F O N D É E E N 1 8 7 6
PAR GABRIEL MONOD
publiée avec le concours du C. N. R. S., de la
40 Section de l'Ecole pratique des Hautes Etudas
et de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
539
JUILLET-SEPTEMBRE 1981
P. GERBOD La scène parisienne et sa représentation de l'his-
toire nationale dans la première moitié du dix-neuvième siècle 3
M. MARTIN Journalistes parisiens et notoriété (vers 1830-
1870). Pour une histoire sociale du journalisme 31
H. LERNER Le colonel Emile Mayer et son cercle d'amis 76
G. NOËL Le Congrès européen d'Agriculture de Munich
(1949) échec d'une initiative « européenne J 95
N. BROC Autour des grandes découvertes un siècle et demi
d'énigmes et de controverses 127
Bulletin historique
La période révolutionnaire et impériale (suite), par J. GODE-
CHOT 161
P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S DE F R A N C E
REVUE HISTORIQUE
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Revue trimestrielle. — ABONNEMENTS ANNUELS pour l'année 1981
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Imperial revenue, expenditure and mondary policy in the fourth century A. D. (J.-P. Callu) 227 The Cambridge history of China, vol. III (M. Bastid). Etudes Son in memorian Etienne Balaze. Serie II Civilisations, n° 2 (M. Bastid) 230 G. POLITI. Aristocrazia e podere politico nella Cremona di Filippo II (M. Aymard). 232 J. DECAVELE. De dageraad van de Reformalie i Vlaanderen (1520-1565) (M. Morineau) 233 E. SCHULTE van KESSEL, Geest en Vlees. ln Godediensl en Wetenschap (M. Morineau), 236 Y. JEANCLOS. Les projets de réforme judiciaire de Raoul Spifams au XVIe siècle (M. Boulet-Sautel). J. H. LANGBEIN. Torture and the Low of Proof (M. Boulet-Sautel) Un 238 A. V AND- BOSSCHE. Un projet de Code de Commerce sous la Rdyeltoe (M. Boulet-Sautel). J.-M. AUGUSTIN. Famille et société. Les substitutions fidéicommissaires à Toulouse et en Haut-Languedoc au XVlll° siècle (F. Lebrun). 241 J. DEHERGNE, D. D. LESLIE. Juifs de Chine à travers la correspondance inédite des jésuites du dix-huitième siècle Bastid).. 242 249
Actes du IIe Colloque international de Sinologie Les rapports entre la Chine et l'Europe au temps des lumières (M. Bastid). 246 F. LÉGEE. La jeunesse d'Hippolyte Taine (P. Gutral). 247 R. GIRAULT. Diplomatie européenne et impérialisme, 1871-1914 (R. Poldevin) 248 H. RAULFF. Zwischen Matchpolitik und Imperialismus. Dis Frankreichpolitik, 1904-1905 (R. Poidevin) 249 R. R. DOERRIES, Washington-Berlin, 1908-1918 (R. Poidevin). 2110 H. F. YOUNG. Prince Lichnowsky and the Great War (R. Poidevin). 250 G. BOOM. Italo Baibo, aviatws e ministro dell' aeronautica, 1926-193 (A. Martel). 252 M.-C. BERGÈRE, Capitalisme national et impérialisme. La crise des filtaures chinoises en 1923 (M. Bastid). 254 R. ISRAELI. Muslims in Chitw. A study in cultural confrontation (M. Bastid). 255 D. J. M. TATE. The making of modern Southeast Asia. II The western impact, economic and social change (M. Bastid) 266 Archipel 18.. Etudes interdisciplinaires sur le monde insulindien (E. Talliemite. 267 268
Notes bibliographiques.
REVUE
HISTORIQUE
Fondée en 1876 par Gabriel MONOD
Ne quid falsi audeat, ne quid veri non audeat historia
CICÉRON, de Orat., II, 15.
!05e ANNÉE TOME CCLXVI
1981
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1981
TOUS DROITS RÉSERVÉS
La scène parisienne
et sa représentation de l'histoire nationale
dans la première moitié du XIXe siècle
Dans la première moitié du XIXE siècle, le théâtre demeure une
forme privilégiée de divertissement festif et de critique sociale'. Mais il devient aussi, pour un public plus populaire, un mode d'instruction morale et civique, en particulier par le biais du mélodrame et du drame romantique. Sur ce plan pédagogique, la référence à l'histoire nationale apparaît comme une source d'inspiration originale et commode.
Le contexte socioculturel, dans le cadre de l'Europe romantique,
se montre en effet favorable à la réhabilitation du passé national. Désertant les sentiers battus de l'Antiquité gréco-latine, la jeune école historique avec Guizot et Augustin Thierry s'interroge sur les origines franques et médiévales de la France modernes. Ecrivains et artistes, dans la voie ouverte par Chateaubriands, s'enthousiasment pour les 1. Jules Guex, Le théâtre et la sociéfé française (1815-1848), 1900. Le problème de la représentation des réalités sociales est surtout abordé à propos des romanciers cf. J.-H. Donnard, Les réalités économiques et sociales dans « La Comédie humaine », Paris, 1961. Choix de textes in Pierre Guiral, La société française (1815-1914) vue par les romanciers, Paris, 1969. 2. Les historiens de la Restauration et de la Monarchie de Juillet sont évoqués dans Camille Jullian, Extraits des historiens français du XIXe siècle, Paris, 1897 dans Louis Halphen, L'histoire de France depuis cent ans, Paris, 1914 cf. aussi Pierre Moreau, L'histoire au XIX- siècle, Paris, 1935.
3. Victor-L. Tapié, Chateaubriand par lui-même, Paris, 1965 Le Génie du christianisme est publié en 1802 et Les Martyrs en 1809.
Reaue historique, CCLXVI/1
« temps obscurs du Moyen Age ». Cet élan national, fortifié par l'exemple de l'Allemagne et de l'Angleterre, débouche sur la politique. Le recours à l'histoire nationale doit servir à enraciner et à légitimer les régimes que le hasard des Révolutions ou la fortune des armes mettent successivement en place patronage carolingien et conquête de l'Europe fondent dans le temps et l'espace la gloire napoléonienne*, l'évocation du « bon roi Henri N6 symbolise le retour d'une monarchie pacifique, patriarcale et égalitaire le déferlement des mythes de la Révolution et de l'Empire, à partir de 1830, impose une certaine image de la Monarchie de J uillet6.
Mais le théâtre a ses lois propres. Il s'agit de « plaire et de toucher », de séduire un public « ondoyant et divers », plus sensible que raisonnable. Le mélodrame et le drame romantique mêlent les genres, brisent la règle des trois unités, exploitent le merveilleux et l'insolite, imposent le réalisme dans le décor, les costumes et le parler; ils flattent les goûts et les mœurs du temps et s'efforcent d'esquiver les rigueurs de la censure étatique7. Il faut enfin, au théâtre, insérer l'histoire, ses événements et ses héros dans des structures formelles fort différentes les unes des autres tragédies classiques, 4. En 1810, Balisson de Rougemont fait jouer Le mariage de Charlemagne. Sur le mythe de Napoléan, cf. Tulard, Paris, 1971. Dans la littérature hagiographique on peut citer aussi L'épopée des Francs de Lesur. Sur les rapports de Napoléon et des écrivains, cf. Tulard, Napoléon, Paris, 1977, p. 279 et sq. et références bibliographiques p. 295.
5. Citons, en 1814, Henri IV et d'Aubigné Le souper de Henri IV, L'entrée de Henri IV a Paris, Les clefs de Paris ou le dessert de Henri IV, Henri IV ou la prise de Paris, La jeunesse de Henri IV, Henri IV à Meulan, Henri IV et le laboureur, Le Béarnais ou Hettri IV en voyage. Dans l'opéra-comique, Le Roi et la Ligue, joué en août 1815
Te demander te retour d'un tel Roi
C'est demander le bonheur de la France
Etendards augustes et lis
SymboIe de paix, d'innocence,
Quand vous flotterez sur la France
Tous ses malheurs seront finis.
6. Au lendemain des Trois Glorieuses, la plupart des pièces jouées à Paris soulignent la filiation qui existe entre la Révolution, Napoléon et Louis-Philippe, duc d'Orléans.
In Napoléon à Brienne, pronostic en trois tableaux (Deponchartrain), citons
Ceux qui régnaient sur la France
Sont chassés partout, j'entends
Aux cris de l'indépendance
S'unir le nom d'Orléans.
Dans le dernier tableau sont associés, en compagnie de la Colonne Vendôme, les bustes de Napoléon et de Louis-Philippe.
De même, dans Bonaparte, lieutenant d'artillerie, joué le 9 octobre 1830, le duc de Chartres est évoqué « Brave par parenthèse, par maints exploits, son bras se signale », et le jeune Bonaparte ajoute « Je n'en suis pas surpris car celui-là a toujours eu l'âme française. » 7. Godechot, Histoire des institutions de la Révolution et de l'Empire, p. 654, indications bibliographiques (cf. Hallays-Dabot, Histoire de la censure théâtrale en France, Paris, 1862). Pour la période de la Restauration, Gevel et J. Rabot, La censure théâtrale sous la Restauration, Revue de Paris, 1913.
mélodrames et vaudevilles, opéras et opéras-comiques, à-propos et monologues, drames romantiques8.
Ainsi corsetée, l'histoire se déforme. Mais ce passé constamment
trahi n'en impose pas moins au public un certain enseignement historique. Ce sont précisément les dimensions et la nature de cette représentation de l'histoire nationale que nous tenterons de cerner, en nous limitant à l'exemple de la scène parisienne, du Consulat à la Révolution de 18489.
A l'assaut de la scène parisienne
Nombreux sont les écrivains et les critiques qui, dans les années
20, appellent de leurs vœux la multiplication de pièces qui emprunteraient à l'histoire nationale leurs thèmes d'inspiration, leurs héros et leurs décors10. Dans son Racine et Shakespeare, Stendhal, en 1823, affirme que « la nation a soif de sa tragédie historique ». Mais déjà, depuis le début du siècle, le mélodrame avec Guilbert de Pixérecourt, Radet et Barré a mis à la mode, avec un certain succès, des sujets historiques. La conquête de la scène par l'histoire nationale a été précoce elle est loin d'avoir été irrésistible si l'on considère l'ensemble de la première moitié du siècle.
L'on ne recense en effet, entre 1800 et 1850, que 428 pièces de
nature diverse dont les sujets soient destinés à illustrer le passé national. Or, dans l'intervalle, les différents théâtres parisiens ont donné environ 14 000 pièces inéditesll. Ainsi, l'histoire de France 8. Les génies du théâtre français, sous la direction de P.-A. Touchard et G. Sigaux, Le
mélodrame, Paris, 1969 cf. aussi Ginisty, Le mélodrame, Paris, 1911, et W. G. Hartog, Guilbert de Pixérecourt, Paris, 1913.
9. Théodore Muret, L'histoire par le théâtre, Paris, 1863 (3 vol.), et L.-H. Lecomte, Le théâtre historique, Paris, 1907, et Napoléon et l'Empire racontés au théâtres, 1900. Michèle Jones, Le théâtre national en France (1815-1830), 1975.
10. Sur la « fièvre historique » de la Restauration, cf. Nicole Cazauran, Catherine de Médicis et son temps dans « La Comédie humaine », introduction, thèse lettres, Paris, 1977 cf. aussi L. Maigron, Le roman historique à l'époque romantique, 1898. Les appels se multiplient in Le Globe du 10 juin 1826, Duvergier de Hauranne « S'il est un point sur lequel tout le monde soit aujourd'hui d'accord, c'est la nécessité de remplacer par des tragédies historiques les tragédies mythologiques et purement idéales. » Déjà en 1810, le critique Geoffroy soulignait l'intérêt des pièces historiques « C'est ainsi qu'en allant à la Gaîté, on peut faire un cours d'histoire, non que l'histoire soit fidèlement conservée sur ce théâtre et sur les autres mais parce que le théâtre est un motif d'étudier l'histoire pour voir en quoi le poète la falsifie. »
11. C. Beaumont-Wicks, The Parisian Stage, University of Alabama Studies, trois volumes (1800-1815 en 1950, 1816-1830 en 1953 et 1830-1850 en 1961). La plupart des revues de théâtre contemporaines (cf. Le Miroir des spectacles, La Revue et Gazette des théâtres, Le Courrier des théâtres, La Pandore, Le Moniteur des théâtres) donnent des analyses précises et critiques des pièces nouvelles. Sous la Monarchie de Juillet les quinze théâtres montent en moyenne 230 pièces inédites (en plus des reprises éventuelles); les trois quart de ces pièces sont des vaudevilles ou mélodrames 1831, 272 pièces 1832, 258 1833, 219 1834, 187 1835, 221. en 1841, 265, en 1842, 249, en 1843, 258. La répartition des pièces entre les divers théâtres est en général indiquée.
n'interviendrait en moyenne que dans trois pièces sur 100. Il faut tout d'abord tenir compte de la fidélité des milieux académiques aux sources traditionnelles de l'inspiration tragique. Des auteurs prestigieux, en leur temps, comme Soumet, Arnault ou Jouy, persistent à emprunter à l'histoire antique et biblique leurs sujets de tragédies'2. L'on note même, dans les années 40, un retour en force des auteurs tragiques du XVIIe siècle comme Corneille et Racine. Par contre, l'offensive entamée vers 1830 par le drame historique avec Dumas et Hugo débouche sur un échec13. De plus, l'histoire nationale est loin de monopoliser l'intérêt des auteurs acquis à l'urgence d'un théâtre historique. L'histoire étrangère se révèle plus fascinante, plus merveilleuse et plus insolite, mêlant les héros anonymes (Ruy Blas, Hernani) aux grands hommes (Cromwell, Wallenstein ou Fernand Cortez). Plus généralement l'observation critique des mœurs contemporaines, dans la voie ouverte par Molière, Regnard ou Beaumarchais, continue à être une mine inépuisable de sujets faciles et stéréotypés pour le théâtre de boulevard.
Le succès tout relatif de l'histoire nationale tend même à s'effriter
à partir de 1830. Sous l'Empire et la Restauration, l'histoire nationale est en effet présente dans près de 4 pièces sur 100 par contre, sous la Monarchie de Juillet, l'on ne retrouve que 197 pièces d'histoire nationale sur 8 020 pièces nouvelles jouées à Paris, soit moins de 3 pièces sur 100 (environ 25 sur 1000). Cet effacement s'élargit à l'histoire étrangère la « veine historique » apparaît épuisée ou plutôt démodée.
A l'intérieur du théâtre historique ainsi délimité, les diverses
périodes du passé national connaissent, en l'espace d'un demi-siècle, un succès inégal. Le Moyen Age, des invasions barbares à la fin du XVe siècle, en dépit de l'intérêt que lui portent les historiens et de ses triomphes de librairie, reste constamment à l'arrière-plan avec 92 pièces sur 428 soit environ 21 pièces sur 100. Sa présence encore forte sous la Restauration, avec une pièce sur trois, décline à partir de 1830 en vingt ans l'on ne compte plus que 24 pièces sur 197. Tandis que s'éloignent de la scène les rois et reines de l'époque franque à l'exception du bon roi Dagobert, comme d'ailleurs les premiers Capétiens, le XVe siècle, grâce à la guerre de Cent ans, de 12. In Miroir des spectacles le 10 janvier 1823, un réquisitoire ironique contre la multi-
plication des « pièces sacrées et l'auteur cite La Création du Monde, Le Déluge, La Mort d'Abel, La Mort d'Adam, Judith, Deborah, Absalon, Joseph, Saul, Les Macchabées, Samson, La Chaste Suzanne.
13. Jouée le 7 mars 1843, la pièce Les Burgraves est un échec total. Alexandre Dumas en
1836 (KeanJ et en 1839 (L'Atchimiste) subit un insuccès comparable.
Jeanne d'Arc et de Duguesclin, réussit à surmonter quelque peu un sort désormais contraire.
La France des Valois et des Bourbons, des guerres d'Italie à la
Révolution de 1789, garde une audience plus grande. 46 des pièces jouées sur les divers théâtres de la capitale lui sont consacrés. Sur ce nombre (196), le XVIIe siècle l'emporte si l'on y inclut le règne de Henri IV. La restauration de la paix civile marquée par l'entrée du Béarnais à Paris apparaît comme un thème privilégié dans les années 1814-1815. Mais les fastes du règne de Louis XIV ont suscité également l'inspiration dramatique écrivains comme Molière, Corneille et Racine, hommes de guerre comme Catinat, Turenne ou le maréchal de Luxembourg. Le XVIe siècle passe ainsi au second plan avec une soixantaine de pièces diverses évoquant les guerres d'Italie, Bayard et François Ier et les vicissitudes des guerres de religion. Par contre, le XVIIIe siècle s'efface. L'accent est mis sur les intrigues de la cour de Louis XV, les combats de Voltaire et des « philosophes» comme Jean-Jacques Rousseau, Diderot, d'Alembert et Marmontel.
Au fur et à mesure que l'on avance dans le siècle, l'histoire
contemporaine prend une importance croissante on passe de 13 exemples en 1800-1815, à 31 (1816-1830) et à 98 (1830-1850), soit au total le tiers du répertoire historique. L'évocation de la Révolution, limitée à ses aspects militaires14, cède le pas à la gloire du Consulat et de l'Empire. L'intérêt se concentre sur la personnalité légendaire de Napoléon Bonaparte dont on retrace à plaisir, surtout après 1830, la jeunesse, les victoires d'Italie et d'Egypte et les succès prestigieux remportés sur la Prusse, l'Autriche et la Russie15. La Restauration et la Monarchie de Juillet ne fournissent que quelques thèmes mineurs l'expédition d'Espagne (en 1823)16, la campagne de 14. Les pièces « politiques» soulignent le caractère sanglant et monstrueux du drame national qu'ont vécu les Français entre 1792 et 1794 cf. Charlotte Corday à laquelle sont consacrées trois pièces, 1831, 1847 et 1850, Madame Roland (1843), Camille Desmoulins ou les Paris en 1794 (de H. Blanchard et J. Mallian, joué en mai 1831), La dernière nuit d'André Chénier (pièce jouée le 23 décembre 1842)
Mille autres moutons comme moi
Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire
Seront servis au peuple roi.
Allons, lève tes bras sanglants, Guillotine,
Lève tes bras le peuple impatient piétine,
Lève tes bras, te dis-je, et viens avec transport,
Marâtre, m'étouffer dans tes baisers de mort.
15. Parmi les nombreuses pièces vouées à Napoléon Bonaparte citons Napoléon à Brienne (Depontchartrain, 1830), Napoléon ou Schoenbrunn et Sainte-Hélène (Dupeuty et Régnier, 1835), Napoléon (Dumersan, 1839), Le dernier vœu de l'empereur (Laloue, 1841). En 1830, l'on recense au moins une dizaine de pièces.
16. Cf. Le pont de Logrono ou le petit tambour, suivi par La prise du Trocadéro, par Cuvelier de Trie, joué au Cirque Olympique le 7 janvier 1824.
Morée (1828-1829)17, les Trois Glorieuses18 et la guerre d'Algériel9. La Révolution de 1848 donne lieu à quelques à-propos patriotiques ou critiques (les femmes « saucialistes »20.
Dans cette résurrection théâtrale du passé national, les distor-
sions s'exaspèrent du point de vue social le Tiers Etat s'efface devant la noblesse, la Cour, les souverains et les héros.
Les humbles s'incarnent en diverses catégories sociales commu-
nautés paysannes saisies dans leurs travaux mais plus souvent dans leurs divertissements champêtres dans le parc du château ou sur la place du village, aubergistes et chalands, domestiques et vagabonds dans les villes assiégées se rassemblent des groupes de citadins affamés, angoissés ou saisis d'enthousiasme patriotique21; l'on voit surgir de temps à autre les mendiants, truands et brigands22. Mais le plus souvent l'élément populaire est représenté par les troupes de soldats au bivouac ou au combat compagnons de Jeanne d'Arc ou de Duguesclin, cavaliers et fantassins de Turenne ou de Catinat, soldats de l'an II, grognards de la Grande Armée, combattants de la guerre d'Algérie ou de l'expédition d'Espagne.
Tous ces acteurs anonymes s'insèrent dans des tableaux stéréoty-
pés évocations conviviales de danses et de banquets, scènes de pillage ou de carnage, sièges de villes et affrontements en rase campagne, batailles navales et embuscades. Cris, chants, acclama17. L'enseigne et le pilote, 1828.
18. Les Trois Glorieuses, pièce jouée en août 1830.
19. Cf. Constantine, à-propos patriotique en un acte par Ces-Caupenne, Clairville et Jou-
haud, représenté le 29 octobre 1837, et Mazagran, bulletin de l'Armée d'Afrique, par F. Laloue et Ch. Desnoyers, au Cirque Olympique le 14 avril 1840.
20. Sur la Révolution de 1848, l'on recense trois pièces. Dans l'une d'entre elles l'on a
reconstitué «la promenade des cadavres»; le peuple dresse des barricades «pour le triomphe du bon droit et de la liberté» et l'on chante
Pour faire des barricades
Le bourgeois d'vient ouvrier,
Plus de titres éphémères
Rofurier ou grand seigneur
Doit pour le salut d'ses frères
Travailler avec ardeur.
21. In Charles le Téméraire ou le siège de Nancy, par Guilbert de Pixérécourt, le 26 novem-
bre 1814, au Théâtre de la Gaité, cf. scène 9. Des jeunes gens apportent des boulets et des pierres sur des civières et dans des brouettes, des enfants roulent des tonneaux de poudre, les femmes portent des seaux remplis d'huile et de poix. canon, tocsin, tambour, cliquetis d'armes, cris des combattants. bombe sur la maison du gouverneur, des flammes jaillissent. Cf. aussi in Le siège de Saragosse, pièce militaire en deux actes, Cirque Olympique, le
16 octobre 1828.
22. La Cour des Miracles (Porte-Saint-Antoine le 31 décembre 1836) décor rue très som-
bre du Paris médiéval et Cour des Miracles illuminée figurants en haillons, borgnes, boiteux, bossus.
Le Connétabte Duguesclin ou le Chdteau des Pyrénées, mélodrame de Boirie et Léopold,
la Gaîté, le 6 janvier 1816 hors-la-loi, déserteurs des grandes compagnies de Duguesclin, retranchés dans un château abandonné.
tions, évolutions chorégraphiques ou militaires meublent ainsi l'espace scénique. Quelques individualités émergent de cet arrièreplan utilitaire l'ancien du village, porte-parole de la communauté, la soubrette de la comédie classique, le vieux soldat, l'aubergiste ou la cantinière.
Dans cette première partie du XIXe siècle, les hardiesses de la
mise en scène contribuent à gonfler la représentation des humbles. Certaines pièces à grand spectacle cherchent même à créer des effets de masse, en particulier dans l'évocation des batailles célèbres23. Par contre, la bourgeoisie n'apparaît guère présente. Elle se
réduit, dans l'ensemble, à quelques types socioprofessionnels assez classiques. Apparaissent tout d'abord, par leur fréquence même, du Moyen Age à la Monarchie de Juillet, les échevins, bourgmestres et édiles municipaux. Ils figurent à la fois dans les divertissements champêtres et surtout dans les villes assiégées, porte-parole, éloquents ou sympathiques des populations24. Ce sont les notables des communautés locales. L'on voit également surgir, au gré des événements, quelques types représentatifs et stéréotypés, médecins, avocats, marchands et financiers25. Mais la bourgeoisie civile cède le pas aux militaires sortis du rang, élevés aux honneurs par la bravoure ou la faveur du prince. Leur nombre se gonfle avec la Révolution et l'Empire. De naissance obscure, ils ont conquis leurs grades sur les champs de bataille26. Gauches et désemparés dans les salons ou à la Cour, ils imposent leur bravoure et leur témérité dans les combats, proches des soldats qu'ils conduisent à la victoire. Rendus à la vie civile par l'âge ou les mutations politiques (les demi-soldes de la Restauration), ils ressassent le souvenir de leurs carrières glorieuses. L'insertion sociale de la bourgeoisie des talents se révèle plus
aisée. Le mélodrame s'empare des écrivains, savants et hommes de plume grandis dans l'ombre des souverains ou émancipés par leurs succès littéraires ou scientifiques. Ils sont d'origine modeste et ils restent critiques dans un monde qu'ont pourri l'argent et les privi23. Le Cirque Olympique se prête admirablement aux effets de masse (cf. Hillemacher, Le Cirque Oylmpique, Lyon, 1875) une scène comportant dix plans et ayant 18 mètres de profondeur une piste de 17 mètres de diamètre.
24. In Charles le Téméraire (op. cit.), le personnage du gouverneur in La prise d'Anvers (Ces-Caupenne, 1833) ou le bourgmestre hollandais in La Prise de la flotte (Cuvelier, 1822) on peut aussi citer les alcades espagnols in La prise de Saragosse et Le pont de Logrono (op. cit.).
25. In Mademoiselle de Fontanges (Theaulon, 1839), le fermier général Mondoville.
26. Nombreux exemples in vaudevilles et mélodrames militaires évoquant l'épopée impériale Marcel, devenu général et châtelain bienfaisant de son village natal (Une veuve de la Grande Armée, Théaulon), Paul, recueilli par un vieux soldat, devenu capitaine (in La Veille de Wagram, P. de Kock, 1842), Le général Marceau (Lesguillon, 1837), le maréchal Murat ou Julien in La ferme de Montmirail (Laloue, 1840).
lèges de naissance. D'Eginhard27 au jeune Barbaroux28, secrétaire d'un duc d'Ancien Régime à la veille de la Révolution, se définit ainsi un type social représentatif d'une aristocratie du mérite dont la société du XIXe siècle achèvera l'intégration.
Mais ces formes d'ascension sociale se bloquent au niveau des
alliances matrimoniales. Les unions entre bourgeoisies et noblesses sont rares sinon inexistantes. Précepteurs et secrétaires particuliers, écrivains et même hommes politiques, le cœur déchiré, doivent renoncer à l'amour, parfois partagé, qu'ils ont pu éprouver pour les jeunes filles d'illustre naissance que le hasard de leur vie a pu un instant leur faire côtoyer. De leur côté, les vertueuses et talentueuses filles de la bourgeoisie doivent accepter le mariage à l'intérieur de leur propre milieu. Elles ne peuvent y échapper qu'en devenant maîtresses ou courtisanes.
Parmi les « ordres privilégiés », la noblesse occupe de manière
quasi permanente le devant de la scène. Le clergé, en effet, dans cette première partie du XIXe siècle, est dans l'ensemble assez maltraité moines ligueurs, fanatiques ou intrigants, abbés de cour désinvoltes et sceptiques29, évêques courtisans80 ou « politiques », chapelains bénisseurs de mariages secrets, tout au plus quelques sœurs de charité ou saints prêtres mettant en pratique les vertus évangéliques3l. Par contre, la noblesse constitue dans sa diversité même une caté-
gorie dramatique autrement plus importante. On la saisit, modeste et patriarcale, retirée dans ses châteaux de province, proche des humbles et dévouée à son roi. Elle peuple également la ville et la Cour, mondaine, courtisane, vivant dans le luxe, au service du souverain qui la comble d'honneurs et de faveurs32. Dans cette caste, fière de ses origines chevaleresques, s'insinuent quelques familles de la noblesse de robe soucieuses de faire corps avec la plus authentique noblesse d'épée.
Mais la noblesse est avant tout une catégorie militaire. C'est au
service du roi ou de l'empereur que peuvent s'agréger des couches nouvelles, émergées de l'anonymat par la bravoure et le patriotisme. 27. In Un trait de Charlemagne (Jacquelin, 1825).
28. Le jeune Barbaroux in Madame Roland (par Mme Ancelot, 1843).
29. In Bonaparte, lieutenant dʼartillerie (Duvert, octobre 1830) et in Les Roués (Sauvage,
1833) le personnage de l'abbé Dubois.
30. L'évêque in Madame Dubarry (Cotillon III).
31. Dans La ferme de Montmirail (op. cit.), le curé de village participe à la tête de ses
paroissiens à la défense du village menacé par la cavalerie russe.
32. In Louis XIII ou la route de Reims (Saint-Georges, 1825), de jeunes courtisans qui
s'apprêtent à trahir le roi rentrent dans le droit chemin. Dans Les dernières scèrtes de la Fronde (Mallian, 1834), les ultimes sursauts de la révolte nobiliaire avec le duc de Beaufort et le prince de Condé (rôle conciliateur du président Molé et légèreté coupable de l'intrigante duchesse de Longueville).
L'on entre tôt dans les armées royales. Un simple fait d'armes peut ouvrir une carrière d'officier. Toutes les générations sont ainsi représentées pages, enseignes ou cornettes encore adolescents prompts à offrir leur vie pour quelque exploit singulier, capitaines et colonels, recrus d'expérience dont les années n'ont guère atténué l'ardeur guerrière. La Révolution et l'Empire voient se multiplier les promotions sociales et l'on retrouve au théâtre les anciens officiers de l'an II devenus généraux et maréchaux, comtes et ducs de lʼEmpire33. La représentation ainsi hiérarchisée et déformée des diverses
catégories sociales reste une toile de fond devant laquelle se projettent des individualités « héroïques ». Le jeu scénique se réduit souvent, en dernière analyse, aux dialogues et au comportement gestuel de quelques acteurs historiques.
Une pièce sur quatre met directement en scène un souverain,
prince, roi ou empereur. De plus, une proportion comparable fait référence à ce type de « héros ». La biographie princière est une approche fréquente et comme naturelle du passé national. Elle s'élargit au hasard des siècles et des régimes politiques aux reines8*, princesses, régentes8-' et impératrices36, maîtresses royales37, ministres célèbres et conseillers secrets.
33. Cf. Le maséchal Ney (Dupeuty, Anicet Bourgeois, Dennery, mai 1848) ou Murat (Laloue, Cirque Olympique, 30 octobre 1841), pièces qui retracent toute la carrière des deux personnages.
34. La présence des reines se trouve très limitée avec la régente Berthe (Le siège de Paris du vicomte d'Arlincourt, situé au IX- siècle et joué en 1826), Blanche d'Aquitaine ou le dernier des Carolingiens (1827, H. Bis), Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre, Isabeau de Bavière (in Charles VI, opéra de Casimir Delavigne, le 15 mars 1843) et. Marie Antoinette (Aignan, 1814), Marie Leczinska (Reine de France).
35. Catherine de Médicis suscite deux créations, l'une en 1829, l'autre en 1846. Dans cette dernière pièce, Catherine est au centre de la rivalité entre le duc de Guise et le prince de Condé. En 1842 est joué Le maréchal de Montluc (de Mary-Lafon) Catherine par sa duplicité réussit à déjouer les intrigues de ses adversaires et s'en venge cruellement.
36. Joséphine de Beauharnais n'apparaît que de manière accidentelle et fugitive dans quelques évocations du destin militaire et politique de Napoléon elle est frivole, dépensière et volontiers infidèle (cf. Napoléon, drame historique de Dumersan, joué le 25 mai 1839).
37. Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII, apparaît en 1806 on la retrouve en 1821 (in Jeanne d'Arc ou la délivrance dʼOrléans) c'est elle qui oblige Charles à accepter le concours de Jeanne en 1841, dans Jacques Cœur ou l'argentier du roi (Anicet Bourgeois), Agnès reparaît, après vingt ans de retraite, devant Charles VII, menacé par les ambitions du dauphin. Diane de Poitiers, dans la pièce Le passage des Alpes (1807), sauve François 1er d'un péril mortel. Elle ressuscite en 1833. Gabrielle d'Estrées joue à son tour un rôle essentiel lors de l'entrée de Henri IV dans Paris. Louise de La Vallière (in Mademoiselle de La ValHère et Madame de Montespan, de B. et A. Lagrange, 21 mai 1831) succombe à l'amour du jeune roi mais elle s'efface avec dignité devant sa rivale (on la retrouve au théâtre en 1843). A leur tour les maîtresses de Louis XV sont présentées avec beaucoup de sympathie. Mme de Pompadour (1832) est « affable, généreuse, compatissante et passe une partie de ses journées à faire de bonnes œuvres. », bonne aux petits, avec les grands, hautaine Il en est de même de Mme Dubarry (Louis XV chez Mme Dubarry, 1831) qui n'oublie pas ses origines modestes et sait faire le bien autour d'elle avec la complicité de son royal amant.
Mais l'incarnation princière, en dépit de la place qu'elle occupe
sur la scène parisienne, est loin de rassembler de manière égale tous les représentants des maisons régnantes. De la « longue nuit du Moyen Age x n'émergent que quelques souverains légendaires, tels que devise Dagobert39, Charlemagne40, saint Louis4l et Louis XI42, et des héroïnes shakespeariennes comme Frédégonde et Brunehaut. Philippe-Auguste ne s'impose qu'à cause de Bouvines, Charles V ne prend de relief qu'avec Duguesclin et le petit roi de Bourges ne s'insinue que dans l'ombre de Jeanne d'Arc. Les Valois, à l'exception de François Ier44, ne sont guère mieux traités au XVIe siècle. Au cœur des guerres de religion, l'intrigante Catherine de Médicis en arrive à symboliser, à elle seule, un pouvoir politique tombé en déshérence. Il faut Richelieu pour arracher Louis XIII à l'oubli, Louis XIV et Louis XV ne se profilent qu'à travers les intrigues de Cour, les prouesses de leurs généraux et surtout le scandale réitéré de leurs liaisons amoureuses, de Mlle de La Vallière à Mme Dubarry. Louis XVI et Marie-Antoinette n'échappent à l'anonymat qu'à travers leur fin dramatique sur l'échafaud révolutionnaire. Le théâtre évite Danton, Marat et Robespierre45, n'accorde que quelques allusions courtoises à Louis XVIII et à Charles X et fait le silence sur le roi-citoyen Louis-Philippe Ier.
Dans cette théorie des souverains ressuscités à la scène, deux
monarques conquièrent, par contre, une audience singulière. Le bon 38. Clovis apparaît trois fois, en 1815, 1820 et 1830, ainsi que dans une pièce de circonstance
(de Théaulon) Clovis ou le premier sacre, 1825.
39. Dagobert est sans doute le Mérovingien le plus populaire avec quatre irruptions, en
1829, 1839, 1842 et 1843. Sigebert est l'un des héros de la pièce Sigebert ou l'amour gaulois (de Grétry) jouée en 1806.
40. Charlemagne est le héros principal de trois pièces jouées en 1810, 1816 et 1825.
41. Trois pièces lui sont consacrées (1819, 1821, 1841).
42. Louis XI apparaît dans Jacques Cœur (op. cit.) mais aussi en 1827, 1832 et 1833.
43. La rivalité mortelle entre Brunehaut et Frédégonde est le sujet de quatre pièces jouées
en 1807, 1810, 1812 et 1821. Dans cette dernière (tragédie en cinq actes de N. Lemercier), se trouve évoquée l'histoire sanglante de la dynastie de Clovis.
44. François Idr est présenté à la fois comme le protecteur des arts et des lettres, un
soldat intrépide et chevaleresque (avec Bayard) et un parfait amant (avec Diane de Poitiers) cf. in Frunçois ler ou la fête mysiérieuse (Sewrin et Chazet, 1807)
Chantons la bienveillance
Du prince généreux.
A la fois il sait plaire
Au peuple, aux grands.
C'est qu'il aime en bon père
Tous ses enfants.
45. Robespierre dans la pièce La mort de Marie-Antoinette met tout en œuvre pour faire
périr la veuve de Louis XVI dans Camille Desmoulins ou les Partis en 1794, il se révèle aussi intransigeant.
roi Henri s'inscrit ainsi dans une trentaine de pièces46. Il émerge dès l'Empire, concrétise les espoirs mis dans la monarchie retrouvée en 1814 et réussit à survivre aux Trois Glorieuses. Napoléon Bonaparte, dès son avènement à l'Empire, avait suscité l'intérêt ou la flatterie des auteurs et sa gloire militaire s'était insérée dans divers tableaux historiques, évoquant les grandes batailles ou les campagnes du règne. Disparu de la scène sous la Restauration, il reparaît au lendemain de la Révolution de 1830 et il entre dans la légende en compagnie de ses maréchaux, de ses grognards et de son fils, mort à Schonnbrun en 183247. Autour de sa personne exemplaire, gravitent ainsi une quarantaine de pièces.
En contrepoint de la geste princière s'exaltant à la fois dans la
paix avec Henri IV et dans la guerre avec Napoléon, se pressent, entrés définitivement dans le panthéon national, les héros et héroïnes de l'Histoire de France.
Les plus nombreux et les plus prestigieux sont ceux que l'épopée
guerrière a suscités au cours des siècles. Quatre d'entre eux, incarnant dans leur plénitude les vertus chevaleresques de la race française, conquièrent une place de choix Bayard48, Duguesclin*9, Jean Bart50 et surtout Jeanne d'Arc5l. Cette dernière, échappant à la grivoiserie voltairienne, devient, sous la Restauration, l'héroïne nationale laissant loin derrière elle Jeanne Hachette et Charlotte Corday. Mais la scène parisienne s'ouvre aussi aux croisés du XIIIe siècle (les comtes de Champagne et de Toulouse), aux maréchaux de Louis XIV tels que Turenne, Villars et le maréchal de Luxembourg ou Catinat, aux généraux de la Révolution (Marceau et Kléber) et de l'Empire (Brune Poniatowski, Ney). L'évocation hagiographique s'élargit à des héros plus anonymes, surgis dans les batailles et les sièges de villes, destins individuels précocement brisés ou oubliés par l'histoire.
46. Le prestige du bon roi Henri éclôt sous l'empire (1805, 1806), connaît un éclatant succès avec le retour des Bourbons en 1814 et survit jusqu'en 1848 (pièces jouées en 1815, 1816, 1817, 1818. 1821, 1826, 1828, 1832, 1833, 1834, 1835, 1838, 1844 et 1846, soit trente au total).
47. Napoléon Bonaparte, quand il n'est pas au premier plan, est toujours présent dans les très nombreuses pièces militaires jouées entre 1800 et 1850 et qui ont pour sujet les guerres de la Révolution et de l'Empire. Il faut lui associer les trois pièces vouées au roi de Rome jouées en 1832.
48. Bayard apparaît six fois au théâtre entre 1804 et 1819. Dans Bayard à Mézières (opéracomique de Dupaty joué en 1814), combattants et habitants de Mézières sont invités à s'unir « pour célébrer le courage et la loyauté du Chevalier qui, d'âge en âge, sera le modèle des braves ».
49. Duguesclin a une fortune comparable à celle de Bayard (six pièces jouées en 1804, 1811, 1807, 1814, 1816 et 1827).
50. Jean Bart intervient sept fois sur scène. Cf. Jean Bart ou le voyage en Pologne, joué le 5 août 1817 l'on évoque « le brave des braves, né sans noblesse ni fortune », mais distingué par le roi.
51. Jeanne d'Arc est l'héroïne d'une dizaine de pièces, jouées entre 1803 et 1847.
La vie civile se prête moins à l'émergence des héros si l'on excepte
quelques ministres comme Sully, Richelieu et Mazarin ou des hommes politiques tels Robespierre ou Camille Desmoulins. Jacques Cœur n'est évoqué qu'en 1841 en référence avec Charles VII*2 et le Dauphin, le futur Louis XI. Saint Vincent de Paul fait une timide apparition en 1804-180553. Les auteurs se rabattent sur quelques brigands légendaires, Cartouche et Mandrin. Les héroïnes, à l'exception de quelques femmes de tête comme la maréchale d'Ancre, Mme Roland et Gillette de Narbonne, se font encore plus rares. Elles ne s'imposent qu'à titre de maîtresses royales, Agnès Sorel, Gabrielle d'Estrées, Louise de La Vallière, Mmes de Montespan et de Maintenon. Ces individualités projetées au-devant de la scène n'excluent pas des exemples plus nombreux mais plus anonymes de femmes et de jeunes filles, symboles de courage, d'abnégation et d'amour passionné. Elles surgissent de toutes les catégories sociales, soulignant ainsi les vertus foncières de la femme française.
La célébrité, il est vrai, se conquiert plus facilement dans le champ
des arts et surtout de la littérature. La scène parisienne évoque par allusions, trop souvent au plan anecdotique, maints écrivains et auteurs comiques et dramatiques, poètes et « philosophes du XVIle et du XVIIIE siècle. Corneille" et Molière55 sont de loin les plus populaires. Viennent au second plan Voltaire58 et André Chénier, ainsi que Rousseau. Les autres, tels Pélisson, Boileau, Regnard, La Fontaine, Diderot, Marmontel ou Fontenelle, n'apparaissent qu'une ou deux fois en l'espace d'un demi-siècle.
Saisie ainsi dans son insertion globale et dans la hiérarchie de ses
choix, la représentation de l'histoire nationale implique déjà sur ces deux plans une image déformée et naturellement infidèle. Cette approche contestable de la réalité historique se prolonge-t-elle dans la restitution du décor et dans l'analyse des groupes sociaux et des mentalités nationales ?
52. In lacques Cœur ou l'argenfier du roi (op. cit.).
53. Dans deux pièces jouées en 1804 et 1805.
54. Corneille est mis en scène six fois (par exemple, Corneille et Richelieu, comédie-vau-
deville, jouée le 23 février 1839 à propos de l'adoption du Cid par les Comédiens du roi).
55. Molière est le héros de sept pièces (Racine dans deux pièces seulement).
56. Voltaire monte en scène trois fois. Dans Voltaire ou une journée de Ferney (1798),
panégyrique de l'écrivain Il termine un chef-d'œuvre, il défend un innocent, il combat une injustice, il élèves des manufactures, il fait défricher des terres et tout ça marche à la fois. »
Grandeur et limites de la couleur locale
Compte tenu de leur architecture et de leurs possibilités finan-
cières, un certain nombre de théâtres57, grâce au concours d'une nouvelle génération de décorateurs, tel Cicéri, s'efforcent, pour satisfaire un public exigeant, d'être toujours plus réalistes dans leurs mises en scène. Décors, costumes, parlers, comportements gestuels cherchent à ressusciter le passé national58.
L'arrière-plan se meuble ainsi de montagnes, forêts, collines, plai-
nes, fleuves, lacs, marais et océans. Sables et dunes de l'Egypte, platitudes neigeuses de Russie, oliveraies de l'Espagne, polders gelés de la Batavie recréent le cadre de l'événement historique59. La scène s'accidente de châteaux gothiques, de villes fortes, de villages anonymes, de cours d'auberges et de parcs à la française. L'on reconstitue le château de Chenonceaux, les abords du château de Saint-Cloud60, le rocher de Sainte-Hélène61. L'on voit la frégate La Belle-Poule s'approcher du port de Cherbourg et les vaisseaux hollandais pris dans la glace émergent du brouillard62. A travers la plaine ou au milieu des collines ou des gorges escarpées, fantassins et cavaliers s'affrontent en assauts héroïques rafales de neige, pluies, vents de tempête renforcent la fiction du réel.
L'action se resserre au pied des remparts des villes assiégées, sur
la place du village, dans les rues étroites de la vieille ville, au bord des rivières et de la mer, à l'intérieur de forêts épaisses, sur le pont des bateaux de guerre, à l'intérieur de retranchements improvisés. Le bivouac est un lieu privilégié avec ses tentes, ses feux de campement, ses batteries de canons et ses faisceaux d'armes68.
57. A Paris, le nombre des théâtres est de 15 en 1800 et s'élève à 33 en 1807. Napoléon en
supprime 25. A partir de 1815, bénéficiant de mesures plus libérales, les théâtres sont de nouveau au nombre d'une quinzaine cf. M. Albert, Les théâtres de la Foire, Paris, 1900, et M.-A. Allévy, La mise en scène en France dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, 1938 (indications bibliographiques sur divers théâtres).
58. Allévy, op. cit.
59. Quelques exemples d indications scéniques « Dans le lointain, les murs d'Orléans et plus près le fort des Anglais pris d'assaut. Jeanne d'Arc a planté son étendard sur la brèche (La délivrance d'Orléans, 1821). In La Tour d'Auvergne (4e partie) « Le théâtre représente les plaines de Fleurus coupées par des collines praticables et boisées. on voit une partie de l'armée française rangée en ligne de bataille au bas de la colline, appareils aérostatiques. »
60. La République, lʼEmpire et les Cent Jours, pièce en quatre actes et 19 tableaux, au
Cirque Olympique, le 13 octobre 1832.
61. Napoléon, drame historique de Dumersan, joué en 1839, 5e tableau.
62. In La prise de la flotte, au Cirque Olympique, le 12 mars 1822.
63. In Napoléon (de Dumersan), le bivouac d'Iéna (3e tableau). In Austerlitz, événements
historiques en trois périodes et 8 tableaux, Cirque Olympique, le 29 janvier 1837.
Maints épisodes se déroulent également à l'intérieur. Palais impé-
riaux et demeures royales se concrétisent en vastes galeries et vestibules, salles du Trône ou appartements plus intimes. Meubles et objets d'art visent à recréer le faste princier. L'on se retrouve aussi souvent dans les salons nobles ou bourgeois richement décorés ou sobrement meublés, ouvrant parfois sur des parcs à la française quand ce n'est pas un jardin anglais. Le Moyen Age affectionne les « salles gothiques ». L'auberge rurale ou urbaine avec ses tables et bancs, ses poutres et sa vaste cheminée recueille militaires et civils. L'on entre dans de modestes chaumières françaises ou étrangères (l'isba russe64). Les hasards de l'histoire ou de l'intrigue amoureuse permettent d'évoquer les cellules de prisons, les salles de corps de garde ou de caserne, des cavernes ténébreuses, de longs corridors et des souterrains angoissants. Trappes, escaliers secrets, portes dérobées contribuent à multiplier les suspenses dramatiques.
L'effet de réel est encore fortifié par diverses intrusions sonores.
Canonnades et fusillades, explosions soudaines, cris et acclamations collectives, chœurs vibrants, musiques de danses ou de défilés militaires. Des brèches s'ouvrent dans les remparts, des pans de muraille s'écroulent, les vagues de la mer se font terrifiantes, des inondations se produisent, des nuages d'orage parcourent le ciel. L'on voit même s'élever les aérostats lors de la bataille de Fleurus65. Après un naufrage, la mer déchaînée se couvre de soldats et de marins66.
Le réalisme du décor a ses limites techniques et financières. Pour
quelques pièces à grand spectacle, la plupart des scènes historiques s'insèrent dans des cadres sommaires et stéréotypés. Mais auteurs et metteurs en scène s'efforcent de différencier les époques historiques, les types de vie sociale, les spécificités ethniques. Cette recherche indéniable de la couleur locale n'exclut pas les confusions et les anachronismes. Elle n'en est pas moins assez inédite par rapport aux siècles précédents.
Ce réalisme scénique s'étend au costume67. Le laxisme vestimen-
taire imposé par la tragédie classique est définitivement rejeté. Tout au plus subsiste une certaine incertitude lorsqu'il s'agit d'évoquer les dernières phases de la domination romaine, à l'époque des grandes invasions. La recherche érudite, suscitée par l'intérêt inédit que l'opinion cultivée porte au Moyen Age, contribue à fortifier la resti64. Le maréchal Ney, 25 mai 1848 (Dupeuty et alii), acte l,1er tableau.
65. In La Tour dʼAuvergne (op. cit.).
66. Les pontons (Goubaux et E. Sue), la Gatté, le 23 novembre 1841.
67. Cf. Allévy, op. cit., divers recueils de reproductions de costumes de théétre ex. Petite
galerie dramatique (1796-1843), 1637 planches, ou Martinet, éditeur, Collection de costumes de théâtre.
68. A. Jullien, Histoire dst costume de théâtre, Paris, 1880 (évolution historique sommaire).
tution minutieuse des costumes de théâtre à laquelle s'emploient décorateurs et peintres français. Paul Delaroche dessine les costumes des Huguenots en 1836. Pour la pièce Charles VII chez ses grands vassaux, l'on emprunte au Musée de l'Artillerie des armures véritables. Les tenues de Cour du XVIe siècle font l'objet de reproductions précises. Le souci de la vérité historique s'étend aux costumes paysans. L'on n'hésite plus dans certains épisodes populaires à multiplier les mendiants, vagabonds et truands en haillons.
Ce sont sans doute les uniformes militaires qui, mieux connus
dans l'ensemble, impliquent les recherches les plus tatillonnes. Guerriers francs et carolingiens, chevaliers de la Terre sainte, mercenaires de la guerre de Cent ans, compagnons de Jeanne d'Arc peuplent la scène parisienne. Armes et machines de guerre complètent éventuellement la fiction du réel. L'on retrouve ainsi les combattants de Marignan, les fantassins de Turenne et de Catinat, les grenadiers de Fontenoy et de Rossbach. Peut alors intervenir la débauche vestimentaire des armées révolutionnaires et impériales uniformes délavés et déchirés des soldats de l'an II, bonnets à poil de la Vieille Garde, tenues éclatantes et diverses des corps de cavalerie hussards, cuirassiers, sapeurs du génie et pontonniers de la Bérézina. Il s'y mêle les uniformes plus mondains des jeunes aides de camp, des généraux et maréchaux. L'on reconstitue avec fidélité les tenues légendaires du « petit caporal ». Ce musée vivant de l'armée français s'ouvre aux uniformes étrangers guerilleros espagnols, habits rouges britanniques, houzards et houlans germaniques, cosaques moscovites, mamelucks égyptiens et cavaliers arabes.
De son côté, le costume féminin, à partir du Moyen Age, se plie
aux exigences de la vérité historique. Le réalisme vestimentaire contribue ainsi à différencier les époques et surtout les catégories sociales. Il se révèle même sensible aux modes étrangères (paysannes espagnoles, nobles polonaises). Tenues de Cour et parures royales sont reproduites avec un soin méticuleux. Les vivandières de la Révolution et de l'Empire portent leurs uniformes réels.
Au plan linguistique, les résultats sont plus nuancés. La tragédie
nationale, héritière du théâtre classique, n'est guère sensible à l'anachronisme lexical. Héros et héroïnes francs et carolingiens s'expriment dans une langue choisie, en alexandrins traditionnels69. Tout au plus insère-t-on quelques vocables propres à situer l'action dans le temps historique. Mais ce sont là des concessions accidentelles de pure forme. Les pièces de boulevard et le drame historique tentent 69. Cf. Le siège de Paris, tragédie en cinq actes représentée au Théâtre Français, le 8 avril 1826 (le vicomte d'Arlincourt), ou Frédégonde et Brunehaut de N. Lemercier, en 1821.
de rompre avec cet héritage. Une référence plus attentive aux chroniques médiévales permet d'inclure un nombre plus important et plus fréquent de termes historiques et même de tournures grammaticales. L'on enchasse des mots historiques entrés dans la légende. Et surtout, les auteurs cherchent à différencier la langue cultivée employée dans la noblesse et une partie de la bourgeoisie, des langages « populaires ». Paysans et paysannes, artisans et petits commerçants s'expriment dans une langue délibérément incorrecte, accidentée d'expressions argotiques, dialectales et même patoisantes. L'intrusion de personnages étrangers s'accompagne de parlers spécifiques (prononciation maladroite, jurons vernaculaires, syntaxes primitives). ).
Tout naturellement, le jargon militaire s'introduit avec fracas
parmi les grenadiers de l'Ancien Régime, les soldats de l'an II et les grognards de l'Empire. Bellejambe, Fanfan la Tulipe, Folamour ou la Grenade, tous héros anonymes, émaillent leurs propos de jurons énergiques, de termes argotiques empruntés au métier des armes. La syntaxe est volontairement défaillante, le dialogue est vif, syncopé, haché dans l'ardeur des combats. La scène retentit d'ordres, de commandements, de cris inarticulés, d'acclamations enthousiastes. Vaudevilles, mélodrames, opéras et opéras-comiques insèrent dans
le déroulement de l'action chœurs, duos, chansons et romances. Les passages chantés sont d'une étonnante variété. A côté des créations classiques qu'impose la tradition académique et que l'histoire de la musique a fait entrer dans la légende, les rondes, les refrains et les romances se multiplient dans le théâtre des boulevards. Tout se chante sur des airs connus et les parlers populaires s'y incorporent sans contrainte. Les formes les plus fréquentes sont les couplets patriotiques et guerriers qui s'élèvent au bivouac ou à l'approche des combats.
Le souci du réel se prolonge au plan des comportements gestuels.
Les règles de l'étiquette de Cour sont observées avec soin lors des épiphanies royales et impériales. La conversation noble ou bourgeoise implique la référence explicite au savoir-vivre mondain. Par contre, la convivialité paysanne ou militaire révèle des mœurs plus grossières et plus abruptes. Il en est de même des « manières de table » où se différencient banquets d'apparat, noces campagnardes ou beuveries d'auberge et de caserne.
Les évolutions collectives sont régies avec un soin comparable. Bals
et danses champêtres s'introduisent souvent sur la scène. Réceptions royales et réjouissances seigneuriales s'efforcent de restituer les fastes de la vie de Cour. Mais le réalisme chorégraphique se complaît surtout à faire manœuvrer, sur le théâtre parisien, soldats et cavaliers.
L'évocation des faits d'armes anonymes ou légendaires donne lieu à de très nombreux « ballets » militaires. Irruption caracolante d'officiers, chevaliers, états-majors bariolés, arrivées de détachements français ou étrangers, charges héroïques dans la plaine, harcèlements et embuscades dans des gorges étroites et des montagnes abruptes, abordages de navires de guerre, défilés de troupes à travers la ville ou le village, revues des armées victorieuses, retraites éperdues de corps en déroute. L'on voit aussi surgir les mendiants et truands de la Cour des Miracles, les foules vengeresses du Paris révolutionnaire, les émeutiers du Caire ou de Saragosse70.
Ainsi, au plan matériel tout est mis en œuvre pour ressusciter de
manière intégrale bien des épisodes du passé national. Compte tenu des impératifs financiers et techniques, les résultats sont loin d'être négligeables. Le spectateur se trouve inséré dans le temps et l'espace historiques par le biais du décor, du costume, des parlers et du geste. L'image du passé que l'ensemble des pièces « historiques » s'efforce consciemment et inconsciemment de lui inculquer se fait ainsi d'autant plus proche, plus réelle et somme toute mieux incarnée.
Une image édifiante
A l'intérieur du cadre matériel, une certaine image du passé natio-
nal s'enracine. Gommant sans vergogne les inflexions et les mutations qu'implique à travers les siècles l'évolution même de la nation française, cette image se fige dans une série de traits permanents d'ordre social, moral et patriotique. Elle reflète ainsi une autosatisfaction indéniable et un complexe de supériorité des plus évidents par rapport aux nations étrangères auxquelles les hasards de l'histoire ont affronté le peuple français.
De l'époque franque à la Monarchie de Juillet, la société s'ordonne
de manière cohérente et hiérarchisée, en dépit des guerres civiles et des révolutions.
Le consensus social s'exprime, en premier lieu, dans les couches
populaires. Paysans, artisans, petits commerçants, domestiques, errants et soldats doivent supporter les malheurs de la guerre, endurer les rigueurs climatiques et les conséquences quotidiennes de la disette et de la misère. Villes assiégées, maisons incendiées, brutalités de la soldatesque, mitraille ennemie. ils acceptent sans mot dire un destin souvent contraire. Leurs sursauts de révolte sont rares 70. In La mort de Kléber, mimodrame historique et militaire joué le 7 janvier 1819 (Cirque Olympique), et Le siège de Saragosse (le 16 octobre 1828).
et vite réprimés. Ils assument, dans l'ensemble résignés, les conséquences de leur condition inférieure.
Ils n'ont pourtant guère d'espoir d'échapper à leur destin. Les
bergères n'épousent guère les princes de ce monde. Seules quelques courtisanes, comme Mme Dubarry, distinguées par la faveur royale, connaissent une fortune exceptionnelle. Soubrettes et caméristes doivent se limiter au rôle de confidentes de leurs maîtresses. Seul, le métier des armes peut être un moyen de promotion sociale. Mais il faut attendre la Révolution et l'Empire pour voir apparaître sur la scène toute une génération d'officiers et de généraux sortis du rang, soldats et sergents de l'ancienne armée royale, volontaires et conscrits des armées révolutionnaires. Quelque fait d'armes éclatant, des campagnes successives à travers l'Europe. on les retrouve, sous la Restauration, demi-soldes ou propriétaires fonciers. Quelques jeunes vivandières participent éventuellement à cette forme d'ascension sociale, distinguées pour leurs charmes et leur bravoure par des officiers roturiers ou même nobles".
Ainsi renfermé dans sa condition originelle, le peuple des villes et
des campagnes éprouve à l'égard des classes supérieures respect et confiance. L'on fête le retour du seigneur local et l'on attend de lui aide et protection. Le soldat manifeste une foi aveugle dans ses officiers, toujours prêt à se sacrifier pour les arracher à la mort. Ainsi se nouent des compagnonnages que les épreuves communes ne font que fortifier. Cette abnégation naturelle s'exprime dans le comportement des domestiques, confidents et confidentes au grand cœur, vis-à-vis de leurs maîtres ou maîtresses. Mais c'est dans la personne du roi (ou de l'empereur) que se révèlent le mieux le dévouement, la confiance et l'espoir des « sujets ». D'âge en âge, communautés villageoises ou urbaines célèbrent les vertus de leurs souverains générosité, bravoure militaire, habileté politique, mœurs simples et égalitaires, dévouement infini pour la Patrie et le peuple.
Le respect des classes supérieures ne commence à se lézarder
qu'à la fin de l'Ancien Régime quand émerge sur la scène la bourgeoisie des talents écrivains philosophes comme Voltaire, Diderot ou Jean-Jacques Rousseau, hommes de loi et jeunes secrétaires ou précepteurs de familles nobles. L'esprit critique s'éveille avec une tranquille assurance comme dans le cas de Manon Phlipon (la future Mme Roland)72. Le grand argentier Jacques Cœur, exilé par Charles VI, 71. Le meilleur exemple est l'héroïne de la pièce Une veuve de ta Grande Armée, de
Théauléon. Mariette est la fille d'une vivandière et d'un simple soldat.
72. Manon Phlipon, acte I « Méprisée par ce financier, insultée par ce grand seigneur,
humiliée par la supériorité de ce vieillard et dédaignée par cette grande dame. a (in Madame Roland, 28 octobre 1843).
met sa fortune, son énergie et son intelligence pour arracher son roi et la France à la domination britannique. Le théâtre gomme les violences révolutionnaires, s'apitoie sur le sort des familles émigrées, stigmatise tout au plus quelques hobereaux et courtisans de la Restauration, revenus vengeurs et aveugles dans la France de Louis XVII pa.
Sans doute, au sein même du peuple, rencontre-t-on des traîtres
et des lâches, des hors-la-loi et des truands. Toujours en petit nombre, vite reconnus et isolés, ils sont mis dans l'impossibilité de nuire, emprisonnés, chassés ou même exécutés. Les uns s'effacent dans le ridicule, d'autres subissent un châtiment exemplaire, victimes de la justice populaire ou du jugement de Dieu. Par leurs crimes, leurs vices et leurs méfaits ils se placent d'eux-mêmes en dehors de la communauté à moins qu'ils ne soient capables de se racheter (la rédemption du pécheur est un thème relativement fréquent). Ainsi peut s'enraciner l'image d'un peuple irréprochable, parfaitement inséré dans une société hiérarchisée.
Les ordres privilégiés, dans la mesure où le clergé n'apparaît que
de manière accidentelle et très effacée, s'incarne essentiellement dans la noblesse, des compagnons de Pharamond74 aux maréchaux et officiers de l'Empire. Il s'agit en effet, le plus souvent, d'une aristocratie militaire, vouée au service du roi et de la Patrie. Les guerres civiles et les révolutions n'entament guère cette raison d'être fondamentale et La Tour d'Auvergne, premier grenadier de France, est le symbole éclatant de l'honneur aristocratique75. Ages, conditions, origines se confondent au cours des siècles dans une obéissance exemplaire aux intérêts majeurs de la Nation menacée ou conquérante.
Héroïque et disciplinée sur les champs de bataille, la noblesse
chevaleresque se retrouve, dans la paix, protectrice éclairée et généreuse des humbles que le sort lui a confiés. Dans ses châteaux de province, elle répare les injustices, préside aux réjouissances locales, participe aux deuils et aux infortunes de la communauté paysanne. Vivant à la Cour, elle sert aveuglément le souverain dans ses amours ou dans la conduite des affaires. La faveur royale sait distinguer les talents et favoriser de façon juste la carrière des honneurs.
73. In Le maréchal Ney, acte II, dans le grand salon des Tuileries, le chevalier de La Pigeonnière « Mais patience, le bon temps reviendra et nous rentrerons dans nos terres, dans nos châteaux dont nous avons été dépouillés pendant cette période de troubles qu'ils appellent, je crois, la République. »
74. Pharamond ou l'entrée des Francs dans les Gaules, à l'Ambigu-Comique le 10 novembre 1813.
75. La Tour d'Auvergne, premier grenadier de France, par Léopold, Cirque Olympique, le 9 avril 1829.
Cette vision idyllique est à peine ternie par quelques félonies
singulières. Le vassal infidèle, comme le connétable de Bourbon, se met hors la loi et le Ciel sait le châtier de manière exemplaire. Jean sans Peur est assassiné sur le pont de Montereau77; Charles le Téméraire périt sous les murs de Nancy78. L'esprit critique vise également quelques courtisans d'Ancien Régime coupables de mépriser le peuple ou de ne songer qu'à leurs plaisirs et à leurs ambitions il s'exerce enfin contre les anciens émigrés qui n'ayant rien appris ni rien oublié exigent le rétablissement de leurs anciens privilèges. Les traits les plus féroces sont réservés aux faux nobles, aux poltrons et aux lâches qui déshonorent la classe à laquelle ils sont censés appartenir.
Au faîte de la pyramide sociale, trône le Souverain, présent ou
évoqué dans la plupart des pièces historiques. De Pharamond à Charles X, il se définit par un ensemble de traits de caractère qui en font un personnage modèle et légitiment le culte que lui vouent ses sujets.
Il est avant tout le Père de ceux-ci. Lui seul est capable de les
protéger de leurs ennemis armées étrangères, pressés aux frontières, pillant les campagnes ou assiégeant les cités paisibles, fonctionnaires corrompus, nobles indignes et injustes79. Il surgit toujours au moment opportun pour éviter les supplices, réparer les injustices et rétablir la paix sociale. Il sait se montrer d'une générosité sans égale pour secourir le pauvre, aider l'orphelin, réconforter le vieillard. Provi76. Le connétable de Bourbon, traître à son roi et à la Patrie, est le modèle de grand
seigneur félon il est dépeint trois fois en 1838, 1843 et 1849.
77. In Jean sans Peur, duc de Bourgogne, ou le pont de Montereau, mélodrame héroïque
de Boirie et Léopold, représenté le 9 décembre 1815.
78. Charles le Téméraire ou le siège de Nancy (G. de Pixérécourt, 1814) le duc de Bour-
gogne est qualifié de conquérant farouche », de « vainqueur inhumain », animé d'une insatiable soif de destruction », prince sanguinaire, cœur endurci. ».
79. Cf. in Le Béarnais ou l’enfance de Henri IV (1826) 0. mon père. que je vous
remercie des préceptes que vous m'avez donnés. Oui I Je remplirai religieusement vos dernières intentions le bonheur du peuple sera toujours ma première étude. grâce à ce simple costume je puis, sans être connu, visiter les chaumières, étudier les mœurs de ces bons Béarnais et alléger leur misère. »
De même
Je veux régner par des bienfaits
Et ne veux pas être le maître
Mais le père de mes sujets.
Dans L'anniversaire ou une journée de Philippe Auguste (Théaulon, 1816)
J'y veux laisser la paix, le bonheur, l'abondance,
En chasser la discorde et les divisions,
Eteirtdre les partis, calmer les passions.
Ma véritable gloire est de les rendre heureux.
Ils célèbrent le roi qui les rend tous heureux.
dence incarnée et toujours présente, il se plaît au milieu des plus humbles, partageant leur repas ou participant à leurs divertissements il visite les chaumières et les échoppes, s'attarde au bivouac et charge l'ennemi à la tête de ses compagnons d'armes.
Il est aussi, en effet, le roi-soldat. L'héroïsme, le sens de l'honneur
et le sacrifice de soi sont ses vertus cardinales. Des chefs de guerre prestigieux peuplent la scène fondateurs de la Monarchie française comme Pharamond ou Clovis, conquérants impériaux comme Charlemagne et Napoléon, restaurateurs de l'unité nationale comme le « bon roi Henri ». Ces combattants exemplaires savent galvaniser leurs troupes sur le champ de bataille et arracher la victoire. Certains ont su être des tacticiens habiles ou des stratèges de génie. Dans les revers passagers, la confiance de leurs armées demeure inébranlable. Le souvenir de leurs faits d'armes, de leurs victoires et de leurs conquêtes s'enracine dans la mémoire de leurs anciens soldats qui, rentrés dans leur village, entretiennent leur légende populaire.
Le chef de guerre sait, dans la paix, diriger avec bonheur les
affaires du Royaume. Bien secondé par des ministres habiles, tels Sully ou Richelieu, il a le souci constant du bien public et de l'unité nationale. Il impose à l'extérieur l'image d'un Etat prospère, unanime et sûr de son avenir, toujours juste et irréprochable. Même un Charles VI vieillissant et devenu fou retrouve dans ses moments de lucidité le sens aigu de sa mission royale80. Catherine de Médicis, quoique d'origine étrangère, s'efforce, comme régente, de maintenir l'unité du royaume et de sauvegarder l'avenir de la dynastie des Valois8l.
Le souverain, peut aussi être un homme sensible aux charmes
féminins. Les amours royales sont un thème anecdotique privilégié par le théâtre. Les reines s'effacent devant les maîtresses et courtisanes. Mais le sens de l'Etat reste le plus fort. Maintes compagnes, distinguées par la faveur du prince, en arrivent à servir les intérêts supérieurs de la Nation. Agnès Sorel arrache le jeune Charles VII à son désespoir et à son apathie, Gabrielle d'Estrées favorise l'entrée de Henri IV dans la capitale du Royaume la marquise de Pompadour protège les artistes et les écrivains elle exerce une heureuse influence sur le roi Louis XV même Mme Dubarry (Cotillon III) est loin d'être indifférente au rôle que doit jouer le monarque à la tête du pays. L'on passe ainsi à une certaine sublimation des amours princières. Celles-ci en arrivent même à être exemplaires. Le souverain sait 80. Cf. Charles VI, opéra en cinq actes (C. Delavigne, 1843), et lacques Cour ou l'argentier du roi (op. cit.).
81. In Catherine de Médicis (1846) « L'histoire dira à tous qu'il se sera trouvé en France
une femme assez forte pour porter un sceptre de fer.. »
conquérir les vertus les plus rebelles, multiplier éventuellement les aventures. Il est l'amant modèle, « trainant les cœurs après soi »82. Dans cette célébration du culte royal, la famille du monarque
s'efface quand elle n'est pas inexistante. Les couples princiers sont rares les enfants n'apparaissent qu'à la veille d'être rois à leur tour, saisis déjà dans leurs traits de caractère adultes83. Sœurs, frères, oncles, tantes et alliés ne s'introduisent souvent que comme agents d'intrigues et de discordes concrétisant les méfaits d'une vie de Cour qui risque d'isoler le souverain de l'ensemble de ses sujets ils sont rendus responsables des erreurs et des injustices du monarque.
Cette harmonie sociale ne dérive pas de contraintes exercées par
le pouvoir politique ou de mentalités serviles et résignées mais des vertus foncières de tout un peuple, d'un ordre naturel et volontaire. Ce dernier se concrétise, en premier lieu, à l'intérieur même de la
cellule familiale. Sans doute, la scène parisienne évoque-t-elle les infidélités et les trahisons elles sont, en fait, peu fréquentes et ne débouchent pas sur des ruptures définitives entre les époux. L'attachement réciproque est au contraire mis en relief. Le couple surmonte les épreuves les plus diverses le départ à l'armée, la séparation, les calomnies et les médisances. La confiance et l'amour que se témoignent deux êtres que tout peut désunir peuvent s'exaspérer jusqu'au sacrifice et à l’héroïsme84. Amoureux ou fiancés triomphent par leur obstination des obstacles que leur multiplient parents et circonstances. Dans les combats et les difficultés, la femme joue un rôle exemplaire85. Son intelligence, son sang-froid, sa malice et son dévouement assurent souvent la survie et l'épanouissement du couple. Vivandières et femmes de soldats sont présentes sur les champs de bataille. D'innocentes et naïves jeunes filles de toute condition échappent aux pires dangers pour rejoindre et même sauver ceux qu'elles aiment. Les amours du couple, chastes et discrètes en général, s'enracinent dans un respect mutuel et une courtoisie chevaleresque.
Dans ce contexte d'amour, de fidélité et de confiance, l'enfant est
82. Cf. Henri IV, le Vert Galant (nombreuses allusions) le jeune Louis XIV in Made-
moiselle de La Vallière (op. cit.), in Une journée de Philippe Auguste (op. cit.)
Aux belles de sa Cour, Philippe est redoutable.
Les rois bien rarement éprouvent des rigueurs
Et dans leurs feuillets, je lis que de tout temps
Nos princes les meitteurs furent Ies plus galans.
83. Le Béarnais ou l'enfance de Henri IV (op. cit.), La jeunesse de Louis XIII (1822) ou
Napoléon à Brienne (1830), pronostic en 3 tableaux.
84. Les couples les plus exemplaires sont ceux que forment vivandières et soldats tous
la Révolution et l'Empire (nombreux exemples).
85. Cf. Léontine, in Charles le Téméraire ou le siège de Nancy (op. cit.).
une source de joie et d'espérance. Il est protégé, choyé et l'on s'efforce de lui épargner les épreuves et les difficultés. L'on célèbre dans l'allégresse le retour de l'enfant prodigue que l'orgueil, l'esprit d'aventure ou les mauvaises fréquentations ont pu un instant séparer de sa famille. L'orphelin est recueilli par l'ami fidèle86, l'oncle ou la tante et il est traité comme un fils. De leur côté, adolescents et adolescentes, filles et fils adultes savent honorer leurs parents, et les aider dans les épreuves. La piété filiale est un thème fréquent. Les enfants indignes connaissent un châtiment cruel et se mettent hors la loi.
Les vertus familiales s'élargissent aux ascendants, dans la solitude
de leur veuvage et de leur vieillesse. Ils sont entourés de respect et de soins. Le vieux soldat, en particulier, rentré dans son village natal est l'objet de la vénération générale il peut achever, au milieu des siens et sans souci matériel, une vie bien remplie, riche en souvenirs et en glorieux faits d’armes 87.
La famille s'insère tout naturellement dans la communauté villa-
geoise ou dans le quartier urbain comme d'ailleurs éventuelllement dans la domesticité seigneuriale. La sociabilité marque la vie collective dans la paix comme dans la guerre. Elle s'affirme et s'affermit dans des signes divers que le théâtre met volontiers en relief. Divertissements alimentaires et chorégraphiques sont des temps forts où s'estompent jalousies et rancunes. Ces réjouissances champêtres s'ouvrent volontiers à l'étranger de passage ou au seigneur local. En contrepoint, l'on évoque la vie de Cour, foyer d'intrigues, d'ambitions, de luxure ou de ténébreuses conspirations88.
La convivialité populaire est d'autant plus cohérente et solide
qu'elle est égalitaire et tolérante. Humbles et nobles se retrouvent à la même table ou participent aux mêmes danses. Soldats et officiers se confondent dans les assauts et les épreuves de la guerre. Entre maîtres et serviteurs s'établit un climat de confiance et d'amitié réciproques. Le bon prince aime échapper aux fastes de la Cour et aux rigueurs de l'étiquette pour rejoindre avec joie et simplicité les plus modestes de ses sujets89. La convivialité exclut les oppositions politiques et religieuses même dans les guerres civiles et les 86. Le théâtre exploite le thème de l'enfant trouvé ou de l'orphelin. Le soldat impérial recueille souvent l'enfant sur le champ de bataille après la disparition de ses parents (cf. La ferme de Montmirail).
87. Roussel in Souvenir de l'Empire, comédie-vaudeville (1846).
88. Le maréchal de Montluc (op. cit.), Jean de Bourgogne et Dernières scènes de la Fronde (op. cit.).
89. Cf. Le Béarnais (op. cit.) de même, Jeunesse de Louis Xlll Henri IV et le laboureur La partie de chasse de Louis XIV. Dans les pièces militaires, fréquentes visites de Napoléon au bivouac, la veille de la bataille.
révolutions. Protestants et catholiques dans les guerres de religion savent oublier ce qui les divise dans l'insurrection vendéenne, réconciliations et actes de générosité atténuent l'âpreté et l'aveuglement des passions belliqueusesgo. L'on gomme les excès de la Restauration (la Terreur blanche)91. Les « bons Français » savent surmonter leurs querelles intestines et, dans le déferlement des fanatismes, ils sont toujours capables de garder le sens de l'honneur et le respect de leurs adversaires.
Cette volonté de tolérance se justifie d'autant plus aisément que
les vertus sociales et familiales demeurent subordonnées aux vertus civiques. Le prince et la Patrie, liés de manière organique à travers les diverses périodes historiques, font l'objet d'un culte national. Des temps mérovingiens à la Monarchie de Juillet, s'inscrit sur la scène, dans les paroles, les chansons et les actes une foi inébranlable dans le fait monarchique. Le souverain incarne la pérennité et l'avenir de l'Etat. L'allégeance réitérée dont il bénéficie se trouve donc légitimée. Cette légitimité est d'autant plus indiscutable que l'action du prince se confond avec la survie et la prospérité de la Patrie le prince est l'incarnation personnalisée de la Nation. Or celle-ci, vue par des hommes du XIX' siècle, a toujours été selon eux une institution sacrosainte, une et indivisible, enracinée de temps immémorial dans l'histoire nationale. Elle a exigé et exige toujours, des hommes et des femmes qui se sont rassemblés et se rassemblent autour d'elle, héroïsme et esprit de sacrifice. Elle demeure supérieure aux guerres civiles, révolution et affrontements internes. De plus, non seulement la Patrie menacée doit toujours être défendue mais l'ensemble de la Nation doit en assurer le développement, la grandeur et la prospéritéB2.
90. In Les Chouans ou Coblentz et Quiberon (1831), d'Anicet-Bourgeois.
91. Le maréchal Brune ou la Terreur en 1815 (Dupeuty, 1831). Cf. le brigand Trestaillon,
chef des bandes d'assassins royalistes, s'est placé en dehors du vrai peuple provençal.
92. L'idée de nation se trouve exaltée dès l'époque des grandes invasions (cf. Pharamond
et Julien dans les Gaules la nation gauloise est opposée aux peuples germaniques) dans Le siège de Paris (menacé par les Normands)
Sauver la capitale, affranchir la Patrie,
En ce jour décisif, en ces grands intérêts,
Qui peut penser à soi, cesse d'être Français.
In Jacques Cœur (op. cit.), le dauphin Louis et Jacques Cœur ainsi qu'Agnès Sorel rivalisent
de générosité pour arracher la France à « l'épée étrangère Dans La Jacquerie (1843)
O Patrie,
Sous des tyrans
Se courbe ta tête asservie.
Mais pour te voir libre, affranchie,
Chacun de nous veut consacrer sa vie.
La référence à la continuité de la Nation est un leitmotiv permanent. La participation à
sa survie et à sa grandeur est le premier devoir des humbles et des grands.
L'esprit civique ainsi défini et explicité implique des devoirs
précis au plan individuel et collectif. Le service des armes est inhérent à la condition des classes privilégiées et non privilégiées. La Nation doit respect et reconnaissance à tous ceux qui ont sacrifié leurs biens et leur vie à la Patrie. Traîtres et félons se mettent d'euxmêmes hors la loi et la fortune leur réserve un châtiment exemplaire. La rédemption des coupables ne se réalise que par des actions héroïques ou le sacrifice patriotique. L'esprit civique, s'il s'exalte de manière éclatante sur les champs de bataille, s'inscrit aussi plus modestement dans les tâches de la paix. Laboureurs, artisans et commerçants sont conviés par leur travail à contribuer à la prospérité et à la grandeur de la Patrie française.
L'exemplarité de l'esprit civique se justifie d'autant mieux que la
France n'est pas une nation comme les autres. La Providence l'a élue à la tête des plus grandes nations et n'a cessé de la maintenir à la première place.
La France, dans cette première moitié du XIXR siècle, a déjà
derrière elle un passé prestigieux. S'arrachant sans regret à la tutelle romaine93, elle a émergé cohérente et chrétienne du chaos des invasions germaniques. Passant outre les incertitudes et les ambiguïtés de la période mérovingienne, elle a fondé autour d'elle grâce à Charlemagne un nouvel Empire d’Occident94 Affrontée aux ambitions féodales et à la menace étrangère, la Monarchie capétienne a surmonté les divisions intérieures et elle a brisé les tentatives successives de l'Angleterre normande et des souverains germaniques95. Les revers de la guerre de Cent ans, les vicissitudes des guerres de religion, les intrigues de la Maison d'Autriche n'ont pas entamé en définitive l'unité du Royaume de France qui, à partir de Louis XIV, est devenu l'un des principaux Etats de l'Europe et du monde. Mais c'est avec la Révolution et l'Empire que la France s'est transfigurée en puissance 93. In Julien dans les Gautes (de Jouy, 1827)
Mais rendue à ses lois que la Gaule soit libre,
Ce peuple antique et fier dans sa course arrêté
Peut ressaisir sa gloire avec sa liberté.
Rétablis dans ses droits un peuple valeureux
Seul il peut, secondant .tes ef forts généreux,
Arrêter le torrent de cette barbarie
Qui menace à la fois et Rome et ma Patrie.
94. In Le siège de Paris (op. cit.) est évoquée la conquête carolingienne
Charlemagne et ses preux mirent l’Europe aux fers,
Ils virent à teurs pieds les rois de l'Univers.
Prouvons qu'un même sang a couté dans nos veines,
Chez nous plus d'étrangers, entre nous, plus de haines.
95. Cf. les pièces consacrées à Philippe Auguste et surtout à Charles VI (les désastres de la guerre de Cent ans) de même Charles VII et Jeanne d'Arc.
émancipatrice des peuples opprimés, imposant sa tutelle libérale et généreuse grâce aux exploits et aux sacrifices de ses soldats et de leurs chefs98.
Les échecs de 1814-1815 n'ont pas tourné définitivement les pages
où s'était inscrit un passé désormais prestigieux. Les armées de la Restauration ont contribué à sauver l'Espagne et le peuple grec. Celles de la Monarchie de Juillet ont arraché la Belgique à la menace hollandaise97 et elles conquièrent à la France un empire africain.
Plus encore que la Providence, ce sont les Français et les Fran-
çaises qui, tous ensemble, à travers les siècles, par leur courage et leur abnégation, ont fait de la France une Nation élue et unique. Au théâtre, les actes de bravoure anonymes se multiplient, aux frontières et en pays étranger. La bravoure, faite d'esprit de sacrifice, de panache et de malice, est, chez tout Français, une vertu innée, provoquée et affirmée dans les circonstances les plus diverses et les plus contraires98. Cette qualité foncière et spécifique du génie d'un peuple se conjugue avec une générosité chevaleresque, toujours prête à respecter et à racheter l'adversaire.
Dans cette Nation si spontanément et si profondément héroïque,
les héros, d'âge en âge et de toute condition, ont toujours été nombreux et exemplaires. Les rois-soldats, les généraux de l'Ancien Régime et de la Révolution, les maréchaux de l'Empire, à la tête de soldats indomptables, ont brisé maintes invasions étrangères et ils ont parcouru, victorieux, les plaines et montagnes de l'Europe entière. L'on voit aussi se lever, du peuple anonyme, des héroïnes singulières qui par leurs exploits sont entrées dans la légende, telles sainte Geneviève, Jeanne Hachette et surtout Jeanne d'Arc. Dans ces hommes 96. La Révolution française (Cirque Olympique, le 21 janvier 1847). Quelques formules
« En Hollande. l'Angleterre c'est l'esclavage des Nations, la France c'est l'affranchissement des peuples. en Allemagne (le général Marceau). elle (la république) dit aux peuples que ses armes ont soumis, Soyez libres, soyez frères. »
De même in La mort de Kléber (acte II) « L'Egypte entière bénit les Français qui l'ont
délivrée d'un joug odieux. »
97. Anvers ou la prise de la citadelle, à-propos patriotique (1833)
France, en vain, de jaIoux esprits
Prétendent que tu dégénères.
Nos pères ont de digrtes fils.
A l'amour de la Patrie
Soldats vous avez des droits
Et notre France chérie
Va célébrer vos exploits.
98. Exaltation fréquente de l'héroïsme français (sur le thème aux Français, rien d'impos-
sible) in chants de bataille ou refrains de bivouac. Quelques exemples la retraite de Russie avec le maréchal Ney à l’arrière-garde Mazagran, bulletin de l'armée d'Afrique, le 14 avril 1840 123 soldats français contre 12 000 Arabes.
et dans ces femmes, s'exaltent à la fois le courage physique, la foi dans le prince et la Patrie, la générosité, l'esprit d'égalité et de sacrifice99
Mais il y a aussi les « héros pacifiques, ministres intègres, hom-
mes de lettres, savants et artistes. Ils ont à leur manière contribué à fonder de manière définitive la grandeur de la France. Leur souvenir doit s'inscrire dans la mémoire collective. Leurs travaux et leurs actions témoignent de façon éclatante et concrète du génie de tout un peuple.
La conscience d'un destin national aussi exceptionnel implique
chez les Français représentés sur la scène un indéniable sentiment de supériorité à l'encontre des nations étrangères.
Ainsi, l'Angleterre et les Anglais sont les cibles favorites d'un
chauvinisme exacerbé par les guerres de la Révolution et de l'Empire comme par les avatars de l'Entente cordiale. Tandis que la comédie de mœurs contemporaine campe des insulaires grossiers, maladroits, orgueilleux et débauchés, le théâtre historique évoque tour à tour les archers d'Azincourt, les soudards de la guerre de Cent ans, les mercenaires de la guerre de Sept ans, les « habits rouges de la Révolution et des guerres impériales. Pillards, ivrognes, pleins de morgue et impitoyables, ils n'ont cessé de ruiner les campagnes, d'incendier les cités paisibles100. La perfide Albion est responsable de l'exécution de Jeanne d'Arc et de la triste fin de Napoléon Bonaparte. Son patriotisme outrecuidant se perpétue à travers des ambitions financières et coloniales, des intrigues ténébreuses et des trahisons répétées.
99. Le héros modèle est sans doute La Tour d'Auvergne, premier grenadier de France (op. cit.), au service de régimes politiques successifs, par fidélité à la Patrie et par discipline militaire, victime de la calomnie, de l'injustice, toujours prêt au sacrifice (même dans sa retraite, il se rengage comme simple grenadier pour éviter à son protégé le départ à l'armée). 100. L'anglophobie s'enracine dans les revers de la guerre de Cent ans, selon les pièces
consacrées à Charles VI et surtout à Jeanne d'Arc. En 1804, dans Le connétable de Clisson (l'intrigue se passe en 1392), couplets nombreux et violents contre la perfide Albion
Nations respire2 de vos Iongues alarmes
L'insolente Albion vous préparait des fers,
Mais le ciel s'est rangé du parti de nos armes
Et le glaive français va venger l'Univers.
L’Anglais qui, par ses dons, aveugle la fortune,
S'enorgueillit en vain de l'empire des eaux.
Cet insulaire altier retranché dans son île
De ses eaux, de ses monts, croit se faire un rempart.
Vain espoir.
La haine de l'Angleterre culmine après 1830 quand est évoquée la fin solitaire et humiliante de Napoléon à Sainte-Hélène.
Sur l'anglophobie en général, voir P. Reboul, Le mythe anglais en France sous la Restauration (indications bibliographiques), Lille, 1962.
Russes et Allemands apparaissent plus épisodiquement mais ne
sont guère mieux traités. Ils appartiennent à des races barbares et incultes. Leurs soldats sont pillards, rudes, soumis à une discipline aveugle. Leurs officiers, d'origine noble, sont, par contre, capables de courtoisie et de générosité ils ont le sens de l'honneur et leur bravoure est indéniable. Ce sont les campagnes de Russie et de 1814 qui ont créé les traumatismes les plus profonds. Le théâtre conserve le souvenir des hordes de houlans et de cosaqueslol.
Italiens fourbes et intriguants, Espagnols fiers et d'un courage
indomptable, Arabes fougueux et insaisissables cavaliers mais aussi parfois lâches et rusés, impitoyables pour les Infidèles, surgissent au hasard de quelques pièces, sous forme de stéréotypes sommaires. La guerre révolutionnaire et la prise d'Anvers permettent d'esquisser quelques croquis sans grande originalité de juifs hollandais, de Flamands et de Wallons.
Plus que la littérature romantique, le théâtre parisien se définit
comme une forme majeure d'enseignement de l'histoire nationale. Il cherche à attirer un public populaire par la dramatisation de l'intrigue et ses efforts de mise en scène. Il reflète, dans le choix de ses sujets et leur remodelage, l'évident souci de commenter au jour le jour l'actualité politique. L'invention verbale et scénique de ses auteurs, même si elle peut paraître banale, monocorde et discutable, est à la source d'un succès réel. L'image du passé, même sommaire et déformée, s'inscrit dans toute la mémoire collective et, par là même, devient un matériau non négligeable pour l'historien des mentalités.
Paul GERBOD.
101. In Le maréchal Ney (op. cit.), ler tableau (la retraite de Russie), et surtout La ferme
de Morumirait (deux épisodes le premier en Russie lors de la retraite le second en 1814 pendant la campagne de France).
Journalistes parisiens et notoriété
(vers 1830-1870)
Pour une histoire sociale du journalisme
La presse française devient au XIXe siècle le principal des moyens
de formation de l'esprit public. Son importance politique est jugée telle surestimée sans doute que les efforts des gouvernements pour la contraindre par des systèmes de plus en plus efficaces et subtils n'ont pas cessé avant 1878. Inversement, la revendication de la liberté de la presse anime les combats des oppositions libérales ou républicaines. Le siècle voit aussi les progrès et la multiplication des presses spécialisées littéraire, artistique, scientifique, féminine, presse magazine. Bref, la presse est au cœur de l'histoire politique et sociale du XIXe siècle.
Notre méconnaissance des journalistes et du journalisme de cette
époque n'en est que plus étonnante. Sans doute, le nombre de ceux dont nous connaissons le nom, les collaborations, voire la biographie, est-il considérable1. Mais ils ne sont guère évoqués, dans l'histoire de la presse, qu'à titre d'individus. Il est bien rare qu'apparaisse le milieu socio-professionnel du journalisme. Pierre Albert le note pour la IIIe République « Le monde des journalistes reste mal connu »2. L'éclairage se fixe de préférence sur les fondateurs, les destins exceptionnels, les réussites inattendues, celle de l'enfant illégitime (Girardin), celle de l'ancien marchand de rubans (Villemessant). Dans cette 1. Chacun des volumes de l'Histoire générale de la Presse française, Paris, 5 vol., 1969-1976, sous la direction de CI. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou, comporte plusieurs pages d'index de noms de personnes, surtout des journalistes, ou collaborateurs de journaux.
2. Histoire générale de la Presse française, t. 3, p. 281.
Revue historique, ocLxvi/1
vision biographique, d'où le groupe social est absent, le journalisme apparaît comme une grande aventure, où chaque Robinson du porteplume construit sa destinée, indépendante des autres.
A l'heure où des groupes socio-professionnels restreints, comme
les officiers et les universitaires, les mineurs et les médecins, sont déjà entrés dans le champ de l'histoire sociale du XIXe siècle8, l'histoire de la presse peut-elle continuer à considérer les journalistes comme les accessoires du journal, plutôt que comme le groupe social original par la médiation duquel passent la plupart des influences socio-politiques qui déterminent la forme et le contenu du journal* ? Peut-elle continuer de collectionner les fastes, plutôt que de faire l'histoire du journalisme ? Cet article est un essai pour planter quelques jalons dans cette histoire du journalisme et des journalistes en France au milieu du XIXe siècle, en même temps qu'une recherche des traits propres à cette catégorie sociale qui peuvent avoir contribué à effacer, ou masquer ses solidarité, et préparer ainsi les silences de l'historiographie d'aujourd'hui.
Première difficulté, premier facteur de cette lacune les sources.
Il n'existe pas de sources répertoriant la profession, avant la mise en place de la commission de la carte professionnelle des journalistes, en application de la loi du 29 mars 1935. L'organisation très tardive et longtemps embryonnaire de la corporation nous prive de sources professionnelles, notamment de périodiques spécialisés5. Les archives administratives et policières de la série F 18, pourtant abondantes jusqu'en 1870-1880, ne s'intéressent pas à l'ensemble de la profession, mais seulement à ceux qui exercent des fonctions de direction ou de responsabilité devant la loi directeurs, rédacteurs en chef, gérants. Leurs indications sont précieuses mais cessent d'être utilisables statistiquement avec la multiplication des grands journaux à rédactions nombreuses.
3. Cf. Paul Gerbod, La condition universitaire en France au XIX- siècle, Brive, 1965, 722 p.
Rolande Trempe, Les mineurs de Carmaux, 1848-1914, Paris, 1972, 2 vol., 1 013 p. Jacques Léonard, Les médecins de l’Ouest au XIX· siècle, Lille, 3 vol., 1570-CCXLVIII p. William Serman, Le corps des officiers français sous la Deuxième République et le Second Empire aristocratie et démocratie dans l'armée au milieu du XIX- siècle, Lille, 3 vol., 1978, 1 337 p., et Les origines des officiers français, Paris, 1979, 406 p.
4. Cet infléchissement s'observe déjà dans certains travaux récents en particulier l'ouvrage
de Jean-Pierre Kintz, Journaux politiques et journalistes strasbourgeois sous le Second Empire, Strasbourg, 1974, étudie la composition, le fonctionnement des rédactions, les conditions d'exercice de la profession. Pour une période postérieure, Henri Lerner, « La Dépêche », journal de la démocratie contribution a l'histoire du radicalisme en France sous la IIIe République, Toulouse, 1978, 2 vol., présente le groupe des correspondants locaux. L'étude de M. Vogne, La presse en Franche-Comté, Besançon, 7 vol., 1977 sq., contient un grand nombre d'indications sur le travail et les carrières des journalistes franc-comtois.
5. Elle ne se met véritablement en place que dans l'entre-deux-guerres Pierre Albert,
Histoire générale. op. cit., t. 3, p. 281 et 475.
L'historien doit donc recourir à une source de substitution. Le
Dictionnaire des contemporains, de G. Vapereau, a fourni la base de ma documentation. L'ouvrage présente les défauts du genre. Vapereau et ses collaborateurs sont partiellement informés par des notes autobiographiques qui reflètent les codes de l'honorabilité6. Mais il est vrai qu'il y a deux sortes de recueils biographiques, les piquants et les sérieux. A cet égard l'usage que font les historiens du Vapereau, comme ouvrage de référence, apporte des garanties. Le caractère systématique ou la fréquence de certaines indications (lieu, date de naissance, études, collaborations, épisodes de la vie professionnelle ou politique, dans un ordre chronologique) rendent possible une utilisation quantitative. Encore fallait-il définir les signes de reconnaissance des journalistes et que leur nombre fût suffisant pour que l'échantillon soit significatif. Au milieu du XIXe siècle, en effet, l'usage des termes de « journalistes », « rédacteurs », est encore peu fréquent et ne correspond pas à l'exercice réel de la profession d'un autre côté on ne peut identifier tous les collaborateurs de périodiques à des professionnels. Les critères retenus tiennent compte du vocabulaire de qualification professionnelle mais aussi de la nature, du nombre, de la durée des collaborations7.
On peut présenter, sur cette manière de circonscrire le monde des
journalistes, trois observations. Premièrement, les critères de définition sont insuffisamment sélectifs je répondrai qu'ils sont adaptés à un groupe professionnel plus diffus, plus instable, plus difficile à saisir qu'aujourd'hui. Deuxièmement, l'ensemble ainsi regroupé est hétérogène, et correspond à plusieurs époques du journalisme la difficulté ne peut être esquivée et les résultats doivent être maniés avec prudence au moment de l'interprétation, si l'on tient compte qu'entre le moment où l'on entre au Dictionnaire et celui où l'on en sort par la mort il s'écoule vingt à trente ans, on constate que l'on n'a pas, dans chaque édition, une photographie du journalisme à une date donnée, mais un film, résumant l'expérience des métiers de la presse, acquise par une génération. Troisièmement, l'échantillon ne fournit pas une réduction parfaitement exacte du monde des jour6. Cf. Pierre Mazerolle, Confession d'un biographe, fabrique de biographies, Maison E. de Mirecourt & Ci-, Paris, 1857, in-16, 188 p. cf. aussi la préface du Vapereau.
7. Ont été considérés comme journalistes
ceux qui sont ainsi désignés par le Dictionnaire des caniemporaitts, c'est-à-dire à qui s'applique un des vocables de journaliste, rédacteur, appartenant à la rédaction
ceux qui sont crédités d'une activité de direction ou de fondation d'un quotidien ou d'une grande revue
ceux ayant assuré une collaboration d'au moins deux années à au moins deux quotidiens parisiens, un quotidien et deux périodiques, ou quatre périodiques (les titres des revues scientifiques ou d'érudition mis à part). Pour la presse provinciale, le chiffre a été réduit à une collaboration assidue.
nalistes. L'image ne retient en effet que les rédacteurs connus, ou plutôt ceux qui, par la presse ou d'autres voies, sont parvenus à une certaine célébrité. Ce caractère infléchit quelque peu l'intérêt de la source sa valeur pour la connaissance des tâcherons du journalisme, ou pour celle du journalisme de province, généralement obscur, est réduite. Ce qu'elle permet précisément de saisir, ce sont les rapports qui unissent notoriété et journalisme.
Mon étude porte sur deux éditions du Vapereau, la première, de
1858, et la quatrième, de 1870, permettant à travers une comparaison de voir s'il existe une évolution, entre le milieu du XIXe siècle et la fin du Second Empire, à l'époque décisive de son histoire où la presse devient une industrie8. En me bornant à cette tranche chronologique, j'avais l'avantage de pouvoir contrôler la plupart des notices en me reportant au Larousse du XIXe siècle, publié dans la décennie suivante, et dont les renseignements, malgré la verve anti-bonapartiste et anti-monarchiste de Pierre Larousse, sont particulièrement riches9. Au travers d'une documentation plus assurée se dessinent alors les voies d'accès au journalisme, les facteurs permanents de dissolution interne qui entravent la constitution de ce milieu en un groupe social homogène, et les raisons de l'attirance que les métiers de la presse exercent sur nombre de jeunes gens.
I. Comment deoient-on journaliste ?
D'après les critères que nous avons établis, le nombre de person-
nages cités par Vapereau et pouvant être qualifiés de journalistes est important (cf. tableau 1). Il est de 471, sur près de quatre mille notices concernant des contemporains français, en 1858, soit 11,8 et s'élève à 630 sur plus de 4 500, soit 14 dans l'édition de 187010. Beaucoup ont cessé d'exercer leur activité principale, et même souvent toute activité dans la presse, à la date de la publication il s'agit bien là du pourcentage des gens connus d'une génération qui sont passés par le journalisme. La proportion est vraiment grande, et elle s'accroît de façon sensible une profession qui voit ses rangs 8. Les dépouillements ont été effectués grâce à l'aide du Centre d'Etudes des Croissances,
de l'Université de Paris X-Nanterre, que dirige M. le pr Lévy-Leboyer, que je remercie.
9. Les discordances sont, en réalité, peu nombreuses. Quand il y en a, c'est en général
avec l'édition de 1858 du Vapereau dans ce cas, quand la notice est encore l'édition de 1870, elle donne souvent des renseignements corrigés, proches de ceux du Larousse. L'impression générale est que ces différents dictionnaires et biographies s'utilisaient les uns les autres, et se surveillaient les uns les autres.
10. Seules sont retenues les notices principales, celles de personnages vivants. Les notices
de rappel ont été écartées.
TABLEAU 1. Les journalistes de la presse française ayant atteint la notoriété (d'après G. Vapereau, Dictionnaire des contemporains, éditions de 1858 et 1870)
1858 1870
Nombre Nombre
Nombre de notices de
contemporains français 3995 4516
Personnages (français) ayant
collaboré à des périodiques 1237 31 1 406 31,7 Personnages (français) pouvant
être qualifiés de journalistes 471 11,8 630 14 (dont femmes) (13) (14)
Parmi lesquels journalistes
à Paris (1) 432 93 589 95,5 (13) (14)
Parmi lesquels
Journalistes parisiens
d'origine parisienne (2) 123 30,5 161 28,6 6 (2) (4)
Journalistes parisiens
d'origine provinciale (3) 247 61,3 100 365 64,9 100 (3) (3)
Journalistes parisiens
nés à l'étranger (4) 33 8,2 36 6,5 (3) (2)
(1) Ce chiffre est plus élevé que le total des lignes suivantes car le lieu de naissance de
ces journalistes n'est pas toujours connu.
(2) Nés dans le département de la Seine.
(3) Nés dans tous les autres départements.
(4) De parents français ou étrangers.
s'élargir de 20 en douze ans est assurément une profession en plein essor. Il faut ajouter à ceux que l'on peut considérer comme des professionnels le nombre considérable de ceux qui ont collaboré à des journaux ou périodiques, 31 en 1858, 31,7 en 1870.
Ces premières indications confirment bien l'importance prise par
la presse quotidienne et périodique, non seulement dans les batailles
politiques du siècle, ce que l'on sait très bien, mais aussi dans les pratiques professionnelles et dans le façonnement d'une expérience sociale des élites françaises. La portée de cette expérience n'a pas été bien mesurée. Le vote, quasi unanime, de la loi de liberté de la presse, le 29 juillet 1881, correspond, assurément, à l'application d'un des points du programme républicain, mais il s'explique, également, par cet apprentissage élargi dont témoignent nos chiffres. En effet, exigences démocratiques et acquisition des techniques d'influence du discours de presse par les cadres intellectuels sont allés, contradictoirement, de pair. En outre, en devenant d'un maniement banal par les élites, la presse perdait son mystère sa liberté cessait, aux yeux de beaucoup, de paraître aussi redoutable.
Nos journalistes sont presque exclusivement des hommes. A peine
une douzaine de femmes ont été recensées. Sous le Second Empire, leur nombre ne s'accroît pas à proportion de l'élargissement de la profession, bien au contraire. En dehors de George Sand, ce sont des célébrités de second plan, connues par des romans-feuilletons, par leur collaboration à des journaux féminins ou à des journaux d'enfants.
Sur le lot d'écrivains de presse et de rédacteurs que retient Vape-
reau, l'immense majorité exercent leurs talents à Paris 93 en 1858, 95,5 en 1870. Parmi ceux-là, certains ont débuté dans la presse provinciale, avant de gagner la capitale. La part faite aux journalistes qui sont restés provinciaux est donc réduite. Ce caractère de notre échantillon ne tient pas, c'est évident, à l'état de la presse ni à celui de la profession, mais aux conditions d'acquisition de la notoriété dans la France de Napoléon III et plus généralement du XIXE siècle la consécration par Paris est nécessaire. La presse des départements m'est donc restée en grande partie inaccessible. J'ai questionné le Dictionnaire des contemporains, pour essayer de voir comment l'on venait à ce métier, sur quatre points l'origine sociale des journalistes, leur origine géographique, leurs études et leur formation intellectuelle, ainsi que leurs activités professionnelles initiales, enfin, le type de presse dans lequel ils faisaient leurs débuts.
Les résultats de la première de ces enquêtes sont décevants. Le
milieu social de la famille ou la profession du père ne sont que rarement indiqués et il y a peu à tirer de renseignements insuffisamment nombreux et précisll. La seule catégorie socio-professionnelle dont 11. Dans l'édition de 1858, on trouve 163 mentions de titres ou professions du père, dont
quelques-unes doubles, soit une indication seulement pour trois biographies. Comme elles se répartissent entre plus d'une vingtaine de catégories (dont certaines peu révélatrices du niveau social commerçant, fonctionnaire), les chiffres obtenus par ensemble socio-professionnel sont trop faibles pour être significatifs. L'édition de 1870, encore moins prolixe, n'apporte de renseignements que pour un quart des nouveaux entrants.
Origine géographique des journalistes parisiens nés hors de la Seine,
mentionnés par Vapereau (éditions de 1858 et 1870)
l'importance soit significative est celle des militaires et officiers 15 des journalistes dont l'origine est précisée en sont issus en 1858, ce qui est considérable à peine moins en 1870. Nous apprenons ici que les enfants de ceux qui avaient fait ou commencé leur fortune par les armes, au cours des guerres révolutionnaires ou impériales, ont changé, si je puis dire, leur fusil d'épaule, troqué l'épée pour la plume et la presse. Les lettres, où l'on trouve le journalisme, seraient-elles en passe de devenir pour les jeunes gens en quête de réussite, dans la France du milieu du XIXe siècle, ce qu'avait été l'Eglise sous l'Ancien Régime, puis l'Armée au cours de l'épopée impériale13 ?
L'origine familiale est précisée quand le personnage en retire de
la considération18. Elle l'est aussi dans les cas, rares, semble-t-il, où elle est particulièrement humble c'est en effet le moyen de souligner les avantages d'une société capable d'assurer la promotion des capacités, et le mérite de celui qui s'est fait lui-même, éloge d'ailleurs ambigu dans une société de notables"4. Ces données sont, au total, trop peu nombreuses pour que l'on puisse tirer des conclusions intéressantes. Le silence des biographies correspond vraisemblablement à des extractions modestes ou moyennes, car des familles de proprié12. Il est vrai que, en surestimant la place du monde des lettres et de la politique, au
détriment de celui de l'économie, la source peut infléchir les résultats.
13. Près d'un tiers des indications concernent des pères généraux, députés, pairs de France,
ministres, hauts fonctionnaires, ou célébrités diverses.
