parié de se-faire battre. LordAnnandale, ia prenant en pitié, à la façon d'un enfant, et finissant, au lieu de raisonner avec elle, par se donner absolument tort, aussitôt la femme, dépitée, se levait brusquement et se retirait dans ,sa chambre, écrasée sous les airs malheureux et opprimés d'une victime, tout en faisant violemment claquer les portes derrière elle.

Puis, revenant quelques instants après, comme si rien ne. s'était passé, son amour pour son amant se refaisait tout caressant, et comme mouillé d'attendrissement.

Et, au bout d'une heure, l'enragement de la femme recommençait.

Au milieu de ces sautes d'humeur, de cette inégalité fantasque de caractère, de ce déséquilibrement inaladif de l'être, de tous ces signes extérieurs d'e lutte et d'un combat de l'âme,


la femme se montrait,' certains matins, sous l'allure décidée, le petit air crâne d'une volonté de femme qui a pris un parti d'autres matins, dans le brisement de corps et les perplexités lâches de l'irrésolution sur toute sa personne. Au théâtre, lord Annandale était témoin des mêmes variations chez sa mobile et changeante maîtresse. Elle se fâchait et se raccommodait tous les soirs avec le directeur. Elle se disputait quotidiennement avec quelqu'une de ses camarades, à laquelle elle envoyait un cadeau le lendemain. Elle déployait, à l'égard du premier venu, une coquetterie presque de fille, puis aussitôt il survenait, chez elle, de la réserve, une froideur glaciale qui congelait l'enflammement du monsieur. Si bien qu'à la ComédieFrançaise, tout le monde se demandait ce que la tragédienne pouvait avoir, à l'heure actuelle, dans la cervelle.

XXXIX

« Vous êtes un peu en retard, ma chère, ce soir » disait lord Annandale à la Faustin rentrant du dehors.


« Un peu. même. beaucoup, » fit la' Faustin, un regard jeté sur la pendule, et se débarrassant au plus vite de. son chapeau et de son mantelet-, qu'elle envoyait sur un.canapé. –« Oh! mais Juliette, comme vous êtes en beauté ce soir. Cette toilette vous va à ravir. Puis il y a sur votre figure du joli bonheur. quelque chose de- bon et de gai. les Indiens ont une expression pour rendre cela. on dit chez eux Un, visage qui a la beauté d'une bonne action. »

« Tiens, tiens, mon visage est si indiscret que cela. Mais, allons tout de suite dîner, j'ai faim.J Nous causerons de ma journée plus tard. » On passa dans la salle a manger.

« Eh bien qu'est-ce que vous avez là-bas, à me regarder ainsi. tout comme un enfant, qui serait en face d'une tartine de beurre. M « Je vous trouve charmante »

La tragédienne, en effet, apparaissait charmante. Elle était vêtue de noir, sa couleur d'affection, mais d'un noir envolé dans de-la dentelle, d'un noir léger, aérien, flottant, et qui mettait .de la nuit .transparente sur des places rosés de sa peau. Et dans ce noir, son corsage ouvert en cœur laissait entrevoir un. peu de l'entre-deux

M


de ses seins, au milieu desquels elle avait placé un œillet jtispé de pourpre, faisant ressortir la blancheur mate de sa poitrine.

«Voyons, ma bonne. J uliétte; dites-moi ce. que vous avez fait aujourd'hui? lança au .milieu du dîner, lord Ahnandale.

« Plus tard. plus tard je vous ennuierai de cela. mais je boirais bien. aujourd'hui un verre de champagne! fit la Faustin, en tournant un rien la tête vers le ~M~

L'impassible 6M~ immobilisé devant le buffet, dans une pose de statue en habit noir, .ébaucha à la cantonade un geste éteint, un geste par lequel fut transmis dans la cave, à un sous-sommelier, le caprice de l'actrice; Et entre deux bouchées, de temps en temps, la Faustin' sentait l'odeur. de son œillet, en baissant la tête, et en faisant plus creux le creux de sa gorge, et elle murmurait « C'est bon, cette odeur poivrée. je l'aime tant. il y.a eu une année. quand j'ai commencé à travailler pour le théâtre. je faisais en même temps des fleurs artificielles. Eh bien, je omettais toujours un clou de giroue-dans mes œillets. Mais vous avez fini ? »

Les deux amants, sortis de la salle à manger,


étaient dans le salon, tous deux assis au coin de la cheminée, lord Annandale interrogeant sa maîtresse d'un regard qui disait « Eh bien? » et sa maîtresse souriant de sa curiosité qu'elle s'amusait à prolonger. Soudainement elle se leva, alla à son amant, lui passa les bras autour du cou, lui donnant, de tout près, à sentir l'œillet de l'entre-deux de ses seins. w

« Sentez; que sentez-vous? » dit-elle à lord Annandale.

'< Mais l'œillet, ? reprit-il, en le savourant avec ses lèvres.

« Encore? H

–«Votre peau!)) » « Bête. vous né sentez pas une autre odeur. vous qui vous vantez d'avoir un nez de. sauvage? »

« Ah, si. c'est comm~une odeur de bois de santal.

« Eh bien ça. c'est quelque chose pour vous .qui est sous l'œillet, prenez-le. H Du bout de doigts amoureux, lord Annandale tira une lettre qu'il ouvrit, pendant que la Faustin, redevenue- sérieuse, lui disait C'est la copie delà lettre que j'ai envoyée ce matin au directeur la Comédie-Française. et qu'à l'heure qu'il


est, lesjournauxdu soir doivent avoir publiée. » –« Comment pour moi, vous avez fait. vous avez fait cela. ma Juliette! )) s'écria lord Annandale, apre-3 avoir, d'un coup d'œil, parcouru la lettre.

« A ce qu'il paraît » fit la Faustin sur une. intonation gamine.

« Vous avez donné votre démission de sociétaire. vous quittez le théâtre.vous abandonnez cette vie de succès. mais c'est absurde. Avez-vous bien réfléchi? »

« Non. la réflexion, ce n'est pas d'un bien bon conseil pour les choses de cœur. » « Oui, oui. un coup de ,tête qui me fait encore plus vous aimer, mais. ».

« Peut-être, mais un coup de tête sur lequel je ne reviendrai pas. »

« Ah c'est que j'ai peur; vous m'entendez bien, Juliette, j'ai peur que vous n'ayez pas jusqu'au bout le courage du sacrifice. que vous vous repentiez un jour. »

« On ne sait jamais. Mais si cependant jusqu'à ce jour, qui ne sera pas demain. je vous sentais heureux, tout à fait heureux. égoïstemënt heureux, comme demandent à l'ètre. les hommes! et elle soupira cette


phrase, un sourire dans les yeux et de la mélancolie dans la voix eh bien, vrai, ce temps de votre bonheur, ça me payerait~ de bien des regrets de plus tard. H Là, il y eut un silence, au bout duquel l'homme se leva grave, et dit d'une voix profonde à la femme « Julietté, alors. c'est que vous consentez à devenir ma femme. ))

« Votre femme, William! » bégaya la Faustin, un instant soulevée au-dessus'de la chaise où'elle se tenait assise, et qui retomba aussitôt, les yeux à demi fermés, les lèvres en.tr'ouvertes comme par le dessin d'un baiser, et .ayant sur les traits, le vague heureux, que met le mol bonheur d'un rêve sur le visage d'une femme qui dort. y

« Vous consentez, n'est-ce pas? » reprit lord Annandale.

« Non, mon ami, H nt-elle au bout d'un instant. « Pourquoi? »

« Pourquoi. parce que ce n'est pas pos-

sible. »

« Mais, si je le veux, madame! H

La Faustin affaissée sur elle-même ne repon23.


dit pas seulement ses mains eurent des crispations anxieuses, semblables à celles que produit la douleur physique dans un corps qui souffre. « Je vous en prie à genoux » dit alors son amant, en lui couvrant les mains de ses baisers.

–«Oh! laissez-moi, je vous en supplie. par pitié, ne me forcez pas à parler. il y a des choses que je ne veux pas, que je ne.peux pas dire. Si je n'avais été que 'la maîtresse de BIancheron

–« Tout m'est égal, tout! » jeta dans un cri passionné, son amant.. « Et pas à moi )'– reprit la Faustin. Vous ne savez pas ce que c'est que notre existence à nous, pauvres Elles du peuple entrant au théâtre, et obligées quelquefois, à nous faire du rouge avec de la brique pilée!Non, vous ne pouvez avoir une idée, dans ces temps de nos besoins, de nos misères, de notre dépendaucepres des directe'urs de théâtres et des autres et sans qu'il y ait quoique se soit qui nous protège, qui nous défende, qui nous préserve. et rien tout autourde nous que de la vie à la chien! Oh! de grâce, ne me faites pas ressouvenir. Puis, faut être franche


dans ce métier on a toujours la fièvre. le diable, au "corps vous prend parfois, et alors. Tenez, à. ce portrait qui est là. et elle lui montra un dur et hautain portrait de son père accroché au mur,– demandez-lui ce qu'il pense de la proposition que me fait son fils. Votre femme avez-vous dit. Non, je ne veux pas que, s'il vous naissait des enfants de-moi. Oh! des enfants 1 –,et elle partit d'un éclat de rire qui faisait mal'– des. enfants!mais ne suis-je pas frappée de la stérilité des courtisanes Voyez-vous, mon ami, continua-t-elle sur un. ton de doux navrement, nous ne sommes pas nées pour faire des femmes légitimes, nous ne pouvons être que des maîtresses, et je serai la vôtre pour toujours. -du moins

pour tant que vous voudrez. H

Et se jetant'sur son amant et le serrant contre sa poitrine, dans une espèce de violence faite à ses larmes prêtes'à à jaillir, la Faustin reprit avec une voix qu'elle cherchait à rendre naturelle

« Soyez gentil. ne .parlons plus de cela. et causons un peu de nos affaires. Nous voilà avec un procès sur les bras et du papier timbré' qui me donne la petite ~o~ dans le dos, rien

j


que de le voir. mais il n'y a pas que cela, je vais être assaillie d'intermédiaires officieux, qui vont, le jour et la nuit, vouloir me faire revenir sur ma détermination. Il faut décamper de Paris. nous en aller passer quelques mois à l'étranger. Là-dessus, puisque vous allez ce soir à l'ambassade anglaise. moi je vais faire une petite visite à ma sœur que vous m'avez fait pas mal négliger ces temps-ci. Vous savez je compte toujours pour demain.)) »

Et elle se disposa à sortir, laissant, 'enfoncé dans un fauteuil, lord Annandale, si triste, si. triste qu'au moment de passer la porte, elle revint l'embrasser.

Où voulez-vous aller. al'étranger? » « Où vous voudrez. »

'XL

La sœur de la Faustin, erï robe de chambre de cachemire bleu, 'aux larges parements, aux petites poches de cachemire blanc, et au milieu des flots d'une mousseline rayée de l'Inde, se; répandant autour de ses poignets en bouillons argentés, était occupée à donner, la figure dans,


il'ombre; les'fils casses d'un petit écheveau de vermicelle à son poisson rouge.

