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Titre : Nouvelle grammaire historique du français, par L. Clédat,... 3e édition revue et corrigée

Auteur : Clédat, Léon (1851-1930). Auteur du texte

Date d'édition : 1905

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31951400f

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k1465748

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 16-X-1696

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 30/04/2011

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11. Les conditions énoncées ci-dessus annulent celles antérieurement établies.




GRAMMAIRE HISTORIQUE

DU FRANÇAIS



NOUVELLE

GRAMMAIRE HISTORIQUE

DU

FRANÇAIS

PAR

L. CLÉDAT

PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LYON

LAURÉAT DE L ACADÉMIE FRANÇAISE

Troisième édition, revue et corrigée

PARIS

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

1905



PRÉFACE

Dans ma Grammaire élémentaire du vieux français, j'ai exposé les règles successives de la langue française depuis ses origines jusqu'au XVIe siècle, signalant au besoin les traces laissées dans la langue actuelle par les anciennes tournures disparues, mais négligeant à dessein les particularités grammaticales qui se sont identiquement conservées jusqu'à nos jours. Mon but était en effet de faciliter l'intelligence des anciens textes français en donnant les règles tombées en désuétude, et non d'expliquer la formation des règles que nous appliquons encore.

La présente Grammaire historique part au contraire de la langue moderne pour remonter jusqu'aux origines. Je néglige les particularités de l'ancienne langue qui ont disparu sans laisser de traces et que l'on trouvera signalées dans la Grammaire du vieux


français, mais j'insiste sur l'explication historique de la grammaire moderne.

Ces deux livres sont donc parfaitement indépendants l'un de l'autre. Leur caractère commun est de se borner aux notions élémentaires. J'ai essayé de mettre à la portée de tous et de formuler aussi brièvement qu'il était possible les résultats les plus certains et les plus importants des travaux contemporains sur les questions de philologie française.

L. CLÉDAT.


GRAMMAIRE HISTORIQUE

DU

FRANÇAIS

PREMIÈRE PARTIE

LES SONS ET LES LETTRES

CHAPITRE PREMIER

L'APPAREIL VOCAL

1. — L'homme, qui pense et qui sent, a trouvé dans son organisme différents moyens de faire connaître à ses semblables ses idées et ses sentiments. Le moyen le plus simple est le geste : les expressions de la physionomie et les mouvements du corps. Ce moyen eût été à lui seul bien insuffisant. Mais nous avons aussi la faculté de faire vibrer très rapidement l'air qui sort de nos poumons à chaque mouvement de la respiration, et de modifier de différentes manières la forme du canal que cet air doit traverser avant d'arriver à l'extérieur. Nous pouvons ainsi produire une série de sons très variés, les sons de la voix. Le langage consiste à faire par convention, de ces sons et de leurs multiples combinaisons, des signes


d'idées. Ou appelle appareil vocal l'ensemble des organes qui permettent à l'homme de produire les sons vocaux.

Une langue est donc un système de signes sonores, émanant de l'appareil vocal, et qui représentent par tradition, pour tout un ensemble d'individus, les mêmes idées. La diversité des langues s'explique par le caractère essentiellement conventionnel de ces systèmes de signes.

2. — Une langue, comme tout autre produit de l'activité naturelle, se modifie, se développe avec le temps. C'est la recherche des lois de ce développement qui constitue l'étude historique d'une langue. Les modifications sont parfois très lentes et parfois très rapides. Elles sont presque insensibles aux époques de grande culture littéraire et dans les pays politiquement très centralisés. Mais, dans les temps de décadence intellectuelle et au milieu des grandes commotions qui secouent les empires et changent la face du monde, les langues arrivent à subir des altérations si profondes qu'elles ne sont plus reconnaissables. Alors le latin change de nom et s'appelle le roman. Et non seulement la langue se modifie profondément, mais elle se brise en quelque sorte, et donne naissance à des idiomes dérivés qui, dès ce moment, vivent d'une vie propre et se diversifient de plus en plus. C'est ainsi que sont nées du latin les langues dites romanes, le français, le provençal, l'italien, l'espagnol, le roumain, toutes au même titre héritières du latin.

3. — Le français est donc une langue dérivée, et nous aurons à étudier les lois de sa dérivation.

Mais on comprend aisément que ces lois dépendent du mécanisme de l'appareil vocal. Si tel son du latin a produit tel autre son du français, ce n'est point l'effet du hasard, c'est la conséquence naturelle des conditions physiologiques de la prononciation. Pour qu'on puisse se


rendre compte de ces transformations, il est donc indispensable de rappeler certaines notions élémentaires d'acoustique et de physiologie vocale.

4. — On nomme son ce qui frappe notre sens de l'ouïe. Lorsque notre ouïe est affectée, nous disons qu'il s'est produit un son. Il n'y a pas lieu de définir autrement ce mot, qui exprime non une chose, mais un fait, le fait que notre ouïe a été frappée.

Que faut-il pour que ce fait se produise ? L'expérience nous apprend qu'il doit y avoir un mouvement vibratoire très rapide excité dans un corps.

Un son peut être plus ou moins aigu : c'est la hauteur musicale, qui dépend du nombre de vibrations exécutées dans un temps donné.

Il peut être plus ou moins fort : c'est l'intensité, qui dépend de l'amplitude des vibrations.

Enfin il peut avoir tel ou tel timbre. C'est cette qualité du son qui nous intéresse au point de vue de la grammaire historique. Le timbre dépend de la nature et de la forme des objets vibrants.

5. — L'appareil vocal, d'où émanent les vibrations qui produisent à notre oreille les sons vocaux, se compose des parties suivantes :

1° Les poumons, qui lancent l'air.

2° Le larynx, dont les contractions, en resserrant le passage de l'air, le mettent en vibration sonore. Le larynx est une espèce de boîte cartilagineuse, située au-dessus de la trachée-artère et qui communique avec l'arrière-bouche ou pharynx par une ouverture nommée glotte. Dans l'intérieur du larynx se trouvent deux replis membraneux qui ressemblent assez aux bords d'une boutonnière : ce sont les cordes vocales. Les vibrations des cordes vocales contribuent à la production du son vocal.


3° Le voile du palais, placé comme un rideau entre la bouche proprement dite et l'arrière-bouche ou pharynx. Le voile du palais peut s'élever et s'abaisser de manière à fermer à l'air qui sort des poumons toute autre issue que l'ouverture buccale, ou à lui ouvrir le passage des fosses nasales.

4° Les différentes parties de la bouche, telles que la langue, le palais, les dents, les lèvres, dont les positions diverses modifient les vibrations de l'air sortant du larynx et le son qui en résulte.

6. — L'appareil vocal a ceci de tout à fait remarquable, comme instrument producteur de sons, qu'il ne permet pas seulement d'émettre un son d'un timbre déterminé et d'en varier la hauteur musicale et l'intensité, mais qu'il permet encore, en changeant la position relative des différentes parties qui composent l'appareil, de produire des sons de timbres très variés : ce sont les différentes voyelles et consonnes.

Supposez un même son, l'a ouvert par exemple, prononcé par deux personnes différentes à l'unisson. Les deux personnes disposeront, à cet effet, leurs organes vocaux exactement de la même façon. Il y aura entre les deux sons produits une différence de timbre, mais tout à fait analogue à celle qui permet de distinguer deux instruments semblables. A ce point de vue, l'appareil vocal ne diffère pas d'un instrument ordinaire.

Mais prononcez la série des lettres : vous trouverez entre ces divers sons une très grande différence de timbre, entièrement analogue à celle qui sépare des instruments dissemblables. Chaque lettre sort, pour ainsi dire, d'un instrument spécial que nous constituons instantanément en plaçant nos organes vocaux dans des positions relatives déterminées. Cette opération, très compli¬


quée en principe, nous est rendue très facile par l'habitude, à tel point qu'il nous est difficile de nous en rendre compte, et qu'il faut une très grande force d'attention pour discerner les mouvements multiples nécessités par l'usage de la parole.

CHAPITRE SECOND

LES SONS DE LA LANGUE FRANÇAISE

7. — Les sons de timbres variés que peut émettre l'appareil vocal sont très nombreux, et il n'y a pas de langue qui les emploie tous. C'est ainsi, pour ne parler que de langues proches parentes, que l'italien n'emploie pas notre son u, que le français n'emploie pas le son figuré par ch chez les Allemands, etc., etc.

Nous allons énumérer les sons utilisés par le français actuel, et essayer de les classer.

Mais auparavant il importe de préciser la distinction établie par toutes les langues entre les sons voyelles et les sons consonnes.

I. — DISTINCTION DES VOYELLES ET DES CONSONNES, DES

VOYELLES ET DES SEMI-VOYELLES

8. — La distinction entre les voyelles et les consonnes est inexactement présentée par la plupart des dictionnaires et des livres spéciaux, même par les mieux faits.

« Une consonne, dit M. Littré, est une lettre qui n'a pas de son par elle-même et ne se prononce qu'en s'appuyant sur une voyelle. » Il est difficile de concevoir une lettre qui n'existe pas par elle-même, et qui cependant s'appuie sur une autre.


Un livre classique dans les écoles de médecine, le traité de physiologie de Longet, s'exprime ainsi : « Une voyelle pendant son émission peut rester pure ou être modifiée par la contraction des différentes parties qui composent le tuyau résonnant. Ces modifications altèrent la voyelle de différentes manières parfaitement déterminées : à chacune de ces modifications on a assigné le nom de consonne. »

Le docteur Chervin, directeur de l'institut des bègues de Paris, dans une brochure intéressante 1, s'exprime à peu près de même, quoiqu'en moins de mots : « La consonne est une manière de transformer les sons voyelles. »

En réalité, une consonne est un son parfaitement indépendant, ayant une existence propre, un son qui s'ajoute à la voyelle, mais qui ne la modifie ni ne l'altère en aucune façon. Il n'y a pas de différence à ce point de vue entre une voyelle et une consonne, et cela est si vrai que certaines voyelles peuvent jouer le rôle de consonnes : i est consonne dans yeux, ou est consonne dans roi, prononcé roua. On peut même dire, d'une façon plus générale, que, dans toute diphtongue, la voyelle la moins fortement prononcée est une véritable consonne.

Mais, parmi les positions diverses que peut prendre l'appareil vocal pour donner des sons, les unes sont telles que les vibrations des cordes vocales ne concourent pas au son émis ou n'y concourent qu'accessoirement : il en est ainsi pour toutes les consonnes. Dans les autres, ces vibrations sont au contraire essentielles et fondamentales : c'est ce qui arrive pour les voyelles. Quand vous prononcez le son f, on n'entend aucune vibration des cordes vocales. Quand vous prononcez le son v, il y a une vibra-

1. Voyelles et consonnes, 50 p. in-8. Paris, J.-B. Baillière, 1879.


tion des cordes, mais qui accompagne le son propre du v et s'en distingue aisément. Au contraire, quand vous prononcez l'a ou toute autre voyelle, les vibrations des cordes vocales, et celles de l'air chassé des poumons, constituent un son unique d'une sonorité remarquable.

9. — Toute la différence — elle est importante d'ailleurs — entre les sons voyelles et les sons consonnes tient donc aux vibrations des cordes vocales 1, essentielles pour les uns, nulles ou accessoires pour les autres. Ces vibrations donnent aux voyelles une sonorité qui leur a fait attribuer naturellement le principal rôle dans la constitution des mots. C'est sur les voyelles que la voix s'arrête, tandis que les consonnes se prononcent rapidement. Celles-ci n'en sont pas moins de la plus grande utilité ; car sans elles le nombre des combinaisons de sons, des mots possibles, serait singulièrement restreint.

Les vibrations des cordes vocales font ranger les voyelles parmi les sons proprement dits ; les consonnes sont des bruits. En physique, on donne le nom de bruits aux sons confus dont on n'arrive pas à déterminer la hauteur musicale.

10. —Dans toute diphtongue, la voix s'appuie principalement sur l'une des voyelles. L'autre subit une légère modification : elle se prononce comme celles des consonnes qui mettent en vibration les cordes vocales. En d'autres termes, la vibration des cordes vocales, sans disparaître, cesse d'être essentielle et devient accessoire. Les voyelles ainsi prononcées prennent le nom de voyelles consonnes, semi-voyelles ou semi-consonnes.

1. Cette différence n'existe plus quand on parle comme à l'oreille, quand on chuchote. Alors il n'y a plus d'autre distinction essentielle entre les voyelles et les consonnes que la rapidité de la prononciation.


II. — VOYELLES ET SEMI-VOYELLES FRANÇAISES

11. — Le français compte douze voyelles, que l'on peut répartir en trois groupes, d'après les diverses parties de l'organisme vocal qui servent principalement à les produire :

1° Trois palatales : a (et â), é (avec ses différentes nuances : é, è, ê), et i.

2° Cinq labiales : e, eu (très voisine de la précédente), o, ou, u.

3° Quatre nasales : an, èn (écrit in, ein, etc.), on, eun (écrit un).

Voyelles palatales.

12. — Si, laissant la langue dans sa position naturelle, nous ouvrons les lèvres, après avoir contracté le larynx de façon à tendre les cordes vocales, et si nous chassons l'air du poumon, nous faisons entendre le son a. En modifiant un peu cette disposition, et particulièrement en relevant de plus en plus la base de la langue, on obtient les sons ê et è. Il faut au contraire déprimer la base de la langue pour obtenir le son â de pâte.

Si nous rapprochons un peu les lèvres, et si nous relevons la langue en appuyant légèrement sa pointe sur les dents inférieures (et toujours en faisant vibrer les cordes vocales), nous obtenons le son é.

Si nous appliquons les deux bords de la langue contre le palais, de manière à ne laisser qu'un espace étroit pour le passage de l'air, nous donnons le son t.

Voyelles labiales.

13. — Si nous reportons vers les lèvres l'obstacle opposé à la sortie de l'air, suivant que nous rapproche-


rons simplement les lèvres, on que nous les arrondirons de plus en plus, en diminuant l'ouverture et en modifiant légèrement la position de la langue, nous obtiendrons les sons e (de « revenir, femme »), eu, o, u, ou, et les diverses nuances de ces sons.

Les deux lettres, qui composent chacun des signes eu et ou, représentent historiquement d'anciennes diphtongues ou des procédés graphiques artificiels. Ou s'est prononcé d'abord comme un o suivi d'un w anglais. De même eu s'est prononcé èou dans cheveux. Dans honneur et autres mots semblables, eu est un procédé graphique artificiel qui a tou jours représenté le son actuel, et qu'on a emprunté aux mots comme cheveux, à une époque où dans ces mots eux-mêmes l'ancienne diphtongue se prononçait déjà comme eu actuel.

Voyelles nasales.

14. — Si, au moment de prononcer la voyelle a, on baisse le voile du palais, de manière à laisser à une partie de l'air chassé des poumons l'issue des fosses nasales, on obtient le son an, ou a nasal.

L'o nasal (on) s'obtient aussi en baissant le voile du palais pendant la prononciation de l'o.

Le son marqué en français par in est un è nasal. L'i nasal (des mots provençaux vint, linge, etc.) n'existe pas en français.

Le son que nous écrivons un est en réalité un eu nasal, L'u nasal n'existe pas en français.

Semi-voyelles ou semi-consonnes.

15. — Les voyelles françaises employées comme semi-voyelles sont :

1° L'i, dans les diphtongues ia (diable, paya), ié (pied),


ieu (vieux, payeur, frayeur), ien (chien, rien), ian (ayant), ion (aimions).

Ajoutez l'i contenu dans les consonnes doubles l et n mouillées. Toute l mouillée équivaut à peu près à l + i semi-voyelle, toute n mouillée à n + i semi-voyelle.

C'est à tort, d'après Littré, qu'un grand nombre de personnes prononcent I'l mouillée comme un i semi-voyelle (ou y) sans l, et disent ga-yard. Il est probable que cette prononciation arrivera à prévaloir, mais elle n'est pas encore admise officiellement. D'après la même règle, il ne faut pas non plus prononcer bercày (bercail, deùy (deuil), mais faire entendre une l avant l'i semi-voyelle 1.

2° L'u est aussi employé comme semi-voyelle :

Dans la diphtongue ui : celui, appui, aujourd'hUI, etc. ;

Dans la diphtongue uè : écuulle (anciennement prononcé écu-elle).

3° Enfin l'ou semi-voyelle se trouve dans la diphtongue oui de l'adverbe oui (jadis ou-i en deux syllabes),dans ouèn (écrit oin) des mots tels que loin, et dans la diphtongue oua (écrite oi d'après l'ancienne prononciation) des mots tels que moi, toi, roi, etc.

Fausses diphtongues.

16. — Nous avons déjà fait remarquer que eu et ou n étaient, plus des diphtongues, mais des sons simples (§ 13). Il en est de même de au (autre = ôtre), de eau (chapeau = chapô), de ei (reine = rêne), de ai (haine = hêne ; chantai = chanté; avais = avê).

1. Pour produire l'l que l'on veut faire suivre immédiatement de l'y, on est obligé de modifier un peu le mécanisme de la prononciation, si bien que l suivie d'y diffère très légèrement de l'l ordinaire, indépendamment de la mouillure.


III. — DISTINCTION DES VOYELLES EN LONGUES ET BRÈVES,

OUVERTES ET FERMÉES.

17. — Entre une voyelle longue et la même voyelle brève, il y a une différence de quantité, de durée. Cette différence est souvent accompagnée d'une différence de timbre, et on confond très facilement l'une avec l'autre. Ainsi on dit que l'a de pâte est long et que l'a de patte est bref, ce qui est vrai ; mais il y a, en outre, entre ces deux a, une différence de timbre : le premier a le timbre fermé et le second le timbre ouvert. Dans pâté l'a est fermé, sans être long comme dans pâte. Il ne faut donc pas considérer « long » comme synonyme de « fermé », ni « bref » comme synonyme d' « ouvert ». La quantité et le timbre sont deux faits distincts et non corrélatifs.

18. — Dans la prononciation française, la quantité est généralement peu sensible; elle n'a pas l'importance qu'elle avait en latin, où la versification reposait sur elle. La distinction des timbres est, au contraire, du plus haut intérêt, au moins pour les voyelles a, é, o et eu. L'a de pâte et celui de patte sont, en somme, deux sons différents, assez voisins seulement pour être représentés par la même lettre. La différence qui les sépare est de même nature que celle qui sépare l'é de habillé de l'è de billet, l'o de tôt de celui de tort, l'eu de peu de celui de peur. Aussi a-t-on eu l'idée d'exprimer cette différence par des dénominations communes : l'â de pâte, l'é de habillé, l'ô de tôt, l'eu de peu sont dits fermés ; l'a de patte, l'è de billet, l'o de tort, l'eu de peur sont dits ouverts. Telle est la signification donnée aujourd'hui par tous les philologues aux mots « ouvert » et « fermé » 1.

1. Ces dénominations ne sont pas tout à fait heureuses, parce qu'elles sont tirées d'une particularité de la prononciation qui peut être con¬


Pour l'é, on distingue une troisième espèce de timbre celui de l'ê très ouvert, comme dans tête.

19. — Il importe de se défier de l'accent circonflexe, que l'on considère souvent à tort comme indiquant la quantité ou le timbre. Cet accent a été placé sur des voyelles qui sont le produit d'une contraction (âge, anciennement eage) ou après lesquelles il y a eu chute d'une s (tête, anciennement teste ; côte, anciennement coste) et en outre dans un certain nombre de mots savants; mais il ne marque pas toujours la longueur de la voyelle ni la prononciation très ouverte de l'é, car l'é de têtu se prononce fermé.

20. — Il arrive aussi quelquefois que l'accent aigu est placé à tort sur des é qui se prononcent ouverts, soit que la prononciation se soit modifiée, soit que l'accent aigu dans ces mots remonte à une notation ancienne inexacte. Ainsi on écrit sécher, mais on prononce sècher.

IV. — CONSONNES FRANÇAISES.

Explosives et continues.

21. — C'est en opposant un obstacle à l'air chassé du poumon, que nous arrivons à produire des vibrations sonores. Mais cet obstacle peut être soit une fermeture complète, que l'on fait brusquement cesser, soit un rétrécissement du passage. Dans le premier cas, on obtient un son explosif; dans le second, un son continu. Toutes les voyelles et une partie des consonnes (s, ch, ƒ', etc.) sont

testée. Il a pu y avoir hésitation sur l'application des termes. Ainsi l'o tie tôt a été qualifié d'ouvert par des grammairiens qui considéraient qu'on ouvrait plus la bouche pour la prononciation de cet o que pour celle de l'o de tort. C'est que les uns pensent à l'ouverture des lèvres, les autres à celle de la cavité buccale.


continues. Un certain nombre de consonnes sont explosives : le p, le t, etc.

Les consonnes explosives sont nécessairement très brèves, instantanées. Quand nous essayons de les prononcer sans les faire suivre d'aucune voyelle, nous faisons entendre malgré nous, aussitôt après, un bruit du genre continu qui se distingue très bien du son propre de la consonne. Ce bruit vient de la colonne d'air que nous avions formée derrière l'obstacle pour produire le son explosif de la consonne; cet air vibre en s'échappant, Quand la consonne est suivie d'une voyelle, on n'entend pas le bruit particulier dont nous parlons, parce que la colonne d'air est précisément employée à produire la voyelle qui suit.

Dans l'émission des sons continus, le rétrécissement du passage de l'air, par conséquent aussi le son qui en résulte, peut être prolongé, continué, jusqu'au moment précis où on est obligé de reprendre haleine.

Sourdes et sonores, ou fortes et douces.

22. — Chacune des deux grandes classes de consonnes que nous venons de déterminer se subdivise elle-même en deux catégories, en consonnes sourdes et consonnes

sonores.

Dans la prononciation du g, du d, du b, les cordes vocales vibrent, et produisent un son qui se distingue du son propre de la consonne, mais qui l'accompagne. C'est pour cela que ces consonnes sont dites sonores. Il n'en est pas de même du c, du t, du p, et des autres consonnes du même ordre, qui, par opposition, sont dites sourdes. Comme le g diffère principalement du c, le d du t, le b du p, le j du ch, le v de l'f, le z de l's, par cette vibration des cordes vocales, quand la vibration n'a pas lieu (dans le¬


chuchotement) il devient très difficile de distinguer chacune de ces consonnes de sa voisine.

Les sourdes sont encore appelées fortes, et les sonores : douces 1.

Palatales, dentales, labiales.

23. — Enfin les consonnes se divisent encore en palatales, dentales et labiales, suivant que ce sont les lèvres, les dents ou le palais qui jouent le principal rôle dans leur prononciation.

Palatales explosives.

24. — Si, relevant la langue près de sa base, on l'applique contre le palais de manière à fermer toute issue à l'air des poumons, il suffit de supprimer brusquement cet obstacle, en chassant de l'air, pour faire entendre le son k ou c dur. L'autre palatale explosive, la sonore g (g dur) s'obtient de la même façon, mais en faisant résonner les cordes vocales.

Palatales continues.

25. — Si on applique, non plus la partie postérieure de la langue, mais les deux bords contre le palais, de manière non plus à fermer toute issue à l'air, mais à lui ouvrir un passage étroit entre la langue et le palais, on obtient en chassant l'air, et en faisant vibrer les cordes vocales, l'i semi-voyelle du mot yeux. Dans la prononciation de l'i voyelle, on appuie plus fortement les deux bords de la langue.

1. L'adjectif doux a un sens tout particulier lorsqu'on l'applique aux signes c et g. Il désigne alors le son spécial que ces lettres marquent devant e et i, c'est-à-dire le son s dure pour le c et le son j pour le g. Mais le c doux n'est pas une consonne douce dans le sens général donné à ce mot, c'est une consonne forte ou sourde.


26. — Si on élève la pointe de la langue vers la mâchoire supérieure, au lieu d'en appliquer les bords contre le palais, on obtient le son ch. Le j est la consonne sonore qui correspond au ch. On remarquera que, pour prononcer ces consonnes, il faut aussi porter un peu les lèvres en avant. Ces deux consonnes sont dites chuintantes, d'un mot formé par onomatopée.

27. — Quand on ouvre simplement la bouche, laissant à la langue sa position ordinaire, si on chasse l'air en contractant un peu l'orifice du larynx, on fait entendre un bruit léger : c'est la consonne h, qui est dite consonne aspirée, bien que ce soit un mouvement de respiration qui la produise comme toutes les autres consonnes ou voyelles. L'h dite non aspirée n'est qu'une fantaisie d'orthographe, qui s'explique quelquefois par un souvenir étymologique ; en aucun cas ce n'est un son, et il n'y a pas à en tenir compte. D'ailleurs, l'h aspirée elle-même ne se prononce pas dans le français actuel ; celte lettre indique simplement aujourd'hui qu'il ne faut pas lier la consonne finale du mot précédent avec la voyelle qui suit. C'est tout ce qui reste de l'ancienne aspiration.

Dentales explosives.

28. — Après avoir fermé toute issue à l'air en appliquant la pointe de la langue contre le palais et les dents supérieures, si on lui ouvre brusquement passage, on produit une des deux explosives d ou t, suivant qu'on fait ou non vibrer les cordes vocales.

29. — Si, disposant la langue comme nous venons de le dire, et faisant vibrer les cordes vocales, on baisse en outre le voile du palais de façon qu'une partie de l'air puisse s'échapper par les fosses nasales, au lieu du d on fait entendre l'n.


30- —Si l' on a pplique la pointe de la langue contre les dents supérieures, mais en laissant, des deux côtés de la langue, libre passage à l'air, et si, en détachant brusquement la langue, on fait vibrer les cordes vocales, on émet le son l

Dentales continues.

31. — La langue étant placée comme pour la prononciation du t ou du d, mais l'extrême pointe rabaissée vers les dents inférieures pour laisser à l'air un passage continu, on produit l's douce ou l's dure, suivant qu'on fait ou non vibrer les cordes vocales.

32. — La langue étant à peu près dans sa position normale, mais la pointe appuyée contre la mâchoire inférieure, si l'on chasse l'air de façon à faire vibrer non seulement les cordes vocales, mais la langue elle-même, on émet le son r.

Labiales explosives.

33. — Quand ce sont les lèvres réunies qui ferment le passage de l'air, au moment où on les sépare, on fait entendre le son du p, et celui du b s'il y a vibration laryngienne. Si, en même temps, on abaisse le voile du palais, on produit l'm.

Labiales continues.

34. — Si les lèvres entr'ouvertes offrent à l'air un passage continu, on fait entendre l'f, ou la sonore correspondante v.

35. — L'a et l ou semi-voyelles se prononcent comme

1. L'l est ordinairement placée parmi les continues; mais c'est, il me semble, par l'effet d'une confusion entre le bruit de l'air qui s'échappe des deux côtés de la langue et le son propre de la consonne, lequel ne se produit qu'au moment où la langue se détache des dents.


l'u et l'ou voyelles, en arrondissant les lèvres, avec les différences que nous avons déjà signalées (§ 10).

Y. — TABLEAU GÉNÉRAL DES SONS FRANÇAIS

ET CONCLUSION DU CHAPITRE

36. — Sons français.

PALATAUX

DENTAUX

LABIAUX

II

Sourds

c dur (k)

t

p

,

Sonores

d

b

nasaux

n, n mouillée

m

liquides

l, l mouillée

i semi-voyelle

s douce (z)

v

u semi-voyelle

ou semi-voyel

Sonores

chuintant

j (g doux)

liquide

r

If

orales

A, A, Ê, t, t, I,

O, OU, U, EU, E.

nasales

AN, ÈN

ON, EUN.

s dure (ç)

f

Sourds

chuintant

ch

aspiré

h

Remarque. — Les consonnes de la première colonne sont souvent appelées des gutturales. Quand on emploie le mot « palatales » sans préciser autrement, on entend les consonnes et semi-voyelles palatales, et non les voyelles.

37. — Ce tableau, éclairé par les explications qui précèdent sur le mécanisme de la prononciation, facilitera l'intelligence des mutations de sons dont nous aurons à parler dans le chapitre IV de cette première partie, et ces mutations seront à leur tour une confirmation de notre classement des sons vocaux.

En effet, la parenté des sons compris dans chacune des colonnes verticales est attestée non seulement par l'étude du mécanisme de leur prononciation, mais encore par les nombreuses permutations que l'on constate entre les sons d'une même colonne.


38. — Si nous considérons la colonne des sons palataux 1, nous nous expliquerons que le c latin ait produit un g dans gras, dérivé de crassum, dans glas, de classicum, que le g soit devenu un c dans lonc (aujourd'hui écrit long) de longum, dans sanc (aujourd'hui écrit sang) de * sanguem. Nous comprendrons que le c ait pu produire un ch dans chambre, de cameram, dans manche, de manicam, que le g ait pu produire un j dans joie, de gaudia, dans jaune, de galbinum, que le c et le g se soient changés en i semi-voyelle (y) dans plaie (prononcé jadis pla-ye) de plagam, dans fait (prononcé jadis par a + y) de factum, que l'i semi-voyelle du latin soit devenu tantôt j, tantôt ch, dans jeune de iuvenem, dans singe de *simium, dans le subjonctif sache, de sapiam, etc.

Remarquons d'autre part que, si le c latin devient tantôt g, tantôt ch, tantôt i semi-voyelle, cette variété de transformations s'explique aussi par des raisons qui tiennent au mécanisme de la prononciation. C'est particulièrement devant les liquides (l, r), qui sont des consonnes sonores, que le c dur, consonne sourde, se change parfois en la gutturale sonore, g dur. Dans la transformation du c dur en i semi-voyelle, la disposition des organes vocaux subit une modification qui transporte d'arrière en avant (du gosier vers le milieu de la langue) le point d'où part le son ; or, cette modification s'est produite surtout lorsque la lettre qui suivait le c dur se prononçait en avant relativement à la lettre qui précédait. Dans le groupe de lettres act, il y a pour passer de l'a au t un mouvement de prononciation d'arrière en avant, puisque le son du t se produit vers les

1. La distance qui, dans ce tableau, peut séparer deux sons d'une même colonne verticale, n'a aucune importance.


dents ; ce mouvement a entraîné une transformation du c dans le môme sens : act latin a donné ait français dans factum, devenu fait (prononcé d'adord fa-yt). A l'inverse, dans la terminaison de lactuca, le c est placé entre une voyelle labiale (u) et une voyelle palatale (a). Pour passer de l'u à l'a, il y a un mouvement d'avant en arrière, des lèvres au gosier. Aussi, entre ces deux lettres, le c n'a pas produit d'i semi-voyelle, il est tombé : français laitu-e.

Nous n'entrerons pas dans le même détail à propos des transformations des autres sons ; il nous suffît d'avoir montré par ces exemples quelle est l'importance de l'étude des conditions physiologiques de la prononciation.

Pour achever l'examen de la colonne des sons palataux, nous ajouterons que la parenté des voyelles a et é, et de l'i voyelle ou semi-voyelle, explique la facilité avec laquelle un i semi-voyelle s'est ajouté à l'a latin dans laine, de lana, et à l'é ou à l'è dans lei (plus tard loi) de légem, dans pied, de pèdem, etc. On ne s'étonnera pas non plus qu'une diphtongue composée de a et de i ait pu arriver à produire le son simple é, l'é étant la voyelle intermédiaire entre a et i ; c'est ainsi que laine, prononcé d'abord la-y-ne, est arrivé à se prononcer lène.

39. — Dans la colonne des sons dentaux, outre les rapports bien connus des deux liquides l et r, et des deux s, il faut remarquer la parenté, moins visible au premier abord, du d et de l'n 1. Dans le langage enfantin, ces deux sons permutent facilement : dodo et nono. Le d latin s'est changé en n dans rendre de reddere, sous l'influence, il est vrai, d'une analogie avec prendre.

1. Voyez ci-dessus (§§ 28 et 29) ce que nous avons dit de la prononciation de ces deux sons.


40. — Entre les lettres placées sur la même ligne horizontale, les permutations sont beaucoup plus rares qu'entre les lettres de la même colonne. Cependant t latin, devant l, s'est changé en c dur : *vetlum (pour vetulum) est devenu veclum, d'où, pour la mutation du c en i semi-voyelle, le mot français vieil. Inversement, le c dur peut se changer en t : le peuple dit souvent cintième au lieu de cinquième, et le c latin (qui se prononçait toujours comme un k) a produit devant les voyelles e et i le son tç, qui s'est ensuite réduit à ç (s dure) ; c'est ainsi que le latin cervum (prononcez kervum) a donné le français cerf, où le c représente le son de l's dure.

CHAPITRE TROISIÈME

LES LETTRES DE L'ÉCRITURE FRANÇAISE

I. — L'ALPHABET LATIN

41. — S'il nous est possible d'étudier directement les sons d'une langue contemporaine, nous ne pouvons atteindre ceux d'une langue antérieure à nous qu'à travers le signe du son, qui est la lettre. De là l'importance de l'étude de l'alphabet.

42. — L'alphabet latin, d'où dérive le nôtre, était emprunté aux Grecs, et se composait de vingt-trois lettres dont une seule, le G, de création latine ; voici la liste des autres : A, qui est l'alpha des Grecs, B = bêta, C = gamma, D = delta, E = epsilon, F = digamma éolique, H = êta, I = iota, K = cappa, L = lambda, M = mu, N = nu, O = omicron, P = pi, Q = coppa 1,

1. Cette lettre était tombée en désuétude de très bonne heure chez les Grecs, mais était restée cependant comme signe numérique de 90.


R = rhô, S = sigma, T = tau, Y = upsilon, X = xi, Y = upsilon, Z = zêta.

43. — L'Y et le Z ne furent introduits que très tard dans l'alphabet latin, et ne furent employés que pour des mots calqués du grec, où ils remplaçaient l'upsilon et le zêta. L'upsilon était déjà représenté dans l'alphabet latin par la lettre V.

44. — Quant au G, il est d'invention latine. A l'origine, le K désignait la gutturale explosive sourde (notre c dur) et le C représentait la gutturale explosive sonore (notre g dur) ; mais de très bonne heure la lettre K devint presque hors d'usage, et C fut employé indifféremment comme signe des deux gutturales. Un peu plus tard, on voulut de nouveau donner des signes différents à ces deux sons : C fut conservé pour la gutturale sourde, et G fut inventé pour la sonore. On voit d'ailleurs que le G n'est autre chose que le C légèrement modifié.

Les grammairiens latins des premiers siècles de notre ère n'ont jamais pu s'expliquer d'une façon satisfaisante l'utilité de la lettre Q, qui faisait alors triple emploi avec le C et avec le K. On remarquait seulement que le Q remplaçait presque toujours le C devant le Y suivi d'une voyelle : QVOD (que nous écrivons quod).

45. — Dans les mots calqués du grec, les Romains représentaient la lettre grecque chi (prononcez Ki) par ch, le phi par ph, le thêta par th, le rho surmonté de l'esprit rude par rh.

46. — La lettre V était signe de consonne dans venit, avidum, etc., signe de voyelle dans vnvs, lvna, etc., et signe de semi-voyelle dans hvic, avdio, etc.

47. — La lettre I était signe de consonne dans iuvenem, maior, etc., signe de voyelle dans finis, limen, etc., et


signe de semi-voyelle dans queis (pour quibus) et quelques mots semblables.

II. — L'ALPHABET FRANÇAIS

48. — L'alphabet des Latins est aussi devenu le nôtre, avec quelques modifications.

Dans l'écriture minuscule du moyen âge, la lettre V a deux formes, dont l'une s'emploie surtout au commencement des mots, l'autre, dans le corps des mots. Sous l'une ou l'autre de ses formes, cette lettre a un triple sens : elle désigne soit notre voyelle u (par exemple dans vne, lune), soit notre consonne v (par exemple dans vient, auide), soit notre u semi-voyelle (dans lui, nuit). C'est seulement à la fin du XVIIe siècle qu'on a décidé de réserver l'une des formes pour le son v, et l'autre pour le son u (voyelle ou semi-voyelle) ; on écrivit alors : vrai, une, devant, au lieu de vrai, une, deuant.

49. — La lettre i avait aussi deux formes, i et j. C'est de la même façon et à la même époque (fin du dix-septième siècle) que l'une des formes fut réservée au son j, et l'autre au son i (voyelle ou consonne).

50. — Dans les mots gréco-latins passés en roman, l'y n'avait pas persisté et était devenu soit i, soit u. Le signe y, resté ainsi sans emploi, fut utilisé pour suppléer l'i dans certains cas où il rendait l'écriture d'un mot plus élégante 1 ou la lecture plus commode 2. On l'emploiera aussi pour représenter deux i semi-voyelles consécutifs. Il a conservé ce dernier rôle 3, mais l'i a repris sa place

1.A la fin des mots par exemple.

2.Par exemple dans yuer (aujourd'hui hiver), au lieu de iuer qu'on aurait pu lire vier, car le trait sur l'i pouvait n'être pas exactement à sa place, il pouvait avoir été omis ou s'être effacé.

3. L'y correspond même à i semi-voyelle + i tonique dans pays, prononcé pai-is, dans paysan, abbaye.


dans les autres cas, sauf quelques exceptions, comme celle de l'adverbe y. On emploie aussi l'y dans les mots calqués du grec.

51. — L'x, dans le plus grand nombre des mots latins passés en roman (dans tous les mots de formation populaire), avait disparu pour faire place à des lettres représentant des sons nouveaux : «laxare» était devenu «lascher» et, «laisser». Au milieu du moyen âge, on utilisa ce signe sans emploi en le confondant avec une abréviation de us : on écrivit diex au lieu de dieus, etc. Un peu plus tard, quand on écrivit ces mots sans abréviation, en rétablissant l'u, on laissa subsister l'x, qui n'eut plus dès lors que la valeur d'une s. C'est ainsi que s'expliquent les pluriels en x. Celle lettre fut aussi substituée à s à ta fin des mots qui, en latin, se terminaient par un x : paix, voix.

La lettre x se trouve encore, mais avec toute sa valeur, dans les mots calqués du latin ou du grec. Toutefois, dans ces mots savants, elle peut avoir, outre le son de ks avec s dure (fixe, axiome, axe,maxillaire, expédient, xylographe), celui de gs avec s douce (exemple, exorde, Xante, etc.) ou celui de s dure : Xerxès 1.

52. — Comme l'y et l'x, le z prit dans l'alphabet français un rôle nouveau. On le trouve dès l'origine remplaçant le groupe de consonnes ts à la fin des mots : portez,

personne du pluriel de l'indicatif présent, équivaut à portéts (latin portatis). D'assez bonne heure le t cessa de se faire entendre, et le z n'eut plus d'autre valeur que celle d'une s. Dans les mots calqués du grec, le z représente le zêta ; nous lui donnons le son de l's douce : zèle.

53. — Nous avons vu (§ 45) que les Latins représentaient le khi grec par ch. Nous faisons de même, et nous donnons

1. C'est par euphonie que le second x se prononce ici comme un c


alors à ces deux lettres la valeur d'un K (choeur, Achaïe, etc.) 1. Mais, dans nos mots d'origine populaire, le ch désigne un son simple, inconnu des Latins, que nous appelons chuintant. C'est le ch de cheval, de marché, etc.

54. — Nous représentons aussi le thêta grec par th, que nous prononçons comme t, et le phi grec par ph, que nous prononçons comme f 2. Nous avons aussi le rh, prononcé r, qui correspond à r du grec quand cette lettre est surmontée d'un esprit rude.

55. — Dans les mots savants calqués du latin, le t suivi d'un i et d'une autre voyelle prend le son d'une s dure ou d'un ç, par un souvenir de la modification qu'avait subie ce t dans la prononciation populaire du latin (§ 74) : nation, patient, se prononcent nacion, pacient.

56. — Les modifications très nombreuses qu'ont subies les mots français dans leur prononciation, depuis la formation de la langue, n'ont pas toujours été suivies de modifications concordantes dans l'orthographe. Il en résulte que certaines lettres et surtout certains groupes de lettres ont changé de signification : ainsi dans la diphtongue oi, aucune des deux lettres n'a conservé sa valeur, on prononce aujourd'hui oua (wa). Ainsi encore l'ancien signe de diphtongue au représente aujourd'hui le son simple ô dans autre, chevaux, etc. (Voyez §§ 13 et 16).

Signes diacritiques.

57. — Un certain nombre de signes accessoires, dits signes diacritiques, permettent d'indiquer des nuances de

1.Quelquefois cependant, sous l'influence de la prononciation populaire du ch, nous donnons au ch d'origine grecque le son chuintant chimère, Psyché.

2.Là encore il y a des contradictions dans notre orthographe. ° nous étions logiques, nous devrions écrire phantaisie.


prononciation. Ce sont les accents aigu, grave, circonflexe, et la cédille.

La cédille (le mot signifie petit zêta) était d'abord un z qu'on mettait après le c pour marquer qu'il devait être prononcé doux. Puis ce z a été placé au-dessous du c et a pris la forme que nous lui connaissons.

Les trois accents dont nous nous servons ont été empruntés à l'écriture grecque, et ne sont pas antérieurs au XVIe siècle. On a commencé par accentuer seulement les é de la fin des mots, et on employait tantôt l'accent aigu, tantôt l'accent grave, sans chercher à donner à ces signes une valeur différente. Puis on a attribué, comme nous faisons encore, l'accent aigu aux é fermés et l'accent grave aux è ouverts. Sur l'accent circonflexe, voyez § 19.

III. — ORTHOGRAPHES DIVERSES POUR UN MÊME SON

Voici le tableau des principaux signes graphiques qui représentent chacun des sons de la langue française.

58. — Voyelles.

a s'écrit a, em (dans femme, patiemment, etc.), en (dans couenne, rouennerie), i (dans la diphtongue oi) ; e (dans moelle 1).

è et ê s'écrivent ê, è, ai (haine, jamais, plaine), ei (reine, pleine).

é s'écrit é, ai (j'allai), é (têtu).

i — i, y.

e — e (venir), on (monsieur).

eu — eu, oeu (noeud), oe (oeil), ue (cueillir).

o — o, au (autre), eau (beau, peau).

ou — ou, o (dans les diphtongues oi et oin), aou (août).

u — u, eu (il eut, il a eu).

1. Jadis prononcé «mo-el-le, mou-el-le», puis mouelle en deux syllabes. La diphtongue oué est ensuite devenue oua comme dans roi, u on a d'abord prononcé roué.


an s'écrit : an, en (enfant), em (empereur) am, (lampe), aon

(paon).

èn — in, im (impie), ein (plein), ain (main), en (examen, payen, rien).

on — on, om (ombre).

eun — un, eun (à jeun).

Consonnes mouillées.

59. — Dans un certain nombre de mots deux l constituent par leur réunion un signe double spécial qui équivaut à 1+ i semi-voyelle (fille, piller). D'autres fois, l + i est exprimé par il (oeil), ou par ill (gaii/ard, souiiier), ou même par illi (bailliage) ou par lli (marguillier). Le second i de bailliage est destiné à rappeler l'i final de bailli. Le second i de marguillier précise l'indication de la mouillure, mais pour la même raison il serait logique d'écrire aussi pillier au lieu de piller. La règle générale est celle-ci : après toute autre lettre que l'i, l'l mouillée s'exprime par il ou ill, suivant que cette consonne mouillée termine ou non le mot. Après l'i, c'est une l simple à la fin des mots, une l double dans le corps des mots. Cette notation de l'l mouillée après l'i est fort gênante pour les étrangers qui apprennent notre langue ; car, comment savoir si un mot tel que péril se termine par une l ordinaire ou une l mouillée, si un mot en ille se prononce par l ordinaire comme ville ou par l mouillée comme fille ?

60. — Gn = n + i semi-voyelle. C'est ign dans « besoigneux. »

61. — Enfin presque toujours l'y, après l'a et l'o, équivaut à deux i : le premier se joint à l'a ou à l'o pour en changer la valeur, le second se prononce. Ainsi paya équivaut à pai-ia (mais payen se prononce pa-ièn).


Consonnes non mouillées.

Les consonnes non mouillées qui s'écrivent de plusieurs manières sont :

62. — Palatales :

Le c dur,qui s'écrit : c, k, qu, q (cinq), ch (choeur, etc.), g (à la fin des mots, dans les liaisons : un rang élevé) ;

Le g dur, qui s'écrit : g, gu, c (dans second, reineclaude).

reineclaude).

Le j s'écrit : j, g [genou, âgé, etc.), ge (geai, changeant).

L'r s'écrit : r, rh (rhume).

63. — Dentales :

Le t s'écrit : t, th (théâtre), d (à la fin des mots, dans les liaisons : un pied-à-terre).

L's douce s'écrit : s (l's entre deux voyelles a toujours le son doux, rose, case. De même à la fin des mots dans les liaisons : les hommes, temps ancien), z, x (à la fin des mots dans les liaisons : chevaux arabes).

L's dure s'écrit : s (silence, salut, austère), ss (assaut, mission), se (science), c (celui, cirque, lacet), ç (commerçant, ça), t (dans ration, portion).

64. — Labiales :

L'f s'écrit : f, ph.

Toutes les variantes orthographiques que nous n'avons pas expliquées soit en les signalant, soit en parlant du classement des sons français ou de l'alphabet, seront expliquées dans le chapitre suivant.


CHAPITRE QUATRIÈME

ORIGINE DES SONS ET DE L'ORTHOGRAPHE DU FRANÇAIS 1

I. — ACCENT TONIQUE ET ACCENTS SECONDAIRES. PROCLITIQUES VOYELLES LIBRES ET VOYELLES ENTRAVÉES

Toute cette partie de la grammaire historique est dominée par un grand fait : le phénomène de l'accent.

65.—Dans tout mot de toute langue, il y a une syllabe sur laquelle la voix insiste plus que sur les autres, une syllabe que l'on accentue fortement, et que pour cela on appelle tonique (du grec TÓVOΣ, accent). Cette insistance de la voix est ce qu'on nomme l'accent tonique. L'accent tonique porte en français sur la dernière syllabe du mot, à moins que la voyelle de cette syllabe ne soit un e muet, auquel cas l'accent tonique se place sur l'avant-dernière syllabe. Ainsi, dans ornement, la syllabe tonique est ment ; dans père, c'est pè.

66. — Les autres syllabes sont dites atones par opposition à la tonique. Mais parmi les atones il faut mettre à part la première du mot, qui reçoit en quelque sorte un accent secondaire : la voix y insiste moins que sur la tonique, mais plus que sur les atones ordinaires. Dans le mot pèlerine, l'accent tonique est sur i et l'accent secondaire sur è.

67. — Quand un mot commence par un préfixe, il y a deux accents secondaires, l'un sur le préfixe, l'autre sur

1. L'étude de l'origine des sons d'une langue se nomme phonétique ou phonologie. Dans notre Grammaire du vieux français, nous avons traité la phonétique française en partant des sons latins pour aboutir aux sons français. Nous suivrons naturellement ici Tordre inverse.


la première syllabe qui suit. Ainsi, dans pardonnerai, l'accent tonique est sur ai, et il y a deux accents secondaires, l'un sur l'a du préfixe « par », l'autre sur l'o de la syllabe qui suit le préfixe.

68. — Il y a des mots tels que l'article et les prépositions, qui s'appuient dans la prononciation sur le mot qui suit et qui pour cela sont appelés proclitiques ou enclitiques. Ainsi «la faim» se prononce exactement comme si les deux mots n'en faisaient qu'un, lafaim : il y a un accent tonique sur la dernière syllabe, et un accent secondaire sur la première. Les proclitiques n'ont donc qu'un accent secondaire. Dans les proclitiques de plusieurs syllabes, l'accent secondaire se place suivant les règles données pour l'accent tonique : il sera par exemple sur la première syllabe de la préposition contre. Toutefois, il peut arriver que cet accent glisse, en quelque sorte, de la première syllabe sur la seconde : c'est ainsi que le peuple dit : ç'te femme, au lieu de « cette femme», en mettant l'accent secondaire du mot proclitique « cette » sur la seconde syllabe, et en laissant même tomber la voyelle de la première syllabe, qui, régulièrement, doit porter l'accent.

69. — Un autre fait dont il nous faudra tenir grand compte, c'est l'influence des groupes de consonnes sur la prononciation de la voyelle qui les précède. Une voyelle est dite entravée lorsqu'elle est suivie de plusieurs consonnes consécutives, parce que la première des consonnes s'appuie nécessairement dans la prononciation sur la voyelle qui précède et produit ainsi une sorte d'entrave dans l'émission du son de la voyelle. L'a est entravé dans « capture » parce que la première des deux consonnes qui le suivent s'appuie sur lui; on prononce « cap-ture ». Dans « capucin », l'a est dit libre parce qu'il n'est suivi que d'une seule consonne, laquelle s'appuie sur la voyelle qui suit ; on prononce


« ca-pucin ». Il y a une légère différence de prononciation entre une voyelle entravée et la même voyelle libre.

De la définition que nous venons de donner des voyelles entravées, découlent les deux réserves ci-dessous :

1° Il ne doit pas y avoir entrave lorsque les deux consonnes qui suivent une voyelle se lient parfaitement entre elles et peuvent s'appuyer l'une et l'autre sur la voyelle qui suit ; c'est ce qui arrive lorsque la seconde des deux consonnes est une liquide 1. Ainsi, dans le mot latin patrem, on prononce non « pat-rem », mais «pa-trem». Si nous intervertissons les consonnes, il n'en sera pas de même: ainsi le mot latin partem ne peut se prononcer «pa-rtem», on prononce nécessairement, « par-tem ». En d'autres termes, les groupes de consonnes qui ne forment pas entrave sont ceux qui peuvent commencer un mot : il y a des mots commençant par tr, il n'y en a pas qui commencent par rt.

2° Lorsqu'une voyelle n'est suivie que d'une consonne, mais que cette consonne termine le mot, la voyelle est libre, quand le mot auquel elle appartient se lie dans la prononciation avec le mot suivant, et que celui-ci commence par une voyelle. Dans le latin « cor ejus », l'o de cor est libre parce que l'r finale s'appuie sur l'e du mot suivant ; on prononce « co-rejus ». Si le mot cor terminait une phrase ou un membre de phrase, l'r s'appuierait nécessairement sur l'o, qui serait dès lofs entravé, même si le mot suivant commençait par une voyelle. Dans les mots terminés par une consonne, la voyelle qui précède la consonne finale est toujours entravée quand le mot suivant commence par une consonne.

1. Toutefois, les voyelles latines suivies de bl, pl, sont traitées tantôt comme des voyelles libres, tantôt comme des voyelles entravées.


II. — PRONONCIATION LATINE

70. — Pour comprendre l'origine des sons français, il est indispensable d'avoir des notions précises sur la prononciation latine. Cette prononciation nous est malheureusement connue d'une manière imparfaite. Mais on peut arriver à des probabilités sérieuses sur un assez grand nombre de points.

Comme les voyelles françaises, les voyelles latines pouvaient être longues ou brèves, et la différence de quantité entre une voyelle longue et la même voyelle brève était accompagnée, sauf pour l'a d'une différence de timbre. Ainsi l'e long se prononçait comme notre é fermé de santé, porter, porté, et l'e bref comme notre è ouvert de complet, fait. On comprend donc que l'e long et l'e bref n'aient pas abouti au même son en passant du latin au français.

L'i long se prononçait comme notre i ; mais l'i bref, dans la prononciation populaire 1, s'était assimilé, quant au timbre, à l'e long, et se prononçait comme notre é fermé.

L'o long avait le son de notre o fermé de côte, chapeau, et l'o bref celui de notre o ouvert de cotte, sort.

L'u bref s'était assimilé à l'o long, et l'u long se prononçait comme notre voyelle ou.

1. Il ne faut pas oublier que les langues romanes dérivent non du latin classique, mais du latin populaire; et la différence entre ces deux latins, pour la forme et l'emploi des mots comme pour la prononciation, était bien plus considérable que celle qui peut exister entre le français populaire et le français littéraire, que la diffusion de l'instruction tend à rapprocher de plus en plus. Notez encore que le latin populaire lui-même a dû subir d'importantes modifications entre l'époque dite classique et le moment de la formation des langues romanes, pendant les premiers siècles de notre ère.


Le latin ne paraît pas avoir eu les voyelles nasales ; il n'avait pas non plus l'e dit muet, ni l'eu, ni notre u français.

71. — Les voyelles latines entravées (suivies de plusieurs consonnes) avaient les unes le timbre bref, les autres le timbre long, bien qu'elles fussent toutes considérées comme longues au point de vue de la versification. D'autre part, nous avons déjà remarqué que l'entrave modifiait légèrement le son des voyelles : l'e bref entravé ne sonnait pas exactement comme l'e bref libre, et n'a pas produit le même son français.

72. — Les anciennes diphtongues latines écrites ae et oe étaient arrivées à se prononcer comme des e simples. La diphtongue au sonnait comme un a français suivi d'un w anglais.

73. — L'i consonne du latin (que nous écrivons j) se prononçait comme l'y du mot « yeux », et l'u consonne (v) comme le w anglais ou comme l'ou du mot oui. Le mot latin que nous écrivons jam se prononçait donc yam ; vi se prononçait oui ; venit = wenit, etc. Entre deux voyelles, l'i consonne se dédoublait : ejus = eiius.

74. — Les deux consonnes gutturales c et g avaient toujours le son dur, même devant e ou i. Cicero se prononçait kikero, gener se prononçait guener. C'est vers le VIIe siècle que, devant e ou i, c a pris le son tç, et g le son dj. Antérieurement le t avait pris aussi le son tç devant e ou i suivi d'une autre voyelle.

Les autres consonnes se prononçaient comme les consonnes françaises correspondantes.

75. — Nous avons signalé quelques-unes des modifications que le latin populaire avait subies avant de donner naissance aux langues romanes. Ajoutez la chute complète de l'm finale excepté après les monosyllabes


(amicum devenu amico), la syncope de l'n devant l's (mensem devenu mese) 1, le développement de la tendance qui poussait déjà le latin classique à dire periclum au lieu de periculum 2, la transformation de l'e en i devant une autre voyelle (lineum devenu linio) et la consonnification progressive de l'i placé devant une autre voyelle (simio devenu simyo, puis sinjo, d'où le français singe), enfin la réduction de x à une s simple dans le préfixe ex.

76. — On peut se demander pourquoi la prononciation d'un mot subit des modifications, au lieu de rester identique à elle-même. La raison en est bien simple. Tous les objets de la nature se modifient plus ou moins avec le temps; les pièces de monnaie, à force de passer de main en main, voient leur empreinte s'effacer graduellement. Ces transformations atteignent particulièrement les organismes vivants et tout ce qui en dépend. Il y a, dans le langage, des phénomènes d'usure et de réparation naturelles tout à fait analogues à ceux que nous offre la physiologie. Ce sont les mots qui étaient le plus souvent employés, comme les conjonctions, comme certains adverbes, comme les flexions verbales, qui se sont usés le plus vite 3.

1 • Cette chute de n devant s s'est aussi produite dans les mots français : monsieur prononcé mesieur, ainé qui a été ainsné, puis

aisné.

2. Il en résulte que des voyelles qui étaient libres dans le latin classique, l'a de sapidum par exemple, sont devenues entravées (sapdum) et ont été traitées comme telles.