14. C'est le cas de Louis Veuillot et de son frère Eugène, fils d'un ouvrier-tonnelier du
Loiret.
TABLEAU 2. La formation intellectuelle des journalistes parisiens
(d'après Vapereau)
Edition 1858 Edition 1870
Nés à Nés en Nés à Nés en
Paris province Paris province
Etudes secondaires seulement 34 29 26,5 30 Etudes supérieures 56 69 69 69 dont
Droit 27 41 36,5 39 Médecine-Pharmacie 7 7,5 3 10,5 Grandes Ecoles 16,5 15 19 12,5 Autres 6 6,5 10,5 7 Etudes artistiques 10 2 4,5 1 Total 293 mentions 386 mentions
(59,5 du total) (60,5 du total)
100 100 100 100
taires-rentiers, de bourgeois ruraux, d'artisans, commerçants ou fonctionnaires de province ne sont qu'exceptionnellement évoquées. Ces zones d'ombre permettent seulement de définir les marges jusqu'où la société tolérait que se recrutent les nouvelles élites.
Au contraire de l'origine sociale, l'origine géographique est pres-
que toujours mentionnée. Si l'on se borne, là encore, à la presse parisienne, on peut mesurer la place considérable qu'y tiennent les provinciaux en 1858 ils représentent 61,3 en 1870, 64,9 (cf. tableau 1). L'immigration a donc joué, pour ce métier intellectuel, au XIXe siècle, comme pour beaucoup de ceux de l'industrie et du commerce, un rôle essentiel. Mais cette immigration a des caractères, et en particulier une chronologie, propres. Louis Chevalierls a souligné que l'immigration à Paris, pour les métiers manuels, était encore exceptionnelle, dans le second quart, et même jusqu'aux dernières 15. Louis Chevalier, La formation de la population parisienne au XIX- siècle, Paris, 1950,
312 p., p. 280-281. L'auteur a laissé de côté l'étude des métiers intellectuels.
décennies du siècle. Il en va autrement dans la presse. Elle est devenue appréciable, dès la fin de la Restauration. Elle s'est accentuée par la suite, surtout dans la seconde moitié du Second Empire. Elle porte, il est vrai, sur de faibles chiffres, et n'a guère de valeur du point de vue démographique. Mais du point de vue culturel, politique, social, elle est d'un grand intérêt. L'arrivée de ces nombreux intellectuels provinciaux dans les journaux parisiens révèle leur volonté de promotion sociale. L'essor de la presse à partir des années 1830 a donc aussi rendu possible un mouvement d'intégration sociale à la France bourgeoise d'une foule de jeunes ambitieux dont beaucoup ont été plus heureux que Rastignac.
On peut distinguer, suivant les circonstances de la venue à Paris,
quatre types d'immigration. La plus faible numériquement était précoce, au cours de l'enfance il s'agissait en fait d'une immigration paternelle, liée souvent à l'exercice d'une fonction publique. La deuxième était la plus fréquente c'était celle des jeunes bourgeois de province qui allaient à Paris faire leurs études, soit au lycée, soit à la Faculté de Droit ou de Médecine ils nouaient des amitiés, se jetaient dans le journalisme pour arriver à la littérature. Parfois, ils abandonnaient leurs études et leur province. D'autres, plus précautionneux, comme Thiers, venaient avec leur parchemin, ou après une première expérience professionnelle. Il y a eu enfin, en 1848 surtout, un immigration de circonstance, liée aux événements politiques. Malgré la diversité et l'importance de ces contributions de la province, il ne faut pas sous-estimer la place tenue par les journalistes parisiens dans les rédactions (autour de 30 %). Elle demeure sans rapport avec l'importance démographique de Paris dans la nation et témoigne de son rôle intellectuel dirigeant.
Il reste enfin une dernière catégorie de rédacteurs dont le nombre
surprend, bien qu'il ne soit pas considérable ceux qui sont nés à l'étranger, soit de parents français, soit de parents étrangers. Parmi les premiers, Delphine Gay, la femme d'Emile de Girardin, née à Aixla-Chapelle, John Lemoine, né à Londres, qui tint pendant plus de trente ans la correspondance anglaise au Journal des Débats parmi les seconds, Ferdinand d'Eckstein, d'origine danoise, qui fut un des principaux rédacteurs de La Quotidienne, avant 1830, puis collabora au Correspondant et à de nombreuses revues, Joseph Michiels, né d'un père belge, qui débuta en 1838 par des articles au Tetnps sur l'Allemagne, avant d'entrer au Siècle. L'importance de ce groupe est, pour une part, l'effet de l'essaimage des militaires et des fonctionnaires napoléoniens à travers l'Europe, au début du siècle. Mais elle est également liée à un état de l'appareil d'information, comme le prouve, dans l'ensemble des célébrités, le pourcentage exceptionnel-
lement élevé des journalistes nés à l'étrangerle. L'absence ou l'insuffisance d'un réseau international d'information, la rareté des correspondants à l'étranger rendaient indispensables la lecture et l'utilisation des journaux européens c'est à cette fonction qu'étaient souvent utilisés les étrangers en tout cas, la connaissance de plusieurs langues était un avantage considérable dans la carrière. La situation a changé avec les progrès de l'Agence Havas, dans les années cinquante désormais, l'information de l'étranger arrivait toute prête et chaque journal n'avait plus besoin de ses propres traducteurs. C'est à cette nouveauté qu'il faut attribuer le recul de ce groupe de journalistes, de 8,2 à 6,5 entre 1858 et 1870. C'est donc sous le Second Empire que se place cette transformation du journalisme de rédaction, liée aux progrès des agences de presse.
Toutes les régions de France n'approvisionnent pas également la
capitale en rédacteurs (cf. cartes). On peut observer, en premier lieu, une densité plus grande au nord de la Loire, surtout visible en 1858. Paul Gerbod a noté un phénomène assez voisin en étudiant l'origine géographique du personnel de l'enseignement secondaire en 1876-187717. Mais il n'existe pas de province qui soit totalement en dehors de ces migrations, à l'exception de la Corse. Au sud de la Loire, il y a quelques zones privilégiées de départ les pays de la Saône et du Rhône, la Gironde, la Haute-Garonne, l'Hérault, et surtout le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône. En 1870, l'aire de recrutement s'est étalée la place du Bassin parisien et du Nord a proportionnellement reculé au profit de régions nouvelles, les départements d'Alsace et de Lorraine, ainsi que ceux du Centre-Ouest et du SudOuest.
L'impression qui prévaut est celle de désordre dans cette distri-
bution. Cela tient sans doute à la complexité des facteurs qui ralentissaient ou accéléraient une émigration portant, en définitive, sur des nombres minimes. Un premier facteur favorable était la facilité des relations avec Paris, qui explique la prépondérance de la France du Nord en 1858, l'extension de l'aire de recrutement sous le Second Empire, notamment en direction du Sud-Ouest, avec la construction du réseau ferré. La présence d'un centre de presse semble avoir eu également un rôle on peut comprendre ainsi l'importance de la Seine16. Nés à l'étranger (parents français ou étrangers)
1858 1870
Ensemble des contemporains français 3,2 4,7
Journalistes seulement 8,2 6,5
17. Paul Gerbod, La condition universitaire. op. cit., p. 564.
Inférieure, du Rhône, du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, de la Haute-Garonne, de la Gironde de nombreux Normands ont débuté dans les revues et les journaux de Rouen à Marseille, Le Sémaphore a été, avant et après 1830, une pépinière de journalistes parisiens. Il faut enfin tenir compte des traditions politiques régionales la Bretagne, les départements ruraux du Sud-Ouest intérieur étaient des viviers pour la presse légitimiste18.
Il ne faut pas sous-estimer, non plus, l'influence des relations per-
sonnelles, de certains patronages, qui peuvent permettre de trouver une place dans une rédaction. On voit parfois clairement ces filières d'émigration et de promotion à propos des publicistes de la région de Marseille et d'Aix. En 1821, deux jeunes gens arrivèrent à Paris, fraîchement diplômés de la Faculté de droit d'Aix, Adolphe Thiers et Auguste Mignet, tous deux se firent recommander par Manuel, qui était un peu leur compatriotel9, et c'est ainsi que Thiers obtint une place au Constitutionnel et Mignet au Courrier f rançais. Douze ans plus tard, deux autres Marseillais, les frères Louis et Charles Reybaud, auraient-ils pu entrer au Constitutionnel, devenu le principal journal ministériel, sans la bienveillance de Thiers, précisément, devenu ministre de l'Intérieur ? On retrouve encore ce réseau de relations fondées sur un origine provinciale commune autour d'Auguste Barthélemy pour publier, en 1831-1832, La Némésis, sa célèbre satire, il fit appel à plusieurs compatriotes, Louis Reybaud et Joseph Méry. Mais il n'est pas toujours facile de déceler ces protections de débuts de carrière dans des biographies de gens arrivés.
Une originalité du journalisme, c'est qu'on y entre à tout âge. Le
lot le plus important, une proportion constante de 50 commence ses activités avant vingt-cinq ans. Mais plus de 25 de ceux qui sont inscrits au Vapereau de 1858 ne les ont abordées qu'après trente ans, et parmi ceux qui sont ajoutés dans l'édition de 1870 la proportion dépasse 30 marquant une tendance au vieillissement de la profession, de la Monarchie de Juillet au Second Empire20. On ne peut donc se borner, pour étudier la formation des journalistes, au seul examen de la formation scolaire et universitaire. Il faut y ajouter celui des activités professionnelles antérieures.
18. Pour le Sud-Ouest, on peut citer par exemple Laurentie, né dans le Gers, rédacteur
puis propriétaire de La Quotidienne, avant de devenir directeur de L'Union sous le Second Empire Roux-Lavergne, du Lot, rédacteur de L'Univers entre 1851 et 1855 Amable Escande, de Castres, collaborateur de La Gazette de France, La Mode, L'Union, puis à nouveau La Gazette de France, entre 1834 et 1870.
19. Manuel s'était fait inscrire au barreau d'Aix-en-Provence.
20. Sur 471 journalistes dans l'édition de 1858, on peut dater l'âge des débuts pour 287
(141 les ont faits avant 25 ans, 74 après 30 ans). Sur 267 entrants dans l'édition de 1870, on peut dater les débuts pour 160 (82 les ont fait avant 25, 49 après 30 ans).
Les notices biographiques sont assez précises sur les études elles les indiquent dans plus de 60 des cas2l, avec une fréquence beaucoup plus grande pour les provinciaux que pour les Parisiens, ce qui laisse penser que ces derniers peuvent moins souvent se prévaloir d'une formation ou d'un titre universitaires22. Cette hypothèse est confirmée par la comparaison des niveaux de formation (cf. tableau 2) en 1858, 34 des journalistes nés à Paris n'ont fait que des études secondaires, contre 29 de provinciaux 56 de Parisiens, 69 de provinciaux ont fait des études supérieures. Toutefois, l'équilibre s'est rétabli, entre les deux groupes, en 1870. Il semble donc que les intellectuels provinciaux aient compensé le handicap que présentaient pour eux leurs origines et l'insuffisance de leurs relations dans les milieux de presse par une formation universitaire meilleure. Contrairement à une croyance répandue parmi les contemporains, le niveau d'études a joué un rôle important, grandissant après 1850, dans le recrutement des gens de presse, et l'on peut même attribuer à une formation longtemps inférieure le recul relatif, sous le Second Empire, des Parisiens dans les rédactions. La preuve de l'importance d'une formation universitaire est encore apportée par le faible nombre des autodidactes, qui sont toujours signalés ils sont à peine 4 La nature des études supérieures varie suivant les origines géographiques. Les Parisiens tiennent la tête pour les grandes écoles. Ils sont surtout nombreux à être passés par l'Ecole normale supérieure dont le rôle semble s'être fortement accru sous le Second Empire dans l'échantillon de 1870, 5,5 des provinciaux et 11 des Parisiens sont d'anciens normaliens les exigences de docilité, la répression à l'encontre des universitaires au début de l'Empire ont contribué à l'orientation de certains anciens élèves vers la presse c'est ainsi que Francisque Sarcey, déplacé pour avoir publié un texte satirique à propos de la circulaire qui enjoignait aux professeurs de couper leurs moustaches, abandonna l'Université en 1859, avant d'entrer à L'Opinion nationale. Paris fournit aussi la majorité de ceux qui ont fait des études artistiques (architecture, dessin, peinture, sculpture, gravure) et qui se font une place dans la critique d'art ou dans la fabrication des planches nécessaires à la nouvelle presse illustrée23.
21. 293 mentions en 1858, 386 en 1870.
22. Fréquence des indications concernant les études
Parisiens Provinciaux
1858 62 79
1870 61 — 75
La rareté des données concernant les étrangers fait tomber le pourcentage moyen. 23. Ils représentent 3 à 4 de notre échantillon.
Alors que les grandes écoles, Normale surtout, sont la voie, pari-
sienne par excellence, de formation des grands du journalisme, les Facultés sont une voie plutôt provinciale. Seules, les Facultés de Droit et les Facultés de Médecine ont de l'importance. Les études de lettres ne figurent que rarement dans le cursus des rédacteurs, en dehors des normaliens et des chartistes, ce qui ne manque pas d'étonner, alors que tous se considéraient comme des littérateurs. C'est que, dans cette France, qui est la France des notables, ou s'en est encore mal dégagée, on ne cherchait pas tant, dans les études, une formation professionnelle, qu'« un effet de titre », un signe de distinction, garantie de l'aptitude à une promotion sociale24. Aussi va-t-on de préférence vers les voies qui fournissent, traditionnellement, les cadres intellectuels de la France provinciale du XIXe siècle. Les études de droit sont les plus fréquentées, et de loin en 1858 et en 1870, 41 et 39 des provinciaux les ont suivies. Celles de médecine et de pharmacie attirent moins 7,5 et 10,5
Il n'est pas toujours facile de savoir si ces études ont été poursui-
vies jusqu'au bout. Toutefois, en se bornant aux mentions explicites des examens réussis ou des titres obtenus, on arrive à un pourcentage constant environ 70 de ceux qui entreprennent des études supérieures, en passant soit par les grandes écoles, soit par les Facultés, terminent avec un titre de professeur, d'ingénieur, d'avocat, de médecin, ou avec un diplôme25. Là encore, nos conclusions conduisent à nous demander si l'affirmation de tant de contemporains qu'on venait au journalisme quand on avait manqué ses études n'était pas un cliché. Il est vrai que notre échantillon ne retient que l'élite des journalistes. Il reste que les diplômes favorisaient la réussite dans la profession. Les renseignements que cette enquête apporte sur la formation
universitaire des journalistes les plus en vue, de ceux qui donnaient le ton, aident à comprendre certains traits du journalisme français. Pierre Guiral a noté l'art du journalisme parisien, sous le Second Empire, fait de tenue littéraire, de finesse et de souplesse de la langue, de nuances de la pensée, et il le met en rapport, à juste titre, avec ses efforts pour échapper à une surveillance tatillonne26. Mais ces qualités ont aussi des raisons structurelles l'apprentissage de la rhétorique, de la précision de l'expression, la formation du style, au cours d'études souvent longues. Sur un autre plan, Pierre Albert a montré, en parti24. Cf., sur ce point, Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, 1979, 670 p., en particulier p. 21-28.
25. 132 sur 188 en 1858, soit 70 de ceux qui ont entrepris des études supérieures, 43
du total. 184 sur 268, 68,7 de ceux qui ont poursuivi après le baccalauréat, soit 45,7 du total en 1870.
26. Pierre Guiral, Prévost-Paradol, 1829-1870. Pensée et action d'un libéral sous le Second Empire, Gap, 1955, p. 175-176.
TABLEAU 3. Activités professionnelles antérieures ou titres des journalistes
(d'après Vapereau)
Edition 1858 Edition 1870
Avocats 22,5 17 Métiers de l'enseignement 16 17 Administration publique 11 14,5 Militaires, officiers 6,5 6 Clercs (de notaires, avoués, avocats) 4,5 2 Artistes (peintres, graveurs, dessinateurs) 4 4,5 Commerçants, industriels, hommes d'affaires 4 4,5 Imprimeurs, employés d'imprimerie 4 4 Médecins 3 4 Secrétaires particuliers 3 4 Bibliothécaires, archivistes 3 3 Hommes politiques 3 1,5 Editeurs, libraires 2 2,5 Divers 13,5 15,5 (% des journalistes ayant exercé une activité antérieure 1858 62 1870 61 %.)
culier pour les débuts de la IIIe République, les difficultés d'acclimatation, en France, d'un journalisme d'investigation, d'enquêtes et de reportages, à l'imitation de la presse anglo-saxonne la presse française restait orientée vers un journalisme de comptes rendus et de réflexions27. Ce trait est encore aujourd'hui caractéristique du journalisme français. Pendant tout le XIXe siècle, il fut indiscutablement en rapport avec la formation des gens de presse, les habitudes et les tournures d'esprit qu'ils en avaient gardées. Ces juristes, ces profes27. Pierre Albert, Histoire générale. op. cit., t. 3, p. 278-279.
seurs, ces érudits étaient des hommes de cabinet, non des hommes de terrain, ils ont apporté dans les rédactions les façons de travailler du collège et de l'Université.
Plus de la moitié de ceux qui réussissent dans le journalisme ont
pratiqué une activité antérieure (cf. tableau 3)28. La liste des métiers par lesquels ils sont passés confirme les conclusions précédentes. Si l'on additionne ceux du barreau (avocats, clercs), de l'enseignement, de l'imprimerie et de la librairie, les secrétaires, les bibliothécaires et les archivistes, qui sont tous des métiers d'étude et de bureau, on arrive à 66 en 1858 et 64 en 1870. Les gens qui viennent du commerce, de l'industrie et des affaires, en dehors des imprimeurs et des éditeurs, ne représentent qu'un pourcentage très faible (4 %), tout comme ceux qui viennent de la politique. La stabilité de ces ensembles, les variations n'affectant que la distribution à l'intérieur du groupe des métiers d'étude et de bureau, confirme qu'il s'agit là d'un trait permanent du recrutement des journalistes au milieu du XIXE siècle. Ce type d'expérience professionnelle, de même que le type de formation intellectuelle dominant, a marqué le journalisme, dont la forme, à son tour, déterminait le profil des professionnels. Ainsi peut-on mieux comprendre la permanence des traits du journalisme français jusqu'à nos jours.
On n'entre pas toujours dans la presse par les mêmes portes. Il y
a une grande diversité possible. Les notices sont souvent à cet égard assez explicites. Leur nombre était assez grand, en réunissant les deux éditions utilisées, pour que l'on puisse tenter de mesurer l'évolution qui s'est produite sous les différents régimes, de la Restauration au Second Empire29. On peut, reprenant en cela les catégories des contemporains, distinguer deux voies la presse politique et d'information, pour l'essentiel quotidienne, et la presse non politique, « petite presse », c'est-à-dire presse légère, presse satirique et humoristique, presse de faits divers, à quoi s'ajoutent les revues, la presse magazine, la multitude des presses spécialisées. Ce second ensemble est assez hétérogène, mais il n'est guère possible de le détailler, faute d'une bonne définition de la petite presse, de la revue, de la presse spécialiséeso. En croisant les renseignements sur le type de presse des débuts avec 28. En ce qui concerne les avocats et les médecins, il n'est pas toujours possible de savoir si l'exercice de la profession a suivi l'acquisition du titre. Le nombre de ceux qui ont eu une activité professionnelle est donc inférieur, pour ces catégories, à nos chiffres. D'un autre côté, il est certain que les biographies omettent certaines expériences professionnelles transitoires.
29. J'ai donc ajouté aux notices de l'édition de 1858 toutes les nouvelles de l'édition de 1870. En ne retenant que celles donnant la date et la nature de la première collaboration, je suis arrivé à un total de 630 items.
30. Où ranger, par exemple, une publication comme L'Artiste, dont l'importance a été considérable vers le milieu du XIX' siècle ? Dans les revues ou dans une presse spécialisée ?
leur date et l'origine géographique, provinciale ou parisienne, des journalistes, on peut mettre en évidence des constantes et des variables.
La première série de remarques concerne la répartition, entre les
presses parisiennes et provinciales, des journalistes débutants, selon leurs lieux de naissance (cf. tableau 4).
TABLEAU 4. Lieux des débuts des journalistes
(d'après Vapereau, éditions de 1858 et 1870) (')
Période Restau- Monarchie Seconde Second Ensemble des débuts ration de juillet République Empire
Parisiens débutant
à Paris 30 (29) 21,5 (62) 29% (14) 43 (43) 27,5% (168) Parisiens débutant
en province 1 (1) 2,5 (7) 2 (1) 2 (2) 2 (11) Provinciaux
débutant à Paris 59 (56) 54 (154) 59 (29) 45- (45) 53,5-(327) Provinciaux
débutant en
province 10 — (10) 22 (64) 10 (5) 10 (10) 17 (104) Total 100 (96) 100 (287) 100 (49) 100 (100)100 (630) (1) Pour certains dont on connaît le lieu de naissance, on ignore la date exacte des débuts, ce qui explique que les chiffres de la colonne « ensemble soient supérieurs au total des quatre précédentes.
Du côté des permanences le nombre des Parisiens débutant en
province est infime. La seule période où il n'est pas négligeable est la Monarchie de Juillet sept journalistes, venant de Paris, ont commencé leur carrière dans des journaux de province. Il y a à cette époque un phénomène de faible ampleur, mais qui semble original. On le comprend mieux à la lecture des pourcentages de provin-
ciaux qui abordent la profession par la presse de province. Pour trois périodes, ils sont d'une grande constance, 10 de ceux dont est datée l'initiation. On peut, il est vrai, discuter la valeur de ceux du Second Empire, la célébrité pouvant encore venir pour certains de
ceux qui sont entrés en journalisme depuis 1851. Mais la rupture est éclatante sous la Monarchie de Juillet 22 plus du double. Cette rupture est confirmée par l'affaissement concomitant de la proportion des provinciaux débutant dans la presse parisienne (59 sous la Restauration et la Seconde République, 54 entre 1830 et 1848. « L'épanouissement de la presse régionale sous la Monarchie de Juillet », dont parle A.-J. Tudesq31, même s'il ne s'accompagne que d'une augmentation temporaire des titres politiques, a donc eu des conséquences sur les conditions d'accès au journalisme. En enrichissant la province en rédacteurs, il a préparé son rôle ultérieur dans le grand journalisme français, permis notamment l'élargissement de l'aire de son recrutement que nous avons précédemment noté. On se contente trop souvent de distinguer ou même d'opposer presse provinciale et presse parisienne. Une des découvertes que l'on fait en essayant d'appréhender le contenu social des rédactions, c'est de voir qu'elles se combinent, se complètent, même si elles s'affirment différentes. Les liaisons se sont renforcées durant la Monarchie de Juillet.
TABLEAU 5. La répartition des journalistes, à leurs débuts à Paris,
entre presse potitique et presse non politique
(d'après Vapereau)
Restauration Mon. de Juillet Seconde Rép. Second Empire Ensemble Paris Prov. Ens. Paris Prov. Ens. Paris Prov. Ens. Paris Prov. Ens. Paris Prov. Ens. Presse politique
(15) (19) (34) (18) (75) (93) (10) (19) (29) (16) (18) (34) (64) (140) (204) 52% 34% 40% 29% 48,5% 43% 71% 65,5% 68% 37% 40% 39% 38% 43% 41% Revues, périodiques
Petite presse
(14) (37) (51) (44) (79) (123) (4) (10) (14) (27) (27) (54) (104) (187) (291) 48% 66% 60% 71% 51,5% 57% 29% 34,5% 32% 63% 60% 61% 62% 57% 59%
La plupart des provinciaux du Dictionnaire des contemporains ont
néanmoins, dans toutes les périodes, débuté à Paris. Pour ceux-ci, comme pour les Parisiens, il est intéressant de voir la répartition entre 31. Hisfoire générale de la Presse française, op. cit., t. 2, p. 173-203.
la presse politique et d'information générale et la petite presse et périodiques (tableau 5). Elle fait apparaître l'importance, dans l'apprentissage du métier, de la presse non politique, puisque 59 (Parisiens et provinciaux mêlés) ont commencé par elle. C'est là un chiffre moyen, qui varie beaucoup, suivant la période, c'est-à-dire suivant la conjoncture politique et le régime auquel la presse est soumise. Sous la Restauration, la presse politique attire assez peu les débutants (40 %). Avec la Monarchie de Juillet, elle devient un peu plus attrayante (43 %) et le rôle de la presse périodique et des revues décroïtea. La situation est bouleversée sous la Seconde République, avec l'établissement de la liberté de la presse et le développement des luttes politiques et idéologiques. Au moins pendant les quelques mois où elle vit sans contrainte, c'est désormais la presse d'opinion qui attire de nouveaux talents (68 %); dans cette période d'intense fermentation, tous, d'ailleurs, ne sont pas jeunes. Avec le Second Empire et son régime sévère, la petite presse, les magazines, les revues et les périodiques spécialisés redeviennent la voie d'accès principale au journalisme. Il n'est donc pas douteux qu'en imposant ainsi des filières dominantes de formation une législation autoritaire entraînait pour la presse des effets seconds. De ces années d'apprentissage, bien des journalistes venus ensuite à la presse politique ont gardé le goût de bien écrire, certes, mais aussi celui des chroniques vaines ou légères, ce ton mondain, longtemps caractéristiques d'une grande partie de la presse parisienne33.
Le comportement à l'égard des différentes presses varie suivant
que l'on est provincial ou originaire de la capitale. De ce point de vue il se produit un retournement à l'époque de la Monarchie de Juillet. Sous la Restauration, la presse politique attirait plus les Parisiens que les revues et la presse spécialisée c'était, par contre, par ces dernières que commençaient les provinciaux 66 contre 34 dans la presse politique Thiers et Mignet étaient, en somme, des exceptions et le devaient à leurs protections.
Les choses changent après 1830. Ce sont les départements qui ali-
mentent les journaux politiques en nouveaux rédacteurs soixantequinze de ces intellectuels immigrés, contre dix-huit de Paris, y débutent entre 1830 et 1848. Dans une proportion importante, les jeunes gens venus de province renouvellent les rédactions des journaux d'opposition. La presse radicale, la presse légitimiste puisent, en par32. Encore faudrait-il être assuré que cette évolution ne recouvre pas principalement une
situation transitoire, celle du début du règne où la presse politique a bénéficié d'une relative liberté.
33. Pierre Albert note ces persistances dans la presse de la III- République, Histoire
générale. op. cit., t. 3, p. 278.
ticulier, dans ce réservoir. Du côté républicain, Michel Altaroche, Auvergnat d'Issoire, venu à Paris faire des études de droit, devint, en 1830, à vingt ans, rédacteur au Nationa2 puis à La Tribune ce n'est que plus tard qu'il obliqua vers la presse satirique, La Caricature, puis Le Charivari dont il fut directeur jusqu'en 1848. Il y a encore le Lorrain Jean-Baptiste Charras, le Champenois Louis Bergeron, tous deux rédacteurs au National, le Vendéen Narcisse Boussi, de La Tribune, le Gascon Pascal Duprat, de La Réforme, l'Ariégeois Léonard Gallois, connu surtout comme biographe34, qui aborda le journalisme en écrivant dans Le lournal du Peuple, Le Réformateur de Raspail, puis La Réforme, avant de rédiger, au Mans, Le Courrier de 1a Sarthe et Le Bonhomme Manceau, les journaux qui soutenaient Ledru-Rollin. La plupart des fondateurs des feuilles ouvrières et socialistes venaient aussi des départements Considérant, Cabet, Corbon, Buchez, de même que, un peu plus tôt, nombre des collaborateurs du Globe saintsimonien, Pierre Leroux, Michel Chevalier ou Louis Viardot.
La presse légitimiste s'alimente, peut-être plus largement encore,
parmi les jeunes talents de la province. Sous la Restauration, La Quotidienne avait déjà fait débuter Stanislas Rattier de Provins, Alexis Paris, qui venait de la Marne, Carle Ledhuy de l'Aisne, François Poujoulat, Jean Capefigue, tous deux provençaux. En 1832, elle accueillait Ernest Poret, de Rouen, au moment où le Stéphanois Auguste Callet et le Castrais Escande commençaient d'écrire à La Gazette de France. L'Univers engage parmi ses rédacteurs, en 1845, Cognat, de l'Ain, J.-B. Coquille, de l'Yonne.
Il semble donc que cette intelligentsia provinciale, bien loin
d'apporter seulement, avec elle, le conformisme, le ralliement à l'ordre établi, introduise au contraire des ferments de contestation au nom soit d'un passé dont elle reste nostalgique, soit du progrès qu'il faut poursuivre. Le milieu parisien, lui, reste soit plus soumis, soit plus prudent et se retient davantage d'entrer jeune dans les combats que livre la presse d'opinion. En 1848, la Révolution de Février favorise l'accès des Parisiens comme des provinciaux à la presse politique. Mais le Second Empire rétablit sensiblement la situation d'avant, avec une orientation plus marquée des premiers vers les revues, les périodiques, la petite presse. Cette diversité originaire, dans un pays aux régions si variées, comme l'était la France au milieu du XIXE, était déjà un handicap pour la cohésion du groupe professionnel.
34. Il est l'auteur d'une Histoire des journaux et journalistes de la Révolutiou, Paris, 1845, 2 vol., et de biographies politiques de contemporaines.
II. L'époque des journalistes honteux
Le corps des journalistes, jusqu'aux premières années au moins de
la IIIe République, n'a aucune consistance. A vrai dire, on ne peut pas même parler de corps, mais d'un agrégat inconstitué d'auteurs et de rédacteurs. Jules Janin écrivait, dans une brochure qui semble dater de la fin des années quarante « La fraternité des hommes de la presse française est passée en proverbe, et même les étrangers ne se lassent pas de l'admirer. Ils ne comprennent pas que tant de gens dont les opinions sont si opposées, dont les drapeaux sont si contraires, se rencontrent à chaque instant de leur vie, non seulement sans haine et sans chagrin, mais encore avec la joie la plus naïve et la plus sincère. Carlistes, radicaux, républicains, centre droit, centre gauche, l'homme du pamphlet, on s'aborde, on se prend la main, on cause à cœur ouvert »35. Mais le point de vue de Jules Janin est suspect. D'une part il ne s'applique qu'à quelques grands journalistes. Surtout, il est inspiré par sa place aux Débats, le journal qui ambitionne un magistère moral sur la presse parisienne. C'est seulement sur un monde ainsi policé, où les comportements obéiraient à un code, qu'ils peuvent espérer régner. Janin estompe donc les conflits, les divisions, les oppositions, au service du prestige de son journal, et du sien propre, lui qui est le pape de la critique. Mais il ne faut pas prendre des relations obligées, de métier, ni les bonnes manières aristocratiques dont la persistance est illustrée dans ce milieu par le maintien de la pratique du duel pour un esprit de corps. « Fraternité » ne veut pas dire sentiment de solidarité professionnelle.
Il existe beaucoup plus de témoignages contraires. Plus précis,
étayé de faits vérifiables, celui de Taxile Delord, directeur du Charivari de 1849 à 1858, puis chargé de la critique littéraire au Siècle, emporte la conviction36. Il constate l'absence de cohésion, de conscience d'une solidarité des journalistes, ce qui se traduit par l'absence d'associations, de sociétés de secours et même de pratiques de sociabilité, en tout cas générales et régulières.
Dans un livre qui tranche sur ceux de ses confrères par la qualité
de sa réflexion, La Révolution du journalisme, publié en 1866, Arnould Frémy confirme Taxile Delord « Avec la loi des coalitions, et dans ces temps d'association, de protestation et de grèves, comment se fait-il que les journalistes ne s'entendent pas entre eux pour se faire 35. Jules Janin, Le jousnaliste, Paris, s.d., 40 p., p. XXXVIII.
36. Taxile Delord, Les Petits Paris. III Paris journaliste, Paris, 1854, 5 vol., t. 1.
créer de meilleures conditions de payement auprès des influences qui les exploitent ? Il faut s'empresser de dire que les gens de la presse, si éclairés et si avancés sous tant de rapports, sont encore fort loin d'en être là. Ils comprennent assez peu, généralement, les idées d'union, d'entente et d'esprit de corps. On doit reconnaître aussi que leur corporation, si vague et si peu organisée jusqu'alors, ne s'y prête guère »37. Le texte de Frémy a des accents modernes, car il conseille aux journalistes, pour contrôler la ligne de leur journal, de s'unir dans des associations qui paraissent fort proches, par leurs objectifs, des sociétés de rédacteurs d'aujourd'hui. Rédacteur au Siècle, au Charivari, à L'Avenir national, Arnould Frémy est surtout, en ce domaine, le disciple de Proudhon, dont il a été le collaborateur au Peuple. C'est donc en connaisseur, au double titre de professionnel et de partisan de l'associationnisme et du mutuellisme, qu'il mesure l'individualisme régnant dans les milieux de la presse.
Il n'est pas étonnant que ceux-ci n'aient pas le sentiment d'être
unis par une communauté d'intérêts. C'est à peine, en effet, si le journalisme est considéré comme une profession. Dans l'édition de 1851 du Dictionnaire des professions, d'Edouard Charton, il n'existe pas d'article « journaliste ». A ce mot, l'ouvrage renvoie à « homme de lettres »88. C'est seulement dans l'édition de 1880 que la rubrique apparaît. Mais on y lit encore « Le journalisme est-il une profession ? Non, à notre avis. Ce qui constitue une profession, c'est qu'on s'y prépare, et que, cette préparation terminée, on l'errcbrasse, suivant l'expression usitée, avec l'intention et la presque certitude, sauf événement inattendu, de l'exercer toute sa vie (.) On est médecin, avocat, même si l'on n'a pas de clients. Mais on n'est journaliste que quand on écrit dans un journal on le devient et on cesse de l'être du jour au lendemain. Pas d'apprentissage, ni de diplôme, ni de certificat (.) Le journalisme n'est pas une profession au sens habituel du terme. Cela est si vrai qu'il se recrute dans les autres professions, généralement dans celles qui demandent des connaissances générales, celles d'avocat, de professeur, d'homme de lettres ou de sciences. » La conception qu'a Edouard Charton est celle de la France traditionnelle, où la profession s'identifie à un état au sens du XVIIIe siècle, auquel on se prépare dans la jeunesse pour l'exercer la vie durant. Mais il est d'autant plus intéressant de voir que tel est son point de vue, car lui-même est une grande figure du journalisme, où il est entré dès la fin de la Restauration, et où il a été un des pionniers de la première presse magazine 37. Arnould Fremy, La Révolution du journalisme, Paris, 1866, 379 p., p. 261-262.
38. Edouard Charton, Guide pour le choix d’un état ou dictionnaire des professions, Paris, 2- éd., 1851, 565 p.
illustrée39. Patron de presse plutôt que journaliste, il est un bon reflet des idées dominantes dans le monde de la presse.
L'emploi du mot « journaliste confirme le caractère inachevé de
la profession aux yeux des contemporains. L'usage de « journaliste » remonte au XVIIIe siècle, pour désigner les auteurs qui écrivaient dans les gazettes il est utilisé par Voltaire, on le trouve dans l'Encyclopédie, mais pas le terme « journalisme ». A la fin de la Restauration, l'acception de « journaliste n'était pas encore complètement définie puisqu'en 1829 une requête d'un des propriétaires du Constitutionnel l'utilisait dans le sens de a propriétaire du journal »60. On est pourtant au moment où l'usage se fixe. Ce n'est qu'un peu plus tard que « journalisme est entré dans la langue avec son sens contemporain en 1863, Littré lui donne deux significations, une traditionnelle, l'ensemble des journaux, une récente, présentée même comme un néologisme, l'« état du journaliste ». La profession de journaliste a donc seulement commencé d'exister, sémantiquement, vers le milieu du XIXe siècle.
L'étude quantitative du vocabulaire servant à désigner, dans le
Dictionnaire des contemporains, ceux que nous avons définis comme journalistes permet de préciser ces remarques. En 1858, 21 sont qualifiés de journalistes. En 1870, ils sont 29,5 %'1. Les autres sont, en général, dénommés hommes de lettres, auteurs, rarement rédacteurs. Le terme de publiciste, qui n'est jamais équivalent de journaliste, car il sert à désigner aussi des auteurs de livrets et de brochures qui peuvent n'avoir jamais écrit dans un journal, connaît, lui, une lente désaffection et s'applique de plus en plus aux survivants des générations précédentes42. Il apparaît donc que la seconde moitié du Second Empire est l'époque où le monde des rédactions est à la veille de se constituer en groupe professionnel et social distinct, où il commence seulement à prendre conscience de son originalité et où certains, rares encore, commencent à l'affirmer. L'évolution a été tardive et il faut voir dans ce phénomène socio-culturel une des raisons du retard de l'histoire sociale de la presse. Les historiens sont restés dans une grande mesure prisonniers du discours explicite du journal et des contemporains au travers desquels ils abordent, nécessairement, l'étude de la presse. Ce retard de l'histoire sociale n'est donc que le 39. Charton a créé, en 1833, Le Magasin pittoresque, le premier périodique populaire,
illustré de gravures sur bois, qu'il a dirigé jusqu'en 1868. Il a participé, en 1843, à la fondation de L’Illustration. En 1860 encore, il a lancé pour Hachette Le Tour du Monde.
40. AN, Fis 329A (pièce 59).
41. En 1858, 99 sur 471 personnages retenus sont qualifiés de journalistes, en 1870, 184 sur
630.
42. En 1858, 14,5 sont qualifiés de publicistes, 14 en 1870. Mais en 1858,
40 ont plus de 55 ans, en 1870, ils sont les trois quarts.
redoublement d'un fait de l'histoire des mentalités. Mais pourquoi cette prise de conscience si tardive, cette lenteur de la société et des journalistes eux-mêmes à admettre le journalisme comme une profession ? Bien d'autres métiers n'étaient pas plus répandus, le nombre n'est donc pas une explication. Il me semble y avoir deux faisceaux de raisons, la liaison étroite entre la presse et les lettres et le défaut de considération, pour ne pas dire le discrédit des journalistes. Mais il faut aller au-delà de la simple évocation de l'une et de l'autre.
La liaison étroite entre le journalisme et les lettres est une carac-
téristique essentielle du journalisme français, jusqu'au début du XXe siècle au moins43. Presque tous les grands noms de la littérature, dans les années 1830-1870, ont touché au journalisme, beaucoup pouvant être considérés, à certains moments de leur carrière, comme de véritables professionnels. Balzac, Sainte-Beuve, Victor Hugo, Alphonse Daudet, Edmond About, Théodore de Banville, George Sand, Théophile Gautier, Ernest Renan, Taine. Vallès et Zola qui ne sont alors guère connus comme écrivains sont déjà des journalistes confirmés. Alexandre Dumas ne se contente pas d'être un auteur prolixe de feuilletons, il participe à des entreprises de presse, et s'il échoue dans la grande presse, avec La Liberté, en 1848, il réussit mieux dans le périodique littéraire avec Le Mousquetaire qu'il lance en 1853. Inversement, il n'y a guère de journaliste qui n'ait écrit des romans, des pièces de théâtre, des essais, des ouvrages d'érudition ou de vulgarisation, selon sa spécialité. Même si notre source force le trait, la confusion entre la presse et les lettres est alors intime.
Les contemporains voyaient, l'histoire de la presse voit encore
aujourd'hui, cette solidarité comme la réunion accidentelle de deux vases communiquants, chacun pouvant, suivant les moments, servir de réservoir à l'autre, en raison de la proximité de leur contenu. C'est en partie vrai. La parenté est réelle entre le travail du journaliste et celui de l'écrivain. Elle l'était plus encore au milieu du XIXe siècle, y compris dans les horaires de la presse quotidienne où l'on ne connaissait guère le travail de nuit. L'impression du journal, la composition surtout, qui s'effectuait à la main, étaient beaucoup plus lentes. Elles commençaient donc plus tôt, et vers dix heures la rédaction était dëserte il ne restait plus sur place, pour lire et corriger les épreuves, que celui qu'on dénommait « le rédacteur de minuit »". Mais, à cette complémentarité entre le journalisme et la littérature, il y a des facteurs plus profonds qui se sont mis en place au fur et à mesure du développement de la presse française.
43. P. Albert, op. cit., p. 277-278.
44. Taxile Delord, op. cit., p. 16.
Le premier est l'instabilité des places de rédacteurs et l'incertitude
de leurs ressources. Cette dernière s'explique en partie par la forme des rémunérations. Les salariés au mois étaient rares, en dehors de quelques postes de responsabilité ou de quelques chroniques de prestige qui se limitaient à la grande presse à la Revue des Deux Mondes, Buloz ne se rémunérait lui-même au fixe convenablement que pour ses fonctions de directeur4'5. Ce que l'on appelle aujourd'hui le paiement à la pige était donc la règle. Le tarif était fixé à l'article ou à la ligne. Les ressources des auteurs pouvaient donc varier de façon importante d'un mois à l'autre. C'est une des raisons qui les poussait à participer à plusieurs rédactions, généralement, pour ceux qui étaient connus, un ou deux journaux quotidiens d'information et plusieurs revues ou périodiques.
Mais les risques provenaient aussi de la fragilité des titres. On la
sous-estime parce que l'histoire a surtout conservé le nom des journaux durables, mais ils étaient la minorité. Et parmi eux, combien n'ont vécu que quelques années ? Cette instabilité tient essentiellement aux conditions politiques de la vie de la presse. Chaque redoublement de rigueur était marqué d'une série de suppressions et de disparitions septembre 1835, juin 1848, juin 1849, juillet 1850, décembre 1851. Pour ne pas avoir d'ennuis, certains journaux se défaisaient des collaborateurs suspects au pouvoir46. Mais la fragilité des publications était également liée à la structure des entreprises de presse et à leur évolution. D'un côté le caractère encore artisanal de beaucoup d'entre elles, notamment dans la petite presse, permettait le lancement d'un journal avec de petits moyens le moindre embarras pouvait alors déséquilibrer l'opération. Nombre de petites revues n'ont pas dépassé quelques numéros. D'autre part, on a assisté, surtout après 1840, à la pénétration des intérêts capitalistes dans la presse et celle-ci s'est accompagnée bien souvent d'un bouleversement des rédactions Cucheval-Clarigny, qui était directeur de la politique intérieure au Constitutionnel, en partit quand le journal fut racheté par Minès, en 1857 Auguste Nefftzer, rédacteur politique de La Presse, l'abandonna peu après que Girardin l'eut vendue à Millaud. Les directeurs ou rédacteurs en chef de journaux hésitaient d'autant moins à se défaire d'un collaborateur encombrant que les candidats à la place étaient nombreux47.
45. Il recevait à ce titre 6 000 francs par an, AN Fle 412, pièce 38.
46. Ce fut le cas du Siècle, quand, en 1855, il se sépara d'Eugène Pelletan dont l'adminis-
tration impériale trouvait la plume trop audacieuse.
47. Arnould Fremy, op. cit., p. 263 « Quittez un journal par un motif quelconque, dis-
grâce ou abdication volontaire tout aussitôt, vingt, trente individus se présentent pour vous remplacer, n'importe à quelles conditions. »
L'incertitude qui pesait sur l'emploi et la vie des journaux con-
tribuait à lier, au travers des journalistes, la presse politique et la petite presse ou les revues. Michel Altaroche, après la disparition de La Tribune, passa au Charivari Philippe Auriac a écrit dans diverses revues, dont La Revue hebdomadaire, quand Le Capitole, où il était rédacteur, eut cessé de paraître en 1840 Arnould Frémy revint au journalisme après le 2 décembre, comme collaborateur de la petite presse, avant de retourner à la grande, Le Siècle et L'Avenir national. Revues, journaux distractifs ou satiriques, presse spécialisée avaient donc, entre autres fonctions, d'être des presses refuges. Les journalistes n'étaient pas les moteurs principaux de cette complémentarité, ils en étaient seulement les rouages, parfois les bénéficiairess. A l'origine, il y avait les imprimeurs, c'est-à-dire l'appareil de production entravé par les contraintes qu'imposait l'appareil d'Etat. Ceci apparaît clairement dans une requête adressée à l'administration en 1857, par un imprimeur de presse, Serrière, qui n'était pas un des moindres, puisqu'il fabriquait La Presse. Serrière se plaint du chômage qu'impose à ses deux cents ouvriers la suspension pour deux mois de La Presse et ajoute qu'il a cherché à « se compléter » « J'ai créé trois publications qui donnent du travail à plus de quarante ouvriers, sans compter les gens de lettres et les artistes Les Cinq centimes, La Musique des Familles et L'Armée illustrée »408.
Le résultat était le renforcement de la liaison entre la presse poli-
tique et d'information générale et la partie plus littéraire de la presse, liaison dont nous avons vu qu'elle s'établissait déjà par les années de formation et d'apprentissage des journalistes. Tout concourait décidément à donner au journalisme français sa tonalité littéraire originale. Pour mieux comprendre encore ce caractère, il faudra un jour se pencher sur ce phénomène de la revue, qui joue un rôle considérable dans la presse française du XIXE siècle.
L'interpénétration entre presse et littérature aboutit tout naturel-
lement au roman-feuilleton. Voir ce dernier seulement comme une géniale invention de Girardin, ou même comme une réponse à la demande du public, ne tient pas compte de tous les déterminants. Par le moyen du roman-feuilleton, la presse ne fait pas qu'utiliser à son profit les ressources de la littérature. Elle prend une place, sans doute décisive en ce siècle du roman, dans le système de sélection et de promotion des œuvres et des auteurs qui achève de se mettre en place après la destruction du mécénat aristocratique par la Révolution. Elle raffermit, pour ainsi dire de l'intérieur, cette liaison presse-littérature dont l'Etat autoritaire est à la fois instigateur et bénéficiaire. Il faut 48. AN F18 404A, pièces 302 et 305.
ajouter une connexion plus directe entre l'innovation de Girardin et la politique, qui apparaît dans la chronologie. Quand le patron de La Presse lança la vogue du roman-feuilleton, les lois de septembre 1835 venaient de couper l'une des racines de la Monarchie de Juillet, née d'un combat pour la liberté de la presse. Emile de Girardin, journaliste orléaniste était extrêmement soucieux de réconcilier le régime avec la presse et son public*9. Ceci pouvait venir de journaux d'un type nouveau, moins politisés et moins batailleurs, « dont le cadre sera assez varié pour que l'intérêt qu'excitait une polémique vive puisse se reporter sur une autre partie »50. Dans le journalisme français, aucun trait marquant n'est entièrement étranger au régime de contrainte étatique qui a pesé si longtemps.
Toutes ces chaînes, qui attachaient ensemble presse et littérature,
contribuaient à la confusion entre journalistes et hommes de lettres. Mais celle-ci était d'autant plus complète que le journalisme était mal considéré il était réputé le refuge des ratés de la littérature et du théâtre. Un statut mal défini permettait alors aux professionnels de la presse de bénéficier du doute. Ce discrédit étonne d'autant plus quand on voit l'importance prise au cours du siècle par les batailles autour du statut de la presse. Pour l'expliquer, il faut mesurer l'écart entre la position des journalistes dans la société et les aspirations de la France bourgeoise du milieu du XIXe siècle.
De cette dernière, les intellectuels, à quelques exceptions près,
partagent alors les valeurs. A cet égard, les journalistes sont dans une situation qui les situe à part et très en dessous de l'ensemble des hommes de lettres, et tout d'abord au regard d'un droit qui est devenu fondamental dans la France de Louis-Philippe et Napoléon III, celui de la propriété, en l'espèce le droit de la propriété littéraire. Les historiens se sont malheureusement peu intéressés au droit d'auteur. Avec l'institution de la propriété littéraire et artistique par les lois du 13-19 janvier 1791 et du 19-24 juillet 189351, les auteurs entraient de plain-pied dans les élites de la nouvelle société. A un double titre. Comme propriétaires, car si la propriété littéraire est « d'un genre tout différent des autres », elle est aussi « la plus sacrée, la plus légi49. Voir, à ce sujet, les nombreuses brochures publiées par Girardin vers 1836 Moyens
Iégislafifs de régénérer la presse périodique, Paris, 1835, 48 p. De la presse périodique au XIX« siècle, Paris, 1836, 48 p. De la liberté de la presse et du journalisme, Paris, 1838, 22 p.
50. La citation est extraite d'une « note sur la presse périodique remise en avril 1833 à
Casimir Perier, chef du ministère, où Girardin préconisait une réorganisation du Moniteur universel. Cf. E. de Girardin, Les droits de la pensée. Questions de presse, Paris, 1864, 620 p., p. 9.
51. La loi du 13-19 janvier 1791 instituait le droit de représentation publique. Elle rendait
aux auteurs dramatiques leurs droits sur leurs pièces. Celle du 19-24 juillet 1793 établissait le droit de reproduction et constituait le fondement des rapports entre éditeurs et auteurs dans la nouvelle législation.
time, la plus inattaquable ,,51. Au titre aussi d'hommes exceptionnels, car cette propriété originale, c'est « celle des productions du génie »53. Ce statut garantissait des revenus aux hommes de lettres qui obtenaient le succès. Le plus important était peut-être qu'il fondait l'honorabilité de tous en les incorporant dans cette bourgeoisie à talents qu'ont promue les révolutionnaires de 1789.
Il fut menacé d'être vidé de sens par le décret impérial du 5 février
1810 qui prévoyait la possibilité pour un auteur de céder (et non plus seulement de concéder) ses droits à un libraire ou à un imprimeur. On ignore l'influence exacte de ce décret sur les relations entre auteurs et éditeurs. Mais il est sûr que ces derniers ne sont pas parvenus à s'emparer de la propriété littéraire. Sans doute ont-ils été desservis par la faiblesse de leurs assises financières et par l'étroitesse du marché du livre qui le rendait peu attractif pour les banques l'origine bourgeoise de beaucoup d'écrivains leur donnait aussi le moyen de résister". Toujours est-il qu'après 1830 plusieurs événements marquent l'affirmation et la consolidation du droit d'auteur. En 1838 fut créée la Société des Gens de Lettres, afin d'« assurer aux gens de lettres les droits et avantages qui doivent appartenir à l'intelligence et au travail ». En 1865 ellle fut réorganisée et reçut les attributions d'une chambre professionnelle55. La loi du 14 juillet 1866 précisait et étendait les droits des héritiers des auteurs. En même temps, la France se plaçait à la tête du mouvement pour la reconnaissance internationale du droit d'auteur. Un décret du 28 mars 1852, le premier du genre, réprimait la contrefaçon des ouvrages étrangers56. Dans les années suivantes, le gouvernement impérial multiplia les traités bilatéraux avec les pays européens pour la reconnaissance réciproque des droits de leurs ressortissants57. Le mouvement devait aboutir à la création, en 1886, de l'« Union internationale pour la protection des œuvres littéraires et artistiques », à Berne.
Au moment où les auteurs se voyaient reconnaître par la société
bourgeoise avantages matériels et moraux, les journalistes se trouvaient exclus de cette aristocratie de la plume. Si l'on excepte en effet 52. Le Chapelier, dans son rapport devant la Constituante le 13 janvier 1791, cf. Moniteur universel, 15 janv. 1791.
53. Lakanal à la Convention, le 19 juillet 1793, Moniteur universel, 21 juillet 1793.
54. Pierre Abraham, Roland Desne et coll., Manuel d'Histoire titféraire de la France, t. 4, ire partie, Paris, 1972, 686 p., p. 420-439.
55. Charles Joliet, La Société des Gens de Lettres, Paris, 1868, in-g-, 36 p.
56. Jean Escarra, Jean Rault, François Hepp, La docirine française du droit d'auteur, Paris, 1937, in-8\ 227 p.
57. En 1858, sur quarante-six traités de ce genre, la France en avait contracté vingt-huit. Il y avait là une politique de ralliement de l'intelligentsia qui est passée inaperçue des historiens. Cf. Le droit d'auteur, janv. 1888.
les feuilletonistes, et quelques chroniqueurs de renom, ils ne bénéficiaient pas du droit d'auteur. Le caractère éphémère du journal, la confusion qui a existé souvent, jusque sous la Restauration au moins, entre le propriétaire et le rédacteur du journal, la division du travail tôt introduite entre les producteurs de l'information et les auteurs d'articles, la place prise dans les rédactions par les agents directs du pouvoir, sous la Révolution, sous l'Empire, par la suite dans la presse préfectorale, avaient contribué à donner à l'article d'information, ou politique, un statut particulier étranger à l'œuvre littéraire. Sans que leur cas fût jamais défini par les textes, il s'est créé pour les journalistes une situation de fait une incompatibilité s'est établie entre vente au mois ou à la tâche de leur travail, et propriété littéraire. Beaucoup plus tard, elle a été sanctionnée par la jurisprudence58.
La médiocre considération attachée aux gens de presse parmi les
gens de lettres reflète donc exactement le décalage de leurs conditions juridiques. Mais elle correspond aussi à la différence entre deux publics. Saint-Marc Girardin, le journaliste des Débats, le mettait en évidence, en présentant, en 1859, ses souvenirs et ses réflexions « Je suis plus disposé à faire des livres que des articles, à m'adresser plutôt au petit nombre qu'au grand nombre, aux lecteurs qu'amène le temps qu'aux lecteurs du jour et de l'heure »59. Cette condescendance envers ses confrères exclusivement journalistes était celle d'un homme de lettres, universitaire et académicien. A peine voilée par l'évocation du caractère fugitif du journal et de l'article, s'affirme une conception étroitement élitaire de la littérature. Nous sommes, là, au cœur des raisons du refus de l'honorabilité du journalisme, dans cette France qui est encore celle des notables. Il tire une bonne part de son discrédit de ce qu'il s'adresse, et de plus en plus, à des lecteurs nombreux, parfois populaires. L'image de l'indignité du journaliste est homologue dans les mentalités collectives, du rejet de la démocratie dans l'ordre politique. L'une et l'autre ont les mêmes racines de classe.
Sur un autre plan, celui de l'organisation des entreprises, l'évolution
fut peu favorable aussi à l'ensemble des journalistes. De la Restauration au Second Empire, on assiste à la hiérarchisation des rédactions et à la subordination renforcée de la majorité des rédacteurs à un noyau de dirigeants. Cette nouveauté accompagne le développement des grands journaux qui ont de multiples collaborateurs, on la rencontre 58. Cf. J.-M. Leloup, Le journal, Les journalistes et le droit d'auteur, Paris, 1962, 246 p.
59. Saint-Marc Girardin, Souvenirs et réflexions potitiques d'un journaliste, Paris, 1859,
501 p., p. VII.
donc surtout dans la presse quotidienne, mais elle s'observe aussi pour les grands titres de la petite presse, les grandes revues à la Revue des Deux Mondes, Buloz a été pendant plus de quarante ans un directeur redouté dont l'exemple prestigieux a beaucoup contribué à fixer le comportement autoritaire des nouveaux patrons de presse. Le changement a comporté deux étapes. La première débuta, pour
la presse parisienne, dès la Restauration et se prolongea jusque vers 184060. On l'observe, dans les dossiers de la sous-série FIS, au travers des actes de constitution et de modification de sociétés. Après 1820, les fonctions de propriété et de direction d'une part, de rédaction d'autre part, se distinguent. Jusque-là, elles étaient encore largement confondues. Une clause additionnelle à l'acte constitutif de la société du Consütutionnel, de 1817, prévoit qu'aucun des propriétaires « ne pourra participer directement à la rédaction d'une feuille quotidienne imprimée en France, ni y prendre intérêt direct ou indirect sous peine de perdre tous ses droits et actions dans ladite société »61. Cette condition est alors courante on la retrouve dans les actes de société de la Revue des Deux Mondes en 183062. Les qualités de propriétaire et de rédacteur sont distinguées, mais ne sont pas indépendantes on ne peut exercer les deux que dans un seul et même journal. Bien plus, on ne pouvait jouer un rôle important dans la rédaction sans participer financièrement à l'entreprise en mai 1819, quand les propriétaires du Constitutionnel engagèrent Etienne, le rédacteur de La Minerve, pour donner plus de lustre à leur feuille, ils lui attribuèrent une action, c'est-à-dire un cinquième de la propriété61.
L'évolution s'est produite les années suivantes. Déjà rédacteur au
Constitutionnel, Thiers en devint, en 1828 seulement, actionnaire. En 1830, il participa à la fondation du National avant de cesser de l'être. Cela lui valut d'ailleurs, de la part de certains propriétaires de son ancien journal, un procès qui est une ultime manifestation de la conjonction ancienne des activités. Après 1830, l'interdiction pour les actionnaires d'exercer ailleurs les fonctions de rédacteur disparaît des actes de sociétés. La spécialisation des tâches dans les rédactions et l'accroissement du capital des entreprises de presse, qui entraîne l'augmentation du nombre des actionnaires, ont assuré, de pair, cette dissociation. La mutation fut aidée par l'institution du gérant-responsable, l'homme qui encaissait les condamnations elle contribua à écarter les interventions directes des propriétaires dans la ligne du 60. Sans doute beaucoup plus tard dans la presse provinciale.
61. AN F18 329A.
62. AN F's 412, pièce 7.
journal. Le mouvement fut un peu plus tardif pour les revues, mais il paraît avoir été achevé en 184864.
La seconde étape a consisté dans la mise en place, à la tête d'entre-
prises qui avaient perdu leur caractère artisanal, de structures de commandement, le vocabulaire militaire est adapté. Il existait déjà un directeur dans chaque publication c'était en général l'un des actionnaires à qui les autres confiaient la surveillance et la gestion de la publication. Mais le personnage le plus caractéristique de la nouvelle organisation fut le rédacteur en chef. Les Débats furent longtemps le seul grand journal à ne pas en avoir. A La Presse il ne faisait que seconder le directeur. Mais tout le monde n'était pas Girardin ou Bertin. En général, le rédacteur en chef avait la direction politique et littéraire du journal, la haute main sur le personnel, le droit absolu sur les articles, du moins vers la fin du Second Empire tous les contemporains évoquent alors sa toute-puissance6S.
A la fin de la Restauration, l'expression de « rédacteur en chef »
n'était pas encore en usage. Le personnage était pourtant en train d'émerger, mais il était désigné du terme de « rédacteur principal »66, ou plus simplement de « rédacteur », la dénomination semblant réservée à celui qui était investi sur les autres d'une autorité67. La première utilisation de « rédacteur en chef » dans la littérature est faite, selon Littré, par Stendhal dans Le Rouge et le Noir (1831). C'est à peu près la date à partir de laquelle les actes notariés commencent à en faire usage. Ils l'emploient couramment une douzaine d'années plus tard. Dans le dossier de L'Artiste, il apparaît en 183768. Félix Bonnaire devient le premier rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes en 1839. En 1844, une lettre des propriétaires du Constitutionnel mentionne pour la première fois cette fonction69. Cette transformation est donc à peu près contemporaine de la révolution apparue dans la presse au milieu des années trente, marquée en particulier par la fondation de La Presse et du Siècle. La militarisation des relations du travail dans les grandes entreprises industrielles, qu'ont montrée les recherches 63. Encore qu'ils n'y renoncent pas forcément. En 1856, quand Millaud achète La Presse
à Girardin, il déclare « qu'une part doit être faite à l'influence du Conseil (d'administration, M. M.) quant au choix des rédacteurs » (AN F18 404A, pièce 152).
64. L'acte de constitution de la nouvelle société de la Revue des Deux Mondes, le leur juillet
1845, distingue très nettement la réalisation de la revue, dont Buloz est seul responsable, de la fourniture des fonds les souscripteurs ne seront que commanditaires (AN F18 412, pièce 38).
65. En particulier A. Fremy, op. cit., p. 239, 291 Tarile Delord, Les Petits Paris, op. cit.
E. Texier, op. cit., p. 31 sq.
66. AN F18 315 (pièce 51) acte de constitution de la société des Annales de législation et
de jurisprudence.
67. Dans le dossier du Corufitutionttel, en 1828, AN Fle 329A, pièces 30 et 31.
68. Acte de modification de la société, AN F18 316.
69. AN Fie 329A, pièce 310.
récentes7O, se retrouve donc aussi dans les rédactions. Elle affecte, dans des formes plus souples, le travail intellectuel comme le travail d'atelier. Dans les deux cas elle accompagne la création de l'entreprise moderne et les progrès du capitalisme.
En ce qui concerne les journalistes, il est remarquable de voir
l'évolution s'achever sous l'influence de la législation autoritaire du Second Empire. L'administration rendit en effet obligatoire, en 1852, lors de la demande d'autorisation, à côté de celle du directeur-gérant, la mention du rédacteur en chef chaque fois qu'il change, les autorités doivent être avisées. Cette forme d'intervention du pouvoir politique dans les affaires de la presse n'a jamais été mise en évidence. Les effets en ont été discrets, peut-être, mais considérables, puisqu'elle a institutionnalisé cette fonction de direction, fait évoluer dans un sens autoritaire les relations au sein des rédactions, modifié, de façon durable, la structure de l'entreprise de presse et la position des journalistes dans la profession. Le magazine L'Illustration avait créé le poste de rédacteur en chef pour se conformer à la réglementation. En 1865, le nouveau directeur, Marc, sollicita du ministre l'autorisation exceptionnelle de le supprimer, pour raisons d'économies il l'obtint en apportant la garantie que c'était lui qui, au titre de directeur, exercerait « le droit de composer et de renouveler à son gré le personnel des collaborateurs et rédacteurs prl. Le régime ne tenait pas tant au titre qu'à l'autorité exercée par le titulaire, car la hiérarchisation dans les rédactions était, en dernier ressort, un moyen de placer les journalistes dans une situation de subordination indirecte envers l'Etat, celui-ci ayant prise sur la direction par le moyen des avertissements.
Les conséquences sur la condition des journalistes sont claires.
Leur dépendance, l'incertitude de leur position s'accroissent. Sauf quelques-uns, ils ne comptent guère dans la « feuille qu'ils sont obligés de rédiger matériellement, pour ainsi dire, sous des ordres supérieurs et sur laquelle ils n'ont guère plus de droits que les maçons et les charpentiers sur les maisons qu'ils construisent »72. Dans cette subordination, liée à leur position de salariés et à l'évolution des entreprises de presse et des rédactions, mal acceptée dans une société où domine encore le producteur indépendant, se trouve une des principales causes du discrédit de la profession. En se diluant, au lieu de se rassembler, dans l'ensemble plus vaste, mal circonscrit, des hom70. En particulier Rolande Trempe, op. cit. François Caron, Histoire de l'exploitation d'un grand réseau, la Compagnie de chemin de fer du Nord, 1846-1937, Paris-La Haye, 1973, 619 p.
71. AN F18 359, pièces 379 à 383.
72. Arnould Fremy, op. cit., p. 286-287.
mes de lettres, les journalistes ne perdaient pas seulement leur identité, ils regagnaient un peu d'honorabilité. La liaison entre journalisme et littérature n'est pas exclusivement déterminée par des raisons commerciales ou techniques, le souci de plaire au public ou le voisinage des types d'activité, elle s'enracine dans toute l'histoire sociale et politique française.
III. Les chemins de la notoriété
Qu'est-ce qui poussait donc tant de jeunes hommes, et de moins
jeunes, vers un métier si peu gratifiant ? Ce n'était pas l'espoir de l'indépendance, ni celui de la considération, ni même celui de la sécurité tranquille. Etait-ce donc l'assurance de la fortune ?
Sur ce sujet, les récriminations des gens de presse sont unanimes
ils sont mal payés. Philibert Audebrand se plaint « Mettre du noir sur du blanc n'a jamais été un métier bien lucratif, excepté pour cinq ou six écrivains par siècle »78. Selon Arnould Frémy, « à fort peu d'exceptions près, les journaux ne nourrissent pas les hommes qui les font », et l'échelonnement des salaires « est souvent hasard, caprice de direction, disposition antipathique des rédacteurs en chef (.), la base actuelle du journalisme est encore l'inégalité des salaires »74. Dans son édition de 1858 du Dictionnaire des professions, Edouard Charton précise « La première année où l'on entre dans les journaux, il est rare qu'avec de la peine, on gagne plus de 1 200 francs il est rare aussi qu'avec un peu de talent on n'arrive pas bientôt à gagner 3 000 francs, il est rare qu'on s'élève au-dessus de ce chiffre si l'on ne travaille qu'à un seul journal. » Ces chiffres sont confirmés par ceux que donne Arnould Frémy, selon qui la plupart des rédacteurs gagnaient deux à trois cents francs par mois, ou moins encore. A la même époque, le traitement fixe d'un instituteur, dans une grande ville, c'est-à-dire là où il était le plus élevé, était en moyenne de 1200 francs, à quoi il fallait ajouter le logement et les mensualités versées par les familles. La condition des journalistes n'était donc guère meilleure, et elle était parfois plus incertaine. Le paiement à la pige, en particulier, se prêtait à l'arbitraire dans bien des journaux on ne payait pas au-delà d'un certain nombre de lignes on « crevait » après cent ou deux cents lignes75. A la Revue des Deux Mondes, où 73. Philibert Audebrand, Un café de journalistes sous Napoléon III, Paris, 1883, 348 p.,
p. 133.
74. A. Fremy, op. cit., p. 252 et 258.
75. Taxile Delord, op. cit., p. 78-79.
Buloz avait imposé des habitudes de parcimonie, le premier article n'était pas rémunéré76.
L'appréciation du montant des salaires n'appartenait pas entière-
ment au rédacteur en chef ou au directeur d'une publication. Les propriétaires intervenaient aussi. Il n'était pas rare que les actes de constitution ou de modification de société fixent le montant de certaines rémunérations, en général celle du directeur, du rédacteur en chef. C'était, en fait, une manière d'établir un plafond pour les salaires77. Dans certains cas, le sens de l'intervention est encore plus clair. Lorsque la société de L'Artiste, qui publie beaucoup de planches, est modifiée, en 1837, il est précisé que le rédacteur en chef « ne devra conclure avec un artiste qu'autant que le prix d'un dessin ou gravure ne passerait pas cent francs »78. En 1844, les actionnaires de la nouvelle société du Constitutionnel limitent les frais de personnel administratif à 15 000 francs, « les frais de rédaction ne pourront s'élever au-delà de 90 000 francs par an », avec, toutefois, une possibilité de supplément de 40 000 francs pour l'achat de romans-feuilletons79. Au travers de ces exemples, se dessine l'image d'un capitalisme prudent et chiche, avant tout soucieux de ne pas risquer un argent rare. S'il a eu parfois l'ambition de faire servir la presse à des fins politiques ou idéologiques, c'était assurément à la condition que cela ne lui coûte pas trop. Qui prenait la voie du journalisme ne pouvait donc pas être sûr d'y rencontrer la richesse. C'est pourquoi tant de rédacteurs écrivaient dans plusieurs feuilles. Mais, même avec 3 000 ou 4 000 francs par an un journaliste, vers 1860-1870, gagnait moins que la plupart des officiers de santé, et à plus forte raison que les médecins8s.
Il est vrai qu'il y avait des exceptions à cette médiocrité. Les feuil-
letonistes des grands journaux étaient bien payés. La position qu'ils y occupaient était d'ailleurs originale, car ils étaient engagés par contrat, pour une œuvre quand il s'agissait d'un roman, pour un temps, souvent assez long, quand il s'agissait d'un feuilleton de critique8l. Plus que par Emile de Girardin, cette pratique des fortes rémunéra76. Cf. Arsène Houssaye, Souvenirs de jeunesse, 1830-1850, Paris, 1896, 322 p., p. 262.
77. C'est ainsi que Buloz, comme directeur de la Revue des Deux Mondes, dont il était aussi actionnaire, recevait 6 000 francs en 1839 (AN Fis 412, pièce 38). En 1844, le rédacteur en chef de L'Hermès, journal des arts, était payé à la pige (F1S 359, pièce 133). En 1838, le directeur littéraire de L'Echo des Ecoles primaires recevait 1200 francs par an, le même salaire que le commis aux expéditions, F18 315, pièce 9.
78. AN Fle 316.
79. AN F18 329A, pièce 326.
80. Jacques Léonard, La vie quotidienne du médecin de province au XIXE siècle, Paris, 1977, 285 p., p. 103-106.
81. C'est ainsi qu'en 1850 Auguste Lireux était lié au Constitutionnel, où il faisait la criti-
que des théâtres, par un contrat de trois ans (Edmond Texier, op. cit., p. 79).
tions pour les plumes célèbres, première manifestation du vedettariat dans le journalisme, fut instituée par le D' Véron, quand, en 1844, il entreprit de ranimer Le Constitutionnel c'est alors qu'il fit appel à George Sand, Alexandre Dumas, et d'abord à Eugène Sue82. Ceux-là gagnaient des fortunes. Vers 1860, par la vente de ses romans à la fois aux journaux parisiens et départementaux, Ponson du Terrail gagnait 80 000 francs par an88. En 1861, Edmond Texier recevait 10 000 francs par an au Siècle, autant que Janin aux Débats84, mais ils faisaient partie de la petite escouade des grandes signatures Les rédacteurs en chef de ces quotidiens étaient eux aussi largement rémunérés et recevaient vers la même époque 15 000 et 40 000 francs85. Mais ces privilégiés étaient rares, certains étaient plus écrivains que journalistes, d'autres constituaient les cadres du journal.
La fortune, il est vrai, pouvait prendre une autre forme que celle
d'un gros traitement, celle d'une bonne place, obtenue en reconnaissance des services rendus, ou grâce aux relations que le métier permetTABLEAU 6. Les fonctions ou activités exercées simultanément ou substituées au journalisme
(en dehors des activités littéraires)
Editiott de 1858 Edition de 1870
Fonctions politiques 85 102
Haute administration 21 23
Administration (fonctions subalternes) 16 30
Bibliothèques, archives 11 11
Collège de France,
Enseignement supérieur 2 10
Administration des théâtres 8 14
Administration des entreprises 3 10
Divers 0 11
Nombre de journalistes concernés 129 183
27,5 des journa- (29 des journa-
listes recensés) listes recensés)
82. Arsène Houssaye, op. cit., p. 264.
83. Ph. Audebrand, Un café. op. cit., p. 218.
84. Pierre Guiral, Histoire générale de la presse. op. cit., p. 343.
85. E. Texier, Le journal. op. cit., p. 36.
tait de se faire. Le journalisme menait-il à tout, à condition d'en sortir ? L'inventaire des activités ajoutées ou simultanées il est souvent impossible de distinguer les deux apporte des éléments de réponse (tableau 6).
Les activités littéraires (théâtre, romans, essais, ouvrages d'érudi-
tion) ont été omises, parce qu'elles ont été pratiquées simultanément, ou ajoutées à celles de la presse, par la quasi-totalité des journalistes. Leur mention n'eût pas été significative. C'est donc par rapport à cette suprématie des activités littéraires qu'il faut juger des autres.
Précisément, aucune autre n'est vraiment importante, à l'exception
des fonctions politiques, représentées, pour l'essentiel, par les fonctions électives de député. Le nombre des journalistes qui se sont ultérieurement tournés vers la politique était modeste sous la Monarchie de Juillet, malgré l'importance de la presse d'opinion à cette époque. Mais il y a des cas célèbres Thiers, Emile de Girardin, LedruRollin, directeur du Droit depuis 1837, quatre ans avant sa première élection. C'est la première période de notre histoire où la presse a servi d'antichambre à la politique. Jusqu'alors, la relation avait été inverse. Mais la Seconde République, avec l'avènement du suffrage universel et le renouvellement des cadres politiques, a transformé ces signes précurseurs en phénomène de masse, préfigurant ce qu'allait connaître la IIIe République86. Soixante-dix journalistes de notre échantillon sont entrés, dans ces deux ou trois ans, dans la vie politique active et sont devenus députés, ministres même. Le Second Empire a TABLEAU 7. L'âge de la notoriété
Comparaison journalistes ensemble des célébrités
J = journalistes E = ensemble des célébrités
86. Pierre Albert, Histoire générale. op. cit., t. 3, p. 253.
réduit ce flot, sans le tarir une vingtaine de nos journalistes ont été élus au Corps législatif entre 1852 et 1870, la plupart, Garnier de Cassagnac père, Jubinal, Duvernois, Ernest Dréolle, venant de la presse impérialiste.
Le journalisme conduisait aussi quelques personnages vers la haute
administration, où ils devenaient préfets, directeurs de service dans un ministère, diplomates ils étaient peu nombreux sous la Monarchie de Juillet plusieurs furent nommés à des postes de préfet en 1848. Le Second Empire maintint cette porte entrouverte et c'est ainsi que Latour-Dumoulin devint directeur général de l'Imprimerie et Paulin Limayrac préfet du Lot en récompense des services rendus dans le journalisme ministériel.
L'administration des théâtres offrait une voie de promotion
plus originale mais encore plus étroite. Il y a une liaison constante, de 1830 à 1870, entre la direction des théâtres, théâtres privés ou nationaux, et la presse, notamment la critique dramatique. Léon Pillet, qui avait été chargé du feuilleton dramatique au Nouveau Journal de Paris, passa à l'administration des théâtres en 1832 Auguste Lireux venait de La Patrie quand il devint directeur de l'Odéon en 1845 le D' Véron avait fondé La Revue de Paris deux ans avant de prendre, en 1831, la direction de l'Opéra Nestor Roqueplan est passé plusieurs fois du feuilleton dramatique, du Figaro, de La Presse et du Constitutionnel, à la direction de divers théâtres, les Nouveautés, les Variétés, l'Opéra, l'Opéra-Comique, le Châtelet. Plus tard, Albéric Second, ancien directeur de L'Entr'acte, fut nommé par le gouvernement impérial commissaire auprès du théâtre de l'Odéon. Le milieu des critiques dramatiques semble donc avoir été l'un des groupes de pression qui régentaient le théâtre parisien. Quand on voit le nombre de journalistes connus qui tentaient de se lancer au théâtre, on touche peut-être ici à l'une des raisons concrètes qui conduisaient des aspirants à une carrière littéraire à passer par la presse.
Les dernières activités pour lesquelles le journalisme était parfois
abandonné ont une importance négligeable enseignement supérieur (dans ce cas, ce n'était pas la presse qui y menait), administration des entreprises. Quant aux fonctions subalternes de l'administration emplois de ministère notamment et à celles de bibliothécaires et d'archivistes, elles soulignent plutôt la nécessité où se trouvaient alors tant de collaborateurs de journaux de trouver des ressources complémentaires et régulières pour assurer leur vie quotidienne. Et pourtant, nous n'avons affaire qu'à ceux qui sont sortis de l'anonymat et dont on peut supposer qu'ils ont relativement bien réussi. Il était donc bien rare, contrairement à une croyance des contemporains, que le journalisme soit la clé qui permette de réussir avec éclat ailleurs. Quelques
exceptions brillantes, jointes à la faible considération de la profession qui leur donnait plus d'éclat encore, expliquent sans doute cette erreur d'appréciation. Jusqu'au début de la IIIe République et à la multiplication des passerelles entre les rédactions et la politique, le seul débouché massif pour les gens de presse étaient « les lettres ».
Il faut donc revenir à notre question initiale quel aiguillon pous-
sait vers cette profession peu honorée, tout compte fait médiocrement payée et dont il n'était pas si facile de sortir pour arriver ? Le facteur social déterminant apparaît sans doute lorsqu'on répartit les personnalités inscrites au Dictionnaire des contemporains, par tranches d'âge et que l'on compare les résultats obtenus pour l'ensemble des célébrités françaises avec ceux du seul groupe socio-professionnel des journalistes (cf. tableau 7). En 1858 et en 1870, pour les personnages nés à Paris comme pour ceux nés en province, l'ensemble indifférencié est plus âgé, le nombre des plus de soixante-cinq ans, en particulier, plus élevé les moins de quarante-cinq ans, au contraire, sont beaucoup plus nombreux parmi les rédacteurs. L'entrée dans le journalisme, malgré la médiocre considération dont il jouissait, assurait une notoriété plus rapide et plus précoce. C'était probablement le chemin le plus court pour faire parler de soi l'un des plus ouverts aussi parce que sa mauvaise image en écartait bien des jeunes gens de bonne famille. Aussi pouvait-il mieux séduire encore ceux dont l'origine, sans être humble, était plus commune, dans une société en mutation où honorabilité et notoriété avaient cessé de coïncider.
C'était, bien plus que tout, plus que celui de la fortune, le désir
de la célébrité, qui guidait les pas de ces intellectuels vers les rédactions. Dans cette France du milieu du XIXE siècle, où le capitalisme était pourtant en plein essor, tout ne peut s'expliquer par l'appât de l'argent. Edmond Texier, qui finit comme rédacteur en chef de L'Illustration, évoque le cas fréquent du jeune homme qui voyait dans la presse le moyen à la fois d'échapper à l'industrie et au commerce et d'entrer dans la République des lettres87. L'orientation vers le journalisme apparaît un peu comme le dernier refus romantique des activités de négoce et d'industrie, dans un pays où les classes moyennes, nombreuses, restaient largement hostiles au capitalisme. Leurs enfants, aux ambitions éveillées, qui ne pouvaient plus obtenir une promotion par le Noir ou par le Rouge, la cherchaient, plus prosaïquement, par la plume. La presse était l'antichambre de la littérature, non seulement parce qu'elle permettait d'exercer son style et de vivre en attendant sa chance, mais encore parce qu'elle aidait à la forcer en raison des liens étroits qui unissaient les deux, on pouvait trouver, dans les 87. E. Texier, Le journal. op. cit., p. 6-8
rédactions, les recommandations, les appuis, qui permettaient de placer une pièce ou de trouver un éditeur.
Le tableau de l'âge de la notoriété appelle quelques autres commen-
taires. Le premier, c'est que le passage par le journalisme était plus avantageux, pour parvenir à une réussite précoce, aux provinciaux qu'aux Parisiens. Le second, c'est le vieillissement sensible des élus de Vapereau entre 1858 et 1870 pour chacune des catégories, la part des moins de quarante-cinq ans diminue, et celle des plus de soixantecinq ans double ou triple. Il y a là peut-être un phénomène d'édition du fait que ce genre de biographies ne retranche qu'à leur mort les gens tombés dans l'oubli. Mais ceci n'explique pas tout. En effet, parmi les nouveaux inscrits à l'édition de 1870, tous ne sont pas jeunes 12 ont plus de soixante-cinq ans. Il faut donc conclure à un changement des conditions d'accès à la notoriété entre le début et la fin du Second Empire. L'installation du régime avait créé des conditions favorables à une promotion rapide. En 1870, malgré l'essor de la presse, il est plus difficile et plus long de percer. L'ordre a favorisé les promotions à l'ancienneté.
Quoi qu'il en soit, rien n'était plus étranger à l'esprit de corps, au
sentiment de solidarité, que cette aspiration vers la notoriété qui était un des grands ressorts du journalisme. Il y avait là une entrave à la cohésion et à l'unité de la profession. Il est vrai que cet état d'esprit pouvait se trouver neutralisé, ou évoluer, sous l'effet des conditions de la vie professionnelle. A cet égard, la période 1830-1870 apporte des éléments nouveaux, qui concernent tous deux la grande presse quotidienne l'augmentation du nombre des collaborateurs des grands journaux et le renforcement des liaisons entre les rédactions, deux phénomènes susceptibles de resserrer les rangs des personnels.
Le renforcement des liaisons entre les rédactions est l'effet d'une
mobilité dans la profession, provenant non des aléas de la vie politique mais d'une pratique des directions. Celle-ci se décèle à l'examen du cursus des journalistes dont on peut connaître la durée de séjour dans quelques-uns des grands journaux, Le Constitutionnel, les Débats, La Presse et Le Siècle88.
Cette mobilité est maximum à La Presse. Il est rare que l'on y sé-
journe de très nombreuses années. Les passages pour un ou deux ans, voire quelques mois, comme celui de Prévost-Paradol, sont au contraire 88. Pour chaque journaliste, ont été repérés l'origine géographique, les dates du début
et de la fin de la collaboration (indiquées ensemble dans environ un cas sur quatre), la fonction ou la spécialité dans le journal, le nombre et la nature des titres où il était passé avant et où il est allé après. Les indications des notices sont malheureusement souvent incomplètes et le nombre des notices utiles limité.
fréquents8g. C'était pourtant l'une des maisons qui payait le mieuxoo. Dans le domaine aussi de ce que nous appellerions aujourd'hui la gestion du personnel, Girardin a donc apporté du nouveau. Le Siècle paraît avoir davantage misé sur la stabilité. Par exemple, Auguste Luchet et Louis Jourdan, entrés au journal en 1849, Philippe Auriac, en 1851, Edmond Texier, vers la même date, Taxile Delord en 1858, y étaient encore en 1870. Toutefois, à côté de ce fonds fixe, il y avait un lot important même s'il n'était pas aussi largement majoritaire qu'à La Presse de rédacteurs qui ne restaient que quelques années. Le Constitutionnel semble se rapprocher à première vue du Siècle.
Cependant, autant que permet d'en juger un nombre limité de données, sa vie présente deux périodes très différentesgl. Toutes les collaborations que l'on peut reconstituer, avant 1844, sont des collaborations longues. Par la suite, les brèves l'emportent nettement. Nous entrevoyons donc un changement de politique à l'égard du personnel de rédaction qui coïncide avec la prise en main de la direction par Véron. Celui-ci imite, en ce domaine comme en d'autres, la presse à 40 francs. Au début du Second Empire la rotation des rédacteurs s'accélère dans tout un secteur de la presse quotidienne parisienne. La constitution d'un véritable groupe de presse par Mirès, surtout, la direction occulte exercée par le gouvernement sur l'ensemble de la presse impérialiste, favorisent le passage d'un journal à un autre. Quelques carrières en témoignent. Paulin Limayrac, ancien collaborateur de la Revue de Paris, de la Revue des Deux Mondes, de La Presse, entra en 1855 au Constitutionnel. En quelques années, il passa à La Patrie, puis au Pays. En 1861 il revint au Constitutionnel, mais comme directeur. Ernest Dréolle a commencé à dix-neuf ans, en 1848, par des piges au Pays. Après avoir fondé un journal spécialisé qui défendait les intérêts commerciaux du Bordelais, L'Echo de la Marine, 89. Durée de séjour dans les rédactions
Les Débats Le Constitutiottnel Le Siècle La Presse
3 ans ou moins 4 6 5 16
3 à 8 ans 5 5 6 7
Plus de 8 ans 18 8 11 9
90. Edmond Texier, op. cit., p. 150.
91. Pour douze collaborateurs du Constituüonnel ayant séjourné au journal plus de 8 ans
ou moins de 3 ans on connaît les dates d'arrivée et de départ. Leur distribution est intéressante
Avant 1844 Après 1844
3 ans ou moins 0 5
Plus de 8 ans 4 3
probablement lié à Mirès, il entra en 1849 comme rédacteur à La Patrie, la feuille qui servait de pépinière au journalisme ministériel. Après avoir été, de 1851 à 1857, rédacteur en chef d'une feuille de province, Le Journal de Saint-Quentin, il devient, de 1857 à 1860, l'un des principaux journalistes du Constitutionnel. De là il obtient la direction politique de La Patrie, qu'il quitte quand Rouher lui confie, en 1868, la rédaction en chef du Moniteur du Soir.
Le raccourcissement des collaborations et la multiplication des migrations sont en rapport avec des changements dans la composition des rédactions. On peut constater en effet que, parmi nos journalistes, les collaborateurs de La Presse et du Siècle sont sensiblement plus nombreux que ceux du Constitutionnel dont la fondation était pourtant plus ancienne, et l'histoire plus longue92. Il faut donc admettre que là aussi Girardin, mais également Dutacq, ont innové en matière de politique rédactionnelle, en étoffant les rédactions. Le modèle est Le Joairnal des Débats, riche d'une multitude de chroniques. En 1863 il comptait vingt-quatre rédacteurs ou collaborateurs principaux. Chez ses confrères qui l'imitent, l'accroissement du nombre des rédacteurs est également la conséquence de la diversification du contenu et de l'appel à des collaborateurs spécialisés. Les Débats conservent une réputation inégalée pour certaines de ces rubriques, le feuilleton théâtral de Jules Janin, le feuilleton musical de Berlioz, mais La Presse et Le Siècle ont aussi les leurs, et en ont créé de nouvelles, souvent moins littéraires, plus accessibles à des lecteurs moins imprégnés de culture classique, comme les chroniques de vulgarisation scientifique de La Presse ou les éphémérides du Siècle. Mais ces derniers titres l'emportaient surtout par le nombre des auteurs de romans-feuilletons ils faisaient en effet appel, à côté d'auteurs célèbres, à des faiseurs aujourd'hui oubliés, aussi en dénombre-t-on quatre fois plus chez eux qu'au Constitutionnel93.
92. Nombre de journalistes mentionnés à l'édition de 1858 ou à celle de 1870 du Vapereau
Total Parisiens Provinciaux Nés d l'étranger
Constitutionnel 69 17 46 2
Débats 68 29 34 4
La Presse 106 23 73 5
Le Siècle 84 24 52 3
Le faible nombre des collaborateurs des Débuts s'explique par la longueur de leur séjour au journal.
93. Au Siècle, par exemple, Louis Desnoyers, père de l'idée du roman-feuilleton, et qui fournit le premier publié par le journal; il était payé au mois, 400 francs, et avait reçu en outre 5 000 francs d'actions Emmanuel Gonzalès, Maurice Saint-Aguet, Paul Meurice. A La Presse, Claude Genoux, Auguste de Lacroix, Maurice Saint-Aguet, Paul Meurice. On retrouve les mêmes.
Ainsi s'organise-t-il, à partir de la fin des années trente, des filières
de carrière et de promotion qui se renforcent avec les débuts du Second Empire. Cette évolution est liée au développement de nouvelles presses, les revues, la presse satirique illustrée, les magazines, mais surtout la presse quotidienne à 40 francs elle est liée aussi à un contenu plus varié. Il faut enfin la rattacher à l'apparition des nouvelles fonctions de direction. La Presse possède, en ce domaine, l'éventail le plus large directeur-gérant, rédacteur en chef, directeur politique et littéraire, secrétaire de rédaction. Ce dernier poste à la limite de la direction et de la rédaction semble avoir été créé sous la Seconde République ou le Second Empire, quand s'appesantit la tutelle du pouvoir politique sur la presse94.
Ces changements pouvaient être propices à la cohésion du groupe
socio-professionnel des journalistes, développer en son sein des ferments de solidarité. Dans la réalité, ils n'ont produit, avant 1870, aucun effet, ou des effets très limités. Ils étaient peut-être trop récents pour imprégner les mentalités et modifier les comportements. De plus, l'évolution était incomplète. Le Journal des Débats, phare de la profession, n'avait pas été affecté. Des grands journaux, c'était celui où l'on entrait, en moyenne le plus jeune95, puis on y faisait souvent toute sa carrière. Saint-Marc Girardin, Silvestre de Sacy, qui y étaient arrivés en 1828, Jules Janin, en 1829, y étaient encore à la fin de l'Empire. La politique des Bertin a toujours été d'attirer les jeunes talents, décelés à leurs titres, ou à la qualité de leurs recommanda94. Dans le dossier de l'hebdomadaire satirique Le Hanneton, en 1864, à côté du rédacteur en chef, appelé rédacteur-gérant, existe un « secrétaire de rédaction de la direction » (AN F18 359, pièce 39). Selon Edmond Texier, Le Journat et le journaliste, op. cit., p. 45, « le Secrétaire de la rédaction est né le lendemain de la signature obligatoire. Le jour où la loi sur la signature parut (loi du 16 juillet 1850, M. M.), on trouva le moyen de l'éluder en partie en créant le secrétaire. En effet, le secrétaire de la rédaction n'écrit pas, il signe les articles ». Texier voit les effets anecdotiques de la loi, mais il témoigne que le secrétaire de rédaction est l'homme de la direction.
95. Age à l'entrée dans les rédactions
Les Débats Le Constitutionnel Le Siècle La Presse
Moins de 30 ans 17 (45 %) 7 (23 %) 11 (29 %) 13 (28 %) 30 à 40 ans 13 (34 -) 13 (42 -) 16 (42 —) 17 (37 -) Plus de 40 ans 8 (21 -) 11 (35 -) 11 (29 -) 16 (35 -)
tions, puis de les conserver96. Les liaisons traditionnelles avec le monde des lettres, la vision du journalisme annexe de la littérature, n'étaient pas mises en cause par une évolution toute fraîche et inachevée. Les entraves à l'achèvement de la profession restaient donc nombreuses. La principale n'était-elle pas pourtant cette hiérarchisation nouvelle des rédactions qui, avant même que la profession ait ressenti son unité, l'avait décomposée en catégories opposées, disposant de l'autorité ou la subissant ? D'un côté, les journalistes, qui passaient plus facilement et plus rapidement d'une rédaction à une autre, pouvaient avoir plus qu'avant le sentiment de leur communauté d'intérêts. Mais d'un autre pesait sur eux la surveillance renforcée de la direction, qui les séparait et les isolait. Dans le cas de la presse ministérielle, l'emprise était même directement celle du gouvernement qui a organisé, déjà sous la Monarchie de Juillet, mais plus systématiquement sous le Second Empire, une filière d'avancement pour assurer la promotion des plus dociles et des plus efficaces de ses plumitifs. Le resserrement des liaisons au sein de la presse est donc allé de pair avec un contrôle plus étroit sur les journalistes, exercé à la fois par les directions et par l'appareil d'Etat, et qui en annulait les effets. On comprend mieux qu'après 1870 les premières associations de journalistes, c'est-à-dire l'accession de la profession à la conscience de ses solidarités, soient apparues au moment où s'effritaient les contraintes politiques sur la presse. Le système de carrière, mis en place sous l'effet d'une évolution spontanée de la profession, mais aussi d'une intervention systématique ou empirique de l'appareil d'Etat, a renforcé, jusqu'en 1870, l'individualisme dans les rédactions.
La profession de journaliste n'est donc pas entièrement constituée,
ou plutôt, ne se voit pas encore comme une profession véritablement originale et autonome, à la fin du Second Empire. Elle existe pourtant depuis longtemps déjà comme activité principale pour quelques centaines de personnes, dans la capitale, et le journalisme parisien attire beaucoup de provinciaux, les uns débutants, les autres déjà 96. Aucun autre journal n'a une telle proportion d'anciens normaliens, c'est bien connu.
Mais c'est aussi le seul où les rédacteurs d'origine parisienne équilibrent les provinciaux
Les Débats Le Cottstitutionnel Le Siècle La Presse
Nés à Paris 29 17 24 23
Nés dans les
départements 34 46 52 73
Nés à l'étranger 4 2 3 5
La Presse possède au contraire la rédaction la plus provinciale.
formés dans les rédactions départementales. Mais ce milieu social, hétérogène par ses origines, fragmenté entre des presses diverses, n'a pas de conscience de son unité. Au fond, il a de lui-même une mauvaise image, celle d'ailleurs que se construit de lui la société. Les journalistes admettent mal le caractère populaire que prend la presse depuis 1836, avec l'augmentation des tirages et l'accroissement de la diffusion, tout comme les notables répugnent à la démocratie. Ils acceptent mal leur condition de salariés, médiocrement payés, et leur situation incertaine et instable. Ils souffrent de la subordination étroite où les réduit, dans l'ensemble, la hiérarchisation de la profession entreprise depuis la Monarchie de Juillet et considérablement renforcée sous le Second Empire.
Cette dévalorisation de la profession a le double effet de rejeter le
journalisme vers les lettres et de le rendre plus aisément gouvernable par le patronat de presse qui se constitue vers 1840 et par le pouvoir politique. Aussi ne peut-on considérer, à mon sens, les épisodes principaux sur lesquels se fonde l'infériorité de la condition des journalistes parmi les couches d'intellectuels exclusion du droit d'auteur, généralisation du salariat, mise en place de la rédaction en chef comme des accidents. Il faut les rattacher aux tentatives successives de la bourgeoisie des notables, pendant le demi-siècle qui se termine en 1870, pour mieux attacher la presse et ceux qui la rédigent à la défense de l'ordre politique et social. Cet encadrement pouvait paraître d'autant plus nécessaire que le rôle grandissant de la presse donnait aux journalistes le moyen d'accéder, bien plus facilement que d'autres, à la notoriété, et que toute une partie de l'intelligentsia s'est montrée attirée, après 1825, par les doctrines sociales.
Les membres de cette profession mal considérée étaient en effet
parmi les mieux placés pour accéder jeunes à la célébrité, ce qui surprend. Mais cette discordance n'est que le reflet du décalage entre la fonction réelle de la presse et les réticences des forces dominantes de la société à l'accepter, le reflet des contradictions entre les exigences du présent et le passé.
La méfiance ou l'hostilité des notables et du pouvoir d'Etat, pen-
dant les trois premiers quarts du XIXE siècle, ne se sont donc pas bornées à inspirer les classiques mesures de répression à l'encontre des journaux autorisation préalable, cautionnement, timbre, censure, avertissements. D'autres les doublaient, qui déterminaient la condition socio-professionnelle du journaliste, et qui apparaissent lorsqu'on étudie la presse non pas du point de vue de l'œuvre, du journal, mais du point de vue des auteurs, des rédacteurs. Ces dispositions ont été plus discrètes, mais aussi plus durables que les législations autoritaires. C'est à elles que l'on doit bien des caractéristiques spécifiques du
journalisme français du XIXe siècle formation et tournure d'esprit universitaires de ses professionnels, qualités de style, importance du contenu littéraire, des revues, confusion persistante entre les lettres et le journalisme, recherche, de la part de ceux qui s'y consacraient, de la réussite sous la forme de la notoriété plutôt que sous celle de la fortune. Cet héritage a-t-il entièrement disparu ? Pas tout à fait, semble-t-il, si l'on considère l'image que se font trop souvent les historiens du fonctionnement du journalisme. Si l'histoire de la presse ne veut pas se contenter de faire l'histoire des journaux, si elle veut faire aussi l'histoire de la façon dont ils s'écrivent, comprendre la manière dont fonctionne le système d'information en rapport avec l'organisation sociale et l'appareil politique, il lui faut faire l'histoire des journalistes. Marc MARTIN.
Le colonel Emile Mayer
et son cercle d'amis
Les écrits et la personnalité d'Emile Mayer sont aujourd'hui tom-
bés dans un oubli d'autant plus injustifié qu'ils révèlent une des figures les plus originales de la société militaire française sous la Troisième République, aussi attachante par son rayonnement que par l'originalité de ses idées. Seuls les historiens militaires et ceux qui se sont intéressés aux débuts de la carrière de Charles de Gaulle ont mentionné, sans l'étudier, le rôle de cet officier hétérodoxe et non conformiste qui a fui la notoriété de son vivant et s'est contenté de voir juste, à plusieurs reprises, fût-ce contre l'ensemble du corps militaire. A ce titre de gloire qu'il peut légitimement revendiquer, le colonel Emile Mayer joint le mérite d'avoir entretenu des relations suivies avec presque tous les grands chefs militaires français qui ont apprécié son esprit ouvert et informé surtout il devint l'ami du futur général de Gaulle dont il fut le conseiller très écouté et on peut légitimement tenir cet observateur attentif des problèmes de l'armée française pour un des plus grands penseurs militaires de son tempsl.
1
Du milieu social et familial qui vit naître Emile Mayer à Nancy le
8 janvier 1851 on sait fort peu de chose, si ce n'est qu'il était assurément représentatif de ces vieilles familles israélites de l'est de la 1. Norton Cru, Témoins, p. 55-58, 59, 75, 518 Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, t. I,
p. 13, M. Brisacier a également consacré une étude au colonel Mayer dans la Revue administrative, 1957.
Revue hisforigue, cci-xvi/1
France, si bien évoquées par le D' Robert Debré dans son autobiographie, où le détachement à peu près complet des valeurs religieuses ancestrales allait de pair avec une adhésion sans faille aux valeurs patriotiques ainsi qu'à l'esprit républicain.
A cette tradition familiale, Emile Mayer a dû les convictions laï-
ques et démocratiques qu'il professa toute sa vie, mais en récusant tout sectarisme anticlérical. Ses années d'enfance et de jeunesse furent rythmées par les déplacements professionnels de son père, un ingénieur sorti de l'Ecole Polytechnique qui dirigea la poudrerie d'Angoulême de 1864 à 1866, et elles semblent n'avoir connu aucun fait marquant jusqu'au moment où il se décida à embrasser l'état militaire. Revenu à Paris, il poursuivit alors ses études au lycée Charlemagne, en classe de mathématiques spéciales où il eut pour condisciple Joseph Joffre, et il fut reçu à l'Ecole Polytechnique dans un rang certes peu honorable, 136e sur 142, mais dans la même promotion que Ferdinand Foch dont il devint l'ami, pour avoir eu la délicatesse de lui épargner les brimades dont les jeunes catholiques étaient traditionnellement victimes lors de leur entrée à l'Ecole Foch lui demeura reconnaissant toute sa vie de cette marque de tolérance qui scella leur amitié durable2.
Sa carrière militaire devait désormais se dérouler sans éclat, au
gré d'affectations provinciales qui lui permirent d'approfondir ses connaissances techniques en matière d'artillerie. D'abord nommé souslieutenant au 21e d'artillerie en 1874, où il servit sous les ordres du futur général Percin, il quitta l'Ecole Polytechnique pour entrer en février 1875 à l'Ecole d'Application de Fontainebleau, puis le hasard de nominations successives le mena de 1874 à 1897 à La Rochelle, Angoulême, Saint-Denis, Saint-Etienne, puis au camp du Ruchard où il fut professeur de balistique jusqu'en 1882, ensuite à Toul, à Bourges, au Mans, à Versailles et à Douai où il fut affecté au commandement des batteries d'artillerie. Carrière certes vagabonde, conforme au schéma classique, mais dépourvue d'éclat et on éprouve quelque étonnement à constater que cet officier pourtant brillant et bien noté par ses pairs, nommé capitaine au Ile d'artillerie en 1879, a dû attendre dix-sept ans pour être nommé chef d'escadron en 1896.
Faut-il mettre la lenteur de son avancement au compte des dis-
sentiments qui l'opposèrent au milieu militaire ? L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable, si l'on en juge d'après les réticences de ses supérieurs qui, tout en reconnaissant ses qualités, lui reprochaient son indépendance d'esprit qu'ils jugeaient excessive et déploraient son penchant pour les nouveautés comme pour les paradoxes. Il semble 2. Emile Mayer a lui-même rapporté cet épisode dans Trois maréchaux, p. 43.
que dès cette époque Emile Mayer ait très mal supporté l'esprit de routine et la médiocrité intellectuelle si communément répandus dans le monde des officiers. Son anticonformisme a dû gêner les militaires d'esprit traditionnel qui ont vu en lui un trublion plus qu'un officier susceptible d'obtenir de l'avancement. Ne s'était-il pas déjà singularisé en se refusant à admettre que l'on pût codifier les règles de la Revanche ? Contre la doctrine officielle, il estimait déjà qu'on ne pouvait prévoir les principes d'après lesquels se ferait la guerre si bien que les changements de tactique, à son avis, rendaient nécessaire de prévoir l'imprévu. A cinquante ans de distance, un tel comportement, propre à scandaliser les officiers de tradition, évoque de façon frappante celui du futur général de Gaulle dont on sait à quel point il s'est trouvé également isolé, pour des raisons similaires, dans un milieu professionnel qui n'était pas à sa mesures.
Ses premiers écrits n'ont pourtant rien de bien original et portent
la marque du technicien qui s'interroge sur la formation des artilleurs ainsi que sur les conséquences de l'emploi des armes à feu perfectionnées par le tir rapide, la poudre sans fumée et la longue portée, mais son indépendance d'esprit put s'affirmer à la faveur des articles qu'il publia, sous les pseudonymes d'Abel Vauglaire et d'Emile Manceau, dans plusieurs revues comme la Bibliothèque universelle de Lausanne, la Revue scientifique, enfin la Revue .militaire suisse où il tint la rubrique militaire à partir de 1896. Attaché à dénoncer ce qui lui paraissait mauvais dans l'Armée française, il critiquait l'esprit qui y régnait et les ravages du principe d'autorité, en montrant au contraire que, le passé ne garantissant point l'avenir, mieux valait abolir le dogme et préparer les officiers à prévoir l'imprévu. Ces articles suscitèrent en 1888 un commentaire extrêmement violent du Gaulois, qui s'indigna de voir un officier français se livrer à un travail de dénigrement dont l'Allemagne pouvait tirer profit4.
La violence de ces réactions peut paraître d'autant plus dérisoire
qu'elle ne mettait pas en cause l'objet même du débat. En fait il s'agissait moins de critiques de détail adressées à l'Armée française que d'une remise en cause des dogmes adoptés par un Etat-Major qui prônait, en s'inspirant de l'exemple de 1870, la supériorité de l'offensive et de la guerre de mouvement. En effet, bien loin de vouloir s'en tenir à ces remarques formelles, le commandant Mayer poussa l'audace jusqu'à remettre en cause le caractère artificiel de la doctrine de guerre en honneur qu'il jugeait fondée sur une conception trop conventionnelle, et vingt années durant, de 1882 à 1902, il mena 3. Archives militaires de Vincennes, dossier du colonel Mayer, rapport du colonel de Mareuil, et Lucien Nachin, Charles de Gaulle, général de France, p. 42, 64 et 95.
4. Le Gaulois, 14 août 1898.
campagne contre le dogme exclusif de l'offensive à outrance. C'est ainsi qu'il se livra à une première tentative en ce sens en affirmant que l'offensive ne donnait pas nécessairement la victoire, dans une série d'articles que la Revue scientifique publia en 1882 et en 1883, et qui scandalisèrent nombre de lecteurs. Puis il revint à la charge en 1891 dans la Bibliothèque universelle de Lausanne où il présenta un plaidoyer plus étoffé, fondé sur l'étude des effets de l'artillerie moderne et de la fortification de campagne sur la conduite des opérations, pour en conclure à la nécessité de renoncer à la guerre de mouvement et de préparer les officiers à la défensive dont les vertus s'imposeraient aux combattants. Mais ce fut surtout dans un article paru en 1902 dans la Revue militaire suisse qu'il développa longuement ses idées sous la forme d'une véritable anticipation du conflit futur qui lui semblait appelé à illustrer le triomphe de la guerre de positions sur la guerre de mouvement. A l'appui de sa thèse, il décrivait une guerre immobile où les combattants seraient abrités derrière des murailles infranchissables. Cette vision prophétique, qui annonçait la stabilisation des fronts telle qu'elle s'est produite douze ans plus tard, passa inaperçue jusqu'au moment où elle fut exhumée par Le Temps en 19155.