A l'entrée de la tragédienne dans sa chambre à coucher, de dessus, le bocal lumineux, ou sous les coups de queue gourmands, du poisson, tournoyait .le malheureux Deburau en verre 61é, Bonne-Ame leva un visage ironique, et apostropha ainsi sa sœur:

« C'est toi. tiens. on en .apprend de drôles sur ton compte. tu coupes encore dans l'amourette. à ton âge. et tu quittes le théâtre pour cet englishman. Est-ce serin les femmes d'imagination. Oh! je ne doute.pas qu'il ne, soit très gentil sous le linge, ton monsieur. et pardieu il a la tête d'un de ces jolis professeurs <ie langues étrangères, qui troublent le sommeil des pensionnats de demoiselles. Mais. » Tu sais, ma petite Maria, chacun fait de. sa vie ce qu'il lui plaît, dit sèchement la Faustin en coupant la tirade de sa soeur. Et Carsonac? »

« Sorti. à Bruxelles. en train de remonter pour les Belges une de ses anciennes; machines. »

« Mais tu étais déshabillée. tu étais peutêtre au moment de te coucher? »


« Non, j'attends celui que j'aime < » « C'est toujours cet infortuné Gargouillard ? »

« Gargouillard. Il y a des éternités que e c'est cassé. On l'a envoyé dans les pays chauds. oui, il est en Italie. le climat de Paris est trop humide. Il ne pouvait pas y absorber assez de mercure Àh tu sais, il a été giflé en plein théâtre. mais cette année les hommes ne marchent pas fort. c'est peut-être qu'il fait froid! M

« Qu'est-ce que tu as donc ce-soir? o Rien. c'est mon heure <~M ,berge?', à moi M »

Et Bonne-Ame s'approchant de la cheminée, dans laquelle brûlait un ardent feu de charbon de terre, s'assit à l'officier sur une chaise, decouvrant jusqu'au-dessus du genou, une jambe serrée dans un bas de soie noir, et où brillait, parmi la peluche cerise d'une jarretière, une boucle en marcassite. De sa chaise, prenant sur la tablette de marbre un flacon de toilette,- elle ";u jeta l'essence, à toute volée, sur les charbons enflammés, d'où monta aussitôt dans la chambre un nuage de, fumée de benjoin à entêter un régiment. Et tout en fourgonnant, avec une es-


pèce de rage froide, l'incendie odorant, elle dit: « Moi j'aime les parfums canaille, » puis reprit d'une voixâpre:

« Non, ce n'est plus (jargouillard. je suis passée à d'autres amours. je me suis mise à aimer les rien du, tout. les inférieurs, quoi! Avec un homme propre continua-t-elle, le visage tendu à l'âcre fumée il y a toujours un reste de pudeur, une préoccupation de pose de femme bien. et un souci de son plaisir, à lui. tandis qu'avec ceux que j'aime maintenant, on leur commande 1 amabilité comme on leur ferait fendre 'son bois. Vois-tu, pour les gros ouvrages de l'amour, il.n'y a que les .inférieurs.') »

Et se levant de la chaise, et ébouriffant, de mains colères, ses cheveux qu'elle venait de potasser le matin, elle se mit à tourner. par la chambre comme une bête fauve dans une cage le noir que prenait le bleu de ses yeux en ses pensées mauvaises, le rutilement de sa tignasse tout fraîchement teinte sous les lueurs de la lampe, lui mettant au front quelque chose du caractère, de la farouche grandeur de la prostituée de l'Apocalypse.

Tout à coup elle s'arrêta brusquement, et,


de tout ce qui bouillonnait en elle, sortit.: Moi. si c'était moi qui étais dans tapeau. Oh les hommes, les hommes! M Elle n'en dit pas plus, mais il monta à son visage l'expression d'une implacable haine, un. instant, réjouie par la perspective de féroces vengeances de femelle contre les mâles de la société. Puis.revenant à la cheminée, où la pelle qu'elle y avait laissée en travers, était toute rouge, elle se mit encore à y verser du flacon de toilette, promenant frénétiquement, par toute la chambre le flambement, et le répandant surles. tapis et les meubles; pendant qu'elle jetait à. sa sœur: « Décidément, va-t'en. tu me gênes. je ne veux pas que tu te rencontres avec mon voyou. »

-Et' au milieu'de l'embrassade d'adieu, partant tout à coup d'un méchant éclat de rire fou, Bonne-Ame dit à sa sœur

« Au fond, tu sais. c'est toi qui es la fi-.chue bête. et moi la femme. ,que tu verras mariée!)) »

f


-XLI

« Vous m'accompagnez, n'est-ce- pas, mon ami, » disait la Faustin en s'adressant à lord Annandale, le lendemain de la visite à sa sœur, au moment la femme de chambre lui apportait son chapeau et. ses gants.

« Je suis tout à vos ordres. »

La Faustin prenait sur une table une mince brochure verte, et l'on montait en voiture, et le landau gagnait'un quartier retiré de Paris, et s'arrêtait devant une ancienne maison qui avait des affiches sur ses murs, deux sergents de ville à sa porte, et des deux côtés du trottoir, un attroupement de vieux ménages et de petites' ouvrières en cheveux, regardant les gensentrer, avec une curiosité distraite.

C'était l'exposition du mobilier après décès d'une grande actrice, d'une tragédienne comme la Faustin; et qui avait été dans son temps encore plus connue, plus célèbre; plus illustre, que la femme qui'venait voir sa vente. Lord Annandale et la Faustin montaient l'escalier, aux larges repos, et se trouvaient-dans 24


une grande salle éclairée par le jour froid d'une cour, passant à travers des carreaux sales, et qui mettait aux choses une couleur de vieille toile d'araignée. Là, à un porte-manteau, fraîchenient cloué, et faisant tout le tour, en des poses d'affaissement et avec des plis morts, étaient suspendues toutes les hardes de la défunte. Hardes de femme, hardes de reine de théâtre les sorties de bal de satin blanc piqué et les robes de Phèdre, les robes d'Hermione, les robes de Roxane, et toutes les reliques dramatiques de ce corps, et tous les costumes de cette gloire, que l'on voyait accrochés au mur, en grappes sordides, ainsi qu'à la muraille d'une Morgue, et avec un'peu l'aspect d'enveloppes fantomatiques et de vêtements de minuit, immobilisés en leur flottement, dans un premier rayon du jour. De ces nippes orgueilleuses et flétries, sortaient des têtes de marchandes à la toilette, des têtes de regrattières, en train de retourner tout ce chiffon dans tous les sens, et qui semblaient vouloir s'assurer,,si le coup de glaive du frère de Camille n'avait pas laissé un accroc dans la tunique de sa sœur.

Et là dedans tombait à tout moment un « Passez, messieurs et mesdames M jeté par la


voix glapissante d'un crieur, poussant par les épaules la badauderie d'une foule .indifférente, ahurie, Irrespectueuse. Dans une autre pièce étaient réunis, assemblés, agglomérés les,diamants, un reliquaire de bijoux dessinés sur les bijoux étrusques du Vatican et du ~~eo Fo~o~'eo, une parure de f.~a du vieux temps, faite de pierres inconnues, montées par quelque Gilles l'Égaré du royaume de Thun. Et dans les fouillis des objets, des nécessaires de voyage, à la garniture d'or, étaient étalés parmi des piles de volumes habilles d'économiques demi'-rehures, et entre les pièces d'un service de table de Sèvres moderne! Il s'y trouvait encore l'argenterie, les seaux à champagne, ces témoins de soupers inoubliables et inoubliés, que deux orfèvres-fondeurs soupesaient de 'la main, en en estimant les marcs approximativement.

Et sempiternellement dans. le gros des curieux, le Passez, messieurs et mesdames » C'était enfin la chambre à coucher, et son petit lit de bois noir, et ses rideaux bleus, et l'éparpillement sur tous les meubles de morbeaux de dentelle, ae manchettes de Malines, de mou- choirs de Valenciennes, au milieu desquels se


trouvait blottie, une vieille, toute jaune, couvant de son œil allumé, cupide, juif, cette chère toile d'araignée. Et dans la chambre, en face du ht, un bourdonnement de paroles rappelant les noms de tous les amants de la femme, et n'ayant plus la mémoire d'aucun des rôles de l'actrice. « Passez, messieurs et mesdames !) glapissait toujours la voix du crieur.

« E tutto, )' nt en se rasseyant dans la voiture, la Fàustin, rêveusement' triste.

« Pourquoi êtes-vous venue voir ça. vous .aviez envie de donner .commission pour quelquechose? .1

« Pour quoi que ce soit au monde! » « Alors. au fond c'était assez lugubre ce -spectacle. et vous semblez en être toute remuée. » v

La Faustin' eut un sourire, prit la main de lord Annandale entre les deux siennes, et dit « Les hommes vraiment, ça ne comprend rien. pourquoi je suis venue. mais .c'est pour aider à la mort de la tragédienne. chez moi. Oui, j'ai voulu que la vue de' ça. ce fut le tout dernier souvenir que j'emporterai de Paris à l'étranger.)'


XLI1

A quinze jours de là, les deux amants étaient installés à Lindau, dans la villa Isemburg, sur le lac de Constance: Leur amour habitait au milieu de montagnes bleues, au bord d'une petite mer qui a labrise du soir d'un océan, d'un océan en miniature, que les Allemands appellent la mer de Souabe, et sous les verdures des arbres penchés et des plantes grimpantes des rivages, et dans un paysage tout illuminé des

l'

reflets de l'étendue d'eau ensoleillée, ainsi que des reûets d'un miroir incendié.

XLin

La villa, où s'étaient établis le jeune lord anglais et la Faustin,.avait été, des années auparavant, le nid des amours d'un comte Isemburg et d'une princesse Frédérique Wilhelmine de Hohenlohe, Elle de l'électeur de Hesse, une charmante femme rendue très malheureuse, et finalement abandonnée par son mari.


C'était une vaste habitation au parterre mourant dans l'eau du lac, et ornementé, à la mode allemande, d'étoiles formées de petites plantes grasses de diverses couleurs, et d'astragales de fleurs, imitant les surtouts des antiques desserts, et' où, un jardinier octogénaire continuait à entrelacer les lettres initiales du comte et de la princesse. De ce parterre vieillot et suranné, se levaient sur la rive, à une extrémité de la propriété, une chapelle gothique, à l'autre extrémité, un embarcadère pour une gondole vénitienne, surmonté de deux pages en zinc.émaillés en couleur, et portant au pôingjdes lanternes. Derrière l'habitation- s'étendait un petit bois, aux allées tortueuses d'un parc anglais, aux arbres buissonnants, et poussant, les racines dans J'eau, a la façon de grosses touffes de roseaux, au feuillage tendre, léger, toujours frissonnant. Ça et là, en des places à ciel ouvert se voyaient ce qu'on appelle; en Allemagne des établissements », des endroits pour prendre le café bu le thé, de petites enceintes garnies d'une table, de chaises, sous un parapluie au toit de chaume, et, dont l'un sur une éminence, en plein midi, portait.le nom de 5'b?ve~e.

Dans la partie boisée,,une allfe de hêtres


pourpres, côtoyant un ruisseau tout vert de la cressonnière qui poussait dedans, menait a une grande volière, anciennement peuplée d'oiseaux rares, et qui était, devenue maintenant un poulailler.