3.Ainsi l'adverbe ore (latin hac-hora, devenu aora, aura) s'est abrégé de bonne heure en or. L'adjectif possessif pluriel nostres s'est abrégé en nos. L'adverbe ent (latin inde) a perdu son t final dés le XIe siècle. Le t do la flexion at du prétérit de la 1re conjugaison (latin av(i)t) a disparu anciennement ; il est vrai que, par une contradiction dont il y a tant d'autres exemples, il s'est maintenu ou a été rétabli dans les flexions similaires it et ut. Comme phénomène de réparation, on peut citer « celui » devenu celui-ci, « hui » devenu aujourd'hui, etc.


Les parties atones d'un mot quelconque sont aussi exposées plus que les autres à s'affaiblir ou à disparaître ; c'est ainsi que les voyelles atones des mots latins, quand elles n'étaient pas protégées par un groupe de consonnes, sont généralement tombées. Les voyelles qui se sont le mieux conservées sont celles sur lesquelles la voix appuyait modérément, ni trop, ni trop peu, celles des premières syllabes non toniques des mots. Les voyelles toniques ont subi des modifications importantes, passant d'un son déterminé à un son voisin, dans une sorte d'évolution circulaire dont on commence à connaître les lois particulières et dont on arrivera sûrement à découvrir les lois générales. C'est ainsi que la diphtongue ae de caelum est devenue è en latin populaire : cèlum. Cet è s'est diphtongue de nouveau, en ié, puis iè, d'où ciel ; et, dans un certain nombre de mots, la diphtongue iè est redevenue è : degiel est aujourd'hui dégel.

77. — Ces transformations dépendent non seulement de l'affinité des sons entre eux, mais aussi des variétés physiologiques des peuples et de leurs habitudes antérieures de langage. L'évolution naturelle du latin a été certainement hâtée et modifiée en Gaule par la constitution spéciale des organes vocaux chez les indigènes qui ont appris à parler la langue de leurs conquérants, et par l'habitude qu'ils avaient de prononcer les sons particuliers de leur langue antérieure. Si le français devenait la langue des Anglais et des Allemands, chacun des deux peuples le prononcerait à sa façon, et les divergences s'accentueraient avec le temps. C'est ainsi que le latin a donné naissance aux différentes langues romanes.

78. — Il ne faut pas s'étonner non plus si, dans des conditions identiques, on trouve parfois pour un même son deux modifications différentes. D'abord ces modifica¬


tions divergentes ont pu se produire sur deux points différents du territoire. Nous avons en français des formes qui sont en contradiction avec les formes ordinaires et qu proviennent de dialectes voisins : les mots tels que camp, campagne, etc., ont été empruntés aux pays où le c latin devant l'a était resté dur 1. Mais, sur un même point, il a pu se produire aussi des sons parallèles dérivés d'un même son latin. L'a latin est resté a dans mal (latin malum), mais est devenu e dans hôtel (latin hospitalem). Si ces formes se sont produites originairement sur le même point, ce qu'il est difficile d'assurer, il y aura eu hésitation entre la tendance normale de l'a à se changer en é, et l'influence conservatrice de I'l : l'une des tendances aura prévalu dans hôtel et quelques mots semblables, et l'autre dans mal et les mots analogues. Au moyen âge, demeurer et prouver se conjuguaient comme aujourd'hui mouvoir, tantôt avec eu, tantôt avec ou. On disait « demourer » et « il demeure », « prouver » et « il preuve ». Puis la conjugaison s'est uniformisée, mais en sens inverse dans les deux cas, parce que la tendance était à peu près égale de part et d'autre. Les divergences qui se produisent ainsi sont naturellement très restreintes.

III. — ORIGINE DES SONS EX DE L'ORTHOGRAPHE

DANS LES MOTS SAVANTS ET DANS LES MOTS POPULAIRES DE FORMATION FRANÇAISE

79. — Au point de vue de l'étude de la dérivation des sons et de l'orthographe, les mots français doivent être

1. Ce mélange de formes dialectales est quelquefois tel qu'on hésite a déterminer celles qui appartiennent au français propre. Ajoutez que ce qu'on appelle le français propre n'est pas la langue d'une ville déterminée, mais celle d'un pays assez étendu (l'Ile-de-France), et doit résulter de la fusion de parlers locaux, qui d'ailleurs ne pouvaient pas différer beaucoup l'un de l'autre.


répartis en deux grandes catégories : les mots savants et les mots populaires. Parfois un même mot latin a produit deux formes, l'une savante, l'autre populaire, qui sont restées dans la langue avec des sens différents : ainsi les adjectifs frêle et fragile dérivent tous deux du latin fragilem. Ces doubles formes issues d'un même mot latin s'appellent des « doublets ».

80. — Les mots de formation savante se distinguent principalement des mots d'origine populaire en ce qu'ils conservent mieux l'orthographe, sinon la prononciation, des mots étrangers d'où ils sont tirés. Ainsi, entre frêle et fragile, c'est la forme savante fragile qui rappelle le mieux, pour les yeux, le latin fragilem.

81. — Il arrive quelquefois qu'un mot étranger entre dans la langue française sans subir aucune modification d'orthographe : ainsi ultimatum, mot tout latin, adagio, mot tout italien. Mais en général, lorsqu'ils ont emprunté un mot à une autre langue, les savants lui ont donné une terminaison française, c'est-à-dire conforme aux terminaisons des mots d'origine populaire. Ainsi le peuple avait laissé tomber la désinence um ou em des mots latins, ou lui avait substitué un e muet : les savants ont supprimé aussi cette désinence dans consulatum, d'où ils ont tiré consulat, et ils lui ont substitué un c muet dans comicum, d'où ils ont tiré comique. C'est du reste au hasard qu'ils ont adopté un de ces systèmes plutôt que l'autre : à côté de comique, dérivé de comicum, on a Grec, sans e muet au masculin, dérivé de Groecum. La langue populaire, comme nous le verrons, suit au contraire, dans les deux cas, des règles précises.

Les mots savants se rapprochent parfois davantage des mots populaires : ainsi veritatem, en formation savante, est devenu vérité (et non veritat), par analogie avec les mots


de formation populaire en té qui provenaient de mots latins en tatem.

82. — Si les mots savants ressemblent beaucoup, quant à l'orthographe, aux mots latins ou grecs d'où on les a tirés, ils en diffèrent très souvent pour la prononciation, parce qu'ils reproduisent une prononciation factice et vicieuse des langues classiques. On a perdu de bonne heure le sens de l'accent tonique en latin et en grec, et on a placé cet accent, comme en français, sur la dernière ou l'avant-dernière syllabe des mots, sans se douter que, dans les langues classiques, il portait souvent sur la syllabe qui précédait l'avant-dernière. Les Latins prononçaient mobilem en appuyant sur la première syllabe, et en faisant à peine entendre l'i ; c'est sur cet i que les savants ont placé l'accent tonique en créant l'adjectif mobile. Le peuple, au contraire, a conservé la place de l'accent latin dans le mot meuble, qui est le doublet populaire de mobile. C'est seulement dans les mots savants très anciens que l'accent tonique est convenablement placé : épître a l'accent sur l'i comme le latin epistola. Si le mot avait été formé au XVe siècle, il serait épistole.

83. — Ce n'est pas uniquement en déplaçant laccent tonique que les savants ont déformé la prononciation des mots latins ; ils ont encore modifié très souvent la valeur des lettres. Ainsi l'u latin se prononçait ou ; cet u, lorsqu'il était long, a produit en formation populaire l'u français : murum (prononcé mourom) a donné mur. Sous l'influence de la prononciation française de mur et autres mots semblables, les savants ont donné le son français u à tous les u latins. Mais l'u latin, lorsqu'il était bref, avait gardé, dans les dérivés populaires français, un son voisin du son latin : subinde est devenu souvent. Cette distinction, conservée dans la langue populaire, n'a pas été


observée par les savants : subire a produit le mot savant subir, et non soubir (la forme tout à fait populaire serait souvir).

84. — Dans les mots d'origine populaire, les sons latins se sont modifiés insensiblement et suivant des règles précises; certaines lettres sont tombées, d'autres se sont transformées. Dans les mots qu'ils ont créés, les savants ont au contraire conservé toutes les lettres latines, sauf à leur donner parfois une valeur inexacte, comme nous venons de le remarquer. En formation populaire, le b était devenu v entre deux voyelles, par exemple dans souvent, dérivé de subinde : il est resté b dans le mot savant subir, dérivé de subire.

85. — Bien entendu, une fois introduits dans la langue, les mots savants ont été soumis aux mêmes mutations que les mots d'origine populaire : epistre est devenu épître, comme isle est devenu île. Inversement, les mots populaires ont pu subir une influence savante dans leur orthographe et même dans leur prononciation. Ce sont les savants qui ont introduit un g dans l'orthographe du mot doigt, pour mieux rappeler le mot latin digitum ; ce sont eux qui ont transformé le verbe avenir en advenir. On a continué longtemps à prononcer advenir sans faire entendre le d, qui cependant a fini par s'introduire dans la prononciation, sous l'influence de l'orthographe, et aussi sous l'influence des mots savants où le d se prononçait (administrer, admirer, etc.) C'est sous une influence savante, celle de l'orthographe traditionnelle, que l'f continue à se faire entendre à la fin du mot nef ; cette consonne aurait dû disparaître de la prononciation comme dans le mot clef, moins sujet à l'influence savante à cause de son caractère essentiellement populaire.

86. — Parmi les mots d'origine populaire, il faut dis¬


tinguer les mots de formation latine et les mots de formation française.

Les mots de formation latine sont ceux qui étaient tout formés dans le latin populaire, et il faut y comprendre les mots primitifs d'origine celtique ou germanique, qui ont passé par une forme latine avant d'aboutir au français.

87. — Les mots populaires de formation française sont ceux qui ont été créés depuis la constitution de la langue française. Ces mots peuvent d'ailleurs être formés d'éléments entièrement latins. Ainsi dans « encourager » tout est latin : le préfixe en vient de in, le suffixe er vient de are, le radical courage vient du latin populaire coraticum. Mais ces éléments n'étaient pas réunis en latin : le verbe incoraticare n'a jamais existé, même dans le latin populaire. Nous n'avons pas à donner des règles spéciales pour la dérivation des sons et de l'orthographe de ces mots. Il suffit de les décomposer ; car, si l'ensemble est de formation française, chacun des éléments est de formation latine, et les racines étrangères qu'on peut y rencontrer ont été traitées comme des racines latines.

88. — Comme on est loin de connaître tous les mots qui faisaient partie du latin populaire avant la constitution des langues romanes, on est souvent embarrassé sur la question de savoir si un mot déterminé est de formation latine ou de formation française. Mais il y a des mots pour lesquels l'hésitation n'est pas possible : ainsi rapiécer est sûrement de formation française; car, dans les mots de formation latine, la diphtongue ié ne peut se trouver ailleurs que dans la syllabe tonique.


IV. — ORIGINE DES SONS ET DE L'ORTHOGRAPHE

DANS LES MOTS POPULAIRES DE FORMATION LATINE VOYELLES

89. — Dans les mots d'origine populaire et de formation latine, il faut considérer séparément 1° la voyelle de la première syllabe non tonique du mot, 2° la voyelle tonique, 3° les voyelles atones, qui sont placées entre la première syllabe et la syllabe tonique, ou qui suivent la tonique.—■ Sont assimilées aux voyelles de la première syllabe les voyelles des préfixes, des proclitiques, et la voyelle de la syllabe qui suit immédiatement le préfixe.

Voyelles des préfixes, des proclitiques et de la première syllabe non tonique des mots.

90. — Dans la première syllabe non tonique d'un mot sans préfixe, dans un préfixe ou un mot proclitique, ou dans la syllabe non tonique qui suit le préfixe,

l'A provient généralement d'un a latin :

mari

vient de

maritum

avoir

habere

chaleur

calorem

partir

* partire

avenir

ad-venire

malade

male-habitum

comparoi

r —

com-parere

à (prépos. proclit.)

ad

Il provient exceptionnellement d'une voyelle linguale (e ou i) dans :

par (prépos. proclit., ou préfixe)

, qui vient de

per

jaloux

zelosum

marché

mercatum

paresse

pigrilia


VOYELLES DES SYLLABES INITIALES NON TONIQUES 41 Les mots savants ont naturellement le préfixe per sous sa forme latine : permators etc. Comparez de même la forme savante zélé avec la forme populaire caloux (latin zelosum).

91. — L'a écrit â vient d'un a entravé par s+une autre

consonne, et après lequel s est ultérieurement tombée :

château (anciennement chasteau), latin castellum

châtier ( — chastier), — castigare

92. — L'E dit muet (l'e labial ou féminin) provient d'un e long ou bref ou d'un i bref libres.

devoir

vient de

debere

lever

levare

mener

* minare

demeurer

* de-morare

revenir

re-venire

de (prépos.)

de

L'e féminin dérive encore d'a précédé de c et suivi d'une labiale ou d'une dentale :

chenu

* canulum

cheveu

capillum

Enfin l'e féminin peut être l'affaiblissement d'un ancien o dérivant d'o long ou bref ou d'u bref.

le, proclitique,

vient de

(il)lum

ce (neutre) proclitique

eccehoc

secours

succursum

semondre

submonere

monsieur (mesieur)

m(e)um-seniorem.

93. — L E ouvert provient d'un e long ou bref ou d'un i bref entravés, ou suivis en français d'un e muet.

perdait (un prononce pèrdait)

vient de

perdebat

sécher (on écrit à tort sécher)

siccare

lèverai

levare-habeo


Nous allons voir (§ 96) que, lorsque l'entrave commençait par une s qui est tombée ultérieurement, l'è est devenu un é fermé.

94. — L'è ouvert écrit ai provient d'un a suivi d'une palatale (e ou i en hiatus, c, g) :

traiter

vient de

tractare

raison

rationem

payer (on prononce pèyer)

pacare

95. — L'è ouvert écrit ei provient d'un e long ou bref ou d'un i bref, suivis d'une palatale (e ou i en hiatus, c, g) jointe à une l ou à une n :

meilleur

vient de

meliorem

feignant

fingentem

Si la palatale n'était pas jointe à l ou n, ei serait devenu oi. Voyez plus loin, § 102.

96. — L'E fermé provient ordinairement d'un ancien è ouvert, qui était entravé à l'origine par s + une autre consonne, mais après lequel l's est tombée :

méprendre, anciennement mesprendre (latin minus-prendere) ;

déplaire, anciennement desplaire (latin * displacere) ;

étendre, anciennement estendre (latin extendere).

L'é fermé peut encore provenir d'un e placé devant les mots latins commençant par s — consonne pour faciliter la prononciation.

épée, anciennement espée (latin spatha) étoile, anciennement estoile (latin Stella).

L'é fermé correspond quelquefois à un ancien e féminin qui a subi l'influence d'une analogie quelconque ou celle


de la prononciation savante du latin (l'e muet n'existant pas en latin) :

férir, anciennement ferir (latin ferire) défendre, anciennement defendre (latin defendere).

97.— L'Étrès ouvert se trouve dans un certain nombre

de verbes ou de dérivés de ces verbes. Ce sont les verbes qui, comme prêter (anciennement prester), ont régulièrement un ê à la tonique (il prête). Dans les formes où l'e du radical cesse d'être tonique, il aurait dû devenir é. Cependant, sous l'influence des formes où il est tonique, il reste ê particulièrement quand la syllabe suivante contient a, an, on, ais, ait, aient, ou e muet. Mais il se rapproche singulièrement de l'é fermé, bien qu'on l'écrive toujours avec un accent circonflexe, quand la syllabe suivante contient é, er= é, ai final, i ou u (dans prêter, prêté, prêtai, vêtu, vêtit).

98. — I provient d'i long :

hiver

vient de

hibernum

riant

ridentem

Dans prier, l'i correspond à l'e bref + palatale, que l'on trouve dans « precare ». Mais la forme ancienne et régulière était proier. « Prier » s'explique par l'influence des formes de ce verbe où l'e latin était tonique.

Dans quelques autres mots, tels que ici, issue, l'i provient aussi d'un e soumis à l'influence d'une palatale : latin « eccehic, *exutam ». Ordinairement, dans ces conditions, l'e produit la diphtongue oi.

Dans plier, l'i correspond à i bref + palatale, qui aurait dû donner encore la diphtongue oi. Mais on a aussi la forme ployer, et les deux formes se sont maintenues en


prenant des acceptions differentes. L'i de plier est donc la réduction exceptionnelle d'une ancienne diphtongue.

99. — OU provient d'un o long ou bref, ou d'un u bref, ou d'un ancien o français provenant d'au latin quand cet o s'est trouvé en hiatus.

couleur

vient de

colorem

nouer

nodare

douter

dubitare

louer

locare, laudare

100. — O provient d'au latin (quand cet au ne rentre pas dans le cas précédent), ou d'un o long ou bref ou d'un u bref suivis de n ou m.

oreille

vient de

auricula

donner

donare

tonnerre

tonitru

mon (proclitique)

m(e)um

o peut encore dériver d'un o bref entravé ; mais il y a contradiction entre porter, de portare, et pourceau, de porcellum.

101. — EU ne se trouve à la syllabe initiale non tonique que dans certains dérivés français comme jeunesse (dérivé de jeune), heureux (dérivé de heur), et dans des formes verbales qui ont subi une influence analogique. Ainsi on dit pleurer, au lieu de l'ancien plourer, à cause de pleure où eu est tonique.

102. — 0I provient de o long, u bref ou au, suivis d'une palatale (e ou i en hiatus, c, g).

poison

vient de

polionem

oiseux

otiosum

oison

* aucionem


oi peut encore dériver de e long ou bref ou d'i bref suivis d'une palatale. Voyez toutefois § 95.

toiture

vient de

lectura

loisir

licere

moitié

medietatem

103. — UI provient de u long suivi d'une palatale.

luisant

vient de

lucentem

conduisait

con-ducebat

Lorsque ui de la syllabe initiale correspond à un o + palatale, comme dans appuyer ( = ad-podiare), il s'explique par l'influence des formes où l'o latin était tonique (* adpodiat a donné régulièrement appuie). La forme ancienne de l'infinitif appuyer était appoyer.

104. — Quant à u, au et eau, ces sons et ces formes orthographiques s'expliquent à la syllabe initiale non tonique de la même façon qu'à la tonique. Voyez plus loin.

Voyelles placées entre la syllabe initiale et la tonique, ou après la tonique.

Avant ou après la tonique.

105. — En principe les voyelles atones du latin sont tombées, à l'exception de l'a.

Avant ou après la tonique, l'e dit muet correspond à un a latin 1, ou s'est substitué à une voyelle quelconque quand il se trouvait dans le mot latin un groupe de consonnes difficile à prononcer après la chute des atones :

1. L'a atone du latin est exceptionnellement tombé dans les imparfaits et les conditionnels (ais, ait = ebas, ebat), dans le subjonctif ait (latin : habeat), et dans quelques autres cas.


c'est alors une voyelle d'appui. Cet e s'est maintenu, même quand le groupe de consonnes s'est ultérieurement réduit.

ornamentum

a donné

ornement

faba

fève

habeam

aie

patrem

père (d'abord « pèdre »)

quadrifurcum

carrefour

vendant

vendent.

Après la tonique, e peut correspondre à la voyelle semi-tonique finale des mots accentués sur l'antépénultième : tiède.

L'e dit muet est devenu tout à fait muet quand il se trouve immédiatement après une autre voyelle : chantée, joie, avaient, etc.

Avant la tonique.

106. — Les voyelles atones du latin se sont conservées quand elles étaient entravées. Ainsi l'a, l'i et l'u des terminaisons du subjonctif en assions, issions, ussions, se rattachent aux voyelles latines des flexions — assemus, — isssemus, — ussemus (pour uissemus). Ainsi encore les participes présents des verbes inehoatifs, en « issant », correspondent au latin — iscentem. Ajoutez les mots tels que » jouvenceau », de juvencellum.

107. — Les adjectifs tels que langoureux, douloureux, ont été formés d'après les vieux substantifs langour et doulour. Dans ces substantifs, l'ou tonique, suivant la règle, est devenu ultérieurement eu, tandis que ou a persisté dans les dérivés parce qu'il n'y est pas tonique. C'est ainsi qu'on a langueur et langoureux, douleur et douloureux. Cependant quelques adjectifs ont suivi complètement le substantif auquel ils se rattachaient : chaloureux est devenu chaleureux. Inversement, amour a conservé son ou, contrairement à la règle, sous l'influence de amoureux et des autres dérivés, amourette, enamourer.


108. — L'i atone, que l'on trouve au futur des verbes inchoatifs et de quelques autres verbes en ir, s'explique par l'influence des formes où le même i, tonique ou atone, est régulièrement conservé, comme à l'infinitif, et comme dans toute la conjugaison des verbes inchoatifs.

L'i voyelle atone peut dériver d'un i semi-voyelle de l'ancien français : « des-trier » en deux syllabes, ier formant diphtongue, est devenu « des-tri-er » en trois syllabes. L'i de la diphtongue ié s'est ainsi isolé de l'é, pour former une syllabe à part, toutes les fois qu'il est précédé d'une r ou d'une l précédée elle-même d'une autre consonne : étrier, ouvrier, tablier, etc.

L'i atone peut correspondre à un i latin suivi d'une l ou d'une n, mouillées par un i en hiatus.

rossignol

vient de

* lusciniolum

pavillon

papilionem

champignon

* campinionem

Les formes anciennes de ces mots sont : rosseignol, paveillon, champeignon.

L'i atone provient encore d'une ancienne diphtongue dans charrier et les mots analogues. Cette diphtongue est apparente dans une autre forme du même mot, charroyer, jadis charreier. La diphtongue ei dérivait d'une voyelle d'appui soumise à l'influence d'une palatale : latin carr(i)- care. Il y a eu hésitation entre la réduction à i et le changement normal de ei en oi. Dans une troisième forme du même mot, charger, il n'y a pas de voyelle d'appui.

109. — L'è atone maintenu par l'entrave a pu s'affaiblir en e muet, quand l'entrave a cessé d'exister par suite de la chute d'une consonne :

Ex. : appeler, du latin « appellare ».

110. — On peut aussi rencontrer, entre la première


syllabe et la tonique, les diphtongues ui, oi, et la fausse diphtongue ai.

« Ui » provient d'un u long entravé suivi d'une palatale : « aiguiser » vient de acutiare. Dans ce mot, l'entrave est produite par l'i en hiatus, qui s'est consonnifié en y, et qui, joint au t, forme en latin populaire un groupe de deux consonnes. Ce même y s'est uni à l'u dans la diphtongue ui.

Dans « damoiselle, demoiselle » d'abord, « dameiselle », l'ancienne diphtongue ei provient d'un e d'appui suivi d'une palatale : latin domin(i)cellam 1. Puis la diphtongue ei s'est changée comme toujours en oi.

Dans « connoissant » et autres formes analogues de l'ancien verbe « connoître », la diphtongue oi provenait d'un o atone entravé suivi de la palatale c, latin cognoscentem. Puis la diphtongue oi s'est changée en ai dans ce verbe, comme flans un certain nombre d'autres mots, et notamment dans les flexions de tous les imparfaits.

Voyelles toniques.

A

111. — L'a tonique provient d'un a latin tonique entravé :

part

partem

cheval

caballum

maussade

male-sap(i)dum

L'a peut encore provenir d'un a libre suivi d'une l :

mal,

latin

malum

loyal

legalem.

1. La parenthèse indique ici la lettre dont la voyelle d'appui a pris la place.


Il dérive exceptionnellement d'un o dans « dame », de dominam.

Il dérive exceptionnellement d'un e, et s'écrit encore e, dans « femme », de feminam. L'e de « femme» a commencé par se nasaliser sous l'influence de l'm. Or l'e français passe généralement à l'a en se nasalisant (cn = an). On a donc prononcé fen-me, c'est-à-dire fan-me. Puis la voyelle s'est dénasalisée, et on a eu fame. Mais l'orthographe est restée indifférente à cette série de transformations dans la prononciation, et on continue à écrire : femme 1.

112. — L'â s'explique par une contraction ou par la. chute d'une s 2.

âge

a été d'abord d

eage, latin oetaticum

âne

asne, latin asinum.

Dans ces deux mots, l'a était entravé par suite de la chute ancienne des voyelles atones.

113. — Les dictionnaires de rimes distinguent avec soin les rimes en asse long (prononcé âsse) et celles en asse bref. Or, si l'on considère, dans les deux catégories, les mots qui sont d'origine populaire, au moins quant à la terminaison, on remarquera en général que dans les mots en asse bref, les deux s ne sont que l'équivalent graphique d'un c que nous offre toujours l'ancienne orthographe, et qui dérive de ci ou ti latin (embrasse, jadis embrace, latin *imbrachiat ; chasse, jadis chace, latin *captiat ; fasse du verbe faire, anciennement face, latin faciat).

1.Le même phénomène s'est produit avant l'accent : patiemment, prononcé paciament ; rouennerie, prononcé rouanerie.

2. L's devant une autre consonne était tombée de la prononciation à l'époque de Joinville.


É

114. — L'é provient d'un a libre,

santé

latin

sanitatem

clef

clavem

infinitifs en « er »

are

participes en « é »

atum

2e pers. plur. en « ez »

atis.

115. — La diphtongue AI a le son de l'é fermé à la première personne de l'indicatif présent du verbe avoir, à la même personne du futur de tous les verbes, et à la même personne du prétérit des verbes en er.

Le son é provient alors d'un a, suivi d'une palatale (e en hiatus) ou d'un i long final.

Ainsi, dans les verbes, l'ancienne diphtongue ai a le son de l'é fermé lorsqu'elle termine le mot. Il n'en est pas de même dans les noms et adjectifs, où elle a partout le son de l'è ouvert, sauf dans quelques mots tels que « mai ». On a voulu, dans les verbes, distinguer le futur du conditionnel, le prétérit de l'imparfait.

È

116. — Lorsque l'é, dérivé d'un a libre, est suivi d'une consonne prononcée, il a aujourd'hui le son de l'è ouvert 1

ai

latin

habeo

chantai

cantavi.

père

latin

patrem

chef

capum

tel

talem

amer

amarum.

1. Au XVIe siècle, tous les é provenant d'a libre se prononçaient encore fermés.


L'è peut encore provenir d'un e long ou bref ou d'un i bref entravés :

met

latin.

mittit

vert —

vir(i)de m

terre —

terra

nouvelle

novella

sept

septem

Quand la consonne qui vient après cet è est une r finale ou suivie seulement d'un e muet, le son se rapproche d'un ê, et Littré le note souvent ainsi (amère, têrre, fèr).

117. — L'è écrit AI provient d'un a libre suivi d'une nasale (n, m), ou d'un a libre ou entravé suivi d'une palatale (e ou i en hiatus, c, g), ou encore, dans quelques mots (comme raide, jadis roide), d'une ancienne diphtongue

française oi.

laine

latin

lana

fait

factum

plaide

*placitat

air

aer

paire

paria

Dans quelques mots, ai provient d'un è de l'orthographe primitive, et correspond à un a tonique libre ordinaire :

clair (anciennement cler),

latin

clarum

pair ( — per)

parem

aile ( — éle)

ala.

Quand, après ai, on a r ou re, comme dans « air » et « paire », Littré note la prononciation par ê.

118. — L'è écrit EI provient d'un e long ou d'un i bref

libres, suivis de n.

pleine, latin plena « ei » peut encore provenir d'un e long ou d'un i bref


libres ou entravés, suivis d'une l ou d'une n unies à une palatale.

feigne, de « feindre »

, latin

fingam

merveille

mirabilia

soleil

*solic(u)lum.

Ê

119. — L'ê provient d'un e long ou bref ou d'un i bref entravés, quand la première consonne de l'entrave était une s qui est tombée ultérieurement.

crête,

anciennement

creste, de crista

tête

teste, de testa

carême

caresme, de quadrages(i)ma

être

estre, de ess(e)re

Ê peut encore provenir d'un ancien ai, suivi des + une autre consonne.

grêle, anciennement graisle, de gracilem

Voyez ci-dessus, § 117, pour l'explication de l'ancien ai.

120. — Les dictionnaires de rimes distinguent les rimes en esse long (prononcé êsse) et en esse bref (prononcé èsse). Si l'on considère, dans les deux catégories, les mots qui sont d'origine populaire, au moins quant à la terminaison, on remarquera que les mots en esse long remontent à des formes latines où e est suivi de deux s (presse = « pressat », et les composés de ce verbe ; cesse = « cessat »), tandis que, dans les mots en esse bref, les deux s ne sont que l'équivalent graphique d'un ancien c français dérivé de ci ou ti latin (dresse, jadis drèce, latin *directiat ; paresse, jadis parèce, latin pigritia, et les autres substantifs en esse, jadis en èce, suffixe latin itia).

121. — L'ê écrit ai ou aî a la même source que l'è


écrit ai (voyez ci-dessus. § 117). Cette pseudo-diphtongue a particulièrement le son très ouvert lorsqu'elle est suivie d'une s douce, ou de deux s (dont une ne se prononce plus), ou d'une s (ou x) finale qu'on a cessé de prononcer, ou lorsqu'elle était suivie d'une s qu'on a cessé de prononcer et d'écrire devant une autre consonne. Dans ce dernier cas, ai prend l'accent circonflexe.

plaise (d'abord place)

dérive de

placeat

paix

paccm

palais

palatium

lai-se

laxat

plait, anciennement plaist, de placet.

Ai peut encore résulter d'une contraction, comme dans gaine, anciennement gaïne, latin vagina.

I

122. — L'i provient d'un i long latin :

fil

latin

filum

rive

ripa

lige

tibia

ville

villa

Il provient aussi d'un e bref libre ou entravé, suivi d'une palatale (e ou i en hiatus, c, g), ou bien d'un e long ou d'un i bref libres, précédés d'une palatale, ou encore d'un a entre deux palatales.

prie,

latin

precat

lit

lectum

cire

cera

gît

jacet

Il provient d'un i bref suivi d'une palatale dans plie (latin plicat). Ce mot avait régulièrement produit la forme


pleie. Puis il y a eu hésitation entre la réduction de la diphtongue ei à i et son changement normal en oi. De là les deux formes plie et ploie, qui constituent aujourd'hui deux verbes distincts. Même observation pour la terminaison ie, correspondant au suffixe latin icat, qui se retrouve aussi sous la forme oie. Comparez charrie et charroie.

O

123. — L'o provient : 1° d'un o long ou bref ou d'un u bref suivis de n ou m ; 2° d'un o bref entravé ; 3° de la diphtongue latine au.

couronne,

latin

corona

bonne

bona

sommes

sumus

fort

fortem

port

portum

or

aurum

124. — L'o a le son ô lorsqu'il est suivi d'une s douce, ou d'une consonne finale qu'on a cessé de prononcer, ou lorsqu'elle était suivie d'une s qu'on a cessé de prononcer et d'écrire devant une autre consonne. Dans ce dernier cas, l'o prend l'accent circonflexe.

chose

latin

causa

gros

grossum

hôte, jadis hoste

hos(pi)tem

aumône, jadis aumosne,

elemos(y)na

125. — On constate pour les mots en osse la même distinction que nous avons signalée pour les mots en asse et en esse (§§ 113 et 120). Les mots en osse bref s'écrivaient jadis par un c (bosse, anciennement boce ; crosse, ancien¬


nement croce), tandis que ceux en osse long se sont toujours écrits par deux s : fosse, grosse, adosse.

126. — L'ô écrit au provient de l'union d'un a latin entravé avec une l, quand cette l se trouvait, en ancien français, suivie d'une autre consonne:

chevaux,

anciennement

« chevals »,

latin

caballos

autre

« altre »,

alterum

travaux

« travalz »

* tripalios

Quelquefois, au français correspond à au latin et à un o de l'ancienne orthographe française, auquel cas il se prononce souvent comme un o ordinaire (et non ô), par exemple dans le nom propre Paul, anciennement Pol, latin Paulum.

127. — L'o écrit eau provient de l'union d'un ancien e bref entravé avec une l, quand cette l, en vieux français, était finale ou se trouvait suivie d'une autre consonne.

nouveau, anciennement

« nouvel »,

latin novellum

agneau —

« agnel »

— agnellum

128. — Signalons quelques prononciations provinciales et défectueuses de l'o : à Lyon, on entend souvent prononcer l'o de sot comme celui de sotte (sò au lieu de sô), et on prononce de même toutes les finales en ot 1 ; mais, en revanche, on prononce par ô les finales en ole (fiôle, carriôle, etc.) Les Méridionaux donnent le son de l'o ouvert à l'o suivi d'une s douce, et à l'au non final ; ils disent òtre pour autre = ôtre, sòce pour sauce, chôse, ròse, etc.

1. C'est sans cloute pour réagir contre cette prononciation qu'on a pris l'habitude à Lyon de mettre un accent circonflexe sur l'o de pot : POT.


U

129. — L'u provient d'un u long, ou encore d'un u bref immédiatement suivi d'un i.

lune

latin

luna

nulle

nulla

fut

fuit

voulusse

voluissem

L'u peut aussi provenir de l'union d'un e ou d'un i bref toniques avec un u posttonique.

dut

latin

debuit

reçut

recipuit

130. — Dans un certain nombre de mots, l'ancienne langue avait avant l'u tonique un e qui est, depuis, tombé de la prononciation. Cet e a été maintenu dans l'orthographe de « eu », participe passé du verbe avoir, de « eus », prétérit du même verbe. Dans d'autres mots, l'u a été surmonté d'un accent circonflexe : mûr, anciennement meür ; sûr, anciennement seür. Enfin il arrive souvent que rien n'indique dans l'orthographe actuelle la chute de l'ancien e, par exemple dans reçu, anciennement « receü », blessure, anciennement « blesseüre ».

131. —L'û peut aussi correspondre à un ancien u suivi d'une s qui est tombée :

fût, subst., anciennement « fust »,

latin

fustem

lut, forme verbale, — « fust »

fuisset

voulut — — « voulust »

voluisset.


OU

132. — L'ou provient d'un o long ou d'un u bref entravés, ou d'un o bref entravé suivi d'l ou d'o français issu d'au et suivi d'une voyelle.

cour,

latin

* cortem

doute,

àub(i.)lal

cou, d'abord col

collum

loue — lode

laudat.

L'ou peut encore résulter de l'union d'un u posttonique avec un a ou un au.

clou, latin clavum trou — traugum.

EU

133. — Le son eu provient d'un o long ou bref ou d'un u bref libres. Les orthographes anormales de ce son (oe, oeu, ue) s'expliquent tantôt par un souvenir de l'ancienne graphie (l'o bref avait produit d'abord la diphtongue ue ou oe), tantôt par le désir de mieux rappeler le mot latin, tantôt par la nécessité d'empêcher une fausse lecture du c devant la graphie eu (par exemple dans cueille).

douleur

latin

dolorem

gueule

gula

coeur

cor

noeud

nodum

feuille

folia

Le son eu peut encore dériver de e long ou i bref entravés, suivis d'une l, quand cette l était devenue finale, ou


quand elle était suivie d'une autre consonne dans l'ancienne forme française.

cheveu,

anciennement « chevel »,

latin

capillum

eux

— « els »

illos

Exceptionnellement, eu correspond à un ancien u précédé d'un e : « bonheur », anciennement bonheür (doublet populaire de bon augure).

134. —Quelle que soit l'origine du son eu, il a généralement le timbre fermé (la valeur eû) quand il est suivi d'une s douce, ou quand il termine le mot ou qu'il est suivi d'une consonne non prononcée ; il a le timbre ouvert (celui de eu dans douleur) quand il est suivi d'une consonne prononcée autre que l's douce.

Littré semble dire qu'il y a une différence de timbre entre eu final et eux : « aveu, au pluriel aveû ». Mais l'eu de «aveu» ne se prononce pas comme celui de «douleur». En réalité, entre le singulier et le pluriel des mots en eu, il y a tout au plus une différence de quantité. Le timbre est le même.

135. — La diphtongue ié provient d'un e bref libre, ou d'un a libre précédé d'une palatale (e ou i en hiatus,

c, g).

pied

latin

pedem

hier

heri

payer (prononcé pèié)

pacare

moitié —

medietatem 1

1. Remarquez qu'une seule palatale peut produire un double effet, sur la voyelle qui précède et sur celle qui suit : l'i en hiatus de medietalem a changé l'e de la syllabe initiale en ei puis oi, et la tonique en

lé.


Elle provient encore de l'a libre dans le suffixe ier = latin arium : « chevalier », de caballarium.

Dans cette diphtongue, l'e a le son fermé (ié) quand il termine le mot ou qu'il est suivi d'une consonne non prononcée. Il prend le son ouvert (iè) quand il est suivi d'une consonne prononcée.

Il importe de remarquer que, dans un bon nombre de mots, l'ancienne diphtongue ié s'est réduite à é, particulièrement après les chuintantes (ch, j) : chef a été chief, dégel a été dégiel, etc.

Exceptionnellement, ie peut dériver d'un e bref entravé : tiers (de tertium), cahier (de quaternio).

IA

136. — La diphtongue ia est rare; elle se produit quand un a latin qui doit persister est précédé d'une palatale :

loyal (prononcé loi-ial), latin legalem IEU

137. — La diphtongue ieu provient d'un e bref libre, suivi immédiatement d'un u ou de l + une autre consonne.

Dieu latin Deum

mieux, jadis miels, — mel(iu)s

OI

138. — La diphtongue oi provient d'un e long ou d'un i bref libres, ou des mêmes voyelles entravées, mais suivies d'une palatale, ou encore d'un o long ou d'un u bref suivis d'une palatale 1.

1. Quand la palatale est accompagnée d'une l, on a ou : genou (d'abord genouil), latin « *genuc(u)lum » ; bouille, latin « bulliat ».


croit

latin

credit

foi

fidem

toit

tectum

voix

vocem

noix

nucem

angoisse

angustia

UI

139. — La diphtongue ui provient d'un o bref ou d'un u long suivis d'une palatale 1.

nuise,

latin

noceat

nuit

noctem

cuir

corium

luisent

— l

lucent

Elle correspond exceptionnellement à u bref suivi d'une palatale dans cuivre, de cupreum.

Résumé des transformations des voyelles toniques.

140. — En résumé, et sous réserve de quelques exceptions :

l'a tonique latin

libre a donné é ou è

enlravé —

a

influencé par une palatale qui suit

ai

libre et inlluencé par une palatale qui

précéde

libre et suivi d'une nasale

ai

suivi de l + une autre consonne

au

L'e long et l'i bref libres ont donné

oi

entraves et influencés par une palatale qui suit

oi

quand la consonne voisine est l ou n

ei

entravés sans palatale

è

1. Quand la palatale qui suit l'o bref est accompagnée d'une l, on a eu : feuille, latin « folia ». Cependant olea fait huile.


L'e long et l'i

bref libres et inlluencés par une palatale qui précède

i

fibres et suivis d'une nasale ei ou oi

suivis de l + une autre consonne, ou de l finale

eu

L'e bref

libre a donné

entravé

è

influencé par une palatale qui suit

i

suivi de l + une autre consonne, ou de l finale

eau

L'i long donne

i

L'o long et l'u bref fibres donnent

eu

entravés

ou

suivis d'une nasale

0

suivis d'une palatale

oi

suivis d'une palatale et d'une l

ou

L'o bref

libre donne

eu

entravé

0

suivi d'une nasale

0

suivi d'une palatale

ui

— quand la consonne voisine est l

eu

suivi de l + une autre consonne, ou de l finale

ou

L'u long

donne

u

L'au

donne

0

suivi en français d'une voyelle

ou

Voyelles nasales.

141. — Toutes les fois qu'une n ou une m s'est trouvée à la fin d'un mot, ou avant une autre consonne, elle a nasalisé la voyelle précédente.

Souvent la nasalisation est accompagnée d'une transformation du timbre fondamental de la voyelle. C'est ainsi que è a passé au son a en se nasalisant : en s'est confondu avec an, gent (jadis gè-n't) se prononce comme Jean, rend comme rang, tente comme tante, etc. L'è


n'a conservé sa valeur en se nasalisant que lorsqu'il s'écrivait ai ou ei (plein, main), ou lorsqu'il était précédé d'un i semi-voyelle (rien, mien, chien, moyen, payen).

L'i, en se nasalisant, a passé au son è, et s'est confondu avec en de chien ou ain de main : fin se prononce comme feint ou faim. Le véritable i nasal n'existe pas en français.

De même, u, en se nasalisant, a passé au son eu. « Un » se prononce : eun.

Le second élément de la diphtongue oi, qui sonne a aujourd'hui (roi = rwa), mais qui s'est d'abord changé en, é (on a prononcé rwé), s'est nasalisé en èn (= ein) : loin se prononce lwèn.

Les diphtongues nasales s'expliquent ainsi par la nasalisation du second élément des diphtongues non nasales qui ont précédé. Quant à la diphtongue ion des imparfaits et des subjonctifs (chantions), elle s'explique, à l'imparfait, par une ancienne prononciation i-on en deux syllabes, et au subjonctif par une ancienne diphtongue ien (dérivée de iamus latin), dans laquelle on a substitué on à en par analogie avec la terminaison habituelle des premières personnes du pluriel.

L'équivalence de en et de an a fait que l'on a parfois substitué une orthographe à l'autre. C'est ainsi que la préposition sens (latin sine) est devenue sans, que senglot (latin singluttum pour singultum) est devenu sanglot ; sengle (latin cingulum) : sangle ; senglier (latin singularem) : sanglier.

Le son an peut aussi résulter de la fusion d'un a avec un o nasal : pa-on est devenu pan, que l'on continue à écrire avec un o.


CONSONNES

142. — REMARQUE GÉNÉRALE. — Lorsque nous parlerons de consonnes initiales, nous entendrons non seulement relits qui commencent le mot, mais encore celles qui uivent immédiatement un préfixe.

H

143. — L'h muette du français est généralement un souvenir de l'orthographe latine : homme, du latin hominem; hier, du latin heri, etc. Dans quelques mots, comme huile (de olea), huis (de ostium), huître (de. ostrea), elle a été ajoutée après coup 1. Elle peut résulter d'une fausse étymologie comme dans bonheur, qu'on a rattaché à tort au mot heure. Enfin, on l'a parfois introduite entre deux voyelles pour marquer que ces voyelles doivent se prononcer isolément : cahier, pour caïer.

144. — L'h aspirée est d'origine germanique. On la trouve cependant dans haut, qui est d'origine latine (altum), mais qui a probablement subi une influence germanique. Sur A aspirée, voyez § 27.

Les liquides 1 et r.

145. — L et r proviennent de l et r latines, quelle que soit la place de ces consonnes :

lune

latin

luna

table

tabula

parler

parabolare

rendre

reddere

miel

latin

mel

fleur

florem

toile

tela

partem

part

1. On peut remarquer que, dans ces mots, elle se trouve devant la diphtongue ui. Au temps où l'u et le v s'écrivaient de même, elle a pu servir à indiquer que la première lettre du groupe ui (qu'on aurait pu lire vi) était une voyelle et non une consonne.


146. — Il faut remarquer que r finale est devenue tout à fait muette après e1 : 1° dans les infinitifs de la première conjugaison; 2° dans les suffixes er et ier, qui dérivent des suffixes latins arium ou erium : « métier », de ministerium ; « berger », de *berbecarium ; « chevalier », de caballarium, etc. Comparez les finales de amer (latin amarum), enfer (latin infernum), fier (latin ferum), où r est prononcée.

Dans le même suffixe ier ou er, l'r est encore muette devant l's de flexion (dans les pluriels), ou devant l's adverbiale (volontiers). Comparez tiers, requiers, envers, travers, où r se prononce.

147. — L'l redoublée, que l'on trouve dans certains mots latins, s'est toujours réduite à l simple en français. Toutefois, l'orthographe actuelle offre souvent des l redoublées pour mieux rappeler l'étymologie 2 et quelquefois pour indiquer la prononciation de la voyelle qui précède (en général, toute consonne double indique que l'e qui précède doit se prononcer ouvert).

elle (prononcé èle),

latin

illa

selle (prononcé sèle)

sella

ville

villa

148. — Devant une voyelle, l redoublée, précédée d'un i, marque l'l mouillée. Ce son dérive de l'l la-

1. Elle était aussi devenue muette, au XVe siècle, dans les noms en eur et les infinitifs en ir. C'est au XVIIe siècle que, sous l'influence de

l'orthographe, elle a reparu dans la prononciation de ces mots. Voy. Darmesteter, Création des mots nouveaux, p. 104.

2. Dans telle, quelle, dans tutelle (mot savant), l'l redoublée correspond à une l simple du latin. Il y a contradiction entre l'orthographe de tutelle et celle de clientèle. — Les deux l se prononcent dans plusieurs mots savants : alléguer, nullité.


tine accompagnée d'une palatale (e ou i en hiatus,

c, g).

merveille,

latin

mirabilia

meilleur

meliorem

fille

filia

oreille

auric(u)la

Lorsque l'l mouillée doit terminer le mot, l n'est pas

redoublée.

gouvernail,

latin

gubernac(u)lum

soleil

solic(u)lum

peril

peric(u)lum

Sur péril et fille, voyez § 59.

149. — L'r redoublée du français (on la prononce généralement simple) correspond à r redoublée du latin 1, ou quelquefois à une r simple précédée d'une dentale.

terre

latin

terra

larron

latronem

verre

vitrum

150. — Dans quelques cas, l provient de r, et r de l.

rossignol de lusciniolum pèlerin de peregrinum orme de ulmum autel de altare

Enfin l dérive de n dans orphelin, de orphaninum.

Les nasales n et m.

151. — Les nasales, dans les cas où elles marquent simplement aujourd'hui la nasalisation de la voyelle précédente, dérivent toujours d'une nasale latine placée devant

1. Il y a d'ailleurs des mots où r était redoublée en latin et ne l'est pas en français, par exemple courir, de *currire. — C'est sous l'influence de l'orthographe et de la prononciation latines que l'r se prononce double dans quelques mots comme erreur.


une autre consonne, ou d'une nasale finale 1 ou devenue finale. Celle nasale s'écrit généralement n, qu'elle provienne d'une n ou d'une m latine.

mon

et mien,

latin

meum

rien

rem

grain

granum

tante

tua-am(i)ta

Par un souvenir de l'orthographe latine, on écrit comte (comitem), faim (famem), etc., au lieu de « conte, fain ». En outre, on a conservé la graphie m devant les consonnes b et p : compagnon, membre, etc.

152. — Les nasales ont une valeur propre lorsqu'elles sont initiales, lorsqu'elles sont placées après une autre consonne, ou lorsque, simples ou redoublées, elles se trouvent entre deux voyelles. Elles dérivent des nasales latines correspondantes.

naître,

latin

* nascere

une,

latin

una

cornu

cornutum

bonne

bona

mouvoir

movere

pomme

poma

paume

palma

aimer

amare

grammaire —

grammatica

L'm, simple ou redoublée, peut dériver de mn du latin : homme, latin hom(i)nem dame, latin dom(i)nam

153. — Exceptionnellement, n initiale peut dériver d'une m latine :

nappe, latin mappa nèfle, latin mespilum.

154. — Souvent les nasales entre deux voyelles sont redoublées dans l'orthographe actuelle, qu'elles le fussent

1. A la fin des monosyllabes ou mots assimilés, comme rem, meum. Ailleurs, l'm finale des mots latins était tombée. Voyez § 75.


ou non en latin, particulièrement après l'o et l'e, plus rarement après a : année, grammaire, couronne, tienne, ennemi, pomme, donner, etc. Cette graphie remonte à une époque où ces nasales, tout en conservant leur valeur propre, avaient nasalisé la voyelle précédente (cf. § 111, à la lin) : on a prononcé « couron-ne » 1. Il en reste trace dans la prononciation de ennui.

155. — L'n mouillée, écrite gn, provient d'une n latine accompagnée d'une palatale (e ou i devant une voyelle,

c, g).

agneau

latin

agnellum (prononcé ag-nellum)

plaigne

plangam

montagne

* montaneam

compagnon

* companionem

oignon

unionem.

Des mots où l'n mouillée provient de gn latin, la graphie « gn » a passé à tous les mots qui ont une n mouillée, quelle que soit son origine. Jadis l'n mouillée était représentée par ign ; il en reste trace dans les mots tels que oignon, qu'on prononce ognon. En général, dans les mots qui ont oign, la prononciation hésite entre o et oi. Après l'a, l'i a été supprimé devant gn toutes les fois que la prociation est agn et non aign. On ne voit pas bien, d'ailleurs, la raison de cette double prononciation.

Les sifflantes s, c doux, z et x.

156. — Dans les mots d'origine populaire, on ne trouve d'x qu'à la fin des mots, et nous avons vu que cet x équi-

1. Dans la plupart des mots savants écrits par deux nasales, on fait entendre les deux consonnes : innover, immérité, immense. Mais on re prononce qu'une n dans innocent (voy. Littré), probablement parce que ce mot est d'usage plus populaire que les autres, et que la tendance populaire est de réduire les consonnes redoublées.


vaut à s (§ 51). Tout ce que nous dirons de s finale s'appliquera donc à x.

157. — Le z provient de s, ou de c devant e, i, quand ces consonnes sont précédées de t ou de d :

chantez

latin

cantat(i)s

quinze

quind(e)cim

Dans le corps des mots, z a le son de l's douce 1. Comme lettre finale, il a la même valeur que x ou s. Voyez ce que nous dirons de s finale. A la fin des mots, z a été d'ailleurs remplacé plus d'une fois par une s : chantés, participe passé pluriel, anciennement chantez, comme à la deuxième personne du pluriel, latin « cantat(o)s ». Inversement, on a quelquefois, sans aucune raison, substitué z à s, par exemple dans nez, anciennement nés, de nasum.

158. — L's française peut avoir la valeur d'une s dure ou celle d'une s douce (z).

Elle dérive de l's latine et elle a la première valeur au commencement des mots, ou dans le corps des mots entre une consonne et une voyelle, ou encore dans les cas exceptionnels où elle s'est conservée dans la prononciation devant une consonne :

semer,

latin

seminare

se, soi

se

personne

persona

morsure

morsura

rester

restare

L's dure peut encore dériver de c placé entre une consonne et un e ou un i, ou de ti placé entre une consonne et une voyelle :

naissant,

latin

nascentem

huissier

ostiarium

1. Il a aussi cette valeur dans les mots savants, où il peut être initial : zèle, zéro, zodiaque, etc.


Dans ces mots, la première s, qui se fond d'ailleurs avec la seconde dans la prononciation, dérive de l's latine qui précède c et ti.

L's a le son doux entre deux voyelles. Elle dérive alors soit de l's latine entre deux voyelles (ose, de ausat, etc.), soit de c placé entre une voyelle et un e ou un i, ou de ti placé entre deux voyelles:

plaisir

latin

placere

loisir

licere

voisin

vicinum

raison

rationem

poison

potionem

On remarquera que, dans tous ces mots, c et ti ont produit non seulement une s douce, mais encore un i semivoyelle qui s'est ajouté à la voyelle précédente, et que, dans plusieurs mots, ces lettres ont encore produit un troisième effet en influant sur la voyelle suivante : l'i tonique de « loisir, plaisir» provient de l'e long latin influencé par le c.

159- — L's finale ne se prononce plus généralement, si ce n est dans les liaisons, où elle est maintenue par l'influence factice de l'orthographe ou quelquefois par l'euphonie 1, et où elle a le son de s douce. Elle provient soit de s latine, simple ou redoublée, finale ou suivie d'une flexion qui doit tomber, soit de c devant e, soit de ti devant une voyelle quelconque :

dos

latin

dorsum

pas

passum

t. Quand l's finale est précédée d'une consonne prononcée (comme dans clercs torts, cerfs, où le c, le t et l'f de la fin rappellent simplement l'orthographe du singulier, mais où l'r qui précède se prononce), la raison d'euphonie n'existe plus, et l's est muette. Voyez ces différents mots dans le Dictionnaire de Littré. Cependant, même dans ce cas, linfluence de l'orthographe fait souvent prononcer l's.


angoisseux (= angoisseus)

latin

angustiosum

chevaux (= chevaus)

caballos

paix (= pais)

pacem

faux (= faus)

falsum (adj.)

falcem (subst.)

palais

palatium

tiers

tertium

L's finale se prononce, et. elle a le son de s dure, dans un certain nombre de mots savants, mais aussi dans quelques mots populaires monosyllabiques tels que lous, lis, vis, fils 1. L'x a la même valeur dans dix et six, quand ces mots terminent un membre de phrase; elle a le son de s douce dans les liaisons. L's finale sonne également dans os, particulièrement au singulier. Au pluriel, ce mot a été assimilé aux autres pluriels, où l's ne se fait entendre que dans les liaisons.

160. — L's redoublée ne se rencontre qu'entre deux voyelles. Elle provient soit de s redoublée du latin, soit de s suivie de c + e ou i, soit de s suivie de ti — voyelle. Elle peut encore correspondre à une s simple du latin, après une consonne.

L's redoublée se prononce d'ailleurs comme une s simple dure, c'est-à-dire comme un c doux (c). C'est ce qui explique qu'on ait pu, dans certains mots, substituer la graphie ss à un ancien c doux. « Fasse », du verbe faire, s'est d'abord écrit « face », « paresse » s'est écrit « parèce », etc.

1. Littré blâme fortement cette prononciation de fils, mais elle n'est pas plus extraordinaire que celle de lis et de vis. — On devrait écrire fis, comme vis. C'est un des cas très rares ou l'l doit tomber complètement : entre i et s. La graphie fils est destinée à rappeler l'orthographe latine.

passer

latin

passare

finissant

finiscentem

fausse

falsa


161. — Le c doux provient d'un c latin initial devant e ou i, ou d'un c placé entre une consonne et un e ou

un i

cent

latin

centum

cercle

circulum

(re)çoit

(re)cipit

merci

mercedem

puce

pul(i)cem

Il peut encore provenir de ce ou ci + voyelle, ou de t après une consonne, et devant un e ou i en hiatus.

place

latin

* plattea.

menace

minacia

noce

nuptia

soupçon

susp(i)cionem

suffixe ance

— antia

Exceptionnellement c doux provient de qu : « cinq », de quinque ; « cinquante », de quinquaginta. La répétition de qu en tète de deux syllabes consécutives avait amené dans le latin populaire le changement du premier qu en un c.

Les chuintantes ch, j ou g doux.

162. — La chuintante ch provient d'un c latin initial devant a, ou d'un c placé entre une consonne et un a, particulièrement après une consonne sourde:

chambre

latin

camera

chant

cantum

chevaucher

cavaicare

mâche

mast(i)cat

1. Le c latin entre deux voyelles n'a produit un e doux que dans les mots d'origine savante. Comparez ricin (de ricinum), mot savant, et voisin (de vicinum), mot populaire. Il y a. en outre, un déplacement d'accent dans ricin, les deux i de ricinum étant brefs. Comparez encore féroce (de ferocem) et voix (de vocem).


ch peut encore provenir de e ou i en hiatus après la consonne sourde p :

proche, latin propium sache — sapiam

Exceptionnellement ch dérive d'un c latin devant i dans chercher, de circare. Mais la forme ancienne était cercher.