Comme s'il ne lui avait pas suffi de se singulariser en allant de la sorte à contre-courant, le capitaine Mayer n'avait pas craint de se compromettre peu de temps auparavant en publiant sans autorisation, contrairement à la discipline militaire, plusieurs articles, les uns techniques, mettant en cause l'effet et l'emploi de divers projectiles, les autres soulignant en termes très modérés la nécessité d'une réforme des conseils de guerre. Pareille imprudence aurait pu ne pas tirer à conséquence, d'autant plus qu'Emile Mayer avait sollicité l'indulgence du ministre de la Guerre, mais elle survenait à un moment particulièrement inopportun, alors que l'Armée restait plus que jamais agitée par les remous de l'Affaire Dreyfus. La crise antisémite a-t-elle réagi sur son destin ? Il demeure que le député Lasies l'accusa de calomnier l'Armée française dans une interpellation à la Chambre des Députés le 16 mai 1899, et le ministre Krantz, cédant peut-être à la pression des circonstances, aggrava la sanction prise en prononçant sa mise en non-activité par retrait d'emploie. A quarante-huit ans, sa carrière militaire se trouvant ainsi brisée, Emile Mayer n'était plus qu'un chef de bataillon mis au rancart, qui devait faire vivre sa famille dans des conditions précaires avec une pension de 3 000 francs par an7.
5. Le Temps, 7 avril 1915.
6. Archives militaires de Vincennes, dossier du colonel Mayer.
7. L'Opinion, 12 juin 1906, 2 juillet 1910.
II
Ni l'humiliation qu'il avait subie, ni les difficultés matérielles, qui
vinrent l'assaillir n'ont pu briser sa détermination et la retraite forcée à laquelle il se trouvait désormais condamné semble même avoir stimulé son esprit critique.
La réparation qu'il escomptait fut pourtant lente à venir et il fallut
attendre le résultat de longues démarches entreprises par Francis de Pressensé au nom de la Ligue des Droits de l'Homme pour obtenir du général Picquart, ministre de la Guerre en 1906, la mesure de réhabilitation par laquelle le commandant Mayer fut nommé lieutenantcolonel de territoriale et officier de la Légion d'honneur le 9 juillet 1908, puis réintégré dans la réserve en 1912. Entre-temps celui-ci avait repris la plume et entamé une carrière de publiciste militaire dont « la petite influence n'était pas négligeable », si l'on tient compte des nombreuses amitiés qu'il avait conservées à l'intérieur de l'Armée Joffre et Foch lui avaient maintenu leur estime et il entretenait également des relations de bonne camaraderie avec les généraux Percin, d'Amade, Lanrezac, Sarrail et Gallieni. N'est-il pas significatif que le général Brugère, généralissime désigné, ait tenu à se justifier devant lui de l'orientation donnée aux grandes manœuvres de 19018 ? Après avoir vu tourner court une tentative de publication d'un périodique sous le titre L'Armée et la Nation, il publia un ouvrage de facture toute classique consacré aux « Armées étrangères et il tint sous le pseudonyme de Miles la rubrique militaire du journal L'Opinion de 1907 à 19139.
Il n'y a sans doute guère à retenir de la grande masse de ces arti-
cles qui traitaient le plus souvent des sujets d'intérêt limité en termes volontairement incolores, hormis un certain nombre d'entre eux, parus en 1907 et en 1908, rédigés en termes plus vigoureux où il prenait le contre-pied de l'idéologie officielle pour fustiger la nullité des généraux et la mentalité des officiers auxquels il reprochait leur adhésion sans nuances au dogme de l'offensive à outrance. Son esprit critique toujours en éveil le portait ainsi à s'affranchir des banalités, en particulier lorsqu'il relança la campagne qu'il avait menée une dizaine d'années auparavant en publiant dans cette rubrique un véritable réquisitoire contre son vieil ami Ferdinand Foch qui, fidèle interprète de l'orthodoxie, avait soutenu dans ses livres que la puissance de feu s'était accrue au profit de l'offensive. La querelle ne devait pas entamer la cordialité de leurs relations, mais Foch, trop sûr de lui, 8. Emile Mayer, Trois maréchaux.
9. L'Opinion, 6 février 1907.
se déroba à toute controverse10. A la même époque Emile Mayer connut également Jaurès avec qui il entretenait des relations de bon voisinage qui aboutirent à de longues discussions sur les principes de « l'Armée nouvelle ». Bien qu'il fût en désaccord avec lui sur l'emploi du système des milices, il a nourri l'ambition de devenir son conseiller militaire et fut fort désappointé lorsque celui-ci lui préféra le colonel Gérard. Du moins a-t-il partagé son hostilité à la loi de trois ans, car la confiance qu'il plaçait dans la possibilité d'employer les réservistes lui a fait conclure en faveur de l'inutilité de la réforme et il a tenté, mais en vain, de convertir Gallieni à son point de vuel. Devant l'aggravation de la conjoncture internationale, il s'était également attaché à multiplier les mises en garde sur la vanité de l'offensive, en épousant le point de vue du général Michel, contre celui de son vieil ami Joffre auquel il reprochait, comme à Foch, de s'être fourvoyé'2.
La guerre allait fournir à Emile Mayer l'occasion de reprendre sa
carrière militaire sans rien perdre de son indépendance d'esprit, ni de sa force d'âme, en dépit de la mort de ses deux fils qui furent tués à l'ennemi au début même des hostilités. Après avoir commandé en avril 1914, à soixante-trois ans, une unité sur le front pendant quatre mois, il se retira d'Amiens sur Rouen, et, dix-sept mois durant, il fut placé à la tête du 6" secteur du camp retranché de Paris à Jouy-enJosas. Au moment où la stabilisation de fait des fronts lui donnait raison, il continuait à juger très sévèrement la façon dont l'Etat-Major conduisait les opérations et s'exaspérait de voir mettre en pratique l'absurde tactique du « grignotage » telle que Joffre l'avait définie. Dans la correspondance qu'il échangea jusqu'en 1917 avec un de ses anciens subordonnés, le lieutenant Henches, il condamnait le principe des offensives de grande envergure destinées à gagner du terrain, auxquelles il eût préféré pour sa part des opérations plus nombreuses et plus limitées destinées à tuer du monde à l'ennemi dans le cadre de la guerre immobilel8. Mais il a su également faire preuve d'un sens patriotique dépourvu d'œillères, qui n'excluait pas une certaine compréhension des problèmes moraux posés par le conflit, en se refusant à blâmer l'attitude de Romain Rolland qui s'était placé au-dessus de la mêlée, et surtout il prit sur lui, mû par un élan de générosité imprudente, d'écrire, pour adoucir la captivité de son ami Lucien Nachin, une lettre rendant hommage au caractère chevaleresque du 10. L'Opinion, 8 mai 1909.
11. La Lumière, 6 août 1937. Lettre d'Emile Mayer à Gallieni en date du 16 mai 1913,
conservée par Mme Grunebaum-Ballin.
12. L'Opinion, 12 février 1911.
13. Lieutenant-colonel Henches, Lettres de guerre, p. 6-8, (BN 8o Ln27 62392).
soldat allemand. Celle-ci fut saisie par la censure et, pour la deuxième fois, et cette fois définitivement, le colonel Mayer dut abandonner la carrière militaire14.
III
L'occasion lui fut encore offerte en 1918 de jouer un rôle officiel
lorsque Paul Doumer lui demanda de faire partie, avec Painlevé et Millerand, d'une commission qui devait mettre sur pied un embryon d'armée internationale au service de la SDN, mais l'affaire n'eut pas de suite et semble avoir tourné court très rapidement, et le retour définitif à la vie civile marqua pour Emile Mayer le début d'une intense activité intellectuelle que ni le poids de l'âge ni l'accumulation des deuils familiaux n'ont pu ralentir. Ecrivain aussi imaginatif que fécond, il fut probablement l'un des premiers en France à utiliser le genre de l'histoire-fiction et on peut tenir pour des modèles du genre le récit d'anticipation paru dans Le Mercure de France sous le titre « Le rétablissement de l'Empire d'Occident » où il décrivait, moins de six mois après l'armistice, la victoire de l'Allemagne sur une Armée française détruite sans coup férir par l'usage massif des armes chimiques'5, ou encore ce curieux apologue aux résonances très modernes où il rapportait les exploits d'aviateurs italiens prenant en otages des personnalités françaises afin de dicter leurs conditions politiques à la France. La même veine se retrouve dans le roman d'histoire-fiction intitulé Le ministère Fidicz, qu'il publia en 1919 et où il mettait en scène l'histoire imaginaire d'un gouvernement réformateur pourvu de pouvoirs dictatoriaux. Par la suite il devait revenir à une littérature militaire de style plus conventionnel, sinon plus classique, en écrivant au cours des années 20 plusieurs livres consacrés à l'étude de la psychologie militaire, à celle de la psychologie du commandement ou encore à une biographie sans complaisance des principaux chefs militaires français'6, mais il fut aussi conférencier au club du Faubourg à la grande satisfaction de son animateur, Léo Poldès, dont il devint l'ami. Enfin il restait plus que jamais un journaliste talentueux, qui, non content de poursuivre sa collaboration au Mercure de France, écrivit successivement dans L’Œuvre en 1934, puis à La Lumière de 1937 à 1938, faute de pouvoir le faire dans Marianne où Emmanuel Berl avait refusé sa collaboratioll'7.
14. Archives militaires de Vincennes, dossier du colonel Mayer.
15. Le Mercure de France, 16 mars 1919.
16. Nos maréchaux, Joffre, Foch et Gallieni.
17. Lettre à Roger Martin du Gard du 6 janvier 1938, conservée par Mme Grunebaum-Ballin.
A considérer la masse des écrits qu'il publia au cours de l'entre-
deux-guerres, il apparaît que la pensée du colonel Mayer s'est orientée de façon privilégiée vers une réflexion critique sur le passé qui préludait à l'oeuvre de reconstitution militaire plus que jamais nécessaire après 1919.
Les grands chefs victorieux ne trouvaient pas grâce à ses yeux, et il
les accusait de n'avoir pas vu que l'art militaire s'était entièrement transformé durant le conflit, sans en excepter ses amis Foch, dont il mettait en doute les capacités, et Joffre, en qui il voulait voir seulement un bon élève qui n'avait pas l'étoffe d'un Moltke ou d'un Napoléonl8. Mais il s'attachait surtout à souligner combien l'Armée française était malade de sa victoire, en particulier dans le domaine intellectuel où il déplorait le penchant de l'Etat-Major à vouloir tout déduire de principes a priori en faisant fi de l'empirisme. C'était bien là, à son sens, la pire aberration dont souffrait une armée victorieuse à laquelle il reprochait de pécher par excès d'optimisme et dont il appréhendait qu'elle ne renouvelât les erreurs qui avaient conduit aux mécomptes de 191419. Pour sa part, il estimait préférable de licencier l'ensemble des forces terrestres au moment où la France victorieuse n'avait plus rien à redouter, hormis un contingent destiné à assurer la police et le maintien de l'ordre dans les colonies20.
Pour audacieuse ou scandaleuse qu'elle ait pu paraître, cette pro-
position qui tendait à rien moins qu'à la dissolution de l'Armée de terre semblait, pour Emile Mayer, justifiée par le rôle décisif qu'il prêtait à l'aviation et à la puissance de la guerre aérienne. Il en avait pressenti dès 1910 les possibilités dans un article paru dans L'Opinion où il étudiait le rôle des aérostats militaires2l. Mais le déroulement de la guerre, bien que l'arme aérienne n'y ait encore tenu qu'un rôle secondaire, lui a fourni l'occasion d'approfondir sa réflexion. Dès 1919, il s'était pénétré de l'importance de l'Armée de l'air dont il a compris, contrairement au maréchal Foch, qu'elle allait introduire un élément nouveau dans la conduite des opérations et sans doute est-ce pour mieux souligner son importance qu'il a prétendu que l'utilisation de l'aérochimie aurait permis à l'Allemagne de gagner la guerre22. La guerre du Rif lui permit d'affiner son point de vue en 1924, alors qu'il suggérait de réduire la dissidence marocaine par l'envoi d'escadrilles capables de provoquer un choc moral et d'incendier les récoltes. L'Armée de terre, condamnée par son inutilité, lui semblait avoir si 18. Nos maréchaux, chap. I, consacré à Joffre.
19. Nos maréchaux, introduction, p. 3-5.
20. La Lumidre, 11, 18 et 25 novembre 1938.
21. L’Opinion, 9 juillet 1910.
22. L’Œuvre, 21 août 1932 La Lumière, 11 novembre 1938.
bien perdu toute signification qu'il s'est désintéressé de toutes les réformes de son organisation, hormis pour critiquer en 1934 la prise de position du maréchal Pétain en faveur du service de deux ans qu'il jugeait anachronique23.
Dès lors, Emile Mayer allait mener de 1920 à 1934, toujours en
solitaire, la deuxième grande campagne de sa vie, où il allait s'efforcer d'analyser les effets de l'aérochimie et de sa puissance de destruction en soulignant à quel point la technique moderne pouvait étendre démesurément ses possibilités. Non content de montrer en l'aviation une redoutable arme de guerre, porteuse d'explosifs et de gaz asphyxiants, il insistait également sur sa puissance d'intimidation et de dissuasion qui, susceptible de provoquer la peur et la panique, pourrait suffire à contraindre les gouvernements à faire la paix24. En évoquant de la sorte la terrifiante menace de l'arme aérienne capable d'anéantir tout agresseur éventuel, Emile Mayer estimait que la guerre à venir se jouerait exclusivement dans les airs et que l'aviation constituait la meilleure garantie de la paix, alors qu'elle devait décider de l'issue des conflits et que d'elle dépendrait le sort des peuples. Il en concluait que l'organisation militaire devait être remaniée de fond en comble et qu'il suffirait dorénavant de garder l'Aviation, quitte à sacrifier une Armée de terre réduite à quantité négligeable25.
IV
Le rayonnement exceptionnel de cet homme pour qui les années de
vieillesse furent celles d'un extraordinaire épanouissement intellectuel suffit à justifier la formation d'un véritable cercle d'amis qui prirent l'habitude de se retrouver régulièrement autour de lui, et Roger Martin du Gard, qui n'y figura guère, n'a pas manqué d'évoquer ces réunions où « le colonel, toujours jeune et alerte, présidait sa cour de justice du dimanche matin, au milieu de gens venus de tous les horizons »26.
Sans jamais prétendre au rang de salon philosophique ou de céna-
cle littéraire, ces réunions se tinrent de façon régulière le dimanche matin d'abord rue du Ranelagh, puis au 21, boulevard Beauséjour à partir de 1930, au domicile de son gendre Paul Grunebaum-Ballin, dont il n'est pas indifférent qu'il ait figuré parmi les plus beaux fleurons 23. L'G;uvre, 8 mars 1935.
24. L’Œuvre, 24, 26, 27, 28, 29 décembre 1933.
25. L’Œuvre, 28 mars 1935.
26. Lettre de Roger Martin du Gard à Mme Eva Bergman, fille du colonel Mayer, en date du 4 décembre 1931, conservée par Mme Grunebaum-Ballin.
de la noblesse républicaine, et elles ont permis à des hommes d'opinion diverse, mais cultivés, libéraux et républicains, de se rencontrer dans un esprit de mutuelle tolérance. Sans doute y parlait-on un peu de politique, davantage de littérature, et beaucoup d'art militaire, mais il y régnait surtout une ambiance chaleureuse due à l'influence de cet être exceptionnel sur qui l'âge semblait n'avoir pas de prise et dont la verdeur physique et intellectuelle forçait l'admiration. DanielRops, qui le connut à cette époque, ne fut certainement pas le seul à s'incliner devant l'extraordinaire jeunesse d'esprit de ce vieillard, au demeurant rationaliste et détaché de toute croyance religieuse, en qui il s'est plu à reconnaître le modèle achevé des vertus chrétiennes27. Les habitués du cercle formaient un éventail très varié où se ren-
contraient des critiques et des écrivains que l'on ne s'attendait guère à voir frayer avec des militaires professionnels. Les romanciers Maurice et Denise Van Moppès et l'essayiste Claudine Chonez, fins connaisseurs de la littérature anglaise et américaine, y côtoyaient le critique littéraire Armand Hoog, et deux écrivains aux spécialités originales, Henri Letailleur, qui se préoccupait d'esthétique, et Raoul Guyader, particulièrement versé en matière d'occultisme. Mais l'inlassable curiosité d'esprit d'Emile Mayer devait l'amener à élargir le cercle de ses amis pour nouer des relations épistolaires, plus ou moins régulières, avec des spécialistes dont il sollicitait l'avis dans les domaines les plus variés. On ne sait rien de la correspondance, probablement épisodique, qu'il a entretenue avec Félix Pécaut ainsi qu'avec un notable du monde toulousain, le P' Camille Soula, mais l'intérêt qu'il portait à l'histoire l'amena à s'interroger sur la personnalité de l'abbé Grégoire au point de s'enquérir auprès de l'historien Jules Isaac de la possibilité de lui consacrer une biographie28. A-t-il souffert lui-même d'une vocation rentrée d'écrivain ? On a tout lieu de le croire, à le voir élaborer le canevas de plusieurs nouvelles et même d'une pièce de théâtre. Mais il paraît avoir très vite renoncé à tâter de la littérature, probablement à l'instigation de Roger Martin du Gard qui, après avoir lu ces essais, lui déconseilla vivement de s'engager dans cette voie, en lui reprochant la facilité et la légèreté qui gâchaient son talent de psychologue et d'analyste « Votre génie naturel, fait d'inspiration primesautière, répugne à la lente préparation du moule », lui écrivit-il dans une très belle lettre où il analysait en profondeur le métier d'écrivain29. Sagement Emile Mayer se contenta de mettre à 27. Lettre de condoléances adressée par Daniel-Rops, au lendemain de la mort du colonel
Mayer, et conservée par Mme Grunebaum-Ballin.
28. Lettre de Jules Isaac, du 26 avril 1931, conservée par Mme Grunebaum-Ballin.
29. Lettre de Roger Martin du Gard, du 15 décembre 1935, conservée par Mme Grunebaum-
Ballin.
profit sa connaissance exceptionnelle de la langue française pour se livrer à des recherches grammaticales, quitte à entretenir dans ce domaine une polémique acérée avec l'académicien Abel Hermant qui lui reprocha de se mêler de ce qui ne le regardait pas. A la fin de sa vie, il avait même rédigé un traité de stylistique que Lucien Nachin tenta vainement de faire éditer après sa mort3O.
Une profonde amitié s'était effectivement nouée entre Emile Mayer
et Roger Martin du Gard qui a donné lieu à une abondante correspondance dont il subsiste environ 400 lettres que l'auteur des Thibault a adressées au colonel ainsi qu'à sa famille8l. Les deux hommes s'étaient connus en 1920, à la faveur d'une supercherie d'Emile Mayer qui, s'étant fait passer pour un correcteur professionnel, relut les épreuves de Jean Barois avec une sagacité qui suscita l'admiration du romancier. Le correcteur devient dès lors un conseiller très écouté, et Roger Martin du Gard faisait si grand cas de la finesse d'analyse et du talent d'Emile Mayer qu'il a discuté avec lui du plan général des Thibault, en particulier pour L'Eté 14, où le colonel lui a fourni la documentation concernant la situation militaire de Jacques Thibault. Une confiante intimité devait s'établir entre eux, au point d'autoriser l'échange des confidences les plus personnelles, comme en témoigne la série de lettres où Roger Martin du Gard exprimait sa désapprobation du mariage de sa fille Christiane avec Marcel de Coppet. L'actualité politique n'est pas non plus absente de ces lettres où le romancier ne celait point son hostilité devant l'expérience Poincaré en 1926. La misère matérielle et morale des paysans de basse Normandie dont il fut le témoin lui semblait justifier la condamnation d'une société capitaliste fondée sur l'injustice sociale, mais il restait trop individualiste pour s'accommoder d'un communisme niveleur. Comme Emile Mayer, il entendait se tenir à l'écart de la politique et il s'est gardé, par prudence, d'adhérer au Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes. Son scepticisme semble ainsi l'avoir amené à sous-estimer les dangers du nazisme, tout comme il ne s'est pas laissé entraîner par le Front populaire dont Emile Mayer a pensé également qu'il ne serait pas durable32.
Parmi les habitués du cercle du colonel Mayer, il en est trois, Jean
Auburtin, Etienne Repessé et Lucien Nachin, qui méritent spécialement de retenir l'attention, à raison même des liens d'amitié qu'ils 30. Lettre adressée à Lucien Nachin, le 30 janvier 1939, conservée par Mme Grunebaum-
Ballin.
31. Lettres conservées par Mme Grunebaum-Ballin.
32. Emile Mayer a fait mention du scepticisme qu'il éprouvait, comme son gendre Paul
Grunebaum-Ballin, sur la durée du ministère Blum, dans une note très brève qu'il a transcrite sur l'agenda qu'il tenait en 1936. Roger Martin du Gard évoque ses prises de position politi. ques dans ses lettres des 23 mai 1934, 9 mai 1936, 13 août 1936 et 30 novembre 1936.
ont entretenus avec un jeune officier, Charles de Gaulle, alors totalement ignoré. Jean Auburtin, jeune avocat, connaissait de longue date le colonel Mayer qui était un vieil ami de son père et ce fut chez lui qu'il rencontra fortuitement de Gaulle un dimanche matin, au début du printemps 1934. Séduit par l'homme dont Emile Mayer lui fit un portrait élogieux, il noua avec lui des rapports amicaux, lut ses livres et à la fin de 1934, le présenta à Paul Reynaud, lui mettant ainsi le pied à l’étrier33. Etienne Repessé était né à Arras en 1890 d'un père imprimeur dont il aurait dû normalement prendre la succession et il avait fait son service militaire au 33e d'artillerie à Arras où il avait su déjà que le lieutenant de Gaulle était un personnage hors série. La guerre lui apprit à mieux le connaître encore en 1915, alors qu'il était adjoint au colonel Boudhors, mais il se retrouva ruiné au lendemain des hostilités et il dut entrer aux Editions Berger-Levrault où il prit en mains le secteur de l'édition avant de devenir directeur littéraire de cette entreprise spécialisée dans la publication d'ouvrages militaires. C'est alors qu'il retrouva de Gaulle, en quête d'éditeur, et, déjà prévenu en sa faveur, il prit sur lui de publier, sinon d'imposer, La discorde chez l’ennemi, puis les trois conférences qui formèrent Le fil de l'épée. Tout un réseau de relations amicales a pu se tisser à cette occasion si bien qu'Etienne Repessé, séduit par la personnalité de De Gaulle, le présenta à un autre officier en rupture de ban, avec lequel il était lui-même très lié, Lucien Nachin, qui a dû également l'introduire, on ne sait trop à quelle date, auprès du colonel Mayer. Dans le cercle du boulevard Beauséjour, Etienne Repessé n'avait rien d'un théoricien de l'art militaire, mais cet intellectuel fut ébloui par le niveau des conversations entre les esprits qu'il y rencontrait, et l'antimilitariste qu'il était a dû apprécier ces contacts avec des officiers également hostiles à l'Armée traditionnelle34.
Sans doute faut-il faire plus grand cas de la personnalité du colonel
Nachin qui fut à partir de 1908 l'ami le plus intime d'Emile Mayer avant de devenir le confident de Charles de Gaulle. Originaire, comme de Gaulle et Repessé, du nord de la France, Lucien Nachin était né en 1881 à Calais d'un père gendarme et eut beaucoup à souffrir de la modestie de ses origines qui l'empêcha de connaître la carrière à laquelle son intelligence et son travail lui permettaient de prétendre. Simple enfant de troupe, il fut contraint de renoncer à passer son baccalauréat en vertu d'un règlement inique et il dut se contenter de passer par l'école de Saint-Maixent d'où il sortit sous-lieutenant en 1904. Promu lieutenant, puis capitaine le 18 septembre 1914, la mal33. Jean Auburtin, Le colonel de Gautle, p. 00.
34. Lucien Nachin, Charles de Gaulle, général de France, p. 12-13.
chance voulut qu'il ait été fait prisonnier presque aussitôt, si bien qu'il passa presque toute la guerre dans les camps allemands. L'amertume et l'insatisfaction que lui ont inspirées la médiocrité d'une carrière militaire sans horizons ne sont sans doute pas étrangères à sa démission de l'Armée en 1923. Par la suite il devient chef de service à la STCRP et fut promu lieutenant-colonel de réserve en 1938. Cet autodidacte passionné avait réussi à se donner une culture très variée, à la fois scientifique et littéraire, qui lui avait permis de se familiariser avec l'histoire, la littérature et la géologie, mais il était également pourvu d'un sens critique qui le portait à sympathiser avec les esprits contestataires et non conformistes. Sa correspondance et les études qu'il a consacrées dans la collection des classiques de l'Art militaire, dont il a assuré la direction chez Berger-Levrault, sont ainsi émaillées de vues originales et il ne s'est pas fait faute d'y critiquer les conceptions traditionnelles ainsi que les grands chefs victorieux. On conçoit qu'un tel homme ait pu aisément s'entendre avec le colonel Mayer ou avec le colonel de Gaulle dont il sut gagner la confiance. Lorsqu'il mourut en 1951, le général de Gaulle devait rappeler en termes émouvants, et bien rares sous sa plume, ce qu'avait été leur amitié et il prononça le plus bel éloge possible en affirmant que Lucien Nachin s'était fait lui-même et s'était très bien fait35.
V
Entre tous les amis connus et inconnus d'Emile Mayer, la person-
nalité de Charles de Gaulle mérite tout spécialement de retenir l'attention, s'il est vrai que le vieux colonel ait pu se flatter d'être une des très rares personnes capables d'exercer une influence sur le jeune officier dont nul ne soupçonnait alors le prodigieux destin36.
Les deux hommes se sont connus au milieu des années 20, par
l'intermédiaire, comme on l'a vu, d'Etienne Repessé ou de Lucien Nachin et ils paraissent très vite s'être suffisamment appréciés pour avoir entretenu des rapports faits de respect et de sympathie mutuelle en dépit de leur différence d'âge et du décalage de générations. Il est probable que le vieil homme a impressionné de Gaulle qui l'a admiré au point de lui envoyer en 1928 un exemplaire des trois conférences qu'il avait faites à l'Ecole de Guerre en y joignant une dédicace rédi35. Hommage à Lucien Nachin, Témoignage publié par les Editions Berger-Levrault, 1951. L'hommage rendu par Charles de Gaulle a également été reproduit dans l'ouvrage de Lucien Nachin, Charles de Gaulle, général de France.
36. Jean Lacouture, De Gaulle, p. 38.
gée en termes plus que déférentss7, et si leurs relations ont pu se distendre par la force des choses lorsqu'il séjourna à Trèves, puis à Beyrouth en 1929, elles se firent plus étroites de 1932 à 1936, alors qu'il fréquentait les réunions du dimanche matin boulevard Beauséjour et sans doute plus encore celles du lundi à la brasserie Dumesnil, près de la gare Montparnasse. Emile Mayer lut attentivement Le f il de l'épée lors de sa parution en 1932 et il s'intéressa suffisamment au manuscrit de Vers l'Armée de métier pour en faire publier un résumé dans la Revue politique et parlementcaire en 193338. Par la suite, leurs rencontres semblent s'être espacées, moins sans doute à la suite d'une mésentente que de l'affectation de De Gaulle à Metz en 1937.
La sympathie intellectuelle qui les a unis semble finalement avoir
compté plus que la fréquence de leurs contacts, car elle était fondée sur un ensemble d'affinités électives qui aboutirent à créer entre eux une sorte de connivence, sinon une communion de pensée. Tous deux étaient des militaires cultivés et Emile Mayer fut agréablement surpris de trouver en Charles de Gaulle un « spécialiste doué d'une vaste culture » tandis que ce dernier a su apprécier en son interlocuteur ce qu'il ne trouvait pas dans son milieu, un officier capable de parler de tout avec compétence8s. Mais ce fut sans doute le sentiment qu'ils ont vite éprouvé d'appartenir à la même famille d'esprit qui a le plus contribué à rapprocher les deux hommes, tous deux en rupture de ban et en butte à l'incompréhension de leur milieu professionnel pour lequel ils éprouvaient une commune aversion. Emile Mayer s'est intéressé aux conceptions originales du commandant de Gaulle en qui il a reconnu un officier de la même trempe que lui, contestataire, non conformiste, ouvert aux idées neuves et hostile aux schémas préconçus. A cinquante ans de distance, il n'a pas pu ne pas éprouver le sentiment d'une certaine communauté de destin qui l'inclinait à voir un fils spirituel en la personne de son jeune interlocuteur également isolé dans une Armée où il se heurtait aux routines et aux préjugés*0. Faut-il se fier au témoignage de Lucien Nachin selon qui « Emile
Mayer a deviné l'immense avenir qui s'ouvrait devant le jeune officier et lui a prodigué les conseils et les encouragements »41 ? Il demeure 37. L’action de guerre et le chet, conférence prononcée à l'Ecole de Guerre en 1928. Sur la
page de garde, de Gaulle a écrit « Au colonel Emile Mayer, hommage respectueux et reconnaissant d'un disciple, Charles de Gaulle. Métier militaire, conférence prononcée en 1933, porte la mention suivante sur la première page Au colonel Emile Mayer, hommage d'un très respectueux et reconnaissant dévouement, son élève Charles de Gaulle. »
38. Revue politique et parlementaire, 10 mai 1933.
39. La Grande Revue, mars 1935, « A propos de l'Armée de métier », article de Jean
Auburtin.
40. Lucien Nachin, Chartes de Gaulle, général de France, p. 86.
41. Jean Lacouture, De Gaulle, p. 39.
que le colonel de Gaulle a trouvé auprès de lui les appuis les plus précieux et l'aide la plus efficace. Dans ces conditions, on ne saurait trop déplorer la disparition de la correspondance qu'ils ont échangée et qui eût permis d'éclairer le cheminement de leur pensée, mais il n'est pas interdit d'en trouver un écho affaibli, quoique fidèle, dans une série d'articles que le colonel Mayer a publiée dans L'Œuvre, en 1933 puis dans La Lumière de 1937 à 1938, où il a évoqué en termes transparents ce que Jean Lacouture a appelé « les longues palabres d'où devait sortir l'idée de la force armée professionnelle »41. Comment interpréter autrement les allusions qui reviennent si fréquemment sous sa plume, aux longues controverses entre « l'utopiste de la guerre aérochimique » qu'il se flattait d'être et « l'utopiste de l'armée cuirassée et motorisée » en qui on peut sans nul doute reconnaître la personnalité de Charles de Gaulle 42 ?
Entre ces deux esprits, également attentifs aux transformations
de l'art militaire, le débat a porté sur les conditions de la guerre moderne en sorte que tous deux ont probablement agité la question de savoir si les moyens militaires de la France étaient adaptés à la guerre de demain.
Le profond mépris qu'ils professaient à l'égard des militaires tra-
ditionnels leur a fait très vite trouver un terrain d'entente pour souhaiter une réforme complète du système militaire français dont ils ont condamné le caractère désuet et le conformisme routinier. A la racine de cette inadaptation de la gérontocratie étoilée et de cette incapacité des militaires, qu'ils jugeaient trop enclins à raisonner faussement, tous deux ont diagnostiqué le même mal qui tenait à une véritable sclérose d'une pensée prisonnière de concepts a priori et incapable de s'affranchir de schémas préconçus. Aussi bien se sont-ils accordés à souhaiter d'abord une véritable réforme intellectuelle, car la commune horreur qu'ils éprouvaient à l'égard des théories toutes faites les avait amenés à rejeter les principes traditionnels et les procédés orthodoxes qu'ils jugeaient discrédités par l'incertitude des formes que pouvait revêtir la guerre moderne. Compte tenu de l'ignorance où l'on se trouvait de ce que ferait l'adversaire, l'empirisme leur semblait devoir s'imposer et ils en ont conclu à la nécessité d'un recours à l'imagination et à une souplesse d'esprit capable d'adopter les idées neuves43. Le scepticisme qu'ils nourrissaient à l'égard des procédés classiques les a également conduits à remettre en cause la valeur de la ligne Maginot dont l'un a estimé que l'ennemi la survo42. L'Œuvre, 4 février 1934 La Grande Revue, août 1937, « Aviation et modernisation de la Guerre ».
43. L'Œuvre, 28 décembre 1932 La Lumière.
lerait et l'autre qu'il la contournerait, mais qui leur a paru le signe le plus tangible de la décadence d'une Armée figée dans le passé".
Cette transformation radicale de l'Armée qu'ils appelaient de leurs
vœux, tous deux l'attendaient du recours aux techniques modernes et de l'introduction du machinisme, si bien que leur volonté délibérée de rompre avec le passé en industrialisant la guerre faisait d'eux des novateurs, sinon même des révolutionnaires. C'est ainsi qu'à partir de la critique d'une armée passéiste ils en sont tout naturellement venus à s'interroger sur l'impact des facteurs nouveaux liés à l'emploi de l'aviation ou de la motorisation et dont ils avaient une connaissance approfondie. Aussi bien en ont-ils également tiré les conséquences en dégageant le rôle nouveau de la vitesse dont ils ont admis le caractère décisif, et l'avènement de la machine leur semblait plus que jamais justifier la condamnation des fortifications frontalières45. Le colonel Mayer soulignait la nécessité d'aller de l'avant et estimait maintenant, en plein accord avec de Gaulle, que la guerre de l'avenir serait offensive. Mais les deux interlocuteurs n'ont pas manqué de pousser plus loin la confrontation des vertus respectives des blindés et des rapports entre motorisation et aviation, si bien que le désir d'aller jusqu'au fond des choses les a tout naturellement conduits à poser la question de savoir si l'aviation devait être uniquement l'auxiliaire de la collaboration de l'Armée de terre, ou s'il fallait voir en elle l'arme suprême qui décide du sort de la guerre.
C'est alors que les difficultés ont surgi entre les deux hommes qui,
parce qu'ils venaient d'horizons trop éloignés pour pouvoir envisager les problèmes sous le même angle, ont dû se comprendre sans pouvoir nécessairement s'entendre. Au moment où ils se sont rencontrés, chacun avait déjà élaboré son système si bien que la modernisation qu'ils jugeaient nécessaire ne passait pas par la même voie. Pour de Gaulle qui célébrait le moteur, le problème de la réorganisation militaire restait dominé par la création du corps d'armée blindé, alors que l'aviation n'avait droit qu'à la portion congrue. En revanche le colonel Mayer, en fidèle disciple de Douhet, demeurait attaché au principe de la guerre aérochimique et encore en 1935 il préconisait toujours la suppression de l'Armée de terre. S'il n'a vraisemblablement pas attendu de connaître le commandant de Gaulle pour découvrir les vertus de la motorisation, il restait partisan d'une armée presque exclusivement aérienne qui représentait l'élément unique de la puissance militaire et il s'intéressait moins à l'armée de métier qu'à la nécessité de constituer une aviation puissante.
44. La Lumière, 30 janvier 1937.
45. Ibid.
De cette succession d'articles parus dans La Lurrzière, il ressort
clairement que chacun des deux interlocuteurs, en dépit de l'attention qu'il a prêtée aux thèses de l'autre, est resté fidèle à son point de vue initial.
Il est certain que le colonel de Gaulle a rejeté l'idée d'une préémi-
nence de l'aviation et a multiplié les objections, en insistant sur les insuffisances et les servitudes de cette arme. Comme pour mieux réfuter l'argumentation de son ami, il a souligné que l'efficacité de l'aviation tenait à une infrastructure facile à détruire et surtout il a montré qu'elle n'était pas en mesure d'occuper le terrain que seuls les blindés pouvaient conquérir de façon durable il semble même qu'il ait mis en doute la puissance de dissuasion de l'aviation en alléguant l'exemple du bombardement de Louvain en 1914, et celui de la guerre d'Espagne qu'ils avaient sous les yeux, exemple que la bataille d'Angleterre devait largement confirmer à l'automne 194046. Toujours est-il que de Gaulle a surtout été sensible aux lacunes de l'arme aérienne dont la puissance d'intervention lui a paru ébranlée par la motorisation. Loin de se laisser convaincre, il a écarté la guerre aérochimique et il a estimé que le colonel Mayer allait trop loin en proposant de supprimer l'Armée de terre. En se refusant pour son compte à placer la sauvegarde de la France exclusivement dans l'aviation, il voulait au contraire, non pas sacrifier l'Armée de terre, mais la renforcer, quitte à en transformer la nature, car les formations blindées représentaient, à ses yeux, un potentiel comparable, sinon supérieur à celui des escadrilles de bombardement47.
Le fossé qui séparait les deux points de vue semble s'être encore
élargi à la faveur de la controverse sur les avantages et les inconvénients de la motorisation. De Gaulle a longuement exposé sa conception d'une armée rapidement mobilisable, susceptible de faire deux cents kilomètres par jour tous terrains, et forcément mécanisée, mais il semble avoir beaucoup plus insisté sur les dégâts terribles qu'une telle armée pourrait occasionner chez l'adversaire grâce à son avance irrésistible avant que l'aviation, alertée, ne soit en mesure d'intervenier48. En revanche le colonel Mayer paraît avoir nourri quelque scepticisme sur les possibilités d'action des blindés et la lecture des ouvrages du colonel Rougeron ne fit que confirmer ses réticences49. Il a soutenu que la progression d'une telle armée n'était pas nécessairement foudroyante et il a évoqué, au contraire, la possibilité de créer des obstacles, à la faveur de la rupture des ponts et de l'établissement 46. L'Œuvre, 26 décembre 1932 La Lumière, 13 février 1937 et 11 novembre 1938.
47. La Lumière, 11 novembre 1938, 13 février 1937.
48. La Grande Revue, août 1937, « Aviation et Modernisation de la Guerre
49. Ibid.
de barrages sur les routes. Dès lors, les chars lui ont paru exposés à perdre la vitesse torrentielle qui constituait leur atout majeur et il a objecté que l'aviation pourrait alors intervenir pour les réduire à sa merci50.
Enfin la conception même de l'Armée de métier telle que de Gaulle
la présentait n'a pas forcé la conviction du colonel Mayer, qui, fidèle sur ce point à la tradition républicaine, s'est refusé à détacher l'Armée de la Nation. Dans le livre qu'il avait consacré en 1900 à l'étude des armées étrangères, il avait déjà condamné l'Armée de métier et il n'avait pas modifié son jugement depuis lors, puisque, à la veille même du Front populaire, il déplorait en termes fort vifs l'antirépublicanisme trop répandu parmi les officiers en affirmant sa méfiance à l'égard de ceux qui prétendraient faire de l'Armée un levier des entreprises réactionnaires, mais il semble que ce problème n'ait guère été évoqué que de façon détournée par les deux interlocuteurs, tous deux plus soucieux de considérations tactiques et stratégiques que de leurs interférences politiques.
La confrontation entre ces deux thèses contraires a donc suscité
un véritable choc d'idées, mais elle a plutôt aggravé le litige persistant entre les deux esprits qui demeuraient solidement ancrés dans leurs convictions, chacun persistant à vouloir accorder un rôle privilégié, l'un à l'aviation, l'autre aux blindés.
Mais le désaccord durable entre les deux hommes n'a pourtant pas
débouché sur une confrontation stérile, car leur réflexion intellectuelle s'en est trouvée stimulée, en sorte que tous deux ont été amenés dans une certaine mesure à modifier leur position.
On peut tenir pour acquis que la fréquentation du colonel Mayer
a rendu le colonel de Gaulle plus attentif au rôle de l'aviation à laquelle il n'avait accordé au début qu'une place secondaire en lui assignant de répandre des fumées en guise de camouflage. C'est ainsi qu'il a pu enrichir sa doctrine et, dès avant 1940, il a rectifié le tir en élargissant le rôle dévolu à l'arme aérienne, notamment dans le mémorandum qu'il adressa en janvier 1940 à 80 personnalités où il montrait que celle-ci était susceptible d'épauler l'action des blindés52. On peut ainsi récuser les allégations d'Alfred Fabre-Luce qui a mis en cause une édition malencontreuse de Vers l'Armée de métier publiée à Alger en 1944, comportant quelques phrases ajoutées après coup, qui ont d'ailleurs disparu des éditions postérieures5!.
En contrepartie, l'argumentation de De Gaulle semble avoir ébranlé
50. La Lumière, 25 novembre 1938.
51. L'Aube, 25 novembre 1933 La Lumière, 27 août 1937 et 15 octobre 1937.
52. Charles de Gaulle, Trois études, p. 155-156, 159-160.
53. Jean Pouget, Un certain capitaine de Gaulle, p. 257-258.
la conviction du colonel Mayer qui fut amené à réviser partiellement son point de vue au cours de l'année 1937 pour admettre que l'aviation ne suffisait plus à garantir la sécurité de la France. Faut-il croire que la guerre d'Espagne dont il a suivi les péripéties lui a fait comprendre que l'effet de terreur ne suffisait pas à réduire la résistance de l'ennemi ? Toujours est-il qu'il a fait des concessions à la thèse gaullienne et il a même entrevu, à la fin de cette même année 1937, l'hypothèse de colonnes d'invasion blindées soutenues par une forte armée aérienne54. La Conférence de Munich semble avoir précipité son évolution et, à la veille de sa mort, il admettait la nécessité de compléter la puissance de l'aviation grâce à l'appoint fourni par l'Armée de terre55.
On a tout lieu de croire que ces discussions consacrées essentiel-
lement à ces problèmes techniques s'interdisaient d'aborder les problèmes politiques quant au fond des choses, mais comment concevoir une réflexion approfondie sur la guerre qui ait pu s'accommoder d'une séparation radicale entre les deux domaines ? Sans doute paraîtil exclu que le vieux colonel, attaché à la tradition républicaine, ait pu exercer quelque influence politique sur son jeune disciple qui appartenait à une famille d'esprit très différente, influencée par la pensée nationaliste, sinon maurrassienne, mais il n'est pas sans intérêt de remarquer que de Gaulle avait amorcé, au moment où il fréquentait Emile Mayer, l'évolution politique qui devait le conduire à une acceptation nuancée du fait démocratique et d'une certaine tendance de la gauche. A-t-il parfois pensé à établir des contacts avec les socialistes par l'intermédiaire de Paul Grunebaum-Ballin dont il ne pouvait ignorer les amitiés à l'intérieur de la SFIO ? Peut-être faut-il interpréter en ce sens les propos qu'il lui a tenus au début de la guerre d'Espagne où il a insisté, en présence de Lucien Nachin, sur la nécessité de préserver les liaisons entre la France et l'Afrique du Nord et par conséquent de mettre un terme à l'aventure franquiste par l'envoi de quatre divisions françaises56. Pour sa part, Emile Mayer qui, à l'instar de son gendre, connaissait fort bien Léon Blum, a songé que de Gaulle devait faire connaître ses idées au président du Conseil du Front populaire et ce fut lui qui s'entremit pour organiser une entrevue entre les deux hommes en octobre 1936, entrevue qui demeura sans effet et que chacun des deux interlocuteurs a rapportée à sa façon57.
Jusqu'à la fin, Emile Mayer resta l'ami et le conseiller du colonel
54. La Lumière, 18 novembre 1938.
55. Ibid.
56. Lettre de M. André Lecomte en date du 27 juillet 1976.
57. Léon Blum, L'Œuvre, 1940-1945 Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, t. 1, p. 19-20.
de Gaulle et il venait de corriger les épreuves de La France et son Armée lorsqu'il ressentit, en novembre 1938, les atteintes du mal qui allait l'emporter dans sa quatre-vingt-huitième année. Le 28 novembre 1938 il inscrivit sur l'agenda où il avait coutume de noter les faits importants de la journée ces quelques mots, d'une plume ferme et sans trembler « Aujourd'hui ma mort », et il expira dans la soirée. Comme il avait légué son corps à la Faculté de Médecine, il n'y eut pas d'obsèques, mais une réunion commémorative, qui regroupa tous ses amis, eut lieu quelques jours après. Le colonel de Gaulle avait envoyé un télégramme de condoléances mais, retenu au camp de Mourmelon par ses obligations de service, il ne put y assister.
Henri LERNER.
Le Congrès européen d'Agriculture
de Munich (1949)
échec d'une initiative « européenne »
Entre 1945 et 1949, l'idée d'une organisation de l'agriculture sur
une base régionale européenne progresse. Les organisations internationales gouvernementales et professionnelles se proposent d'adapter leur politique à caractère universaliste à l'Europe occidentale. La nécessité de trouver des solutions appropriées aux problèmes agricoles qu'elle connaît et de faire face aux difficultés alimentaires dont elle souffre les incite à s'engager dans cette direction. Parallèlement, les divers groupements qui forment le Mouvement européen international prônent dans leur majorité un rapprochement économique des pays européens. La conjonction de ces deux courants, l'un mondialiste et l'autre spécifiquement européen, débouche sur des propositions pour l'élaboration d'une politique agricole européenne voire pour la réalisation d'une communauté agricole. C'est dans ce contexte que s'inscrit l'initiative de convoquer à Munich, en novembre 1949, un Congrès européen d'Agriculture. Ce projet mérite de retenir l'attention. Conçu non pas comme une réunion d'experts agricoles européens mais comme une conférence à la fois politique et économique, il vise la définition d'une politique européennes pour l'agriculture dans la perspective d'une fédération ou d'une union politique et économique de l'Europe de l'Ouest. Par ailleurs, bénéficiant du parrainage d'organisations privées soutenues par un organisme gouvernemental, ce projet allemand donne lieu à de vastes confrontations d'idées qui font Revue historique, CCtxvt/1
ressortir les innombrables difficultés de la construction des EtatsUnis d'Europe avant 1950*.
I. La naissance du projet
1. Le Mouvement européen et l'agriculture. Officiellement créé
le 25 octobre 1948, le Mouvement européen international rassemble des organisations européennes dont les conceptions sont divergentes sinon opposées. Ce sont l'Union européenne des Fédéralistes (UEF), le Mouvement pour l'Europe unie (United Europe Movement), la Ligue européenne de Coopération économique (LECE), le Conseil français pour l'Europe unie, les Nouvelles Equipes internationales (NEI) et le Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d'Europe (MSEUE)1 dont les prises de position au regard des questions agricoles européennes sont des plus variées. A l'occasion de son second congrès annuel tenu à Rome en novembre 1948, l'UEF, à l'instigation du groupe français « La Fédération », installe une Commission agricole qui estime qu'un vaste développement de la production agricole européenne allant de pair avec une « organisation intelligente des marchés et une politique raisonnable des prix agricoles » est indispensable pour améliorer le sort des populationS2. Elle affirme qu'il n'est pas possible de construire l'Europe sans les paysans et décide de faire appel aux masses paysannes pour faire progresser l'idée européenne. Par contre, l'agriculture ne fait pas partie des préoccupations de l'United Europe Movement de Winston Churchill, pas plus que de celles du Conseil français pour l'Europe unie présidé par Raoul Dautry (France) qui s'intéressent surtout aux aspects politiques de Les documents utilisés pour la réalisation de cette étude proviennent principalement des
archives du Collège d'Europe (Bruges, Belgique) mais aussi de celles du Centre européen de la Culture (Genève, Suisse), de la FNSEA et de l'APCA (Paris, France), de la Fédération internationale des Producteurs agricoles, FIPA (Paris, France), de la Confédération européenne de l'Agriculture, CEA (Brougg, Suisse), du ministère néerlandais de l'Agriculture (La Haye, Pays-Bas), de la FAO (Rome, Italie), que nous remercions pour leur collaboration. 1. Pour plus de détails et une analyse détaillée du Mouvement européen, consulter. Euro-
pean Movement, Origin, objectives and organization, Brussels, International Council, February 1949 European Movement, European Movement and the Council of Europe, London, Hutchinson, 1949, et Walter Lipgens, Die Antünge der europdischen Einigunspolitik, 1945-1950, Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1977.
2. UEF, II- Congrès de l'UEF, 7-10 novembre 1948, La Haye, Rapport présenté par M. Qui-
gley au nom de la Commission de l'Agriculture, et compte rendu des travaux du second congrès de l'UEF présenté par Pierre Hallé dans La Fédération, n- 47, décembre 1948. P. Hallé, l'agriculture et le Congrès de l'Union européenne des Fédéralistes, Bulletin de Documentation sur le Marché du Blé, n° 15, 23 novembre 1948, p. 1-2, reproduit la résolution agricole du Congrès.
l'unification européenne. La LECE de Paul van Zeeland (Belgique), dont le principal objectif est de promouvoir les études sur l'économie européenne et qui est très attachée au libéralisme, délaisse le secteur agricole auquel elle ne reconnaît aucune spécificité économique particulière. Quant aux NEI de tendance démocrate-chrétienne et présidées par Robert Bichet (France), elles ont une attitude voisine de celle de l'UEF et tentent de répercuter leur intérêt pour les questions agricoles au niveau du Mouvement européen internationals. De son côté, le MSEUE qui s'inspire des doctrines socialistes inclut l'agriculture dans son programme européen, principalement sous l'impulsion du P' Michel Cépède (France) qui pense que le fédéralisme économique réalisé sur une base régionale européenne est le meilleur moyen pour résoudre les problèmes agricoles et alimentaires européens et que des institutions supragouvernementales doivent être créées pour organiser et contrôler une redistribution intra-européenne des produits agricoles*.
2. Le Corlgrès de l'Europe La Haye (mai 1948). Organisé par
le Comité international de coordination des mouvements pour l'unité européenne, ce Congrès a surtout un but politique mais il aborde les problèmes économiques européens. Cependant, le rapport économique et social adopté par les participants néglige le secteur agricole, en dépit de certaines interventions pour qu'il soit pris en considération5. Le Congrès se contente d'adopter une résolution économique et sociale qui va dans le sens de la politique de coopération intergouvernementale préconisée par l'Organisation européenne de Coopération économique (OECE). Pour ce qui est de l'agriculture, il envisage alors seulement de promouvoir un programme concerté de développement de la production pour assurer à l'Europe un niveau de consommation aussi élevé que possible. Cette position est prise sous la pression de la LECE à qui a été confiée la tâche d'établir ce rapport et pour laquelle la réalisation d'une union européenne n'est qu'une contribution à l'assainissement et au développement de l'économie mondiale. Par conséquent une organisation particulière de l'Europe agricole ne s'impose pas, d'autant moins que la politique agricole européenne doit respecter les orientations des politiques alimentaires mondialistes définies dans le cadre de la FAO et de l'OECE.
3. Mouvement européen, Rapport de Jules Soyeur pour la création d'une Commission de l'Agriculture, document EX/P/21, 4 août 1948.
4. Michel Cépède, Fédéralisme européen et problèmes de la faim, Alimentation et Agricul. ture Bulletin européen de la FAO, nO 7, août-septembre 1948, p. 572-577.
5. Congrès de l'Europe, La Haye, mai 1948, Rapport économique et social et Résolutions,
p. 8-12 Résolution économique et sociale. Voir aussi Verbatim report III, Commission économique et sociale, La Haye, 1949, p. 59-85.
3. La Conférence économique de Westminster. En août 1948,
la Commission économique et sociale internationale du Mouvement européen établie à Paris et présidée par Harold Butler (RoyaumeUni), membre de la LECE, entame la préparation d'une Conférence économique destinée à examiner les moyens les plus propices à la réalisation d'une union économique européenne6. L'ordre du jour de la Conférence prévoit l'examen des problèmes de l'agriculture européenne en tenant compte des échanges internationaux de produits agricoles7. Mais la France est pratiquement le seul pays à effectuer un travail préparatoire consistant touchant le secteur agricole. Il se concrétise par la présentation de plusieurs rapports partiels dont les conclusions sont le plus souvent contradictoires8. Alors que Pierre Fromont, qui représente une tendance conservatrice, se prononce pour « la création d'organismes d'études européennes pour quelques produits capitaux », Michel Cépède, porte-parole de la tendance socialiste, insiste sur « la nécessité d'une politique agricole commune assurant des prix justes pour les producteurs comme pour les consommateurs » et préconise la création d'une institution supranationale européenne du type du Conseil mondial de l'Alimentation défendu en 1946 par le directeur général de la FAO John Boyd Orr. Une synthèse de ces diverses opinions est effectuée le 15 mars 1949 et le Comité national français propose la constitution de conseils européens de produits9. La Commission économique et sociale internationale se montre beaucoup plus réservée et dans son rapport préparatoire elle se contente de poser un certain nombre de questions qui devraient être discutées à Westminster'O. La Commission agricole constituée à Londres le 20 avril, et qui comprend des délégués de l'Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, l'Italie, la Grèce, les Pays-Bas, la Suède, la Turquie, l'Allemagne, la Hongrie et la Roumanie, en prend note, mais après avoir élu comme président M. Sacco (Italie) et désigné Michel Cépède comme son rapporteur, lors de sa réunion du 21 avril, elle décide d'élargir son champ d'étude. Elle souhaite aussi qu'un groupe agricole rattaché au Mouvement européen international joue un rôle de pressure group auprès des dirigeants économiques du 6. Mouvement européen, Note adressée aux comités ttationaux, 4 août 1948.
7. Mouvement européen, Section d'Etude économique et sociale, Mémorandum pour les
groupes nationaux préparant la Conférence économique européenne, document n° 1 du 26 octobre 1948.
8. Mouvement européen, Commission économique et sociale française (CESF), Préparation
de la Conférence économique de Westminster, Résumés des rapports de MM. Fromont, Cépède, Halle et Rouy, p. 11-16.
9. Mouvement européen, CESF, Conclusions des travaux de la sous-commission agricole,
15 mars 1949.
10. Mouvement européen, Section internationale économique et sociale, Rapport général,
document SEES 10 bis, § 41 et 42.
Mouvement et de l'Europe dans son ensemble11. Ses discussions se soldent par un projet de résolution qui est adopté par la conférence plénière. Il épouse largement les vues de Michel Cépède et de ce fait est jugé inacceptable par les partisans inconditionnels du libéralisme et certains congressistes demandent même son annulation13. La résolution agricole de Westminster est particulièrement intéressante car elle jette les premières bases concrètes pour l'établissement d'une politique agricole européenne et la mise sur pied d'organismes appropriés pour la faire appliquer. Elle indique en substance que
« La Conférence, après avoir pris connaissance avec intérêt des
travaux effectués par les organisations existantes, recommande que la Commission de l'Agriculture et l'Alimentation de l'Assemblée européenne institue des conseils de produits chargés
1) d'étudier les mesures à prendre pour promouvoir une politique européenne concernant la production et la distribution des pro-
duits agricoles
2) de proposer les mesures propres à régulariser les marchés européens de ces produits, à un niveau permettant d'assurer aux agri-
culteurs et ouvriers agricoles européens un niveau de vie suffisant
et une sécurité d'existence dans des entreprises bien conduites, se
justifiant au point de vue économique et social
3) de proposer éventuellement l'établissement, en collaboration avec les organisations professionnelles agricoles, des organismes néces-
saires à la régularisation des marchés, qui pourraient, s'il y a lieu,
être chargés d'administrer les stocks, de faire les reports et de
procéder en général aux opérations de distribution internationale
pour le compte des autorités européennes. »
Cette recommandation qui va à contre-courant des conceptions
économiques dominantes est le premier document qui suggère l'organisation d'une véritable communauté agricole européenne qui serait soumise au contrôle d'une autorité européenne. Situant ses préoccupations en dehors du cercle de celles des organisations internationales FAO et OECE, elle envisage une politique spécifiquement européenne et préconise la mise en place d'une autorité spécialisée pour l'agriculture, une autorité qui serait placée sous le contrôle d'une Assemblée politique européenne, en l'occurrence la future Assemblée 11. Mouvement européen, Projet de rapport de la Commission agricale, document A 4, non daté.
12. European Movement, Report of the Agricultural Commission, document A 8.
13. Michel Cépède, L'action socialiste pour l'Europe, Revue de l'Ours, juin-juillet 1979, p. 66 Pierre Dieterlen, La Conférence économique de Westminster, Banque, vol. 36, juin 1949, p. 325-328.
consultative du Conseil de l'Europe. La création du Conseil de l'Europe en mai 1949 lui donne en effet une justification a posteriori et incite certains milieux européens à lui donner des suites. C'est ainsi que prend corps l'idée de lancer un Congrès européen d'Agriculture afin de provoquer une vaste confrontation de points de vue sur les problèmes relatifs à une organisation de l'Europe agricole.
77. Le lancement
du Congrès européen d'Agriculture
1. Ses initiateurs. En mai 1949, l'Union européenne allemande
Europa-Union, affiliée à l'UEF internationale, réunit son congrès annuel à Hambourg. Sa Commission agricole présidée par l'ingénieur agronome Georg Roschmann examine la question agricole européenne et adopte un rapport dans lequel Roschmann suggère d'entamer une action d'envergure européenne pour organiser ce secteur. Après discussion, les congressistes adoptent une résolution qui recommande la réunion d'une conférence agricole européenne pour discuter un programme de politique agricole communautaire14. Le Comité central de l'UEF est saisi de cette recommandation et, appelé à donner son avis sur les suites à lui donner, il décide, le 5 juillet 1949, lors de sa réunion de Bernkastel (RFA), d'apporter son soutien au projet15. MM. Henry Frenay de l'Union française des Fédéralistes, président du Comité central, Albert Lohest, du Mouvement belge pour les EtatsUnis d'Europe, et le D' Ernst von Schenck, de l'Europa-Union suisse, membres du Bureau exécutif de l'UEF, se chargent de prendre les contacts nécessaires pour le faire aboutir. De son côté, G. Roschmann s'assure le concours de plusieurs personnalités munichoises et en particulier celui du ministre pour le Ravitaillement, l'Agriculture et les Forêts de Bavière, le D' A. Schlogl. Celui-ci ne se contente pas de cautionner le projet mais décide de lui apporter une aide effective en mettant à la disposition des organisateurs un local à l'intérieur même du ministère. Il participe en personne à la réunion du 9 juillet 1949 au cours de laquelle se retrouvent les organisateurs munichois conduits par Roschmann, des délégués de l'UEF et des fonctionnaires du ministère bavarois de l'Agriculture qui, d'un commun accord, déci14. Europa-Union, Congrès annuel de Hambourg, mai 1949, Entsschliessung der Kommission
fur Agrarpolitik. Voir aussi lettre de Roschmann à Rebattet du 10 novembre 1949 et lettre de E. von Bressensdorf à S. L. Mansholt du 6 septembre 1949.
15. UEF, Comité central, Bernkastel, 5-6 juillet 1949, Compte rendu, p. 9.
dent de lancer officiellement le projet16. Dès la mi-juillet, les premiers contacts sont pris par Erwin von Bressensdorf (RFA), faisant fonction de secrétaire, avec diverses organisations et personnalités susceptibles de participer à un tel Congrès européen d'Agriculture et de le soutenir et notamment avec le Mouvement européen international et la Confédération européenne de l'Agriculture (CEA)17. La date provisoire du Congrès est d'abord fixée à la mi-octobre mais au début du mois d'août les organisateurs la retardent et décident de le tenir du 9 au 13 novembre 1949, à Munich, dans les locaux du Parlement de Bavière18. Un comité d'organisation se constitue sous la conduite de G. Roschmann et de E. von Bressensdorf qui représentent respectivement l'Europa-Union allemande et le Conseil allemand du Mouvement européen. Le Comité directeur de l'Europa-Union délègue par ailleurs deux de ses membres, le D' Kühner et J. C. Berringer, tandis que l'UEF internationale est représentée par Von Schenck et le ministère bavarois de l'Agriculture par le D' Gleissner. Si les organisations agricoles allemandes ne sont pas officiellement représentées, les caisses de crédit Raiffezsenverband le sont par leur président bavarois Schiele. Le comité reçoit aussi le concours des milieux gouvernementaux par l'intermédiaire du conseiller berlinois du Gouvernement, Prestler, et du président du Parlement de Bavière, le D' Horlacher. Plusieurs personnalités munichoises s'y associent dont Vollert, de l'Association des Ingénieurs agronomes allemands, le D' Herlemann, de l'Institut pour l'Economie mondiale, le D' Marquart, de l'Institut de Recherche économique, le D' Rüder, membre du Club munichois pour l'Importation et l'Exportation, ainsi que le D' Hartmann, du Bureau allemand pour les Questions de la Paixl9. Il s'agit par conséquent d'un comité hétéroclite qui inclut également à partir de septembre 1949 un membre de la Commission internationale économique et sociale du Mouvement européen, Hugh J. Klare (Royaume-Uni) qui appartient aussi à la section britannique de la LECE. Il convient de relever, d'une part, la prédominance de représentants allemands et, de l'autre, l'absence de personnalités marquantes d'envergure internationale et capables de mobiliser les énergies des autres pays sur ce projet.
16. Lettre de Von Bressensdorf à Mansholt du 6 septembre 1949.
17. Lettre adressée par Stahl pour le compte du Mouvement européen allemand aux secrétaires des Bureaux de Paris et de Londres du Mouvement international le 23 juillet 1949. Pour la CEA, lettre envoyée par le secrétaire du comité d'organisation Von Bressensdorf le 10 juillet 1949.
18. Congrès européen d'Agriculture, Circulaire 2/VIII/49, 8 août 1949, et lettre de Rosch-
mann à Curtis du 31 août 1949.
19. Protocole de constitution du comité d'organisation signé le 7 septembre 1949 et FIPA,
Rapport de J. Linthorst Homan sur une réunion avec les organisateurs de la Conférence agricole de Munich, document no 6, 21 octobre 1949.
2. Programme et buts du Congrès. Tels qu'ils sont définis dans
la résolution de mai 1949 de la Commission agricole de l'Europa-Union, les buts du Congrès sont à la fois économiques et politiques. Sur le plan politique, il s'agit de faire adopter une politique agricole et alimentaire cohérente de taille européenne. Sur le plan économique, on doit réaliser une certaine planification (Planung) européenne portant sur la production, l'échange des produits et l'utilisation des moyens de production nécessaires à une amélioration de la productivité. Il s'agit de faire en sorte que les programmes agricoles nationaux débouchent effectivement sur un accroissement réel de la productivité et de la production au niveau européen. Une telle planification ne doit pas cependant mettre en difficulté certaines régions agricoles moins favorisées en raison de leurs conditions pédologiques et climatiques ou de structures agraires archaïques.
En juillet 1949, l'objectif politique du Congrès est précisé par
Roschmann à la suite de discussions sur ce point avec les responsables de l'UEF. Il est convenu que « Ce Congrès doit tout d'abord servir les intérêts agrariens de chaque Nation en considération d'une Europe unie »20. En outre, si l'accent est mis sur son caractère principalement économique, il est entendu qu'il doit servir d'exemple pour la collaboration européenne.
Etabli par Roschmann et Von Bressensdorf, en collaboration avec
des experts agricoles allemands, le programme provisoire du Congrès est arrêté au début du mois d'août. Il donne une vue assez précise des orientations économiques que les organisateurs entendent faire prévaloir21. Ils proposent de créer neuf commissions spécialisées qui examineraient respectivement les thèmes suivants
1. Situation générale de l'agriculture européenne et en particulier sa situation démographique, ses problèmes de main-d'œuvre et les
différents aspects du commerce des produits agricoles.
2. Analyse des conditions de la production pour les diverses catégories de productions animales et végétales.
3. Etude des moyens de production agricole et forestière engrais, produits de traitement, carburants et moyens de traction, mécani-
sation, améliorations foncières.
4. Situation sociale de l'agriculture européenne problèmes de maind'œuvre, d'habitat et d'installation des agriculteurs.
5. L'équilibre du marché européen moyens de vente, services commerciaux et politique des prix.
20. G. Roschmann, Congrès européen d'agriculture, 1949, Comité d'organisation, Munich,
10 juillet 1949.
21. Congrès européen d'Agriculture, 1949, Circulaire 2/VIII/49 du 8 août 1949.
6. Le bois et l'économie forestière en Europe.
7. Les problèmes du syndicalisme et de la coopération.
8. Education et formation professionnelles agricoles.
9. Place de l'agriculture et des forêts dans l'ensemble de l'économie européenne.
Ce programme s'inspire dans une large mesure de la résolution de
l'Europa-Union. Il met l'accent sur l'examen des questions économiques mais l'aspect politique de ce Congrès est souligné à plusieurs reprises. Il est prévu de rechercher une solution européenne aux problèmes agricoles et de soumettre les résultats des discussions aux divers gouvernements qui seront priés d'accomplir les démarches nécessaires afin que se concrétisent les propositions du Congrès. Les organisateurs veulent réunir un congrès aussi ambitieux que la Conférence de Westminster, sans pour autant accepter les orientations de sa résolution agricole. Ils proposent de créer seulement un « Bureau européen d'Agriculture » qui serait une institution permanente destinée à garantir un contact durable entre les pays et les personnes intéressées par la mise en place d'une politique agricole européenne22. La décision de l'organiser en Allemagne, à Munich, a par ailleurs une signification politique clairement affirmée par G. Roschmann qui indique que son initiative vise à « propager, surtout en Allemagne, toujours de nouveau l'idée européenne, afin d'étouffer la renaissance la plus intime de nationalisme »23.
3. Les première réactions. a) L'UEF un appui inconditionnel:
C'est sous l'impulsion de l'UEF que le projet sort du cadre allemand pour s'élever au niveau international. Reconnaissant l'importance du Congrès, son Comité central a invité « instamment » ses membres « à faire l'impossible pour que la participation à ce Congrès soit aussi nombreuse et représentative que possible »24. Cette prise de position qui s'inscrit parfaitement dans le prolongement de son Congrès de Rome produit son effet puisque, dès le mois d'août, les associations de France, de Suisse, d'Allemagne et d'Italie (Movimento Federalista Europeo MFE) lui ont déjà fait part de leur adhésion. Par ailleurs des discussions se poursuivent aux Pays-Bas, en Belgique, au Luxembourg et en Grande-Bretagne pour obtenir cette participation25. En 22. Note intitulée Congrès agricole européen, 1949, août 1949. Lettre de Von Bressensdorf à Mansholt du 6 septembre. Lettre de Roschmann à Curtis du 31 août et lettre de Roschmann à Rebattet du 10 novembre.
23. Lettre de Roschmann à Curtis du 31 août 1949.
24. UEF, Comité central, réunion de Bernkastel, 5-6 juillet 1949, Additif au compte rendu, p. 9.
25. Circulaire 2/VIII/49 du 8 août 1949.
outre, des personnalités politiques et des experts agricoles contactés par son intermédiaire ont aussi donné leur accord de principe.
b) Les hésitations du Mouvement européen international Les
instances internationales du Mouvement européen accueillent sans grand enthousiasme cette initiative allemande. Informés le 23 juillet par le secrétaire général du Conseil allemand du Mouvement, le préfet Hummelsheim, les secrétaires généraux des bureaux de Paris et de Londres du Mouvement européen international MM. Georges Rebattet (France) et Dunstan Curtis (Royaume-Uni), sont invités à apporter leur soutien au projet26. Le 28 juillet, Curtis promet cet appui aux organisateurs et en informe le président de la Section internationale économique et sociale Harold Butler27. Celui-ci émet des réserves quant à l'engagement du Mouvement international et estime que le parrainage de l'UEF suffit28. Il s'agit d'une décision individuelle car, pas plus que le Conseil exécutif du Mouvement, la Commission économique et sociale internationale n'a pas été consultée. H. Butler décide de donner une simple « bénédiction » au projet et d'envoyer éventuellement un ou deux observateurs au Congrès. Cette attitude reflète en fait celle de la LECE qui a estimé à La Haye puis à Westminster qu'une approche sectorielle du secteur agricole devait être exclue au profit d'une approche globale basée sur l'acceptation du libéralisme. Butler est par conséquent opposé à toute organisation de l'Europe agricole sur une base régionale. G. Roschmann se trouve alors confronté à une situation dont il n'a pas conscience et, persuadé de l'appui du Mouvement, le 16 août, il fait part à Curtis de l'envoi d'invitations à participer au Congrès adressées aux conseils nationaux du Mouvement européen, en sollicitant une action parallèle de la part des instances dirigeantes pour suggérer à ces conseils de participer au Congrès européen d'Agriculture2o. De plus, il invite un représentant du Mouvement international à participer à la première réunion plénière du comité d'organisation qui doit avoir lieu à Munich le 7 septembre suivant, afin que le Congrès ait véritablement un caractère européen international. Cette demande transmise à Butler et Curtis3o reste sans suite et le 31 août Roschmann la renouvelle auprès de Curtis en sollicitant un soutien actif de la part des conseils nationaux du Mouvement et notamment que leurs membres prennent contact avec des experts et les incitent à apporter leur concours à la réussite 26. Lettre de Stahl du 23 juillet.
27. Lettre de Curtis à Butler du 28 juillet 1949.
28. Lettre de Butler à Curtis du 18 août.
29. Circulaire 2/VIII/49 du 8 août et lettre de Roschmann à Curtis du 16 août.
30. Lettre de M. Elphinstone, assistante de Curtis, à Roschmann du 19 août. Curtis se
trouve alors en mission à Strasbourg au Bureau de Documentation du Mouvement européen.
du congrès projeté31. Après avoir consulté Butler, Curtis répond le 5 septembre aux organisateurs et leur indique que H. Klare est chargé de représenter la Section internationale économique et sociale du Mouvement à leur réunion du 7 septembre82. Dans le même temps, et précisément le 7 septembre, de Paris, Rebattet envoie une lettre-circulaire aux présidents des conseils nationaux du Mouvement dans laquelle il leur fait part du projet et des démarches en cours de manière très superficielle et les invite seulement à étudier la participation éventuelle de délégués nationaux au Congrès33. Il précise que, dans l'attente du rapport de son représentant envoyé à Munich, l'organisation n'est pas en mesure de donner son avis sur l'importance de ce Congrès. Ces tergiversations attestent une volonté délibérée de certains responsables du Mouvement de masquer une opposition de fait au projet, une opposition qu'ils souhaitent nuancée pour pouvoir l'adapter au gré des événements3*. L'attitude de Butler est ambiguë il refuse de cautionner une initiative dont il n'est pas l'instigateur mais hésite à la désavouer ouvertement, ne serait-ce qu'en raison de ce qu'elle émane d'une organisation membre du Mouvement, en l'occurrence l'UEF.
c) Une opposition franche de la CEA Invitée le 10 juillet à appor-
ter son soutien au Congrès et à inviter ses membres à y participer activement85, cette organisation spécifiquement européenne36 affirme d'emblée son refus de collaboration. En s'adressant à la CEA, les organisateurs munichois espéraient un parrainage professionnel qui serait un gage du caractère à la fois agricole et européen du Congrès. 31. Lettre de Roschmann à Curtis du 31 août.
32. Lettre de S. C. Davies à Roschmann du 5 septembre et lettre de Curtis à Rebattet du 6 septembre.
33. G. Rebattet, Lettre circulaire aux présidents des Comités nationaux du Mouvement européen, 7 septembre 1949.
34. L'hypothèse d'un quiproquo dû à une mauvaise coordination entre les Bureaux de Paris et de Londres est à exclure. En effet, P. Fromont ayant eu connaissance du communiqué de la CEA invitant ses membres à boycotter le Congrès et ayant écrit à ce sujet à Rebattet le 26 août pour demander des explications, le Bureau de Paris avait eu le temps de s'informer. Par ailleurs, L. de Sainte-Lorette et R. L'Huillier, de la Section économique et sociale, suivent les préparatifs du Congrès ainsi que le confirme e lettre de L. de SainteLorette au Bureau du Mouvement européen de Strasbourg en dat du 31 août qui fait état de contacts avec Harold Butler.
35. Correspondance adressée par Roschmann à la CEA le 10 juillet.
36. Sur la constitution, l'histoire et les buts de cette organisa on, se reporter à CEA,
Dix années d'activités de la Confédération européenne de l'Agriculture (CEA), 1948-1958, Brougg, 1958; Jacques Lockhart, 1948-1973, 25 années de travail en ommun pour l'agriculture européenne, CEA, fasc. 48, Brougg, 1973; André Borel, 75 années d travail en commun pour l'agriculture mondiale et européenne, CEA, fasc. 27, Brougg, 1964, et Andreas Hermes, La Confédération européenne de l'Agriculture a dix années, International Associations Associations Internationales, vol. 10, décembre 1958, p. 774-778.
Or la CEA est seulement disposée à y envoyer un observateur87. Le 26 juillet, les organisateurs relancent leur invitation, une invitation à laquelle le président de la CEA, Ernst Laur, répond par un refus catégorique dès le 1er août et invite même les organisateurs à renoncer à leur projet38. Parallèlement il envoie une copie de cette lettre aux membres du Comité directeur de la Confédération ainsi qu'aux responsables des associations membres pour les informer de son point de vue. Son refus s'explique pour des motifs économiques et politiques. Il pense que l'existence de la CEA et d'une Fédération internationale des Producteurs agricoles (FIPA)39 permet d'étudier convenablement les problèmes agricoles européens et qu'il n'est pas nécessaire que le Mouvement européen s'en mêle. Il s'agit d'une attitude défensive de la part de la CEA qui craint la naissance d'une nouvelle organisation agricole européenne qui pourrait la concurrencer et l'affaiblir. Ses craintes sont justifiées car le Congrès envisage la mise en place d'un « Bureau européen d'Agriculture » indépendant et destiné à faciliter une collaboration et des échanges européens entre experts agricoles, associations privées et organisations gouvernementales40 et par conséquent se situant nettement au-dessus des objectifs de la CEA qui a l'ambition d'être la seule voix autorisée de l'agriculture européenne. Les raisons politiques de son opposition au Congrès sont plus floues. Elle y est conduite par l'un de ses membres les plus influents, le D' Andreas Hermes, ancien ministre du Reich, qui cumule les fonctions de président de l'Union des Agriculteurs allemands (Deutscher Bauernverband) et de président des caisses de crédit agricole (Deutscher Raiffeisenverband). Il exerce une grande influence tant sur les milieux agricoles dont il est le principal leader que sur la vie politique allemande, comme co-fondateur de la CDU et surtout comme fondateur, avec l'ancien ambassadeur Rudolf Nadolny, de l'Association pour la réunification de l'Allemagne (Gesellschaf für die Wiedervereinigung Deutschlands). Cette association est opposée à toute participation de l'Allemagne au processus d'unification européenne et, en recommandant aux organisations agricoles européennes de boycotter le Congrès de Munich, Hermes se fait le porte-parole des milieux conservateurs et des anti-européens allemands4l. En raison 37. Lettre de E. Laur aux Associations membres de la CEA, 10 novembre 1949.
38. Lettre de Laur au Congrès agricole européen du 1er août 1949.
39. Sur sa création et les buts de son action, consulter NFU, Getting together, the diary
of a world tour, London, 1947 IFAP, Official Report of the International Conference of Agricultural Producers, 21st-31st may, 1946, London, 1946, et Andrew Cairns, The International Fédération of Agricultural Producers, Foreign Agriculture, october 1950, p. 215-220.
40. Lettre de Von Bressensdorf à Mansholt du 6 septembre.
41. Congrès européen d'Agriculture, Circulaire 3/IX/49 du 14 septembre et surtout H. Klare,
Report of the Preliminary meeting of the European agricultural Congress at Munich, september 12th, 1949.
de liens personnels étroits avec Ernst Laur, il e trouve dans une position privilégiée pour faire prévaloir, par l'i termédiaire de la CEA, ses idées dans les milieux agricoles, en gérerai conservateurs, des autres pays européens. En effet, il ne se contente pas d'informer les associations agricoles allemandes de sont poin de vue, mais avec la complicité de Laur, il cherche à entraîner dans son sillage l'ensemble des organisations adhérentes à la CEA. Cett prise de position porte un coup sévère au Congrès car elle écarte 1 participation d'un grand nombre de spécialistes agricoles européens. En août, par le biais d'un communiqué officieh2, la CEA renouve le sa ferme opposition à ce Congrès « manifestement organisé par Mouvement européen qui s'efforce de réaliser la fusion des Etats européens ». Outre la raison politique anti-européenne, la justification donnée pour expliquer cette attitude négative est que le Congrès est de nature à créer un double emploi avec l'assemblée générale de a CEA qui doit se tenir à Innsbruck (Autriche) du 29 septembre au ler octobre 1949. Cette argumentation tardive n'est pas acceptable car les deux réunions ne risquent pas de se chevaucher et elles n'ont pas les mêmes buts. L'assemblée de la CEA est une réunion d'experts agricoles qui se livrent à un échange de vues sur des problèmes t chniques et économiques tandis que le Congrès de Munich est avant tout un Congrès de portée politique où doivent se retrouver côte à côte des experts agricoles et des hommes politiques européens.
Ces réactions négatives de la part du Mouvement européen inter-
national et de la CEA font que, dès septembre 1949, le projet de Congrès européen d'Agriculture se trouve confronté à une série de difficultés imprévues qui remettent en cause sa convocation.
III. Espoirs et désillusions
1. La réunion du 7 septerrtbre. Son objet n'est pas seulement
d'établir le programme final du Congrès mais au si de fixer la tâche et la composition des diverses commissions et de dresser un premier bilan des réactions au projet43. Elle est précédée p un vaste échange de vues le 6 septembre entre G. Roschmann et H. Klare. Au cours de cet entretien, ce dernier avance quelques suggestions concrètes pour remédier aux difficultés rencontrées par les organisateurs44. Elles portent sur les orientations à donner au Congrè et sur la tactique 42. CEA, Communiqué aux organisations agricoles membres, 31 ao 1949.
43. Congrès européen d'Agriculture, Ordre du jour pour la première séance ordinaire du
Comité d'organisation, 7 septembre 1949.
44. Rapport Klare, op. cit., p. 4.
à adopter pour qu'il ait véritablement une dimension internationale et puisse faire face aux blocages politiques qui le condamnent irrémédiablement. Elles sont reprises le lendemain par Roschmann qui les présente sous forme de recommandations à ses collègues du Comité d'organisation qui les acceptent. Ils décident de veiller à ce que le Congrès ne se transforme pas en une simple réunion d'experts agricoles chargés de discuter l'organisation de la production agricole européenne et de faire en sorte qu'il traite effectivement les questions politiques relatives à l'Europe agricole. Il convient donc de convaincre les hommes politiques européens de participer au Congrès et d'établir un programme qui tienne compte de cet impératif. Dans cette optique, il est décidé de réduire le nombre des commissions spéciales. Les organisateurs s'accordent pour n'en constituer que six dont les attributions seraient les suivantes45
1. Production et commerce des produits agricoles européens moyens de vente, possibilité de créer un office européen d'importation et
d'exportation agricole, plan européen de production, politique des
prix.
2. Situation économique et sociale de l'agriculture européenne démographie agricole, rapports villes et campagnes, main-d'œuvre, habi-
tat rural, installation des agriculteurs.
3. Les pays et les territoires d'outre-mer face à l'agriculture européenne.
4. Poids de l'Europe orientale dans l'ensemble européen sur le plan agricole.
5. L'économie forestière européenne.
6. Syndicats et coopératives agricoles.
On relève des modifications substantielles par rapport au pro-
gramme initial et des clarifications qui donnent une orientation moins technique au projet. Les commissions 1 et 2 sont les plus importantes la première doit traiter de la possibilité d'une organisation concrète de l'Europe agricole et jeter les bases d'une politique agricole européenne, tandis que la seconde doit s'intéresser aux problèmes socio-politiques relatifs à ce secteur. L'institution des commissions 3 et 4 résulte de propositions soumises par MM. Lohest et Von Schenck46. Quant aux commissions 5 et 6, leur justification réside dans le désir des organisateurs de faire prendre en considération deux aspects spécifiques du problème agricole européen qui, selon eux, 45. congrès agricole européen, 1949, Note sur Ies commissions spéciales prévues, 24 sep-
tembre 1949.
46. Circulaire 3/IX/49, Munich, 14 septembre 1949.
méritent d'être discutés dans le cadre d'un tel C ngrès. Cette orientation est positive et renforce l'intérêt du Congrè qui apparaît alors véritablement comme une tentative pour étudier l'éventualité d'une organisation de l'agriculture sur une base régio ale, dans le cadre de l'Europe occidentale, mais en tenant compte e ses relations économiques avec les autres parties du monde.
Pour contrer certaines objections provenant e ce que l'Allema-
gne est le pays organisateur et d'accueil de ce Congrès, le comité d'organisation approuve la suggestion de Klare e confier la présidence du Congrès à une personnalité non allema de. Par ailleurs, les deux tiers des commissions spéciales seront présidées par des personnalités non allemandes, un Allemand occupan cependant un des deux sièges de vice-président47. Ces précisions so utiles pour gommer l'impression qu'il s'agit d'un congrès allema d comme pourrait le laisser supposer la composition du comité d'organisation officiellement constitué le 7 septembre 194948 et qui ne omprend que deux membres étrangers MM. Von Schenck et Klare.
Cette réunion préparatoire décide aussi de rel ncer les invitations
en direction des personnes et des organisations susceptibles d'être intéressées en leur demandant de prendre une pos tion ferme sur leur participation au Congrès409. Elles sont également invitées à faire des suggestions et à s'inscrire dans les diverses commissions prévues. A ce propos, les organisateurs rappellent leur philos phie ils entendent « mettre en contact des politiciens et des experts compétents en vue de la conception principale d'une politique agra re européenne ». Il n'est pas dans leur intention de concurrencer la IPA et la CEA pas plus que l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe qui, lors de sa première session, en août 1949, a décidé de s'intéresser aux problèmes agricoles européens. Ils espèrent en apportant ces précisions lever les appréhensions des organisations professionnelles et, en dépit de l'attitude négative de la CEA, recueil 'r des adhésions de spécialistes agricoles nationaux. Il convient de n ter qu'à la date de la réunion ces adhésions sont encore peu nombr ses le comité n'a reçu de réponses positives que de quelques org nisations agricoles d'Italie, du Danemark, de France, de Suède et des Pays-Bas. Des représentants d'unions agricoles, de coopératives et de syndicats ont cependant promis d'y assister à titre individuel5o. uant à la référence 47. Ce principe sera réaffirmé le 17 octobre lors de la seconde réunion du comité d'orga-
nisation et le nom de Luce Prault (France), membre de la CGA, sera avancé comme président possible.
48. Protocole de constitution du comité d'orgattisatiott signé 1 7 septembre et Rapport Klare, op. cit., p. 4.
49. Circulaire 3/IX/49.
50. Rapport Klare, op. cit., p. 5.
au Conseil de l'Europe, elle fait allusion aussi à des contacts pris par les organisateurs du Congrès avec des membres de cette assemblée parlementaire de Strasbourg5l. De l'avis de Roschmann, la participation de députés européens serait un atout appréciable pour le Congrès. Outre que des liens directs entre Strasbourg et Munich constitueraient un facteur politique important pour le succès du projet, il avance un second argument qu'il juge fondamental. L'Allemagne n'étant pas encore membre du Conseil de l'Europe, « ce serait un succès épatant pour l'idée européenne et pour la conscience européenne en Allemagne si des membres de l'Assemblée de Strasbourg venaient se joindre au Congrès européen en Allemagne ». Son intention est louable mais elle risque d'aviver les oppositions au projet et ce en Allemagne même, aussi le comité décide-t-il de ne rien entreprendre dans cette direction. Mais, afin d'éviter tout malentendu sur sa position, il indique qu'il n'a pas l'intention de faire en sorte que le Congrès se substitue à l'Assemblée de Strasbourg pour discuter les problèmes de politique agricole européenne. Cette réunion du 7 septembre permet donc aux organisateurs de clarifier leurs intentions et de préciser sans ambiguïté la portée qu'ils entendent donner au Congrès européen d'Agriculture. Par cette attitude constructive, ils espèrent rallier les hésitants voire même les opposants de la première heure.
2. La cristallisation des oppositions. a) La CEA une condam-
nation sans appel Le 7 septembre, l'attitude de la CEA et de Hermes est largement commentée. Après avoir examiné en détail un ensemble de documents s'y rapportant52, le comité d'organisation est convaincu que la participation de cette organisation professionnelle au Congrès est à exclure mais il ne désespère pas de gagner à sa cause certaines organisations membres et des personnalités qui ne partagent pas nécessairement le point de vue de A. Hermes et E. Laur. Il décide aussi de faire connaître publiquement les résultats de ses délibérations sur cette question en incluant ses critiques et ses accusations dans la circulaire qu'il adresse aux organisations et aux personnalités invitées à Munich53. L'accent est mis sur les conceptions anti-européennes de A. Hermès54. Minimisant la valeur de cette prise de position individuelle, le Comité de Munich déclare que « c'est précisément 51. Lettre de Roschmann à Curtis du 31 août.
52. Le Rapport Klare, op. cit., p. 1-4, donne un compte rendu détaillé de cet examen acca-
blant pour Hermes, Laur et la CEA.
53. Circutaire 3/IX/49.
54. Klare rapporte que sur invitation de Hermes l'Association pour la réunification de
l'Allemagne s'est réunie à son domicile le 28 août, ce qui confirme son opposition aux idées européennes.
grâce à l'agitation de personnalités d'une conception anti-européenne à l'intérieur et en dehors de l'Allemagne que résulte l'importance de ce Congrès de politique européenne ». Pour ce q est du P' Laur, le jugement est moins sévère on explique son attitude, d'une part, par l'influence qu'exerce sur lui Hermes et, de l'autre, par ses conceptions économiques nationalistes et protectionnist qui sont en contradiction avec ses activités internationaless5. On espère qu'il ne s'opposera pas à ce que quelques personnalités d la CEA se joignent au Congrès, ne serait-ce qu'en qualité d'observateurs. L'argumentation de la CEA mettant en avant un risque de chevauchement est réfutée. Les organisateurs font remarquer que ce risque n'existe pas pour plusieurs raisons. La CEA n'envisage d'examiner les problèmes agricoles européens, considérés dans la perspective de la réalisation d'une « Confédération éventuelle des Etats de l'Europe qu'à l'occasion de son Congrès de 1950, soit un an plus tardSB. Les d ux assemblées prévues à Munich et à Innsbruck ne font pas double emploi car elles n'ont pas les mêmes objectifs et ne concernent q partiellement les mêmes personnalités et organisations.
La CEA ne peut rester indifférente à ces critiques qui sont portées
à la connaissance de ses membres et elle inscrit cette question à l'ordre du jour de la réunion de son Comité directeur qui siège à Innsbruck le 28 septembre 1949. Après avoir délibéré à huis clos, ce Comité charge son président de réitérer aux associations agricoles membres sa recommandation de ne pas partic' er au Congrès de Munich. Par une circulaire en date du 10 octobre, E. Laur s'acquitte de cette tâche et condamne une nouvelle fois cet e initiative mais en termes plus mesurés que précédemment57. Cependant ses explications sont confuses et certaines semblent volontairement erronées. Prétendant parler au nom de l'ensemble de l'agriculture ropénne, il affirme à tort que la CEA n'a pas été consultée sur l'util té de convoquer ce Congrès et déclare que « les délibérations de ce Congrès ne sauraient refléter la façon de voir de l'agriculture ni dans leurs conclusions celle-ci ». Il estime abusivement que le Congrès prévu est surtout « une assemblée de représentants du Mouvemen européen et qu'en tout cas on ne peut pas parler d'un Congrès européen de l'Agriculture ». L'ambiguïté des termes employés, une mauvaise foi évidente, des contradictions dans le contenu même de ce e longue lettre attestent de l'embarras des dirigeants de la CEA ui n'ont comme ressource contre les attaques dont ils sont l'objet e l'usage de palliatifs 55. Communication de l'UEF suisse sur l'attitude de Laur et Rapport Klare, op. cit., p. 2. 56. Correspondance entre Laur et Roschmann, début septembre 1949.
57. Lettre de Ernst Laur aux associations membres de la Confédération européenne de
l'Agriculture, CEA, 10 octobre 1949.
ayant pour but de minimiser leur rôle et de rejeter les responsabilités sur les organisateurs du Congrès. Soulignant qu'ils sont a contraints d'adopter à l'égard du Congrès u une attitude négative, ils font remarquer que celle-ci ne doit pas cependant « être interprétée comme étant dirigée contre le Mouvement européen ou contre la collaboration économique des Etats européens ». Il s'agit là d'un repli notable par rapport à la position antérieure de Laur. Il n'est pas fortuit et tout porte à croire qu'il est imputable à la participation de Pierre Hallé à la réunion du Comité directeur de la CEA au sein de laquelle il exerce déjà une influence importante. Acquis aux idées européennes, il pense que ce serait une erreur d'aller à contre-courant de ce mouvement qui se développe et qu'au contraire il est nécessaire de sensibiliser les milieux agricoles à ces idées nouvelles qui représentent une chance pour l'avenir de l'Europe agricole. On notera que c'est à son instigation qu'est prise la décision d'inscrire à l'ordre du jour de l'assemblée de 1950 de la CEA la question de « la collaboration économique des Etats européens p et qu'il est chargé de diriger les travaux préparatoires à l'établissement d'un rapport sur ce thème. En outre, le 29 septembre, à l'ouverture des travaux de l'assemblée d'Innsbruck, il présente un exposé introductif très explicite dans lequel il se prononce sans réserve en faveur d'une collaboration agricole européenne et demande à la CEA d'oeuvrer dans cette direction58. Cette orientation ayant été approuvée par l'assemblée, E. Laur ne peut la passer sous silence. Néanmoins, il reste fermement hostile à la réunion du Congrès de Munich susceptible de nuire aux travaux que la CEA entend mener pour son propre compte et dont les préparatifs, selon lui, « laissent une impression de superficialité et de dilettantisme ».
b) Le Mouvement européen une opposition confirmée Le 12 sep-
tembre, de retour en Grande-Bretagne, H. Klare transmet au Bureau de Londres du Mouvement européen un rapport destiné à D. Curtis et au président du Comité exécutif du Mouvement, Duncan Sandys (Royaume-Uni)59. Des copies de ce rapport sont envoyées à H. Butler, à Ronald Hall, secrétaire général de la section britannique de la LECE, et, le 21 septembre, suite à une requête de Rebattet, au Bureau de Paris. Ce document confidentiel critique l'attitude de Hermes et Laur et, bien que des réserves soient émises, il est favorable à la tenue du Congrès. Son auteur s'affirme lui-même partisan inconditionnel de la participation de l'Allemagne à toutes les initiatives à caractère euro58. CEA, Deuxième assemblée générale, Innsbruck, 29 septembre-ler octobre 1949, Relations
de la CEA avec fes institutions internationales participant au redressement économique de l'Europe et à l'œuvre d'encouragement donné à l'agriculture européenne, Exposé introductif par Pierre Hallé.
59. Lettre de Klare à C. Davies du Il septembre.
péen et considère que le fait de le réunir à Munic aurait un important impact psychologique sur les Allemands6O. Il n'es pas suivi par Butler qui ne retient que les insuffisances dans l'organi ation de ce Congrès pour porter à nouveau un jugement négatif à son encontre61. Il informe Klare que le Mouvement pourrait néanmoins e voyer un « observateur » et décide de laisser au Bureau de Paris le soin de suivre cette affaire. Son refus de soutenir le Congrès est cla r et il confirme son opposition personnelle à cette initiative allem nde. Cette prise de position est portée à la connaissance des Burea de Paris et de Londres du Mouvement européen international le 9 septembre par le secrétaire général du Mouvement Joseph Retinge qui souligne qu'« il serait peut-être opportun de n'envoyer qu'un o servateur et pas de représentant officiel »62. Une fois de plus, cette d cision est prise sans consultation ni du Comité exécutif ni de la Se tion économique et sociale et elle confirme le caractère tactique de lettre expédiée par Rebattet aux comités nationaux le 7 septembre. ar ailleurs le Mouvement ne juge pas utile de répondre à l'invitation ui lui a été adressée par les organisateurs munichois le 14 septemb pour confirmer sa participation au Congrès. G. Roschmann s'en inq iète et demande des explications à Curtis le 26 septembre63. Celui-ci lui apprend que la Commission économique et sociale international examinera au préalable cette question lors d'une réunion qui doit oir lieu à Paris à la mi-octobre64. Le 16 octobre la Commission suit es recommandations de son président et refuse d'apporter le moin soutien au projet. Pourtant elle décide d'envoyer deux observateur de préférence non membres des instances internationales du Mo ement, pour suivre les travaux du Congrès. Sont pressentis pour acc plir cette mission le secrétaire général du Bureau de Paris de la IPA Roger Savary (France), et un observateur suisse. Le choix de avary s'explique par le fait que la FIPA et la LECE ont des orie ations économiques voisines mais surtout par le fait que, s'il était invité à représenter la FIPA au Congrès de Munich, il pourrait en mê temps informer le Mouvement européen sans que celui-ci soit vé itablement engagé65. R. Savary est contacté le 18 octobre et donne un accord de principe66. Dans l'impossibilité de trouver un représentan suisse, J. Retinger 60. Rapport Klare, op. cit., p. 5-6.
61. Lettre de Butler à Klare du 14 septembre.
62. Note de J. H. Retinger aux directeurs des Bureaux de 's et de Londres, 19 sep-
tembre 1949.
63. Lettre de Roschmann à Curtis du 26 septembre.
64. Réponse de Curtis à Roschmann du 29 septembre.
65. Lettre de Butler à Curtis du 21 octobre.
66. Lettre de Mlle Méry à Butler du 18 octobre. Lettre de Bu 1er à Curtis du 21 octobre.
Note de Curtis à de Sainte-Lorette Representatives of the Euro eaxi Movement to the European agriculturaI Congress to be held at Munich, 24 octobre 1949.
suggère de faire appel à Jules Soyeur, des NEI, et au cas où celui-ci refuserait que le Bureau de Londres envoie H. Klare. Ces tractations complexes traduisent un manque de clarté dans la position du Mouvement européen international.
Le 17 octobre, le comité d'organisation munichois est informé de
la décision prise de n'envoyer qu'un ou deux observateurs68. Répondant curieusement par la même lettre à la requête de Roschmann demandant qu'un représentant du Mouvement assiste, précisément le 17 octobre, à une seconde réunion plénière du comité d'organisation, H. Butler s'excuse de ne pouvoir lui donner une suite favorable. Pour justifier le refus d'engagement du Mouvement vis-à-vis du Congrès, il invoque la nécessité d'études préalables par des experts des différents pays intéressés afin d'analyser les divers points prévus à l'agenda de la conférence. Avec un certain cynisme il demande à être tenu au courant des discussions et des résultats du Congrès et le 27 octobre Rebattet abonde dans le même sens6g. La notification tardive et sans motifs véritables de ce refus anéantit les espoirs du comité d'organisation qui avait misé sur cet appui pour donner un prestige international et européen au Congrès.
3. La réunion de Munich du 17 octobre. Lorsqu'ils se retrouvent
pour leur seconde réunion, les membres du comité munichois doivent affronter une situation peu enviable les organisations les plus « européennes se sont prononcées contre le Congrès européen d'Agriculture. Le Mouvement européen qui représente le courant « politique » européen et la CEA qui se veut la voix agricole de l'Europe sont à l'origine de blocages d'autant plus graves qu'ils incitent plus ou moins ouvertement leurs membres à boycotter ce Congrès. De plus, le comité n'a pas encore réussi à s'assurer le concours effectif de personnalités internationales qui auraient pu lui servir de caution. La tentative faite le 6 septembre par Von Bressensdorf en direction du ministre de l'Agriculture des Pays-Bas, Sicco L. Mansholt, n'a pas abouti70. Les Néerlandais font preuve de beaucoup de réserve vis-à-vis du projet et désirent se concerter avant de prendre une décision sur une éventuelle participation non seulement de représentants gouvernementaux mais aussi de délégués des organisations agricoles et des groupements membres du Mouvement européen néerlandais. A cet effet, J. Linthorst Homan, membre du Conseil néerlandais du Mouvement européen, convoque à La Haye les responsables nationaux du 67. Lettre de Curtis à Butler du 24 octobre.
68. Lettre de Butler à Roschmann du 17 octobre.
69. Lettre de Rebattet à Roschmann du 27 octobre.
70. Lettre de Von Bressensdorf à Mansholt du 6 septembre.
Mouvement et des représentants des organisati ns agricoles hollandaises regroupées au sein du Stichting voor de andbouw ou Fondation de l'Agriculture pour arrêter une position c mmune. Sur la base d'informations recueillies par Linthorst Hom n, les participants déplorent une mauvaise organisation du Congrès t critiquent le choix de certains thèmes du programme qui a été ét li par les organisateurs7l. Au terme de leurs discussions, ils propose it d'inviter le comité d'organisation à différer le Congrès et, Linthorsi Homan étant aussi président en exercice du Comité pour la Recons ruction économique européenne (Comité REE) de la FIPA, ils souhait nt qu'il se charge de faire examiner cette question par ce Comité. Ils s iggèrent par ailleurs que, si les organisateurs refusent d'accepter le port qu'ils préconisent, la FIPA prenne à son compte la discussion es questions agricoles européennes, ce qui condamnerait le Congrè de Munich72. Informés de cette décision qui se présente comme un véritable ultimatum, les organisateurs ont invité un représentant née landais à participer à leur réunion du 17 octobre. C'est dans ces con itions que Linthorst Homan se rend à Munich où il rencontre des org nisateurs désappointés qui prennent conscience de l'échec de leur i itiative. J. Linthorst Homan traduit le climat de cette réunion en ces ermes « Ils étaient très déçus par les objections diverses qu'ils avai nt reçues de toutes parts et ils pensaient qu'elles avaient pour ori ne des raisons politiques beaucoup de personnes étant opposées à toute initiative allemande, d'autres étant trop nationalistes et pr tectionnistes »73. La question principale qui est débattue est celle de savoir s'il est toujours possible d'organiser ce Congrès européen d'Ag 'culture et à quelle date. Les organisateurs sont partisans de le te ir coûte que coûte mais acceptent le report proposé par le délégu des Pays-Bas dans la mesure où celui-ci s'engage à entreprendre de démarches en leur faveur tant auprès du Mouvement européen int rnational que de la FIPA afin que ces organisations leur apportent le support dont ils ont tant besoin. Il leur indique que la question era portée à l'ordre du jour de la réunion des 21 et 22 octobre du Comité REE et que le comité d'organisation sera informé directement des conclusions de ladite réunion à l'occasion d'une entrevue entre es représentants du comité munichois et les responsables européens e la FIPA prévue à Paris pour le 31 octobre. Pour ce qui est du report du Congrès, on 71. Lettre de Linthorst Homan à Butler du 25 octobre.
72. FIPA, Comité REE, réunion du 21 octobre 1949, Rapport du Dr J. Linthorst Homan sur Ies activités économiques du Mouvement européen, y compris la Conférence économique de Westminster et la Conférence agricote prévue à Munich, documen n° 2, p. 4.
73. Lettre de Linthorst Homan à Butler du 25 octobre et PA, Comité REE, réunion d'information du 21 octobre 1949, Rapport de M. J. Linthorst H man sur une réunion avec les organisateurs de la Conférence agricole de Munich, document n" 6.
s'accorde pour en fixer le terme au mois de février 1950 au plus tard. Les organisateurs espèrent que ce laps de temps supplémentaire leur permettra d'obtenir les soutiens nécessaires.