Elle était amusante par sa décoration/originale, cette allée de hêtres pourpres. Dans ce pays où l'on ne mangeait autrefois que dans de la vaisselle d'étain ou dans de la porcelaine du' Japon,, des tessons d'assiettes cassées par deux générations, un Isemburg avait pavé l'allée, qui était tout or, tout vermillon, tout azur et la Faustin, le long du ruisselet vert, marchait sur le sol baroque, avec l'ombre étrange d'un feuillage de carmin au-dessus de la tête.

XLIV

Pour les gens de théâtre, la vie en plein air est un bonheur tout particulier une sorte de jouissance capiteuse.

Ces hommes 'et ces femmes,.vivant le jour dans lés ténèbres des répétitions, et .qui n'ont pour soleil que le gaz du soir, et pour herbe.


sous les pieds que le vert d'un tapis, et pour ombre de forêt sur leurs têtes que le portant d'une coulisse, et qui ne respiren que des senteurs de colle, d'huile de quinquet, de pissat de chat, et dont enfin toute l'existence se passe dans une création de toile peinte, avec des tonnerres faits au moyen de remuement de casseroles, et de la neige fabriquée avec de petits morceaux de papier, ces hommes et ces femmes, la Nature, la vivace nature les grise, pour ainsi, dire, les emplit d'une ivresse intérieure, de l'ivresse.riante et brisée des enfants, qui ont bu. un doigt de vin de trop.

Ah! del'air du bon Dieu; ah! du soleil qui !hâle la peau, que cela leur paraît bon! Et les voilà, les gens de théâtre, quand ils sont sous le .firmament des campagnes, à humer le ventilement des matins bleus, à aspirer cet air frigide, qui est comme le souffle de lèvres amies sur des tempes mouillées d'eau de Cologne. Les voilà, marchant à petits pas, par les étroits sentiers; avectoutes sortes de choses vagues, douces, et flottantes dans la cervelle, et s'arrêtant de temps en temps, pour taquiner, du bout d'une canne ou d'une ombrelle, la promenade d'un insecte. Les voilà, à l'heure de midi, couchés


sur la mousse, dans un repos doux et ensommeillé, à écouter le silence bourdonnant des dessous de bois, ou à regarder, par une percée, les grands horizons poudroyants, l'infini lointain des bois, des prés, des champs, ou s'élève tout là-bas un pauvre clocher. Les voilà encore dehors, à l'heure de l'allongement des ombres, et de l'endormemenl. du jour dans le crépuscule. Et de l'ensoleillement de ces journées, des aromes des arbres, des fragrances des herbes, de la tonicité de l'air, dé tous ces effluves généreux, de tous ces cordiaux versés par le ciel et la terre sur ces créatures de la vie artificielle, naît chez eux, avec une élévation du pouls, une allégresse un peu fiévreuse, dans un heureux et -tranquille ramassement sur soi-même Il pleuvait le lendemain de l'arrivée de la Faustin à Isemburg. La tragédienne commença, de sa fenêtre, à faire la mine au mauvais temps. Cela dura une demi-heure. Enfin elle n'y put tenir. Elle prit son ombrelle ::et descendit. C'était une. de ces, pluies orageuses d'été aux grosses gouttes qui mouillent si bien.. Un moment sur le perron elle hésita à sortir, puis soudainement s'aventura dehors; s'abritant de son mieux de l'ombrelle, et se met-


tant sous un arbre quand l'averse augmentait. Mais bientôt, cette tiède et gaie pluie rayant t l'air lumineux, l'appela, la sollicita et quittant le dessous des arbres, et jetant son ombrelle sur l'épaule, elle se mit à marcher bravement sous l'eau qui tombait.

Et, trempée jusqu'aux, os, elle allait parmi l'ondée redoublante, avec de petits rires frissonnants et de temps en temps, de ses deux omoplates rapprochées et resserrées, elle s'amusait à retenir, un instant, en son chatouilleux cheminement, la goutte d'eau coulante dans le creux de'son dos.

XLV

Lindau,~iMa!semburg, un jour de juillet.

«Petite Maria,

« Enfoncée la tragédie! enfoncée dans le troisième dessous 1 'et ta sœur fait aujourd'hui un pied de nez à tous ces vieux Chi-: nois en carton de l'histoire ancienne. Plus tard on ne dira pas de moi, que,-ma dernière heure arrivée, j'ai pris un fiacre pour aller,


.dans un chien de mauvais temps, contempler dévotement la 'façade du Théâtre-Français. Je te le dis l'actrice est bien morte'et. enterrée chez moi. Ce n'est pas faute d'avoir eu peur au commencement. En arrivant ici, les premiers jours, je me tatais, en me disant « Ça va-t-il me repousser, ma maladie du théâtre? » Mais rien! rien! et ça ne perce pas, et ça ne me chatouille nulle part. Oui,. certes,, bonne soeur, il est tout à fait agréable d'être applaudie, mais ce'que ça coûte, tu le sais, et n'est-ce pas vraiment payé trop cher! Au fond, la gloire, ça pourrait bien être tout simplement des bêtises une exploitation de notre bonheur par une vanité imbécile Une idée de campagne, de plein air, quoi! Aimer, vois-tu, pour nous autres femmes, c'est meilleur que tout. Toi, tu ne connais pas cela, tu n'as jamais eu que des caprices, des toquades, des fantaisies de mauvais sujet d'homme. Mais, pour moi, aimer, véritablement aimer, aimer à fond, c'est encore plus doucement amusant que dejM-oe~-e des ~e~; Par exemple si j'ai pris gaillardement ma retraite du théâtre, il y a ici une personne. qui. n'a pas fait comme moi. C'est ma vieiHc Gué-


negaud. Tu n'as pas l'idée de'la tristesse de sa figure, et de la désolation de ses robes sur l'ennui de sa personùe. Ah! la malheureuse! dans ce pays-ci, elle semble tout à fait travestie en « une qui- s'embête ». Je voudrais que tu la visses montrant les crocs aux autres domestiques, faisant grise mine à lord, Annandale, qu'elle déteste comme le e~oM~'neM~ de mon talent dramatique, et toujours seule dans un coin, et 'son terrible pince-nez à cheval sur la figure, à épeler, à réépéler d'anciens comptes rendus sur moi, glanés dans les journaux qui ont servi à empaqueter mes affaires. Mais tout ce silence grognonnant du- jour, toutes les paroles ravalées par, elle dans la société des Anglais et des Allemands, il faut entendre cela, voir cela, débonder le soir, quand elle me couche. Alors, c'est une suite de bavards rappels de la vie d'autrefois, de notre cabotinage à deux, une série d'interminables « Madame se rappelle-t-elle comme. » (mets ici une admiration amoureuse de pompier; de collégien, d'un quelconque). « Madame se souvient-elle que. (mets là l'apport d'une couronne de lauriers bronzés, par une députation de provinciaux crottés, ou ce que tu.voudras


dans Ie.même genre). La chère 611e tu comprends bien que" je n'ai pas le courage de la faire taire, de lui gâter la seule bonne demiheure qu'elle ait dans la journée, et de brutaliser ces « Madame se ~OMt)!e~-e//<?? ces Madame se ~~e//e-e~e? » qui lui font tant de plaisir, et qui ne font pas monter en moi le plus mince regret de la détermination que j'ai prise.

« C'est tout plein gentil ici. Il y a partout autour .dé l'habitation une eau, une eau particulière, comment exprimer cela, tiens, une eau comme l'eau d'une cuvette tournoie un morceau de savon, et les maisons sont presque entièrement enveloppées de grandes, d'im.menses plantes grimpant jusque sur les toits, dont je ne te dirai pas, bien entendu, les noms. Mais, mon Dieu quels légumes Les pois'ont sur leurs cosses des grands poils comme il y en a dans les oreilles de Carsonac. Et quels fruits Figure-toi des poires qui sont du vert des poireaux de chez nous. Quant aux gens, ce sont tous des voleurs, si voleurs, que tout est enfermé, mis sous clef, scellé, et qu'on dit qu'ici la maîtresse de maison délivre ellemême à la cuisinière la pincée de sel. Et ça.

~S


te suffit, n'est-ce pas, ces renseignements topographiques et autres unissant également en. iques? `

« Quant au seigneur et maître, que te dire de lui, sinon que je l'aime encore plus'folle-'ment que jamais. Non, mon lord n'a pas l'amour parleur, démonstratif à la française, mais' c'est un particulier qui est toujours aux aguets de ce qui peut vous faire un petit ou un grand bonheur, et la pensée de l'homme est à tout instant occupée, presque sournoisement, de l'agrément de l'être qu'il aime. Et il travaille sans faire de bruit, et comme un vrai filou, non seulement à vous la faire plaisante l'existence, mais à vous la faire sereine, à y prévenir tout ennui, à la balayer de la plus petite, de la plus minime contrariété, et cela coûte que coûte. Je lui dis quelquefois, en plaisantant, que, dans la vie d'une femme, il est le faiseur d'un chemin de sable, où ses souliers de chevreau ne ,rencontrent jamais un petit gravier. Tu connais mon procès avec le Théâtre-Français et la ridicule indemnité qu'on m'a demandée. J'étais convenue avec mon Avoué qu'on me laisserait tranquille ici, et que le procès suivrait son cours, sans. qu'on


m'ennuyât des incidents. Mais il y eut une signature à donner, et la vue de ce papier d'affaires, je dois l'avouer, me porta sur les nerfs toute une journée. Puis je ..n'y pensai plus, et le papier fut oublié plusieurs jours. ,Quand je le renvoyai, je reçus une lettre de Paris,qui m'annonçait qu'on n'en avait plus besoin, que lord Annandale avait donné des ordres pour que l'indemnité fût intégralement payée.'Et il ne m'en avaitpas soufflé un traître mot. Je sais bien que ce procès; il m'était fait cause de lui, mais je trouve que payer -t 00,000 francs, au lieu de 40, de 30,000 peut. être, et cela pour. m'éviter à l'avenir lé petitagacement de la vue d'un-papier timbré je trouve cela pas mal y~~e~aM, et méritant de l'amour.

« Enfin, je suis parfaitement heureuse, et je mange comme un loup, et je dors comme -un loir. Tiens, à propos, il faut que je te raconte un rêve, que j'ai fait cette nuit, après une course de tous les diables à cheval et deux .verres de porto à dîner. Je me sentais, je me voyais ma cervelle, je ne sais pas comment, dans un panier à salade, que le beau bras, la belle main de l'assassine ~u'on voit


moulés chez les marchands de plâtres,~secouaient à toute volée. Et ce bras et cette main n'appartenaient à rien. Est-ce insensé ce qu'on rêve, quand on a bu un peu trop de porto 1, « Là-dessus, envoie-moi des nouvelles de Paris et ne crains pas de m'envoyer des nouvelles de théâtre. Le' petit Luzy se marie, n'ést-ce pas? Je parie que c'est contre la danseuse de l'Opéra aux si beaux yeux, au si'grand nez, et que tu as baptisée « l'enfant de l'Amour et de Polichinelle. » Au fait as-tu été au cimetière ? As-tu vu si le jardinier avait arrangé les fleurs autour du monument de Blancheron, comme' il ,en était convenu avec moi ? Je ne l'ai guère adoré, le pauvre garçon 1 j'ai même été bien dure pour lui; eh bien, je veux que sa tombe ait au moins l'apparence, de la tombe d'un homme qui aurait été un peu, aimé sur la terre.