163. — La chuintante j ou g doux provient de i latin initial :

jeune

latin

juvenem

jurer

j'urare

joindre

jungere

Elle provient de g latin placé devant a, e ou i, lorsqu'il est initial ou placé après une consonne

joie

latin

gaudia

gent

gentem

argent

orgenlum

nager

nav(i)gare

Elle provient de e ou i en hiatus après une consonne sonore :

singe

latin

simium

orge

ordeum

jour

diurnum

goujon

gobionem

sergent

servientem

vendange

vindemia

1. Quand le g doux provient d'un g latin entre deux voyelles, le mot est savant. Comparez régime (de regiment, et reine, contraction de reïne (de regina). L'origine savante de régime se reconnaît encore au déplacement de l'accent, car, l'i de regimen étant bref, l'accent tonique devrait être sur la syllabe initiale.


Elle provient, après certaines consonnes (Cf. § 162), de c latin devant a :

charger

latin

carr(i)care

juger

jud(i)care

manger

mand(u)care

Elle se trouve encore dans le suffixe age, venant du suffixe latin aticum, et enfin elle correspond à un z initial dans jaloux, de zelosum.

164. — Pour éviter la confusion avec g dur, on écrit le g doux par j ou ge lorsqu'il est placé devant a, o, u. La graphie ge dérive des formes anciennes telles que geu, participe passé de gésir, qui se prononçait jadis geu, et ou ge était devenu le signe d'un simple g doux.

Les gutturales c et g durs, et qu.

165. — Le qu provient du qu latin initial ou placé entre une consonne et une voyelle (à la fin du mot, il s'écrit

sans u) :

quant

latin

quantum

quoi

quid

cinquante

quinquaginta

cinq

quinque

Il peut correspondre aussi à un c latin, lorsque ce c est resté régulièrement dur et que la voyelle qui suit est

devenue eu :

queue

latin

* coda (pour cauda)

queux

coquus

Si on avait écrit ceue et ceux, la prononciation du c dur n'aurait pas été indiquée, le c ayant pris la valeur d'un c doux devant e.

166. — Le c dur provient d'un c initial devant o ou u


ou une consonne (l ou r), ou d'une placé entre une consonne et un o ou un u ou une liquide (l, r) 1.

corps

latin

corpus

coude

cubitum

couronne

corona

clair

clarum

faucon

falconem

oncle

avunc(u)lum

ancre

anc(o)ra

sec

siccum

sac

saccum

Dans les deux derniers exemples que nous venons de citer, le c est final et se prononce. Mais il faut remarquer qu'il est précédé immédiatement d'une voyelle. Dans clerc (latin cler(i)cum), où il est précédé d'une r, il est muet. Il est vrai qu'on le fait sonner dans arc, et souvent dans porc, mais ces mots ne sont plus d'usage vraiment populaire, et leur prononciation a subi l'influence de l'orthographe, où on a conservé le c de l'ancienne prononciation et de l'orthographe latine. Lorsque le c final est précédé d'une voyelle nasale, il est également muet (tronc, jonc) ; cependant on le prononce en liaison dans franc.

Le c dur, ayant la même valeur que le qu, a été quelquefois substitué à qu, par exemple dans car (latin quare), comme (latin quomodo), crier (latin quiritare), etc.

167. — Le g dur provient d'un g initial devant o ou u

1. Quant au c latin initial devant toute autre voyelle que o ou u, ou placé entre deux voyelles, ou entre une voyelle et. une liquide, il n'a produit un c dur que dans les mots d'origine savante. Comparez ; cause et chose, qui se rattachent l'un et l'autre au latin causa ; impliquer et employer, dérivés tous deux de implicare ; gouvernail (de gubernac(u)lum) et miracle (de minae(u)lum), etc.


ou une consonne (l ou r), ou d'un g placé entre une consonne et un o ou un u ou une liquide (l, r).

goût

latin

gustum

gouverner

gubernare

grand

grandem

arguer

argutare

sanglier

sing(u)larem

Le g dur provient encore d'un g initial influencé par le w germanique qu'on trouvait dans des mots analogues.

gaîne latin vagina (prononcé wagina) gâter — vastare

Dans ce cas, le g a d'abord été écrit gu, et il a conservé cette orthographe quand la voyelle suivante était un e ou un i (guivre, de vipera ; gué, de vadum). De là vient l'usage d'écrire le g dur par gu toutes les fois que la voyelle suivante est un e ou un i, par exemple dans gueule (de gula).

Exceptionnellement le g dur peut venir d'une devant o ou u, ou devant l ou r :

gonfler

latin

conflare

gras

crassum

grille

craticula

église

ecclesia

aigu

acutum

maigre

macrum

C'est ainsi que le c initial de Claude est devenu un g dans la prononciation de « reine-Claude », et que le c du mot savant « second » est arrivé aussi à se prononçer comme

un g. ... -luiltr ' ' '' 168. — Le g devenu final ne se prononce pas si ce n'est en liaison, où il a le son d'un c. On prononce : « suer sank et eau ». C'est qu'en effet, d'une façon générale, les


consonnes sonores deviennent sourdes à la fin des mots. On a écrit, et on devrait écrire encore : sanc, lonc, etc. C'est pour mieux rappeler les mots latins (sanguis, longus) qu'on a substitué un g au c final de ces mots.

169. — Le g final des mots tels que poing, coing, est la trace d'une ancienne mouillure de l'n produite par une palatale : latin pugnum, cotoneum. Nous avons vu, à propos de l'n, que l'n mouillée se notait par gn. A la fin des mots, on l'écrivait ng. Puis la mouillure a disparu dans la nasalisation de la voyelle précédente, mais on a conservé l'ancienne orthographe.

170. — Le c et le g redoublés ne se trouvent que dans les mots savants, ou dans les mots populaires dont l'orthographe a été rapprochée de l'orthographe latine. Il y a d'ailleurs des contradictions arbitraires dans l'usage : ainsi on écrit aggraver par deux g, et agresseur par un seul. En tout cas, on ne prononce qu'une gutturale, excepté lorsque la voyelle suivante est un e ou un i ; alors la première sonne dure et la seconde douce : accès, suggérer. Cette particularité ne peut se rencontrer que dans les mots savants.

171. — Toutes les fois qu'on trouve un c ou un g devant une consonne autre que l ou r, on peut affirmer qu'on est en présence d'un mot savant ou d'une orthographe artificielle. Le g a été introduit dans l'orthographe du mot doigt pour mieux rappeler le mot latin digitum. Le g et le c des

pluriels tels que joncs, rangs, sont uniquement destinés à rappeler la forme du singulier. Mais dans quelques mots, où la gutturale se prononçait au singulier, l'influence du singulier a été telle qu'on a fini par la prononcer au pluriel, par exemple dans sacs. L'ancienne langue prononçait: « sas ».


ORIGINE DES CONSONNES

Les dentales t et d.

172.— Le t provient d'un t latin initial, ou placé entre une consonne et une voyelle 1, ou entre une consonne quelconque et une r, ou final et précédé d'une consonne :

tourner

latin

tornare

tronc

truncum

partir

* partire

mettait (2)

mittebat

pâtre (jadis pastre)

past(o)r

entrer

intrare

fête (jadis feste)

festa

douter

dub(i)tare

charrette (3)

* carritta

fait

factum

sept

septem

chantant

cantantem

mulet

* mulittum

vient

173. — Lorsque le t est devenu final, il ne se prononce plus, si ce n'est quelquefois en liaison, surtout quand le mot qu'il termine est intimement lié avec le mot qui suit, par exemple dans : « vient-il ? » Le t final de sept et de huit se prononce encore quand ces noms de nombre sont employés isolément. Quant à la prononciation de vingt-deux, vingt-trois, etc., en faisant sonner le t, elle s'explique par l'e muet qui sépare les deux noms de nombre dans la prononciation, et avec lequel le t se lie. Cet e est le reste de la conjonction et : vingt-et-deux, et par affaiblissement vingt-e-I.

vingt-e-I. que cette voyelle ne soit pas un e ou un i en hiatus, car alors, comme nous l'avons vu (§ 161), le t produit un c doux.

2-3. Les deux t du latin se sont régulièrement réduits à un seul dans la prononciation, mais on les a rétablis dans l'orthographe, où ils dispensent de mettre un accent grave sur l'e qui précède.


deux 1. Dans vingt-et-un, c'est sous l'influence de l'hiatus que et ne s'est pas affaibli en e.

174. — Le t peut être une consonne euphonique introduite entre la voyelle finale d'un verbe et le pronom il, par analogie avec les verbes dont la même personne se termine régulièrement par un t. On a dit « aime-t-il » par analogie avec « vient-il ». Car il ne faut pas croire que ce t soit un reste du t final du latin amat. Le t de amat et des formes semblables, n'étant pas soutenu par une autre consonne, était tombé dès le XIe siècle, et dans les formules interrogatives on a prononcé longtemps «aime-il» en élidant l'e devant l'i.

Le t peut être encore une consonne euphonique introduite entre une s et une r, quand ces consonnes sont devenues voisines par suite de la chute des lettres qui les séparaient en latin.

ancêtre,

jadis

ancestre,

latin

antecess(o)r

être

estre

* ess(e)re

paître

paistre

* pas(ce)re

175. — L'usage s'est établi de redoubler le t dans l'orthographe entre deux voyelles, quand la voyelle qui précède n'est pas un e muet. Mais il y a des contradictions non justifiées : comparez jette et achète, flotter et cahoter, rate et chatte. La cinquième édition du dictionnaire de l'Académie écrivait patte avec un seul t.

176. — Le d provient de d latin initial", ou placé entre une consonne et une voyelle, ou entre une consonne quelconque et une r

denier

latin

denarium

droit

d(i)rectum

perdre

perd(e)re

1. Comparez la prononciation dix-e-neuf, pour dix-et-neuf.


vendant

latin

vendentem

maussade

male-sap(i)dum

grand

grandem

177. — Quand le d est devenu final, comme dans grand, il s'est changé en t dans la prononciation et dans l'ancienne orthographe, en vertu de ce principe que toute consonne sonore, en devenant finale, se change en la consonne sourde correspondante. Ce t final, qu'on écrit aujourd'hui d pour mieux rappeler l'orthographe latine, ne s'entend plus d'ailleurs qu'en liaison : « gran-t-homme ».

178. — Dans les mots tels que nid, pied, noeud, le d a été ajouté à l'ancienne orthographe qui était ni, pié, noeu, depuis le XIIe siècle, car le d latin isolé entre deux voyelles est tombé à cette époque (nidum, pedem, nodum). Aussi ce d est de pur ornement et ne se lie pas. C'est par euphonie qu'on prononce : « pié-t-à-terre. »

179. — Le d peut encore provenir d'un t latin placé entre un b et une voyelle :

malade

latin

male-hab(i)tum

soudain

* sub(i)tanum

coude

cub(i)tum

180. — Le d peut être une consonne euphonique introduite entre n ou l et r, ou entre s douce et r, quand ces consonnes sont devenues voisines par suite de la chute des lettres qui les séparaient en latin :

moudre,

jadis

moldre,

latin

mol(e)re

poudre,

poldre,

pul(ve)rem

plaindre

plan(ge)re

moindre

min(o)r

coudre, jadis cousdre

cons(ue)re

181. — Le d redoublé est d'origine savante. Les deux consonnes se prononcent dans addition.


182. — Toutes les fois que le d ou le t se trouve placé devant ane autre consonne que r, il a été ajouté pour rappeler l'étymologie (quelquefois une étymologie fausse), ou, dans les pluriels, pour rappeler la forme du singulier. On écrit « poids » à cause de pondus, bien que ce mot vienne en réalité de pensum; on écrit « grands, enfants, etc. » à cause des singuliers « grand, enfant, etc. » Mais on écrit tous et non touts, malgré tout.

Les labiales p, b, f, v.

183. — Le p provient d'un p initial ou placé entre une autre consonne et une voyelle ou une r 1.

pâtre

latin

pastor

porter

portare

âpre

asp(e)rum

appeler

appellare (2)

serpent

serpentent

chape

* cappa

cep

cippum

Le p peut encore provenir d'un p devant l, même lorsqu'il n'est pas précédé d'une autre consonne :

couple

latin

cop(u)/a

peuple

pop(u)lum

Le p de temps et de corps est uniquement destiné à rappeler l'orthographe latine : tempus, corpus.

1.Le p, lorsqu'il correspond à un p latin isolé entra deux voyelles, est d'origine savante. Comparez chevet (de * capittum) et chapitre (de capitulum). Ce dernier mot, étant un mot savant très ancien, offre quelques caractères populaires, par exemple le changement du c initial en ch.

2.Les deux p du latin se sont régulièrement réduits à un seul. On les a rétablis dans l'orthographe française pour mieux rappeler la forme latine. Mais il y a des contradictions dans l'usage : comparez appartenir et apercevoir.


184.— Le b provient d'un b initial, ou placé entre une autre consonne et une voyelle ou une r.

bouche

latin

bucca

arbre

arb(o)rem

abbé

abbatem (1)

Le b peut encore provenir d'un b devant l, même lorsqu'il n'est pas précédé d'une autre consonne:

Les adjectifs en « able »,

latin

ab(i)lem

faible

fleb(i)lem

meuble

mob(i)lem

Le b peut être une consonne euphonique introduite entre m et l ou r.

combler

latin

cum(u)lare

nombre

num(e)rum

chambre

cam(e)ra

185. — L'f, que l'orthographe redouble généralement dans le corps des mots après une voyelle, provient de f latine, simple ou redoublée, quelle que soit sa place.

faire

latin

facere

front

frontem

flamme

flamma

souffrir

*suff(e)rire

gonfler

conflare

sou ffle

sufflat

L'f finale provient d'une labiale quelconque devenue finale, et particulièrement du v.

chef,

latin

*capum

cerf

cervum

nerf

nervum

vif

vivum

1. Les deux b du latin se sont régulièrement réduits à un seul ; on les a rétablis dans l'orthographe française pour mieux rappeler la forme latine.


neuf, latin !

| novem

[ novum

clef

clavem

oeuf

ovum

boeuf

bovem

chetif

captivum

186.—L'f finale, après r ou après i, ne s'est maintenue ou rétablie dans la prononciation que sous l'influence de l'orthographe. Par exemple dans les pays où chétif est encore un mot vraiment populaire, on prononce chéti. Il en est de même après l'é: comparez clef, qui est resté essentiellement populaire, à chef et à nef. Après eu, le maintien de l'f finale paraît être plus général. Toutefois le mot qui doit avoir le moins subi l'influence de l'orthographe est le nom de nombre neuf ; or, la consonne finale de ce mot ne se fait sentir que devant les voyelles ou lorsque « neuf » est employé isolément. Comparez ce que nous avons dit de six et de dix à propos de s finale, et de sept et de huit à propos de t final. Comparez aussi cinq.

187. — Au pluriel des noms en f, l'f est destinée simplement à rappeler la forme du singulier. Aussi ne se fait-elle pas entendre dans oeufs et boeufs. Mais l'orthographe et l'influence du singulier l'ont emporté dans le pluriel de l'adjectif neuf, où l'f se prononce, ainsi que dans le pluriel des mots en if et de chef, nef.

188. — Le v provient d'un v initial, d'un b, d'un p ou d'un v placés entre deux voyelles ou entre une voyelle et une r, ou d'un v placé entre une consonne et une voyelle.

1. Elle a même devant les voyelles le son v, ou plutôt devant les voyelles le v du latin novem a persisté, comme il persiste dans le corps des mots entre deux voyelles. C'est un effet de la liaison intime qui existe entre les noms de nombre et les noms qui les suivent.


venir,

latin

venire

fève

faba

lèvre

labra.

chevet

* capittum

chèvre

capra

vivant

viventem

servir

servire

Le v est purement euphonique dans pouvoir, anciennement pouoir, du latin * potere.

Mutations rares.

189. — Il nous reste à signaler quelques mutations très rares, par exemple l'r venant d'une n, et le b d'un p, dans « timbre », du latin tympanum, le b venant encore d'un p dans « double », du latin *duplum, et « abeille » du latin apicula. Ce dernier mot est d'ailleurs une forme dialectale. Ajoutez c dur venant de t dans « craindre », de tremere, et, inversement, le t correspondant à un c dans le vieux mot « chartre 1 », de carcerem, et le d correspondant à un g dans « sourdre », de surgere, l'finitiale issue d'un v dans « fois », de vicem, l'n issue d'un d dans « rendre », de reddere (Cf. § 39), etc.

Consonnes disparues.

190. — Un certain nombre de consonnes latines ont disparu, les unes en exerçant une influence sur les lettres qui les avoisinaient, les autres sans laisser de traces.

Parmi les premières, il faut citer les gutturales (c, g), qui généralement, lorsqu'elles disparaissent, mouillent la consonne qui les accompagne quand cette consonne est une l ou

1. Ce mot est encore usité dans la locution : « tenir en chartre

privée. »


une n, et transforment la voyelle de la syllabe précédente et celle de la syllabe suivante en diphtongues contenant un i. Voyez ci-dessus l'origine des diphtongues ié, oi, ei, ui, et de l et n mouillées.

Il peut arriver aussi que les gutturales tombent sans laisser de traces, notamment lorsqu'elles sont isolées entre une voyelle labiale (o, u) et un a : c'est ainsi que louer vient de locare, et laitue de lactuca. Quand deux gutturales identiques se suivent, la première tombe : sac de saccum.

191. — Ont disparu complètement :

1° Les dentales (t, d) isolées entre deux voyelles 1 ou entre une voyelle et une consonne 2: les suffixes ée, ie, ue, du féminin des participes passés, viennent des suffixes latins ata, ita, uta. « Père, mère, frère » viennent de patrem, matrem, fratrem. « Gué » vient de vadum 3.

2° Les labiales p, b, v, devant toute autre consonne que l on r: « sait » vient de sap(i)t ; « maussade », de male-sa-p(i)dum; « cité », de civ(i)tatem ; « douter », de dub(i)tare. Il faut remarquer que ces labiales, tout en tombant ont au moins produit cet effet de maintenir la consonne qui suivait, et quelquefois d'appeler une voyelle d'appui qui s'est conservée. Si, par exemple, le latin avait dit dutare, au lieu de dub(i)tare, le t se serait trouvé isolé entre deux voyelles et serait tombé ; la forme française eût été douer, au lieu

1.Toutefois nous avons vu que t, devant e ou i en hiatus, avait produit le même résultat que c devant e. Voyez § 158, 159 et 161.

2.Toutefois quand cette consonne est une r, comme nous l'avons remarqué à propos de l'r redoublée, la dentale est quelquefois représentée par une r ajoutée à celle que contenait déjà le mot.

3. T, d, dr ou tr, quand ils correspondent à t, d, dr ou tr latins isolés entre deux voyelles, sont d'origine savante. Comparez cèdre (de cedrum) et pierre (de petram), confidence (de confidentia) et confiance (de *confidantia), etc.


de douter. Si le latin avait dit male-sadum, au lieu de male-sap(i)dum, l'a tonique n'aurait plus été entravé et se serait changé en é, le d isolé entre deux voyelles serait tombé, et il n'y aurait pas eu d'e muet final ; la forme française eût été maussé, au lieu de maussade.

3° Le b dans les flexions de l'imparfait et du conditionnel (- ait correspond à -ebat), et devant e ou i en hiatus (ait, du verbe avoir, correspond à habcat), et le v isolé entre deux voyelles dans un certain nombre de mots tels que paon (de pavonem), viande (de vivenda).

192. — Il y a aussi des consonnes qui ont disparu plus ou moins complètement depuis la formation du français; ce sont, comme nous l'avons vu, les consonnes finales. C'est que les mots se lient intimement entre eux dans la phrase. Supposons un mot quelconque suivi d'un autre mot commençant par une consonne. La consonne finale du premier aura une tendance à tomber devant la consonne initiale du second, comme, dans le corps des mots, quand deux consonnes se suivent, la première tombe généralement devant la seconde. Supposez le même mot placé devant un autre mot commençant par une voyelle, sa consonne finale se trouvant devant une voyelle aura une tendance à suivre les lois phonétiques qui gouvernent dans le corps des mots les consonnes qui précèdent immédiatement une voyelle, c'est-à-dire, par exemple, à se maintenir si c'est un t (jadis précédé d'une consonne), à se changer en s douce si c'est une s. De là l'existence des liaisons et la prononciation de l's en liaison.

Un mot se trouve donc entre deux tendances opposées, suivant que le mot devant lequel il est placé commence par une consonne ou par une voyelle. La première tendance l'emporte sensiblement sur la seconde, et c'est ce qui fait que les liaisons disparaissent graduellement. Elles se main¬


tiennent surtout dans les locutions toutes faites, parce que les mots y sont particulièrement unis (par exemple « suer sang et eau »), et, pour la même raison, entre les pronoms et les verbes (vous avez). Elles sont d'ailleurs protégées par plusieurs influences importantes: 1°l'orthographe, qui acquiert d'autant plus de puissance que l'instruction se répand davantage, et qui retarde les modifications naturelles des sons par le maintien des signes qui les représentent ; 2° l'analogie, qui s'inspire des cas dont nous venons de parler, où la liaison a conservé son ancienne force ; enfin 3° l'euphonie, qui résiste à l'hiatus.

Ces diverses influences arrivent même à rétablir des liaisons qui étaient tombées, et à en introduire de nouvelles. Exemple : « entre quatre-z-yeux ». D'autre part, il y a une tendance à faire entendre les consonnes finales, même devant une consonne, après les monosyllabes tels que vis, lis, oeuf, boeuf. Les hésitations si fréquentes et les bizarreries de l'usage s'expliquent par la lutte constante des influences contradictoires qui agissent sur les liaisons.

Parmi tous les mots de la langue, les noms de nombre sont ceux qui s'emploient le plus fréquemment isolés ou à la fin d'un membre de phrase ; dans cette situation, ils ne sont plus liés au mot qui suit, et il n'y avait pas de raison pour que les consonnes finales disparussent, ni s'adoucissent. De là vient la triple prononciation de dix et de six : di et si devant les consonnes, diz et siz devant les voyelles, diss et siss 1 quand ces mots sont isolés. Les consonnes finales de cinq, sept, huit, sont traitées de même, sauf qu'elles n'ont pas à s'adoucir devant les voyelles. Pour neuf on a conservé le v latin de novem devant les voyelles. « Deux » et « trois » font exception, n'ayant pas con-

1. J'exprime par deux s l's dure prononcée.


servé leur consonne finale quand on les prononce isolément.

Les hésitations de l'usage favorisent singulièrement les subtilités des grammairiens, qui y trouvent l'occasion d'inventer et de proclamer des règles ingénieusement compliquées. En ce qui touche la prononciation des lettres finales, on est allé jusqu'à décider que « le t final de sot doit se prononcer quand un père, réprimandant son fils, lui dit : Vous êtes un sot. » Tout commentaire serait superflu.



DEUXIÈME PARTIE

LES MOTS 1

193. — En considérant les mots au point de vue de la dérivation des sons et de l'orthographe, nous les avons divisés en mots savants et mots populaires, et parmi ces derniers nous avons distingué les mots de formation latine et ceux de formation française.

Quand on étudie la constitution du vocabulaire, c'est la seconde distinction qui importe le plus. Les mots savants ou populaires se sont introduits dans la langue française, soit par voie d'emprunt au latin et aux autres langues, soit par voie de formation française. Les uns ont été empruntés tels quels à différentes langues, les autres ont été formés à l'aide d'éléments pris dans les premiers et diversement combinés. Nous examinerons donc successivement les mots empruntés et les mots créés.

La langue s'enrichit non seulement par l'adjonction de mots nouveaux, empruntés ou créés, mais encore par la multiplication des acceptions de chaque mot. Nous aurons donc à étudier aussi le développement du sens des mots.

1. Dans toute cette partie, nous tirerons grand profit du livre de M. Darmesteter sur La création actuelle de mots nouveaux dans la langue française. Pour l'histoire générale de la langue, consultez lexcellent chapitre par lequel débute la Grammaire historique de M. Brunot.


CHAPITRE PREMIER

LES MOTS EMPRUNTÉS

I. — ORIGINES DIVERSES DES MOTS EMPRUNTÉS

194. — Il faut mettre à part : 1° les mots d'origine latine qui constituent le fond même de la langue; 2° les mots primitifs d'origine germanique ou celtique, qui ont fait partie de la langue dès l'époque de sa formation.

195. — Le latin s'étant substitué de bonne heure en Gaule à la langue parlée par les Gaulois, les mots celtiques sont en très petit nombre ; ils se rapportent en général à la terre et aux animaux, à la nourriture, au vêtement. Nous citerons : lieue, chemin, grève, arpent, bruyère, branche, claie, alouette, pinson, brouet, cervoise, braies.

196. — Les mots germaniques se rapportent surtout à la guerre, à la féodalité, au vêtement, particulièrement au vêtement militaire ; nous citerons : guerre, garder, garnir, gonfalon, fauteuil, orgueil, fief, gain, gant, haubert, etc. Les substantifs « baron, bachelier, vassal », que l'on pourrait croire d'origine germanique à cause de leur rôle important dans la langue féodale, viennent cependant du celtique.

197. — Les Français ont emprunté des mots aux différents peuples avec lesquels ils se sont trouvés en relation, aux Orientaux, aux Italiens, aux Espagnols, aux Allemands, aux Anglais, aux peuples slaves, aux peuples indigènes de l'Amérique et des colonies.

198. — Dans le supplément du Dictionnaire de Littré,


on trouvera un dictionnaire spécial des mots d'origine orientale (arabe, hébreu, persan, turc, malais), qui se recommande du nom de M. Marcel Devic, professeur à la Faculté des lettres de Montpellier. Citons dans cette catégorie : alcali, alcôve, algèbre, amiral, baldaquin, safran, satin, sultan, qui sont arabes, bazar, châle, échec, sérail, tambour, qui sont persans, bey, divan, kiosque, qui sont turcs.

199. — A l'Italie nous devons des mots comme piano,

violoncelle, bémol, carnaval, escapade, banqueroute, alerte, aquarelle, fioriture, conclave ; à l'Espagne : hâbler, jasmin, mantille, platine, etc. ; à l'Allemagne : kirsch, bitter, bock 1, vasistas, boulevard ; à l'Angleterre une foule de mots pour désigner des inventions modernes ou des modes anglaises : rail, tender, tramway, turf, sport, fashionable, confort, bifteack. Le polonais nous a donné des noms de danses, polka, mazurka, schotlisch ; le russe, les mots ukase, rouble, steppe, et quelques autres. Acajou, tapioca, quinquina sont des mots américains.

200. — Enfin les littérateurs et les savants ont introduit dans le français un grand nombre de mots tirés du grec et du latin classiques. Les mots grecs abondent dans la langue scientifique : hématite, aphonie, anthère, aponévrose, épigastre, catachrèse, périoste, hypoténuse, etc., etc.

1. Bock, dit M. Darmesteter, vient de l'allemand bockbier, bière de bouc, nom donné à une espèce de bière de qualité supérieure, à cause de la marque de fabrique prise par l'industriel qui la confectionne. Cette marque consiste en un tonneau à droite et à gauche duquel se tiennent deux boucs dressés sur les pattes de derrière. L'expression. bockbier, qu'on lit ou lisait sur les brasseries, les boutiques de marchands de vin, a été importée chez nous par quelque commis-voyageur, qui l'expliqua à sa manière par verre, mesure de bière. Et voilà, comme un bouc a été changé en une sorte de chope.


II. — DOUBLETS

201. — Il peut arriver qu'un même mot primitif soit représenté dans la langue par deux ou même trois formes différentes, qui constituent des mots distincts dont on ne reconnaît plus l'origine commune. Ces doubles formes d'un même mot primitif s'appellent des doublets. Les doublets se produisent de diverses manières : 1° On a pu différencier par l'orthographe des acceptions divergentes d'un seul et même mot. Ainsi le vieux verbe conter, qui dérive du latin computare, avait le double sens de « faire un compte » et de « faire un récit ». On l'a écrit compter dans la première acception, où l'on retrouvait le sens latin, avec un p pour mieux rappeler l'étymologie, et on a conservé l'orthographe ancienne pour le sens de « faire un récit », sans s'apercevoir que c'était simplement une acception dérivée du sens primitif, et qu'il n'y avait là qu'un seul verbe. On a fait subir le même dédoublement au substantif verbal conte, qui est. resté conte dans un sens, et qui est devenu compte dans l'autre. Compter et compte sont donc des doublets de conter et de conte. De même exaucer est le doublet orthographique d'exhausser, latin exaltiare. Les deux s d'exhausser sont l'équivalent graphique du c d'exaucer ; l'h a été ajoutée pour rappeler la parenté de ce verbe et de l'adjectif haut. Mais, qu'on écrive le mot exaucer ou exhausser, il n'y a là qu'un seul verbe primitif, qui signifie proprement «élever», et, par extension, « relever, écouler les prières de... »

2° On sait que les substantifs de l'ancienne langue avaient deux cas : un cas sujet et un cas régime. En règle générale, l'un des deux a disparu ; mais il peut arriver que les deux formes se soient maintenues en prenant des


valeurs différentes, et qu'elles aient abouti à constituer deux mots distincts. Ainsi le pronom indéfini on est l'ancien cas sujet de homme ; l'un et l'autre dérivent du même substantif latin, ce sont des doublets. De même sire est l'ancien cas sujet et le doublet de seigneur.

3° Nous verrons plus loin que certains verbes sont à radical variable. Ainsi le radical de tenir est tantôt tien et tantôt ten. De même, le radical de trouver était à l'origine tantôt treuv et tantôt trouv, et celui de pleurer tantôt pleur et tantôt plour. La conjugaison de la plupart de ces verbes s'est simplifiée, parce que l'un des radicaux a fini par l'emporter sur l'autre ; pour trouver, c'est le radical en ou qui s'est substitué partout à l'autre ; pour pleurer, c'est au contraire le radical en eu qui a persisté. Il y a eu un moment où ces verbes se conjuguaient indifféremment avec l'un ou l'autre des radicaux primitifs; supposez que les deux modes de conjugaison se soient maintenus, et que des sens plus ou moins différents aient été attribués à chacun d'eux : treuver et trouver formeraient aujourd'hui deux verbes distincts, deux doublets. C'est ce qui est arrivé non pas pour trouver, mais pour plier et charrier, dont la conjugaison s'est dédoublée en plier et ployer, charrier et charroyer. Ajoutez les composés déplier et déployer, replier et reployer.

Un même mot latin, en passant dans les différentes langues romanes, y a pris différentes formes ; et ces formes diffèrent non seulement de langue à langue, mais de dialecte à dialecte. Or, il peut arriver que le français, tout en conservant pour un mot la forme qui lui est propre, ait adopté aussi la forme du même mot dans une langue voisine, en lui donnant un sens particulier. Les deux formes constitueront dès lors deux mots distincts ayant une origine commune, c'est-à-dire deux doublets. C'est ainsi que camp


(forme picarde) est le doublet de champ, latin campum. De même cavalcade (forme italienne) est le doublet de chevauchée, l'italien cavalcata étant exactement formé des mêmes éléments que le français chevauchée.

5° La classe la plus nombreuse de doublets est celle dont nous avons déjà eu l'occasion de parler à propos de la dérivation des sons : les doublets constitués par la forme savante et la forme populaire d'un même mot latin. Ainsi, au mot populaire comble correspond le mot savant cumul ; à frêle, fragil ; à meuble, mobile ; à mâcher, mastiquer ; à raide, rigide ; à douer, doter, etc.

6° Enfin, il nous est arrivé de reprendre, sans les reconnaître, à une langue étrangère, des mots que celle-ci nous avait elle-même empruntés. Ainsi nous avons pris aux Anglais tunnel, qui est notre vieux mot tonnel, dont la forme féminine a un sens voisin du sens anglais ; budget est notre vieux substantif bougette, qui avait le sens de « petite bourse » ; bill est dérivé de bulle ; reporter, de rapporteur ; ticket, d'étiquette etc.

CHAPITRE SECOND

LES MOTS CRÉÉS

I. — SUBSTANTIFS VERBAUX.

202. — De tout temps on a formé des substantifs avec le radical des verbes. Quand les verbes ont un double radical, (tien et ten pour, tenir), c'est généralement le radical tonique qui sert à former le substantif. Comme exemples de substantifs verbaux, nous citerons gare (de garer), pousse (de pousser), réclame (de réclamer), déni


(de dénier), soutien (de soutenir), maintien (de maintenir), relief (de relever, dont l'ancien radical tonique était relièv), trouble (de troubler), etc.

203. — On a créé des adjectifs par le même procédé.

Exemples : quitte (de quitter), trouble 1 (de troubler),

l'adjectif populaire trempe 1 (de tremper), etc.

On a remarqué justement que cette formation était essentiellement populaire. Dans la langue littéraire, on forme plutôt des substantifs et des adjectifs avec les verbes en ajoutant un suffixe au radical.

II. — DÉRIVÉS PAR PRÉFIXES ET SUFFIXES

Dans notre Grammaire du vieux français, nous avons donné des listes de préfixes et de suffixes. Nous insisterons particulièrement ici sur ceux qui servent encore ou qui ont servi récemment à créer des mots nouveaux.

Préfixe combiné avec un suffixe.

204. — Avec les substantifs et les adjectifs comme radicaux, on peut former des verbes ayant le sens de « donner la qualité exprimée par l'adjectif » ou de « rapprocher de l'objet désigné ou de l'idée exprimée par le substantif ». C'est le préfixe a, combiné avec l'un des deux suffixes verbaux (er ou ir, ou quelquefois avec le suffixe composé oyer), qui possède cette signification. Exemples : affoler (formé sur fol), affriander (sur friand), apaiser (sur paix), aligner (sur ligne), aborder 2 (sur bord), apitoyer

1. De troubler et de tremper, on a tiré aussi des substantifs dont la forme est identique à celle des adjectifs.

2. Border et aborder ont été formés isolément sur bord. Il ne faut pas croire que, en effet, aborder ait été formé sur border par l'adjonction du préfixe a, comme cela s'est produit pour d'autres verbes, Cf. § 507.


(sur pitié), amortir (sur le participe passé mort), appauvrir (sur pauvre), amaigrir (sur maigre), attiédir (sur tiède), attérir 1 (sur terre), etc.

Le préfixe en, combiné avec le suffixe ir et un adjectif, a la même signification : enlaidir (formé sur laid), engourdir (sur gourd), enchérir (sur cher).

205. — Combiné avec le suffixe er et avec un substantif comme radical, le préfixe en donne au verbe ainsi formé la signification de « mettre dans l'objet désigné par le substantif », au propre ou au figuré, ou de « mettre cet

objet dans.... » Exemples : enamourer (formé sur amour),

ensabler (qui signifie tantôt mettre du sable dans, tantôt mettre dans le sable), ensoleillé (participe passé formé sur soleil), ensemencer (sur semence). Chateaubriand avait créé le verbe entomber, sur tombe : « les riches abbayes, qui entombaient ses aïeux ». Plus rarement on trouve dans ce cas le suffixe ir : enorgueillir. Il y a d'ailleurs un rapport de sens très apparent entre ces verbes et ceux qui sont signalés dans le paragraphe précédent.

206. — Il faut remarquer que, dans les différents cas que nous venons d'examiner, on trouve quelquefois les préfixes composés ra ( = re-a) et ren (=re-en), au lieu de a et de en, sans qu'il y ait une idée de réitération. Exemples : rapiécer (qui signifie « mettre, même pour la première fois, des pièces à... »). rembrunir, etc. C'est que le préfixe re, dans l'ancienne langue, n'impliquait pas toujours réitération. Il avait différentes valeurs, qui se sont conservées dans un certain nombre de mots. Souvent même il était à peu près explétif, et il l'est resté dans les verbes tels que remettre au sens de donner (remettre un pli à

1. Le redoublement des consonnes dans affoler, appauvrir, attiédir, etc., est un souvenir de l'orthographe savante des mots de formation latine et des mots savants d'origine latine.


quelqu'un), remercier, et dans l'usage populaire, où l'on confond si fréquemment rentrer et entrer, remplir et emplir, etc.

207. — Avec un substantif ou un adjectif comme radical, le préfixe dé ou des sert aussi à former des verbes en se combinant avec les suffixes er ou ir. Exemples : dégourdir (formé sur gourd), dépecer et dépiécer (formés sur pièce), déhancher (formé sur hanche), déborder au sens de « dépasser les bords 1 » (formé sur bord).

208. — Combiné avec le suffixe er, et avec un substantif comme radical, le préfixe é (latin ex) indique l'action d'enlever l'objet désigné par le radical, ou d'enlever quelqu'un ou quelque chose à cet objet : ébourgeonner, effacer, effiler, écrémer, épointer. Le préfixe a la forme savante ex dans expatrier. Avec le même préfixe é, le suffix. étant er ou ir, le radical peut être un adjectif. Ex : écourter, élargir, éborgner, égayer, qui signifient : « rendre plus court, rendre plus large, rendre borgne, rendre gai. » Dans ce cas, le préfixe exprime encore une idée générale d'extraction, ou simplement de traction: tirer pour rendre court, pour rendre large, etc. — Avec le préfixe savant trans et le suffixe er, on a fait transborder, transvaser.

209. — En dehors des verbes, les formations de mots par préfixe et suffixe combinés se rencontrent surtout dans les mots savants.

Préfixes.

210. — Les préfixes a, en, é, dé, trans, peuvent se préposer simplement à un verbe déjà existant, pour former un nouveau verbe. Dans ce cas, a, en et é ajoutent au

1. Au sens de << enlever la bordure », déborder a été formé sur

border, et non sur bord.


verbe primitif une idée vague, l'un de tendance, l'autre d'introduction, le troisième d'extraction, dé implique l'idée d'enlèvement, de suppression, d'éloignement 1, trans celle de passage à travers. Exemples : arranger, adonner, entacher, embrouiller, enclore, s'élancer, défaire, détourner, dédorer, désorganiser, transpercer.

211. — Parmi les autres préfixes qui peuvent être préposés à un verbe, les plus fréquents sont re (ré aujourd'hui devant un voyelle), entre, sou, sur, més ou mé, dont les significations sont bien connues : reclasser, réadmettre, reformer 2, entrevoir, entretenir, soulever, soupeser, surchauffer, surélever, surcomposer, mésestimer.

212. — Les véritables préfixes sont ceux qui ne s'emploient pas isolément (comme re, é, dé, trans, més), ou ceux qui, s'employant isolément (les prépositions à, en), ont perdu comme préfixes une partie de leur valeur, ou ont pris (comme sur) une signification dérivée mais différente de leur signification propre. Quand la préposition ou l'adverbe qui se prépose à un autre mot conserve son sens propre, le nouveau mot doit être considéré non comme un dérivé, mais comme un composé. D'ailleurs, dans ce cas, on sépare ordinairement les deux mots composants par un trait : sous-diviser, contre-balancer. Il n'y a pas de différence en effet, au point de vue de la formation, entre contrebalancer et porte-manteau. Mais il peut arriver qu'avec le, temps, la valeur de la préposition composante devienne de moins en moins sensible, et dès lors cette préposition se rapproche de glus en plus d'un préfixe proprement dit.

1. Quand le verbe simple contient déjà une idée de privation, de

suppression, il peut arriver que le préfixe dé renforce simplement cette idée : comparez cesser et le néologisme décesser.

2. Réformer est savant : de là la prononciation ré. D'autres fois ré s explique par re + ê. Réveiller est pour re-éveiller.


Elle fait entièrement corps avec le mot auquel elle est jointe dans soupeser, contredire, entrevoir, entretenir.

213. — Les préfixes ne servent pas seulement à former des verbes ; ils s'ajoutent quelquefois aux noms et aux adjectifs. Exemples : déveine (formé sur veiné), déshonnéte (sur honnête), déshonneur (sur honneur), mésaventure (sur aventure), soucoupe (sur coupe), désordre, désaccord, malaise, malaisé 1, bienveillant (= bien veuillant), recoin. Il y a aussi de nombreux dérivés formés sur des noms ou des adjectifs avec des préfixes d'origine savante : circumnavigation, coassocié, ex-professeur, extraordinaire, extra-fin, injuste, indomptable, inusable 2, impudeur, illimité (pour in-limité), international, préhistorique, antipape, archiprêtre, etc.

Suffixes.

SUFFIXES DE VERBES

214. — Nous avons vu comment un certain nombre de verbes se sont formés par l'adjonction simultanée d'un préfixe et de l'un des suffixes er ou ir à un nom ou à un adjectif. Quand on ne prépose pas de préfixe, le seul suffixe qui serve aujourd'hui à former des verbes nouveaux est cr 3. Parmi les verbes les plus récemment créés, on peut citer activer (sur actif), crayonner (sur crayon), télégraphier, subventionner, téléphoner 4. Mais à côté du suffixe

1.Le préfixe mal, dans les mots de formation ancienne, a pris la forme mau, conformément aux lois phonétiques, devant une consonne:

maudire.

2. Indomptable et inusable ont été formés sur dompter et user, avec le préfixe savant in et le suffixe populaire able.

3.Jadis ou a formé ainsi quelques verbes en ir. Le plus récent est peut-être blondir. Mais jamais, depuis que le français s'est dégagé du latin, on n'a formé de verbes en re ni en oir, si ce n'est par l'adjonction de préfixes à des verbes déjà existants.

4. Quelquefois on ne forme ainsi qu'un participe passé employé adjectivement : accidenté, vanillé.


simple er, il y a les suffixes complexes tels que oyer, ailler, asser, oter, iser, que l'on trouve dans les verbes larmoyer, côtoyer, intrigailler, toussailler, finasser, toussoter, vivoter, centraliser, localiser, fertiliser, utiliser, organiser, etc. Le suffixe oyer dérive du latin icare. Les suffixes ailler, asser et oter se rattachent aux suffixes nominaux ail ou aille (latin aculum ou aculam), as (latin aceum), et ot (latin *ottum). Ail et as avaient pris une valeur péjorative dans quelques mots comme bétail, canaille, platras, et ot a toujours eu une valeur diminutive. De là la signification des suffixes verbaux ailler, asser et oter. Quant à iser, il est d'origine savante (grec izeïn).

SUFFIXE ADVERBIAL

215. — Le suffixe ment (du latin mente), joint à la forme féminine des adjectifs, a servi à former une grande quantité d'adverbes.

SUFFIXES DE NOMS ET D'ADJECTIFS

216. — Les suffixes qui servent à former des noms et des adjectifs, avec d'autres noms ou adjectifs ou des verbes, sont très nombreux.

Étant donné un verbe, on peut avoir à exprimer : 1° l'action môme ou l'état indiqué par ce verbe (imitation = action d'imiter) ; 2° le résultat de l'action ou de l'état (blessure) ; 3° le moyen physique ou moral de l'action (grattoir) ; 4° l'agent habituel de l'action (imitateur) ; 5° l'union possible, sous forme adjective, de cette action ou de cet état à une personne ou à une chose (imitable).

Etant donné un adjectif, on peut avoir à nommer la qualité incluse dans cet adjectif, ou à communiquer à l'adjectif une signification diminutive.

Étant donné un substantif, on peut vouloir désigner le


même objet avec une idée accessoire de petitesse ou de grandeur, ou une personne ou un objet ayant un rapport direct avec l'objet marqué par ce substantif, ou, sous forme adjective, un qualité relative à cet objet.

De là une série de mots nouveaux formés avec le radical de ce verbe, de cet adjectif, de ce substantif, à l'aide de suffixes exprimant ces différentes idées. Et ces suffixes peuvent s'ajouter les uns aux autres. Ainsi, avec le mot latin cor, qui a donné le mot français coeur, l'ancienne langue avait formé, à l'aide du suffixe age, le substantif dérivé corage, devenu courage. Sur courage, on a formé : 1° l'adjectif courageux avec le suffixe eux ; 2° le verbe encourager par la combinaison du préfixe en et du suffixe er. Enfin, sur encourager, avec le suffixe ment, on a formé le substantif encouragement.

coeur

cour - âge

cour - ag -

eux

en -

- cour - ag -

er

en

- cour - ag -

ement.

Il arrive souvent aussi que deux suffixes s'agglutinent et forment un nouveau suffixe : erie, comme nous le verrons, résulte de la fusion de ier et de ie.

Noms et adjectifs formés sur le verbe.

Action et résultat de l'action.

217. — Nous avons déjà vu que, pour nominer l'action marquée par le verbe, on peut faire un substantif verbal, en supprimant la flexion du verbe. Nous devons nous occuper ici des moyens d'exprimer la même idée à l'aide de suffixes.

Il y a un rapport si intime entre l'idée d'une action et


celle du résultat de cette action, c'est-à-dire entre la cause et l'effet, que les suffixes, qui marquent spécialement l'idée d'action, expriment aussi dans bien des cas le fait résultant, et inversement. La signification principale du suffixe a même pu se transporter d'une idée à l'autre. Ainsi le suffixe age (latin aticum) marque primitivement un fait (d'abord une chose), et non une action. Dans message, formé sur le participe passé primitif du verbe mettre (qui avait le sens d'envoyer), age fait en quelque sorte double emploi avec la flexion du participe passé 1. « Message » désigne tout d'abord un homme envoyé, ou, avec la valeur neutre, une chose envoyée. C'est avec la valeur neutre, et souvent avec une idée accessoire de collectivité, que le suffixe age s'est maintenu, et a été ajouté soit à des verbes, soit à des substantifs : feuillage, ombrage, laitage, lainage. Puis, insensiblement, lorsqu'il s'ajoutait au radical d'un verbe, ce suffixe est arrivé à marquer l'action même du verbe, aussi bien que l'effet de cette action, et souvent l'action seule. De là le sens de draînage, tissage, canotage, etc. Là signification collective s'est conservée dans quelques dérivés de verbes; « étalage », par exemple, a, entre autres sens, celui de «ensemble de marchandises étalées. » On peut citer encore entourage. L'idée de collectivité se rattache d'ailleurs, dans quelques mots, aux autres suffixes exprimant l'action du verbe : administration, gouvernement, assistance ont, entre autres sens, celui de « réunion de gens qui administrent, qui gouvernent, qui assistent. »

218. — Les principaux suffixes qui marquent particulièrement l'action du verbe, mais qui expriment souvent

1. Cette signification adjective s'est conservée à la forme savante du même suffixe, atigue, dans erratique, lunatique, etc.


aussi le fait résultant, sont, à côté de age : ation, ance, ement.

Le suffixe ation (latin ationem) est savant; il s'est substitué au suffixe populaire aison, de même origine, que l'on retrouve dans comparaison, combinaison, démangeaison. Les dérivés en ation sont très nombreux : constatation, navigation, consultation, fondation, etc. Très souvent ce suffixe s'ajoute à des verbes en iser : généralisation, centralisation.

Le suffixe ance (latin antia) se trouve dans naissance, renaissance, croyance, délivrance, connaissance, reconnaissance, ignorance, obéissance, vengeance, souffrance, etc.

Le suffixe ement (latin amentum) se trouve dans empêchement, gémissement, renouvellement, ornement, gonflement, fondement, etc.

Si l'on compare canotage et navigation, fondements et fondations, allégeance et allégement, on se rendra compte que les quatre suffixes que nous venons d'examiner ont au fond la même valeur; ce qui n'empêche pas chacun des mots qu'ils servent à former, de prendre des nuances de sens très diverses. On peut ajouter que le suffixe ance s'unit particulièrement à des verbes exprimant une idée morale.

219. — Le suffixe erie se compose de deux suffixes latins agglutinés, arium et iam. Le premier, employé seul, a produit et produit encore des substantifs en ier. (Voyez § 240). Le second, employé seul, a produit' des substantifs en ie tels que jalousie, courtoisie, etc., mais il est devenu stérile, remplacé qu'il est par erie. Nous reparlerons du suffixe erie à propos des mots formés sur le substantif. Lorsqu'il se joint à un radical de verbe, il exprime le résultat de l'action de ce verbe, et souvent aussi l'action même : plaisanterie, moquerie, bouderie, rêverie, sauterie,


gâterie. Remarquez qu'il se joint surtout à des verbes exprimant une idée morale. Celte distinction n'est d'ailleurs pas absolue, car on a tuerie, sauterie 1.

220. — Le suffixe ure (lalin atura 2, vieux français eüre) a la même valeur que le suffixe erie, sauf qu'il se joint plutôt à des verbes exprimant une action physique: blessure, coupure, enflure, levure, engelure (formé sur l'ancien verbe engeler), flétrissure, etc.

En comparant « enflure » et « gonflement », et les sens successifs de ces deux mots, on se rendra compte de la distinction primitive et de la confusion ultérieure (par extension en sens inverse) des suffixes ement et ure (Cf. § 217).

221. — En parlant plus loin des changements de sens des mots, nous constaterons que le participe passé féminin a produit des substantifs où l'idée participiale disparaît complètement, et qui peuvent exprimer le résultat de l'action du verbe, comme les dérivés en ure et en erie 3. Or, la flexion du participe passé féminin de la première conjugaison (latin ata, fr. ée) se trouve aussi dans la langue sous la forme ade, empruntée aux langues romanes où la flexion ata est restée ata (italien) ou est devenue ada

1.Après un verbe exprimant une fabrication ou une action qui peut produire des objets de vente, le suffixe erie sert à désigner le métier correspondant et le lieu où il s'exerce, et souvent, avec une idée collective, les objets fabriqués : tannerie, menuiserie (de l'ancien verbe menuiser), fonderie, pâtisserie (de l'ancien verbe pàtisser). Ce dernier mot, en particulier, signifie à la fois : métier de pâtissier, magasin de pâtissier, et gâteau quelconque. Comparez la valeur ordinaire du même suffixe après un substantif (§ 236).

2.Le suffixe savant ature se trouve dans ligature, arcature, etc., et se joint aussi bien à des noms qu'à des verbes. — Dans les mots tirés directement du latin, ure peut correspondre à ura (au lieu de atura) : ainsi ceinture, venant de cinctura.

3. Pensée est au verbe penser ce que rêverie est au verbe rêver. Comparez encore tranchée (relativement à trancher) et coupure (relativement à couper).


(provençal). Ce suffixe ade, ajouté au radical d'un verbe 1, exprime, comme la flexion française ée, le résultat de l'action : bousculade, reculade, promenade 2.

Moyen, lieu et agent de l'action.

222. — Pour obtenir, à l'aide d'un verbe, un substantif exprimant le moyen de l'action, ou le lieu où se fait l'action, souvent les deux à la fois, on a ajouté au radical du verbe la flexion oir (latin atorium) : abreuvoir, comptoir, dressoir, éteignoir, aiguisoir, parloir, etc. Avec la forme féminine oire, on obtient des substantifs féminins de même valeur : balançoire, bouilloire, baignoire. Souvent, dans les mots savants, la flexion oire (latin orium) donne des substantifs masculins : réfectoire, laboratoire, répertoire 3.

223. — Pour nommer l'agent de l'action marquée par le verbe, on emploie le suffixe eur (latin atorem) 4, ou son équivalent savant : ateur. Exemples : afficheur, chercheur, couvreur, bénisseur, accordeur, imitateur, organisateur, etc.

Quelquefois on emploie avec le même sens le suffixe ter qui se joint plus habituellement à des noms (voyez § 240) : menuisier (de l'ancien verbe menuiser), pâtissier (de pâtisser), placier (de placer), courrier (de courre ancienne forme de courir). Ces deux derniers mots ont aussi une

1.Il peut aussi se joindre à un substantif : cotonnade, bourgade.

2.Pour l'équivalence des suffixes, comparez bousculade et éclaboussure, promenade et allure (au sens ancien de marche, dépouillé de l'idée accessoire d'habitude).

3. oire se trouve aussi dans les adjectifs savants tels que méritoire, oratoire, etc. C'est la valeur primitive du suffixe latin orium. Il s'est développé, par voie populaire, dans le sens substantif, de la même façon que le suffixe aticum = age (Voyez § 217).

4. Qu'il ne faut pas confondre avec un autre eur, dérivé simplement de orem, et dont nous parlerons à propos des mots formés sur les adjectifs.


forme en eur (placeur, coureur) dont on profite pour exprimer des variétés du sens primitif.

Avec une idée péjorative, les suffixes eur et ier sont quelquefois remplacés par le suffixe ard 1 : cumulard, babillard, capitulard, braillard, pillard.

Ces différents suffixes (eur, ier, ard), employés avec une valeur neutre ou sous leur forme féminine, peuvent donner des noms de « choses agissantes » ou de « moyens d'action ». Exemples : classeur, batteuse, balancier, barrière, muselière, buvard.

224.—Pour exprimer le moyen ou l'agent d'une action avec une idée diminutive, on substitue aux suffixes spéciaux que nous venons d'énumérer les suffixes diminutifs que nous étudierons plus loin. Exemples : tranchet, couperet, allumette, bouillotte (comparez avec bouilloire), parlotte (comparez avec parloir), gâteau, sauterelle.

Adjectifs en able.

225. — Le suffixe able 2 sert à former des adjectifs indiquant qu'un objet ou une personne peut être l'objet ou le sujet de l'action marquée par le verbe, suivant que ce verbe est transitif ou intransitif : « aimable, explicable, — périssable, valable. » Même lorsque le verbe est transitif, si, en formant l'adjectif, on a pensé à la valeur absolue de ce verbe, l'adjectif en able peut indiquer le sujet de

1.Ce suffixe ard ou art se trouve d'abord dans des noms propres d'origine germanique, tels que Bernard. La langue populaire l'a emprunté à ces noms propres, et lui a donné une valeur généralement péjorative. On le joint d'ailleurs, non seulement aux verbes, mais encore soit à des substantifs, pour en former des noms de personnes (montagnard, campagnard, communard, veinard) ou des noms de choses (cuissart, billard, poignard), soit à des adjectifs, pour en former d'autres adjectifs (richard, vieillard).

2.Exceptionnellement le suffixe able a été joint à des radicaux de substantifs : charitable, équitable, véritable.


l'action marquée par le verbe : secourable ( = qui peut secourir, et non pas, ou plus rarement du moins : qui peut être secouru). Expliquez de même comptable devenu substantif.

Noms et adjectifs formés sur l'adjectif.

226. Pour nommer la qualité incluse dans un adjectif, les principaux suffixes employés sont : esse ou ise, eur, té ou ité.

Esse 1 et ise dérivent l'un et l'autre du latin itia et ont la même valeur. On les joint surtout à des adjectifs exprimant une qualité morale : mollesse, jeunesse, faiblesse, sagesse, tendresse, franchise, gaillardise, friandise, sottise.

sottise.

Eur, dérivé du latin orem 2, sert particulièrement à former des noms de qualités physiques : rougeur, blancheur, maigreur, aigreur, etc.

Té (latin tatem), qu'on ajoute à la forme féminine des adjectifs à cause du genre de ce suffixe 3, donne des noms de qualités, surtout de qualités morales : chasteté, lâcheté, rareté, vileté, pureté, saleté. À côté de té, il faut placer le suffixe savant itè, de spécialité, conformité, crédulité, connexité, etc.

1. Il y a un autre esse, d'origine grecque, qui sert à former des féminins de noms d'hommes et d'animaux.

2. Nous avons vu plus haut qu'il y a un autre suffixe eur (du latin (itorein) qui donne des noms d'agents. D'autre part, il faut se rappeler que le suffixe latin orem formait des noms d'action ou. d'état, et qu'il reste trace de cette signification dans les mots tels que douleur, ardeur, fureur, venus directement du latin.

3. Dans les mots dérivés directement du latin, le suffixe té est point au radical de l'adjectif : bonté, santé (et non honneté, saineté), pauvreté a un e devant té, à cause du groupe de consonnes qui terrmine le radical et qui amène un e muet à la fin de l'adjectif pauvre, même au masculin.