4. La relance du projet. a) La réunion de la FIPA (21 octobre
1949) C'est au cours d'une réunion informelle que le Comité REE, convoqué par son président, prend connaissance des travaux en suspens pour l'organisation du Congrès d'Agriculture ainsi que des activités du Mouvement européen en regard de l'agriculture européenne74. J. Linthorst Homan suggère que la FIPA, bien qu'elle ait une vocation économique et non pas politique, emboîte le pas aux initiatives « européennes » concernant le secteur agricole, en collaboration avec le Mouvement européen. Les aspects politiques d'une telle action ne doivent pas entrer en ligne de compte car toute conférence agricole aura nécessairement des implications politiques. J. Linthorst Homan souligne que l'unification de l'Europe est un processus déjà engagé sur le plan politique et non par la voie fonctionnelle comme le met en évidence la création de l'Assemblée de Strasbourg. Par conséquent, selon lui, « la FIPA et les membres de la FIPA doivent se rendre compte qu'ils abandonnent les questions agricoles à d'autres s'ils demeurent en dehors des affaires « européennes » la FIPA doit choisir sa voie ». Cette prise de position est audacieuse car, bien qu'elle ne soit pas totalement en contradiction avec la politique générale de l'organisation, elle la transgresse par son caractère politique. En outre, elle est incompatible avec les conceptions mondialistes de la FIPA. On doit encore relever que le président du Comité REE remet en cause l'accord conclu entre la FIPA et la CEA qui prévoit que la CEA est seule compétente pour s'occuper des questions agricoles européennes. Il se permet de présenter des propositions concrètes pour une plate-forme d'action professionnelle qui serait conduite par la FIPA. Il envisage un échange de vues sur l'agriculture européenne avec le Mouvement européen international et l'établissement de relations avec l'Assemblée de Strasbourg. Par ailleurs il invite les dirigeants nationaux de la FIPA à entrer dans les conseils nationaux du Mouvement européen, sans que la FIPA ou ses membres endossent aucune responsabilité à l'égard de l'aspect politique du Mouvement. Et, après avoir souhaité un renforcement de l'OECE sur le plan agricole en même temps que celui du Comité REE, il propose que la FIPA se charge d'organiser une importante conférence agricole européenne en 1950. Cette proposition est directement inspirée des conclusions de la réunion de La Haye au cours de laquelle il avait été 74. Rapport Linthorst Homan, document n° 2, op. cit.
décidé de recommander à la FIPA de discuter la question agricole européenne, de concert avec les organisations politiques européennes et sans s'occuper de la CEA dont l'attitude était jugée négative. On relèvera aussi que Linthorst Homan s'était déplacé à Munich, selon ses propres termes, « pour essayer de placer l'ensemble de la question entre les mains, des organisations professionnelles et, en tout cas, réserver le droit de ces organisations de discuter des questions agricoles européennes »75. Par conséquent, la position de Linthorst Homan est logique mais il renie en quelque sorte l'engagement qu'il a pris auprès des organisateurs du Congrès de Munich en suggérant, sans faire aucune allusion à ce Congrès, que ce soit la FIPA qui se substitue au comité d'organisation pour convoquer elle-même un congrès du même type en 1950. Il semble que les raisons qui ont provoqué ce revirement et ce choix de la part du président du Comité REE soient à rechercher dans l'attitude officielle des Pays-Bas vis-à-vis du projet allemand. Les milieux gouvernementaux néerlandais ne sont pas partisans de participer à un congrès dont ils jugent les objectifs trop limités et qui ne prend pas en compte les travaux déjà effectués par la FAO et l'OECE en collaboration avec la FIPA76. Les participants à la réunion de Paris de la FIPA ne se prononcent pas sur l'utilité pour cette organisation de réunir une telle conférence. Ils souhaitent qu'au préalable la FIPA s'assure le concours des organisations intéressées en se mettant en relation avec l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe et avec l'OECE. Pour l'établissement de contacts avec le Mouvement européen, cette tâche est laissée aux organisations agricoles nationales qui devront agir par l'intermédiaire des comités nationaux du Mouvement. Ainsi le Comité REE refuse implicitement son appui au Congrès prévu à Munich en décidant d'entreprendre pour son propre compte une action préparatoire parallèle en vue de la convocation d'une conférence placée sous son égide. Pour justifier sa position, il prétexte une mauvaise organisation du Congrès et surtout l'absence de contacts sérieux, l'UEF mise à part, entre le comité d'organisation et le Comité exécutif du Mouvement européen ainsi qu'avec la LECE77. Ces reproches ne sont qu'en partie justifiés car le comité munichois a fait son possible pour les établir. Plus significative du refus du Comité REE de soutenir le projet est sa décision, prise unilatéralement, d'annuler l'entrevue fixée pour le 31 octobre. G. Roschmann est alors invité à attendre les résultats des tractations qui vont être entreprises par la FIPA78.
75. Ibid., p. 4.
76. Note du D' Samkalden du 19 octobre 1949.
77. Lettre de Linthorst Homan à Butler du 25 octobre.
78. Lettre de Linthorst Homan à Roschmann du 22 octobre.
b) De nouveaux contacts avec le Mouvement européen Nonobs-
tant la lettre de Rebattet lui notifiant le refus du Mouvement européen international de soutenir son action, G. Roschmann, stimulé par celle de Linthorst Homan, ne perd pas espoir de rallier le Mouvement européen à sa cause. Le 10 novembre, il prie celui-ci de revenir sur sa décision79. Comme gage de sa bonne volonté, le comité est disposé à prendre totalement à sa charge la réalisation matérielle du Congrès et à se plier aux désirs du Mouvement pour ce qui concerne son encadrement. Il s'agit d'une ultime tentative pour débloquer une situation qui se révèle sans issue car les contacts entre le Comité REE et le Mouvement européen n'ont pas abouti. Contacté par Rebattet, H. Butler, en accord avec Linthorst Homan qui l'a mis au courant de la situation, ne juge pas utile de lui donner suite. Il pense d'ailleurs que de bonnes relations entre la FIPA et la Commission économique et sociale du Mouvement sont suffisantes pour examiner sur une base politico-économique les problèmes agricoles européens. Il se rallie aux propositions contenues dans la lettre de Linthorst Homan d'autant plus facilement que le jugement sévère porté par le président du Comité REE accuse les organisateurs allemands d'être les seuls responsables de la situation dans laquelle se trouve le Congrès projetéel. Il convient de noter à ce propos que Linthorst Homan ne lui demande pas de soutenir le projet mais qu'il invite seulement le Mouvement européen à essayer de « trouver les voies et les moyens afin de faire quelque chose de positif pour l'agriculture européenne » et à entretenir des contacts avec la FIPA et les autres organisations agricoles européennes. Dès le 25 octobre, il est donc clair que la FIPA est décidée à ne pas soutenir le projet et elle approuve la décision prise par le Mouvement européen de le boycotter, tout en souhaitant elle-même convoquer, en collaboration avec le Mouvement, une conférence du même type. Les instances internationales du Mouvement européen ayant pris note de cette prise de position s'abstiennent de répondre au comité d'organisation82 et ce n'est que le 29 décembre suivant que Rebattet renoue le contact avec Munich, non pas pour relancer le projet mais pour des motifs d'ordre tactique et stratégique internes au Mouvemente83. Il fait appel au comité d'organisation pour « mettre en jeu toutes les forces économiques favorables afin de « contrebattre systématiquement les arguments hostiles » à l'unifi79. Lettre de Roschmann à Rebattet du 10 novembre.
80. Lettre de Butler à Klare du 14 septembre.
81. La lettre de Linthorst Homan à Butler du 25 octobre précise Les fautes sont exclu-
sivement le fait des organisateurs.. »
82. Mouvement européen, Section d'Etude économique et sociale, Note de Mlle Méry,
Conférence agricole européenne de Munich, 27 octobre 1949.
83. Lettre de Rebattet à Roschmann du 29 décembre.
cation économique de l'Europe. Il indique aussi qu'il est persuadé que le moment est venu pour le Mouvement de tenir un congrès en Allemagne mais ces arguments peuvent-ils encore convaincre Roschmann écœuré par l'attitude négative du Mouvement à l'égard de son initiative ?
c) Le report du projet Lors de sa réunion du 1er novembre, le
Comité central de l'UEF, après avoir constaté l'enlisement du Congrès et les « difficultés politiques survenues à la suite de l'attitude prise par la Confédération européenne de l'Agriculture (CEA) », charge E. von Schenck de faire le nécessaire pour que le Congrès soit reporté et que les personnes contactées antérieurement soient alertées de ce contretemps84. Il répond ainsi favorablement à une requête formulée en ce sens par Linthorst Homan auprès de l'UEF85. Le 15 novembre 1949, le comité d'organisation est alors contraint de se résoudre à annoncer le report du Congrès européen d'Agriculture à une date indéterminée86. Roschmann est cependant toujours persuadé que ce Congrès a une « mission » importante à remplir pour le succès de la cause européenne et, minimisant l'échec passé en qualifiant les travaux et les tractations antérieurs de préparatoires, il propose de repartir sur une nouvelle base en transformant le comité d'organisation en un « comité préparatoire » du type de celui qui avait été constitué au moment de la conférence économique de Westminster87. Ce comité se chargerait d'examiner et de rédiger des rapports préparatoires qui seraient discutés à l'échelon national avant d'être soumis au Congrès sous leur forme définitive. En faisant cette proposition Roschmann se veut conciliant et désire remédier au défaut d'organisation et au manque de consultation qui lui sont reprochés. Laissant la porte ouverte à toutes les suggestions, il annonce aussi, en même temps que le report du Congrès, que les travaux déjà commencés seront poursuivis en petit comité dans cette perspective et dans le cadre de l'Europa-Union allemande. Le report est considéré comme une « interruption transitoire causée par des conditions temporelles u et justifié par le fait que « la situation actuelle exige que les associations européennes concentrent leur attention principale sur le développement de la politique européenne. Un éparpillement de forces, qui accompa84. UEF, Comité central, réunion du 1er novembre 1949, compte rendu, p. 6.
85. Lettre de Linthorst Homan à Butler du 25 octobre.
86. Congrès européen d'Agriculture, Comité d'organisation, Circulaire nO 5/XI/49, Munich, 15 novembre 1949.
87. Il écrit à ce propos Le Congrès aura la chance de réfuter non seulement les argu-
ments des si j'ose dire anti-européens, mais aussi, en vertu des résultats pratiques et la grande portée de leur importance, de convaincre quelques-unes de ces personnalités de la justesse de notre conception en parlant de notre conception, je crois pouvoir me déclarer identique avec le Mouvement européen.
gnerait presque nécessairement l'organisation de grands congrès, ne paraît pas opportun à présent ». Ces propos masquent à peine le désappointement des organisateurs qui s'efforcent d'être optimistes et font preuve de détermination. La fermeté de leur position est matérialisée par la décision de transformer l'intitulé du Congrès en « Congrès pour la coopération économique européenne de l'Agriculture »88. Cette formulation nouvelle reflète des options plus radicales clairement affirmées par les organisateurs qui indiquent que le but du Congrès sera de « discuter la conception fondamentale d'une future politique agraire européenne ».
5. L'enterrement du Congrès. A la mi-novembre, seul subsiste
l'espoir de pouvoir convoquer un nouveau Congrès en 1950, à condition que le Mouvement européen et la FIPA prennent des dispositions en conséquence, soit pour l'organiser, soit pour le parrainer et le soutenir de manière effective. En dépit de certaines déclarations d'intention, ces deux organisations ne semblent pas disposées à œuvrer dans cette direction et les organisateurs munichois en ont la confirmation dès la fin de 1949. La lettre de Rebattet n'apporte aucun élément nouveau quant à la possibilité d'un appui réel de la part du Mouvement. Celle que Linthorst Homan adresse le 6 janvier 1950 à Roschmann89 est encore plus explicite. Il l'informe que des discussions ont eu lieu sur l'éventualité d'une conférence agricole européenne en 1950, dans le cadre du Mouvement européen, mais qu'une telle réunion n'aura pas lieu en raison de la convocation par le Mouvement international d'une Conférence sociale européenne à Rome. Tout en précisant que les organisations agricoles étudient de leur côté la question de l'organisation économique de l'Europe agricole90, il indique qu'elles laissent le soin au Mouvement européen de l'analyser sous son aspect politique. Il suggère par conséquent à Roschmann d'inviter le Mouvement européen à convoquer une Conférence sur l'Agriculture en 1951. Parallèlement, il informe les instances internationales du Mouvement de cette suggestion, dont H. Butler est personnellement saisi le 9 janvier91, mais c'est en vain et il n'est plus donné suite au projet. Quant à la Conférence sociale de Rome réunie en juillet 1950, elle 88. Le Rapport Linthorst Homan, document nO 6, op. cit., p. 2, indique que lors de la
réunion du 17 octobre du comité d'organisation le Dr Horlacher avait déjà proposé qu'elle s'intitule Conférence sur la Coopération européenne de l'Agriculture ».
89. Lettre de Linthorst Homan à Roschmann du 6 janvier 1950.
90. Effectivement, la CEA a décidé depuis le mois de septembre de s'intéresser à cette
question et des travaux préparatoires sont en cours avant son assemblée de 1950. A l'instigation de la CGA, le Comité REE de la FIPA a aussi examiné cette question lors d'une réunion tenue à Paris les 15 et 16 décembre 1949.
91. Lettre de L. de Sainte-Lorette à Butler du 9 janvier 1950.
n'accorde qu'une place très restreinte à l'examen des questions agricoles.
IV. — Une occasion manquée
Parce qu'il n'a pas abouti, le projet de réunir un Congrès européen
d'Agriculture n'a pas retenu l'attention de l'opinion publique en son temps et des historiens depuis lors. Pourtant il s'agit d'une initiative originale, conçue à l'époque de l'« Europe des Congrès »92 et qui a l'avantage de porter sur un secteur vital de l'économie européenne d'après-guerre. Alors que les diverses organisations internationales envisagent la résolution des problèmes agricoles de l'Europe occidentale dans un cadre mondial, ses auteurs préconisent une approche nouvelle, sur une base régionale européenne. Leur approche fonctionnelle qui considère le secteur agricole comme un secteur à part nécessitant la mise en place d'une politique agricole européenne est ambitieuse voire révolutionnaire pour l'époque, mais le projet était-il nécessairement voué à l'échec ? Un examen des comportements des forces en présence, des attitudes des hommes et des organisations qui sont à l'origine des blocages politiques et économiques que nous avons analysés permet de déterminer les raisons profondes du refus quasi général d'un Congrès européen d'Agriculture.
1. Les oppositions politico-économiques. a) Celles du Mouve-
ment européen On pouvait s'attendre à ce que la Commission économique et sociale du Mouvement européen international reprenne à son compte ou tout au moins soutienne l'initiative prise par l'UEF afin de lui donner sa véritable dimension européenne. Or elle n'est pas consultée et c'est son président qui prend personnellement la quasitotalité des décisions concernant le Congrès et, après en avoir paralysé le développement dans un premier temps, adopte par la suite une attitude franchement négative. Les justifications qu'il fournit pour motiver ce refus sont peu convaincantes mais elles permettent de temporiser sans avoir à avouer une hostilité évidente au projet. Les raisons qui expliquent cette prise de position sont complexes mais elles sont surtout politiques. Sir Harold Butler a-t-il été froissé par le fait que le projet ait été lancé par l'UEF et non pas par le Mouvement international93 ? A-t-il un préjugé défavorable vis-à-vis de l'agriculture et conserverait-il un vif ressentiment des décisions la concer92. Sur ce sujet, voir Jean-Marc Purro, L'Europe des Congrès, principes et problèmes, 1944-1949, Fribourg, Editions Universitaires, 1977.
93. Lettre de Butler à Curtis du 18 août 1949.
nant prises à La Haye et à Westminster, à l'encontre de la LECE et de la Commission économique et sociale du Mouvement94 ? Est-ce la manifestation d'un sentiment anti-allemand ? Nous sommes enclins à penser que l'addition de ces raisons psychologiques constitue le fondement de l'opposition « européenne » de Butler au projet, une opposition que son influence et ses fonctions lui permettent de répercuter dans de nombreux cercles européens. Il est aussi important de rappeler que les instances internationales du Mouvement européen considèrent l'agriculture comme un secteur marginal, ainsi que le confirme leur refus de créer une Commission agricole internationale. La Commission économique et sociale du Mouvement qui doit s'occuper entre autres des questions agricoles ne dispose pas quant à elle de délégués compétents pour analyser ces questions. Il en résulte, ainsi que l'atteste la lettre du 25 octobre de Linthorst Homan à Butler, que les travaux concernant ce domaine sont bloqués au niveau du Mouvement95. Ainsi, il avait été convenu à Westminster qu'une réunion informelle entre représentants de l'agriculture, de l'industrie et des travailleurs serait convoquée soit par le Comité exécutif du Mouvement européen, soit par la LECE, mais aucune suite n'est donnée à cette décision. Linthorst Homan en rend personnellement responsable Butler auquel il reproche de n'avoir pas tenu ses promesses. Des critiques semblables lui sont adressées en janvier 1950 par Lucien de Sainte-Lorette (France)96. Cette négligence atteste du manque d'intérêt porté à l'agriculture par le Mouvement en général et par Butler et la LECE en particulier, à la fois pour des raisons économiques et pour des motifs politiques. Les conceptions de la LECE ne se prêtent pas à une analyse sectorielle régionale de l'économie européenne. Ses préoccupations vont dans le sens de celles de la FAO et de l'OECE et ainsi, si elle est politiquement européenne, la LECE est mondialiste sur le plan économique. La prédominance de ses membres au sein de la Commission économique et sociale internationale et cette orientation sont deux des principaux facteurs explicatifs des blocages du Mouvement européen à l'encontre du Congrès européen d'Agriculture. b) Celles des milieux professionnels En refusant de cautionner
cette initiative, les organisations agricoles enlèvent une grande partie de son intérêt au Congrès prévu. Prétextant des lacunes au niveau de son organisation, au lieu de chercher à y remédier en apportant leur concours qualifié aux organisateurs, elles s'efforcent de le faire 94. Il faut noter que la résolution agricole de Westminster n'émane pas de la Section éco-
nomique et sociale du Mouvement mais d'une Commission agricole ad hoc.
95. Lettre de Linthorst Homan à Butler du 25 octobre et Rapport Linthorst Homan, docu-
ment n° 6, op. cit.
96. Lettre de L. de Sainte-Lorette à Butler du 9 janvier 1950.
échouer. A ce propos, l'attitude des responsables de la CEA est significative. Ils craignent la concurrence d'une nouvelle organisation agricole européenne dont les conceptions économiques et les options politiques ont de très fortes chances d'être divergentes des leurs. Mais, comme au sein du Mouvement européen, les vues exprimées au nom des organisations internationales sont en fait celles de personnalités influentes comme Hermes, Laur et Linthorst Homan. Le refus de ce Congrès de la part de la CEA est compréhensible en raison de l'attachement de ses membres à des idées conservatrices et à certaines formes de protectionnisme national. Sous l'influence de ses dirigeants, il se transforme en hostilité purement politique dont la principale particularité est d'être anti-européenne. Cette contradiction pour une organisation qui se veut représentative de l'agriculture européenne ne sera gommée qu'à la fin de 1949, suite à la prise de position de Pierre Hallé à Innsbruck. Néanmoins la CEA maintient son verdict au sujet du projet munichois. L'attitude de la FIPA, en fait celle du président du Comité REE, est du même ordre que celle du Mouvement européen mais à des raisons politiques d'ordre général elle allie des motivations économiques plus marquées. Ses orientations en matière économique ne la poussent guère à accepter une solution régionale spécifiquement européenne pour résoudre les problèmes de l'Europe agricole mais elle ne tient pas à être tenue à l'écart des projets visant ce but. Pour cette raison, bien que n'étant pas favorable au Congrès projeté, elle cherche à y être associée afin d'avoir la possibilité de faire connaître ses idées sur le sujet. Reniant son accord avec la CEA, elle entend se substituer à celle-ci afin que les organisations professionnelles puissent être représentées à Munich si le Congrès a effectivement lieu. Ce qui rapproche la CEA et la FIPA, c'est ce souci commun de s'opposer à la réunion d'un Congrès qui ne serait pas seulement une assemblée d'experts agricoles mais une manifestation politique à caractère européen. Elles ne cessent d'exprimer leurs craintes à ce sujet et refusent une ingérence des hommes politiques dans un Congrès agricole. Ceci fait écrire à Roschmann qu'elles se cantonnent dans une « situation privilégiée égocentrique p et ne voient pas véritablement l'intérêt d'une politique agricole européenne. Si ce jugement s'applique parfaitement à la CEA, il doit être nuancé en ce qui concerne la FIPA dont la suspicion vis-àvis d'une solution régionale est à mettre en relation avec les principes économiques qu'elle défend en tant qu'organisation mondiale de producteurs. L'objectif fondamental de la politique agricole qu'elle préconise est de contribuer au rétablissement du commerce mondial et 97. Lettre de Roschmann à Rebattet du 10 novembre 1949.
non de favoriser la constitution d'entités régionales. Elle se rallie pourtant à l'approche régionale de l'OECE qu'elle estime compatible avec les principes du libéralisme.
c) Une initiative allemande L'Allemagne occidentale n'a pas recon-
quis sa place de membre à part entière de la communauté européenne et elle ne joue aucun rôle sur la scène politique internationale. Dans leur majorité, les milieux politiques européens éprouvent toujours un vif ressentiment à son égard. La portée politique de l'initiative de l'Europa-Union allemande ne leur échappe pas et ils ont même tendance à n'en voir que cet aspect. D'emblée ils se montrent réticents et ne sont pas disposés à soutenir le projet. Ils sont confortés dans cette position par les oppositions politiques qui apparaissent à l'intérieur même de l'Allemagne. L'attitude attentiste des membres du Mouvement européen peut s'expliquer en partie par cette suspicion et des sentiments anti-allemands. En tout cas, les organisateurs munichois l'ont ressenti de cette façon. Il est important de noter que la participation de l'Allemagne à la coopération européenne ne fait pas l'unanimité et que, au sein même du Mouvement européen, seule l'UEF est convaincue de ce qu'une Allemagne reconstruite et fédérée intérieurement est indispensable au bon équilibre d'une Europe unie. Ce climat de méfiance n'est pas propice à la concrétisation d'une idée pourtant généreuse émanant de représentants allemands du Mouvement européen.
2. Une initiative prématurée. De ces considérations il ressort
qu'en 1949 on n'est pas encore prêt à accepter toutes les idées et toutes les initiatives à caractère européen. Si sur le plan politique l'idée européenne est généralement admise ainsi que semble le prouver la multiplication de congrès organisés sous l'égide du Mouvement européen, dans le domaine économique, les réticences sont vives et les approches divergentes. Bien qu'il fasse l'objet d'une grande attention de la part des organisations internationales, gouvernementales et professionnelles, le secteur agricole ne retient pas particulièrement celle de la majorité des milieux européens. Les espoirs qu'avait fait naître l'adoption de la résolution agricole de Westminster, en avril 1949, s'évanouissent rapidement. Personne, à l'exception de quelques précurseurs isolés, n'est vraiment disposé à soutenir le principe d'une politique agricole européenne spécifique qui impliquerait obligatoirement certaines entorses aux principes du libéralisme traditionnel. Bien que ses ambitions aient été limitées au départ, le projet est très vite considéré comme trop révolutionnaire dans la mesure où est envisagée la création d'institutions agricoles européennes dotées de compétences supérieures à celles des Etats nationaux et par consé-
quent à caractère supranational. Par ailleurs, même si on constate le développement d'un fort courant en faveur d'une intégration régionale européenne comme base de l'organisation de l'économie mondiale, on n'envisage cette intégration que sur la base d'une coopération intergouvernementale. Or le Congrès de Munich aurait pu envisager la mise en place d'une organisation ad hoc sous la forme d'un Bureau européen d'Agriculture. Il est prévu que les attributions de celui-ci seraient exclusivement consultatives98 mais on craint que les participants au Congrès ne décident de le doter de pouvoirs plus étendus et par exemple du même ordre que ceux indiqués dans la résolution de Westminster. Un autre facteur important explique le caractère prématuré de cette initiative elle marque la volonté d'une approche fonctionnelle et sectorielle des problèmes économiques européens. Une telle orientation n'est pas jugée désirable en 1949 et on reste fermement attaché à une approche globale qui fait considérer le secteur agricole comme un secteur marginal. Pour ce qui est de la position des organisations professionnelles, on peut affirmer qu'elles ne sont pas encore acquises aux idées européennes, même si certains de leurs membres sont incontestablement des européens convaincus dès cette époque. G. Roschmann en est conscient lorsqu'il écrit que « l'attitude de refus, prise par certaines personnalités qui parlaient pour diverses associations professionnelles, est inspirée par une certaine ligne de conduite politique s'opposant aux efforts pour l'union des Etats européens »99. Ce n'est qu'à partir de 1950 que se développera leur sentiment européen et que ces organisations seront disposées à accepter certaines formes de coopération agricole sur une échelle européenne. Conclusions
Le projet de réunir un Congrès européen d'Agriculture à Munich
en novembre 1949, parce que son principal but était de jeter les bases d'une politique agricole européenne, peut être considéré comme la première tentative concrète en vue de la réalisation d'une communauté agricole européenne. Bien que cette initiative européenne et allemande ait échoué pour des raisons complexes, à la fois d'ordre politique et économique, elle n'en est pas moins riche d'enseignements. Cet échec fait ressortir que, si les idées européennes connaissent une vogue: incontestable sur le plan politique, leur application sur le terrain économique est loin d'être admise et ce, à l'intérieur 98. Lettre de Von Bressensdorf à Mansholt du 6 septembre.
99. Lettre de Roschmann à Rebattet du 10 novembre.
même du Mouvement européen au sein duquel des divergences entre les différents groupes paralysent toute action communautaire. Les organisations professionnelles regroupées dans deux organisations internationales qui ont des approches contradictoires des problèmes agricoles européens ne sont pas animées d'un esprit européen notable. Il n'existe pas de collaboration et de volonté réelle de coordination de leur action entre ces groupes de pression dominés par des personnalités qui imposent leur stratégie à l'ensemble ou à une partie du groupe. La fidélité au libéralisme économique et le désir de rétablir l'ordre économique mondial s'avèrent difficilement compatibles avec des aspirations régionales européennes, a fortiori si celles-ci se limitent à un secteur économique particulier, en l'occurrence l'agriculture. En outre, la méfiance persistante vis-à-vis de l'Allemagne de l'Ouest et des initiatives qu'elle peut prendre constitue un facteur limitant non négligeable. Néanmoins, en dépit de son issue, parce qu'il a permis un débat européen sur la question agricole européenne et mis en évidence les obstacles majeurs à toute action européenne en ce domaine ainsi que des clivages politiques et économiques, il marque une étape sur la voie de l'unification économique européenne. Il a pu faire prendre conscience des difficultés de sa réalisation pratique par la méthode fonctionnelle consistant à unir ou organiser les divers secteurs économiques indépendamment les uns des autres. Il a été en particulier un stimulant pour les organisations professionnelles puisqu'il les a poussées à s'intéresser dès la fin de 1949 à la possibilité d'une collaboration économique européenne appliquée à l'agriculture.
Gilbert NOËL.
Autour des grandes découvertes
un siècle et demi d'énigmes
et de controverses
L'histoire de la géographie, qui fait figure aujourd'hui de disci-
pline parfaitement académique et, pour beaucoup, désuète, n'a pas toujours revêtu ce caractère aimable et désintéressé. Sait-on que pendant une grande partie du XIXE siècle elle a alimenté débats, controverses et polémiques acerbes d'où arrière-pensées nationalistes et colonialistes étaient rarement absentes ? Sait-on qu'en 1936 encore Charles de La Roncière dénonçait l'Italie fasciste qui, faisant de l'histoire de la géographie une annexe de la géopolitique, n'hésitait pas à produire des portulans du XIVe siècle pour revendiquer des « droits historiques » sur le Sahara ? Imagine-t-on que, au-delà du cercle étroit des spécialistes, les gouvernements, le grand public même, aient pu s'enflammer à propos de la nationalité de Christophe Colomb ou épiloguer sur la priorité des découvertes en Afrique ou en Amérique ?
Nous voudrions évoquer un certain nombre de débats et d'« affai-
res » retentissantes qui jalonnent l'évolution d'une discipline qui fut longtemps militante, « engagée » dans le sens moderne du terme, et tout le contraire d'un inoffensif passe-temps pour érudits de province. Les navigations médiévales sur les côtes africaines
Les chroniqueurs portugais de la Renaissance et à leur suite l'his-
toire officielle (cette expression n'a rien ici de péjoratif) nous apprennent que, antérieurement au XVe siècle, nul navigateur européen ne Revue historique, CCLXVI/1
s'était aventuré dans les mers chaudes qui bordent l'Afrique occidentale. Ne répétait-on pas depuis l'Antiquité, et malgré le périple du Carthaginois Hannon, que la zone torride était infranchissable et que tout navire risquait en l'abordant d'être englouti dans un Océan en ébullition ? Aussi faut-il saluer l'effort opiniâtre des marins portugais qui, sous l'impulsion du prince Henri le Navigateur, s'avancent méthodiquement le long des côtes de Mauritanie, du Sénégal et atteignent le fond du golfe de Guinée en 1470. On a montré en particulier l'importance du cap Bojador, véritable « verrou donnant accès à la zone torride et dont le franchissement par Azurara en 1434 réduisait en poussière vingt siècles de traditions cosmographiques fantaisistes1. Mais les Portugais étaient-ils bien les premiers dans ces parages ?
Sans remonter jusqu'à Hannon qui a certainement dépassé le cap Vert cinq siècles avant J.-C., ne peut-on leur trouver des prédécesseurs plus proches, aux XIIIe et XIVL siècles, par exemple ? La question se pose dès le XVIIe siècle alors que les puissances européennes cherchent des titres irréfutables pour justifier leurs premières acquisitions coloniales. C'est ainsi qu'en 1669 un publiciste à la solde de Colbert, Villault de Bellefonds, affirme en s'appuyant sur des documents impressionnants que dès le XIVC siècle des marins normands ont ouvert sur les côtes de Guinée une série de comptoirs aux noms évocateurs, Petit-Dieppe, Petit-Paris, d'où les Portugais nous ont malencontreusement évincés un siècle plus tard. Aujourd'hui (fin XVIIe siècle), ajoute Villault, les Portugais ont été à leur tour chassés par les Anglais et les Hollandais, mais les Français, « premiers possesseurs de ces côtes », se doivent « de ne pas les abandonner et d'en recueillir les profits énormes qui enrichissent les autres nations ». La thèse de Villault, largement popularisée par des voyageurs-missionnaires comme le P. Loyer (1714) ou le P. Labat (1728), est généralement acceptée par les historiens du XVIIIE siècle, d'autant plus facilement que, les archives du port de Dieppe ayant brûlé en 1694, il n'est plus possible de vérifier l'anthenticité des documents de base2.
Le débat rebondit au début du XIXE siècle alors que, après le long
entracte des guerres napoléoniennes, les Etats européens se tournent à nouveau vers les pays d'outre-mer. En 1826, le baron de Blosseville, géographe et navigateur qui devait périr naufragé au large du GroenN.B. Les titres donnés dans le texte ne sont pas repris ici. Nous regroupons habituel-
lement les références se rapportant à un même personnage ou à un même problème.
1. A. Rainaud, Le Continent austral, 1893. W. G. L. Randles, La signification cosmogra-
phique du passage du cap Bojador, Studia (Lisbonne), 1961.
2. Villault de Bellefonds, Relation des costes d'Afrique appelées Guinée, 1669. G. Loyer,
Relation du voyage du Royaume d'Issiny. 1714. J.-B. Labat, Nouvetle relation de l’Afrique occidentale, 1728.
land à l'âge de trente ans, publie un mémoire sur les Découvertes faites par les marins dieppois, qui passe à peu près inaperçu. Six ans plus tard, au contraire, le député d'Abbeville, Louis Estancelin, reprend le même sujet dans un ouvrage beaucoup plus étendu qui est à l'origine d'une belle polémique historico-politique. Pour ce fervent orléaniste, spécialiste à la Chambre des questions coloniales et maritimes, non seulement les Normands ont fréquenté les côtes de Guinée au XIVe siècle, mais ils ont dans un même élan découvert Sumatra, l'Australie et peut-être l'Amérique avec Jean Cousin dès 1488 Dans la partie « africaine » de son livre, Estancelin s'appuie essentiellement sur Villault de Bellefonds et sur Labat, tout en déplorant la destruction des archives de Dieppe. Les Recherches. d'Estancelin n'auraient sans doute connu qu'un succès d'estime dans des milieux assez restreints sans le compte rendu retentissant que d'Avezac en donnait dans le Bulletin de la Société de Géographie de Paris peu de temps après leur parutions. Haut fonctionnaire du ministère de la Marine et géographe érudit, d'Avezac affirmait péremptoirement « C'est une vraie dérision que de mettre encore aujourd'hui sur le compte des Portugais les premières reconnaissances au long des côtes occidentales d'Afrique. » Moins prudent qu'Estancelin, d'Avezac voyait des Normands précédant les Portugais pratiquement sur toutes les mers du monde et n'émettait pas le moindre doute sur l'authenticité des voyages des Béthencourt, Cousin, Gonneville et autre Parmentier. Une telle assurance émanant d'un spécialiste écouté emporte l'adhésion de la plupart des érudits européens et le grand Humboldt lui-même dans son Examen critique de l'histoire de la géographie du Nouveau-Continent (1836) tient pour un fait acquis la priorité des navigations françaises, au moins sur les côtes africaines. Un seul historien ose relever le défi et défendre l'honneur de ses compatriotes bafoués le vicomte de Santarem.
Si ce diplomate portugais, exilé à Paris mais qui a gardé de bonnes
relations avec son gouvernement, entre en lice, c'est pour des raisons politiques beaucoup plus que scientifiques. En 1838, en effet, éclate entre la France et le Portugal un incident diplomatique ;à propos de la possession du territoire de la Casamance. Face aux prétentions françaises, Santarem est chargé par le gouvernement de Lisbonne de présenter un Memoria sobre a prioridade dos descobrimentos portugueses qui demande le rattachement dudit territoire à la Guinée-Bissau. La version française, considérablement élargie, qui paraît en 1842* 3. L. Estancelin, Recherches sur les voyages et découvertes des navigateurs normands.
1832. P. D'Avezac, Anciennes navigations des Normands en Afrique, aux Indes et en Amérique, Bull. Soc. Géo. Paris, 1832.
4. V. de Santarem, Recherches sur la priorité de la découverte des pays situés sur la côte d'Afrique au-delà du cap Bojador. 1842.
est une réponse à Estancelin, mais aussi à d'Avezac et à Humboldt, coupable de s'être laissé séduire par l'argumentation française. Santarem n'a pas de mal à montrer que Villault de Bellefonds est la seule « source des revendications françaises et que depuis plus d'un siècle les historiens ont été incapables d'apporter la moindre preuve tangible. Pourquoi les archives de Rouen, à défaut de celles de Dieppe, ne conservent-elles aucune trace des prétendues relations régulières entre la Normandie et la Guinée, de 1365 à 1410 ? Comment se fait-il que les cartes antérieures aux années 1430-1440 (et en particulier le fameux Atlas Catalan de 1375) n'indiquent rien au-delà du cap Bojador ? Et pourquoi les cartes postérieures présentent une nomenclature purement portugaise, y compris les portulans de l'Ecole dieppoise en plein XVIe siècle ? En conclusion, Santarem rejette totalement la théorie de la « priorité normande », comme il repousse la possibilité de toute autre navigation non portugaise en Afrique avant 1480.
Le débat est-il clos ? Sans doute certains membres de la Société
de Géographie, comme le baron Walkenaer, sont-ils ébranlés par la démonstration de l'historien portugais, mais par contre la combativité de d'Avezac reste entière. La Notice des découvertes. (1845)5 est une réponse cinglante à Santarem, qualifié aimablement d'« homme d'Etat aussi distingué par son érudition que par sa courtoisie ». Loin de renoncer aux thèses françaises, d'Avezac les perfectionne et montre que les côtes de Guinée ont été visitées non seulement par les Normands mais encore par des Arabes, des Italiens (les frères Vivaldi à la fin du XIIIe siècle), des Catalans (Jaime Ferrer en 1346), des Espagnols. antérieurement aux marins de Henri le Navigateur. Après la mort de Santarem (1856) et quelques années d'accalmie, l'affaire repart de plus belle sous le Second Empire lorsque Pierre Margry, archiviste au ministère de la Marine, donne ses Navigations françaises. du XIV au XVIe siècles (1867), redoutable arsenal où la France peut puiser des « titres » propres à justifier n'importe quelle annexion coloniale. Parmi bien d'autres « documents », Margry produit le récit d'un Jehan le Roanais qui relate avec force détails la création entre 1364 et 1370 des comptoirs de Petit-Dieppe, Petit-Paris et Petit-Roan pièce providentielle, on le conçoit, bien faite pour confondre les incrédules. Et des historiens aussi avisés que Vivien de Saint-Martin (1873) et Gaffarel (1888)6 se laissent bien volontiers convaincre. Il faut attendre l'ouvrage fondamental de La Roncière, Découverte de l'Afrique au Moyen Age (1925), pour que la supercherie soit dévoilée les ana5. P. d'Avezac, Notice des découvertes faites au Moyen Age dans l'océan Attantique, anté-
rieurement aux grandes exptorations portugaises, 1845.
6. Vivien de Saint-Martin, Hisioire de la géographie, 1973. P. Gaffarel, Les Français au-
delà des mers. 1888.
chronismes et les erreurs de faits montrent qu'il s'agit d'un faux; le style du « document », surtout, évoque davantage le genre « troubadour cher aux historiens romantiques que la véritable langue du XIVe siècle. Ainsi se trouve pour la première fois réalisé l'accord entre les historiens français et les successeurs de Santarem qui, comme J. Cortesâo7, n'ont jamais capitulé. Il est vrai qu'en 1925 la France n'a plus à justifier sa présence sur les côtes de Guinée. Il n'est pas certain que la cause soit définitivement entendue malgré les mises en garde de Th. Monod et de R. Maunys qui affirme « Les navigations dieppoises au XIVe siècle. ne sont ni « douteuses », ni « hypothétiques ». elles sont un mythe. Par contre, l'authenticité des navigations des Génois et des Catalans est très probable bien que, par leur issue malheureuse, elles aient peu contribué aux progrès de la géographie.
Les rivalités coloniales du XIXE siècle ont entraîné bien d'autres
polémiques scientifico-politiques qu'il serait fastidieux d'énumérer. Rappelons pourtant l'affrontement entre historiens belges et portugais à propos de la possession de l'Afrique centrale vers 1880. A. J. Wauters, géographe et futur directeur de la Compagnie du chemin de fer du Congo, appuie la politique de Léopold II en montrant que le centre du continent est un no man's land géographique où aucun peuple européen n'a de droits historiques. Les Portugais au contraire, avec L. Cordeiro, soutiennent que les fleuves et les lacs qui figurent sur les cartes dès le XVIe siècle, loin d'être fantaisistes, sont le fruit d'explorations effectives faites par leurs ancêtres au départ de l'Angolao.
Qui a découvert l'Amérique ?
C'est la question que pose très sérieusement Paul Gaffarel, ancien
normalien, agrégé d'histoire, dans l'introduction de la thèse qu'il soutient en 1869 sur les Rapports de l'Amérique et de l'ancien continent avant Christophe Colomb, puis dans l'ouvrage qu'il consacre au même sujet un quart de siècle plus tard (1892)10. Il est vrai que des doutes 7. J. Cortesao, Descobriram os Franceses, antes de Nos, a Guiné, o Cabo da Boa Esperança e o Caminho maritimo para a India ?, Bol. Agenc. Geral. Col., 1925.
8. R. Mauny, Les prétendues navigations dieppoises à la côte occidentale d'Afrique au XIVe siècle, Bull. IFAN, 1950. Th. Monod, Un vieux problème les navigations dieppoises sur la côte occidentale d'Afrique au XIV- siècle, Bull. IFAN, 1963.
9. L. Cordeiro, L'hydrographie africaine au XVI- siècle d'après les premiers explorateurs portugais, 1878. A. J. Wauters, L'Afrique centrale en 1522, Bull. Soc. Bel. Géo., 1879 Le Congo et les Portugai: ibid., 1883.
10. P. Gaffarel, La découverte de l'Amérique depuis les origines jusqu'à la mort de Christophe Colomb, 1892.
planent depuis très longtemps à ce propos et que Gomara, un des premiers historiens de Colomb, écrivait dès 1552 « Ce qui est sûr, c'est que nous ne saurons jamais quand et par qui le Nouveau Monde a été vraiment découvert. »
Très méthodiquement, Gaffarel considère les rapports anciens
Amérique-Nouveau Monde sous trois aspects le Mythe, la Tradition, l'Histoire. Le Mythe, bien sûr, c'est d'abord la légende de l'Atlantide, ancien « pont » qui permettait le passage entre des terres aujourd'hui séparées par l'Océan. Les Incas et les Aztèques d'une part, les Etrusques, les Egyptiens, les Ibères de l'autre, ne sont-ils pas les descendants du même peuple des Atlantes ? Si la fable est vraie, l'Amérique n'a pas à être « découverte », mais simplement « redécouverte » par ceux qui suivront les enseignements transmis par les prêtres égyptiens à Solon, puis à Platon. Avec l'Antiquité gréco-latine, on passa du Mythe à la Tradition. Les traditions anciennes de peuples aussi différents que les Juifs, les Phéniciens, les Grecs, les Romains. ne se réfèrent-elles pas à de mystérieuses terres occidentales, îles Fortunées, Hespérides, îles des Bienheureux ? Et le Moyen Age occidental n'est-il pas rempli d'îles fabuleuses, Antilia, Brasil, Sept-Cités, que des navigateurs celtes, comme saint Brandan en quête du Paradis terrestre, ont essayé d'atteindre ? On retrouve dans les chroniques ou les traditions orales des Germains, des Basques, des Celtes, des Irlandais, des Arabes le souvenir de lointains voyages vers les pays du Couchantl.
Enfin, sur le terrain plus solide de l'Histoire, apparaissent des
découvreurs collectifs, les Vikings (Xe siècle), ou des navigateurs solitaires comme les frères Zeno (XIVe siècle). Puis, au XVe siècle, et à mesure que l'on approche de la date fatidique de 1492, les candidats à la « pré-découverte » se multiplient capitaines fameux ou pauvres pêcheurs poussés par des vents contraires, tous ont leurs partisans enthousiastes, acharnés à détruire la réputation de Chistophe Colomb. Au moment où Gaffarel écrit, la théorie de la découverte de l'Amé-
rique par les Northmans est déjà une vieille affaire. Dès 1705, le savant danois Torfœus12 exhume d'antiques sagas décrivant les navigations des Scandinaves au Groenland et au Vinland. Au début du XIXE siècle, le goût romantique pour le folklore et l'histoire profonde des peuples entraîne à nouveau les érudits sur cette voie et C. C. Rafn dans ses Antiquitates Americanae (1837) démontre que le Vinland découvert par ses compatriotes aux Xe et XIe siècles correspond au nord-est des 11. Déjà abordé par d'Avezac (Les îles fantastiques de l'océan occidental au Moyen Age,
1845), le problème a été renouvelé par W. H. Babcock (Legendary Istands of the Atlantic. 1922.).
12. Torfaeus, Gronlandia et Vinlandia antiqrta, 1705.
actuels Etats-Unis. Peu après Gaffarel, un Normand, Gabriel Gravier, secrétaire de la Société normande de Géographie, s'appuyant sur les documents publiés par Rafn, et sur les travaux critiques de MalteBrun, d'Avezac, Humboldt, Brasseur de Bourbourg et Beauvois, reprend cet épisode particulièrement brillant de l'expansion normande. Mais à lire Gravier, on a l'impression d'une sorte de permanence du Xe au XV. siècle, comme si les marins de Dieppe, de Rouen ou de Honfleur, contemporains de Louis XI, étaient les successeurs directs des farouches Vikings13 En 1881, le chapitre de la pré-découverte de l'Amérique est tellement achalandé que l'Américain P. B. Watson peut y consacrer une bibliographie spécialisée. Et depuis Nansen (1911) jusqu'à F. J. Pohl (1954), l'épopée des Vikings n'a cessé de passionner les historiens14.
Sur l'affaire du Vinland, vient se greffer la soi-disant navigation
des frères Zeno, épisode précieux pour les historiens du XIXe siècle, car il semble montrer une continuité dans les voyages outre-Atlantique, depuis les Normands jusqu'à Colomb en passant par les marchands italiens et les pêcheurs bretons et basques. En 1558, Nicolô Zeno fait paraître à Venise la relation d'un voyage que ses ancêtres, Antonio et Nicolô, auraient effectué en 1380 dans l'Atlantique Nord. Poussée par la tempête, la flotille des Zeno touche une série d'îles étranges (Frisland, Icaria) et, au-delà de l'Engroneland (Groenland), deux terres encore plus mystérieuses, Estotiland et Drogeo, que les historiens assimilent respectivement aux Helluland et Vinland d.es Vikings, c'est-à-dire le Labrador et Terre-Neuve. La plupart des spécialistes qui, comme Humboldt, Peschel, Vivien de Saint-Martin, ont exercé leur sagacité sur le texte et la carte qui l'accompagne, ont conclu à la parfaite authenticité des documents. La supercherie a été révélée en 1898 par F. W. Lucas15 qui a montré comment Zeno avait dessiné la carte, à partir de données réelles, mais en déplaçant systématiquement en latitude un certain nombre de terres authentiques Islande, Shetland, Feroé.
Le XIXE siècle à la suite des romantiques, se passionne pour le
héros incompris, pour l'individu hors du commun, dont l'action infléchit durablement le destin de l'Humanité. Pour cela, à un événement 13. Malte-Brun, Hi.stoire de la géographie, 1810. E. Beauvois, Découvertes des Scandi-
naves en Amérique du Xe au XIII- siècles fragments de sagas islandaises, traduites pour la première fois en Français, 1859. G. Gravier, Découverte de l'Amérique par les Normands au Xe siècle, 1874.
14. P. B. Watson, Bibliography of the pre-columbian discovertes of the America, 1881. F. Nansen, In Northen Mists, 1911. F. J. Pohl, La découverte de 1'Amérique par les Vikings, 1954 (trad.).
15. F. W. Lucas, The Annals of the voyages of the brothers N. and A. Zeno in the north
Atlantic, 1898.
aussi décisif que la découverte de l'Amérique, on cherche un responsable moins anonyme que les Vikings, moins incertain que les frères Zeno. Les rivalités nationales et coloniales s'ajoutant à l'exaltation des gloires du passé, la plupart des Etats européens présentent leurs champions les Flamands ont Van Olmen, les Polonais J. de Skolno, les Espagnols Pinzôn, les Français Jean Cousin, les Anglais Thomas Lloyd ou Llyde. Quant aux Portugais, ils n'ont pas moins de trois candidats Teive en 1452, Joâo Vaz Corte Real en 1472, F. Telles en 1474 il est vrai que pour eux les Açores constituent une excellente base de départ. Seuls les Italiens semblent se contenter de la théorie traditionnelle qui attribue la découverte de l'Amérique à. Christophe Colomb.
Examinons quelques « candidats ». Van Olmen, que les Portugais
appellent Dulmo, reçoit en 1486 privilège du roi du Portugal Joâo II pour découvrir une des terres que les portulans de l'époque situaient dans l'Atlantique, l'île des Sept-Cités. Certains historiens portugais, comme J. Cortesâo16, estiment que l'expédition de Van Olmen a pu atteindre la côte américaine en 1487, avant de succomber corps et biens. Et aux historiens qui s'étonnent du silence des textes, les Portugais opposent la politica de sigilo, la politique du secret qui inspirait les souverains lusitaniens dans leurs entreprises maritimes.
Les prétentions de J. Skolno semblent plus sérieuses. Le voyage
océanique d'un certain J. Scolvo (ou Scolnus) est signalé par plusieurs textes des XVIe et XVIIIe siècles, indépendants les uns des autres, ce qui plaide en faveur de leur authenticité. L'historien espagnol Gomara parle en 1552 d'un pilote nommé Scolvo qui aurait guidé une expédition norvégienne au Labrador en 1597, le Hollandais Wytfliet précise la date du voyage (1476), la nationalité du pilote (polonais), ainsi que les terres atteintes (Labrador et Estotiland). En 1671, Georges Horn ajoute qu'il s'agit d'un Polonais au service du roi Christian 1er de Danemark, ce qui expliquerait que certains fassent de Scolvo un Polonais et d'autres un Danois. Au début du XIXE siècle, l'historien polonais J. Lelewel, qui travaille à l'émancipation de son malheureux pays, exhume Scolvo et en fait un héros national17. Pour lui, comme pour son contemporain le Danois Malte-Brun, la découverte de l'Amérique du Nord par Scolvo (qui est devenu Szkolny) ne fait aucun doute et Humboldt lui-même est ébranlé (Examen critique. 1836). Pour l'hypercritique Harrisse (1892)18 le voyage, dans la tradition des expéditions scandinaves vers le Groenland, est tout à fait 16. J. Cortesâo, The pre-columbian discovery of America, Geo. J., 1937.
17. Gomara, Historia de las Iredias, 1552. Wytfliet, Descriptionis Ptolemaicae Augmentum,
1597. G. Horn, Ulyssea, 1671. J. Lelewel, Geographie du M. A., 1852.
18. H. Harrisse, The discovery of North-America, 1892.
possible, bien que les archives de Copenhague soient muettes à son sujet (le secret ?). Plus près de nous, Scolvo a trouvé un ardent défenseur en la personne de l'historien danois Sofus Larsen (1925)10 qui croit à sa participation à l'expédition Pining-Pothorst sur les côtes du Groenland, et peut-être du Labrador, vingt ans avant Colomb. De toutes façons, le souvenir des expéditions des Vikings demeure vivace dans les royaumes scandinaves du XVe siècle et Colomb lui-même en aurait peut-être recueilli quelque écho lors de son hypothétique voyage en Islande en 1477. A moins que, comme l'affirme le Péruvien L. Ulloa2O, qui ne semble avoir convaincu personne, Scolvus ne soit autre que. Colomb (Scolvus ou Scolnus serait une déformation de Kolonus). Quant à la légende de la découverte polonaise de l'Amérique elle a été définitivement ruinée par le meilleur spécialiste polonais de l'entre-deux guerres, Boleslaw OlszewiCZ21.
Les titres de Jean Cousin à une pré-découverte de l'Amérique qua-
tre ans avant Christophe Colomb sont beaucoup plus légers puisque nous ne disposons ici que d'une seule source, et tardive, l'histoire de Dieppe de Charles Desmarquets (1785)22. D'après ce mémorialiste, Jean Cousin, capitaine dieppois, aurait réalisé en 1488 un magnifique coup double découverte du Brésil dans la région du fleuve Marafion et retour en Europe après une incursion dans l'océan Indien. Ainsi, le même homme aurait précédé Colomb en Amérique et Vasco de Gama sur la route des Indes Tout en reconnaissant que l'œuvre de Desmarquets est pleine d'erreurs et fort sujette à caution, les historiens de la Restauration, d'Avezac et Estancelin, acceptent sans trop de difficulté la thèse Cousin. Leurs successeurs, Margry et Gaffarel, font de même, bien qu'avec quelques réserves, et reçoivent en 1894 le secours inattendu d'un Anglais, le capitaine Gambier23. Mais les Français se heurtent au front pour une fois uni des Portugais, qui ne connaissent que Vasco de Gama et Cabral, et des Italiens, avocats intransigeants de Colomb. Les Espagnols ne sont pas étrangers au débat, dans la mesure où, toujours en suivant Desmarquets, le second de Cousin n'était autre que Vicente Yanez Pinzôn, futur commandant de la Nina, lors du premier voyage de Colomb. Dès lors le roman d'aventures se précise « Non seulement Cousin a découvert l'Amérique, mais c'est: en utilisant les secrets livrés par Pinzôn que Colomb 19. S. Larsen, The discovery of North-America twenty years before Columbu.s, 1925.
20. L. Ulloa, Christophe Colomb catalan, 1927. Ainsi, comble de subtilité, l'auteur de la « pré-découverte » serait Colomb lui-même
21. B. Olszewicz, Jean de Kolno, prétendu précurseur de Colomb, Rev. Pol. Géo., 1933.
22. Ch. Desmarquets, Mémoires chronologiques pour servir à l'histoire de Dieppe et à celle de la navigation française, 1785.
23. Cap. Gambier, T'he discovery of America, Fornightly Rev., 1894.
a pu y aborder à son tour »z6. Pourtant, l'historien espagnol le mieux informé de l'époque, Fernandez Dur025, hésite à accepter cette version, tandis que le spécialiste de la marine française, Charles de La Roncière%6, décortique le texte de Desmarquets et signale les inexactitudes dont il est truffé confusion de personnes, erreurs de dates et de faits (ainsi, on veut faire de Cousin l'élève du cartographe dieppois Descelier, qui a vécu trois quarts de siècle plus tard !). Au début du XXe siècle, Cousin n'a trouvé que deux défenseurs le bon abbé Anthiaume, chroniqueur de la marine normande (1916), et Gabriel Hanotaux, chantre de la plus grande France (1929)27.
En 1938, l'Allemand R. Hennig reprend l'ensemble du dossier des
navigations précolombiennes et conclut à la supercherie de Cousin ou plutôt de Desmarquets. Cela n'empêche pas J. Mauclère de remporter en 1942 le plus vif succès en réhabilitant Jean Cousin. Il est vrai qu'on est en pleine « révolution nationale p et que les temps difficiles sont propices à l'exhumation des gloires du passé28. D'ailleurs, derrière les Normands, les Français ont en réserve les Basques, les Rochelais et les Bretons qui revendiquent la découverte de Terre-Neuve un siècle avant les Cabot et les Corte-Real. Et dès le XVIIe siècle un juriste bordelais, Cleirac (Us et coutumes de la mer, 1647), affirme que le fameux pilote inconnu « lequel porta la première nouvelle à Christophe Colomb et lui donna la cognaissance et l'adresse de ce nouveau monde fut un de nos Basques Terre-Neufvier ».
Il est certain que les Européens ne sont pas les seuls à se préva-
loir de la découverte de l'Amérique avant Colomb. Déjà soutenue à la fin du XVIIIe siècle par de Guignes, mais rejetée par Humboldt et par Klaproth, la thèse chinoise conserve ses partisans. En 1885, E. P. Wining (An inglorious Columbus) croit pouvoir affirmer que la côte ouest du Nouveau Monde a été atteinte dès le Ve siècle de notre ère par deux moines bouddhistes, puis à nouveau au VIIIe. La terre de Fousang dont parlent certaines chroniques chinoises ne serait autre que l'Alaska ou la Californie. Les Africains eux-mêmes ont leurs partisans et Leo Wiener29 imagine que certains empires guinéens du XIVe siècle ont pu envoyer des expéditions maritimes vers l'Ouest. 24. Ch.-A. Julien, Les voyages de découverte et les premiers établissements, 1948.
25. C. Fenández Duro, La leyenda de Cousin y de Pinz6n como descubridores de América,
Bol. Real Acad. Hist., 1896.
26. Ch. de La Roncière, Les navigations françaises au XV- siècle, Bull. Géo. Hist. et Desc.,
1895.
27. A. Anthiaume, Cartes marines, constructions navales, voyages de découvertes chez les
Normands. 1916. G. Hanotaux, Histoire des colonies françaises, Introduction, t. I, 1929. 28. R. Henning, Terrae Incognitae, IV, 1938. J. Mauclère, Caravelles au large. Le véri-
table découvreur de l'Amérique J. Cousin, marin dieppois, 1942. Voir aussi, L. D. Scisco, Precolumbian discovery by the Basques, 1924.
29. L. Wiener, Africa and the discovery of America, 1922.
Certaines découvertes tout aussi anonymes, ont pu laisser quelques traces cartographiques l'identification de la terre Otinticha sur la carte d'Andrea Bianco (1448) fit couler beaucoup d'encre à la fin du XIXE siècle. Plusieurs historiens crurent y voir, non une île imaginaire, mais une pointe avancée du Brésil qu'un navire portugais, poussé par la tempête, aurait aperçue l'année précédente., Repoussée par l'Italien Errera, l'identification est admise par J. Cortesâo (1937)30.
Remarquons, pour conclure, que tous ces débats sur les « priori-
tés », qui ont à la fois empoisonné et enrichi l'historiographie des découvertes, révèlent moins le désir de rechercher la vérité que la volonté de confirmer des thèses flatteuses pour l'amour-propre national.
Christophe Colomb a-t-il existé ?
Au moment où certains cherchent à « démolir Colornb, d'autres
s'efforcent de l'annexer. Conscients de la fragilité des hypothèses qui font du voyage de 1492 non un point de départ, mais un aboutissement, beaucoup d'historiens croient plus commode d'enrôler le grand Génois sous telle ou telle bannière nationale. Leur tâche est facilitée par la rareté et l'imprécision des documents ainsi que par le flou de la notion de nationalité au XVe siècle, et l'abondance des patronymes Colombo dans tous les pays méditerranéens. Notons que la plupart des auteurs qui s'interrogent sur la patrie de Colomb discutent aussi sa date de naiasance à plusieurs reprises, à l'occasion d'événements précis, Colomb donne son âge, mais on parvient à des résultats contradictoires lorsque on veut en déduire sa date de naissance H. Vignaud ne: recense pas moins de 16 dates différentes entre 1430 et 145681
En Italie même, où l'esprit de clocher est très fort, une dizaine
de localités ligures (dont Savone est la mieux placée) disputent à Gênes l'honneur d'avoir vu naître le célèbre navigateur. Et nous ne disons rien des villes d'autres régions italiennes qui revendiquent le même privilège les plus souvent citées sont Plaisance, Novare, Milan, Modène. Après 1870-1880, le nationalisme exacerbé des historiens fait tour à tour de Colomb un Espagnol, un Portugais, un Savoyard, un 30. H. Yule Oldham, A pre-columbian discovery of America, Geo. J., 1895. C. Errera, Della carta di A. Bianco del 1448 e di une supposta scoperta del Brasile nel 1447, Mem. Soc. Geo. Ital., 1895. J. Cortesâo, The pre-columbian. 1937.
31. H. Vignaud, Etudes critiques sur la vie de Colomb avant ses découvertes, 1905.
Suisse, un Français, un Grec, un Juif, un Scandinave, un Anglais. mais il s'agit le plus souvent d'hypothèses fantaisistes, sans base documentaire sérieuse. Des notaires, des généalogistes, des linguistes, des prêtres prennent parfois le relais des historiens et un argument fréquemment avancé est que Colomb connaît mal l'italien, ce qui permet évidemment de lui attribuer toute autre nationalité
En 1880, un digne ecclésiastique corse, l'abbé Casanova, croit pou-
voir affirmer que Christophe Colomb est originaire de Calvi, donc à la fois Italien et Français puisque la Corse a appartenu à Gênes jusqu'en 1768. L'historien américain Harrisse, qui peut être considéré comme neutre dans ces querelles entre nations européennes, réfute vivement la thèse de Casanova (1883). Mais l'opinion publique française s'enflamme, une campagne de presse se développe et le ministre de l'Instruction publique, René Goblet (1885-1886), s'apprête à faire ériger une statue de Colomb sur une place de Calvi L'affaire rebondit en 1888 avec l'ouvrage d'un autre prêtre, l'abbé Peretti C. Colomb, f rançais, corse et calvais, réfuté par un de ses compatriotes, l'abbé Casabianca (1889), et à nouveau par Harrisse (1890). Entre-temps, Harrisse a pulvérisé la théorie de Peragallo, partisan de l'origine savonaise de Colomb. De la thèse corse, qui a connu un bref renouveau en 1937, il ne reste qu'une plaque apposée sur une maison de Calvi « Ici est né en 1441 Christophe Colomb ». Les deux indications sont fausses Certains historiens français, comme d'Avezac (1873), se plaisent aussi à entretenir l'illusion que Colomb pourrait être de la même famille que l'amiral-pirate de Louis XI, Guillaume de Casenove, dit Coullon le Vieux, et que les Italiens appellent Colombo. Le propre fils du découvreur, Ferdinand, ne déclare-t-il pas dans ses Historie que son père comptait des amiraux parmi ses ancêtres ? Et l'hagiographe Roselly de Lorgues (1878) croit même savoir que ce Colombo était le grand oncle du navigateur32.
Aussi peu crédibles sont les thèses espagnoles qui font de Colomb
soit un Galicien, soit un Catalan. La « bombe » galicienne éclate en 1899 lorsque l'historien Garcia de la Riega lance son Cristobal Colón Espanol ? et présente des documents trouvés dans les archives de Pontevedra attestant l'existence dans cette ville, au XVe siècle, de familles Colén et Fonterosa (nom de jeune fille de la mère de Colomb). Pourtant, les « documents de Pontevedra ne résistent pas à l'examen 32. M. Casanova, La vérité sur l'origine et la patrie de Christophe Colomb, 1880. H. Har-
risse, C. Colomb et la Corse, 1883. J. Peretti, C. Colomb, français, corse et calvais, 1888. L.-M. Casabianca, Le berceau de Colomb et la Corse, 1889. H. Harrisse, C. Colomb, les corses et le gouvernement français. P. Peragallo, Origine, patria e gioventù di Cristoforo Colombo, 1886. Ch. de Giafferi et R. Le Gentil, Le secret de C. Colomb, 1937. P. d'Avezac, Canevas chronologique de la vie de C. Colomb, 1873. A. Roselly de Lorgues, Vie et voyages de C. Colomb, 1878.
de paléographes renommés, dont les conclusions négatives sont résumées par Altolaguirre en 1924. La thèse galicienne connaît néanmoins un certain succès en Amérique du Sud et chez certains historiens espagnols mineurs. Pour faire cesser la controverse, la Real Academia de Historia de Madrid réunit une commission de savants éminents qui concluent unanimement en 1928 à la falsification33. La thèse catalane doit son succès à l'assurance et à l'ingéniosité de ses promoteurs. Luis Ulloa voit en Colomb le fils d'un corsaire catalan qui, sous le nom de Scolnus, aurait découvert l'Amérique (le Labrador) dès 1477, mais qui, tenu par le secret, n'aurait rien révélé de ce premier voyage. Contrairement à la thèse galicienne, la thèse catalane ne repose pas sur des textes, falsifiés ou réels, mais sur des analogies linguistiques, des astuces de raisonnement, une extrême habileté à triturer les documents. Plus convaincante est l'affirmation que Colomb a pu tirer une partie de ses idées du philosophe catalan Ramon LulI. Les épigones de Ulloa renchérissent, et Carreras i Valls enrôle sous la bannière sang et or non seulement Colomb mais encore Joan Cabot. Après la deuxième guerre mondiale, la théorie de la « catalanité » est reprise partiellement par Salvador de Madariaga Colomb (ou plutôt Colom) serait un Juif, d'origine catalane, mais dont les grands-parents auraient émigré sur la côte ligure, ce qui expliquerait, entre autres choses, que Colomb n'ait bien connu ni l'italien, ni le castillan. Acceptée, malgré sa trop grande ingéniosité, par J. Amsler et par bien d'autres, la thèse « juive », qui éclaire un certain messianisme chez Colomb, est formellement rejetée par M. Mahn-Lot34.
Contre ce déchaînement de théories et de passions, l'« italianité »
de Colomb est fermement défendue par les positivistes Harrisse et Vignaud, qui s'en tiennent aux textes, et bien sûr par les historiens italiens. Déjà en 1892, à l'occasion du quatrième centenaire de la découverte, l'admirable Raccolta di documenti met à la disposition du public un ensemble très convaincant de documents sur Colomb et sa famille. Malgré cela, périodiquement, les Italiens sont obligés de défendre leur héros et d'apporter de nouvelles preuves ainsi en 1931, Cristoforo Colombo. Documenti e prove della sua appartenza a Genova, et vingt ans plus tard les Studi Colombiani (1952). Ces recueils permettent de reprendre pied sur terre car, à la limite, on ne sait plus trop qui est Colomb. Sa personnalité éclate n'y aurait-il pas deux 33. G. Garcia de la Riega, Cristabal Colon Espanot ?, 1899. A. de Altola.guirre, Colon espanol ? Estudio his;torico-critico, Bol. R. Soc. Geo., 1924.
34. L. Ulloa, Christophe Colomb catalan, 1927. La genèse de la découverte de l'Amérique d'après des documents récemment retrouvés la pré-découverte faite par Colomb en 1477, La Géo., 1928. R. Carreras i Valls, La descoberta d'Amèriea (Ferrer, Cabot i Colom), 1928. S. de Madariaga, Christophe Colomb, 1951 (trad.). J. Amsler, Histoire universelle des explorations. La Renaissance, 1959. M. Mahn-Lot, Christophe Colomb, 1960.
ou plusieurs individus de ce nom ? Luis Ulloa (encore lui !) va jusqu'à prétendre que le Colom qui a découvert le Nouveau Monde n'a rien de commun avec le Cristoforo Colombo né à Gênes. Après son voyage de 1477, Colom aurait changé son prénom de Joanes en Christo f erens à la fois pour faire oublier son passé de pirate et pour affirmer le caractère divin de sa mission (Christophe = Porte-Christ)35. Gloires usurpées et idoles déboulonnées
Certains pays ont quelques difficultés à démontrer leur partici-
pation directe et effective à l'entreprise des découvertes. Qu'à cela ne tienne on va exalter, voire fabriquer, une nouvelle catégorie de héros, les initiateurs ou les précurseurs, qui ne sont pas d'obscurs marins plus ou moins ignorants, mais des savants géniaux qui, du fond de leur cabinet, ont « imaginé les terres nouvelles, laissant à d'autres le soin de vérifier leurs hypothèses cosmographiques. C'est le rôle imparti dans l'Allemagne bismarkienne à un aventurier ingénieux qui devient un champion national, Martin Behaim.
Ascension et chute du chevalier Martin Behaim. De Martin
Behaim, nous ne savons pratiquement que ce qu'il dit sur lui-même et ce que le chroniqueur portugais Barros ajoute dans sa première Décade « Martin de Bohême se glorifiait d'être le disciple de Regiomontanus, un des plus illustres astronomes, et (trouva) la manière de naviguer par la hauteur du soleil. » A partir de là, les historiens allemands imaginent que M. Behaim a introduit au Portugal, non seulement des tables astronomiques, mais encore des instruments tels que l'astrolabe ou le bâton de Jacob qui permettent de faire le point en haute mer et on l'installe allégrement à la présidence de la fameuse Junta dos Mathematicos D'autres textes habilement sollicités permettent de penser que Behaim a peut-être vu l'Amérique avant Colomb et le détroit de Magellan avant Magellan. Depuis Murr (1802) jusqu'à Ghillany (1853) et à Ziegler (1859), la légende s'amplifie pour culminer après 1890 avec S. Günther, au moment où la ville de Nuremberg érige une statue à son héros, et où Guillaume II proclame à Danzig que l'avenir de l'Allemagne est sur l'eaull8.
35. L. Ulloa, op. cit. Les querelles de « nationalité ne se limitent pas à Colomb et,
entre 1869 et 1872, on assiste à une sévère empoignade entre Allemands et Belges qui s'« arrachent littéralement Mercator (Van Raemdonck, Gérard Mercator, sa vie et ses oeuvres, 1869. A. Breusing, Gerhard Kremer, gen. Mercator, der deutsche Geograph, 1872). Une bibliographie plus complète est donnée par L. Gallois, Les géographes allemands de la Renaissance, 1890, p. 240.
36. T. von Murr, Histoire diplomatique du chev. Martin Behaim, 1802 (trad.). F. W.
Ghillany, Geschichte des Seefahrers Ritter Martin Behaim, 1853. A. Ziegler, Martitt Behaim aus Nürnberg, der geistige Entdecker Amerikas, 1859. S. Günther, Martits Behaim, 1890.
Malheureusement, les étrangers, et singulièrement les Portugais qui
se voient frustrés de la paternité de la révolution nautique, sont loin de partager l'enthousiasme des Allemands. Le reflux est proche et le coup de grâce est porté successivement par Ravenstein (1908) et par Bensaude (1912)37. C'est un géographe allemand, installé: à Londres en qualité de cartographe du War Office, qui lance les premières attaques. E. G. Ravenstein n'a pas de mal à montrer que son héros » avait une haute opinion de sa personne et que les notices qui parsèment son globe (1492), et où il décrit ses entreprises avec complaisance, sont très sujettes à caution. Elève de Regiomontanus ? Si on admet la date vraisemblable de 1459 pour la naissance de Behaim, il aurait suivi les leçons du maître à onze ou douze ans, âge bien tendre pour s'initier ;à l'astronomie nautique. Le voyage sur les côtes de Guinée ? Mais en 1483-1484, on est presque sûr que Behaim était à Nuremberg et à Anvers. Introduction au Portugal des Ephémérides de Regiomontanus ? Peut-être, mais on utilisait à Lisbonne et à Sagres depuis longtemps l'Almanach du juif Zacuto. En 1912, J. Bensaude, historien naval portugais, prend le relais de Ravenstein tout en rendant hommage aux rares historiens allemands qui, comme Peschel (1877)38, avaient émis des doutes sur le véritable rôle de Behaim. Curieusement, la bête noire de Bensaude est moins Behaim, qui après tout n'est qu'un vantard, que Humboldt qui a donné crédit à ses exagérations et propagé la thèse de la prépondérance scientifique allemande au XVe siècle. Et Bensaude s'acharne à détruire les deux « légendes allemandes » 1. Behaim aurait introduit l'astrolabe et la navigation astronomique au Portugal. 2. Behaim aurait été président de la Junta dos Mathematicos, chargée de la préparation scientifique des grands voyages outre-mer. Sur ces points, les conclusions de Bensaude sont catégoriques et n'ont d'ailleurs pas été remises en question 1. Les Portugais ont pratiqué la navigation aux :instruments le long des côtes africaines bien avant l'arrivée de Behaim au Portugal (vers 1480). 2. Les Portugais, à l'époque de Jean II (1481-1495), avaient suffisamment de savants sur place et n'avaient pas besoin de faire appel à des étrangers pour diriger leurs entreprises navales (ne repousseront-ils pas les propositions de Colomb quelques années plus tard ?).
Ainsi, l'œuvre de Martin Behaim, coryphée d'une certaine histo-
riographie germanique, a-t-elle été ramenée à ses véritables proportions qui ne sont pas médiocres le globe de 1492 demeure le meilleur 37. E. G. Ravenstein, M. Behaim. His life and his globe, 1908. J. Bensaude, L'astronomie nautique au Portugaf des grandes découvertes, 1912.
38. O. Peschel, Geschichte der Erdkunde, 1877.
résumé des connaissances géographiques des Européens à la veille de la découverte de l'Amérique.
L'af faire Toscanelli. Les Italiens sont à la fois fiers de Colomb
et jaloux de sa gloire qui a surtout profité à l'Espagne. Aussi, non contente d'avoir donné le jour au découvreur du Nouveau Monde, l'Italie revendique son héros éponyme, Americ Vespucci, ainsi que l'initiateur de la découverte, Paolo Toscanelli.
C'est dans les textes les plus anciens, l'Historia de las Indias (1552)
de Las Casas et les Historie (1571) de Ferdinand Colomb, que l'on trouve mention d'une correspondance entre Toscanelli et Colomb qui aurait été décisive dans la conception du grand dessein ». Il y aurait en fait deux lettres l'une adressée par le savant florentin Toscanelli (1397-1482) en 1474 à un conseiller du roi du Portugal, le chanoine Martins l'autre, accompagnée d'une carte, envoyée par le même Toscanelli à Colomb avant 1482. On pourrait s'étonner de voir un Portugais, citoyen d'un pays tourné vers la mer, solliciter des renseignements d'ordre cosmographique d'un savant florentin, si on ignorait que Florence était au XVe siècle un foyer actif d'études géographiques39. N'est-ce pas à Florence qu'ont été introduits les premiers manuscrits de la Géographie de Ptolémée, et n'est-ce pas sur les bords de l'Arno que se font jour les spéculations les plus hardies concernant les dimensions de l'œkoumène et les possibilités d'atteindre l'extrémité de l'Asie par l'ouest ? Déjà en 1428, un frère de Henri le Navigateur, le prince Pedro, est venu à Florence pour se documenter sur l'extension de l'Afrique au sud de l'équateur et sur l'accessibilité de la zone torride. Peut-être a-t-il déjà rencontré Toscanelli alors âgé de trente et un ans ? Il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce qu'un demi-siècle plus tard un familier d'Alphonse V l'Africain s'adresse encore au vieux savant florentin pour connaître le chemin le plus court de Lisbonne aux Indes. Dans sa lettre à Martins, on le sait, Toscanelli affirme qu'il est tout à fait possible d'atteindre Cathay par l'ouest, en passant par les îles d'Antilia et de Cipangu.
En 1871, lors d'un voyage en Espagne, l'historien Henri Harrisse
découvre à la bibliothèque Colombine de Séville une copie en latin de la fameuse lettre, sur la page de garde de l'exemplaire de l'Historia Rerum (1477), d'Aenas Sylvius, ayant appartenu à Colomb. L'authenticité de cette première lettre est donc difficilement contestable. Mais que penser de la deuxième lettre qui aurait été écrite directement par Toscanelli, savant réputé, à Colomb, obscur marchand 39. Th. Goldstein, Geography in fifteenth-century Florence, in Merchants and Scholars,
1965.
fixé à Lisbonne ? Dans ce texte, dont l'original n'a pas été retrouvé et qui n'est connu que par Ferdinand Colomb et Las Casas, Toscanelli encourageait vivement Colomb à persévérer dans son « magnifique dessein » et lui fournissait les arguments cosmographiques déjà donnés à Martins. Il est certain que la découverte de Harrisse attire l'attention des historiens sur la personnalité de Toscanelli, jusqu'alors mal connue. Et Toscanelli va trouver un défenseur enthousiaste en la personne de son compatriote Gustavo Uzielli, qui lui consacre trois ouvrages successifs en trois ans40. Reprenant une théorie esquissée par d'Avezac au Congrès de géographie d'Anvers (1871), Uzielli, après avoir étudié l'activité des milieux scientifiques florentins au XVe siècle, affirme que Toscanelli est bien le véritable « inizi.atore della scoperta » et que Colomb, son correspondant, a été un simple exécutant.
Contre cette thèse séduisante, mais qui fait sans doute la part trop
belle aux « géographies de cabinet » au détriment des navigateurs, éclate en 1900 la « bombe Vignaud ». Profitant de la tribune du Congrès des Américanistes tenu à Paris, ce diplomate américain résidant en France provoque un beau tollé en affirmant que l'ensemble de la correspondance Toscanelli est apocryphe41. Avec une ardeur de néophyte que ne tempèrent pas ses soixante-dix ans, Vignaud s'en prend vivement à la « légende dorée s de la tradition colombienne et ses arguments ne manquent pas de poids. D'abord, les lettres sont en mauvais latin et remplies de puérilités, ce qui surprend de la part d'un savant de l'envergure de Toscanelli ensuite, Colomb ne fait jamais allusion à Toscanelli et seuls en parlent ses historiens Las Casas et F. Colomb enfin, la carte qui accompagnait soi-disant la deuxième lettre, et que Colomb aurait eu intérêt à présenter aux souverains portugais et espagnols, n'a jamais été retrouvée. Colomb sort-il grandi de l'épreuve ? On pourrait le penser s'il n'y a pas eu de lettre, c'est que le grand Génois a conçu son projet seul, sans avoir besoin de s'entourer des conseils de savants étrangers. Mais la conclusion de Vignaud est tout autre et beaucoup moins flatteuse Colomb est un pauvre diable qui est parti un peu au hasard, à la recherche de quelques îles, et qui n'a prétendu avoir découvert les Indes qu'à la suite de la réussite de son premier voyage. La science dont il fait étalage est illusoire et il ne connaît les auteurs de l'Anti40. G. Uzielli, Paolo del Pozzo Toscanelli e la circumnavigazione dell'Africa. 1891. P. del P. Toscanelli iniziatore della scoperta d'America, 1892. La vita ed i tempi di P. del P. Toscanelli, Raccolta Colombiana, V, 1, 1894.
41. H. Vignaud, La lettre et la carte de Toscanelli, 1901. Mémoire sur l'authenticité de la lettre de Toscanelli, précédé d'une réponse à mes critiques, 1902. Toscanelli and Columbus. The letter and chart of Toscanelli, 1902. Le véritable « inventeur s de la théorie semble être le Péruvien Gonzalez de la Rosa, à qui Vignaud rend d'ailleurs hommage.
quité qu'à travers des compilations modernes comme l'Historia Rerum (1477) et l'Imago Mundi de Pierre d'Ailly. Las Casas et Ferdinand ont forgé de toutes pièces la théorie du « grand dessein » pour montrer que Colomb avait su s'entourer de nombreuses garanties scientifiques, dont la lettre de Toscanelli n'est qu'un exemple. Or, et toujours suivant Vignaud, loin d'être en correspondance avec les plus grands savants de l'Europe, Colomb n'aurait été renseigné sur les possibilités de découvertes vers l'ouest que par un obscur pilote anonyme, rencontré à Madère. Enfin, on aurait « inventé » divers voyages en Afrique et en Islande, antérieurs à 1492, pour accréditer l'idée d'un Colomb navigateur consommé.
La critique radicale de Vignaud provoque dans toute l'Europe
savante une violente polémique à laquelle participent la plupart des historiens de la géographie Uzielli et Lollis en Italie, Gallois en France, Ruge et Wagner en Allemagne, Markham en Angleterre. rejettent avec vigueur, mais avec des nuances, la théorie de Vignaud qui répond à ses détracteurs avec une véhémence redoublée. Le grand public s'échauffe et une bibliographie spécialisée compilée par Uzielli en 1905 ne recense pas moins de soixante-trois articles de revues et cent six contributions moins importantes parues dans des journaux non spécialisés42. Malgré une hostilité à peu près générale, Vignaud demeurera fidèle à sa position dans les nombreux ouvrages dont il inondera l'Europe jusqu'à sa mort (1922). Que reste-t-il de tant de passion ? En 1927, Norbert Sumien, ancien collaborateur de Vignaud abandonne la théorie de son maître pour adopter une solution de compromis43. Malgré l'incorrection de la langue, la première lettre de Toscanelli est authentique la seconde est certainement apocryphe. Les historiens contemporains remarquent surtout qu'on a sans doute exagéré le choc qu'a pu ou qu'aurait pu exercer une telle correspondance Colomb ne pouvait-il trouver chez Marco Polo, chez Mandeville ou dans l'Imago Mundi de Pierre d'Ailly une abondante documentation sur les richesses du Cathay et sur la proximité des Indes par l'ouest ? Ainsi, pour certains spécialistes français, Pierre d'Ailly joue le rôle que les Allemands attribuent à Behaim et les Italiens à Toscanelli, de « maître, inspirateur et guide »44. De toutes façons, le dossier Toscanelli est loin d'être fermé.
Vespucci, le mal aimé. Amerigo Vespucci est certainement le
navigateur le plus discuté et le plus calomnié de toute l'histoire des 42. G. Uzielli, Bibtiografia della polemica concernante P. Toscanelli e C. Colombo, 1905.
43. N. Sumien, La correspondance du savant florentin Paolo del Pozzo Toscanelli avec
C. Colom, 1927.
44. E. Buron, Ymago Mundi, de P. d'Ailly, 1930. Rédigée vers 1410, l'Imago Mundi n'a
été imprimée qu'en 1483.
découvertes. Depuis le XIXE siècle, la plupart des historiens se déchaînent contre lui et présentent de nombreux griefs ne s'est-il pas attribué le commandement d'expéditions dont il était simple passager ? Quel est le nombre exact de ses voyages ? Ne prétend-t-il pas avoir découvert la Terre-Ferme avant Colomb, le Brésil avant Cabral, le rio de la Plata avant Solis ? Et enfin, faute suprême, n'a-t-il pas voulu usurper la gloire de Colomb en faisant attribuer son propre nom au nouveau continent ?
Depuis Santarem, les historiens portugais sont unanimes contre
ce bavard trop habile, contre cet aventurier servi par le hasard et dont la chance insolente s'oppose à l'effort méthodique des navigateurs lusitaniens. Finalement, les interrogations concernant Vespucci se ramènent à deux Quelle confiance peut-on accorder aux documents qui nous le font connaître ? Quels itinéraires a-t-il suivi et quels rivages a-t-il réellement reconnus ? Jusqu'à Vignaud (1917)45, on ne reconnaît comme authentiques que deux textes la lettre à Laurent de Médicis, dite Mundus Novus, relation du troisième voyage de la tradition, et la lettre à Soderini, traduite en latin sous le titre Quatuor Navigationes. Ainsi, Vignaud, « hypercritique » envers Colomb, se montre vis-à-vis de Vespucci parfaitement respectueux de l'hypothèse des quatre voyages. En 1926, l'Italien A. Magnaghi*8 provoque une petite révolution en soutenant que ces deux documents sont falsifiés et que seules sont authentiques les trois lettres du Codex Vaglienti, jusqu'alors considérées avec beaucoup de méfiance. Ainsi s'expliqueraient les erreurs de date et les contradictions flagrantes que renferment les Quatuor N avigationes cet opuscule serait dû au zèle d'un Florentin, ami de Vespucci, très ignorant des choses de la mer et qui aurait voulu « aligner » les exploits de son compatriote sur les quatre voyages de Colomb. En fait, suivant Magnaghi, la gloire de Vespucci ne repose que sur deux voyages le premier en 1499, avec l'Espagnol Hojeda, sur les côtes du Venezuela et du Brésil le second en 15011502, sur des navires portugais jusqu'à rio de la Plata et peut-être au-delà. Ainsi, Vespucci se trouve-t-il libéré d'une « tradition r séculaire et de deux voyages manifestement apocryphes dont la relation donnait une piètre idée de ses capacités scientifiques et nautiques. Cependant, les partisans des quatre voyages ne désarment pas, mais les plaidoiries passionnées de l'Argentin R. Levillier (1948, 1966F n'ont pas emporté l'adhésion des historiens qui s'en tiennent, pour la plupart, à la théorie restrictive de Magnaghi.
45. H. Vignaud, Americ Vespuce (1451-1512), sa biographie, sa vie, ses voyages, ses découvertes, l'attribution de son nom à l'Amérique, ses relations authentiques et contestées, 1917. 46. A. Magnaghi, Amerigo Vespucci. Studio critico, 1926.
47. R. Levillier, Almérica, la bien flamada, 1948. Amerigo Vespucci, 1966.
Au total, il est un peu artificiel de vouloir à tout prix mettre en
parallèle Colomb et Vespucci. Vespucci doit sa notoriété davantage à ses écrits, pleins de vie et de pittoresque et largement répandus dans le public, qu'à de prétendues découvertes géographiques. Il est probable aussi que le Florentin a eu conscience, bien avant Colomb, de l'existence d'un « monde nouveau ». Sa valeur scientifique a été appréciée par les souverains espagnols qui l'ont nommé piloto mayor de la Casa de Contratacidn dès 1508. Enfin, les historiens l'ont définitivement lavé du péché d'usurpation, et depuis Humboldt on sait qu'il n'est pour rien dans le baptême de l'Amérique.
Colomb, génie ou aventurier ? Lorsqu'on considère la bibliogra-
phie colombienne depuis deux siècles, on est à la fois effrayé et surpris. Effrayé par ce flot de publications dont le débit ne donne aucun signe d'épuisement surpris de constater que toute cette littérature repose sur des sources au total peu nombreuses, et que les historiens scrutent et retournent en tous sens depuis quatre siècles. Mais n'est-ce pas justement la « minceur des sources » qui explique la place de l'interprétation, de l'imagination, de la légende, dans l'historiographie colombienne ? Car, en dehors de quelques lettres de Colomb lui-même, de chroniques contemporaines ou légèrement postérieures (Pierre Martyr, Oviedo, Gomara.), des ouvrages de Las Casas et de son fils Ferdinand, de quoi disposons-nous ? La Raccolta Colombiana de 1892 a glané pratiquement tous les documents, même les plus menus, qui touchent de près ou de loin à la personne et à l'entreprise de Colomb et depuis cette date deux ou trois documents vraiment nouveaux ont été mis à jour le document Assereto (1904), qui fixe définitivement la date de naissance du navigateur et nous le montre facteur à Lisbonne d'une firme génoise, et quelques cartes la carte de La Roncière (1924), la carte de Piris-Reis (1933), la carte du Vinland (1966), dont l'authenticité n'est pas certaine et dont nous verrons plus loin la signification. C'est donc sur un très petit nombre de textes, publiés systémati-
quement par Fernandez de Navarrete en 1826 seulement, que s'est fondée ce qu'on appelle la « tradition colombienne ». Ses représentants les plus éminents, W. Irving (1828) et A. de Humboldt (1836)U, imposent l'image d'un héros moderne, fort versé en cosmographie et en navigation, et qui, croyant être investi d'une mission providentielle, renverse tous les obstacles que les contemporains sèment sous ses pas pour l'éprouver. L'homme sans doute a ses petits côtés et ses ambiguïtés, mais un mélange d'idéal religieux et de préoccupations 48. F. de Navarrete, Colecci6n de viajes. 1826. W. Irving, A History of the lite and
voyages of Christopher Columbus, 1828. A. de Humboldt, Examen critique. 1836.
matérielles montre bien que se fondent en lui le Moyen Age mystique et la Renaissance tournée vers l'action. Les historiens romantiques repoussent généralement la thèse « intentionaliste » développée par Ferdinand Colomb, suivant laquelle Colomb avait le dessein de découvrir un nouveau monde, dont son intuition et ses études lui avaient suggéré l'existence bien avant 1492. Par contre, ils admettent un certain providentialisme philosophique. Les expéditions scandinaves sont dénuées de signification historique car elles ont été faites au hasard et n'ont pas eu de conséquences pratiques. L'œuvre de Colomb, au contraire, est l'aboutissement d'une longue maturation intellectuelle en « révélant » l'Amérique, Colomb n'a fait qu'accomplir la destinée de l'histoire, il n'a été qu'un instrument de l'Humanité dans sa marche vers la connaissance et le progrès.
A côté de ce providentialisme historico-philosophique, le providen-
tialisme théologique a ses partisans dont le plus représentatif est sans doute le comte Roselly de Lorgues, historien illuminé, défenseur attitré sous le Second Empire des grandes valeurs chrétiennes. Cet hagiographe prétend avoir reçu du pape Pie IX la mission de réécrire l'histoire de la découverte de l'Amérique dans une optique catholique, afin de préparer la béatification de Colomb. Ses multiples ouvrages, en particulier une fameuse Vie de Christophe Colomb (1862), sorte de «vulgate » bien-pensante, remportent dans le public un accueil très flatteur, dont témoignent de nombreuses éditions et traductions jusqu'à la fin du siècle49.
Pour Roselly de Lorgues, qui reprend en les perfectionnant les
thèses de Las Casas, la conquête de l'Amérique n'est que le prolongement de la Croisade. Ce ne sont pas le goût des richesses ou un appétit de gloire qui ont poussé C. Colomb, comme l'affirment ses historiens protestants, mais bien le désir de propager la parole divine et d'évangéliser les païens. Peu importe que son objectif ait été d'atteindre un nouveau monde, l'extrémité de l'Asie ou simplement quelques îles de l'Atlantique peu importe qu'il ait été savant ou ignorant. L'essentiel est qu'il ait apporté à des peuples innombrables la révélation du vrai Dieu et en cela, par-delà toute préoccupation humaine, il a pleinement atteint le but qu'il s'était fixé. Ainsi, Colomb a-t-il été non seulement le « révélateur du globe », mais surtout l'« ambassadeur de Dieu ». Préparant la béatification de son héros, Roselly de Lorgues pourfend tous lles « calomniateurs modernes du serviteur de Dieu », qu'ils soient athées, francs-maçons, positivistes, protestants (Humboldt, Irving.) et qui cherchent tous à salir sa mémoire. Ne prétend49. A. Roselly de Lorgues, Vie et voyages de C. Colomb, 1862, 1877, 1879, 1886, 1887, 1892. Histoire posthume de C. Colomb, 1885. Les calomniateurs modernes du serviteur de Dieu, C. Colomb, 1898.
on pas que Colomb aurait eu à Cordoue une liaison secrète avec une certaine Béatrix Enriquez, liaison d'où serait issu Ferdinand Colomb ? Cette « calomnie lancée au début du XIX" siècle par le Génois Spotorno a été reprise par Navarrete, Humboldt, le « franc-maçon parisien d'Avezac et Sanguinetti, disciple de Spotorno50. Un moment, le monde savant et Gênes même se partagent entre Roselliens, persuadés des « vertus héroïques » de Colomb, et Sanguinettistes, convaincus de l'adultère. C'est sur cette petite affaire de la « liaison » de Colomb que va buter le projet de béatification présenté à Rome en 1892, pour le quatrième Centenaire de la découverte Roselly de Lorgues n'a réussi à convaincre de la sainteté de son héros ni les historiens, ni l'« avocat du Diable ».
Pourtant, à la date de 1892, Colomb a déjà subi de plus rudes
assauts depuis une vingtaine d'années, il est la proie de la troupe acharnée des historiens « hypercritiques ». Ces érudits, qui fleurissent après 1870, rejettent l'idéalisme et le providentialisme des Romantiques pour eux, l'histoire n'a pas grand sens et se réduit « à ce qui s'est réellement passé » (Ranke), c'est-à-dire à un catalogue de faits. Mais ces « faits », et les documents qui nous les livrent, doivent être sévèrement triés et critiqués tous les témoins de l'histoire doivent comparaître devant un tribunal suprême pour être soumis à la question, quelle que soit leur notoriété ou la légende qui les auréole. Ces historiens, nous dit A. Cioranescu, « se résignent comme à contrecœur à admettre de Colomb des affirmations que l'on accepterait de n'importe qui sans hésitation. On l'examine toujours avec le soupçon qu'il est en train de tromper quelqu'un. Et ses biographes semblent éprouver un malin plaisir à prendre le contre-pied de ce qu'il affirme. Il dit qu'il est Gênois, donc c'est qu'il ne l'est pas. Il ne parle pas de Toscanelli, donc c'est qu'il prétend dissimuler tout ce qu'il lui doit. Il dit qu'il se propose d'arriver aux Indes par l'ouest, donc il voulait aller n'importe où, mais certainement pas aux Indes. »51.
Henri Harrisse (1829-1910), historien d'origine américaine mais qui
a réalisé la plus grande partie de son œuvre en France, ouvre le dossier colombien dans le même état d'esprit qu'un magistrat qui instruit une cause recherche, critique, confrontation des témoignages, et tendance à prendre les témoins en flagrant délit de mensonge. Caractère difficile, dent dure, plume acérée, Harrisse est un polémiste redoutable qui accable ses adversaires sous le poids d'une érudition écrasante et d'un humour cinglant. Dès 1872, il provoque la plus vive émotion 50. J. B. Spotorno, Delta origine e della patria di C. Colombo, 1819. Sanguinetti, Vita di
C. Colombo, 1846.
51. A. Cioranescu, Œuvres de C. Colomb, 1961.
chez les américanistes en mettant en doute l'authenticité des Historie de Ferdinand Colomb, principal pilier de la « tradition colombienne et source jusqu'alors incontestée de l'historiographie de l'Amiral. Il s'attire une vigoureuse réplique du vieux d'Avezac (1873) et, plus tard, de l'Italien Peragallo (1884), ce qui ne l'empêche pas de récidiver dans son Christophe Colomb de 1884-188552, chef-d'œuvre d'histoire positive, qui fait table rase de la tradition « C'est aux Historie qu'il faut remonter pour trouver la source. de ces légendes et de ces erreurs qui déparent toutes les biographies de C. Colomb depuis 1571. En attendant l'œuvre d'épuration que la critique réclame, nous avons cherché à composer notre travail sans emprunter quoi que ce soit à ce livre. » Et rien ne résiste à la fougue de Harrisse origines, naissance, famille, nationalité, éducation, caractère, premiers voyages. tout est remis en question. Aux yeux des tenants de la tradition, le principal sacrilège de Harrisse est d'affirmer que Colomb est le rejeton d'une famille pauvre, que son bagage intellectuel est des plus légers et qu'il a exercé dans sa jeunesse la profession peu reluisante de tisserand.
Harrisse, qui a donné le premier coup de pioche dans cette œuvre
de démolition, est rapidement suivi par une cohorte d'ouvriers plus ou moins habiles. En Allemagne, Peschel (1858) amorce le courant anti-colombien en réaction contre Humboldt, et dès 1876 S. Ruge fait ressortir la nullité scientifique de Colomb et la médiocrité de son caractère Colomb devient un aventurier servi par la chance, à qui on ne reconnaît qu'une certaine obstination. Avec E. Gelcich (1887), l'Amiral tombe encore plus bas, au rang des pirates et des trafiquants d’esclaves53 Les Allemands reçoivent un secours inattendu de certains historiens espagnols comme Fernândez Duro de la Real Academia de Historia de Madrid ou J. M. d'Asensio, membre éminent de l'Academia de Buenas Letras de Séville. Se fondant sur les textes des procès de Colomb contre la Couronne (Los Pleitos), ces singuliers « académiciens », que Harrisse ridiculise férocement, prétendent que la plus grande partie de la gloire revient à l'Espagnol Pinz6n, sans se rendre compte que ces « témoignages » ont été justement suscités par la Couronne d'Espagne pour déprécier systématiquement l'œuvre de Colomb. Curieuse commémoration que ces conférences de l'Ateneo de Madrid (1892) qui tournent beaucoup plus à l'exaltation des navi52. H. Harrisse, Fernand Colomb, sa vie, ses œuvres essai critique, 1872. D'Avezac, Le Livre de F. Colomb, revue critique des allégations proposées contre son authenticité, Acad. Inscript., 1873. P. Peragallo, L’autencità delle « Historie » di Fernando Colombo e le critiche del Signor Enrico Harrisse, 1884. H. Harrisse, C. Colomb, son origine, sa vie, ses voyages, sa famille, 1884-1885.
53. O. Peschel, Geschichte des Zeitafters der Entdeckungen, 1858 et 1877. S. Ruge, Die Wettanschaung des Columbus, 1876. Christoph Columbus, 1894. E. Gelcich, Columbus Studien, 1887.
gateurs espagnols qu'à celle de Colomb54 Comme d'habitude, c'est d'Italie que viennent les plus chauds plaidoyers en faveur de Colomb. Luigi Hugues tente de réhabiliter le savant et le marin (1892) tandis que l'abbé Peragallo stigmatise la Nuova scuola spagnuola anticolombiana (1893)5s. Mais plus que les œuvres polémiques, c'est la très sérieuse Raccolta Colombiana (1892), avec sa riche moisson de documents irréfutables, qui ralentit pour un temps la frénésie anti-colombienne.
Au moment où s'ouvre le XXe siècle, pourtant, la tradition colom-
bienne reçoit un nouvel assaut de la part d'un compatriote de Harrisse, Henri Vignaud (1830-1922), diplomate de carrière converti à l'histoire à l'extrême fin de sa longue vie. Vignaud a entièrement consacré sa studieuse retraite à démolir le « grand Génois qui était si petit par bien des côtés », et qui surtout mentait systématiquement « Colomb a pris soin de retoucher son propre portrait de la manière la plus flatteuse pour lui-même. en mentant à tour de bras, non seulement dans ses lettres, mémoires et autres écrits, mais aussi par personne interposée, en confiant à son fils Fernand Colomb, et à travers lui à son biographe Las Casas, les faux traits et les attitudes factices qu'il voulait léguer à la postérité. » Ainsi, Colomb serait le propre auteur de sa « légende dorée ». L'œuvre de Vignaud met bien en lumière l'intérêt mais aussi les limites de l'attitude hypercritique. C'est à Vignaud (et à Harrisse) que nous devons la trame événementielle à peu près sûre concernant la jeunesse et la carrière du navigateur avant 1492 il a eu le mérite également de dissiper de nombreuses légendes et d'éclaircir quelques énigmes expédition à Tunis, naufrage au Portugal, voyage en Islande. En revanche, il s'est enferré dans la polémique Toscanelli avec le seul souci de déprécier un personnage qu'il avait par ailleurs, et plus que quiconque, contribué à faire mieux connaître. Vignaud a réussi à accréditer la thèse d'un Colomb « arriviste et mythomane » auprès de plusieurs générations d'historiens, qui n'ont pas pardonné non plus au Génois de ne pas avoir compris l'importance de ses découvertes56.
54. C. Fernândez Duro, Coldn y la historia posthuma. 1885. Pinzdn y el descubrimiento
de las Indias, 1892. La ciencia del siglo XIX definida por M. Henry Harrisse, 1894. J. M. Asensio, Cristobal Colón, su vida, sus viajes, sus descubrimientos. 1892. H. Harrisse, C. Colomb et Ies Académiciens espagnols, 1894. Harrisse s'attaque davantage à la « tradition colombienne qu'à Colomb lui-même. Au cours de sa violente polémique contre les académiciens espagnols, Harrisse, juif et athée, se retrouve curieusement aux côtés du catholique militant Roselly de Lorgues
55. L. Hugues, L'opera scientifica di C. Colombo, 1892. P. Peragallo, La Nuova scuola
spagnuola anti-colombiana, 1893.
56. H. Vignaud, Histoire critique de la grande entreprise de C. Colomb, 1911. Le vrai
C. Colomb et la Iégende, 1921. Les citations sont extraites de Cioranescu, Œuvres de C. Colomb, 1961.
Depuis un demi-siècle, suivant les auteurs, les pays et les modes,
le balancier de l'histoire penche en faveur de Colomb ou contre lui. Et l'observateur désabusé est enclin à penser que la vérité n'existe pas puisque, concernant ce personnage et son œuvre, on peut écrire à peu près n'importe quoi avec une certaine vraisemblance. Les hypercritiques n'ont pas désarmé et l'Argentin Rômulo Cârbia par exemple prétend, soixante ans après Harrisse, que les Historie de F. Colomb sont totalement apocryphes. Et Cecil Jane soutient, non sans arguments, que Colomb était à peu près illettré en 1492 et ne pouvait avoir que des conceptions scientifiques très vagues. L'objectif de son voyage n'était d'ailleurs que la modeste île d'Antilia, au large des Açores. Ce n'est qu'à l'issue de sa première traversée que Colomb a invoqué le Cipangu et le Cathay de Marco-Polo. Enfin, certains n'hésitent pas à camper un Colomb halluciné, don-quichottesque, qui n'a cessé de chevaucher des chimères57. A cet aventurier servi par la chance, le commandant Charcot oppose un marin très habile, qui a perfectionné, grâce à l'étude et à l'expérience, un « sens marin » inné. Et cet extraordinaire sens marin de Colomb est confirmé par la plus haute autorité colombienne actuelle, le P' Samuel E. Morison. En ce qui concerne les connaissances scientifiques de Colomb, la plupart des historiens se sont ralliés aux idées de G. E. Nunn58 qui a soigneusement répertorié les sources antiques et médiévales de ses conceptions cosmographiques et géographiques. Quant à ses objectifs, on peut assez bien concilier la théorie restrictive d'un Vignaud, avec la thèse asiatique traditionnelle de Humboldt ou de Irving Colomb avait bien l'intention de gagner l'Asie en naviguant vers l'ouest, mais il était convaincu qu'il rencontrerait des îles avant la Terre-Ferme.
Demeure le problème le plus délicat quelle idée Colomb a-t-il pu
se faire de ses propres découvertes ? G. E. Nunn imagine une prise de conscience progressive lors des deux premiers voyages, très proches dans le temps et exclusivement insulaires, Colomb n'a pas su exactement où il était lors du troisième voyage, qui l'a conduit sur le continent, il a pu songer au Cipangu ou au Cathay (c'est-à-dire à l'Asie) à la suite du dernier voyage, seulement, il a pu imaginer un Mundus Novus, île gigantesque ou continent, faisant écran entre l'Europe et l'Asie. Au lieu de juger, les historiens modernes, comme Cioranescu, sont sensibles à l'aspect à la fois dérisoire et émouvant 57. R. Cârbia, Ia nueva hisforia del descubrimiento de América, 1936. C. Jane, Select documents illustrating the four voyages of Columbus, Hakluyt Soc., 1930. The question of the literacy of Columbus in 1492, Hisp. Hist. Rev. 1930. J. Wassermann, Chrispoth Colombus, der Don-Quichote des Ozeans, 1929.
58. G. E. Nunn, Geographical conceptions of Columbus, 1924. The Columbus and Magellan concepis of South American geography, 1932. J. Charcot, C. Colomb vu par un marin, 1928. S. E. Morison, C. Columbus, admiral of the ocean sea, 1942.
du découvreur impuissant devant son oeuvre « Il aborde à Haïti en pensant se trouver au Japon il longe Cuba avec l'idée qu'il était en train de visiter la côte de la Chine il explore l'intérieur de Panama, croyant que c'était l'Indochine » Et on essaie de pénétrer cette mentalité complexe et déroutante qui « avait transformé un songe en réalité, en même temps qu'elle interprétait la réalité comme un songe ». Pour le Mexicain E. O. Gorman (1958)59, qui a « relu » tout le dossier sous l'angle philosophique, l'Amérique n'est pas une entité donné une fois pour toutes et qui a fait irruption dans la conscience européenne par un beau matin d'octobre 1492. C'est une idée, un concept qui a été lentement construit. L'Amérique n'a pas été « découverte », mais « inventée » elle n'est pas le résultat d'un acte matériel, mais d'une opération intellectuelle. Pour l'historien de l'avenir, l'intéressant ne sera plus de retracer minutieusement la succession des événements qui ont abouti à la « découverte de 1492, mais bien au contraire, en partant de cette date, de voir comment a été édifié le concept « Amérique ». En somme, Christophe Colomb a découvert quelque chose, comment ce quelque chose est devenu l'Amérique ? Et l'on comprend que les discussions actuelles des historiens portent sur les notions assez abstraites de «nouveau monde », d'« autre monde », de « terre-ferme », de « continent », de « découverte », d'« invention ». et que les analyses de vocabulaires et de concepts aient remplacé les interminables polémiques d'hier et d'avant-hier sur la personnalité de Toscanelli ou sur la nationalité de Christophe Colomb.
Trouvailles heureuses et supercheries
L'histoire de la géographie est jalonnée d'événements spectacu-
laires, de découvertes de documents, qui jouent dans cette discipline le même rôle que les trouvailles heureuses en archéologie. Il s'agit surtout de cartes anciennes dont la révélation soudaine peut confirmer ou détruire une théorie établie. Fortuites le plus souvent, ces découvertes sont parfois attendues lorsqu'elles sont annoncées par des textes. Parfois aussi, on a pu se tromper sur l'identification d'un document, à moins que la supercherie ne soit flagrante car il existe de fausses cartes anciennes, comme il existe de fausses chartes ou de faux vases grecs.
Si le fameux Atlas Catalan de 1375, offert à Charles V, figure dans
les collections publiques françaises sans interruption depuis le 59. E. O'Gorman, La invettci6n de América, 1958.
XIVe siècle, la plupart des « monuments » de la cartographie ancienne (comme on disait au XIXE siècle) ont connu d'étranges aventures, de longues pérégrinations, avant de parvenir dans les dépôts publics ou privés où les spécialistes peuvent aujourd'hui les étudier.
La carte de Juan de la Cosa. En 1832, à Paris, en pleine épidémie
de choléra, un érudit français, le baron Walkenaer, découvre chez un brocanteur, au milieu d'un lot de vieilleries, un curieux objet. Il s'agit d'un rouleau de parchemin de grandes dimensions mais rempli de trous et de déchirures un examen superficiel permet de reconnaître une carte richement enluminée du vieux monde, avec vers l'ouest, audelà de l'Océan" d'étranges taches vertes entourant un groupe d'îles. Une étude plus attentive révèle, sous une vignette qui représente le Christ porté par saint Jean-Baptiste, un nom et une date Juan de la Cosa, 1500. Il s'agit donc de la plus ancienne carte connue montrant un fragment du Nouveau Monde, et dessinée par le propre pilote de Colomb. La découverte fait grand bruit dans les milieux assez étroits de la Société de Géographie dont Walkenaer est un membre éminent, et le riche collectionneur reçoit bien volontiers les amateurs qui viennent admirer le joyau de sa bibliothèque. C'est là que Humboldt, qui prépare son Examen critique, vient l'étudier et il est certain que si le « découvreur est bien Walkenaer, c'est à Humboldt que revient le mérite d'avoir fait connaître ce document au public cultivé de l'Europe entière. Après la mort de Walkenaer (1852), les trésors de ses collections sont dispersés aux enchères publiques et, le 21 avril 1853, le gouvernement espagnol se porte acquéreur de la carte pour la somme de 4 020 francs. Encadrée et restaurée, la mappemonde de Juan de la Cosa trône aujourd'hui dans la principale galerie du Musée Naval de Madrid.