« Ta sœur affectionnée,

((JuUETTE.)) v

Te ~es6~o<M-<M, selon ton expression? Sorstu de ton chez toi, cet été ? Vas-tu à Hombourg? Dans ce. cas, tu devrais venir passer ici quelques jours avec ton gamin.


XLVI

Une vie active, allante, courante,. du matin au soir, emportéeàl'extérieurparde légers équipages, de rapides chevaux de selle une vie flagellée d'air et de vent, fouillant, au galop d'une chasse, les environs a sept ou huit lieues; une vie d'exercice violent, nourrie avec les viandes saignantes, les vins alcoolisés qu'aime la vieille Angleterre, et' mettant comme une joie dans les fonctions de l'organisme telle était l'existence à Lindau des deux amants.

En cette existence matérielle, la circulation précipitée du sang, le bonheur intime du corps, 'la plénitude de la santé, faisaient, de jour en jour/la femme singulièrement belle. Ce n'étaiL plus la Faustin de la Comédie-Française, l'ac-'trice parisienne, laissant voir sur son piquantminois, sur son intelligente physionomie, le pli de la vie inquiète et nerveuse des capitales, l'ombre du souci, que posé au front de ses ouvrières le travail du théâtre, le masque vieillot se plaquant, certains jours noirs, sur la figure

25.


des arthtes. C'était une autre femme. Il ne se voyait"plus rien dé la grise fatigue des traits, plus rien de la pâleur exsangue des attaches du cou; le bistre du dessous de ses yeux avait disparu, et tout ce qui commence'à ,accuser l'âge chez un être féminin, s'était nettoyé, éclairci, fondu par miracle. Même un peu de l'ironie habituelle ace visage s'en allait petit à petit dans une jolie béatitude de bonheur physique. Et la sécheresse de l'élégant corps de la tragédienne s enveloppait maintenant partout d'une petite rondeur ferme, tendant le fil'des coutures de ses robes, et qui mettait du gras et du juvénile à ses attitudes, à. ses remuements, à ses gestes. Des fraîcheurs et des rigidités étaient venues à sa chair, exhalant cette odeur naturelle de framboise, qu'ont les chairs des adolescentes de la campagne bien portantes. Dans cette villa Isemburg, il remontait, sur le visage de trente ans de la Faustin, la jeunesse d'une fillette, et l'incarnat frais de ses joues, et lablancheur lactée de ses carnations, etie rayonnement humide de ses yeux et le rose rougissant du bout de ses oreilles..


XLVII

Les bords des lacs de l'Allemagne et de la Suisse offrent aux excursionnistes des recoins charmants: ce sont ces débarcadères de bateaux à vapeur, montrant, dans de petites criques riantes, des estacades, des balcons, des balustrades, que peuplent, au milieu de plantes grimpantes, des voyageuses accoudées dans des mouvements de grâce ce sont .es légères architectures de bois, aux pieds mouillés, portant des femmes et des fleurs, et~'di resseir.blent aux images d'un album japonais déroulant la vie au bord de l'eau de l'Extrême-Orient.

Un jour que Juliette s'était laissée entraîner par lord Annandale dans une lointaine excursion à cheval, un moment les deux amants s'étaient arré,tés devant un de ces débarcadères.

Un délicieux tableau de genre, un tableau digne de la touche spirituelle d'un Knaus. Dans un angle, s'étageant contre une vieille calèche, au velours rouge passé, une montagne de malles,


de sacs de voyage, de colis de toute sorte, d'objets pittoresques aux petits tons pétillants et'au bas une ligne de chaises à porteurs,' sur lesquelles étaient renversées, en des poses gamines, des filettes, en robe blanche, les mollets à l'air. Ça et là, debout et au poing le bâton à la corne de chamois, de jeunes voyageuses, dans le harnachement de cuir attachant à la cein-. ture, la lorgnette, l'album, l'éventail, l'ombrelle, et qui se détachaient élancées et sveltes, ét tout aériennes, pour ainsi dire, en le voltigement de leur voile de gaze autour de la figure. Et parmi' le fouillis et le désordre des choses du départ, un groupe de, Suissesses au corsage de linge blanc, silencieuses, les bras croisés sur la poitrine, assemblées encercle, et se regardant avec des regards vagues et exaltés les regards que les femmes ont à l'église.

Tout à coup du milieu de ces femmes muettes, s'élevait un chant, un chant triste comme une mélancolie de montagne. Et sans s'occuper de ceux qui étaient là, et comme pour se faire plaisir à elles-mêmes, longtemps, ces femmes émotionnaient l'âme des assistants avec la plainte musicale de leurs douces et sévères voix.


Ces chants produisaient une grande impression sur Juliette, qui, non contente de vider sa bourse et celle de son compagnon de voyage~ faisait cadeau, aux plus jeunes de la troupe, dedeux ou trois bijoux sans valeur qu'elle portait sur elle.

Comme lord Annandale lui témoignait quelque étonnement, non de la générosité, mais de la manière fiévreuse dont cette générosité avait. été faite par elle, la Faustin lui dit dans un sourire grave « C'est que j'ai chanté comme ces femmes, moi 1 )) < L'émotion de la rencontre persistait, et semhlait avoir ramené chez la femme un monde de souvenirs, et'fait remonter en elle, tout son passé.

Elle ne parlait plus, et, poussant follement sa monture, elle s'enivrait de vitesse.

A sa rentrée à la villa, trop fatiguée pour souper, elle. prenait un'bouillon et se couchait.

Dans la nuit, William était soudainement réveillé par le bruit de paroles prononcées tout haut. U apercevait la Faustin qui avait quitté le lit, et qui, en chemise, au milieu de la chambre~


dans un rayon de lune, déclamait la tirade d'Hermione: Où suis-je ? Qu'ai-je fait? Que dois-je faire encore ? Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ? Errante et sans dessein, je cours dans ce palais. La Faustin, dans l'étude d'un rôle, était sujette à de petits accès de somnambulisme, qui brusquement la soulevaient de son oreiller, et lui faisaient répéter, en plein sommeil, quelques, vers, mais jamais lord Annandale ne l'avait vue ainsi échappée des draps, et jouant comme sur les.planches d'un théâtre. Elle éLnt superbe dans cette lumière spectrale, disant les beaux vers d'une voix baissée d'une octave au-dessous du ton~une voix en mineure avec laquelle elle avait l'habitude'd'essayer ses intonations, une voix qui donnait à la tirade une concentration tragique, enveloppait le rôle. d'une espèce de terreur sacrée, faisait l'effet d'un morceau de tragédie déclamé par uneômbre.

La Faustin jouait ainsi toute la scène première, attendant à la secondé scène-, un long

temps, la réplique de Cléone, que dans son son- 1


meil elle s'impatientait de ne pas'voir ~nir, s'éveillait, était quelque temps à se reconnaître. se précipitait dans lesbras de William, 'disant « Ce n'est pas ma faute. ce n'est pas ma faute. j'ai cependant tout fait pour ne l'être plus. tragédienne. M

XLVMI

A partir de cette excursion, la pensée de la Faustin ne se tint plus 'tout entière enfermée dans la villa, et la femme amoureuse ne vécut pas complètement de son présent. Ua peu du passé rentra dans sa mémoire. Elle se surprit à redire, tout bas, un vers autrefois applaudi par le public, à sourire, dans une rêverie orgueilleuse, à la réminiscence d'un glorieux feuilleton. Tous ces revenez-y involontaires à sa carrière, tous ces retours de sa pensée au théâtre, elle les chassait cependant; mais elle avait beau les renfoncer au fond d'elle-même, ils revenaient aux heures de-lamolle détente du vouloir, aux heures troubles de la bienheureuse inconscience de la vie, aux heures où la femme s'endort, où la femme s'éveille.


Le soir sur son oreiller, ces images tremblotantes se succédant sous les paupières fermées, à la façon de dessins ignés sur le sombre métal d'un miroir, lui montraient de noirs coins de coulisses, où passaient des morceaux de chlamydes, des pans de peplum lumineux. Le matin, elle sortait de la nuit, la tête tout envahie, toute travaillée d'intentions pour un rôle, un rôle, qu'un rêve de minuit lui avait promis, et à l'existence duquel son demi-som-~ meil croyait, jusqu'à ce que la tragédienne eut ouvert les yeux au grand jour, à la réalité. Le jour même, dans ce qu'elle entendait, dans ce qu'elle voyait, la Faustin cherchait, malgré elle, l'effet théatral, et ses petits pas sautillants dans les allées du parc, s'assemblaient parfois dans la marche dramatique d'une certaine entrée de cinquième acte, restée populaire à l'Odéon, etparmidestintementsd'oreilles d'un instant, il lui semblait bruire les grands noms sonores de la famille des Atrides.

Tout cela ne touchait pas à l'amour de la femme pour lordAnnandaI~, au,parfait bonheur qu'elle goûtait à Lindau, mais c'était la rentrée sourde dans sa cervelle de choses auxquelles elle n'avait pas songé depuis deux mois,


<t auxquelles elle voulait se défendre de penser. Et devant cette obstination entêtée de tout son être, à lui rappeler par tous les sens, et à tout instant, son ancien métier, l'actrice, à la suite d'impatiences muettes, se mettait tout à coup, à crier avec des piétinements colères, comme si elle s'adressait à une autre créature qu'ellemême « Non non puisque je vous dis'que c'est fini, fini, à tout jamais fini! »

La Fàustin ne lisait plus les journaux français, de peur que ses yeux n'allassent tout droit à l'article «Théâtres)), et elle avait jeté dans le lac un volume qu'on lui avait envoyé de Paris, le livre d'un'illustre critique récemment mort, e<j,6ù se trouvaient republiées des -analyses enthousiastes de son jeu, de son talent, de sa beauté dramatique.

XLIX

Une vie'à deux, et sans distractions que des promenades à cheval et en voiture au dehors. L'amour un peu jaloux de William continuait à avoir peur du monde, et dans la grande rjlla,

26


parmi cette installation princière, les deux amants vivaient seuls, en compagnie d'une parente sans fortune de lord Annandale, d'une vieille fille à peu près folle, ou plutôt à l'état d'une douce imbécillité riante.

Une personne de la plus extraordinaire laideur qui se puisse imaginer, et toute enveloppée de pudibonderies mignardes; avec des mains immenses, attachées à ses Bras par des poignets de gorille. Les quelques phrases qu'elle prononçait en français, étaient précédées d'un ao~, qui, au milieu d'un décrochement singulier de la mâchoire, se prolongeait en une série d'intonations caverneuses et drôlatiques, paraissant ne jamais devoir unir et se terminant par mie toute petite chose flûtée incompréhensible. Du reste, la bizarre créature n'apparaissait qu'aux repas et pour la confection du thé du soir,,et aussitôt elle disparaissait, s'enfermant dans une chambre qu'on lui avait choisie If) plus loin possible des appartements habités. Là, sans repos, sans relâche, avec un entêtement de femelle britannique, elle jouait du piano seize heures par jour, ne possédant pas l'a. plus petite aptitude musicale et la moindre 'oreille,* mais faisant avec un doigté de fer, une


Implacable musique, où ne se sentait rien d'un être humain qui joue, mais une ,musique qui semblait sortir d'un moulin à bruit, conduit par une machine à vapeur, et qui aurai), fait ,donner congé à tout un quartier de paisibles gens. Et pendant ce strident charivari, la pia" nistë enragée avait, sur sa figure de caricature, l'extase de'sainte Cécile voyant s'entrouvrir les deux.