108GRAMMAIRE HISTORIQUE DU FRANÇAIS

Ces mêmes suffixes expriment, souvent, par extension, un acte, ou un objet en général, possédant la qualité nommée : une sottise, une faiblesse, une rareté, une rougeur (teinte rouge).

Ajoutez, comme nommant la qualité, le suffixe savant itude (latin itudo), que l'on trouve dans exactitude, ingratitude, promptitude.

227. — Le suffixe savant at (latin atum) 1 mérite une place à part. Il s'ajoute à des adjectifs ou à des noms de personnes exprimant un état ou une fonction, pour nommer cette fonction ou cet état : honorariat, externat, consulat, volontariat. Par extension, on passe de la fonction au lieu où on l'exerce. De là l'un des sens des mots commissariat, consulat. Il faut remarquer que at s'ajoute souvent à des adjectifs ou à des substantifs qualificatifs en aire (voyez § 241), et que le suffixe aire devient ari devant at : commissariat, volontariat. Le suffixe populaire qui correspond au suffixe savant at, esté. Comparez épiscopat, mot entièrement savant, à évêché, mot populaire de même composition.

228. — Les suffixes que l'on ajoute aux adjectifs pour former des diminutifs sont surtout et (latin * ittum) et ot (latin *ottum) : jeunet, pauvret, muet (devant lequel le simple mu a disparu), seulet, pâlot, vieillot.

229. — Le suffixe âtre (latin astrum) s'ajoute aux adjectifs désignant des couleurs pour indiquer une nuance douteuse : roussâtre, verdâtre, grisâtre.

230. — Le suffixe aud, que l'on trouve d'abord dans

1. Il y a un autre suffixe savant at, qui dérive, non du suffixe substantif atum (de consulatum, par exemple), mais du suffixe participial de même forme qui marque la flexion du participe passé de la 1re conjugaison. Les mots formés avec ce suffixe sont, à l'origine du moins, des adjectifs. Telle est la valeur du suffixe dans les mots savants ou d'origine dialectale rosat, avocat.


les noms propres d'origine germanique, communique aux adjectifs auxquels on le joint une signification péjorative: rougeaud, finaud.

Noms et adjectifs formés sur le substantif.

Diminutifs et déterminatifs.

231. — Les suffixes diminutifs et déterminatifs sont ceux qui ajoutent simplement à l'idée exprimée par le radical une signification diminutive, augmentative ou péjorative.

232. — Les suffixes et et ot, que nous venons de voir (§ 228), s'ajoutent non seulement aux adjectifs pour former des adjectifs nouveaux, mais encore aux substantifs, pour former des substantifs diminutifs : bourriquet, collet, corset de corps), îlot, ballot. Le suffixe eau (anciennement el, latin ellum) a la même valeur : pruneau, souriceau. Les suffixes et et eau, ce dernier sous sa forme ancienne el quand il précède et, peuvent s'ajouter l'un à l'autre et constituer ainsi les suffixes composés eteau (louveteau) et clet (corselet, agnelet 1). On peut aussi placer devant les suffixes diminutifs la syllabe er, reste du suffixe eur dépouillé de sa valeur propre 2. De là dameret, poétereau. Enfin, au lieu de eau, ot, et, on peut trouver les formes féminines des mêmes suffixes, elle, otte, ette : ruelle, tourelle, hachette, menotte (petite main), risette. Les diminutifs abstraits préfèrent le suffixe ette : devinette, formulette 3.

1. Elet forme aussi des adjectifs : grandelet, rondelet. En règle générale, tout suffixe diminutif peut former aussi bien un adjectif qu'un nom.

2. Voyez la page 110, note 2.

3.Ces différents suffixes peuvent s'ajouter à des radicaux de

verbes. Voy. § 224.


233. — Les suffixes in 1 ou ine (latin inum, inam) et ille (latin iculam) peuvent avoir aussi une valeur diminutive : fortin, ignorantin, bécassine, mantille, flottille. « Ille » apporte souvent au mot qu'il forme une idée accessoire de collectivité : charmille.

234. — Le suffixe on (latin onem) a une signification vague qui a pu lui faire attribuer tantôt une valeur augmentative (médaillon, employé comme terme artistique au sens de « grande médaille»), tantôt une valeur diminutive (le même médaillon, au sens de « petite médaille »). C'est la valeur diminutive qui prévaut en français : veston, ponton, échelon, glaçon 2. « On » est précédé des suffixes de même valeur et et ille dans canneton, feuilleton, cotillon, carpillon, de la syllabe er (reste du suffixe eur) dans moucheron, du suffixe d'origine italienne iche (correspondant à isse français) dans cornichon, proprement dit petite corne.

235. — Le suffixe latin cium ou ceum, qui s'ajoutait aux voyelles a, i, o, u (acium, icium, ocium, ucium) doit être, d'après les lois de la phonétique, représenté dans les mots français par une s (de là les suffixes as et is, de aceum, iceum, ou, sous la forme féminine, asse et isse). Mais, dans d'autres dialectes ou langues d'origine romane, particulièrement en italien, le c latin, devant e, i, avait produit un ch. De là les suffixes ache, iche, oche, uche, qui ont été empruntés à ces langues par le français. Les suffixes cor-

1.Nous retrouverons in comme suffixe d'adjectifs dérivés de

noms.

2. Dans forgeron, dérivé de forgeur, on ne modifie pas la valeur du mot primitif. C'est à des mots tels que celui-là qu'on a emprunté le suffire er (reste de eur), en le dépouillant de sa valeur propre pour le préposer, dans d'autres mots, au suffixe on, et aussi, comme nous l'avons vu, à d'autres suffixes diminutifs. — Le suffixe on s'ajoute quelquefois à des radicaux de verbes, avec des significations diversesa bouchon, brouillon, bouillon.


respondants du latin avaient une valeur adjective 1 ; mais il arrive souvent qu'un suffixe d'adjectif prend une valeur substantive, parce qu'on l'emploie avec une idée de neutre ou en sous-entendant un mot féminin tel que chose devant la forme féminine. C'est ce qui s'est produit pour les différents suffixes se rattachant au latin cium ou ceum. Leur signification est à l'origine très vague, et pourrait se traduire par « espèce de... ». Un coutelas (dérivé de l'ancienne forme coutel) est une espèce particulière de couteau, un châssis est une espèce de châsse ou de caisse (sans fond), une sacoche est une espèce de sac, etc. Puis ces suffixes ont pris généralement une signification péjorative, déjà sensible dans coutelas, et qui s'accentue dans les mots tels que savantasse (jadis savantas, qui valait mieux, employé par Molière et par Mme de Sévigné). Le sens péjoratif est souvent accompagné d'une idée plus ou moins formelle de collectivité, comme dans plâtras, paperasse. L'idée collective prévaut dans les mots en is : un lattis est une réunion de lattes 2.

Noms de choses abstraits ou concrets.

Les suffixes as, is, etc., par les valeurs dérivées que nous avons signalées en dernier lieu, se rattachent aux suffixes

1. Le suffixe asse a été ajouté avec cette valeur à certains adjectifs, auxquels il donne une signification péjorative : bonasse, fadasse. Le suffixe is a eu aussi la valeur adjective, particulièrement lorsqu'il dérivait de aticium (ancienne forme française : eïs), après un radical de verbe. Ainsi s'expliquent les locutions « pont-levis, vent-coulis ».

Les suffixes as et is s'ajoutent aussi à des radicaux de verbes pour exprimer le résultat de l'action marquée par le verbe : embarras (du vieux verbe embarrer), gâchis, hachis. Dans ce cas, le snffixe is dérive du latin aticium et a été jadis eïs. Dans lavasse, le suffixe asse exprime une chose qui produit l'action du verbe, avec une idée péjorative. — De ces diffférents suffixes il faut rapprocher le suffixe aille (latin alia), qui a aussi une valeur péjorative et collective : rocaille (de roc), ferraille (de fer).


qui permettent de former, sur un substantif déterminé, des noms de choses d'une autre nature, abstraits ou concrets.

236.—Comme nous l'avons expliqué plus haut, le suffixe erie vient des deux suffixes agglutinés ier et ie. Joint à un nom de personne ou d'animal, il exprime la qualité principale (généralement défavorable) de celte personne ou de cet animal, ou un acte conforme à cette qualité 1 : ânerie, gredinerie, ladrerie, singerie, tartuferie. Il peut encore exprimer un ensemble d'objets de la nature indiquée par le substantif servant de radical, ou un lieu où se trouvent réunis des objets de cette espèce : argenterie, infirmerie, gendarmerie. Cette valeur se rattache au sens du suffixe erie après un substantif désignant un objet de fabrication ou de vente : laiterie, chemiserie, draperie 2, chaudronnerie, poterie. Ces mots expriment aussi l'idée abstraite de « métier ». Ils sont corrélatifs à d'autres, formés sur les mêmes substantifs avec le suffixe ier, et qui désignent les personnes fabriquant ou vendant les mêmes objets : chemisier, laitier, drapier, chaudronnier, potier. Le suffixe erie commence précisément par ce suffixe ier qui terminait des mots auxquels a été ajouté l'ancien suffixe ie 3,

1. Il a la même valeur après un adjectif : galanterie, coquetterie,

poltronnerie. Remarquez que ce sens est très voisin du sens ordinaire du même suffixe après un radical de verbe (§ 219).

2. Draperie, au sens de « étoffe ample et non tendue», se rattache au verbe draper.

3.Cet ancien suffixe exprimait : 1°,la qualité des personnes désignées substantivement ou adjectivement par le radical, et l'acte (ou en généralisant, le métier) résultant de cette qualité ; 2° l'ensemble de ces personnes. Voyez par exemple les divers sens du mot chevalerie : 1° vaillance des chevaliers, et acte de vaillance, 2° corps de chevaliers Le suffixe erie a hérité de ces divers sens et les a développés. Par un sentiment vague de sa composition primitive, on ne l'ajoute pas au suffixe ier, qui est déjà contenu dans erie, mais on commence à l'ajouter à des suffixes qui ont la même valeur que ier, par exemple isle. On ne dirait pas chemisièrerie, mais on dit ébénisterie.


d'où erie pour ier-ie ; et c'est à des mots de ce genre qu'on a emprunté erie pour former d'autres mots, en dépouillant la première syllabe de sa valeur propre.

237. — Le suffixes avant isme, du grec ismos, est avec le suffixe iste (communisme, communiste) dans un rapport de sens qui rappelle celui de erie et de ier. Il exprime le plus souvent un système, quelquefois une qualité morale, et il se joint aussi bien aux adjectifs qu'aux substantifs; mais les adjectifs prennent dans cette formation une valeur de neutre, fatalisme = système des partisans du fatal : de la fatalité. Ex. de mots en isme : athéisme, bouddhisme, calvinisme, fatalisme, idéalisme, patriotisme, purisme.

238. — Pour exprimer le contenu d'un objet, on ajoute au nom de cet objet le suffixe ée, qui n'est autre chose que la flexion du participe passé féminin de la première conjugaison. « Une charretée », c'est proprement « une chose mise dans une charrette », et par extension « le contenu de la charrette ». Autres exemples : bouchée, gorgée, poignée, aiguillée, fournée (mot qui remonte au temps où le mot four se terminait par une n), cuillerée, etc. Dans les formes pellerée et pelletée, à côté de pellêe, on trouve intercalées, entre le radical et le suffixe, les syllabes er et et dont nous avons parlé à propos des diminutifs (§ 232).

239. — Pour exprimer le contenant de l'objet ou des objets designés par le radical 1, on a le suffixe ier (ou ière) dont nous parlerons plus longuement (§ 240) à propos des adjectifs et noms de personnes. Exemples : encrier, Huilier, moutardier, compotier, saladier, légumier, sablier, plumier, bûcher (après ch le suffixe perd son i), pigeonnier, bonbonnière, salière, théière, aumonière, truffière,

t. N'ous avons vu (§ 236) que le suffixe erie avait quelquefois cette valeur.


pépinière. Le suffixe aire, étant la forme savante de ier, peut avoir le même sens : dictionnaire (recueil de dictions, de mots), formulaire.

Adjectifs et noms de personnes.

Les principaux suffixes qui s'ajoutent au nom pour former des adjectifs ou des noms de personnes sont, dans l'ordre alphabétique, aire, ais ou ois, al, el, esque, eux, ien, ier, in, iste, ique.

240. — Le plus important de tous ces suffixes est ier (er après ch ou g doux), qui vient du latin arium. Ce suffixe a produit une quantité considérable de dérivés 1. Il sert notamment à désigner une personne fabriquant et vendant l'objet indiqué par le radical (chemisier, costumier, chocolatier, drapier, horloger, armurier), ou le vendant seulement, quand ce n'est pas un objet de fabrication (laitier, fruitier), ou s'en occupant par métier (aumônier 2, boursier 3, caissier, financier, banquier, trésorier, barbier, jardinier, et les noms de gardiens d'animaux : chamelier, porcher, vacher, ânier), ou un militaire pourvu du moyen de combattre indiqué par le radical (chevalier, archer, lancier, cuirassier, fusilier, canonnier).

Parmi toutes ces significations, et celles que nous avons

1.Employé avec une valeur neutre, ou sous sa forme féminine ière, ce suffixe peut former soit des noms de choses agissantes ou de moyens d'action (Voy. § 223, à la fin), soit des noms de contenants (Voy. § 239).

2.Le sens primitif de aumônier est : « celui qui est chargé des aumônes ». Mais, bien que le suffixe ier implique le plus souvent une idée de métier ou de fonction, le mot aumônier a eu un sens plus large et a signifié : « celui qui aime à faire des aumônes ».

3.Dans le sens de « celui qui s'occupe d'affaires de bourse ». Mais la signification du suffixe ier est assez élastique pour que boursier ait aussi le sens de : « celui qui a une bourse concédée par l'administration ».


déjà signalées et que nous rappelons en note, l'usage seul peut indiquer quelle est celle qui a été donnée au suffixe ier dans un mot déterminé. Ainsi cuirassier aurait pu signifier « fabricant de cuirasses », et armurier pourrait avoir le sens de « soldat revêtu d'une armure ». Cafetière signifie à la fois « débitante de café » et « vase servant à contenir le café ». Les mots laitier et fruitier ne dési gnent pas seulement des marchands de lait ou de fruits. Fruitier désigne aussi un endroit où on conserve des fruits, et les deux mots peuvent être des adjectifs ayant le sens de : « qui produit du lait, qui produit des fruits ». De là les expressions « vache laitière, arbres fruitiers ». C'est à ce sens que se rattache la valeur du suffixe ier dans les noms d'arbres : cerisier, pommier, poirier, prunier, oranger, pêcher. Le suffixe ier signifie donc tour a tour : « qui produit, qui vend, qui s'occupe de, qui est pourvu de, qui contient. » Il a encore une signification plus élastique dans les adjectifs tels que coutumier, mensonger, usager, etc.

241. — Le suffixe aire, forme savante du suffixe ier, latin arium 1, a hérité des sens les plus généraux de ier. Il sert à désigner les personnes qui s'occupent ou qui sont pourvues des choses désignées par le radical (missionnaire, commissionnaire, dignitaire), ou qui les font (concussion- naire2), et il forme, comme ier, des adjectifs dont le rapport avec l'objet désigné par le radical est plus ou moins précisé par l'usage : alimentaire, égalitaire, volontaire 3.

242. — Un autre suffixe savant, iste (grec istés), fait,

1. Aire se rattache aussi quelquefois au latin arem, qui avait à peu près le même sens que arium.

2. Concussionnaire est à concussion ce que banqueroutier est à

banqueroute.

3.Nous avons vu que, comme ier, « aire » formait aussi des noms de contenants (§ 239).


dans bien des cas, double emploi avec ier. Sur fleur, machine, nouvelle, ébène, on a fait les noms de personnes fleuriste, machiniste, nouvelliste, ébéniste. On aurait pu dire aussi bien : fleurier, machinier, nouvellier, ébénier. Ce dernier mot aurait eu l'inconvénient de se confondre avec le nom de l'arbre; mais on a dit nouvellier. Récidiviste est à récidive ce que banqueroutier est à banqueroute, concussionnaire à concussion.

On a particulièrement formé avec iste des noms d'artistes et d'instrumentistes : pianiste, violoniste, harpiste, etc.

Il semble que, dans la conception populaire, le suffixe iste soit plus noble que ier. Mais il ne faudrait pas exagérer cette distinction, comme on l'a fait en opposant journalier à journaliste. La grande différence de ces deux mots lient au radical et non au suffixe : dans « journalier », le radical a le sens de « travail quelconque fait à la journée » ; journaliste est formé sur le substantif journal, dans le sens de « recueil journalier de nouvelles ».

Le suffixe iste a une valeur qui lui est propre, lorsqu'il sert à former des noms de partisans de systèmes : bonapartiste, darwiniste. Ce suffixe a des rapports étroits avec le suffixe isme, dont nous avons parlé plus haut. Très souvent on crée en même temps un mot en isme et un autre en iste : impérialisme et impérialiste.

243. — Le suffixe ien, qui vient du latin anum précédé d'une palatale, sert aussi à former des noms de partisans de systèmes : luthérien, wagnérien. Il a d'ailleurs les principaux sens de iste, aire et ier. Exemples : collégien (comparez avec pensionnaire), galérien (comparez avec prisonnier), gardien, racinien, etc.

244. — Tous les suffixes que nous venons d'examiner forment aussi bien des noms de personnes que des adjec¬


tifs 1. Les suffixes qui forment particulièrement des adjectifs sont : eux, al ou el, ique, et plus rarement in. Leur valeur est à peu près la même que la valeur adjective des suffixes précédents, et bien souvent c'est le hasard qui a fait adopter l'un de ces suffixes plutôt que l'un quelconque des autres. Les adjectifs en eux, al, etc., peuvent d'ailleurs être employés substantivement et produire ainsi des noms de personnes : un galeux, un original, un classique. Si cet emploi extensif devenait fréquent, les suffixes eux, al et ique arriveraient à former directement des noms de personnes, sans passer par la signification adjective. C'est ainsi que s'est développé le sens des suffixes ier, aire et ien, dont la valeur primitive est une valeur adjective.

Al vient de alem, qui a aussi produit el. La langue a hésité entre ces deux formes. De là : cantonal, central, colonial, dotal, postal, musical, théâtral, original, et constitutionnel, naturel, additionnel, originel 2.

Eux vient du latin osum. Adjectifs dérivés : herbeux, hasardeux, avantageux, courageux, joyeux, cérémonieux, scandaleux, périlleux, poussiéreux, honteux, etc.

Ique, d'origine savante (latin icum, grec icon), est aussi très fécond. Mots dérivés : chimérique, classique, colérique, despotique, énergique, etc.

In (latin inum) 3 a formé quelques adjectifs tels que argentin, enfantin.

245. — 11 faut ajouter esque, qui vient du latin iscum par l'intermédiaire de l'italien. Ce suffixe nous a donné

1. « Iste » forme spécialement des noms.

2.Les deux formes existant pour l'adjectif tiré d'origine, chacune d'elles a pris, comme il était naturel, une nuance de sens particulière. — Le suffixe al, employé avec une valeur neutre, peut aussi donner des noms de choses : confessionnal, cérémonial, journal.

3.Sur une autre signification de in, voyez paragraphe 233.


entre autres les mots dantesque, pédantesque, romanesque, chevaleresque 1.

246. — Enfin il faut mettre à part le suffixe ais, dérivé du latin ensem, qui a d'abord été ois, et qui est resté tel dans un certain nombre de mots. Il sert à former des noms de peuples 2 : Hollandais, Suédois, Tonkinois. Il a donné aussi des adjectifs ordinaires : courtois, de cour (anciennement court).

OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LES SUFFIXES

247. — Lorsque le mot qui forme le radical se termine par une voyelle (orale ou nasale), on intercale souvent un t entre cette voyelle et les suffixes, par une raison d'euphonie, et par analogie avec les mots nombreux où le radical se termine par un t (porteur, portier, etc). C'est ainsi que sur clou on a fait clou-t-ier ; sur fer-blanc (dont le c final ne se prononçait plus) : ferblan-t-ier 3 ; sur caillou : caillou-t-er, etc.

248. — Parce qu'un mot se termine par une des syllabes que nous avons signalées comme suffixes, il ne s'ensuit pas que, dans ce mot déterminé, cette syllabe soit réellement un suffixe. Ainsi débris n'est pas formé sur un radical débr. C'est le substantif verbal du vieux verbe débriser. Dans ce mot, is fait partie du radical, ce n'est

1.Il peut aussi former des noms féminins de choses : arabesque,

soldatesque.

2.Il n'est d'ailleurs pas le seul à former des noms de peuples : comparez berrichon, bugiste, parisien, etc.

3. Sur blanc on a fait blanchir, et non blan-t-ir, parce que la consonne finale du radical se prononçait comme un ch dans la forme féminine blanche. — Il peut arriver aussi que la voyelle finale du radical, quand c'est une voyelle nasale, dégage une n qui sert à la liaison : sur plafond (prononcé plafon) on a fait plafonner. Sur rein. on a fait « éreiner », qui a été refait en « érein-t-er ».


pas un suffixe. « Vivace » n'est pas formé sur l'adjectif français vif avec le suffixe ace. Le mot vient directement, par formation savante, du latin vivacem, qui, il est vrai, contient le suffixe latin acem ; mais ce suffixe, au moins sous sa forme savante ace 1, n'a pas servi à créer de nouveaux mots français.

249. — Les mots terminés par de véritables suffixes français peuvent dériver directement des mots latins correspondants, par formation populaire ou par formation savante, et, dans ce cas, le mot servant de radical peut n'avoir jamais existé isolément dans la langue française. Ainsi empereur vient directement du latin imperatorem, où on retrouve le suffixe atorem, qui a produit l'un des suffixes français eur (§ 223). Ce mot n'a pas été formé sur un verbe emperer, qui n'a jamais existé en français.

250. — Les savants ont créé un grand nombre de mots avec des radicaux empruntés au latin et au grec et qui n'ont pas passé en français en dehors de ces dérivés, ou qui, du moins, y ont pris une autre forme. Il arrive souvent que les préfixes et les suffixes employés à former des mots de cette espèce sont purement savants et ne sont pas entrés dans l'usage populaire. « Intramédullaire » a été formé sur le substantif latin medulla 2, d'où dérive le mot français moelle, avec le préfixe tout savant intra et le suffixe aire. « Névrose » dérive du mot grec neuron, qui veut dire nerf, et du suffixe grec ose (de ôsis). Quelquefois les mots ainsi formés ont pour radical un mot français : « bronchite » a été formé sur bronche (qui est lui-même un mot savant d'origine grecque), avec le suffixe savant ite (grec itês). On pourrait multiplier les exemples.

1. Sous sa forme populaire, ais, on le trouve dans quelques mots anciens tels que niais, qui se rattache au substantif nid.

2. Ou sur medullaris, dérivé latin de medulla, ce qui revient au même.


251. —Les mots fabriqués avec des radicaux latins et grecs, aussi bien que les mots empruntés aux langues étrangères, altèrent singulièrement la physionomie du français. Ils n'offrent qu'un avantage, c'est de contribuer à former une sorte de langue internationale : des dérivés et composés purement français auraient moins de chance d'être adoptés par les autres peuples.

III — COMPOSÉS

252. — Au lieu d'ajouter des préfixes et des suffixes à un radical, on peut former des mots nouveaux en réunissant deux ou plusieurs mots pour leur faire exprimer une idée qui se présente comme simple à l'esprit. Quand on dit « sergent d'infanterie », l'esprit perçoit distinctement les trois idées représentées par les deux substantifs et par la préposition qui les lie. Mais quand on dit « sergent de ville », il en est autrement : les trois idées contenues dans cette locution se sont en quelque sorte condensées en une. idée simple, dont la complexité primitive ne peut être •saisie que par la réflexion. Dans « sergent d'infanterie » il y a trois mots. « Sergent de ville », aujourd'hui, forme en réalité un seul mot, un mot composé. La transition entre une expression contenant plusieurs idées, et le mot composé qui peut en résulter, se fait insensiblement 1. Lorsque la transformation est acquise, on la constate habituellement en réunissant par un trait les mots composants : chef-d'oeuvre. On conserve d'abord le sentiment de la complexité primitive de l'idée, mais il va en s'obs-

1. Excepté dans les composés par ellipse. Ceux-ci, dès l'origine, expriment une idée unique, mais le sentiment de la complexité qui est au fond de l'idée s'efface graduellement dans ces composés comme dans les autres.


curcissant de plus en plus, surtout quand le sens du mot composé s'est spécialisé. On arrive ainsi à réunir tout à fait les mots composants : portefeuille, portefaix, tournevis, justaucorps, pourboire. Plafond (=plat-fond) est parvenu au dernier degré de cette transformation.

253. — Parmi les mots composés, les uns sont constitués par la juxtaposition pure et simple de plusieurs mots; dans les autres, cette juxtaposition est accompagnée d'une ellipse, et l'ellipse peut être de deux natures bien différentes : tantôt elle porte sur une préposition {timbreposte pour timbre de poste), tantôt elle atteint l'idée substantive qui, dans les autres composés, est exprimée par le plus important des mots composants (porte-drapeau, pour « officier qui » porte le drapeau). Nous diviserons donc les composés en trois catégories : composés par simple juxtaposition, composés avec ellipse d'une préposition, composés avec ellipse du mot substantif. Nous parlerons en dernier lieu des composés savants.

Composés par simple juxtaposition.

254. — Un adverbe ou une préposition employée adverbialement 1 peut s'unir à un substantif, à un adjectif ou à un verbe 2 : contre-coup, arrière-garde, bien pensant, bien-aimé, bien-être, nouveau-né 3, entre-croiser, libre penseur 4, mal-appris.

1.Les prépositions employées comme prépositions forment des composés par ellipse. Ainsi un contre-poison est un « remède contre le poison ». Dans contre-coup, au contraire, l'idée substantive n'est pas sous-entendue, elle est exprimée par coup et modifiée par contre, qui prend une valeur adverbiale : c'est un coup en répercussion.

2.Les composés formés avec des prépositions ou des adverbes diffèrent peu des dérivés par préfixes. Voyez ci-dessus, paragraphe 212.

3. Dans nouveau-né, l'adjectif nouveau est employé adverbialement, au sens de nouvellement.

4. Dans ce mot, l'adjectif libre a une valeur adverbiale.


255. — Les adverbes et prépositions peuvent former des prépositions et adverbes composés en s'unissant entre eux. : par trop 1, à peu près, devant (= de avant), par devant, par devers (=par-de-vers), quant à, sauf à, jusqu'en. « Dans » se compose de la préposition de et du vieil adverbe ans (latin intus) ; en s'unissant de nouveau à de, il a formé dedans.

On forme des locutions conjonctives avec des adverbes ou des prépositions 2 suivies de la conjonction que : bien que, ainsi que, sauf que, pour que, vu que, puisque.

256. — Un adjectif peut former un nom composé avec le substantif qui le suit. On comprendra mieux la valeur de ces composés si on intervertit l'ordre des mots. Comparez jeune homme avec homme jeune. Dans « gentilhomme », il faut remarquer en outre que l'adjectif gentil est pris dans un sens archaïque, celui de noble, qu'il n'a plus lorsqu'il est employé isolément. Dans « grand homme », grand a perdu une de ses significations, sa signification matérielle.

257. — Un adjectif (ou un participe) joint à un nom (ou à un pronom) peut former une locution adverbiale : nu-pieds, tête baissée, séance tenante, cependant (=cela pendant), longtemps, beaucoup (= beau-coup).

258. — On peut réunir deux adjectifs, deux verbes, et surtout deux noms en apposition : gris-bleu, sourd-muet, tournevirer. On remarquera que, lorsque deux verbes s'unissent ainsi, ce qui est très rare, le premier perd sa

1.Dans cette locution, par n'est pas la préposition, mais l'ancien adverbe qui avait le sens de beaucoup, et qu'on retrouve dans parfait.

2.A l'origine, la préposition devait être liée à la conjonction que par le pronom démonstratif neutre ce; on a dit pour ce que avant de dire pour que.


flexion : tournevirer au lieu de tourner-virer. Le peuple dit aussi : tirepousser.

Il faut rapprocher de ces formes les composés de deux substantifs verbaux, tels que le vieux mot saqueboute 1 (formé sur bouter et sur le vieux verbe saquer = tirer), tire-laisse (Voyez Littré). Il n'est pas nécessaire, comme on voit, que les substantifs verbaux composants existent isolément.

Les composés de deux noms en apposition sont très nombreux : chou-fleur, café-concert, canapé-lit, wagon-salon, poêlier-fumiste, etc., etc.

259. — On peut réunir un verbe et son régime dans une locution où le sens propre du verbe disparaît, et qui est un véritable verbe composé : prendre fin, prendre pied, tirer parti, tourner bride, coup férir. Si le verbe est au gérondif, on peut aboutir à une locution adverbiale : tambour battant ( = en battant le tambour), argent comptant (=en comptant l'argent). Nous ne savons plus que, dans ces locutions, battant et comptant sont des gérondifs dont le mot qui précède est le régime; nous les prenons pour des participes présents (à valeur de participes passés) qualifiant le mot qui précède, si bien que ces locutions adverbiales se confondent avec celles qui sont composées d'un substantif et d'un adjectif. (Voy. § 257).

260. — On peut faire un nom ou un adjectif composé avec deux mots réunis par une préposition : gris-de-fer, pomme de terre, chef-d'oeuvre, tire-d'aile 2, arc-en-ciel, ver-à-soie, salle à manger, etc.

261. — Avec une préposition suivie d'un adjectif, ou

t. Littré enregistre saquebute, qui est une variante de saqueboute. 2. Le mot composant tire est un substantif verbal de tirer, qu'on retrouve dans la locution « vol à la tire ». On a dit aussi : « tout d'une tire ».


d'un substantif simple ou composé ou accompagné d'un adjectif, on forme des locutions adverbiales : à sec, à vide, pour sûr, de tête, de même, du tout, partout, au hasard, au-devant 1, alentour (= à l'entour2), à coup sûr, à vil prix, à bras raccourci, à contre-coeur, à contre-jour, de bon coeur. La locution peut commencer par l'adverbe tout : « tout de suite, tout à coup, tout de même. » Elle peut se composer d'un nom répété et de la préposition à intercalée : corps à corps, pied à pied, tour à tour.

262. — Avec un substantif placé entre deux prépositions, on forme des locutions prépositives : à cause de, pour cause de, de façon à, au-devant de. Quelquefois, par archaïsme, la préposition finale de est supprimée : à part lui, pour à part de lui.

La locution prépositive peut encore se composer d'une préposition et d'un adjectif qui se joint directement au nom régi : parmi, à même (par exemple, dans ce vers de Corneille : Cherches-tu de la joie à même mes douleurs ?)

Enfin la préposition résulte d'un impératif uni à un adverbe dans voici (=vois-ci), voilà ( = vois-là).

263. — Avec un substantif ou un pronom placé entre une préposition et la conjonction que, on forme des locutions conjonctives : parce que 3, jusqu'à ce que, afin que 4, à condition que, de façon que.

1.Dans cette locution, devant est employé substantivement.

2. « Entour » est lui-même un adverbe composé, pris substantivement : entour. « Alentour », s'employant aussi substantivement, a formé un nouvel adverbe composé : « aux alentours ».

3.Dans cette locution, ce est le pronom démonstratif neutre.

4.La valeur substantive de fin est encore sensible dans la locution populaire : « à seule fin que ».


Composés avec ellipse d'une préposition.

264. — On forme beaucoup de composés avec des substantifs ou des adjectifs réunis en pensée par une préposition ; gris-perle (pour gris de perle), mandat-poste (pour mandat sur la poste), timbre-poste, portrait-carte, etc.

265. — Grâce à la facilité des inversions qui la distinguait de la langue actuelle, l'ancienne langue a aussi créé des verbes composés en préposant à un verbe simple un substantif qui se rattachait à ce verbe par une préposition sous-entendue : colporter ( = porter au col), bouleverser (= verser en boule), maintenir (= tenir en main).

Composés avec ellipse du mot substantif.

266. — Les prépositions, quand elles ne prennent pas une valeur adverbiale, quand elles unissent simplement le mot qui suit 1 avec une idée substantive sous-entendue, forment des composés elliptiques. Exemples : pourboire (monnaie donnée pour boire), contre-poison (remède contre le poison), arrière-boutique (pièce en arrière de la boutique), après-midi (partie de la journée qui vient après midi), entrevoie (terrain entre les deux voies du chemin de fer), sans-gêne (attitude sans gêne), sans-souci (homme sans souci).

267. — Un grand nombre de composés sont formés avec un adjectif tiré d'un verbe et suivi d'un régime quelconque ou d'un adverbe, cet adjectif équivalant à l'indicatif présent précédé du pronom relatif, et s'accordant avec

1. Quand ce mot est un nom, il ne prend pas l'article. — Les prépositions composées reçoivent souvent, dans les composés elliptiques, une forme abrégée : arriére au lieu de en arrière de


une idée substantive sous-entendue 1 : porte-drapeau ( = officier qui porte le drapeau) , portemanteau [ — objet qui porte les manteaux), porte-allumettes, pèse-lettres, meurt-de-faim (homme qui meurt de faim), va-nu-pieds, vaurien, trouble-fête, boute-en-train,etc., etc.

268. — On forme aussi des composés avec des impératifs suivis de régimes: un « laissez-passer », un «rendez-vous ». Dans le langage populaire de Paris, un «décroche-moi-çà » est un homme à qui l'on adresse ces paroles, un fripier, et, par extension, une boutique de fripier.

Composés savants.

269. — Les savants ont formé des quantités de composés, en unissant des mots empruntés directement au latin ou au grec. Pour ne citer que deux de ces mots parmi les plus récents, vélocipède vient de l'adjectif latin velocem, qui veut dire rapide, et du substantif pedem, qui a passé dans la langue populaire sous la forme pied ; — téléphone vient de l'adverbe grec têlé qui veut dire loin, et du substantif phônê, qui signifie voix. Un certain nombre de ces mots sont tirés tels quels du latin ou du grec, où déjà ils étaient composés : multicolore, du latin multicolor

1. La véritable explication de ces mots a été donnée par M. Boucherie. La théorie d'après laquelle la partie verbale de ces composés serait l'impératif du verbe ne peut se soutenir. Comment admettre que portefeuille équivaut originairement à « va, porte les feuilles»? Les formes du latin populaire sur lesquelles on appuie cette théorie contiennent simplement le radical du verbe, comme nos composés français, et la coïncidence de ce radical avec la forme de l'impératif est purement accidentelle. Le radical du verbe peut ainsi servir à former : des substantifs verbaux (voyez paragraphe 202), des adjectifs simples (voy. paragraphe 203), des adjectifs employés substantivement, et susceptibles de compléments comme les verbes d'où ils sont tirés (c'est le cas de nos composés), enfin des substantifs verbaux com posés voy. paragraphe 258).


composé de l'adjectif multus et du substantifs color.

Sur les inconvénients et les avantages des composés savants, voyez § 261.

CHAPITRE TROISIÈME

DÉVELOPPEMENT DU SENS DES MOTS

270. — Le sens des mots se développe de deux

façons :

1° En passant d'un emploi à un autre, le substantif devenant adjectif (ou inversement), le verbe devenant substantif, etc.

2° En conservant le même emploi, mais en passant d'une signification à une signification voisine.

I. — VARIATIONS D'EMPLOIS

271. —Un substantif peut être employé adjectivement, et en qualifier un autre. C'est un développement de l'apposition, à laquelle nous devons aussi toute une catégorie de mots composés. Ainsi le nom d'une fleur, d'une étoffe, d'un producteur de couleur, peut devenir un adjectif marquant une couleur 1 : rose, écarlate, vermeil 2, violet 3. Un nom quelconque peut se transformer en un adjectif marquant une des qualités de l'objet désigné par ce nom:

1.Puis cet adjectif, employé avec une valeur neutre, peut donner naissance à un nouveau substantif, exprimant la couleur elle-même Le nom de « la rose » a produit l'adjectif « rose », qui a lui-même produit le substantif « le rose », au sens de la « couleur rose ».

2. Vermeil signifie proprement : petit ver (producteur de couleur).

3.Contrairement à ce qui s'est passé pour rose et écarlate, l'adjectif dérivé de violette a pris une forme particulière pour le masculin.


ainsi, de l'objet désigné par le substantif crâne, on abstrait la qualité de fermeté, que l'on exprime adjectivement, et avec un sens métaphorique, par le même mot crâne devenu adjectif : « un homme crâne ».

272.—Un adjectif peut devenir substantif, grâce à une ellipse qui fait sous-entendre devant cet adjectif le mot substantif. Nous avons vu qu'une ellipse de ce genre pouvait se produire devant un mot précédé d'une préposition et devant un adjectif verbal suivi d'un régime (§ 266 et 267). Nous avons vu aussi que plusieurs suffixes d'adjectifs étaient ainsi devenus suffixes de substantifs. Les substantifs formés par ce procédé peuvent être masculins ou féminins, suivant qu'on donne à l'adjectif une valeur neutre, exprimée par le masculin, ou qu'on sous-entend devant lui un substantif masculin ou féminin plus ou moins précis.

L'adjectif fort a produit plusieurs substantifs masculins: 1° avec une valeur neutre (valeur absolue, ou valeur relative résultant de l'ellipse d'un nom de chose masculin tel qu'objet, point), dans les locutions : « c'est mon fort, il connaît le fort et le faible, il s'est jeté au plus fort de la mêlée, le fort de l'été » ; 2° avec une valeur masculine, dans : « c'est un fort et un vaillant, fort de la halle ». L'adjectif plain a produit le substantif masculin-neutre plain (le plain de la mer : la haute mer), et le substantif féminin plaine (la plaine, c'est-à-dire la plaine terre).

273. — Un adjectif ou un substantif peuvent devenir adverbes. L'adjectif fort est adverbe dans « il est fort bon, il frappe fort ». Le substantif rien (latin rem = chose) est souvent employé adverbialement. Les substantifs pas et point forment les locutions adverbiales « ne pas » et « ne point ». L'adjectif indéfini même a. produit l'adverbe même.

274. — Un adverbe et même une préposition peuvent


devenir substantifs : le pour et le contre, le bien, les alentours, l'arrière, le devant.

275. — Un adverbe peut devenir conjonction : « or » a été un adverbe, au sens de maintenant ; « mais » a été d'abord adverbe, et a conservé son ancienne valeur dans la locution archaïque « n'en pouvoir mais. »

276. — Un verbe à l'infinitif peut devenir un substantif : « il a perdu le boire et le manger ; un déjeuner ; un dîner ; un souper ; le devoir ; son avoir est modeste ». Le substantif avenir n'est autre chose que l'infinitif du verbe qui s'est transformé en advenir sous une influence savante.

Les infinitifs employés substantivement expriment l'action même ou le moyen de l'action, ou quelquefois le résultat: le « savoir » est ce qu'on sait, le «pouvoir» est ce qu'on peut.

277. — Les participes présents et passés peuvent dépouiller leur valeur verbale et devenir des adjectifs. En outre, comme les adjectifs ordinaires, ils peuvent produire des substantifs masculins ou féminins.

Parfait, accompli, acharné, plaisant, remuant, etc., sont employés comme adjectifs. Avenant a été d'abord participe présent du vieux verbe avenir.

Le gérondif, qui a la même forme que le participe présent, s'est souvent confondu avec ce participe, et a pu ainsi produire des adjectifs. On a dit d'abord : « payer argent comptant », ce qui voulait dire : « payer en comptant l'argent ». Puis on a vu dans «comptant» un participe présent se rapportant à argent, avec le sens de « que l'on compte », et on a dit : « c'est de l'argent comptant ». Sous l'influence de cette confusion du participe et du gérondif, la flexion du participe présent a pris une signification très large, analogue à celle des suffixes d'adjectifs. De là les locutions telles que couleur voyante,


qui signifie « couleur qui se voit bien » et non « couleur qui voit », café chantant, c'est-à-dire « café où l'on chante », prix coûtant, etc.

Comme exemples de participes devenus substantifs, on peut citer entre beaucoup d'autres : fait (valeur neutre), allié (valeur masculine), défaite, pensée, tenant et aboutissant (valeur neutre), mendiant (valeur masculine), variante.

Les substantifs formés avec le participe présent ont naturellement le sens de « personne ou chose produisant l'action du verbe», et quelquefois, par extension, celui de « lieu où se produit l'action», par exemple dans restaurant, couchant 1. Les substantifs formés avec le participe passé signifient : « personne ou chose subissant l'action du verbe », et par extension, quand c'est un nom de chose, « résultat de l'action 2 ». Cet emploi du participe passé, notamment du participe passé féminin, remonte au latin populaire : c'est ainsi que les substantifs dette, fente, tente, vente, dérivent des participes passés féminins des verbes latins qui ont produit les verbes français devoir, fendre, tendre, vendre. Ces verbes ont refait leur participe passé sur le radical, auquel on a ajouté la flexion u, empruntée à d'autres verbes.

278.—Le gérondif peut aussi être employé substantivement : « en son vivant, sur son séant ». Le substantif comptant (vendre au comptant) dérive du gérondif que l'on trouve dans la locution « payer comptant ».

279. — Les participes présents ou passés peuvent produire des prépositions : excepté, vu, touchant, pendant

1.Comparez la double valeur du suffixe oir (§ 222).

2.Le mot « reçu » doit être mis à part. Il signifie : « écrit contenant la formule : reçu, etc. » Le substantif bon à un sens analogue.


II. — VARIATIONS DE SENS

280. — Les variations possibles des sens d'un mot sont très nombreuses. Elles sont gouvernées par les lois générales qui régissent nos associations d'idées, et qui nous font passer naturellement de la cause à l'effet, du contenant au contenu, etc. 1 Mais ces lois générales comportent, dans l'application, des diversités infinies de nuances, dans le détail desquelles nous ne pouvons entrer ici. Nous en avons signalé un certain nombre à propos de l'histoire des suffixes et des variations d'emplois.

Dans ces transformations de sens, on arrive à oublier complètement la valeur primitive des mots : les termes généraux se spécialisent, les termes spéciaux se généralisent, etc. Ainsi les mots cahier et carillon signifient tous les deux à l'origine réunion de quatre choses (latin quaternio et quadrilionem) : le premier s'est appliqué particulièrement à des feuilles de parchemin ou de papier, le second à des cloches. Puis l'idée du nombre précis, qui est au fond de ces deux mots, a complètement disparu. Dans le mot composé « bonnet de coton », l'idée de matière, exprimée par l'un des termes, n'est plus sensible; le mot indique surtout une certaine forme de bonnet, et c'est ainsi qu'on entend dire : « bonnet de coton

1. C'est sur ces lois générales que reposent les procédés de style appelés «figures do rhétorique ». Le plus souvent les sens dérivés d'un mot ont été à l'origine des figures de rhétorique. C'est par figure que les poètes emploient voile au sens de navire (la partie pour le tout) :

Ce tourbillon sombre et rapide Qui roule une voile en ses plis.

(VICTOR HUGO.)

Supposez que cet emploi devienne courant, la figure cessera peu à peu d'être sensible, et il ne restera plus qu'un sens nouveau et normal du mot «voile».


en soie ». L'idée de vin s'étant effacée dans vinaigre, on a pu dire : « vinaigre de cidre, vinaigre de bois. »

281. — Les mots arrivent parfois à prendre une signification toute spéciale, par une ellipse semblable à celle qui sert à transformer les adjectifs en substantifs. Ainsi un « coin de feu » est un vêtement de coin de feu.

282. — On retrouve le môme genre d'ellipse dans les sens métaphoriques et dans la transformation des noms propres en noms communs. On a pris les noms de plusieurs personnages comiques de Molière pour en faire des noms communs : amphitryon, sosie, harpagon. Entendez : « un personnage tel qu'Amphitryon donnant à dîner, tel que le faux Sosie, etc. » Un canari est un oiseau des îles Canaries. Un dédale est un labyrinthe comme celui de Dédale

283. — Un des phénomènes de transformation les plus connus est celui de l'affaiblissement du sens des mots. Avant d'aboutir à leur signification actuelle, gêner a eu le sens de torturer, et froisser celui de briser. Souvent la signification affaiblie laisse subsister la signification forte. Ainsi « tuer » a conservé sa valeur primitive, mais on l'emploie aussi avec le sens très atténué de « importuner ». L'affaiblissement peut être accompagné d'une idée péjorative : le valet est à l'origine un jeune seigneur, un jeune vassal. Le mot a pris une signification défavorable.

284. — Le sens primitif d'un mot peut donner directement naissance à un nombre indéterminé de sens dérivés, dont chacun peut ensuite se développer de la même façon que le sens primitif. Nous prendrons comme exemple le mot timbre, et nous emprunterons le classement des significations de ce mot au livre de M. A. Darmesteter sur la Vie des mots :

« Soit par exemple le mot timbre. Ouvrons le Diction-


naire de Littré ; nous trouverons pour ce mot les significations et classifications suivantes :

1° Timbre d'un tambour, corde à boyau tendue en double sur le fond intérieur d'un tambour pour le faire mieux résonner.

2° Cloche sans battant, qui est frappée en dehors par un marteau.

3° Son que rend le timbre.

4° Qualité sonore d'une voix, d'un instrument.

5° Caractère d'un son indépendamment de son rang dans-l'échelle, caractère tenant à des sons harmoniques qui coexistent avec le son fondamental.

6° Premier vers d'un vaudeville connu, qu'on écrit au-dessus d'un vaudeville parodié pour indiquer sur quel air ce dernier doit être chanté.

7° Marque imprimée sur le papier, que la loi rend obligatoire pour les actes et pour certaines impressions.

8° Marque particulière que chaque bureau de poste imprime sur les lettres, indiquant le lieu et le jour du départ pour celles qui partent, et le lieu et le jour de l'arrivée pour celles qui arrivent.

9° Timbre-poste.

Terme de construction. Dans un mémoire de travaux, résultat des quantités trouvées par le calcul, et que l'on porte en regard de chaque article, en mettant au-dessus de ces chiffres la nature des travaux auxquels ils appartiennent.

11° Partie arrondie du casque qui s'applique sur la tête.

12° Tout ornement placé sur le sommet de l'écu des armoiries et servant à désigner la qualité de la personne qui le porte tiare, chapeau rouge, mitre et crosse, mortier et heaume.


Classons ces sens dans l'ordre des développements, et nous aurons timbre, du latin populaire tympanu, tembanu, tambour. Tambour par voie d'enchaînement donne : corde à boyau qui résonne dans le tambour et de là, par Vidée de résonnance, cloche sans battant que frappe un marteau en dehors. Ici, le sens se partage. Dans cette cloche on voit d'un côté le son, de l'autre la forme arrondie.

Suivons la première division, le son de la cloche; de là, par enchaînement, qualité sonore du son, d'où, par rayonnement : 1° caractère physique des sons, combinaison des harmoniques avec le son fondamental; 2° vers d'un vaudeville connu qu'on met en tête d'une chanson pour en indiquer l'air. Voilà la première série épuisée.

Arrivons à la seconde. La forme arrondie du timbre entraînera la partie arrondie du casque, qui amènera les ornements de celte partie, caractéristique de la noblesse. Ces ornements appelleront la marque officielle imposée par l'administration sur certains papiers. De là : bureau de timbre, instrument à timbrer, timbre-poste et timbre-quittance. Enfin le chiffre représentatif se rattachera au timbre officiel. »

285. — Indépendamment des modifications particulières de sens qui peuvent les atteindre, comme les autres mots de la langue, les verbes sont soumis à des variations générales dans leurs acceptions.

Ainsi beaucoup de verbes intransitifs à l'origine sont devenus, postérieurement, réfléchis et transitifs :

1° On les a employés avec un pronom régime explétif; 2° On leur a donné un rôle transitif, soit en les faisant suivre, sans préposition, de leurs compléments indirects ordinaires, qui devenaient ainsi compléments directs du nouveau verbe transitif, soit en leur attribuant le sens de


produire l'action qu'ils exprimaient comme verbes intransitifs. Souvent le même verbe a pris ces deux acceptions actives 1.

Exemple : arrêter était à l'origine un verbe intransitif, ayant à peu près la même valeur que rester 2. On l'a employé dans le même sens avec un pronom régime explétif : s'arrêter. Puis on a donné à arrêter l'acception transitive de produire l'action de s'arrêter, faire que quelqu'un s'arrête, arrêter quelqu'un. Aujourd'hui le sens intransitif a presque entièrement disparu, et il ne reste plus que le verbe transitif arrêter et le verbe réfléchi s'arrêter, dont le pronom régime était jadis purement explétif et a aujourd'hui les apparences d'un complément direct.

Arrêter n'a qu'une seule des deux grandes acceptions transitives que nous avons signalées. D'autres verbes ont les deux. Ainsi tout en disant : « approcher de ou vers quelqu'un », on a dit aussi activement : « approcher quelqu'un 3 » Approcher a encore été employé activement dans le sens de produire l'action d'approcher, faire approcher: « approcher les échelles des murailles ».

286. — Les verbes transitifs peuvent aussi prendre, comme seconde acception transitive, le sens de « produire laction ». Ainsi le sens primitif de apprendre était : apprendre quelque chose pour soi » ; puis le même verbe

1. On trouve aussi les verbes intransitifs employés activement avec un complément, direct exprimant l'action même du verbe: « dormir un bon somme ».

2.Exemples d^arrêter intransitif : « Le cardinal Ballue, ambassadeur, qui y arrêta peu » (COMMYNES).

Autant qu'il vous plaira vous pouvez arrêter,

Madame, et là-dessus rien ne vous doit hâter.

(MOLIÈRE. Misanthrope, III, 5)

3.On a d'ailleurs profité souvent de ce dédoublement du verbe pour lui faire exprimer deux idées un peu différentes.


a signilé : « faire qu'un autre apprenne, apprendre à quelqu-un ». De « apprendre à quelqu'un », à l'aide de « apprendre quelque chose (pour soi) », on est facilement passé à : apprendre quelque chose à quelqu'un,

Ce dédoublement de la valeur transitive se retrouve avec quelques différences dans plusieurs autres verbes. Ainsi on a d'abord dit : « dérober quelqu'un de quelque chose.» Le nom de l'objet du vol était donc le complément indirect ordinaire du verbe dérober. En en faisant un complément direct, on a créé une nouvelle acception transitive du verbe, et cette nouvelle acception a presque entièrement remplacé la première. Le complément direct de l'acception primitive (le nom de la victime du vol) devenait complément indirect de l'acception dérivée : « dérober quelque chose à quelqu'un ». Dans les cas semblables le latin donnait au verbe deux compléments directs : Interrogare aliquem sententiam. — Nunquam divitias deos rogavi (Martial.)

De dérober il faut rapprocher : conseiller (quelqu'un et quelque chose), et dépouiller (quelqu'un, et un sentiment) :

Avez-vous dépouillé cotte haine si vive? (Athalic).

287. — Les verbes transitifs peuvent aboutir à une acception intransitive par l'intermédiaire d'une forme réfléchie. Ainsi partir signifie tout d'abord « partager » (comparez départir, répartir), et ce verbe a encore son ancienne valeur transitive dans la locution « avoir maille à partir », c'est-à-dire proprement avoir une pièce de monnaie à partager. Puis on a dit : « se partir de quelqu'un », c'est-à-dire s'en séparer. Enfin « partir » a pris le sens de « se partir » : c'est la valeur intransitive actuelle. •Le verbe tendre avait traversé, dès l'époque latine, les trois


états : tendere actif, se tendere, tendere neutre. Les trois acceptions ont passé directement en français et s'y sont maintenues.

288. — Quelques verbes, comme cuire et sentir, ont passé de la valeur active à une acception passive : le boulanger cuit son pain, et le pain cuit ; on sent une fleur, et la fleur sent.

289. — J'ai donné dans ma Grammaire du vieux français ( § 433) un bon nombre d'exemples de ces variations générales dans les acceptions des verbes. J'en ajouterai ici quelques-uns.

— Bouger a dès l'origine le sens intransitif que nous lui donnons aujourd'hui. On trouve aussi anciennement « se bouger », que Molière emploie encore dans le Dépit amoureux :

Et personne, monsieur, qui se veuille bouger.

Enfin on a des exemples, notamment aux XVIe et XVIIe siècles, de « bouger » transitif avec le sens de « faire

bouger ».

— Eclater. Forme réfléchie :

La Fontaine, fable du Vieillard et des Enfants :

De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.

Acception transitive :

Montaigne : « La colère éclate tous ses efforts à la première charge. »

Entrer. Nous avons perdu l'une des deux acceptions transitives de ce verbe : entrer un lieu, pour « entrer dans un lieu ».

Fourvoyer est encore intransitif au XVIe siècle. Montaigne : « Nos consuls fourvoient parce qu'ils n'ont pas de

but ».


La forme réfléchie est d'ailleurs très ancienne. Nous avons encore le sens transitif de « faire qu'on se fourvoie » : fourvoyer quelqu'un.

— Jouir. Au moyen âge et au XVIe siècle, on pouvait employer jouir activement, dire : « jouir une chose, » au lieu de « jouir d'une chose ».

Montaigne : « La santé que j'ai jouie jusqu'à présent. »

— Lutter. Montaigne fait aussi de lutter un verbe transitif: « Je ne lutte point ces vieux champions-là. »

— Passer. Nous disons encore : « le temps passe » et « le temps se passe. » De très bonne heure on trouve des exemples de « passer la mer, passer le temps », et toutes les variétés de ces acceptions. L'autre sens transitif (faire passer) paraît plus récent : « passer quelqu'un en barque », « passer un liquide ».

— Promener, se promener, et promener intransitif. Ce dernier a disparu. Mais on le trouve, surtout au XVIe siècle. Vaugelas l'admettait, et J.J. Rousseau l'a employé.


CONCLUSION DE LA 1RE ET DE LA 2E PARTIE

290. — Nous avons vu comment les mots vivent, en se modifiant dans leur forme, dans leurs emplois, dans leurs sens, en s'accroissant de sens nouveaux, en s'unissant entre eux pour former d'autres mots. Il arrive aussi que les mots dépérissent peu à peu et finissent par mourir, quand la même idée se trouve exprimée par un autre terme que la mode fait prévaloir : c'est ainsi que moulta disparu devant beaucoup; mais, en disparaissant, il a laissé dans la langue une nombreuse famille : ce sont tous les mots savants commençant par multi : multitude, multiplier, etc. Le substantif engelure est tout ce qui nous reste du vieux verbe engeler ; comme on l'a dit avec esprit, c'est un mut qui a perdu son père.

291. — Un exercice des plus utiles, pour se rendre compte de la formation du vocabulaire, est le classement des mots par familles. Nous donnerons comme exemplela famille du verbe faire. La racine latine est fac dans le verbe simple, fic dans ses dérivés, et fec au participe passé (ou au supin) de ces dérivés. Les mots formés sur le supin ont conservé le t caractéristique de ce temps : fect.

fac-ere

faire

i fait

fac-tum, participe passe et subst.