La carte de Cantino. Aussi « romantiques r sont les aventures
de la carte de Cantino, à peine plus jeune (1502) que celle de Juan de la Cosa, mais où la représentation du Nouveau Monde est déjà plus précise. Cette superbe carte fut commandée par le duc de Ferrare, Hercule d'Este, à son ambassadeur à Lisbonne Alberto Cantino, qui la fit lui-même exécuter par un cartographe anonyme, portugais ou italien, pour le prix de 12 ducats d'or. La mappemonde devait demeurer dans les collections de la Maison d'Este à Ferrare jusqu'en 1592. A cette date, le pape Clément VIII dépouille César d'Este de son duché et les collections sont transférées à Modène on n'attache pas beaucoup d'importance à la vieille carte, complètement dépassée, qui est découpée et sert à décorer les panneaux d'un paravent. En 1859, la révolution éclate à Modène, le Palais ducal est envahi par la foule
et le paravent dérobé. Enfin, dix ans plus tard, le conservateur de la bibliothèque Estense de Modène, se promenant dans une rue commerçante de la ville, découvre le paravent au fond de la boutique d'un. charcutier. Décollée et restaurée, la carte de Cantino n'a plus quitté depuis un siècle la Bibliothèque Estense, qui renferme d'ailleurs bien d'autres joyaux de la cartographie ancienne60.
La carte de Waldseemüller. L'histoire de la célèbre carte de
Walseemüller (1507), premier document cartographique portant la mention America, est moins mouvementée. Le mérite d'avoir attiré l'attention sur « le personnage mystérieux de Martin Hylacomilus ou Waldseemüller » revient à Humboldt. En effet, c'est le savant allemand qui a révélé au public l'existence de la Cosmographia Introductio (1507), brochure de quelques pages, dans laquelle un géographe de Saint-Dié, Waldseemüller, annonce qu'il a baptisé les nouvelles terres découvertes à l'ouest de l'Europe du nom d'America, en l'honneur l'Amerigo Vespucci. Il déclare en même temps qu'il a dessiné une carte et un globe (« descriptio tam in solido quam in piano ») où figure cette nouvelle appellation. A partir de 1836, date de la publication de l'Examen critique de Humboldt, les spécialistes savent qu'ils peuvent découvrir au fond de n'importe quelle bibliothèque ou dépôt d'archives, publics ou privés, les vénérables documents. Sans doute, la découverte ne constituera pas une révélation absolue et on peut se faire une idée assez précise de la carte et du globe grâce aux travaux postérieurs de Waldseemüller, et grâce aux cartes de ses imitateurs, Glareanus, Stobnicza, Apianus. Le globe, le premier, est retrouvé et au Congrès géographique d'Anvers (1871) d'Avezac présente douze fuseaux imprimés d'une mappemonde, répondant exactement aux descriptions, et conservés dans les collections du baron de Hauslab. Après 1890, une vive émulation saisit les érudits, comme Gallois ou Harrisse, qui évoquent l'existence de la carte. Et l'Américain Thacher61 écrit en 1896 « Quelque part, dans quelque coin sombre d'une bibliothèque de couvent, replié dans un volume à reliure de bois, un exemplaire doit dormir. La main qui le réveillera méritera la plus haute récompense bibliographique. » Et quatre ans plus tard, effectivement, dans « un coin sombre » de la bibliothèque du château de Wolfegg (Wurtemberg), un historien autrichien, le P. Josef Fischer, met la main sur l'exemplaire unique de la fameuse carte, relié dans un ouvrage ayant appartenu au géographe J. Schoner. On imagine sans peine le retentis60. Sur tout ceci voir Cartographia Americana Vetustissima, in H. Harrisse, The discovery
of North-America, 1892.
61. J. B. Thacher, The continent of America, 1896.
sement de cette trouvaille des deux côtés de l'Atlantique elle devait faire repartir de plus belle les polémiques sur les rôles respectifs de Colomb et de Vespucci dans la découverte de la Terre-Ferme62.
En 1944, au milieu des derniers soubresauts de la deuxième guerre
mondiale, le P. Fischer, plus qu'octogénaire, s'éteignait dans le château de Wolfegg, hôte du prince de Waldburg qui lui avait permis de finir ses jours auprès de sa chère carte.
La carte de Christophe Colomb. En 1924, Charles de La Roncière,
conservateur du Dépôt des Cartes et Plans de la Bibliothèque nationale, provoque une vive émotion parmi les historiens des découvertes en affirmant avoir identifié une carte de la main de Colombes. On sait qu'à la veille de ses voyages le Génois tenait avec son frère Bartolomé un atelier de cartographie à Lisbonne, et la découverte d'une carte sortant de cet atelier n'a, en soi, rien d'extraordinaire. La carte en question était connue depuis longtemps, mais elle n'avait pas particulièrement attiré l'attention des historiens. Or, suivant La Roncière, ce document reflète exactement les conceptions géographiques de Colomb et la représentation précise du cap de Bonne-Espérance permet de la dater entre 1488 et 1492. Les arguments qui militent en faveur de l'attribution sont d'ordre géographique et d'ordre linguistique. On remarque d'abord que les légendes les plus copieuses accompagnent les régions où Colomb est censé avoir voyagé (Islande, côtes de Guinée), ou celles qu'il cite dans ses écrits (Antilia, île des Sept-Cités, Cathay). On note surtout que la plupart de ces notices sont tirées de l'Imago Mundi de Pierre d'Ailly, « livre de chevet de Colomb. Coïncidence troublante, on trouve les mêmes expressions et les mêmes fautes de latin dans ces notices et dans les apostilles qui remplissent les marges de l'exemplaire de l'ouvrage ayant appartenu à Colomb et conservé à la Bibliothèque Colombine de Séville.
Il y a donc de fortes présomptions pour croire que la carte sort
effectivement de l'atelier des frères Colomb, si elle n'est pas de la main même du futur amiral. Ne pourrait-il s'agir de la carte que Colomb a présentée aux souverains espagnols, à plusieurs reprises, pour emporter leur adhésion ? La « découverte » de La Roncière partage les spécialistes Gallois et Charcot acceptent l'identification alors que d'autres Français, comme Isnard, des Espagnols (Altolaguirre), des Italiens (C. de Lollis), des Américains (Nunn), la rejet62. J. Fischer-F. Wieser, The otdest map with the name America s of 1507. 1903.
63. Ch. de La Roncière, La carte de C. Colomb, 1924, et La découverfe de l’Afrique au Moyen Age, III, 1927.
tent64. Aujourd'hui, les historiens doutent la carte est peut-être de Colomb, a peut-être appartenu à Colomb, mais ne se distingue pas fondamentalement des documents contemporains. De plus, on a tendance à la « rajeunir » elle serait de 1499-1500, c'est-à-dire légèrement postérieure au retour de Vasco de Gama.
La carte de Piri-Reis. Quelques années plus tard, une nouvelle
carte colombienne surgit là où on l'attendrait le moins, dans le Sérail de Constantinople, d'où le P' Deisman l'exhume en 1929. Cette mappemonde datée de 1513, et dont l'auteur serait l'amiral-corsaire PiriReis, a une origine compliquée. En 1501, au large de Valence, Piri-Reis capture une flotte espagnole arrivant d'Amérique. Parmi d'autres documents, une carte de Colomb, datée de 1498 et représentant certains secteurs des nouvelles terres, tombe entre les mains des Turcs qui en font faire des copies pour leur propre usage (on lit en effet dans une notice « Ces côtes et ces îles ont été copiées sur la carte de Colomb »). Il s'agit donc d'un travail de deuxième main, mais P. Kahle n'en conclut pas moins après un examen approfondi « Nous possédons dans ce document la plus ancienne carte d'Amérique dessinée par Colomb lui-même, ou plutôt inspirée par lui au fur et à mesure de ses découvertes pea. En tout cas, la carte de Piri-Reis montre que les entreprises colombiennes ont eu quelque retentissement en Méditerranée orientale.
La carte de Toscanelli. On sait que les lettres adressées par Tos-
canelli à Martins puis à Colomb étaient accompagnées d'une carte, que les historiens recherchent en vain depuis plus de deux siècles. La description qu'en donne le Florentin est si précise que les spécialistes de la fin du XIXE siècle ont pu la reconstituer sans grande difficulté. A défaut de l'original, on se contente de ces « reconstructions » plus ou moins habiles68. On s'aperçoit alors que les conceptions géographiques de Toscanelli, qui auraient inspiré Colomb, sont très proches de celles qui apparaissent sur le globe de Martin Behaim exagération des dimensions est-ouest de l'Eurasie (230°) qui rapproche singulièrement l'Extrême-Orient de l'Europe dans l'hypothèse d'une navigation vers l'ouest. Toscanelli ne compte que 130° entre Lisbonne et Quinsay (Chine du Sud) alors qu'il y en a 100 de plus C'est en 64. L. Gallois, La cartographie du Moyen Age et la carte attribuée à C. Colomb, Rev. hist.,
1926. J. Charcot, op. cit. A. Isnard, La carte prétendue de C. Colomb, Rev. Quest. hist., 1925. A. de AItolaguirre, La carta de navegar atribuida a C. Colon, Bol. Real. Soc. Geo., 1925. C. de Lollis, La carta di Colombo, Cultura, 1925. G. E. Nunn, A reported map of Columbus, Geo. Rev., 1925.
65. P. Kahle, A lost map of Columbus, Geo. Rev., 1933.
66. H. Wagner, Die Rekonstruktion des Toscanelli-Karte vort Jahre 1474. 1894.
méditant devant la carte de Toscanelli lors de son premier voyage que Colomb s'attend à trouver Cipango au milieu de l'Atlantique et Cathay sur l'emplacement du Mexique.
En 1941, S. Crinô prétend reconnaître l'original du fameux docu-
ment dans une belle mappemonde anonyme datée de 1457, conservée à la Bibliothèque nationale de Florence. Cette carte présente effectivement un ancien monde très étiré en longitude et indique au large de l'Asie orientale plusieurs îles que l'on peut assimiler à l'archipel japonais. Elle utilise, entre autres documents, les relations du voyageur vénitien Nicolô Conti en Extrême-Orient, et illustre la possibilité d'atteindre les îles à épices et à pierres précieuses en naviguant vers le sud et vers 1"est. Par contre, elle est muette sur la possibilité de gagner les Indes par l'ouest, objet principal des lettres de Toscanelli. A cause de cette contradiction, l'hypothèse de CrinÓ a été repoussée par la plupart des spécialistes d'ailleurs, par suite du climat politique troublé des années 1941-1942 qui se prêtait mal aux polémiques savantes, le débat n'a guère dépassé les frontières de l'Italie67.
La carte du Vinland. La carte du Vinland est la dernière en date
de ces mappemondes médiévales dont la révélation spectaculaire est susceptible de bouleverser l'idée que nous avons de la découverte de l'Amérique. Un ouvrage de 1965, dû à la collaboration de trois éminents spécialistes anglo-saxons68, relate comment, en 1957, le conservateur de la bibliothèque de l'Université de Yale se rendit acquéreur chez un libraire de New-Haven d'un planisphère sur parchemin daté de 1440. Cette carte, qui représente l'ancien monde inscrit dans un ovale, est flanquée à l'est et à l'ouest d'îles sur l'identification desquelles se sont penchés les érudits du monde entier. A l'ouest, on reconnaît, en plus des terres que l'on retrouve dans les portulans de Benincasa ou d'Andrea Bianco, une Islande, un Groenland insulaire et surtout une Vinlandia Insula, la fameuse terre du Vinland, découverte par les Scandinaves au XI siècle et dont on n'avait aucune représentation graphique. Ainsi donc, soixante ans avant Juan de la Cosa, voit-on apparaître une terre occidentale, aux dimensions presque continentales, preuve absolue d'une découverte précolombienne et preuve aussi que les voyages des Vikings n'étaient pas oubliés au XVe siècle.
67. S. Crinô, La scoperta délia carta originale di Paolo del Pozzo Toscanelli che servi di guida a C. Colombo per il viaggio verso il Nuovo Mondo, L’Universo, 1941. R. Biassuti, Il mappamondo del 1457 non è la carta navigatoria di Toscanelli, Riv. Geo. Itai., 1942. G. Caraci, Paolo del Pozzo Toscanelli ed il planisfero del 1457, Giorn. Pot. e Litt., 1942. A. Magnaghi, Ancora intorno alla carta attribuita a P. Toscanelli brevi chiarimenti, Riv. Geo. Ital., 1942.
68. T. E. Marston, R. A. Skelton, G. D. Painter, The Vinland map and tfte Tartar Relation, 1965.
Etant donné l'importance de l'enjeu, on conçoit que l'affaire ait
quelque retentissement. Après un moment d'enthousiasme et presque d'unanimité, des questions et des doutes surgissent. Entre les partisans de l'authenticité et les champions du faux absolu, des positions intermédiaires plus nuancées se font jour, comme le prouvent les actes de la Vinland Map Conference tenue en novembre 1966 à Washington. On remarque beaucoup d'anomalies Quelle est l'origine de la carte ? Qui est le collectionneur européen à qui le libraire de New-Haven l'aurait achetée ? Comment se fait-il que le Groenland soit représenté comme une île, et non comme une presqu'île rattachée à la Scandinavie, ainsi que le montrent les cartes contemporaines ? Peuton imaginer une circum-navigation du Groenland à la fin du Moyen Age ? Et surtout, le tracé du Vinland n'est-il pas trop précis ? Certains, comme Skelton, croient reconnaître le golfe du Saint-Laurent, l'embouchure de l'Hudson, mais cette exactitude n'est-elle pas suspecte ? Ne s'agirait-il pas plutôt de la Terre de Baffin, beaucoup plus septentrionale, avec ses deux profondes baies si caractéristiques ? La critique interne et externe du document, l'étude non seulement géographique mais matérielle (analyse du papier, des encres.) semblent indiquer non une falsification totale, mais plutôt une falsification « progressive ». A une mappemonde médiévale de type Andrea Blanco, on aurait ajouté au XVIe siècle (peut-être sans esprit de fraude, mais à titre de mise à jour) l'Islande, le Vinland et les îles orientales. La représentation du Groenland serait beaucoup plus récente, peut-être du XXe siècle. Mais les points litigieux demeurent nombreux et les partisans du « faux du siècle n'ont pas désarmées.
En tout cas, la carte du Vinland arrive à point pour rappeler aux
non-spécialistes combien l'étude des cartes anciennes doit être abordée avec prudence. Loin d'être homogènes, ces documents sont souvent le fruit d'une évolution complexe. Le caractère hétéroclite des sources, les adjonctions faites à diverses époques rendent très aléatoires les datations précises et d'identification des auteurs.
Conclusion
On remarque, à l'issue de ce bref survol historiographique, que la
plupart des problèmes concernant les grandes découvertes géographiques partent de Christophe Colomb ou y aboutissent. Pourtant, les études colombiennes actuelles, toujours actives, ne semblent pas 69. On peut suivre le débat en consultant la Bibtiographie géographique internationate de
1966 (Alb 115), 1967 (Alb 10), 1970 (Alb 67) et 1972 (Alb 66).
devoir provoquer des polémiques aussi vives qu'au XIXE siècle dans la mesure où les principaux faits sont bien établis, la marge laissée à l'hypothèse ou à l'imagination est des plus réduites70. Les recherches présentes se ramifient dans de nombreuses directions originales
1. Confrontation des textes avec les données nautiques et géogra-
phiques. Trop d'historiens, comme Harrisse et Vignaud, ont traité des grandes découvertes en ignorant presque tout de la navigation à voile. Grâce aux spécialistes contemporains, Colomb ne parcourt plus un océan théorique à bord d'une caravelle idéale. On n'ignore plus rien des bateaux, des équipages, des techniques de navigation, des courants, des vents et, d'une façon générale, des particularités géographiques des espaces parcourus. Et le Pl S. E. Morison, en refaisant les voyages de Colomb, ses journaux de bord en main, a écrit un beau chapitre d'histoire expérimentale.
2. Effort pour mieux rattacher les découvertes aux connaissances
géographiques et scientifiques du temps. On s'efforce de voir ce que les sciences du XVe siècle finissant ont pu apporter à Colomb, à ses prédécesseurs, à ses émules. Et, réciproquement, on essaie d'évaluer le bénéfice que ces sciences, dans leur ensemble, ont retiré de l'élargissement du monde connu. La diffusion des connaissances nouvelles a-t-elle été rapide ? L'expérience des marins et des géographes a-t-elle sérieusement battu en brèche le savoir hérité d'Aristote et de Ptolémée ?
3. Plus généralement, on cherche à dépasser les événements et les
individus pour s'élever au niveau des structures mentales, sociales et économiques des débuts de la Renaissance. Il s'agit de replacer les grandes découvertes dans le cadre plus large de l'expansion européenne à partir des Croisades. Marco Polo n'annonce-t-il pas Christophe Colomb dans une certaine mesure ?
Nous ne méconnaissons pas l'intérêt de cette problématique nou-
velle, brillamment représentée en France par Pierre Chaunu7l. Pourtant, en « structuralisant » trop ce tournant de notre histoire, en voulant toujours le rattacher à un contexte plus vaste, en créant un « modèle grandes découvertes, ne risque-t-on pas de perdre de vue la spécificité, le caractère exceptionnel des événements que nous avons évoqués ? Ne s'expose-t-on pas à oublier la saveur particulière des 70. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que tous les problèmes colombiens soient résolus. Finalement, face à la disparité des sources, les historiens sont partagés entre trois attitudes 1. Rejeter la « tradition » au profit des « documents génois ». C'est ce qu'on fait les hypercritiques. 2. Essayer de concilier les deux catégories de documents. C'est ce que font la plupart des modernes. 3. Déclarer les documents inconciliables et imaginer deux personnages distincts. C'était la thèse de Ulloa.
71. Pierre Chaunu, L'expattsion européenne du XIII- au XVe siècle, 1969.
explorations du XVe siècle, leur aspect « merveilleux qui n'a pas échappé aux contemporains ? Il serait dangereux de reléguer leurs protagonistes au rang de simples exécutants de l'idée de découverte ou d'expansion, et d'évacuer purement et simplement Henri le Navigateur, Vasco de Gama ou Christophe Colomb. Ne va-t-on pas « noyer les grandes découvertes, comme certains voudraient noyer la Révolution française dans une vague révolution atlantique ?
Si les historiens du siècle passé avaient souvent tendance à ne rete-
nir que le petit côté des choses et des individus, ceux du XXe siècle, sans retomber dans l'événementiel, doivent se garder de considérer le théâtre du monde de trop haut, car ils risqueraient de perdre de vue les trois modestes navires qui, par un beau matin d'octobre 1492, ont changé le destin de l’Humanité72.
Numa Bltoc.
72. Le grand public, pour sa part, toujours friand d'événementiel et de sensationnel, ne se
lasse pas des « pré-découvertes a de l'Amérique, comme en témoignent le livre de L. Kervran, La vraie découverte de l'Amérique par les Européens (1978), version vulgarisée de la « thèse celte », L'imposture de Christophe Colomb de J. de Mahieu, ou le roman d'Alejo Carpentier, La harpe et l'ombre.
La période révolutionnaire
et impériale (suite)
VII. — Histoire militaire
L'histoire militaire après avoir été délaissée dans la période de
l'après-guerre, parce qu'histoire-bataille, connaît un regain de faveur. Si le nombre d'ouvrages appartenant à cette catégorie est le même que dans ma précédente chronique (onze), ils appartiennent presque tous aux nouvelles tendances que j'avais signalées sociologie militaire, polémologie. La polémologie appliquée aux conflits qui éclatèrent entre 1740 et 1974, tel est l'objet du livre de Gaston Bouthoul et René Carrère1. On sait que c'est Gaston Bouthoul qui créa le mot « polémologie et fonda, en 1945, l'Institut français de polémologie chargé d'étudier la sociologie de la guerre. Il a publié de nombreux ouvrages sur cette question. Ce livre qui concerne les conflits survenus depuis 1740 intéresse les guerres de la période révolutionnaire. Il estime qu'elles entraînèrent, au total, la mort de 2 425 000 individus. C'est peu au regard des guerres mondiales du XXe siècle que les auteurs chiffrent à 11 400 000 pour la première et à 41 400 000 pour la seconde. Les auteurs remarquent aussi que les guerres de la période révolutionnaire et impériale sont liées à « un fait inédit et capital qui n'a pas encore fini de produire ses effets. Pour la première fois, des citoyens d'une colonie extra-européenne se soulèvent contre (.) leur métropole, l'emportent sur ses troupes de métier et proclament leur 1. Gaston Bouthoul, René Carrère, Le défi de la guerre, 1740-1974, Paris, PUF, 1976, 224 p.
in-8°.
Revue historique, ccixvi/1
indépendance c'est la guerre d'indépendance américaine ». Par ailleurs, pour la première fois, en France, en l'an II une armée d'un million d'hommes fut mise sur pied, et toutes les ressources de la Nation mobilisées en vue de la guerre. Ces deux événements marquent une profonde mutation dans le caractère des guerres, ils vont marquer les conflits de l'époque contemporaine. De plus les guerres révolutionnaires, ont été, non seulement des guerres contre des ennemis extérieurs, mais elles se sont doublées ce n'était pas nouveau de guerres civiles, parce qu'elles ont été des guerres idéologiques. André Corvisier, lui, étudie la place occupée par les armées dans les sociétés européennes, de 1494 à 1789, donc jusqu'à la Révolution2. Sous l'Ancien Régime, en Europe, la société est « militaire », du moins la noblesse et la bourgeoisie. Mais même les paysans sont prompts à s'armer, les jacqueries, la guerre de Vendée en font foi. L'Etat est militaire, l'armée et la marine de guerre absorbent une part importante du budget. Toutefois, au XVIIIe siècle, dans les Provinces-Unies et en Angleterre « l'activité économique prend le pas sur les armes ». André Corvisier examine l'évolution du « devoir militaire » dans les différents Etats. Les milices bourgeoises étaient assez répandues, mais les armées « régulières » se composaient la plupart du temps de mercenaires. La Suède fut le premier Etat à organiser une armée permanente sur le principe du service militaire obligatoire, dès 1544. En France, la milice royale, créée par Louvois, n'était qu'une force auxiliaire de l'armée, elle se heurta, jusqu'en 1789, à une hostilité générale des paysans (les habitants des villes en étaient, la plupart du temps, dispensés) ainsi qu'en témoignent les cahiers de doléances. La Russie, la Prusse, l'Autriche, l'Angleterre créèrent aussi des milices. Ainsi s'acheminait-on peu à peu vers la conscription obligatoire. L'administration militaire se développa au cours de ces trois siècles, les armées essayèrent de ne plus vivre uniquement sur le territoire qu'elles occupaient, et l'Etat commença à se préoccuper des anciens soldats, « invalides » et « vétérans ». Cependant, jusqu'en 1789, les officiers se recrutent essentiellement dans la noblessse, ou, s'ils sont d'origine roturière, finissent par être anoblis. A la veille de la Révolution, c'est l'Autriche qui entretenait l'armée la plus nombreuse (240 000 hommes), égalée peut-être par la Russie, suivie par la Prusse (194 000 hommes) et par la France (180 000). Mais l'armée prussienne représentait le 1/29° de la population tandis que celle de la France n'en formait que le 1/145c. L'armée française comptait, en 1789, 10 500 officiers, soit 1/40e du total des nobles, immédiatement après l'armée russe (12 000) 2. André Corvisier, Armées et sociétés en Europe de 1494 à 1789, Paris, PUF, 1976, 222 p.
mais loin devant la Prusse (5 500, soit 1/10e des nobles). Dans la dernière partie de son livre, André Corvisier examine la composition sociale et régionale des armées. Il la connaît bien pour la France, puisque c'était la matière de sa thèse, beaucoup moins pour les autres pays d'Europe, faute d'études suffisantes. Voilà un excellent petit livre qui comble une lacune, car jamais le problème des rapports entre armées et sociétés n'avait été évoqué dans son ensemble. Sa lecture en est agréable" et son utilisation facile, grâce à un bon index.
Ainsi, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, se sont petit à petit
imposés les concepts selon lesquels s'est formée l'armée française de la Révolution. Jean-Paul Bertaud a étudié cette armée dans une importante thèse de doctorat d'Etat soutenue à la Sorbonne le 23 juin 1978, il en a exposé la substance dans un livre intitulé La Révolution armées. L'auteur a procédé à de très vastes dépouillements aux archives nationales et dans celles de la guerre, il a lu l'immense littérature concernant les armées, les guerres de 1789 à 1799. Toutefois c'est la première fois qu'est publié un ouvrage traitant l'histoire de l'armée pendant toute la période révolutionnaire, et c'est la première fois que nous est présentée une étude sociologique de cette armée, basée sur l'analyse des registres de contrôle de troupes conservés à Vincennes. L'ouvrage s'ordonne en trois parties. La première montre comment l'armée royale de 1789 est devenue l'armée nationale et démocratique de l'an II, par suite de l'émigration des officiers et soldats royalistes, de 1"engagement de recrues républicaines et surtout de l'amalgame avec les bataillons de volontaires nationaux. La deuxième partie est consacrée à l'armée de l'an II. L'auteur montre comment le gouvernement révolutionnaire sut lever, armer, équiper, discipliner, subordonner une armée qui compta près d'un million d'hommes, chiffre encore jamais atteint. C'est cette armée qui remporta les victoires de 1794, mais ces victoires, en montrant que la Terreur était désormais inutile, entraînèrent la chute du gouvernement révolutionnaire et une nouvelle transformation de l'armée. Dans la troisième partie, on voit, en effet, l'armée nationale et révolutionnaire devenir peu à peu une armée de prétoriens et procéder au premier coup d'Etat militaire, celui du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) qui annonce et préfigure le 18 brumaire. Cet ouvrage renouvelle en grande partie nos connaissances. L'auteur montre par exemple qu'en 1792, avant même l'amalgame, l'armée était devenue « révolutionnaire », non seulement parce que beaucoup de soldats et de sous-officiers de l'armée royale étaient acquis aux idées nouvelles, mais parce que l'armée s'était 3. Jean-Paul Bertau.d, La Révolutiou armée. Les soldats-citoyens et la République française, Paris, Robert Laffont (« Les hommes et l'histoire »), 1979, 380 p. in-81.
renouvelée par l'arrivée de nouvelles recrues qui partageaient les opinions de ceux qui s'engageaient, à la même époque, dans les bataillons de volontaires nationaux. Il n'est pas possible d'énumérer ici toutes les nouveautés contenues dans cet ouvrage. C'est un livre fondamental pour qui veut étudier la Révolution.
L'armée de la Révolution a été formée en grande partie par des
gardes nationaux, puisque, à partir de 1794, deux tiers des soldats provenaient des bataillons de volontaires, eux-mêmes issus de la Garde nationale. Or, sur celle-ci, nous ne possédons aucune étude d'ensemble, il n'existe qu'un petit nombre de monographies régionales. La thèse de troisième cycle de Georges Carrot comble, partiellement, cette lacune, puisqu'elle retrace l'histoire de la Garde nationale de 1789 à 1871, doublant à partir de 1814 le livre de Louis Girard4. J'ai dit partiellement parce que cette étude examine surtout les lois,
décrets et règlements qui marquent l'évolution de la Garde nationale, mais laisse de côté sa composition sociale. Néanmoins l'auteur a lu à peu près tout ce qui a été écrit sur la Garde nationale, son livre est une bonne synthèse. On y trouvera aussi, en appendice, la liste des principaux textes législatifs et réglementaires concernant la Garde nationale.
Si les deux tiers de l'armée de la Révolution ont été fournis par
la Garde nationale, l'autre tiers provenait de l'ancienne armée royale. La composition de cette armée, de 1789 à 1792, a été analysée par Samuel Scott, au moment même où Jean-Paul Bertaud rédigeait sa thèse. Les deux historiens se sont d'ailleurs mutuellement aidés, mais l'étude de l'Américain Samuel Scott est plus détaillée que la première partie du livre de Bertaud5. La section la plus neuve du livre de Scott est le premier chapitre qui traite des origines sociales de l'armée royale. Après avoir examiné le cas de 20 000 individus, c'est-à-dire environ le dixième des effectifs, il conclut que la moitié des soldats était âgée de 18 à 25 ans, 40 étaient plus vieux, 10 avaient moins de 18 ans. Plus de 60 des soldats servaient pendant quatre ans au moins, un cinquième avaient dix ans ou plus d'ancienneté. Ils étaient en majorité originaires des provinces frontières du Nord et de l'Est (un tiers dans l'infanterie, la moitié dans la cavalerie, les trois quarts dans l'artillerie) si on excepte, bien entendu les 23 régiments étrangers. Les recrues, contrairement à une opinion répandue, mais déjà combattue par André Corvisier, étaient nés dans les villes, si on 4. Georges Carrot, La Garde nationale, 1789-1871, Nice, Faculté de Droit et des Sciences
économiques, 1979, XIV-284 p. in-4-. Le livre de Louis Girard sur La Garde nationale, 1814-1871 a été publié en 1964 (Plon, Paris).
5. Samuel F. Scott, The Response of the Royal Army to the French Révolution, Oxford,
Clarendon Press, 1978, VIII-244 p. in-8o.
entend par «ville» toute agglomération dépassant 2 000 habitants. On compte en effet près de 50 de soldats d'origine urbaine, alors que 82 au moins de la population française vivait à la campagne. Les chapitres suivants sont moins originaux, ils tracent l'histoire, souvent racontée, de l'armée française de 1789 à 1793, ses mutineries qui atteignirent leur apogée en août 1790 avec l'affaire de Nancy ses rapports avec les civils, et avec les Assemblées. Scott remarque, avec pertinence, que, si les révolutions de 1830, 1848, 1871 furent marquées par la construction de barricades à Paris, on n'en éleva point de 1789 à 1814 Les soldats, qu'ils fussent issus de l'ancienne armée royale, ou des volontaires nationaux pactisèrent avec le peuple jusqu'en 1795. Ils refusèrent aussi de marcher contre les Assemblées, en 1792 à l'appel de La Fayette ou en 1793 lors de la tentative de Dumouriez. L'armée royale disparut lors de l'application de l'amalgame voté en février 1793, mais qui ne fut entièrement réalisé que trois ans plus tard.
C'est une méthode analogue à celle de Bertaud et de Scott que
Claude Petitfrère a appliquée à une armée bien peu connue l'armée catholique et royale. Sa thèse de doctorat d'Etat traite, en effet, des Blancs et des Bleus d'Anjoug. Il a pu, grâce à l'exploitation de 48 liasses de demandes de secours formulées après 1814 par les anciens soldats de cette armée contre-révolutionnaire, et déposées aux archives départementales du Maine-et-Loire, reconstituer les origines géographiques et sociales, les âges, la fortune des soldats « blancs ». Par ailleurs, en analysant les contrôles des bataillons de volontaires du Maine-et-Loire conservés aux archives de la Guerre, il a pu obtenir les mêmes renseignements sur les « Bleus et il a comparé les uns et les autres. Contrairement à l'opinion courante, les « Blancs » ne se sont pas recrutés uniquement parmi les paysans et les « Bleus » seulement dans les villes. Sur les 4 681 soldats de l'Armée catholique et royale dont Claude Petitfrère a examiné les dossiers, 2 962 seulement, soit un peu moins de 63 appartenaient aux « métiers de la terre ». Les autres étaient des tisserands, des domestiques, des petits commerçants, des journaliers. Chez les Bleus, par contre, on trouve plus de 20 de paysans. Mais Blancs et Bleus diffèrent surtout par l'alphabétisation et la fortune. Chez les Blancs on dénombre 82 d'analphabètes, 53 seulement chez les Bleus, la fortune moyenne des Blancs s'établit à 1 404 francs, celle des Bleus à 13 866 francs, près de dix fois plus. Ainsi la guerre de Vendée apparaît-elle maintenant comme une guerre des pauvres contre les riches, les pauvres étant 6. Claude Petitfrère, Blancs et Bleus d'Anjou (1789-1793), Lille et Paris, H. Champion, 1979, 2 vol. de LVIII-1428 p. in-8°. La première partie de cette thèse va paraître en impression typographique dans la collection de la Commission d'Histoire économique et sociale de la Révolution (Mémoires et Documents nO XXXVIII) sous le titre Vendéens d'Anjou.
les royalistes, les riches les républicains. Paradoxe dira-t-on Et comment l'expliquer ? C'est poser tout le problème de l'origine des guerres de Vendée, que Claude Petitfrère ne résout pas entièrement, mais auquel il apporte d'importants éléments de réponse. Les Blancs, bien entendu, sont essentiellement caractérisés par leur hostilité à la Révolution, hostilité antérieure à la levée de 300 000 hommes qui servit de prétexte à la rébellion, car, à la date où elle eut lieu, les Blancs dans le district de Cholet n'avaient acheté que 10 des biens vendus, les Bleus 90 Ces biens étaient alors uniquement des biens du clergé, les biens des émigrés n'avaient pas encore été mis en vente. L'attachement à la religion catholique a donc bien été un des facteurs importants du soulèvement. Il faut y ajouter l'action des émigrés, peut-être celle des agents anglais, et bien entendu la répugnance pour le service militaire obligatoire loin du « pays ». Le problème des causes du soulèvement vendéen est pourtant encore loin d'être élucidé. Celui du nombre des victimes ne l'est pas du tout. On continue à citer les chiffres les plus fantaisistes. Gaston Bouthoul, dans l'ouvrage mentionné plus haut, s'en tient à 60 000 individus, mais il n'indique ni ses sources, ni ses méthodes de calcul. Quoi qu'il en soit, on ne pourra plus, désormais, étudier le soulèvement de la Vendée sans recourir à l'étude de Claude Petitfrère.
Que sont devenus les anciens soldats français après la fin de leur
service ? Voilà une question que, jusqu'à présent, les historiens ne se sont guère posée. C'est à peine s'il existe deux ou trois études, anciennes d'ailleurs, sur les « invalides ». L'historien américain Isser Woloch a repris le problème dans son ensemble en consacrant un livre aux « vétérans »7. Il s'est surtout préoccupé des « invalides », logés dans l'Hôtel qu'avait fait construire Louis XIV. Il pouvait contenir environ 4 000 pensionnaires. C'était insuffisant, le Directoire créa des annexes à Versailles et Saint-Cyr Bonaparte les remplaça par deux autres annexes, à Louvain et Avignon elles pouvaient abriter, en moyenne, 3 500 invalides. Mais à côté des invalides logés par l'Etat, beaucoup plus nombreux étaient les vétérans qui recevaient des pensions. C'est Choiseul qui les avait instituées en 1764, elles furent maintenues par tous les régimes qui suivirent. Les veuves de guerre, les orphelins avaient aussi droit à des pensions. En 1797, 5 150 officiers, 5 250 anciens soldats, en majorité mutilés, 5 300 veuves de guerre touchaient des pensions, mais restaient en instance 4 500 dossiers d'officiers, 19 200 de soldats et 10 700 de veuves. En 1813, l'« armée morte » ainsi appelait-on officiellement tous ces pensionnés coûtait près de 47 mil7. Isser Woloch, The French Veteran from the Revolution to the Restoration, Chapell
Hill, The University of North Carolina Press, 1979, XX-392 p. in-81.
lions, alors que le budget de l'armée active s'élevait à 350 millions. Les invalides ne jouèrent un rôle politique qu'en 1789, le 14 juillet, d'abord le matin, en laissant la foule des Parisiens en colère pénétrer dans l'Hôtel des Invalides et s'emparer de 40 000 fusils, puis l'après-midi en poussant à la capitulation de la Bastille. Après 1815, des « demi-soldes » formèrent l'armature de l'opposition aux Bourbons, mais sur les 20 000 officiers en demi-solde, seule une minorité participa activement aux complots. Isser Woloch donne encore d'intéressants renseignements sur l'évolution du nombre et du taux des pensions, sur la vie des invalides. C'est incontestablement le premier ouvrage aussi solide et aussi complet sur une question injustement oubliée des historiens. Si ceux-ci se sont surtout penchés sur l'histoire sociale de l'armée,
certains n'ont pas perdu de vue les problèmes stratégiques. Ainsi l'historien britannique Piers Mackesy a-t-il publié un livre sur la « stratégie de la destruction » (des forces organisées de l'ennemi), c'est-àdire sur la lutte de la Grande-Bretagne et de ses alliés contre la France en 1798-17998. L'auteur a consulté, au Public Record Office, les documents de l'Amirauté, du War Office et du Foreign Office, il a vu quelques dossiers aux archives de la Guerre, à Vincennes, il est au courant des récents ouvrages publiés sur la question. Dans une première partie, il montre comment le gouvernement de Lord Grenville a établi, en 1798, le grandiose plan diplomatique et stratégique qui aurait dû aboutir à la défaite de la France, à la chute du Directoire, et à l'écrasement de la Révolution. C'est la victoire navale remportée à Camperdown par l'amiral Duncan, le 11 octobre 1797, sur la flotte batave qui rendit confiance à l'Angleterre pour la première fois dans l'histoire maritime, une escadre britannique avait totalement détruit celle qui lui était opposée. Tout danger de débarquement français dans les îles britanniques paraissait écarté. La victoire contre la France était possible, à condition de trouver des alliés sur le continent. L'auteur ne s'attarde pas sur les négociations diplomatiques qui aboutirent à la formation de la deuxième coalition. Elles sont bien connues. Ce qui l'intéresse, c'est la stratégie. Il reprend et complète ce que j'avais dit du plan des coalisés dans ma Contre-Révolution attaquer la France et les républiques sœurs sur toutes les frontières, et organiser, en même temps à l'intérieur, une immense insurrection contre-révolutionnaire. Une lettre de Grenville à James Talbot, chargé d'affaires en Suisse, en date du 25 janvier 1798, confirme l'existence de ce plan (Stowe Papers, à la Huntington Library, San Marino, Californie).
8. Piers Mackesy, ;Statesmen at War The Strategy of overthrow, 1798-1799, London, Longman, 1974, XII-340 p. in-8°.
La deuxième partie du livre est consacrée à l'exécution du plan et
à son échec. L'auteur développe à peu près uniquement les opérations en Hollande, où, malgré leur supériorité numérique (34 000 hommes contre 25 000), les Anglo-Russes furent battus par le général Brune, alors que le soulèvement escompté avortait. L'auteur ne fait que quelques allusions aux victoires de Nelson en Méditerranée, aux succès des Austro-Russes en Italie, à leur défaite en Suisse, et à l'échec des soulèvements contre-révolutionnaires dans le Midi et l'Ouest de la France. La défaite de Hollande eut des répercussions en Grande-Bretagne, les adversaires de Pitt en tirèrent argument dans leurs violentes attaques contre le Premier ministre en 1800. Cependant, selon l'auteur, le bilan de l'expédition de Hollande n'est pas entièrement négatif puisque, au prix d'un millier de vies humaines et d'une somme de 1 250 000 £, les Anglais s'emparèrent de ce qui restait de la flotte batave et confirmèrent ainsi la maîtrise de la marine britannique dans la mer du Nord. Par ailleurs la menace d'un débarquement aux Pays-Bas, connue depuis longtemps, avait forcé la France à dégarnir ses fronts de l'Est et du Sud, cela facilita les victoires des AustroRusses, mais ils ne surent pas les exploiter. Néanmoins la capitulation des forces britanniques fut une humiliation durement ressentie par la Grande-Bretagne. Elle prouva que l'infanterie britannique n'était pas entraînée à la guerre moderne.
Ce n'était plus le cas treize ans plus tard, à la bataille des Arapiles,
le 22 juillet 1812. Le D' Jean Sarramon a fouillé les archives françaises et espagnoles et il a reconstitué, dans toute leur complexité, les péripéties qui précédèrent et marquèrent la bataille des Arapiles9. La victoire anglaise des Arapiles a eu une influence décisive sur la guerre d'Espagne. Elle ouvrit aux Anglo-Espagnols la route de Madrid. Le roi Joseph dut, en effet, évacuer la capitale le 10 août. Et si Wellington fut contraint, sous la pression de l'armée française d'Andalousie, d'abandonner Madrid à la fin d'octobre, le gouvernement de Joseph ne put s'y réinstaller. En fait, la victoire des Arapiles a donné aux adversaires de Napoléon une supériorité décisive dans la péninsule. Quelles sont les causes de cette victoire ? D'une part l'armement et la tactique des troupes de Wellington, d'autre part la faiblesse de l'armée de Marmont qui lui était opposée. Elle manquait surtout de cavalerie, celle-ci ayant été envoyée en Russie par Napoléon. Enfin la médiocrité du roi Joseph et de son conseiller, le maréchal Jourdan, en dépit des lauriers que celui-ci avait conquis à Fleurus en 1794 les erreurs 9. D' Jean Sarramon, Hisfoire de la guerre d'indépendance de la péninsuie Ibérique contre
Napoléon Ier (9e partie, Mai-août 1812) La bataille des Arapiles (22 juillet 1812). Préface du doyen Jacques Godechot, Toulouse, Publications de l'Université de Toulouse-Le Mirail, 1978, XVIII-442 p. in-8°.
stratégiques du maréchal Berthier, qui avait prescrit aux armées d'Espagne de n'abandonner aucune parcelle des territoires conquis, expliquent également la défaite. Elles empêchèrent, en effet, la jonction des différents corps français qui seule aurait pu procurer aux armées napoléoniennes la supériorité numérique et leur donner la victoire. Les capacités stratégiques de Wellington, aux Arapiles, contrastent avec les insuffisances de ses adversaires. Ce volume, le premier à paraître, est, comme l'indique le titre, le neuvième d'une grande histoire de la guerre d'indépendance espagnole, aujourd'hui entièrement rédigée. Il faut espérer que le D' Sarramon pourra bientôt publier les autres tomes de son ouvrage.
La stratégie des guerres napoléoniennes n'est pas marquée seule-
ment par de grands mouvements de troupes opérant en rase campagne. Elle comporte aussi plusieurs sièges célèbres, celui de Gênes, en 1800, ceux de Mayence 1793, 1794-1797 et 1814. Antonio Ronco a raconté le siège de Gênes10 le blocus de la ville commença après la défaite des Français, à Novi, le 15 août 1799, mais il ne fut pas très étroit. Masséna, après ses victoires de Suisse, prit le commandement des forces françaises de Ligurie et put entrer dans Gênes le 9 février 1800. Il fut l'âme de la défense. Il eut d'abord à faire face à toutes sortes de difficultés la rareté des vivres et la hausse des prix, une « fièvre » épidémique qui fit plus de 8 000 morts, une « cinquième colonne » qui espérait une prompte victoire des Autrichiens, la faiblesse du nouveau gouvernement, qui après un coup d'Etat de type brumairien avait remplacé, le 7 décembre, un Directoire discrédité. Mais l'offensive autrichienne fut évidemment sa principale préoccupation. Elle débuta le 5 avril 1800, et échoua en partie, mais les Autrichiens avaient coupé la route de terre vers Savone. Les Anglais bloquaient le port. Le siège proprement dit commença alors. L'auteur en raconte toutes les péripéties, ainsi que les souffrances endurées par une population, qui, avec les réfugiés, compta plus de 120 000 personnes et fut bientôt réduite à la famine. Près de 10 000 individus moururent de faim. Après le passage des Alpes par Bonaparte, le 20 mai, les Autrichiens, menacés sur leurs arrières, précipitèrent les opérations. Devant les attaques autrichiennes et les supplications de la population, Masséna capitula le 4 juin. Le général autrichien Melas, inquiet de l'arrivée de Bonaparte, lui accorda des conditions honorables les troupes françaises pouvaient rentrer en Provence avec armes et bagages. Néanmoins, dix jours plus tard, Bonaparte battait Melas à Marengo et les Français, le 23 juin, réoccupaient Gênes. Antonio Ronco, dans son livre, n'a guère décrit les défenses de Gênes. Au contraire, Peter Lautzas, dans 10. Antonino Ronco, L'assedio di Genova, 1800, Genova, SAGEP, 1976, 280 p. in-8-.
le sien, parle plus des défenses de Mayence que des péripéties des sièges11. Mayence devint une place forte en 1688, elle devait protéger l'empire germanique contre les attaques de Louis XIV. Ses fortifications furent étendues et complétées au XVIIIe siècle, pendant les guerres de succession d'Autriche et de Sept ans. Elle reçut une garnison permanente de 3 000 hommes, mais ses casernes et fortifications pouvaient en abriter plus de 10 000. Pourtant elle se rendit à peu près sans résistance au général Custine le 22 octobre 1792. Sans doute les « patriotes » mayençais obligèrent-ils le commandant de la place à capituler. Mais les troupes françaises, à leur tour, furent assiégées par les Prussiens à partir du 14 avril 1793. Elles luttèrent jusqu'à épuisement des vivres et des munitions et capitulèrent le 23 juillet. Elles purent sortir avec armes et bagages et furent victorieuses des Vendéens révoltés quelques mois plus tard. Mais les Autrichiens, qui avaient relevé les Prussiens, furent eux aussi assiégés par les Français dès le 8 novembre 1794. Mayence était le centre d'une ligne de résistance qui allait d'Ehrenbreitstein, près de Colblence, jusqu'à Mannheim. Bien qu'enveloppées à plusieurs reprises par les troupes françaises, ces trois places fortes résistèrent jusqu'au traité de CampoFormio, et Mayence ne fut évacuée, le 29 décembre 1797, qu'en échange de Venise.
Les Français voulurent alors faire de la place le « Grand Boulevard
de la France ». Ils construisirent de nouvelles fortifications et accrurent la garnison, ce qui entraîna pour la région environnante de lourdes réquisitions. L'auteur décrit avec minutie la vie des troupes, leur comportement, les réactions des habitants. Mais tout cela fut inutile, Mayence ne put retarder, en 1814, l'offensive des soldats de Blucher. Le livre de Peter Lautzas complète utilement la thèse de François Dreyfus qui avait décrit en 1968 la société et les mentalités à Mayence, en ne faisant que quelques allusions à la fonction militaire de la ville. VIII. ― Monographies
Durant les cinq dernières années, peu de monographies concernent
des problèmes proprement nationaux. La plupart traitent de questions régionales. Dans la première catégorie, citons celles qui ont été provoquées par la commémoration du bicentenaire de l'alliance entre la France et les Etats-Unis. Des colloques ont été tenus, l'un à Chava11. Peter Lautzas, Die Festung Mainz im Zeitalter des Ancien Régime, der Französischen
Revotution und des Empire, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag (Geschichtliche Landeskunde, Band VIII), 1973, XLVI-266 p. in-80.
gnac, le château de La Fayette, organisé par la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Clermont-Ferrandl2, l'autre à l'Ecole de Sorèze qui célébrait, en 1776, le bicentenaire de son érection en Ecole royale militaire18, les Actes en ont été publiés. Le premier volume est naturellement centré sur La Fayette, on y lira, entre autres, une communication d'Albert Krebs sur « La Fayette et l'abolition de l'esclavage », une de Stanley Idzerda sur une nouvelle interprétation de la carrière de La Fayette et un intéressant essai d'Abel Poitrineau sur La Fayette vu par les historiens français du XIXe siècle il conclut que, pour eux, La Fayette n'est pas un « grand ancêtre, il est seulement un second rôle (.) Par contraste avec les grands « déclassés » que la Révolution a exaltés avant de les briser (.) La Fayette pourrait, à bien des égards, être considéré comme un « surclassé », tour à tour servi ou défavorisé par les circonstances ». Joseph Zitomerski a proposé une « interprétation ethnique » de la révolution américaine, il s'efforce de montrer ce qu'elle a été réellement pour les Indiens, les Noirs, les Blancs. Pierre Deflaux étudie la naissance de l'armée de Washington et Robert Rougé, le groupe, trop peu connu, des « Loyalistes ». D'autres communications concernent l'influence de la révolution américaine sur la littérature et la philosophie. Le second volume comprend trois groupes de communications. Le premier est consacré à la France sous Louis XVI on y remarque celles de Paul Butel sur « le commerce atlantique français », de René Pillorget, sur le maintien de l'ordre public de 1774 à 1789 et de Raymond Darricau sur les Assemblées du clergé de France le deuxième concerne la guerre d'indépendance des Etats-Unis, avec une étude d'André Corvisier sur la participation française à cette guerre et une de Georges Livet sur Gérard, le premier ambassadeur de France à Philadelphie. Le troisième groupe, sur l'Ecole de Sorèze, ne comprend que deux exposés, l'un de Jacques Fabre de Massaguel concerne l'enseignement dans la célèbre école, l'autre, de Jacques Godechot, sur le séjour de Marbot à Sorèze,.
Peu d'événements « nationaux » ont retenu l'attention des auteurs
de monographies. Jean-Pierre Hirsch, après Patrick Kessel en 1969, a raconté la nuit du 4 août14. Comme son prédécesseur, il en analyse les causes, décrit la fameuse « nuit », puis évalue les conséquences. La bibliographie est assez complète encore qu'on pense que l'auteur eût 12. La France et l'esprit de 76, Colloque du bicentenaire de l'indépendance des Etats-Unis,
Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Clermont-Ferrand II (nouvelle série, fascicule 1), 1977, 314 p. in-8o.
13. Le règne de Louis XVI et la guerre d'indépendance américaine, Actes du colloque
international de Sorèze, 1976, Dourgne, 1977, 362 p. in-8-.
14. Jean-Pierre Hirsch, La nuit du 4 août, Paris, Gallimard-Julliard, 1978, 283 p. in-16. Voir
le compte rendu du livre de Patrick Kessel dans la Revue kistorique, avril-juin 1975, p. 400.
pu davantage tirer profit des Actes du colloque de Toulouse sur l'abolition de la féodalité (1968) et des thèses qui en sont issues. Jean-Pierre Hirsch ne désire pas refaire le livre de Kessel. Il entend surtout apporter des réponses à quelques questions, qui, de son avis, ne sont pas encore éclaircies comment les partisans les plus déterminés du statu quo social ont-ils pu passer en quelques heures de la résistance au mouvement ? Comment après une telle victoire les paysans français ont-ils dû se battre encore si souvent contre l'injustice et l'oppression ? Jusqu'à quel point le saut accompli par les acteurs du 4 août fut-il périlleux ? Etait-il si clair que les constituants aient prétendu abattre, en même temps que la féodalité, les barrières sociales et les frontières provinciales ? Par ailleurs, la nuit du 4 n'a-t-elle pas consacré la propriété, par définition exclusive, de la terre ? Les réponses données à ces questions par l'auteur s'appuyent sur un large éventail de citations puisées surtout dans les cahiers de doléances, et parfois dans des documents inédits. Pour la plupart, elles ne diffèrent guère de celles qui y ont été apportées. Il en est une pourtant sur laquelle Jean-Pierre Hirsch professe un avis original la sincérité des nobles « libéraux » qui, à la suite du vicomte de Noailles, proposèrent, les premiers, l'abolition des privilèges et du régime féodal. Il fait remarquer que si 24 cahiers de la noblesse seulement sur 134 sont hostiles au rachat des droits seigneuriaux et féodaux, un nombre encore plus faible s'en déclare partisan. Citant la gestion très dure de ses domaines par le duc du Châtelet, il jette le soupçon sur toute la noblesse dite « libérale ». C'est faire bon marché de l'expansion des lumières, du rôle des Académies et des loges maçonniques dont la plupart de ces nobles étaient membres. Pour le reste on sera d'accord avec l'auteur. Il est évident qu'après le vote du 4 les Constituants se sont efforcés de restreindre les concessions qu'ils avaient faites, et que la « féodalité » ne fut complètement abolie que par le décret du 17 juillet 1793. Quant aux privilèges, tous ne disparurent point, à commencer par ceux que l'homme possédait par rapport à la femme, et qui existent encore, en partie, du moins. Il est cependant évident, comme l'écrit l'auteur, que la nuit du 4 août marque la fin de « l'Ancien Régime ».
Le procès de Louis XVI a été étudié par Albert Soboul en 1966 la
question a été reprise par l'Américain David Jordan15 qui fut violoniste dans un orchestre, et journaliste, avant d'être tenté par l'histoire il a voulu approfondir les problèmes évoqués par Soboul, qui avait surtout cité et commenté des documents, donc écrire l'histoire du 15. David P. Jordan, The King's Trial Louis XVI vs. the Frettch Revolution, University
of Califomia Press, 1979, 276 p. in-81. Voir le compte rendu du livre d'Albert Soboul dans la Revue historique, octobre-décembre 1972, p. 483-484.
procès de Louis XVI, ce qui avait rarement été fait de manière objective. David Jordan n'a découvert aucun document nouveau et il a recouru essentiellement aux sources imprimées. L'étude, destinée au grand public cultivé, est agréablement écrite, elle débute par le récit de la journée du 10 août et se termine par un chapitre sur la commémoration de l'exécution de Louis XVI, de 1793 à 1973. L'épilogue évoque le sort des régicides après 1814.
Si l'époque de la Convention « montagnarde » n'a pas suscité de
monographie, par contre sur la fin de l'ère conventionnelle François Gendron nous a procuré une étude de la jeunesse dorée. « La jeunesse dorée de Fréron », telle est l'expression qui sans doute désigna, à l'origine, ces jeunes gens qui, après la chute de Robespierre, entreprirent la chasse aux jacobins dans les rues de Paris et chantèrent dans les théâtres le Réveil du peuple en essayant de couvrir de leur voix les « airs chéris des républicains ». Ces jeunes gens, qu'on appelait aussi muscadins ou incroyables, ont donné lieu à de nombreux récits qui relèvent de la « petite histoire ». Mais on n'avait jamais cherché à déterminer avec précision leurs origines sociales. C'est ce qu'a entrepris, pour une thèse de troisième cycle, l'historien canadien François Gendron, en s'appuyant sur une documentation considérable trouvée surtout aux Archives nationales, notamment dans l'inépuisable série alphabétique du Comité de sûreté générale. Ainsi François Gendron a-t-il pu dresser de longues listes de muscadins en indiquant leurs professions. Il s'agit essentiellement de jeunes gens de la petite et moyenne bourgeoisie, basochiens et « courtauds de boutique » et aussi d'un bon nombre d'insoumis et de déserteurs. L'auteur a ainsi précisé bien des aspects de la réaction thermidorienne à Paris. Il est regrettable, cependant, que son analyse n'ait pas été plus approfondie, qu'il n'ait pas consulté les documents fiscaux et les minutes notariales il aurait pu ainsi nous donner des indications sur la fortune des muscadins et de leurs parents. Il n'a pas non plus cherché, ce qui était sans doute plus difficile, les liens entre certains membres de la jeunesse dorée et les conspirateurs royalistes dont les réseaux, en France, prenaient à cette époque une grande extension. C'est l'échec de l'insurrection du 13 vendémiaire an IV qui marqua la fin de la domination de la jeunesse dorée dans les rues de la capitale.
Les monographies relatives à la révolution en province sont plus
nombreuses. Jean-Claude Martin a donné une analyse substantielle des doléances de 1789 dans le bocage de Houlme et la plaine d’Argentan17. 16. François Gendron, La jeunesse dorée, Préface d'Albert Soboul, Presses de l'Université du Québec, 1979, XIV-448 p. in-8°.
17. Jean-Claude Martin, Les doléances de 1789 dans le bocage du Houlme et la plaine
d’Argentan, n° 147 de la revue Le pays bas normand, 1977, 104 p. in-8°.
Il a étudié ainsi 104 cahiers inédits conservés aux archives départementales du Calvados et de l'Orne, et les a traités selon la grille d'analyse établie par François Furet. Il établit ainsi que seulement 3 des doléances ont pour objet les « valeurs et droits », autrement dit les grands principes, un peu plus de 9 concernent le pouvoir, mais plus de 25 sont relatifs à la société (notamment les droits féodaux et seigneuriaux) et plus de 43 demandent la réforme des institutions. 18 s'intéressent aux problèmes économiques. Les pourcentages varient un peu selon qu'il s'agit de villages de la plaine ou du bocage. L'auteur a distingué droits féodaux et droits seigneuriaux, en s'étonnant un peu naïvement qu'ils soient confondus ou réunis ainsi que les dîmes dans la majorité des cahiers. Or 80 des cahiers attaquent ces droits. L'auteur se demande pourquoi, et il tente d'évaluer très rapidement le poids de la féodalité dans le pays bas-normand en 1789. Mais il ignore et le colloque de Toulouse de 1968 sur l'abolition de la féodalité, et les nombreuses et importantes études qu'il a suscitées et qui ont renouvelé la question. Aussi ses conclusions sont-elles superficielles et contestables. On retiendra de cette étude surtout l'intéressant essai de cartographie des doléances. Dans sa conclusion l'auteur manifeste curieusement un certain scepticisme sur la valeur de la méthode qu'il a employée.
La Terreur à Rennes telle est la question traitée par M. Pocquet
du Haut-Jusséle. En fait, l'auteur, dont un ancêtre a été victime de la Terreur, a voulu surtout étudier l'action du comité de surveillance, de la société populaire et du représentant Carrier. Sa documentation a été essentiellement puisée dans les archives rennaises, et de nombreux documents sont reproduits dans le volume. Mais leur interprétation est souvent marquée par une coloration hostile à la Révolution. Le plan est rigoureusement chronologique, de sorte que le récit est confus, on saisit mal l'action des diverses autorités révolutionnaires, faute de tableaux appropriés on ne voit pas bien les modifications qui se sont produites dans la composition des comités de surveillance et de la société populaire de 1792 à 1795. La Terreur fut très sanglante à Rennes. L'historien américain Greer, qui a classé en 1935 les départements français selon le nombre des condamnations à mort, place l'Ille-et-Vilaine au sixième rang avec 509 exécutions dont 87 consécutives à des sentences prononcées par le tribunal révolutionnaire de Rennes, 351 par deux commissions militaires qui se sont succédé à Rennes, et 71 par une commission militaire de Saint-Malo. Cela s'explique, car Rennes était au centre de la guerre civile, celle de Vendée en 18. B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, Terreur et terroristes d Rennes, 1792-1795, Mayenne, Joseph
Floch, 1974, XVI-468 p. in-80.
1793, la chouannerie ensuite. L'auteur n'a pas assez insisté sur cette situation qui, si elle ne justifie par la Terreur, du moins l'explique. Les décrets de ventôse furent appliqués à Rennes. Le comité de
surveillance dressa consciencieusement une liste de 213 hommes et 69 femmes suspects (sur 729 détenus). L'auteur l'analyse, mais il ne nous dit pas si la liste des indigents, à qui les biens des suspects devaient être attribués, fut établie en même temps, ainsi que les décrets l'ordonnaient. La nouvelle de la chute de Robespierre, connue le 31 juillet, fut accueillie, selon le représentant Alquier, par des illuminations et des danses. Les mesures révolutionnaires furent maintenues et le 5 août les fédéralistes détenus à Rennes furent envoyés à Paris. Ce n'est qu'à partir du début d'octobre que les suspects incarcérés commencèrent à être libérés. Encore les prêtres réfractaires et les chouans furent-ils maintenus en prison, certains condamnés à mort et exécutés jusqu'à fin octobre 1794. La « réaction thermidorienne » ne se manifesta, à Rennes, qu'à partir d'avril 1795. Un certain nombre de membres des comités de surveillance « terroristes » sont alors incarcérés. La chouannerie, par contre, ne s'éteignit pas, elle devint plus active que jamais. L'auteur se refuse à toute conclusion, et comme il n'a pas non plus réalisé de synthèse on ne peut que conseiller à ceux qui voudront connaître rapidement, et dans son ensemble, l'histoire de la Terreur à Rennes, de se reporter à l'excellent chapitre écrit par Roger Dupuy dans l'Histoire de Bretagne publiée par Jean Meyer dans la collection « Univers de la France »19.
Si la Terreur à Rennes a été décrite par un historien français, la
Terreur à Bordeaux, à Toulouse et dans le Gard a retenu l'attention d'historiens britanniques, tous anciens élèves de Richard Cobb dont on sait la contribution importante qu'il a apportée à l'histoire de la Révolution française. Alan Forrest s'est donc penché sur l'histoire de Bordeaux de 1789 à 1800. Mais que dire de nouveau à ce sujet après les études de Michel Lhéritier, de Paul Bécamps, de Paul Butel et JeanPierre Poussou20? Le tableau de la société bordelaise, à la fin du XVIIIe siècle, par quoi commence ce livre, ne nous apprend rien que 19. Histoire de Rennes publiée sous la direction de Jean Meyer dans la collection « Univers
de la France » fondée par Philippe Wolff, voir p. 284-330, « Rennes sous la Révolution et l'Empire n par Roger Dupuy.
20. Alan Forrest, Society and Pofitics in Revolutionary Bordeaux, Oxford University Press (Oxford Historical Monographs), 1975, 300 p. in-80. Voir M. Lhéritier, Histoire de la Révolution à Bordeaux, 1787-1789, Paris, 1942 Id., Liberté, 1789-1790 Les Girondins, Bordeaux et la Révolution f rançaise, Paris 1947 P. Bécamps, La Révolution à Bordeaux J.-B.-M. Lacombe président de la commission mititaire, Bordeaux, 1953, et, du même, le chapitre sur la Révolution dans le tome V de l'Histoire de Bordeaux dirigée par Ch. Higounet, Bordeaux, 1968 de P. Butel et J.-P. Poussou, les chapitres VI et VII de l'Histoire de Bordeaux publiée sous la direction de Ch. Higounet dans la collection Univers de la France », Toulouse, Privat, 1980.
nous ne sachions déjà. Cependant, Alan Forrest, reprenant la méthode chère à Richard Cobb, nous donne des biographies, tant des révolutionnaires que des personnages surtout des marchands, qui furent persécutés pendant la Révolution. Il nous révèle parfois l'état de leur fortune, en 1793 ou en 1794, mais il n'a pas procédé à une étude systématique de la répartition de la richesse en utilisant les documents de l'enregistrement ou les registres notariaux. Du point de vue politique, l'auteur n'a pas non plus procédé à l'enquête sérieuse qui nous aurait montré pourquoi certaines « sections » ont suivi les députés fédéralistes, alors que d'autres demeuraient fidèles à la Montagne. La révolte de Bordeaux contre la Convention est longuement racontée, avec plus de détails que ne l'a fait Pierre Bécamps, mais sur un mode tout aussi « événementiel Plus neuf est le chapitre qui traite « la Révolution et les pauvres ». Il aborde une question qui n'a guère été examinée par les historiens bordelais. Mais Alan Forrest ne nous dit pas si le « Grand livre de la bienfaisance nationale », institué par la Convention le 11 mai 1794, a été ouvert à Bordeaux, ni si les rudiments de sécurité sociale, créés par la même loi, ont fonctionné. A Bordeaux, la révolution a été essentiellement bourgeoise, les pauvres n'en ont guère profité. Les deux derniers chapitres, consacrés à la répression du mouvement fédéraliste et à la Terreur à Bordeaux, ne font que reprendre ce que Pierre Bécamps a longuement exposé. En conclusion, l'auteur estime que ce qui caractérise Bordeaux pendant la Révolution, c'est la continuité. La Révolution a pu abolir les privilèges, supprimer l'organisation administrative de l'Ancien Régime, elle n'a guère modifié les structures sociales ni les structures mentales. Les guerres de l'époque impériale ont plus atteint Bordeaux que les péripéties de la Révolution. Elles ont ruiné son commerce et, par là, transformé ses structures sociales. Il n'est pas étonnant que Bordeaux, en 1814, ait proclamé la monarchie dès le 12 mars, vingt jours avant Paris.
Martyn Lyons a rédigé, sur Toulouse, un travail analogue à celui
d'Alan Forrest sur Bordeaux. A la différence de Bordeaux, les études d'ensemble sur la Révolution à Toulouse sont rares, et anciennes. Celle de Connac date de 1902. Sans doute, de nombreuses études de détail ont été entreprises depuis 1945, mais il nous manquait une synthèse. C'est celle-ci qu'a tentée Martyn Lyons en centrant son travail 21. Martyn Lyons, RevoIution in Toulouse, An Essay on Provincial Terrorism, University
of Durham Publications, Peter Lang, Bern, Frankfurt-am-Main and Las Vegas, 1978, 210 p. in-8-. Traduction française par Philippe Wolff, avec une préface de Jacques Godechot, Révolution et terreur à TouIouse, Toulouse, Privat (c Le Midi et son Histoire 1980, 286 p. in-8-. Voir aussi, du même auteur, The Jacobin Elite of Toulouse, dans European Studies Review, t. VII, 1977, p. 259-284, et M. G. A. Vadier (1736-1828), The formation of the Jacobin Mentality, dans French Historical Studies, t. X, Spring 1977, p. 74-100.
sur la Terreur. Ce qui a retenu l'attention de l'auteur, c'est le caractère modéré de la Terreur à Toulouse. Elle n'y a fait que 31 victimes, ce qui place Toulouse au trente-cinquième rang des départements français pour la violence de la Terreur. Il est vrai qu'il faut ajouter à ces 31 morts les 53 anciens membres du Parlement, condamnés par le tribunal révolutionnaire de Paris et exécutés dans la capitale.
Bien entendu, Martyn Lyons commence par décrire Toulouse à la
veille de la Révolution c'est une ville dominée par le Parlement et par l'Eglise, où n'a pu se constituer, comme à Bordeaux ou Lyon, une bourgeoisie riche et puissante, ni même une influente bourgeoisie moyenne. Par contre, une masse considérable de mendiants attirés par les hôpitaux et les 51 couvents de la ville. Cette structure sociale entraîne à Toulouse un conflit entre le Tiers Etat et les privilégiés plutôt que des luttes à l'intérieur même du Tiers Etat.
Le début de la Révolution, à Toulouse, est essentiellement marqué
par la destruction du Parlement et le démembrement de l'Eglise. L'un et l'autre tentèrent de résister, le premier par une insurrection de la légion de la Garde nationale qui était formée de ses « suppôts », la seconde en refusant le serment et en organisant les prêtres réfractaires au sein d'une société secrète, l'Aa.
La crise fédéraliste aurait dû occuper, dans ce livre, une place
essentielle, car de l'attitude de Toulouse a dépendu le sort de la France. Si Toulouse s'était unie à Bordeaux et à Marseille, c'était tout le Midi insurgé contre la Convention et celle-ci, sans doute, dissoute. Mais, après quelques hésitations, Toulouse à la fin de juin 1793 a pris parti pour la Montagne. Tout ceci l'auteur le dit, mais sans lui donner l'importance que l'épisode aurait mérité.
C'est parce que Toulouse s'est déclarée favorable à la Montagne
que la Terreur y a été relativement modérée et n'a atteint que les adversaires de la Révolution, les membres des classes qui dominaient Toulouse avant 1789. A Toulouse, l'arrêt de la Terreur fut moins la conséquence de la chute de Robespierre que des victoires remportées sur les Espagnols par les armées des Pyrénées. Pour les mêmes raisons, il n'y eut pas, à Toulouse, de Terreur blanche. La violence des muscadins s'exprima surtout dans un journal, L'Antiterroriste, et pendant une période assez courte. Toulouse, en effet, devint une « forteresse jacobine » sous le Directoire.
Après cette étude événementielle, Martyn Lyons consacre quatre
chapitres aux institutions révolutionnaires et à l'origine sociale de leurs membres société populaire, comités de surveillance, prisons, répartition des subsistances, organisation de la guerre contre l'Espagne. On peut regretter que l'auteur n'ait pas assez insisté sur les sociétés secrètes Aa, et franc-maçonnerie, qui à Toulouse, seul cas
observé en France, fonctionna sans interruption pendant toute la Révolution. En conclusion, Martyn Lyons estime que la Révolution, à Toulouse, n'a pas eu le caractère d'une lutte de classes, mais que les oppositions entre groupes sociaux ont eu des raisons complexes et variées idéologiques sans doute, mais aussi ambitions rivales, lutte de familles, de clans ou de quartiers, concurrence commerciale, chômage.
Dans le Gard, la Terreur a été infiniment plus violente qu'à Tou-
louse, ce département se place au seizième rang dans l'échelle de la Terreur, avec 136 condamnations à mort. C'est la conséquence des soulèvements royalistes qui l'ont troublé, et dans lesquels Gwynne Lewis voit une « seconde Vendée ,,22. Fidèle à la méthode de Richard Cobb, Gwynne Lewis commence par nous présenter les hommes qui menèrent la Révolution ou la Contre-Révolution dans le Gard. Les hostilités entre les deux camps commencèrent dès 1789, elles prirent vite l'allure d'une guerre de religion, les protestants prenant en masse parti pour la Révolution, de nombreux catholiques s'y montrant hostiles. La vente des biens du clergé, la fermeture des couvents furent les causes directes de la « bagarre de Nîmes » des 13-14 juin 1790. Les catholiques, plus nombreux, l'emportèrent et ils essayèrent de consolider leur succès en créant le camp de Jalès qui groupa, à certains moments, 20 000 fédérés. Les villages protestants furent attaqués. Mais les patriotes répliquèrent et les bataillons de volontaires nationaux détruisirent le camp les 12-13 juillet 1792. Les hostilités continuèrent. Si les jacobins dominèrent le Gard pendant la Terreur, on retrouve leurs adversaires dans les rangs des « compagnies du Soleil » ou « de Jésus » qui firent régner l'insécurité pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire. On les retrouve aussi dans les sociétés secrètes qui tentèrent en l'an V de renverser le Directoire par un coup d'Etat, ou qui organisèrent en l'an VII le soulèvement du Midi. La signature du Concordat mit, temporairement, un terme à leur activité. Mais l'administration départementale du Gard resta, sous l'Empire, aux mains des protestants. C'est ce qui explique l'explosion d'une nouvelle Terreur blanche en 1815, dernier épisode des luttes révolutionnaires dans le Gard, mais aussi ultime spasme des guerres de religion.
Un peu au nord du Gard, le département de l'Aveyron a été marqué
par des troubles, qui, s'ils n'ont pas eu le caractère de luttes religieuses qu'on note dans le Gard, ont pris l'allure d'affrontements sociaux. Lucien Mazars, maire d'Aubin, a entrepris de les raconter en se limi22. Gwynne Lewis, The Second Vendée The Continuity of Counter-Revolutiott in the
Department of the Gard 1789-1815, Oxford, Clarendon Press, 1979, XII-250 p. in-81.
tant, d'ailleurs, au district d'Aubin23. L'auteur n'est pas un historien « professionnel ». Il s'intéresse au passé de son pays. Il a fouillé les archives municipales et départementales, il a collectionné les documents relatifs à une région sur laquelle nous ne possédions aucune étude valable. De l'ouvrage de Lucien Mazars on peut tirer quelques conclusions d'abord le nombre des insurrections paysannes antiféodales, de 1789 à 1793. De nombreux châteaux furent attaqués, parfois brûlés. Sans doute le poids du régime féodal était-il particulièrement lourd dans la région, c'est une direction de recherches qui s'impose aux futurs historiens de la Révolution en Rouergue. Malgré ces insurrections, les paysans du district d'Aubin sont restés foncièrement attachés au catholicisme romain. Aussi la Terreur fut-elle en fin de compte assez modérée dans le district 200 suspects arrêtés (pour une population de 39 000 habitants environ, soit 5 pour mille, moyenne nationale 20 pour mille) et trois d'entre eux furent condamnés à mort et exécutés. La Révolution, en tout cas, a facilité l'ascension sociale, déjà commencée sous l'Ancien Régime. De nombreux documents sont cités, souvent in extenso, de sorte que l'ouvrage pourra servir d'instrument de travail. On regrette cependant l'absence d'une conclusion synthétique. Ce n'est pas à un district mais à une petite cité provençale, Vence, que s'est attaché Georges Castellan24. Bien qu'historien des pays de l'Europe balkanique à l'époque contemporaine, Georges Castellan a fouillé les archives encore inexplorées de Vence parce que sa famille est originaire de cette petite ville, actuellement dans les Alpes-Maritimes. Son récit est vivant et agréable à lire il concerne les seules années 1789-1790. Elles sont importantes puisque c'est alors que fut installé le nouveau » régime. Mais la Révolution ne changea pas grand-chose à Vence la propriété noble ne représentait que 2 du terroir, celle de l'Eglise 1 Comme beaucoup de villes du Midi, depuis longtemps Vence s'administrait elle-même selon un système représentatif, censitaire il est vrai, mais assez démocratique. C'étaient les « plus apparents » qui étaient à la tête de la municipalité, mais tous les chefs de famille votaient, et en 1790 ils furent tous considérés comme citoyens actifs. Plus de 50 des membres de la nouvelle municipalité avaient appartenu aux anciens Conseils. Les principales discussions portèrent donc sur le rôle que devrait jouer Vence dans la nouvelle organisation administrative. Ses habitants souhaitaient qu'elle devînt chef-lieu de district. L'Assemblée nationale ne 23. Lucien Mazars, La Révotution en Rouergue, district d'Aubin, 1789-1815, Salingardes, 1976-1978, 2 vol. de 256 p. et 268 p. in-8°, Préface de Jacques Godechot, Posface de Jacques Bousquet.
24. Georges Castellan, Une cité provençale dans la Révolufion chronique de la ville de Vence. 1790, Paris, lFlammarion (« L'Histoire vivante »), 1978, 316 p. in-80.
l'entendit pas ainsi, elle aurait dû être rattachée au district de SaintPaul, mais, par suite du « campanilisme », Vence fut incluse dans le district de Grasse, formant ainsi une enclave absurde à l'intérieur du district de Saint-Paul. Quant aux charges fiscales, elles diminuèrent, mais très légèrement, passant en moyenne de 9 livres par habitant, sous l'Ancien Régime, à 8, sous le nouveau, ce qui d'ailleurs était très faible par rapport à Paris (64 livres) ou Aix (20 livres). En faisant disparaître l'évêché, la Révolution a réduit Vence au rôle d'un chef-lieu de canton qui ne comptait que quatre communes. Mais elle a apporté aux « apparents » l'égalité désormais il n'y avait plus ni seigneur, ni évêque. La masse de la population s'en réjouit-elle ? C'est douteux quand on considère les abstentions massives aux élections de 1790. La Révolution n'a profité et bien faiblement qu'à la bourgeoisie de Vence, le cas ici est typique. En 1789, Vence était la ville de France la plus éloignée de Paris 236 lieues, soit 940 km. Ce qui explique, en partie, la spécificité de la Révolution à Vence. Mais elle n'était qu'à quelque 200 km de la Corse où la Révolution prit un tout autre cours, présenté par Antoine Casanova et Ange Rovere25. La Révolution en Corse a, en effet, un double aspect. C'est, d'une part, une rupture avec des structures économiques et sociales archaïques, d'autre part l'intégration, voulue par les Corses, de leur île dans la Nation française. Sur l'intégration, politique et administrative, on a beaucoup écrit, la thèse de Louis Villat a montré comment elle s'était faite de 1769 à 1789, les nombreux ouvrages sur Napoléon, notamment ceux de Chuquet, ont expliqué comment elle s'était poursuivie sous la Révolution. Par contre les structures économiques et sociales de l'île, leurs modifications, commencent seulement à être étudiées26. Antoine Casanova et Ange Rovere ont réalisé une première synthèse de ces travaux complétés par la consultation de documents inédits. Un tiers du volume est consacré aux structures économiques et sociales de la Corse au temps de Pascal Paoli l'île était misérable, les structures archaïques, les clans dominaient. Un autre tiers du volume montre dans quelle mesure l'administration monarchique française a essayé de modifier ces structures. Elle a voulu surtout favoriser les prepotenti, les gros propriétaires. Le dernier tiers montre ce qu'a fait 25. Antoine Casanova et Ange Rovere, Peuple corse, révolutions et nation françaises, Paris,
Editions sociales (« Problèmes-Histoire »), 1979, 308 p. in-81.
26. Voir notamment Problèmes d'histoire de la Corse, de t'Ancien Régime à 1815, Actes du
colloque d'Ajaccio du 29 octobre 1969, publiés par la Société des études robespierristes et la Société d'Histoire moderne, Paris, 1971, voir Revue historique, avril-juin 1975, p. 412, et Annales historiques de la Révolution française, n- 4 de 1974, entièrement consacré à la Corse (p. 481-698). Par contre l'Histoire de la Corse dirigée par Paul Arrighi dans la collection « Univers de la France », Toulouse, Privat, 1971, ne tient guère compte des recherches nouvelles.
la France révolutionnaire les réformistes ont hésité entre une politique favorisant les pauvres, et une autre qui continuerait celle de l'administration royale. La révolte de la Corse a tout remis en question. L'administration britannique a été nettement orientée dans un sens contre-révolutionnaire, qui a choqué Paoli lui-même. Elle a ainsi mis en lumière les acquis de la Révolution, qui pour n'avoir pas résolu tous les problèmes sociaux n'en ont pas moins marqué un progrès réel dans la diminution des inégalités. Le prestige de Napoléon a été le grand élément de l'unification, de la Corse et de son intégration dans la Nation française. Mais il ne faudrait pas oublier que c'est Saliceti qui, le premier, a demandé, au nom du peuple corse, à l'Assemblée constituante dès le 30 novembre 1789, que l'île fasse partie de la Nation française, parce que telle était la volonté de ses habitants. Les auteurs passent un peu vite (p. 239) sur cet épisode qui eut un retentissement considérable, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la France. C'était la première fois qu'une Nation décidait de disposer d'elle-même.
A l'autre extrémité de la France, la Révolution dans le département
de la Haute-Saône a fait l'objet d'une importante monographie rédigée par Jean Girardot27. C'est la synthèse de travaux menés pendant toute une vie de chercheur, elle est accompagnée par la publication de nombreux documents inédits. Toutefois Jean Girardot s'en est tenu à peu près exclusivement à l'histoire politique. Celle-ci est marquée, pour commencer, par la lutte qui s'engagea, en 1788, entre les partisans de députés élus par les états provinciaux, et ceux qui adhéraient au système nouveau, marqué essentiellement par la double représentation du Tiers. Les états provinciaux élurent en décembre des députés de la noblesse selon le mode ancien, ces états furent dissous le 6 janvier et de nouveaux députés durent être élus. La contestation fut portée devant la Constituante qui, le 9 juillet 1789, reconnut les pouvoirs des « adhérents » (au décret du 27 décembre 1788) mais admit que les autres seraient leurs suppléants. Autre « événement » important, l'insurrection de juillet 1789, marquée notamment par la destruction du château de Quincey, près de Vesoul. L'auteur la rattache à la grande peur. Le tome II est consacré à la mise en place et au fonctionnement des nouvelles institutions, l'application de la constitution civile du clergé est examinée minutieusement. Jean Girardot estime que les deux tiers du clergé refusèrent le serment, alors que Sagnac et Mathiez avaient écrit que les réfractaires ne formaient qu'une faible minorité. Néanmoins, beaucoup de réfractaires, ou 27. Jean Girardot, .Le département de la Haute-Saône pendant la Révolution., Vesoul, Société d'Agriculture, Lettres, Sciences et Arts de la Haute-Saône, 1973, 3 vol. de 236 p., 284 et 388 p. in-8*.
plutôt de « jureurs conditionnels », restèrent en place, de sorte qu'il n'y eut pas de guerre religieuse dans le département. La Terreur entraîna l'arrestation d'un millier de suspects, mais il n'y eut aucun condamné à mort dans le département, de sorte que la Haute-Saône fait partie des six départements français où il n'y eut aucune exécution capitale. Le tome III traite de la réaction thermidorienne et du Directoire. Pendant cette période, c'est aussi la modération qui prévaut. Mais l'application des lois sur l'instruction publique et sur la conscription se heurte à des difficultés. Faute d'avoir décrit les structures sociales en 1788, il n'est pas possible à l'auteur de dresser, à la fin de l'ouvrage, un réel bilan des transformations apportées par la Révolution.
Aucune étude sur les colonies françaises à l'époque révolutionnaire,
mais un livre de Marcel Grandière sur Les réfugiés et les déportés des Antilles à Nantes sous la Révolution28. Les archives de Nantes renferment les demandes de secours des « Américains réfugiés dans cette ville. Ils venaient surtout de Saint-Dominique. La traversée fut facile jusqu'à la déclaration de guerre à l'Angleterre. A partir de février 1793, les bâtiments transportant des réfugiés se firent rares, les Anglais les capturèrent ou bien les emmenèrent dans des ports neutres, à Lisbonne surtout. La plupart des réfugiés passèrent alors par les EtatsUnis et s'embarquèrent sur des navires battant pavillon de ce pays. A Nantes certains réfugiés trouvèrent du travail, d'autres vécurent des subsides alloués par le gouvernement en application de plusieurs lois et décrets votés par la Convention, le Directoire et le Consulat. Dans cette catégorie, on trouve surtout des enfants et des vieillards. Un certain nombre de réfugiés étaient en réalité des déportés, expulsés des îles à cause de leur attitude contre-révolutionnaire. Les soupçons qui pesaient sur eux s'étendirent, en l'an II, à la plupart des réfugiés ils durent faire la preuve de leur civisme, un bon nombre furent emprisonnés, il ne semble pas que certains aient été condamnés. Libérés après thermidor, ils quittèrent Nantes petit à petit pour rentrer dans leur localité d'origine ou s'installer à Paris. L'ouvrage se termine par la liste alphabétique des réfugiés et déportés.
Il paraît beaucoup moins de monographies de départements à
l'époque napoléonienne que pendant la période révolutionnaire. Nous n'avons à signaler que la courte étude d'Alain Le Ménorel sur le Calvados29. Elle porte uniquement sur l'évolution de la démographie, des 28. Marcel Grandière, Les rifugiés et les déportés des Antilles à Nantes sous la Révolution,
extrait du Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe, 1977, 172 p. in-8-.
29. Alain Le Menorel, Le Calvados d l'époque napoléonienne, tournant ou continuité ?,
extrait des Annales de Normandie, 1975, p. 33-59 et 187-202.
mentalités et de l'économie. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle la démographie est marquée par le malthusianisme, la baisse des indices de fécondité et de natalité. Mais l'industrie est prospère, surtout l'industrie textile dont le produit représente 82 du produit industriel global. Or, en 1815, le commerce maritime est anéanti, tous les secteurs industriels sont en régression, excepté pour le coton, l'esprit d'entreprise est absent. Est-ce la conséquence du malthusianisme démographique, comme le croit Pierre Chaunu ? Ou des événements de l'époque révolutionnaire et surtout impériale comme a tendance à le penser l'auteur ? Il est difficile de conclure. Seules des études plus approfondies permettront de le faire.
On trouvera des monographies concernant la Révolution dans telle
ou telle ville, telle ou telle province dans les collections d'histoire régionale en cours de publication. Tantôt l'époque révolutionnaire et impériale fait l'objet d'un ou deux chapitres, tantôt elle est englobée dans une période plus vaste. On signalera d'abord le volume de l'Histoire de Paris consacré à la Révolution par le regretté Marcel Reinhard8°. L'ouvrage est divisé en trois parties, la première expose la structure sociale de la capitale en 1789, la deuxième raconte l'histoire de la ville pendant la monarchie constitutionnelle, en insistant sur les ruptures religieuse et sociale, la troisième est consacrée à la période de la Convention. Paris sous le Directoire n'est traité que dans une courte conclusion de quarante pages. L'ouvrage est agréablement illustré, il se termine par la publication, en annexes, de documents et de statistiques.
Dans la collection « Univers de la France et des pays francopho-
nes », dirigée chez Privat à Toulouse par Philippe Wolff, a été publiée toute une série d'histoires de villes. Nous avons parlé plus haut de l'Histoire de Rennes et de l'Histoire de Bordeaux. Citons les autres villes où l'époque révolutionnaire a fait l'objet d'un plus ou moins long développement Marseille, par Michel Vovelle Toulouse, par Jacques Godechot Genève, par Paul Guichonnet et Paul Waeber Angers, par Serge Chassagne Lyon, par Maurice Garden Le Mans, par Paul Bois et Marc Auffret Bruxelles, par Jacques Willequet et Liliane Wellens-De Donder Brest, par Edmond Monange et Yves Le Gallo Nice, par Maurice Bordes et Michel Derlange Grenoble, par Robert Chagny et Jean Godel Lille-Roubaix-Tourcoing, par Louis 30. Nouvelle Histoire de Paris, La Révolution, par Marcel Reinhard, Paris, Diffusion Hachette, 1971, 458 p. in-4°. Paris sous le Consulat et l'Empire, par Jean Tulard, est paru antérieurement, voir Revue historique, octobre-décembre 1972, p. 492-493.
Trénard Nantes, par Paul Bois Nancy, par Jean-Alain Lesourd Rouen, par Claude Mazauric Toulon, par Michel Vovelleal.
Dans la même collection, les histoires de provinces font aussi leur
place à la période qui nous intéresse. Nous en avons déjà citées dans notre précédent « Bulletin »82. Ont paru depuis les Pays-Bas français, par Louis Trénard les pays de la Loire (Orléanais, Touraine, Anjou, Maine), par Paul Bois la Savoie, par Jean Nicolas la Wallonie, par Robert Demoulin le Dauphiné, par Pierre Barral la Picardie, par Pierre Gerbod l'Auvergne, par Abel Poitrineau la Champagne, par Georges Clause le Québec, par André Garon la Lorraine, par François Roth la Franche-Comté, par Claude Brelot la Bourgogne, par Jean Richard le Rouergue, par Henri Enjalbert le Berry, par Françoise Jenn. La plupart de ces ouvrages consacrent un ou deux chapitres, soit une quarantaine de pages, à l'époque révolutionnaire et napoléonienne, mais certains ne l'exposent qu'en cinq ou six pages ce qui revient à la gommer (la Wallonie, la Lorraine, la FrancheComté)88.
Dans d'autres collections ont été publiées une Histoire de la Gas-
cogne, où la Révolution et l'Empire ont été traités par Jean Castex" une Histoire de l'Alsace par François-Georges Dreyfus85; une Histoire de Tarbes dirigée par Jean-Baptiste Laffon et Jean-François Soulet3ti, et une Histoire de Lectoure dirigée par Maurice Bordes et Georges Courtes". Beaucoup de ces petites monographies renouvellent nos connaissances certains ont pour base des documents d'archives, toutes sont au courant des plus récents mémoires de maîtrise et thèses 31. « Univers de la France et des pays francophones », dirigée par Philippe Wolff, Tou-
louse, Privat Histoire de Marseille, 1973, p. 261-310 Histoire de Toulouse, nouv. éd., 1974, p. 389-445 Histoire de Genève, 1974, p. 255-285 Histoire d'Angers, 1975, p. 133-198 Histoire de Lyon, 1975, p. 285-314; Histoire du Mans, 1975, p. 193-237 Histoire de Bruxelles, 1976, p. 301-313 Histoire de Brest, 1976, p. 145-206 Histoire de Nice, 1976, p. 213-246 Histoire de Grenoble, 1976, p. 213-245 Histoire de Lille-Roubaix-Tourcoing, 1977, p. 283-316 Histoire de Nantes, 1977, p. 241-292 Histoire de Nancy, 1978, p. 313-342 Histoire de Rouen, 1979, p. 279306 Histoire de Toulon, 1980, p. 165-210.
32. Revue historique, octobre-décembre 1972, p. 493-494.
33. Histoire des Pays-Bas français, 1972, p. 351-384; Histoire des pays de la Loire, 1972,
p. 311-362 Histoire de la Savoie, 1973, p. 333-360 Histoire de la Wallonie, 1973, p. 313-318 Histoire du Dauphiné, 1973, p. 339-354 Histoire de la Picardie, 1974, p. 329-350 Histoire de l'Auvergne, 1974, p. 315-340 Histoire de la Champagne, 1975, p. 297-340 Histoire du Québec, 1976, p. 283-303 Histoire de la Lorraitte, 1977, p. 357-368 Histoire de la Franche-Comté, 1977, p. 351-356 Histoire de la Bourgogne, 1978, p. 307-340 Histoire du Rouergue, 1979, p. 273-305 Histoire du Berry, 1980, p. 221-251.
34. Histoire de la Gascogne des origines à nos jours, sous la direction de Maurice Bordes,
Roanne, Editions Horwath, 1977, voir p. 285-330.
35. François-Georges Dreyfus, Hisfoire de l'Alsace, Paris, Hachette, 1978, voir p. 185-210.
36. Histoire de Tarbes, Marrimpouey jeune, 1975, voir p. 185-212, la Révolution et l'Empire,
par Jean Castex.
37. Histoire de Lectoure, Auch, Imprimerie Bouquet, 1972, voir p. 282-306, Lectoure et
ses héros de la Révolution et de l'Empire », par André Lagarde et Pierre Féral.
de troisième cycle. On ne saurait actuellement écrire sur l'histoire régionale de la Révolution et de l'Empire sans les avoir lues.
IX. Biographies
Dans mon précédent « Bulletin j'avais analysé ou signalé 52 bio-
graphies38. J'en ai, depuis 1975, reçu 28, soit un peu plus de la moitié. Il faut remarquer que sur ces 28 ouvrages 17 ont été écrits par des étrangers. La répugnance des historiens français pour la biographie, que j'ai signalée maintes fois, persiste donc. Elle est ancienne, on en connaît les causes. L'histoire dite « positiviste » estimait longue et difficile la rédaction d'une biographie, une vie était nécessaire pour écrire la vie d'un autre. Les historiens marxistes, en attribuant le rôle prépondérant aux masses, ont relégué à l'arrière-plan l'histoire des individus. L'école dite des « Annales », en mettant l'accent sur l'histoire « non événementielle », a encore accentué ces tendances, et c'est très regrettable. Alors que dans les pays anglo-saxons la biographie est considérée comme un genre historique majeur, en France elle est délaissée, et abandonnée trop souvent aux essayistes et aux journalistes. Il faut absolument réagir contre cet état d'esprit.
Louis XVI a fourni la matière non d'une biographie, mais d'un
début de biographie à Pierre Girault de Coursac il a raconté l'éducation de Louis XVI39. Celle-ci fut convenable, malheureusement elle ne put lui donner ni l'intelligence, ni le caractère qui lui faisaient défaut. Il eut cependant le mérite de laisser partir Lafayette en Amérique. Le tome VI de la grande biographie de Lafayette que le regretté Louis Gottschalk avait entreprise et qu'il n'a pu mener à son terme a été publié. Ce volume traite la carrière de Lafayette depuis les journées d'octobre 1789 jiusqu'à la Fédération du 14 juillet 1790. Il a été terminé par Margaret Maddox, elle aussi disparue depuis40. Cette période de neuf mois est celle où Lafayette a joué le rôle d'un « maire du palais » ainsi que Mathiez l'a qualifié. L'ouvrage de Louis Gottschalk et Margaret Maddox est, comme les précédents, élaboré avec le souci d'une vaste érudition qui ne néglige aucune source, qui ne laisse dans l'ombre aucun problème. Durant ces neuf mois, la popularité de Lafayette fut à son apogée et peu d'affaires importantes prêtent à discussion. Les principales questions évoquées par les auteurs sont 38. Revue historique, avril-juin 1975, p. 413-441.
39. Pierre Girault de Coursac, L'éducation d'un roi Louis XVI, Paris, Gallimard (« La suite des temps »), 1972, 306 p. in-8°.
40. Louis Gottschalk and Margaret Maddox, Lafayette in the French Revolution, from the October Days trougli the Federation, The University of Chicago Press, 1973, XII-588 p. in-8o.
les suivantes l'affaire Favras, les rapports de Lafayette et de Mirabeau, les raisons de la popularité de Lafayette, et son rôle dans la préparation de la Fédération du 14 juillet 1790. En ce qui concerne l'affaire Favras, les auteurs suivent les Mémoires de Lafayette. Dans ceux-ci, le général se dit persuadé de la culpabilité de Favras, qui voulait assassiner Bailly, Mirabeau et lui-même, et organiser la fuite de la famille royale. Mais il déclare aussi admirer la loyauté et le courage de Favras qui pendant tout le procès refusa de révéler le véritable organisateur du complot, le comte de Provence, futur Louis XVIII. Les relations entre Mirabeau et Lafayette sont plus complexes et difficiles à éclairer. Les deux hommes se jalousaient. Mirabeau s'estimait plus intelligent que Lafayette, il dominait à cette époque la Constituante. Lafayette méprisait Mirabeau, dont les vices et la vénalité étaient bien connus. Malgré plusieurs tentatives, ils ne purent s'entendre. Mais, écrivent les auteurs, « le cours de l'histoire eût sans doute été changé », si à la fin de 1789, ou au début de 1790, Lafayette et Mirabeau avaient pu se mettre d'accord.
Quant à sa popularité, Lafayette la devait d'abord à son rôle, quasi
légendaire, dans la Révolution américaine. Ensuite c'est sa fonction de commandant de la Garde nationale parisienne qui confirme son prestige. D'autant plus que les Gardes nationales de province, à commencer par celles de Montpellier et de Toulouse, demandent dès novembre 1789 à se « fédérer » avec la Garde nationale de Paris. Dès lors, Lafayette apparaît comme le chef tout-puissant d'une immense armée et tous ceux qui ont peur de la Révolution, sans désirer une contre-Révolution, voient en Lafayette le « sauveur suprême » qui pourra « arrêter la Révolution ». Cette popularité s'étend même au-delà des frontières. Un des chapitres les plus intéressants de ce livre montre les relations de Lafayette avec les démocrates belges, les « Vonckistes ». En fait, Lafayette n'était pas aussi puissant qu'il le paraissait. Il ne put être nommé commandant général des Gardes nationales du Royaume, et en fait les Gardes nationales de province ne lui obéissaient pas. Il avait de puissants ennemis à l'intérieur à commencer par Marat et à l'extérieur, notamment en Autriche. La fête de la Fédération du 14 juillet 1790 marque « le zénith de l'influence » de Lafayette. Ce volume, s'il corrige sur de nombreux points de détail ce qu'on a déjà écrit sur Lafayette, apporte cependant moins de nouveau que les cinq tomes qui l'ont précédé. Espérons que, selon le vœu de Louis Gottschalk, les deux volumes suivants, qui doivent raconter la vie de Lafayette jusqu'à son émigration, le 19 août 1792, pourront, malgré la disparition de leurs initiateurs, voir malgré tout le jour.
41. Voir Revue historique, avril-juin 1975, p. 414-415.
Lafayette, pendant son séjour aux Etats-Unis, avait connu Hamil-
ton, un des « pères fondateurs » des Etats-Unis. Gerald Stourzh nous procure, non une biographie complète de ce personnage il en existe plusieurs mais une analyse de ses idées sur le gouvernement républicain42. Il commence par exposer les idées politiques qui régnaient en Grande-Bretagne au début de la Révolution américaine. Puis il montre comment Hamilton a essayé de définir le gouvernement républicain qui était proclamé par la Constitution des Etats-Unis et garanti à chacun de ses Etats c'était nouveau, car il n'existait, dans le monde, que quelques républiques, la Suisse, les Pays-Bas, Venise et Gênes, toutes dominées par l'aristocratie. Plusieurs Américains, contemporains de Hamilton, pensaient que la république ne pourrait durer aux Etats-Unis, et que ceux-ci finiraient par se donner un roi. Franklin le craignait. Hamilton, au contraire, était persuadé que la république américaine durerait et il s'est efforcé d'en modeler les traits. Vers 1778, il prit ses exemples dans les républiques de l'Antiquité et aux Pays-Bas ou à Venise, ainsi que dans les œuvres des « philosophes » de l'époque, notamment dans celles de Montesquieu et de Rousseau. Pour Hamilton, la République, c'était le « gouvernement par le peuple », le règne de la loi et comme pour Robespierre celui de la vertu. Plus tard il y ajouta une morale utilitariste, la recherche des intérêts personnels. Telles sont les idées qu'il développa dans le Federalist, le fameux périodique publié en 1787-1788. Il est assez curieux qu'Hamilton n'ait pas beaucoup modifié ses idées à l'expérience des nouvelles républiques créées en Europe à partir de 1792. Il fut seulement étonné par la force du « prosélytisme » révolutionnaire qu'il n'avait pas prévue et par la politique antireligieuse de la France, qui lui parut détestable. Mais il admirait la force du sentiment national et la centralisation qui se manifestaient en France et dont il avait fait la revendication essentielle du parti « fédéraliste » aux Etats-Unis. Il prévoit que cette force pourra faire de la République un « empire » — au sens latin du mot aussi bien en France qu'en Amérique.
George Mason est moins connu qu'Hamilton, bien qu'il ait été
l'auteur de la Déclaration des Droits de la Virginie, et un des principaux rédacteur du Bill of Rights c'est-à-dire de la Déclaration des Droits qui constitue les dix premiers amendements à la Constitution américaine de 1787. Helen Miller a écrit sa biographie43. George Mason, né en 1725, avait sept ans de plus que Washington, son voisin de Vir42. Gerald Stourzh, Alexander Hamilton and the Idea of Republican Goverttment, Standford University Press, 1970, X-278 p. in-8°.
43. Helen Hill Miller, George Masan, Gentleman Revolutionary, The University of North Carolina Press, 1975, XII-388 p. in-8°.
ginie, et son ami. Mais il mourut en 1792, et, à la différence de la plupart des « pères fondateurs » des Etats-Unis, il ne put voir comment la Constitution, à l'élaboration de laquelle il avait pris une grande part, fut appliquée. L'auteur nous raconte, longuement, la vie de George Mason sur sa plantation de Gunston Hall, au bord du Potomac, où il employait des centaines d'ouvriers, tant libres qu'esclaves. Comme beaucoup de planteurs virginiens, il prit part à l'agitation provoquée par le Stamp Act, en 1765. C'est ainsi qu'il fut élu à la Convention de la Virginie, et c'est lui qui fut le principal rédacteur de la Déclaration des Droits de cet Etat, qui devait servir de modèle aux Déclarations des Droits des autres Etats américains et à la Déclaration française de 1789. Le projet rédigé de la main de Mason est intégralement publié en appendice, ainsi que le projet du Comité de rédaction, la version définitive, et la traduction anglaise de la déclaration française de 1789. George Mason suivait d'ailleurs de près les événements de France. Son quatrième fils, John, fut en effet de 1788 à 1791 associé avec les frères Fenwick, originaires du Maryland, à une entreprise commerciale installée à Bordeaux pour importer du tabac dans toute la France, aux Pays-Bas et en Angleterre. De Bordeaux, John Mason passa par Paris et écrivit à son père de nombreuses lettres dans lesquelles il décrivait l'évolution politique de la France. Il fut même admis à la Société des Amis de la Constitution de Bordeaux le 31 juillet 1790. Quant à son associé Robert Fenwick, il devint consul des Etats-Unis à Bordeaux. Ce sont de nouveaux liens entre la révolution américaine et la révolution française.
Il ne faudrait pas croire que, durant ces cinq dernières années,
seules des biographies d'Américains ont été publiées. Des Français aussi ont été étudiés, et d'abord, genre nouveau semble-t-il, provoqué par la vogue des généalogies, des biographies familiales. Ainsi Gabriel Girod de l'Ain a-t-il écrit un ouvrage sur la famille Thellusson, du XIVe siècle à nos jours44. La famille Thellusson est originaire du Lyonnais. Convertis au protestantisme, certains de ses membres passèrent à Genève après la Saint-Barthélemy, et une branche s'installa au XVIIIe siècle en Angleterre. De sorte qu'on trouve des Thellusson en Suisse, en France, en Grande-Bretagne. Zacharie-Henri des Gouttes, descendant, par les femmes, des Thellusson, négocia, en 1796, un traité d'alliance entre Genève et la France. Après le 18 fructidor, il aida Carnot à fuir Paris et à gagner Genève. En 1798 Des Gouttes fut chargé de régler les conditions de l'annexion de Genève à la France. Le 27 février 1800, il devint préfet des Vosges, mais un an plus tard 44. Gabriel Girod de l'Ain, Les Thellusson, histoire d'une famille du XIV' siècle à nos
jours, Paris, Stock, 1977, 342 p. in-8°.
il est nommé « commissaire des relations commerciales » en Suède. Pendant les Cent Jours il fut préfet de la Drôme et se retira ensuite à Genève. Dans la branche française, signalons George-Tobie de Thellusson, financier, associé de Necker, mort en 1776 en laissant une fortune de plus de 7 millions de livres. Ces Thellusson furent en relation avec les plus célèbres artistes du XVIIIe siècle, qui exécutèrent leurs portraits ou sculptèrent leurs bustes, notamment Mme Vigée-Lebrun, Houdon et David. Les Thellusson furent très prolifiques. Ils contractèrent de multiples alliances, notées par M. Girod de l'Ain qui est un de leurs descendants. Il est regrettable qu'il n'ait pas terminé son livre par un index, qui en faciliterait la consultation une liste dactylographiée des noms de famille cités, mais sans indication des pages, est jointe au volume, elle ne saurait remplacer un index.
Les Depont sont, sans doute, moins connus que les Thellusson.