Sous le tapôtagè et les placages de ses terribles grands doigts, le piano était si souvent mis à mal, qu'elle avait pris le parti d'attacher à, sa personne, moitié comme secrétaire, moitié comme valet de, chambre, un vieil accordeur auquel elle donnait de l'ouvrage, tous les jours. Misé comme un épouvantail à oiseaux, l'excentrique vieille fille n'avait qu'une coquetterie; celle des bonnets de nuit dont elle avait une collection des plus coquets et des mieux, enrubannés, faisant entendre au milieu de ses aoh d'habitude; et d'un gros rire presque spirituel, qu'elle était si laide au lit, qu'elle craignait, si le feu prenait à la maison, que lés pompiers qui viendraient à pénétrer dans sa chambre, ne se sauvassent, croyant voir le diable.


L

Le seul homme qu'on recevait à la villa, et qui y faisait assez souvent des séjours d'une huitaine de jours, était un secrétaire de la légation d'Angleterre en Bavière.

Celui-ci était le type du diplomate pêcheur à la ligne.

Il aurait refusé le plus beau poste du monde, en un pays, dans les rivières ne se seraient pas trouvées des truites. Ce qui se passait dansle royaume près duquel il était accrédité, les questions politiques, militaires, religieuses, commerciales, quelconques enfin, il ne s'en occupait, ne lisant jamais un livre, un journal,. un carré de papier allemand, ne sachant rien 'du coin'de terre qu'il habitait, que ce que la conversation de la légation lui apprenait huit jours après, et au fond plus touché par ld. perte d'une cuiller-amorce emportée par un brochet, qu'il ne l'aurait été par une déclaration de guerre de l'Allemagne à sa patrie. Sa pensée 'tout entière appartenait aux poissons.


Et le soir, après sa journée passée sur le lac,

on le trouvait toujours silencieusement penché sur une petite table, dans un coin du salon, et les doigts occupés à fabriquer la mouche de saule (.S~tu jF/y), ou une éphémère jaune de mai (Afay Fly), ou un cricri d'ea u ( Wa~c?'C'?'!cAe<) ou bien il nouait des dessous, ou bien il découpait du fer-blanc en forme de petits poissons. Il faisait cela avec dès doigts religieux et qui semblaient touchèr a des choses sacro-saintes. Un jour, il arriva même au diplomate anglais de s'élever à la confection d'un rat, d'un rat très susceptible de tromper les yeux d'un poisson, et c'était presque fantastique'de voir dans le cercle de lumière projeté par la lampe, les longs cils .roux de l'homme faisant comme un battement d'ailes de guêpe au-dessus de son regard clair, en l'effort de l'attention qu'il apportait pour arriver à la parfaite imitation de l'amorce vivante. Et la connaissance de l'histoire naturelle avec laquelle il construisit le carcasse -de la bestiole, et l'art avec lequel il l'englua, et la légèreté de main avec laquelle il appliqua le poil, et comme adroitement il fixa deux imperceptibles yeux d'émail, et comme petit à petit il le fit vivant son rat 26.


et comme il fut heureux au mouvement de peur, que laissa échapper la Faustin, quand il le lui jeta sur les genoux.

Puis, lorsque~onze heures sonnaient, l'Anglais songeant à son réveil matinal du lendemain, ramassait prestement les bouts de crin, les petits morceaux de métal, les outils délicats, avec lesquels il façonnait ses œuvres de patience, et les remettait dans sa grande boîte de pêche, qu'il ne refermait qu'après avoir donné un regard amoureux à chaque compartiment. Cette boîte, il n'avait trouvé rien de mieux pour égayer les premières soirées de son mariage, que d'en faire l'inventaire à sa femme. Et ça avait été une série de graves et de solennelles conférences; où le mari dépaquetant chaque menu objet empaqueté, le frottait une seconde avec une peau à. couteau, en expliquait l'usage, le réempaquetait immédiatement/et faisaitainsi passer sous les yeux de sa très jeune femme, expliquée et agrémentée par de, doctes commentaires, toute sa petite boutique. ,1


Li

À quelque temps de là, la villa eut un autre commensal, dont lord Annandale annonça la visite à sa maîtresse comme .la visite d'un compatriote un peu original, lui disant qu'il lui serait reconnaissant de lui passer ses bizarreriés.

On le trouva, un jour, en revenant d'une promenade, installé dans la maison, et en train de se rafraîchir, en attendant le dîner, avec de t'eau-de-vie, qu'il buvait à pleines lampées dans un verre à pied, porté à. sa bouche d'une main tremblotante.

Le nouvel arrivé se mettait aussitôt parler, sur un mode enthousiaste, des chants des Scaldes, des vieux poèmes du Nord, des traces qu'ils avaient laissées dans la mémoire des .habitants de l'Islande qu'il venait de visiter, et, quoiqu'il s'exprimât dans un français assez incorrect, il étonnait la Faustin, qui avait cru d'abord avoir affaire à un ivrogne de grande maison On dîna et tout en buvant, tout le temps,


de l'eau-de-vie au lieu de vin, et ne mangeant que d'un potage' à la queue de bœuf à faire venir des ampoules sur la langue, et d'unesalade de concombre dont il vida le ravier, « l'honorable » Georges Selwyn fit les frais d'une conversation sur la situation politique de l'Allemagne, les diplomates anglais du continent, les salons de Vienne, le théâtre de Racine et de Corneille, formulant des ugements d'homme d'État, racontant des anecdotes, laissant échapper des mots profonds,.tirant de sa mémoire des. citations interminables, montrant une connaissance extraordinaire de toutes les littératures de l'Europe, et cela sans un symptôme d'ivresse, et dans une langue française, se débrouillant d'heure en heure; et .devenant incisive, méchante, et parfois atrocement gouailleuse. L'honorable Georges Selwyn intriguait lacuriosité de la Fau.stin, il y avait vraiment de ~quol. Cet homme on le sentait encore jeune, mais sous des traits vieux comme le monde, et il avait une peau qu'on aurait dite boucanée, et que seules tannent ainsi, les existences mauvaises,'fatales, criminelles. Il était prétentieusement mis avec des vêtements tachés, et portait à la boutonnière une iieur rare, horriblement.


odorante, dont la queue baignnit dans'un flacon plat, caché sous le revers de son habit. Ses mains desséchées d'une manière curieuse, se terminaient aux deux petits doigts'par dé grands ongles à la chinoise enfermés dans un onglier d'or. Et en dehors de l'excentricité de l'individu, qui ne portait-pas de cravate, et dont le décolletage descendait jusque sur la poitrine, il y avait encore en lui un tas' de riens indéfinissables qui déplaisaient, malgré la séduction de son intelligence; c'était surtout au-dessous d'un front d'hydrocéphale, une figure qui ne semblait pas de son sexe, une figure de vieille femme, dans laquelle allait et venait un ricanement perpétuel, pareil à un' tic nerveux. L'homme prenait encore un caractère étrange, de ce qu'au milieu de ses cheveux, très noirs, une mèche blanche la mèche, disait-il, qu'avaient tous les membres de sa famille, –.était arrangée et mise en évidence avec une certaine~ affectation.

1,:

Au salon, l'honorable Georges Selwyn continuait à causer de tout en spécialiste,. et des choses les plus diverses, et, entre autres des pastillés ambrées du maréchal.de Richelieu, dont il aurait obtenu la recette de Cadet Gassicourt,


recette qui, dans un voyage en Orient, lui avait permis de voir un tas de choses; que les autres chiens de chrétiens n'avaient jamais vues, grâce à la reconnaissance de vieux pachas, rajeunis, ressuscites, par cette importation de la cour de Louis XV. Et tout en causant, comme il avançait machinalement la main vers le flacon de sels de la Faustin placé sur la table, un flacon taillé dans une gemme et que la Faustin lai poussait sous les doigts, il-le repoussa par un mouvement saccadé, en disant f< Non, je le casserais! » et sur l'étonnement monté à la figure de la femme, il ajouta

« Oui, je jouis d'une maladie particulière, tout à fait particulière. Quand je prends dans la' main une chose précieuse, et que j'ai le sentiment quelle est précieuse. il se passe chez moi un phénomène bizarre. l'action réflexe du cerveau transmettant sa volonté aux muscles adducteurs et préhenseurs, se transforme en une négation du mouvement qui leur est coinmandé. H y a chez moi une impotence fonctionnelle, qui me fait lâcher la chose. et NC/ allées! en m:ille morceaux par terre. C'est, disent les médecins, la prépondérance


du cerveau annihilée par l'influx nerveux de la moelle. remarquez que si la chose, je ne là crois pas précieuse, je la tiens très bien.. non, mon ami, ça n'a rien de commun avec la c?'a~e <~e /'ec~c!!K, c'est, pour ainsi dire, tout le contraire. dans ce cas, la contraction exagérée, tétanisée, arrive à la, contracture. tandis que chez moi, il y a paralysie musculaire momentanée. Enfin je suis un cas pathologique. j'intéresse au plus haut degré mon ami le docteur Burnett, et il doit me faire l'honneur d'un paragraphe, dans son prochain livre sur les ?)'OM~M M~eM;r. H

LU

Aux heures du soir, dans le-coin de la cheminée de la villa Isemburg, maintenant bien souvent, il n'y avait de la Faustin que,sa présence physique rien que son corps l'esprit de la femme n'était plus là, il était rue de Richelieu.

La tragédienne se revoyait, sautant du coupé conduit par le vieux Ravaud, dans la criée des


journaux imprimant son nom tous les soirs. Elle passait devant le concierge, lui souriant, en faisant tourner respectueusement sa casquette entre ses doigts. Elle montait, rapide, l'escalier dans une ascension qui avait de petits repos méditatifs sur les paliers. Elle se penchait sur la profonde cour noire, aux fenêtres sans volets,. sans rideaux, flamboyantes de haut en bas de lumières dans lesquelles allaient et venaient des ombres de gens, et où se voyaient tout au fond, des jambes de pompiers pantalonnés de blanc, à côté d'un lit de c.imp chargé de fourniment d'un municipal.