1 '

factum

fais-eur

fais-able

bien-fait

bien-fais-ant


*

bien-fais-ance

bien-fait-eur 1

entre-faites

mal-fais-ant

mal-fait-eur 2

mé-fait

affaire 3

contre-faire

contre-fait

dé-faire

dé-faite

fur -faire

for-fait

par-fuire

par-fait

par-faite-ment

re-faire

sur-faire

fac-ilem

facile

facile-ment

fac-il-italem

facilité

facilit-er

fac-ul-tatem

faculté

facultat-if

fac-t-ionem

façon

contre-façon

faconn-er

faconn-ier

Le même fac-t-ionem . . . .

faction

factionn-aire

fac-t-orem

facteur

contre-facteur

fact-age

1.Ce mot a été influencé par «bienfait» et par le latin benefactorem. Do formation française, et se rattachant au vieux verbe bienfaire (dont le radical complet est bienfais), il devrait être bienfaiseur. Comparez faiseur.

2.Influencé par le latin malefactorem.

3.Ce mot se compose de l'infinitif « faire » et dé la préposition « à ». Le redoublement de l'f est purement graphique.


fac-t-itium

factice

fac-t-iosum

factieux

fac-totum

factotum.

fac-t-ura

facture

fuctur-er

af-fec-t-are

affecter

af-fec-t-ationem.

affectation

affét-erie 1

af-fec-t-ionem

affection

affectionn-er

af-fec-tu-osum

affectueux

bene-fic-ium

bénéfice

bénéfici-er

bene-fic-iarium

benéficiaire

con-fic-ere

confire

con-fec-t-ura

confiture

dé-confiture

con-fec-t-ionem

confection

confectionn-er

dc-fie-it

déficit

de-fec-t-ionem

défection

de-fec-t-ivum

défectif

de-fec-tum

défectu-eux

dif-fic-ilem

difficile

difficile-ment

dif-fic-ul-tatem

difficulté

ef-fec-tum

effet

effectu-er

ef-fec-t-ivum

effectif

effective-ment

in-fec-tum

infect

infect-er

in-fec-t-ionem

infection

male-fic-ium

maléfice

magni-fic-um

magnifique

magni-fic-entia

magnificence

muni-fic-entia

munificence

1. Mot formé sur le vieux verbe afféter, doublet populaire de

affecter.


per-fec-t-ionem

perfection

perfectionn-er

perfectionn-ement

perfect-ible

prae-fec-tum

préfet

prae-fec-t-ura

préfecture

pro-fec-tum

profit

profit-er

profit-able

re-fec-t-ionem

réfection

re-fec-t-orium.

réfectoire

satis-facere

satis-faire

satis-factionem

satis-faction

suf-fic-ere

suffire

suffis-ant

suffisam-ment

suffs-anue

Ajoutez les nombreux verbes en fier qui se rattachent aux composés latins en « fic-are » : glorifier, gratifier, fortifier, certifier, falsifier, bonifier, amplifier, barbifier, béatifier, clarifier, crucifier, déifier, diversifier, édifier, identifier, etc. Plusieurs de ces verbes sont accompagnés de dérivés en fication, ficateur : fortification, falsificateur. Nous n'avons d'ailleurs cité que les principaux membres de la famille de « faire ».


TROISIÈME PARTIE

LES FORMES GRAMMATICALES 1

CHAPITRE PREMIER

L'ARTICLE

I. — L'ARTICLE DÉFINI

292. — Il n'y avait pas d'article en latin. On disait par exemple : « homme est venu », au lieu de « l'homme est venu » ; exactement comme nous disons encore : « Pierre est venu ». Il n'y avait pas plus d'article devant les noms communs que nous n'en mettons devant les noms propres. Quand il était absolument nécessaire de déterminer le nom, on employait l'adjectif démonstratif; puis, insensiblement, l'usage s'est établi de préposer au nom, même sans nécessité absolue, l'un des adjectifs démonstratifs que possédait la langue latine. Et c'est ainsi que l'un des adjectifs démonstratifs du latin, illum, en devenant d'un emploi plus fréquent, a donné naissance à notre article,

1 Nous recommandons de chercher dans la 1re partie, chapitre IV, § 65 à 192, aux différentes voyelles et consonnes, des exemples de

faits analogues à ceux que nous signalerons dans les formes grammaticales. C'est aussi dans ce chapitre qu'on trouvera l'explication Ces termes spéciaux que nous allons être obligé d'employer constamment, tels que « accent, voyelles toniques et voyelles atones, proclitiques, voyelles libres et entravées. »


293. — Illum 1, dans son emploi comme article, était un mot proclitique, s'appuyant dans la prononciation sur le mot suivant. Or nous avons vu que les mots proclitiques n'avaient qu'un accent secondaire, que cet accent avait une tendance à glisser de la première syllabe sur la seconde et que, dans ce cas, la première syllabe pouvait disparaître complètement. C'est ainsi que l'article français correspond à la dernière syllabe de « illum », lum. Si on se rappelle, d'autre part, que l'm finale des mots latins était tombée, et que la voyelle d'un mot proclitique est traitée comme la voyelle de la syllabe initiale d'un mot ordinaire, et si on se reporte au chapitre IV de notre Première partie, on comprendra que le masculin le puisse venir de (il) lum, et le féminin la de (il) lam. On comprendra aussi le maintien de l's finale de « (il) los » masc. plur., et de « (il) las » fém. plur., dans le français les ; mais c'est par exception que l'o de illos et l'a de illas ont produit un è français.

294. — Du est le résultat de la contraction de de le, devenu d'abord del, puis deu. Le changement ultérieur de deu en du est exceptionnel, aussi bien que le changement de dels (de les) en des au lieu de deus, deux, qu'on attendrait. Au est de même pour à le, et aux pour à les.

295. — Es, que l'on trouve dans quelques locutions archaïques comme « licencié ès lettres », est le produit de la contraction de en les, devenu d'abord els, puis ès.

Il y avait aussi, pour le singulier, une forme contracte dérivée de en le. Dans plusieurs cas elle a été remplacée par au ; c'est ainsi que l'on dit : « je l'ai fait en mon nom et au vôtre. » Logiquement il faudrait : « en mon nom et en le vôtre. » Dans un bon nombre de ses emplois

1. Nous expliquons plus loin, à propos des noms (§ 299), comment Il se fait que la plupart des formes françaises viennent de l'accusatif latin.


anciens, la préposition en a été remplacée par dans, et dans ne s'est pas contracté avec l'article.

II. — L'ARTICLE INDÉFINI

296. — Le latin n'employait pas non plus d'article indéfini. On disait : « homme est venu », au lieu de : « un homme est venu. » 1 Il est facile d'imaginer comment le nom de nombre un (latin unum) a pu prendre la valeur d'un article indéfini. Comme article, il n'y avait aucune raison pour ne pas employer un au pluriel de même qu'on le met au pluriel comme pronom : les uns, quelques-uns. L'ancien français était donc logique en disant : « il avait unes grosses joues. » Mais le plus souvent, l'article indéfini ne s'exprimait pas au pluriel, et aujourd'hui il est remplacé par le de partitif suivi ou non de l'article défini.

III. — LE de PARTITIF

297. — La préposition de (latin de) équivaut à un article lorsqu'elle est employée avec une valeur partitive, c'est-à-dire, par ellipse, avec le sens de « une certaine quantité de, un certain nombre de ». Le de partitif n'était pas connu des latins, qui disaient : « il a mangé bon pain ». Le vieux français s'est d'ailleurs exprimé ainsi fort longtemps, et on en trouve trace jusqu'au XVIIe siècle. Le de partitif est le plus souvent joint à l'article défini.

Nos différentes formes d'articles viennent donc de mots latins qui n'avaient pas cette valeur, au moins dans le

1. Quand on voulait exprimer d'une façon formelle l'idée de « un certain», on se servait de l'adjectif indéfini aliquis, ou de quidam, qui est entré en français avec une signification plaisante : un quidam. Toutefois, on trouve quelques exemples de unum employé avec une valeur voisine de celle de notre article indéfini.


latin classique. Les nuances de sens que nous rendons par nos articles n'étaient pas exprimées en latin : l'idée ne se précisait que par le contexte.

CHAPITRE SECOND

LE SUBSTANTIF

I. — DU FÉMININ

298. — Le féminin des noms de personnes ou d'animaux est parfois exprimé par des noms particuliers : ainsi frère et soeur, coq et poule. Mais le plus souvent on forme le féminin sur le masculin, en ajoutant certaines flexions.

1° Le féminin des noms peut se former comme celui des adjectifs (voyez plus loin, § 303) en ajoutant au masculin un e muet qui correspond à un a latin atone : cousin, cousine ; rat, rate.

2° Les noms qui se terminent déjà au masculin par un e muet forment leur féminin à l'aide du suffixe esse 1 d'origine grecque : maître, maîtresse ; hôte, hôtesse.

3° Les noms de personnes terminés en eur et en ateur viennent, comme nous l'avons vu, de mots latins terminés en atorem. « Eur » est la forme populaire, et « ateur » la forme savante du même suffixe. Le féminin de ce suffixe était atricem, dont la forme populaire est eris et la forme savante atrice. Le féminin de emperEUR (= imperatorem) était donc emperERIS (= imperatricem), comme celui de mitATEUR (imilatorem) est imitATRICE (imitatricem). Mais le suffixe eris est resté stérile, et le féminin de empereur a

Ce suffixe s'applique par exception à quelques noms dont le masculin ne se termine pas par un e muet : duc, duchesse.


été refait sur le mot latin imperatricem. Les autres noms terminés par le suffixe populaire eur = latin atorem, ont reformé leur féminin, soit en ajoutant à eur, affaibli en er, le suffixe esse, dont nous venons de parler (péchEUR, péchERESSE), soit en changeant le suffixe eur en euse, flexion empruntée au féminin des adjectifs en eux (chanteur, chanteuse, par analogie avec glorieux, glorieuse).

Le suffixe latin atorem n'est qu'une des formes du suffixe torem, qui peut être précédé d'une autre voyelle que a, ou d'une consonne. En conséquence, il faut généraliser ce que nous avons dit du suffixe savant ateur, et dire que le suffixe savant teur a pour féminin trice : acteur, actrice ; instituteur, institutrice.

II. — DU PLURIEL

299. — L's du pluriel dérive de l's qui terminait l'accusatif pluriel en latin. L'ancien français avait conservé deux des cas de la langue latine, le nominatif et l'accusatif. Conformément aux terminaisons de la deuxième déclinaison latine, le nominatif singulier et l'accusatif pluriel se terminaient par une s. On déclinait donc en vieux français :

singulier

Nominatif ou cas sujet : amis Accusatif ou cas régime : ami

PLURIEL ami amis

Ces deux cas, dont le premier était employé pour le sujet et le second pour le régime, se sont réduits à un seul ; celui qui a persisté est celui qui était employé le plus souvent, l'accusatif, le cas du régime. Si c'était le nominatif qui l'avait emporté, nous mettrions aujourd'hui une s au singulier, et nous n'en mettrions pas au pluriel.

300. — Lorsqu'un nom se terminait par une l au


singulier, cette l, d'après les lois de la phonétique, devait se vocaliser en u devant l's du pluriel : chevel, cheveus, conseil, conseus ; animal, animaus. On a généralement simplifié, soit en donnant au singulier la forme du pluriel, moins l's (cheveu), soit en donnant au pluriel la forme du singulier, plus l's (conseils). Mais les mots où l'l, pure ou mouillée, était précédée d'un a, ont conservé les deux formes : animal, animaux, travail, travaux. Nous avons expliqué, en parlant de l'alphabet, la substitution de x à s à la fin de ces mots et de tous ceux dont le singulier se termine par un u.

301. — Un certain nombre de mots en al et en ail forment leur pluriel sans vocalisation de l'l ; ce sont ceux qui sont entrés tardivement dans la langue (bal, régal), ou qui ne s'emploient pas fréquemment au pluriel (portail, gouvernail).

III. — DES SUBSTANTIFS TERMINÉS PAR S, X, Z

302. — Pour l'explication de ces terminaisons, nous ne pouvons que renvoyer à ce que nous avons dit, dans la Première partie (§ 156 et suiv.), de s, x, z à la fin des mots. Ajoutons seulement que, dans quelques mots, s finale provient de la terminaison neutre us, commune au nominatif et à l'accusatif : temps, corps. Dans fils, c'est la forme du cas sujet singulier qui s'est conservée par exception, parce que ce mol s'employait très souvent au vocatif, et que le cas qui servait pour le vocatif était le cas sujet. On explique de même l's qui termine plusieurs prénoms masculins.


CHAPITRE TROISIÈME

L'ADJECTIF

I. — GENRE ET NOMBRE

303. — Parmi les adjectifs latins, les uns se terminaient en um au masculin et am au féminin, les autres avaient em pour les deux genres. Si nous supprimons l'm finale, qui était tombée de très bonne heure, nous voyons que les flexions d'adjectifs se réduisaient aux trois voyelles atones u, a, e. D'après les lois phonétiques, deux d'entre elles doivent disparaître complètement, e et u ; la troisième, a, doit être représentée en français par un e muet. Par conséquent, les adjectifs dérivés d'adjectifs latins en um, am, doivent se réduire au radical pour le masculin, et prendre e de flexion au féminin : pur, pure. Les adjectifs dérivés d'adjectifs latins en em doivent n'avoir qu'une seule forme, sans flexion, pour le masculin et pour le féminin : telle était en effet la règle des adjectifs grand, fort, etc. ; dans l'ancienne langue. Mais ces adjectifs à forme unique ont pris ultérieurement un e au féminin, par analogie avec les autres. Toutefois, il est resté quelques traces de l'ancienne règle dans les locutions telles que grand'mère, grand'rue, etc.

304. —Il y a des adjectifs qui se terminent par un e même au masculin. Ce sont ceux dont le radical se terminait en latin par un groupe de consonnes appelant une voyelle d'appui (flebilem, faible), et quelques autres pour lesquels le féminin s'est substitué au masculin (roide, dont l'ancien masculin était roid). ou encore des mots savants : grave.


305. — Quelques adjectifs ont une forme spéciale lorsqu'ils sont placés devant un substantif commençant par une voyelle : « nouvel homme, et nouveau tort ; fol amour, et amour fou ; vieil habit, et vieux compagnon. » C'est que l'adjectif est intimement lié avec le substantif qu'il précède, et se prononce à peu près comme s'il ne faisait qu'un seul mol avec lui. Or, dans l'intérieur d'un mot, l'l placée entre deux voyelles (ce qui est le cas de l'l. finale de nouvel, fol, vieil, devant un substantif commençant par une voyelle) se conserve, tandis que l'l placée devant une consonne (ce qui est le cas de cette l finale devant un mot commençant par une consonne) se vocalise en u. D'autre part, devant l vocalisée, e provenant d'un e bref latin entravé, se diphtongue en ea, si bien que el + consonne = eau. C'est ainsi que nouvel, fol, vieil ont conservé leur ancienne forme devant les voyelles, et sont devenus nouveau, fou, vieux 1 devant un substantif commençant par une consonne, ou toutes les fois que le mot qui suivait, quelle que fût la lettre initiale, n'était pas lié intimement avec l'adjectif, était autre que le substantif auquel il se rapportait.

306. — Quand l'l finale de l'adjectif était précédée d'un a en latin (mortel, de mortalem; loyal, de legalem), et aussi dans pareil, vermeil, moins souvent employés que vieil, elle n'a pas subi la vocalisation ; toutefois elle s'est vocalisée devant l's du pluriel quand l'a latin était resté a en français : loyals a fait loyaus, loyaux. Comparez ce que nous avons dit des noms en al.

1. « Vieux », du latin vetulum, a gardé la forme du cas sujet singulier, vieux, au lieu de vieu, probablement par suite de son emploi fréquent au vocatif.


II. — MODIFICATION DU RADICAL DEVANT LA FLEXION

DU FÉMININ

307. — La consonne finale du radical des adjectifs n'est pas toujours la même au masculin et au féminin : « frais, fraîche. » C'est à la phonétique qu'il faut demander l'explication de ce fait. Dans le passage du latin au français, la consonne finale du radical latin a pu subir un changement différent suivant qu'elle se trouvait devant une flexion qui tombait ou devant une flexion qui se maintenait. Or, nous avons vu que la flexion latine du masculin était tombée, tandis que celle du féminin a persisté sous la forme d'un e muet. Prenons l'adjectif francum, au féminin franc-am. Le c du masculin franc-um, se trouvant entre une autre consonne et une voyelle labiale, est d'abord resté dur (on a prononcé frank) ; puis, n'étant pas protégé par une flexion, il est tombé de la prononciation : on écrit franc, mais ou prononce fran. Au féminin, le même c se trouvait placé entre une autre consonne et un a ; or, d'après les lois phonétiques, dans ce cas spécial, le c devient ch, en même temps que l'a alone devient un e muet : de là le féminin franche.

308. — Nous passerons rapidement sur le redoublement de certaines consonnes (l, n, t) devant l'e du féminin renvoyant à ce que nous avons dit, dans la première partie, du redoublement de ces consonnes en général. Nous nous bornerons à signaler une fois de plus les contra-

1. Dans gentil, l'l finale, que l'on ne prononce plus, était mouillée comme dans péril, et elle est restée mouillée au féminin : gentille. Ici le redoublement indique une mouillure. — L'n, au lieu de se redoubler, se change en n mouillée écrite gn dans maligne, bénigne ; c'est que le radical, même au masculin, se terminait primitivement par n mouillée : on a prononcé malign' au masculin.


dictions arbitraires de l'usage : si cruel fait cruelle (on pourrait écrire cruèle, comme on écrit discrète), pourquoi loyal ne fait-il pas loyalle ? Puisqu'on donne deux n à paysanne, pourquoi n'en donne-t-on qu'une à fine ?

309. — Le redoublement de l's s'explique mieux, parce qu'il indique la prononciation dure de celte consonne : on n'en met qu'une lorsqu'on prononce s douce au féminin. C'est qu'en effet l's (ou x) finale est représentée au féminin tantôt par une s dure, tantôt par une s douce.

On a s dure quand cette consonne était redoublée ou précédée d'une autre consonne en latin :

roux

fait

rousse

latin

russam

épais

épaisse

spissam

gros

grosse

* grossam

épars

éparse

sparsam

faux

fausse

falsam 1

On a s douce quand cette consonne était précédée d'une voyelle en latin, l's latine devenant régulièrement s douce entre deux voyelles :

jaloux fait jalouse

latin

zelosam

français — française

france(n)sem 2 .

adj. en eux font euse

— o

osam

clos fait close

— c

clausam

310. — Dans frais, mot d'origine germanique dont la forme latine est friscum, ce n'est pas l's qui devient ch au

1. L's (ou x) finale peut d'ailleurs provenir, comme nous l'avons vu dans la Première partie, d'une autre consonne latine que l's. Quelle que soit son origine, elle donne toujours au féminin s dure (écrite quelquefois c) quand elle était précédée en latin d'une autre consonne : doux fait douce (latin dulcem), tiers fait tierce (latin tertiam).

2.Nous avons vu que l'n latine était tombée devant l's dans la prononciation populaire. Il en résulte que le suffixe ensem, devenu esem, a produit des adjectifs dont le féminin est en aise par s douce.


féminin; mais le c final du radical frise s'est conservé très régulièrement, sous forme de ch, devant la flexion du féminin, tandis qu'il est tombé complètement au masculin.

311. — La gutturale c devient ch au féminin 1 : franc, franche ; sec, sèche.

312. — Les labiales latines deviennent généralement v entre deux voyelles, et se durcissent en f à la fin des mots. Par conséquent, les adjectifs dont le radical se terminait en latin par une labiale, auront ƒ en français au masculin, et v au féminin : chétif, chétive ; neuf, neuve.

313. — Les adjectifs en ou et eau, qui se terminent au masculin par un u provenant d'une l latine, retrouvent cette l au féminin, parce que l'l latine se conserve sans vocalisation devant les voyelles. En outre, dans la terminaison eau, quand u est remplacé par l au féminin, ea se réduit à e, car la production de la diphtongue ea est intimement liée à la vocalisation de I'l. C'est ainsi que le féminin de jumeau est jumelle ; celui de fou, folle 2. L'l mouillée de vieux reparaît aussi au féminin dans vieille. Nous avons vu que plusieurs de ces mots avaient conservé l'l au masculin devant les substantifs commençant par des voyelles.

1. Excepté dans les mots savants, où elle reste dure, et s'écrit dès lors qu devant e : public, publique.

2. Le redoublement de l'l dans jumelle, folle, ne s'explique pas autrement que dans cruelle, etc. Voyez ci-dessus, § 308.


CHAPITRE QUATRIÈME

LES NOMS DE NOMBRE

I. — CARDINAUX

314. — Les noms de nombre cardinaux dérivent des mots latins correspondants. Nous avons remplacé les mots septante, huilante et nonante, dont le premier et le troisième sont encore des provincialismes usités, par des noms de nombre de formation française : soixante-dix, quatre-vingts, et quatre-vingt-dix.

315. — Sur mille, qui se prononçait d'abord avec l mouillée (latin millia), on a fait avec les suffixes on et ard les mots million et milliard, qui sont de véritables noms : on dit mille hommes, mais un million d'hommes.

316. — Mille est à l'origine un pluriel, dérivé du pluriel neutre latin millia 1. Le singulier était mil (latin mille), qu'on n'emploie plus que dans les millésimes. On disait donc : mil hommes, et deux mille hommes. Tout en acquérant la valeur d'un singulier, mille a conservé au pluriel la particularité de ne pas prendre d's, conformément à son origine.

Quant à cent et à vingt, qui prennent régulièrement la flexion s au pluriel, la distinction d'après laquelle tantôt ils perdent et tantôt ils conservent cette s, n'a aucune espèce de fondement.

II. — ORDINAUX

317. — « Premier » est formé sur le radical du mot latin primum, par l'adjonction du suffixe ier (latin arium).

1. Le pluriel neutre ne prenait pas d's.


« Second » est un mot savant, dérivé du latin secundum. Quelques noms ordinaux en ième dérivent de mots latins en esimum (centième = centesimum) ; tous nos autres noms de nombre ordinaux ont été formés, avec le suffixe ième, sur les noms de nombre cardinaux.

CHAPITRE CINQUIÈME

ADJECTIFS ET PRONOMS DÉMONSTRATIFS

I. — ADJECTIF

318. — L'un des adjectifs démonstratifs du latin était stum, que le peuple employait en y ajoutant le préfixe ecce : eccistum. De eccistum, l'ancien français a tiré icest ; puis, comme il arrive souvent aux mots proclitiques, icest a perdu sa première syllabe, il est devenu cest. Enfin l's est tombée, comme d'ordinaire, devant le t, et il est resté cet : « cet homme 1 ». Devant les mots commençant par une consonne, cet s'est encore usé davantage, il a perdu le / final, et l'é s'est affaibli en e muet : « ce livre ». Le féminin eccistam a produit de même iceste, puis ceste, cète, écrit cette.

319. — Dans le pluriel latin eccistos, l's finale, en s'unissant au t, avait produit un z, devant lequel la première s était tombée : il était donc resté icez, puis cez, et, par la substitution de s à z ces.

320. — Dans le féminin pluriel eccistas, l's finale ne pouvait se joindre au t parce qu'elle en était séparée par

1. Pour l'explication de ces changements, chercher dans notre Pre mière partie (chap. IV) les différentes leltres dont se composent les

formes successives du mot.


un a atone, qui devait donner en français un e muet. On aurait donc dû avoir : icestes, cestes, cettes. Mais icestes s'est de très bonne heure contracté en icez, par suite de la chute exceptionnelle de l'e muet, et c'est ainsi que le féminin pluriel s'est confondu avec le masculin pluriel.

II. — PRONOMS

i

Pronom neutre.

321. — Le pronom neutre hoc précédé du préfixe ecce, « ecce hoc », a produit successivement iço, ço, ce. Ce mot, très employé, était exposé plus qu'un autre à s'user ; c'est ce qui explique la chute ancienne du c final, aussi bien que la réduction graduelle du mot à sa plus simple expression. Par un phénomène inverse, et qui rappelle l'adjonction du préfixe latin ecce à la forme primitive hoc, notre pronom ce reprend consistance en s'adjoignant comme suffixes les pronoms ci et là : « ceci, cela ».

Pronom masculin-féminin.

322. — Les adjectifs démonstratifs latins étaient en même temps pronoms. C'est ainsi que illum a produit, comme adjectif, notre article défini, et, comme pronom, en s'adjoignant le préfixe ecce, notre pronom démonstratif celui.

Dans eccillum, le radical eccil a produit régulièrement icel, puis cel.

Si nous ajoutons la flexion du pluriel, nous obtiendrons cels, qui, par la vocalisation de l'l et par le changement ordinaire de s finale en x après u, deviendra ceux.

Si nous ajoutons les flexions du féminin, nous obtiendrons celle et celles.


ADJECTIFS ET PRONOMS POSSESSIFS 157

On devrait donc avoir :

MASCULIN

FÉMININ

Singulier : cel

celle

Pluriel : ceux

celles

Mais, à côté de eccillum, féminin eccillam, il y avait dans le latin populaire les formes allongées eccillui et eccillei, qui ont produit les formes françaises celui (masculin) et celei (féminin).

On disait donc en vieux français, pour le masculin, cel ou celui, et, pour le féminin, celle ou celei. L'une de ces formes a disparu dans chaque genre ; mais c'est la forme allongée qui a persisté pour le masculin, et la forme courte pour le féminin.

Aujourd'hui, quand le pronom démonstratif « celui, celle » n'est pas suivi d'un pronom relatif, on l'allonge, comme le pronom neutre ce, par l'adjonction desadverbes ci et là.

CHAPITRE SIXIÈME

ADJECTIFS ET PRONOMS POSSESSIFS

323. —En latin, les mêmes mots servaient à la fois d'adjectifs et de pronoms possessifs. Mais, comme adjectifs, ils étaient proclitiques, et, comme pronoms, ils avaient un accent tonique. Or, nous savons que, dans le passage du latin au français, les mots proclitiques ne sont pas traités comme les autres. Il en résulte que chacun des adjectifs-pronoms possessifs du latin a donné deux formes françaises différentes, dont l'une sert d'adjectif et l'autre de pronom.


Les trois personnes du singulier.

324. — Les adjectifs-pronoms des trois personnes du singulier étaient meum, tuum, suum. Ces mots avaient dû devenir monosyllabiques dans la prononciation : en tout cas, leur m finale a été traitée comme celle des monosyllabes, elle s'est conservée sous forme d'n. Quand ils étaient proclitiques, ces trois mots ont perdu la voyelle de leur première syllabe, et il en est résulté les formes françaises mon, ton, son. « Meum » pronom, ayant l'accent tonique sur l'e, qui est un e bref, a produit régulièrement mien, sur lequel on a fait par analogie les pronoms de la 2e et de la 3° personne, tien, sien : car les formes dérivées directement du latin « tuum, suum » n'ont pas persisté. Le pluriel masculin, et le féminin singulier et pluriel des pronoms mien, tien, sien, ont été formés sur le singulier masculin par l'adjonction des flexions s, e, es : « miens, mienne, miennes. «

325. — Revenons aux formes proclitiques. Le pluriel de mon, ton, son, dérive régulièrement du pluriel latin

« meos, tuos, suos », par la chute de la voyelle de la première syllabe, et le changement de o en è, comme dans l'article (il)los donnant les.

326. — Les féminins meam, tuam, suam, ont donné de même, comme formes proclitiques, ma, ta, sa, où le seul fait nouveau est la chute de l'm finale; mais les formes féminines du singulier peuvent aussi bien venir du nominatif, qui n'avait pas l'm, que de l'accusatif.

Enfin les féminins pluriels meas, tuas, suas, ont donné mes, tes, ses, formes identiques au masculin pluriel, exactement comme l'article (il)las a donné le même résultat que (il)los : les.


Première et seconde personnes du pluriel

327. — Les adjectifs-pronoms des deux premières personnes du pluriel étaient en latin nostrum, *vostrum pour le masculin, nostram, vostram pour le féminin. Dans ces formes, nous trouvons après l'accent (tonique ou secondaire) un groupe de consonnes, str, qui doit appeler une voyelle d'appui : il en résulte que nostrum donnera nostre, de même que nostram, dont la forme française aurait eu l'e final, même à défaut du groupe de consonnes, à cause de l'a atone. Le féminin se confond donc avec le masculin, par l'effet même des lois phonétiques.

328. — Ici nous ne trouvons pas de différence, à l'origine, entre la forme tonique et la forme proclitique : car l'o entravé doit rester o dans l'ancienne langue, qu'il porte l'accent tonique ou l'accent secondaire. La scission ne s'est, produite qu'au moment de la chute de l's des formes nostre et vostre : dans notre et votre proclitiques l'o est resté bref, mais il est devenu long dans nôtre et vôtre pronoms.

329. — Le pluriel (masculin ou féminin) de nostre, vostre, était naturellement nostres, vostres. Il est resté tel sauf la chute de l's intérieure) dans l'emploi pronominal de ces mots ; mais, dans l'emploi adjectif, nostres et vostres se sont contractés de très bonne heure en nos, vos.

Troisième personne du pluriel.

330. — L'adjectif-pronom de la 3e personne du singulier servait aussi en latin pour le pluriel. Mais le français a une forme spéciale pour le pluriel ; elle dérive du génitif pluriel du pronom illum, dont nous avons déjà parlé à propos de l'article et du pronom démonstratif, et que nous retrouverons dans le chapitre des pronoms per¬


sonnels. Le génitif pluriel de illum signifiait proprement « d'eux ». On comprend donc qu'il ait pu se transformer en adjectif-pronom possessif de la 3e personne du pluriel.

La forme de ce génitif était illorum. La première syllabe a disparu comme dans illum donnant l'article le, la partie atone du mot (um) est tombée, et l'o long, traité comme voyelle tonique, a produit eu : d'où le français leur.

« Leur » est resté longtemps invariable, comme il devait l'être d'après son origine. Puis on l'a confondu avec les autres adjectifs et pronoms possessifs, et on lui a donné une s quand il accompagnait un nom au pluriel.

Il faut remarquer aussi qu'en latin illorum était masculin, tandis que leur signifie aussi bien « d'elles » que «d'eux».

CHAPITRE SEPTIÈME

PRONOMS PERSONNELS

331. — Dans les pronoms personnels, nous avons conservé trois des cas de la déclinaison latine : le nominatif qui sert pour le sujet, l'accusatif qui sert pour le régime direct, et le datif qui sert pour le régime indirect marqué ordinairement par la préposition à. Ainsi le pronom personnel masculin singulier de la troisième personne est il quand il est sujet de la phrase, le quand il est régime direct, lui au datif ; si l'on parle d'une personne qui en a présenté une autre à une troisième, on dira : « il le lui présenta ». Il est le nominatif, le l'accusatif, lui le datif.

332. — Plusieurs des pronoms personnels latins se sont dédoublés, comme les adjectifs-pronoms possessifs, et


ont donné deux formes françaises différentes, suivant qu'ils étaient proclitiques ou qu'ils portaient l'accent tonique. Mais chacune de ces formes n'a pas pris une valeur spéciale, comme cela est arrivé pour les adjectifspronoms possessifs. Les doubles formes d'un même pronom personnel ont conservé exactement la même valeur, mais on emploie l'une ou l'autre suivant que l'accent tonique doit porter ou non sur le pronom. Par exemple, quand le pronom précède le verbe, il s'appuie sur lui dans la prononciation et n'a pas d'accent tonique propre, on emploie la forme proclitique me : « il me promet de venir ». On dira au contraire: « promets-moi de venir », parce que, dans ce cas, la voix s'arrête sur le pronom, il a un accent tonique 1.

Première personne.

333. — Le nominatif de la première personne du singulier était en latin ego. Par la chute ancienne du g, ego est devenu eo, puis, l'e en hiatus se changeant aisément en i, « io ». Dans « io », i, devenu semi-voyelle, s'est consonnifié en j:go. Enfin l'o s'est affaibli en e, comme dans l'article le, qui était jadis lo.

334. — Le cas régime latin me a donné deux formes : me et moi; on sait en effet que l'e long des formes proclitiques produit un e muet français, tandis que le même e, lorsqu'il est tonique, devient oi. Chacune de ces deux formes sert à la fois d'accusatif et de datif. Exemples d'accusatif : « il me soutient, soutiens-moi ». Exemples de datif : « il me donna ce livre, donne-moi ce livre. »

335. — Le pronom de la première personne du pluriel

1. Ces distinctions ne sont pas d'ailleurs absolues : « moi » s'est employé (et un pronom analogue, lui, s'emploie encore) devant le verbe.


était en latin nos, au nominatif comme à l'accusatif. Ce pronom n'a produit qu'une seule forme française, nous, qui sert à la fois pour les trois cas (nominatif, datif, accusatif) et pour les deux situations (proclitique et tonique).

Deuxième personne.

336. — Le nominatif de la 2e personne du singulier était en latin tu (prononcé tou), qui a donné régulièrement tu français.

337. —Le cas régime singulier te, et le pluril vos, ont produit, l'un les deux formes françaises te et toi, l'autre vous. Ces pronoms s'expliquent comme les pronoms correspondants de la 1re personne, et ont les mêmes emplois.

Formes réfléchies de la 3e personne.

338. — Le pronom latin se a produit la forme proclitique se et la forme tonique soi.

Formes non réfléchies de la 3e personne.

339. — L'adjectif-pronom latin illum a produit, comme adjectif, notre article, et, comme pronom, notre pronom de la 3e personne.

Les formes proclitiques de ce pronom se confondront nécessairement avec les formes de l'article, qui dérivent précisément, comme nous l'avons vu, de « illum » proclitique. C'est ainsi que le, la, les, sont à la fois des articles et des pronoms personnels.

340. — Si illam proclitique a donné la, illam avec l'accent tonique régulièrement placé sur l'i a produit elle, par le changement de l'i bref entravé tonique en è. De même, le pluriel illas a donné elles. Quant à illum non proclitique, il devrait être représenté par un pronom el, niais cette forme a été remplacée dès l'origine par lui,


dérivé d'un datif populaire illui, qui a perdu, comme les proclitiques, sa première syllabe. Ce pronom lui sert à la fois de datif, et, après les prépositions, d'accusatif.

341. — Le féminin pluriel illas et le masculin pluriel illos ont abouti à la même forme proclitique : les. Mais ces deux pronoms ne se sont pas confondus lorsqu'ils avaient l'accent tonique. Nous venons de voir que illas non proclitique a produit elles. Dans illos, l'o atone doit disparaître, car c'est l'a atone seul qui est représenté en français par un e muet ; illos non proclitique donnera donc els, qui, par la vocalisation de l'l, deviendra eus, eux.

342. — Ainsi :

le proclitique

correspond

à lui non proclitique.

les masc. —

eux

la —

elle

les fém. —

elles

343. — Mais, si illum ne s'est conservé comme article que sous la forme de l'accusatif, il a persisté aussi, comme pronom, sous les formes du datif et du nominatif. Nous avons déjà vu que lui était à l'origine un datif, et qu'il a conservé cette valeur en même temps qu'il prenait celle d'un accusatif. Au pluriel, nous avons le datif leur, qui signifie proprement d'eux, car il dérive du génitif pluriel « illorum ». Telle est encore la signification du mot leur dans son emploi comme adjectif ou pronom possessif; mais, comme pronom personnel, il a pris la valeur d'un datif, et d'un datif des deux genres : à eux, à elles.

344. — Le nominatif féminin est identique à l'accusatif ; car, dès l'origine de la langue, les mots féminins avaient été réduits à un seul cas (dérivé de l'accusatif) pour chaque nombre. Quant au nominatif masculin, il était ille au singulier et illi au pluriel. Ces deux formes


s'étaient probablement identifiées dans le latin populaire, par analogie avec le pronom relatif, qui avait une forme unique pour le nominatif du singulier et du pluriel. Quoi qu'il en soit, l'ancien français disait uniformément il au singulier et au pluriel; puis on a ajouté une s au pluriel, par analogie avec les substantifs et les adjectifs où cette s dérive, comme nous l'avons vu, de l'accusatif pluriel latin.

345. — « Illi » a produit il, tandis que illos a donné els (plus tard eux). L'i bref entravé tonique a donc été traité différemment dans ces deux mots : c'est que, dans illi, il est soumis à l'influence d'un i long final.

346. — L'adverbe de lieu en (latin indè), dont le sens propre est «de là», est arrivé par extension à signifier : de cela, de lui, d'elle, d'eux, d'elles. En ce sens il est pronom personnel.

347. — De même l'adverbe y (latin ibi), dont le sens propre est « à cet endroit», est arrivé à signifier : à cela. Comparez « j'y vais » et « j'y pense ».

CHAPITRE HUITIÈME

PRONOMS RELATIFS ET INTERROGATIFS

348. —Notre pronom qui, à la fois singulier et pluriel, masculin et féminin, dérive du nominatif latin qui, qui était commun au singulier et au pluriel; il y avait une forme spéciale pour le féminin, mais elle a disparu.

349. — Après les prépositions, et comme cas régime du pronom interrogatif (par exemple dans : qui aimez-vous ?) qui dérive du datif latin cui. Il s'est écrit aussi cui en


vieux français, et il avait à la fois la valeur d'un datif et celle d'un accusatif.

350. — Que masculin ou féminin est une forme proclitique dérivée de l'accusatif latin quem, qui était exclusivement masculin et singulier; les formes du féminin et du pluriel ont disparu.

351. — Que neutre (dans « ce que vous dites, que faites-vous ? » ) et quoi, dérivent l'un et l'autre du neutre latin quid : la forme proclitique est que, et la forme tonique quoi.

352. — L' ancien adverbe de lieu dont (latin de-undè), qui avait proprement le sens de « d'où, du quel lieu », est arrivé par extension à signifier « de laquelle chose, de qui ». Il est devenu, pour le pronom relatif, ce qu'est devenu l'adverbe en pour le pronom personnel de la 3e personne.

353. — Depuis le XVIe siècle, nous avons un autre pronom relatif, formé avec l'article et l'adjectif indéfini quel. « Qui » et «lequel» se sont partagé le domaine que « qui » occupait seul à l'origine.

CHAPITRE NEUVIÈME

LES MOTS INVARIABLES

354. — Un bon nombre de prépositions et d'adverbes viennent directement des prépositions et adverbes latins correspondants. D'autres sont de formation française, et j'ai eu l'occasion d'en citer plus d'un exemple dans les chapitres II et III de la Troisième partie.

355. — Les adverbes en ment sont constitués avec des


adjectifs féminins, auxquels on ajoute le suffixe ment. Mais nous avons vu que toute une catégorie d'adjectifs ne prenait pas d'e au féminin dans l'ancienne langue. Il n'y avait pas d'e non plus au milieu des adverbes formés sur ces adjectifs : on disait forment (fort-ment), loyau-ment (loyal-ment), etc. Ces adverbes ont été refaits au moment où on a ajouté un e analogique au féminin des adjectifs, et sont devenus fortement, loyalement. Mais nous avons conservé de l'ancien usage les adverbes prudemment (et non prudente-ment), savamment (et non savante-ment), etc.

356. — Les adjectifs employés abverbialement restent en général variables, et s'accordent avec l'adjectif ou le participe qu'ils qualifient : « fleurs fraîches écloses ». C'est aussi la règle de tout lorsqu'il est adverbe : « toute belle ». Mais on a compliqué arbitrairement cette règle, en décidant qu'on ne devait pas faire l'accord de tout quand le mot suivant commençait par une voyelle 1. L'usage s'est établi de laisser nouveau invariable dans la locution nouveau-né, qui forme un véritable mot composé.

CHAPITRE DIXIÈME

LE VERBE

357. — Les temps du verbe français viennent des temps correspondants du verbe latin, sous les réserves suivantes :

1° La voix passive était caractérisée en latin par des flexions : au lieu d'employer le participe passé uni à

1. C'est du reste une subtilité purement orthographique, car toute autre se prononce exactement comme tout autre.


l'auxiliaire être, on se servait, comme pour la voix active, de flexions ajoutées au radical du verbe 1

2° Le latin n'avait qu'un seul temps pour le prétérit, tout en le conservant, nous en avons créé un autre avec l'auxiliaire être ou l'auxiliaire avoir et le participe passé. A côté de « je chantai », nous avons eu ainsi : « j'ai chanté ». A côté de « je vins », nous avons eu : « je suis venu ».

3° Les flexions de notre imparfait du subjonctif viennent des flexions du plus-que-parfait latin, qui ont ainsi changé de valeur.

4° Le futur a été refait. Les flexions du futur latin avaient l'inconvénient de se confondre avec celles de plusieurs autres temps, à la suite de la transformation régulière des sons qui les composaient 2. Pour prendre un exemple, abil du futur de la première conjugaison devait, par lapplication insensible des lois phonétiques, se confondre avec avit du prétérit : ces deux flexions auraient été représentées par la même flexion française, a. Gomme il importe cependant que le prétérit soit distinct du futur, il fallait modifier l'un des deux temps. C'est le futur qui a été refait. Le nouveau futur se compose de l'infinitif du verbe soudé à l'indicatif présent de l'auxiliaire avoir : « je chanter-ai » équivaut à « j'ai à chanter ».

5° En disant « j'ai à chanter », on était naturellement amené à dire aussi « j'avais à chanter », c'est-à-dire à exprimer le futur dans le passé par un temps composé de l'infinitif du verbe et de l'imparfait de l'auxiliaire avoir 3.

1.Toutefois, plusieurs temps du passif étaient déjà périphrastiques en latin.

2. C'est une raison semblable qui a amené la substitution des flexions du plus-que-parfait du subjonctif à celles de l'imparfait.

3.Les Latins exprimaient le même temps à l'aide du participe futur (temps latin à flexion) et de l'imparfait de l'auxiliaire être, comme si on disait : « J'étais devant chanter. »


Telle est en effet l'origine de notre conditionnel. « Je chanter-ais » est une forme contracte pour « je chanteravais ». Le conditionnel a encore la valeur d'un simple futur dans le passé lorsqu'on dit par exemple : « je savais qu'il viendrait ». Mais ce temps a pris en outre une valeur modale, que nous expliquerons dans la Syntaxe.

6° Plusieurs temps flexionnels du latin out été remplacés par des temps composés, formés avec le participe passé et différents temps de l'auxiliaire avoir ou de l'auxiliaire être. Nous avons déjà signalé les temps de la voix passive, et le prétérit composé, qui s'est, non pas substitué, mais ajouté au prétérit flexionnel. Le plus-que-parfait de l'indicatif, le futur passé, le prétérit et le plus-que-parfait 1 du subjonctif, l'infinitif passé, ont été entièrement remplacés par des temps composés, ce qui rendait la conjugaison plus facile.

358.— Le latin avait quatre conjugaisons. Nous n'avons plus que deux conjugaisons vivantes, susceptibles de former des verbes nouveaux, la conjugaison en er et la conjugaison inchoative en ir. La première vient de la conjugaison latine en are. La seconde se rattache a ceux des verbes de la conjugaison latine en ere qui prenaient la syllabe inchoative isc devant toutes leurs flexions : toutefois plusieurs temps, comme l'infinitif, dérivent de la conjugaison en ire. Une troisième conjugaison française qui est entièrement morte, et dont les verbes ont l'infinitif en ir, oir ou re, résulte de la fusion des autres conjugaisons latines.

1. Le plus-que-parfait flexionnel du subjonctif latin est devenu, nous l'avons dit, un imparfait français.


GÉNÉRALITÉS

Avant d'examiner séparément chacune des conjugaisons françaises, nous signalerons les points qui leur sont communs.

Flexions du participe présent et du gérondif.

359. — La flexion ant du participe présent (chantant = qui chante) et du gérondif (en chantant), qui est devenue commune à toutes les conjugaisons françaises, appartient en propre à la première conjugaison latine. Elle dérive des flexions latines antem du participe présent, et ando du gérondif. D'après les lois phonétiques, ces deux flexions devaient se confondre, par suite de la chute de l'm finale et des voyelles atones, et de la transformation régulière du d devenu final en t.

Flexions ons, ions, ez, iez, ent.

360. — La flexion ons, qui caractérise la première personne du pluriel des temps de toutes les conjugaisons, à l'exception du prétérit, a été substituée aux différentes flexions que le latin employait pour cette personne. Elle dérive de la première personne du pluriel de l'indicatif présent du verbe être, « sumus », qui a produit sommes, et par abrègement sons. La forme allongée a prévalu pour le verbe être 1, et la forme abrégée pour les autres verbes. Cette dernière est d'ailleurs plus conforme aux lois ordinaires de la phonétique; car, en principe, il ne doit pas y avoir de voyelle d'appui entre m et s.

361. — Cette flexion ons ne s'est pas appliquée dès

1. Il faut remarquer toutefois que le peuple dit souvent : « nous

sons ».


l'origine à tous les temps. Ainsi l'imparfait 1 avait une flexion iens, en deux syllabes, dérivée de la flexion latine correspondante (voy. § 364). Puis on a substitué ons à ens, en conservant l'i, et on a eu ions, qui a été d'abord de deux syllabes.

362. — Pour beaucoup de verbes, la première personne du pluriel du subjonctif présent était identique, à l'origine, à la môme personne de l'indicatif présent : on disait « nous chantons » et « que nous chantons ». Mais les verbes qui se terminaient en eo ou en io à la première personne de l'indicatif présent, et qui faisaient eamus ou iamus à la première personne du pluriel du subjonctif présent, ont eu une flexion française dérivée directement de la flexion latine, iens en une syllabe. Plus tard on a substitué ons à ens, en conservant l'i : d'où ions, qui a toujours été, au subjonctif, d'une syllabe. Certains verbes faisaient donc ons au subjonctif présent, d'autres ions : les premiers ont été assimilés aux seconds, et la flexion ions s'est étendue à l'imparfait du subjonctif.

363. — La flexion ez, qui caractérise la deuxième personne du pluriel des temps de toutes les conjugaisons, à l'exception du prétérit, a été substituée aux différentes flexions que le latin employait pour cette personne. Elle dérive de la flexion latine atis, que l'on trouvait à l'indicatif présent de la première conjugaison, à l'imparfait, et au subjonctif présent des verbes des deuxième, troisième et quatrième conjugaisons. A l'imparfait 2, cette flexion a toujours été précédée de i, qui formait, à l'origine, une syllabe à part. Les verbes qui faisaient iens à la première personne du subjonctif présent (§ 362), faisaient iez (en

1.Et par conséquent aussi le conditionnel, puisque les flexions du onditionnel sont celles de l'imparfait du verbe avoir.

2.Et par conséquent aussi au conditionnel (Voy. § 357, 5°).


une syllabe), pour la même raison, à la seconde personne. Cette flexion iez s'est étendue ensuite à tous les subjonctifs présents ou imparfaits.

Les troisièmes personnes du pluriel se terminaient en latin par les consonnes nt, précédées de diverses voyelles. Comme ces voyelles étaient atones, elles sont toutes représentées en français par un e muet.

Flexions de l'imparfait et du conditionnel.

364. — Les flexions qui sont devenues communes aux imparfaits de toutes les conjugaisons françaises dérivent de l'imparfait latin en ebam, des deuxième et troisième conjugaisons latines.

Les flexions latines étaient pour le singulier : 1. ebam,

ebas, 3. ebat. L'e long libre tonique est devenu comme toujours oi, puis, tardivement, ai. L'a atone de la troisième personne est tombé, par exception, presque dès l'origine ; l'e muet français, qui représentait cet a atone aux deux autres personnes, a persisté, au moins dans l'orthographe, jusqu'au XVIe siècle. Le b, se trouvant entre deux voyelles, aurait dû produire un v français ; mais on constate que, dans les flexions de l'imparfait, il est tombé dès l'origine. L's, qui caractérisait d'abord la deuxième personne, a été ajoutée à la première personne au moment où on supprimait l'e muet final. Ainsi s'expliquent les flexions françaises : ais, ais, ait.

D'après les remarques qui précèdent, on voit que la flexion de la troisième personne du pluriel, ebant, devait produire aient français.

A la première et à la deuxième personne du pluriel l'accent tonique passe sur la seconde syllabe de la flexion : ebamus, ebatis. Le b est tombé comme aux autres per¬


sonnes ; à la place de l'e latin, devenu atone, on trouve un i français qui n'a pas encore été expliqué d'une façon sûre. Sous l'influence de cet i, l'a tonique libre s'était changé en ié, d'où les flexions iiens, iiez, d'où par contraction, et par substitution de ons à ens de la première personne, ions et iez.

CONJUGAISON EN er.

365. — Infinitif. — Le latin are a produit er par le changement normal de a tonique libre en é et par la chute de la voyelle atone.

366. — Participe présent et gérondif. — Voyez ci-dessus, paragraphe 359.

367. — Participe passé. — Dans la flexion latine atum, la finale atone um est régulièrement tombée, ainsi que le t, qui se trouvait entre deux voyelles. L'a tonique libre est devenu é comme à l'infinitif.

368. — Indicatif présent. — Les flexions latines étaient : 1. o, 2. as, 3. at, pour le singulier, et 1. amus, 2. atis, 3. ant, pour le pluriel.

La première personne du singulier était à l'origine sans flexion (je chant) l'o atone étant régulièrement tombé ; toutefois, les verbes dont le radical se terminait par un groupe de consonnes appelant une voyelle d'appui (je livre) avaient un e final, qui a été ajouté par analogie à tous les autres. L'a atone des deuxième et troisième personnes du singulier est représenté comme toujours par un e muet. Le t final de « at », n'étant pas appuyé par une autre consonne, est tombé dès le XIe siècle. Enfin, l's de la seconde personne a persisté, au moins dans l'orthographe, jusqu'à nos jours, conformément aux lois phonétiques.

Nous avons expliqué plus haut (§ 360 et suivants) les trois personnes du pluriel.


369. — Imparfait de l'indicatif. — Voyez paragraphe 364.

370. — Prétérit de l'indicatif. — Les flexions latines étaient: 1. avi, 2. asti, 3. av(i)t, pour le singulier; 1. av(i)¬ mus, 2. astis, 3. arunt, pour le pluriel.

Dans toutes ces formes, l'accent tonique porte sur l'a. Cet a étant libre à la troisième personne du pluriel, se change en é comme à l'infinitif et au participe passé : l'é est ultérieurement devenu è parce qu'il était suivi d'une consonne prononcée : èrent. L'a se conserve, étant entravé, aux autres personnes 1, excepté à la première du singulier, où l'i long final amène la chute du v et le changement de l'a tonique en ai. Un e muet d'appui s'intercale entre m et s à la première personne du pluriel, entre t et s à la deuxième personne du pluriel 2. Le v disparaît régulièrement devant t et devant m à la troisième personne du singulier et à la première du pluriel. L's est tombée devant une autre consonne, en allongeant l'a, à la deuxième personne du pluriel, et, par analogie avec cette personne, la première du pluriel a pris aussi s après a : asmes puis âmes. Enfin on explique la chute du t à la deuxième personne du singulier par le dédoublement de l'i long final : dans astii, le t placé devant un i en hiatus doit produire un c doux, c'est-à-dire une s dure, qui se confond avec l's qui précède. Le t final de la troisième personne du singulier, étant précédé en latin d'une autre consonne, devait, semble-t-il, se maintenir jusqu'à nos

1.Il faut remarquer toutefois que, dans des cas analogues à celui de la troisième personne du singulier, la voyelle tonique n'a pas été traitée comme une voyelle entravée.

2.Cependant, en règle générale, le groupe st-s n'appelle pas de voyelle d'appui. L'adjectif démonstratif ces (et non cestes) vient, comme nous l'avons vu, de eccist(o)s.


jours dans l'orthographe : on l'a conservé au prétérit des autres conjugaisons.

371. — Impératif. — Aux deux personnes du pluriel, les flexions ons, ez, déjà expliquées, s'ajoutent au radical du verbe. Le pluriel de l'impératif est donc identique aux deux premières personnes du pluriel de l'indicatif présent.

La flexion latine de l'impératif singulier est a atone, représenté en français par un e muet.

372. — Futur et conditionnel. — Nous avons vu (§ 357, 4° et 5°)que le futur se composait de l'infinitif du verbe et de l'indicatif présent de l'auxiliaire avoir, et le conditionnel du même infinitif et des terminaisons de l'imparfait empruntées à l'imparfait d'avoir. Il faut remarquer que. dans ces deux temps, l'a tonique de l'infinitif latin devient atone (l'accent tonique portant sur la (flexion), et que, dès lors, il est représenté en français par un e muet, et non par un é fermé comme à l'infinitif.

373. — Subjonctif présent. — Les flexions latines du subjonctif présent étaient : 1. em, 2. es, 3. et, pour le singulier, et 1. emus, 2. etis, 3. ent, pour le pluriel.

L'e atone des trois personnes du singulier devait tomber, ainsi que l'm finale de la première, d'après les lois phonétiques. Il ne restait donc qu'une s à la deuxième personne (que tu demeurs) et un t à la troisième (qu'il demeurt). Mais, dans les verbes dont le radical se terminait par un groupe de consonnes appelant une voyelle d'appui, l'e atone des flexions latines était remplacé par un e muet d'appui, et le t de la troisième personne, n'étant plus soutenu par une autre consonne, disparaissait : que je livre, que tu livres, qu'il livre (Cf. § 368). Telles étaient aussi les flexions du singulier du subjonctif dans les autres conjugaisons. Elles ont fini par s'appliquer également à tous les verbes de la première conjugaison.


A « emus » et à « etis » ont été substituées les flexions ions (d'abord ons) et iez (d'abord ez), expliquées ci-dessus, §§ 362 et 363. Enfin ent latin (prononcé èn't) a donné régulièrement la terminaison française atone ent.

374. — Imparfait du subjonctif (plus-que-parfait latin). — Les flexions latines étaient : 1. assem, 2. asses, 3. asset. pour le singulier ; 1. assemus, 2. assetis, 3. assent, pour le pluriel.

L'a de ces différentes flexions, qu'il soit atone comme aux deux premières personnes du pluriel, ou tonique comme partout ailleurs, doit se maintenir parce qu'il est entravé. Aux terminaisons emus et étis des flexions assemus et assetis ont été substituées les terminaisons ions (d'abord ons) et iez (d'abord ez), pour lesquelles nous renvoyons aux paragraphes 362 et 363. La troisième personne du singulier est devenue régulièrement ast, puis ât, par la chute de l'e atone. Cet e atone est représenté par un e muet français aux deux premières personnes du pluriel, par exception à la grande loi de la chute des atones, deux et même trois s ne justifiant pas en général une voyelle d'appui.

Irrégularités de la conjugaison en er.

375. — Le verbe envoyer fait au futur enverrai.

il faut remarquer que, dans la plupart de ses formes, le verbe ressemble à un composé de voir (ils envoient, etc.). Il a subi, au futur, l'influence de verrai.

376. — Pour les formes que le verbe « aller » emprunte aux verbes latins vadere et ire, il appartient à la conjugaison morte. Parmi les formes de ce verbe qui relèvent de la conjugaison en er, il n'y a à signaler que le subjonctif présent, où apparaît une mouillure (aill au lieu de all), due


à l'analogie avec les verbes comme valoir, où la mouillure du subjonctif s'explique phonétiquement, comme nous le verrons plus loin.