Pourtant, l'un d'eux, Jean Samuel, fut intendant de Moulins, puis de Metz de 1765 à 1789, et c'est à son fils, Charles-François, que Burke adressa, en 1790, ses célèbres Ré f lexions sur la Révolution de France. C'est à cette famille que s'est attaché l'historien américain Robert Forster45. La famille Depont, protestante, était originaire de l'ouest de la France. Paul Depont dirigeait une entreprise de commerce maritime à La Rochelle à la fin du règne de Louis XIV. Son fils PaulFrançois, converti au catholicisme, fut trésorier de France, et c'est le fils de celui-ci qui devint intendant. Quant au correspondant de Burke, après avoir été conseiller au Parlement de Paris, il fut nommé, en 1792, ministre plénipotentiaire à Cologne. Son fils, qui s'appelait Charles-François comme lui, fut garde du corps de Louis XVIII en 1814, il mourut en 1874, laissant trois enfants. Robert Forster a voulu montrer comment une famille de marchands protestants, s'est, au cours du XVIIIe siècle, et après conversion au catholicisme, petit à petit hissée vers la noblesse, est passée au service de l'Etat, et a fait partie des « notables de l'époque napoléonienne. Chemin faisant, Robert Forster nous donne de multiples renseignements sur le commerce rochelais la traite des Noirs sur la fortune de la famille Depont et celle de ses alliés, sur la gestion de leurs domaines, sur les intendances du Bourbonnais et des Trois-Evêchés à la veille de la Révolution, sur l'agitation du Parlement de Paris, en 1788, où Charles-François Depont prit parti pour Adrien Duport, sur les relations de CharlesFrançois avec Burke. Malheureusement Robert Forster sait peu de choses sur la famille Depont pendant la Révolution. Charles-François rentra en France après la fin de sa mission à Cologne, en juillet 1792. 45. Robert Forster, Merchants, Landlords, Magistrates. The Depont family in EighteenthCentury France, The Johns Hopkins University Press, 1980, XII-276 p. in-8o.
En 1795 il vivait « dans ses terres » à Mantes, il se suicida, on ne sait pourquoi, en septembre 1797. Son père, qui avait été arrêté pendant la Terreur, mais rapidement libéré, mourut en 1806. Celui-ci avait un frère, Paul-Charles, trésorier de France, resté à La Rochelle. Il ne fut pas inquiété pendant la Révolution et mourut en 1800.
L'étude des familles n'a pas supplanté la biographie classique. La
vie du duc de La Rochefoucauld-Liancourt a été racontée par JeanDominique de La Rochefoucauld, Guy Ikni et Claudine Wolikow46. Pour ce faire, les auteurs ont exploité les riches fonds d'archives La Rochefoucauld dont l'un est déposé aux archives de l'Oise, l'autre est la propriété de la duchesse Edmée de La Rochefoucauld qui l'a libéralement mis à la disposition des biographes de son ancêtre. Ce livre est donc beaucoup mieux documenté que celui de FerdinandDreyfus, publié en 1903. Le duc, dont la famille appartenait à la plus vieille noblesse française, était né en 1747. Très jeune, officier de cavalerie, il manifesta ses penchants pour la philanthropie, s'occupant de l'avancement des officiers « de fortune », de la situation de ses dragons. Depuis ses différentes garnisons, il s'intéressa à la gestion de ses immenses domaines et notamment du marquisat de Liancourt, où il introduisit des techniques agricoles nouvelles, fit procéder au partage des communaux (en en conservant le tiers, en vertu du droit de triage). Sur ces questions, ce livre apporte beaucoup de renseignements très neufs. Pour élever le niveau de vie de ses paysans, le duc créa une filature de coton. Elu député aux Etats généraux par la noblesse du bailliage de Clermont-en-Beauvaisis, il se rangea immédiatement parmi les libéraux le cahier de doléances, dont il fut le principal rédacteur, le prouve. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait contribué à l'abolition des privilèges, pendant la nuit du 4 août. Ensuite, il joua un rôle important au « comité de lutte pour l'extinction de la mendicité ». Mais, petit à petit, La Rochefoucauld est dépassé par les événements. Il adhère au club des Feuillants et désapprouve la journée du 10 août 1792. Le 15, il émigre en Angleterre, et en septembre 1794 passe aux Etats-Unis, qu'il visite. Il rentre en Europe en 1798 après deux années de séjour à Hambourg, il obtient de Bonaparte sa radiation de la liste des émigrés et se réinstalle dans son château de Liancourt, qui n'avait pas été vendu. Il reprend ses activités agricoles, industrielles et philanthropiques. Mais, surtout, il s'occupe de l'école impériale des Arts et Métiers, dont l'ébauche avait été créée en 1780 à Liancourt, et qui est transférée à Châlons-sur-Marne en 1806. Il se 46. J.-D. de La Rochefoucault, C. Wolikow, G. Ikni, Le duc de La Rochefoucault-Liancourt,
1747-1827. De Louis XV à Charles X, un grand seigtteur patriote et le mouvement populaire, Paris, Librairie académique Perrin, 1980, 458 p. in-80.
rallia à Louis XVIII en 1814, et, en 1818, fut, avec Delessert, le fondateur de la caisse d'épargne de Paris. Il mourut en 1827. L'ouvrage est accompagné, en annexes, d'une centaine de pages de documents inédits.
Pendant son séjour en Amérique, le duc de La Rochefoucauld avait
rencontré Talleyrand, lui aussi émigré. Sur ce que fit l'ancien évêque d'Autun en Amérique, Michel Poniatowski nous apporte des renseignements neufs., grâce aux documents déposés au château de Sagan, en Silésie, par la duchesse de Dino, nièce de Talleyrand, et qui ont été publiés en 1941 dans le bulletin de l'American Historical Association, ainsi qu'aux papiers Poniatowski, conservés aux Archives nationales à Paris47. Après avoir séjourné, comme La Rochefoucauld, en Angleterre, Talleyrand débarqua à Philadelphie à la mi-avril 1794, à peu près sans le sou. Aussi se préoccupe-t-il, avant tout, de « refaire un peu de fortune » ainsi qu'il l'écrit à Mme de Staël, en lui demandant de l'argent, pour spéculer sur des terrains. Un voyage dans le nord de la Nouvelle-Angleterre le persuade que de « bonnes affaires » sont à saisir. C'est sur ces « affaires » que le livre de Michel Poniatowski apporte le plus de renseignements inédits d'abord une spéculation qui devait consister dans la vente de terres situées aux EtatsUnis, à des commerçants des Indes orientales, par l'intermédiaire d'une compagnie hollandaise, la Holland Land Company. Talleyrand, et un autre Français, ancien député à la Constituante, Briois-Beaumetz, devaient se rendre à Calcutta afin de réaliser cette grande opération. Mais Talleyrand apprit en 1795 qu'il allait pouvoir rentrer en France. Beaumetz partit seul, de Calcutta il écrivit à Talleyrand des lettres fort intéressantes que l'auteur publie pour la première fois. La spéculation échoua, aucun Indien ne voulut acheter des terres américaines, et Talleyrand ne gagna rien à cette affaire. Mais il spécula aussi aux Etats-Unis. Comme il n'avait pas d'argent, il proposa des « affaires » à des banquiers et à des maisons de commerce de Londres. Si son projet de banque aux Etats-Unis avec correspondants en Europe échoua, si ses rapports sur l'organisation du commerce entre la Grande-Bretagne et les Antilles françaises n'eurent pas de suite, par contre, il semble avoir touché d'importantes commissions en jouant sur le change dollar-livre sterling et sur les ventes de blé et de farine d'Amérique à l'Angleterre. Il conseilla aussi Mme de Staël pour des achats de terrains qu'elle fit aux Etats-Unis, et ici également toucha, sans doute, une commission. Enfin il acheta pour lui-même, avec l'argent gagné dans les autres spéculations, plus de 100 000 acres de 47. Michel Poniatowski, Talleyrand aux Etats-Unis, 1794-1796, Paris, Librairie académique Perrin, 1976, 672 p. in-80.
terre situées dans le nord-ouest de la Pennsylvanie, et les revendit avec un bénéfice de plus de 140 000 dollars. Ce livre, avec ses 170 pages d'annexes inédites, ajoute à tout ce que nous savions du cynisme et de la vénalité du futur prince de Bénévent. Michel Poniatowski tente d'excuser son héros en déclarant que « le Directoire, le Consulat et l'Empire ont été les régimes les plus corrompus de l'histoire de France ». Nous ne pouvons admettre une telle explication.
Les amours de Talleyrand sont mieux connues que ses spécula-
tions. Elles ont déjà provoqué la publication de nombreux ouvrages. Et pourtant tout n'a pas encore été dit sur ce sujet Casimir Carrère a non seulement utilisé l'imposante « littérature » parure à ce sujet, mais a exploré quelques fonds d'archives familiales qui avaient été négligées et a dressé un catalogue, qu'il espère complet, de toutes les maîtresses qu'eut l'évêque d'Autun depuis 1770 (Julienne Picot, la fille d'un pâtissier), jusqu'à sa mort, en 1838 (la duchesse de Dino). Sans doute le catalogue pèche-t-il par excès on ne prête qu'aux riches. Talleyrand sut se servir des femmes pour satisfaire son ambition, il ne semble pas avoir subi leur influence politique48.
Les « grands » n'ont pas été seuls à solliciter l'attention des biogra-
phes. Un curieux et obscur petit bourgeois d'Aix-en-Provence a donné à Michel Vovelle l'occasion d'écrire une brochure fort intéressante. Il s'agit de Joseph Sec*9. Il n'est connu que par le monument extraordinaire qu'il fit élever à Aix à la gloire de la Révolution, monument longtemps délaissé par les Aixois, mais qui, heureusement, est en cours de restauration. Né en 1715, fils d'un menuisier, Joseph Sec s'enrichit comme entrepreneur, puis marchand de bois et spéculateur sur les terres du faubourg Notre-Dame, qu'il achète à bas prix et qu'il revend cher comme terrains à bâtir. Il approuve dès 1789 la Révolution, et s'il ne s'inscrit pas au club des Jacobins, du moins son petitneveu et successeur en fait partie. C'est en 1792 que Joseph Sec, alors âgé de 77 ans, décide de faire construire un monument qui racontera sa vie, montrera sa foi dans la Révolution porteuse des lumières, et sera son tombeau. « Venez, habitants de la terre, Nations écoutez la loi » est-il écrit sur le fronton qui domine la rue. Le petit livre de Michel Vovelle est, à la fois, une description explicative d'un monument que son étrange symbolisme rend difficile à comprendre, et une réflexion sur la carrière de Joseph Sec, « image du bourgeois conquérant » qui va se multiplier au cours du XIXE siècle. Cette étude dépasse largement l'érudition locale, elle contribue à expliquer l'évolution d'une partie de la société française pendant deux siècles.
48. Casimir Carrère, Talleyrand amoureux, Paris, Editions France-Empire, 1975, 444 p. in-80.
49. Michel Vovelle, L’irrésistible ascension de Joseph Sec, bourgeois d’Aix, Aix-en-Provence,
Edisud, 1975, 96 p. in-8°.
Les révolutionnaires qu'on pourrait appeler classiques ne sont pas
absents de cette revue. L'historien anglais Norman Hampson a écrit un Dantonso. Il a effectué quelques recherches dans les Archives nationales, pour savoir, notamment, si Danton avait été un agent de l'Angleterre, mais il n'a découvert aucun document probant. Son livre est donc, comme son Robespierre publié en 197451, essentiellement une interprétation de la carrière révolutionnaire de Danton. Il adopte une position très voisine des conclusions présentées par Georges Lefebvre dans les Annales historiques de la Révolution française de 1932 Danton, sans doute, fut vénal et corrompu, mais on ne peut lui dénier les qualités d'un homme d'Etat. C'est encore à un historien anglais, Jean-Pierre Gross, qu'on doit une nouvelle biographie de Saint-Just52, mais, à la différence de son compatriote, l'auteur a renouvelé, sinon l'histoire de la vie de Saint-Just, du moins celle de sa politique et de ses missions, grâce à un dépouillement très étendu des archives nationales, départementales, municipales, ainsi que des archives de la Guerre et des Affaires étrangères. Ce travail, en effet, a été présenté comme thèse de doctorat d'Etat à la Sorbonne, le jury a estimé qu'il ferait date, car il constitue la première étude érudite sur Saint-Just. Sans doute l'auteur n'apporte-t-il rien de nouveau sur les idées politiques de son héros, ni sur son action à la Convention avant le début de mars 1793. Par contre ce qu'il écrit de l'attitude de Saint-Just au Comité de Salut public et de ses missions, surtout de sa mission en Alsace, est entièrement original. Jean-Pierre Gross a montré comment Saint-Just a rétabli la discipline dans les armées qu'il a contrôlées, quelle part il a eu à l'établissement des plans stratégiques, les efforts qu'il a faits pour « républicaniser » les cadres et la troupe, son action sur la propagande dans les armées et dans les zones où elles étaient stationnées. Ses conceptions de l'économie et de la société sont mises en lumière par la manière dont il a lutté contre la spéculation et levé des impôts forcés, en argent et en denrées, pour approvisionner les troupes. Ainsi fait-il payer, en Alsace, à la grande bourgeoisie, qui ne représentait que 35 de cette classe, 71 de la contribution, tandis que la petite bourgeoisie, qui n'en formait que 11 paye seulement 4 de l'impôt forcé. L'étude de Jean-Pierre Gross dépasse donc la personnalité de Saint-Just, elle éclaire, ainsi que l'écrit Albert Soboul dans son Avant-Propos, « la conception et la pratique du pouvoir révolutionnaire », elle montre ce qu'a été réellement la « dictature 50. Norman Hampson, Danton, Bristol Duckworth, 1978, X-182 p. in-81.
51. Voir Revue historique, avril-juin 1975, p. 418.
52. Jean-Pierre Gross, Saint-Just, sa potitique, ses mission, Paris, Commission d'histoire économique et sociale de la Révolution française (Mémoires et Documents, XXXI), 1976, 570 p. in-8*.
robespierriste ». Certes, avec cet ouvrage, tout n'a pas encore été dit sur Saint-Just, mais des progrès importants ont été réalisés dans la connaissance de « l'archange de la terreur
Un autre Conventionnel reste beaucoup plus mal connu que Saint-
Just, c'est Reubell. Raymond Guyot avait, jadis, réuni une bibliographie sur ce personnage, mais sa vie vient seulement d'être racontée pour la première fois par l'historien américain Gerlof D. Homan58. Malheureusement l'auteur n'a consulté qu'une petite partie des nombreux documents relatifs à Reubell, qu'on peut trouver, hélas, très dispersés, aux Archives nationales et dans de nombreux dépôts départementaux ou étrangers. De sorte que son livre est plutôt un résumé de l'histoire générale de la Convention et du Directoire, qu'un ouvrage neuf sur un personnage qui a joué un rôle capital de 1795 à 1799. Seuls les rapports entre la France et les Etats-Unis pendant le Directoire ont fait l'objet d'un examen quelque peu original.
De tous les personnages de l'époque révolutionnaire, celui qui a
suscité le plus d'ouvrages est incontestablement Babeuf, puisque nous avons à son sujet trois biographies, l'une de l'historien soviétique Victor Daline- une autre de R. B. Rose, professeur à l'Université de Tasmanie55, la troisième de Jean Bruhatse. Le plus important de ces trois ouvrages est celui de Daline, bien qu'il s'arrête au 30 messidor an II, c'est-à-dire à la mise en liberté provisoire de Babeuf par le tribunal criminel de Laon. Daline, en effet, a étudié à fond la quasi-totalité des papiers de Babeuf, dont une grande quantité sont déposés à l'Institut du marxisme-léninisme à Moscou. C'est donc tout le problème de la formation de la pensée politique et sociale de Babeuf que pose Victor Daline. Ses conclusions qui paraissent très pertinentes contredisent celles d'Albert Mathiez et de Georges Lefebvre. Pour le premier, Babeuf a été essentiellement « l'organe des terroristes amnistiés. Le communisme, chez lui, est quelque chose de purement accessoire (.) le communisme de Babeuf était une construction hâtive (.) une philosophie sociale qu'il n'a pas eu le temps de digérer ». Pour le second, le communisme de Babeuf était antérieur à 1789 et ne puisait pas ses racines uniquement dans les écrits de certains philosophes, mais dans les observations qu'il avait pu faire comme feudiste. Mais Georges Lefebvre estimait que Babeuf n'avait pas dépassé le stade d'un « com53. Gerlof D. Homan, Jean-François Reubell., French Revolutionary, Patriot and Director
(1747-1807), La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, VIII-202 p. in-8°.
54. Victor Daline, Gracchus Babeut, 1785-1794, Moscou, Editions du Progrès, 1976, 582 p.
in-8-. L'original, en russe, a été publié en 1963, voir Revue historique, janvier-mars 1967, p. 158. 55. R. B. Rose, Gracchus Babeuf, The First Revolutionary communisi, Stanford University
Press, 1978, XII-434 p. in-8°.
56. Jean Bruhat, Gracchus Babeuf et ies Egaux, ou le premier parti communiste agis-
sant », Paris, Perrin, 1978, 250 p. in-8".
munisme de distribution ». Au contraire, une étude minutieuse de la correspondance de Babeuf avec Dubois de Fosseux, une analyse des ouvrages de Babeuf antérieurs à 1789 amènent Daline à conclure que dès avant la Révolution Babeuf songeait à un communisme de la production. C'est l'apport essentiel de l'historien soviétique. Mais, chemin faisant, Victor Daline rectifie bien des erreurs et des légendes au sujet de Babeuf, et apporte quantité de faits nouveaux, par exemple la collaboration de Babeuf au Courrier de l'Europe, publié à Londres, et au Correspondant ;picard, le journal imprimé à Noyon. Très neuves aussi, les pages consacrées aux rapports entre Babeuf et Marat. Babeuf avait écrit, contre Marat, au début de 1793, deux pamphlets signés Fournier (l'Américain). Marat, en effet, s'était montré, dans son journal, l'adversaire de la « loi agraire p et du maximum, dont Babeuf était un des plus zélés partisans. Cet épisode montre bien la continuité de la pensée de Babeuf de 1785 à 1794. Désormais nul ne pourra parler de Babeuf sans avoir lu le livre de Daline. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait J. B. Rose et Jean Bruhat. Le livre de Rose raconte toute la vie de Babeuf, c'est la première biographie complète, en anglais, de cet ancêtre du communisme. S'il a consulté quelques documents dans les archives françaises et à l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam, il lui a été impossible d'étudier les papiers conservés à Moscou. Pour ceux-ci, il est donc tributaire de Daline et aussi de Victor Advielle, le précédent propriétaire de ces papiers, qui en tira en 1884-1885 une Histoire de Babeuf et du babouvisme. Rose ne partage pas les idées de Daline, ni même celles de Lefebvre sur les origines du communisme de Babeuf. Il pense qu'avant la Révolution Babeuf aspirait plutôt à faire partie de la bourgeoisie qu'à diriger le prolétariat rural de la Picardie. Mais il s'agit d'affirmations qu'il faudrait étayer de documents, ou bien encore serait-il indispensable de réfuter la solide démonstration de Daline. Rose pense que le communisme de Babeuf date seulement de 1796 et non de 1785. Cependant moins de la moitié de l'ouvrage (158 pages contre 170) traite la période dont Daline ne s'est pas occupé la réaction thermidorienne et le Directoire, c'està-dire l'époque de la formulation incontestable du communisme, de l'organisation de la « conjuration des Egaux », de leur arrestation et du procès de Vendôme. Il faut toutefois noter que Rose est très discret sur l'apport de Buonarroti au communisme de Babeuf, il ne cite pas les ouvrages fondamentaux que Galante-Garrone et Saitta ont écrit sur ce sujet. Par contre il réfute l'argumentation de Lefebvre qui voyait dans la théorie de la « dictature des Egaux formulée par Babeuf l'ancêtre de la dictature du prolétariat prônée par Marx et Blanqui, appliquée par Lénine. Selon Rose, Babeuf envisageait une dictature limitée à trois mois, et non d'une durée de soixante ans, comme le
proposait Blanqui. En conclusion, l'auteur estime que Babeuf a été un « insurgé permanent p plutôt qu'un apprenti dictateur communiste. L'essentiel de sa doctrine, affirme-t-il, résidait dans une constante vigilance et une insurrection perpétuelle. La position de R. B. Rose est donc très éloignée de celle de Daline, elle se rapproche de celle d'Albert Mathiez.
A la différence des ouvrages de Daline et de Rose, le livre de Jean
Bruhat a été écrit « sans prétention érudite ». C'est un récit agréable à lire, mais parfaitement au courant de l'historiographie du babouvisme. Aussi prend-il parti sur toutes les questions que pose la vie de Babeuf. Ainsi, pense-t-il, comme Daline, que Babeuf avait déjà esquissé son système communiste avant 1789, et qu'il l'avait fait en observant la triste situation des paysans pauvres de Picardie. Il a essayé de déterminer l'apport de Buonarroti, mais estime qu'il est difficile à mesurer, parce que dans l'exposé de la conjuration, écrite en 1828, il a pu subir l'influence d'idées qui n'avaient pas cours en 1796. Au total, estime Bruhat, le communisme des Egaux reste un communisme de répartition, même si Babeuf a pu songer, avant 1789, à un communisme de production. Quant à la situation de l'industrie dans le nouveau régime communiste, il n'y est fait que quelques allusions. Jugement nuancé donc, mais livre parfaitement au courant, et qui fait le point de nos connaissances sur Babeuf et le babouvisme. Il est encore question de Buonarroti dans le livre d'Arthur Lehning
intitulé De Buonarroti à Bakounine57. C'est un volume réunissant un certain nombre d'articles écrits par l'auteur sur le socialisme international. Un chapitre de 80 pages est consacré aux sociétés secrètes organisées par Buonarroti, la première ayant été la « conjuration des Egaux » de 1796. La seconde fut la société des Philadelphes, créée en 1803 alors que Buonarroti était prisonnier à l'île d'Oléron. Cette société contribua au complot du général Malet en 1812. Les Adelphes prirent naissance à cette date en France et en Italie du Nord, ainsi que les « Sublimes Maîtres parfaits ». Ces associations devaient développer leur activité surtout sous la Restauration, en liaison, souvent, avec la charbonnerie. L'auteur étudie dans quelle mesure ces sociétés avaient pour but d'établir une dictature communiste, mais il ne fait que résumer ce qui a déjà été exposé dans de nombreux ouvrages, il ne nous apporte rien de nouveau.
Des étrangers, qui jouèrent un rôle dans la Révolution, ont retenu
aussi l'attention des biographes tel est le cas de l'Allemand Friedrich 57. Arthur Lehning, De Buonarroti d Bakounine. Etudes sur le socialisme international,
Paris, Editions Champ libre, 1977, 352 p. in-8o.
Adolph von Zwanziger58 et du Suisse Niklauss Friedrich von Steiger59. Zwanziger était le « conseiller secret » d'un petit seigneur de Franconie, le prince de Castell-Rudenhausen. Il manifesta ses sympathies pour la Révolution française et, en 1792, fit décider la neutralité du cercle de Franconie. A cette date, le Prussien Hardenberg dit de lui « C'est un politicien très dangereux, pour ne pas dire un révolutionnaire », et l'ambassadeur de Vienne à Munich ajoutait « C'est un véritable démocrate. » Le cercle de Franconie fut entraîné dans la guerre lorsque l'empereur la déclara à la France le 22 mars 1793. Il s'efforça alors de modérer les levées d'hommes et d'argent. Lorsqu'en 1796 la Franconie fut envahie par les troupes de Jourdan, il fut chargé de négocier un armistice, d'abord avec le général, puis avec le Directoire. Il se rendit donc à Paris et fut reçu par Reubell. Il fut question de créer une « République de Franconie » mais la défaite de Jourdan empêcha le projet d'aboutir. En 1798, Zwanziger fut délégué au congrès de Rastatt, mais ses pouvoirs furent contestés par le parti austrophile. Il quitta Rastatt pour la diète de Ratisbonne, avec le « plan de la République franconienne en poche ». Mais, là aussi, il échoua. Il mourut en 1800, âgé de 55 ans. Au dire de l'auteur, Zwanziger ne fut pas un agent de la France, ni de l'Autriche, ni de la Prusse, mais un pur patriote franconien et allemand. Sa carrière méritait d'être connue. Celle de Nihlauss Friedrich von Steiger n'était pas aussi ignorée
des historiens. Ce dernier, « schultheiss » ou « avoyer » de Berne, a, en effet, joué un rôle important pendant la Révolution. Né à Berne en 1729, dans une famille patricienne, il entre en 1755 au Grand Conseil du canton et prend vite la tête du parti antifrançais. Lors de la Révolution génevoise de 1781, il est nommé « pacificateur », mais échoue dans sa mission. Malgré cela, en 1787, il était nommé « avoyer », c'està-dire un des dirigeants du canton. Il se montre alors hostile à la Révolution française car il estime que celle-ci ne tardera pas à se propager en Suisse. Il écrit en 1790, parlant des révolutionnaires français « Ils travaillent depuis bientôt un an la Savoye, Genève, les cantons aristocrates le nôtre et Fribourg en particulier, surtout le pays de Vaud. » L'insurrection éclate, en effet, dans ce pays en 1798, et bientôt les « patriotes » suisses, aidés par les troupes françaises, proclament la « République helvétique, une et indivisible ». Steiger prend parti contre la Révolution et contre la République helvétique. Il croit pouvoir compter sur les paysans du canton de Berne, mais 58. Erwin Riedenauer, Reichverfassung und Revolution. Zur Persdnlichkeit und Politik des frünkischen Kreisgesandten Friedrich-Adolph von Zwanziger, Munich, 1968, Sonderdruck aus Zeitschrift für bayerische Landgeschichte, Bd. 31, Heft 1 und 2, p. 124-196 et 501-574.
59. Kurt von Steiger, Schultheisse Niklauss Friedrich von Steiger, ein Leben für das alte Bern, Bern, Francke Verlag, 1976, 432 p. in-8-.
ceux-ci ne bougent pas. Le Grand Conseil bernois tient sa dernière séance le 4 mars 1798. Steiger, désespéré, est persuadé que la victoire des Français est due à la lâcheté des Suisses. Après une ultime tentative de résistance le 5 mars, Steiger arrive à échapper aux troupes françaises et à se réfugier à Lindau, en Bavière. Il meurt à Augsbourg le 3 décembre 1799. C'était le type du patricien bernois, qui ne voulait faire la moindre concession à l'esprit du temps. Aussi tous les adversaires de la Révolution, Wickham, Mallet du Pan, Johannes von Müller, ont-ils fait son éloge.
Nous n'avons pas à signaler de nouvelles biographies de Napoléon,
seulement un livre de Jean Thiry sur ses années de jeunesse60. C'est le tome 1 de la « Collection Napoléon Bonaparte » dont 26 volumes ont paru. Il ne manque plus qu'un volume pour que l'histoire de Napoléon soit complète, mais l'auteur est mort sans l'avoir publié. Jean Thiry a consulté quelques documents d'archives en Corse, mais il s'est servi essentiellement des ouvrages imprimés, encore sa biographie est-elle incomplète, elle ne signale aucun livre postérieur à 1968, elle ignore par conséquent les études importantes publiées en 1969 et dans les années qui suivirent, à propos du bicentenaire de la naissance de l'Empereur. Le livre contient, en outre, quelques erreurs étonnantes. On apprend ainsi l'existence d'un « amiral Thugut » (p. 137) qu'il faut, évidemment, identifier avec Truguet. Par ailleurs l'auteur est vraiment trop discret sur la situation économique, sociale et politique de la Corse avant 1789, de sorte qu'on comprend mal les rapports entre Paoli et les Bonaparte. Au total, ce livre ne comporte aucun développement original.
Des Français ayant joué un rôle sous l'Empire, quatre ont été
l'objet de biographies, deux civils et deux militaires. Les civils sont le préfet et physicien Joseph Fourier61, l'industriel Guillaume Ternaux82. Il n'existait aucun ouvrage d'ensemble sur Fourier, quelques articles biographiques étudiaient tantôt le savant, tantôt l'administrateur. L'historien anglais John Herivel a entrepris de combler cette lacune. Sa documentation est à la fois très neuve et très complète. Il a consulté les papiers de Fourier conservés à la Bibliothèque nationale, il a puisé aux Archives nationales (série F7 et dossier du préfet Fourier), aux archives de l'Académie des Sciences, dont Fourier fut le secrétaire 60. Jean Thiry, Les années de jeunesse de Napoléon Bonaparte, Paris, Berger-Levrault,
1975, 298 p. in-8°.
61. John Herivel, Joseph Fourier, the Man and the Physicist, Oxford, Clarendon Press,
1975, XII-350 p. in-8°.
62. L. M. Lomuller, Guillaume Ternaux (1763-1833), créateur de la première intégration
industrielle française, Paris, Editions de la Cabro d'or, 1978, 531 p. in-S-.
perpétuel, aux archives départementales de l'Yonne (Fourier est né à Auxerre en 1768), et à bien d'autres dépôts. Son livre est divisé en deux parties. Dans la première, la plus longue, l'auteur nous présente l'homme et raconte sa carrière, la deuxième est consacrée au physicien. Fourier voulut d'abord être Bénédictin. Mais la Révolution le fit sortir du couvent de Saint-Benoît-sur-Loire, avant qu'il ait prononcé ses vœux. Il revint à Auxerre, y prit part à la Révolution, et fut arrêté sous la Terreur. John Herivel apporte des renseignements inédits sur cette période de la vie de Joseph Fourier. Il entre à l'Ecole normale de l'an III, est de nouveau emprisonné, cette fois comme « terroriste », en prairial, mais, vite libéré, est nommé professeur à l'Ecole polytechnique. En 1798, il est désigné pour faire partie de la mission de savants qui accompagne Bonaparte en Egypte et devient secrétaire permanent de l'Institut du Caire. A son retour il est nommé préfet de l'Isère et conserve cette fonction de 1802 à 1814 pendant les Cent Jours, il est préfet du Rhône. Sous la Restauration, il est élu à l'Académie des Sciences et se consacre à la mathématique et à la physique. C'est alors qu'il produit son œuvre essentielle, mais celle-ci a été préparée par des recherches effectuées alors qu'il était préfet à Grenoble. C'est en 1807, en effet, qu'il a écrit un Mémoire sur la propagation de la chaleur et en 1811 sa Théorie du mouvement de la chaleur dans les corps solides ces travaux l'amenèrent à découvrir les « séries de Fourier » qui constituent un instrument mathématique d'importance exceptionnelle. Aussi John Herivel estime qu'on peut placer Joseph Fourier à côté des plus célèbres savants, Galilée, Newton, Maxwell, Planck et Einstein. L'auteur a publié en appendice (mais dans une traduction anglaise) vingt-huit lettres de Fourier, pour la plupart inédites. La biographie de Guillaume Ternaux n'a pas la même valeur scien-
tifique. Si l'auteur a largement puisé dans les archives, notamment dans la série F12 des Archives nationales, par contre il n'est pas au courant des travaux récents sur l'histoire économique de la France à l'époque napoléonienne. Parti d'une très modeste entreprise familiale de tissus de laine, à Sedan, Guillaume Ternaux commença, sous le Directoire, à multiplier ses entreprises. Il créa ainsi des manufactures de draps à Reims, en Normandie, en Belgique. Il découvrit que les fameux châles de Cachemire étaient fabriqués avec du poil de chèvre, et il arriva à les imiter. Mais ce qui est intéressant, c'est la fabrication, par Ternaux, des « mécaniques » qui lui étaient indispensables. Ternaux devint donc le chef d'une grande industrie « intégrée » depuis l'élevage des chèvres et des moutons jusqu'à la vente de vêtements « confectionnés » dans ses ateliers parisiens. Malgré ses lacunes, l'ouvrage de Lomüller rendra service aux historiens.
Deux biographies aussi de généraux français Davout8* et François
Michaud64. C'est le colonel de l'armée suisse Reichel qui s'est fait le biographe de Davout, mais, plus que la vie du maréchal, ce sont ses idées stratégiques et tactiques qu'il a voulu exposer. Néanmoins son livre apporte beaucoup de clartés sur la période mal connue de la vie de Davout, grâce à des documents originaux, la plupart inédits puisés dans les archives publiques et celles de la famille Davout. Ainsi nous renseigne-t-il sur les origines de Davout sa famille était de noblesse ancienne, mais pauvre. Comme Bonaparte, Davout fut élève d'une école royale militaire, celle d'Auxerre. Affecté en 1787 au Royal-Champagne-Cavalerie, le jeune Davout (il avait 19 ans) s'enthousiasme pour les idées révolutionnaires. En 1790, il est le meneur d'une mutinerie du régiment, et cherche pour elle l'appui des Jacobins de Paris, dont le second mari de sa mère, le futur Conventionnel Turreau, était membre. Après cette mutinerie, Davout donna sa démission, mais, le 26 septembre 1791, il est élu lieutenant-colonel en second du 3e bataillon des volontaires de l'Yonne. C'est en cette qualité qu'il s'oppose, le 2 avril 1793, à la tentative de pronunciamiento de Dumouriez, et ordonne à ses troupes de tirer sur le général factieux. Le 20 avril 1797, à l'armée du Rhin-et-Moselle, il s'empare du fourgon du général autrichien Klinglin, chef des services secrets. A ce sujet, il se brouille avec son chef, Moreau, qui refuse de communiquer immédiatement au Directoire l'importante découverte qu'il vient de faire la trahison de Pichegru. Nommé à l'armée d'Angleterre en 1798 il fait alors la connaissance de Bonaparte qui l'emmène en Egypte. Désormais il sera le compagnon de Napoléon. Le livre de Daniel Reichel s'arrête en 1806, après la bataille d'Auerstaedt que l'auteur étudie avec minutie. La victoire est due à l'entraînement du corps d'armée de Davout qui arrivait à couvrir rapidement des distances considérables. Ainsi, la veille d'Austerlitz, le corps de Davout avait parcouru 72 kilomètres en 24 heures. Mais Davout se distingue aussi par sa connaissance des règlements et de l'histoire militaire. Jusqu'en 1799, Davout n'a rien dû à Bonaparte. A la différence d'autres maréchaux il s'est formé luimême, mais les épisodes de la Révolution auxquels il a participé l'ont profondément marqué.
La biographie du général Michaud a été présentée comme thèse
de doctorat d'Etat à l'Université de Besançon par Robert Fonville, 63 daniel Reichel, Davortt et l'art c!r. la guerre, Préface d'A. Corvisier, Lausanne, Centre
d'Histoire, Delachaux & Niestlé, 1975, IV-438 p. in-8°. Une autre biographie de Davout, par John G. Gallaher, parue aux South Illinois University Press, ne nous est pas parvenue.
64. Robert Fonville, Un général jacobin de la Révolution et de l'Empire, Claude-Ignace-
François Michaud, Paris, Les Belles-Lettres (« Annales littéraires de l'Université de Besançon .), 1978, VIII-601 p. in-8o.
conseiller maître honoraire à la Cour des Comptes. Le général Michaud était bien oublié, néanmoins l'auteur a trouvé beaucoup de renseignements sur lui aux archives de la guerre et dans les papiers de la famille. Né à La Chaux-Neuve (Doubs) en 1751, Michaud fut d'abord soldat aux chasseurs du Gévaudan, en 1780. Comme Davout, il fut élu lieutenant-colonel d'un bataillon de volontaires en 1791. Comme Davout, Michaud devint vite général, et en l'an II combattit à l'armée du Rhin, qu'il commanda même à titre provisoire. Mais là s'arrêtent les ressemblances. Michaud n'arriva en effet jamais à un commandement important. Sous le Directoire, il servit à l'armée d'Angleterre, qu'il commanda encore par intérim. Pendant l'Empire il commanda enfin la petite armée de Hollande, puis servit à Magdebourg et à Dantzig. L'auteur estime que ce sont les idées « jacobines » de Michaud qui entravèrent sa. carrière. Il manquait aussi d'esprit d'intrigue. Il est regrettable que cet ouvrage soit dépourvu de bibliographie, de tables et d'index, et que les références données en notes à la fin de chaque chapitre soient trop imprécises. La cote des documents conservés aux archives de la Guerre, par exemple, n'est jamais indiquée.
Deux généraux étrangers, qui tous deux ont été au service du tsar
Alexandre Ier, ont donné lieu à des biographies Jomini65 et Barclay de Tolly66. Les contributions à la biographie de Jomini ont été publiées en 1969, pour le centenaire de sa mort. Il s'agit d'un recueil d'études rédigées par des historiens suisses Jean-Pierre Chuard s'est occupé des années d'enfance et de jeunesse, Jean-Charles Biaudet des rapports de Jomini avec la Suisse, Robert Frick, de Jomini stratège, Henri Perrochon, de Jomini écrivain, Frédéric de Mulinen de Jomini et le droit de la guerre. Il ne s'agit donc pas, on le voit, d'une biographie complète de Jomini qui, né à Payerne en 1779, fut successivement officier helvétique (1798-1802), puis français (1804-1812), enfin russe (18131843). Il se retira alors à Bruxelles, puis à Paris où il mourut à l'âge de 90 ans. Durant cette longue vie, Jomini passa relativement peu de temps en Suisse. Aussi le chapitre de M. J.-C. Biaudet sur les rapports de Jomini avec son pays natal est-il un des plus intéressants. Contrairement à ce que Jomini a lui-même écrit, il ne joua aucun rôle dans les origines de la révolution helvétique en 1798, il s'est contenté, comme beaucoup d'autres, d'adhérer à la nouvelle Constitution. Néanmoins, secrétaire du ministre de la Guerre à partir d'octobre 1798, il contribua à mettre sur pied l'armée helvétique. En 1800, 1802, 1803, il rédigea pour la Suisse des projets de Constitution, mais ces projets, 65. Le général Arztoine-Henri Jomini (1779-1869). Contributions à sa biographie, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise (t. XLI), 1969, 122 p. in-8°.
66. Michael and Diana Josselson. The Commander A Life of Barclay de Tolly, Oxford
University Press, 1980, XII-276 p. in-8-.
tous unitaires, ne furent pas adoptés. Il demanda alors, sans plus de succès, la réunion de la Suisse à la France. En 1813, il intervint auprès du tsar Alexandre pour que la neutralité suisse et l'indépendance du canton de Vaud soient respectées. Il n'eut gain de cause que sur le second point. Le volume se termine par une bibliographie des œuvres (imprimées et manuscrites) de Jomini et des principaux ouvrages et articles sur le général, cette bibliographie a été établie par Olivier Pavillon.
Barclay de Tolly, comme Jomini, a été général de l'armée russe,
mais, paradoxalement, il est moins célèbre. Michael Josselson, dans ce livre, tente de le réhabiliter et de montrer que, beaucoup plus que Kutusov, c'est lui le grand vainqueur de Napoléon. L'auteur est mort quelques semaines avant la parution du livre, sa femme et ses amis l'ont terminé. Mais il s'était sérieusement documenté en cousultant la correspondance de Barclay, en grande partie inédite, conservée dans les archives du baron Balthasar von Campenhausen à Meinerzhagen (Rhénanie-Westphalie) et dans celles de John Karl von Schroeder, à Berlin. Il a travaillé dans les archives françaises et finlandaises, mais n'a pas fait de recherches dans les archives soviétiques sa bibliographie, néanmoins, est au courant des ouvrages publiés en URSS. Barclay de Tolly est né russe, le 24 décembre 1761, en Livonie, mais, comme son nom l'indique, sa famille était d'origine écossaise et protestante. Dès l'âge de 6 ans, il fut incorporé dans un régiment de cuirassier, et à 15 ans il prit effectivement service dans l'infanterie. Il se distingua dans la guerre contre les Turcs, en 1787, puis dans la guerre de Finlande. Il fait la campagne de 1805-1806, participe aux batailles d'Austerlitz et de Friedland. Il combat de nouveau en Finlande après Tilsit et se fait remarquer par ses talents d'organisateur. Aussi le tsar Alexandre le nomme-t-il ministre de la Guerre le 13 janvier 1810. Il est alors persuadé qu'une nouvelle guerre contre Napoléon est inévitable. Il réorganise l'armée russe en prévision du conflit et met au point sa stratégie, celle qu'on devait nommer plus tard « la terre brûlée ». Il l'applique en effet en 1812. Mais ses compatriotes ne la comprennent pas, c'est pourquoi, au lendemain de Borodino, il est remplacé par Kutusov. Toutefois, dès le 18 février 1813, il est mis à la tête de la IIIe Armée, en remplacement de l'incompétent amiral Tchitchagov il joue un rôle important dans les campagnes d'Allemagne et de France. Après la prise de Paris il est nommé feld-maréchal, commandant en chef de l'armée, et prince de l'Empire russe. Néanmoins c'est Kutusov qui est resté populaire en Russie, et en 1942 Staline a créé un ordre de Kutusov, et non de Barclay.
Pour terminer, citons la biographie du juriste italien Domenico
Alberto Azuni, par Luigi Berlinguer67. Azuni intéresse à la fois la France et l'Italie. Né à Sassari, en Sardaigne, le 3 août 1749, il fut nommé vice-intendant général à Nice en mai 1780 et épousa en 1790 une Française de Marseille, Marie-Anne Laure. Néanmoins il quitta Nice, à la fin de septembre 1792, peu après l'entrée des troupes françaises, et passa en Italie, mais ne regagna point le royaume de Sardaigne. On le rencontre à Gênes, à Modène, à Trieste. En 1797 il demande au Directoire l'autorisation de rentrer en France, et rejoint sa femme qui était restée à Marseille. En 1800, il obtient la nationalité française et devient membre du Conseil des prises et de l'Académie de Marseille. En août 1805, après la réunion de Gênes à la France, il est nommé juge à la cour d'appel de cette ville. En 1808 il est choisi comme député au Corps législatif. Après 1815, il termine sa carrière comme juge au Consulat de Cagliari et président de la Bibliothèque. Ce n'est pas cette carrière, assez peu originale, qui a attiré l'attention de Luigi Berlinguer sur Azuni, mais ses œuvres, réputées en Italie. Il a en effet, successivement, publié un Dictionnaire de jurisprudence mercantile, un projet de Code de législation maritime, un Système universel des principes de droit maritime de l'Europe et un projet de code de commerce pour le royaume d'Italie. Tous ces ouvrages en italien. Il faut être reconnaissant à M. Berlinguer d'avoir tiré de l'oubli un homme qui caractérise assez bien le groupe des Italiens qui servirent Napoléon, tantôt avec la nationalité italienne, tantôt avec la française.
X. L'expansion révolutionnaire hors de France
L'expansion révolutionnaire hors de France suscite toujours l'inté-
rêt des chercheurs, notamment en Italie (20 volumes), en Allemagne et Autriche (8 ouvrages) et en Amérique (4 études). Mais les autres pays ne sont pas absents 4 volumes sur les Pays-Bas, Belgique et Hollande, 2 sur la Grande-Bretagne, un sur l'Espagne, 3 sur la Suisse, 2 sur la Pologne. Au total donc 43 ouvrages à analyser.
Nous commencerons par les Pays-Bas qui, les premiers après les
Etats-Unis, ont été atteints par le mouvement révolutionnaire. Le livre de E. H. Kossmann est une histoire générale des Pays-Bas (Belgique et Hollande) de 1780 à 194068. Pour l'auteur, les Pays-Bas forment un bloc néerlandophone, avec au sud un petit appendice où on 67. Luigi Berlinguer, Domenico Alberto Azuni, Giurista e potifico (1749-1827), Milano, Giuffré, 1966, XIV-292 p. in-llo.
68. E. H. Kossmann. The Low Countries, 1780-1940, Oxford, The Clarendon Press, 1973, X-784 p. in-S*.
parle français. Dans cette optique, E. H. Kossmann peut difficilement expliquer la révolution hollandaise de 1780-1787, et la révolution belge et liégeoise qui suivit, de 1787 à 1790, et qui eut des causes assez différentes. Au contraire, le livre de Simon Schama est essentiellement centré sur la révolution néerlandaise, on peut dire que c'est le meilleur ouvrage sur la question depuis les études de Pieter Geyh. L'auteur a dépouillé une masse considérable de documents aux Archives générales du Royaume, à La Haye, et dans les archives des différentes provinces ainsi qu'à la Bibliothèque universitaire de Leyde. Il est parfaitement au courant de la bibliographie de son sujet. Son ouvrage est divisé en trois parties 1780-1787, la révolution « patriotique » 1787-1805, la réaction stathoudérienne, l'invasion française et la république batave 1805-1813, l'éphémère royaume de Hollande sous Louis Bonaparte, l'annexion à la France et l'insurrection de 1813 qui aboutit à la formation du royaume des Pays-Bas.
Le livre commence par une description des Pays-Bas en 1780 pays
en pleine décadence, l'Angleterre en est rendue responsable. Les Provinces-Unies s'allient, contre elle, aux Etats-Unis et adoptent leurs idéaux de liberté et d'égalité. L'Appel au peuple des Pays-Bas, de Van der Capellen tot den Pol, réveilla les Néerlandais et les jeta dans l'insurrection. Mais les milices qui se formèrent alors ne purent résister, en 1787, à l'armée prussienne aidée par la flotte britannique. Pourquoi cette révolte et pourquoi cet échec ? La structure sociale des Provinces-Unies aurait, peut-être, pu l'expliquer mais Simon Schama n'a pas poussé ses investigations dans cette direction. La deuxième partie montre les liens étroits qui unissent la révolution batave de 1795 à celle de 1780. Sans doute, l'influence de la révolution française fut importante, mais elle ne peut, à elle seule, expliquer la création de la République batave. L'auteur étudie, avec précision, l'action des comités révolutionnaires qui coordonnèrent l'action des patriotes émigrés avec ceux qui étaient restés à l'intérieur. Un soulèvement général éclata lorsque les troupes françaises passèrent la Meuse et le Rhin gelés pendant l'hiver très rigoureux de 1794-1795. Les comités révolutionnaires s'emparèrent du pouvoir à Amsterdam et dans la plupart des villes. Ils en ouvrirent les portes aux Français. Ce fut alors une véritable révolution politique, mais pas sociale. Certes, les derniers vestiges du régime féodal furent presque tous abolis, mais il n'y eut aucune redistribution des richesses. Les révolutionnaires se divisèrent, lorsqu'il s'agit de rédiger une Constitution, en fédéralistes et en unitaires. La France appuya ces derniers. Le général 69. Simon Schama, Patriots and Liberators. RevoIution in the Nederlands, 1780-1813, New
York, Alfred. A. Knopf, 1977, XX-745 p. in-8-. Rappelons que la Révolution batave de Pieter Geyl a été traduite en français, voir Revue historique, avril-juin 1975, p. 444-445.
Joubert, qui commandait les troupes françaises de Hollande, organisa, le 22 janvier 1798, un coup d'Etat et chassa les fédéralistes de la Convention. Une Constitution unitaire fut adoptée. Elle fit des Provinces-Unies, fédérales et disparates, l'Etat qui est devenu la Hollande actuelle.
La réaction politique commença en 1801 avec la promulgation
d'une nouvelle Constitution calquée sur la Constitution française de l'an VIII. Les anciens « régents reprirent leurs fonctions à la tête des grandes villes. Mais l'instauration du blocus continental, à partir de 1808, mécontenta profondément les marchands. Le roi Louis Bonaparte prit leur parti, les aida à tourner le blocus. Les exportations hollandaises vers la Grande-Bretagne atteignirent leur maximum (depuis 1797) en 1809. Napoléon ne pouvait le tolérer. La Hollande fut annexée à la France en 1810. Sous le régime français, un important travail de statistique fut accompli. Mais les Hollandais ne voulaient ni du blocus, ni de la conscription. Ils firent la grève des impôts. A la nouvelle des désastres de Russie, l'insurrection éclata. Le 8 novembre 1813, les premiers cosaques apparurent le 15 novembre, la Hollande échappait pratiquement à la France, le 30, le prince d'Orange débarquait à Scheveningen. Après les traités de Paris et de Vienne, il allait devenir le premier roi des Pays-Bas. Le livre de Simon Schama est très dense, mais n'exclut ni l'humour, ni les rapprochements avec des événements plus récents. On regrette que ses analyses sociales soient rapides et superficielles. Néanmoins c'est actuellement le meilleur ouvrage sur la révolution des Pays-Bas.
Frederick Ketelaar a étudié un aspect de cette révolution l'aboli-
tion de la féodalité, ou plus exactement les survivances du « système féodal » dans le droit néerlandais, au XIXE et au XX" siècle7O. La féodalité fut abolie d'abord dans les parties des Provinces-Unies annexées à la France en 1794 et 1795, c'est-à-dire le Limbourg et la Flandre zélandaise. La Constitution batave de 1798, adoptée après référendum, abolit, moyennant rachat, les droits et les rentes féodales et seigneuriales qui représentaient une propriété réelle, et sans rachat tous les autres droits. La Constitution était donc beaucoup moins radicale que la loi française: du 17 juillet 1793, qui avait aboli gratuitement tous les droits féodaux et seigneuriaux.
Après 1798, les modérés étant revenus au pouvoir, un grand nom-
bre de droits « féodaux furent considérés comme droits réels et résultant d'un pacte mutuel légal et volontaire, donc sujets à rachat. La Cour de cassation des Pays-Bas, lors des procès, eut toujours 70. Frederick Cornelis Johannes Ketelaar, Oude Zakelijke Rechtett vroeger nu en in de Torkomst (les survivances du « système féodal dans le droit néerlandais au XIX- et au XX- siècle, avec un résumé en français), Leiden, Universitaire Pers, 1978, XIV-330 p. in-8°.
tendance à classer les droits litigieux dans cette catégorie. Les dîmes inféodées furent également maintenues et déclarées rachetables. Le roi Guillaume Ier, par décret du 26 mars 1814, rendit aux seigneurs les droits de chasse, de pêche, de bac, de retrait, et bien d'autres. Ces droits ne furent abolis que petit à petit, à partir de 1848. Les dîmes ne furent supprimées qu'en 1907, le droit de chasse qu'en 1923, les péages ne disparurent qu'en 1930. Certains droits réels sont encore perçus aujourd'hui. Cet ouvrage complète les exposés présentés en 1968 au congrès de Toulouse sur l'abolition de la « féodalité » aux Pays-Bas, par MM. Brugmans et Haak7l.
Sur la Révolution en Belgique, point d'ouvrages généraux, mais
une étude minutieuse de Roger Darquenne sur la dette publique belge, en Hainaut, de 1790 à 1830r2. Il s'agit de la liquidation de la dette publique du régime autrichien, d'abord par la France (1795-1814) puis par la Hollande (1814-1830). Question difficile, complexe et délicate. L'auteur, qui a consulté les archives belges et françaises, s'est borné au seul département de Jemappes (ou province du Hainaut). La dette publique du régime autrichien fut soumise, comme la dette publique française, à la loi Ramel du 30 septembre 1797, qui en « consolidait » un tiers et l'inscrivait seul au Grand Livre de la dette publique. Mais beaucoup de dettes de l'ancien régime furent répudiées par le gouvernement français et une partie seulement du montant de la dette « autrichienne fut « consolidée en 1797. L'évolution de cette dette jusqu'en 1814 est examinée avec les nombreuses exceptions et les cas particuliers. L'auteur étudie aussi la vente des biens communaux, prescrite par la loi du 20 mars 1813, pour combler le déficit budgétaire. Ces ventes furent importantes dans le département de Jemappes, elles rapportèrent un million et demi et appauvrirent les communes qui, jusque-là, avaient sauvegardé leurs biens. La manière dont se fit la liquidation de la dette publique du régime autrichien mécontenta les Belges, et aggrava l'irritation causée par la conscription et les droits réunis. Voilà qui explique l'hostilité des Belges au régime impérial en 1814. Le régime hollandais n'améliora pas cette situation, le mécontentement grandit, pour aboutir à la révolution de 1830.
En Grande-Bretagne, il n'y eut pas de révolution, mais, de 1780 à
1795, une agitation persistante qui donna naissance au « radicalisme ». Albert Goodwin a raconté l'histoire du radicalisme anglais à l'époque de la Révolution française78. Le radicalisme, qui avait été très actif 71. Voir L'abolition de la féodalité dans le monde occidental, Paris, CNRS, 1971, 2 vol.,
946 p. in-8°. Cf. Revue historique, octobre-décembre 1972, p. 482.
72. Roger Darquenne, La dette publique belge de 1790 à 1830 Le cas du Hainaut, Bruxelles,
Crédit communal de Belgique (« Pro Civitate »), no 55, 1978, 194 p. in-go.
73. Albert Goodwin, The Friends of Liberty, the English democratic Movement in the Age
of the French Revolution, London, Hutchinson, 1979, 594 p. in-80.
entre 1770 et 1780, avec Wilkes, la « Société pour l'information constitutionnelle » et le « Yorkshire Movement », avait perdu de son dynamisme en 1789. La Révolution française vint lui donner une nouvelle impulsion. Les radicaux anglais comprenaient des whigs progressistes, des bourgeois « éclairés », mais surtout des dissidents religieux, écartés des fonctions publiques par le bill du test. Les radicaux formèrent, à partir de 1789, des sociétés nouvelles comme la Société de la Révolution (de 1688) ou la Société de correspondance de Londres, qui échangea des lettres avec les clubs français de jacobins. Ces sociétés avaient des filiales dans les principales villes britanniques. Thomas Paine se fit le champion des radicaux en publiant Les droits de l'homme dans cet ouvrage il réclamait la limitation du droit de propriété, une redistribution des revenus par l'impôt, et des retraites pour les vieillards pauvres. A partir de la publication des Réflexions sur la Révoluticm de France, de Burke, la réaction s'organisa. La guerre entre la France: et l'Angleterre, commencée en février 1793, accentua la lutte du gouvernement contre les « radicaux », soupçonnés de trahison. Les imprimeurs des brochures radicales furent arrêtés et condamnés à de lourdes amendes, puis le gouvernement s'en prit aux chefs des radicaux qui furent jugés et déportés. Néanmoins la révolte de la flotte en 1797, celle de l'Irlande, en 1798, furent imputées aux radicaux. La répression s'aggrava. Il est douteux toutefois que le nombre des « jacobins britanniques ait atteint 80 000, comme l'affirme Burke. L'action de ces jacobins dans une ville anglaise, Norwich, a été étudiée par C. B. Jewson74 d'après les deux journaux locaux, le Norfolk Chronicle et le Norwich Mercury. Le livre de Burke connut peu d'écho à Norwich, tandis que le pamphlet de Paine souleva l'enthousiasme. C'est la « Société de la Révolution » (de 1688) qui semble avoir eu la plus grande influence. L'exécution de Louis XVI, puis la guerre contre la France divisèrent les radicaux. Les plus jacobins publièrent un journal, The Cabinet, hostile à la guerre, favorable aux droits des femmes, demandant la réforme du Parlement. La « Norwich Patriotic Society », qui comptait 810 membres en 1795, fit campagne pour un Parlement annuel, dénonça la corruption du gouvernement, les inégalités électorales et fiscales. Des émeutes éclatèrent lors des élections de 1796, mais aucun radical ne fut élu. La chute de Pitt et la signature de la paix d'Amiens parurent être la consécration de la campagne des radicaux. Mais lors de la reprise de la guerre, en 1803, l'agitation radicale disparut les Anglais rejetaient sur Napoléon la responsabilité de la rupture de la paix.
74. C. B. Jewson, The Jacobin City. A Portrait of Norwich in its Reaction to the French Revolution, 1788-1802, Glasgow and London, Blackie and Son, 1975, 178 p. in-8-.
L'Allemagne entra en contact directement avec la Révolution par
l'intermédiaire des émigrés qui arrivèrent nombreux dès 1791. Arnulf Moser a examiné le cas des émigrés français à Constance75. Il divise leur histoire en cinq phases, la première de 1789 à l'automne de 1792, arrivée et installation des premiers émigrés, la deuxième de l'automne 1792 à l'été 1796, c'est l'époque où la masse des émigrés atteint Constance, mais beaucoup quittèrent la ville lorsque approchèrent les troupes du général Moreau, la troisième de l'automne 1796 jusqu'au début de la guerre de la seconde coalition, en 1799, la quatrième va de la paix de Lunéville à la chute de Napoléon, la plupart des émigrés rentrèrent alors en France. Une cinquième phase coïncide avec les Cent Jours, quelques émigrés revinrent à Constance. L'auteur passe en revue les plus notables de ces émigrés, notamment Barrai, évêque de Troyes, Juigné, archevêque de Paris, et son frère, le marquis Le Clerc de Juigné, La Luzerne, évêque de Langres, et bien d'autres. Il raconte leur vie quotidienne. Une table commune fut établie, en 1795, pour les ecclésiastiques émigrés. Les officiers formèrent, en 1793, la « Légion Bourbon Les soldats de Dumouriez qui étaient passés aux Autrichiens avec leur général, au printemps de 1793, séjournèrent un temps à Constance. En 1795 ce fut « l'armée de Condé », alors à la solde de l'Angleterre. Tous ces passages et ces séjours d'émigrés occasionnèrent à la ville des dépenses que l'auteur examine minutieusement. Les libraires de Constance durent s'approvisionner en ouvrages français, certains publièrent des livres écrits par les émigrés. En somme Constance a été un microcosme de l'émigration.
Les Allemands connurent la Révolution grâce aux émigrés, mais
ils y étaient aussi préparés par les « lumières », l'Aufklärung. Heinrich Scheel explique cette rencontre des « lumières et de la Révolution, en Allemagne, dans un court essai78. La diffusion des lumières se fit à partir de quelques villes, Leipzig, Berlin, Stuttgart, Tubingen, Hambourg, Gottingen. Elle est marquée par une hostilité fondamentale envers la noblesse, et par un désir de pureté morale. C'est pourquoi, selon l'auteur, une partie de la bourgeoisie allemande a bien accueilli la Révolution, tandis qu'à la différence de la France toute la noblesse s'est dressée contre elle. Heinrich Scheel, il est vrai, prend ses exemples en Rhénanie, et surtout à Mayence où vécurent Forster, Dalberg, Jean de Muller. Mais, au contact des Français, l'Aufklärung se divisa, 75. Arnulf Moser, Die französische Emigrantenkoionie in Konstanz wâhrend der Revolution
(1792-1799), Sigmaringen, Jan Thorbecke Verlag (Konstanzer Geschichts und Rechtsquellen, XXI) 1975, 88 p. in-8°.
76. Heinrich Scheel, Die Begegnung deutscher Aufklürer mit der Revolution, Sitzungsbe-
richte des Plenums und der Klassen der Akademie der Wissenschaft der DDR, Berlin, Akademie Verlag, 1973, (Jahrgang 1972, no 7), 23 p. in-80.
une partie de ses partisans devinrent des « jacobins allemands, les autres rejoignirent les contre-révolutionnaires. Le même auteur s'était précisément déjà consacré au jacobinisme ses amis et ses élèves lui ont offert pour son soixantième anniversaire un recueil de quinze études qui complètent ses travaux77. Parmi celles-ci, notons ceux d'Eduard Winter, « Le florilège des Lieder des jacobins autrichiens » de Werner Bahner, « Kant et les idées pacifistes de l'aufklärung français » de Manfred Buhr, « Entre la révolution bourgeoise et la restauration féodale, remarques sur la philosophie de Schelling ». Signalons aussi, de Heinrich Scheel, une étude importante sur les jacobins de Worms78. D'un point de vue plus général, Hansgeorg Molitor a examiné comment l'ensemble de la population du département de Rhinet-Moselle est passée de l'état de « sujets » à celui d'« administrés »79. Sa documentation, puisée dans les archives françaises et allemandes, est très solide. Le livre est divisé en trois parties. La première décrit la création du département de Rhin-et-Moselle l'auteur raconte les vicissitudes de la région, parcourue par les armées prussiennes, puis françaises, de 1789 à 1795. Alors furent créées les administrations provisoires des « pays d'entre Meuse et Rhin et « d'entre Rhin et Moselle ». Hoche songea à en faire une « république cisrhénane ». Mais le Directoire était déterminé à les annexer à la France, en vertu de la doctrine des « frontières naturelles » dont Hansgeorg Molitor ne veut discuter ni l'origine, ni le bien-fondé. Après la signature de la paix de Campo-Formio, entre la France et l'Autriche, le Directoire charge son commissaire Rudler de diviser la Rhénanie en quatre départements. C'est alors qu'apparut le département de Rhin-etMoselle, chef-lieu Coblence, formé de fragments des électorats de Trèves et de Cologne. La deuxième partie traite de l'attitude du gouvernement et de l'administration. Il y est question, en fait, uniquement de l'instruction publique (l'enseignement primaire fut très négligé et les préfets signalent qu'il est inférieur à celui qui est distribué en Allemagne du Nord), de la presse, de la propagande et du maintien de l'ordre. On est étonné que l'auteur ait laissé de côté la décision à mon sens la plus importante du régime français, l'abolition de la féodalité, dont les modalités et les conséquences sont encore bien mal connues. La 77. Universalhistorische Aspekte und Dimensionen des lakobinismus, Mélanges offerts à Heinrich Scheel pour son soixantième anniversaire, Berlin, Akademie Verlag, 1976, 336 p. in-8-. Sur le livre d'Heinrich Scheel, Süddeutsche Jakobiner, voir Revue historique, janviermars 1967, p. 174-175.
78. Heinrich Sche:el, Der Jakobiner Klub zu Worms 1792-1793, dans le Jahrbuch für Geschichte, Band 16, Berlin, Akademie Verlag, 1977, p. 321-400.
79. Hansgeorg Molitor, Vom Untertan zum administré, Studien zur franzôsischen Herrschaft und zum Verhalten der Bevtilkerung im Rhein-Mosel Raum von den Revolutionskriege bis zum Ende der napoleonischen Zeit, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag (Veroffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte Mainz, Band 99), 1980, XIV-248 p. in-8°.
troisième partie est consacrée au comportement des habitants. Les « républicains » formèrent, dès 1792, des clubs, par la suite, des associations et réunions de tout genre, étroitement surveillées par la police, certaines dénoncées comme antifrançaises. Effectivement, les contributions et réquisitions jusqu'en 1802, ensuite la conscription et les droits réunis, mécontentèrent les habitants. En 1812, selon l'auteur, la majorité était hostile à l'Empereur et à la France. Ce livre est donc une contrepartie du Rhin français de Sagnac, qui, publié en 1917, avait trop tendance à insister sur la francophilie des Rhénans.
Helmut Berding s'est penché sur un pays voisin, le royaume de
Westphalie, de 1807 à 181380. Son livre, comme celui de Hansgeorg Molitor, manque de carte, mais, à la différence du précédent, il a étudié les problèmes posés par l'abolition de la « féodalité ». Son dessein a été essentiellement de montrer les contradictions de la politique de Napoléon, qui, d'une part, voulait faire du royaume de Westphalie un « Etat modèle », avec introduction du Code civil, abolition du système féodal et des anciens privilèges, et d'autre part a taillé dans la Westphalie d'importantes dotations pour les membres de la noblesse d'Empire, surtout les maréchaux tels que Berthier, Bernadotte, Lefebvre, Ney. Or ces donataires » ont voulu faire rendre le maximum à leurs nouveaux domaines, et ont continué à y prélever les droits féodaux et seigneuriaux. Par ailleurs ces dotations ont privé la couronne d'une bonne partie de ses revenus. La situation du roi Jérôme, qui ne pouvait plus boucler son budget, devint difficile. Il protesta. Napoléon répliqua « Ces domaines appartiennent aux généraux qui ont conquis votre royaume c'est un engagement que j'ai pris envers eux et dont rien ne saurait me faire départir. » La désinvolture de Napoléon à l'égard de la Westphalie atteignit son maximum en 1810 lorsque, sans consulter son frère, il modifia les frontières du royaume il annexa à la France les régions occidentales les plus riches qui formèrent le département de l'Ems supérieur, et octroya en échange à Jérôme le Hanovre et le Brunswick. Jérôme songea à abdiquer, comme son frère Louis. Mais son ministre, Bülow, l'en empêcha en lui montrant que s'il abandonnait la Westphalie celle-ci serait soumise à l'autorité très rigoureuse de Davout. En conclusion, l'auteur montre quel fut le sort des différentes parties de la Westphalie en 1815. Certaines revinrent à leurs anciens princes (Hesse électorale, Hanovre, Brunswick), la plus grande partie du reste, à la Prusse. Beaucoup de vestiges des institutions françaises subsistèrent. A l'autre extrémité de l'empire germanique, Napoléon domina
80. Helmut Berding, Napoleonische Herrschaft- und Gesellschaftpolitik im KSnigsreich
Westfalen, 1807-1813, Gottingen, Vandenhock und Ruprecht (Kritische Studien zur Geschichtswissenschaft, Band 7), 1973, 160 p. in-8-.
directement une vaste région, l'Illyrie. Monika Senkowska-Gluck a décrit le sort de cette province, de 1809 à 181381. C'est par le traité de Schonbrunn, du 14 octobre 1809, que l'Autriche céda à la France le district de Villach, en Carinthie, la Carniole, l'Istrie, la Croatie, Trieste et Gorizia. Ces régions augmentées de la Dalmatie, de Raguse et des Bouches de Cattaro, détachées du royaume d'Italie, formèrent les « provinces illyriennes ». La région était très hétérogène du point de vue ethnique, religieux, linguistique, administratif, puisque peuplée de Croates, de Serbes, de Slovènes, d'Italiens et d'Allemands. Napoléon voulait surtout faire de cette province une voie d'accès vers le Levant, afin de tourner le blocus maritime établi par les Anglais en Méditerranée, et d'applüquer à l'Autriche et à la Hongrie le blocus continental. Ces provinces furent placées sous un gouverneur général, Marmont, qui relevait directement du ministre de la Guerre. Marmont s'efforça de maintenir les institutions anciennes, y compris le régime féodal. Mais il entra en conflit avec l'intendant général, chargé des finances, et ce conflit s'étendit aux échelons inférieurs, où civils et militaires s'affrontèrent. Les institutions françaises furent introduites de manière incohérente, et surtout on tarda à supprimer le « régime féodal », ce qui mécontenta les paysans. Enfin les recettes fiscales et douanières diminuèrent, le budget fut déficitaire. A l'actif de l'administration française, on peut, par contre, mettre le développement de l'enseignement, et la construction de routes dans un pays qui en comptait fort peu. C'est seulement à partir du 1er janvier 1812 que les lois en vigueur dans l'Empire français furent déclarées applicables aux provinces illyriennes. Mais seules les servitudes et droits personnels furent abolis sans indemnités, les droits réels devaient être rachetés (comme dans le royaume de Naples). Marmont quitta les provinces illyriennes en 1811, il fut remplacé par Bertrand, le futur compagnon de Napoléon à Sainte-Hélène" puis, en 1813, par Junot, enfin par Fouché pendant les trois derniers mois. L'Illyrie reçut en 1812 une division administrative semblable à celle de la France, et les grands seigneurs terriens perdirent leurs attributions judiciaires. Ils ne devaient plus jamais les recouvrer. Par contre, Napoléon refusa de créer des corps représentatifs de la population, tels que les conseils généraux. L'administration était extrêmement centralisée. Les intendants (équivalents aux préfets) furent de très jeunes Français, ignorant souvent tout de la région placée sous leurs ordres. Les maires furent recrutés, non sans difficultés, parmi les notables locaux. Dans l'ensemble, la France ne sut se concilier ni les paysans, ni la noblesse. Seuls quelques intellectuels, 81. Monika Senkowska-Gluck, Rzady napole6nskie w llirü, 1809-1813, Varsovie, Polska Akademia Nauk, Instytut Historii, 1980, 234 p. in-80. Résumé en français et résumé en français plus développé dans licta Poloniae Historica, 1980, ne 41, p. 99-121.
les juifs et les francs-maçons, furent partisans de Napoléon. L'Illyrie française fut un échec.
La publication des Actes du colloque germano-italien des 29 mai-
1er juin 1975 nous fournit la transition entre les Allemagnes et l'Italie82. Au colloque, consacré à « l'Allemagne et l'Italie à l'époque napoléonienne », furent présentées neuf communications, cinq sur l'Allemagne et quatre sur l'Italie, ou, si on les groupe par thèmes, une sur le jacobinisme allemand (Walter Grab), deux sur l'évolution du droit (Elisabeth Fehrenbach et Carlo Ghisalberti), deux sur le système des Etats (Eberhard Weis et Giuseppe Galasso), deux sur la politique religieuse (Rudolf Lill et Francesco Margiotta Broglio), deux sur les problèmes économiques posés par la sécularisation des biens de l'Eglise (Christof Dipper et Pasquale Villani). Ces communications sont toutes en allemand, très peu se réfèrent à des documents inédits. Ce sont de petites synthèses qui seront utiles. On retiendra surtout celle d'Eberhard Weis sur Napoléon et la Confédération du Rhin, et les deux études sur l'histoire économique des sécularisations.
Les ouvrages sur l'expansion révolutionnaire en Italie sont, avons-
nous dit, nombreux. Le gros livre de Baudi di Vesme sur les premières manifestations de la révolution d'Occident en France et dans les républiques oligarchiques touche à peine notre sujet, puisqu'il traite surtout de la période 1748-177583. Pour la France, il s'agit de la crise financière de l'Ancien Régime et des tentatives de réformes entreprises par L'Averdy, Turgot et Necker. En ce qui concerne les « républiques oligarchiques » seules Gênes, les Provinces-Unies et Genève sont traitées, mais l'auteur ne pousse guère sa recherche au-delà de 1775, sauf pour Gênes où il atteint 1794. Ce chapitre sera particulièrement utile aux historiens qui ne disposent pas d'ouvrages récents sur l'histoire de la république de Gênes au XVIIIe siècle. L'intérêt du livre, toutefois, réside dans l'étude d'ensemble de la « révolution d'Occident ». Mais il y manque malheureusement la plus importante, celle des colonies anglaises d'Amérique du Nord. Et pourquoi s'être arrêté en 1775 ? Ce sont encore des indications sur la prérévolution qu'on trouvera
dans l'importante thèse de doctorat d'Etat de Jean Georgelin sur Venise au siècle des Lumières84. Sur les quatre parties de l'ouvrage, 82. Deutschland und Italien im Zeitalter Napoleoru, Deutsch- Italienisches Historikertreffen
in Mainz, 29 mai-ler juin 1975, herausgegeben von Armgard von Reden-Dohna, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag (Verôffentlichungen des Instituts für Europaische Geschichte Mainz, Beiheft 5), 1979, VIII-190 p. in-80.
83. Carlo Baudi di Vesme, Studi sut XVIII- secolo, le prime manifestazion detla rivoluzione
d'Occidente in Francia e nelle repubbliche oligarchiche (1748-1775), Torino, Deputazione subalpina di storia patria, 1972, 718 p. in-8".
84. Jean Georgelin, Venise au siècle des Lumières, Paris, Mouton (EHESS, Centre de
recherches historiques, Civilisations et sociétés, no 41), 1978, 1 226 p. in-8".
trois sont consacrées à l'économie (déclin du commerce maritime, progrès de l'agriculture, état de l'industrie) et une à la société. Celle-ci est en crise à la fin du XVIIIe siècle. Les patriciens, enrichis par le commerce, investissent leur richesse dans l'agriculture. Mais la crise est aussi politique. Lorsque la guerre, en 1796, est portée en Italie, le doge Lodovico Manin hésite sur l'attitude à adopter alliance avec l'Autriche, ou neutralité armée ? Les espions français affluent à Venise, ils vantent les bienfaits de la révolution, promettent l'abolition du régime féodal, si Venise se révoltait. Selon Georgelin, Venise pouvait alors se défendre contre les troupes françaises, elle possédait de bons soldats, les « esclavons » recrutés en Dalmatie, et une flotte de guerre valable. Mais les Vénitiens n'avaient plus confiance en eux-mêmes et ne croyaient plus à la survie de leur république. Les podestats des villes de « Terre Ferme » notaient pourtant l'hostilité générale des habitants contre les Français qui pillaient églises et maisons particulières. Mais ils ne firent rien pour grouper et armer les mécontents, ni pour enrayer la propagande révolutionnaire qui était de plus en plus efficace. D'ailleurs Georgelin a écrit son livre uniquement d'après les sources vénitiennes. Les documents français et les écrits révolutionnaires laissent l'impression que la Révolution ne rencontra pas d'obstacles dans les villes Vérone mise à part et assez peu dans les campagnes. A cet égard le livre, classique, de Berengo est plus équitable et plus complet que celui de Georgelin85.
Norbert Jona.rd a écrit, sur Milan, un livre qui porte un titre ana-
logue à celui de Georgelin, mais qui est beaucoup moins volumineux et moins bien documenté86. L'illuminismo (les Lumières) va se développer à Milan après la fin de la guerre de Sept ans, en 1763. L'auteur, comme Georgelin, analyse les classes sociales, le clergé (5 du total, mais propriétaire d'un tiers du sol), la bourgeoisie (17 %) et le « peuple (74 ). Il décrit aussi la vie économique, basée sur l'agriculture, dont les rendements augmentent, au profit de la bourgeoisie. L'industrie est ligotée par l'existence des corporations et par les douanes, Beccaria les attaque, mais en vain. Cependant l'industrie textile, surtout celle de la soie, marque quelques progrès, une filature et un tissage de coton apparaissent en 1790. L'auteur estime que les hommes des « lumières ne se transformèrent en « patriotes italiens » qu'après l'arrivée des Français. Ce petit livre ne dispense pas de recourir aux grands ouvrages italiens, notamment à celui, classique, de Franco 85. Marino Berengo, La società veneta atta fine del Settecento, Firenze, Sansoni, 1956, 360 p. in-8°. Voir Revue historique, 1959, t. 221, p. 317-318.
86. Norbert Jonard,. Milan au siècle des Lumières, Publications de l'Université de Dijon,
Presses Universitaires de Dijon, 1974, 168 p. in-8".
Valsecchi, L'assolutismo illuminato in Austria e in Lombardia (19311934).
Les questions générales relatives à l'Italie « jacobine et napoléo-
nienne ont été abordées au cours d'un colloque tenu à Rome en mars 1974 et dont les actes ont été publiés87 21 communications ont été présentées au cours de trois journées, chacune consacrée à un thème spécifique. Le premier jour, on discuta de la féodalité, de la propriété et de l'économie. Deux grands rapports furent entendus, celui d'Albert Soboul sur « L'Italie jacobine et napoléonienne ou la révolution agraire manquée p et celui de Pasquale Villani sur « Quelques aspects de l'économie italienne à l'époque napoléonienne ». Cinq communications, plus courtes, suivirent parmi lesquelles il faut remarquer celle de Maurice Aymard sur l'abolition de la féodalité en Sicile. La deuxième journée fut consacrée aux « attitudes politiques » et aux « groupes sociaux ». C'est le président de l'Institut, et organisateur du colloque, Armando Saitta, qui présenta le principal rapport, sur les problèmes posés par l'étude des attitudes politiques et des groupes sociaux en Italie de 1789 à 1815. Six communications suivirent, les plus importantes étant celle de Louis Bergeron sur la place des gens d'affaires dans les listes de notables du Piémont et de Ligurie, et celle de Mario Leonardi sur « Démocrates et masses populaires à Bologne de 1796 à 1802 ». Le dernier jour, le colloque étudia les institutions. Jacques Godechot présenta un rapport sur « Originalité et imitation dans les institutions italiennes de l'époque napoléonienne ». Des six communications qui furent discutées, retenons celles de Yves-Marie Bercé sur « L'organisation judiciaire et le recrutement des magistrats dans les départements de l'Etat ecclésiastique, de 1809 à 1813 », de Carlo Capra sur les collèges électoraux de la république italienne et du royaume d'Italie, de Christian Tautil sur la presse de la première république romaine.
Carlo Capra, que nous venons de nommer, a publié un ouvrage
général sur l'époque révolutionnaire et napoléonienne en Italie88. C'est une excellente mise au point composée d'extraits de documents de l'époque, reliés par un commentaire très suggestif, complétée par une ample bibliographie et une chronologie. L'ouvrage est divisé en cinq parties Le triennio révolutionnaire Les insurrections antifrançaises La construction de l'Etat napoléonien La vie économique et le 87. Annuario dell'Istituto storico italiano per Vetà moderna e contemporanea, volumi
XXIII-XXIV, Roma, Istituto storico italiano per l'età modema e contemporanea, 1975, 542 p. in-8o. Neuf des vingt et une communications contenues dans l'Annuario ont été publiées en traduction française dans les Annales historiques de la Révofution française de 1977, p. 501-676. 88. Carlo Capra, L'età rivoluzionaria e napokontca in Italia, 1796-1815, Torino, Loescher
(Documenti della storia), 1978, 322 p. in-89.
régime foncier L'évolution de la société. L'auteur s'efforce de démontrer que les transformations de l'Italie pendant cette période ont préparé le régime capitaliste, grâce aux avantages donnés aux propriétaires, en compensation de la perte de leurs anciens privilèges, et à la substitution des notables aux nobles de l'Ancien Régime.
C'est un sujet très voisin qu'a traité Ivan Tognarini en écrivant
une « mise au point » sur « Jacobinisme, révolution, Risorgimento »89. L'auteur a mis l'accent sur l'historiographie et la méthodologie. Il analyse les opinions des historiens du XIX- siècle, tels que Botta, Colletta, Balbo, Pisacane, sur les rapports entre la révolution, le jacobinisme et le Risorgimento. Il s'efforce ensuite de déterminer ce qu'a été le jacobinisme, selon les études de Croce, de Cantimori, de Gramsci. Enfin il rapporte les discussions qui eurent lieu, vers 1960, entre Furio Diaz et Armando Saitta sur les liens entre le triennio révolutionnaire, les réformes introduites en Italie, et le Risorgimento. Il conclut qu'il faut rénover ces études par des recherches précises d'histoire locale, portant non seulement sur le triennio, mais s'étendant largement sur le début du XIx siècle, il souhaite la publication de documents plus nombreux sur le jacobinisme italien.
Si le jacobinisme a été examiné, l'antijacobinisme n'a pas été
négligé. Francesco Leoni a écrit un livre sur la Contre-Révolution en Italie, de 1789 à 185990. Dans la période antérieure à 1815, ce sont les insurrections paysannes les Sanfédistes de Calabre et les Vivamaria de Toscane qui forment les épisodes essentiels du mouvement contre-révolutionnaire. Mais pourquoi, en Italie, les paysans ont-ils été souvent les adversaires de la Révolution ? L'auteur ne l'explique pas nettement. Il aurait dû rapprocher les insurrections paysannes italiennes du soulèvement de la Vendée, en France, ou des actions des guerrilleros espagnols, de 1809 à 1813. Les trois mouvements ont quelques traits communs l'importance de l'attachement à la religion traditionnelle, l'hostilité des paysans aux bourgeois des villes. Mais le régime « féodal » avait été aboli en France, tandis qu'il subsistait en Calabre et en Espagne. L'auteur, au lieu de chercher les explications dans ces phénomènes d'ordre sociologiques, a trop tendance à suivre les historiens qui ont adopté les conclusions formulées par Burke dès 1790 toute innovation fondée sur la seule raison est mauvaise, il ne faut pas heurter les traditions. En Italie, écrit-il, « la révolution était vue comme un mouvement anti-populaire, favorable seulement aux classes les plus aisées », ce qui est très excessif.
89. Ivan Tognarini, Giacobinismo, rivoluzione, Risorgimento, Firenze, La Nuova Italia (Strumenti), 1977, 212 p. in-8-.
90. Francesco Leoni, Storia della contrarivoluzione in Italia (1789-1859), Napoli, Guida, 1975, 347 p. in-8°.
Les études locales sur l'expansion révolutionnaire en Italie ne man-
quent pas. Gianfranco de Paoli s'est attaché à Pavie9l. Il a minutieusement compulsé toutes les sources, documents d'archives et mémoires. C'est à Pavie qu'éclata la première insurrection antifrançaise, le 17 mai 1796. Elle fut durement réprimée par Bonaparte. L'auteur, après examen des documents, montre qu'elle a été provoquée par la municipalité, composée d'aristocrates, dévoués aux Autrichiens, tandis que le club des Jacobins s'est efforcé d'y mettre fin. Bonaparte et le commissaire à l'armée, Saliceti, livrèrent, en représailles, Pavie au pillage le 26 mai. La ville vécut ensuite pendant trois ans dans le calme et Gianfranco de Paoli décrit le fonctionnement des institutions établies par la République cisalpine, les luttes politiques entre jacobins et « antijacobins », les journaux. L'invasion austro-russe de 1799 donna le signal à une chasse aux jacobins, dont beaucoup furent arrêtés. Mais les pillages des Russes firent bientôt regretter les Français. Ceux-ci revinrent le 2 juin 1800. La tranquillité se rétablit pendant l'époque de la deuxième Cisalpine, puis du royaume d'Italie, et l'auteur nous peint la vie quelque peu monotone d'une cité provinciale entre 1800 et 1814. Il donne des indications intéressantes sur la démographie, la vie économique, l'instruction publique, l'école militaire Ghislieri, où enseigna l'historien « jacobins » Lomonaco, les fêtes populaires, mais il laisse dans l'ombre l'opposition au régime, de sorte qu'on est surpris de l'accueil chaleureux réservé aux Autrichiens à partir du 30 avril 1814. En fait, la population de Pavie n'aspirait plus qu'à la paix.
C'est la République ligure, de 1797-1799, qui a fourni le thème de
ses recherches à Giovanni Asserato92. Il n'existait guère d'ouvrages sur la question, moins encore sur les problèmes financiers qui préoccupent souvent l'auteur. Il a trouvé beaucoup de renseignements dans les archives. Il montre le contraste entre la richesse privée et la pauvreté de l'Etat, entre la prospérité de la banque de Saint-Georges, et la misère des ouvriers. Mais il ne néglige pas les luttes politiques qui aboutirent à la transformation, exigée par Bonaparte, de la vieille et aristocratique république de Gênes en une démocratique « République ligure », le 6 juin 1797. L'auteur examine avec soin la nature et la portée de cette transformation. En fait, la propriété noble et les privilèges de la banque de Saint-Georges ne furent pas touchés. Les nouveaux impôts, qui frappaient plus les pauvres que les riches, furent impopulaires. La vente des biens nationaux, trop centralisée à Gênes, 91. Gianfranco E. de Paoli, Pavia cisalpina e napoleonica, 1796-1814, Saggi e notizit da
documenti inediti, Pavia, Presso l'autore, 1974, 270 p. in-8o. Id., Pavia cisalpina e napoleonica, 1796-1814, Testi originali, scelti e annotati (memorie, lettere, poesie, bandi), Pavia, Presso l'autore, 1975, 203 p. in-8°.
92. Giovanni Asserato, La repubbtica ligure. Lotte politiche e problemi finanziari, 1797-1799,
Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1975, 276 p. in-8*.
ne permit pas aux paysans de satisfaire leurs désirs de terres. L'auteur dénonce aussi la « politique de rapine » des Français. Mais il passe très vite sur l'esprit « unitaire » des jacobins gênois et l'influence qu'ils eurent dans le mouvement du Risorgimento. Il est vrai que le grand siège de Gênes par les Autrichiens en 1799-1800 occulta, sur le moment, les conséquences de la « démocratisation » de la Ligurie. L'expansion révolutionnaire en Toscane, et à Livourne en particu-
lier, a été étudiée par Carlo Mangio93. Il examine notamment l'attitude des classes populaires de Livourne vis-à-vis de la Révolution française. Il estime que le port n'était pas un terrain idéal pour la diffusion des idées révolutionnaires, car, d'une part, les dockers et les ouvriers y étaient assez indifférents, d'autre part les autorités veillaient à ce qu'elles ne pénétrassent point à Livourne. Du point de vue économique, les années 1792-1796 furent profitables à Livourne, parce que le port ne fut pas bloqué, comme celui de Gênes, par les Anglais. Mais l'occupation de Livourne par les troupes françaises, en 1796, et la confiscation des marchandises anglaises qui s'y trouvaient portèrent un coup très dur à l'économie livournaise à partir de 1797 le port fut bloqué par la flotte britannique et la paralysie économique de la ville s'ensuivit.
La région de Macerata à l'époque napoléonienne, tel a été l'objet
d'un congrès tenu à Tolentino les 28-29 octobre 1972. Les Actes en ont été publiés9*. Dans son introduction Alberto-Maria Ghisalberti montre l'importance de la domination napoléonienne pour l'histoire du Risorgimento. Parmi les nombreuses communications, retenons celles de Bandino G. Zenobi sur les classes dirigeantes des Marches à la veille de la Révolution de Lorenzo Cioci sur « Population et classes sociales à la fin du XVIIIe et au début du XIXE siècle » de Marisa Gili sur la région de Macerata en 1798-1799 de Pio Cartechini sur l'administration napoléonienne à Macerata de 1808 à 1815 de Carlo Verducci sur le journal Il Reâ!attore del Musone. Ce volume comble une lacune, car si on connaissait convenablement l'évolution du royaume d'Italie, et celle du royaume de Naples, on était mal renseigné sur celle des Marches, à l'époque napoléonienne.
Sur l'Etat romain, trois ouvrages, assez différents les uns des
autres. F. Ranieri a exposé un projet de code civil pour la république romaine de 1798, rédigé par Daunou95. Ce projet est directement inspiré par celui qui fut présenté, pour la France, au Conseil des Cinq 93. Carlo Mangio, Politica toscana e rivoluzione. Momenti di storia livornese, 1790-1801, Pisa, Pacini, 1974, 334 p. in-8°.
94. L'età napoleonica nel Maceratese. Atti dell'Vlll° convegno di studi maceratesi, Macerata, Centre di studi maceratesi, 1974, XXV-614 p. in-8°.
95. Projet de code civil de la République romaine (1798), edito con una introduzione da F. Ranieri, Frankfurt am Mein, Klostermann, 1976, 114 p. in-8°.
Cents, en 1796, par Cambacérès. Toutefois il est abrégé, et ne comprend que 528 articles, alors que le projet de Cambacérès en comportait 1104. C'est surtout le livre III, consacré aux obligations, qui est réduit. Le projet est, dans une certaine mesure, adapté aux conditions particulières de la république romaine, ainsi il assimile les registres paroissiaux aux registres d'état civil, pour la détermination de l'état des personnes, il ne parle ni de « mort civile », ni du divorce. Ce projet est intéressant aussi pour l'évolution des idées sur le droit privé, en France, de 1791 à 1804.
Les deux autres ouvrages relatifs à Rome sont dus à Monique de
Smet, ils concernent les établissements nationaux liégeois, belges et français de Rome sous la Révolution et l'Empire96. Le collège liégeois avait été fondé en 1696 par Lambert Darchis, pour les jeunes Liégeois désirant étudier la théologie, le droit, la musique, la peinture et la sculpture. Les archives en furent dispersées ou détruites à la Révolution néanmoins, en s'aidant des registres paroissiaux, l'auteur a pu reconstituer la liste à peu près complète des pensionnaires, notamment pour la période 1780-1800. Les établissements français à Rome étaient anciens et nombreux. Monique de Smet en a suivi les vicissitudes pendant la Révolution et l'Empire d'après les archives vaticanes, les archives des établissements français de Rome et de Lorette, les archives diocésaines et départementales de Lyon (papiers Fesch), les archives nationales, et celles des Affaires étrangères. Son ouvrage est donc très sérieusement documenté. Des établissements français, le plus célèbre est l'Académie de France, que Bonaparte installa, en 1803, dans la villa Médicis. Elle fonctionna pendant toute la période 1790-1814 malgré les émeutes anti-françaises, les troubles de la république romaine, la restauration pontificale puis l'annexion à la France. Par contre les fondations religieuses de Rome (église Saint-Louis notamment) et de Lorette furent cédées au pape par le traité de Tolentino du 19 février 1797. Mais, depuis l'annexion de la Belgique, en 1795, la France avait hérité des fondations belges et liégeoises. D'autre part la création de la république romaine annula le traité de Tolentino et la France reprit possession de ses anciennes fondations religieuses. Mais le pape Pie VII, revenu à Rome, prétendit garder ces fondations. La contestation dura jusqu'en 1814. Malheureusement, le plan, exclusivement chronologique, adopté par l'auteur rend difficile à suivre le destin de ces divers établissements.
Sur le royaume de Naples nous avons essentiellement les livres
96. Monique de Smet, Le collège liégeois de Rome, sa fréquentation au XVIII- siècle,
Bruxelles, chez l'auteur, 1960, 62 p. in-8°. Id., Les établissements nationaux belges et français de Rome sous la Révolution et l'Empire (1793-1815), Bruxelles, chez l'auteur, 1976, 223 p.
de Gaetano Cingari. Son excellent ouvrage sur les jacobins et les Sanfedistes de Calabre, en 1799, depuis longtemps épuisé, vient d'être réédité sans modifications97. Mais il a élargi le sujet, dans un autre livre, en étudiant le brigandage dans le sud de l'Italie, de 1799 à 190098. Pour commencer, il reprend l'exposé des controverses sur le « jacobinisme » italien, contre lequel se sont dressés les Sanfedistes. Puis il consacre un important chapitre au brigand, sans doute le plus célèbre, Fra Diavolo. De son vrai nom, Michele Pezza, Fra Diavolo avait d'abord fait partie, en 1799, de l'armée des Sanfédistes. Dès 1801, paraissait à Paris un roman « historique traduit de l'italien, et intitulé Les exploits et les a;mours de Frère Diable, général de l'armée du cardinal Ruf fo. En 1802, une version allemande était publiée. Ainsi se créa le mythe de Fra Diavolo. En 1806, on signale les bandes de Fra Diavolo aux confins du royaume de Naples et de l'Etat pontifical une colonne commandée par le colonel Hugo le père de Victor est lancée contre lui, le colonel et son fils ont raconté et embelli cette histoire, le premier dans ses Mémoires, le second dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. En fait, Fra Diavolo était entré en campagne contre les troupes de Championnet dès décembre 1798. Il était recherché par la police napolitaine pour deux meurtres commis en 1796 et 1797. C'est pour échapper à la justice qu'il avait formé une bande, et c'est dans l'espoir du pardon qu'il combattait les Français rien ne prouve qu'il ait jamais été moine. Il participa à l'insurrection de la Calabre, en 1806, en liaison avec le débarquement des Anglais à Maida, et finit par être capturé près de Salerne. Condamné à mort il fut pendu le 11 novembre 1806. Le brigandage n'en continua pas moins, c'était la conséquence de la structure sociale du mezzogiorno, que Gaetano Cingari analyse. La misère poussa au banditisme, plus que l'occupation française. En effet, le brigandage se manifesta pendant tout le XIX' siècle, avec quelques accalmies, et divers sursauts, selon la conjoncture économique (les mauvaises récoltes de 1843 à 1847) ou politique (la formation du royaume d'Italie en 1860).
Gaetano Cingari a aussi étudié le cas particulier de Scilla, sur le
détroit de Messine. Ce petit port, de 5 000 habitants à la fin du XVIIIE siècle, fut un centre de marchands, mais aussi d'aventuriers, de corsaires, de pirates et de contrebandiers, à l'époque du blocus continental99.
97. Gaetano Cingari, Giacobini e Sanfedisti in Calabria nel 1799, Reggio Calabria, Casa del libro, 1978, 406 p. in-8". Voir l'analyse de la première édition dans la Revue historique, juilletseptembre 1962, p. 319-320.
98. Id., Brigantaggio, proprietari e contadini neI sud (1799-1900), Reggio Calabria, Editori meridionali riuniti, 1976, 280 p. in-8-.
99. Id., Scilla nel Settecento « Feluche » e Venturieri nel Mediterraneo », Reggio Calabria, Casa del libro (Studi, Document!, Ricerche), 1979, 66 p. in-8c.
L'Italie napoléonienne, tel est le sujet d'un petit livre de Pasquale
Villaniloo. L'auteur a tenté de faire le bilan de ce que nous savons, et des questions encore mal connues. Parmi celles-ci, la vente des biens nationaux, qui s'effectua de manière très diverse selon les régions de la péninsule, donc des études locales s'imposent. Il en va de même de la situation de l'industrie, essentiellement de l'industrie textile. Par contre, on connaît bien les institutions introduites par Napoléon, et l'impulsion qu'elles donnèrent au développement du sentiment national et de l'esprit libéral. Il faudrait, par contre, mieux analyser le rôle des notables, des intellectuels dans la formation de l'Italie moderne.
Pasquale Villani a peu traité des problèmes religieux. Ceux-ci ont
été évoqués, pour l'époque napoléonienne et le XIXE siècle, par Angelo Gambasiniol. Il étudie surtout l'évolution de la paroisse, sensiblement modifiée, à l'époque de Napoléon, sa structure, la dévotion des fidèles, les orientations du clergé. Les modifications intervenues dans les rapports entre l'Eglise et l'Etat, en Italie, de 1800 à 1815, ont eu des répercussions pendant tout le XIXE siècle. Ce livre indique aux historiens de nouvelles directions de recherches.
Nous n'avons reçu aucun livre sur l'expansion révolutionnaire en
Espagne. Par contre une excellente étude sur l'institution qui s'est le plus efficacement opposée à cette expansion, l'Inquisition. L'ouvrage collectif dirigé par Bartolomé Bennassarloz couvre toute l'histoire de l'Inquisition, depuis le XVe siècle jusqu'à sa disparition définitive en 1843, elle est basée sur une exploitation attentive des archives. Ces études montrent un nouvel aspect de l'Inquisition, très respectueuse de la loi, mais aussi facteur important de l'unité nationale espagnole. Bien qu'affaiblie par les « lumières » à la fin du XVIIIe siècle, elle a empêché la pénétration en Espagne de tout imprimé parlant de la Révolution, fût-il nettement hostile à celle-ci, comme les Réflexions de Burke.
C'est aussi de la Contre-Révolution, mais dans le canton de Fri-
bourg, en Suisse, que traite l'importante étude de Marius Michaudlo3. L'ouvrage, très sérieusement documenté dans les archives de l'Etat, à Fribourg, dans les archives fédérales helvétiques, à Berne, dans les archives cantonales de Lausanne et de Neuchâtel, et dans les archives parisiennes et viennoises, s'articule en trois parties de 1789 à 1798, l'aristocratie qui gouvernait Fribourg s'est efforcée de s'opposer à 100. Pasquale Villani, Italia napoleonica, Napoli, Guida, 1978, XII-188 p. in-8-.
101. Angelo Gambasin, Religione e società dalle riforme napoleoniche a l'età fiberale,
Padova, Liviana, 1974, XVI-259 p. in-8*.
102. Bartolomé Bennassar, L'Inquisition espagnole, XV'-XIX' siècle, Paris, Hachette, 1979,
402 p. in-8-.
103. Marius Michaud, La contre-révolution dans le canton de Fribourg (1789-1815), Fribourg,
Editions Universitaires, 1978, 520 p. in-8*.
l'expansion des idées révolutionnaires. De 1798 à 1803, celles-ci triomphent en Suisse, avec la création de la République helvétique. De 1803 à 1815, c'est la réaction. L'auteur n'a pas voulu remonter au-delà de 1789, et notamment à 1781 où une révolte importante avait éclaté dans le canton de Fribourg. Les insurgés se réclamaient alors des idéaux des insurgés américains. Mais, au nom de ces idéaux, ils demandaient le rétablissement d'anciens privilèges. A partir de 1789, il en va tout autrement, c'est l'Ancien Régime tout entier que les partisans des idées nouvelles veulent détruire. Mais la résistance à ces idées fut acharnée. L'aristocratie, qui dominait le canton, comptait dans ses rangs une centaine d'anciens officiers des régiments suisses qui avaient servi Louis XVI, appuyés par un millier d'anciens soldats. Le catholicisme, renforcé par les réformes tridentines était très puissant. Une aristocratie de 477 patriciens et 212 nobles, ainsi que 500 ecclésiastiques environ, défendaient avec ténacité ses privilèges, ses droits féodaux et ses dîmes qui constituaient une part importante de ses revenus. Cependant, les domestiques, les portiers, certains soldats revenus
de France après 1789 apportent les idées nouvelles. Le Club helvétique de Paris envoie des lettres, des journaux, des brochures. A partir de 1791, les émigrés français véhiculent, malgré eux, les principes de la Révolution. Ceux-ci se répandent surtout dans la partie francophone du canton. Face à la Révolution, le patriciat se divisa en deux grandes tendances ceux qui rejetaient « en bloc » toutes les idées révolutionnaires, et ceux qui pensaient qu'un compromis avec certaines d'entre elles était possible. Les premiers l'emportèrent d'abord, ils formèrent un « conseil secret et organisèrent la surveillance des étrangers, la censure des imprimés, la propagande contre-révolutionnaire par des brochures, en mettant l'accent sur les dangers que courait la religion catholique et sur les sévices dont les soldats suisses au service de la France avaient été victimes. Fribourg fut, en tout cas, le dernier canton suisse à reconnaître la République française, le 19 mai 1796.
La deuxième partie est relative à l'action contre-révolutionnaire du
patriciat fribourgeois de 1798 à 1803. Elle est mieux connue. L'attitude de Fribourg à l'égard de la France, dans la période précédente, ne disposait pas le gouvernement français à la bienveillance à son égard. Fribourg fut lourdement frappé par les contributions de guerre, les patriciens exclus des fonctions publiques. Cependant ils s'efforcèrent de s'opposer à la constitution unitaire de la République helvétique, et dès 1801 regagnèrent de l'influence, recommencèrent à percevoir les dîmes et les droits féodaux qui n'avaient pas été rachetés, favorisèrent la résistance à la conscription. En 1802, les patriciens reprenaient leurs places à la tête du canton. L'acte de médiation de 1803, sans rétablir intégralement l'Ancien Régime, consacra le retour des patriciens au
pouvoir tel est le sujet de la troisième partie, qui s'étend de 1803 à 1813. C'est d'ailleurs un Fribourgeois, Louis d'Affry, ancien officier au service de la France, fils du colonel des Gardes suisses, qui devint alors premier landamman de la Suisse. Il fut habile et sut gouverner avec l'appui des nobles libéraux, favorables à la France. L'Eglise catholique, toutefois, reprit son ancienne influence. A partir de 1813, les ultras, partisans de l'Autriche, l'emportèrent sur les modérés. Le 18 janvier 1814, l'ancien Grand Conseil du canton, qui ne s'était pas réuni depuis 1798, s'assembla de nouveau la contre-révolution triomphait. Cette brève analyse ne saurait rendre compte de toute la richesse de cet ouvrage qui comporte, en annexe, une liste des personnes dénoncées au Conseil secret, de 1790 à 1798, et qui est complété par un excellent index.
Le canton de Vaud, voisin, au sud, de celui de Fribourg, fut au
contraire nettement partisan de la Révolution, à laquelle il devait son existence l'un des animateurs du mouvement révolutionnaire fut Henri Monod. Jean-Claude Biaudet en a rappelé l'action d'après ses Mémoires, publiés à Paris, en 1805, et son Histoire, inédite, du canton de Vaud, terminée en 1808, enfin d'après ses Souvenirs, rédigés en 1822104. Henri Monod était docteur en droit, comme son compatriote, Frédéric César de Laharpe, et assesseur du bailli de Morges. Dès sa jeunesse il se montra vexé de la supériorité et de l'outrecuidance des Bernois, souverains du pays de Vaud. C'est pourquoi, en 1789, il se montra favorable à la Révolution française. En 1797, il essaye, en vain, d'obtenir des Bernois des concessions pour le pays de Vaud. Après une ultime tentative, en janvier 1798, il se rallie à Laharpe et soutient l'insurrection qui aboutit à la proclamation d'une « République lémanique », futur canton de Vaud. L'auteur publie, en annexe, les passages inédits de l'Histoire du canton de Vaud où Monod raconte son action.
Autre canton, voisin de Vaud et de Fribourg, celui de Genève. Il ne
prit sa forme actuelle et ne fut définitivement intégré dans la Confédération helvétique qu'en 1815. C'est ce que nous explique Paul Waeberlos. Avant 1798, la Ville et République de Genève était seulement alliée aux cantons suisses. En 1798 elle demanda sous la pression du Directoire son annexion à la France. Selon l'auteur, les Genevois se francisèrent vite et s'habituèrent assez facilement à coexister avec des catholiques, sous le Consulat et l'Empire. Mais, pour gérer les biens communaux importants de Genève, avait été créée en 104. Jean-Charles Biaudet, Henri Monod et la révolution vaudoise de 1798, Lausanne, 1973
(extrait de la Revue hisforique vaudoise), 67 p. in-8°.
105. Paul Waeber, La formation du canton de Genève (1814-1816), Genève, chez l'auteur,
1974. 392 p. in-8°.
1798 une Société économique qui devint, avec l'Académie de Genève, le repaire des partisans de l'Ancien Régime. Lors de la débâcle de 1814, cette petite minorité fit surface et réclama la formation d'un canton de Genève intégré dans la confédération suisse. Ce canton serait-il «grand », c'est-à-dire à peu près égal au territoire du département du Léman, dont Genève avait été le chef-lieu ? C'était courir le risque de donner aux catholiques la majorité dans le canton. Aussi le patriciat de Genève préféra un « petit canton », bien soudé au pays de Vaud par l'annexion de Versoix, et de quelques communes du pays de Gex, et un peu agrandi vers le sud aux dépens de la Savoie, mais où les protestants resteraient majoritaires. Tout ceci fut acquis de 1814 à 1816 à la suite de multiples négociations très complexes, que l'auteur décrit dans le menu détail, et qui aboutirent aux frontières actuelles ainsi qu'à la création des « zones franches ». On est toutefois étonné qu'un érudit tel que Paul Waeber écrive que Napoléon a été sacré empereur à Rome en 1804 (p. 60) Le livre présente un intérêt, non seulement pour les spécialistes de la micro-histoire genevoise, mais aussi pour ceux: qui s'intéressent à l'historiographie, car l'auteur fait une longue et utile critique des historiens qui l'ont précédé.
L'expansion révolutionnaire en Europe se fit sentir jusqu'en Polo-
gne. Il est dommage que le livre de Jerzy Lojek sur la chute de la Constitution du 3 mai 1790 ne comporte pas de résumé en français106. Toutefois il cite dans le texte, dans les notes, et surtout dans les 22 pages d'annexes des documents en français et en anglais dont on pourra tirer parti (lettres de Catherine II au roi Stanislas-Auguste, de Stanislas-Auguste à Ignace Potocki, Mémoire justificatif de StanislasAuguste, avec commentaire d'Ignace Potocki, de la fin de 1792, etc.). La biographie de Josef Wybicki par Wladyslaw Zajewski ne comporte pas davantage de résumé en français, et c'est d'autant plus regrettable que ce patriote polonais, né en 1747, mort en 1822, joua un rôle important, tant à la Diète de 1778, où il prépara un nouveau code, que dans les légions polonaises qui combattirent aux côtés des Français pendant la Révolution, ou dans le duché de Varsovie créé par Napoléon107. Il ne faut pas oublier que c'est lui qui composa en 1797 le chant La Pologne n'ea;t pas morte, puisque nous vivons. qui est devenu l'hymne national polonais.
