insensible, lentement d'abord, puis plus vite. La femme perdue de ce soir, c'est bien le jeune être radieux qu'elle fut durant les étés de cet Argelouse où voici quelle retourne furtive et protégée par la nuit.
Quelle fatigue! A quoi bon découvrir les ressorts secrets de ce qui est accompli? La jeune femme, à-travers les vitres, ne distingue rien hors le reflet de sa figure morte. Le rythme du petit train se rompt; la locomotive siHIe longuement, approche avec prudence d'une gare. Un falot balancé par un bras, des appels en patois, les cris aigus des porcelets débarqués Uzeste déjà. Une station encore, et ce sera SaintClair d'où il faudra accomplir en carriole la dernière étape vers Argelouse. Qu'il reste peu de temps à Thérèse pour préparer sa défense! 1
III
Argelouse est réellement une extrémité de la terre; un de ces lieux au delà desquels il est impossible d'avancer, ce qu'on appelle ici un quartier quelques métairies sans église, ni mairie, ni cimetière, disséminées autour d'un champ de seigle, à dix kilomètres du bourg de Saint-Clair, auquel les relie une seule route défoncée. Ce chemin plein d'ornières et de trous se mue, au delà d'Argelouse, en sentiers sablonneux; et jusqu'à l'Océan il n'y a plus rien que quatre-vingts kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où à la fin de l'hiver les brebis ont la couleur de la cendre. Les meilleures familles de Saint-Clair sont issues de ce quartier perdu. Vers le milieu du dernier siècle, alors que la résine et le bois commencèrent d'ajouter aux maigres ressources qu'ils tiraient de leurs troupeaux, les grands-pères de ceux qui vivent aujourd'hui s'établirent à Saint-Clair, et leurs logis d'Argelouse devinrent des métairies. Les poutres sculptées de l'auvent, parfois une cheminée en marbre, témoignent de leur ancienne dignité. Elles se tassent un peu plus chaque année et la grande aile fatiguée d'un de leurs toits touche presque la terre.
Deux de ces vieilles demeures, pourtant, sont encore des
maisons de maîtres. Les Larroque et les Desqueyroux ont laissé leurs logis d'Argelouse tels qu'ils les reçurent des ascendants. Jérôme Larroque, maire et conseiller général de B. et qui avait aux portes de cette sous-préfecture sa résidence principale, ne voulut jamais rien changer à ce domaine d'Argelouse qui lui venait de sa femme (morte en couches, alors que Thérèse était encore au berceau) et où il ne s'étonnait pas que la jeune fille eût le goût de passer les vacances. Elle s'y installait dès juillet, sous la garde d'une sœur aînée de son père, tante Clara, vieille fille sourde qui aimait aussi cette solitude parce qu'elle n'y voyait pas, disait-elle, les lèvres des autres remuer et qu'elle savait qu'on n'y pouvait rien entendre que le vent dans les pins. M. Larroque se félicitait de ce qu'Argelouse, qui le débarrassait de sa fille, la rapprochait de ce Bernard Desqueyroux qu'elle devait épouser, un jour, selon le vœu des deux familles, et bien que leur accord n'eût pas un caractère oincieL,
Bernard Desqueyroux avait hérité de son père, à Argelouse, une maison voisine de celle des Larroque; on ne l'y voyait jamais avant l'ouverture de la chasse et il n'y couchait qu'en octobre, ayant installé non loin sa palombière. L'hiver, ce garçon raisonnable suivait à Paris des cours de droit; l'été, il ne donnait que peu de jours à sa famille Victor de la Trave l'exaspérait, que sa mère, veuve, avait épousé « sans le sou » et dont les grandes dépenses étaient la fable de Saint-Clair. Sa demi-sœur, Anne, lui paraissait trop jeune alors pour qu'il pût lui accorder quelque attention. Songeait-il beaucoup plus à Thérèse? Tout le pays les mariait parce que leurs propriétés semblaient faites pour se confondre et le sage garçon était, sur ce point, d'accord avec tout le pays. Mais il ne laissait rien au hasard' et mettait son orgueil dans la bonne organisation de la vie « On n'est jamais malheureux que par sa faute. » répétait ce-jeune homme un peu trop gras. Jusqu'à la trentaine, il fit une part égale au travail et au plaisir; s'il ne dédaignait ni la nourriture, ni l'alcool, ni surtout la chasse, il travaillait d' « arrache pied », selon l'expression de sa mère. Car un mari doit être plus instruit que sa femme; et déjà l'intelligence de Thérèse était fameuse; un esprit .fort, sans doute. Mais Bernard savait à quelles raisons cède une