377. — Certains verbes ont un e muet dans la dernière syllabe du radical tel qu'on le trouve à l'infinitif et partout où l'accent tonique porte sur la flexion: « appel-er, lev-er, etc. » Cet e dérive généralement d'un e latin (appellare, levare) ; mais nous avons vu que l'e latin (ou n'importe quelle autre voyelle) ne produit d'e muet français que lorsqu'il est atone. Or, ce même e latin est souvent tonique dans la conjugaison de ces verbes ; il l'est partout où l'accent tonique porte sur le radical, par exemple au singulier de l'impératif : appella, leva. Dans ce cas, il ne peut pas produire un e muet : de là les formes françaises appelle, lève, par è ouvert. Dans l'ancienne langue on disait liève, l'e bref tonique libre s'étant régulièrement diphtongué en ié. Le radical tonique de lever était donc liév, et le radical atone lev; mais on a rapproché les deux radicaux l'un de l'autre, en supprimant l'i du radical tonique.

CONJUGAISON INCHOATIVE

378. — La conjugaison inchoative est caractérisée par l'introduction de la syllabe latine isc, qui a une signification inchoative, entre le radical du verbe et les flexions de la troisième conjugaison latine. Cette syllabe est représentée en français par iss lorsqu'elle est suivie d'une voyelle, et par is lorsqu'elle est suivie d'une consonne 1 ou d'une voyelle latine qui doit disparaître. « Iss » ou « is » est la forme que doit prendre régulièrement isc latin devant un e ou un i ; car, devant e ou i, c devient c doux,

1. Devant une consonne, is s'est ultérieurement réduit à i.


c'est-à-dire s dure, et cette s se confond avec les précédente. C'est par analogie que isc latin, placé devant d'autres voyelles latines que e ou i, a donné aussi iss français 1.

379. — Les temps qui ont la syllabe inchoative sont : le participe présent, l'indicatif présent, l'imparfait de l'indicatif, l'impératif, et le présent du subjonctif. Les flexions déjà connues du participe présent et de l'imparfait de l'indicatif s'ajoutent purement et simplement à la syllabe iss, pour former les suffixes complexes issant, issais, etc. Quant à l'impératif et aux présents de l'indicatif et du subjonctif, nous verrons, en traitant de la conjugaison morte, que les flexions de ces trois temps dans les conjugaisons latines autres que la première (et par conséquent dans la troisième) ont abouti aux flexions françaises qui suivent :

Impératif : singulier, pas de flexion ; pluriel, 1. ons, 2. ez.

Indicatif présent : singulier, 1. pas de flexion, 2. s, 3. t ; pluriel, 1. ons, 2. ez, 3. ent.

Subjonctif présent : singulier, 1. e, 2. es, 3. e ; pluriel, 1. ions, 2. iez, 3. ent.

A l'impératif singulier et à la première personne de l'indicatif présent, la syllabe inchoative is prendra la place de la flexion tombée. L's de la deuxième personne de l'indicatif présent se confondra avec l's finale de la syllabe is, de telle façon que les deux premières personnes du singulier seront identiques. A la troisième personne du même temps on aura is + t, c'est-à-dire ist, qui se réduira

1. On peut encore expliquer iss, dans ce cas, par une métathèse, isc latin ayant pu se prononcer ics. Dès lors, le c placé devant une autre consonne produit un i semi-voyelle qui se confond avec l'i précédent, et s donne régulièrement s dure, représentée graphiquement par deux s.


plus tard à it. Toutes les autres flexions, commençant par des voyelles, n'offrent aucune difficulté ; il suffit de les ajouter à la syllabe inchoative iss.

380. — Les temps de cette conjugaison qui n'ont pas la syllabe inchoative se rattachent à la quatrième conjugaison latine.

a. Infinitif. — Le latin ire, par i long, a donné régulièrement ir.

b. Participe passé. — La flexion i vient du latin itum ; le t est tombé comme dans atum de la première conjugaison, qui a donné é.

c. Prétérit. — Les flexions latines étaient : 1. ivi, 2. isti, 3. ivit, pour le singulier ; 1. ivimus, 2. istis, 3.* irunt, pour le pluriel.

L'i initial de ces flexions, étant un i long, doit se conserver partout, qu'il soit libre ou entravé. Quant aux autres voyelles et aux consonnes, elles sont les mêmes qu'au prétérit de la conjugaison en er, et sont traitées de même (Voy. § 370). Nous remarquerons seulement que l'i long final ne peut exercer aucune influence sur l'i tonique de la première personne, et que la flexion de cette personne, après avoir été régulièrement i, a pris une s analogique.

d. Futur et conditionnel. — Au futur et au conditionnel, l'i de l'infinitif, devenant atone, aurait dû tomber. « Finire habeo » aurait dû donner findrai au lieu de finirai. C'est probablement sous l'influence de l'i de la syllabe inchoative, que l'i de l'infinitif s'est maintenu au futur : c'eût été le seul temps des verbes inchoatifs sans i après le radical.

e. Imparfait du subjonctif. — Lesflexions de ce temps, dans la quatrième conjugaison latine, ne différaient de celles de la première conjugaison que par la voyelle


initiale, qui était i au lieu de a, comme au prétérit de l'indicatif. Nous n'aurions donc qu'à répéter ce que nous avons dit pour l'imparfait du subjonctif de la conjugaison en er, en remplaçant partout a par i (Voy. § 374).

Irrégularités. — Verbe haïr.

381. — Le verbe haïr appartient primitivement à la conjugaison morte. Il est devenu inchoatif, mais il a conservé ses anciennes formes au singulier de l'indicatif présent et de l'impératif.

CONJUGAISON MORTE 1 ou

VERBES EN oir, re, et NON INCHOATIFS en ir.

382. — La deuxième conjugaison latine est représentée par nos verbes en oir, la troisième par nos verbes en re, la quatrième par nos verbes en ir. Ces conjugaisons ne sont plus distinctes que par l'infinitif 2. Par suite de l'application des lois phonétiques et des influences analogiques qui ont exercé une action si considérable sur les verbes, les conjugaisons en re, oir et ir se sont fondues pour les autres temps ; elles admettent pour plusieurs de ces temps des formes variées, mais aucune n'est propre à l'une des conjugaisons plutôt qu'aux autres. Il en résulte que, lorsqu'on veut choisir un type pour chacune de ces

1.Voyez ci-dessus, § 358. — Dans les exemples que nous citerons, nous ne mettrons que les verbes simples, ou l'un quelconque des dérivés quand le simple n'existera plus ou sera peu usité. Mais tout ce que nous dirons des simples s'appliquera naturellement aux dérivés.

2.Encore faut-il remarquer que, parmi nos verbes en ir. Il s'en trouve qui devraient être en re d'après l'étymologie (courir par exemple); et inversement, d'autres, qui devraient être aussi en re ont la flexion oir, comme recevoir.


anciennes conjugaisons, ces types rentrent souvent les uns dans les autres, ou bien ils donnent comme caractéristiques certaines formes, à côté desquelles il en existe d'autres également légitimes, que l'on qualifie d'exceptionnelles, et qui grossissent démesurément le nombre des irrégularités.

Nous allons montrer qu'il n'y a réellement qu'une seule conjugaison morte, quelle que soit la terminaison de l'infinitif, et on verra que cette théorie permet de réduire sensiblement la liste des verbes irréguliers.

VERBES A DOUBLE RADICAL

383. — Il importe tout d'abord de remarquer que les verbes de la conjugaison morte peuvent avoir un radical variable 1. Ainsi dans mourir, le radical est tantôt meur, tantôt mour. L'une de ces formes s'emploie toutes les fois que le radical est tonique, c'est-à-dire quand la flexion est constituée par une consonne ou qu'elle ne contient pas d'autre voyelle que l'e muet : il meurt, ils meurent. L'autre forme s'emploie quand le radical est atone, quand l'accent tonique porte sur la flexion, c'est-à-dire quand la flexion contient une voyelle autre qu'un e muet. Nous dirons donc que meur est le radical tonique et mour le radical atone du verbe mourir. Le radical était unique en latin, mor : mais nous avons vu qu'une même voyelle latine peut avoir donné deux sons différents en français, suivant qu'elle était tonique ou seulement pourvue de l'accent secondaire. Ainsi l'o latin libre, lorsqu'il est tonique,

1. Cette particularité se rencontrait aussi dans la conjugaison en er ; mais elle y a disparu presque complètement, sous l'influence de lanalogie. Il en reste trace dans les verbes tels que lever, qui a réellement encore un double radical : lèv et lev. Voyez § 377.


donne eu (radical meur de mourir), tandis qu'il donne ou (radical mour) à la syllabe initiale. De même dans le substantif dolorem, le premier o est représenté en français par ou, et l'o tonique par eu : « douleur ».

384. — On trouve aussi dans les radicaux variables :

1° L'alternance entre oi tonique et e atone, qui se rattache à un e long ou à un i bref libres du latin : dois et devoir, repois et recevoir. On a eu aussi bois et bevant ; mais, dans ce verbe, l'e du radical atone s'est changé en u.

2° L'alternance entre ié tonique et e atone, qui se rattache à un e bref libre du latin : tiens, et tenir.

385. — Il est impossible de dire, d'après les formes latines, quels sont les verbes qui ont le radical simple et ceux qui l'ont double. Car la langue a beaucoup réduit le nombre des verbes de la seconde espèce, en optant fréquemment entre les deux radicaux. Voici une liste de verbes qui ont conservé un double radical :

1° Alternance entre eu et ou;

mourir,

radical tonique

meur,

radical atone

mour

mouvoir

meuv

mouv

pouvoir

peuv

pouv

vouloir

veul

voul

2° Alternance entre oi et e (ou oi et u) :

recevoir,

radical tonique

reçoiv, radical atone

recev

devoir

doiv —

dev

boire

boiv —

buv

voir 1

voi —

ve

choir 2

choi —

che

1, 2. Nous expliquerons plus loin la suppression de la voyelle du radical dans voir et choir (§ 387, note 1). Le radical tonique de choir était jadischié : il en est resté la forme échet, que l'on emploie

concurremment avec échoit.


3° Alternance entre iè et e :

venir, radical tonique

vien, radical atone

ven

tenir —

tien —

ten

acquérir —

acquier —

acquér

seoir 1 —

sié —

se

DÉTERMINATION DU RADICAL

386. — Le vrai radical est quelquefois assez délicat à déterminer dans les verbes en re, oir et ir. Ainsi, d'après « tu dois », la flexion étant s, il semble que le radical tonique de devoir soit doi ; mais il est doiv (et c'est la vraie forme, la forme complète) dans « ils doivent ». Cette difficulté lient à ce que, dans ces verbes, la flexion est constituée souvent ou commence par une consonne, et que, devant une consonne, la consonne finale du radical peut subir diverses transformations phonétiques ou tomber complètement. Dans les verbes en er et dans les inchoatifs en ir, la difficulté ne se produit pas, parce que la flexion commence toujours par une voyelle.

387. — Pour avoir le radical exact et complet d'un verbe de la conjugaison morte, il faut donc le chercher dans une forme où la flexion commence par une voyelle, par exemple à l'infinitif des verbes en oir et en ir 2. Mais

1.Dans les composés de ce verbe, la conjugaison actuelle hésite entre Se vrai radical tonique sié, et un radical soi ou sey, par analogie avec le radical atone tel qu'il se présente devant les voyelles. On dit « ils s'asseyent », au lieu de « ils s'assiéent » ; mais on dit encore : « ils siéent ».

2.Si on défalque la flexion oir dans voir et dans choir, il reste pour tout radical v et ch. Mais l'ancienne forme de ces verbes était neoir (prononcé d'abord ve-oir) et cheoir, analogue à sevir, où l'orthographe a conservé l'ancien e. Le radical atone de ces verbes est donc ve, che. L'e s'est élidé devant la flexion oir de l'infinitif. — Gésir donnerait une fausse indication sur le radical de ce verbe qui partout ailleurs est gis. On a voulu, à l'infinitif, éviter la répétition de l'i dans deux syllabes consécutives.


remarquons que, dans le cas où le verbe en oir ou en ir a un double radical, on n'obtient avec l'infinitif que le radical atone, puisque, à ce temps, l'accent tonique est sur la flexion. La forme qui nous donnera le radical tonique sera particulièrement la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent, où la flexion ent est atone et commence par une voyelle 1.

388. — Quant aux verbes en re, le radical atone nous en sera donné par le participe présent, puisque, à l'infinitif, la flexion commence par une consonne. Le radical tonique se déduira toujours de la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent.

389. — Par conséquent, pour conjuguer sûrement un de ces verbes, à l'aide des flexions que nous établirons plus loin, il suffit, s'il a un radical simple, de connaître l'infinitif (s'il est en oir ou en ir), ou le participe présent (si l'infinitif est en re). — Pour les verbes qui ont un double radical, il faut connaître en outre la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent. Mais nous avons donné plus haut (§ 385) une liste des verbes à double radical.

1. Il n'y a aucune conclusion à tirer, au point de vue du radical, des formes sont, ont, vont, font, dont la première s'explique par la forme latine irrégulière sunt, et dont les autres ont subi l'analogie de la première ou dérivent du latin populaire ha(b)unt, va(d)unt, fa(c)unt : \'u de flexion, au lieu d'être représenté en français par un e muet, s'est ajouté à la voyelle du radical pour la transformer en diphtongue au, puis en o. — Savent, qui s'explique par une analogie avec savons, savez, donnerait aussi une fausse indication sur le radical tonique de savoir, qui est saiv. Ce radical ne se trouve d'ailleurs (et sans le v final) qu'au singulier de l'indicatif présent. Nous verrons que, dans les autres temps, il a subi des modifications spéciales


MODIFICATIONS DU RADICAL DEVANT LES CONSONNES

390. — Avant d'aborder l'étude des flexions, il ne nous reste plus qu'à expliquer les modifications phonétiques que le radical peut subir devant une flexion constituée ou commençant par une consonne, c'est-à-dire devant s des deux premières personnes du singulier de l'indicatif présent, devant t des troisièmes personnes du même temps et de certains participes passés, devant r des infinitifs en re, des futurs (rai) et des conditionnels (rais).

1° Quand le radical se termine par une labiale, cette labiale tombe devant les consonnes. Le radical tonique de devoir étant doiv, le v tombera devant la flexion t, de la troisième personne de l'indicatif présent, « il doi-t ». Le v de écriv tombe dans écri-re, celui de boiv dans boi-re. Toutefois, le v final du radical de vivre, suivre, persiste devant l'r de l'infinitif, et le v du radical de devoir, recevoir, mouvoir, pleuvoir, persiste devant rai du futur ; cette persistance de v devant r est d'ailleurs conforme aux lois phonétiques. Le v de avoir et savoir se vocalise en u dans aurai, saurai. Dans pouvoir, le v du radical est euphonique (voyez paragraphe 188), bien qu'il se retrouve dans toute la conjugaison de ce verbe ; mais il ne s'est pas introduit au futur (pourrai), parce qu'il n'y était pas utile: le redoublement de l'r s'explique par le t qui terminait le radical latin pot.

2° Quand le radical se termine par une s, il s'intercale généralement un t euphonique (un d dans coudre, anciennement cous-dre) entre cette s et l'r des infinitifs en re, et l's finale du radical est ultérieurement tombée, en allongeant la voyelle précédente. Ainsi le vrai radical du verbe


connaître est connaiss (participeprésent connaiss-ant 1), le t est une lettre euphonique, qui ne fait partie ni du radical ni de la flexion, et devant laquelle l's finale du radical est tombée.

Un certain nombre de verbes dont le radical se termine par s perdent simplement cette s à l'infinitif : ainsi, d'après le participe présent plaisant, le radical de plaire est plais. Il n'y a pas de consonne euphonique à l'infinitif. C'est que, pour une raison phonétique, la consonne latine d'où provient l's de plaisant n'a pas produit d's devant r 2.

L's finale du radical se confondra en outre avec la flexion s, et tombera devant la flexion t : tu connais, il connaît.

3° Quand le radical se termine par n ou l, pure ou mouillée, il s'intercale un d euphonique devant r, n nasalise la voyelle précédente en perdant sa mouillure, et l tombe (après ou) ou se vocalise en u. Ainsi le radical de mou-d-re est moul, le radical de vau-d-rai est val, le radical de fein-d-re est feign (participe présent feign-ant) 3. Il en est de même pour tous les verbes en aindre, eindre, oindre. La mouillure de l'n disparaît aussi devant s et t.

C'est par une aberration orthographique qu'on écrit « tu couds, tu mouds, il coud ». On devrait écrire : tu cous,

1.Les deux s marquent la prononciation dure de l's devant les

voyelles.

2. Placere était devenu placre, et le c devant une consonne produit simplement un i semi-voyelle : de là plaire. Au contraire, dans le participe présent placentem, le c se trouve placé devant un e, et, dans ce cas, il produit non seulement un i, mais encore une s douce.

3.Les verbes absoudre, résoudre, dissoudre offrent un cas particulier. Leur radical devrait être : absouv, résouv, dissouv. Il a été reconstitué, par influence savante, sous sa forme latine absolv, etc (absolvant, dissolvant), excepté à l'infinitif. Or, dans le radical latin solv, le v est tombé entre l et la flexion re de l'infinitif, un d euphonique s'est introduit entre l et re, et l s'est ultérieurement vocalisée: de là absou-d-re, résou-d-re, dissou-d-re.


tu mous, il cout, le d étant une lettre euphonique qui n'a de raison d'être qu'à l'infinitif et au futur.

L'l finale du radical, pure ou mouillée, tombe (après ou et eu) ou se vocalise en u, devant s et t. Le radical de valoir, qui est val, devient vau au singulier de l'indicatif présent, et l's après l'u est remplacée par un x : tu vaux, il vaut. Le radical tonique de vouloir est veul (ils veulent), mais l'l tombe au singulier de l'indicatif : tu veux, il veut. « Pal », de falloir, devient fau dans « il faut ». « Bouillir » fait : tu bous, il bout. Après ou, s n'est pas remplacée par x.

FLEXIONS

Infinitif.

391. —Les flexions latines ere par e long, et ire, ont donné régulièrement oir et ir, par la chute normale de la voyelle atone, le maintien de i long tonique, et le changement de e long tonique en oi. Dans la flexion ere par e bref, les deux e sont atones et doivent tomber l'un et l'autre. Mais cette flexion est nécessairement précédée d'une consonne, qui, en se joignant à l'r, appelle une voyelle d'appui : de là l'e final de la flexion française re.

392. — Les verbes dont le radical se termine par s au participe présent, et qui ont simplement re, sans consonne euphonique et sans s, à l'infinitif, sont : 1° trois verbes en aire : plaire, taire, faire ; 2° la plupart des verbes en ire, uire : confire, circoncire, dire, élire, lire, suffire, conduire, construire, luire, cuire, nuire.

393. — Les verbes dont le radical se termine par une s, ou par une l ou une n mouillée, et qui, après avoir intercalé un t ou un d euphonique devant la flexion re, ont laissé tomber l's ou l'l ou la mouillure de l'n, sont : 1° tous


les verbes en aître, oître : connaî-t-re, participe présent connaiss-ant ; croî-t-re, participe présent croiss-ant ; 2° tous les verbes en aindre, eindre, oindre, oudre, moins les composés en soudre dont nous avons parlé. Ainsi le radical de coudre est cous, d'après le participe présent cous-ant. L's a le son doux et n'est pas redoublée dans cousant, parce qu'elle était isolée entre deux voyelles dans co(n)suentem, l'n tombant toujours en latin populaire devant une s. C'est d'ailleurs parce que l's était douce que la consonne euphonique est d et non t. L's est redoublée, ce qui indique qu'elle se prononce dure, dans connaissant, etc., parce qu'en latin elle était accompagnée d'une autre consonne: cognoscentem.

394. — Le radical que l'on trouve dans « étais, étant » est le même que dans être. Les anciennes formes étaient : estais, estant, estre ; après la chute de l's, l'e atone est devenu régulièrement é, et l'e tonique : ê.

Participe présent.

395. — La flexion ant (voyez paragraphe 359) s'ajoute au radical atone. Les quelques verbes dont le radical se termine par un e (asse-oir, voir =ve-oir, choir = che-oir, voyez paragraphe 387, note 1) n'ont pas résolu l'hiatus au participe présent par une élision comme à l'infinitif. Tantôt ils ont transformé l'e muet en é : chéant, et le composé échéant. Tantôt ils ont ajouté un y (asseyant), tantôt enfin ils ont emprunté la diphtongue oy au radical tonique : voyant; on dit assoyant, à côté de asseyant.

396. — Quelques verbes, parmi ceux dont la flexion do participe présent contenait en latin un e ou un i devant entem ou antem (audientem, sapientem, *habeantem), ont


conservé cet i sous forme d'un y, ou l'ont consonnifié en ch. La labiale finale du radical a disparu devant cet y ou ce ch. Ainsi av-oir fait au participe présent ayant, sav-oir fait sa-chant, ou-ïr fait oyant.

Participe passé.

397. — La flexion du participe passé est u ou i (latin utum et itum), qui s'ajoute au radical atone, ou t (latin

tum, ou itum par i bref) qui s'ajoute au radical tonique.

398. — Les verbes dont le radical se terminait par un e (voir, choir) ont élidé cet e devant la flexion u comme

devant la flexion oir de l'infinitif : vu, chu. Le radical atone primitif de croire était cre, qui est devenu croy, par euphonie et analogie, devant la flexion ant du participe présent; mais devant la flexion u, l'e s'est élidé, et on a : cru.

399. — Un certain nombre de verbes, devant la flexion u, ont subi une modification spéciale de leur radical, les uns directement, les autres par analogie avec les premiers. Cette modification a consisté à substituer un e muet à toute la partie du radical qui suivait la consonne ou les consonnes initiales, puis cet e s'est élidé devant l'u, si bien qu'il ne reste dans ces verbes (après les préfixes) que les consonnes initiales du radical suivies immédiatement de la flexion u 1. C'est ce qui s'est produit : 1° dans les verbes en oir (sauf asseoir, qui a un participe passé spécial, et sauf ceux dont le radical se termine par une l) ; 2° dans lire, plaire, taire, boire, 3° dans les verbes en aître (sauf naître), et en oître.

1. Comme il n'y a pas de consonne initiale dans avoir, le participe passé de ce verbe se réduit aujourd'hui à la flexion u, mais on continue à écrire eu, comme du temps où on prononçait eü.


400. — Les verbes qui ajoutent simplement la flexion u au radical atone sont : 1° vouloir, valoir, falloir, courir, vêtir, venir, tenir ; 2° les verbes en andre, endre, ondre, défendre, descendre, épandre, fendre, pendre, rendre, vendre, fondre, pondre, répondre, tondre-, 3° vaincre, battre, rompre, perdre, mordre, tordre, coudre, moudre 1

Dans conclure, l'u de flexion se confond avec la voyelle finale du radical. Dans l'ancienne langue, conformément à l'étymologie, le participe passé de ce verbe faisait partie de ceux que nous signalons ci-dessous, § 403. « Conclu-s » est devenu « conclu » par analogie. — Vivre a aussi le participe passé en u, mais la flexion s'ajoute à un radical spécial, dérivé du prétérit latin. Dans résoudre, dont le radical latin est résolv, l'u de flexion a fait disparaître le v final, d'où : résolu.

401. — Ont le participe passé en i : 1° tous les verbes en ir autres que les quatre signalés ci-dessus comme ayant le participe en u, et quatre autres dont nous parlerons à propos du participe en t ; 2° suivre et rire. Dans ri, la flexion se confond avec la voyelle du radical 2.

Dans suffire, luire, nuire, la flexion i se substitue à la fin du radical, qui est is (suffis-ant, luis-ant, nuis-ant).

402. — Les verbes qui forment leur participe passé en ajoutant t au radical tonique sont : 1° les verbes en eindre, aindre, oindre ; 2° les verbes en ire, sauf lire et ceux que nous venons de signaler (§ 400) comme ayant le participe en u ; 3° traire et faire.

Dans mourir, le radical tonique étant meur (ils meurent), il semble que le participe passé devrait être meurt.

1. Rappelons-nous que le radical de coudre est cous, et celui de moudre, moul. Voyez g 390, 2° et 3°.

2.Ou, plus exactement, le participe passé de ce verbe, qui était ris d'après le latin, a perdu son s par analogie.


Mais l'o bref latin, qui devient eu lorsqu'il est tonique et libre, reste o lorsqu'il est tonique mais entravé, comme dans mortuum.

Le cas particulier des verbes offrir, couvrir, ouvrir et souffrir, s'explique de la façon suivante : les radicaux sont « offr, couvr, ouvr, souffr », mais en latin l'r finale de ces radicaux était précédée d'un e (*offer-ire, etc.) ; cet e était atone et est tombé partout ailleurs qu'au participe passé en tum, où il devenait tonique et où il s'est maintenu : de là offert, couvert, ouvert, souffert.

403. — Irrégularités. — Plusieurs verbes latins avaient le participe passé en sum au lieu de tum, dans le latin classique ou dans le latin populaire ; il en résulte les participes passés en s de clore, absoudre 1, occire, circoncire.

Au participe occis, on a pris non seulement l's de flexion, mais l'i du radical, pour le substituer aux voyelles radicales des verbes seoir, acquérir, prendre, mettre, dont le participe passé est ainsi devenu : sis, acquis, pris, mis. Ces formes s'expliquent aussi par l'analogie du prétérit.

Le plus irrégulier de tous les participes passés est celui de naître, « né », du latin natum.

Indicatif présent.

404. — Les flexions latines des trois conjugaisons qui nous occupent étaient : 1.o, eo, io, 2. es, is, 3. et, it, pour le singulier, et 1. emus, imus par i bref, imus par i long, 2. etis, itis par i bref, itis par i long, 3. ent, unt, pour le pluriel.

Les voyelles atones des flexions des trois personnes du

1. Le t que l'on trouve dans le féminin absoute se rattache à la forme classique du participe passé de ce verbe.


singulier doivent tomber. Il reste donc, comme flexions françaises communes à tous les verbes dérivés de ces trois conjugaisons latines : s pour la deuxième personne, t pour la troisième. La première personne ne devrait pas avoir de flexion, et n'en a pas à l'origine ; elle a pris ultérieurement une s, que l'on explique par l'analogie des verbes dont le radical se terminait phonétiquement par une s. L'e ou l'i des flexions eo et io de la première personne avait modifié, à cette personne, le radical d'un certain nombre de verbes ; il n'en reste guère plus trace que dans le verbe avoir, où, sous cette influence, le radical perd sa labiale finale, et l'a se transforme en ai.

405. — Dans quelques verbes, dont le radical se termine par un groupe de consonnes appelant une voyelle d'appui, cette voyelle forme flexion à la première personne, et se prépose à l's de la deuxième personne et au t de la troisième, amenant bientôt la chute du t, qui n'est plus soutenu par une autre consonne. Ces verbes ont donc au singulier les flexions : 1. e, 2. es, 3. e, comme ceux de la conjugaison en er. Ce sont les quatre verbe en ir qui font ert au participe passé : couvrir, offrir, ouvrir, souffrir. Il faut leur adjoindre trois verbes dont le radical se termine par une l mouillée : assaillir, tressaillir, cueillir. A l'origine, l'l mouillée s'était maintenue sans voyelle d'appui à la première personne, et on avait une l simple, qui s'était ensuite vocalisée en u, aux deux autres personnes (Voyez § 390, 3°) : on conjuguait « j'assail, tu assaus, il assaut ».

406. — Les verbes dans lesquels l's de flexion doit suivre un u, changent cette s en x, parce que d'une façon générale on s'est habitué à écrire ainsi toute s après un u. Cependant, après ou, s se conserve : « tu bous. »

407. — Les verbes dont le radical se termine par un d


gardent ce d, au lieu de prendre un t, à la troisième personne. C'est une habitude purement orthographique, contraire à l'ancien usage.

Rappelons que, devant les flexions s et t, la consonne finale du radical peut subir diverses modifications. (Voyez § 390).

408. — Aux différentes flexions latines de la première et de la deuxième personne du pluriel, on a substitué les flexions uniformes ons et ez (voy. §§ 360 et 363). Toutefois, deux verbes ont conservé trace de la flexion latine itis par i bref : fai-tes et di-tes, au lieu de : faisez, disez.

409. — La troisième personne du pluriel n'offre aucune difficulté, la flexion est : ent.

410. — Aux deux premières personnes du pluriel, on a le radical atone ; mais il faut tenir compte des remarques que nous avons faites, à propos du participe présent, sur voir et asseoir (§ 395).

411. — Irrégularités. — 1° Le verbe pouvoir était en latin un verbe irrégulier. De cette irrégularité, il nous reste, à l'indicatif présent, la première personne puis, que l'on emploie concurremment avec peux, forme analogique créée d'après la seconde personne.

2° Nous avons conservé aussi les irrégularités de l'indicatif présent du verbe être : suis (latin sui, pour sum, par analogie avec le prétérit fui), es (latin es), est (latin est), sommes (latin sumus), êtes (latin estis), sont (latin sunt).

3° Les formes ai et ont du verbe avoir ont été signalées plus haut, § 404, et § 387, note finale. Les formes as et a(t) semblent se rattacher au radical av, par la chute normale de la labiale devant les consonnes; mais, d'après les lois phonétiques ordinaires, l'a étant tonique et libre, au singulier de l'indicatif, aurait dû devenir é. Le t final de at est tombé de bonne heure, par suite de l'emploi très


fréquent de ce mot. Nous en dirons autant du t final de va (t) : cette personne, comme les deux premières (vais, vas), est irrégulière, et s'explique difficilement d'après les formes latines.

4° Nous avons expliqué l'indicatif présent du verbe savoir, § 387, note finale.

Imparfait.

412. — L'imparfait n'offre aucune difficulté. Ce sont les mêmes flexions que dans les conjugaisons vivantes, et elles s'ajoutent au radical atone.

Pour asseoir et voir, même remarque qu'au participe

présent (§ 395).

Prétérit.

413. — Il y a deux formes de prétérit pour la conjugaison morte, le prétérit en us et le prétérit en is.

PRÉTÉRIT EN US.

414. — Le prétérit en us se rattache aux flexions latines suivantes : singulier, 1. ui, 2. uisti, 3. uit ; pluriel, 1. uimus, 2. uistis, 3. uerunt.

L'i (ou l'e) qui suit l'u a disparu partout, mais il a produit le changement de l'u, quoique bref, en u français. L'i ne s'est conservé quelque temps qu'à la première personne du singulier, qui a d'abord été en ui. L'analogie avec la deuxième personne a changé cet ui en us. Les autres transformations subies par les flexions latines s'expliquent comme dans la conjugaison en er (§ 370). Il en résulte les flexions françaises : singulier, 1. us, 2. us, 3. ut ; pluriel, 1. ûmes, 2. ûtes, 3. urent.


415. — Ces flexions s'ajoutent au radical atone :

1° Dans les verbes en oir dont le radical se termine par une l : vouloir, falloir, valoir ;

2° Dans deux verbes en ir : courir et mourir ;

3° Dans moudre et (ré)soudre 1.

Dans conclure, la flexion se substitue à l'u final du radical. Cf. § 400.

Vivre a aussi le prétérit en us ; mais la flexion s'ajoute à un radical spécial, qui dérive du radical du parfait latin de ce verbe.

416. — Le radical atone de choir se termine par un e (che). Cet e s'est élidé devant les flexions du prétérit 2 comme devant la flexion oir de l'infinitif. Il en est de même de l'e de l'ancien radical atone de croire (voyez paragraphe 398). Un certain nombre d'autres verbes, devant les flexions du prétérit en us, ont subi une modification spéciale de leur radical, les uns directement, les autres par analogie avec les premiers. Cette modification a consisté à substituer un e muet à toute la partie du radical qui suivait la consonne ou les consonnes initiales; puis cet e s'est élidé, si bien qu'il ne reste plus dans ces verbes (après les préfixes) que les consonnes initiales du radical, suivies immédiatement des flexions du prétérit 3.

C'est ce qui s'est produit : 1° dans les verbes en oir (sauf asseoir et voir et ceux dont le radical se termine par une l , recevoir, devoir, mouvoir, pleuvoir, pouvoir, savoir ;

1. Voyez ce que nous avons dit (§390, 3°, note) sur le radical des verbes en soudre.

2.Comme nous l'expliquons dans notre Grammaire du vieux français, les flexions do la première et de la troisième personne du singulier et de la troisième personne du pluriel s'étaient combinées dans ce verbe et les verbes analogues avec la voyelle du radical.

3.Pour le verbe avoir, on a conservé, dans l'orthographe, la voyelle e devant les flexions. Cf. § 399, note 1.


2° dans lire, taire, boire, plaire ; 3° dans les verbes en aître (sauf naître) et en oître.

Le prétérit du verbe être, tout à fait irrégulier comme radical, dérive des formes correspondantes du latin.

PRÉTÉRIT EN IS.

417. — Notre prétérit en is se rattache à trois prétérits différents du latin : aux prétérits en i et en si, avec accent tonique sur le radical aux première et troisième personnes du singulier et troisième du pluriel, et au prétérit en ivi avec accent sur le radical à toutes les personnes. De la fusion 1 de ces trois temps résultent des flexions qui ne diffèrent des flexions du prétérit en us que par la voyelle tonique, qui est i au lieu de u.

418. — Les flexions du prétérit en is s'ajoutent au radical atone :

1° Dans tous les verbes en ir, excepté courir et mourir (qui ont le prétérit en us), venir et tenir (qui sont irréguliers à ce temps), et acquérir (où la flexion se substitue au radical);

2° Dans les verbes en eindre, aindre, oindre, endre (excepté prendre), andre, ondre. Il faut se rappeler que dans les verbes en eindre, aindre et oindre, le d est euphonique, et que le radical se termine en réalité par une n mouillée, écrite gn.

3° Dans vaincre, battre, perdre, rompre, mordre, tordre, coudre, nuire, cuire, suivre, conduire, construire, écrire.

Dans naître, la flexion is s'ajoute à un radical spécial, dérivé d'une forme du latin populaire.

1. Voyez dans notre Grammaire du vieux français, § 323 à 339, comment l'analogie a fondu ensemble ces trois prétérits. — Nous avons expliqué ci-dessus, à propos des verbes inchoatifs, la dérivation du prétérit en ivi (§ 380, e).


419. — Comme les flexions du prétérit en us, et pour les mêmes raisons, les flexions du prétérit en is s'ajoutent parfois aux consonnes initiales du radical, se substituant à la voyelle radicale. Ce fait se produit :

1° Dans voir et asseoir ;

2° Dans acquérir ;

3° Dans confire, dire, circoncire, rire, suffire, occire ;

4° Dans prendre, faire, mettre.

Impératif.

420. — Dans les trois conjugaisons latines dont nous nous occupons, la flexion de l'impératif singulier était e ou i. Ces voyelles atones étant tombées, l'impératif singulier du français a d'abord été réduit au radical tonique pur et simple, sauf quand le radical se terminait par un groupe de consonnes appelant une voyelle d'appui (ouvr-e). Mais l'impératif a subi ultérieurement la même modification que la première personne du singulier de l'indicatif, et a pris une s de flexion. Il reste trace de l'ancienne règle dans l'impératif va.

L'impératif pluriel est, comme toujours, identique au pluriel de l'indicatif présent.

421. — Dans un petit nombre de verbes, l'impératif est emprunté au subjonctif; ces verbes sont : être, avoir, vouloir, savoir

Il y a quelques bizarreries. Bien que ce soit la deuxième personne du subjonctif qui fournisse l'impératif singulier, aie, veuille et sache ne prennent pas d's, par analogie avec les impératifs ordinaires en e, qui n'en ont jamais. L'i semi-voyelle des deux personnes du pluriel disparaît à l'impératif de vouloir et de savoir, ce qui ne modifie pas la prononciation pour vouloir. On sait d'ailleurs que l'impératif de vouloir a une double forme.


Futur et conditionnel.

422. — Le futur se compose de l'infinitif suivi de l'indicatif présent du verbe avoir. « Prendre », futur « prendrai ». Mais il faut remarquer que, dans les verbes où la flexion de l'infinitif est tonique (ceux en oir et en ir), la voyelle de l'infinitif n'est plus tonique au futur et au conditionnel, et doit tomber. C'est ainsi que le futur de devoir est devr-ai, et celui de mourir : mourr-ai. De la flexion de l'infinitif, il ne reste donc que la consonne r, et on peut dire que, en règle générale, le futur des verbes en oir et en ir non inchoatifs se forme en ajoutant rai au radical atone.

423. — L'r de rai est redoublée, non seulement lorsque le radical atone se termine déjà par une r (comme dans mour-rai), mais encore lorsque ce radical se terminait en latin par une dentale : voir, radical atone ve, radical latin vid, futur verrai 1 ; choir, radical atone che, radical latin cad, futur cherrai.

C'est pour la même raison que asseoir a fait asserrai, forme qui a été remplacée par assiérai ou asseoirai, d'après les deux radicaux toniques actuels de ce verbe (voyez paragraphe 383, 3°, note 1). Dans pouvoir, le v euphonique n'a pas de raison d'être au futur, et comme le radical latin se terminait par une dentale, pot, on a deux r au futur : pourrai.

424. — Devant la flexion rai du futur (et rais du conditionnel), quand le radical se termine par n ou l, on intercale une consonne d'appui, et l'l se vocalise en u, ou tombe (après ou). C'est ainsi que le futur de voul-oir est

1. Les deux composés prévoir et pourvoir ont eu leur futur refait sur l'infinitif.


vou-d-rai\ celui de val-oir : vau-d-rai ; celui de ten-ir : tien-d-rai

425. — Plusieurs verbes en ir conservent par exception au futur l'i de l'infinitif : sortirai, partirai, mentirai. D'autres le remplacent par un e muet : tressaillerai (Académie, 1798), cueillerai.

Subjonctif présent.

426. — Les flexions latines du subjonctif présent, pour les trois conjugaisons en ere et en ire, étaient : singulier,

1. am ou eam, iam, 2. as ou eas, ias, 3. at ou eat, iat ; pluriel, 1. amus ou eamus, iamus, 2. atis ou eatis, iatis, 3. ant ou eant, iant.

Nous avons déjà expliqué (§§ 362 et 363) la dérivation des trois personnes du pluriel. Aux trois personnes du singulier, l'a atone doit être représenté par un e muet français, et les consonnes doivent tomber, à l'exception de l's de la seconde personne. Il en résulte les flexions : 1. e,

2.es, 3. e.

427. — Dans un certain nombre de verbes, l'a de ces flexions, comme nous l'avons indiqué, était précédé d'un e ou d'un i en hiatus, c'est-à-dire d'une palatale. Cette palatale a produit au sub jonctif les mêmes effets qu'au participe présent des verbes avoir et savoir (voy. § 396) : de là que j'aie 2 et que je sache. La même palatale a mouillé au subjonctif l'l finale du radical de valoir, falloir, vouloir (dont le radical tonique est veul).

1.Pour éviter une confusion avec tendrai, du verbe tendre, on a introduit le radical tonique au futur du verbe tenir. De même au

futur de venir.

2.La troisième personne sing. du subjonctif du verbe avoir offre une particularité : la chute de l'e muet et la conservation du t final du latin.


428. — C'est aussi à l'influence de la palatale combinée avec la consonne finale du radical qu'il faut attribuer la forme spéciale du subjonctif du verbe faire :

« fasse ».

429. — Le verbe pouvoir a un subjonctif présent formé sur la première personne de l'indicatif présent : que

je puisse, d'après je puis.

Imparfait du subjonctif.

430. — L'imparfait du subjonctif est en isse ou en usse, suivant que le prétérit de l'indicatif est en is ou en us. Ce temps n'offre d'ailleurs aucune difficulté.

Tableau des flexions de la conjugaison morte

431. — Pour nous résumer, nous allons donner le tableau des flexions de la conjugaison morte. Nous ne comprenons dans ce tableau ni l'impératif, qui concorde avec le présent de l'indicatif (sous réserve des exceptions signalées), ni l'imparfait du subjonctif, le futur, le conditionnel, dont les flexions n'offrent aucune difficulté, et qui se forment sur le prétérit de l'indicatif ou sur l'infinitif.

On remarquera que les flexions du participe présent, du subjonctif présent, de l'imparfait de l'indicatif, et celles du pluriel de l'indicatif présent, sont les mêmes que pour les verbes en er. Les temps caractéristiques sont donc : le participe passé, le singulier de l'indicatif présent, et le prétérit.

Participe présent :

— ant

(ajouté au radical atone)

Participe passé :

— u (

(ajoute au radical atone)

— i I

— t

(ajouté au radical tonique)


PRÉSENT

Indicatif

Subjonctif

1re pers. sing.

radical (s

s, ou x (après u)

e

2° pers.

s, ou x (après u)

es

3e pers.

q tue

e

1re pers. plur.

radical

ons

ions

pers.

atone

ez

iez

3° pers. (radical tonique)

ent |

ent

TEMPS DU PASSÉ DE L'INDICATIF

Imparfait

Prétérit

1re pers. sing.

ais

us ou is

2e pers.

ais

us is

3e pers.

(radical

ait

ut it

1re pers. plur.

l atone

ions

ûmes îmes

2e pers.

iez

ûtes îtes

3e pers.

aient

urent irent


QUATRIEME PARTIE

LA SYNTAXE

En expliquant les flexions grammaticales, nous avons eu l'occasion de faire les remarques de syntaxe qui, par leur étendue et leur caractère, pouvaient sans inconvénient être jointes à l'exposition des formes. Il nous reste à étudier la syntaxe de l'article, celle du nom, celle des adjectifs et des pronoms indéfinis, enfin celle du verbe 1.

SYNTAXE DE L'ARTICLE

Article défini ou indéfini au singulier.

Supposons un substantif concret, par exemple un nom d'animal, loup. On peut avoir à parler d'un animal de cette espèce en particulier, soit d'un animal déterminé, soit d'un animal indéterminé; dans le premier cas, on emploie l'article défini, dans le second l'article indéfini : « Le loup que j'ai vu, j'ai vu un loup. » Mais on peut

1. Pour la syntaxe historique des mots invariables, comme elle exige d'une manière particulière la connaissance de l'ancienne langue, je ne puis que renvoyer à ma Grammaire du vieux français, où je crois avoir fait tous les rapprochements utiles entre l'usage ancien et l'emploi moderne de ces mots. J'ai renoncé également à m'occuper ici de la syntaxe de position, qui ne se prêtait pas davantage à une exposition nouvelle et indépendante.


avoir aussi à parler d'un animal de cette espèce en général, d'un animal quelconque, de l'espèce même. Dès lors, ne semble-t-il pas naturel de supprimer tout article ? C'est ce que faisait l'ancienne langue : « Lion, dit Brunetto Latino, est appelé roi des bêtes. » Il nous reste de nombreuses traces de cet usage dans les proverbes : « Chat échaudé craint l'eau froide. — Souvent femme varie. — Pierre qui roule n'amasse pas mousse, etc. » Mais l'article est envahissant, il a fini par s'introduire aussi devant les noms employés avec cette valeur générale. Tantôt, en plaçant l'article défini devant le nom, on exprime, on détermine en quelque sorte le type de l'espèce : « Le diamant est la plus recherchée des pierres précieuses. » Tantôt on emploie l'article indéfini, en lui donnant le sens de « un pris au hasard », et non plus de « un en particulier » ; c'est ainsi que l'on dit : « Un tigre est plus à craindre qu'un lion. » On pourrait dire aussi bien, d'après le premier procédé : « Le tigre est plus à craindre que le lion. »

C'est seulement comme exemples que nous avons choisi des noms concrets. Car tout ce que nous venons de dire s'applique aussi aux noms abstraits. Ainsi le mot douceur est pris dans un sens particulier, déterminé ou indéterminé, lorsqu'on dit : « la douceur de son regard; son regard avait une grande douceur. » Il a un sens général dans le proverbe : « Plus fait douceur que violence. »

Dans quelques cas, on a conservé l'usage de ne pas mettre d'article devant les substantifs pris dans le sens général : 1° lorsque le substantif est régime direct d'un verbe avec lequel il forme locution : « former locution, tenir tête, prendre pied, prêter serment, trouver moyen, rendre raison, etc.» ; 2° après les prépositions : « la table de marbre, une tête de loup, une pomme de terre, monter


à cheval, voyager sur mer, vivre de pain, avoir trop de courage, etc. » Souvent, après une préposition (toujours dans l'hypothèse du nom pris dans le sens général), on a le choix entre la suppression de tout article, ou l'emploi de l'article défini ou de l'article indéfini avec leur valeur générale : « La vie du courtisan, la vie d'un courtisan, ou la vie de courtisan est méprisable. »

Article partitif au singulier.

Après le de partitif, il faut distinguer également si le substantif est pris dans un sens général, ou dans un sens particulier, déterminé ou indéterminé :

Sens général : Il boit de bon vin.

Sens particulier indéterminé : Il boit d'un bon vin.

Sens particulier déterminé : Il boit du bon vin que vous lui avez envoyé.

Mais la distinction entre le sens général et le sens particulier déterminé n'existe que lorsque le substantif est précédé d'un adjectif. 1 En dehors de cette hypothèse, lorsqu'il s'agit de vin en général, on ne dit pas (si ce n'est dans les patois) : « Il boit de vin », mais : « Il boit du vin.» Cette introduction de l'article entre le de partitif et le substantif, pris dans un sens général, n'est qu'un cas particulier de l'application de l'article défini aux substantifs à sens

1. Il ne faut pas ajouter « et après les négations » ; car dans : « il n'a pas de pain », pas est en réalité un substantif, dont de pain est le régime. C'est comme si on disait : « il n'a morceau de pain ». On a donc là, non le de partitif (qui suppose une ellipse), mais la préposition de avec sa valeur ordinaire, et nous avons vu qu'après les prépositions ordinaires, les substantifs employés avec un sens général continuent à ne pas prendre l'article¬ Mais on trouve le vrai de partitif devant le régime direct des infinitifs précédés de la préposition sans : « sans faire de bruit ».


général qui s'employaient primitivement sans article (voyez ci-dessus). Toutefois, dans le cas dont nous parlons, l'introduction de l'article devant le substantif non précédé d'un adjectif paraît à peu près contemporaine de celle du de partitif lui-même. Il semble qu'on ait passé directement de « il boit vin », comme on disait en vieux français, à « il boit du vin ».

Le non-emploi de l'article après l'introduction du de partitif ne s'est maintenu que devant un adjectif. C'est que les anciens usages se conservent spécialement dans les tournures qui sont d'autre part archaïques : or, l'adjectif mis devant le nom constitue une tournure sensiblement archaïque, qui tend de plus en plus à faire place à l'ordre inverse, seul admis aujourd'hui dans bien des cas (on ne dirait plus : le droit poing, un fort homme, etc.) Quand on continuait à placer l'adjectif devant le nom, on continuait aussi à ne pas mettre d'article devant ce nom lorsqu'il avait un sens général, même après l'introduction du de partitif, ou du moins cet archaïsme se maintenait, tout en perdant du terrain, à côté de l'usage contraire (adjonction de l'article au de partitif) qui a fini par prévaloir dans le langage populaire, malgré la consécration de l'archaïsme 1 par une règle de grammaire au XVIIe siècle. Le peuple, très logique, dit aussi bien : « Il boit du bon vin » que : « Il boit du vin. »

1. Je considère comme tout à fait invraisemblable l'opinion, généralement admise, d'après laquelle l'ellipse de l'article entre le de partitif et l'adjectif serait une nouveauté imaginée par les grammairiens du XVIIe siècle, et appliquée par eux d'abord au pluriel, puis, par extension, au singulier


Pluriel de l'article.

Un nom au pluriel, comme un nom au singulier, peut représenter à notre esprit trois idées différentes : une idée particulière déterminée (les loups que j'ai vus), une idée particulière indéterminée (j'ai vu des loups), ou une idée générale (les loups sont dangereux quand ils ont faim). Dans le troisième cas, l'ancienne langue supprimait volontiers l'article, comme nous le faisons encore dans quelques locutions : « Les ennemis emmenèrent bêtes et gens. »

C'est l'article partitif des qui forme le pluriel de l'article indéfini un. Il est facile de voir en effet que l'article partitif et l'article indéfini devaient se confondre au pluriel, tandis qu'ils ne pouvaient se confondre au singulier. L'article indéfini doit exprimer l'idée de « un en particulier » au singulier, et de « plusieurs en particulier » au pluriel ; la préposition partitive doit exprimer l'idée de « une certaine quantité de » au singulier, et de « un certain nombre de » au pluriel. Or, il y a à peu près identité entre « plusieurs en particulier » et « un certain nombre de », tandis qu'il y a une différence essentielle entre un objet pris dans son ensemble, et une quantité limitée de cet objet.

Après la préposition de, il devient impossible de différencier par l'article le sens particulier indéterminé des deux autres sens ; en effet, de joint à l'article défini pluriel les aboutit à des, et le même de doit disparaître par euphonie devant l'article indéfini pluriel des, car on ne peut dire « de des ». On devra donc dire uniformément « à cause des loups » (= à cause de les loups et à cause de des loups), tandis qu'au singulier on peut dire « à cause du loup » ou « à cause d'un loup ». Toutefois, quand on veut


exprimer formellement le sens particulier indéterminé, on supprime l'article pluriel après la préposition de, ce qui est un archaïsme : « Il a été renvoyé à cause de plaintes qui avaient été portées contre lui. »

SYNTAXE DU NOM

Noms à double genre.

Il y a trois noms, amour, délice et orgue, qui, d'après les règles actuelles, sont masculins au singulier et féminins au pluriel.

Delices, en vieux français, de même qu'en latin, s'employait surtout au pluriel, et il avait le genre féminin, comme le mot latin delicias, d'où il dérive. Mais ce mot avait en latin une forme neutre, employée surtout au singulier, delicium. C'est sous l'influence de la forme neutre que les savants ont donné le genre masculin au singulier (peu employé d'ailleurs) de délices, le masculin étant l'équivalent français du neutre. Mais la règle ne s'est pas établie sans contestations. Les uns donnaient aussi le genre masculin au pluriel : « Pour aller jouir avec vous de nos délices communs. » (Balzac). Les autres, Vaugelas en tête, condamnaient le singulier masculin délice.

Amour, comme tous les mots dérivés des noms abstraits en orem, qui étaient masculins en latin, est devenu féminin en français. Au XVIe siècle, on a voulu redonner à « amour » le genre qu'il avait en latin ; mais le genre du vieux français a persisté au pluriel, le mot étant surtout populaire dans son emploi au pluriel.

De même, c'est surtout au pluriel que le peuple employait le mot « orgue » : les orgues d'église. Aussi ce nom a-t-il


conservé au pluriel son genre ancien, et les savants n'ont-ils réussi à le rendre masculin (d'après le genre neutre du latin classique) qu'au singulier 1.

D'autres noms qui étaient neutres en latin classique, mais qui avaient reçu le genre féminin en vieux français, d'après la forme féminine sous laquelle ils étaient surtout employés en latin populaire, ont repris le genre masculin dans certaines acceptions savantes. Ce sont oeuvre 2 et foudre 3.

Nous avons expliqué dans notre Grammaire du vieux français comment la vieille langue avait pu hésiter pour le genre d'un certain nombre de substantifs. Le double genre a persisté jusqu'à nos jours pour quelques-uns d'entre eux, et les savants en ont profité pour attribuer le genre masculin à certaines acceptions et le genre féminin aux autres, d'après des distinctions qui sont le plus souvent subtiles, parfois même ridicules. Telle est l'origine des règles sur le genre de couple, d'hymne, d'orge, de période.

Aigle (latin aquila) était féminin en latin. On l'a fait masculin, d'abord quand on parlait de l'animal mâle, puis d'une façon générale, sans distinguer le sexe. Mais le genre féminin s'est conservé dans les locutions savantes où le mot désigne une enseigne d'armée, une figure d'armoiries : « l'aigle impériale. »

Le mot gent est toujours féminin à l'origine, et signifie proprement « race, espèce ». Au pluriel il a pris le sens de « hommes » en général, et il est alors devenu masculin, sous l'influence de cette nouvelle signification. Mais

1.Il y a quelques exemples anciens d'« orgue» masculin.

2. OEuvre dérive du latin opéra. C'est sous l'influence d'opus qu'on le fait parfois masculin.

3.On a quelques exemples anciens de « foudre » masculin.


il a conservé, même au pluriel, son genre primitif dans les tournures archaïques, lorsqu'on l'emploie avec un adjectif qui précède.

Le pluriel de oeil, ciel, aïeul.

Les mots oeil, ciel, aïeul, s'employant très souvent au pluriel, ont subi la règle phonétique de la vocalisation de l'l en u devant l's (OU X) du pluriel, comme les mots en al, et font yeux 1, cieux, aïeux. Les autres mots en euil, iel, eut, tels que deuil, fiel, filleul, s'employant surtout au singulier, ont conservé cette forme, même au pluriel, en y ajoutant simplement une s. Mais dans certaines acceptions, oeil, ciel, aïeul sont, eux aussi, employés principalement au singulier : oeil-de-boeuf, ciel d'un tableau, ciel de lit, aïeul au sens de « grand-père ». Dans ces acceptions, l'l ne se vocalise pas quand le mot se met au pluriel.

SYNTAXE DES ADJECTIFS ET PRONOMS INDÉFINIS

Aucun a originairement le sens de « quelque, quelqu'un », qui est le sens étymologique (latin aliquem unum), et qui s'est conservé dans la locution : « Aucuns ou d'aucuns disent. » C'est la négation jointe à aucun qui lui donne sa valeur négative.

Autrui est à l'origine le cas régime de autre, et il a conservé cette valeur, car on ne l'emploie pas comme sujet.

Chacun (latin quisque unus) était à la fois adjectif et

1. L'y qui commence le pluriel yeux s'explique par une forme dialectale.


pronom. La Fontaine l'emploie encore comme adjectif (Fables, II, 20) :

.... Car comment comprendre Qu'aussitôt que chacune soeur Ne possédera plus sa part héréditaire,

Il lui faudra payer sa mère ?

Même vient d'un superlatif populaire (metipsimum) de metipse, qui avait la même signification en latin populaire. Le sens primitif de ce mot est celui que nous lui donnons encore quand nous disons : « l'homme même » ou « l'homme lui-même ». L'autre sens du mot (dans le même homme) est dérivé de celui-là. Aujourd'hui, même a l'une de ces significations lorsqu'il précède le nom, et l'autre lorsqu'il le suit. Dans l'ancienne langue, le sens du mot n'était pas déterminé par sa place, mais seulement par le sens général de la phrase. Ainsi : « le même homme » pouvait avoir le sens actuel de « l'homme même », et « l'homme même » pouvait signifier « le même homme ». Encore au XVIIe siècle, Corneille écrit :

« Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu ? »

Et il faut entendre « la vertu même ».

Quel que, quelque que. — En dehors des exclamations, quel ne peut plus être séparé de que par un substantif. Nous ne disons pas comme dans l'ancienne langue : « Quel parti que vous preniez », mais : « Quelque parti que vous preniez », en redoublant que. Le premier que est considéré comme ne formant qu'un seul mot avec quel ; mais « quelque » a ici exactement le sens de quel, et non pas celui de « quelque » dans « Il faut prendre quelque parti. » On voit cependant que les deux sens sont voisins et se rattachent à la même origine.


On a dit d'abord : « Quel ami que vous choisissiez », et en même temps : « Quel que soit l'ami que vous choisissiez. » Puis ces deux expressions, identiques de sens, ont été confondues l'une avec l'autre, et « quel que... que » a été transporté de la seconde expression à la première, de telle sorte que « quelque ami que vous choisissiez » peut être considéré comme une forme abrégée de « quel que (soit l') ami que vous choisissiez ». On en trouve des exemples dès le XIIIe siècle.