Hors d'Europe, c'est en Amérique que le mouvement révolution-
naire se fit d'abord sentir. Tiziano Bonazzi a réuni en un volume la traduction italienne de dix études publiées par des historiens américains dans divers recueils ou revues, et les a précédés d'une ample 106. Jerzy Lojek, LTpadek Konstytucji 3 maja, Varsovie, Ossolineum, 1976, 324 p. in-go.
107. Wladislaw Zajewski, J6set Wibicki, Varsovie, 1977, 304 p. In-8°.
introduction dans laquelle il explique les causes lointaines et proches de l'émancipation des colonies anglaises d'Amériquel08. Parmi les textes traduits, retenons l'article de Kenneth Lockridge sur les changements sociaux et la signification de la révolution américaine, celui de Marc Egnal et Joseph Ernst, « une interprétation économique de la révolution américaine », et celui de Gordon Wood sur l'idéologie républicaine de la Révolution. Le volume se termine par une chronologie des colonies anglaises d'Amérique, de 1607 à 1784, et par une vaste bibliographie dans laquelle, curieusement, les ouvrages sont classés tantôt par thèmes, tantôt selon les tendances politiques de leurs auteurs historiens loyalistes, whigs, impérialistes, progressistes, juridico-constitutionnels. pour finir par ceux qui appartiennent à la « nouvelle gauche ».
Les relations entre la révolution américaine et l'Europe ont été
étudiées au cours d'un colloque organisé à Paris et à Toulouse du 21 au 25 février 1978 par Claude Fohlen et Jacques Godechot, avec l'aide du CNRS, du Centre de recherches d'histoire nord-américaine de l'Université de Paris I, et de l'Université de Toulouse-Le Mirail. Les actes en ont été publiés109. Les 28 communications ont été groupées en huit sections. J. P. Greene, D. Hoerder et F. Furet se sont efforcés de définir les caractères de la révolution américaine J. Brun-Rovet, W. Adams, E. Marienstras et M. Agulhon, l'influence de la culture sur cette révolution J. Meyer, J. Price, E. Papenfuse, J. Potter, le rôle de l'économie P. Ascoli, J. Beranger, P. Nora, A. Clément, G. Stourzh sont entrés dans le vif du sujet en examinant la propagande révolutionnaire américaine en France propagande qui a facilité l'action de la diplomatie des Etats-Unis, analysée par J. Osinga, P. Hill et L. Kaplan les relations culturelles et technologiques entre l'Amérique et l'Europe ont fourni leurs thèmes aux communications de P. Bairati, H. Dippel, T. Bonazzi (l'éditeur de l'ouvrage analysé plus haut) et H. Allen. L'influence de la révolution américaine en Pologne, au Canada britannique et au Québec a été examinée respectivement par Z. Libiszowska, J. Ernst et J.-P. Wallot. Enfin les problèmes militaires, qu'il ne faut pas négliger, ont été traités par R. Luraghi, S. Scott et L. Kennett. Les dicussions qui ont suivi les communications, et qui parfois ont été animées, sont reproduites dans ce volume qui ne pourra, désormais, être négligé par les historiens de la période révolutionnaire.
A lire la liste de ces communications, on s'aperçoit que l'influence
de la révolution américaine sur l'Allemagne n'a pas été traitée. Horst Dippel (qui a présenté au colloque de 1978 une communication sur 108. Tiziano Bonazzi, La rivoluzione americana, Bologna, Il Mulino, 1977, 340 p. in-S-.
109. La révolution américaine et l'Europe, Paris, CNRS, 1979, 594 p. in-8-.
« Franklin et (Condorcet») a écrit sur cette question un livre dont nous avons reçu la traduction anglaisello, Selon son préfacier américain, R. R. Palmer, c'est « le plus important des ouvrages qui ait jamais été écrit sur l'influence de la révolution américaine en Europe ». Et surtout dans les Allemagnes. Ces pays montrèrent un immense intérêt pour la révolution qui bouleversait l'Amérique du Nord. Il est vrai qu'avant 1776, en Allemagne, on connaissait mal cette région. L'insurrection des colonies anglaises, puis le recrutement, par l'Angleterre, de mercenaires dans différentes régions de l'Allemagne aiguisa les curiosités. Certains intellectuels se montrèrent partisans de l'Angleterre, mais il semble que la plupart de ceux qui lisaient les nouvelles c'est-à-dire les bourgeois aient été séduits par les idéaux de liberté et d'égalité proclamés par les insurgents. Mais, à la différence de la France, très peu d'Allemands considérèrent que ces idéaux pouvaient aussi être les leurs. On ne peut guère citer, parmi ceux qui étaient prêts à se battre pour eux, que le Mayençais Georges Forster ou le Bâlois Peter Ochs. L'intérêt pour les Etats-Unis s'estompa dès la fin de la guerre d'indépendance. Les « articles de confédération » eurent peu d'écho en Allemagne, la Constitution américaine de 1787, pas davantage. Ce sont les débuts de la Révolution française qui attirèrent de nouveau l'attention sur les Etats-Unis, on compara les événements, les institutions, de France et d'Amérique, En 1798, les mesures prises par John Adams contre les étrangers (Alien bill, Sedition act) vinrent dissiper le « rêve américain » et donner en Allemagne une image défavorable des Etats-Unis.
Quand on parle de révolution en Amérique, il ne faut pas oublier
qu'après les Etats-Unis ce sont les Antilles françaises qui ont été touchées par le mouvement révolutionnaire. Sur la situation des Antilles et de la Guyane au moment de la Révolution, on trouvera une rapide mais utile synthèse dans une bonne mise au point qu'a publiée le regretté Michel Devèzexll. Les Antilles françaises connaissent, entre 1763 et 1789, l''apogée de leur prospérité. C'est aussi pendant cette période que le gouvernement royal fit le plus gros effort qui ait été tenté, sous l'Ancien Régime, pour peupler la Guyane plus de 10 000 émigrants furent envoyés à Kourou, près de Cayenne ce fut un échec total, 7 000 au moins mururent dans les mois qui suivirent leur débarquement, la plupart des survivants rentrèrent en France, 110. Horst Dippel, Germany and the American Revolution, 1770-1800 A Sociohistorical Investigation of tate. Eighteenth Century Thinking, translated by Bernhard A. Uhlendorf, Foreword by R. R. Palmer, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1977, XXIV-448 p. in-8-.
111. Michel Devèze, Antilles, Guyanes, la mer des Caraïbes de 1492 à 1789, Paris, SEDES,
1977, 384 p. in-8°.
6 à 700 seulement s'installèrent à Cayenne et à Sinnamary. Cette catastrophe donna à la Guyane française sa mauvaise réputation, et le Directoire en y envoyant les déportés du 18 fructidor fut, à juste titre, accusé de les expédier à la guillotine sèche ». La Guyane, qui ne comptait, en 1789, que 1 735 Blancs et environ 11 000 Noirs, la plupart esclaves, ne subit guère les conséquences de la Révolution. Il n'en fut pas de même à Saint-Domingue, à la Martinique et à la Guadeloupe, mais un ouvrage synthétique sur la Révolution aux Antilles et ses conséquences en Amérique et en Europe reste à écrire.
Jacques GODECHOT.
COMPTES RENDUS CRITIQUES
Imperial Revenue, Expenditure and Monetary Policy in the Fourth Century AD. 'The Fifth Oxford Symposium on Coinage and Monetary
History, ed. C. E. King, British Archaeological Reports, Interna-
tional Series 76, 1980, 280 p.
Dans les derniers jours de septembre 1979 quelques historiens et numismates
de Grande-Bretagne ou du continent se sont rencontrés à Wolfson College pour discuter des problèmes monétaires du IV, siècle. Mes amis anglais m'avaient demandé deux rapports. J'en rappellerai rapidement la teneur. Le premier, « Rôle et distribution des espèces de bronze de 348 à 392» (p. 41-124), étudiait les comportements du numéraire de base sous Constance II, puis sous les Valentiniens, l'accent étant mis successivement sur les emplois commerciaux entrevus au travers de la loi de démonétisation de 354 (Cod. Theod., IX, 23, 1), ensuite, sur le financement du limes occidental antérieurement à 375. Le second exposé, « Frappes et trésors d'argent de 324 à 392 » (p. 175-254), s'efforçait de montrer l'importance, durant toute la période, des enfouissements de métal blanc dans les zones militaires de l'Ouest.
En parallèle, la contribution britannique était beaucoup plus diversifiée
deux interventions traitaient des sources littéraires et papyrologiques, deux autres reconstituaient le volet des grands départements financiers, une cinquième, enfin, présentait une appréciation globale des faits économiques R. S. 0. Tomlin, « Fairly Gold Monetary History in the Augustan History » (p. 255-279), a donc rouvert le dossier établi par Menadier. Brillant disciple de Syme, il démonte le jeu des anachronismes, mais, au terme de son analyse, on s'aperçoit que la terminologie, en matière de monnaies, si elle est effectivement inadaptée au IIP s., l'est beaucoup moins, quand on se place dans les temps où, selon les Scriptores, l'oeuvre a été composée, c'est-à-dire les premières décennies du IV*. Ne dépassant pas, lui non plus, les années 320-324, A. K. Bowman, « The Economy of Egypt in the Earlier Fourth Century » (p. 23-40), apporte de précieux correctifs à l'image habituellement donnée de la fiscalité égyptienne. Il montre en effet que sur les terres privées, à savoir les quatre cinquièmes des surfaces cultivées, la redevance, par exemple pour l'Oxyrhynchite, ne dépasse pas 0,7 artabes par aroure.
De la réflexion menée par F. Millar, « The Privata from Diocletian to Theodo-
sius Documentary Evidence » (p. 125-140), on retiendra que les grands domaines administrés par les Res Privatae, parce qu'ils obligeaient à une lourde administration, avaient des incidences plus politiques qu'économiques, la menace de confiscation dont ils étaient l'image permanente planant sur les propriétaires inciviques. A C. E. King, « The Sacrae Largitiones Revenues, Expenditure and The Production of Coin » (p. 141-173), il revenait de dessiner l'organigramme complémentaire des finances publiques. Comme sa démarche l'a conduite, par Revue historique, cclxvi/1
conséquent, de l'impôt à l'émission et qu'elle a souligné la part croissante prise par les métaux précieux, il est vraiment dommage que, faute de temps dans la préparation, on n'ait pu esquisser dans ce Colloque un tableau de la circulation de l'or. Une ébauche de stylisation eût, de fait, mieux permis de se situer par rapport à l'originale synthèse de C. R. Whittaker, « Inflation and the Economy in the Fourth Century AD » (p. 1-22).
Très représentatifs d'une nouvelle tendance, les propos de Whittaker sont
excitants pour le numismate qui voit l'historien tout à la fois s'intéresser aux données monétaires et leur dénier une réelle importance. Deux points en particulier soulèvent l'interrogation La valeur de la monnaie divisionnaire ne dépend-elle que de la masse en circulation ? On comprendrait mal alors que les empereurs jusqu'en 364 se soient donné la peine d'y maintenir un infime pourcentage d'argent. Deuxième question Que penser du schéma proposé, selon lequel à la prospérité constantinienne, fondée sur un marché bien alimenté en produits et en espèces d'or, ait succédé, dans le dernier tiers du siècle, un climat de déflation caractérisé, d'une part, par une chute des échanges due à l'économie fermée et, de l'autre, par un manque de solidi résultant d'une intense thésaurisation ? Avec ce dernier mot, on retrouve une notion explicative utilisée aussi pour la période précédente (cf. X. Linant de Bellefonds, Un modèle monétaire pour l'économie de l'Empire romain au III° siècle de notre ère, RHDFE, 58, 1980, p. 561-586), mais j'hésite à croire à cette immobilisation généralisée du métal jaune. Au contraire, une enquête sur les trouvailles isolées de monnaies d'or en Gaule romaine (cf. BSFNum, 35, 10, 1980) me porte à suivre l'opinion traditionnelle qui veut que le sou se soit alors répandu dans les circuits, fiscalisés ou non. Qu'il y ait eu accumulation n'empêche pas que d'énormes quantités de monnaies parfois se déversent dans le public, provoquant ainsi des transactions secondaires. Whittaker est au reste le premier à évoquer le poids des distributions charitables.
Le débat, commencé à Oxford, mérite, on le constate, d'être poursuivi. Mais
d'ores et déjà des convergences s'établissent. L'attention, de plusieurs côtés, se focalise sur les achats de métaux précieux à prix fixé par l'Etat. Et surtout le gain paraît énorme un accord s'est fait pour contester à l'adération l'action décisive que, dans des sens opposés, lui avaient accordée Mickwitz et Mazzarino. J.-P. CALLU.
The Cambridge History of China, volume 3 Sui and T'ang China, 589906, Part I, édité par Denis Twitchett, Cambridge, Londres, New
York, Melbourne, 1979, XX-850 p., 22 cartes et 11 tableaux dans le
texte.
Dans la grande collection de la Cambridge History of China dont J. K. Fair-
bank, de l'Université de Harvard, et D. Twitchett, de l'Université de Cambridge, ont entrepris la publication récemment, ce volume est consacré à l'histoire politique de la dynastie des Sui et des Tang. Il doit être complété par un autre volume qui traitera des institutions ainsi que de l'évolution économique, sociale et intellectuelle de la période, et comportera la bibliographie d'ensemble.
Une excellente introduction de D. Twitchett rappelle les principales étapes
de l'historiographie, la nature et les limites des sources concernant ces trois siècles dont l'éclat a toujours fasciné les esprits en Chine, au Japon et même
en Europe, puisque dès 1753 le P. Gaubil envoyait à Paris son Abrégé de l'histoire chinoise de la grande dynastie des T'ang. Les traits et problèmes majeurs sont admirablement dégagés réunification, mais aussi enracinement durable dans les mentalités de l'idée de l'empire unique comme expression de l'unité chinoise disparition graduelle de la société aristocratique au profit d'une méritocratie complexité et diversification de l'administration; développement des grands domaines ruraux accompagné d'une extension des liens de dépendance personnelle et d'un accroissement de la productivité ouverture sur le monde extérieur. Les six chapitres suivants adoptent un découpage strictement chronologique la dynastie des Sui (581-617) par A. F. Wright la fondation de la dynastie des Tang et le règne de Gaozu (618-626) par H. J. Wechsler le règne de Taizong (626-649) par le même auteur; le règne de Gaozong (649-683) par D. Twitchett et H. J. Wechsler; les règnes de l'impératrice Wu, de Zhongzong et Ruizong (684-712) par R. W. L. Guisso le règne de Xuanzong (712-756) par D. Twitchett. Les trois derniers chapitres s'écartent davantage du cadre étroit des règnes C. A. Peterson examine les relations entre la cour et les provinces depuis la rébellion d'An Lushan jusqu'en 906 M. T. Dalby étudie plus spécialement la politique et les conflits au niveau du gouvernement central de 755 à la fin du règne de Xiuanzong en 859; R. M. Somers traite de la fin de la dynastie et de sa chute sous les assauts répétés des insurrections populaires de 860 à 907.
A première vue, ce parti d'une analyse chronologique scandée par les règnes
paraîtra désuet. Il est en réalité indispensable et bien souvent novateur si l'on songe que, en dehors des histoires dynastiques officielles et de la relation inclue par Sima Guang dans le Zizhi tongjian en 1085, il n'existait de récit détaillé des événements que pour les années 589-626, 691-705, le milieu du VIIIe siècle et les premières décennies du IX, siècle. L'ouvrage incorpore en effet toutes les enquêtes menées récemment par l'érudition japonaise, chinoise ou occidentale, et les complète par des recherches originales. Cette reconstitution méthodique de l'enchaînement des faits conduit à corriger certaines interprétations admises, à modifier les perspectives. Elle restitue pleinement, par exemple, le rôle essentiel joué par Gaozu, le premier empereur Tang, dans la création des fondements politiques, économiques et militaires de l'expansion de l'empire, œuvre longtemps mise au crédit de son fils et successeur Taizong. Le gouvernement de la redoutable impératrice Wu, seule femme de l'histoire chinoise à avoir exercé en son nom le pouvoir impérial, et si décriée par les historiens chinois, apparaît en rupture moins complète avec les pratiques antérieures et postérieures, qu'il s'agisse des efforts pour affirmer la prérogative impériale face à l'ascendant des ministres, ou de la politique à l'égard de l'aristocratie. La révolte d'An Lushan (755-763), qui à tous égards marque un point tournant dans l'évolution générale, s'explique moins par des facteurs régionaux — « barbarisation » progressive ou politique discriminatoire de la cour dans le Nord-Est — que par la situation d'ensemble de la frontière où avaient été peu à peu installés des commandements militaires puissants confiés à des hommes dont l'origine et Ila culture étaient toutes différentes de celles de la bureaucratie régulière. Pour chaque période on trouvera dans cet ouvrage une mine de renseignements et de références précises. Le texte est illustré de très bonnes cartes, on notera particulièrement celle qui figure la distribution provinciale du pouvoir après la rébellion de Huang Chao en 885 (p. 764-765). Un glossaire-index comportant les caractères chinois, des tableaux généalogiques et dynastiques complètent le volume.
Sans doute la lecture d'une telle somme semble-t-elle parfois indigeste et l'on
aimerait que sur certains sujets, comme l'expansion territoriale vers l'Asie centrale, quelques aperçus synthétiques viennent aider le non-spécialiste à mieux
saisir les grandes lignes de l'évolution. Souhaitons que le volume suivant remédie au morcellement qu'impose le récit annalistique. Sauf de blâmer l'usage du terme de « couronnement » (p. 287, 290) à propos de l'accession au trône d'empereurs qui n'ont jamais porté de couronne, le critique le plus vétilleux ne trouvera guère à redire dans le détail même de l'exposé des faits. La rigueur de ce travail monumental inspire l'admiration. On ne saurait trop remercier D. Twitchett de nous avoir donné là l'instrument de référence indispensable à toute étude sérieuse sur l'époque qui est peut-être la plus brillante de l'histoire chinoise, mais surtout celle du passage d'un monde « médiéval » aux « temps modernes ».
Marianne BAsTiD.
Etudes Song in memoriam Etienne Balazs. Série II Civilisation, n° 2. Editées par Françoise Aubin. Paris, Editions de l'Ecole des Hautes
Etudes en Sciences sociales, 1980, 105 p., 2 planches h.t.
Ce nouveau fascicule des Etudes Song dédiées à la mémoire du sinologue
Etienne Balazs réunit sept articles consacrés à l'érudition, la littérature et l'art chinois des X°-XIII° siècles. Z. G. Lapina examine un aspect peu connu de l'œuvre du célèbre lettré Ouyang Xiu (1007-1072), son travail d'épigraphiste, dont porte témoignage un recueil de notes intitulé Jigu lu bawei (Postfaces à un recueil d'antiquifés), où il analyse et commente environ 400 inscriptions sur bronze et sur pierre datant du XIe siècle avant notre ère jusqu'au X" siècle de notre ère, qu'il avait patiemment collectées. L'auteur souligne que, rédacteur en chef de la nouvelle histoire officielle de la dynastie des Tang, Ouyang Xiu fut le premier à comprendre l'intérêt historique des données épigraphiques et à s'en servir systématiquement pour vérifier l'authenticité des autres sources écrites, contribuant ainsi à un progrès décisif de l'historiographie chinoise. E. V. Zavadskaja évoque les tiba (colophons aux peintures en forme d'épigramme) du poète Su Shi (ou Su Dongpo, 1037-1101), après avoir retracé l'origine de ces courts poèmes inscrits sur la peinture même pour en révéler l'harmonie ou l'essence. Ce sont trois poèmes de Su Shi encore, écrits en 1082 à l'occasion de la fête des morts, que D. Holzman traduit et commente avec finesse et érudition. Par une savante exégèse du théâtre, du mime, du roman et du conte, A. Levy montre la formation sous les Song puis l'évolution jusqu'à nos jours d'un thème populaire inspiré du bouddhisme, celui du moine perdu par la courtisane mais sauvant celle-ci. T. A. Postrelova donne une très solide étude de la genèse et de l'activité du Hanlin tuhua yuan, l'Académie de peinture créée par l'empereur au début du XIF siècle pour diriger le travail des artistes, orienter la pensée créatrice et contrôler l'éducation des jeunes elle regroupa la majorité des peintres et joua un rôle essentiel dans le développement du classicisme pictural. L'article est suivi d'un excellent commentaire du même auteur sur le Qingming shang he tu (La fête des morts au bord de la rivière) du peintre Zhang Zeduan, ce célèbre rouleau du début du XIe siècle, conservé aujourd'hui à Pékin, où est fixé en un film de plus de cinq mètres de long, avec un réalisme à la fois minutieux et poétique, la célébration d'une grande fête populaire à Kaifeng, la capitale des Song. La dernière contribution, rédigée en anglais par J. Fontein, concerne l'école de peinture de Ningbo dans la province de Zhejiang, dont plusieurs centaines d'œuvres rapportées au Japon par les pèlerins bouddhistes ont mira-
culeusement survécu, alors que ni trace ni souvenir n'en était conservé en Chine en raison de son caractère purement religieux. L'auteur commente en particulier une peinture de l'arhat Kanakavatsa acquise en 1954 par le Musée des Beaux-Arts de Boston et dont elle montre qu'elle appartenait à l'origine à une série exécutée vers 1260 par Zhao Qiong pour le Hokkekyoji, principal temple de la secte Nichiren dans la préfecture de Chiba. Une reproduction de cette peinture ainsi que de plusieurs scènes du rouleau de Zhang Zeduan figurent dans le volume, qui comprend également la table des matières générale des trois fascicules de la série « Civilisation des Etudes Song. Soigneusement éditées par F. Aubin à qui on doit aussi l'excellente traduction de quatre d'entre elles rédigées par des auteurs soviétiques, ces contributions apportent des compléments utiles à la connaissance d'une époque extrêmement brillante et variée.
Marianne BASTID.
N. Oikonomidès, Hommes d'af faires grecs et latins à Constantinople (XIIIe-XVe siècles), « Conférence Albert-le-Grand 1977 », Institut
d'Etudes médiévales Albert-le-Grand, Montréal, 1979 (à Paris
Librairie Vrin), 149 p., 3 cartes.
Ce livre au format modeste, mais dense et riche d'informations et d'idées,
est excellent, et doit désormais figurer en bonne place dans les bibliographies. Le sujet est, en fait, le choc entre Byzance, plus ou moins colonisée, et les Latins, surtout Vénitiens et Génois, après la quatrième croisade. Les aspects d'un tel problème sont multiples. Sans en ignorer aucun, l'auteur s'est principalement attaché, le titre l'indique, aux aspects économiques. Mais il a aussi, dans une première partie, « L'idéologie antilatine », ouvert des perspectives sur les questions politiques, religieuses, et de mentalité. Et dans les chapitres suivants, il n'a jamais omis de mettre en évidence les répercussions des faits économiques, objet principal de son étude, sur les institutions et, surtout, sur la société.
Il a, pour cela, dépouillé avec une admirable conscience toutes les sources,
grecques et occidentales (œuvres littéraires, annales, lettres, pamphlets, livres de comptes tels que celui de Badoer, manuels de pratique commerciale tels que celui de Pegolotti, documents d'archives, etc.), et même des documents encore inédits. Il l'a fait avec une intelligence et un bon sens qui l'éloignent des théories aventurées; avec une perspicacité qui ne laisse rien échapper de la substance historique des textes. Le nombre des détails curieux ou significatifs qu'il en a dégagés est surprenant. De même, la quantité des termes de métier ou de commerce dont il éclaire le sens il y aura longtemps grand profit à consulter son Index général, qui n'omet rien, et à propos duquel on pourrait seulement regretter que les mots grecs soient transcrits en caractères latins mais, expérience faite, on les trouve sans peine. Bien entendu, il a lu toute la bibliographie moderne, d'ailleurs relativement pauvre, sauf en Italie, et exception faite de quelques travaux récents comme ceux de Chrysostomidès ou Matschke. Bref, un livre de finesse et de probité, auquel on peut se fier.
Donnons une rapide idée de son contenu. Il est divisé en deux grandes parties.
La première considère « L'économie constantinopolitaine et les Latins » rôle de Constantinople et de Péra, clefs du commerce de la mer Noire, et lieux de rencontre des économies d'Orient et d'Occident; les privilèges exorbitants des marchands occidentaux; la tentative de réaction de Jean VI Cantacuzène, et
son échec. La seconde partie, très neuve, traite tous les problèmes du monde des affaires Je crédit, les types de prêt, les contrats de change le marché des capitaux, l'importance et les activités des banquiers les formes d'association, pour le grand commerce ou pour l'exercice d'un petit commerce (boutiques, ateliers) le commerce lointain, l'éviction de fait des Grecs par les Occidentaux le commerce au détail et l'artisanat, l'organisation des métiers (étude précise de la terminologie). Un chapitre « asocial » traite de l'e homme d'affaires grec et sa place dans la société », avec une étude originale sur la classe marchande et, entre l'aristocratie et le peuple, la classe dite moyenne, et des vues neuves sur la reconversion de l'aristocratie des grands propriétaires terriens aux activités commerciales à partir du moment où l'empire eut perdu la plus grande partie de ses terres cultivables. Enfin un dernier chapitre, sur « les problèmes de main-d'œuvre et de protection », contient des remarques suggestives sur l'acquisition de la citoyenneté vénitienne ou génoise par une partie de la maind'œuvre, et bientôt par l'élite grecque elle-même.
Paul LEMBRLE.
Giorgio Politi, Aristocrazia e potere politico nella Cremona di Filippo II, Milano, Sugarco Edizioni, 1976 (Regione Lombardia, Biblioteca
di storia lombarda moderna e contemporanea, Studi e ricerche, 5),
510 p.
Par rapport aux études toujours plus nombreuses sur les aristocraties ita-
liennes, le premier mérite du livre de G. Politi est d'illustrer le cas, bien plus mal connu que celui des capitales prestigieuses comme Florence, Milan ou Venise, d'une ville moyenne, Crémone 30 à 35000 habitants, aux frontières d'un Etat de Milan qui apparaît beaucoup moins centralisé qu'on ne le dit souvent, et composé d'une juxtaposition de cellules urbaines (ville et contado). Loin des autorités centrales, gouverneur espagnol et Sénat milanais, et malgré la présence sur place de plusieurs de ses représentants (châtelain, podestat ou « prêteur », « référendaire »), l'enjeu essentiel, à la fois réel et symbolique, reste l'exercice local du pouvoir par un groupe social qui cherche à se définir comme une noblesse et à se réserver le monopole des magistratures et des charges administratives, judiciaires ou religieuses. La composition et les règles du recrutement du Conseil des Décurions (100 à 150 personnes) et de la commission de 10 à 12 « députés » qui en émane et suit le détail quotidien des affaires se retrouvent donc au cœur des conflits qui divisent la classe dirigeante. « Nobles » contre « marchands », d'abord une noblesse qui prétend représenter la communauté tout entière, des marchands qui parlent, eux, au nom des « artisans et ouvriers dont la subsistance dépend d'eux et leur appartient ». Mais aussi, on n'en sera pas surpris, nobles riches contre nobles pauvres les premiers poussent à la restriction des effectifs du Conseil et à une stricte cooptation, les seconds revendiquent son élargissement, et des procédures de recrutement représentatives sur le plan familial, géographique et socioprofessionnel pas plus de deux conseillers par famille, des représentants de toutes les paroisses et de toutes les conditions, l'élection des marchands par leur corporation. Conflit significatif, en ces années 1550-1570, à un moment où l'Espagne multiplie ses demandes d'argent. Marchands et nobles pauvres demandent la révision de l'estime (cadastre) qui sert de base à la répartition de l'impôt direct, et les premiers dénoncent
la multiplication des taxes indirectes sur le commerce et la consommation, qui frappent leurs activités économiques, et dont la perception normalement affermée ou vendue constitue pour la noblesse un champ sans cesse élargi d'affaires fructueuses un bon 9 à 10 de profit vers 1570, contre les misérables 3 à 4 que rapporte une terre dont la valeur en capital tend il est vrai à précéder la hausse pourtant rapide des prix. On retrouverait sans peine des situations identiques du nord au sud de l'Italie d'alors, soumise ou non à l'Espagne.
Bien moins que les institutions qui tendent, elles, à se figer, c'est leur contenu
social qui change silencieusement. Partant des sources mal encore explorées des archives communales, G. Politi a multiplié les analyses concrètes qui donnent vie au tableau de cette société crémonaise. On en retiendra le climat de violence, en ville comme dans les campagnes un minimum de 260 homicides en 20 ans et sans doute beaucoup plus, plus souvent sanctionnés par une paix privée entre les familles que par un châtiment judiciaire. L'endettement et la menace d'appauvrissement d'une noblesse condamnée à dépenser pour paraître inspirent la répétition inutile des lois somptuaires. La diffusion de nouvelles pratiques testamentaires, avec la politique des fidéicommis, et l'accent mis sur la continuité du lignage et du nom relèguent au second plan, mais sans l'effacer pour autant, le langage médiéval des liens « horizontaux », qui mêle étroitement la filiation, les alliances, le voisinage et l'amitié. Crémone y gagne en valeur exemplaire et plaide, précisément, pour la révision d'une inspiration trop fidèle à la lettre de Gramsci, dont l'auteur multiplie les citations péché de jeunesse ? Maurice AyMARD.
Johan Decavele, De Dageraad van de Reformatie in Vlaanderen (15201565), Bruxelles, 1975, 2 vol., 646 + 210 p.
Marquée par les noms de L. E. Halkin, G. Moreau, A. Verheyden, l'histoire
du protestantisme en Belgique, à l'époque de la Réforme, progresse de manière fort satisfaisante. L'ouvrage de Johan Decavele s'inscrit dans cette lignée. Son propos est circonscrit à une province seulement, la Flandre flamingante, et à la période des tout débuts, s'arrêtant avant la grande explosion de l'iconoclasme en 1566. Dans ce champ d'observations restreint, les objets privilégiés d'attention sont les indices de pénétration des nouvelles confessions, les vecteurs et les freins de la propagation, le contenu de la foi des « religionnaires » dans la mesure où l'on peut l'appréhender à travers leurs déclarations, faites souvent devant des tribunaux. Pour atteindre ce but, la riche littérature amassée par les érudits du siècle dernier (dont on ne saura jamais trop redire les mérites en France, d'ailleurs, comme chez nos amis d'outre-Quiévrain) et une documentation de première main, diligemment collectée dans les Archives de l'Etat comme dans les Archives municipales, de Gand et Bruges à Tielt et Renaix, sans parler — mais cela va sans dire de nos Archives départementales du Nord à Lille une masse de lettres, de rapports et de pièces de procès sur ces hérétiques qui allaient devenir, avec le temps, une véritable obsession pour les gouvernants et les défenseurs de l'Eglise catholique.
Les résultats sont exposés dans un agencement combinant des préoccupations
didactiques et des préoccupations chronologiques, malheureusement, peut-être, non unifiées. 'Trois thèmes sont étudiés en première partie. Les rapports entre
l'humanisme en Flandre et l'émergence de la Réforme, à propos desquels J. Decavele établit une distinction entre trois courants fidèle à la foi traditionnelle malgré un franc-parler, iréniste (autour de Cassander), gagné à la Réforme. Les conflits entre les instances spirituelles et les magistrats urbains qui révèlent une résistance civile opiniâtre dès qu'une prérogative ou un privilège de la ville est menacée, que ce soit la charge de l'assistance aux pauvres ou l'évitement de la confiscation pour les bourgeois. Le rôle des Chambres de Rhétorique et des poètes dans la formation d'un climat intellectuel propice à l'accueil des nouveautés. J. Decavele conclut avec, semble-t-il, beaucoup de scrupules, à des infiltrations mais rarement ou prou à un passage franc de l'autre côté de la barrière. La seconde partie est consacrée à l'analyse diachronique, ordonnée en deux périodes grosso modo, avec une subdivision interne propre au mouvement anabaptiste, à l'analyse de la diffusion des idées réformées et des persécutions dans l'espace considéré en détaillant pays par pays et localité par localité. La troisième partie vise davantage à éclairer les structures et les credos structures sociales, croyances plurielles.
Les avantages et les inconvénients d'un tel plan sont évidents à la lecture.
Avantages le sentiment que l'on épreuve d'un paysage bien balisé, exactement repéré la saisie d'une évolution, surtout dans la seconde partie l'impression d'atteindre (presque) le fond des âmes dans la dernière. Inconvénients l'impression, parfois, de succomber sous un déluge de fiches répétitives des troubles dans la perception du déroulement des faits, sensibles au passage de la première à la seconde partie qui fait revenir en arrière et, même, à la fin de la seconde, de façon visible, quand il est question des premiers sympathisants à la cause de Luther, les Augustins, aux environs de 1520 un instant auparavant, la Réforme en était en 1545 et ses pousses sortaient de terre un peu partout en Flandre. Mais nous faisons ces remarques sans enthousiasme, bien conscient de la difficulté pour un auteur d'arriver à une présentation qui réunisse tous ses matériaux et préserve, en même temps, toutes les nuances et toutes les associations désirables dans une synthèse. Délaissant à présent ce côté légèrement scolaire d'un compte rendu, nous voudrions attirer l'attention sur trois points particulièrement bien mis en lumière par Johan Decavele l'insertion sociale de la Réforme avant 1565, l'élucidation de la foi des réformés et la montée intérieure de formes actives de résistance au sein des communautés protestantes.
Nous ne pouvons reconstituer ici tout le puzzle patiemment rabouté par
J. Decavele. Le lecteur doit bien être convaincu qu'une recension ne peut remplacer la lecture de l'ouvrage. Mais rapportons les conclusions. Les statistiques font apparaître une distinction entre les adhérents aux doctrines anabaptistes, recrutés, à une très forte majorité, dans les classes basses de la société, et les adhérents des autres confessions dont l'éventail social était largement ouvert. Cette vision globale supporte d'ailleurs des amodiations et le sud-ouest de la province, autour de Hondschote, présente une réelle originalité, même en ce qui concerne les anabaptistes. En ce qui concerne la foi, J. Decavele insiste sur une certaine spécificité flamande. Il lui semble que les réformés dans la province ne coïncident pas exactement avec les étiquettes qu'on leur a données à l'Inquisition et, depuis, dans l'histoire. Ils n'étaient ni tout à fait luthériens, au début, ni tout à fait calvinistes, au milieu du siècle (nous laissons de côté les davidjoristes, mennistes, loïstes, etc.). Pour tout dire, le vent aurait plutôt été à un sacramentarisme dont on peut se demander s'il n'était pas de résurgence aux environs de 1520 et s'il n'était pas de contamination strasbourgeoise, bucérienne, vers 1545. C'est là un problème intéressant qui est soulevé, particulièrement dans l'articulation qu'il sollicite avec les protestantismes wallons limitrophes.
Enfin, J. Decavele montre avec un luxe de détails qui enchante comment on s'est ému de la rigueur des persécutions tant dans les communautés de l'exil (Francfort, Emden, Londres, Sandwich) que sur place, sous la menace directe, comment l'on a songé à s'y opposer de force, voire à faire un mauvais parti aux inquisiteurs les plus terribles (Titelmans !), et comment on est passé à l'action, quelquefois, pour délivrer des frères emprisonnés et promis aux derniers supplices. Cette agitation était un signe avant-coureur de l'éruption de 1566 et la répression farouche n'a peut-être abouti qu'à différer de quelques années l'expression de la colère.
Il y a tout de même une dernière remarque à présenter, que l'on peut for-
muler, d'ailleurs, chaque fois ou presque que l'on se trouve en présence d'un ouvrage traitant d'un thème identique. Quelle était l'importance des noyaux réformés dans l'ensemble de la population ? J. Decavele a bien eu conscience du problème. Il donne quelques indications à ce sujet et conclut en affirmant, presque à l'ultime ligne, qu'au fond il s'agissait d'une petite minorité (des groupuscules ?) et que l'énorme majorité du peuple était demeurée catholique. Rappel utile mais qui décontenancera le lecteur le plus averti tellement il aurait pu se laisser entraîner par la force du texte à croire à une sorte de champ clos entre des groupes croissants et des champions de plus en plus isolés du catholicisme. Mentionnons, au. passage, l'énigme, peut-être significative, du nombre des réformés à Hondschote. Il est dit, page 563, qu'en 1566 le nombre des pascalisants ne s'y est pas élevé au vingtième de la population mais la référence en note parle de 6 à 700 habitautts qui vivent séparés de l'Eglise romaine, « embuz de diversitez de sectes ». Six si sept cents sur 14 à 18 000 ? Nous sommes dans des proportions diamétralement opposées. De toute façon, dans l'histoire de la vie religieuse au XIe siècle, les historiens devront bien aborder un jour cet autre stade de la recherche que constituera la plongée au milieu des masses. Mais, pour la Belgique, où le protestantisme a pu passer, quelquefois, pour une curiosité, il était nécessaire, il était bon que l'on rappelât son balbutiement, sa séduction et son martyrologe. J. Decavele y a réussi pour la Flandre.
Michel MORINEAU.
Elisja Schulte van Kessel, Geest en Vlees. In Godsdienst en Wetenschap, La Haye, 1980, 27 a p.
L'auteur avait songé d'abord, comme titre de son livre, à a Virginité et miso-
gamie dans la religion et dans la science p. Elle l'a abandonné comme trop peu descriptif du contenu. Mais il peut servir comme fil introducteur à ses intentions. Ayant lu cet ouvrage juste après celui d'Albert Lovegnée, nous sommes tentés de reprendre en commençant la même exclamation « Quel curieux livre ». Pour des raisons qui sont, d'ailleurs, souvent, symétriquement inverses. Le travail d'Elisja Schulte van Kessel s'appuie, en effet, sur un ensemble archivistique assez étendu, vu le sujet, réparti dans un grand nombre de fonds, d'Utrecht à Rome en passant par Bruxelles, Montpellier et Florence. Le livre témoigne de dépouillements sérieux et suit la méthode historique de la critique des textes. D'où vient l'étonnement ? En partie, bien sûr, des déclarations liminaires et, surtout, terminales. Il y a d'entrée une réaction de rejet limpide et tranchante à l'encontre de propos plutôt dépréciatifs à l'égard des femmes, tenus, au début de ce siècle, par P. J. Blok (les femmes inaptes aux études his-
toriques, sinon dans des tâches auxiliaires-ancillaires !). Il y a, in fine, une reprise de la réflexion sur le Moi ou le Je de l'auteur qui aboutit, cette fois, à une autre prise de conscience et à un autre rejet, celui d'une Histoire qui s'est intitulée Histoire de l'Humanité alors qu'elle n'était qu'une Histoire masculine, une rébellion contre une orientation dite anthropocentrique et qui aurait dû s'appeler bien mieux androcentrique. Mais l'étonnement, ici, vient de la rareté d'une prise de parole, rareté pas seulement féminine combien d'historiens osent exprimer ce qu'ils sont et d'où ils viennent ? Cette irruption est plutôt sympathique et, faut-il l'ajouter, elle est inéluctable et, dans une large mesure, salutaire. L'autre étonnement, plus durable, c'est de constater que la détermination ne va pas très loin dans l'exécution et que l'on a l'impression, en dépit des grands patronages invoqués (N. Zemon Davis, P. Flandrin, R. Solé, etc.), de rester un peu en surface.
Pour en revenir au livre lui-même, luxueusement édité et illustré par l'Institut
néerlandais de Rome, il se compose de cinq études principales. La première est consacrée aux années de formation d'un futur vicaire apostolique aux Pays-Bas, Hugo van Heussen. La seconde, au sort de ses soeurs Wenina et Agatha, dirigées par un oncle, presque insensiblement, vers la condition de filles consacrées au service de l'Eglise, dans le cadre très concret des Provinces-Unies qui impliquait la vie dans le monde. La troisième étude s'attaque, en plein cœur, au problème général de ces auxiliaires (on est bien obligé hélas de reprendre ce terme ici) du clergé, de leur place en face de la hiérarchie ecclésiastique (ou à côté ?), de la considération ou, plutôt, du recours à elles mêlé de suspicion (à cause du sexe) dont firent preuve les prêtres qu'elles servaient et parfois de leurs deniers (pour payer les amendes). Retour à l'homme, ensuite, avec Johann van Heeck, médecin et co-fondateur de l'Academia dei Lincei à Rome en 1603 c'est une biographie assez classique dans son traitement. Mais les réflexions sur la sexualité d'autrefois d'E. Schulte van Kessel vont trouver leur aliment dans un de ses livres, le De Regimine Sanitatis eorum qzei studio literarum incumbunt, et dans l'éloignement à l'égard du mariage que manifestent les académiciens. En bref, les Muses et Minerve n'ont que faire des jeux de Vénus. Le mépris du monde est vindication de la chair, peur de la chair et, en fin de compte, peur de la femme, gynophobie. La République des Lettres, un monde idéal où l'on ne courait pas le risque de rencontrer une femme corps à corps.
On n'a aucune objection contre ces considérations, dont la vérité semble assez
patente. Il n'en reste pas moins une impression de minceur dans la démonstration, de disproportion entre la véhémence des prosopopées et la sagesse des développements. Est-ce dû à un manque d'épaisseur des personnages étudiés ? à leur quasi-frilosité ? Il y a autre chose. On attendait plus. Par exemple, dans l'étude des ktoppen, ces femmes au service de l'Eglise catholique. E. Schulte van Kessel montre excellement, après d'autres, leur rôle fondamental pour le maintien de l'enseignement traditionnel, indispensable auprès des prêtres qui s'en disputent la bienveillance sans craindre de recourir à la dénonciation des rivaux (cf. la diatribe jésuite, p. 95-98), crucial. Mais fascinée par l'antinomie homme/femme elle néglige d'autres directions de recherche. Et, paradoxalement, ce qui se rapporte à l'intimité de ces kloppen pourquoi elles adhèrent à ce mode de vie, comment elles se représentaient, elles, la relation femme/homme et comment elles pouvaient se la représenter à leur époque, dans un contexte social et médical, aussi, il faut bien le dire, très différent du nôtre. De même, encore, l'insertion sociale concrète. C'est trop vite dire dix kloppen pour un prêtre, et de démentir à la ligne suivante. Le plus grand nombre de femmes travaillant au maintien de la foi catholique aux Provinces-Unies a eu, nécessairement, un retentissement sur l'organisation du peuple fidèle, sur sa sensibi-
lité ? A court et à long terme ? Et s'il n'en a pas été ainsi, n'y aurait-il rien à approfondir derrière le retrait ? Il semble que dans l'ensemble de perspectives auquel se rattache E. Schulte van Kessel une reconnaissance ample et une analyse plus acérée des faits auraient renforcé la valeur et la vigueur de ses déclarations de principe. Mais peut-être n'est-ce que partie remise ? On s'en féliciterait.
M. M.
Yves Jeanclos, Les projets de réforme judiciaire de Raoul Spifame au XVIe siècle, Genève, Librairie Droz, 1977, 123 p.
Raoul Spifame a souvent retenu l'attention des historiens, en raison sans
doute de cette sorte d'ambiguïté qui entoure sa personnalité singulière. En revanche il n'avait guère tenté la curiosité des juristes, bien qu'il se targuât d'être « docteur es droictz et que sa réputation semble l'avoir placé, en la première moitié du XV* siècle, au premier rang des procureurs et des avocats du Parlement de Paris. L'étrangeté de son esprit qui le fit plus d'une fois poursuivre par sa famille et les gens du roi, jouait ici contre lui, suscitant méfiance sur le témoignage qu'il pouvait porter. Y. Jeanclos eut la hardiesse de braver cette condamnation hâtive, il en paraît récompensé.
On sait qu'en dépit des interdictions de la censure Raoul Spifame avait
entrepris la composition d'un ouvrage curieux que la mode humaniste le fit intituler Dicaearchiae Henrici regis christianissimi progymnasmata, exercices pour un gouvernement juste, et dont il publia la première partie en 1556. Il s'y identifiait au roi et, en 306 arrêts rédigés en forme, il y indiquait les réformes à introduire dans le Royaume. En vérité, cette usurpation de la personnalité du prince, assimilée à une lèse-majesté, fit immédiatement saisir le volume dont il ne subsiste dans nos bibliothèques que des exemplaires rarissimes. C'est sur l'un d'eux, conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (F 440), qu'a travaillé Y. J.
L'ensemble de l'œuvre est assez décousu la forme choisie l'exigeait —,
abordant dans un exposé sans lien les problèmes les plus divers concernant la justice, l'Eglise, la vie économique et sociale, le pouvoir royal, l'urbanisme, l'enseignement, etc. Raoul Spifame s'y révèle théoriquement convaincu d'un pouvoir royal sans partage, d'un gallicanisme sans faille, mais novateur social et économique hardi, défenseur par exemple du droit au travail pour chacun ou partisan d'un impôt sur le revenu fixé par le roi, frappant unanimement tous ses sujets. Cependant, dans cette bigarrure désordonnée, la masse des arrêts consacrés à la justice Y. J. en dénombre 117 paraît constituer le noyau le plus important.
Les questions y sont traitées dans la perspective technique et minutieuse de
quelqu'un qui est du métier. Bien sûr s'y trouve proclamé le grand principe du moment toute justice émane du roi, et la hiérarchie judiciaire est construite en une pyramide que dominent les juridictions royales. Mais plus intéressants sont les partis que prend Spifame pour assurer la rapidité de la justice unification des styles de procédure sur le modèle du Parlement de Paris, morcellement du ressort trop étendu du même Parlement, multiplication des chambres spécialisées à l'intérieur des cours souveraines, renforcement des sièges prési-
diaux créés par l'Edit de 1552. Dans ce service du justiciable, le juge apparaît évidemment la pièce maîtresse. Raoul Spifame, à son sujet, accumule les exigences capacité professionnelle, volontiers mesurée aux titres universitaires, intégrité et impartialité fondées notamment sur l'interdiction des épices et une rémunération par gages régulièrement payés rigueur dans le travail obligeant à la résidence et aux longues plaidoiries. Ces contraintes, il est vrai, pourraient sembler être contrebalancées par une dernière mesure à laquelle Spifame paraît attacher une importance particulière, la semestrialité que vient précisément de lancer le fameux Edit d'avril 1554.
C'est ici que le doute se glisse dans l'esprit de l'historien quant à la finalité
réelle des Dicaearchiae, tout au moins en ce qui concerne la réorganisation de la justice. Ouvertement, l'ouvrage se présente dans la perspective d'une amélioration d'un service public; en fait, ce qu'il préconise aboutit d'abord à une multiplication considérable des charges judiciaires, laquelle se traduirait, d'après les estimations de Y. J., par une création de 5 000 emplois nouveaux. Spifame pensait-il que la réformation du Royaume passait par un renforcement du monde judiciaire auquel il appartenait ? On aurait aimé à cet égard que Y. J., si fin analyste de Spifame, sortît un peu de sa stricte réserve, ou peut-être, qu'il laissât Raoul Spifame parler plus directement au lecteur.
Marguerite BOULET-SAUTEL.
John H. Langbein, Torture and the Law of Proof, Chicago, The University of Chicago Press, s.d. (1977), X-230 p.
L'ouvrage de J. H. Langbein est la présentation solide et séduisante d'une
hypothèse tendant à expliquer l'emploi de la torture dans la procédure criminelle d'Ancien Régime. Partant du principe, qui ne fut pas toujours pourtant celui des criminalistes, que la torture est un instrument de preuve et non une peine, l'auteur a lié son histoire à celle des systèmes probatoires. Or, il se trouve que la torture apparaît dans les prétoires européens au XIII" siècle, en même temps que la procédure romano-canonique dont on sait bien qu'elle a substitué au système ordalique celui d'une stricte hiérarchie de preuves rationnelles dites « légales ». Pour faire accepter au prévenu que le jugement des hommes remplace celui de Dieu, il fallait au moins paraître enlever au juge toute prérogative d'appréciation subjective et l'enfermer dans le cadre objectif d'un mécanisme probatoire réglementaire. C'est à cette rigoureuse contrainte qui pèse sur le juge d'asseoir sa sentence sur la probatio plena de deux témoignages oculaires concernant ou d'un aveu que L. attribue la nécessité d'un recours à la torture. L'impossibilité absolue de fonder la sanction sur des présomptions (indicia), si fortes apparussent-elles, conduirait obligatoirement à provoquer l'aveu de l'accusé par la force. Les documents encore que l'auteur se défende de contrôler son raisonnement par des recherches archivistiques semblent corroborer dans une certaine mesure cette analyse intellectuelle n'est-ce pas le IV, Concile de Latran (1215) qui, tout en interdisant l'ordalie, régularise l'usage de la torture ?
A l'inverse, comme le triomphe des preuves romano-canoniques a déclenché
le recours à la torture, l'altération de la rigueur légaliste de ce système probatoire explique techniquement la désuétude puis l'abolition de ladite torture. En
deux chapitres (chap. 2 et 3) qui sont sans doute les plus originaux de l'ouvrage, l'auteur démontre comment, le développement du catalogue des peines permettant au juge d'éviter les sanctions capitales, celui-ci s'autorise de ce fait pour fonder sa décision sur sa seule intime conviction dans ces cas où, précisément, la torture s'avère soit insuffisante à provoquer l'aveu, soit impossible parce que les indices d'inculpation sont légalement insuffisants. Cette évolution s'amorce dans la jurisprudence dès la seconde moitié du XVIe siècle elle est officialisée en France par l'ordonnance de 1670 (notamment titre XIX, art. 2) dont les travaux préparatoires témoignent que déjà des esprits aussi avertis et aussi différents que Pussont et le président Lamoignon ne croient plus à l'utilité de la torture. L'édit de 1780 en l'abolissant n'aurait donc que consacré des tendances très anciennes et, en tout cas, entérine une pratique déjà certainement vieille de trente ans. Dans ces conditions, l'auteur pense devoir à juste titre qualifier « conte de fées l'attribution de cette suppression de la torture aux campagnes menées par Beccaria ou Voltaire. Au demeurant, l'histoire de la procédure criminelle anglaise, qui n'a jamais connu la torture qu'à titre exceptionnel, fournirait à la thèse de L. un argument supplémentaire s'il en était besoin, puisque l'Angleterre, fidèle à sa vieille pratique du jury, n'a jamais reçu la procédure romano-canonique.
L'exposé de L. est brillant, très logiquement cohérent. Il est une heureuse
illustration de ce: que la méthode juridique peut apporter à lʼHistoire le schéma d'une hypothèse fondée sur la rigoureuse analyse du Droit. A peine pourrait-on chicaner l'auteur sur quelques points de ses qualifications est-ce bien, par exemple, le droit canonique qui est l'originel inventeur de la torture, ou le droit romain ? Est-ce au caractère légal du système probatoire médiéval que se rattache la torture, ou à son caractère inquisitorial ? Mais, à vrai dire, l'objection majeure que l'historien peut formuler n'est pas là elle tient à la perspective strictement, abstraitement juridique dans laquelle s'est placé l'auteur. L'évolution du droit de la preuve sur laquelle L. a fondé toute sa démonstration n'est qu'un reflet de mutations plus larges ou plus profondes qu'on est gêné de ne pas voir au moins mentionnées tel, par exemple, l'avènement des Droits de l'homme sous l'influence des Lumières, ou le développement d'une police presque parfaite à la fin de l'Ancien Régime. Ce substratum général de la société pourrait expliquer que si les campagnes journalistiques d'un Beccaria ou d'un Voltaire ne sont pas la cause de l'abolition légale de la torture, elles sont au moins la révélation tangible de sa condamnation par l'opinion publique.
Marguerite BOULET-SAUTEL.
André Vandenbossche, Un projet de Code de Commerce sous la Régence, Paris, Economica (Coll. « Droit des affaires et de l'entre-
prise »), 1980, 108 p.
André Vandenbossche, poursuit méthodiquement sa quête des sources pour
une histoire scientifique de notre Ancien Droit commercial. Après avoir publié, naguère, un Commentaire anonyme de l'Ordonnance de 1673, probablement sorti des services du Contrôle général aux alentours des années 1678-1686, il présente aujourd'hui un Mémoire rédigé par les syndics de la Chambre de Commerce de Normandie à la sollicitation du Conseil du Commerce, vraisemblablement
pendant l'année 1716. Les deux documents ont ceci de commun qu'ils semblent se rattacher l'un et l'autre à des projets de modification ou de refonte complète de l'Ordonnance de 1673. Si l'on veut bien se rappeler qu'à l'extrême fin de l'Ancien Régime eut encore lieu une tentative analogue connue sous le nom de Projet Miromesnil on se trouverait en présence de trois ébauches de Code de Commerce qui sont trois jalons semi-officiels de l'évolution du Droit du Commerce, et A. V. ne se lasse pas de suggérer au lecteur l'utilisation fructueuse qu'il convient de faire de ces repères pour la connaissance des pratiques commerciales.
Le Mémoire de la Chambre de Commerce de Normandie un cahier de
19 folios est inséré dans un volume composite conservé à la Bibl. nat. le ms. fr. 4778 dont les diverses pièces semblent avoir été destinées au travail du duc de Noailles, membre du Conseil du Commerce. Chacun des articles de l'Ordonnance de 1673 dont modification est proposée ainsi que le texte de remplacement y sont inscrits au verso des folios, tandis que sur le recto correspondant figurent les observations des syndics de Rouen. Cette disposition matérielle a été respectée par la présente édition, ce dont il faut vivement féliciter l'auteur et son imprimeur, car la compréhension des réformes souhaitées s'en trouve beaucoup facilitée.
A vrai dire, les mutations et les compléments envisagés sont numériquement
assez importants. Sur les 122 articles de l'Ordonnance royale, 29 sont modifiés, et aux 122 articles primitifs 14 sont ajoutés. Ces changements sont d'intensité variable suivant les matières (p. 13). Certaines demeurent intouchées, tels les cessions de biens, la juridiction consulaire, l'arbitrage commercial; d'autres le sont peu la comptabilité, les sociétés de personnes, les agents de change et courtiers de marchandises en revanche, le droit de la lettre de change et celui des faillites sont l'objet d'importantes suggestions de remaniement.
Les observations qui concernent ces deux matières témoignent de pratiques
en pleine évolution dont les auteurs du Mémoire analysent les effets avec une pertinence subtile. L'ensemble donne l'impression d'un affinement institutionnel singulièrement précipité par rapport aux règles promulguées en 1673. En effet, à travers les multiples retouches destinées à préciser les conditions du paiement de la lettre de change ou de son protêt, et à travers la liberté d'un intérêt hautement réclamé (p. 76), transparaît un irrésistible mouvement vers le façonnement d'un instrument à la mesure de la demande du crédit. De même, la maigreur ressentie des 13 articles consacrés par l'Ordonnance royale à la faillite se démontre facilement par le foisonnement des précautions souhaitées quant aux conditions d'ouverture de la faillite, quant à la précision du bilan exigé du failli, quant à l'invention de la fameuse « période suspecte », quant au procédé de calcul de la pluralité des voix dans l'assemblée des créanciers, quant à l'homologation enfin du concordat. Le plus frappant peut-être dans la rigueur de ces exigences est la modernité avec laquelle les syndics de Rouen n'hésitent pas à faire appel à l'autorité souveraine du roi pour les réaliser, au risque de bousculer le particularisme d'une législation soumise à l'enregistrement d'un Parlement régional (p. 83) ou la tradition d'une Coutume locale respectée (p. 89-95). Le souhait d'une uniformisation de la législation à travers le royaume revient comme un leitmotiv, de même que la professionnalisation des juridictions compétentes en matière commerciale, la préférence des syndics allant ouvertement à la juridiction consulaire à l'encontre du Parlement. En bref, les relations d'affaires ne sont pas soumises aux idéologies politiques, elles n'exigent que des solutions pratiques qui assurent avant tout l'équilibre des intérêts en présence. Ces traits ne sont ramassés qu'à titre d'exemples. Bien d'autres informations
économiques, sociales, politiques ou juridiques seraient à tirer de ce Mémoire
de la Chambre de Commerce de Normandie. Le texte présente sans doute de la technicité, mais la science sans défaut de commercialiste d'A. V., son amour du travail bien fait (justement souligné par la préface de Jean Imbert), sa sollicitude pour le lecteur (traduite en une multitude de notes explicatives ou identificatrices), son respect pour la liberté intellectuelle du chercheur permettent à tout esprit curieux d'y trouver matière à réflexion et à conclusions.
M. BOULET-SAUTEL.
Jean-Marie Augustin, Famille et société. Les substitutions fidéicommissaires à Toulouse et en Haut-Languedoc au XVIIIe siècle, préface
de Jean Hilaire, Paris, Presses Universitaires de France (Publica-
tions de l'Université des Sciences sociales de Toulouse), 1980, 522 p.
La substitution fidéicommissaire est une institution imaginée pour permettre
à un homme qui possède quelques biens de les conserver dans sa descendance en empêchant les partages et en consolidant ces biens, à chaque génération, au profit de l'aîné des mâles. Ainsi, en Haut-Languedoc comme dans la majeure partie des pays méridionaux de droit écrit où chacun est libre de régler par testament la transmission de son patrimoine comme il l'entend, le testateur peut imposer à son propre lignage des règles particulières de succession en complétant son testament par une substitution fidéicommissaire celle-ci permet à la fois d'assurer le triomphe de la volonté individuelle et de réaliser pour un très long temps les aspirations lignagères. La Monarchie favorise cette pratique dans la mesure où celle-ci renforce l'institution familiale considérée comme garante de l'ordre public et des bonnes mœurs. Toutefois, elle cherche à en limiter certains excès les substitutions perpétuelles notamment risquaient de mettre une partie considérable du sol en dehors du commerce et des règles normales de la libre disposition. C'est pourquoi l'ordonnance d'août 1747, enregistrée au Parlement de: Paris en 1748 et au Parlement de Toulouse l'année suivante, impose dans tout le royaume la limitation des substitutions à deux degrés après l'héritier et en facilite la publicité. Elle semble donc favoriser les intérêts de la famille restreinte au détriment du lignage. Par ailleurs les substitutions fidéicommissaires ont de plus en plus mauvaise presse au temps des philosophes et des physiocrates. Ces derniers, notamment, insistent sur la libre circulation de la propriété des biens qu'ils considèrent comme la contrepartie des droits du propriétaire. Cette évolution de la législation, des esprits et des mœurs aboutit à l'abolition des substitutions en 1792 et à leur interdiction par l'article 896 du Code civil. C'est l'histoire de cette institution et de son fonctionnement à Toulouse et en Haut-Languedoc que Jean-Marie Augustin a retracée dans un ouvrage remarquablement documenté, où l'impeccable érudition se coule dans une écriture aisée et agréable. Mais au-delà d'un morceau d'histoire institutionnelle, ce livre, intitulé à juste titre Famille et société, constitue une contribution capitale à l'histoire sociale et à l'histoire de la famille dans la France du XVIII° siècle, c'est-à-dire au moment où les liens juridiques du lignage s'affaiblissent de plus en plus au profit de la famille conjugale dont le Code civil assurera un peu plus tard le triomphe. Si la substitution limitée à un seul degré ne heurte pas les intérêts de cette famille conjugale et est utilisée, de fait, dans tous les milieux sociaux du pays toulousain, même par des artisans ou des brassiers,
par contre la substitution graduelle est trop liée, en théorie et en pratique, à l'existence des grands lignages pour ne pas apparaître comme un aspect de la réaction aristocratique à la fin de l'Ancien Régime. L'institution est de ce fait l'objet d'une hostilité de plus en plus marquée, et, comme le fait remarquer fort justement Jean-Marie Augustin, « ce n'est pas un hasard si les premières mesures législatives de la Révolution en matière successorale concernent l'abolition du droit d'aînesse et la prohibition des substitutions ».
François LEBRUN.
Joseph Dehergne, SJ, Donald Daniel Leslie, Juifs de Chine à travers la correspondance inédite des jésuites du dix-huitième siècle, Rome,
Institutum historicum SI, Paris, Les Belles-Lettres ( « Bibliotheca
instituti historici SI », vol. XLI), 1980, XVII-251 p., 19 planches
h.t.
L'histoire de la communauté juive de Chine, dont l'origine remonte selon la
tradition locale à l'implantation de marchands venus de Perse ou du Yemen dès le lu siècle de notre ère, a suscité depuis près de cent cinquante ans de nombreuses études. Pourtant les relations des missionnaires jésuites des XVIIe et XVIIIE siècles qui constituent pratiquement la seule source sur la période antérieure au XIX, siècle n'étaient que très partiellement publiées. Encore les mieux connues, celles de Ricci et de Gaubil, n'ont-elles fait que tardivement l'objet de bonnes éditions.
Lorsqu'en 1605 Matteo Ricci avait eu la surprise d'apprendre l'existence de
juifs chinois par la visite que l'un de ceux-ci, Ai Tian, lui fit à Pékin, subsistaient encore plusieurs groupes dispersés. Quelques liens furent alors noués avec la communauté de Kaifeng au Henan, la plus proche de Pékin, assez vite rompus par les troubles politiques. Les contacts reprirent au début du XVIIIe siècle avec cette même communauté, désormais la seule à survivre. Entre 1704 et 1725 en effet, pour soutenir l'argumentation de la Compagnie de Jésus dans la querelle des rites, quelques missionnaires furent chargés d'une enquête précise qu'ils eurent le mérite de mener avec un remarquable souci d'exactitude scientifique. En dehors de quelques textes religieux en hébreu achetés en 18501851 par l'évêque anglican de Hong Kong, ces matériaux sont tout ce qui reste sur le passé d'une communauté qui ne compta jamais plus de 300 familles et fut peu à peu complètement assimilée son dernier rabbin mourut en 1800, et en 1867 elle vendait la dernière pierre de sa synagogue. Les sources chinoises, même certaines chroniques locales rédigées avec la collaboration de juifs notoires, ne fournissent pratiquement aucun renseignement.
On doit donc se féliciter que J. Dehergne, archiviste des Jésuites de Paris, et
D. D. Leslie, auteur du plus solide ouvrage sur le sujet, Tlxe survival of Chinese Jews (Leiden, 1972), nous donnent aujourd'hui une édition savante des sources jésuites les plus riches qui la plupart demeuraient encore manuscrites et d'accès difficile. Après une courte préface de J. Gernet rappelant les circonstances de la curiosité des missionnaires pour le destin de la confession israélite en Chine, le volume présente un très bon aperçu de l'histoire des juifs chinois, de la communauté de Kaifeng et des relations des jésuites avec elle, ainsi qu'un répertoire biographique des missionnaires qui se sont intéressés ou auraient pu s'intéresser
au judaïsme chinois en raison de leur passage dans la province du Henan aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les documents réunis comprennent sept manuscrits de Jean-Paul Gozani (1659-1732), dont une importante lettre inédite de 1712 et une nouvelle traduction de celle de 1704, souvent utilisée dans la version inexacte des Lettres édifiantes onze manuscrits de Jean Domenge (1666-1735), particulièrement précis sur les pratiques et les textes religieux le rapport du Portugais Antonio de Gouvea en 1644, qui résume les informations recueillies à Kaifeng dans le premier quart du XVIIe siècle, avant l'inondation qui détruisit la synagogue. Pour chaque texte figurent la version originale, le cas échéant la traduction française, une traduction anglaise, assorties d'un commentaire et de copieuses annotations bilingues français-anglais. Les annexes comprennent une bibliographie des études récentes sur les juifs de Kaifeng et des lettres de jésuites déjà publiées relatives à ce sujet, notamment celles de Ricci et de Gaubil des glossaires des termes hébreux et chinois plusieurs index des planches reproduisant certains manuscrits, les inscriptions chinoises et hébraïques relevées par les missionnaires et les croquis de la synagogue envoyés par Domenge.
Les questions posées aux missionnaires par leurs supérieurs en Europe por-
taient sur les termes chinois par lesquels les juifs désignaient Dieu, sur leur pratique du culte des ancêtres et de Confucius, enfin la version de la Bible qu'ils conservaient et dont on espérait qu'elle était peut-être antérieure aux falsifications attribuées aux juifs d'Europe et du Levant. A cette dernière question la réponse fut négative. Domenge et Gaubil, qui avaient appris l'hébreu à cette fin avant leur départ en Chine, constatèrent que les textes de Kaifeng ne différaient guère de la Bible d'Amsterdam. Mais il s'avérait que la communauté israélite empruntait bien le terme tian (le Ciel) pour désigner Dieu, ainsi que le préconisaient les missionnaires partisans de l'accommodement avec les traditions chinoises, et qu'elle avait su rester fidèle au monothéisme tout en honorant les ancêtres et Confucius à l'instar des Chinois. Si ces confirmations venaient trop tard pour sauver les thèses de la Compagnie vis-à-vis de ses opposants, les recherches minutieuses sur lesquelles elles s'appuyaient conservaient à la postérité des éléments d'information uniques, dont l'intérêt dépasse largement le domaine religieux.
Modèle du genre, cette édition critique de textes fondamentaux sera précieuse
aux spécialistes de la Chine, à ceux de la judaïté, et intéressera aussi les historiens des minorités.
Marianne BASTID.
Pierre-Etienne Will, Bureaucratie et famine en Chine au XVllle siècle, Paris, La Haye, New York, Mouton Paris, Ecole des Hautes Etudes
en Sciences sociales, 1980, 312 p.
Comment expliquer qu'avec les seules ressources d'une agriculture tradition-
nelle la Chine ait pu nourrir une expansion démographique qui dépasse de loin celle de l'Europe moderne et porte sa population de 60 millions vers 1350 à 300 millions en 1800 et 400 millions en 1850 ? Telle est la question à laquelle s'attaque ce remarquable ouvrage de P.-E. Will, en examinant plus particulièrement l'« administration de la famine » (huangzheng) au XVIIIe siècle, c'est-à-dire
l'ensemble des moyens mis en ouvre pour lutter contre les effets destructeurs des calamités naturelles. Les sources utilisées s'étendent des abondants textes réglementaires et traités généraux relatifs à l'« administration de la famine* aux recueils anecdotiques et poétiques, avec un large recours aux manuels pratiques et aux témoignages sur des cas précis rédigés par des fonctionnaires ou des lettrés. Dans cette dernière catégorie, l'auteur a exploité systématiquement le Zhenji (Récit des secours) compilé en 1754 par Fang Guancheng, qui relate avec une précision unique en son genre les opérations de lutte contre la famine auxquelles il a lui-même participé en tant qu'intendant de circuit dans la province du Zhili en 1743 et 1744. Ce texte sert de fil conducteur et de point d'ancrage à l'étude.
Les principales caractéristiques du processus de crise qu'engendrent les cala-
mités naturelles sont brièvement rappelées et illustrées, en ce qui concerne les effets progressifs et cumulatifs de la sécheresse, par l'exemple du Zhili en 17431744. L'analyse s'étend davantage sur certains facteurs en fonction desquels l'Etat module son intervention diverses formes d'errance, d'effervescence sociale, et contexte nouveau d'une tension des rapports entre fermiers et propriétaires qui contraint l'autorité publique, à partir de la fin du XVIIO siècle, à aider non seulement les petits producteurs indépendants mais également les tenanciers. L'essentiel de l'ouvrage est consacré à une description concrète de l'administration de la famine telle qu'elle se présente au milieu du XVIIIe siècle, systématisant pratiques et principes antérieurs circuits et procédures d'information et de décision au sein des différentes instances administratives intéressées, personnel chargé des actions spéciales, réglementation relative à l'enquête sur les pertes à la production et la population sinistrée, distribution des secours publics et privés, volume, origine et transfert des grains affectés à ces secours, intervention sur le prix et la circulation des céréales, mesures destinées à préserver ou reconstituer le potentiel productif. La dernière partie de l'ouvrage cherche à évaluer par rapport à la longue durée les conditions de la réussite de l'administration publique de la famine au milieu du XVIII* siècle. Ce succès suit étroitement l'évolution des moyens économiques de l'Etat stocks des greniers locaux, excédents du produit du tribut en grain par rapport à la consommation effective des institutions métropolitaines allocataires, réserves financières mobilisables. Or ces moyens, surtout les réserves financières, augmentent rapidement à partir du début du XVIII* siècle pour culminer entre 1775 et 1795, puis diminuent fortement, certains, tels les stocks des greniers locaux, étant réduits à un niveau insignifiant dès la fin du XVIII, siècle. Dans l'ensemble, l'espace où opère l'administration de la famine sous la dynastie des Qing paraît coïncider à peu près avec la a zone développée (en gros les provinces de la moitié orientale de l'Empire, exportant leurs excédents de population, leurs capitaux et leurs produits manufacturés, important en revanche un complément vivrier), que d'autres auteurs spécialistes de l'économie de l'époque opposent à la « zone en développement », constituée alors par le Shenxi, le Hubei, le Hunan, le Sichuan, le Sud-Ouest et les régions frontalières de Mandchourie et de Taiwan. Mais les variations temporelles de la répartition géographique des secours à la famine permettent de préciser le recul progressif de la limite entre ces deux zones, à l'avantage de la première.
La conclusion qui se dégage de l'enquête est d'abord la constatation de la
perfection technique du système de secours mis au point sous Qianlong et de son haut degré d'efficacité dans le cas du Zhili en 1743-1744, qui n'est pas le plus spectaculaire du XVIII, siècle, ce sont deux millions de sinistrés qui sont totalement pris en charge huit mois durant et d'autre part l'importance prépondérante et déterminante de l'action étatique centralisée, seule capable de
mener à bien les transferts interrégionaux de grains et d'argent indispensables aux opérations de lutte contre la famine à grande échelle et de longue durée. A cette réussite s'opposent les difficultés croissantes de l'administration publique de la famine au siècle suivant, qui conduisent à une intervention plus large des notables locaux, intervention à la fois beaucoup moins efficace pour les victimes et dangereuse pour l'autorité de l'Etat.
On prendra difficilement en défaut ce travail mené de main de maître, dans
la meilleure tradition de la critique historique, confrontant sans cesse théorie et réalité administrative. Parfois certaines traductions mériteraient pourtant d'être plus rigoureuses le terme de di (p. 187 et p. 239, note 14) signifie acheter du grain et non pas simplement « acheter » en gênérai yuan (p. 145) serait mieux rendu par « base » que par « quota » qu'il est préférable dans ce contexte de réserver à la traduction du vocable plus technique de e traduire weiyuan (p. 88, note 30) par « fonctionnaire détaché » est inexact, car ces mandarins ne sont pas enlevés à un cadre et placés dans un autre, notion qui n'existe pas dans la bureaucratie civile chinoise, ils reçoivent une « commission (c'est la signification du caractère wei), tout à fait dans le sens où l'entendait l'Ancien Régime français, pour une tâche bien définie. On pourrait donner quelques autres menus exemples. Mais le plus surprenant est que l'auteur utilise le terme de « mémorial » (et le verbe « mémorialiser ») pour désigner les documents qui sont tout simplement des « mémoires » adressés au souverain par ses officiers, alors que cette traduction anglaise est elle-même dérivée du vocable français d'usage courant et parfaitement adéquat. Les interprétations solidement étayées et soigneusement nuancées que propose P.-E. Will emportent l'adhésion, sauf peut-être sur un point. En effet, l'auteur souligne à juste titre le contraste entre les bases économiques des entreprises d'aide sociale assumées par les notables à la fin des Ming et au XIX* siècle, les premières dérivant des obligations personnelles coutumières des propriétaires envers leurs tenanciers, les secondes organisme collectif sans liens étroits avec la propriété foncière, les deux étapes étant séparées par un « intermède » d'intervention publique prépondérante, au cours duquel l'initiative privée ne cesse cependant de s'exercer. Mais dans ces conditions, le retrait progressif de la bureaucratie au XIX* siècle signifie-t-il vraiment une emprise « accrue » (p. 267) des notables sur la société ou simplement plus exclusive ?
Fondée sur une connaissance très sûre de sources chinoises extrêmement
variées et sur l'exploitation judicieuse des travaux érudits menés par les historiens japonais dans le domaine de l'histoire économique et sociale des Qing, l'étude de P.-E. Will est d'abord l'analyse la plus précise et la plus complète faite à ce jour du fonctionnement concret de l'administration impériale face aux crises de subsistances qui frappent périodiquement la société chinoise, et de la typologie de ces crises au XVIIIe siècle. Par les perspectives qu'elle ouvre sur la complexité des rouages économiques et le rôle de l'Etat à cette époque elle apporte aussi une contribution de poids aux recherches qui depuis une vingtaine d'années tendent à dégager l'image du gouvernement et de la société chinoise traditionnelle des préjugés défavorables répandus par les Occidentaux des « ports ouverts », comme de la censure moralisatrice des lettrés confucéens et de leurs successeurs marxisants. Sous ces deux aspects cet ouvrage n'est pas seulement un travail essentiel à la connaissance de l'évolution de la Chine impériale, et qui fait grand honneur à la sinologie française, il doit également stimuler la réflexion comparatiste des historiens et démographes de l'Europe moderne.
Marianne BASTID.
Actes dae IIe colloque international de sinologie Les rapports entre la Chine et l'Europe au temps des lumières, édité par le Centre de
Recherches interdisciplinaire de Chantilly, Paris, Les Belles-Lettres,
1980, 272 p.
Organisé par les Jésuites qui animent le centre culturel Les Fontaines et par
l'Université de Picardie, ce colloque tenu du 16 au 18 septembre 1977 s'est attaché aux aspects intellectuels, scientifiques et artistiques des échanges entre l'Europe et la Chine aux XVIIe et XVIII, siècles. Le recueil des actes comporte douze communications précédées par une page introductive de J. Sainsaulieu. M. Cartier analyse l'image du système politique chinois de l'époque Ming transmise par le Journal de Matteo Ricci, qui a exercé une si grande influence aussi bien sur la stratégie des missionnaires jésuites en Chine que sur l'image de la Chine en Europe. E. Leites montre comment dans l'Angleterre de Georges Ier et Georges II l'exemple chinois vient appuyer les thèses de ceux qui s'opposaient à la domination de l'argent dans la politique anglaise. C'est à une définition philosophique différente de l'essence d'une civilisation que W. Watson attribue l'opposition entre l'interprétation de la Chine chez Montesquieu et chez Voltaire. Les aspects scientifiques sont abordés par Y. Grover dans une étude sur les lettres du P. Dominique Parrenin à l'Académie des sciences où celui-ci informe la recherche européenne des découvertes de la médecine chinoise. J. C. Martzloff jette une lumière très neuve sur la manière dont les mathématiciens chinois ont reçu, interprété en y supprimant la démarche déductive, et utilisé la géométrie euclidienne à partir du début du XVIIe siècle. L'engouement artistique est évoqué par M. Jarry à propos des tentures chinoises de la Manufacture royale de Beauvais, elle oppose la vision documentaire présentée par les cartons de 1688 à la Chine fantaisiste de la deuxième série, exécutée d'après les esquisses peintes par Boucher en 1742. Le souci d'information sûre n'était pourtant pas absent, comme en témoigne l'étude fouillée de J. W. Witek consacrée aux 4000 ouvrages chinois ramenés par le P. Foucquet en 1722 pour la Bibliothèque royale. Toutefois ces documents furent peu utilisés, notamment faute d'intérêt pour l'apprentissage sérieux de la langue. A ce sujet K. Lundbaek relate les vains efforts de deux augustiniens espagnols pour faire imprimer la grammaire chinoise qu'ils avaient achevée, après un long labeur, en 1768. A partir de la liste des 530 souscripteurs de l'Histoire générale de la Chine du P. de Mailla, parue de 1777 à 1785, Mme Milsky s'efforce de cerner les caractéristiques sociologiques du milieu sinophile français. Sur l'histoire des missions proprement dites, un article substantiel de J. Dehergne étudie la confirmation officielle donnée en 1700 par l'empereur Kangxi à l'interprétation du culte des ancêtres que lui avaient présentée les jésuites de Pékin. La complexité culturelle et politique du milieu où opéraient les missionnaires en Chine du Sud apparaît à travers les aventures du dominicain Victorio Riccio que J. E. Wills retrace avec pittoresque. E. Leites complète le volume par une recension de la bibliographie américaine récente, qui s'articule autour de cinq thèmes influence de la Chine sur la culture européenne, similarités entre la culture de l'Europe des lumières et la culture chinoise, problème de l'exactitude de la perception et de la compréhension réciproque des deux cultures, intégration de ces connaissances à l'univers mental respectif, relations effectives. Des glossaires de caractères chinois sont inclus en annexe des articles là où ils sont indispensables. Bien que ce recueil apporte moins que son titre ne le laisse espérer, on y trouvera des compléments utiles et sérieusement documentés sur des aspects particuliers d'une question très vaste qui suscite depuis quelques années un heureux renouveau d'intérêt parmi les historiens de nombreux pays. Marianne BASTID.
François Léger, La jeunesse d'Hippolyte Taine. Préface de Philippe Aries, Paris, Editions Albatros, 1980, 406 p.
Voici enfin la première biographie exhaustive d'Hippolyte Taine, car nous
espérons que cette Jeunesse aura une suite, que les difficultés des premières années trouveront leur couronnement académique et mondain. François Léger explique avec bonheur pourquoi il a écrit cette biographie. Sa grand-mère paternelle était une cousine lointaine de Mme Taine, née Denuelle. Il a grandi dans un milieu où le grand homme était une figure familière. Ce que François Léger ne dit pas, c'est qu.'il possède le sens aigu de la psychologie d'un homme, le don de patience qui fait de sa biographie le modèle de l'érudition intelligente, une sympathie mâtinée de réserve et corrigée d'humour. A certains moments, les gémissements, les maladresses, les naïvetés de Taine l'agacent, à d'autres, il salue son indépendance, ses audaces, notamment quand, au risque de certaines injustices, Taine secoue avec allégresse les Philosophes français.
Pour nous, avouons-le, nous aborderions Taine avec moins de sympathie.
Elève d'Alain, nous nous souvenons que le Maître voyait en Taine le roi des gobe-mouches. Ayant consacré beaucoup de temps à Prévost-Paradol, nous sommes porté à contester le dogmatisme de ses explications. Enfin le matérialisme biologique et simpliste de Taine nous indisposerait, comme il a indisposé ses professeurs, même s'il a eu une longue descendance que Philippe Aries rappelle dans sa préface.
François Léger, c'est son mérite, est beaucoup plus nuancé. Il connaît les
limites de Taine qui disserte et ignore pourtant la vie; il insinue qu'il y a en Taine, au moins longtemps, une sorte de refoulement (cf. ses jeunes gens de Platon, « beaux, timides et rougissants »); le jour où Taine parvient, il décèle en lui un air de parvenu et un snobisme satisfait la critique du philosophe est parfois courte pour lui Racine est un homme du monde et c'est tout mais Taine est un ami sûr il a une vaste culture qu'il ne cesse d'étendre et d'enrichir il est incapable d'une flatterie (même avec les Guizot qui l'ont protégé) et à plus forte raison d'une bassesse il ne triche pas avec la vérité, s'il triche avec la vie.
Taine craignait qu'on écrivît sa biographie. « Cʼest une hostilité qu'il avait
développée dans sa vieillesse et qui s'accordait avec une certaine attitude de discrétion philosophique, d'indifférence aux médiocrités et aux contingences de l'existence qu'il entendait associer au souvenir que l'on garderait de lui. » Il ne pouvait deviner qu'il rencontrerait un biographe très attentif aux petitesses qui accompagnent toute existence, mais en même temps si scrupuleux, si fin, si sensible, qui retrouverait avec une si compréhensive aisance le mouvement de son existence et les démarches de sa pensée.
Mais l'ouvrage de François Léger dépasse singulièrement la jeunesse de Taine.
En fait c'est toute la vie intellectuelle de l'époque qui revit. Et d'abord les condisciples de Taine. François Léger a notamment mieux montré que nous ne l'avions fait l'influence que Taine a exercée sur Prévost-Paradol, encore que Prévost-Paradol ait été très tôt porté à s'émanciper et à rejeter tout vêtement qui n'était pas à sa mesure. Quant aux maîtres de Taine, ils sont aussi parfaitement traités. François Léger a été surpris de rencontrer en Saint-Marc Girardin, qui pour beaucoup n'est qu'un nom dans le dictionnaire, un homme et un homme d'esprit. Il rend hommage à Michelle, si mal accueilli par les élèves de l'Ecole normale supérieure et qui fut un directeur austère et bienveillant, point
du tout l'Ogre que les anticléricaux de l'Ecole avaient redouté et dénoncé. Il trace un portrait favorable de Jules Simon qui, malgré sa prudence consommée, n'était pas le « blagologue que critiquait Sarcey, esprit sommaire. Il s'accorde ainsi avec M. Philip A. Bertocci dont nous avons récemment analysé l'ouvrage. Est-ce à dire que cet enseignement ne prêtait pas à la critique ? Sa peur de
la littérature contemporaine alors que, par un excès contraire, nous majorons trop les auteurs de la dernière vague, son refus de la vie réelle, son ignorance de l'histoire de l'art et des formes essentielles de la civilisation, sa modération systématique et de bon ton peuvent déplaire et indisposer, mais François Léger nous en offre une image juste, équilibrée, et où le positif, comme diraient certains, l'emporte largement sur le négatif.
Bref, un grand livre, écrit dans une langue impeccable, qu'on ne pourra que
piller sans être assuré d'en retrouver l'agrément.
Pierre GUIRAL.
René Girault, Diplomatie européenne et impérialisme, 1871-1914, Paris, Masson, 1979, 256 p.
Le titre même de l'ouvrage révèle les intentions de R. Girault il s'agit d'une
« histoire totale a des relations internationales entre 1871-1914 tenant compte des apports récents de tous ceux qui, sous la direction de notre maître Pierre Renouvin et de J.-B. Duroselle, ont tenté de saisir aussi bien l'action des hommes d'Etat que l'influence des forces profondes.
Après avoir défini les cadres généraux politiques, économiques, psycholo-
giques l'auteur partage son étude en deux parties. « Les constructions diplomatiques stabilisatrices font le point des aspects les plus importants des relations internationales entre 1871 et 1890 qui compte en Europe dans les années 70, difficultés économiques et conflits politiques, système bismarckien, expansion européenne. La deuxième partie c'est le temps des impérialismes qui marque la période suivante jusqu'à la grande guerre évolution des forces profondes, constitution et consolidation des blocs, partage du monde et des affaires, marche vers la guerre. Au fil des pages le lecteur passe du terrain connu à des aperçus nouveaux et très suggestifs.
La synthèse n'était pas facile et il faut saluer le courage de l'auteur. La vue
d'ensemble se révèle large, précise, bien informée. On ne peut que remercier Girault d'avoir su introduire dans son étude tous les éléments d'explication tout en sachant, çà et là, en montrer les limites. Il n'hésite pas à poser des questions qui suscitent la réflexion et suggèrent quelques pistes de recherche encore insuffisamment prospectées.
Cet ouvrage riche, nuancé, équilibré deviendra un classique fort utile. Comme
il s'agit du premier livre d'une collection nouvelle, il faut espérer que ceux qui suivront sur la période d'après 1914 sauront utiliser et dominer avec autant de bonheur tous les aspects de l'histoire des relations internationales.
Raymond POIDEVIN.
Heiner Raulff, Zwischen Machtpolitik und Imperialismus. Die deutsche Frankreichpolitik 1904-05, Düsseldorf, Droste Verlag, 1976,
215 p.
Pourquoi ce titre ronflant ? L'auteur de ce livre qui a travaillé sous la direc-
tion d'Andreas Hillgruber n'entend pourtant pas se laisser enfermer dans les modes ou les a ;priori de l'historiographie allemande. Sans privilégier aucun facteur il veut analyser la politique française du Reich à l'époque de la guerre russo-japonaise en insistant sur les implications intérieures de la première crise marocaine et de la rivalité économique franco-allemande en Turquie. Après avoir rappelé tous les débats entre historiens sur les motivations de la Weltpolitik et les tentatives d'explication des uns et des autres, H. Raulff précise le rôle des hommes aussi bien que celui des groupes de pression les plus divers allant de l'Etat-Major et de la Marine à l'influence des facteurs économiques et financiers. Pour ces derniers, s'appuyant principalement sur mes travaux et ceux de P. Guillen, il n'apporte rien de neuf. Il analyse, en revanche, avec finesse le rôle des champions du rapprochement avec la France Guillaume II avant Bjôrkoe Radolin, contrecarrés par un Holstein qui reste sur les impressions qu'il a pu recueillir lui-même à l'ambassade de Paris dans les années 70. L'éminence grise de la Wilhelmstrasse ne connaît la France du début du XX, qu'au travers des rapports, des conversations avec diplomates et journalistes. C'est déjà l'ère des clichés car beaucoup d'Allemands comprennent mal le régime et la politique intérieure de la IIIe République. On sous-estime la valeur de l'armée française d'où la faveur dont jouit l'idée de guerre préventive.
S'appuyant principalement sur les travaux de Guillen et les documents
publiés dans la Grosse Politik. l'auteur retrace l'évolution de la question marocaine en la replaçant dans un large contexte international guerre russo-japonaise, Entente cordiale, révolution russe. Il faut « forcer la main à la France ». Veut-on la guerre: côté allemand ? Passant en revue les conclusions des historiens qui vont du non au oui, l'auteur analyse minutieusement l'attitude des dirigeants, des milieux militaires et diplomatiques sans négliger les considérations de politique intérieure des deux côtés des Vosges. Entre mars et juillet 1905 on a bien tenu compte, côté allemand, du risque de guerre. Un moment unanimes, les milieux allemands retombent dans leurs divisions au lendemain de la chute de Delcassé. Raulff apporte quelques renseignements intéressants sur les raisonnements de l'Etat-Major allemand analyse des forces respectives, préparation d'une guerre possible à l'Ouest, attitude de la France, rôle personnel de Schlieffen. Il donne aussi les réactions des partis de la ligue pangermaniste. Tout le travail montre bien qu'il n'y a pas unité de vues et que la politique extérieure allemande flotte entre des extrêmes en 1904-1906.
Au total, un livre qui tente de faire le point en introduisant dans le débat
quelques données nouvelles. Un travail utile, reposant principalement sur les archives de la Wilhelmstrasse. On peut regretter que l'auteur n'ait pas pu trouver le temps de consulter les dossiers du Quai d'Orsay.
Raymond POIDEVIN.
1. Reinhard R. Doerries, Washington-Berlin, 1908-1917, Düsseldorf, Schwann, 1975, 299 p.
2. Harry F. Young, Prince Lichnowsky and the Great War, Athens, The University of Georgia Press, 1977, XII-281 p.
Deux ouvrages importants éclairent de manière fort intéressante de grandes
figures de diplomates allemands appelés à jouer un rôle dans les années précédant la grande guerre. L'un, consacré principalement au comte Bernstorff, nous montre un homme de bonne volonté s'efforçant, dans ce poste de Washington considéré comme secondaire, de lutter contre les préjugés de la Wilhelmstrasse à l'égard de la politique américaine l'autre souligne le rôle controversé du prince Lichnowsky placé à la tête de l'ambassade considérée comme la plus importante, Londres, de 1912 à 1914. Ces deux ouvrages, oeuvres le premier d'un jeune historien allemand, le second d'un historien américain, se rejoignent dans un même constat le fossé, souvent profond, qui séparait les milieux dirigeants, notamment la Wilhelmstrasse, des hommes qui, sur le terrain, représentaient le Reich à l'étranger.
1. L'ouvrage de Doerries, solide, bien documenté, est une excellente vue
d'ensemble, la première, sur les relations germano-américaines de 1908 à 1917. Il est aussi, bien que l'auteur s'en défende, une tentative heureuse de réhabilitation il s'agit de préciser le rôle personnel du comte Bernstorff, ambassadeur du Reich à Washington de 1908 à 1917. La carrière a conduit Bernstorff à SaintPétersbourg, à Londres, au Caire et enfin à Washington qui n'est pas un grand poste parce que, pour Berlin, les Etats-Unis ne font pas encore figure de grande puissance. Bernstorff a pour mission de faire connaître les vues amicales et pacifiques de la politique allemande, ce qui le conduit à minimiser le rôle des pangermanistes surtout lorsque le livre de von Bernardi, connu en 1912, affiche des intentions belliqueuses. Intéressé par le pays, qu'il parcourt, par les congrès de la paix, le rôle de l'arbitrage, il se fait rappeler à l'ordre par KiderlenWaechter en 1911. La Wilhelmstrasse ne veut plus entendre parler d'un traité, qui, à l'image de ceux signés par la France et la Grande-Bretagne, prévoit le recours à une Cour internationale d'arbitrage en cas de différend. Wilson relance l'idée en 1913-1914 mais à Berlin on reste sourd, ce qui contribue à renforcer aux Etats-Unis l'image d'une Allemagne militariste. Les activités secrètes de quelques Allemands dont Bernstorff n'a pas la responsabilité et les intrigues anti-américaines au Mexique ne sont pas faites pour éclaircir l'horizon.
Doerries, qui consacre les neuf dixièmes de son ouvrage à l'époque de la
grande guerre montre bien que les Etats-Unis entrent dans le conflit à la suite d'un mélange d'incompréhensions, de négligences, de pressions politiques. Un chapitre très nourri analyse les efforts de la propagande allemande. Il montre aussi comment sont gaspillées les possibilités de paix, comment travaillent les agents allemands, comment Wilson accueille le programme de paix allemand du 12 décembre 1916. Jusqu'au bout Bernstorff lutte contre les vues des militaires qui à Berlin veulent la rupture son combat pour tenter de maintenir la neutralité des Etats-Unis aboutit à un échec dont les dirigeants du Reich prennent le risque. La guerre n'a pas brisé la carrière de Bernstorff qui, à l'époque de Weimar, dirige la délégation allemande à la conférence du désarmement de 1926 à 1933 avant de s'exiler à Genève dès la fin de cette conférence.
Ce livre remarquable s'appuie sur une très large documentation les archives
allemandes des Affaires étrangères (Bonn), du Bundesarchiv (Coblence), du
Staatsarchiv (Munich) et une très large bibliographie. Il est évident qu'un tel travail comble une lacune et rendra de grands services.
II. C'est un destin bien différent qu'évoque Harry F. Young. En raison des
polémiques provoquées par ses réflexions sur son ambassade à Londres il comprend que l'Allemagne puisse être considérée comme responsable de la grande guerre le prince Lichnowsky a fait l'objet de jugements contradictoires. En historien et en s'appuyant sur les archives allemandes, autrichiennes, anglaises, et sur des papiers privés, Harry F. Young nous livre une étude qui peut passer pour une réhabilitation d'un diplomate amené à jouer une partie difficile à Londres sans connaître toujours les raisons profondes des dirigeants de Berlin.
Ce grand seigneur entre en 1883 à la wilhelmstrasse. Jeune diplomate, il fait
ses classes à Stockholm, à Constantinople, à Dresde, à Bucarest et à Vienne. Au début de 1900, il devient conseiller à la Direction des Affaires politiques mais peu à peu ses relations avec l'éminence grise de la Wilhelmstrasse, Holstein, s'aigrissent, ce qui le conduit à abandonner une carrière qui semble bien être dans l'impasse en 1904. Pendant huit ans, il mène une vie de gentleman farmer sur ses deux domaines l'un de 8 800 ha en Prusse l'autre de 4 432 ha en Silésie tout en faisant de fréquents séjours à Berlin. Il espère une grande ambassade et ce n'est pas sans amertume qu'il voit Paris, Vienne lui échapper. C'est le vieux Marschall qui succède à Paul Wolff Metternich à Londres, en 1912 sa mort permet enfin à Lichnowsky de se voir offrir ce poste jugé le plus important. Le nouvel ambassadeur, qui arrive dans la capitale anglaise en décembre 1912, a déjà eu l'occasion d'exprimer ses idées dans quelques articles la course aux armements navals ne mène pas forcément à la guerre il est possible d'arriver à un modus vivendi avec la Grande-Bretagne. Le prince Lichnowsky a tout pour réussir à Londres son nom, ses bonnes relations avec l'aristocratie mais aussi avec le monde des affaires, ses contacts cordiaux avec les hommes d'Etat anglais (Asquith, Grey) et les ambassadeurs étrangers (Paul Cambon, Benckendorff). Il a, par contre, de sérieuses divergences de vues avec Berlin. Un premier désaccord se manifeste lors des guerres balkaniques alors que la Wilhelmstrasse appuie les intentions de Vienne créer une Albanie barrant l'accès de la mer à la Serbie Lichnowsky ne manque pas de souligner qu'une telle politique irrite et inquiète Londres. Le prince déploie aussi une grande activité pour faire aboutir un accord difficile sur le partage des colonies portugaises et un accord plus facile sur le chemin de fer de Bagdad. Apôtre de la détente anglo-allemande, il est contré dans son idée d'aboutir à un accord sur la limitation des armements navals par Tirpitz et Guillaume II lui-même. Tout en étant convaincu de la solidité de l'Entente cordiale franco-anglaise il le souligne dans plusieurs rapports il estime avoir, entre décembre 1912 et le printemps 1914, quelque peu éclairci l'horizon angloallemand.
Optimiste, fin juin-début juillet 1914 il est alors en Allemagne il estime
que les puissances de la Triple Entente ne veulent pas la guerre il appartient donc à l'Allemagne de mener une politique pacifique et les autres suivront. De Londres, il multiplie les avertissements, tout en comprenant mal les instructions de Berlin. Se rendant compte du caractère menaçant de la politique des dirigeants allemands, Lichnowsky s'efforce de sauver la paix en alertant ses collègues russe et roumain capables d'exercer croit-il une pression sur la Serbie pour l'amener à accepter l'ultimatum autrichien. Fin juillet, il alerte Berlin sur l'attitude douteuse de l'Italie et tente de dissiper les illusions des dirigeants allemands qui croient encore à une neutralité de la Grande-Bretagne. A la
Wilhelmstrasse, on tronque les dépêches alarmistes de Lichnowsky avant de les mettre sous les yeux du Kaiser. L'ambassadeur appuie vainement les offres de médiation anglaise. Alors que ses collègues Pourtalès à Saint-Pétersbourg et Schoen à Paris n'ont rien fait pour sauver la paix, les efforts de Lichnowsky paraissent méritoires mais son influence sur le chancelier et sur la Wilhelmstrasse est très limitée Berlin reste sourd aux appels à la raison.
Vivement attaqué dès son retour en Allemagne, il réplique par quelques arti-
cles. Rappelé à l'ordre par le chancelier, il se tait mais rédige, en 1916, pour sa famille et ses amis son célèbre Meine Londoner Mission, utilisé plus tard par les Alliés comme preuve de la culpabilité de l'Allemagne.
L'ouvrage de Young est solide, son analyse du rôle personnel de Lichnowsky
semble pertinente et complète heureusement des ouvrages trop partiaux ou insuffisamment documentés.
Raymond POIDEVIN.
Giorgio Rochat, Italo Balbo, aviatore e ministro dell'aeronautica 19261933, Ferrare, Italo Bovolenta ed., 1979, XII-226 p.
Le 28 juin 1940, l'appareil dans lequel a pris place Italo Balbo, maréchal de
l'Air, commandant supérieur des Troupes italiennes en Afrique du Nord, gouverneur de la Libye, est abattu par la DCA italienne au-dessus de l'aérodrome de Tobrouk. L'ancien dauphin de Mussolini a-t-il été abattu parce que devenu opposant au Duce ou parce qu'il rallie les lignes anglaises, préfigurant les abandons de 1943 ? Les documents ne permettent qu'une conclusion venu rejoindre les troupes qui tentent de contenir les Britanniques, l'ancien ministre de l'Air est victime d'une méprise et disparaît alors que les forces aériennes italiennes, loin d'emporter une décision stratégique, sont mises au service de la résistance des troupes à terre, dans une utilisation tactique.
Qu'en est-il du plus jeune des « Quadrumvir » de 1922 ? Giorgio Rochat, à qui
l'on doit de connaître de l'intérieur les armées italiennes entre les deux guerres, s'emploie à remettre en place un homme, une politique et une armée qui, plus que d'autres, ont symbolisé le fascisme. Exploitant l'ouverture des archives militaires, dont il se félicite, l'auteur inscrit son propos dans le thème majeur de l'historiographie italienne présente qu'il a d'ailleurs très largement contribué à créer le fascisme s'identifie à une constante entreprise de propagande.
Certes les réalisations existent, mais leur accomplissement reste subordonné
à la volonté de mise en scène personnelle qui tient lieu de politique. Mussolini a pris la mesure des forces qui s'identifient au système libéral italien et, loin de les affronter, les ménage tout en se rendant indispensable par les satisfactions de gloire apparente qu'il procure au peuple italien socialement contenu. Parmi ces forces, l'Armée et la Marine constituent des bastions solides, fidèles à la dynastie de Savoie. Leur soumission réelle et durable dépend de l'autonomie que leur laisse le Duce. Mais elles restent imperméables au fascisme qu'elles supportent et aux fascistes qu'elles méprisent. A leur côté, l'armée de l'Air, cherche à s'imposer et à devenir la troisième composante militaire mais l'aéronautique italienne ne possède ni tradition organique, ni corps d'active, ni doctrine. Elle reste, avec d'Annunzio comme symbole, l'armée des fortes indi-
vidualités romantiques de jeunes officiers de « complément déçus, tout proche des arditi.
Balbo n'est pas à proprement parler un de ces arditi. Jeune officier de réserve,
chef de peloton d'assaut, il s'est peu battu mais courageusement et s'est révélé bon organisateur autant qu'entraîneur d'hommes. Démobilisé, il est devenu à Ferrare un ras, chef des squadri fascistes avant tout, l'homme des agrariens. Son destin national dépend pourtant de Mussolini qu'il sert fidèlement de 1920 à 1922, puis dans les années difficiles du début du fascisme parmi les chefs de la milice. Sous-secrétaire d'Etat à l'Economie en 1925, il passe à l'Aéronautique en 1926 et en devient ministre de 1929 à 1933. Loin d'être alors promu chef d'Etat-Major comme la logique apparente du fascisme semblait le vouloir, il est envoyé en « exil » en Libye. En réalité, la vraie nature du fascisme empêche de désigner un successeur au chef irremplaçable et surtout de braver le roi, l'Armée, la Marine, voire l'armée de l'Air devenue à son tour une institution traditionnelle et respectable.
Car d'oeuvre essentielle de Balbo reste d'avoir créé et structuré une véritable
armée de l'Air. Lorsqu'il en prend la responsabilité, il succède au général Bonzani, un artilleur, qui, après le fasciste Finzi, a fait passer un souffle de rigueur piémontaise sur la fantaisie héroïque des héros de l'Air. Apparemment la nomination de Balbo donne un gage aux fascistes. Par ses exploits personnels ou collectifs, l'homme répond aux exigences de parade du régime. Mais tandis que les raids spectaculaires placent l'aviation italienne au premier rang des compétitions mondiales, se mettent en place une industrie, une hiérarchie, un système aéronautiques.
Cette force toutefois n'a pas de doctrine d'emploi. La théorie de Douhet sur
« la maîtrise de l'Air », qui suppose de la conquérir avant de l'exploiter stratégiquement pour emporter la décision au loin, inspire la réorganisation mais ne suffit pas à dégager une pensée. Aux côtés d'une force aérienne indépendante, coexistent des unités placées sous le commandement de l'armée de Terre, de la Marine, des Colonies.
Faut-il imputer cette lacune au fascisme et à sa théâtralité ? G. Rochat, sen,
sibilisé comme tous ses contemporains par la subordination de la réalité aux apparences durant les vingt années d'ère mussolienne, le croit. Sans ignorer qu'ailleurs, et pendant la même décennie, une doctrine d'emploi des forces aériennes ne s'est pas davantage imposée. La spécificité italienne ne doit pas masquer l'arrêt, la régression même, dont témoignent partout les années 19191936 après la percée stratégique et tactique de 1918. Le conservatisme des forces traditionnelles apporte certes un élément de réponse. L'explication ne suffit peut-être pas.
Les interrogations que suscitent l'ouvrage en soulignent l'intérêt. Pourquoi
taire le plaisir que donne la lecture de ce livre qui ne prétend être qu'un jalon' ?
A. MARTEL.
1. A noter les annexes (p. 172-222), les notes (biographiques, bibliographiques; statistiques) et l'index.
Marie-Claire Bergère, Capitalisme national et impérialisme. La crise des f ilatures chinoises en 1923, Paris, Editions de l'Ecole des Hautes
Etudes en Sciences sociales ( « Cahiers du Centre Chine », n° 2),
1980, 84 p.