Elle était dans sa loge, répétant avec sa sœur ou le souffleur du théâtre, et prise de l'émotion à la fois douce et anxieuse et toujours nouvelle de Chaque soirée. Elle se regardait, dans les plis'tombants de la robe de tragédie qui! enveloppait son corps d'une grâce sérieuse. Elle touchait de ses pieds le plancher de la scène, ce plancher d'où se levait pour la femme sa vraie vie vivante. Elle regardait par le trou de la toile la grande salle lumiineuse. Elle retrouvait dans la cinquième loge de droite la vieille duchesse de Taillebourg, la fidèle assistante à toutes ses représentations. Elle revoyait à l'orchestre, tou-


jours dans la même stalle, contre la petite porte de sortie, la perruque du marquis de Fontebise. Elle se sentait doucement envahir par l'orgueil, de tout ce grand,'illustre, intelligent monde, venu là, pour ce qu'elle, elle seule, savait remuer dans l'âme hnmaine._Elle apparaissait en scène au milieu de ce battement pressé des cœurs, de ce silence oppressé des respirations; de la muette et haletante admiration qui accueille et salue,les grandes artistes. Elle jouait, elle jouait dans le bruit des applaudissements; dans ce bruit dont son existence avait besoin, et qui lui faisait défaut, et qu'elle chèrchait quelquefois, comme étonnée de ne plus l'entendre, parmi les voix de la nature. Et le visage de la Faustin, quand sa pensée était là-bas, avait cette fièvre, ce gonflement des narines qu'on dirait hennissant, .d'une comédienne qui foule les planches.

« Vous ne dites, rien ce soir, Juliette. à .quoi pensez-vous? »

C'était la voix de son amant.

A rien,- mon ami! ah! il est neuf heures trois quarts » Et l'heure marquée sur le cadran de la pendule allemande, ne lui rappelait que l'heure,


où elle faisait son entrée dans le deuxième acte de'e~'e.

Alors la Faustin tirait à elle un de ces ouvrages de femme, dans l'occupation duquel on dit aux interrogations, que l'on compte des points,, et qui lui permetta.it de revenir à sa songerie, et d'y vivre sans être dérangée, tout le temps d'une représentation du soir de Paris. Malgré sa résistance, ses efforts, ses luttes, ses combats, la passion maîtresse était rentrée dans la Faustin. Elle était reprise par les griffes de la vocation, de l'habitude, par la toute-puissante servitude imposée à l'avenir par de longues années passées dans le culte d'un travail aimé. Le théâtre se la ramenait à. lui par les séductions de cette carrière de gloire, par les attaches de cette profession de vanité quotidiennement satisfaite, par tous lès charmes inconnus et les enlacements secrets de ce milieu si singulièrement captivant, que les directeurs de spectacles vous diront que même lès ouvriers, des mécaniciens, des menuisiers qui 'ont une fois travaillé au théâtre, ne veulent, ne peuvent plus travailler que ].à, quelque mal payés qu'ils y soient.'

En dépit de son bonheur, de son amour, ~a


Faustin se mourait du vide, de l'inactivité, du 'calme de, sa vie.

Chez cette femmé.faite par la nature pour le théâtre, dont chaque inflexion de- voix, dont chaque attitude, dont chaque rien qui s'échappait d'elle, était théâtral et spontanément–chose plus rare qu'on ne le croit même chez les actrices de valeur, c'était comme une exaspération de tous ces dons, de toutes ces facultés originelles, par ce long repos, ce sommeil de plusieurs mois. Il y avait comme de son talent à la, géhenne, qui voulait, de force et violemment, sortir d'elle, et de grands gestes tragiques couraient touï à coup dans les petits plis de ses robes étroites, et par moments, il lui semblait que les accumulations devers enfouis dans sa mémoire, et condamnés au silence, allaient se faire .jour, à travers sa bouche fermée, dans un rebellionnement furieux.

Même dans les yeux de l'amoureuse, était rentrée l'impérieuse, la froide l'insensible vue de l'actrice la vue qui observe et avec cette vue, la tension presque douloureuse d'une attention inquiète des manifestations comiques ou dramatiques 'des figures autour d'elle, la poussait, sans qu'elle en eût la conscience, à la


recherche des éléments passionnels de grandes et nouvelles créations.. Décidément elle se sentait vaincue, oui, bien vaincue. Dans ces derniers temps, à plusieurs fois, et pendant nombre de jours, avec une insistance qui ne se décourageait pas, et des tendresses infinies, et un amourtoujoursplus grand, lord Annandale était revenu a la question du mariage, et lui avait encore demande de devenir sa femme. LaFaustin avait refusé comme elle avait déjà refusé à Paris. Mais quand elle s'interrogeait bien au fond, elle était obligée de. 'avouer que la délicatesse de son honnêteté, n'étaitpas, cette fois, l'unique et absolue cause de son refus, et que dans son refus'd'aujourd'hui, il se, glissait l'arriere-pensée de revenir au. sthéâtre, le jour où elle ne serait plus aimée. Et elle venait d'écrire à Paris, à propos de ses costumes de théâtre, que dans le premier instant de sa démission de sociétaire, et dans. une idée de l'abandon irrévocable du théâtre, elle avait laissés sur des porte-manteaux, on les mît, on les serrât dans des coffres qu'elle avait charge sa sœur de faire fabriquer.


LUI

Un matin, que l'honorable Georges. Selwyn se promenait avec la Faustin, avant le déjeuner, dans l'allée de hêtres pourpres, il l'arrêta de- vant la volière du fond; où le jardinier avait enfermé sept ou huit coqs pour les engraisser. « Vous apercevez, madame, ces-deux coqs qui se tiennent tout en haut du perchoir,' tandis que les autres sont en bas ? »

« Oui )) y

« Regardez-Iesbien.faitesattention comme leur crête est molle, allongée/décolorée ? « En effet,! »

« Ne remarquez-vous pas qu'ils ont quelque chose de triste et de comique'à la fois dans leur r galbe d'oiseau mâle ? »

« Je ne vois,pas bien »

« Vous savez qu'ils ne descendront de là'haut, ces deux coqs, que lorsqu'ils mourront de faim M

« Pourquoi? parce'que les autres les battront ? »

27.


_K~on.parceque,lorsqu'ils descendront, les autres les traiteront, comme s'ils étaient des

poules!" »

« Vous trouvez cela vraiment si réjouissant, monsieur Selwyn ? »

« Moi je trouve cela, je trouve cela. antiphysique. voilà tout » fit l'Anglais, qui se mit à reconduire la Faustin à,la maison, avec de petits rires ironiques trës~étranges.

L~

« (Mer ? »

Un mot mâché, ccmme un grognement, par la voix sans timbre d'un homme épais, soudainement immpbilisé,.sa casquette à la main, vaut la porte refermée derrière lui.

C'était le cocher de 'Madame qui venait pren-' dre ses ordres.

La Faustin levait la tête devant la massive apparition aux cheveux roux,, faisait un «Ah » » français..

Puis elle disait avec une intonation dolente: «OA~,yes,!o<M'(l).

(t) 0)ii, attendez.


La femme cherchait, pendant quelques instants, ce qu'elle pouvait bien faire dans lajournée, la course aux environs qu'elle n'avait pas tentée, une promenade de nature à lui apporter une distraction, et elle ne trouvait rien, et sa pensée du matin s'en allait ailleurs. L'homme dans son immobilité petriûée, et sans jamais répéter sa demande, attendait, collé contre la porte.

A un moment de sa rêverie, les yeux errants de la Faustin retrouvaient son taciturne cocher, qu'elle avait complètement oublié.

Devant ce cauchemaresque rappel à.la réalité, à l'occupation de sa journée, ellé se mettait à chercher de nouveau, mais elle se sentait une lâcheté à sortir, à se remuer, à se secouer de son apathie, puis involontairement elle songeait son vieux Ravaud, au cocher de son coupé de Paris, la menant toujours, si pleine d'entrain, à des endroits qui l'amusaient.

Et quand du souvenir de cette bonne et vivante figure française, ses regards tombaient une seconde fois sur les'fibres impassibles de la physionomie de l'autre, éternisé dans la même position tout à coup prise d'une subite impatience, elle lui jetait, avec le geste'd'une. reine


des temps anciens, revenant dans ses habitudes bourgeoises, 'un « Sortez)) tout à fait théâtral. Cette scène était à. peu près scène qui se passait, tous lés matins, entre le cocher anglais venant prendre les ordres de sa maîtresse française, et sa maîtresse lui disant ainsi qu'elle restait à la maison.

L\

Le'jardin de la. villi prenait sa fin dans uneimmense terrasse, bâtie en gros, blocs de granit, dessinant un bastion ruineux qui avançait dans le lac. Tout autour; a l'intérieur, régnait un banc de pierre d'où l'on voyait, en se penchant un peu au-dessus, la claire profondeur-de l'eau. C'était là que la Faustin, ayant pris.en dégoût tout exercice, passait une partie de ses journées. Abritée de son ombrelle, et indolemment couchée dans un angle du banc-de pierre, une jambe repliée sous elle, sans rien faire, la; pensée yide, et avec le rosé reflet de la soie transpercée de lumière sur l'ennui de sa figure, elle regardait fixement, des heures, cette belle


eau verte qui ne coulait pas, et regardait encore une troupe de grands poissons noirs, flottant ensommeillés à la même place, tout le temps qu'il y avait du soleil, --et dont l'immobilité morte, parmi cette eau stagnante, l'entretenait tout bas de son existence inerte, de sa vie figée.

« Au fond, décidément, qu'est-ce que c'est que votre ami Selwyn ? » Cette phrase était adressée par la Faustin, à lord Annandale, après la sortie de son ami, venant de partir pour Munich, où on ne savait ce qu'il devenait pendant deux ou trois jours de chaque semaine.

Lord Annandale, occupé à allumer son cigare, en tira lentement une bouffée, regarda sa maîtresse en plein visage, :et dit

« Georges Selwyn. c'est un Me~M. » -Et sur une muette interrogation des yeux de la Faustin, il ajouta

K Oui, un homme aux amours. aux appétits des sens déréglés, maladifs. Mais qu'est-ce que vous. qu'est-ce que nous fait sa vie ? »

LVh


Et il se mit à se promener dans le salon, en laissant tomber de sa bouche. « Une grande. une très grande intelligènce. un savoir immense. et un vieil ami de jeunesse. ))

Puis là-dessus un silence.

–« « Sortez-vous aujourd'hui, Juliette? » fit-il au bout de'quelques instants.

« Non. »

Sur ce « non » lôrd Annandale se dirigea vers les écuries.