Quelque, au sens de « un certain, un certain nombre de », peut être rattaché aussi à « quel que soit ». Aujourd'hui encore il n'y a pas une très grande différence de sens entre : « Avez-vous quelque ami? » et : « Avez-vous un ami quel qu'il soit? »

Qui que, lequel que. — Quel est un adjectif interrogatif. Le pronom interrogatif est lequel ou qui. A priori, on conçoit que ce pronom puisse s'employer de la même manière que l'adjectif correspondant, et qu'on doive trouver lequel que ou qui que, aussi bien que quel que. Lequel que n'est plus en usage, mais se trouve encore dans Bossuet : « Lequel des trois que l'on ôte... » Nous tournons aujourd'hui par : « Quel que soit celui que. »

Tout a le sens du latin totus, d'où il dérive, dans : « Tout l'animal est bon à manger », c'est-à-dire « l'animal tout entier » ; mais il a le sens du latin omnis dans : « Tout animal peut être bon à quelque chose », c'est-à-dire « un animal n'importe lequel ». Au pluriel, tout a exclusivement le second sens, et ne signifie jamais « tout entier ». Au singulier, c'est l'article qui précise la valeur de l'adjectif : tout le a le sens de totus, et tout sans article a généralement le sens de omnis.


SYNTAXE DU VERBE 1

CHAPITRE PREMIER

VERBES TRANSITIFS ET INTRANSITIFS ET FORMES RÉFLÉCHIES

Les verbes se divisent en verbes transitifs et en verbes intransitifs. Les premiers peuvent avoir un complément direct et s'emploient au passif. Les seconds n'ont que des compléments indirects et n'ont pas de voix passive.

Il n'y a pas d'autre définition à donner des verbes transitifs et intransitifs, parce qu'il n'y a pas entre ces verbes de différence de nature. On dit communément, mais à tort, que les verbes intransitifs ont un sens complet par eux-mêmes. Cela n'est vrai que de quelques-uns d'entre eux, qu'on a l'habitude de n'employer qu'absolument. Mais on conçoit que cette habitude puisse changer. Tous les verbes peuvent d'ailleurs s'employer ainsi. Et quant aux verbes intransitifs qu'on fait suivre habituellement d'un complément, ce complément ne diffère de celui des verbes transitifs que par la préposition qui le précède. Nous disons : « nuire à quelqu'un », mais on dira peut-

1. Les différentes parties de cette syntaxe du verbe ont déjà paru en trois fragments, publiés le premier dans mes Leçons de syntaxe historique (Paris, Delagrave, 1881), le second dans les Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux (III, 1881), le troisième et le plus important dans l'annuaire de la Faculté des Lettres de Lyon, tome I, fasc. II, page 61.


être un jour: « nuire quelqu'un. » Beaucoup de verbes intransitifs, comme nous l'avons vu (§ 285), ont subi cette transformation.

Verbes intransitifs.

Si l'on ne considère que le sens logique et primitif des temps composés, tous les verbes in transitifs devraient se conjuguer avec l'auxiliaire être.

En effet, le verbe avoir, même dans les temps composés, — où il n'entre qu'en perdant une partie de sa valeur, — appelle toujours un complément, qui est qualifié par le participe passif du verbe que l'on conjugue: « J'ai fait un tableau » équivaut logiquement à « J'ai un tableau fait ». Le participe joint à l'auxiliaire avoir doit donc être un participe passif ; or, les verbes transitifs ont seuls une voix passive.

« Venu », participe passé d'un verbe intransitif, correspond non pas à « fait », mais à « ayant fait ». C'est un participe passé actif, analogue au participe passé des verbes déponents latins, qui se conjuguaient avec l'auxiliaire esse.

Il a fallu négliger complètement le rôle logique des auxiliaires pour introduire avoir dans la conjugaison des verbes intransitifs. On doit expliquer de même les exemples anciens de participes invariables. Ces deux faits sont intimement liés. On a dit : « La chose que j'ai donné », comme on disait : « La chose que je donnai», en attribuant à l'auxiliaire suivi du participe passé la simple valeur d'une flexion exprimant le parfait, et en négligeant l'origine, la signification propre et la nature toute particulière de cette flexion. C'est ainsi qu'on a pu dire aussi : « J'ai nui ».


Cette double évolution a été probablement favorisée par la présence du supin dans la conjugaison latine. Le supin se rapproche en effet, par la forme, du participe passé passif, mais il en diffère essentiellement par le sens. Or, il suffit de donner au participe invariable la signification d'un supin, d'un nom verbal, pour expliquer les temps des verbes intransitifs composés avec l'auxiliaire avoir.

Dans le langage usuel, on dit que « nui » est le participe passé de « nuire ». C'est une expression inexacte. Nuire, comme verbe intransitif, n'a pas de participe passif, et le participe passé actif est: « ayant nui ». Nui n'est pas un participe, n'est pas un temps du verbe, c'est un élément qui entre dans les temps composés, mais qui n'a pas de valeur indépendante. Il y a donc une très grande différence entre « venu » et « nui », entre le participe passé des verbes intransitifs qui se conjuguent avec l'auxiliaire être, et le prétendu participe des verbes intransitifs qui se conjuguent avec l'auxiliaire avoir.

De môme qu'il y a dans la langue française une tendance à faire invariable le participe des temps composés, on constate aussi un mouvement insensible qui conduit tous les verbes intransitifs de l'auxiliaire être à l'auxiliaire avoir : courir, croître, et plusieurs autres, ne s'emploient plus guère qu'avec avoir 1. On trouve d'ailleurs des verbes intransitifs conjugués avec l'auxiliaire avoir dès les textes les plus anciens de notre langue. Les temps composés des verbes transitifs sont devenus de plus en plus les types de

1. Souvent deux acceptions d'un même verbe intransitif se sont séparées au point de constituer deux verbes qui ne se conjuguent plus de même. Demeurer et rester, dans le sens de « habiter », sont en avance sur demeurer et rester dans le sens de » être de reste » ou de « continuer à être ». Les premiers se conjuguent déjà avec l'auxiliaire avoir, les seconds se conjuguent encore avec l'auxiliaire être.


ces temps, et on les a pris constamment pour modèles lorsqu'on a créé de nouveaux verbes, transitifs ou intransitifs.

Au XVIIe siècle, les grammairiens, essayant de se rendre compte de la signification comparée de l'auxiliaire être et de l'auxiliaire avoir, ont imaginé d'autoriser la conjugaison de plusieurs verbes intransitifs avec les deux auxiliaires, d'après la distinction suivante : « Le verbe prend avoir quand on veut exprimer l'action, et être quand on exprime l'état. » Th. Corneille, commentant Vaugelas, nous dit : « Comme le remarque M. Ménage, on doit dire Monsieur a sorti ce matin et non pas est sorti, pour faire entendre qu'il est sorti et revenu ». Les verbes auxquels on a appliqué ce système trop ingénieux, maintenu encore dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie, sont : entrer, sortir, monter, descendre, passer, partir, croître, couler, échapper, germer, etc. La plupart de ces verbes ne se conjuguaient, à l'origine, qu'avec l'auxiliaire être ; quelques-uns d'entre eux commencent à prendre exclusivement l'auxiliaire avoir.

Il faut, croyons-nous, renoncer complètement à cette vieille théorie des auxiliaires, d'après laquelle avoir exprimerait l'action, et être l'état. Ces deux verbes, en eux-mêmes, expriment l'un et l'autre un état. Il en résulte que la signification rigoureuse de « il a chanté, il est venu » n'est autre que : « Il est dans l'état qui suit l'action de chanter, qui suit l'action de venir». Mais quand on dit « Il a chanté hier, je suis venu plusieurs fois », cette signification se modifie (si elle demeurait telle, on devrait dire : il a chanté depuis hier), et les locutions « a chanté, suis venu » équivalent à un parfait, expriment une action passée, qu'on ne rattache plus au moment présent. Il semble que le parfait formé avec l'auxiliaire avoir soit entré plus


complètement dans ce rôle que celui qui est formé avec l'auxiliaire être ; cette différence vient probablement de ce que, pour la formation des temps composés, avoir a dû, beaucoup plus que être, dépouiller sa signification propre. La valeur primitive du parfait composé paraît donc mieux sous l'auxiliaire être que sous l'auxiliaire avoir, mais elle est la même pour les deux.

Verbes transitifs.

Tous nos verbes transitifs se conjuguent avec l'auxiliaire avoir. Mais on peut imaginer des verbes transitifs prenant l'auxiliaire être, comme les déponents transitifs du latin. L'ancienne langue en fournit même quelques exemples.

Formes réfléchies.

J'appelle « verbes réfléchis proprement dits » ceux dont l'action est réfléchie, qui ont pour complément direct un pronom représentant le sujet. A côté d'eux se placent les verbes qui ont ce même pronom pour complément indi rect. Enfin dans beaucoup de verbes dits réfléchis — on les appelle essentiellement réfléchis, mais il faudrait changer cette dénomination, qui manque de clarté, — le pronom régime est purement explétif 1.

Les verbes réfléchis qui ont un pronom régime explétif sont des verbes intransitifs. Ils sont beaucoup plus nombreux qu'on ne croit, parce que beaucoup de ces verbes intransitifs ont pris un sens transitif, et leur forme réfléchie a aujourd'hui les apparences d'un verbe réfléchi proprement dit 2.

1.Il y a aussi les formes réfléchies qui équivalent à un passif. Cette qualité s'acquiert » équivaut à « cette qualité est acquise ».

2.Voyez ci-dessus, paragraphe 285.


Les réfléchis à pronom explétif se conjuguent avec l'auxiliaire être, ce qui ne peut étonner puisqu'ils sont intransitifs : « Il s'en est allé ». Dans ces verbes, se explétif équivaut à « par soi ». L'auxiliaire être se comprend moins facilement dans les verbes réfléchis proprement dits. Pourquoi ne dit-on pas: « il s'a blessé»? Cette forme se rencontre, mais elle est exceptionnelle. Oublions un instant la forme pour ne penser qu'à l'idée. Il s'agit d'exprimer cette idée que la personne dont on parle est blessée, et qu'elle est elle-même la cause de sa blessure. Dès lors, au lieu de « il s'a blessé », on est amené à dire : « Il est blessé par soi », ou : « Il s'est blessé », en donnant à se la valeur que nous lui avons attribuée dans « Il s'en est allé ».

Il faut remarquer que, dans « il s'est blessé », le participe passif a le sens d'un participe parfait, sens qui lui est constamment attribué en latin, que nous lui donnons encore quand nous disons « Il est blessé, la chose est faite, etc. », mais que nous avons considérablement modifié pour former les temps de notre voix passive. Dans « il est lu = legitur », lu est un participe présent passif. Je ne puis que signaler ce point en passant. J'ajouterai seulement que, d'une part, le besoin d'éviter la confusion résultant du double sens des formes telles que « il est lu » (= tantôt legitur et tantôt lectus est), et, d'autre part, le sentiment de l'idée passive contenue dans tout verbe réfléchi, ont amené la création des verbes réfléchis à valeur passive : « il se dit = dicitur ».

C'est dans les verbes réfléchis où le pronom réfléchi est complément indirect, que l'emploi de l'auxiliaire être est le plus extraordinaire. Mais l'analogie avec « il s'en est allé » et « il s'est blessé » a fait qu'on a dit aussi : « ils se sont donné des coups », et non pas « ils s'ont donné ».


CHAPITRE DEUXIÈME

EMPLOI DES TEMPS

I. — DIVISION ET VALEUR DES TEMPS Temps principaux.

La durée se divise, relativement au moment où l'on parle, en trois temps essentiels, rendus grammaticalement par trois temps du verbe, que nous appelerons temps principaux : le présent, le passé, et le futur. La langue française a deux formes pour rendre le passé (passé défini et indéfini), mais ces deux formes, qui ne diffèrent, comme nous Je verrons, que par leur origine et quelques-uns de leurs emplois, expriment en réalité la même époque de la durée. Le présent, le passé et le futur établissent, entre l'action exprimée par le verbe et le temps où l'on parle, un rapport de simultanéité, d'antériorité ou de postériorité.

Temps secondaires.

Mais une action déterminée peut être conçue comme étant en rapport temporel non pas seulement avec le moment où l'on parle, mais encore avec une action ou un moment passé, avec une action ou un moment futur. Lorsque nous disons : « il était parti quand je suis arrivé », l'action de partir est passée relativement au moment où nous parlons, mais elle est en outre passée relativement à l'action d'arriver, et nous exprimons par un temps spécial cette antériorité à une action passée. Nous appellerons temps secondaires les temps du verbe destinés à rendre ces


nouveaux ordres de rapports. Les temps secondaires se divisent, naturellement en deux classes : ceux qui sont relatifs au passé, et ceux qui sont relatifs au futur. En théorie, chacune de ces classes doit contenir au moins trois temps, puisqu'il faut exprimer, relativement au passé ou au futur, les trois mêmes rapports de simultanéité, d'antériorité et de postériorité que les temps principaux représentent relativement au présent.

Temps secondaires relatifs au passé.

Le présent relatif au passé est rendu par l'imparfait. Ce temps n'indique pas seulement que l'action est passée, il la montre présente relativement à une autre action passée : « Le jour où il est arrivé, on préparait la fête. » Quand on veut exprimer deux actions passées simultanées, on rend par l'imparfait celle qui déborde l'autre, celle qui avait commencé et qui n'était pas terminée (de là le mot imparfait) quand l'autre s'est produite. Comparez : « Il sortait quand je suis rentré », et « il est sorti quand je rentrais. » Par le passé proprement dit on exprime l'action passée, abstraction faite de sa durée ; par l'imparfait on se place pendant la durée de l'action 1.

— Le passé relatif au passé est rendu par un temps composé, nommé passé antérieur, où l'auxiliaire (avoir ou être) exprime un état 2 passé, et le participe passé du verbe une action antérieure à cet état. En règle générale, dans tout temps composé du participe passé et de l'un des deux auxiliaires « avoir» ou « être », l'auxiliaire exprime un

1. L'imparfait a aussi une autre valeur, mais qui doit être mentionnée à part, celle d'un passé d'habitude.

2.On dit communément, mais à tort, que l'auxiliaire être exprime un état, et l'auxiliaire avoir une action. « Avoir » est un état aussi bien que « être ». Voyez le chapitre I de la Syntaxe du Verbe.


état, et par conséquent un moment, postérieur à l'action. « J'ai parlé » équivaut à : « Je suis dans un état, je suis à un moment postérieur à l'action de parler. » Il eut écrit signifie en soi : « Il fut à un moment postérieur à l'action d'écrire. » Ce moment peut être celui-là même de la fin de l'action, ou un moment quelconque de la durée qui suit. Dans « j'ai dit », le moment présent, marqué par l'auxiliaire, peut coïncider avec la fin de l'action de dire (comme lorsque ces mots terminent un discours), ou être plus ou moins éloigné de cette action. De même, en principe, le passé antérieur « j'eus dit » peut exprimer soit la fin (passée) de l'action, soit un autre moment postérieur. Si l'on écrit : « Dès qu'il l'eut vu, il revint », la conjonction « dès que » précise la valeur du temps, et indique qu'il s'agit de la fin de l'action. Le même temps marquait une époque plus ou moins éloignée de l'action, quand on disait, dans l'ancienne langue : « Il fut parti depuis trois ans, lorsqu'il nous écrivit 1. » Aujourd'hui le passé antérieur n'exprime plus que la fin de l'action. Il a été supplanté dans l'autre emploi par le temps nommé plus-que-parfait, où l'auxiliaire est à l'imparfait au lieu d'être au passé.

Quelle est la valeur propre du plus-que-parfait ? D'après l'idée générale que nous avons donnée des temps composés, et d'après la définition de l'imparfait, un temps composé du participe passé et de l'imparfait de l'auxiliaire doit exprimer un état passé postérieur à l'action, état considéré comme présent relativement à une autre action passée, c'est-à-dire ayant commencé avant, et s'étant terminé après cette action. Si le passé antérieur exprime un moment proprement dit, postérieur à l'action, le plus-que-

1. Joinville écrit (§ 137) : « Nous trouvâmes que uns forz venz ot rompues les cordes. »


parfait exprime donc un moment prolongé, une durée passée au milieu de laquelle on se place. Quand on disait : « Il fut parti depuis trois ans lorsqu'il nous écrivit », on établissait la coïncidence entre le moment passé de l'action d'écrire et un moment postérieur à l'action de partir. Ces deux moments identiques sont exprimés l'un par l'auxiliaire « fut », l'autre par « écrivit » :

il fut

lorsque

il écrivit

parti

Avec le plus-que-parfait on rend la même idée par un autre procédé; on place le moment passé de l'action d'écrire au milieu d'une durée postérieure à l'action de partir :

il était

lorsque

il écrivit

parti

Les deux temps permettent donc également d'exprimer que l'action de partir est séparée par une certaine durée de l'action d'écrire. Le plus-que-parfait est resté seul en possession de cet emploi, qu'il partageait à l'origine avec le passé antérieur. Ce dernier temps ne rend aujourd'hui que le moment de la fin d'une action passée, tandis que le plus-que-parfait représente toute la durée qui sépare ce moment du moment présent.

Il n'y a pas de raison, a priori, pour que, dans le passé antérieur, l'auxiliaire soit au passé défini plutôt qu'au passé indéfini. De là les deux formes : « Il eut parlé » et « Il a eu parlé. » On doit employer l'une ou l'autre suivant que le second verbe est lui-même à l'un ou l'autre des passés : « Quand il eut parlé, il revint », et « Quand il a eu parlé, il est revenu. »

— Le futur relatif au passé était rendu en latin par un


temps composé du parfait ou de l'imparfait d'esse, et du participe futur du verbe : « leclurus erat ou fuit. » N'ayant pas de participe futur, nous employons, pour composer le même temps, l'infinitif du verbe avec l'auxiliaire devoir à l'imparfait ou au passé : « Quand vous êtes arrivé, je devais partir le lendemain. — La semaine dernière j'ai dû partir pour un grand voyage 1. » Pour exprimer la même idée, nous avons aussi un temps simple ; mais il a reçu dans la langue une acception modale, celle du conditionnel, et il n'a conservé sa valeur primitive que dans un cas déterminé, lorsqu'il est dans une proposition complétive (subordonnée ou incidente 2) et que le verbe de

1.Il ne faut pas confondre cette signification de devoir avec une autre valeur du même verbe dans les locutions telles que : « Il a dû venir hier », c'est-à-dire : « Il est probablement venu hier. » Toutefois, cette signification dérive de la première, à peu près comme le conditionnel dérive du futur dans le passé.

2.On doit bien remarquer que le temps dit conditionnel n'a pas conservé sa valeur première dans toutes les incidentes, mais seulement dans les incidentes complétives. On ne dirait pas : « Il était l'ami intime de l'ambassadeur qui arriverait. » Mais on dit : « Quand il a parlé ainsi, il savait très bien ce qui en résulterait. » L'incidente de cette dernière phrase est complétive, car on peut remplacer « ce qui » par « quelle chose », le relatif par un interrogatif. — Sont assimilées aux propositions complétives, les circonstancielles jointes à une proposition complétive ou infinitive : « Il avait promis d'être là quand vous arriveriez. » — Même dans une proposition principale on emploie encore le conditionnel avec sa valeur primitive, quand on rapporte les pensées ou le langage d'une personne, dans le système intermédiaire entre le discours direct et le discours indirect. Ce système est particulièrement en usage chez nos romanciers contemporains : « Un autre sujet de préoccupation pour elle était de savoir si elle devait parler dans ses lettres de ce mariage projeté. Pour sa mère cela n'avait pas grande importance, et même valait-il mieux

peut-être ne lui en rien dire...... Elle parlerait donc, mais pour lui

seulement ; elle lui écrirait. » (Hector Malot, La Petite Soeur.) Ce sont les mêmes temps que dans le discours indirect proprement dit : « Elle se disait que pour sa mère cela n'avait pas grande importance... elle décida qu'elle parlerait, etc. »


la proposition principale est à un temps du passé. Par exemple, dans « Je savais qu'il viendrait », viendrait n'a, à aucun degré, l'acception modale que nous rendons par le mot conditionnel. C'est un temps de l'indicatif exprimant un futur relativement au moment passé où « je savais » : venire habebat en latin étymologique, il devait venir si l'on emploie le temps composé équivalent. Il importe de séparer avec soin et de distinguer par des noms spéciaux les deux valeurs du temps dit conditionnel présent. D'une part (et dans ce cas on peut lui conserver le nom de conditionnel) il exprime, — avec une idée modale particulière que les latins rendaient, faute de mieux, par le subjonctif, — un présent ou un futur proprement dits : « Je le ferais maintenant, si vous me l'aviez demandé, je le ferais demain si vous me le demandiez. » D'autre part, il exprime un temps de l'indicatif qui équivaut au « lecturus erat » des Latins.

Quel nom donner à ce temps de l'indicatif ? « Imparfait du futur » se présente naturellement à l'esprit, parce que ce temps est formé avec l'imparfait d'habere, comme le futur avec le présent du même verbe : « amare habeo —j'aimerai ; amare habebam — j'aimerais. » Mais l'imparfait proprement dit n'est pas l'imparfait du présent, c'est l'imparfait du passé, le passé imparfait. « Imparfait du futur » signifierait « futur imparfait », et n'exprimerait pas l'idée qu'on veut rendre. Le temps à nommer est au futur ce que l'imparfait est au présent. Or nous avons défini l'imparfait : présent dans le passé. Notre temps est donc un futur dans le passé, et on peut lui laisser ce nom, qui porte en lui sa définition.

La transformation du futur dans le passé, du futur relatif au passé en conditionnel, a consisté principalement, comme nous le verrons au chapitre suivant, dans


la suppression de toute relation au passé. Cette relation a été maintenue, pour les verbes des propositons complétives, sous l'influence du temps passé du verbe principal.

Le futur dans le passé de l'indicatif est d'un usage constant, particulièrement dans le discours indirect. Voici, entre beaucoup d'autres, quelques exemples de ce temps :

« Avez-vous prétendu qu'ils se tairaient toujours ? »

(RACINE, Britannicus.)

« Ce fut en vue du Messie et de son règne éternel que Dieu promit à David que son trône subsisterait éternellement. » (Bossuet, Discours sur l'Histoire Universelle, 2e partie.)

« Dioclétien ordonna que les chefs des Manichéens seraient brûlés avec leurs écrits 1. » (Condillac).

« Je ne vous écrivais point, attendant que ce messager partirait. » (Malherbe, III, 26, de l'édit. Lalanne. Lexique, pnge XXXVI.)

« Il attendait à se réjouir quand il verrait les moeurs

corrigées 2 » (Bossuet).

1.A propos de cet exemple, la grammaire de Guérard a cette règle bizarre : « Ordonner veut le conditionnel au lieu du subjonctif lorsqu'il exprime l'arrêt d'un pouvoir suprême. » Il faut dire que « ordonner » s'emploie quelquefois avec l'indicatif, auquel cas le verbe subordonné se mot naturellement au futur dans le passé, si « ordonner » est lui-même à un temps du passé, ou au futur, si «ordonner» est au présent (Il ordonne qu'ils seront brûles). Quand on emploie le subjonctif, on met le verbe au temps du subjonctif qui correspond à l'un ou l'autre de ces temps de l'indicatif, c'est-à-dire au présent pour le futur, et à l'imparfait pour le futur dans le passé : « Il ordonne qu'ils soient brûlés, il ordonna qu'ils fussent brûlés. »

2. Il faut constater dans la phrase de Malherbe l'emploi, aujourd'hui incorrect, de l'indicatif après « attendre », et, dans celle de Bossuet, un exemple de la locution tombée en désuétude « attendre quand », suivie aussi de l'indicatif.


Pour se rendre compte de la valeur exacte du futur dans le passé, il suffit de remplacer, dans les propositions principales, le temps du passé par un présent : « Prétendez-vous qu'ils se tairont toujours ? — Dieu promet à David que son trône subsistera éternellement. » Cette substitution du présent au passé, dans la proposition principale, entraîne dans la subordonnée le changement du futur relatif au passé en un futur relatif au présent, c'est-à-dire en un futur proprement dit, et l'équivalence modale des deux futurs devient évidente : ce sont, au même titre, des temps de l'indicatif. On peut donc employer ce prétendu conditionnel dans les phrases subordonnées, quand le verbe de la proposition principale est à un des temps du passé, sans qu'il y ait quelque doute dans l'esprit.

Ainsi, relativement à une action ou à un moment passés, le rapport de simultanéité est rendu par l'imparfait, le rapport d'antériorité par le plus-que-parfait et le passé antérieur, le rapport de postériorité par le futur dans le passé.

Temps secondaires relatifs au futur.

Il n'y a pas de temps du verbe pour exprimer le présent dans le futur, la simultanéité de deux actions futures. En d'autres termes, il n'y a aucun des temps du futur qui corresponde à l'imparfait dans les temps du passé. Nous sommes obligés de dire, avec le même temps pour les deux verbes : « Il arrivera pendant que j'écrirai. » C'est comme si, au lieu de : « Il est arrivé pendant que j'écrivais, » nous devions dire, faute d'imparfait : « Il est arrivé pendant que j'ai écrit. »

Le futur relatif au futur, ou le futur postérieur, est exprimé par le futur de l'auxiliaire devoir suivi de l'infi¬


nitif du verbe. « Je devrai lire » équivaut au latin « lecturus ero. » Exemple : « Dès qu'il devra venir, vous m'aver tirez. » Mais le verbe devoir conserve presque toujours, quand on l'emploie comme auxiliaire, un reste de sa valeur propre.

Enfin le passé relatif au futur est exprimé par le temps appelé futur antérieur. On a l'habitude de dire que l'action exprimée par le futur antérieur est passée relativement à une autre action future, mais future relativement au moment où l'on parle. Il faut supprimer la dernière partie de la définition. Ce temps serait plus justement appelé antérieur au futur que futur antérieur. Car, si on l'analyse, on ne découvre rien dans sa composition qui indique que l'action soit future. « J'aurai lu » marque simplement un moment futur postérieur à l'action de lire; mais cette action peut être encore à venir, ou déjà accomplie quand on parle. Dans beaucoup de cas, l'action exprimée par le futur antérieur est présente, a commencé avant le moment où l'on parle et n'est pas terminée : « Ils sont encore à table. Dés qu'ils auront dîné, nous partirons. »

« Je verrai les lauriers d'un frère ou d'un mari Fumer encor du sang que j'aurai tant chéri. »

(CORNEILLE, Horace, II, 6.)

Mais l'action peut même être entièrement accomplie, et c'est ce qui permet au provençal d'employer ce temps à la place du passé indéfini (Voyez Jahrbuch de Herrig, XI, 338). En français, pour qu'on puisse rendre une action, même passée, par un futur antérieur, il suffit qu'elle soit considérée comme antérieure à un moment futur, exprimé ou sous-entendu. On dit : « j'aurai mal lu, j'aurai mal entendu », c'est-à-dire : « au moment futur


où je m'en serai assuré, j'aurai mal lu, mal entendu. » C'est ainsi qu'on dit encore : « Vous verrez qu'il sera venu hier. »

Cet emploi du futur antérieur, en contradiction avec la définition qu'on en donne communément, est attesté par les exemples suivants, empruntés la plupart à Mme de Sévigné :

« Quoique M. Fouquet ait trop appuyé.... il s'est trouvé pourtant que, par l'événement, il aura bien dit. » (Mme de Sévigné à M. de Pomponne, 26 nov. 1664.)

« Vous avez jugé très juste et très bien de Bajazet, et vous aurez vu que je suis de votre avis. » (La même à sa fille, 16 mars 1672).

« Toutes les filles de la reine furent chassées hier... On suppose qu'il y en a une qu'on aura voulu ôter, et que, pour brouiller les espèces, on a fait tout égal. » (Ibidem, 27 novembre 1673).

« Vous l'aurez eu le lendemain du jour que vous m'avez écrit. » (Ibid., 29 janv. 1674).

« Pour moi, je suis très persuadée, que son mari est mort; la poussière mêlée avec son sang l'aura défiguré ; on ne l'aura pas reconnu, on l'aura dépouillé ; peut-être qu'il aura été tué loin des autres par ceux qui l'ont pris, ou par des paysans, et sera demeuré au coin de quelque haie. » (Ibid., 28 août 1675).

« [Ceux qui viendront après nous] l'estimeront-ils moins (Richelieu) à cause que, de son temps, les rentes sur l'hôtel de ville se seront payées un peu plus tard, et que l'on aura mis quelques nouveaux officiers dans la chambre des comptes? » (Voilure, Lettre sur Richelieu.)

« Vous aurez fait sortir ma soeur d'un couvent pour la laisser ensuite? » (Molière, Don Juan, V. 3.)

L'ancienne langue nous fournirait des exemples non


moins nombreux. Au moment de briser sa Durandal, Roland lui dit :

Molt larges terres de vos avrai conquises. (v. 2352).

Subdivisions des temps secondaires.

Nous venons de voir qu'on peut exprimer, relativement à un moment passé, le présent, le passé et le futur, et, relativement à un moment futur, le passé et le futur. Là ne s'arrêtent pas les temps possibles. On peut concevoir qu'on exprime, relativement au passé d'une part, et au futur d'autre part, non seulement les trois divisions essentielles de la durée, mais encore toutes les subdivisions qui correspondent aux temps secondaires que nous avons énumérés On formera ainsi de nouveaux temps secondaires, correspondant à de nouvelles subdivisions de la durée qui, à leur tour, pourront être exprimées relativement au passé et au futur. Il n'y aurait donc pas de limite au nombre des temps secondaires, si la trop grande complication de l'idée exprimée et la surcomposition excessive des formes ne rendaient l'emploi de ces temps impossible à partir d'un certain degré.

Si l'on veut exprimer le plus-que-passé relativement au passé, on emploie un temps que j'appellerai « plus-que-parfait antérieur », et qui est composé du participe passé du verbe et du plus-que-parfait de l'auxiliaire avoir du être. Exemple : « On m'a affirmé que, dès qu'il avait eu cédé, les secours étaient arrivés. » L'action de céder est plus que passée relativement au moment déjà passé où on m'a affirmé, car elle est passée relativement à une action antérieure à ce moment (l'action d'arriver.) L'emploi du plus-que-parfait antérieur indique donc que l'action est


antérieure à deux autres actions passées non simultanées :

Ce petit tableau montre en trois lignes superposées les trois actions successives dans l'ordre chronologique : céder, arriver, affirmer. Les mêmes lignes, considérées horizontalement, établissent la correspondance temporelle entre les différentes parties des trois temps composés. Ainsi l'action d'arriver coïncide avec la fin de l'action de céder, marquée par l'auxiliaire eu. Les imparfaits sont placés en travers de la ligne parce qu'ils marquent une durée et non un moment.

Une autre forme théorique du même temps serait : « Il eut eu cédé », avec l'auxiliaire au passé antérieur. Dans l'ancienne langue on eût pu dire : « On m'affirma que, dès qu'il eut eu cédé, les secours furent arrivés. » Mais nous avons vu que le passé antérieur avait perdu une partie de ses attributions, conservées exclusivement par le plus-que-parfait. Il faut dire aujourd'hui, et pour la même raison, « dès qu'il avait eu cédé », et « les secours étaient arrivés. » Dans la langue actuelle, il n'y a pas d'application possible du temps surcomposé avec l'auxiliaire au passé antérieur. L'exemple cité dans les grammaires « dès que j'eus eu fini, je partis » n'est pas admissible. Cette phrase ne peut signifier qu'une chose, c'est que l'action de partir a suivi immédiatement celle de finir, ce qu'on exprime en mettant finir au passé antérieur non surcomposé : « Dès que j'eus fini, je partis. »

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Le futur antérieur relativement au passé est rendu par un temps composé du participe passé et de l'auxiliaire avoir ou être au futur dans le passé : « Il serait parti. » Ce temps a subi, comme il est naturel, les mêmes vicissitudes que le futur dans le passé ; il n'a conservé sa valeur première que dans les propositions complétives quand le verbe de la proposition principale est à un temps du passé : « Je savais qu'il serait parti avant que vous pussiez arriver 1. » Partout ailleurs il a pris l'acception modale du conditionnel passé. Le futur antérieur dans le passé a aussi une forme surcomposée : « Je devais avoir écrit. » Mais on emploie surtout cette locution en donnant au verbe devoir une de ses valeurs propres, et non pas seulement le rôle d'auxiliaire.

On trouve ou on conçoit des temps anologues relativement au futur, par exemple « j'aurai eu parlé », qui est un passé antérieur dans le futur, et qui, comme le futur antérieur, peut s'employer pour exprimer une action même passée pourvu qu'elle soit antérieure à un moment futur même sous-entendu : « Il aura eu fini quand l'ordre de surseoir est arrivé. » Tous ces temps peuvent en produire d'autres; par exemple « j'aurais eu parlé » est, relativement au passé, un passé antérieur dans le futur 2. Il est inutile d'insister sur ces formes d'un emploi très rare, et dont la plupart sont à éviter.

1.De même que le futur antérieur absolu peut exprimer une action déjà passée relativement au présent, le futur antérieur dans le passé peut exprimer une action déjà passée relativement au passé : « Je supposais bien qu'il aurait mal lu » correspond exactement à : « Je suppose qu'il aura mal lu. » Voici un exemple de Mme de Sévigné (à sa fille, 5 janvier 1672) : « Messieurs des États s'étaient examinés scrupuleusement pour savoir ce qu'ils auraient pu faire qui déplût à Sa Majesté. »

2. « J'aurais eu parlé » contenant un auxiliaire au futur dans le passé a aussi une valeur modale dont nous parlerons plus loin.


Conclusion du classement des temps.

Il résulte de cette classification qu'on peut toujours considérer un temps secondaire quelconque au moins à deux points de vue : d'abord au point de vue du présent, ensuite au point de vue soit du passé, soit du futur, suivant qu'il est relatif au passé ou relatif au futur. Prenons pour exemple la phrase suivante : « j'étais réveillé quand vous êtes entré. » Absolument, c'est-à-dire au point de vue du présent, du moment où je parle, «j'étais réveillé » est un plus-que-parfait, exprime un temps plus que passé. Mais au point de vue du passé, du moment passé où « vous êtes entré », ce même temps est simplement un passé. Nous verrons quelle est l'importance de cette distinction pour les règles de l'accord des temps.

Il y a même des temps secondaires qui peuvent être considérés à trois ou quatre points de vue, suivant le degré de la surcomposition et le nombre des actions rapprochées les unes des autres. Par exemple, dans la phrase que nous avons citée « On m'a affirmé que, dès qu'il avait eu cédé, les secours étaient arrivés », « avait eu cédé » est, absolument, un plus-que-parfait antérieur ; c'est un plus-que-parfait si on se place au moment où « on a affirmé » ; c'est un simple passé au point de vue du moment où « les secours sont arrivés ». De même, « j'aurais parlé » est un futur antérieur relativement au passé, c'est un passé relativement au futur dans le passé. Mais la seule distinction importante est celle qui sépare la valeur absolue de chaque temps de sa valeur relative soit au passé, soit au futur.


Le tableau ci-joint résumera notre classification :

TEMPS (Divisions et subdivisions de la durée).

EXPRIMÉS ABSOLUMENT

EXPRIMÉS RELATIVEMENT AU PASSÉ

EXPRIMÉS RELATIVEMENT AU FUTUR

Prisent :

Je parle.

Je parlais.

(Imparfait.)

Passé :

Je parlai, j'ai parlé.

J'eus, j'ai eu, j'avais

parlé. (Plus-que-parfait et passé antérieur.)

J'aurai parlé. (Futur antérieur.)

Futur :

Je dois parler, je parlerai.

Je devais parler, je

parlerais *.

(Futur dans le passé.)

Je devrai parler. (Futur postérieur.

Plus-que-passé :

J'eus, j'ai eu, j'avais parlé.

J'avais eu parlé. (Plus-que-parfait antérieur.)

J'aurai eu parlé. (Passe antérieur dans le futur.)

Futur antérieur :

J'aurai parlé.

Je devais avoir parlé, j'aurais parlé *. (Futur antérieur dans le passé.)

[Je devrai avoir parlé.]

J'arrête ce tableau au moment où, dans les deux dernières colonnes, on n'aurait plus que des temps théoriques, comme le dernier de la colonne des futurs, que j'ai mis entre crochets. On voit que, pour exprimer un temps quelconque relativement au passé, il faut prendre la forme absolue de ce temps, et remplacer, dans les auxiliaires, les présents par des imparfaits, les temps du passé par des plus-que-parfaits, les futurs par des futurs dans le passé. De même, pour exprimer un temps quelconque relativement au futur, il faut, en partant de la forme absolue, remplacer dans les auxilaires, le présent par le futur, les temps du passé par le futur antérieur, le futur par le futur postérieur.

L'astérisque marque les temps qui, dans les conditions indiquées plus haut, changent de valeur et deviennent des conditionnels.


Valeurs particulières de l'imparfait, et distinction des deux passés.

Pour terminer ce chapitre sur la valeur individuelle des temps, il nous reste : 1° à signaler l'emploi de l'imparfait et du plus-que-parfait comme passés d'habitude, et après la conjonction si ; 2° à déterminer la différence entre le passé défini et le passé indéfini.

Imparfait d'habitude. — L'imparfait est employé lorsqu'on veut se placer non seulement pendant la durée, mais encore pendant la fréquence de l'action. Exemple : « Quand vous êtes arrivé, je recevais souvent de ses nouvelles. » Cet emploi de l'imparfait est bien connu, et n'offre pas de difficultés. Le plus-que-parfait a une valeur analogue : « Quand on l'avait irrité, il était impitoyable. »

Imparfait pour le conditionnel. — Dès l'époque la plus ancienne de la langue, l'usage s'est établi de remplacer, après le si conditionnel, le futur par le présent, et le futur dans le passé par l'imparfait, « S'il vient, je partirai. — Tu savais que, s'il venait, je partirais. » L'idée de futur étant suffisamment marquée par le temps de l'autre verbe et par la conjonction, on peut, sans nuire à la clarté, éliminer cette idée du temps du verbe qui suit si. Or, si l'on supprime l'idée de futur, le futur proprement dit doit se transformer en présent, et le futur dans le passé en imparfait, puisque l'auxiliaire (représenté par les flexions ai et ais, cette dernière pour « avais ») est au présent dans le premier temps, et à l'imparfait dans le second.

Le futur dans le passé, en prenant la valeur d'un conditionnel, a conservé le privilège de se transformer en imparfait après si. Il en résulte que le plus-que-parfait


après si peut équivaloir au conditionnel passé, et le plus-que-parfait antérieur, au conditionnel surcomposé : « Il serait venu, s'il l'avait su. — S'il avait eu dîné, il vous aurait accompagné. »

Passé défini et passé indéfini. — A côté du temps simple issu du parfait latin, nous trouvons dans notre langue, dès l'origine, un temps composé, de même signification ou à peu près. Ces deux temps après s'être confondus, ont pris peu à peu, comme il était naturel, des acceptions légèrement divergentes, que les grammairiens expriment aujourd'hui par les adjectifs « défini » et « indéfini ».

Quel est le sens propre du passé composé? « J'ai écrit » signifie littéralement : « je suis dans l'état qui suit l'action d'écrire. » Aussi dit-on : « j'ai écrit depuis une heure. » C'est par assimilation entre les deux passés, que nous pouvons dire aussi : « J'ai écrit il y a une heure. »

D'autre part, on conçoit qu'on puisse employer facilement le passé composé sans indiquer le temps où l'action s'est accomplie, puisqu'il y a surtout, au fond de ce temps du verbe, la constatation d'un état présent. Cet emploi a paru si bien convenir au passé composé, que la règle s'est établie de le lui attribuer exclusivement, et d'exiger la détermination du temps quand on se sert du parfait simple. Aujourd'hui, on ne peut employer le passé non composé sans indiquer le temps de l'action. Mais cette indication peut être vague; en outre, elle peut se trouver dans une autre phrase : « A la mort de Charles V, il y avait en

France ce qui eût suffi pour perdre dix royaumes....

L'avènement du petit Charles VI fut inauguré par l'établissement d'un nouvel impôt. » (Michelet.) Dans le fameux récit du Cid, le temps de « Nous partîmes cinq cents » est déterminé par tout le dialogue qui précède.


Il y a une autre différence importante entre les deux passés. Quand on dit : « Cette année, cette semaine, aujourd'hui, etc., » on désigne un temps qui n'est pas complètement écoulé, qui est encore présent. « Cette année » équivaut à : « en la présente année. » La langue française ayant deux formes pour rendre le passé, il est naturel qu'elle ait choisi, pour la joindre à ces locutions, celle de ces formes qui n'exprime le passé qu'indirectement, et qui contient un auxiliaire au présent. Aussi dit-on : « J'ai lu cette année », et non pas : « Je lus cette année. »

Le passé simple s'emploie surtout dans un récit continu, dans un livre d'histoire, dans un roman. Mais, quand on raconte un événement récent, on se sert ordinairement du passé composé : voyez le songe d'Athalie, celui de Pauline, le récit de Théramène. Le passé simple tend d'ailleurs à disparaître de la conversation.

II. DES FONCTIONS MODALES DU FUTUR DANS LE PASSÉ DE

L'INDICATIF

Emploi du conditionnel.

Le futur dans le passé de l'indicatif a pris dans la langue française des fonctions modales qui lui ont fait donner le nom de conditionnel. Avant de rechercher l'origine de cette transformation, il est nécessaire de déterminer avec précision les acceptions actuelles du conditionnel 1.

1. Il est très légitime, théoriquement, de supprimer le mode conditionnel, comme le fait la grammaire d'Ayer. On n'a pas fait en latin un mode spécial du futur dans le passé de l'indicatif, bien qu'il ait aussi quelquefois une acception modale : « Illi ipsi aratores, qui remanserant, relicturi omnes agros erant, nisi ad eos Metellus Roma litteras misisset. » (Cic. Verr., 3, 52 ; cf. Madvig, Grammaire latine, 348, a.) Mais la valeur modale du même temps en français a pris un


On distingue le conditionnel présent et le conditionnel passé, ce dernier composé du participe passé du verbe et de l'auxiliaire « avoir » ou « être » au conditionnel présent. Il faut y ajouter la forme surcomposée « j'aurais eu fini », dont nous déterminerons aussi la valeur,

Conditionnel présent.

Le conditionnel présent exprime la possibilité d'une action présente ou future, dans une hypothèse qui ne se réalise pas ou ne s'est pas réalisée, ou dont la réalisation est douteuse.

Action présente : « Si on l'eût mieux soigné, il vivrait. — Si on le soignait mieux, il aurait une meilleure santé. » L'action présente de vivre, l'état présent d'avoir une meilleure santé étaient possibles à des conditions qui font défaut.

Action future : « S'il était arrivé, s'il était ici, s'il arrivait, je partirais demain. »

Dans ces exemples, l'hypothèse, la condition de possibilité, est exprimée par une proposition précédée de si. La condition peut prendre beaucoup d'autres formes, et même être indiquée dans une phrase séparée : « A ce compte, il céderait. » — « N'agacez pas le chien, il vous mordrait. » — « Je croirais faire en le volant une action méritoire. » (L'Avare, II, 1.) — « Je serais fort fâchée de vous causer du déplaisir. » (L'Avare, III, 11.) — « Il serait bon de l'avertir. » — « Je le reconnaîtrais entre mille. » — « Peut-être ne ferait-on pas tout ce qu'on

tel développement, qu'il est impossible, en pratique, de ne pas lui accorder toute l'importance d'un mode. Pour éviter les inconvénients de cette concession, il suffit, comme nous l'avons fait ci-dessus, de séparer avec soin de l'acception modale les restes de la valeur primitive.


peut, sans l'espérance de faire plus qu'on ne pourra. » (Fontenelle, dans Littré, au mot « pouvoir ».)

Souvent la condition est sous-entendue, en particulier lorsqu'elle n'est autre que l'occasion : « Il le ferait comme il le dit. — Il condamnerait son propre fils. » Entendez : « si l'occasion s'en offrait ». Après « je pourrais, je saurais 1 », on sous-entend souvent : « si je voulais. » Exemples : « Je pourrais le convaincre d'imposture. — Je saurais bien le décider, — On ne saurait trop l'admirer. » Après « on dirait, on croirait », on sous-entend : « si on s'en tenait à l'apparence. »

Le conditionnel indiquant la possibilité et une réalisation incertaine, il est facile de comprendre qu'on soit arrivé à s'en servir pour adoucir l'expression d'une volonté, d'un désir, d'une nécessité, etc. « Je voudrais, je désirerais, il faudrait, vous devriez » sont presque toujours des équivalents adoucis de : « Je veux, je désire, il faut, vous devez. » De même : « Il serait possible, il se pourrait, je pourrais (avec le sens de : il est possible que je..., comme dans : je pourrais me tromper), il serait nécessaire, etc. »

Dans les phrases interrogatives ou exclamatives, et dans les phrases affirmatives où on rapporte l'opinion d'un autre, le conditionnel peut exprimer, par extension, une possibilité dont on doute, et dont par conséquent on n'a pas à formuler la condition : « Ce serait vrai ! Serait-il vrai? — Il arriverait demain? — On prétend que l'ennemi serait en vue 2. » Or, indiquer que l'on doute de la

1. Voyez Littré, au mot « savoir » 18°.

2.En langue du Palais, dans une citation, on met souvent au conditionnel les verbes exprimant les faits articulés:

Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions,

Aurait atteint, frappé, moi sergrnt à la joue.


possibilité d'une action, c'est préparer en quelque sorte une affirmation contraire, un refus s'il s'agit d'une demande. De là l'usage du conditionnel de politesse : « Voudriez-vous me rendre ce service? — Connaîtriez-vous une de ces personnes? — On m'assure que vous auriez l'obligeance de... »

Le conditionnel a une autre valeur importante, que l'on confond habituellement avec les premières, bien qu'elle s'en distingue essentiellement. Outre la possibilité conditionnelle, il exprime la condition de possibilité, l'action présentée comme condition d'une autre, ou du moins l'incertitude de cette action. On met au conditionnel, après les conjonctions conditionnelles 1, le verbe exprimant une action qui probablement ne s'accomplit ou ne s'accomplira pas, ou qui certainement n'a pas lieu, et dont l'accomplissement est la condition d'une autre action. Dans ce cas, l'idée de condition résulte de la conjonction employée et non de la flexion du verbe, et le conditionnel n'a d'autre valeur que celle d'un présent ou d'un futur douteux, ou d'un présent négatif, si je puis appeler ainsi le temps d'une action qui présentement ne s'accomplit pas. Prenons l'exemple suivant : « Dans le cas où il se déciderait, je vous avertirais. » Les deux actions sont également futures et douteuses ; mais il faut remarquer que le conditionnel, appliqué au verbe de la proposition

Et fait tomber du coup mon chapeau dans la boue,

… Et, de ce non content,

Aurait avec le pied réitéré.

Outre plus, le susdit serait venu, de rage,

Pour lacérer le dit présent procès-verbal.

(Les Plaideurs, II, 4).

1. Ou même sans conjonction, dans la tournure suivante : « Il serait ici que j'agirais de même. »


principale, affirme la possibilité conditionnelle de l'action, tandis que, appliqué au verbe de la proposition subordonnée, il ne diffère d'un futur de l'indicatif que par une idée accessoire d'incertitude.

Toutefois, la condition exprimée dans la proposition subordonnée peut être non la réalisation plus ou moins incertaine d'une action, mais la possibilité conditionnelle de cette action. Exemple : « Dans le cas où il se déciderait si on insistait, ne manquez pas d'insister. » Il est facile de voir que, dans cette phrase, déciderait n'a pas le même sens que le même verbe au même temps dans l'exemple précédent. Là le sens était : « Dans le cas d'une décision à intervenir de sa part. » Ici le sens est : « Dans le cas de la possibilité d'obtenir cette décision en insistant. » Là nous avions ce que j'appellerai l'acception secondaire du conditionnel, ici nous avons l'acception principale 1.

1. Après la conjonction si, le conditionnel ne doit être remplacé par l'imparfait de l'indicatif que s'il est pris dans l'acception secondaire. Quand il a sa valeur principale, il ne peut être remplacé par aucun autre temps. C'est ce qui explique le temps employé par Racine dans ces vers célèbres :

Si ta haine m'envie un supplice trop doux,

Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,

Au défaut de ton bras, prête-moi ton épée.

(Phèdre, II, 5.)

La condition est ici la possibilité d'une souillure (main trempée d'un sang trop vil) dans le cas où Hippolyte tuerait lui-même Phèdre, et non l'accomplissement de cette souillure : c'est le second sens que donnerait l'imparfait, qui équivaudrait au conditionnel dans son acception secondaire. On explique généralement ces vers par une ellipse * : « ou si tu penses que. .. » L'interprétation est juste, mais l'explication est fausse. « Si tu penses que ta main serait trempée » est bien le sens de : « si ta main serait trempée. » Mais le conditionnel est indépendant de toute ellipse, aussi bien que dans cette autre

* Marty-Laveaux, lexique de Racine, p. CXXIV.


La phrase suivante peut servir à montrer les différences qui séparent les acceptions les plus importantes du conditionnel : « Voudriez-vous me prêter ce livre ? Je voudrais le lire. S'il m'appartenait, je ne voudrais le prêter qu'à vous. » En employant des équivalents approximatifs pour les deux premiers conditionnels, on dirait : « Voulez-vous me prêter ce livre? Je désire le lire. S'il m'appartenait, je ne voudrais le prêter qu'à vous ». Il est clair qu'on ne pourrait pas substituer les équivalents l'un à l'autre et dire : « Désirez-vous me prêter ce livre? Je veux le lire ». Il est clair aussi que ni l'un ni l'autre des équivalents ne pourrait être mis à la place du troisième conditionnel.

phrase, après une autre conjonction : « Tu me prêtes ton épée au lieu de ton bras, parce que ta main en me tuant serait trempée d'un sang trop vil. » C'est en distinguant les deux valeurs du conditionnel qu'on se rendra compte aussi des exemples suivants, où ce temps a des acceptions dérivées de sa valeur principale, et par conséquent ne peut être remplacé par l'imparfait : « Je meure, si je saurais vous dire. » (Malherbe, II, 634, de l'éd. Lalaune, Lexique, p. XXXVI.)

« Si ce crime autrement ne saurait se remettre,

Cassez ; ceci vous dit encore pis que me lettre. »

(CORNEILLE, II, 243, Pl. roy. 377.)

— « Que te sert de percer les plus secrets abîmes Où se cache à nos sens l'immense Trinité,

Si ton intérieur, manque d'humilité,

Ne lui saurait offrir d'agréables victimes. »

(CORNEILLE, Imit. I, 1.)

Lorsque la conjonction si exprime non une condition, mais un rapprochement (= de même que, en même temps que), elle n'est jamais suivie du conditionnel secondaire, le conditionnel n'est jamais remplacé par l'imparfait de l'indicatif : « Il est utile de le lire de suite [un ouvrage ]........et si l'on y désirerait plus de solidité et de profondeur, on peut profiter beaucoup en le lisant. » (D'Aguesseau, dans Littré, si 3°). — « Et moi pour vous répondre, j'ai à vous dire que les choses sont fort égales, et que, si vous auriez de la répugnance à me voir votre belle-mère, je n'en aurais pas moins sans doute à vous voir mon beau-fils. » L'Avare, III, 11.)


Conditionnel passé.

L'auxiliaire, qui est au conditionnel présent, donne naturellement au conditionnel passé la valeur modale et les acceptions dérivées que nous venons de déterminer. D'autre part, comme le conditionnel présent a une double valeur temporelle (présent et futur), la valeur temporelle du conditionnel passé est également double; car on peut donner à l'auxiliaire le sens d'un présent ou celui d'un futur. Dans le premier cas on forme un passé, dans le second un futur antérieur.

Exemple du passé : « Il serait arrivé s'il avait pu. »

Exemples du futur antérieur : « S'il partait sur-le-champ, il serait arrivé avant l'orage ». — « Je n'aurais jamais fait, si je voulais en faire le détail ». (Mme de Sévigné à sa fille, 1er janvier 1674). — « Je n'aurais jamais fait, si je voulais nommer tous ceux et celles dont vous êtes aimée ». (La même à la même, 13 février 1671). — On peut se rendre compte de la valeur exacte de ces formes en remplaçant le conditionnel par l'indicatif : « Si je veux nommer tous ceux dont vous êtes aimée, je n'aurai jamais fait. »

Le passé du conditionnel peut être remplacé par le plus-que-parfait du subjonctif : « Il aurait ou il eût écrit ». Il n'en est pas de même du futur antérieur du conditionnel. On ne dirait pas : « S'il partait sur-le-champ, il fût arrivé avant l'orage. »

Le conditionnel dit passé a encore une autre valeur temporelle. C'est un futur proprement dit (futur du conditionnel) dans les phrases telles que les suivantes : « Si on avait insisté, il serait venu demain ». — « Je ne sais si l'envie de vous voir cet hiver à Paris m'aurait fait surmon¬


ter des impossibilités, etc. » (Mme de Sévigné à sa fille, 2 août 1689). Dans cette acception, le conditionnel passé est tout à fait détourné de son sens naturel : il ne s'y rattache que par ce caractère que l'action n'a pas lieu. Le même conditionnel peut aussi prendre la valeur d'un futur dans le passé, comme dans cette phrase de Mme de Sévigné, écrite pendant le procès de Fouquet (2 décembre 1664, Lettre à M. de Pomponne) : « M. de Nesmond a témoigné en mourant, que s'il eût été à la fin du procès,

il aurait réparé cette faute. » Toutefois, ces deux valeurs du conditionnel passé sont restreintes au cas où l'action ne peut absolument pas avoir lieu : ce sont des futurs négatifs ou irréels, et non des futurs de doute. Le conditionnel passé est ainsi devenu le temps négatif par excellence, pour l'avenir comme pour le passé.

Conditionnel surcomposé.

Quant au temps surcomposé « j'aurais eu fait », c'est un plus-que-parfait du conditionnel : « Si vous me l'aviez fait dire, j'aurais eu fini avant son arrivée. » Les autres acceptions temporelles que l'on pourrait déduire de la composition de ce temps sont trop compliquées pour être usitées. Toutefois il peut encore avoir la valeur d'un futur antérieur négatif : « Si vous aviez commencé plus tôt, vous auriez eu fini demain avant lui. »

Tableau résumé des temps du conditionnel.

Les temps du mode conditionnel sont donc :

Présent, futur, futur dans le passé :

J'arriverais (temps dit conditionnel présent).


Passé, futur antérieur, futur (négatif), futur dans le passé (négatif) :

Je serais arrivé (temps dit conditionnel passé).

Plus-que-parfait, futur antérieur [négatif) :

J'aurais été arrivé (conditionnel surcomposé).

J'indique, pour le conditionnel présent, la valeur de futur dans le passé. Mais il faut noter que le futur dans le passé de l'indicatif et celui du conditionnel se confondent. « Je pensais qu'il viendrait si on l'en priait » correspond à la fois à : « Je pense qu'il viendra si on l'en prie », et à : « Je pense qu'il viendrait si on l'en priait. » Cette confusion est la conséquence du maintien du conditionnel présent avec sa valeur primitive de temps de l'indicatif dans les propositions complétives.