Extraite de la thèse de doctorat d'Etat encore inédite que M.-C. Bergère a
consacrée en 1975 aux problèmes du développement et au rôle de la bourgeoisie dans la crise économique en Chine de 1920 à 1923, cette monographie étudie les effets de la crise sur les filatures de coton, secteur de pointe du développement industriel financé par le capital chinois. Elle analyse minutieusement l'évolution de la dépression qui s'amorce au printemps 1922, apparemment provoquée par les troubles politiques mais amplifiée par la crise de conjoncture internationale, par la stagnation de la production cotonnière et par l'organisation insuffisante du marché intérieur. Sont ensuite mises en évidence l'inégale résistance des entreprises, selon leur nationalité et selon les régions, ainsi que les faiblesses structurelles qui rendent les entreprises chinoises plus vulnérables que leurs concurrentes étrangères faiblesse du capital, insuffisance des fonds de roulement, absence de réserves, poids démesuré des frais généraux. Les mesures provisoires adoptées par les cotonniers chinois au sein de la profession et les interventions qu'ils sollicitent en vain des pouvoirs publics au début de 1923 font l'objet de la dernière partie de l'enquête. On regrettera à ce sujet que l'auteur n'examine pas en détail l'effort de restructuration de la production, mentionné d'une phrase page 67, qui marque malgré tout la vitalité et la capacité d'adaptation des entreprises chinoises en dépit de leurs handicaps. L'expression de « faillite » (p. 5) est certainement trop forte puisque dès 1925 l'activité des filatures connaît un redressement réel et une reprise de son expansion jusqu'en 1931, même si le rythme en est moins « foudroyant qu'entre 1918 et 1922. Il est dommage aussi que l'analyse des effets de la domination semi-coloniale que subit la Chine se borne à évoquer les grands traits de l'offensive économique japonaise sans en disséquer davantage les conséquences exactes sur la crise du textile, d'autant plus que l'enquête relève par ailleurs le fait que les filatures chinoises des provinces du Nord, régions où les Japonais remportaient leurs plus grands succès, ont été beaucoup moins atteintes que celles de la vallée du Yangzi où les Chinois comme leurs rivaux nippons étaient en compétition avec les Anglo-Saxons. Il apparaît donc que la pénétration japonaise exerçait un rôle plus dévastateur à travers le jeu de la libre concurrence qui s'exerçait à Shanghai que par le biais de son monopole industriel et commercial dans le Nord. Malgré les réserves qu'appellent certaines de ses conclusions, un peu hâtives ou trop générales, cette brève étude claire et précise, fondée sur l'utilisation judicieuse de la presse de l'époque et des travaux des historiens économistes chinois, est une contribution de qualité à la connaissance de l'évolution économique de la Chine républicaine.
Marianne BASTID.
Raphael Israeli, Muslims in China. A study in cultural confrontation, Londres et Malmö, Curzon Press, Atlantic Highlands (USA), Huma-
nities Press (Scandinavian Institute of Asian studies monograph
series n° 29), 1980, X-272 p.
Œuvre d'un spécialiste d'histoire chinoise et islamique de l'Université de Jéru-
salem, cette étude sur les musulmans en Chine comporte deux parties une analyse socioculturelle des relations entre musulmans et Han (Chinois au sens ethno-culturel) fondée sur la typologie des rapports entre minorités et majorité formulée par des sociologues américains comme Louis Wirth, G. E. Simpson et J. M. Yinger, puis un examen de la confrontation entre musulmans et Chinois ainsi que des rébellions musulmanes aux XVIIIe et XIX, siècles.
Sans s'arrêter à la préface de C. E. Bosworth qui attribue à la province très
islamisée du Gansu un taux d'alphabétisation de 2 alors qu'il atteint au moins 40 le lecteur avisé sautera allégrement la première partie (126 pages) où, sans avoir même pris soin de préciser qui sont les musulmans en Chine, l'évolution de leurs communautés et de leurs usages, l'auteur reconstitue la psychologie collective de l'Islam chinois depuis le IX" siècle à l'aide d'anecdotes récoltées dans les auberges mongoles par les voyageurs du début de notre siècle. Aucune recherche originale, aucun recours direct aux sources chinoises ou autres n'étaie ses doctes dissertations qui ignorent ou maltraitent les faits et les travaux érudits antérieurs.
Pour la deuxième partie, R. Israeli a puisé dans les remarquables enquêtes
effectuées entre 1870 et 1910 par des Européens comme Vissière, d'Ollone, Vassiliev ou Broomhall, dans la monographie sur les rébellions musulmanes du XIXe siècle publiée en 1966 par Chu Wen-djang et dans les études de J. Fletcher sur l'Asie centrale, enfin dans deux ou trois ouvrages sérieux sur les courants religieux de l'Islam, si bien que la substance est un peu moins décevante. Encore le mépris total de la chronologie ne facilite-t-il pas la lecture et conduit-il à des bévues fâcheuses, telle celle qui consiste à présenter (p. 145) la « nouvelle doctrine » (xin jiao), secte attestée dans le dernier quart du XVIII, siècle, comme l'expression idéologique des violents conflits qui éclatent entre musulmans et Chinois après 1850. L'auteur compare assez longuement les croyances de cette « nouvelle doctrine » qui inspira les chefs de la rébellion musulmane dans les provinces chinoises du Nord-Ouest, avec celles des différentes sectes issues de la Naqshabandyya, mais aussi avec certaines formes du shiisme. Ces parallèles sont intéressants ils seraient pourtant plus convaincants s'ils se fondaient sur une étude rigoureuse des textes et sur la recherche des filiations réelles, au lieu de rester dans le domaine de la spéculation intellectuelle. De même, il est très vraisemblable que le messianisme musulman dans les provinces occidentales de l'empire a été influencé, ainsi que le suggère l'auteur, par le millénarisme des mouvements populaires chinois, mais de là à faire du taoïsme une des sources de l'Islam sunnite (tableau p. 193), il y a un pas hasardeux à franchir. quelle que puisse être la vertu heuristique des « modèles » chers aux sociologues
L'Islam chinois est souvent abordé sous un angle purement politique, celui
des relations entre régions frontalières et pouvoir central. Cet ouvrage a sans doute le mérite d'attirer l'attention sur le contenu religieux et idéologique, de suggérer aussi quelques nouvelles pistes de recherche, telle l'influence possible du réveil musulman de l'Inde du Nord au XIXE siècle. Bien qu'elle soit loin d'être exhaustive et sans erreurs, la bibliographie jointe en annexe rendra des services. Mais il est regrettable que cette publication encouragée par des insti-
tutions scientifiques réputées, si ambitieuse par ses doctrines, apporte de si modestes résultats sur un sujet très riche et encore mal connu.
Marianne BASTID.
D. J. M. Tate, The making of modern Southeast Asia. Volume two The Western impact, economic and social change, Kuala Lumpur,
Oxford, New York, Melbourne, Oxford University Press, 1979, XIII-
618 p.
Bien que l'étude historique des pays du Sud-Est asiatique se soit beaucoup
développée depuis une trentaine d'années, il n'existait pas d'ouvrage d'ensemble solide sur leur évolution économique et sociale à l'époque contemporaine. La synthèse que publie sur ce sujet D. J. M. Tate est donc la bienvenue. Comme le premier volume de la série, consacré à l'histoire politique de la région, celui-ci couvre la période qui s'étend du début du XIX, siècle à 1940.
Un chapitre introductif examine les principaux agents d'évolution liés à la
pénétration occidentale, en soulignant les modifications successives de leur influence extension des moyens de communication modernes, nouvelles techniques de production et d'exploitation agricole et industrielle, progrès de la santé publique, pression de la conjoncture politique et économique internationale, rôle des firmes occidentales implantées localement et de l'immigration chinoise et indienne. Les chapitres suivants sont des monographies par région Indes néerlandaises, domaine britannique et Indochine française, chacune des entités constitutives de ces deux ensembles étant traitée individuellement, Philippines, Thaïlande. Dans Je cas des possessions hollandaises et des Philippines il s'agit d'une analyse de la politique économique coloniale et de ses effets sur les différentes productions ainsi que sur la situation sociale tandis que pour les autres territoires sont étudiés d'abord le développement des productions commerciales essentielles et ses répercussions sociales, puis la réponse locale des autorités coloniales aux problèmes économiques et sociaux.
Chaque chapitre et substantiel, nourri de références utiles. L'exposé des faits
est clair et équilibré. Mais ce bon manuel présente aussi quelques faiblesses. On ne saurait faire réellement grief à l'auteur du caractère assez rudimentaire des analyses sociales, puisqu'il prévoit un troisième volume consacré aux conséquences sociopolitiques de l'occidentalisation. En revanche, même si les faits politiques ont été abordés dans le premier volume, quelques brefs rappels ne seraient pas superflus pour éclairer certains points le rattachement administratif de la Birmanie à l'Inde n'est même pas évoqué, bien qu'il ait fortement pesé sur la politique britannique dans la région la Chartered Company of British North Borneo apparaît p. 283 sans qu'aucune explication ne soit fournie au lecteur sur son origine et sa nature. La bibliographie, volontairement très sélective, n'est pas toujours choisie le plus judicieusement on s'étonnera que pour les trois pays de l'Indochine française ne figure qu'un seul titre en français, qui n'est ni le meilleur ni le plus utile mais la bibliographie sur les Philippines et les Indes néerlandaises omet également d'importants travaux publiés en anglais. L'ouvrage est illustré de bonnes cartes des productions, des voies de communication, des densités de population, et de graphiques relatifs aux sur-
faces cultivées et aux principales exportations en revanche le corps des chapitres manque souvent de précisions chiffrées, qu'il s'agisse des investissements, du commerce extérieur, du nombre des entreprises, de la répartition de la propriété foncière. C'est une vue trop simplificatrice que de décrire le développement de l'économie coloniale aux XIX" et XX* siècles sans donner le moindre aperçu du système économique antérieur ni prendre en compte l'influence qu'ont pu exercer par la suite les particularités locales de ce dernier. Le problème de l'interaction et de la coexistence entre économie traditionnelle et économie commerciale moderne est quasiment négligé le lecteur n'est nullement informé des thèses et controverses auxquelles a précisément donné lieu l'interprétation de ces ;phénomènes dans le Sud-Est asiatique. Les fluctuations successives du développement économique colonial et leurs caractéristiques ne ressortent pas nettement. A plusieurs reprises sont mentionnées les dépressions mondiales, mais sans analyse systématique de leurs différentes répercussions dans les pays du Sud-Est asiatique. Un des défauts majeurs de ce livre est en effet d'isoler à l'extrême l'évolution de chacun des territoires coloniaux. Ni comparaisons ni rapprochements ne sont établis, si bien que manque, par exemple, aussi bien une vue d'ensemble de l'action coloniale britannique que la perception de son rayonnement différentiel. Hormis les rapports entre les Straits Settlements et les Etats de la péninsule malaise, les liaisons régionales elles-mêmes sont totalement passées sous silence, sans que l'auteur se soit du reste soucié de cerner exactement les contours du réseau économique rattachant chaque territoire à sa métropole. Si la réflexion n'y est donc pas aussi approfondie qu'on l'attendrait, cet ouvrage général fournit cependant une information de base sûre et d'accès aisé, qui rendra d'incontestables services.
Marianne BASTID.
ArcTzipel 18. Etudes interdisciplinaires sur le monde insulindien, Paris, 1979, 318 p.
Ce numéro spécial de la revue Archipet est consacré aux Commerces et navi-
res dans les mers du Sud et s'articule en trois parties chronologiques VIIP-XV* siècles, XVIe-XVIIIe siècles et époque contemporaine. Dix-sept articles dus aux meilleurs spécialistes du monde malais apportent, pour chacune de ces périodes, soit le bilan de récentes découvertes, soit une contribution originale à l'étude de certaines questions.
La première partie nous donne sous la plume de Janice Stargardt les enseigne-
ments que l'on peut tirer des fouilles archéologiques menées ces années dernières en Malaisie et spécialement à Satingpra qui semble bien avoir été, jusqu'au XIV, siècle, une sorte de Singapour, plaque tournante du commerce maritime. Très instructive aussi est la découverte d'un navire chinois du XIIIe siècle, retrouvé avec toute sa cargaison en rade de Zaïtun, car il nous montre l'étendue déjà atteinte à cette époque par le trafic au long cours entre Chine et Insulinde. Jacques Dars a extrait de sa thèse une excellente étude sur les progrès techniques réalisés par la marine chinoise sous les Song et les Yuan. Dès de IX, siècle, les Chinois savaient construire ces jonques de haute mer atteignant quelquefois 1250 tonnes qui feront l'admiration de Marco Polo. C'étaient en effet des navires techniquement remarquables, déjà munis d'un gouvernail compensé,
formule qui ne sera adoptée en Europe qu'au milieu du XIX* siècle. Mais si les Chinois étaient de brillants ingénieurs, ils avaient aussi de bons marins comme le prouve l'étude de J. V. Milles sur le routier maritime chinois du XVI, siècle conservé à Oxford qui montre combien les pilotes du Céleste Empire connaissaient l'Insulinde entre Sumatra et Timor.
Basée sur les sources archivistiques européennes, portugaises, espagnoles
et hollandaises, la seconde partie, sous la plume de Luis F. Thomaz et de Geneviève Bouchon, explique les structures du commerce portugais et analyse la manière habile avec laquelle les négociants de cette nation se sont insérés dans les circuits commerciaux locaux sans les bouleverser. Peu soucieux du statut juridique de leurs comptoirs, ils bâtissent une sorte de thalassocratie plus tard nuancée d'impérialisme religieux qui ne provoquera qu'une emprise assez lâche, donc fragile, surtout en Indonésie, ce qui explique la facilité avec laquelle cet « empire p portugais succomba sous les coups des Hollandais. Nous voyons ainsi les marchands portugais acheter des parts dans des jonques malaises et s'initier, vers 1512-1520, lors de premiers voyages à Pasai et à Pégou, aux subtilités du commerce d'Inde en Inde qui va prendre une importance croissante dès la seconde moitié du XVI, siècle. C'est à ce trafic entre Batavia et la Chine aux XVIP et XVIIIe siècles que Léonard Blussé a consacré une substancielle étude qui remet en perspective les affaires de la VOC, moins uniquement axée sur l'Europe qu'on ne l'a écrit en oubliant le fort courant qui reliait Batavia à la Chine du Sud.
H. Jacobs, s'appuyant sur de nouvelles découvertes d'archives, élucide
l'affaire du massacre par une flottille javanaise de l'équipage d'un galion portugais en route vers les Moluques en 1580 tandis que C. R. Boxer et P. Manguin évoquent la première expédition espagnole vers l'Irian en 1581-1582.
L'époque contemporaine fait l'objet également d'études apportant des éclairages nouveaux sur plusieurs points. Jim Warren insiste sur l'importance géographique et historique de l'archipel de Sulu qui, dès la seconde moitié du XVIIF siècle et jusque vers 1890, constitua un pont entre le monde maritime musulman d'Indonésie et les Philippines christianisées à dominante agricole, et, par conséquent, un point stratégique essentiel.
Utilisant les riches sources hollandaises, et reprenant une communication
faite en 1975 au Congrès de San Francisco, Denys Lombard élucide la question de la piraterie malaise au XIXe siècle et décrit amplement les foyers principaux, les réseaux, les bases, les itinéraires et les forces en présence. Réformant des vues trop simplistes, il montre qu'il s'agissait en fait « d'un véritable système économique et non pas seulement d'un trafic interlope et marginal ». Très activement complices, les princes musulmans de l'archipel, surtout les sultans de Bornéo, finançaient les armements, commercialisaient les prises ou touchaient des commissions. Des réseaux très perfectionnés se camouflaient sous de pacifiques activités de pêche pour se livrer au trafic d'esclaves. Remarquablement organisés, ces pirates disposaient de toute une industrie d'armement, utilisaient des navires parfaitement adaptés à leur genre d'activités et avaient bien mis au point une tactique d'attaques par meutes qui les rendait redoutables. Les efforts de reprise en main tentés par les Hollandais après 1815 ne portèrent que lentement leurs fruits dans une lutte contre des gens insaisissables et il faudra attendre l'apparition des navires à vapeur pour qu'une sécurité, relative comme de récents événements viennent de le démontrer, s'établisse dans ces mers où la multiplicité des îles favorise tant la guerilla navale.
Dans une étude sur la flotte marchande de Java entre 1820 et 1850, F. J. A.
Broeze remarque que plus de la moitié du tonnage demeurait la propriété d'armateurs locaux, pour la plupart arabes. Malgré les bouleversements provo-
qués par la vapeur, la navigation à voile a conservé un rôle appréciable et assure encore aujourd'hui une part notable des échanges commerciaux dans l'archipel. Le matériel naval n'est pas oublié et deux chapitres sont consacrés aux bâti-
ments utilisés aux Célèbes et aux îles Maldives.
En conclusion, Jean-Pierre Gomane expose clairement l'importance géostra-
tégique de la « mer de Chine méridionale », Méditerranée asiatique qui constitue aujourd'hui « un des points focaux des relations maritimes mondiales ». Presque tout y est dominé par des problèmes maritimes, sources de contentieux régionaux complexes qui rendent souvent difficile la coopération entre les Etats intéressés. Exceptionnellement riche de substance sous un volume relativement modeste,
ce recueil devrait susciter de nouvelles recherches. Il serait souhaitable, par exemple, que l'on songeât à exploiter l'abondante documentation contenue, aux Archives de la Marine, dans les papiers des divisions navales des mers de Chine et d'Extrême-Orient. Les officiers de marine du XIXE siècle étaient en général d'excellents observateurs des hommes et des faits. Il y a beaucoup à tirer de leurs témoignages.
Etienne TAILLEMITE.
Guida delle fonti per la storia dell'America latina esistenti in Italia (a cura di Elio Lodolini). Roma, 1976, 404 p.
Cet ouvrage très important fait partie d'un ensemble dont la mise en œuvre
est due à l'initiative de l'Unesco et du Conseil international des Archives qui décident en 1959 d'un commun accord de constituer des Guides pour Ies sources de l'histoire des Nations. Ces ouvrages de référence, qui visent à faciliter la recherche historique des pays du Tiers Monde, sont destinés au public soucieux de connaître les sources documentaires essentielles à l'histoire de l'Amérique latine, de l'Afrique, de l'Asie et de l'Océanie, sources dispersées dans les archives et bibliothèques du monde entier. Treize volumes sont prévus pour l'Amérique latine le Comité technique international décide de prendre en considération les pays latino-américains indépendants et les territoires qui ont appartenu à une certaine époque à l'Espagne, au Portugal et à la France, pour la période comprise entre la découverte de l'Amérique et le début de la première guerre mondiale. Déjà huit ouvrages sont publiés, qui concernent .respectivement les fonds conservés en Espagne (deux volumes 1966-1969), en Belgique (1967), dans les Pays-Bas (1968), en Suède (1968), au Danemark (1968), dans la République fédérale allemande et dans la République démocratique allemande (1971), aux Etats-Unis (1961) et en Grande-Bretagne (1973). L'importance des fonds de la péninsule italienne a fait prévoir trois volumes les archives du Vatican ont permis de constituer le premier paru en 1970, le second celui qui nous intéresse concerne les fonds rassemblés dans la capitale, le dernier couvrira le reste de l'Italie. Il y a en effet des Archives d'Etat dans chacun des 95 chefslieux. Sur le nombre figure une dizaine de capitales d'anciens Etats (Royaume de Sardaigne, République de Gênes, République de Lucques, République de Venise, Grand-Duché de Toscane, Royaume de Naples, etc.), qui, des siècles durant, eurent des gouvernements et une diplomatie très diversifiés mais toujours à l'affût de ce qu'il advenait au-delà des mers. Après l'unification les archives des anciens Etats sont restées dans leur lieu d'origine.
Tous les chercheurs qui travaillent dans le domaine italien s'accordent à
reconnaître que l'exploration est rendue malaisée par la masse des documents accumulés et par la complexité des organismes susceptibles de fournir une documentation. Conscient de ces difficultés, l'Etat italien décide en 1974 la création d'un Minisiero per i Beni culturali e ambientali ce ministère regroupe désormais la direction générale des Académies et Bibliothèques, la direction générale des Antiquités et des Beaux-Arts, enfin la direction générale des Archives d'Etat qui relevait antérieurement du ministère de l'Intérieur. Sous l'égide de ce nouveau ministère sont ainsi rassemblées dans ce volume toutes les sources qui se trouvent dans les archives, dans les bibliothèques et dans les musées de Rome. Tout est mis en œuvre pour faciliter l'approche, le souci pédagogique est aussi évident que la rigueur scientifique de l'équipe qui a travaillé sous la direction de Elio Lodolini. Les lieux et les modalités de consultation des documents sont indiqués, ainsi que les heures et jours d'ouverture, fort disparates puisque les fonds considérés appartiennent à des organismes privés (Camera di Commercio, Banca d'Italia), à des sociétés culturelles (Società Geografica, Società Dante Alighieri), à des musées publics et privés (Museo centrale del Risorgimento, Galleria di Palazzo Spada). Des introductions fournies précèdent l'analyse de chaque ensemble de documents. Les fonds les plus considérables se trouvent à l'Archivio di Stato (p. 99-251) et dans les différentes bibliothèques (p. 325-405), la plus riche étant la Biblioteca Nazionale Centrale, où se trouvent regroupés les fonds de l'ancien Collège romain des Jésuites. L'ampleur de la documentation est telle que le résultat de l'enquête menée est opératoire, même si le plus souvent les données présentées résultent de sondages, un nombre incalculable de documents n'étant pas encore répertoriés. Il a fallu opter pour une présentation liée à la topographie. Il est vrai que l'Archive d'Etat à lui seul occupe 50 kilomètres de rayonnages.
Les critères actuels sont différents de ceux qui servirent de base à une entre-
prise analogue quinze in-folios, publiés en 1892 à l'occasion du quatrième centenaire de la découverte de l'Amérique. Une large part était faite aux documents concernant Christophe Colomb, Amerigo Vespucci, Antonio Pigafetta, etc., pour commémorer l'action des grands explorateurs italiens, symbole de l'initiative hardie que devait, comme jadis, témoigner l'Italie unifiée depuis vingt ans signe de ralliement pour un peuple désireux de retourner aux sources. Près d'un siècle plus tard d'autres jeunes nations souhaitent mieux connaître leurs origines et affirmer leur identité par une connaissance approfondie de leur passé. Au-delà de son apparence érudite l'ouvrage actuel et son propos ouvrent des perspectives étonnantes à l'historien, mais aussi au juriste, à l'économiste, au géographe et au linguiste, que corroborent les documents conservés par le Saint-Siège, déjà présentés par Laios Pasztor (Guida delle fonti per la storia dell'America Latina negli archivi della Santa Sede e negli archivi ecclesiastici d'Italia, Città del Vaticano, 1970, 665 p.). La densité du livre fait regretter l'absence d'un index, mais cette lacune sera comblée lorsque l'ensemble du projet de l'Unesco sera réalisé, puisque le dernier volume prévu (vol. XIII) sera tout entier consacré à des index généraux. Tel quel l'ouvrage est un guide incomparable, véritable fil d'Ariane pour parcourir le labyrinthe des archives et bibliothèques de la capitale italienne.
Un compte rendu ne peut donner qu'un aperçu de sa richesse.
L'un des premiers indices de la curiosité soulevée par la découverte du Nou-
veau Monde et de la perception immédiate de son importance est la présence d'ouvrages écrits dès le premier voyage du navigateur gênois l'ouvrage De Insulis Indiae supra Gangem nuper inventis, publié à Rome par Planck, est de 1493 une édition se trouve à la Biblioteca Vallicelliana, la bibliothèque des Ora-
toriens (p. 383), un autre à la Bibliothèque nationale (p. 374), un autre encore à la Bibliothèque universitaire (Biblioteca Alessandrina), fondée en 1661 par le pape Alexandre VII et ouverte au public dès 1670. Au même endroit, une salle dessinée par Borromini, existe aussi une édition du Murtdus novus (publié sans lieu ni date mais en réalité à Venise en 1503), relation du voyage de Amerigo Vespucci (1501-1502), sous forme de lettre adressée à Lorenzo di Pier Francesco de'Medici (p. 387). Les nouvelles se répandent rapidement parmi les personnes cultivées (cf. Bibliothèque nationale, ms. Sessoriano 413/38 (2077) ). Ces trésors bibliographiques ne sont point isolés les ordres religieux, qui sont à l'origine de ces fonds, sont à la fois missionnaires et enseignants, et leur double vocation justifie leur intérêt pour la configuration du nouvel espace. Un vaste matériel est entreposé, manuscrit ou imprimé cartes, atlas et globes terrestres figurent dans toutes les collections il s'en trouve beaucoup aux Archives d'Etat (p. 217) mais la Società geografica italiana, créée à Florence en 1867 et transférée à Rome en 1872, possède la collection la plus importante de cartes. Dès 1508 les Géographies de Ptolémée font état des nouvelles découvertes et des résultats des navigations de Christophe Colomb et de Amerigo Vespucci, concentrés sur l'une des 34 cartes de l'ouvrage. Les cartographes mettent à jour continuellement les tracés du littoral et des voies maritimes, le titre même donne à entendre que les savants et les hommes politiques de l'époque perçurent d'emblée l'importance de l'événement Claudius Ptolemaus, Geographiae Cl. Ptolemaei a plurimis viris utriusque linguae doctissime emendata et cum archetypo graeco ab ipsis collata. Sclxemata in demonstrationibus suis correcta a Marco Beneventano. et Joanne Cotta Veronensi viris mathematicis consultissimis. Figura de projectione spherae in plane. Planisphaerium Cl. Ptolemaei noviter recognitum et diligentissime emendatum a Marco Beneventano Monacho caelestino. Nova orbis descriptio ac nova oceani navigatio qua Lisbona ad Indicum pervenitur pelagus Marco Be.neventano Monacho caelestino aedita, Romae, per Bernardinum Venetum de Vitalibus, 1508. En 1511 une édition vénitienne, en rouge et noir, ajoute aux 27 cartes traditionnelles une mappemonde moderne qui introduit des éléments nouveaux dans la toponymie et le tracé, empruntés aux cartes nautiques et aux récits des voyageurs (p. 343). Lorsque paraît, en 1548, la première édition en italien et sous petit format, aux 27 cartes de Ptolémée s'ajoutent 34 cartes dessinées par le Piémontais Giacomo Gastaldi (1500-1568), cartographe de la République de Venise. Les deux types de cartes, concordant au système de Ptolérriée ou aux conceptions « modernes », sont présentées en alternance, et pour la première fois un groupe de cartes concerne le Nouveau Monde (Cl. Ptolemaeus, La geografia. con alcuni comenti aggiunti da Sebastiano Münstero. con le tavole non solamente antiche e moderne solite di stamparsi, ma alfre nuove aggiuntevi di Messer Jacopo Gastaldo. ridotta in volgare italiano da M. Pietro Andrea Mattiolo. Venetia, per G. B. Pedrezano, 1548) (p. 343). La dernière édition où figurent les carte antiche n de Ptolémée est imprimée à Padoue en 1621, la grande ville universitaire. Caractéristiques la rapidité de transmission que nous croyons parfois être un privilège du XX, siècle et la permanence des traditions pédagogiques, qui hésitent longuement à se défaire des richesses d'un patrimoine. L'analyse trop rapide ne permet pas de s'attarder aux éditions multiples des grands géographes européens Jan Blaeu, Jan Jansson, Gerard Kremer (dit Gerardus Mercator), Coronelli, etc., acquises par les grands ordres religieux, les Dominicains (Biblioteca Casanatese), les Augustiniens (Bibliofeca Angelica), les Oratoriens (Biblioteca Vallicelliana), les Jésuites et les autres congrégations romaines (Biblioteca Nazionale Centrale Vittorio Emanuele II). Le Nouveau Monde si vaste, ressenti par tous comme étrange et complexe, exerce une véritable fascination. Plus tard les représentants des diffé-
rents ordres sont tenus, de par leur règle, d'envoyer régulièrement au supérieur général leurs appréciations sur les conditions de leur évangélisation leurs comptes rendus de visites pastorales, leur appréciation des réussites et des difficultés, la description des moyens mis en œuvre nous offrent une documentation très variée, qui s'efforce de répondre aux suggestions envoyées de Rome. Ainsi un manuscrit du XVII, siècle reprend des ordonnances envoyées aux missions de la Compagnie au Brésil de 1552 à 1614 (Ordens de Roma tiradas do livro onde estao copiadas dasquais se nao achavao originais no Cartorio ms. Gesuitico 1255/10 (3384) ). Beaucoup se réfèrent à une réalité très spécifique, beaucoup plus intéressante que des instructions génériques un manuscrit de 1577, traduction en italien d'un original espagnol, renseigne sur la Province du Pérou en général, sur les deux collèges de Lima et Cuzco, sur les résidences de Santiago, Juli et Potosi le père provincial joint des lettres que lui adressent onze jésuites, en vue de lui faire mieux connaître les dispositions des indigènes (ms. Gesuitico 1409 (3538) ). Plus tard certains manuscrits constituent de vraies monographies sur telle ou telle tribu d'Indiens les descriptions des types physiques, des coutumes familiales, des jeux et des rites reprennent parfois des textes élaborés précédemment mais reflètent toujours l'expérience de quelqu'un installé dans une région déterminée, pour une mission très précise. Il ne s'agit pas d'impressions de voyageurs pressés d'atteindre d'autres lieux mais d'évocations et de suggestions faites par des hommes qui connaissent de l'intérieur d'autres hommes qui leur ont enseigné leur langue. Plusieurs manuscrits ne se contentent pas de donner des prières (Pater, Ave, Credo) en langue Cochimi ou Araucani mais citent des pages entières de catéchisme en langue indienne (Breve relacion de los Indios de Chile, ms. Gesuitico 1407 (3336), et Miguel Barco, Correcciones y addiciones a la Historfa o Noticia de la California. 1757, ms. 1413). Dans un autre fond, 10000 fiches, rassemblées au XIX, siècle, de format varié, sont le fruit d'un long séjour parmi les Algonquins (A. Thavenet, Ebauche d'un dictionnaire algonquin-français, Fondo SS. Apostoli 14.15 (350, 351) ). Le même Thavenet propose en 1843 une Grammaire algonquine, accompagnée de traductions de l'Ecriture sainte, de deux longs manuscrits de 127 pages en langue algonquine d'un P. Durocher, enfin de correspondances sur le même sujet (Fondo SS. Apostoli 16 (352) ). Tous ces derniers manuscrits sont rassemblés à la Bibliothèque nationale mais les partisans de la médecine douce trouveront à la Società geografica italiana un traité sur les vertus des plantes médicinales du Paraguay, avec 89 dessins à la plume en pleine page, qui contient un fragment d'ouvrage médical en langue quarani qu'un linguiste n'eût pas pensé découvrir ici (Trattato in lingua spagnola sulle virtû medicinali di piante indigene nelle 11lissioni del Paraguay). Le manuscrit donne même les doses pour les préparations, et leurs vertus.
Des centres d'intérêt différents sont l'occasion des manuscrits et documents
du XIX, siècle. Les plus connus et les plus étudiés sont sans doute ceux qui ont trait aux séjours et à l'activité de Garibaldi en Amérique du Sud. La souscription du million de fusils pour Garibaldi donne lieu à des lettres qui annoncent les sommes envoyées ou qui remercient de la générosité, sans oublier celles qui demandent des comptes sur l'utilisation des fonds (par exemple dans les fonds Cuneo conservés à la Biblioteca dei Lincef o Corsiniana). Giovanni Battista Cuneo (1809-1875) est l'un des premiers inscrits à la Giovane Italia de Mazzini; compromis, il émigre en 1833 mais poursuit en Amérique du Sud sa propagande républicaine et italienne. Il fait partie de ces nationalistes qui préparent et vivent les événements de 1848 (il est même élu député au Parlement de Turin), mais qui ne s'adaptent pas à la vie politicienne il repart très vite pour Buenos-Aires. Sa destinée est exemplaire, les documents rassemblés évoquent celle des « sans-
voix qui militèrent dans les rangs de la Légion italienne sous le commandement de Garibaldi et qui formèrent ensuite la Legione agricola Militare, qui opéra dans la région de Bahia Blanca. Ces pièces, même anecdotiques, permettent de percevoir certaines données du Risorgimento liées à la présence italienne en Amérique du Sud, terre d'exil et de déportation. A la veille de la prise de Rome (1870) les brigands (qui se constituent) sont envoyés à Montevideo dans le cadre de la lutte contre le brigandage, à la suite d'une Promessa del Governo pontificio du 25 janvier 1869 (Roma, Archivio di Stato, Ministero di Polizia, b. 2729, anno 1866, fasc. 8259 b. 2918, anno 1869, fasc. 12746 cité p. 183-184). Mais depuis longtemps les condamnés politiques sont déportés par exemple le 9 février 1837, une note de la Gendarmerie pontificale signale le départ de 63 détenus politiques, et le rapport mensuel donne le chiffre de 113 personnes embarquées les détenus politiques et leur famille et des émigrants volontaires (ibid., Gendarmeria Pontificia, b. 6; b. 201). Les fonds de la Gendarmerie pontificale ne sont pas inventoriés, ils sont classés selon l'ordre chronologique, tandis qu'un index alphabétique des fonds du Ministero di Polizia permet un accès facile dès lors que la recherche concerne une personne déterminée de la même manière les arcanes des fonds notariés s'ouvrent plus de 50000 volumes qui s'étagent du XIVe au XIX, siècle pour qui connaît le nom du notaire qui a passé tel ou tel acte (Archivio di Stato di Roma, Uf fici dei Trenta Notari Capitolini).
Le chercheur trouve au Museo Centrale del Risorgimento des repères pour
faciliter sa tâche, des fichiers pour les correspondances avec les noms des expéditeurs et des destinataires et des mines de renseignements dans les fonds Garibaldi, Lemmi, Massari, Fabrizi et Zambianchi à titre d'exemple dans le fonds Lemmi, une liste d'émigrés italiens avec leur profession (Lemmi, fasc. 395 (5) ). Une recherche minutieuse permet d'étudier à travers les diverses collections des documents relatifs à l'activité politique, militaire et commerciale des émigrés (p. 254), comme leurs liens avec les loges maçoniques américaines ou bien l'organisation d'écoles italiennes (p. 270 et suiv.). Dans le fonds Mancirci existe une série de pièces concernant le droit international privé et les « normes communes pour la condition civile des étrangers », en particulier au Pérou. Au fil des pages sont toujours indiquées les données bibliographiques essentielles, en particulier les ouvrages fondamentaux de Elio Lodolini sur les Archives d'Etat, et ceux de Emilia Morelli sur le Museo Centrale del Risorgimento.
Au terme de ce survol d'un ouvrage de référence désormais indispensable,
l'intérêt ne peut qu'être éveillé pour maintes terres inconnues, maints domaines inexplorés qui attendent de l'être, grâce à des explorateurs expérimentés qui ont ouvert la voie. Ce livre austère permet aussi de rêver, aux 6 navires corsaires français qui, en 1711, vendent à Cadix le butin pris à des navires anglais (Archivio di Stato, Misce.llanea di carte politiche e riservate, Materie delle Indie, fasc. 60 b. 9) (p. 207), « aux vaisseaux de Sa Majesté Catholique qui dans les mers du Mexique se sont emparés de trois navires hollandais flibustiers » butin, un million de piastres (ibid., b. II, fasc. 477, 1725) (p. 209), ou simplement au policier zélé qui crut bon de confisquer un roman d'Alexandre Dumas à un Chilien débarqué à Livourne, arrivant à Rome par le train en février 1867. mais le livre fut restitué à son propriétaire (Ministero di Polizia, Sorveglianza dei provenienti dall'estero, b. 692, fasc. 12363) (p. 190).
Anne MACHET.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Philip Whitting (Editor), Byzantium, An Introduction, new edition, Oxford,
Basil Blackwell, 1981, 178 p., 16 pl., 15 cartes et plans. La première édition avait paru en 1971. Celle-ci ne comporte pas de changements dans le texte, divisé en six chapitres répartis chronologiquement de 324 à 1453, confiés à C. Stevens, D. Nicol, C. Mango, R. Jenkins, A. Bryer, J. Gill, et un septième consacré à l'art et l'architecture qu'a écrit Ph. Whitting. Les cartes, plus nombreuses, ont été refaites et plusieurs témoignent d'un effort intéressant (cartes des cultures, produits et routes des grands saints du monde byzantin des Eglises). Les bibliographies, très courtes, ont été un peu complétées. Ce petit livre ne veut être qu'un « livre pour les commençants » il a depuis dix ans bien rempli cet office, et son succès témoigne du développement rapide des études byzantines, dans les pays anglophones comme dans la plupart des autres pays. L'Introduction fait d'ailleurs remarquer, avec raison, que ce sont les œuvres d'art, mieux connues grâce notamment à la facilité des voyages, qui sont à l'origine de ce développement, et que l'histoire proprement dite en a été après coup le bénéficiaire il était en tout cas grand temps qu'on cessât de ne connaître Byzance qu'à travers les controverses partisanes sur le schisme, ou la déformation héroïque des croisades.
P. L.
Catherine Christophilopoulou, Histoire byzantine (en grec), II, 610-867, Athè-
nes, 1981, 405 p., 2 cartes. Nous avons annoncé en son temps (1975) la parution du tome premier, 324-610, de cette nouvelle Histoire de Byzance, écrite par la titulaire de la chaire d'histoire byzantine de l'Université d'Athènes, et destinée en premier lieu aux étudiants. Voici le deuxième tome, conçu comme le précédent selon un plan essentiellement chronologique, du moins pour les douze premiers chapitres Héraclius et la guerre contre les Perses, les Arabes, l'iconoclasme, Léon III et ses successeurs jusqu'à la mort de Michel III. Viennent ensuite des chapitres consacrés au régime impérial, à l'administration centrale, à l'administration provinciale et aux thèmes, à l'armée et la marine, à l'économie urbaine et à l'économie mrale, à la société, aux éléments étrangers et à l'installation des Slaves dans les Balkans, à la civilisation. L'exposé est clair, classique, bien informé des travaux récents.
P. L.
Revue historique, CCLXVI/1
André N. Stratos, Byzance au VIIe siècle. II Les premiers Héraclides et
la lutte contre les Arabes, Lausanne, Payot, 1980, 304 p., cartes et ill. Ce volume couvre essentiellement le règne de Constantin Pogonat (641-668) et ses réponses à la conjoncture politique tant en Orient qu'en Occident pression arabe, infiltration slave dans la péninsule balkanique, question italienne et notamment conflit monothélite. Stratos donne l'impression de ne rien ignorer des sources (mais pourquoi prendre au sérieux les lettres de Grégoire II à Léon III ?) et d'avoir tout lu des études relatives à la période. Dans cette mesure, ses références constituent une mine bibliographique. Pour méritoire qu'elle soit, l'entreprise reste celle d'un autodidacte et d'un amateur. L'auteur ne manque pas une occasion d'opposer sa lecture du document à celle des historiens confirmés déductions, vraisemblances, humeur (voir son appréciation minimisante de la pénétration slave, son dénigrement de Maxime le Confesseur et du pape Martin, etc.) l'entraînent à des jugements tranchants du genre « les points de vue qui ont prévalu ne s'accordent pas avec la vérité historique » (p. 114). Le traducteur, dans l'ensemble honnête, est peu familier avec la terminologie de circonstance évêque devient archiprêtre empereur roi, et co-empereur coroi excommunication, aphorisme la « Relation de l'action judiciaire est curieusement traduite « Explication du mouvement » (p. 132, n. 1). Bref, cet ouvrage témoigne d'une noble et laborieuse curiosité trop peu récompensée.
Jean GOUILLARD.
Hannes Moehring, Saldin und der Dritte Kreuzzug. Aiyubidische Strategie
und Diplomatie im Vergleich vornehmlich der arabischen mit den lateinischen Quellen, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, XII-250 p. gr. in-8°, 1980. II s'agit de la version révisée d'une dissertation présentée par le jeune auteur en 1977 (date qui excuse l'absence d'une ou deux références récentes). Elle témoigne d'un certain renouveau d'intérêt, en partie sous l'influence du Pl Hans Mayer, pour les Croisades et l'Orient latin à la connaissance desquels les pays de langue allemande avaient tant contribué au XIX* siècle. Hannes Moehring a visiblement été formé aux saines méthodes de l'érudition et de la critique des textes. On ne saurait lui reprocher d'avoir encore quelques traits de débutant (p. ex. une bibliographie surchargée d'ouvrages sans aucun rapport avec le sujet). Le titre donne une idée trop large du contenu réel du livre le mot « stratégie » sʼy entend exclusivement des relations internationales et non des méthodes d'action militaire. Surtout il n'est question que de la première période de la Troisième Croisade qui ne met en cause les relations de Saladin qu'avec Barberousse et les Allemands, sans s'occuper de la Croisade de Philippe Auguste et de Richard Cœur de Lion. Dans ces limites le travail de H. M., sans rien renouveler fondamentalement, donne un exposé minutieux et solide des faits, et en particulier une étude critique de la lettre prétendûment écrite par Saladin à l'empereur. Parmi les autres relations extérieures du sultan, on eût pu faire une meilleure place aux villes marchandes italiennes et à leurs relations commerciales avec l'Egypte. Allusion aurait pu être faite aux sources syriaques et arméniennes, à la traduction de la Conquête de Jérusalem de 'Imad addin par Henri Massé, au Bustan et au Traité d'armurerie composé pour Saladin, que j'ai publiés jadis. Il n'aurait peut-être pas été hors de propos de dire un mot de la politique de Saladin envers ses Juifs et ses Grecs melkites.
CI. C.
J. L. Van der Gouw, Rekeningen van de Domeinen van Putten 1379-1429
(Rijks Geschiedkundige Publicatiën, Grote Serie, n'a 170 et 171), La Haye, M. Nijhoff, 1980, 2 vol., XXXVIII + 498 + 620 p. La seigneurie de Putten, au XIV* siècle, prenait en écharpe plusieurs îles aux embouchures du Rhin et de la Meuse, en face: de Rotterdam, un peu de biais, en direction du sud-sud-ouest. Celle de Strien, limitrophe, lui fut rattachée par mariage en 1361. Ce que nous avons ici ce sont les comptes des domaines (un seul pour Strien) tenus et présentés par les receveurs des rentes à l'époque de deux seigneurs, Zweder et Jacob van Abcoude-Gaesbeek. Les revenus consistaient en droits sur les gorsen les laisses alluviales au pourtour des digues, en dîmes des grains concédées à titre héréditaire par les chanoines d'Utrecht, en droits de pêcherie dans les fleuves et, enfin, en misceltanea censes, redevances de moulins, de digues, etc., d'un montant assez élevé. Un deuxième chapitre concerne les dépenses effectuées par les receveurs aussi bien pour la gestion de leur charge que pour certains travaux exceptionnels (après des inondations, par exemple), les fournitures et les transferts aux seigneurs eux-mêmes. Les comptes étaient dressés en forme simple, en distinguant bien chaque poste et avec des parties spéciales pour les arriérés,. A la fin du chapitre des dépenses, le receveur faisait leur somme et mettait en regard celle des recettes, dégageant ainsi ce dont il était éventuellement encore redevable (le solde) ou, au contraire, ce qu'il avait déboursé de trop. La reddition des comptes avait lieu au manoir de Geervliet en présence des commensaux ou des « amis du seigneur. La gestion pouvait être contestée et le receveur condamné.
L'intention ouvertement exprimée de l'éditeur a été de contribuer à la con-
naissance du monde paysan en Hollande au Moyen Age dont il déplore qu'il ait été trop négligé, éclipsé par ceux qui tenaient le devant de la scène prêtres, seigneurs, officiers, marchands, lettrés, etc., et vivaient de lui. Les receveurs des droits (renmeestes), d'ailleurs, appartenaient aussi, selon J. L. Van der Gouw, au groupe des dominants, au moins au titre de « coqs de village ». Le but est rempli dans la limite du document, évidemment, c'est-à-dire que l'on connaîtra bien dorénavant les servitudes pesant sur les paysans au titre de la seigneurie. Faute de points de repère (et pour cause !), il est difficile de dire si la charge était lourde ou légère. Côté seigneurs, on est limité d'autre manière car les heren de Putten et de Strien possédaient d'autres domaines, dispersés en Hollande, dont nous n'avons pas les comptes. Leur revenu global est donc inaccessible. La publication se circonscrit à la seule seigneurie de Putten. Et c'est dans ce cadre que pourraient s'ébaucher, comme le souhaite l'éditeur, des comparaisons internationales. Quant à l'évolution dans le temps, elle pourra être saisie soit par sondages, soit plus assidûment pour une partie seulement de la seigneurie (à l'ouest de la Meuse) à cause des lacunes dans la série des cahiers registres. Il semble y avoir eu des variations assez fortes au total comme sur chaque poste en particulier. On aurait aimé en avoir un tableau récapitulatif au moins par grandes masses. Les règles très strictes de l'édition l'ont peut-être empêché. C'est néanmoins dommage surtout que, parfois, les comptes n'ont pas été tenus de bout en bout dans la même unité monétaire, voire récapitulés dans l'original. Nous en avons fait l'expérience pour les dîmes des grains.
Pour conclure, une publication soignée, riche en détails et dont l'exploitation
minutieuse permettrait sans doute d'atteindre le tissu social de Putten.
M. M.
Albert Lovegnée, Le Wallon Guitlaume Dufay. Ca 1398-1474, Charleroi, Ins-
titut Jules Destrée, 1980, 124 p. Quel curieux livre Qu'il faut prendre, évidemment, dans sa finalité immédiate et, d'ailleurs, respectable, de volonté d'un réveil de fierté régionale « rendre aux Wallons une âme luxueuse. ». Il suit rapidement mais assez minutieusement la vie du grand musicien, avec des fulgurances de style qui éclatent soudain, extraordinaires « Le merveilleux motet pour la Purification de la Vierge Fulgens jubar Puerpera pura Virgo posf partum (à 4 voix), enchante par une simplicité hyaline et un naturel où scintille ce sublime saphir dans lequel sainte Mechtilde voyait le cœur même de la Vierge. » (p. 117). « Voici que notre âme devient un camail qui frissonne. Voici l'émotion à son palier d'améthyste Nous sommes le vitrail qui boit sa plus haute lumière. La musique allume la clepsydre des dieux. C'est l'heure où le sang bleuit, l'instant où nous sortons de notre présence pour étreindre l'éternelle beauté. » (p. 121). Détachées, ces citations sont un peu comme des roses de Jéricho privées d'eau. Dans le texte, elles passent. sans difficulté. Dirons-nous naturellement épanouies ? L'ouvrage est, bien entendu, de seconde main mais informé. Il ne donne que discrètement dans la « reconstitution historique et fait preuve, à certains moments décisifs, d'une louable prudence. Naguère, on l'aurait classé dans la rubrique des livres destinés aux bibliothèques de lycée, mais aujourd'hui, combien d'Instituts dans les petites Universités pourraient se vanter d'avoir sur leurs rayons l'équivalent des vieilles bibliothèques des vieux lycées ? Albert Lovegnée a eu le bon esprit de truffer son livre d'extraits de poètes du temps et de produire des pièces rares comme le testament de Guillaume Dufay. De sorte qu'il y a plus que l'on ne s'y attendrait et plus que la forme n'en laisse augurer. C'est incontestablement surprenant et pas du tout désagréable.
M. M.
Rousseau selon Jean-Jacques, Université de Genève, Faculté des Lettres
Istituto della Enciclopedia italiana, Genève, Droz, 1979, 156 p. in-4". Les Actes du colloque organisé à Rome en mai 1978 par l'Institut de l'Encyclopédie italienne et la Faculté des Lettres de l'Université de Genève comportent dix commu. nications suivies d'un utile index des noms propres. Deux thèmes dominent cet ensemble la personnalité de Rousseau et sa politique. J. Starobinski ouvre ce volume par une très pénétrante analyse du thème du remède dans le mal (p. 19-40), de la guérison issue du principe même qui blesse, ce que le critique appelle le téléphisme de Rousseau, du nom du héros guéri par la lance d'Achille qui l'avait blessé déjà avec cette analyse la psychologie s'associe avec l'intuition politique nous serions tenté d'y voir aussi une laïcisation de la tradition des auteurs religieux pour qui, Fénelon par exemple, « le malheur de l'état de réflexion (Rousseau, cité p. 31) est à la fois catastrophe et remède, au point que « mettre les choses au pis » (cf. p. 38) représentait un de leurs conseils les plus fréquents. A partir d'un dépouillement exploité par l'ordinateur, B. Gagnebin étudie la notion d'abandon chez Rousseau (p. 51-63) étude convaincante de la constellation de notions évoquant la déréliction, où manque toutefois (absence dans l'œuvre de Rousseau, même dans la 5. Rêverie ?) l'« abandon à quelqu'un, quelque chose, Dieu, comme si, toujours négative, l'expérience de l'abandon ne désignait qu'une perte, et non le glissement de la personnalité. Dans la pluralité des personnages des Dialogues, A. Pizzorusso (p. 65-74) trouve l'image d'une scission de l'esprit de Rousseau. B. Boschenstein (p. 75 et sv.) expose l'influence de Rousseau sur Goethe, Jean-Paul, Holderlin et Kleist et A. Wyss réfléchit sur la
langue de Rousseau et ce qu'il appelle de façon heureuse « l'accent de l'écriture » (p. 100). Concernant la politique, S. Cotta montre (p. 41 et sv.) comment s'associent en Rousseau philosophie politique et anthropologie le schéma d'opposition de l'être et du paraître articule l'une et l'autre. P. Casini, à propos de la recherche de la patrie idéale (p. 87 et sv.), affirme, contre la thèse de M. Launay, que cette patrie selon le modèle antique fut longtemps incarnée, aux yeux de Rousseau,. dans la Genève de son temps. M. Minerbi reprend le problème de l'égalité en montrant comment on passe du Discours sur l'inégalité au Contrat, et en soulignant la conception négative du travail, créateur de subordination (p. 116). B. Baczko, dans sa communication sur « Rousseau et la marginalité sociale» (p. 117-128), dégage les deux figures de la marginalité, le pauvre et l'intellectuel besogneux, entre lesquelles Rousseau a circulé, arrivant, cas rare, à une position sociale supérieure bien qu'il n'ait pu utiliser les plus récents travaux de R. Darnton et de R. Shackleton sur le milieu des écrivains, B. Baczko éclaire bien la position sociale de Rousseau et met en valeur la façon dont était vécue cette situation à la fois imposé et choisi, son statut de « marginal x revêtait un caractère ambigu. Il revenait à F. Diaz de tirer les conclusions de ce colloque (p. 129 et sv.).
Jacques LE BRUIQ.
Denis Richet, La France moderne l'esprif des institutions, Paris, Flamma-
rion (« Champs »), 1980, 188 p. On ne peut qu'applaudir à la réédition de cet ouvrage publié en 1973 et qui reste, sous son petit volume, l'un des plus intelligents et des plus denses parus depuis longtemps sur les institutions de la France d'Ancien Régime. Rien de plus classique, sinon la langue même dont il est écrit, que l'architecture de ce livre, avec ses trois parties les fondements du système, la pratique du système, la crise du système. Tout est dit et mis en place en moins de deux cents pages, avec le souci constant de répondre à l'objectif clairement affirmé au départ « Dépister les évolutions derrière la façade abstraite des textes ou la grisaille des bureaux, relier l'histoire des lois et des règlements à la vie mouvante de la société et de l'Etat, nous intéresser moins aux institutions en elles-mêmes qu'à leur Esprit, c'est-à-dire à leur logique et à leur cohérence historiques. » Relire ce texte huit ans après sa sortie, c'est constater qu'il n'a rien perdu de ses vertus et qu'il est devenu véritablement un classique, sans avoir atteint pour autant, semble-t-il, la notoriété éclatante qu'il mérite et que devrait lui assurer sa réédition dans la collection « Champs ». Alors, avez-vous lu Richet ?
François ImRuN.
Richard Graham, Escravidâo, reforma e imperialismo, Sâo Paulo, Editora
Perspectiva, coll. « Debates », n° 46, 1979, 195 p. Mettant en pratique une idée que nous avons nous-même appliquée dans la même collection, l'auteur de Great Britain anci' the onset of modernization in Brazil, Richard Graham, nous donne ici en portugais, donc accessible à un large public brésilien, un recueil d'articles, pour la plupart écrits d'abord en anglais et parus dans diverses revues nord-américaines. Il y joint un court extrait de son livre cité plus haut. L'ensemble porte sur la fin de l'Empire et les débuts de la République, les
dates charnières étant 1888 abolition de l'esclavage et 1889 proclamation du nouveau régime et exil de l'empereur. Presque tous les articles tournent autour du thème de l'esclavage et de ses dimensions anthropologique, économique, diplomatique, politique et sociale.
Dans le premier article, l'auteur passe en revue d'oeuvre de cinq Brésiliens qui
ont écrit sur l'esclavage. Dans le second il donne sa propre interprétation fondée sur des matériaux originaux et il accorde une importance particulière au problème de la famille de l'esclave et à la façon dont elle est considérée par le maître. Dans le troisième chapitre il essaie de discuter quelles ont été finalement les causes réelles de l'abolition le développement du café de Sâo Paulo avec une armature urbaine favorisant les fuites d'esclaves en leur procurant un refuge.
Les quatre articles suivants essaient de montrer le rôle exact des Anglais dans
la suppression de l'esclavage et dans l'évolution économique et politique de cette époque. Le « suspense nous est donné par l'étude de la mystérieuse « question Christie et Mauà, le grand homme d'affaires, apparaît bien comme un agent de l'impérialisme britannique où le Brésil était une pièce maîtresse, presque au même titre que les possessions officielles de S.M.
L'abolition de l'esclavage n'a pas donné lieu, comme l'espéraient beaucoup
d'abolitionnistes, à la naissance d'une classe paysanne. Ce qui confirme l'idée de Caio Prado Junior selon laquelle une réforme agraire, au sens classique du mot, n'a pas grand sens au Brésil.
Frédéric MAURO.
André Le Révérend, Un Lyautey inconnu, correspondance et joternat inédits
1874-1934, Paris, Perrin, 364 p., 1980. Ceux qui ont apprécié Lyautey écrivain éprouveront une vive satisfaction à lire une partie des documents inédits qui avaient alors étayé la très belle thèse d'André Le Révérend. Faut-il revenir sur les textes après avoir dit ce que l'analyse apportait de nouveau sans répondre à toutes les interrogations d'ailleurs ? On aurait envie de multiplier les citations, soit que la phrase éclaire une sensibilité particulière, soit que le pamphlet révèle un polémiste féroce.
Sans doute faut-il se limiter à ce qui peut paraître essentiel dans le moins
bien connu de ce héros fascinant et irritant. De ce point de vue, l'impact des deux premiers séjours algériens (1878 1880-1882) l'emporte certainement. C'est là que Lyautey, réceptif aux sensations autant que soucieux de formation, pratique sur le terrain son métier d'officier de troupe et d'état-major et comprend ce qu'est une rencontre de civilisations et de communautés. Une lettre construite sur les trois thèmes de la lanterne, de la boussole, de la langue arabe, tour à tour indispensables en colonne, illustre la rigueur professionnelle de qui détestera toujours les dilettantes et la disponibilité d'un esprit ouvert à tous avant de l'être à tout (sept. 1882 p. 121-139).
Autre confirmation d'intérêt le refus des chapelles. Lyautey, au plus fort de
l'affaire Dreyfus, ne partage pas plus les préjugés de son milieu, qu'il n'approuve les petitesses de l'Etat-Major. Mais, avec le même esprit critique, il dénonce l'antimilitarisme systématique des dreyfusards saisissant un prétexte pour briser l'armée (1898 p. 213). Plus tard les odieuses mesquineries de Combes lui paraissent certes répondre à l'étroitesse coupable de Miribel elles n'en affaiblissent pas moins l'armée alors que se précise la menace allemande. Hauteur de vue i'
que facilite, il le sait, son choix de n'être qu'un « professionnel colonial » ― admirateur de Ga:llieni, de Lanessan, de Chailley Bert, de Jonnart.
Deux traits pour terminer. « Social », il refuse de s'engager dans une cam-
pagne pour le relèvement « moral » « Je n'ai pas le droit de l'être (1892; p. 183). En 1934, il accepte de se rendre chez Pétain, puis approuve son entrée au ministère, alors que depuis 1925 il s'interdisait de rencontrer celui qui avait été l'instrument de son humiliation la menace allemande (et non la haine du régime, non dissimulée d'ailleurs) impose ce sacrifice (1934 p. 346-334).
A. MARTEL.
Paul Huard, Le colonel de Gaulle et ses blindés, Laon, 15-20 mai 1940, Paris,
Plon, 1980, in-8°, 354 p. Un livre austère, difficile, exigeant et dont le moindre mérite n'est pas de rappeler que l'histoire bataille a su se renouveler en histoire des opérations. L'auteur, ancien officier de liaison du GQG auprès de la 4° DCR, ne s'est pas contenté de ses souvenirs et de ses impressions. Sa méthode fait honneur à l'archéologue qu'il est devenu sources écrites et témoignages oraux se recoupent avec les études de l'ennemi d'alors. et ce qui reste incertain est indiqué comme tel.
Au coeur du livre de Gaulle, le théoricien des blindés qui, après avoir tiré,
au niveau de la poussée et de l'instruction, les leçons de la campagne de Pologne, reçoit le 11 mai 1940 le commandement d'une division cuirassée. Exigeant, autoritaire, tendu, souvent brutal, parfois injuste dans ses préjugés nobiliaires, le « connétable » commande seul. Aucun de ses officiers ne rejoindra les Forces françaises libres.
Mais il commande et en quelques jours constitue, concentre, lance à l'attaque
une grande unité: improvisée selon une doctrine d'emploi neuve. Et c'est bien parce qu'il commande qu'il remporte un succès tactique que Delestraint, Frère et Weygand saluent à sa juste valeur. On est loin, et c'est heureux, des dénigrements haineux comme des admirations béates.
L'analyse pénétrante de cette « pratique de commandement ne vaut pas
seulement par la liberté d'esprit dont elle témoigne. Elle mérite aussi attention par la globalité des facteurs qu'elle met en oeuvre. Une attaque cuirassée suppose certes une conception d'emploi, elle demande aussi des matériels en état de marche, des équipages aptes à les servir, des chefs capables d'appliquer les ordres reçus. Elle exige surtout des supports logistiques. Compléter les pleins d'essence, maintenir les liaisons, réparer ou récupérer les engins touchés conditionnent l'issue de l'engagement. Moins que toute autre, l'histoire militaire ne peut ignorer l'outil, « les moyens ». Parce qu'il entre avec rigueur dans ces « détails (le vocabulaire réglementaire n'est pas indifférent), le général Huard donne au chercheur une leçon discrète mais exemplaire.
A. MARTEL.
Henri Michel, La deuxième guerre mondiale commence, Bruxelles, Editions
Complexe, 1 vol., 192 p., 1980. Ce petit volume est d'apparence modeste sa présentation matérielle est même franchement médiocre, tant en ce qui concerne le papier que les reproductions et les cartes. Mais cela n'enlève rien à la valeur du texte, qui ne reprend pas simplement le récit des événements drama-
tiques qui ont conduit à l'ouverture du conflit, maintes fois racontée par les acteurs, les témoins et les historiens. Il met l'accent sur la situation des protagonistes, en la soulignant par des notations concrètes, touchant par exemple la répugnance générale pour la guerre en Italie ou la volonté unanime de se battre en Pologne, même chez les minorités ethniques. Il montre les forces et les faiblesses des adversaires, en particulier les divisions et les contradictions qui para lysent la France.
Dans une seconde partie, H. Michel donne son sentiment sur quelques gran
des questions. Il montre qu'aucun des belligérants, ni même l'URSS demeurée neutre, n'avaient lieu d'être satisfaits des conditions dans lesquelles s'engageait le conflit. Il examine les interprétations du pacte germano-soviétique, qui demeure toujours un objet de discussions, mais fait justice de l'accusation lancée contre Daladier d'avoir déclaré la guerre sans vote du Parlement celui-ci savait parfaitement à quoi s'en tenir, et, juridiquement, le gouvernement n'avait pas à demander son avis pour appliquer un traité qu'il avait ratifié. Elevant le débat, H. Michel pose la question de la responsabilité de la guerre, qu'il rejette sans équivoque sur Hitler.
D'un style simple et alerte, ce petit livre apporte des éléments de réflexion
à quiconque s'intéresse à ce problème.
J.-M. d'Hoop.
Walter Scott Dunn Jr, Second Front Nov. 1943, Alabama, The University
of Alabama Press, 1980, 318 p. L'auteur reprend, après bien d'autres, l'analyse du conflit stratégique anglo-américain au cours de la seconde guerre mondiale, en affirmant son intention de montrer que la position des militaires américains était la bonne et qu'il aurait été préférable de débarquer en Europe en juin 1943 plutôt qu'en juin 1944. Il n'est donc pas étonnant que le général Wedemeyer, qui était alors un des planificateurs américains, lui témoigne son plein accord dans une préface élogieuse.
L'argumentation est la suivante. Churchill a retardé le plus possible le débar
quement, parce qu'il s'exagérait la puissance de la Wehrmacht sur la foi de son service de renseignement (dont les Américains ont également dépendu pendant longtemps) et craignait un « bain de sang », mais aussi parce qu'il voulait terminer la guerre en force devant une URSS affaiblie. Roosevelt l'a suivi, parce qu'il redoutait une Allemagne sortant de la guerre comme en 1918, sans que son armée soit anéantie, et par complaisance, non seulement vis-à-vis de Churchill, mais aussi de tout le courant qui le poussait à accorder la priorité au Pacifique (Mac Arthur, la Navy, une large part de l'opinion publique américaine). Ce sont là, dit l'auteur, des arguments politiques que la situation militaire ne justifie pas. Celle-ci était en effet meilleure pour les Alliés à l'Ouest en 1943 qu'en 1944, car la Wehrmacht était retenue beaucoup plus loin à l'Est, et que l'effort écono mique allemand mené en particulier par Speer n'avait pas encore produit ses effets. Il entreprend alors d'examiner toutes les données militaires du problème pour démontrer, chaque fois, la supériorité des Anglo-Saxons. En 1943, la menace sous-marine était conjurée, la bataille de l'Atlantique était gagnée. Le matériel de débarquement ne manquait pas, puisqu'en Sicile et en Italie on a pu débarquer autant de combattants qu'en Normandie on en aurait eu encore bien davantage si l'on avait pas accordé alors la priorité au Pacifique. Pour les chars, les Alliés avaient la supériorité numérique et leur matériel n'était pas
encore surclassé par le Tigre et le Panther (on notera cependant que le Tigre était en service en Tunisie et en Sicile et que le Panther devait l'être dès l'été 1943). La supériorité aérienne était indiscutable l'erreur fut de croire que l'arme aérienne suffirait à gagner la guerre et de l'utiliser essentiellement pour des bombardements dont les effets furent décevants. Pour l'armée de terre, la supériorité numérique appartenait également aux Alliés, en ce qui concernait les divisions cuirassées pour les unités de type normal, les Allemands n'avaient en France que des divisions médiocres, les bonnes étant sur les fronts actifs. On a ainsi l'impression que l'auteur a réponse à tout, une réponse systéma-
tique et pas toujours convaincante. Il est bien obligé de reconnaître que, si les Américains produisent un matériel surabondant, ils ne maîtrisent pas toujours les problèmes logistiques un tiers des forces armées sont des non-combattants, car le soldat américain exige plus de nourriture, de confort, de services de toute nature que l'Allemand ou le Japonais. Il est également difficile de faire admettre que, pour l'entraînement et l'expérience du combat, les Américains n'ont rien à apprendre en 1943. L'auteur omet de rappeler les déboires des unités débarquées sur la côte atlantique du Maroc en novembre 1942 et les mécomptes de la campagne d'Italie. Pour ce qui est de la Tunisie et notamment de l'échec de Kasserine, il en rejette la plus grande responsabilité sur le commandement anglais le général Anderson connaissait mal le dispositif allemand et les troupes américaines ont été mal engagées. Je doute que, sur tout ces points, il entraîne l'adhésion de ses lecteurs. De même, sa démonstration que la Wehrmacht était plus forte en 1944 qu'en 1943 fera sourire, même s'il est exact que le nombre des divisions allemandes est passé en un an de 243 à 257.
La thèse est donc discutable et l'ensemble du raisonnement fondé sur une
hypothèse invérifiable, puisque l'opération Boléro n'a pas eu lieu en 1943. A l'actif de l'auteur, mettons une quantité de renseignements et de précisions numériques qu'il apporte sur l'armée américaine, l'historique d'un certain nombre d'unités, les caractéristiques de son matériel, toutes sortes d'aspects sur lesquels il semble bien renseigné. Mais, ce qui est étonnant pour une publication américaine, l'index est médiocre et insuffisant.
J.-M. d'Hoop.
Pierre Bourget et Charles Lacretelle, Sur les murs de Paris et de la France,
1939-1945, Hachette-Réalités, 1980, 213 p. C'est la reprise d'un album paru en 1959, mais enrichi il ne couvre plus seulement la période de l'occupation, mais toute la durée de la guerre. Les documents et les textes d'accompagnement se sont étoffés (voir par exemple l'affiche de Marcel Cachin contre le terrorisme et les commentaires qui l'accompagnent, p. 80, et les textes sur les exécutions d'otages longuement analysées, p. 124-142). Les affiches, plus nombreuses, sont souvent reproduites en couleurs. Et Pierre Bourget rend, dans un avant-propos, un hommage bien mérité à Charles Lacretelle (décédé en 1974), qui pendant toute l'occupation s'était constitué une collection d'affiches, en décollant la nuit des exemplaires de celles qui étaient apposées le jour, sans souci du danger que cela représentait. C'est à lui que l'on doit de pouvoir aujourd'hui feuilleter cet album toujours intéressant et souvent émouvant.
J.-M. d'Haor.
Bertram M. Gordon, Collaborationism in France during the second world
war, Ithaca and London, Cornell University Press, 1980, 1 vol., 393 p. Voici une nouvelle preuve, s'il en était besoin, de l'intérêt que, depuis le retentissement de l'ouvrage de Paxton, les historiens américains portent à la France de Vichy. Ce livre, solidement documenté, reposant sur le dépouillement de sources allemandes et françaises et la lecture de nombreuses études récentes, est consacré à un secteur bien délimité par « collaborationnisme », il faut entendre ici les individus et les mouvements qui ont recherché une collaboration active, dans les domaines politique et militaire. Cela exclut la collaboration gouvernementale et administrative, autant que la collaboration économique, dont on sait que l'étude, beaucoup plus difficile, est moins avancée. Cela touche, accessoirement, à la collaboration intellectuelle, dans la mesure où les meneurs politiques y sont impliqués, mais non à la collaboration artistique, par exemple.
Ce secteur bien délimité, l'auteur en présente un tableau très complet, en
passant en revue les grands mouvements, Rassemblement national populaire de Déat, Parti populaire français de Doriot, Milice et Mouvement social révolutionnaire de Deloncle, puis ceux dont l'assise était moindre, notamment les Francistes et le Groupe Collaboration de Chateaubriant. Un chapitre est consacré à la collaboration militaire, la LVF et les Français dans la Waffen SS.
C'est une histoire politique souvent très précise, où sont analysés minutieu-
sement la composition sociale des mouvements, le comportement des chefs, leurs alliances et leurs rivalités. L'auteur insiste, par exemple, sur le fait que le seul mouvement de masse, qui aurait pu éventuellement s'imposer au pouvoir, est celui de Doriot, tandis que le RNP, avec Déat, plus intellectuel, ne pouvait constituer qu'un groupe de pression. Mais tous ces mouvements étaient en fait condamnés à l'échec, non seulement à cause de leur faible assise dans le pays et de leurs rivalités qui les condamnaient à la surenchère, mais pour une raison fondamentale Hitler ne voulait pas d'un régime fasciste, donc fort, en France, et Pétain le garantissait mieux contre les troubles et les désordres que n'importe qui d'autre. Les collaborationnistes ne pouvaient se passer de l'appui allemand (l’auteur fournit des précisions sur les subventions qu'ils reçoivent), mais étaient inexorablement tenus en bride.
Au total, une étude politique, où les courants idéologiques sont parfois sacri-
fiés, mais qui vaut par sa grande précision. Elle s'achève par le récit du a sauve qui peut» à Sigmaringen, de la dispersion des différents groupes et de la fin de la plupart de leurs chefs.
J.-M. d'Hoop.
Fred Kupferman, Le procès de Vichy Pucheu, Pétain, Laval, Bruxelles,
Editions Complexe, 1980, 190 p. Avec brio et équité, sans apporter d'éléments nouveaux au dossier ce n'était pas son but, dans cette collection de vulgarisation Fred Kupferman expose les grandes lignes du procès de Vichy et de la collaboration, à travers celui de trois des principaux responsables. Les historiens savent bien ce qu'il faut penser des procès politiques, et ce qu'en vaut l'aune. Ni pour Pucheu à Alger en 1944, ni pour Pétain et Laval à Paris dans les chaudes journées d'août 1945, il ne pouvait s'agir d'une justice sereine. Il est facile de montrer, et les publications dans ce sens n'ont pas manqué, que pour
aucun des trois le procès n'a été mené régulièrement, selon les normes juridiques reconnues, et que le procès de Laval, notamment, est un défi aux règles élémentaires de la Justice. Mais, replaçant les faits dans l'atmosphère de leur époque, l'auteur les expose et les explique, en démontant par fines touches la psychologie des accusés l'histoire retiendra que chacun d'eux a accepté la sentence avec la conviction de ne pas avoir trahi, et au contraire d'avoir bien servi son pays. Cette analyse nuancée, c'est sans doute ce qu'il y a de plus utile pour le grand public à qui ce petit volume est destiné.
J.-M. d'Hoop.
Edgar Bonjour, La neutralité suisse. Synthèse de son histoire, Neuchâtel,
A la Baconnière, 1979, 240 p. Que voilà un ouvrage bienvenu Comme l'indique le sous-titre, il s'agit d'une synthèse de l'œuvre remarquable de notre collègue suisse. Plusieurs tomes de son ceuvre monumentale publiée en allemand les tomes II et III n'ont pas été traduits. Il s'agit donc à la fois de combler une lacune et d'offrir au lecteur un résumé dense même s'il est dépourvu de tout appareil critique,. Naturellement les deux tiers du livre portent sur la période 1914 à nos jours. Un index des noms de personnes termine l'ouvrage.
R. POIDEVIN.
Boun Sokha, Cambodge. La massue de l'Angkar, Paris, Atelier Marcel Jul-
lian ( « Les droits de l’homme »), 1979, 256 p. Supposé avoir été écrit dans un camp de Thaïlande par le fils adoptif d'un colonel de l'armée de Lon Nol, étudiant à l'Ecole nationale d'administration de Phnom Penh en 1975 et sympathisant dès 1973 du Front uni national du Kampuchea, ce témoignage sur le Cambodge des Khmers rouges de 1975 à 1978 mêle étrangement la description atroce, le romanesque et le discours confus du militant désabusé. C'est un climat psychologique plus que des révélations politiques que livre ce document.
Marianne BASTID.
Peter Scholl-Latour, Der Tod im Reisf eld. Dreissig Jahre Krieg in Indochina,
Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1980, 384 p. Série de vignettes tirées des souvenirs de fréquents voyages en Asie orientale, cet ouvrage d'un journaliste allemand évoque l'atmosphère des grandes villes du Cambodge, du Laos et surtout du Vietnam au fil des années de guerre, de 1945 à 1979, sans présenter d'intérêt documentaire original.
Marianne BASTID.
Wolfang Kôhler, Die Vorgeschichte des Krieges im Libanon, Wiesbaden,
Franz Steiner Verlag GMBH (Frankfurter Historische Vortrage, vol. 7), 1980, 42 p., 5 ill. et 1 carte. Cette courte rétrospective va de l'époque des califes à nos jours. L'auteur montre que le système qui s'est peu à peu installé, fondé sur des bases confessionnelles, n'était praticable que dans une situation statique, sans changements religieux, politiques ou économiques, à l'abri des influences extérieures.
Comme cela n'a pas été le cas on connaît la suite.
Frédéric MAURO.
CHRONIQUE
Soutenances de thèse
Etienne Fouilloux, Catholicisme et cecuménisme en Europe francophone au xx. siècle.
Jury MM. Aubert, président, Rémond, Congar, Lossky, Mayeur, Séguy. Université de Paris X, 23 juin 1980.
L'oecuménisme, ce rapprochement récent d'adversaires longtemps figés dans
leur hostilité, vient de trouver son historien, avec la thèse d'Etienne Fouilloux. Au point de départ d'une telle recherche l'impétrant avoue une réelle connivence avec son objet d'étude à l'arrivée, il mesure la distance parcourue, nécessaire à une production historiographique recentrée et, dans son objet, nécessairement réduite. L'œcuménisme retenu ici se limite, si l'on peut dire, à celui que l'Eglise catholique a pratiqué, et plus précisément à celui qu'ont vécu les catholiques francophones, de Bruxelles à Genève via Paris et Lyon. En fait cet œcuménisme catholique, qui naît paradoxalement au lendemain de la mise en garde pontificale contre les mirages de l'unionisme (encyclique Mortalium animos, 1928), n'a d'existence officielle que par le décret conciliaire Unitatis redintegratio de 1964. Mais ces deux dates, malgré leur importance, ne pouvaient fixer les limites d'une enquête. Commencer avec les « années trente serait revenu à faire de l’œcuménisme une création ex nihilo, parce que coupée d'initiatives antérieures nombreuses et significatives pour une histoire des rapports entre confessions chrétiennes, même écrite du seul point de vue des catholiques romains. Aller jusqu'au terme de 1964, pour une thèse mise en chantier en 1965, est vite apparu impossible tant à cause d'un phénomène qui, d'année en année, prenait une plus grande ampleur que des sources, pratiquement inaccessibles, pour une date si rapprochée. Aussi cette thèse sur le catholicisme face à l'oecuménisme balise-telle un XX* siècle bien particulier puisqu'il commence en 1880 pour s'achever. en 1952.
Le chercheur assez téméraire pour s'aventurer dans le très contemporain se
heurte à des obstacles bien connus difficulté de juger la réussite d'un mouvement faute de pouvoir regarder avec un recul suffisant absence quasi totale de sources accessibles dans les traditionnels fonds ecclésiastiques (archives romaines particulièrement). Il a donc fallu en quelque sorte créer des sources neuves, en partant dans plusieurs directions.
1) Rassembler et dépouiller des brochures et périodiques, souvent si confi-
dentiels que les bibliothèques n'en ont pas conservé trace.
2) Pouvoir accéder aux archives des institutions spécialisées dans l'activité
œcuménique, du monastère belge de Chevetogne au siège parisien de la revue Istina à celles aussi de personnages clés comme les PP. Congar et Villain. Ces portes ne se seraient pas ouvertes qu'il n'y aurait pas eu de thèse. Mais la bienveillance de la plupart des possesseurs de ces fonds n'a pas empêché bien des difficultés, dues pour la plupart à l'absence de classement de telles archives.
3) Compléter par 150 témoignages, recueillis par entretiens directs ou, à
défaut, par le moyen d'une ample correspondance. Ainsi s'est constitué un « fonds Fouilloux », composé de documents nouveaux (correspondances), de duplications, d'épaves sauvées des « poubelles ecclésiastiques », qui constitue le double invisible, mais combien important du travail mené à son terme.
Avec une modestie sans doute excessive, E. Fouilloux voit la principale origi-
nalité de son travail dans la construction d'une grille événementielle sûre, point de départ pour d'ultérieures recherches. Dans une perspective à long terme, on peut tenter de proposer cette périodisation formalisée des rapports entre le catholicisme et les autres confessions chrétiennes, en partant d'un nécessaire point zéro qui correspondrait à l'apogée de l'intransigeantisme à la fin du XIX" siècle. Au commencement était la mission. Seule l'Eglise catholique romaine est celle voulue par Jésus-Christ. Il n'y a pas de différence entre la conversion d'un hérétique ou d'un schismatique et celle d'un païen. Le seul rapport possible est donc de prosélytisme. Eglises orientales et Eglises issues de la Réforme relèvent de la seule congrégation romaine de la Propagande, avec son réseau de religieux et ses vicariats apostoliques. Une pénétration suffisante des terres hérétiques ou schismatiques peut cependant conduire à l'installation d'une hiérarchie « indigène a (Royaume-Uni, 1850) ou à l'octroi d'une plus grande autonomie à l'Eglise locale (Pays-Bas, 1908). L'Unionisme constitue l'étape suivante les principes restent les mêmes, et l'Eglise continue à attendre le retour des dissidents à l'Eglise catholique. Mais la tactique change les Eglises orientales deviennent le partenaire privilégié la papauté abandonne la romanisation forcée et fait des communautés uniates la matrice possible de retours individuels voire collectifs. Léon XIII est le principal initiateur de cet unionisme qui connaît, de 1917 à 1928, un regain d'intérêt avec Benoît XV et Pie XI. Moyen de faire pièce au mouvement œcuménique protestant naissant après 1919, l'unionisme en fait bifurque quelque peu à l'intérieur d'un catholicisme où les missionnaires désapprennent difficilement à voir dans le frère séparé un dangereux concurrent tandis que les initiatives personnelles d'un Portal, d'un Beauduin, d'un Mercier visent à greffer le cas anglican sur l'Unionisme, grâce à une High Church jugée accessible.
C'est cependant en 1896, puis en 1925, l'échec. Mais, paradoxalement, l'ency-
clique Mortalium animos, en fermant résolument la porte à tout débordement de l'Unionisme, ouvre la voie à l'cecuménisme catholique celui-ci pourtant ne naît pas d'initiatives romaines, mais de l'action discrète de quelques personnalités. L'oecuménisme catholique, sans mettre en cause l'ecclésiologie rigide du catholicisme, se singularise en prenant au sérieux des questions demeurées jusqu'alors sans réponse. Pourquoi le catholicisme est-il incapable de progresser ? Des valeurs authentiquement chrétiennes ne sont-elles pas présentes chez l'autre, le frère séparé ? L'histoire, lue sans prévention, n'oblige-t-elle pas à réévaluer les responsabilités catholiques dans les déchirures successives de l'Unique Eglise ? Cette approche nouvelle ne suggère aucune solution immédiate, mais favorise une spiritualisation bénéfique de l'entreprise. Tel est ce mouvement œcuménique catholique que E. Fouilloux étudie d'abord dans son émergence de
1928 à 1939, puis à l'épreuve tonique d'une guerre aux effets ambigus, et surtout dans son premier printemps (entre 1945 et 1952). En sept années en effet l'œcuménisme fait une percée décisive. Il déborde le cercle étroit où il était jusqu'alors confiné, composé de quelques clercs, réguliers et universitaires, pour toucher, à l'écart des structures d'autorité, des zones d'accueil plus larges, sensibles aux problèmes de la mixité la grande ville, l'enseignement laïc. La loyauté vis-à-vis des partenaires et la volonté de retourner avec eux aux sources bibliques du message chrétien constituent les deux axes essentiels de l'action œcuménique. Une telle attitude n'a pu se développer sans susciter des frictions avec les tenants encore nombreux du vieil unionisme ni sans obliger Rome à faire reconnaître sa position, ce que fait la papauté en alternant les mises en garde menaçantes avec la reconnaissance plus ou moins officieuse.
René Rémond, rapporteur, souligne le caractère monumental de l'oeuvre
(1600 p.) et loue une thèse qui fera date tant par son contenu que par sa méthode. Il insiste particulièrement sur la véritable création que ce travail constitue, à la fois par ses amples descriptions, la dimension historique évoquée, l'espace francophone restitué, avec en particulier la nécessaire reconnaissance du pôle lyonnais,. Peut-être, par contre, les spécificités belges et alsaciennes auraient-elles pu être mieux soulignées. Cette thèse est remarquable autant par l'ampleur du rassemblement documentaire que par la constitution d'une chronologie serrée, toujours critique autant par la fermeté de l'écriture que par l'analyse pénétrante des principaux courants de pensée. Il ne manque même pas le talent discret du biographe qui sait faire place aux militants modestes, tout en brossant de fermes portraits des grandes figures. La construction complexe de la dernière partie (600 p. pour la période 1945-1952) oblige certes le lecteur à un va-et-vient subtil, à quelques répétitions, par ailleurs inévitables. Enfin, cette thèse n'est pas fermée sur son sujet, aussi important soit-il. Elle permet de mieux connaître l'histoire religieuse, voire l'histoire générale. Car l'oecuménisme se trouve à tout moment infléchi par les grands mouvements internationaux, de la Révolution russe à la Grande guerre il est également marqué par la montée de la guerre froide et par l'anti-communisme qui surgit alors en France. Plus encore, l'histoire religieuse s'éclaire-t-elle d'une connaissance approfondie de l'oecuménisme, en mettant mieux en lumière les modalités d'intervention de la papauté, en appelant l'attention sur les renouveaux bibliques, liturgiques et théologiques concomitants. Ainsi peut-on apporter une meilleure réoonse à une question essentielle comment s'opère le changement dans l'Eglise catholique ?
Le P. Congar, qui fut l'un des principaux acteurs de cette histoire, dans sa
sobre et chaleureuse intervention, dit combien le théologien qu'il est a été frappé par la qualité et l'ampleur du travail produit. Il a beaucoup apprécié en particulier la citation abondante des correspondances qui, dans cette histoire, ont joué un rôle essentiel. Après avoir présenté quelques remarques ponctuelles et s'être demandé si les rapports oecuméniques avec l'Allemagne, malgré le nazisme puis la guerre, n'ont pas été un peu sous-estimés, il indiqua, selon lui, une inévitable limite d'une telle approche. Le point de vue ici adopté est celui des catholiques mais il se modifie au contact des autres partenaires. D'autre part, cette thèse privilégie l'écrit, et peut-être conduit-elle à surévaluer le rôle de ceux qui, comme lui, ont beaucoup écrit. Le théologien peut parfois déplorer une chronique trop « au ras des faits », mais reconnaît par ailleurs la présentation impeccable du débat d'idées. Lui insisterait sans doute davantage sur les théologies implicites ou explicites. Le P. Congar voit maintenant dans E. F., pour un œcuménisme qui continue à progresser insensiblement, un conseiller technique irremplaçable.
Jean-Marie Mayeur souligne lui aussi les grandes qualités de cette thèse. La
première partie, qui vaut pour elle-même, constitue peut-être une trop longue introduction. Elle pourrait d'ailleurs être facilement détachée pourvu qu'on précise en 1930 plus nettement les forces en présence, les problèmes, les enjeux, voire même de plus lointains héritages (Aufkttirung et Romantisme catholiques). La typologie, éclairante, fait cependant problème et la distinction entre unionisme et œcuménisme est-elle toujours aussi évidente dans la réalité ? E. F. rappelle qu'il s'est toujours efforcé de restituer, entre ces deux pôles essentiels, toutes les nuances des positions intermédiaires. Quant au rôle des personnalités, J.-M. M. a apprécié que la place des femmes soit mise en valeur et que l'attention ne se soit pas portée seulement sur les grands rôles. Pour sa part il aurait souhaité que soit présenté d'un crayon moins discret S. de Dietrich, M. Nédoncelle et J. Laloy. L'approche idéologique, bien conduite, appelle quelques remarques. La thèse de la « Réforme du libre examen n n'est pas uniquement intracatholique. On la retrouve chez certains protestants voire dans une fraction de l'historiographie libérale. Aussi une présentation des grandes lignes de l'historiographie catholique face à la Réforme aurait permis peut-être de mieux préciser la force des thèmes anti-protestants. La discussion s'achève autour de l'Alsace et du catholicisme allemand. L'Alsace n'aurait-elle pas joué un rôle effectif d'intermédiaire pour faire connaître en France l'œcuménisme allemand ? E. F. rappelle que les circonstances ont longtemps isolé l'Allemagne et que surtout les milieux germaniques ont souvent préféré le tête-à-tête issu de la Réforme aux débats internationaux.
Avec Jean Séguy, c'est le sociologue qui exprime son plaisir de se voir convié
au banquet des historiens, d'autant plus que le menu est particulièrement abondant. Il dit son admiration pour la rigueur et la qualité du travail. Il s'intéresse d'abord à la quotidienneté de l'œcuménisme, évoqué avec précision et bonheur, même si l'histoire des idéologies et des appareils occupe inévitablement le premier plan. L'évocation des semaines de l'Unité est fort bien venue. Pouvait-on aller plus avant ? L'historien aussi l'aurait souhaité, mais rappelle qu'il reste lié à des sources fragmentaires voire indigentes. Dans une autre perspective, la typologie proposée par E. F. est éclairante, sa thèse apporte des éléments de réflexion sur les rapports entre fonctionnement administratif et production idéologique son introduction comme sa bibliographie montrent qu'il connaît parfaitement la sociologie de l'œcuménisme. Pourquoi n'avoir pas franchi le pas et tenté, au-delà de la sociographie, une approche plus résolument sociologique ? Sur des questions complexes telles que les modalités du changement par la périphérie, le rôle spécifique des intermédiaires culturels (enseignants et religieux) dans la diffusion de l'oecuménisme, le fonctionnement du retour aux sources, et d'une manière plus générale l'aspect idéologique de l'œcuménisme, moyen pour l'Eglise de se situer face au monde et à la société, E. F. avait les éléments pour esquisser une analyse plus sociologique. Pourquoi cette apparente timidité ? Parce que, répond-il, malgré une attirance réelle pour la démarche sociologique et ses beaux modèles explicatifs, il a été pris par la logique d'une approche historienne, résolument inductive, et le poids d'un événementiel qu'il fallait d'abord maîtriser.
N. Lossky qui a admiré la qualité intellectuelle de cette thèse rappelle dès
l'abord qu'il intervient comme représentant des orthodoxes vivant en diaspora et comme membre de la commission Foi et Constitution. Il apporte quelques précisions complémentaires sur la façon dont a été reçue la prise de position de Vladimir Lossky en 1945, qui avait alors voulu réagir contre des tendances à minimiser les différences doctrinales entre catholiques et orthodoxes. Selon lui, l'obstacle sans doute essentiel, du côté orthodoxe, a été la méconnaissance
de la pensée occidentale, même chez les plus ouverts d'entre eux, qui s'en sont tenus à une connaissance livresque. Quant au catholicisme, un des éléments fondamentaux qui ont marqué son évolution a sans doute été, comme cette thèse le montre concrètement, l'élaboration d'une anthropologie chrétienne dans un monde sécularisé. L'Eglise catholique, ainsi révélée, apparaît certes comme une machine pesante, mais plus encore comme une communauté de personnes responsables. Cette thèse sera une contribution marquante à l'histoire des Eglises chrétiennes.
M. le chanoine Aubert est appelé à conclure une longue et passionnante sou-
tenance. Après avoir joint sa voix au concert d'éloges de ses prédécesseurs, il reprend les trois parties de la thèse. La première est le modèle d'une approche synthétique claire dominant parfaitement une bibliographie dispersée et déjà abondante. Les deux suivantes mettent également en lumière le rôle des individus et des forces profondes. M. le chanoine Aubert souligne l'aisance aussi grande de l'auteur dans l'approche événementielle que dans l'analyse doctrinale. On peut faire cependant quelques critiques. Le cadre européen aurait pu être tracé plus fermement des biographies, en notes mêmes cursives, auraient été bien venues la perspective, certes francophone, reste parfois un peu trop hexagonale. La Belgique n'a pas été oubliée certaines réalités spécifiques ont cependant pu ici et là échapper. Y a-t-il d'ailleurs en matière d'œcuménisme une spécificité belge ? Le chanoine Aubert pense que l'on peut l'affirmer à cause de l'originalité, particulièrement, de l'Université de Louvain. Le chanoine Aubert de plus, témoin pour la Belgique de ce que E. F. a étudié, s'interroge sur les limites de la documentation accessible à l'historien l'écrit conserve le spectaculaire mais laisse souvent échapper, parce que plus quotidiens, des éléments qui ne sont pas moins influents (sermons ordinaires, causeries dans les séminaires, etc.).
Après cette thèse, le jury décerne à Etienne Fouilloux le grade de docteur
ès lettres, avec la mention très honorable à l'unanimité.
C. LANGLOIS.
Pierre-André Sigal, Le miracle aux XII et XII° siècles dans le cadre de l'ancienne Gaule, d'après les sources hagiographiques.
Jury Bernard Guenée, président, MM. Georges Duby, Pierre Chaunu, Francis Rapp et Pierre Toubert. Université de Paris I, 7 mars 1981.
Pierre-André Sigal expose d'abord son projet essayer de voir ce que repré-
sentait le miracle pour les hommes des XI- et XIIe siècles, comment il survenait, comment on cherchait à le provoquer, quels étaient les faits considérés comme miraculeux, et, enfin, quels étaient les rapports entre le miracle et la société où il se produisait. Ceci dans un cadre choisi arbitrairement, aucun critère chronologique ou géographique ne s'avérant satisfaisant pour approcher les phénomènes de mentalité. Le cadre retenu est l'espace correspondant à l'ancienne Gaule dans la période 1000-1200.
Une première partie de l'étude a été consacrée aux sources renseignant sur
les miracles. Ce sont bien sûr les sources hagiographiques qui ont constitué la base de la documentation du candidat. Certains ouvrages contiennent des mira-
cles accomplis par le saint pendant sa vie, mais les œuvres les plus nombreuses sont celles consacrées aux miracles posthumes des saints. A l'origine de la rédaction, se trouvait alors souvent le désir de redresser une situation économique difficile grâce à une relance de la popularité d'un saint et à la venue de pèlerins. Deux cas se présentent alors ou le recueil est composé en période où les miracles sont rares, et il est fait appel à la tradition du sanctuaire, tradition conservée par une communauté ou le recueil est composé en période où les miracles sont fréquents et ils privilégient les miracles récents, individuels, racontés par des pèlerins. L'information des hagiographes est donc tantôt interne, tantôt externe. P.-A. Sigal donne une série de notices individuelles indiquant les caractères et le contenu de chaque œuvre étudiée.
A partir de cette documentation concernant près de 5 000 miracles, il a d'abord
examiné les miracles in vita, ceux où les saints guérissaient par des procédés directs (apposition des mains, attouchements, prière) ou indirects (eau ou objets qu'il a bénits ou touchés). Mais il a surtout examiné les miracles posthumes, les plus nombreux, qui transposent les procédés employés par les saints de leur vivant à la bénédiction correspond le passage sous les reliques; à l'attouchement par le saint, le toucher des reliques, etc. La vertu des saints thaumaturges se transmettait par contact. Pourtant, environ un miracle posthume sur cinq se produisait loin des reliques, en fonction semble-t-il de deux critères l'élévation de la condition sociale des pèlerins et la distance par rapport au sanctuaire.
La recherche du miracle s'intégrait dans un ensemble de conduites fortement
ritualisées collectives avec la procession individuelles avec le vœu suivi le plus souvent d'un pèlerinage au sanctuaire du saint. Là, des custodes accueillaient, renseignaient et interrogeaient les pèlerins. Ceux-ci priaient, jeûnaient, pratiquaient parfois l'incubation, et la guérison intervenait annoncée souvent par un rêve. L'action de grâces était fortement encouragée par les desservants des sanctuaires, qui s'efforçaient aussi de déceler les fraudes.
Un dernier aspect du miracle en action est ce que P.-A. Sigal appelle la dyna-
mique miraculeuse. A partir de manifestations de piété populaire autour de tombes de personnages considérés comme saints, une organisation intervient plus ou moins vite, prise en charge par les communautés religieuses détentrices des reliques et propriétaires des lieux, et le miracle appelle le miracle.
P.-A. Sigal s'est surtout intéressé au miracle de guérison. Si on considère les
types de maladies guéries, deux ensembles dominent les paralysies et les troubles de la motricité (34 %) la cécité et les maladies des yeux (17 %). Viennent ensuite la surdi-mutité et les affections de l'oreille (11 %), et les affections mentales (8 %). Toutes les autres maladies sont nettement moins bien représentées. Plusieurs traits caractérisent ces affections bien représentées les malades guéris étaient atteints depuis longtemps (plus d'un an 75 à 85 %) ces maladies concernaient davantage les classes populaires que l'aristocratie et les hommes d'Eglise on trouve une proportion importante de femmes et d'enfants parmi les miraculés. Parmi les maladies moins bien représentées, notons les fièvres et maladies infectieuses (4 %), et des maladies graves indéterminées (6 %). Les malades guéris de ces affections étaient en général atteints depuis peu de temps la proportion de membres de l'aristocratie et d'hommes d'Eglise y est nettement plus forte que dans le groupe précédent les femmes, les enfants et les adolescents y sont moins nombreux. Il semble que ces pratiques sont à mettre en rapport avec une plus grande facilité à se déplacer de la part de ce qu'on peut appeler les élites, mais aussi à une plus forte tendance chez celles-ci à invoquer les saints loin de leurs reliques.
Ces miracles de guérison représentent plus de la moitié de ce que P.-A. Sigal
appelle miracle pratique, c'est-à-dire efficace. A côté des miracles pratiques, il distingue des miracles de transgression de l'expérience visions, apparitions, télépathie, précognition et claire-vue. Ces miracles caractérisent surtout les saints de leur vivant. Si on s'intéresse à l'origine sociale des miraculés, on aperçoit des différences assez nettes dans les miracles relatifs aux divers groupes sociaux. Pour les aristocrates, la masculinité est forte, de même que la proportion de miracles de châtiment et de délivrance de prisonniers. Le groupe des clercs est caractérisé surtout par des visions, et les classes populaires sont concçrnées surtout par les guérisons les femmes, quoique minoritaires, sont mieux représentées dans ce dernier groupe.
Le miracle aux XI* et XIIe siècles est essentiellement lié à la présence des
saints ou de leurs reliques. Il ne semble pas avoir évolué en deux siècles. Ce n'est qu'au XIV, siècle, comme l'a montré André Vauchez, que le développement de l'invocation des saints à distance entraîne certains changements dans le miracle lui-même.
M. Duby rappelle qu'il avait mis en garde le candidat contre la difficulté
d'approche du phénomène miraculeux et la dispersion des informations. La thèse aujourd'hui présentée lui a donné tort et il s'en félicite. Il rappelle les articles et travaux de P.-A. Sigal, dont l'article sur les miracles de saint Gibrien qui a fait date. Mais le rituel de la soutenance veut qu'on critique et M. Duby va y sacrifier. Il critique le cadre choisi et se demande si, puisque le candidat a largement pratiqué les comptages, il n'aurait pas pu apporter des éléments sûrs aux historiens de la sensibilité religieuse qui voient des changements dans ces deux siècles plus fréquentes mentions du Christ et de la Vierge aux dépens des saints. Il admire les cartes fournies qui mettent en évidence une France du Nord et une France du Midi, mais il aurait aimé des comparaisons hors de l'hexagone. Il note aussi que c'est nous qui appelons hagiographique telle ou telle œuvre. Il aurait voulu voir traiter la Vie de Robert le Pieux et les ouvrages de Raoul Glaber, même si nous ne les considérons pas habituellement comme hagiographiques, alors que le De miraculis de Pierre le Vénérable n'est pas vraiment hagiographique.
Et M. Duby en vient à sa principale critique le candidat adopte une attitude
positiviste. Il se demande par exemple s'il peut y avoir télépathie. Ce qui est en cause, ce n'est pas le fait, mais le témoignage et le discours il fallait porter l'acuité de l'analyse sur les témoignages et non sur la réalité des miracles. On aurait alors sans doute mieux saisi le changement de sensibilité évoqué plus haut. Trop attaché au factuel, le candidat s'est privé de bâtir sa problématique en fonction d'un système de valeur et d'une vision du monde. Ces critiques étant faites, l'ouvrage fourmille d'excellents passages, sur l'incubation, sur le territoire du saint, sur l'enquête pour officialiser les miracles. L'étude individuelle et systématique des sources est désormais un instrument de travail indispensable et le rapporteur salue la rigueur et la minutie de l'analyse.
M. Chaunu intervient en voisin et en utilisateur, un utilisateur content de
ce qu'il vient de lire il se servira de ce travail solide. Il aime la méthode qui consiste à définir un corpus, à s'y installer et à aller au bout des corrélations possibles. Il n'est pas surpris qu'en ce type de domaine on ne puisse pas dégager de variations en deux siècles et il s'interroge sur le sens et la place du miracle dans le judéo-christianisme.
M. Rapp salue ce corpus très minutieux, nourri, classé. Il a l'impression de
se trouver devant un rapport clinique qui manque un peu d'arabesques dans le style et les évocations. Il reprend le problème des limites géographiques contestables, mais pour montrer que ces miracles s'organisent autour d'un môle monastique, solide aux XIe et XIIE siècles et qui s'affaiblirait ensuite. Ceci
expliquerait l'absence de changement aux XI- et XII, siècles et la flexion du XIII°. Quant aux résultats du travail, il relève l'accord fréquent de deux éléments l'aspiration populaire, et l'accueil positif d'une institution généralement monastique. Mais si, dans le miracle, le contact d'un objet sacré est capital, il faudrait montrer aussi qu'il existe une démarche proprement religieuse, souvent préalable au miracle la conversion précède la guérison (P.-A. Sigal fait remarquer que c'est sans doute plus le récit de l'hagiographe que l'attitude du pèlerin). M. Rapp observe la part très faible de l'eucharistie dans ces récits de miracles mais aussi le rôle très important de la lumière et des anges dans la spiritualité qui s'en dégage. Il y a certes de la pesanteur dans ces récits de miracle, mais la grâce est là aussi il aurait fallu la présenter un peu plus.
M. Toubert aurait aimé que le miracle soit mieux intégré dans la société
féodale elle-même. Mais sa principale critique est encore dirigée contre le positivisme du candidat. Il ne pense pas que les documents étudiés soient des sources utilisables pour une histoire de la pathologie. Mais elles sont des témoignages sur la vision de la maladie et donc sur l'idée de santé au Moyen Age. Il souligne l'importance de la mémoire qui transmet les miracles dans la communauté et relève la qualité des passages consacrés à l'espace sacré.
M. Guenée, après avoir salué l'étude sur le contrôle des miracles, insiste sur
les rapports entre historiographie et hagiographie. Les ouvrages que nous rattachons aux deux catégories ont les mêmes auteurs, les mêmes sources et le même souci de vérité. Ils sont rédigés aux mêmes moments, dans un même effort de restauration des patrimoines monastiques. Mais il convient de souligner deux originalités de l'hagiographie d'abord sa fonction liturgique et ensuite sa plus grande attention à l'oral et aux « temps modernes ». De plus, l'hagiographie n'est pas contrainte par la chronologie. Pourtant cette différence est souvent masquée, et Pierre le Vénérable, dans son prologue au De Miraculis, s'en prend aux historiens, contrairement à ce qu'on a souvent dit. M. Guenée admire la minutie du catalogue et l'effort de quantification, mais il craint qu'il ne laisse un peu à la superficie des choses. Les meilleures pages de la thèse lui semblent être les pages positives sur le commerce de la cire, sur les sainteurs, sur le territoire du saint, sur la dynamique miraculeuse et même sur les maladies. Il aurait aimé trouver une étude des miracles politiques, en rapport avec le roi, 'la justice ou la paix, et se demande à ce sujet quel est le sens des miracles de libération de prisonniers. Mais il reconnaît l'ampleur du travail accompli et rappelle avec humour la formule « Votre thèse est trop longue d'ailleurs il y manque beaucoup de choses. »
A plusieurs reprises, P.-A. Sigal a été amené à se justifier de l'attitude posi-
tiviste qui lui était reprochée. Il a été frappé par la sincérité des hagiographes il a donc voulu dégager le réel d'abord, dans la mesure où il pouvait l'atteindre, et il aurait voulu parvenir à des observations à la limite du clinique. Ceci, bien sûr, sans écarter l'étude du discours sur les phénomènes constatés. On n'est pas élève de M. Duby sans se préoccuper des phénomènes de représentation et d'imaginaire.
Après une courte délibération, le jury proclame Pierre-André Sigal docteur
ès lettres avec la mention « très honorable ».
Michel SOT.
RECUEILS PÉRIODIQUES
ET SOCIÉTÉS SAVANTES1
Généralités
PROBLÈMES GÉNÉRAUX. MÉTHODE. HISTORIOGRAPHIE. A. Cailleux. L'allure
hyperbolique des dévaluations monétaires. [RS, juillet-décembre 1980.]
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Supplément à la Revue historique, juillet-septembre 1981.
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in Morocco. Princeton University Press,
1981, 374 p., ill., pl.
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Dwight Weld and the dilemna of reform.
Oxford University Press, 1980, 370 p.
(The) Accounts of the fabric of Exeter ca-
thedral, 1279-1353. Part. 1 1279-1326. Ed.
and transi., intr. by A. M. Erskine. Devon
and Cornwall Record Society, new series,
vol. 24, 212 p.
Actes du Colloque Girondins et Montagnards
(Sorbonne, 4 décembre 1975), sous la dir.
d'A. Soboul. Paris, Société des Etudes
robespierristes, 1980, 364 p.
(L') Affirmation des Etats nationaux indé-
pendants et unitaires du centre et du sud-
est de l'Europe (1821-1923). Bucuresti, Edi-
tura Academiei Republicii socialiste româ-
nia, 1980, 362 p.
Adams (Th. R.). The American controversy.
A bibliographical study of the British pam-
phlets about the American disputes, 1764-
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New York, The Bibliographical Society
of America, 1980, 1102 p. en 2 vol.
Arvon (H.). 1921. La révolte de Cronstadt.
Bruxelles, Complexe, 1981, 154 p.
Augustin (L-M.). Famille et société. Les subs-
titutions fidéicommissaires à Toulouse et
en Haut-Languedoc au XVIIIe siècle. Paris,
Presses Universitaires de France, 1980,
522 p.
Backhaus (R.). Casus perplexus. Die Losung
in sich widersprüchlicher Rechtsfâlle durch
die klassische romische Jurisprudenz. Miin-
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Le Directeur de la Publication J. FAVIER.
Imprimé en France, à Vendôme
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de l'Institut d’histoire
des pays d'outre-mer
LES RELATIONS ENTRE JUIFS ET MUSULMANS
EN AFRIQUE DU NORD
(XIXe-XXe siècles)
Org. J.-L. MIÈGE
Sénanque, octobre 1978
● Rapports judéo-musulmans dans les pays du Maghreb A travers la règle ottomane, l'influence coloniale, l'éveil des nationalismes e Etudes des conditions sociales, des relations économiques, des dispositions et des pratiques administratives, des prescriptions et des pratiques religieuses, des imaginaires de la littérature, des influences linguistiques, des relations interethniques, des émigrations. ● La recherche relative aux rapports judéo-musulmtrns.
● Les relations dans la littérature juridique.
● Réflexions sur l'influence dss Tauzimat, etc.
(16 communications en français, 2 en anglais.)
21 X 29,7 244 p. broché
ISBN 2-222-02690- 3
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45/59, 60/74, 75/89, 90/105,
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