La Faustin.pensait A la répulsion instinctive qu'elle avait éprouvée, à la première vue, pour cet inconnu, à la contrariété qui lui était venue de l'installation dans la villa de cet homme, tombé on ne sait d'où, au commencement de jalousie ressentie par elle. de l'innuence qu'il prenait tous les jours sur, son amant.. Elle lui en voulait même à cet homme, pour l'empreinte

qu'il laissait de lui au fond de la songerie des gens avec lesquels il vivait, pour la sollicitation de leur curiosité, pour là hantise de leur cervelle par Fénigme de son trouble personnage. Elle Sb demandait quels pouvaient bien être les liens, les attaches, les rapports dans le passé de cet individu avec lord Annandale. Elle~cher-


chait dans sa. tête et s'étonnait que son nom n'èût jamais été prononcé devant elle.Et ses souvenirs allaient en remontant jusqu'à la première période de sa liaison avec le jeune noble anglais. Alors/dans le lointain de sa mémoire, lui revenait une nuit d'Ecosse, une nuit dans une promenade éclairée par un clair, de lune, qui faisait du grand parc aux vieux arbres, le paysage d'un monde céleste. Là, dans la candide nuit de lumière, à propos de rien, et sans qu'elle sût pourquoi, tout'à à coup son amant s'était jeté à ses pieds, avait embrassé ses genoux, la remerciant, en une humble adoration, du précieux don de son amour, et cela avec des tendresses mouillées de'larmes, de la-joië folle, des paroles délirantes, qui disaient, dans un tumulte désordonné dé l'âme, que cet amour avait retiré sa jeunesse d'un milieu de salissantes débauches, de l'étreinte de redoutables passions inspirées par des lectures et des amitiés funestes, impies. Et le mot de tout à l'heure de lord Annandale « Un vieil ami de jeunesse lui faisait toutà coup apparaître Selwyn comme un des mauvais génies de l'adolescence et des premières années.d'homme :de son-amant. N'avaitelle pas d'ailleurs'saisi des bribes de sa conver-


sation A ses oreilles, quand elle allait retrouver, dans quelque coin de parc ou de chambre-, les deux amis, n'était-il pas parvenu un peu de l'acre piment de sa parole, lorsqu'elle barbottait dans des détails sensuels, et des'lambeaux de son éloquence en rut, et des morceaux de tableaux férocement érotiques, et des théories sur l'amour, où il y avait de l'assassin? Quelquefois, en l'entendant indistinctement de loin, devant la gouaillerie méchante de tous' ses traits, devant la jubilation raillarde de sa bouche, sous l'aigu vibrant de'sa voix de fausset en. joie, ne s'était-elle pas sauvée de l'homme, comme d'un apôtre satanique du mal, des passions,mauvaises! Et maintenant, depuis que ce Georges Selwyn était !~a, son amant ne lui arrivait-il pas dans les bras,'à la suite des interminables causeries d'après dîner, comme si le verbe enflammé de son ami lui eût versé dans 'les veines un aphrodisiaque Et n'avait-elle pas, à' l'heure présente, un peu peur de cet amour, de sa frénésie, de sa rage inassouvie et même du visage aimé, que la volupté faisait autrefois si ~<jux, et où aujourd'hui, il lui semblait se glisser une expression étrange, presque cruelle!


Lvn

Avec l'automne qui était venu, et les dernières fleurs 'mourantes et les premières feuilles tombantes, et les grands vents d'ouest dans les arbres gémissants, et le gris de l'eau immense, et le blafard de la vaste construction parmi l'éclau'cie des arbres et le dessèchement des plantes grimpantes sous une pâle lumière, la Faustin avait été prise d'une singulière tristesse, d'une tristesse anxieuse, où il y avait comme une peur, une épouvante pour l'avenir, des lieux qu'elle habitait. Le~ moyen âge artificiel de cer~ taines parties des~ constructions, la décrépitude hâtive des bâtiments à l'italienne, sous un ciel allemand, donnaient à la villa, certains jours, le caractère .d'un décor tragique. Des pierres, sans qu'on puisse dire pourquoi, se dégageaient pour une personne dans une disposition 'nerveuse, de .sombres pressentiments. Puis la Faustin savait maintenant que la petite chapelle gothique qu'elle avait d'abord prise pour une fantaisie architecturale de l'ancien propriétaire, était

28


un caveau, et que la femme aimée avant elle dans ce coin de terre, y était enterrée avec l'enfant qu'elle avait mis au monde. Et elle revoyait la jeune et amoureuse princesse, ainsi qu'elle avait été exposée et déposée dans sa sé- oulture, ensevelie sous les fleurs, et tenant de ses deux mains croisées sur sa poitrine, son enfantelet mort. Et cette grande propriété maintenant avait pris à ses yeux l'aspect d'un de ces logis, où est arrivé un grand malheur, et où, en dépit du changement des hôtes, du soleil entrant par les fenêtres rouvertes, de la joie toute neuve qu'on y apporte, reste éternellement enfermée une morne désolation.

Et encore, dans ce~te villa, les individus avec lesquels elle vivait: la vieille Anglaise, le diplomate, l'honorable George Selwyn lui apparais- saient comme des êtres troublants, alarmants, comme une humanité drolatique ou macabre, un peu'effrayante. Même l'automatisme de ces grands laquais de six pieds, à figure de personnages de cire, se levant tout d'un ressort à son passage dans l'antichambre, lui faisait naître parfois dans le cerveau l'idée qu'elle vivait non en un milieu réel, mais dans un monde vilainement fantastique, et mettait une sorte d'in-


quiétude morale d'un instant dans la Parisienne, dans la femme ayant vécu jusqu'alors en des appartements riants, avec des hommes et des femmes constitués humainement.

Dans ses jours de désœuvrement, la.Faustin parcourait les chambres inhabitées, se cognant, dans la pénombre des persiennes fermées, à un berceau d'enfant, à des reliques de famille, comme abandonnées dans la fuite précipitée d'une habitation maudite.. Au milieu dè ces objets hétéroclites, il y avait un petit meuble, une sorte de chiffonnier devantlequel une puissance invisible la ramenait toujours. La princesse Frédérique avait eu un goût passionné pour les dentelles, et le chiffonnier, sur des étiquettes collées sur les tiroirs, portait écrit de sa main, en de délicates pattes de mouches Malines, Valenciennes, CAaM~7/y, ~4/eM~oM, ~4M~/e~'?'e.

Poussée par une impulsion bizarre, la Faustin ouvrait tour à tour chacun de ces tiroirs, dont elle regardait le vide. restant, des temps infinis, immobile devant le meuble, à rêvasser, à penser que la maison habitée par elle, était une maison qui portait malheur, une maison fatale,


Un domestique, au moment où les habitants de la villa Isemburg prenaient le café à « Sorrente », remettait smr un plateau d'argent une lettre à l'honorable George Selwyn.

L'honorable George Sëlwyn, après ravoir ouverte, la passait à son ami, en disant « J'ai le regret de vous quitter ce soir; il y a du 'monde qui m'attend chez moi. )'

« Oui. c'est de la petite maison sur les côtes de. la Bretagne. dont tu m'as parlé, » reprit lord Annandale, en balayant des yeux la ,lettre écrite en chiffres.,

La Faustin avait jeté. involontairement les regards 'sur la feuiille de. papier à lettre, et s'écriait « Oh! la jolie petite chaumière qui est en tête )) et, se penchant dans un mouvement de curiosité enfantine pour déchiffrer l'exergue courant autour de la gravure, elle' lisait tout haut la (~sM~~e ~e Do/~MMce. Elle ajoutait « C'est le nom de l'endroit, hein ? H r 1"

LVin


« Oui, parfaitement, faisait lord Annan- .dale, pendant que.la femme, soudainement décontenancée, rencontrait, sur les lèvres de l'honorable Geôrgè Selwyn, un terrible sourire énigmatique.

LIX

Vers ce temps, dans une lettre qui chargeait sa sœur d'emplettes de toilette, la Faustin finissait parce post-scriptum: «Tu ne m'as pas envoyé, ainsi que je t'en avais priée, tous les journaux sur le début de madame Jenny-Lafon dans P~ea~e, et tu ne m'indiques pas, parmi mes rôles, ceux qu'elle annonce l'intention de jouer. Ah! s'il m'était donné de rentrer seulement quelques mois au théâtre~'je demanderais à'jouer les confidentes dans les pièces où elle fait les reines, et je la mangerais!)) »

LX

Et la vie téte-à-téte avait recommencé dans la villa Isemburg, entre les deux amants, une 28.


vie dans laquelle'le départ de l'Anglais Selwyn avait mis chez la Faùstin la délivrance de secrète? inquiétudes, et où un projet, qui était à la veille de se réaliser, apportait presque une distraction, au retour entêté de sa pensée vers le théâtre. Lord Annandale avait proposé sa maîtresse de passer l'hiver en Italie/et tous deux étaient dans les occupants préparatifs et l'allègre envolée d'imagination, qui précède. un voyage, et prend, pour ainsi dire, l'avance dans le pays lointain. C'était bien décidé, on ne se fixerait nulle part, et, ,voyageant dans sa-voiture et avec ses chevaux, on irait un peu à l'aventure, et on s'arrêterait où l'on se plairait, et on brûlerait les villes et les endroKs où l'on s'ennuierait. Et penchés sur une carte; les deux têtes l'une contre l'autre, et mêlant leurs cheveux, et leurs deux 'index se promenant côte à côte sur la grande feuille, ils dressaient- les étapes de'leur. futur voyage, au milieu dei. ignorances réjouissantes de la femme, de ses interrogations enfantinés, et des réponses de l'homme possédant à fond le pays. « Là, disait-il, en mettant le bout du doigt de sa maîtresse sur le petit rond noir, là, il lui achèterait une bague d'un certain or


travaillé que les autres Etats de l'Europe ne fabriquent pas. Là, il la mènerait voir une vieille église qui n'est pas indiquée dans les guides. Là, il lui ferait manger un petit poisson -qui ne se mange que-là. » Puis il avait fait de la photographie dans l'Inde. et il était en train de faire venir un appareil. elle l'aiderait et elle verrait comme c'est amusant. et ils.rapporteraient des vues. des vues faites par eux deux. de tous les coins où ils auraient laissé de leur bonheur, dé leur amour.

Déjà la vieille Anglaise était embarquée pour l'Angleterre où elle devait passer tout le temps du voyage dès deux amants, et les malles étaient commencées~et le départ fixé pour les premiers jours de la semaine qui venait.

LXt

Dans l'air lourd de volupté de la chambre a couéher du lit où, une nuit, à ses côtés, dormait sa maîtresse, lord Annandale se leva, pour faire entrer un peu de là fraîcheur du matin, blanchisant à travers la transparence des rideaux..


Il alla à la fenêtre avec des pas mous, essaya de l'ouvrir, jeta d'une voix faiblissante « Juliètte, à moi.à moi! H

Du fond de son sommeil las, réveillée par cet appel, la dormeuse vit son amant cramponné des deux mains à. la poignée de la fenêtre, et essayant de retenir l'équilibre d'un corps prêt à tomber. Aussitôt en bas du lit, la Faustin courut à lui, l'entoura de. ses bras.

L'homme, soutenu par la, femme, fit un mouvement.. pour regagner son lit, mais les jambes manquèrent sous lui, et la Faustin sentit peser sur ses épaules l'évanouissement de son grand corps.

Elle criait, elle implorait du secours, mais on ne l'entendait pas; et ses bras.ne.pouvant se desserrer autour de lui, elle ne pouvait sonner. Alors elle réunissait toutes ses forces, et soulevant son William dans un effort' désespéré, elle portait, écrasée sous le poids mort, et avançant lentement, lentement, la tête tendue vers son pâle visage, le regard montant à ses yeux tout grands ouverts, et emplis du fixe effroi, que met chez le vivant en pleine santé, une soudaine et inattendue interruption de la vie.