Origine du conditionnel.

Comment l'idée modale du conditionnel a-t-elle pu dériver du futur dans le passé de l'indicatif ? « Il ferait », facere habebat, signifie essentiellement « il avait à faire, il devait faire. L'action était future et possible, mais on ne dit pas qu'elle le soit encore, on insinue presque qu'elle ne l'est plus. De là à déclarer que l'action ne se réalise point ou ne s'est point réalisée, il n'y a qu'un pas à franchir, et on aboutit précisément à l'une des valeurs du présent ou du passé du conditionnel. Ainsi, à l'aide d'une légère modification de sens, on peut tirer du futur dans le passé de l'indicatif soit le présent, soit le passé du conditionnel. C'est le passé que la langue latine avait choisi ; car « venturus erat » peut avoir en latin le sens du conditionnel passé (Voyez Madvig, 348, a) ; c'est le pré¬


sent, que l'on trouve en français : il viendrait, qui équivaut à « venturus erat », a le sens du conditionnel présent. D'ailleurs le conditionnel dans ce sens, c'est-à-dire en tant qu'il exprime non une action future douteuse, mais une action passée ou présente non accomplie, est si voisin du futur dans le passé de l'indicatif, qu'on serait sinon correct, au moins intelligible, en disant : « si vous lui aviez écrit, il devait être ici aujourd'hui », ou : « il devait venir hier, s'il eût cru vous être utile. »

Mais le conditionnel dit présent ne signifie pas seulement que l'action était possible et ne l'est plus. Il peut signifier aussi, nous l'avons vu, que l'action est encore possible dans certaines conditions. Cette seconde acception dérive de la première. Comparez : « Il arriverait maintenant si on l'avait convoqué » et « il arriverait demain si on le convoquait ». Le rapprochement de ces deux phrases suffit à montrer combien la transition des sens était naturelle et facile. Il n'est pas extraordinaire qu'on ait reporté au moment présent la possibilité future que notre temps exprimait dans le passé.

Après les conjonctions marquant condition, le futur dans le passé de l'indicatif a subi une transformation de sens analogue, qui a abouti à la valeur secondaire du conditionnel.

Equivalent du conditionnel.

Plusieurs temps du subjonctif ont partagé avec le futur dans le passé de l'indicatif le privilège de rendre l'idée du conditionnel. Il nous en est resté la faculté de dire: «Il eût ou il aurait parlé. » Dans l'ancienne langue on eût pu dire encore, avec le même sens : « Il parlât. » Et l'imparfait du subjonctif avait aussi la valeur d'un condi¬


tionnel présent : « il parlât » signifiait à la fois « il aurait parlé » et « il parlerait. »

Cet emploi du subjonctif a son origine dans l'usage latin. En latin, le conditionnel passé était rendu quelquefois par un temps composé de l'indicatif (venturus eram), mais le plus souvent par le plus-que-parfait du subjonctif, ou, moins souvent, par l'imparfait du même mode (Madvig, 347, b, remarque 2. — Riemann, Revue de philologie. IV, page 187, note 3).

Quant au conditionnel présent (ou futur), lorsqu'on voulait exprimer une action qui n'avait pas lieu (irrealis), on le rendait par l'imparfait du subjonctif. On comprend en effet qu'on puisse exprimer par un temps du passé une action qui n'a pas lieu présentement, et qui, dans l'hypothèse où elle se serait réalisée, aurait, pour la plupart des cas, au moins commencé avant le moment présent. Quand l'action pouvait encore avoir lieu (potentialis), on employait le présent du subjonctif. Plus tard, en bas latin, on s'est servi de l'imparfait du subjonctif dans les deux sens, mais cet emploi n'appartient pas à la bonne langue 1. (Voy. Revue critique, 1881, p. 259).

Le conditionnel mis au subjonctif.

Une particularité très remarquable que notre conditionnel doit à son origine de temps de l'indicatif, c'est qu'il peut être mis au subjonctif : nous pouvons exprimer cumulativement l'idée modale du conditionnel et celle du subjonctif.

Le futur dans le passé de l'indicatif étant représenté,

1. il n'y a pas de rapprochement à établir entre cette confusion du bas latin et l'extension de sens très naturelle que nous avons constatée dans l'histoire de notre conditionnel présent.


dans les temps du subjonctif, par l'imparfait, cette concordance s'est appliquée au futur dans le passé devenu présent ou futur du conditionnel. Comparez : « Je crois qu'il viendrait si on l'en priait », et : « Je ne crois pas qu'il vînt, même si on l'en priait. »

C'est par un conditionnel mis au subjonctif que s'explique le vers célèbre de Racine (Andromaque, I, 4) :

« On craint 1 qu'il n'essuyât les larmes de sa mère. »

Sous-entendu : « si on le laissait vivre. »

En remplaçant craindre par un verbe qui ne gouverne pas le subjonctif, croire par exemple, on dirait : « On croit qu'il essuierait les larmes de sa mère. » Racine aurait pu, en modifiant légèrement le sens, employer le présent au lieu de l'imparfait du subjonctif. Il l'a fait, d'ailleurs, dans le vers qui précède :

« Hélas ! on ne craint point qu'il venge un jour son père. »

Et non pas : « on ne craint point qu'il vengeât son père ». Entre ces deux façons de s'exprimer, il y a la même différence qu'entre : « Il vengera son père si on le laisse vivre », et : « Il vengerait son père si on le laissait vivre. » Dans le premier vers de Racine, on a la forme subjonctive du futur de l'indicatif, et, dans le second, la forme subjonctive du futur du conditionnel.

Les exemples d'imparfaits du subjonctif correspondant à des conditionnels sont très nombreux. Voyez le Lexique de Molière par Génin (au mot conditionnel), et les introductions aux lexiques de Malherbe (par Regnier fils,

1. « On craint » n'est pas du tout l'équivalent de « on craindrait », comme le dit M. Marty-Laveaux par inadvertance (Lexique, p. CXXIV.)


pages XXXVI et XXXIX), de Racine 1 (par Marty-Laveaux, pages XCIV et XCV), de La Bruyère (par Marty-Laveaux, p. XLVI), de Mme de Sévigné (par Sommer, p. XXVIII). A tous ces exemples on peut ajouter les suivants, empruntés à Molière et à Mme de Sévigné :

« Je ne doute pas qu'il ne prêtât l'oreille à la proposition. » (l'Avare, IV, 1).

« Quoique je ne dusse peut-être pas répondre à des choses que vous dites en badinant, je ne puis m'empêcher de vous en gronder. » (Mme de Sévigné à sa fille, 13 janvier 1672).

« Il y a très peu de gens qui pussent faire voir une si belle suite pour une si légère semonce. » (La même à la même, 4 décembre 1673.)

Les grammaires présentent cet emploi de l'imparfait du subjonctif comme une particularité de la syntaxe du XVIIe siècle. On pourrait en citer de nombreux exemples postérieurs à cette époque. La grammaire d'Ayer (p. 518) en a un de J.-J. Rousseau : « Je ne crois pas que vous me jugeassiez sans m'entendre ». Le discrédit où est tombé l'imparfait du subjonctif, et l'habitude que nous avons prise à tort de faire dépendre mécaniquement le temps du verbe subordonné du temps du verbe principal, font que l'imparfait du subjonctif est moins souvent employé avec cette valeur. Mais, même aujourd'hui, cet imparfait ne nous étonne pas toutes les fois que la condition est exprimée par un conditionnel ou un imparfait. On dirait encore comme Molière (Bourgeois gentilhomme, III, 6) : « Il n'y a point de dépense que je ne fisse, si par là je pou-

1, Tous les imparfaits du subjonctif qu'on rencontre dans ces exemples de Racine ne correspondent pas à des conditionnels. Il y en a qui correspondent simplement à des imparfaits de l'indicatif.

Mais il est facile de distinguer les uns des autres.


vais trouver le chemin de son coeur », ou, comme Mme de Sévigné : « Je ne crois pas que j'en pusse sortir, si on y recevait de vos nouvelles. » (à sa fille, 25 octobre 1673).

III. — EXPRESSION DES TEMPS DANS LES AUTRES MODES

Subjonctif. — Le subjonctif n'a que quatre temps. Mais chacun d'eux correspond à plusieurs temps de l'indicatif.

Ainsi le présent du subjonctif correspond

1° Au present de l'indicatif.

Comparez : Je sais qu'il est ici, et

Je no crois pas qu'il soit ici.

2° Au tutur.

Je sais qu'il viendra ;

Je doute qu'il vienne.

— L'imparfait du subjonctif correspond :

1° A l'imparfait de l'indicatif.

Je sais qu'il était, hier ici ;

Je doute qu'il fût hier ici.

2° Au futur dans le passé.

Je savais qu'il viendrait ;

Je ne pensais pas qu'il vînt.

3° Au conditionnel dit present.

Je pense qu'il viendrait volontiers ;

Je ne pense pas qu'il vint volontiers.

— Le parfait du subjonctif correspond :

1° Aux deux passés de l'indicatif.

Je sais qu'il est venu (ou qu'il vint)

hier ;

Je ne crois pas qu'il soit, venu hier.

2° Au futur anterieur.

Je suis sûr qu'il sera arrivé avant

vous ;

Je doute qu'il soit arrivé avant vous.


— Le plus-que-parfait du subjonctif correspond :

1° Au plus-que-parfait de l'indicatif.

On m'a dit qu'il l'avait fait ;On ne m'a pas dit qu'il

l'eut fait.

2° Au futur antérieur dans le passé.

Je savais qu'il aurait fini avant vous ; Je doutais qu'il eût fini

avant vous.

Enfin nous savons que le plus-que-parfait du subjonctif équivaut au conditionnel dit passé

Il y a aujourd'hui dans la langue française une tendance à remplacer presque partout l'imparfait du subjonctif par le présent. Sans la langue littéraire, l'imparfait du subjonctif serait bien près de disparaître.

Impératif. — L'impératif n'a que deux formes : parle, aie parlé. « Parle » est, à vrai dire, non un présent, mais un futur. Si l'action était présente, on n'aurait pas à l'ordonner. Il en résulte que « aie parlé » est un futur antérieur : « Aie fini quand nous arriverons. »

Infinitif. —L'infinitif équivaut à un substantif exprimant l'action du verbe sans détermination de temps. Le temps de l'action marquée par un infinitif ou par un substantif est précisé par le verbe à mode personnel qui les régit. Quand on dit : « J'assiste à son départ », ou « je le vois partir », l'action de « partir » est présente. Elle est passée si l'on dit : « J'apprends son départ », ou «je l'ai vu partir ». Rien, dans la forme des mots départ et partir, n'indique cette différence de temps. Toutefois, et c'est un des caractères qui distinguent un infinitif d'un substantif exprimant la même action, les verbes auxiliaires permettent de donner à l'infinitif une valeur temporelle propre :


avoir parlé est un infinitif passé, devoir parler est un infinitif futur. Mais, pour avoir le temps véritable de l'action marquée par un infinitif passé ou futur, il faut encore tenir compte du temps et même du sens du verbe qui le régit. Dans « il croit l'avoir convaincu », l'action de convaincre est passée ; elle est plus-que-passée dans « il a cru l'avoir convaincu » ; elle est antérieure au futur dans « il espère l'avoir convaincu quand il partira ».

Aussi, quand l'action du verbe qu'on doit mettre à l'infinitif est passée, mais contemporaine de l'action du verbe principal, on emploie le présent, et non le passé de l'infinitif : « Je l'ai vu partir. » Il y a cependant quelques exemples de l'infinitif passé employé dans ces conditions : « J'ay vu un duc de Cestre estre allé à pied sans chausses » (Commynes, édit. de Mlle Dupont, III, 4). « Il avait eu tort de l'avoir refusé » (Malherbe, édit. Lalanne, II, 36 Lexique, p. XLI).

Si l'on établit la concordance des temps de l'infinitif avec ceux de l'indicatif, on verra que le présent de l'infinitif correspond à la fois au présent, à l'imparfait, au futur et au futur dans le passé de l'indicatif.

Comparez : Il sait y être, et

Il sait qu'il y est.

Il savait y être ;

Il savait qu'il y était.

Il compte partir demain ;

Il compte qu'il partira demain.

Il comptait partir le lendemain;

Il comptait qu'il partirait le lendemain.

L'infinitif futur proprement dit (devoir partir) n'est utile que si le verbe principal ne porte pas en lui l'idée de futur: « Il savait devoir partir le lendemain. »

Le passé de l'infinitif correspond aux passés, au plus-que-parfait, au futur antérieur et au futur antérieur dans le passé de l'indicatif.


Comparez : Il croit avoir fini, et

Il croit qu'il a fini.

Il croyait avoir fini ;

Il croyait qu'il avait fini.

Il compte avoir fini avant votre départ ;

Il compte qu'il aura fini.

Il comptait avoir fini avant votre départ ;

Il comptait qu'il aurait fini.

Participe. — Il y a deux participes essentiels : le participe actif (dit présent), et le participe passif (dit passé). Le premier donne au nom avec lequel il s'accorde la qualité d'agent de l'action, le second lui donne la qualité de patient. L'un ou l'autre de ces participes exprimera une action (faite ou subie) présente, passée ou future, suivant le temps du verbe à mode personnel auquel il sera joint : « Reconnaissant son ami, il courut au-devant de lui. » L'action de « reconnaître » est passée comme celle de « courir».

Sur la valeur du participe passé dans les temps composés, voyez le chapitre I de la Syntaxe du Verbe.

IV. — VARIATION DU PARTICIPE EN GENRE ET EN NOMBRE

Participe présent. — Dans l'ancienne langue, le participe présent était variable comme un adjectif ordinaire. Au seizième siècle, le participe présent varie encore, mais on constate une tendance à le rendre invariable. Parfois il s'accorde en nombre et non en genre : Montaigne (11, 175) : « Passions servants seulement à... ».

L'accord du participe présent en nombre et non en genre ne doit pas être considéré comme une transition entre le participe s'accordant toujours et le participe invariable, mais comme un reste de l'époque où le participe présent n'avait, comme en latin, qu'une seule forme pour les deux genres. Commynes donne à plusieurs participes


présents la flexion féminine : « Toutes choses appartenantes à leurs offices. »

Participe passé. — Il importe de distinguer avec soin le participe passé actif, « ayant fait, venu ou étant venu », et le participe passif, « fait ».

Le participe passé passif, pris absolument, et dans tous les temps de la voix passive, s'accorde toujours avec le nom auquel il est joint ou avec le sujet du verbe. C'est un véritable adjectif.

Le participe passé passif entre aussi dans tous les temps composés de la voix active des verbes transitifs. En principe, et d'après l'origine de ces temps, le participe devrait toujours s'accorder avec le complément direct du verbe 1. Mais de très bonne heure la notion de l'origine des temps composés s'obscurcit, et on fit souvent le participe invariable. Au seizième siècle, on s'avisa de faire dépendre l'accord du participe de la place du complément direct : c'est de là que viennent les règles actuelles du participe, qu'on a tant de peine à apprendre aux élèves de nos écoles. Il est triste de penser que des enfants consacrent des années entières et perdent un temps précieux à se former à la routine d'une règle illogique. L'Académie rendrait un véritable service aux études primaires et rentrerait dans les saines traditions de notre langue, si elle décidait, non pas, cela va de soi, que l'on ne doit plus dire : « La forme qu'il a prise », mais qu'on peut dire sans en rougir : « La forme qu'il a pris. » L'Académie seule pourrait triompher du préjugé qui prévaut sur ce

1. On trouve, à toutes les époques, des exemples de la faute qui consiste à faire accorder le participe passé avec le régime de l'infinitif qui suit. Montesquieu lui-même a écrit: «La simplicité des lois les a faites souvent méconnaître. »


point, et, en s'y prêtant, elle resterait dans son rôle, qui est de constater l'usage.

Le participe passé, toujours actif, des verbes intransitifs qui se conjuguent avec l'auxiliaire être, s'accorde naturellement avec le nom auquel il est joint ou avec le sujet du verbe.

Quelle que soit l'origine des temps composés des verbes réfléchis, le participe passé qui entre dans ces temps doit être aujourd'hui considéré comme un participe passé actif, à cause de l'auxiliaire et du pronom complément direct. Dans « je me suis amusé », amusé équivaut à « ayant amusé ». Deux règles d'accord sont possibles. Ou bien on peut assimiler complètement « amusé » aux participes passés des verbes intransitifs qui se conjuguent avec l'auxiliaire être, et faire accorder le participe avec le sujet. Ou bien, sous-entendant « ayant » devant « amusé », on peut traiter « amusé » comme un participe passé passif de temps composé, et le faire accorder avec le complément direct. Cette distinction n'a plus d'importance 1 pour les verbes réfléchis proprement dits, puisque le sujet et le régime direct sont identiques. Mais, dans les formes, dites réfléchies, où le pronom régime est complément indirect, il faut choisir l'un des deux systèmes. Avec le premier, suivi par l'ancienne langue, on disait : « Les blessures qu'ils se sont faits. » Avec le second, nous disons : « Les blessures qu'ils se sont faites. »

Le participe passé des verbes intransitifs qui se conjuguent avec l'auxiliaire avoir est un temps composé (ayant dormi), qui offre, ainsi que tous les temps composés de

1. Elle en avait; même pour les verbes réfléchis proprement dits, quand la langue avait encore deux cas. En faisant l'accord avec le sujet, on écrivait : « Ils se sont amusé. » En faisant l'accord avec le régime, on eût écrit : « amusés. »


ces verbes, cette particularité d'être formé avec un participe à apparence passive, dormi, qui ne peut s'accorder ni avec le sujet ni avec le régime. Quand on dit : a J'ai dormi », il est impossible de considérer dormi comme un participe. On ne peut y voir qu'une forme invariable, qui, jointe à l'auxiliaire avoir, exprime le passé indéfini. Voyez ce que nous avons dit à ce sujet dans le chapitre I de la Syntaxe du Verbe.

CONCLUSION DU CHAPITRE

A côté des classifications et des explications logiques ou historiques qui font l'objet principal de ce chapitre, j'ai tâché de mettre en lumière un certain nombre de faits simples, nouveaux ou encore peu élucidés, dont quelques-uns, si on les considère comme démontrés, me paraissent assez importants et assez faciles à comprendre pour qu'on puisse et qu'on doive les introduire dans les grammaires même élémentaires. Je résume ici en quelques mots ceux qui sont relatifs au conditionnel :

1° Dans le tableau des temps du verbe, il est indispensable de faire figurer deux fois chacun des temps du conditionnel, une première fois parmi les temps de l'indicatif, sous les noms de futur dans le passé et de futur antérieur dans le passé, et une seconde fois dans le mode conditionnel. Ce procédé ne sera pas nouveau dans les grammaires ; car on fait déjà figurer deux fois le plus-que-parfait du subjonctif, avec sa valeur propre et comme conditionnel passé. Les conditionnels n'ont la valeur de temps de l'indicatif que lorsqu'ils sont dans une proposition complétive et que le verbe de la proposition princi¬


pale est à un temps du passé. Il est facile de distinguer le conditionel présent du futur dans le passé de l'indicatif. Ce dernier peut être remplacé logiquement par l'infinitif du verbe précédé de l'auxiliaire « devoir » à l'imparfait. Il n'en est pas de même du conditionnel proprement dit. Au lieu de : « Je savais qu'il viendrait ». on pourrait dire : « Je savais qu'il devait venir. » Mais dans « il viendrait demain si on le lui demandait », il serait impossible de remplacer « viendrait » par « devait venir ». De même, au lieu de : « Je savais qu'il serait arrivé avant vous », on pourrait dire. « Je savais qu'il devait être arrivé avant vous. » C'est un indicatif et un futur antérieur dans le passé. La même substitution n'est pas possible dans : « Il serait arrivé si vous lui aviez écrit. » C'est un conditionnel passé.

2° Indépendamment de sa valeur comme temps de l'indicatif, le conditionnel présent peut exprimer, en tant que conditionnel, une action présente (il serait ici maintenant, si...) ou une action future (il viendrait demain, si...). De même, le conditionnel passé est tantôt un passé, tantôt un futur antérieur du conditionnel. Comparez : « Il serait arrivé s'il avait pu », et : « S'il partait sur-le-champ, il serait arrivé avant l'orage. » Il est à remarquer que le futur antérieur du conditionnel ne peut pas être remplacé par le plus-que-parfait du subjonctif. On ne dirait pas : « S'il partait sur-le-champ, il fût arrivé avant l'orage. » — Il est également impossible d'employer le plus-que-parfait du subjonctif comme équivalent du conditionnel passé lorsque ce dernier temps a la valeur d'un temps de l'indicatif.

Ces modifications ne sont pas de nature à compliquer plus que de raison le tableau des temps du verbe, et elles me semblent avoir l'avantage d'empêcher toute confu¬


sion entre les acceptions si diverses de notre conditionnel, ou du moins entre les plus importantes de ces acceptions.

CHAPITRE TROISIÈME

ACCORD DES TEMPS

I. — ACCORD DE COORDINATION

Il semble qu'il n'y ait pas lieu d'accorder les temps de deux propositions coordonnées, et qu'il suffise de mettre chaque verbe au temps que l'on veut exprimer. Il est cependant nécessaire de régler l'emploi des doubles formes que possèdent certains temps, et du procédé de style qu'on nomme présent historique.

Emploi des formes doubles.

Dans les cas où l'on a le choix entre le passé défini et le passé indéfini, si l'on a adopté l'un des deux au commencement d'un récit, il est naturel de s'y tenir et de ne pas mêler les deux formes, de ne pas dire par exemple : « Il est venu hier et m'apporta de vos nouvelles », ou : « Il vint hier et m'a apporté de vos nouvelles. » Cette règle est assez rigoureusement suivie par les auteurs. Il n'y a que des passés indéfinis dans le songe de Pauline. Le songe d'Athalie renferme un seul passé défini : « Cet éclat emprunté dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage. » Mais il s'agit là d'une action indépendante du songe raconté. Dans le récit du Cid, pour lequel Corneille a adopté le passé défini (mélangé avec le présent historique), il n'y a de passés indéfinis que dans une réflexion incidente qui coupe l'action : « Combien d'exploits célèbres


ont demeurés sans gloire.... Je ne l'ai pu savoir jusques u point du jour. »

Des deux formes du passé antérieur, l'une s'accorde avec le passé défini, l'autre avec le passé indéfini. On dit : << Quand il fut parti, je revins », et : « Quand il a été parti, je suis revenu. »

Présent historique.

On se place souvent par la pensée au moment de l'événement passé ou futur dont on parle, et on emploie alors le présent au lieu du passé ou au lieu du futur. Il va de soi que les temps des propositions coordonnées doivent être modifiés d'après le même point de vue.

Le présent pour le futur étant d'un emploi rare, nous ne nous occuperons ici que du présent pour le passé.

C'est généralement dans le cours d'un récit commencé avec l'un ou l'autre des passés qu'on voit intervenir le présent historique. On ne peut en soutenir l'emploi très longtemps, et on est obligé de revenir de temps à autre au passé. Mais les transitions doivent être ménagées avec soin. Il serait choquant de dire : « Il arriva et m'embrasse. » Quand la transition est disposée habilement, on peut en tirer de beaux effets de style, comme dans ce passage de Michelet (Précis de l'histoire de France, p. 280) : « Frédéric II se déclara en poésie, en philosophie, disciple de Voltaire ; c'était faire sa cour à l'opinion; les goûts futiles de Frédéric servirent en cela ses projets les plus sérieux. L'empereur Julien avait été le singe de Marc-Aurèle, Frédéric fut celui de Julien. D'abord, en l'honneur des Antonins que Voltaire lui proposait pour modèle, il écrit un livre sentimental et vertueux contre Machiavel. Il ne régnait pas encore. Voltaire, dans son naïf enthou¬


siasme, revoit les épreuves, exalte le royal auteur, et promet au monde un Titus. A son avènement, Frédéric voulut faire détruire l'édition. »

Dans un récit où sont mélangés le passé défini et le présent historique, on emploie le passé indéfini toutes les fois que, au milieu d'une série de présents, on doit exprimer une action antérieure. Par exemple, dans l'oraison funèbre du prince de Condé : « C'est en vain qu'à travers les bois.... Beck précipite sa marche... Le prince l'a prévenu. » Il est clair qu'après un passé on mettrait « prévenir » au plus-que-parfait : « Beck précipita sa marche... Le prince l'avait prévenu. »

A côté d'un présent historique, l'imparfait, en principe, ne peut pas exprimer une action contemporaine du moment de l'action, mais seulement une action antérieure, — exactement comme lorsqu'on raconte un événement auquel on assiste :

« Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre. » Lorsque les deux actions sont simultanées, les deux verbes doivent être au présent :

« L'onde s'enfle dessous, et, d'un commun effort,

Les Maures et la mer montent jusques au port. »

Dans une variante de Corneille, où le présent historique est remplacé par le passé, l'un des deux verbes est à l'imparfait :

« L'onde s'enflait dessous, et, d'un commun effort, Les Maures et la mer entrèrent dans le port. »

Ces règles ne sont pas absolues, et, tout en employant le présent historique, on peut quelquefois faire accorder le verbe voisin avec l'idée de passé qui domine le récit. C'est une question de goût.


Nos vieux auteurs étaient en général peu scrupuleux pour le mélange des passés avec le présent historique. Les règles actuelles ont été surtout appliquées depuis le XVIIe siècle. Cependant, même dans les auteurs du grand siècle, et dans le plus correct de tous, Racine, on voit parfois le présent historique et le passé se succéder sans transition : « Elle accourut au parloir et demande, etc. » (Racine, IV, 285, Imag.) — « Ulysse s'éveilla. Il songe d'abord, etc. » (Le même, VI, 113, Rem. sur l'Odyss.) On trouvera d'autres exemples de cette négligence dans le Lexique de Racine, de M. Marty-Laveaux, page XCVII.

II. — ACCORD DE SUBORDINATION

Entre une proposition principale et une subordonnée non complétive, l'accord des temps n'a pas d'autres règles qu'entre deux coordonnées. Mais, quant aux subordonnées complétives 1, la dépendance où elles se trouvent relativement à la proposition principale établit entre les verbes un rapport plus étroit, d'où résultent des règles d'accord particulières. Nous verrons que ces règles s'appliquent indistinctement aux temps de tous les modes. Il n'y a pas de règles d'accord spéciales pour le subjonctif. Celles qu'on a imaginées pour ce mode, étant toutes mécaniques, ont le grand inconvénient de rendre impossible l'explication logique des exceptions, et même de rejeter au nombre des exceptions beaucoup d'emplois parfaitement légitimes et tout à fait conformes au génie de la langue.

Il n'y a pas de difficultés pour l'accord quand le verbe principal est au présent. Mais, s'il est à un temps du passé

1. Les propositions circonstancielles jointes à une proposition complétive ou infinitive doivent être assimilées aux complétives.


ou du futur, on peut concevoir plusieurs systèmes pour régler le temps du verbe subordonné.

Verbe principal à un temps du passé.

Supposons d'abord que le verbe principal soit à un temps du passé 1. Le temps de l'action exprimée par le verbe subordonné peut être considéré soit d'une façon absolue (c'est-à-dire sans tenir compte du verbe principal), soit relativement au temps du verbe principal, relativement au passé. Par exemple, quand on dit : « Il m'a appris que son frère était arrivé le mois dernier », on exprime le temps de l'action d'arriver relativement au moment passé de l'action d'apprendre. Si l'on dit : « Il m'a appris que son frère est arrivé », on exprime le temps d'arriver absolument, sans tenir compte du verbe principal.

Le verbe principal étant à un temps du passé, supposons que le temps de l'action du verbe subordonné ait changé entre le moment du verbe principal et le moment où l'on parle, qu'elle soit devenue, par exemple, de future relativement au passé, passée relativement au présent. Dans ce cas, il n'y a pas de doute possible, il faut exprimer ce temps relativement au moment du verbe principal. Par exemple : « Il m'avait assuré qu'il viendrait le lendemain, et il est venu. » L'action de venir était future au moment passé de l'action d'assurer, absolument elle est passée : on met le verbe au futur dans le passé, et non point au passé.

1. Les temps du passé sont : l'imparfait, les trois passés (défini, indéfini, antérieur), le plus-que-parfait, le futur dans le passé quand l'action qui était future dans le passé est passée au moment où l'on parle, etc. Il faut y joindre les temps correspondants des autres modes.


Il y a quelques rares exceptions à cette règle. Mme de Sévigné a écrit : « Il a fallu qu'il soit revenu au quinquina 1 ». Il faudrait ici le temps du subjonctif qui correspond au futur dans le passé de l'indicatif, c'est-à-dire l'imparfait : « qu'il revînt. » Le temps employé par Mme de Sévigné exprime le passé proprement dit, c'est-à-dire le temps absolu de l'action. Mais peut-être y a-t-il simplement dans cette phrase une confusion entre deux temps du subjonctif voisins l'un de l'autre. L'exemple suivant de Malherbe est tout semblable : « Quand elle (l'espérance) m'a failli, on n'a point été en peine de me dire deux fois que je me sois retiré » (Malherbe, éd. Lalanne, IV. 32, Lexique, p. XXXVI).

Quelquefois il arrive que c'est le même temps du verbe qui doit exprimer le temps del'action relativement au passé et le temps de la même action relativement au présent. Supposons une action conditionnelle, présente relativement au moment passé du verbe principal, et passée relativement au présent. Il faudrait mettre le verbe subordonné à l'imparfait du conditionnel. Mais, comme le conditionnel n'a pas d'imparfait, on est obligé de recourir au passé du conditionnel, que l'on emploierait également si on voulait exprimer le temps absolu de l'action : « Je savais qu'il aurait été là (au moment où je savais) s'il avait pu. » Mme de Sévigné (Lettre à sa fille, du 16 septembre 1671) : « Comme je crus que celte bagatelle vous aurait divertie, je vous souhaitai dans votre petit cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre beau château quand vous auriez achevé cette lecture. »

Le verbe principal étant toujours à un temps du passé

1. Voir d'autres exemples de Mme de Sévigné dans le lexique de l'édition Monmerqué, p. XXVIII.


lorsque le temps de l'action du verbe subordonné n'a pas changé entre le moment du verbe principal et le moment où l'on parle, on a le choix, en général, entre deux temps du verbe. Si l'on se reporte au tableau que nous avons donné à la fin du chapitre de la Division des temps, on pourra employer soit un temps de la deuxième colonne, soit le temps correspondant de la troisième. Je réimprime ici ces deux colonnes, en les simplifiant par la suppression des temps surcomposés et de ceux où figure l'auxiliaire devoir :

Temps exprimés absolument.

Mêmes temps exprimés relativement au passé.

Présent. Je parle.

Je parlais (Imparfait).

Passé. Je parlai, j'ai parlé.

J'avais parlé (Plus-que-parfait) 1.

Futur. Je parlerai.

Je parlerais (Futur dans le passé).

Futur antérieur. J'aurai parlé.

J'aurais parlé (Futur antérieur dans

le passé).

Ainsi on peut écrire : « Je t'ai déjà dit que je suis gentilhomme», ou, comme La Fontaine : « Je t'ai déjà dit que

1. Nous avons supprimé les formes du passé antérieur à côté du plus-que-parfait. Le passé antérieur n'est pas employé dans les propositions complétives pour exprimer le passé relativement au moment du verbe principal. D'ailleurs, d'après la définition que nous en avons donnée, il ne pourrait exprimer que la coïncidence de la fin de l'action avec le moment du verbe principal. « Il déclara qu'il eut dîné » ne pourrait signifier qu'une chose, c'est qu'il mit fin à son dîner au moment même où il déclara avoir dîné. Dans l'ancienne langue, au contraire, le passé antérieur, n'ayant rien perdu de sa valeur, pouvait s'employer dans les propositions complétives à la place du plus-que-parfait. Voyez l'exemple de Joinville que nous avons cité plus haut.


j'étais gentilhomme ». L'action ou plutôt l'état marqué par être est un état permanent, qui était présent au moment où « j'ai dit », et qui est encore présent au moment où je parle. Je peux donc employer le présent proprement dit, ou le présent relatif au moment passé où « j'ai dit » c'est-à-dire l'imparfait. Quand on se sert du présent, on marque davantage la permanence de l'état ou de l'action, puisqu'on indique formellement que cette action est encore présente au moment où l'on parle. Cette indication ne se trouve pas dans l'imparfait, mais ce temps n'implique cependant aucune indication contraire. On peut donc l'employer, quoi qu'on en ait dit, même lorsqu'il s'agit d'un fait certain, d'une vérité de tous les temps. La règle qu'on a formulée à ce sujet condamnerait nombre de passages tirés de nos meilleurs classiques (voy. Giraut-Duvivier, Grammaire des grammaires), et notamment cette phrase de Bossuet : « L'empereur Antonin avait appris à son fils Marc-Aurèle qu'il valait mieux sauver un seul citoyen que de défaire mille ennemis. »

On dira aussi :

« Je lui ai annoncé que

vous avez terminé ou aviez termine

| votre ouvrage.»

« Il m'a écrit

qu'il arrivera ou

arriverait

> demain. »

« Il me demontrait que

vous aurez fini ou

auriez fini

| demain.»

L'une des formules est l'expression absolue du temps de l'action, l'autre est l'expression du même temps relativement au moment passé du verbe principal. L'idée est la même ; seul, le point de vue change.


Mais, je le répète, pour qu'on ait le choix du point de vue, il faut que l'idée soit la même, que le temps de l'action n'ait pas changé. On ne dirait pas : « Il m'avait écrit qu'il n'arrivera que demain, et il est arrivé aujourd'hui. » L'action d'arriver était future au moment où l'on a écrit, mais elle ne l'est plus au moment où l'on parle. On ne peut donc employer, pour l'exprimer, que le futur dans le passé : « arriverait. »

Il faut, d'autre part, appliquer au futur et au futur antérieur ce que nous avons dit du présent ; le temps absolu a sur le temps relatif l'avantage d'exprimer formellement la permanence du temps de l'action. Quand on nous dit : « Il m'a écrit qu'il arrivera demain », nous savons, sans en entendre davantage, que l'action est encore future, et qu'on n'ajoutera pas : « Mais il est déjà arrivé. »

Lorsque le verbe de la proposition principale exprime une idée personnelle, comme les verbes penser, croire, supposer, et autres semblables, il faut nécessairement employer, dans la proposition complétive, le temps relatif et non le temps absolu. On ne dirait pas : « Il croyait que la rivière déborde », quand même elle déborderait encore au moment où l'on parle.

Tout ce qui vient d'être dit pour les temps de l'indicatif doit être appliqué, du moins en théorie, aux temps correspondants de trois autres modes, de l'infinitif, du conditionnel et du subjonctif. Quant à l'impératif et au participe, le premier n'entre jamais dans une proposition subordonnée, et le second ne constitue pas une proposition proprement dite.

Pour le mode infinitif, le choix entre deux temps n'existe qu'en théorie, car c'est le même temps de l'infinitif (le présent) qui exprime le présent et l'imparfait.


C'est aussi le même temps (infinitif passé) qui exprime le parfait et le plus-que parfait. Et ainsi des autres.

Le conditionnel n'a pas d'imparfait par lequel on puisse remplacer le présent dans les propositions complétives. Au passé du conditionnel, j'aurais terminé, on ne peut non plus substituer le plus-que-parfait, j'aurais eu terminé, dont la double valeur (futur antérieur négatif, et plus-que-parfait) serait une source de confusions. Enfin le futur dans le passé du conditionnel se confond avec le futur, comme nous l'avons montré.

Reste le mode subjonctif. L'imparfait (correspondant à un imparfait ou à un futur dans le passé de l'indicatif) peut être mis à la place du présent (correspondant à un présent ou à un futur de l'indicatif), et le plus-que-parfait (correspondant à un plus-que-parfait ou à un futur antérieur dans le passé) peut être employé au lieu du parfait (correspondant à un passé ou à un futur antérieur de l'indicatif).

On peut donc dire : « Il a ordonné qu'on lui réponde, ou qu'on lui répondît demain. » Aujourd'hui, sous l'influence de la règle mécanique appliquée à la concordance des temps du subjonctif, l'imparfait serait regardé comme seul correct, et on condamnerait ce passage de Corneille (Héraclius II, 5) :

Exupère. Madame, Héraclius vient d'être découvert.

Léontine... Depuis quand?

Exupère. Tout à l'heure.

Léontine. Et déjà l'empereur a commandé qu'il meure ?

L'action marquée par le verbe mourir est future relativement au moment où l'empereur a commandé, et future encore au moment où Léontine parle. On peut donc mettre ce verbe au futur dans le passé ou au futur absolu, c'est-


à-dire, puisqu'il faut le subjonctif, aux temps de ce mode qui correspondent au futur et au futur dans le passé de l'indicatif : le présent et l'imparfait. Si l'on substitue au verbe commander, dans la proposition principale, un verbe gouvernant l'indicatif, comme décider, on pourra dire : « L'empereur a décidé qu'il mourra » ou « L'empereur a décidé qu'il mourrait. » Avec commander, il faut : « qu'il meure » ou « qu'il mourût. »

Le vers de Corneille est donc parfaitement correct. On peut en rapprocher deux exemples de Racine :

Dans Bérénice (IV, 6).

Titus. La reine veut mourir, allons, il faut la suivre. Courons à son secours.

Pauline. Hé quoi ! n'avez-vous pas Ordonné dès tantôt qu'on observe ses pas ?

Dans Britannicus (I, 2).

Burrnus. Madame,

Au nom de l'empereur, j'allais vous informer D'un ordre qui d'abord a pu vous alarmer,

Mais qui n'est que l'effet d'une sage conduite,

Dont César a voulu que vous soyez instruite.

A la fin de la scène, Racine n'aurait pu faire dire à Burrhus : « César a voulu que vous soyez instruite de ce que je viens de vous apprendre », parce qu'alors l'action n'aurait plus été future, mais seulement future dans le passé, et le présent du subjonctif ne peut exprimer le futur dans le passé.

Verbe principal à un temps du futur

Supposons maintenant que le verbe principal soit à un temps du futur 1. On peut exprimer le temps du verbe

1. Les temps du futur sont : le futur proprement dit, le futur antérieur quand il exprime réellement un futur, et les temps correspondants des autres modes.


subordonné soit d'une façon absolue, soit relativement au moment futur du verbe principal. Il y a en outre un troisième système, qui n'est pas employé quand le verbe principal est au passé, et qui consiste à se placer par la pensée au moment du verbe principal considéré comme un présent. Exemple : « Grâce à ce moyen, vous saurez chaque soir ce que vous

dépenserez j

aurez dépensé t dans la journée. » avez dépensé \

Dans cette phrase, le futur exprimerait le temps absolu de l'action, le futur antérieur exprimerait le temps relatif au moment futur du verbe principal; quant au passé, il faut, pour l'employer, se placer au moment du verbe principal considéré comme un présent.

Quand le temps de l'action du verbe subordonné doit changer entre le moment où l'on parle et le moment du verbe principal, il semble naturel d'exprimer ce temps relativement au moment du verbe principal. Mais le système qui prévaut aujourd'hui est celui qui assimile le moment du verbe principal à un présent, et on range parmi les exceptions (Voyez le Lexique de Génin) les exemples suivants de Molière :

« Au moins ne dites mot du choix de cet époux :

Je veux à votre fille en parler avant vous.

J'ai des raisons à faire approuver ma conduite,

Et je connaîtrai bien si vous l'aurez instruite. »

(Femmes savantes , II, 8.)

« Je reviendrai voir, sur le soir, en quel état elle sera. » (Médecin malgré lui, II, 6.)

Lorsque le temps de l'action du verbe subordonné ne doit pas changer entre le moment où l'on parle et le moment du verbe principal, le temps absolu se confond


avec le temps relatif qui résulte de l'assimilation du moment du verbe principal à un présent. C'est ce temps que l'on exprime : « Quand nous aurons reçu sa lettre, nous saurons s'il a fait beau à Paris la semaine dernière. » Si on voulait exprimer le vrai temps relatif de l'action (sans assimiler le moment du verbe principal à un présent), il faudrait employer le futur antérieur : « s'il aura fait beau. » C'est ainsi que Malherbe a pu écrire (édit. La-lanne, II, 403. Lexique, page XXXVIII) : « Prenez la liste des philosophes... Quand vous verrez combien d'honnêtes hommes auront travaillé pour vous, vous voudrez être de la partie. »

Verbe principal au conditionnel.

Il faut examiner à part le cas où le verbe principal est au conditionnel. Les règles et observations précédentes s'appliquent bien aux différents temps du conditionnel, suivant qu'ils sont temps du passé ou temps du futur ; mais le verbe subordonné, dans certain cas, peut être ou ne pas être mis au conditionnel, et il en résulte quelque trouble.

Le plus souvent, quand le verbe de la proposition principale est au conditionnel, l'action marquée par le verbe de la proposition complétive est conçue avec la même idée modale ; mais comme cette idée est exprimée déjà par la flexion du verbe principal, l'usage s'est introduit de mettre le verbe subordonné à l'indicatif.

Cette règle n'était pas encore établie au XVIIe siècle, comme le prouvent les exemples suivants :

« Sus, badin, levez-vous. Si vous tombiez dedans,

De douleur vos parents

Diroient en me blasmant, que j'en serois la cause. »

(Régnier, Sat. XIV.)


« Vous ne vous étonneriez pas que la diversité de tant de lieux ne vous auroit de rien servi. »

(Malherbe, éd. Lalanne, II, 372, Lexique, p. XXXVII.)

« S'il s'en trouvait qui crussent 1 que j'aurais blessé la charité que je vous dois. »

(Pascal, Provinciales, XI.)

« Quand ma pièce ne m'auroit produit que cet avantage, je pourrois dire que son succès auroit passé mes espérances. «

(Racine, Thèbaïde, épître.)

« Sans cela vous croiriez que l'enthousiasme d'une bonne réception m'auroit enivrée. »

(Mme de Sévigné à sa fille, 16 octobre 1675.)

« Pour moi, j'aurois toutes les hontes du monde, s'il falloit qu'on vînt à me demander si j'aurois vu quelque chose de nouveau que je n'aurois point vu. »

(Molière, Précieuses ridicules, x.)

« Je croirois que la conquête d'un tel coeur ne seroit pas une victoire à dédaigner. »

(Molière, Princesse d'Elide, IV, 3.)

« J'aurois assez d'adresse pour faire accroire à votre père que ce seroit une personne riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant, qu'elle seroit éperdument amoureuse de lui, et souhaiteroit de se voir sa femme. »

(Molière, l'Avare, IV, 1.)

« Il me ressemble comme deux gouttes d'eau, et si je n'étois sûre que ma mère étoit honnête femme, je dirois que ce seroit quelque petit frère qu'elle m'auroit donné depuis le trépas de mon père. » (Molière, Malade imaginaire, III, 8.)

« S'il falloit qu'il en vint quelque chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu aurois menti. »

(Molière, Don Juan, I, 1.)

« Si nous entendions dans une chambre, derrière un rideau, un instrument doux et harmonieux... dirions-nous que les cordes d'un violon seroient venues se ranger et s'étendre sur un bois dont les pièces se seroient collées ensemble... Soutiendrions-nous que l'archet seroit touché par le vent ? »

(Fénelon, Existence de Dieu.)

1. « Crussent » est un conditionnel au subjonctif.


Dans toutes ces propositions complétives, nous remplacerions aujourd'hui les conditionnels présents par des présents de l'indicatif, et les conditionnels passés par des passés de l'indicatif.

On lit dans une lettre célèbre de Voiture : « Qui m'eût dit, il y a quelques années, que j'eusse dû vivre plus longtemps que « car » j'eusse cru qu'il m'eût promis une vie plus longue que celle des patriarches. » Les actions marquées par les verbes devoir et promettre sont présentes relativement aux moments passés des verbes principaux, dire et croire. C'est donc l'imparfait qui doit les exprimer. Et en effet nous dirions aujourd'hui avec l'indicatif : « Si on m'eût dit que je devais vivre plus longtemps que « car », etc. » Voiture, mettant les verbes subordonnés au conditionnel comme les verbes principaux, ne pouvait employer que le conditionnel passé, puisque ce mode n'a pas d'imparfait 1. Mais à l'époque de Voiture on pouvait aussi, comme aujourd'hui, mettre le verbe subordonné à l'indicatif ; dans une autre lettre du même (sur Richelieu), on lit : « N'eussent-ils pas conclu que la chose n'étoit pas faisable? », et non « que la chose n'eût pas été faisable ».

Il faut rapprocher du premier exemple de Voiture les textes suivants :

Descartes, Lettre à Balzac : « Encore que... je susse bien que, etc..., si est-ce que je n'eusse pu vous y envoyer parfois quelque mauvais compliment, si j'eusse cru que vous y eussiez dû demeurer si longtemps. »

1. Dans l'ancienne langue, l'imparfait du subjonctif servait, concurremment avec le plus-que-parfait, à exprimer le conditionnel passé ; mais il n'avait pas la valeur d'un imparfait du conditionnel : il en tenait lieu seulement au même titre que le plus-que-parfait.


Pascal, Provinciales, IX : « J'aurais dit que c'eût été quelque impie qui aurait fait cette peinture. »

Bossuet, Histoire universelle, 3e partie : « Si Babylone eût pu croire qu'elle eût été périssable comme toutes les choses humaines... »

Il reste une dernière hypothèse à examiner, c'est le cas où le verbe principal, qui est au conditionnel, gouverne le subjonctif. Quel temps du subjonctif choisirat-on pour le verbe subordonné? Il faut voir, semble-t-il, quel temps de l'indicatif on aurait mis si le verbe principal eût gouverné l'indicatif, et employer le temps du subjonctif correspondant. Il n'en est point ainsi cependant, et on emploie le temps qui correspond au temps du conditionnel qu'on aurait pu mettre au XVIIe siècle avec un verbe ne gouvernant pas le subjonctif.

Ainsi, nous disons : « Je croirais que cette conquête n'est pas une victoire à dédaigner. » Il semble donc que, dans une phrase subjonctive, il faudrait dire : « Je ne croirais pas que cette conquête soit une victoire à dédaigner. » Cependant on verrait une faute dans ce présent du subjonctif, et la règle est de dire : « Je ne croirais pas que cette conquête fût... », ce qui correspond exactement à l'ancien usage dans les phrases non subjonctives : « Je croirais que cette conquête ne serait pas... »

Il y a donc contradiction entre la règle actuelle d'accord' dans les phrases indicatives et la règle actuelle d'accord dans les phrases subjonctives, et c'est un ancien usage, en partie aboli, qui nous fait mettre les verbes dépendant d'un conditionnel à l'imparfait ou au plus-que-parfait du subjonctif (qui correspondent aux conditionnels présent et passé) et non an présent ou au parfait (qui correspondraient au présent et au passé de l'indicatif).

Toutefois, quand l'action du verbe subordonné ne peut


être considérée comme conditionnelle, on peut employer un temps du subjonctif qui corresponde à l'indicatif et non au conditionnel. Par exemple : « Qui pourrait douter qu'il soit homme de bien? » (La Bruyère, cité par Guérard). La chanson de Roland offre un présent du subjonctif tout semblable (vers 457) :

Jo ne lairreie, por tot l'or que Deus fîst,

Que ne li die, etc.

En résumé, malgré leur incohérence apparente et leurs contradictions, nos règles d'accord des temps n'ont d'arbitraire que les applications illogiques qu'on en fait, faute de connaître leur origine et leur véritable sens.

FIN



TABLE DES MATIÈRES

PREMIERE PARTIE Les sons et les lettres.

CHAPITRE Ier. — L'appareil vocal..................

1

CHAPITRE II. — Les sons de la langue française...........

5

I. — Distinction des voyelles et des consonnes, des voyelles et des semi-voyelles.

5

II. — Voyelles et semi-voyelles françaises................

8

Voyelles palatales.

8

Voyelles labiales

8

Voyelles nasales

9

Semi-voyelles ou semi-consonnes.

9

Fausses diphtongues.

10

III. — Distinction des voyelles en longues et brèves, ouvertes et fermées.

11

IV. — Consonnes françaises.

12

Explosives et continues.

12

Sourdes et sonores, ou fortes et douces.......................

13

Palatales, dentales, labiales.

14

Palatales explosives.

14

Palatales continues.

14

Dentales explosives.

15

Dentales continues.

16

Labiales explosives.

16

Labiales continues.

16


V. — Tableau général des sons français et conclusion du chapitre...............................

17

CHAPITRE III. — Les lettres de l'ecriture française.

I. — L'alphabet latin.

20

II. — L'alphabet français.

22

Signes diacritiques.

24

III. — Orthographes diverses pour un même son...........

25

Voyelles.............................................

25

Consonnes mouillées.

26

Consonnes non mouillées.

27

CHAPITRE IV. — Origine des sons et de l'orthographe du français.

1. — Accent tonique et accents secondaires, Proclitiques. Voyelles libres et voyelles entravées..................

28

II. — Prononciation latine.

31

III. — Origine des sons et de l'orthographe dans les mots savants et dans les mots populaires de formation française.

35

IV. — Origine des sons et de l'orthographe dans les mots populaires de formation latine.

VOYELLES...............................................

40

Voyelles des préfixes, des proclitiques, et de la première syllabe non tonique des mots.

40

Voyelles placées entre la syllabe initiale, et la tonique, ou après la tonique.

45

Avant ou après la tonique.

45

Avant la tonique.

46

Voyelles toniques.

48

Voyelles nasales

61

CONSONNES

63

H

63

Les liquides l et r.

63

Les nasales n et m.

65

Les sifflantes s, c doux, z et x

67

Les chuintantes ch, j ou g doux.

71

Les gutturales c et g durs, et qu.......

73

Les dentales t et d.

77


Les labiales p, b, f, v.

80

Mutations rares.

83

Consonnes disparues.

83

DEUXIÈME PARTIE Les mots.

CHAPITRE Ier. — Les mots empruntés...........

89

I. — Origines diverses des mots empruntés..............

90

II. — Doublets

92

CHAPITRE II. — Les mots créés.

I. —Substantifs verbaux.

94

II. — Dérivés par préfixes et suffixes......................

95

Préfixe combiné avec un suffixe.

95

Préfixes .................................................

97

Suffixes

Suffixes de verbes.

99

* Suffixe adverbial.

100

Suffixes de noms et d'adjectifs.

100

Noms et adjectifs formés sur le verbe.

Action et résultat de l'action.

101

Moyen, lieu et agent de l'action...........

105

Adjectifs en able.

106

Noms et adjectifs formés sur l'adjectif....................

107

Noms et adjectifs formés sur le substantif.

Diminutifs et déterminatifs.

109

Noms de choses abstraits ou concrets...............................

111

Adjectifs et noms de personnes.

114

Observations générales sur les suffixes...................

118

III. — Composés.

120

Composés par simple juxtaposition................

121

Composés avec ellipse d'une préposition................

Composés avec ellipse du mot substantif..................

125

Composés savants.

126


CHAPITRE III. — Développement du sens des mots.......

127

I. — Variations d'emplois.

127

II. — Variations de sens.

131

CONCLUSION DE LA 1re ET DE LA 2e PARTIE

139

TROISIÈME PARTIE

Les formes grammaticales.

CHAPITRE Ier. — L'article.

I. — L'article défini.

143

II. — L'article indéfini.

145

III. — Le de partitif.

145

CHAPITRE II. — Le substantif.

I. — Du féminin.

146

II. — Du pluriel.

147

III. — Des substantifs terminés par s, x, z...........

148

CHAPITRE III. — L'adjectif.

I. — Genre et nombre.

149

II. — Modification du radical devant la flexion du féminin.

151

CHAPITRE IV. — Les noms de nombre.

I. — Cardinaux.

154

II. — Ordinaux.

154

CHAPITRE V. — Adjectif et pronoms démonstratifs.

I. — Adjectif.

155

II. — Pronoms.

Pronom neutre

156

Pronom masculin féminin.

156

CHAPITRE VI. — Adjectif et pronoms possessifs..............

157

Les trois personnes du singulier...............

158

Première et seconde personne du pluriel..................

159

Troisième personne du pluriel.

159

CHAPITRE VII. — Pronoms personnels...........

160

Première personne.

161

Deuxième personne.

162

Formes réfléchies de la 3e personne......................

162

Formes non réfléchies de la 3e personne...................

162


CHAPITRE VIII. — Pronoms relatifs et interrogatifs...........

164

CHAPITRE IX. — Les mots invariables...............

165

CHAPITRE X. — Le verbe.

166

GÉNÉRALITÉS .

Flexions du participe présent et du gérondif...................

169

Flexions ons, ions, ez, iez, ent...............

169

Flexions de l'imparfait et du conditionnel......................

171

CONJUGAISON EN ER.

172

Irrégularités de la conjugaison en er...............

175

CONJUGAISON INCHOATIVE.

176

Irrégularités. — Verbe haïr

179

CONJUGAISON MORTE OU VERBES EN oir, re, ET NON INCHOATIFS EN ir

179

Verbes à double radical.

180

Détermination du radical.

182

Modifications du radical devant les consonnes................

184

Flexions.

Infinitif

186

Participe présent.

187

Participe passé.

188

Indicatif présent.

190

Imparfait

193

Prétérit

Prétérit en us

193

Prétérit en is

195

impératif

19

Futur et conditionnel.

197

Subjonctif présent .

198

Imparfait du subjonctif.

199

Tableau des flexions de la conjugaison morte...............

199


QUATRIÈME PARTIE La syntaxe.

Syntaxe de l'article.

Article défini ou indéfini au singulier...................

201

Article partitif au singulier.

203

Article pluriel.

205

Syntaxe du nom.

Noms à double genre.

206

Le pluriel de oeil, ciel, aïeul.

208

Syntaxe des adjectifs et pronoms indéfinis..............

208

Syntaxe du verbe.

CHAPITRE Ier. — Verbes transitifs et intransitifs, et formes réfléchies

211

Verbes intransitifs.

212

Verbes transitifs.

215

Formes réfléchies.

215

CHAPITRE II. — Emploi des temps.

I — Division et valeur des temps.

Temps principaux .

217

Temps secondaires.

217

— — relatifs au passé.

218

— — relatifs au futur.

224

Subdivisions des temps secondaires..............

227

Conclusion du classement des temps................

230

Valeurs particulières de l'imparfait, et distinction des deux passés

232

II. — Des fonctions modales du futur dans le passé de l'indicatif.

Emploi du conditionnel.

234

Conditionnel présent.

235

Conditionnel passé.

240

Conditionnel surcomposé.

241

Tableau des temps du conditionnel............

241


Origine du conditionnel.

242

Equivalent du conditionnel.

243

Le conditionnel mis au subjonctif...........

244

III. — Expression des temps dans les autres modes..............

247

IV. — Variation du participe en genre et en nombre...........

250

CONCLUSION DU CHAPITRE II.

253

CHAPITRE III. — Accord des temps.

I. — Accord de coordination.

255

Emploi des formes doubles.

255

Présent historique.

256

II. — Accord de subordination.

258

Verbe principal à un temps du passé...................

259

Verbe principal à un temps du futur.....................

265

Verbe principal au conditionnel.

267

PARIS. — IMPRIMERIE P. MOUILLOT, 13, QUAI VOLTAIRE.






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