Lord Annandale n'avait pas repris connaissance depuis q~ë la Faustin'l'avait recouché. Il était étendu; en une immobilité de cadavre, avec, dans les yeux, son effrayant regard fixe. De l'apparence et de la circulation de la vie, il r- n'y avait chez lui qu'une respiration brève, stridente. Par moments seulement sa bouche devenait bruissante de la sonorité de paroles avortées, et brisées, qui commençaient à s'échapper dans de confus éclats de voix, et.qui se résolvaient en des soupirs d'enfant..Parfois même, était-ce .une illusion ? il semblait à là maîtresse, quand elle se penchait sur lui, pour lui faire avaler de petits morceaux de glace de la gros-. jseur d'une tête d'épingle, il semblait que dans une éclaircie souriante, ses yeux avaient sur les siens un appuiement obstiné d'une seconde, qui était une reconnaissance, mais aussitôt leur expression était emportée comme dans du lointain. w

Et dans cette station au pied du lit, où la

Lxn


femme ne voulait être ni remplacée ci relayée; se succédaient des jours avec leur joyeux et irritant réveil du matin parmi les lueurs de la bougie mourante, et des nuits longues de troubles heures qui n'en unissaient pas des jours et des nuits, où revenaient les visites soucieuses du médecin et sa figure déconcertée par l'étrange et inexplicable maladie.

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En plein,bonheur d'une existence à deux, la brusque perspective, dans quelques jours, peutêtre dans quelques heures, de la séparation éternelle, et la brutale entrée de l'idée de la mort Et c'était au commencement d'un amour que tous deux s'étaient promis éternel, et qui n'était pas encore vieux d'une année, d'un amour qui avait les tendresses, les ardeurs, la chaude et inséparable mêlée de l'un à l'.autre d'une passion. Était-ce, mon Dieu, vrai? Tout à coup,'comme ça, quand elle se promènerait, elle n'aurait plus son bras pour s'appuyer dessus;, et, quand elle mangerait, elle n'aurait plus son visage en face


d'elle; et, quand elle dormirait, 'elle n'aurait plus son sommeil lié au sien et elle n'aurait plus sa parole pour dire la même pensée que celle venue au même moment dans sa tête; .et' elle n'aurait plus ses yeux pour voir, pour voir

à deux. Non, plus rien désormais dans sa vie, que l'épouvantable solitude, en un monde vide, aux jours n'ayant plus de soleil, aux choses n'ayant plus de joie pour elle. Si encore elle avait été préparée à la terrible prévision par de longs mois de maladie, par le lent changementde l'alité, par l'inquiétude des visages, par des. mots dits à voix basse, par tous les présages cruels qui habituent la pensée, la familiarisent avec ce à quoi redoutable, auquel elle se refuse d'a'bord de croire obstinément de toutes les forces d'un cœur qui aime. mais non, une mort, une mort qui était comme un coup de foudre. Et parmi la durée non fixe et non précise de ce temps qu'on passe au chevet d'un mourant, la Faustin demeurait là stupide, ainsi qu'une. personne qui aurait reçu un grand coup sur la tête, les idées brouillées dans la cervelle, l'attention diffusé, les oreilles comme emplies du sourcillement d'eaux lointaines, avec de temps

en temps, remontant 'du fond d'elle, un muet

¡.'


soulèvement contre Dieu et da Providence. En ces heures, l'éveil de la vie chez la femme avait quelque chose du malaise ensommeillé d'un cauchemar, et de la sourde douleur qu'il apporte dans d'obtuses'sensations.

Et toujours dans le cerveau endolori de la Faustin, l'allée et la venue de la déchirante incertitude.

Parfois soudainement, pard'inconscients mouvements de bras jetés en avant, et avec des pa-'roles qui n'étaient que pensées, elle cherchait à écarter l'idée obsédante « Le médecin n'avait point jusqu'à présent dit une parole qui fût sa condamnation définitive. tous les jours on en voyait revenir d'encore plus loin. et il' était si jeune: ))'Mais aussitôt, ses mains revenaient -se reposer autour de'son front. De tous' les coins de la triste chambre, il semblait à l'amante, se lever de petites voix qui venaient battre ses tempes, de ces battements bourdonnants des mouches contre les carreaux, et dont le murmure lui disait tout bas la mort, la mort, la mort 1


LXiV

La chambre où lord Annandale se trouvait couché dans un grand lit, aux matelas recouvert de soie rouge, était une, froide, haute et immense pièce, meublée de;meubles aux formes raides du moyen âge; et de ce gothique moderne, qui fait sur les théâtres du boulevard, le mobilier des drames du passé.,

Sur une toilette à la glace en ogive, parmi de petites cuillers poisseuses, il y'avait une rangée de fioles et de médicaments débouchés, et, a travers une porte vitrée, on apercevait deux gigantesques laquais à demi somineillants sur les fauteuils d'un salon. Au dehors, c'était la tristesse morne.et un peu inquiétante des grandes étendues d'eaux mortes, et de temps en temps, par une fenêtre ouverte, entraient, comme des vols de chauvessouris,' de petits souffles balayant la flamme à demi couchée de la lampe, et qui mettaient, à tout moment, dans la chambre désolée, de brusques alternatives de clartés et de livides tén'bres

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Assise au pied du lit, là Faustin pleurait/la tête enfoncée dans les couvertures, pleurait au-dessous du malade, au corps immobile, mais dont les pâles doigts, affreusement crispés, ramassaient, sur sa poitrine les draps en petits paquets. Quand elle releva la tête, il y avait auprès du lit, le médecin qu'elle n'avait pas entendu entrer, un vieillard aux longs cheveux rejetés à la Jenner, derrière les oreilles, et habillé de la rédingote ecclésiastique d'un ministre protestant, et qui marmottait entre ses dents « Oui, <Ile commence » en sous-entendant le mot. « Ah mon Dieu vous dites. » et la Faustin s'arrêta au milieu de son interrogation. « Du courage, madame » laissa tomber le médecin.

Et il s'assit à côté d'elle, fixant l'agonisant de Tœil froid de la science étudiant la mort. La Faustin avait pris les mains de William, et sous des'caresses pareilles à celles avec les-' quelles les mères cherchent à calmer la nervosité colère des menottes de leurs tout petits enfants, elle s'efforçait de pacifier,les inquiètès mains, et de faire cesser cet affreux tortillage des draps.


Le médecin, lui, contemplai t toujours la figure du mourant, avec une fixité singulière et une attention, qui, à un moment donne, eut comme un étonnement, Il se pencha à droite, à gauche~ pour mieux voir, fit un « Pas possible ))/ tira de sa poche un foulard, dont il essuya lon-guement le verre de ses lunettes, se leva enfin, remonta l'abat-jour de la lampe, dont la lueur éclaira en plein la figure du jeune lord. Et tout debout devant le lit, sa rigide silhouette projetée sur les draps et répétant ses gestes de stupéfaction, le médecin disait dans d'es phrases entrecoupées

« Non, ce n'est pas une illusion, non. un cas, comme il s'en présente une fois par hasard. Voyez-vous, madame, les jeux bizarres du mus- de risorius et du grand'zygomatique un cas .qui n'a jamais été observé scientifiquement. Les livres de médecine allemands, anglais, français, la nomment cette agonie. et vraiment la nomment-ils ?. mais aucun livre d'aucun pays ne la décrit. et nous n'avions la cer- titude de son existence que- par la mention qu'en fait, d'après le récit de Tronchin, madame d'Epinay, une de vos compatriotes qui a laissé des mémoires dans le siècle dernier.


M Mais regardez-dohc, le dessin du rire commence à être parfaitement indiqué ?.Ah! chère madame, vous allez assister'à un spectacle bien douloureux. apprêtez-vous à être témoin d'une agonie M~oM~Me. Je ne vous quitte que pour un moment, et reviens aussitôt après ma visite à la villa Kallenberg. Je veux noter les phénomènes qui vont se produire. ') Restée seule danf: cette chambre, la femme fut prise d'une'erreur indicible., Elle voulut aller fermer la fenêtre à ces souffles de la nuit qui faisaient, par moments, la pièce plus effrayante, elle n'osa pas; elle voulut appeler les domestiques qu'elle voyait dormir de l'autre. côté, elle ne s'en trouva pas le 'courage; et~ incapable de se,sauver de là, devant le visage du mourant, où la môrt riait, elle se voilà les yeux de ses deux mains. v

Les heures de la nuit passaient, et le médecin ne revenait pas, et les heures devenaient plus noires, plus silencieuses, plus pleines de l'approche menaçante de ,minuit pour celle qui veille au chevet d'un mourant, et la Faustin enfoncée dans sa peur et clouée à la même lilace, restait les mains sur les yeux, n'osant pas voir.

Au bout d'un long, d'un.très long temps. ëUe


se hasarda cependant à regarder, ~ntré ses doigts un peu désserrés, regarda une seconde fois, regarda encore; soudainement prise d'une sauvage curiosité, au milieu de laquelle elle sentait s'en aller d'elle, et sa terreur et quelque chose de son chagrin. Puis tout à coup elle se trouvait impuissante à détacher ses yeux du visage à l'agonie étrange. Et ses mains abandonnant sa figure et tombant sur ses 'genoux, elle. regardait immobile, elle regardait malgré elle. t ` Et à force de regarder, peu à peu, ainsi que dans une salle d'hôpital il s'établit un courant contagieux de crises nerveuses entre les ma.lades, la bouche, les lèvres de tragédienne, sans qu'elle pût ne pas le vouloir, se mirent à faire tous les mouvements de la bouche et des

-lèvres du mourant,, à répéter le poignant et l'horrible de ce rire sur des .traits d'agonisant. 'Car ce n'était plus le sourire informulé et .contestable du commencement. C'était, cette fois, bien le rire,.oui un rire montant et descendant en même temps que le râlé dans une gorge, un rire.retroussant d'une manière atro.cément ironique ~des lèvres violacées, un rire courant dans le. sinistre rictus des dernières


convulsions de la vie sur une, face humaine, un' rire le rire, cette si douce enseigne, sur un visage, du bonheur et de la joie, devenu une sorte d'épouvantable caricature satanique enfin la plus étonnante chose qu'il fût donné à un artiste dramatique, de voir.

Et ce spectacle, tuant pour un moment l'amante, faisait rentrer de force l'actrice dans la femme.

Et insensiblement, de l'imitation nerveuse, involontaire, et contre son gré de tout à l'heure~ la Faustin était despotiquement amenée à une imitation étudiée, comme pour un rôle, pour une agonie de théâtre a. effet; et le rire qu'elle surprenait'sur les lèvres de son amant, bientôt elle arrivait à chercher, si c'était bien celui-là qu'elle avait sur ses lèvres à elle, en se retournant et le demandanlà l'ogive de la glace verdâtre de la vieille toilette, placée derrière elle.'

Toute à son travail de comédienne, la Faustin entendit soudainement un formidable coup de sonnette dans le fond du lit, et aussitôt la tète détournée de la glace, elle rencontra les yeux du mourant, ou la connaissance était venue comme par un, miracle.


Les deux domestiques étaient entrés dens la chambre.

« ~My-M out that wo~aM (1) » dit le jeune lord d'une' voix, dans laquelle s'était réveillée toute l'implacabilité de la race saxonne. La Faustin se jetait la bouche sur les mains de son amant. Il la repoussait brutalement, et avec ces mots « Une artiste. vous n'êtes que'. cela. la femme incapable d'aimer! ».

Et, s'enfonçant, pour mourir, le visage dans la ruelle, lord Annandale jetait, une seconde fois, par-dessus .son épaule, et plus impérativement encore

« TMyM out that M;O~MM » ))

.1 {~«Mettez dehors cette femme »

FIN

t-948-82 CORhEiL. Typ. et atÉr. CR~TS.